# 87-11-64 1:87 ## SAINT PIE X ### Saint Pie X et la « mise à jour » de l'Église par Mgr Marcel LEFEBVRE Il est malaisé d'établir une comparaison exacte entre la « mise à jour » de l'Église accomplie par saint Pie X et celle qui fut préconisée par Jean XXIII, aujourd'hui reprise par S. S. Paul VI. Cependant dans l'encyclique « Ecclesiam suam » le Saint Père insiste surtout sur « l'éclosion d'énergies nouvelles qui s'ap­pliquent précisément à cette sainteté que l'Église nous a enseignée » plus que sur « la mise au point de théories neuves ». Ce doit être aussi l'effet du Concile « d'aider les bons à s'améliorer, les meil­leurs à se montrer généreux, les généreux à devenir des saints ». « L'Église trouvera une jeunesse renouvelée, bien moins par un changement dans l'appareil extérieur de ses lois que grâce à une attitude prise à l'intime des âmes, attitude d'obéissance au Christ... » 2:87 On ne peut s'empêcher en lisant ces magnifiques développements sur l'aggior­namento de l'Église du Vatican II de son­ger que Pie X, à lui seul, avait dans sa sainteté, sa pauvreté, sa charité, trouvé le secret de rendre à l'Église une nou­velle jeunesse. Il y aurait une longue et magnifique étude à entreprendre sur l'aggiornamento réalisé par Pie X et les fruits réels de sainteté qui en ont été la conséquence dans l'Église. Quelques exemples suffi­ront à en donner une faible idée : Saint Pie X a rénové la Prière de l'Église (7 août 1907) ; -- il a réorganisé la Curie Romaine (28 janvier 1904) (29 juin 1908) ; -- il a entrepris la codification du Droit Canon (19 mars 1904) ; -- il a rénové les études dans les sémi­naires et universités par son décret sur l'étude de saint Thomas (29 juin 1914), par l'institution du Séminaire du Latran (29 juin 1913) ; -- il a rendu au peuple chrétien la pratique de la communion fréquen­te et la communion des enfants (20 déc. 1905) (10 avril 1907) (8 août 1910) ; -- il a suscité l'organisation de l'action catholique (11 juin 1905) ; -- il a restauré l'enseignement de la doctrine chrétienne (Acerbo nimis, 15 avril 1905) ; -- il a ravivé la dévotion envers la Vierge Marie (2 février 1904) ; -- il a poursuivi sans relâche le mo­dernisme (8 sept. 1907, 18 nov. 1907, 25 août 1910) qui défigurait l'Église. 3:87 Ce qui caractérise l'action du Saint Pape, c'est la vigueur avec laquelle il applique ce renouvellement jusque dans les détails des réalisations pratiques. Dès qu'il a la conviction qu'une réforme est nécessaire, il nomme des Commissions d'études ou des Visiteurs Apostoliques. Les conclusions obtenues, les décrets pa­raissent et il s'assure de leur application. Jamais on ne connaîtra tous les effets sa­lutaires de ces réformes. Mais en quel­ques années un travail considérable était accompli ou entrepris. La dévotion en­vers l'Eucharistie, l'amour de la prédica­tion et de l'enseignement du catéchisme, l'étude de saint Thomas dans les sémi­naires, devaient produire de nombreuses vocations de prêtres zélés et instruits. La « mise à jour » de l'Église ne peut se faire que dans le même sens, la même orientation, le même zèle que ceux de saint Pie X. Non point que les mêmes réformes soient à accomplir, mais c'est le même esprit qui doit nous animer, c'est ce que demandent les Papes Jean XXIII et Paul VI : « Reconversion-retour­nement de cœur » vers les sources vives de l'union à Notre-Seigneur par la prière, les sacrements et la soumission à la volonté de Dieu. « L'existence chrétienne dit le Pape Paul VI, réclamera toujours fidélité, application, mortification et sacrifice. » Or, il semble que beaucoup de nos con­temporains s'acharnent à concevoir cette « mise à jour » comme une vaste entre­prise, de destruction des traditions les plus saintes et les plus essentielles à l'Église. Qu'il s'agisse de la formation sacerdotale, de la vie religieuse, de la pratique des sources de vie surnaturelle et du culte public dû à la sainte Eucha­ristie, de la dévotion à la Vierge Marie, de la Liturgie, tout ce qui se faisait jus­qu'à présent est à condamner ou à réformer profondément. 4:87 Ce n'est pas l'exemple que nous a transmis saint Pie X, exemple auquel font écho les Papes de Vatican II. Puis­sions-nous en ce cinquantième anniver­saire de la mort du saint Pape de notre siècle nous remettre à son école, acquérir sa foi ardente, son courage indomptable, ranimer les cœurs de nos fidèles par une prédication vraiment évangélique, par une dévotion profonde aux sacrements de pénitence et d'eucharistie, par la pra­tique des exercices spirituels de saint Ignace, par la prédication surnaturelle de missionnaires diocésains zélés, par la restauration de la discipline et des études selon saint Thomas dans les séminaires, par la sollicitude paternelle envers nos prêtres et le soutien de leur charge pas­torale dans les paroisses et dans les œuvres. Daigne le Saint Pape que nous aimons prier à l'aller et au retour de nos séances conciliaires nous aider à croire dans la perpétuelle jeunesse de l'Église, parce qu'en elle se trouve Celui qui a dit « aqua, quam ego dabo ei, fiet in eo fons aquæ salientis in vitam æternam » (Jo. IV ; 14). Marcel LEFEBVRE. *Arch. tit. de Synnada en Phrygie,\ Sup. Général de la Congr. du St-Esprit.* 5:87 ### Le juste vit de la foi par André CHARLIER DANS UNE LETTRE PASTORALE adressée à son clergé, Monseigneur Sarto dessinait en ces termes la phy­sionomie du prêtre tel qu'il le concevait : « Le prêtre doit être saint ; il doit donc être grave, de telle sorte que ses paroles, son comportement et sa manière d'agir lui attirent l'amour, lui concilient l'autorité, lui gagnent le respect. Qu'il se souvienne que l'extérieur em­preint de dignité et parfaitement réglé est une sorte d'élo­quence efficace pour gagner les âmes, le plus persuasif des discours. Rien n'inspire plus grande confiance de la part d'un ecclésiastique que de le voir ne jamais démentir la dignité de son état, porter donc en lui cette gravité qui attire et captive l'hommage de tous les cœurs. » Saint Pie X fut lui-même ce prêtre dont il parle ; les témoins cités au procès de canonisation nous l'assurent. Et quand nous étudions une série de portraits de ce grand pape aux différents âges de sa vie, nous sommes frappés par l'harmonie qui s'en dégage et qui se fait de plus en plus rayonnante. Il faut que cette âme ait été constamment fidèle aux inspirations de l'Esprit Saint pour qu'en émane un charme aussi surnaturel. La nature qu'elle informe est spontanée, vive et joviale, -- les témoins nous disent même que dans sa jeunesse Pie X était capable de violence, mais qu'il dominait toujours son premier mouvement. Le visage est fin, avec une grande distinction, énergique et réfléchi. 6:87 Le dessin de la bouche indique la fermeté : ce caractère surmontera toutes les contradictions, et prendra sans hâte, après avoir pesé toutes les conséquences, les décisions les plus graves. Dans les images que nous possédons du jeune vicaire de Tombolo, la physionomie a quelque chose de conquérant, qui s'estompera à mesure que l'ardeur sera plus intérieure ; mais déjà les yeux sont d'un contempla­tif, ils sont fixés sur « ce que l'œil n'a pas vu, ce que l'oreille n'a pas entendu ». Et la rosée de la contemplation fait croître ces deux fleurs de haute montagne : l'humilité et la charité. L'humilité de Pie X nous est manifestée par le tremblement qui le saisit, par les larmes qui jaillissent de ses yeux chaque fois qu'il doit franchir un des degrés de la hiérarchie, jusqu'à ce Pontificat suprême qui fut son Calvaire. Sa charité nous est attestée par mille témoignages qui nous montrent un cœur inépuisable, débordant d'amour pour ses frères à l'exemple du Christ. Et puis dans les portraits des dernières années, le visage, qui s'empâte un peu avec la vieillesse, est envahi par une mélancolie, une tristesse qui disent moins sa lassitude, -- car il lutta jusqu'au bout que sa souffrance devant l'ingratitude des hommes et leur esprit de révolte. Ne fallait-il pas qu'il eût aussi son Jardin des Oliviers ? On ne se réfère pas volontiers de nos jours à l'ensei­gnement de Pie X et pourtant il est le seul pape jusqu'à présent canonisé depuis le XVI^e^ siècle. Il n'est pas difficile d'en trouver la raison : Pie X a condamné. Or on pense communément aujourd'hui, dans l'Église même, qu'il ne faut rien condamner, que le temps des condamnations est passé, parce que la vérité est partout, même dans les doc­trines les plus opposées au Christianisme, parce que la majorité des hommes est de bonne volonté. C'est là l'expres­sion d'un libéralisme très à la mode, et le courant qui porte les esprits vers le libéralisme est d'autant plus fort que l'idée d'une vérité transcendante inspire une frayeur uni­verselle, même à ceux qui ont la foi : puisque tout est en évolution, il n'y a rien d'absolu. 7:87 Est-on tellement sûr que Dieu aime ces rigueurs dogmatiques et intellectuelles ? Il faut donc nous accommoder et accommoder la vérité à l'esprit de nos frères. Or Pie X a condamné le libéralisme. Il a fait plus, il a condamné le modernisme : or tout ce qui est moderne jouit par principe d'un préjugé favorable. Je me demande si un seul évêque de France oserait écrire à son clergé ce que le Cardinal Sarto écrivit au clergé de Venise, au moment de prendre possession de son siège : « Que les prêtres prennent garde de n'accep­ter aucune des idées de ce *libéralisme qui, sous* l'apparence du bien, prétend concilier la justice et l'iniquité. Les catholiques libéraux sont des loups couverts de la toison des agneaux ; c'est pourquoi le prêtre vraiment prêtre doit dévoiler au peuple confié à ses soins leurs dangereux pièges et leurs mauvais desseins. Vous serez appelés papistes, cléricaux, rétrogrades, intran­sigeants. Vantez-vous-en ! Soyez forts, et obéis­sez à ce commandement que rappelle Isaïe. « Crie et ne t'arrête, point élève la voix comme une trompette, et annonce à mon peuple ses scélératesses et à la maison de Jacob ses pé­chés. » En me conformant, quant à moi, à la justice, à la piété, à la charité, à la patience, à la mansuétude, je combattrai le bon combat de la foi que j'ai professée devant de nombreux témoins, et, avec la grâce céleste, j'observerai ce commandement immaculé, irrépréhensible, jus­qu'à la fin de ma vie. » (5 septembre 1894.) Dans cette même lettre, le Cardinal exalte la vertu de l'obéissance due au Souverain Pontife. Comme ces paroles résonnent étrangement aujourd'hui ! Car on entend dire, même par ceux qui ont prononcé le vœu d'obéissance, que l'obéissance n'est due à l'autorité spirituelle qu'après qu'il y a eu « dialogue » avec cette autorité, donc discussion. Rien ne ressemble moins à la conception traditionnelle de l'obéissance, qui inspirent Cardinal les paroles suivantes : « Quand on parle du Vicaire de Jésus-Christ, ce n'est pas le lieu d'examiner mais d'obéir : il ne faut pas mesurer l'étendue de l'ordre donné, afin de restreindre l'obéissance qu'on lui accor­de ; il ne faut pas chicaner sur la plus claire parole du Pape pour en travestir le sens ; 8:87 il ne faut pas opposer des droits aux droits qu'a le Pape d'enseigner et de commander ; il ne faut pas peser les jugements, discuter les ordres, si l'on ne veut pas faire injure à Jésus-Christ lui-même... La société est malade ; toutes les parties nobles de son corps sont touchées, les sources de la vie sont atteintes. L'unique refuge, l'unique remède, c'est le Pape... » Et si on ouvre l'Encyclique adressée aux évêques d'Ita­lie le 28 juillet 1906, qui traite de la formation des sémina­ristes et de l'action populaire, on y trouve ces lignes qui semblent écrites aujourd'hui : « Tout langage susceptible d'inspirer au peu­ple l'aversion pour les classes supérieures se trouve et doit être considéré comme absolument contraire au véritable esprit de charité chrétien­ne. Il faut également réprouver, dans les publi­cations catholiques, toute manière de parler qui, s'inspirant d'un esprit de nouveauté malsaine, tourne en dérision la piété des fidèles et pro­clame, de nouvelles orientations de la vie chré­tienne, de nouvelles directives de l'Église, de nouvelles aspirations de l'âme moderne, une nouvelle civilisation chrétienne, et autres choses semblables... ». Ajoutons encore un dernier texte, celui de l'allocution consistoriale du 15 avril 1907. On y verra que le moder­nisme contemporain a des racines qui plongent loin dans le passé : « Rebelles ne sont que trop ceux qui profes­sent et répètent, sous des formes subtiles, des erreurs monstrueuses sur *l'évolution des doctr­ines,* sur *le retour à l'Évangile pur,* sur *l'émanci­pation de l'Église,* sur *l'adaptation aux temps,* en tout, dans la manière de parler, d'écrire, de prêcher une charité sans la foi... » \*\*\* 9:87 A LA LECTURE de ces textes, on demeure saisi. Car enfin ils ont été écrits il y a plus de cinquante ans et ils semblent l'être pour l'Église d'aujour­d'hui. Le laïc que je suis a peut-être le droit d'exprimer son étonnement, puisque le laïcat, de nos jours, est l'objet d'une « promotion » dont il se sent à la fois honoré et, pourquoi ne pas le dire ? embarrassé. J'avais été très frap­pé, il y a déjà dix-sept ans, par la très belle lettre pastorale de Son Éminence le Cardinal Suhard : *Essor ou Déclin de l'Église.* Je m'étais pénétré de ses enseignements, que je trouvais remarquablement actuels. Cette lettre nous invi­tait à réagir contre un traditionalisme excessif. L'Église, nous disait-elle, est une société parfaite et sainte, en tant qu'elle est le corps mystique du Christ ; mais nous ne devons pas oublier qu'elle est engagée dans le temps et que, comme telle, elle est soumise à une « croissance organi­que ». L'Église change et grandit, s'efforçant de répondre sans cesse aux besoins de l'humanité. Il y a donc une Église visible, « juridique » qui ne laisse pas toujours apparaître sa réalité surnaturelle : celle-ci nous demeure comme la présence réelle du Christ dans l'Eucha­ristie est voilée par les espèces eucharistiques. Tel est le mystère de l'Église, avec son double aspect de réalité sur­naturelle, et de société humaine et changeante. Il nous faut admettre que l'Église évolue avec le monde sans rien per­dre de sa sainteté. Il se trouve que la civilisation moderne est indifférente et souvent hostile à la religion, parce que le naturalisme issu de la Renaissance s'est efforcé, sous des formes diverses, de chasser Dieu de la société. Ainsi des masses considérables de peuple autrefois chrétien ont glissé insensiblement hors de la foi traditionnelle et sont retombées dans le paganisme. L'Église, pour répondre à sa vocation missionnaire, se doit de reconquérir ces masses. Les chrétiens doivent donc éviter de figer leur religion dans des formes périmées : ils doivent être présents au monde dans lequel Dieu les a placés. « Il conviendra d'intégrer, disait le Cardinal, dans une perspective religieuse des valeurs humaines authentiques et bonnes : 10:87 la croissance de l'organisation sociale, le renouvellement et la transforma­tion du monde par tous les efforts intellectuels, techniques et esthétiques des siècles derniers, l'affirmation de plus en plus consciente d'une universelle solidarité humaine, etc. » Le chrétien doit donc croire au progrès et y travailler pour « achever la création » mais son premier devoir doit être de tendre à la sainteté ; il n'y a pas d'apostolat véritable sans vie intérieure, une vie intérieure fondée sur la tradition spirituelle authentique de l'Église, donc à base de prière et d'oraison. Dans l'état actuel du monde, où il n'y a plus de société chrétienne, l'apostolat missionnaire consistera à « se mêler aux incroyants pour les sauver tels qu'ils sont » et à porter témoignage au milieu d'eux. « Être apôtre, c'est tout prendre, tout pénétrer, -- en ce qui peut être légitimement assumé, -- de l'homme et du monde qu'il s'est façonné. Tout, sauf le péché, c'est-à-dire toutes les valeurs même étrangères jusque là au christianisme. » La lettre insistait sur la forme « communautaire » que devait revêtir l'apos­tolat, ainsi que sur sa forme « sociale » : « Ce n'est plus l'individu, c'est le groupe lui-même qui doit se faire mis­sionnaire. » Enfin le cardinal faisait lumineusement ressor­tir ce qu'il y avait d'inhumain dans la civilisation moderne et appelait les chrétiens à construire un monde nouveau où des structures plus humaines, -- structures économiques et sociales --, permettraient de donner à l'évangélisation un essor fécond. Cette lettre était remarquable et elle eut un retentisse­ment considérable. Mais elle éveilla en moi deux inquié­tudes. Éminence, me disais-je, vous envoyez votre clergé parmi les barbares, ce qui est la vraie tradition chrétienne, et vous ne vous trompez pas : nous sommes bien dans un âge de barbarie. Comme disait Péguy, la barbarie remonte. Mais les chrétiens de jadis, qui témoignaient de leur foi parmi les barbares, avaient comme perspective, non seule­ment d'être mis en prison, ce qui n'est qu'une peine légère, mais d'être hachés, sciés, bouillis, grillés, crucifiés, et autres bagatelles de ce genre. 11:87 Les souffrances du corps fortifiaient, pour ainsi dire, la résistance de leur âme. Les apôtres mo­dernes, dans une quelconque grande ville, n'ont rien à craindre pour leur corps, mais leur âme est assaillie sur tous les fronts à la fois, sans presque qu'ils s'en doutent ; car la barbarie moderne réunit une somme de séductions vraiment incroyable, qui toutes tendent à les séparer de Dieu. La barbarie antique obligeait à renier Dieu par un acte officiel et solennel qui comportait un châtiment redou­table, si on s'y refusait La barbarie moderne n'oblige à rien et ne nous réserve aucun châtiment ; mais elle étourdit notre conscience qui finit par ne plus s'apercevoir qu'elle renie Dieu à chaque instant. Pour résister à de pareilles ten­tations, il faut, Éminence, donner des armes à vos jeunes clercs, les armes d'une formation spirituelle à base d'ascé­tisme et de renoncement à soi-même, car leur combat va être bien plus dangereux que celui du moine : ils auront à choisir à chaque minute entre la fidélité et la trahison. J'avais une autre inquiétude. Éminence, pensais-je, votre définition de l'apôtre va très loin. Être apôtre, dites-vous, c'est tout prendre, tout pénétrer, c'est-à-dire toutes les va­leurs même jusque là étrangères au christianisme. C'est plus qu'un programme immense, c'est un programme qui exige un discernement d'une grande sûreté. Il faut que vos clercs aient une culture très supérieure à celle d'un étu­diant ordinaire ; car on doit bien reconnaître, parce que c'est un fait, qu'un jeune homme qui a achevé ses études secondaires entre à peu près inculte à l'Université ou au Séminaire. Or il va avoir à choisir parmi les valeurs nou­velles que le monde lui présente, et choisir dans le sens de la vérité, non pas d'une vérité en évolution, changeante selon les vicissitudes du temps, mais d'une Vérité qui ne passe pas. Dirai-je que ces inquiétudes étaient vaines ? Si j'en parle, c'est qu'hélas elles ne l'étaient pas. Elles nous ra­mènent à saint Pie X, qui, quoi qu'on pense aujourd'hui, a apporté à l'Église la doctrine à la fois la plus ferme et la plus actuelle, celle dont nous avons actuellement besoin par-dessus tout. 12:87 A mesure en effet que l'Église se lance dans l'action sociale, elle, oublie plus ou moins d'enseigner ce qui est matière de foi. Je connais des cercles de jeunes foyers dont les membres regrettent qu'on leur parle trop peu de Dieu. L'an passé j'ai assisté à une messe d'hommes dans un village de France. Il y avait là environ deux cents hommes de tous les pays environnants, dont beaucoup ne fréquentaient pas habituellement l'église. C'était le diman­che de la Passion, belle occasion de leur rappeler le mys­tère de la Rédemption et de les faire méditer sur la somme de souffrances que notre salut a coûté à Notre-Seigneur. Un vicaire général s'était dérangé pour donner le sermon. Or c'est à peine si Dieu fut nommé. Il ne fut question que de la faim dans le monde et du devoir pour les chrétiens de tra­vailler au progrès de leur profession. Que pouvaient tirer ces braves gens d'un pareil sermon pour le salut de leur âme ? On voit ainsi s'établir une nouvelle spiritualité, une spiritualité sociale, où l'accent est mis sur l'action de l'homme plus que sur la grâce de Dieu. Les jeunes prêtres les plus hardis déclarent carrément qu'il faut d'abord cons­truire la cité future et faire appel pour cela aux incroyants aussi bien qu'aux croyants (j'allais dire : de préférence aux croyants, car on a une singulière méfiance à l'égard des chrétiens pratiquants, qu'on soupçonne par principe d'être rétrogrades et conservateurs). Il faut édifier, pensent-ils, un monde meilleur avant de songer à transmettre le message du Christ : c'est ce qu'on appelle « réformer les struc­tures ». Ils font penser à ce moderniste, pour qui Pie X avait-une grande affection et à qui il disait : « Vous élar­gissez la porte pour introduire ceux qui sont dehors, et en attendant vous faites sortir ceux qui sont dedans. » Dans cette nouvelle, spiritualité, s'engager au service des autres, c'est vraiment connaître le Christ, et on ne peut que sous­crire à cette proposition, si le caractère de cet engagement est purement surnaturel, si c'est le Christ que nous servons à travers nos frères. 13:87 Mais comment accorder cette connaissance du Christ avec le mépris des sacrements, qui s'ins­talle parfois insensiblement, surtout du sacrement de pénitence ? Il ne saurait y avoir de spiritualité vraie là où manque le sens de l'adoration. Que dire de ces prêtres qui lancent une sorte d'ultimatum à leur évêque, coupable d'avoir parlé en faveur de l'enseignement libre ? Que dire du saccage de la liturgie auquel nous assistons un peu partout, au gré de la fantaisie de chacun, en dépit de toutes les règles établies par la hiérarchie ? Comment ne pas voir avec douleur la spiritualité nouvelle se détourner du culte de la Vierge au point de ranger le chapelet parmi ces « dévo­tions » bonnes pour des chrétiens arriérés ? Saint Pie X ne pensait pas qu'il y eût deux spiritualités, une spiritualité traditionnelle, (que l'on répudie aujourd'hui parce qu'on la juge avec dédain trop semblable à la spiri­tualité monastique), et une spiritualité adaptée à l'apos­tolat dans le monde moderne. Il n'y a qu'une spiritualité, qui découle du Sermon sur la montagne, et qui fait de la perfection l'aboutissement normal de la vie chrétienne. Vouloir l'appauvrir de la contemplation et du sacrifice, c'est lui faire perdre son sens. Là-dessus Pie X est fidèle à tous les Pères de l'Église. Il suffit de lire ses enseignements pour s'apercevoir qu'il a eu à lutter contre les mêmes déviations que nous constatons aujourd'hui, et que l'indiscipline du clergé, qui nous choque tant, n'est pas chose nouvelle. L'En­cyclique adressée aux évêques d'Italie le 28 juillet 1906 traite de la formation des séminaristes et met en garde les évêques contre le mépris de l'autorité qui se répand dans le clergé : « Ce qui remplit notre cœur d'une immense douleur, c'est qu'un tel esprit puisse pénétrer de quelque manière que ce soit ans le sanctuaire, et infester ceux-mêmes auxquels devrait conve­nir proprement la parole de l'Ecclésiastique : « Ce peuple est celui de l'obéissance et de l'amour. » 14:87 Pie X se félicite que les prêtres, spécialement ceux qui sont jeunes, aillent au peuple, mais il leur rappelle qu'ils doivent conserver « le respect dû à l'autorité et aux ordres des supérieurs ecclésiastiques », et il évoque les termes dans lesquels saint Grégoire le Grand trace les règles de l'action populaire chrétienne, -- car on trouve ce souci à tous les âges de l'Église : « Qu'on n'oublie jamais, disait ce grand pape, que même au milieu du peuple, le prêtre doit conserver intact son auguste caractère de ministre de Dieu, lui qui a été mis à la tête de ses frères pour le bien des âmes. » Et il confirme cet enseignement par celui de Léon XIII dans son Encyclique du 8 décembre 1902 : « Toute manière de s'occuper du peuple au détriment de la dignité sacerdotale, des devoirs et de la discipline ecclésias­tique, ne pourrait être que hautement réprouvée. Qu'on lise cette *Exhortation au Clergé* que Pie X écrivit de sa propre main pour le clergé catholique, à l'occasion de son jubilé sacerdotal, et qui, parut le 4 août 1908 : on verra avec quelle netteté il dissipe toute équivoque sur la sainteté du prêtre, écartant la fallacieuse distinction des vertus passives et des vertus actives derrière laquelle se retran­chent les modernes apôtres : ils dédaignent les premières, par lesquelles ils travailleraient à leur perfection, et se réservent pour les secondes, les seules nécessaires à l'apos­tolat dans un milieu populaire. Ici encore Pie X s'appuie sur les paroles de Léon XIII : « Pour prétendre qu'il y a des vertus chrétiennes plus appropriées que d'autres à cer­taines époques, il faudrait oublier les paroles de l'Apô­tre : *Ceux qu'il a connus d'avance, il les a aussi prédes­tinés à devenir conformes à l'image de Son Fils.* Le maître et le modèle de toute sainteté, c'est le Christ ; c'est sur Lui que doit se régler quiconque désire entrer au séjour des bienheureux. Or le Christ ne change pas au cours des siècles, mais Il est le même hier et aujourd'hui, et Il sera le même dans tous les siècles. » Il n'y a donc pas d'apos­tolat efficace sans sainteté, et il n'y a pas de sainteté sans la grâce. La sainteté, c'est d'être en tout conforme à Jésus-Christ. 15:87 Comment pourrions-nous atteindre cette conformité, si nous n'avions sans cesse devant les yeux l'image de notre Maître, si la méditation quotidienne ne nous accoutumait à Avoir notre regard sans cesse posé sur Lui ? C'est une très grave erreur, affirmait Pie X, de négliger la méditation quotidienne sous prétexte de ministère. Rien n'inspire da­vantage notre saint que de parler de la sainteté sacerdotale. Son discours est tout animé par la chaleur d'un cœur consu­mé par la charité, et c'est alors qu'il atteint cette éloquence qui lui est si personnelle et qui est sa marque propre. \*\*\* IL EST UN TÉMOIGNAGE que je trouve frappant. Il con­cerne le zèle apostolique déployé par Pie X quand il était vicaire à Tombolo : quoiqu'il s'agisse des débuts de son ministère sacerdotal, tout ce que nous savons de Pie X dans tout le déroulement de sa vie trouve ici son expression la plus juste : « Il prêchait beaucoup, il prê­chait lumineusement, avec une force tendre. » Lumière, force et tendresse, tels me paraissent être les trois caractères de son génie et de sa sainteté, et ces carac­tères émanent d'une qualité de foi extraordinaire. Ne fal­lait-il pas d'ailleurs que cette foi fût rare pour porter Pie X à l'exercice de vertus aussi héroïques ? La foi en effet est illuminante parce qu'elle purifie, selon la parole des Actes des Apôtres (XV, 9) : « La foi purifie les cœurs. » Ainsi l'intelligence est éclairée d'une lumière de grâce qui lui permet de déjouer toutes les astuces de l'erreur. La foi donne la rectitude dans la pensée et dans la conduite de la vie : « *Tu autem fide stas,* dit saint Paul (Rom. XI, 20) : c'est par la foi que tu tiens debout. » La foi est fortifiante. Parlant d'Abraham, saint Paul dit encore que « sa foi lui donne la force » (Rom. IV, 20) : une force surnaturelle n'est-elle pas nécessaire, surtout à celui qui tient dans ses mains un grand pouvoir spirituel, pour livrer les combats auxquels la foi nous expose ? Si la foi ne se proposait pas la conquête des cœurs, elle n'aurait pas de combats à livrer contre toutes les formes de l'erreur. 16:87 Ce combat, Pie X eut le courage de l'affronter sans relâche, et il aurait pu dire comme saint Paul : « J'ai combattu le bon combat jusqu'au bout, j'ai achevé ma course, j'ai gardé la foi » (II Tim. IV, 7). Enfin c'est la foi qui fait régner le Christ dans l'âme sans aucun partage, et quand on parle de la foi, les paroles de l'Apôtre des Nations se pressent en foule dans la mé­moire, car nul ne s'est exprimé sur la foi avec cette force définitive, la force éclatante de la Vérité : « Que le Christ habite par la foi dans vos cœurs, soyez enracinés dans la charité et fondés sur elle. » Car c'est là le grand mystère de la foi : elle fait que le Christ est plus présent à nous-mêmes que nous-mêmes. Et ici je revois la grande tristesse qui se peignait sur le visage de Pie X dans les dernières années : sans doute il songeait à tant d'âmes, pour qui Jésus est mort, et qui sont infidèles à la grâce ; car la liber­té de l'homme est aussi un grand mystère. Camille Bellaigue raconte avoir vu aux pieds de Pie X un jeune prêtre en larmes : « Il suppliait, il adjurait tout bas, comme implo­rant un miracle. Et je n'oublierai jamais non plus le Saint Père étreignant avec tendresse la pauvre tête égarée et ré­pétant d'une voix forte : « La foi ! La foi ! Rien que la foi ! Réfugiez-vous dans la foi ! » ([^1]) A la qualité de la foi répondait chez Pie X la qualité de la charité. Sa bonté, comme son éloquence, était lumineuse et tendre. Il ne prit jamais aucune mesure de sévérité à l'égard de qui que ce fût, qu'il n'eût d'abord usé de toutes les ressources de la patience et de la persuasion. L'Encyclique *Pascendi* est un monument de la pensée chrétienne. Il est d'ailleurs étonnant de voir comment le modernisme qui renaît de nos j'ours ressemble comme un frère à l'ancien, de sorte que l'Encyclique de Pie X est aussi actuelle qu'en 1907 ; il est seulement davantage marqué d'idéologie politique, car les clercs viennent au marxisme au moment où l'échec du marxisme est notoire pour tout le monde (ce qui ne veut pas dire que le marxisme ne ten­tera pas un jour l'assaut de la société capitaliste). 17:87 Chose curieuse : en cette même année 1907, dans un texte qui n'a paru que récemment, Péguy aussi exécutait en quelques phrases le modernisme (on sait assez d'ailleurs ce qu'il pensait du monde moderne) : « *Nul autant que moi,* dit-il, *ne déplore, ne regrette, ne plaint ce faux mouvement qui va chercher, pour des dogmes, absolus, les justifications les plus transitoires ; ils ont l'éternel, et ils cherchent, pour s'y appuyer, le temporaire ; ils ont le divin, et ils cherchent, pour s'y appuyer, l'humain ; ils ont le sacrement, et ils cherchent la ratiocination ; ils ont Notre-Dame, et ils cou­rent se réfugier dans quelques laboratoires de psycho-physiologie*... » Et plus loin : « *nos jeunes clercs, si avides aujourd'hui de faire entrer leur antique foi dans le système du monde moderne, au moment même où le monde moderne craque de toutes parts, s'avoue impuissant devant la face de l'Humanité...* » ([^2]) On retrouve là cette divination propre à Péguy, qui fait de lui le penseur sans doute le plus profond de notre temps, bien que personne ne s'en aperçoive : car nos concitoyens sont loin d'être sensibles aux craquements du monde moderne, tant ils sont convain­cus de construire un édifice indestructible. La divination de Péguy rejoignait celle du Pape, qui s'écriait : « La société est malade ; toutes les parties de son corps sont tou­chées, les sources de la vie sont atteintes. » On comprend la pensée de Pie X : la maladie de la société vient de ce que les principes de la foi sont dangereusement ébranlés. On sent bien aussitôt, dès les premières lignes, ce qui surprend le lecteur d'aujourd'hui dans le ton de cette Ency­clique. Il n'est pas habitué à entendre parler des droits de la Vérité, les affirmations absolues le choquent, parce que le grand mot du jour est celui de conciliation, et qu'il n'y a rien qu'on ne prétende concilier, même les contradictoires. 18:87 Ici le ton est souverain et majestueux ; il est celui de quelqu'un qui parle au nom de la Vérité offensée et bafouée et qui a le droit de le faire parce qu'il est le Pasteur suprême. Sans doute cette Encyclique n'a pas été rédigée par Pie X lui-même, mais l'inspiration est de lui ; on reconnaît dans cette véhémence la passion de la Vérité qui animait le Saint Père : « Nous avions usé avec eux d'abord de douceur, comme avec des fils, puis de sévérité, enfin, et bien à contre-cœur, de réprimandes publiques. Vous n'ignorez pas, Vénérables Frères, la stérilité de Nos efforts : ils courbent un moment la tête, pour la relever aussitôt plus orgueilleux. Ah ! S'il n'était question que d'eux, nous pourrions peut-être dissimuler ; mais c'est la religion catholique, sa sécu­rité, qui sont en jeu. Trêve donc au silence, qui désormais serait un crime. Il est temps de lever le masque à ces hommes-là et de les montrer à l'Église universelle, tels qu'ils sont. » Pie X ne fait en cela que suivre le précepte de saint Pierre lui-même : « Sanctifiez Notre-Seigneur Jésus-Christ dans vos cœurs, toujours prêts à la défense contre quiconque vous demandera raison de l'espérance qui est en vous. Mais que ce soit avec mesure et respect. » ([^3]) Les modernistes ne pouvaient prétendre ne pas avoir été compris : l'analyse de leurs doctrines était précise et serrée, s'appuyant sur une étude rigoureuse de leurs écrits, l'Encyclique montrait comment, en partant de l'agnosticisme et de leur théorie de l'immanence vitale, les moder­nistes ruinaient les dogmes et le caractère divin de l'Église, confondaient la foi avec le sentiment religieux, attribuaient à l'Écriture une valeur purement symbolique, bref reti­raient à la religion tout caractère surnaturel : comment s'étonner qu'ils aboutissent presque toujours à l'athéisme ? Déjà l'autorité de l'Église était jugée comme tyrannique un lui faisait comprendre qu'elle devait se plier aux forme démocratiques et respecter la liberté du citoyen dans tout ce qui regardé ses droits civiques. Déjà on faisait porter à la philosophie scolastique la responsabilité de tout ce qu'on jugeait retardataire dans l'Église. 19:87 Déjà enfin les modernistes soumettaient les dogmes, les Livres sacrés et toute la vie de l'Église à la loi de l'évolution. « Si jamais quelqu'un s'était donné la tâche de recueillir toutes les erreurs qui furent jamais contre la foi, et d'en concentrer la substance et comme le suc en une seule, véritablement il n'eût pas mieux réussi. » Avec beaucoup de sagesse, le saint Père affirmait sa volonté de voir la philosophie scolastique mise à la base des sciences sacrées. Cela ne devrait pas choquer aujourd'hui où le thomisme a reconquis une place d'honneur et se voit illustré par de grands noms : il est lié étroitement au re­nouveau spirituel qui a marqué le début de ce siècle. Pour­tant on me dit qu'il n'est pas assez nouveau et qu'on songe à le jeter par-dessus bord avec beaucoup d'autres choses vénérables ; car on revient à cette idée moderniste que la foi n'est plus en accord avec la science et qu'il est vain de chercher à reconquérir le monde moderne si on ne rajeunit pas la philosophie de l'Église. Mais Pie X était lui-même excellent philosophe et excellent théologien, il n'avait pas l'idée d'arrêter le mouvement de la pensée à saint Thomas. Il voulait le maintien et le développement de la philosophie thomiste, parce que saint Thomas a cette originalité parmi les philosophes d'avoir trouvé les vrais principes de l'Être -- autrement dit son analyse de l'Être est si juste que sa phi­losophie est celle qui rend le mieux compte du réel. Cela ne signifie pas qu'il a tout dit et qu'après lui il n'y a plus rien à découvrir : au contraire il laisse toute liberté à la pensée de se développer en partant de ces principes. On conçoit aisément qu'il est indispensable qu'une philosophie soit juste pour qu'elle puisse servir de base ferme à l'édification de la théologie. Saint Pie X avait le souci de la doctrine, parce qu'il vou­lait que les âmes fussent nourries de la Vérité. Non pas d'une vérité abstraite, mais d'une vérité vivante. Jésus a dit « Je suis la Voie, la Vérité et la Vie », et cela est un grand mystère de foi. Pie X a été le Pape de l'Eucharistie. Il en a vraiment vécu et il a voulu que les hommes en vivent davantage. 20:87 Ici je ne saurais faire mieux que de citer les paroles de Pie X lui-même. Un jour de 1912, quatre cents premiers communiants français firent en action de grâces le pèlerinage de Rome et ils furent reçus par le Pape qui, les larmes aux yeux, leur tint l'admirable discours que voici : « Puisque Dieu est la pureté sans tache, celui qui s'unit à Jésus-Christ dans la sainte commu­nion, s'élevant comme une innocente colombe des eaux fangeuses de ce monde misérable, s'en­vole et va se réfugier dans le sein de Dieu, de Celui qui est plus pur que les neiges immaculées qui couronnent les montagnes. Si Dieu est la beauté infinie, celui qui s'unit à Jésus-Christ attire à lui l'admiration et les regards amoureux des anges, qui, s'ils pouvaient souffrir quelque passion, seraient jaloux de son sort. Si Dieu est a charité par essence, le fidèle uni à Jésus-Christ est comme ravi en une bienheureuse extase, la charité le transfigure ; elle se trahit dans tout son extérieur et jusque dans son visage ; dans les ardentes aspirations de son cœur et dans la suavité de ses paroles qui distillent de ses lèvres comme le miel, tout lui rappelle et manifeste l'amour... L'Eucharistie est le centre de la foi. » Les décrets de Pie X sur la communion fréquente et sur la communion des enfants firent une révolution dans l'Église. Les résistances furent vives, surtout en France, et elles attristèrent Pie X. Un jour il dit à Mgr Chesnelong : « En France on critique âprement la communion précoce que Nous avons décrétée, mais Nous disons que, parmi les enfants, il y aura des saints, et vous le verrez. » Pie X était trop fin psychologue pour ignorer qu'il fallait intéresser la sensibilité des fidèles pour cultiver leur foi et que c'est là le rôle des arts ; mais il faut que l'art soit bien pur pour qu'il conserve à la foi son caractère surnaturel. C'est pourquoi il fut le Pape de la liturgie et du chant grégorien. Lui-même était bon musicien et c'était un ravis­sement, paraît-il, que de l'entendre chanter. 21:87 Dans tous les lieux où l'a conduit son ministère, comme vicaire, comme curé ou comme évêque, il a formé des chanteurs, constitué des maîtrises, imposé au culte la décence, l'harmonie et la beauté. « Le chant grégorien, écrivait-il au Cardinal Respighi, rendu d'une manière si satisfaisante à sa pureté première, tel qu'il nous fut transmis par nos pères et qu'il se trouve dans les manuscrits des diverses églises, apparaît doux, agréable et facile à apprendre ; il a une beauté si nouvelle et si inattendue que là où il a été introduit, il a excité promptement un véritable enthousiasme parmi les jeunes chanteurs. » Ce jugement est bien profond : en effet cette beauté est si nouvelle et inattendue parce qu'on ne saurait croire qu'une telle simplicité de moyens puisse pro­duire un effet de cette grandeur. J'ai connu un religieux, aujourd'hui défunt, qui pensait que la musique grégorienne était « inspirée » au même titre que l'Écriture Sainte. Il va sans dire que c'est une opinion toute personnelle, mais quand on songe aux merveilles que contiennent le Graduel et l'Antiphonaire, quand on écoute dans sa mémoire tant de pièces admirables comme le chant de l'*Exultet*, les *Im­propères* du Vendredi Saint, les *Répons de la Semaine Sain­te,* l'offertoire *Jubilate Deo,* le *Media Vita*, et tant d'autres chefs-d'œuvre, on n'est pas loin de penser de même. La musique grégorienne est à la fois un art populaire et un art qui nous introduit dans les plus hauts Mystères de la foi ; elle est la meilleure éducatrice de la vie spirituelle. Or il lui arrive de nos jours la même chose qu'au thomisme. Sans dire ouvertement qu'on va la rejeter, on crée toute une liturgie nouvelle dont les chants supplantent peu à peu tous les chants grégoriens ; et ces chants sont hélas, pres­que tous d'une navrante médiocrité. C'est dire simplement -- qu'on est en train d'abîmer le goût du peuple chrétien, au lieu de le former. On l'abîme, parce qu'on suit le goût du monde. Je me demande si on espère que la foi y gagnera ? Je sais un séminaire où on laisse les séminaristes jouer à leur gré des disques de « variétés » : on ne peut pas dire évidemment que les chansons de Georges Brassens et d'Yves Montand sont une excellente formation à la vie spiri­tuelle. 22:87 Or on forme le goût d'une paroisse, si on le veut, et on doit former de même le goût d'un séminaire. La musique a une puissance sur l'âme que n'ont pas les autres arts : elle est capable de les rendre vulgaires, mais elle est capable aussi de leur ouvrir la porte de la haute contemplation. Dans la musique grégorienne, j'en ai fait l'expérience, il y a toujours un endroit, au détour d'une phrase, où se ré­vèle la perfection à laquelle l'âme est appelée, et les chan­teurs y sont sensibles. Est-ce sous prétexte de « retour aux sources » qu'on va nous condamner a une religion aussi pauvre ? \*\*\* JE PENSE, ô grand Saint, que du séjour des bienheureux où vous êtes, vous assistez à nos d'ébats et êtes té­moin de nos inquiétudes. Vous qui avez vécu de la foi, enseignez-nous comment notre âme peut devenir si parfaitement docile au Christ qu'Il daigne y faire sa demeure et que nous ne vivions plus, nous aussi, que de la foi. Vous qui avez su défendre les droits de l'Église avec tant de fer­meté et qui avez gouverné le peuple fidèle avec une douceur si évangélique, inspirez-nous la même force et la même douceur, pour que, au milieu des vicissitudes du monde, mus demeurions fidèles à notre vocation chrétienne et sachions gagner les âmes à l'amour du Christ. Donnez-nous l'Espérance, dont vous avez dit qu'elle était « l'ancre sûre et fertile de l'âme » et « l'unique rempart, de votre vie », cette Espérance qui repose sur les promesses du Christ. Vous qui n'avez cessé de combattre pour la défense de la Vérité, faites que nous soumettions sans réservé nos pensées à la Vérité de l'Évangile, telle qu'elle est proclamée par l'Église, avec la même humilité qui n'a cessé de briller en vous. Donnez-nous à votre exemple un grand amour de la perfection, afin que la grâce de Dieu ne demeure pas vaine en nous. 23:87 Enfin nous osons vous rappeler cette tendresse que vous avez si souvent manifestée à la France, malgré ses infidélités, et les paroles prophétiques que vous avez prononcées sur elle : « Le peuple qui a fait alliance avec Dieu aux fonts baptismaux de Reims se repentira et retournera à sa pre­mière vocation. », Veuillez hâter, ô grand saint, cette heure bénie que nous appelons de nos vœux, où la France, se retrouvant elle-même, consacrera de nouveau au Seigneur le meilleur de son génie. En la fête de Saint Pie X\ 1-3 septembre 1964. André CHARLIER. 24:87 ### Considérations très actuelles *sur la vie, le caractère et la pensée de saint Pie X* par Marcel DE CORTE JE VIENS DE RELIRE quelques biographies de saint Pie X. La merveilleuse ascension ! Depuis l'humble germe de la vocation déposé par l'Esprit dans l'âme de ce petit paysan jusqu'au souci constant qu'il eût des prêtres confiés à ses soins comme évêque et comme pape, toute une vie s'organise autour de la défense et de l'illustration du caractère sacré, indélébile, du sacerdoce, sans lequel l'appelé ne pourrait jamais continuer l'œuvre de la rédemption. *Plus qu'aucun autre successeur de Pierre, saint Pie X a vu, a senti a compris que la menace que le monde moderne fait peser sur l'homme vise avant tout le prêtre.* Ce danger est celui du reniement. Il date de la fondation même de l'Église. Il remonte aux trois tenta­tions du Christ. Il planera toujours sur l'élu de Dieu. Il est lié à la notion même de médiateur. Entre l'homme et Dieu, c'est l'abîme, on le sait, que rien ne peut com­bler, sauf Dieu lui-même. Le prêtre est investi d'une mission redoutable d'intermédiaire. Les puissances sacrées du surnaturel passent à travers lui. Par sa bou­che, Dieu pardonne, le pain et le vin deviennent le corps et le sang du Christ. 25:87 En tant que prêtre nanti de ce pouvoir qui s'élargit aux dimension de la Révélation tout entière, il est chargé de transmettre aux hommes l'enseignement qui sauve, la substance des ver­tus théologales, la présence de Dieu lui-même. Comment y parvenir sans effacer en soi toute trace de subjectivité ? Le prêtre est l'homme en qui le moi s'est vidé, pour faire place à Dieu. C'est précisément en cette renonciation au moi que s'insinue la possibilité de trahison. Toute l'histoire de l'Église démontre que l'essence du prêtre ne s'est incarnée qu'imparfaitement dans la plupart de ceux qui entendirent l'appel de la vocation. Le péril n'est cependant point là. Il n'est même pas dans ce qu'on appelle « le mauvais prêtre », ni dans le prêtre aux mœurs corrompues, ni dans le prêtre médiocre. La perfidie est dans le prêtre qui sacrifie son moi à *l'idée qu'il se fait soi-même de Dieu* et qui le retrouve invisible, plus virulent que jamais, au moment même où il semble l'abdiquer. Façonner la réalité divine selon une forme fabriquée par l'esprit et qui porte le sceau de la subjec­tivité est sans doute la tentation la plus grave, la plus insidieuse et la plus, ruineuse que puisse subir le prêtre ou le laïc qui s'arroge une mission d'enseignement dans l'Église. Saint Pie X savait, aussi bien que quiconque, que les écarts de conduite affectent le clergé autant que la masse des fidèles. Mais il savait également que les déviations qui procèdent de la pesanteur humaine sont infiniment moins graves que celles de l'esprit. Avec une perspicacité souveraine, ce fils de la terre, dont le regard était sans cesse tourné vers le ciel, a vu que *l'altération de la vérité* par l'irréalisme, par le refus d'adapter l'intelligence aux choses, par l'acharnement inouï à soumettre la réalité aux catégories individuelles ou sociales de l'esprit, équivaut à rendre vain le dépôt de la Révélation confié par le Christ à l'Église. Il a lutté de toutes ses forces contre cette *révolution* dont le but, avoué ou non, est de substituer l'homme à Dieu en faisant de l'Homme la mesure de toutes choses, et qui, *pour la première fois dans l'histoire de l'Église, se déroulait au sein de l'Église elle-même.* 26:87 Le Christianisme avait connu jusqu'alors des hérésies, des systèmes qui nient des points importants de la doctrine et qui prennent *des erreurs pour des vérités*. Il n'avait pas encore été mis en présence de la plus redoutable épreu­ve qui puisse jamais l'atteindre -- la perversion du sens de la vérité elle-même. C'est à l'époque où vécut saint Pie X que s'est accréditée l'opinion que la vérité est une construction de l'esprit humain, une projection du sujet dans l'objet, une exigence de la vie qui, jail­lissant de sa source immanente, confère un sens au monde, et le crée pour ainsi dire perpétuellement. La vérité n'est plus *adæquatio rei et intellectus,* mais *adœquatio intellectus cum seipso* qui se traduit au dehors dans des formes de plus en plus vastes, englo­bant les consciences particulières en une conscience universelle. Elle se fait à travers ses expressions inadé­quates dont l'homme se libère à mesure que sa conscience s'approfondit et s'élargit aux dimensions de l'uni­vers. Elle est essentiellement progrès, parce qu'elle est transformation et humanisation du monde. Ainsi donc, il n'y a pas de vérité absolue, immuable. Toute vérité, quelle qu'elle soit, est sans cesse remise en question, dépassée au profit d'une autre vérité qui subira le même, sort, mais qui aura eu l'avantage de s'accorder mieux aux aspirations de l'homme, à l'infini que l'hom­me porte en lui. Dans cette perspective, ce n'est pas le monde réel qui s'intériorise et vient nourrir la médita­tion de l'âme, c'est le monde mental, avec toutes ses aspirations démesurées, ses appétits incontrôlés, ses convoitises, son rêve fou de franchir les limites de la condition humaine, qui s'extériorise et prend corps dans les institutions, les mœurs, les comportements, grâce à une technique de domination de la nature et de la matière qui, en modifiant l'environnement de l'homme, en modifie du même coup la substance elle-même. Désormais, l'homme ne s'adapte plus au réel, c'est le réel qui s'adapte à l'homme. L'humanité est en train de devenir, par son savoir et par son savoir-faire, Prométhée qui chantera le mort de Dieu parce qu'elle se sera divinisée. \*\*\* 27:87 Saint Pie X n'ignorait pas que cette transmutation de toutes les valeurs allait engager le monde dans une impasse mortelle. Dès sa première encyclique du 4 octobre 1903, il révélait avec angoisse la vision qu'il avait de l'avenir : « Nous éprouvons une sorte de terreur, à considérer les conditions funestes de l'humanité à l'heure présente. Peut-on ignorer la maladie si profonde et si grave qui travaille en ce moment, bien plus que par le passé, la société humaine, et qui, s'aggravant de jour en jour, et la rongeant jusqu'aux moelles, l'entraîne à sa ruine. » Il n'ignorait pas davantage que le clergé catholique se laissait gagner par ces niaiseries dévastatrices qui ébranlent la définition de l'homme comme animal rai­sonnable et qui réduisent fatalement l'être humain à l'état de bête féroce où les assauts de l'instinct déchaîné sont nourris par les ruses de la raison. Dès que l'homme franchit ses limites, il tombe plus bas que la brute. L'ex­périence du XX^e^ siècle le montre, à ceux du moins qui ne sont pas aveugles : jamais, l'humanitarisme ne s'est allié à autant de sauvagerie. Max Scheler l'a signifié dans sa fulgurante analyse de l'homme du ressentiment, ce produit spécifique de notre époque, où l'ânerie de l'homme en marche vers le « surhumain » l'amène in­failliblement à l'infrahumain. La seule différence qui sépare notre temps de celui de saint Pie X est simple­ment que le Pape se faisait encore entendre et comprendre d'un certain nombre appréciable d'ecclésiastiques et de laïcs, tandis qu'aujourd'hui une minorité de chré­tiens qui ne peuvent renier le principe de contradiction et proclamer blanc ce qu'ils voient noir, est consi­dérée comme une bande de « salauds », à la manière sartrienne par la plupart des autres. Ces chrétiens qui restent irréductiblement fidèles à la conception de la vérité consacrée, par l'évidence et par des siècles de civilisation aussi bien qu'à la Révélation qui la couronne, sont tenus pour des « intégristes ». 28:87 La bonne foi de ceux qui adhèrent à la vérité, sans rien y changer, en témoins loyaux et véridiques, est désormais une tare ! Qu'ils se consolent ! Saint Pie X, alors qu'il était Patriarche de Venise, leur disait déjà : « Vous serez appelés papistes, cléricaux, rétrogrades, intransigeants. Vantez-vous en ! Soyez forts et obéissez à ce commandement que rappelle Isaïe -- : « Crie, et ne t'arrête point ; élève ta voix comme une trompette et annonce à mon peuple ses scélératesses et à la maison de Jacob ses péchés. » Dès son premier pas dans la hiérarchie ecclésiastique, Mgr Sarto répétait fréquemment à ses futurs prê­tres la parole de l'Apôtre -- « Ne vous laissez pas cir­convenir par des doctrines fantaisistes et étranges ». Il leur ajoutait, lorsqu'il fut nommé évêque de Mantoue : « La vérité fait naître des haines : mais combien n'est-ce pas beau, dans une pareille affaire où le salut des âmes est en cause ? » Que voilà un Pape intégralement intégriste ! Je ne suis pas personnellement suspect d'un attachement excessif à la foi de mes ancêtres et je me laisse trop souvent contaminer par le laxisme du siècle, mais à ma louange, sinon à ma gloire, j'avoue très simple­ment préférer la droiture, sinon la rigidité ou même l'étroitesse du croyant enraciné dans la certitude im­muable du dogme, à la déliquescence et à la décomposi­tion spirituelle de ces « abbés d'opinion », plus tyran­niquement gouvernés par les vents des modes idéologi­ques que les abbés de cour, dont ils sont les émules ingrats, par les humeurs royales. Un souvenir me monte à cet égard à la mémoire, qui m'oblige invinciblement à comparer la rectitude de saint Pie X, dont les facultés intellectuelles n'ont cessé de se déployer dans la ligne des principes préservateurs de la santé de l'esprit, à l'attitude louvoyante et dictée par les mouvements de l'opinion qu'eut un jour devant moi un Prince de l'Église dont l'enthousiasme pour la tradition n'avait point connu de bornes pendant la guerre, 29:87 et à qui je parlais, au lendemain même de la libération, des doc­trines nouvelles de Teilhard qui circulaient sous le manteau, en lui demandant naïvement quand de telles fables seraient condamnées : « Y pensez-vous, cher Monsieur, me déclara-t-il superbement, ce serait ébran­ler les colonnes de l'Église de France ! » Je garantis la véracité du propos comme les sincérités successives de la girouette. Nous tenons là, par opposition, une des constantes du tempérament de saint Pie X : *ce fut un homme de caractère*. La race en est près de s'éteindre et je ne ferai qu'enfoncer une porte ouverte en ajoutant que ses derniers représentants ne vont guère chercher refuge dans la gent ecclésiastique, sauf si elle a souffert l'épreu­ve du martyre ou de la persécution dans ce « monde nouveau » que ceux-là mêmes qui n'en ont pas la moin­dre expérience appellent de tous leurs vœux, ou qui en tolèrent l'avènement sans combattre. Il n'est pas dou­teux que saint Pie X n'a pu se maintenir à cette hau­teur que notre génération, qui a dégringolé tant de pentes, lui reconnaît, sans la sainteté. Ce paysan savait que l'astuce, la rouerie, la fourberie n'ont rien de commun avec la vérité des choses parce qu'on ne ruse pas avec la vérité des saisons : évidence solaire que no­tre temps s'applique avec constance à mépriser. Il faut bien le dire tout haut, au risque d'encourir quelques foudres mouillées : depuis Vatican I jusqu'à Vatican II, une bonne partie de l'Église louvoie avec la vérité. Inu­tile de chercher midi à quatorze heures pour en atteindre la cause. Elle est simple, étincelante, pour qui a des yeux : la vérité ne se laisse saisir que par des êtres de même rang qu'elle. Il n'y a là aucun orgueil, au contrai­re : la vérité est toujours humble, car elle repose en dernière analyse sur le principe que deux et deux font quatre, que A est A et non B. Comprendre cela et que cela gouverne toute la vie de l'esprit, n'en déplaise aux sots, exige une dose d'humilité telle surtout chez ceux qui font profession d'intelligence, que cette vertu n'ap­paraît jamais en fait que chez ceux qui ont assez de caractère pour reconnaître leur faiblesse. 30:87 A la veille de la soixantaine, je tiens pour acquis que l'intelligence réelle, même en matière de science positive, est tou­jours liée au caractère -- on ne perçoit la vérité que dans la stricte mesure où l'intellect est mesuré par les choses comme par un fil à plomb qui écarte de lui toute pro­pension à l'oblique, à l'escobarderie, au pharisaïsme, et surtout à la mode du jour. On peut dire *a priori* que le savant qui cède peu ou prou au goût de l'époque, à ses caprices, au succès qu'elle dispense, à la vogue qu'elle accorde, est promu à l'oubli comme il est voué à l'erreur. La vérité, dans tous les ordres et *a fortiori* dans l'ordre surnaturel se moque du *qu'en-dira-t-on.* Elle va tou­jours à contre-courant de l'opinion. Toute l'histoire du savoir humain, comme celle de la morale, en témoigne : un caractère solide est requis de l'homme qui reconnaît sa faiblesse en face de la vérité dont l'évidence s'impose a lui malgré les idées en vigueur et les mœurs régnantes. A l'inverse, le faible fuit la réalité, est inca­pable d'adapter sa pensée aux choses et n'a de cesse que de la conformer aux idées dominantes. La débilité imite toujours le caméléon : comme celui-ci emprunte sa couleur à l'environnement où il se trouve, elle tire une force apparente des pressions sociales où elle bai­gne. Sans les Papes et sans un certain nombre de successeurs des apôtres dont il convient de ne pas exagérer l'effectif, on peut se demander ce que serait devenue la Vérité dont l'Église a la garde. Je n'exagère nullement : il suffit de voir ce qui était tenu comme vérité de foi ou comme niveau des mœurs en 1870 et de le comparer à des affirmations émises en 1964 par des clercs et des laïcs protégés par certaines autorités ecclésiastiques, pour en être convaincu. On se demande si la majorité des évêques présents au Concile oserait encore proclamer avec saint Pie X dans *Pascendi dominici gregis* que la proposition : « la vérité n'est pas plus immuable que l'homme lui-même, car elle évolue avec lui, en lui et par lui » est condamnable, ou avec Mgr Sarto, évêque de Mantoue, 31:87 que « quand on parle du Vicaire de Jésus-Christ, ce n'est plus le lieu d'examiner, mais d'obéir... la société est malade ; toutes les parties nobles de son corps sont touchées, les sour­ces de la vie sont atteintes ; l'unique refuge, l'unique remède, c'est le Pape ». Répétons, uniquement parce que c'est vrai, qu'une partie appréciable de l'Église enseignante biaise avec la vérité et qu'elle n'a cure de la sixième proposition dénoncée par l'Encyclique déjà citée : « Dans les définitions doctrinales, l'Église enseignée et l'Église enseignante collaborent, de telle sorte qu'il ne reste à l'Église enseignante qu'à sanctionner les opinions communes de l'Église enseignée. » Enfin, la maxime favorite des modernistes flétris par saint Pie X et selon laquelle « l'évolution religieuse doit se coordonner à l'évolution intellectuelle et morale » est émise sans crainte par tous ceux qui s'ébattent dans l'équivo­que d'un certain *aggiornamento.* Si le mot a fait fortune, c'est parce qu'on en a altéré le sens et utilisé la signi­fication déformée pour autoriser les pires démissions. Je n'exagère derechef nullement. Voici, recueillis en une seule semaine, quelques faits précis, dont je me porte garant, qui nous montrent jusqu'à quel degré d'imbécillité, au sens propre du terme, et de sottise est tombée l'avant-garde de notre clergé belge naguère en­core réputé pour son réalisme et sa solidité. Un prêtre qui se dit autorisé par son évêque, parle à de jeunes ménages de leur vie intime (c'est aujour­d'hui courant que cette répugnante curiosité chez les clercs). Il promène sa conférence d'un bout à l'autre du diocèse. J'en ai le texte ronéotypé sous les yeux. Je laisse tomber tout le fatras scientifique dont s'enveloppe la pensée de l'orateur : il faudra un jour ou l'autre qu'un nouveau Molière nous hisse sur la scène ces nouveaux Tartuffes badigeonnés de physiologie. Je cite simplement un passage dont plusieurs auditeurs m'af­firment l'exactitude : « Un foyer qui ne parviendrait pas à la maîtrise de ses réactions génitales (!!!) ou pour lequel la méthode Ogino ne serait pas possible et 32:87 qui resterait confronté en toute générosité au devoir de vivre et de s'exprimer son amour (?), tout en évitant une nouvelle conception, *non seulement pourrait, mais devrait recourir à l'un ou l'autre des procédés contra­ceptifs,* choisissant celui qui, dans son cas particulier, lui paraîtra défigurer le moins l'expression de son amour et l'aider à tendre vers la maîtrise de soi qui reste indispensable à la conduite des rencontres (!) pour que celles-ci soient toujours l'expression d'un amour pleinement humain. » Indépendamment de son expres­sion qui révèle le cuistre à l'état pur, la pensée de l'au­teur s'ébroue dans le subjectivisme le plus creux et dans le romantisme le plus plat sans le moindre souci du principe de contradiction : user de procédés contracep­tifs, c'est favoriser la maîtrise de soi ! Ajoutons que ce prêtre dont la théologie morale fait eau de toutes parts est directeur d'un important bulletin paroissial où son esprit faux s'insinue dans des milliers de foyers. Ajoutons encore qu'il sévit à la Radio-télévision ca­tholique où, tout récemment, après avoir critiqué la conception archaïque qu'a la *Genèse* du travail pénible comme sanction du péché originel, il exaltait, avec saint Paul préalablement passé au malaxeur de la nouvelle théologie, le travailleur comme collaborateur de Dieu, en spécifiant qu'il avait fallu attendre pendant dix-neuf siècles le grand prophète Karl Marx pour rendre leur sens plein aux formules pauliniennes. Je connais un brave ouvrier qui ne fréquente guère l'église, mais dont la moralité est irréprochable et le jugement droit. Il est malheureusement affligé d'une garce de fille qui fait son désespoir. L'autre jour, elle quitta la maison paternelle pour aller baguenauder avec un garçon dans la ville voisine d'où elle ne revint qu'aux petites heures du matin. Le père courroucé lui flanqua une correction qui mit la rue en émoi et lui attira l'intervention du curé : « Allons donc, Bernard, il faut être de son temps ! Votre fille (elle a quinze ans entre parenthèses) a un cœur en accordéon. C'est de son âge. Moi, je suis un curé de 1964 et je l'approuve. 33:87 L'incident est minime et ce n'est ni la première ni la dernière fois qu'une gamine vicieuse répète à sa façon l'histoire de Mouchette. Ce n'est ni la première ni la dernière fois qu'un prêtre lui accorde le pardon. Mais qu'un curé invoque l'*aggiornamento* pour couvrir les écarts de conduite chez les adolescentes dépasse tout de même la mesure permise. Il y a des mots qui font déli­rer les âmes comme les souffles chauds font tourner le lait, les soirs d'orage, à la campagne. Un doyen doublé d'un chanoine prêche sur les para­boles. Sa paroisse n'a rien de prolétaire. Elle est bel et bien bourgeoise. Les quêtes qu'on y fait sont abondantes. L'assistance à la messe se maintient à une bonne moyenne. Mais un vent mauvais est passé. Il faut crier haro sur le bourgeois, surtout s'il est pratiquant, s'il a le geste large, s'il fréquente les sacrements. Le prêtre d'un certain *aggiornamento* prend plaisir à vilipender la bourgeoisie dont son émule, au XIX^e^ siècle, léchait les bottes Que voulez-vous ? Être du côté du manche, hur­ler avec les loups, être soutenu dans cette entreprise par une presse audacieuse que la hiérarchie craint, mé­nage, caresse, c'est se faire une bonne conscience sociale. Notre chanoine transpose donc, à titre d'exemple, la parabole du Bon Samaritain : « Un blessé gît au bord de la route. Une Mercédès passe, vrombissante, pilotée par un fils à papa. Vint ensuite une Peugeot 404, s'il vous plaît, conduite par un commerçant : elle passe outre à son tour. Mais une deux-chevaux Citroën s'ar­rête. Qui donc en descendit ? Vous ne l'ignorez pas, mes frères, c'était le chef de la cellule communiste de l'en­droit. » Je n'ai rien changé à cet Himalaya de la stu­pidité. J'ouvre *La France catholique* du 17 juillet qui vient de me parvenir. Je lis dans l'article du chanoine R. Vancourt, professeur aux Facultés de Lille, intitulé. « Les problèmes intellectuels du Catholicisme en Fran­ce » où mon distingué collègue montre les ravages de l'agnosticisme chez les croyants : « De Dieu on ne sait rien ; pour Dieu on ne peut rien ; pour soi et pour les autres on peut seulement quelque chose ». 34:87 A cette occa­sion, il cite l'exemple d'un prêtre, « présentant à des fillettes qu'il catéchisait des photos de stars et de carmé­lites, leur expliquant que les premières contribuaient plus à l'avènement du beau et du bien que les secondes, perdues dans une contemplation stérile ». Sainte Thé­rèse de Lisieux a raté sa vocation, c'est aujourd'hui cer­tain. Sainte Thérèse d'Avila et saint Jean de la Croix ne sont rien auprès de Brigitte Bardot ou de Vadim. N'entrez plus, fillettes, dans les cloîtres pour y prier Dieu. Le cinéma vous attend. Et mon collègue continue par un autre exemple de cette religion catholique *new look*, dont on ne voit nulle part en France qu'elle soit désavouée : « Le savant soviétique ne croit sans doute pas au Dieu de la Bible et au Christ historique, mais en apportant des lumières sur le cosmos ou sur la vie, il augmente la puissance de la raison et de la vérité : im­plicitement, nous dit-on, il est chrétien puisqu'il œuvre efficacement pour l'homme. » Je pourrais continuer à mon tour, mais je m'arrête à ces exemples pour deux raisons. D'une part, je ne résiste pas à la joie de mettre sous les yeux de mes lecteurs un passage du *Chemin de la Perfection* de la grande fondatrice du Carmel réformé, outragée par un prêtre indigne, où elle invite ses filles, à l'époque du Concile de Trente, à prier pour les prêtres, pour les prédicateurs et pour les savants qui soutiennent l'Église : « Vous vous demanderez peut-être pourquoi j'insiste tant sur ce point, et pourquoi il faut secourir ceux qui sont meilleurs que nous. Je vais vous le dire... Pensez-vous, mes filles, qu'il faille peu de vertu pour traiter avec le monde, vivre au milieu du monde, s'oc­cuper des affaires du monde, s'adapter, ainsi que je l'ai dit, à la conversation du monde, et demeurer intérieu­rement étranger au monde, ennemi du monde, se conduire comme si l'on vivait au fond d'un désert, enfin pour être vraiment semblables non aux hommes, mais aux anges ? S'ils ne sont pas tels, les capitaines ne mé­ritent pas le nom qu'ils portent ; et alors que Dieu ne permette pas qu'ils sortent de leurs cellules. Ils feraient plus de mal que de bien. Ce n'est pas l'heure, pour ceux qui enseignent les autres de laisser paraître des imper­fections. » 35:87 D'autre part, mon bêtisier ecclésiastique est lourde­ment chargé. J'attends simplement pour le publier qu'un Révérend Père, dominicain s'il se peut, ou jésuite à son défaut, nous démontre que le Christ a commis une er­reur en refusant de changer les pierres en pains à l'in­vitation du Tentateur. On aurait pu nourrir de la sorte tous les affamés de la terre et régler définitivement le problème des peuples sous-développés. Évidemment, le Christ a une excuse valable : il est né en l'an I, à une époque où l'évolution des moyens de transports était encore dans l'enfance : l'infrastructure économique n'aurait pas permis à l'Homme-Dieu de transformer la planète en un paradis terrestre. On peut regretter cette avance de l'Incarnation sur l'horaire du Progrès. \*\*\* J'ai donc relu, la plume à la main, les *Actes* de S.S. Pie X. Ils sont tous relatifs aux problèmes agités dans l'Église aujourd'hui. La solution en est donnée chaque fois magistralement, toujours la même : *la sainteté*. « De toutes Nos préoccupations la principale est celle-ci, di­sait-il au clergé du monde entier à l'occasion de son jubilé sacerdotal : il faut que les hommes honorés du sacerdoce soient absolument tels que l'exige l'accom­plissement de leur charge », et nul n'y parvient sans imiter Jésus-Christ, « Maître et Modèle de toute sainte­té ». « Il y en a qui pensent, qui osent même enseigner, précise le Saint Père, que le mérite d'un prêtre consiste uniquement à se dépenser sans réserve au service du prochain ; en conséquence, laissant presque entièrement de côté ces vertus par lesquelles l'homme travaille à sa propre perfection (et qu'ils appellent pour cela vertus *passives*), ils prétendent qu'il faut consacrer toutes ses forces et tout son zèle à cultiver et à pratiquer les vertus *actives.* 36:87 On ne saurait trop dire *combien cette doctrine est erronée et pernicieuse.* C'est d'elle que Notre prédé­cesseur, d'heureuse mémoire, a écrit dans sa sagesse : « Pour prétendre qu'il y a des vertus chrétiennes plus appropriées que d'autres à certaines époques, il faudrait oublier les paroles de l'Apôtre : *Ceux qu'il a connus d'avance, il les a aussi prédestinés à devenir conformes à l'image de son Fils...* Or le Christ ne change pas au cours des siècles mais il est le même *hier et aujourd'hui, et il sera le même dans tous les siècles* ». « Si cette sainteté qui n'est autre chose que la science suréminente de Jésus-Christ, manque au prêtre, tout lui manque. Sans elle, même l'habileté pratique et le savoir-faire... sont fréquemment la source de préjudices déplorables ». C'est pourquoi, écrit-il dans l'Encyclique *E Supremi apostolatus* du 4 octobre 1903, « si l'on Nous demande une devise traduisant le fond même de Notre âme, Nous ne donnerons jamais que celle-ci : Restaurer *toutes choses dans le Christ* ». Il continue un peu plus loin, après avoir montré que cette mission commence par le prêtre lui-même : « S'il en est ainsi, Vénérables Frères combien grande ne doit pas être votre sollicitude pour former le clergé à la sainteté ! Il n'est affaire qui ne doive céder le pas à celle-ci. Et la conséquence, c'est que le meilleur et le principal de votre zèle doit se porter sur vos Séminaires, pour y introduire un tel ordre et leur associer un tel gouvernement, qu'on y voie fleurir côte à côte l'intégrité de l'enseignement et la sainteté des mœurs (*ut pariter integritate doctrinœ et morum sanctitate foveant*)... Quant à Nous, Vénérables Frères, *Nous veillerons avec le plus grand soin à ce que les membres du clergé ne se laissent point surprendre aux manœuvres insidieuses d'une certaine science nouvelle qui se pare du masque de la vérité* et où l'on ne respire pas le parfum de Jésus-Christ, science menteuse qui, à la faveur d'arguments fallacieux et perfides, s'efforce de frayer le chemin aux erreurs du rationalisme et du semi-rationalisme, et contre laquelle l'Apôtre avertis­sait déjà son cher Timothée de se prémunir lorsqu'il lui écrivait : *Garde le dépôt, évitant les nouveautés pro­fanes dans le langage, aussi bien que les objections d'une science fausse, dont les partisans avec toutes leurs promesses ont défailli dans la foi.* » 37:87 Le Saint Père sait, par inspiration divine, que tout est là. L'Église est menacée de l'intérieur, en sa substan­ce même. Citant, l'année suivante, dans l'Encyclique *Jucunda Sane* du 12 mars 1904, saint Grégoire le Grand : « L'Église est un vieux vaisseau désemparé qui fait eau de toutes parts, et dont la coque vermoulue, battue par les fureurs des tempêtes quotidiennes, annonce le nau­frage », il montre que « la passion des nouveautés », comme il avait dit le 9 novembre 1903 dans son allocu­tion consistoriale, ou, comme il le dira encore en 1906 dans l'Encyclique *Pieni l'Animo* aux évêques d'Italie, « l'esprit de nouveauté malsaine qui tourne en dérision la piété des fidèles et où il est question de nouvelles directions de l'Église, de nouvelles aspirations de l'âme moderne, d'une nouvelle fonction sociale du clergé, d'une nouvelle civilisation chrétienne et autres choses semblables », est pernicieux pour le prêtre en l'âme duquel il détruit le goût des choses suintes et l'obéis­sance aux supérieurs. Le ministère sacerdotal n'est plus alors rempli « pour le salut du peuple chrétien, mais pour sa ruine ». Ces prêtres « sèmeront des divisions, ils fomenteront des rébellions plus ou moins latentes, et le peuple fidèle, étonné de ce spectacle bien triste certes, pourra croire à un discord des volontés dans la société chrétienne ; et toute la faute de ce malheur retombe sur l'orgueilleuse opiniâtreté de quelques uns ». Il n'est pas un seul instant douteux que saint Pie X considérait les *Ecclesiæ renovatores,* les rénovateurs de l'Église, ainsi qu'il l'écrira dans *Pascendi dominici gre­gis* au point culminant de son pontificat, comme un danger qui pénètre jusqu'aux entrailles mêmes et aux veines de l'Église (*quamobrem in ipsis fere Ecclesiœ ve­nis atque in visceribus periculum residet*)*.* Cette Encycli­que célèbre s'élève, on le sait, contre « la manie réfor­matrice » (*innovandi studium*) qui possède les modernistes. 38:87 Son contenu, prodigieusement actuel, nous mon­tre jusqu'à quel point une partie importante du clergé contemporain s'est laissé envahir par cette fureur. Il n'est que de citer : « Rien, absolument rien dans le ca­tholicisme à quoi elle ne s'attaque. Réforme de la philo­sophie, surtout dans les Séminaires : que l'on relègue la philosophie scolastique dans l'histoire de la philo­sophie, parmi les systèmes périmés, et que l'on ensei­gne aux jeunes gens la philosophie moderne, la seule vraie, la seule qui conviennent à nos temps. -- Réforme de la théologie : que la théologie dite rationnelle ait pour base la philosophie moderne ; la théologie positive, pour fondement l'histoire des dogmes. -- Quant à l'his­toire qu'elle ne soit plus écrite ni enseignée que selon ses méthodes et ses principes modernes. -- Que les dog­mes et la notion de leur évolution soient harmonisés avec la science et l'histoire. -- Que dans les catéchismes on n'insère plus, en fait de dogmes, que ceux qui auront été réformés et qui seront à la portée du vulgaire... Que le gouvernement ecclésiastique, soit réformé dans toutes ses branches, surtout la disciplinaire et la dogmatique. Que son esprit, que ses procédés extérieurs soient mis en harmonie avec la conscience, qui tourne à la démocra­tie ; qu'une part soit donc faite dans le gouvernement au clergé inférieur et même aux laïques ; que l'autorité soit décentralisée. -- Réforme des Congrégations romai­nes, surtout de celle du *Saint-Office* et de *l'Index. --* Que le pouvoir ecclésiastique change de ligne de con­duite sur le terrain social et politique ; se tenant en de­hors des organisations politiques et sociales, qu'il s'y adapte néanmoins, pour les pénétrer de son esprit. -- En morale, ils font leur le principe des américanistes que les vertus actives doivent aller avant les passives, dans l'estimation que l'on en fait comme dans la prati­que. -- Au clergé ils demandent de revenir à l'humilité et à la pauvreté antiques et, quant à ses idées et son action, de les régler sur leurs principes. -- Il en est en­fin qui, faisant écho à leurs maîtres protestants, désirent la suppression du célibat ecclésiastique. -- Que reste-t-il donc sur quoi, et par l'application de leurs principes, ils ne demandent réforme ? ». 39:87 « Voilà qui suffit, et surabondamment, pour montrer par combien de routes le modernisme conduit à l'anéantissement de toute reli­gion. Le premier pas fut fait par le protestantisme, le second est fait par le modernisme, le prochain préci­pitera dans l'athéisme. » « Loin, bien loin du sacerdoce l'esprit de nouveauté : *procul procul esto a sacro ordine novitatum amor*. » \*\*\* On n'en finirait pas de citer les pages de cette *Ency­clique* d'une éclatante actualité. Il faut cependant trans­crire encore ces lignes que l'on croirait issues d'un Pa­pe ou d'un Prince de l'Église d'aujourd'hui, animés qu'ils seraient du zèle à défendre leurs plus sûrs défenseurs : « *Après cela, il n'y a pas lieu de s'étonner si les mo­dernistes poursuivent de toute leur malveillance, de tou­te leur acrimonie, les catholiques qui luttent vigoureu­sement pour l'Église. Il n'est sorte d'injures qu'ils ne vo­missent contre eux. Celle d'ignorance et d'entêtement est la préférée. S'agit-il d'un adversaire que son érudition et sa vigueur d'esprit rendent redoutable : ils chercheront à le réduire à l'impuissance en organisant autour de lui la conspiration du silence. Conduite d'autant plus blâmable que, dans le même temps, sans fin ni mesure, ils acca­blent d'éloges qui se met de leur bord. Un ouvrage pa­raît, respirant la nouveauté par tous ses pores ; ils l'ac­cueillent avec des applaudissements et des cris d'admi­ration. Plus un auteur aura apporté d'audace à battre en brèche l'antiquité, à saper la tradition et le magistère ecclésiastique, plus il sera savant. Enfin -- et ceci est un sujet de véritable horreur pour les bons -- s'il arrive que l'un d'eux soit frappé des condamnations de l'Égli­se, les autres aussitôt de se presser autour de lui, de le combler d'éloges, de le vénérer presque comme un mar­tyr de la vérité. Les jeunes, étourdis et troublés de tout ce fracas de louanges et d'injures, finissent, par peur du qualificatif d'ignorants et par ambition du litre de savants, en même temps que sous l'aiguillon intérieur de la curiosité et de l'orgueil, par céder au courant et se jeter dans le modernisme.* » \*\*\* 40:87 Si l'appel du Saint Père n'a guère été entendu des autres successeurs des Apôtres, comme en témoigne le demi-siècle qui suivi l'adjuration pressante que voici : « Nous vous prions et vous conjurons de ne pas souffrir que l'on puisse trouver le moins du monde à redire, en une matière aussi grave, à votre vigilance à votre zèle, à votre fermeté... Nous voulons donc que les évêques, méprisant toute crainte humaine, foulant aux pieds tou­te prudence de la chair, sans égard aux criailleries des méchants, suavement, sans doute, mais fortement, prennent en ceci leur part de responsabilité », la luci­dité de l'analyse et du diagnostic n'en frappe que da­vantage les lecteurs -- ils sont rares -- de l'Encyclique *Pascendi* en 1964. Presqu'à chaque mot, on voit corres­pondre un comportement, voire un nom contemporain. Il semble que presque tout ce qui se pense, se dit, se fait dans une partie du clergé actuel soit exactement le contraire de l'esprit, de la parole, de l'action de saint Pie X. Il n'est pas jusqu'au *Motu proprio* sur la musique sacrée, qui ne soit renvoyé aux vieilles lunes. Qu'on en juge par une simple citation : « La langue propre de l'Église romaine est la langue latine. Il est donc inter­dit de chanter quoi que ce soit en langue vulgaire pen­dant les fonctions solennelles de la liturgie ; et, plus en­core, de chanter en langue vulgaire les parties variantes ou communes de la messe et de l'office. Pour chacune des fonctions de la liturgie, les textes qui peuvent être chantés en musique et l'ordre à suivre dans ces chants étant fixés, il n'est permis ni de changer cet ordre, ni de remplacer les textes prescrits par des paroles de son choix, ni de les omettre en entier ou même en partie... Chacune des parties de la messe et de l'ensemble des fonctions sacrées doit conserver, même au point de vue musical, le cachet et la forme que la tradition ecclésias­tique leur a donnés et qui se trouvent parfaitement re­produits dans le chant grégorien. » 41:87 Que reste-t-il de l'œuvre de saint Pie X après un demi-siècle seulement ? Pour l'historien emporté par le mouvement de l'Histoire majusculaire, rien, rigoureuse­ment rien : il suffit de comparer les *Acta Sedis* de saint Pie X à telle déclaration faite par un évêque dans un *Rotary Club,* pour éprouver l'impression nette de se trouver non seulement devant des esprits différents, *mais devant des religions différentes.* Voilà près d'un demi-siècle que j'étudie la philosophie, voilà plus de trente ans que je la professe. Mes études m'ont obligé de faire de nombreuses incursions dans le domaine de la philosophie et de la théologie chrétiennes. Je n'ai rien, du moins à mes propres yeux, de celui que les imbéci­les appellent un « intégriste », étant plutôt du type « franc tireur », même en matière religieuse. Je consta­te simplement que ce qui était proclamé vérité par l'Église, il y a cinquante ans, tend de plus en plus à être répudié comme erreur par de nombreux catholiques, ou, s'ils ne sont pas nombreux, comme je le crois, par les catholiques qui disposent de presque tous les moyens de pression publicitaire sur leurs frères. Je constate simplement que ce qui était dénoncé comme erreur par le Pape en 1907 est aujourd'hui prôné comme vérité par ces mêmes catholiques, clercs ou laïcs, détenteurs d'un pouvoir quasi totalitaire de persuasion sur les âmes. Tout esprit non prévenu peut vérifier l'exactitude de cette double assertion et en contrôler la pertinence. Ce n'est pas seulement l'enseignement de saint Pie X qui est nié, c'est celui de tous ses successeurs, et surtout de Pie XII qui se porta, avec un zèle surnaturel, dans toutes les brèches du rempart, et Dieu sait si elles sont nom­breuses, pour les colmater. 42:87 A la religion chrétienne qui a connu près de deux millénaires d'existence se substi*tue une autre religion* dont l'observateur impartial peut dire (malgré toutes les prétentions qu'elle a et toutes les précautions qu'elle prend de « remonter aux sources évangéliques ») qu'elle n'est plus chrétienne. L'entre­prise n'est pas encore achevée. Elle est en cours. Elle est sans précédent. Le protestantisme et ses mille formes sont et restent des hérésies chrétiennes, des fragments arrachés à ce tout vivant qu'est le christianisme. La nou­velle religion, le « néochristianisme » comme il m'ar­rive de l'appeler abusivement, est UNE RELIGION INÉDITE, QUI SURGIT POUR LA PREMIERE FOIS DANS L'HISTOIRE, et dont on peut se demander si, ne méritant plus le nom de chrétienne, ainsi que le prévoyait saint Pie X, elle mérite encore, comme il le suggérait, le nom de religion. En effet, s'il est un commun dénominateur à toutes les inno­vations qui se perpètrent dans l'Église actuelle, avec un grand désordre et sans le moindre souci des avertisse­ments pontificaux, c'est bien *le mépris du Sacré,* qui est au fond la définition même de l'athéisme. Toutes les poussées qui se manifestent dans l'Église, à l'occasion du Concile, dans tous les domaines de la religion (pas un seul qui ne soit ébranlé), paraissent à première vue incoordonnées, contradictoires même. Un regard atten­tif y découvre toutefois quelque chose qui est propre à chacune d'elles : la distance entre Dieu et l'homme, le sentiment de la Transcendance, l'impression d'une ver­tigineuse Proximité qui en est le complément, sont en train de disparaître au bénéfice d'une attitude qui efface toute différence entre le divin et l'humain, autrement dit qui méconnaît totalement le Sacré. La vénération, la piété, l'adoration, la dévotion, la spiritualité, la révé­rence, l'intuition du mystère -- je cite en vrac -- ne sont plus à proprement parler des attitudes religieuses. Ce qui est « religieux » c'est « l'action » « l'améliora­tion des conditions de vie » « le travail » « la paix », « l'union entre les peuples », « la libération des oppri­més » « la conquête de la nature » « l'édification d'une société nouvelle » etc. En bref, ce qui est religieux, c'est l'homme, le rapport de l'homme à l'homme, l'ap­parition d'un « homme nouveau » complètement affranchi des contraintes que la nature et la société de jadis faisaient peser sur lui, et par là-même « ouvert » à tout homme. 43:87 Ce qui est religieux, c'est l'homme « social », l'homme « collectif » l'homme « communautaire », l'homme « communiste », toujours en progrès, en inéluc­table évolution vers « l'homme parfait » dont on veut bien encore, temporairement, que le Christ soit le mo­dèle. \*\*\* Ces idées, ces nuées dans lesquelles baignent les chré­tiens, les catholiques, clercs et laïcs, d'aujourd'hui, sont l'aboutissement du modernisme condamné par saint Pie X et singulièrement de ce que l'Encyclique *Pascendi* nomme l'*immanentisme.* « La doctrine de l'immanence au sens moderniste, écrit le Pape, tient et professe que tout phénomène de conscience est issu de l'homme en tant qu'homme. La conclusion rigoureuse, c'est l'identité de l'homme et de Dieu, c'est-à-dire le panthéisme », puisque la conscience que l'homme a de Dieu est Dieu lui-même et que cette conscience ne doit rien qu'à l'hom­me seul. Entre l'immanentisme où Pie X voyait le mo­teur du modernisme et la fameuse formule de Marx re­lative à « la conscience humaine tenue pour la plus haute divinité », il n'y a pas la différence la plus ténue. Un chrétien « immanentiste » ne peut être que marxis­te, ou fasciné par le marxisme, ou tolérant à son égard, ou encore hostile à quiconque pratique un « anticom­munisme négatif ». Un chrétien qui n'est pas « imma­nentiste », qui est soumis à l'Église traditionnelle et aux dogmes, qui est « intégriste », est corrélativement « beaucoup plus dangereux que le communiste » pour la pureté de la foi, telle que la conçoivent le R.P. Liégé et tant d'autres à sa suite. La foi en l'homme est la seule foi en Dieu qui puisse être. 44:87 De fait, en stricte logique, l'immanentisme ne peut aboutir qu'au collectivisme : si la conscience et son objet sont identiques, la conscience ne peut être que collective, universelle, totale et divine, à peine de s'effriter en une multitude anarchique de consciences individuelles. C'est au panthéisme marxiste que vont toutes les formes du néochristianisme contemporain, comme les fleuves, les rivières, les ruisseaux à l'océan. Il n'est pas étonnant que l'immanentisme le plus accentué qui soit : celui que professent le R.P. Teilhard de Chardin et ses partisans, aille dans le sens de la socialisation intégrale, séparée du marxisme par l'épaisseur d'un cheveu, et que les phi­losophes de la secte le considèrent comme l'annonce du futur amalgame entre le christianisme nouveau et le communisme. Les deux systèmes se concilient et se complètent l'un l'autre au niveau de la négation du principe d'identité propre à tous les évolutionnismes. Si la ma­tière est esprit, le singe l'homme, l'homme lui-même est dieu. Toute conscience enfermée en son immanence est le lieu où les contraires coïncident à la haute tempéra­ture de « la divinisation ». C'est dans le même sens que se développe la théologie de la collégialité. Quant à la nouvelle liturgie dite communautaire, il est plus que cer­tain qu'elle répond à la définition de tout communisme réel : « un seul cerveau suffit pour mille bras » dans un même *Zusammenmarschierung* mécanique, avec un seul chef d'orchestre ou un seul moniteur de gymnastique. Dans ce chaos d'inanité sonore où le prêtre est essen­tiellement homme de théâtre, metteur en scène, person­ne ne songe à Dieu, personne ne songe à son voisin, personne ne songe à rien : aucune présence divine ou humaine n'est le foyer de convergence de ce chant ano­nyme où chacun tue le temps de la Sainte Messe. Mais Monsieur le Curé et Monsieur le Vicaire sont contents : voilà longtemps qu'ils enviaient le poste de meneur de foule, un peu dévalorisé pourtant par les politiciens, ils l'ont désormais et ils éprouvent le sentiment enivrant de diriger une masse parfaitement docile (les fausses notes important peu), non à l'influx divin, mais à leur autorité propre. 45:87 On comprend alors pourquoi la religion chrétienne d'aujourd'hui, modernisée à la façon des modernistes réprouvés par saint Pie X, élimine de plus en plus le Sacré de ses dogmes et de ses rites. Le Sacré est une force, une grâce qui ne se plie en aucune manière à nos exigences, à nos idées, à nos sentiments. C'est bien plutôt lui, le Sacré, qui nous impose sa mystérieuse présence à travers un langage qui est celui de la Révé­lation, à travers une musique et des rites dont il n'est pas exclu qu'ils soient inspirés, sinon d'une manière surnaturelle, du moins en vertu de ce don poétique et créateur de l'artiste, qui est, lui aussi à sa façon, une grâce, une manifestation du sacré dans l'ordre de la nature. Cela gène les subjectivités affolées, les aspira­tions, les requêtes, les exigences de « l'âme moderne ». Dès qu'il y a vérité indépendante de l'homme, supé­rieure à l'homme, accordée gratuitement, à l'homme, dès qu'il y a une présence réelle que l'homme n'a point suscitée de lui-même, à la manière d'un ecto­plasme, on s'empresse de passer outre. L'être réel, qu'il soit surnaturel ou naturel, qui ne dépend point de l'homme n'intéresse plus nos contemporains. Seuls les signes les influencent, et non pas les signes en tant qu'ils renvoient aux choses signifiées, mais les si­gnes comme tels, sans plus, comme le billet de banque, le mot, et tout ce qu'on englobe sous ce nom de struc­ture qui cache la déliquescence. Alors nos clercs leur en donnent un sens. La platitude de la plupart des sermons et des chants dominicaux confond. La merveilleuse beauté des textes bibliques accompagnés d'un sobre commentaire qui la met en relief avec tout son contenu de vérité, avec l'incitation à devenir meilleur qu'elle provoque en nous, la splendeur de la sainte Messe qu'on ne se lasse jamais de lire et de relire, y découvrant sans cesse des choses nouvelles, tout ce rayonnement du Sacré qui fait corps avec un langage, avec des signes, avec des réalités signifiées qui ne proviennent pas de l'homme, est refoulé au profit d'un bavardage et de ren­gaines qui portent l'empreinte de la vulgarité. A une époque où les chrétiens sont devenus, paraît-il, « adul­tes », on les traite comme s'ils étaient des enfants arrié­rés, sinon des débiles mentaux. On pourrait citer ici d'innombrables exemples d'un langage religieux *où le Sacré ne passe plus*. Pourquoi ? Parce qu'on prétend, en vertu du postulat subjectiviste et immanentiste, mettre Dieu à la portée de l'homme et non point élever l'hom­me jusqu'à Dieu. 46:87 Qu'on le veuille ou non, s'adapter au monde moder­ne, s'adapter à n'importe quel monde, c'est signifier au Sacré son congé, non seulement parce que le monde moderne désacralise tout, la nature, l'art, la religion elle-même, mais parce que le monde moderne n'est plus un monde de présences : il est un monde de représenta­tions, il n'est plus un monde de réalités indépendantes de l'homme et que l'homme a lentement humanisées sans les asservir, il est un monde où l'homme moderne s'est projeté lui-même, fait par l'homme moderne à son image, où il se retrouve sans cesse, où il n'y a plus entre l'homme et l'homme que l'homme lui-même. Comment adapter la religion à un monde laïcisé jusqu'aux moel­les sans construire cette chimère incroyable que serait une religion laïque ? C'est la gageure actuelle, dont saint Pie X prévoyait l'aboutissement : une religion où l'homme usurpe la place de Dieu, une religion qui pro­fane tout ce qu'elle dit ou ce qu'elle fait. La tragédie grecque élevait un *peuple*, composé en grande part d'il­lettrés, jusqu'au sommet du génie et lui entr'ouvrait le mystère du Destin. Le temps vient, s'il n'est déjà venu, où la tragédie du Calvaire et la « pastorale » nouvelle seront présentées au peuple chrétien, soigneu­sement énucléées de tout vestige qui rappelle à l'hom­me qu'il n'appartient pas à lui-même et que rien ne lui est dû : ce jour-là, nous enregistrerons la mort du Sacré et la ruine de la Transcendance. Le peuple chré­tien ne saura même plus ce que savait le peuple païen lorsqu'il prêtait, lui, mortel, une forme humaine à ses dieux toujours vivants : que le Divin est d'autant plus proche de l'homme qu'il lui est plus inaccessible et que la nuit de l'âme est sa plus profonde lumière. \*\*\* 47:87 « Pour pénétrer mieux encore le modernisme » et ses suites actuelles, il convient de rechercher sommaire­ment, avec saint Pie X, « les causes qui l'ont engendré et qui l'alimentent ». « La cause prochaine et immédiate réside dans une perversion de l'esprit, cela ne fait aucun doute : *proxi­mam continentemque causam in errore mentis, esse po­nendam, dubitationem non habet* ». Le diagnostic de saint Pie X est fulgurant : perversion de l'esprit, faus­seté de l'esprit, imposture de l'esprit, il n'est point de maladie qui soit aujourd'hui plus communément répan­due dans le clergé et dans les fidèles dégradés par un monde moderne qui avilit tout ce qui sort de son sein. Comment fermer les yeux sur ce fait solaire que la plus grande découverte scientifique des temps modernes, la fission de l'atome, a été encore pour le monde qui s'en glorifie la plus grave menace de mort qui soit ? Comment ne pas voir que le même monde qui sauve des milliers de jeunes vies humaines les envoie, à peine adultes, au carnage ? Comment rester aveugle devant ce monde qui prétendument libère les hommes et les peuples, alors qu'il les asservit effectivement avec une férocité que le monde antique n'a pas connue ? Le vainqueur va jusqu'au bout du pouvoir dont il dispose, disait l'orateur d'Athènes aux Méliens qui vont être mas­sacrés : c'est la dure loi qui règne chez les dieux com­me chez les hommes. C'est cruel, bien sûr, mais sans mensonge : le bien reste le bien, le mal le mal. Nous avons changé tout cela : la victoire se transforme aus­sitôt en défaite, la liberté en esclavage, la prospérité en ruine, la proie en ombre, la réalité entrevue en mots, le pain en pierre, le bien espéré en mal. Chaque pas de l'homme vers sa libération individuelle et collective s'est accompagné d'une baisse de niveau de la nature humaine : à la limite, il n'y a plus de nature humaine, mais une matière plastique que les techniques de persua­sion idéologique viennent emboutir avec la complicité même de ceux qui en sont les victimes. Et le plus grave n'est pas d'être esclave, c'est le consentement à l'être. *Ruunt in servitutem*. 48:87 Les libertés concrètes du paysan de jadis sont sans prix en comparaison des carcans de toute espèce que porte bénévolement l'esclave gras de la civilisation urbaine actuelle, enchaîné par ses fièvres révolutionnaires à la mécanique sociale. Si nous pen­sions en tenant les choses au bout de notre pensée, nous serions terrifiés par l'énorme régression des temps mo­dernes. Mais nous ne pensons plus les choses, nous pen­sons, si l'on peut dire, des mots : il suffit que tel mot soit prononcé, liberté par exemple, pour que nous soyons convaincus que nous sommes libres, alors que notre libé­ration à l'égard de telle situation donnée n'est rien d'au­tre qu'un esclavage consolidé à l'égard de telle autre situation qu'aucun mot ne désigne, qu'on se garde bien de nommer, et qui n'existe donc pas à nos yeux. Tel est le mensonge de l'esprit moderne. Mentir c'est dire ce qui n'est pas et ne pas dire ce qui est. Cet art est porté aujourd'hui au comble de la perfection, à tel point que la plupart des mots du langage courant en viennent à signifier le contraire de ce qu'ils expriment, sans que ceux qui les prononcent s'en aperçoivent eux-mêmes. Quiconque a le malheur d'émettre une vérité de sens commun est considéré comme un perturbateur de l'or­dre public : si vous affirmez par exemple que la libéra­lisation qui s'effectue actuellement en Russie est plus dangereuse pour l'Occident que la dictature stalinienne, pour cette raison, suprêmement évidente, que le régime communiste, déchargé de ses soucis intérieurs et de l'em­ploi de ses forces à usage interne, peut désormais tour­ner plus librement sa volonté de puissance vers l'exté­rieur, on dira de vous, comme un ecclésiastique de moi-même, que vous vous opposez à la politique de conci­liation, de paix, d'entente avec le communisme, préco­nisée, paraît-il, par Jean XXIII. En parlant de l'*error mentis,* de la perversion de l'esprit, saint Pie X n'ima­ginait pas que les esprits faux, ne se sachant point faux, comme dit Pascal, ayant même perdu toute possibilité de le savoir, et persuadés de détenir la vérité libératrice, auraient occupé dans l'Église la plupart des postes sociologiquement influents, au point de réduire sinon au silence, du moins à une audience très restreinte, les intelligences encore soucieuses des réalités qui se voient et se touchent, et opiniâtres à juger toujours l'arbre à ses fruits. 49:87 Il aurait moins cru encore que des évêques eus­sent choisi ces esprits faux, incurablement faux, pour conseillers, et les eussent même fait monter dans la chaire de vérité pour endoctriner les fidèles. Avec la candeur propre à la sainteté, avec la convic­tion paysanne aussi que les conséquences visibles d'une erreur contraignent l'auteur de la faute à résipiscence, saint Pie X ne pensait pas que l'esprit faux fût incapa­ble de redressement parce qu'il transforme désormais le monde à son image et que les suites désastreuses de ses actes n'apparaissent même plus dans l'histoire, fût-elle récente : il suffit à l'esprit libre, vacciné contre les toxines du siècle, de jeter un regard serein sur le récit des événements depuis 1914 environ, pour constater comment les faits les plus évidents sont gauchis, retour­nés, vidés de leur sens obvie par la machine des propa­gandes. Nous sommes sociologiquement installés dans le mensonge permanent. Il faut une âme de fer et, selon toute vraisemblance, un abondant secours d'En-Haut, pour résister aux pressions publicitaires des idéologies en vigueur et contempler les choses telles qu'elles sont dans une saisie directe, immédiate et ferme de leurs essences. L'opération de l'intellect agent qui con­siste à saisir dans le phantasme l'intelligible dont il est gros, est réservée aujourd'hui à quelques rares esprits qui ont décidé une fois pour toutes de s'en tenir au sim­ple, à l'élémentaire, au non-raffiné, de manière à se for­mer, par des saisies justes et fortes du réel, des juge­ments inébranlables et à restituer leur éclat aux vérités de sens commun, toujours oubliées des sots, des utopis­tes, des sophistes et surtout, (il faudrait le répéter indé­finiment) de ceux que ronge, le désir d'imposer aux au­tres leurs mensonges, afin que le mensonge, devenu universel, soit pris pour la vérité. On se méprend sou­vent sur le rôle de l'esprit faux à l'époque contempo­raine : il est limité, prétend-on, et le bon sens finit tou­jours par en triompher. Je n'en crois rien. Le rayonne­ment de l'esprit faux est sans limites, non seulement parce qu'il dispose des moyens de diffusion générale­ment refusés à l'esprit avide de vérité, mais surtout par­ce qu'il est actuellement nanti d'une arme presque in­vincible, aperçue la première fois par Nietzsche : la volonté de puissance. 50:87 Saint Pie X l'appelle, en son vocabulaire chrétien, l'orgueil, qui exerce sur l'âme une action d'une efficace inouïe : *sed longe majorem ad obcaecandum animum et in errorem inducendum cohibet efficientiam super­bia.* « L'orgueil ! Il est, dans la doctrine des modernis­tes, comme chez lui ; de quelque côté qu'il s'y tourne, tout lui fournit un aliment, et il s'y étale sous toutes ses faces. Orgueil, assurément, cette confiance en eux qui les fait s'ériger en règle universelle. Orgueil, cette vaine gloire qui les représente à leurs propres yeux comme les seuls détenteurs de la sagesse qui leur fait dire, hau­tains et enflés d'eux-mêmes : *Nous ne sommes pas com­me le reste des hommes ;* et qui, afin qu'ils n'aient pas, en effet, de comparaison avec les autres, les pousse aux plus absurdes nouveautés. Orgueil, cet esprit d'in­soumission qui appelle une conciliation de l'autorité avec la liberté. Orgueil, cette prétention à réformer les autres, dans l'oubli d'eux-mêmes ; ce manque absolu de respect vis-à-vis de l'autorité, sans en excepter l'au­torité suprême. Non, en vérité, nulle route qui conduise plus droit ni plus vite au modernisme que l'orgueil. Qu'on nous donne un catholique laïque, qu'on nous don­ne un prêtre, qui ait perdu de vue le précepte fondamen­tal de la vie chrétienne, savoir que nous devons nous renoncer à nous-mêmes, si nous voulons suivre Jésus Christ, et qui n'ait pas arraché l'orgueil de son cœur : Ce laïque, ce prêtre est mûr pour toutes les erreurs du modernisme. C'est pourquoi, Vénérables Frères, votre premier devoir est de traverser ces hommes superbes, et les appliquer à d'infimes et obscures fonctions : qu'ils soient mis d'autant plus bas qu'ils cherchent à monter plus haut, et que leur abaissement même leur ôte la faculté de nuire. » 51:87 Depuis lors, l'eau a coulé, rapidement, sous les ponts, comme l'Histoire majusculaire elle-même. Le pharisien s'est mué en publicain, sans rien dépouiller de son pharisaïsme intérieur. Il s'est emparé des places stratégiques dans la sphère des communications. Il a pris en main les leviers de l'opinion publique. Il a fait et défait les ré­putations. Il a gonflé et dégonflé les baudruches. Il faut le dire : avec une aisance non-pareille, due à un pou­voir d'intimidation, à un usage scientifique de mots-fétiches, de semonces, de menaces, dont les âges anté­rieurs nous offrent peu ou pas d'exemples. Les moder­nistes contemporains ont allié la superbe à l'humilité. Ils se sont servi des humbles, des petits, des déshérités, non point pour les tirer de leur misère (l'expérience prouve que celle-ci a empiré), mais pour faire triom­pher leur outrecuidante conception de l'homme maître de son destin et de l'univers. *Sur l'amour évangélique du prochain, ils ont édifié le plus arrogant édifice de domination intellectuelle et spirituelle que le monde ait connu.* L'empire de la Sorbonne dénoncé par Péguy n'était rien à côté de cette prétention, car il ne pénétrait pas jusqu'à la racine même de la conscience pour la gauchir et lui faire percevoir l'homme dans une pers­pective démiurgique. Je pourrais énumérer ici mille exemples de cette colonisation mentale du catholicisme par « l'identité de l'homme et de Dieu », stigmatisée par saint Pie X comme le foyer générateur du moder­nisme. Tout dernièrement encore, un religieux de mes amis soumettait à l'Ordinaire du Diocèse un ouvrage de mystique dont il est l'auteur et où il montrait inci­demment que l'amour du prochain n'avait de sens et de réalité que baignant dans l'amour de Dieu, forme suprême de la charité. Le censeur, professeur au sur­plus au Grand Séminaire, le pria de supprimer ce passage, sous peine de voir l'*imprimatur* refusé. Le moder­nisme contemporain a créé ainsi dans l'âme des chré­tiens une mauvaise conscience qui les dispose à devenir la proie consentante de tous les totalitarismes révolu­tionnaires si bien qu'on peut affirmer, sans outrance, que le christianisme est parfois ou souvent la prépara­tion la meilleure qui soit aux succès du marxisme. C'est clair comme le soleil en son zénith. 52:87 Le subjectivisme immanentiste, commun à tous les modernistes de style 1910 ou de style 1964, n'a autre chose, au bout de ce qu'il faut bien appeler sa « pensée », faute d'un autre mot, qu'une image, un phantasme, une « idée » de l'homme : l'homme concret, de sang, de chair, d'os, n'est que le support de « l'idée » de l'homme. Aimer le prochain n'est pas aimer l'être qui est près de vous et qui partage votre vie quotidienne ou fait effectivement irruption en elle (tel l'étranger pour le Grec païen, ho­noré comme s'il était Zeus lui-même), c'est aimer « l'i­dée » qu'on se fait intérieurement de l'homme, dans l'immanence de la conscience à elle-même. Pour tel abbé, le prochain n'est pas le Français qui succombe sous les coups de l'Algérien, mais le tueur lui-même ou plus exactement l'homme qui se libère de l'odieuse ser­vitude de la colonisation. Dans ces conditions, le pro­chain, au sens du dictionnaire, n'a plus de signification. C'est le lointain qu'il faut aimer, à la manière des prê­tres de je ne sais plus quel diocèse français et à l'invi­tation des théologiens d'aujourd'hui. Le prochain qu'on rencontre à l'église, le dimanche, c'est pour lui tomber sur le dos à bras raccourcis. Je me trouvais, voici peu, dans une église de paroisse bourgeoise où les circons­tances m'avaient placé au premier rang. Le prédicateur nous fit un sermon qui n'était qu'un long cri de haine contre la bourgeoisie (toujours ces idées abstraites). Il termina par l'annonce d'une quête en faveur des pays sous-développés où cette même paroisse avait envoyé deux de ses fils, qui y furent massacrés, et une religieuse qui y fut violée. Descendu de la chaire où il était monté (pour y manifester sa supériorité, sans doute, car elle ne servait plus depuis belle lurette), il commença sa quête par votre serviteur. Je confesse qu'il eut beau tourner le plateau trois ou quatre fois devant moi, pour m'inciter à donner l'exemple ; je le regardai droit dans les yeux et lui fis un signe de dénégation. Je préfère, tout compte fait, la confiscation pure et simple de tous mes biens matériels par le régime communiste à cette sollicitation dont l'injure, lancée au nom du Christ, est le seul ressort. 53:87 Cette anecdote n'est pas la seule qui bourdonne encore en ma mémoire. Elle m'en évoque d'autres dont l'ensemble me rend sympathique cette « bourgeoisie » vilipendée au moment même où son pouvoir politique et son prestige social déclinent. S'il y a un coup de pied de l'âne, c'est bien celui qu'un certain clergé, qui se croit dispensé de toutes les règles de la politesse élémentaire par l'habit qu'il porte, inflige impunément, parce que le socialisme en vogue l'y incite, à un auditoire figé dans le respect. Disons-le sans tourner autour du pot : il y a quelque chose d'horrible dans cet amour qui hisse une idée abstraite de l'homme au pinacle, alors que cette idée coïncide purement et simplement avec soi-même et n'est que le reflet de la subjectivité la plus close. L'homme qui le ressent se substitue orgueilleusement à Dieu à l'instant même où il s'incline devant « le prochain » ou devant « le lointain ». Ce type de superbe mime habile­ment l'amour : il se donne extérieurement à l'autre, alors que c'est à soi-même qu'il se donne ; il se sacrifie à autrui, alors qu'autrui n'est qu'un prétexte pour s'aimer soi-même ; autrui est tout, mais il n'est que l'idée qu'on s'en fabrique et cette idée n'est elle-même que soi. L'orgueilleux classique ne faisait que préférer le bien créé qu'est son être au Bien incréé. Il refusait de reconnaître la primauté absolue de Dieu. Une telle enflure impliquait du caractère, du cran, une espèce de solidité aveugle, dure, résolue, tendue. Ce n'est pas rien de contester à Dieu sa primauté et de substituer sa propre excellence à la grandeur du Créateur ! Comme le remarque saint Thomas, les autres péchés offensent Dieu par ignorance, par faiblesse, par concupiscence : la superbe seule est directement, immédiatement con­traire à Dieu. S'éloigner de Dieu est pour ces péchés une conséquence : pour l'orgueil, c'en est le principe constitutif. Il y a dans l'orgueil quelque chose de tragi­que : le dénouement est fixé d'avance. L'orgueil moder­niste n'a point cette certitude sévère et impavide. Il est cauteleux. Il est fourbe. Il est trompeur. Il ne rompt pas en visière avec le divin. Il le délite par la base. 54:87 Mine de rien, tous les termes du langage chrétien sub­sistent privés de leur référence à la transcendance de Dieu, axés désormais sur la transcendance de l'Homme. L'opération n'est pas brutale, comme dans le marxisme. Elle est précautionneuse, circonspecte. « Ce que vous faites au plus petit d'entre les miens, c'est à moi-même que vous le faites. » Seulement, ces plus petits ne sont pas ceux que Dieu désigne comme siens, mais ceux que l'orgueilleux choisit lui-même comme siens, en fonc­tion de l'idée qu'il en a et qui est conforme au moi immanent, à la subjectivité dont il ne sort pas, dont il ne veut pas sortir, tout autre critère étant nul. L'altier Samaritain sélectionne désormais ses blessés au bord de la route. Il impose son option au peuple des fidèles pusillani­mes. Les moyens de coercition, de persuasion clandes­tine plutôt, ne manquent pas. Toute l'atmosphère poli­tique et sociale en est saturée depuis les révolutions qui se sont succédées au cours des deux derniers siècles. Le socialisme dont la planète est imbibée comme une épon­ge dispose à l'humanitarisme, à l'amour du collectif, au mépris de l'individu, seul détenteur cependant d'une âme à sauver. Il y incline d'autant plus que cet huma­nitarisme ne réclame de l'homme aucun effort person­nel : ce sont des institutions, des structures, des méca­nismes qui agissent, avec l'huile des finances publiques, et l'on sait qu'aux époques de gaspillage l'impôt n'est jamais lourdement ressenti. Mais lorsqu'à la pression sociale des lois et des mœurs s'ajoute l'emprise de la religion dévoyée par les mêmes caricatures de la réalité, la pesée ambiante devient quasiment irrésistible dans la plupart des cas. Le socialisme a intégralement accom­pli son programme social et politique. Il triomphe par­tout sous des formes diverses. Il lui reste à remplir son programme religieux : le remplacement de Dieu par l'Homme. 55:87 C'est à quoi se voue le mélange de socialisme et de christianisme qu'est la théologie nouvelle, dont saint Pie X avait, encore une fois, décelé les accointances politiques dans sa Lettre sur le *Sillon :* « Oui, vraiment, on peut dire que le Sillon convoie le socialisme, l'œil fixé sur une chimère. Nous craignons qu'il y ait encore pire. Le résultat de cette promiscuité en travail, le béné­ficiaire de cette action sociale cosmopolite, ne peut être qu'une démocratie qui ne sera ni catholique, ni protes­tante, ni juive ; une religion (car le Sillonnisme, les chefs l'ont dit, est une religion) plus universelle que l'Église catholique, réunissant tous les hommes devenus enfin frères et camarades dans « le règne de Dieu ». « On ne travaille pas pour l'Église, on travaille pour l'huma­nité »... « Le catholicisme du *Sillon*... a été capté dans sa marche par les ennemis modernes de l'Église et ne forme plus dorénavant qu'un misérable affluent du grand mou­vement d'apostasie organisé, dans tous les pays, pour l'établissement d'une Église universelle qui n'aura ni dogmes ni hiérarchie, ni règle pour l'esprit ni frein pour les passions, et qui, sous prétexte de liberté et de dignité humaine, ramènerait dans le monde, si elle pou­vait triompher, le règne légal de la ruse et de la force, et l'oppression des faibles, de ceux qui souffrent et qui travaillent. Nous ne connaissons que trop les sombres officines où s'élaborent ces doctrines délétères qui ne de­vraient pas séduire des esprits clairvoyants. » La sauce est peut-être différente, les épices changées, mais le brouet reste le même : l'œcuménisme de la religion de l'homme tel qu'Alfred Loisy la préconisait après son apostasie. La perspicacité de saint Pie X débordait largement au-delà du 25 août 1910. \*\*\* Que le clerc soit particulièrement tenté par l'orgueil et qu'il revête facilement sa superbe du manteau de l'humilité, c'est là chose connue. Il n'est point besoin de lire les analyses corrosives de *La Généalogie de la Morale* pour le savoir. Le bons sens le dit avec simplicité : *corruptio optimi pessima.* Quiconque s'élève est guetté par le vertige. Il n'est rien qui dépasse ici-bas le prêtre et le caractère sacré indélébile dont il est marqué. 56:87 L'épo­que moderne a battu en brèche cette autorité souveraine et sans appel de l'homme d'Église qui se manifestait autrefois par des signes sensibles dans la hiérarchie sociale. Le prestige du sacerdoce s'est trouvé amputé en de nombreux pays, de sa contre-partie dans « le monde ». A quelque chose malheur est bon : le prêtre est sommé désormais de faire appel à la seule spiritua­lité pour asseoir son crédit et maintenir son ascendant. Rien n'est plus beau ni du reste plus magnétique que l'emprise sur les âmes qui émane invisiblement et invin­ciblement de la Sainteté. Mais l'expérience atteste que rien n'est plus rare. N'en inculpons que la pesanteur de la nature humaine, et non le pouvoir de la grâce. Plus que jamais le prêtre d'aujourd'hui est acculé -- à la sainteté ainsi que l'avait, derechef, très bien vu saint Pie X. Les consolations ou les compensations sensibles que lui offrirait une société dont les institutions et l'esprit sont chrétiens, lui sont refusées. Comment alors agir sur le siècle si le siècle n'est plus pénétré de christianisme et si l'auteur de l'action n'est pas soulevé par un excep­tionnel amour de Dieu ? Encore un coup, l'expérience établit que la manière la plus rapide de réussir dans le monde est d'adopter ses modes et même de renchérir sur elles. Violente est la tentation qui assaille le prêtre contemporain de se conformer au siècle pour évan­géliser le siècle. Elle est d'autant plus impétueuse que le prêtre est facilement disposé à se croire invulnérable grâce au caractère sacré qui le place hors de la sphère du profane, et qu'il aborde le monde en apôtre, en con­quérant marqué du sceau du Christ. Cette automystifi­cation est au comble lorsque le prêtre se persuade qu'il doit parler au monde le langage du monde pour conver­tir le monde à Dieu. Un tel prurit est, croyons-nous, prin­cipalement moderne. Il y a chez des clercs de plus en plus nombreux une démangeaison à sortir de ce qu'ils nomment, à la suite du P. Congar, « le ghetto chrétien » et à « travailler en pleine pâte du monde ». Ils n'ont point de modèles antérieurs, tous les apôtres ayant œu­vré dans des sociétés déjà chrétiennes qu'ils voulaient rendre plus chrétiennes, ou dans des sociétés dont l'âme est religieuse, tels les pays de mission. 57:87 C'est la première fois dans l'histoire du christianisme que l'apôtre se trouve en face d'un monde où « Dieu est mort », en présence d'un monde laïque et désacralisé, devant un monde où l'image de l'homme à effacé l'image de Dieu. Il y a bien la solution de la sainteté, prescrite par saint Pie X. Mais la sainteté, répétons-le, ne court pas les rues. Elle est, au surplus, sans efficace visible, immédiate et massive. Le surnaturel *quoad substandiam,* pour re­prendre l'expression scolastique si éclairante, constitutif de la sainteté, n'agit qu'avec lenteur, souvent à retarde­ment et ne rayonne sa lumière que sur un petit nombre sensible à son attrait secret. Le surnaturel *quoad modum,* les miracles et les prodiges feraient mieux sans doute, mais ceux du Christ ne le lui ont pas réussi. Restent alors les moyens dont on constate expérimentalement les chances et qu'emploient les manieurs de foule, les politiciens, les démagogues, les tireurs de ficelle du pan­tin humain, les spécialistes du conditionnement. Il est des prêtres qui surpassent les meilleurs techniciens mar­xistes en l'occurrence. Flatter la masse, « le gros ani­mal » pour le diriger, induit à la plus effroyable des sophistiques, comme l'a montré Platon. N'en sommes-nous pas là avec la théologie dite nouvelle, renouvelée du modernisme ? Cette théologie a eu beau filtrer, décanter, soutirer le *modernismus redivivus* ainsi que tous les courants antérieurs ou postérieurs à lui qui s'y déversent comme en leur lieu naturel, l'entreprise se solde par un échec : entre le subjectivisme immanentiste et le réalisme que requiert la foi chrétienne, il n'y a pas de composition possible. Le monstre qui naîtrait de cette tentative serait une religion inversée, séparée de la religion athée du marxisme par l'épaisseur d'un sentiment amorphe sur lequel la faconde littéraire des « intellectuels » chré­tiens peut broder à l'infini, mais que la rude poigne soviétique ou chinoise aurait tôt fait de confisquer au profit de la collectivité érigée en divinité. 58:87 Toutes les tendances religieuses, conscientes ou inconscientes, de l'homme moderne, mises à nu par le subjectivisme qui pénètre sa vie profane et qui n'avait pas encore atteint en profondeur sa vie chrétienne ou ce qui en reste, sauf chez quelques prétendues élites, ont été déviées du *moi* vers le *nous,* de l'individu à la classe, au peuple, à la nation, à la race, à l'humanité, si bien que la situa­tion nouvelle de l'homme contemporain est pire que celle de « l'égoïste » auquel il succède. L'homme mo­derne va droit vers l'adoration du *Léviathan* étatique qui est lui-même divinisé : l'État devenu maître à la place de Dieu, avec la fixation de l'humanité, dans « la parfaite et définitive, fourmilière » que prévoyait Valéry. Or, l'esclavage d'aujourd'hui n'avilît pas seule­ment les hommes au point de s'en faire aimer, comme le pensait Simone Weil après Vauvenargues, il anéantit en eux toute possibilité de s'y soustraire : les murs de l'ergastule sont ceux de la planète, et bientôt de la lune. Le P. Congar est sorti d'un ghetto pour entrer dans un autre. \*\*\* C'est du reste l'issue de tout orgueil et, singulière­ment de l'orgueil ecclésiastique qui en est la forme la plus haute : la chute. Le dépassement de la condition humaine est « la finale crevaison grenouillère », disait sarcastiquement James Ensor. Saint Thomas affirme avec vraisemblance que le péché originel fut un péché de superbe. L'homme prétendit se suffire à lui-même, s'élever au-dessus de lui-même, se faire lui-même, mo­difier sa nature. Il a pleinement réussi à libérer en lui les puissances de l'animalité en même temps qu'il sous­trayait sa raison et son être à Dieu. Il ne faut jamais cesser de le dire : qui fait l'ange, fait la bête. Si intelli­gents que nous soyons devenus (et le Père Teilhard nous assure que ce n'est encore rien et que nous allons bien­tôt baigner dans une intelligence cosmique qui me fait penser à l'intellect unique d'Averroès), nous laissons tout de même percer le bout de l'oreille de la bête, et même de la bête féroce. Combien de millions de morts sur les autels des Idoles modernes ? 59:87 Vingt, trente, qua­rante depuis cinquante ans ? On peut et on doit même dire que l'intelligence (privée de la grâce ou même du souvenir de la grâce) est d'autant plus brutale, d'autant plus bestiale, qu'elle est plus intelligente. Et ces cadavres ne sont encore rien auprès des millions d'âmes mortes sous les coups de massue des propagandes et des publicités. Le monde moderne qui nie éperdument l'existence du péché originel est la preuve même de ce péché : il ne monte que pour choir. Comment nos clercs qui veulent épouser tout ce qui est du monde et du monde moderne ne s'aperçoivent-ils pas que ce monde est atroce ? Saint Pie X nous le dit : parce qu'ils sont ignorants. C'est écrit en toutes lettres dans l'Encyclique *Pascendi :* « Que si des causes mora­les nous venons aux intellectuelles, la première qui se présente -- et la principale -- c'est l'ignorance : *prima ac potissima occurit ignorantia*. » Tous ces modernis­tes de 1910 et de 1964 « qui posent en docteurs de l'Église » sont scandaleusement ignares : ils ne savent pas, ils ne savent rien, même s'ils connaissent beaucoup de choses. « Il leur a manqué l'instrument nécessaire pour percer les confusions et dissiper les sophismes » : la philosophie scolastique, précise saint Pie X, et plus nettement encore, dirions-nous aujourd'hui que la con­fusion et le sophisme règnent souverainement, la philo­sophie naturelle de l'esprit humain, le sens commun que la philosophie chrétienne, prolongeant la philosophie grecque, a constitué comme pivot du savoir. Le sens commun est le sens du réel, commun à toute intelligence humaine adéquate à son objet qui est l'être. Beaucoup de clercs n'en ont plus la moindre dose, tellement les sottises qu'ils entendent débiter autour d'eux les ont abêtis. J'ai totalement renoncé à discuter avec mon Curé de la nouvelle liturgie qu'il a instaurée dans la paroisse depuis qu'il m'a lancé, comme le plus décisif des argu­ments : « On ne vient pas à la Messe pour prier ». Il n'entendit même pas ma réplique : « Mais que signifient alors, Monsieur le Curé, tous vos *oremus ?* » Ces clercs ont rompu toute relation avec le réel : ils ne savent pas ce qu'ils disent, ils ne savent pas ce *qu'ils* font, mon cher Madiran ! 60:87 Je ne connais aucun précédent à cette ignorance. Tout se passe comme si, depuis un demi-siècle, la con­naissance du passé (en ce qu'il a d'éternel et de toujours vivant) s'était brusquement tarie dans l'esprit des hom­mes et, si l'on en croit la rumeur, dans celui de la ma­jorité des Pères conciliaires qui aurait repoussé un sché­ma sur la vérité révélée formulée en termes scolasti­ques et selon la méthode scolastique, encourant ainsi le blâme anticipatif de saint Pie X dans *Pascendi :* « C'est un fait qu'avec l'amour des nouveautés va toujours de pair la haine de la méthode scolastique ; et qu'il n'est pas d'indice plus sûr que le goût des doctrines modernes commence à poindre dans un esprit, que d'y voir naître le dégoût de cette méthode. Que les modernistes et leurs fauteurs se souviennent de la proposition con­damnée par Pie IX : La méthode et les principes qui ont servi aux antiques docteurs scolastiques, dans la culture de la théologie ne répondent plus eux exigences de notre temps ni au progrès des sciences. » On peut avoir tout oublié de l'enseignement scolastique du XIII^e^ siècle, mais celui du 8 septembre 1907, formulé avec une insistance, un frémissement secret, une force in­comparables ? Je ne plaide pas ici la cause de ma propre philoso­phie, si j'ose dire, car elle n'a rien de scolastique, sauf son noyau générateur, indubitablement aristotélicien et thomiste. C'est ce noyau même, cette philosophie na­turelle de l'esprit humain qui est remis en question au profit d'une dialectique qui n'est que mensonge, super­cherie et jonglerie, où les contraires coïncident, si bien qu'au moment même où l'on affirme faire partie de l'Église, l'on s'en détache, et qu'entre le christianisme et son antipode marxiste il y a rebondissement de l'un à l'autre, échange perpétuel. Cela permet de dire « ce qui n'est pas » en toute sérénité. 61:87 Il y a quelque dix ou quinze ans je fus violemment attaqué dans *Témoigna­ge Chrétien* par un jeune abbé qui me prêtait des allégations très étrangères à ma pensée, alors qu'il avait été mon élève en Faculté et passé ses examens devant moi avant son entrée au Séminaire où sa cervelle lui fut aussitôt tourneboulée par les lectures dites pieuses. J'en écrivis à mon évêque, signalant à Son Excellence que je lirais la diffamation de l'éliacin et des extraits paral­lèles de mes livres à mes étudiants à mon prochain cours de philosophie morale, leur montrant comment le gail­lard, qui venait d'être, entre temps, nommé professeur de religion dans un établissement de la ville, savait lire un texte. Savez-vous ce qu'il arriva ? Je reçus, *par exprès*, la plus plate lettre d'excuses que j'aie jamais lue, accompagnée d'une auto-critique à la russe. L'anecdote sert à démontrer quel devait être le cours de religion professé par notre éminent dialecticien : il enseignait à ses auditrices que le noir est le blanc et que les vérités de sens commun n'ont plus cours dans l'Église. Dans un compte rendu d'un de mes livres, un très éminent jésuite, jaloux d'Escobar, me fit pareillement dire exac­tement le contraire de ce que j'avais écrit, pour se don­ner le plaisir de me condamner vertueusement au nom de l'Évangile ! J'abrège la liste très longue des erreurs commises par ces clercs qui ne savent ni lire ni écrire, et qui n'hésitent pas à se dresser contre saint Pie X : « Votre Sarto, il est mort et bien mort » me dit un jour l'un d'eux. J'en arrive au diagnostic de cette maladie qui a pris une am­pleur épidémique au point de transformer parfois l'Église catholique en une tour de Babel retentissante de « confusions » et de « sophismes ». Nul besoin d'être grand clerc pour le poser. Le langage de bon nombre d'ecclésiastiques est devenu le langage du monde et, comme-tel, il participe au mensonge que les manipula­teurs de l'opinion publique ont fait pénétrer jusqu'au cœur même de toutes les langues parlées sur la pla­nète, à l'instigation de la plupart, de presque tous les chefs d'État. L'homme moderne en est arrivé à baptiser bien et qui est mal, vrai ce qui est faux, beau ce qui est laid, parce qu'il est devenu lui-même mensonge. Il y a pis que mentir : c'est de ne plus savoir qu'on ment, c'est de mentir en toute bonne foi, en toute sincérité, parce qu'on ne perçoit plus le réel qui ne tolère pas l'identité de l'être et du non-être constitutive du mensonge. 62:87 Mais pourquoi n'appréhende-t-on plus le réel ? Je ne répéterai pas ici ce que j'ai écrit dans cinq ou six livres où j'ai rodé autour de la réponse à cette mystérieuse question. Nos pères auraient dit tout simplement : *Dieu aveugle l'homme pour le châtier de son orgueil*. C'est vrai, tragiquement vrai, en dépit de tous les sarcasmes des théologiens « modernes » dont je gage qu'aucun d'eux n'oserait invoquer pareille cause, sauf pour la déclarer « infantile ». L'homme moderne ne reconnaît plus nulle part le Principe du réel : est-il alors étrange qu'il n'ait plus connaissance de la réalité qui dépend de ce Principe ? Mais l'homme moderne doit tout de même vivre (si l'on appelle cela vivre), entrer en rapport avec la nature, avec ses semblables, avec une nature irréelle, avec des semblables irréels, sans substance. Il lui faut donc fabriquer une nature et des hommes artificiels, les seuls qu'on reconnaisse, qui lui masquent ce qui subsiste encore çà et là de la nature réelle et de l'homme réel. Cela se fait couramment : par exemple, la patrie n'est plus donnée par la naissance, mais par l'adhésion à une idéologie ; le métier n'est plus donné par vocation, mais selon les avantages d'argent, de prestige, de loisirs qu'il, procure ou selon les besoins de la collectivité. La fa­mille résiste encore mais en se ramassant sur elle-même dans l'espace et dans le temps : le père, la mère (jusqu'à l'âge de la retraite où ils vont à l'hospice ou bien vieil­lissent seuls) ; les frères et sœurs (jusqu'au mariage). Le reste de la famille n'est presque plus rien. La nature succombe sous les artifices. Toute notre civilisation est en contreplaqué. Cette force inimaginable que nous donnerait la soumission à l'ordre naturel, nous l'avons gaspillée. Il ne nous reste que notre faiblesse, notre dévitalisation, notre déracinement. On peut se deman­der même si nous adhérons encore à notre chair, si nous n'avons pas perdu notre corps, si nous avons encore des sens qui nous mettent en rapport immédiat avec l'existence des êtres et des choses. 63:87 Nos sens sont engourdis. Leur grossièreté est telle qu'il leur faut de violentes secousses pour les éveiller : ce que j'ai nommé ailleurs « sensation au néon » ne suffit même plus. La scolarité prolongée nous met en présence du livre, de l'imprimé, de l'écrit, au détriment de l'expérience. La même sco­larité prolongée retarde en nous la prise en charge des responsabilités que la vie comporte. L'éducation s'ingé­nie à nous soustraire aux formes douloureuses de l'ex­périence. Les fameuses « leçons de choses » sont plus scolaires et plus factices que les manuels eux-mêmes. En dehors de l'école primaire, secondaire ou supérieure, le corps et ses organes sensibles anémiés sont assaillis par des trombes d'images et de sons qui les perturbent d'une autre manière. Le sexe est remonté au cerveau qui devient l'organe sexuel par excellence, comme le proclame un éminent teilhardien. Dans de telles condi­tions, comment l'homme moderne pourrait-il appré­hender le monde extérieur ? L'intermédiaire entre le réel et son intelligence : la sensibilité, lui manque pres­que entièrement. Il en est réduit pour « penser » à se fabriquer des phantasmes qui proviennent de sa seule imagination. L'intelligence ? C'est l'esprit humain qui l'engendre. Une fois séparé de Dieu, maître du réel, et du réel lui-même, l'homme est condamné à être « créa­teur », singe de Dieu. Ce rôle de Prométhée, joué par les adolescents perpétués que sont devenus les hommes d'aujourd'hui, est du plus haut comique. Quant à ses thuriféraires, fussent-ils Dominicains, ils sont tout sim­plement bouffons. Je tiens la disparition de la civilisation paysanne au profit de la civilisation industrielle en Europe pour une des causes, sinon la cause, de cette « ignorance » que saint Pie X reproche à juste titre au modernisme et au-delà de celui-ci, ajoutons-nous, à ses émules contempo­rains. Un sot savant est sot plus qu'un sol ignorant. « Je tiens l'intellectuel moderne pour le dernier des imbéciles jusqu'à ce qu'il ait fourni la preuve du contraire » rugissait Bernanos. 64:87 Tout ce prodigieux trésor d'expé­riences engrangé par des centaines de générations pay­sannes en relation avec l'ordre imperturbable de la nature, le rythme des saisons, les quatre éléments constitu­tifs de l'univers, les réactions naïves, primesautières, franches, de l'homme vis-à-vis de ses semblables et dans toutes les circonstances de la vie, a été galvaudé en moins d'un siècle par des aliborons gonflés comme des grenouilles. Tout est mis en œuvre, dans la civilisation industrielle et urbaine d'aujourd'hui, pour que le petit bout d'homme qui va croître ne puisse jamais recom­mencer les expériences que les âmes de ses aïeux distillèrent en réalisme, en endurance, en santé morale, et qui leur permit de surmonter toutes les catastrophes. On ne redira jamais assez que tout se paie dans une civilisation paysanne. Dans la civilisation technique d'aujourd'hui, on trouve toujours des palliatifs, des sub­terfuges, des produits de remplacement. Si le blé man­que par suite d'une erreur, on meurt de faim. Si l'argent vient à manquer dans un État, celui-ci émet sans scru­pules de la fausse monnaie, on s'engage dans la voie de l'inflation, on dévalue. Il y a mille et un moyens de re­tarder l'échéance. Dans une civilisation paysanne, la vengeance de la réalité offensée est immédiate. Saint Pie X, ce fils de laboureur, le savait. Aussi ne craignait-il rien tant pour les prêtres confiés à sa direc­tion que l'irréalisme d'une spiritualité désincarnée, « immanente » qui fait toujours payer, *mais aux autres,* aux générations ultérieures sacrifiées, les errements dont on se couronne comme de lauriers de victoire. Sa sévé­rité à l'égard des songe-creux modernistes vient de là : un clergé qui allie « une fausse philosophie avec la foi », comme il le dit dans *Pascendi,* est hérétique. De là vient son insistance à exiger l'enseignement de la philosophie scolastique qui est une philosophie paysanne, une philo­sophie réglée par l'expérience de l'ordre qui existe dans le monde. De là vient son soutien de la théologie traditionnelle qui est une théologie paysanne fondée le sens littéral des textes : les mots rustiques renvoient toujours aux choses. De là enfin le culte qu'il avait pour saint Jean Vianney (modèle, aujourd'hui bien contesté, du clerc), ce paysan à l'état fruste, ce prêtre campagnard inculte mais dont tous les actes et toutes les paroles sont guidées par l'expérience mystique qu'il a de Dieu. 65:87 La pensée de saint Pie X est étonnamment fidèle à ses origines rurales. Toute expérience est objective pour le paysan, toute conception de l'homme et du monde est enracinée dans la réalité extramentale et, pour lui, « le surnaturel est lui-même charnel », sous peine de mort : ruine matérielle, ruine morale, ruine spiri­tuelle. Mon expérience personnelle de professeur de Faculté m'a convaincu qu'il n'est pas un progressiste, clerc ou laïque, si élevé qu'il soit, qui comprenne ces vérités élémentaires : en dehors de sa spécialité, personne n'est généralement plus bête qu'un « intellectuel ». Que dire alors d'un prêtre qui joue à « l'intellectuel » moderne, et ils sont nombreux aujourd'hui à monter en scène sur le théâtre du monde pour réciter ce qu'ils ont lu dans un journal, dans une revue, sans en contrôler l'assertion par et dans l'expérience ? Ces gens, qui se disent « ouverts » ne le sont sur rien, sauf sur eux-mê­mes, dans leur propre expérience subjective, qui est invérifiable et que les plus effrontés appellent « le Saint-Esprit ». A mon avis, la quasi totalité des hérésies, le modernisme de 1907 et celui de notre temps sont des phénomènes spécifiquement urbains : on peut conce­voir des superstitions dans une civilisation paysanne, mais les hérésies y seront rares. Les ordres religieux les plus touchés par le progressisme sont installés dans les villes. Le clergé séculier urbain est plus touché que celui des campagnes. On pourrait aller loin dans cette direc­tion sociologique que nous venons d'esquisser. \*\*\* La conclusion de cette étude ne peut être que brève : l'échec de Saint Pie X est humainement patent. Je pourrais ici reprendre les solutions qu'il prescrit dans Pas­cendi pour liquider la crise du modernisme. On verrait que ses ordres, après avoir subi un semblant d'exécution, *ont été tenus comme non avenus ou sont tombés en dé­suétude*. Je ne le fais pas, car la tristesse et le dégoût m'envahissent. 66:87 De plus en plus, je crois (et j'enseigne à mes enfants) afin de protéger leur foi, qu'il y a deux sortes de prêtres : ceux qui croient en Dieu et ceux qui n'y croient pas, qui font semblant d'y croire ou qui s'imaginent y croire. Je ne ferai pas ici, de statistiques. Je n'en ai point et, en eussé-je sous la main, cela serait inutile. Mais je crois que la seconde catégorie augmente en nombre. Je n'en veux pour preuve que le succès remporté par le teilhardisme dans le clergé : j'ai remar­qué non seulement que le *Monitum* du Saint-Office est considéré comme inexistant dans plusieurs collèges de mon diocèse, mais surtout que les prêtres adeptes du célèbre Jésuite, conditionnés par la mode et par les pressions sociologiques, croient plus en l'Évolution qu'en Dieu lui-même. Il y a un prêtre sur mille qui soit suffi­samment frotté de biologie pour comprendre l'œuvre du R.P. Teilhard. Il y en a un sur cent mille capable de juger qu'elle est scientifiquement erronée. Il n'empêche que ce clergé sans compétence diffuse dans de jeunes et dans de vieilles têtes le nouvel Évangile de notre temps dont il suffit de lire vingt pages pour constater qu'il n'a plus rien de chrétien ni de catholique, parce qu'il n'a plus rien de naturel, par ce qu'il est la plus vaine mythologie que l'homme ait jamais construite pour justifier sa propre apothéose. On pourrait repren­dre point par point la philosophie et la théologie teil­hardiennes et on verrait sans difficulté qu'elles sont, sous un badigeonnage pseudo-scientifique, dans la ligne du modernisme condamné par Saint Pie X. Si l'on ajou­te à ce courant les affluents des théologies nouvelles, des pastorales nouvelles, des liturgies nouvelles, dont l'ins­piration est la même, si nous n'oublions pas de men­tionner les infiltrations communistes dans le clergé et dans la Presse catholiques, on ne peut conclure qu'à la défaite manifeste du saint Pape. Le modernisme sort apparemment vainqueur de la lutte qu'il a entreprise dans l'Église contre l'Église et par l'Église, par une certaine Église. Parti de la négation du principe d'iden­tité, il l'a étendue à la Tunique sans couture, réduite, par rejet du « triomphalisme », à vieux chiffon : 67:87 Selon les modernistes, nous dit l'Encyclique, « l'autorité re­ligieuse doit se dépouiller de tout cet appareil extérieur, de tous ces ornements pompeux par lesquels elle se don­ne comme en spectacle, en quoi ils oublient que la re­ligion, si elle appartient à l'âme proprement, n'y est pourtant pas confinée, et que l'honneur rendu à l'auto­rité rejaillit sur Jésus-Christ, qui l'a instituée ». Il y a de quoi méditer sur cet échec et sur le mystère de l'Église. Toutes les voies de réflexion aboutiront à un même point, magistralement dégagé par saint Pie X en accord avec la tradition de l'Église : le seul moyen efficace de salut est la sainteté. Il n'y en a point d'autre. C'est celui que Joseph Melchior Sarto a choisi ou plutôt que Dieu lui a imposé. Là il a réellement triomphé. Si nous étions moins myopes, moins avides d'un succès immédiat et public, moins soucieux d'approbations, nous verrions que le modernisme et le progressisme et toutes les sottises qui nous font mal et qui ont opté pour le monde, ont déjà reçu leur récompense. Marcel DE CORTE. Professeur à l'Université de Liège. 68:87 ### A saint Pie X pour le 50^e^ anniversaire de sa mort *Évocation-prière d'un vieux prêtre\ au Pape de sa jeunesse* par Alphonse ARNOULT CHER SAINT Pie X, *dans cinq ans si le Seigneur me les prête, j'aurai l'âge que vous aviez quand Il vous appela au ciel. Fils de parents très* *modestes comme les vôtres, j'ai commencé l'étude du latin en vue du petit séminaire sous votre prédécesseur Léon XIII, aux derniers temps de votre patriarcat à Venise, où comme à Mantoue, comme à Trévise, comme à Salzano, comme à Tombolo vous aviez gagné les cœurs. Je n'ai pas dû aller à l'école si loin que vous ni pieds nus comme vous faisiez, enfant. Mais comme vous je dois et garde une reconnaissance sans borne au prêtre qui se fit mon précepteur et m'initia au latin et au grec. Vous aviez quitté Venise en promettant à vos fils qui vous suppliaient de revenir : Mort ou vif Je reviendrai, et vous aviez été élu Pape, malgré vos supplica­tions et vos larmes. Vous étiez depuis trois mois évêque de Rome et de l'Église catholique quand on me mit au petit séminaire. J'ai vécu mes années d'études secondaires sans ignorer bien sûr, les cruelles persécutions subies en France par l'Église, les offenses qui vous furent faites.* 69:87 *Mais je ne pouvais mesurer la douleur que vous en éprouviez, si ce que j'entendis alors de vos décisions me fit partager pour vous l'admiration et la filiale, tendresse des fidèles et de leurs Pasteurs. L'Église de France perdait ses biens, parce que vous aviez vu clair dans le jeu des persécuteurs, discerné le venin schismatique de leurs projets, mais vous aviez sauvé l'âme de cette Église de France qui vous était si chère. Je ne lisais guère alors de bien près ce que vous écriviez à vos fils éprouvés chez nous et en d'autres pays d'où vous venaient aussi d'autres causes d'amères douleurs, car en maint endroit les ennemis de l'Église frémissaient contre elle et méditaient leurs vains desseins.* *Votre encyclique* Pascendi *parut quand j'allais entrer au grand séminaire. Sans bien la comprendre* (*comment l'aurais-je pu ?*) *je la lus à haute voix tout entière à mon curé qui ne la comprenait pas à fond lui-même, mais m'ex­pliqua à ce propos certaines choses, car jusqu'en notre vil­lage il avait perçu des signes de ce* « *modernisme* » *insidieux et funeste que vous démasquiez et condamniez avec tant de clarté et de force. Votre encyclique lumineuse me prému­nit contre les dangers qui subsistèrent encore quelque temps.* *L'un des maîtres, dont j'entendis les leçons n'était pas sûr et quitterait l'Église. Mais vous nous aviez immunisés. Je n'avais fait qu'un an de philosophie scolastique, quand, a l'occasion de votre jubilé d'or sacerdotal, vous écriviez de votre main, en italien, votre si émouvante et apostolique exhortation au Clergé catholique* Haerent animo**.** *Je n'ai pas souvenir qu'alors on m'en ait parlé, j'étais encore loin du sacerdoce, n'étant encore que tonsuré. Mais avec quelle joie plus tard je la découvrirais, lirais et relirais, en parle­rais à d'autres, en recommanderais la méditation, ayant lu aussi que vous recommandiez aux évêques de la faire lire à leurs prêtres et de la leur expliquer.* 70:87 *Ordonné prêtre comme vous l'aviez été à vingt-trois ans, je fus envoyé à Rome pour des études complémentaires. Alors je vous vis. Je vous vis* *et comme je vous aimai ! J'ai eu la joie, le bonheur de contempler comme à loisir votre auguste visage aux cérémonies de la Sixtine où m'emmenait pour tenir sa traîne et sa barrette, un cardinal. Vous aviez été malade et paraissiez amaigri, vous étiez légèrement voû­té* (*quoi d'étonnant : vous portiez le poids de la barque de Pierre, comme sainte Catherine*)*. Mais comment oublier Votre regard si profond, si paternellement tendre et bon ?* *C'est sous vos traits aimables, captivants mes yeux de jeune prêtre, que m'apparaissait en sa grandeur la Papauté. Quelle harmonie entre l'homme et la charge !* *En vous, vos enfants depuis longtemps reconnaissaient le Saint. Votre peuple disait :* « *Il Papa Sarto, il Papa san­to.* » *Je vous vis une dernière fois dans la salle des Béati­fications en mai 1914, lors du Consistoire public où vous donniez la barrette à dix cardinaux dont l'archevêque de Bologne, Giacomo della Chiesa qui vous succéderait si peu de temps après. Alors vous voyiez venir, avec la clairvoyance de l'amour menacé, la guerre,* « il guerrone ». *Mais qui croyait qu'elle fût si proche et que la douleur paternelle de voir, vos fils s'entretuer et de supputer les désastres prochains aggraverait votre mal et hâterait votre fin. Vicaire dit prince de la paix, vous ne vouliez bénir que la paix. Fin août, ayant à pleurer déjà la mort de maints amis à la guerre, je pleurai votre mort comme celle d'un Père bien-aimé. Mais sur ce deuil filial coulait comme un baume céleste, la conviction de votre entrée dans la gloire et la joie de votre* *Maître, le Christ en qui vous aviez tant travaillé à tout instaurer ou restaurer.* *Repassant à Rome pendant la guerre, y revenant quand elle eut prit fin, j'allai prier près de votre modeste tombeau toujours fleuri. Je constatai sans étonnement, mais avec grande joie, de quelle tendre dévotion, de quelle confiance en votre intercession, qui jamais ne se démentiront, vous étiez l'objet de la part du peuple chrétien. Son instinct d'amour et de foi le portait à vous invoquer. Avec quelle ardeur j'ai souhaité, avec quelle joie vu venir, de loin, puis de plus près, votre béatification.* 71:87 *Je n'étais pas à Rome quand elle eut lieu et provoqua tant d'allégresse et d'enthou­siasme chez les heureux témoins et dans toute l'Église. Tout s'expliquait par cette rencontre en vous ici-bas des gran­deurs de hiérarchie et des grandeurs de sainteté. Je m'étais bien promis de faire l'impossible pour assister à votre cano­nisation si elle avait lieu avant ma mort. Voici dix ans qu'elle est un fait accompli. Je n'ai pas entendu Pie XII lire le décret qui vous proclamait saint, mais j'ai vécu alors dans une constante exultation, me répétant sans cesse : Parmi les saints canonisés, il en est un que tu as connu, vu* *de tes yeux en chair et en os à la fin de sa sainte vie. C'est le Pape de ta jeunesse.* *Je dois confesser pourtant, cher saint Pie X, qu'à votre égard les intuitions de l'amour ont couru plus vite que les précisions de la connaissance. Je ne m'explique encore pas que je n'aie pas mieux étudié, au cours d'un demi-siècle et plus, votre vie, vos actes, vos œuvres, vos miracles, les preuves éclatantes de votre sainteté.* *Je viens juste de le faire, de commencer à réparer une si longue négligence. J'ai passé une semaine dans une sorte de retraite avec vous, à lire votre histoire admirable, vos paroles et vos écrits, et les témoignages déposés aux procès sur vos vertus, votre foi, votre charité, votre prudence et votre force, votre magna­nimité et votre humilité, votre pauvreté. Jadis en saint Thomas d'Aquin, dont après Léon XIII vous avez si instamment recommandé l'étude, il m'était apparu que les vertus avaient concrètement le même équilibre et l'harmo­nie qu'il leur reconnaît prises dans leur essence en sa* Somme théologique. *Cher saint Pie X, j'ai de vous la même impres­sion, solidement confirmée par ces journées d'intimité avec votre grande âme de prêtre, d'évêque, de Pape. Et je me sens plus attaché à vous que jamais. Il est juste qu'étant si grand ait témoignage infaillible de la sainte Église, si près de Dieu et m'étant devenu si proche depuis si longtemps, vous soyez dans la gloire un des saints que je préfère invoquer.* 72:87 *Je vous invoque donc spécialement pour tous mes frères dans le sacerdoce : ils furent l'objet privilégié de vos sollicitudes en cette vie : que du ciel votre intercession les aide, les défende, leur obtienne en des temps difficiles une foi assurée et sereine et toutes les vertus sacerdotales dont vous fûtes ici-bas un si bel exemplaire.* *Et je m'adresse à vous pour moi-même, ô saint Pie X,* « *Homme de Dieu* »*. Obtenez à ce vieux prêtre, qui a fait ses noces d'or, comme il avait été ordonné, au même âge que vous, à ce vieux prêtre qui vous aime, la grâce de finir ses jours dans l'amitié croissante du Seigneur qui veut voir ses prêtres progresser en son intimité :* jam dixi amicos*. Je n'en suis pas digne mais quand le moment viendra qui ne paraît plus maintenant tarder bien des années obtenez-moi du Seigneur miséricordieux et de sa Mère la grâce de mou­rir dans la sérénité où était votre âme quand, il y a cin­quante ans, votre cœur cessa de battre. Amen.* Alphonse ARNOULT. 73:87 ### La Lettre sur le Sillon a-t-elle encore un sens ? par Louis SALLERON DANS LE LIVRE qu'il vient de consacrer au Sillon ([^4]) Jean de Fabrègues écrit : « L'œuvre doctrinale, des hommes du *Sillon* apparaît aujourd'hui de mince importance... Mais il sera assez fort pour que, trois quarts de siècle plus tard, tout un monde politique en vive et qu'on retrouve ses formules à peu près dans tout ce qu'on a nommé l'Action Catholique. » (p. 62) Dans un article consacré au livre de Fabrègues et publié par « Forces nouvelles » hebdomadaire du M.R.P. (numéro du 9 juillet 1964), Étienne Borne parle de la Lettre de Pie X sur le Sillon dans les termes suivants : « La lecture de la Lettre est aujourd'hui proprement insoutenable. L'en­flure du ton, la démesure des accusations, la violence des invectives, ce n'est hélas ! pas Marc Sangnier qu'elles acca­blent. » Il nous explique que : « Marc était bien vaincu et il ne s'est jamais remis de ce coup terrible. Mais ce vaincu était invincible. On lui faisait les reproches les plus contra­dictoires et de confondre le spirituel et le temporel en faisant du christianisme la source de la vraie démocratie (dans le Sillon originaire), puis de tomber dans le laïcisme en cherchant (dans « le plus grand Sillon ») les valeurs communes aux croyants et aux incroyants pour qu'ensemble, dépassant les querelles périmées ils construisent une cité juste et fraternelle. 74:87 Ce sont en réalité des moments de la même dialectique engagée et qui sont aujourd'hui reconnus comme des lieux communs par les philosophes chrétiens de Blondel à Maritain et par les plus hautes autorités de l'Église. Au point que « Pacem in terris » ressemble à une réfutation, terme à terme, des thèmes et des thèses de la « Lettre sur le Sillon. » Ce rapprochement, assez inattendu, Georges Hourdin le fait aussi, plus discrètement, dans un article du « Mon­de » (22 juillet 1964) : « Il y a toujours eu plusieurs écoles théologiques, qui correspondent aux besoins divers des temps historiques. Il suffit pour en être convaincu, de re­lire, après la lettre de Pie X sur le Sillon, l'encyclique *Pacem in terris* adressée à tous les hommes de bonne volonté. » Bref, Marc Sangnier aurait été tout bonnement un précurseur dont les idées seraient aujourd'hui unanimement admises par les catholiques, au point que Jean XXIII les aurait faites sienne, contre celles de Pie X. Voilà qui demande examen. Voilà qui nous permet de poser la question : la lettre sur le Sillon a-t-elle encore un sens ? \*\*\* Je n'avais qu'un souvenir très vague de la lettre « Notre charge apostolique », ou Lettre sur le Sillon, du 25 août 1910. Je l'ai relue comme si je la lisais pour la première fois. Je m'attendais, je dois le dire, à la trouver caduque pour la plus grande partie. Elle concerne, en effet, un mouve­ment marqué de beaucoup de traits propres à son époque, et cette époque est bien lointaine. Tout ce qui est antérieur à 1914 nous paraît d'un autre âge. Acte de gouvernement, acte relatif à un épisode de la vie française, tout me portait à croire que cette Lettre avait surtout valeur de document historique et que c'est à ce seul titre qu'elle pouvait avoir encore de l'intérêt pour nous. 75:87 Quelle n'a pas été ma stupéfaction de découvrir tout le contraire ! Certes maints détails datent la Lettre, mais pour l'essentiel elle demeure d'une actualité telle qu'on peut dire que sa portée est bien plus grande aujourd'hui qu'au mo­ment où elle fut écrite. Je confesse que la moindre réflexion aurait dû me le faire deviner. Si, en effet, Étienne Borne, Georges Hourdin et tant d'autres estiment que les idées du Sillon sont au­jourd'hui triomphantes, il est bien évident que tout ce qu'a dit Pie X à leur propos n'en a que plus d'importance. Mais alors *Pacem in terris* marquerait donc un tournant ? Jean XXIII condamnerait Pie X, ou serait condamné par lui ? Nous attendons qu'Étienne Borne nous en administre la preuve « trop cruellement facile » (assure-t-il). Nous mon­trerons plus loin, en quelques lignes, qu'il s'agit là d'une prétention aussi ridicule qu'indécente \*\*\* Le drame du *Sillon* tient dans le simple fait suivant : ce fut, au départ, un mouvement essentiellement chrétien et, à l'arrivée, un mouvement essentiellement politique. Au départ, Marc Sangnier n'a qu'une idée : porter l'Évangile au peuple. Déjà, certes, une inspiration démo­cratique se mêle à sa foi religieuse. Mais elle apparaît à peine et beaucoup de ceux qui, subjugués par son éloquence, s'associent à son action, en sont tout à fait indemnes. Les uns et les autres communient dans une seule ferveur qui est chrétienne et catholique. Ce sont des apôtres, et s'ils suscitent rapidement l'enthousiasme chez les jeunes qui les rejoignent, c'est un enthousiasme apostolique. On peut bien y déceler un certain romantisme, ce n'est que la part hu­maine qui se mêle à toute action humaine. A leurs propres yeux comme aux yeux de ceux qui les observent, ils ne sont que des chrétiens animés de la volonté de rendre le Christ aux masses populaires qui l'ont perdu. Ce caractère essentiellement a-politique du premier Sillon, Jean de Fabrègues le prouve surabondamment dans son livre, en citant quantité de passages non équivoques extraits du bulletin du Sillon (dont le premier numéro pa­raît le 10 janvier 1894). En fait, il s'agit d'une revue de jeunes, très variée, et fondée principalement sur l'idée d'ac­tion et de camaraderie. Mais à vingt ans l'*action* et la camaraderie n'impliquent pas de philosophie particulière. C'est la philosophie de la jeunesse. 76:87 Dans les articles du *Sillon* on trouve la note démocra­tique, mais on en trouve aussi bien d'autres. Paul Renau­din écrit : « Si nous nous appelons démocrates, ce n'est pas parce que nous adoptons telle doctrine sociale... mais parce que ce mot nous paraît désigner l'état d'esprit de *ceux qui ai­ment le peuple*, qui ont compris sa misère et sa grandeur... C'est dans ces masses anonymes que gît l'éternelle sève de rajeunissement... l'avenir est à la démocratie. Que faut-il faire ? L'éducation du peuple... La démocratie sera chré­tienne ou ne sera pas. » (p. 26) Ces déclarations, qui annoncent tout le futur Sillon, sont importantes, et d'autant plus que Renaudin est le ré­dacteur en chef de la revue. Mais elles n'impliquent pas encore d'option politique. Elles ne sont, sur un certain re­gistre, que des variations autour du thème platonicien pla­cé en épigraphe à la première page de la revue : « Il faut aller au vrai avec toute son âme. » On trouve, par ailleurs, des articles ou des récits qui constituent des hommages à l'ancien régime, à l'œuvre coloniale, aux patrons (p. 28) -- François Laurentin écrit un éloge vibrant de Louis Veuillot, en terminant par ces mots : « Pour sortir de l'impasse bourgeoise où nous sommes engagés, il faut renoncer *sans regret, sans arrière-pensée, aux principes de la Révolution* » (p. 38). Le socialisme est refusé parce qu'il y a entre « les catholiques et le socialisme » un « irréductible antagonis­me » (p. 40). Octave Humberg -- mais oui ! il est sillonniste -- prône « la corporation obligatoire » (p. 41). Une série d'articles sur le patriotisme aboutit à cette conclusion : « Nous avons pu rattacher à l'amour (de la patrie) la loi entière de notre vie. » (p. 46) Tout cela peut paraître incohérent. Mais tout cela s'ex­plique aisément si l'on veut bien se rappeler qu'il s'agit, nous l'avons dit, d'une revue de jeunes, où l'on discute li­brement de tout. Ce qui unit ces jeunes, c'est leur christia­nisme et leur volonté de le répandre. Ils éprouvent la joie de l'amitié et se sentent prêts à conquérir le monde­. Ce sont « les beaux temps du Sillon », comme dira Pie X. \*\*\* 77:87 Cependant cette nébuleuse de bonne volonté et de géné­rosité a un noyau. Marc Sangnier est, certes, un excellent chrétien, mais il est aussi un démocrate convaincu. C'est bien son droit : malheureusement, au fur et à mesure que les années passent, il confond davantage christianisme et démocratie, et il se fait plus autoritaire pour que ses idées personnelles soient celles de tout le *Sillon,* et finalement pour que la soumission à son autorité soit le critère du parfait sillonniste. Avec le recul du temps, on a parfois tendance à croire que la Lettre de Pie X -- qui est de 1910 -- est venue stopper brutalement un mouvement uniquement chrétien, merveilleusement homogène et faisant l'unanimité de tout ce qui, en France, était catholique sans être réactionnaire. C'est une erreur totale. De 1900 à 1910, l'accentuation des idées politiques et sociales de Sangnier, comme aussi son autoritarisme, détachent du Sillon des groupes entiers de fidèles de la première heure. La scission la plus caractéristique est celle des groupes du Sud-Est, qui se produit en 1905. Marius Gonin -- le fondateur, avec Adéodat Boissard, des Semaines sociales -- en est le principal artisan. Il dénonce « l'apologie exclusive d'un homme et d'une œuvre ». Il dit sa peur qu'on n'aille trop vite. « Ce n'est point suffisant, écrit-il, de promener, d'un bout à l'autre de la France, des succès oratoires, de susciter dans les âmes des désirs ardents, généreux, il faut encore que patiemment toutes ces bonnes volontés se trans­muent en volontés confiantes, *disciplinées*, et ce ne sera vraisemblablement pas l'œuvre des *jeunes abbés délirants qui entourent Sangnier d'un triple rang d'orateurs et* *de thuriféraires...* Insensiblement, la vie du Sillon, dont on parle tant, prend lieu et place du catholicisme... Au lieu d'encourager les jeunes à vivre la vie du catholicisme, on croira bien faire de leur demander de vivre la vie du Sil­lon qui n'est, semble-t-il, que la vie du pur catholicisme... » (pp. 82-84.) En 1907, c'est l'abbé Desgranges qui quitte. Ou plutôt c'est Sangnier qui l'exécute. Dans le *Sillon* du 10 novembre Sangnier écrit : « L'ami que nous regrettons, aujourd'hui... exagérait l'humilité... réclamait tous les trois mois son mot d'ordre... Nous l'entendons encore, lui, prêtre avant tout, remercier avec effusion le *Sillon* d'avoir approfondi son âme sacerdotale et reconnaissant volontiers que, quant à ses idées sociales et politiques, *auxquelles il ne tenait guère d'ailleur*s, il les devait toutes au Sillon » (p. 200). Ces lignes, sont révélatrices. 78:87 Joseph Folliet n'ira-t-il pas, plus tard, jusqu'à écrire : « L'autorité de Marc Sangnier, acceptée et sollicitée par des admirateurs légèrement idolâtres, prit parfois l'allure d'une domination sans appel qui apparente le Sillon à cer­tains mouvements totalitaires de notre époque auxquels il ressemble d'ailleurs par l'emploi massif des moyens spec­taculaires de propagande et par la culture rationnelle des émotions collectives. » (p. 235) De son côté, Robert Cornilleau, évoquant la condam­nation du Sillon, écrira : « Depuis la condamnation du Sillon il régnait un certain désarroi parmi les catholiques démocrates. La plupart militaient dans les organisations sillonnistes. Ils avaient accepté, par un sentiment trop ab­solu de confiance sentimentale, le régime de centralisation à outrance institué par le *Sillon* et le commandement uni­que sans contrôle et sans contrepoids de Marc Sangnier. Peut-être n'est-il pas paradoxal de dire que le *Sillon* fut condamné moins pour ses théories démocratiques qu'à cau­se de ce césarisme mystique qui semble enlever à ses adep­tes une part de leur liberté d'esprit » (p. 278) La centralisation croissante du *Sillon* va avec sa démo­cratisation croissante. On le voit aux titres et sous-titres de ses publications. D'abord « revue d'action sociale catho­lique », le *Sillon* devient, en 1903, « revue catholique d'ac­tion sociale » sous-titre qu'il perd en 1904, pour retrou­ver, en 1905, celui-ci : « revue d'action démocratique » (p. 143). Puis il y aura, à je ne sais quelle date, *L'Éveil démo­cratique*, et, le 17 août 1910, *la Démocratie*, en attendant *La Jeune République.* Marc Sangnier soulève toujours l'enthousiasme des fou­les, mais l'audace de ses paroles, de ses pensées, de ses attitudes, déconcerte. En juin 1908, il parle à un congrès de la Paix (déjà !) présidé par Combes à La Rochelle. Le scandale est grand, mais l'*Éveil démocratique* déclare tran­quillement : « M. Combes est l'adversaire déterminé de nos croyances religieuses. Mais au nom de quoi irions-nous contester la sincérité de son adhésion au pacifisme ? Il n'y a pas une vérité laïque, et une vérité catholique... » (p. 206). Dès la fin de 1905, Sangnier avait publié une pièce qui avait créé quelques remous. 79:87 Lisons Fabrègues : « C'est un « drame sillonniste », *Par la mort*, où le héros, patron d'une usine, après avoir signé à ses ouvriers, sous la menace d'une grève, l'engagement d'une augmentation de salaires valable pour cinq années, revient sur sa signature. Son fils le renie spectaculairement : « Camarades, je ne suis plus fils de patron, je suis un orphelin, je veux être le fils de la vé­rité. » Mais le jeune patron ne rencontrera qu'ingratitude, et son seul disciple sera tué entre ses bras par les prolétaires déchaînés. Au drame se mêlent d'étranges couplets d'un grand-père gâteux sur « la Revanche ». La pièce est accueillie froidement. Même un ami d'hier du Sillon comme François Veuillot la trouve « inquiétante ». On reproche à Sangnier d'avoir situé sa pièce à *Hautmont* qui est juste­ment le centre de réunion des patrons catholiques du Nord. L'abbé Desgranges en tente une explication et un embryon de défense qui ne trouvent pas grâce devant Marc -- l'abbé montre clairement que le « patron » mis en scène n'a rien du chrétien. Et, si le fils est à son tour puni, c'est qu'il a manqué à ses devoirs de fils... Sangnier refuse l'explication, et, tandis que *l'Éveil démocratique* consacre le gros de ses colonnes à la défense de *Par la Mort*, commence une cam­pagne contre le *Sillon* limousin ([^5]). Desgranges vient s'en plaindre à Paris et profite de sa visite pour se faire expli­quer le fonctionnement du siège parisien du *Sillon.* On lui répond : « Rien de plus simple, tout est à Marc. » L'abbé Desgranges, resté à l'idée que *l'Éveil démocratique* était pu­blié sous forme de coopérative, s'en étonne avec la forme qu'il donne de coutume à ses propos : « C'est du monar­chisme ! » La guerre est déclarée... » (pp. 185-186). En 1907, Sangnier crée le *Plus Grand Sillon* qui n'est plus un mouvement catholique mais un mouvement ouvert à tous ceux qui, « *partageant notre foi positive ou non*, sont véritablement animés de notre idéal chrétien et seuls ca­pables dès lors d'apporter à la démocratie un sens réel de la justice et de la fraternité » (p. 187). Il va à Rome, est reçu par le pape qui lui réserve « l'accueil le plus bien­veillant » (assure sa presse) et parle sur « l'influence sociale du catholicisme ». Il déclare : « Le cléricalisme, voilà l'ennemi en France », aux applaudissements de l'assemblée, où se comptent de nombreux séminaristes « électrisés par sa parole » (p. 195). 80:87 Les évêques s'inquiètent de plus en plus. Alors qu'en 1904, l'abbé Desgranges pouvait avancer le chiffre de « 400 lettres de cardinaux, archevêques, vicaires généraux, supérieurs de séminaires » favorables au Sillon (p. 144), on voit, de 1905 à 1910, les réticences se faire de plus en plus nombreuses et de plus en plus précises. En 1906, les évêques de Soissons, Quimper, Verdun, Bayeux, Agen, Meaux, se prononcent, souvent durement. Puis les mises en garde se multiplient, à Bordeaux, à Montpellier à Toulouse, à Grenoble, un peu partout. A la fin ce sont presque tous les évêques qui interdisent à leurs prêtres de participer aux congrès du Sillon. « Ceux qui font exception sont rares : Mgr Mignot à Albi, Mgr Gibier à Versailles, Mgr Chapon à Nice. » (p. 198) La raison de ce retournement est donnée clairement : c'est que le Sillon est devenu un mouvement politique ou qu'il confond trop étroitement l'action poli­tique et l'action religieuse. \*\*\* C'est donc le 25 août 1910 que paraît la lettre *Notre charge apostolique,* adressée à l'épiscopat français. Ce qui frappe d'abord dans cette Lettre trop peu connue, où Étienne Borne ne voit qu' « enflure du ton », « démesure des accusations », « violence des invectives », c'est l'ex­trême bienveillance à l'égard des personnes et le caractère, très positif et très honorable des solutions offertes pour sortir de l'impasse où le Sillon s'est fourvoyé. « Nous avons hésité longtemps, Vénérables Frères, déclare Pie X aux évêques, à dire publiquement et solennelle­ment Notre pensée sur le Sillon. Il a fallu que vos préoccupations vinssent s'ajouter aux Nôtres pour Nous décider à le faire. Car Nous aimons la vaillante jeunesse enrôlée sous le drapeau du Sillon, et nous la croyons digne, à bien des égards, d'éloges et d'admiration. Nous aimons ses chefs, en qui Nous Nous plaisons à reconnaître des âmes élevées, su­périeures aux passions vulgaires et animées du plus noble enthousiasme pour le bien. Vous les avez vus, Vénérables Frères, pénétrés d'un sentiment très vif de la fraternité hu­maine, aller au-devant de ceux qui travaillent et qui souf­frent pour les relever, soutenus dans leur dévouement par leur amour pour Jésus-Christ et la pratique exemplaire de la religion. » 81:87 Venant du pape, venant d'un saint, on admettra que ce jugement sur les hommes du Sillon a quelque prix. Faisant rapidement l'histoire du Sillon, Pie X dit encore qu'il « éleva parmi les classes ouvrières l'étendard de Jésus-Christ, le signe du salut pour les individus et les nations, alimentant son activité sociale aux sources de la grâce, im­posant le respect de la religion aux milieux les moins favo­rables, habituant les ignorants et les impies à entendre par­ler de Dieu, et souvent, dans des conférences contradic­toires, en face d'un auditoire hostile, surgissant, éveillé par une question ou un sarcasme, pour crier hautement et fièrement sa foi. » « C'étaient les beaux temps du Sillon... » ajoute le pape. Car, après des débuts prometteurs, « le Sillon s'égarait ». Et c'est sur ces égarements que la Lettre va s'étendre. Mais venons-en aux conclusions. Pie X invite les sillonnistes -- soit à poursuivre leur ac­tion de « régénération chrétienne et catholique du peuple », mais sous la direction des évêques et en ajoutant l'épithète « catholique » à leur nom de sillonniste, étant entendu que leurs préférences politiques personnelles demeurent libres -- soit à se confiner « dans la politique ou l'économie pure » auquel cas les évêques n'auraient pas plus à s'en occuper « que du commun des fidèles ». Si des groupes continuaient d'agir de manière équivoque, persévérant « dans leurs anciens errements », c'est-à-dire mêlant con­fusément les professions de foi religieuses et politiques, les évêques devraient agir en conséquence « avec prudence mais avec fermeté. Les prêtres auront à se tenir totalement en dehors des groupes dissidents et se contenteront de prê­ter le secours du saint ministère individuellement à leurs membres, en leur appliquant au tribunal de la Pénitence les règles communes de la morale relativement à la doctrine et à la conduite ». Certes ces paroles étaient cruellement ressenties par ceux qui nourrissaient leur sentiment chrétien de l'exalta­tion démocratique, mais elles indiquaient des voies précises, évitaient les condamnations absolues, laissaient aux évê­ques et aux prêtres le soin de donner aux décisions du pape leur signification concrète. Aussi bien, dès que la lettre de Pie X arrive à Paris, Sangnier réunit ses amis, et à l'unanimité moins une voix, ils décident la dissolution du Sillon, choisissant de continuer leur action politique. 82:87 Une question se pose : *la Démo­cratie* a été lancée le 17 août ; pourra-t-on en continuer la publication ? En principe, rien ne doit s'y opposer puisque le Pape autorise expressément l'action politique pourvu qu'elle ne se présente pas comme une action religieuse­. Rien ne s'y oppose, en effet. Interrogé par le cardinal Amette que Sangnier avait consulté à ce sujet, le cardinal Merry del Val répond, dès le 6 septembre, que « le Saint-Père ne voit pas de raison pour entraver l'existence de cette nouvelle publication qui pourra, au contraire, faire un grand bien » (p. 224). On peut juger -- que ne juge-t-on pas, et qui ne juge-t-on pas aujourd'hui ? -- on peut juger que Pie X a en tort d'intervenir dans la vie du Sillon ; mais comment ne recon­naîtrait-on pas l'extrême délicatesse et la parfaite loyauté dont il a fait preuve dans son intervention ? Cependant là n'est pas le fond de la question. Si Pie X a parlé, c'est qu'il avait quelque chose à dire. Quoi ? \*\*\* Dans le volume consacré à « la paix intérieure des na­tions » ([^6]) la Lettre *Notre charge apostolique* occupe vingt-huit pages. Il est donc impossible de la reproduire ici ([^7]). Nous nous contenterons d'en retenir l'essentiel. Pie X, après avoir dit les espérances que « les beaux temps du Sillon » avaient fait naître en lui déclare que ces espérances « ont été, en grande partie, trompées ». Le Sillon « s'égarait ». Les conseils n'ont pas manqué aux fondateurs, puis les admonestations. Mais « Nous avons eu, dit le Pape, la douleur de voir et les avis et les reproches glisser sur leurs âmes fuyantes et demeurer sans résultat ». Nous citons ce texte parce qu'on a souvent parlé des « âmes fuyantes » du Sillon, comme pour résumer le juge­ment porté par Pie X sur Sangnier et ses amis. L'expres­sion, on le voit, figure bien dans la Lettre, mais dans un contexte qui, sans la rendre faible, l'atténue tout de même singulièrement. D'autre part, c'est une cinquantaine de lignes plus haut que Pie X s'était plu à reconnaître dans les hommes du Sillon des « âmes élevées, supérieures aux passions vulgaires et animées du plus noble enthousiasme pour le bien ». 83:87 Pie X commence par reprocher au Sillon sa « préten­tion... d'échapper à la direction de l'autorité ecclésiasti­que », sous prétexte de ne poursuivre « que des intérêts de l'ordre temporel », alors que les sillonnistes sont « vrai­ment professeurs de morale sociale, civique et religieuse » et que leur action ressortit de ce fait « au domaine moral, qui est le domaine propre de l'Église ». Il y a là « un manquement très grave à la discipline » et d'autant plus grave que « le Sillon, emporté par un amour mal entendu des faibles, a glissé dans l'erreur ». Quelle erreur ? Celle de vouloir bâtir une cité chrétienne sur d'autres principes que les-principes chrétiens. « ...On ne bâtira pas la cité autrement que Dieu ne l'a bâtie : on n'édifiera pas la société, si l'Église n'en jette les bases et ne dirige les travaux ; non, la civilisation n'est plus à in­venter ni la cité nouvelle à bâtir dans les nuées. Elle a été, elle est ; c'est la civilisation chrétienne, c'est la cité catholique. Il ne s'agit que de l'instaurer et la restaurer sans cesse sur ses fondements naturels et divins contre les attaques toujours renaissantes de l'utopie malsaine, de la révolte et de l'impiété : omnia instaurare in Christo. » La Lettre analyse longuement, d'abord les idées du Sil­lon, ensuite l'incarnation de ces idées dans sa vie pratique. En ce qui concerne les idées, elle insiste sur la fausse conception de l'autorité, de la liberté, de l'obéissance, de la dignité humaine ; elle montre ensuite comment le Sillon, se regardant « comme le noyau de la cité future », incarne dans sa vie et son organisation cette fausse conception. Il se vent « une amitié », où tout se faisant dans la liberté et l'égalité, « le prêtre lui-même, quand il y entre, abaisse l'éminente dignité de son sacerdoce et, par le plus étrange renversement des rôles, se fait élève, se met au niveau de ses jeunes amis et n'est plus qu'un camarade ». En fin de compte, le Sillon n'a plus qu'un modèle et un idéal -- le modèle démocratique et l'idéal démocratique. Mais ce modèle et cet idéal ne constituent pas une préférence politique, qui serait licite ; ils deviennent une exigence si pressante, un exclusivisme si étroit, qu'ils se muent en une sorte de religion nouvelle, qui tend à se substituer au catholicisme. 84:87 Ici nous allons citer très longuement, car il s'agit de l'essentiel de la Lettre**.** « D'abord son catholicisme \[le catholicisme du Sillon\] ne s'accommode que de la forme du gouvernement démo­cratique, qu'il estime être la plus favorable à l'Église, et se confondre pour ainsi dire avec elle ; il inféode donc sa religion à un parti politique. Nous n'avons pas à démontrer que l'avènement de la démocratie universelle n'importe pas à l'action de l'Église dans le monde ; Nous avons déjà rap­pelé que l'Église a toujours laissé aux nations le souci de se donner le gouvernement qu'elles estiment le plus avan­tageux pour leurs intérêts. Ce que Nous voulons affirmer encore une fois après Notre prédécesseur, c'est qu'il y a erreur et danger à inféoder, par principe, le catholicisme à une forme de gouvernement ; erreur et danger qui sont d'autant plus grands lorsqu'on synthétise la religion avec un genre de démocratie dont les doctrines sont erronées... « ...Il fut un temps où le Sillon, comme tel, était formel­lement catholique. En fait de force morale, il n'en connais­sait qu'une, la force catholique, et il allait proclamant que la démocratie serait catholique ou qu'elle ne serait pas. Un moment vint où il se ravisa. Il laissa à chacun sa reli­gion ou sa philosophie. Il cessa lui-même de se qualifier de « catholique » et à la formule : « La démocratie sera catholique », il substitua cette autre : « La démocratie ne sera pas anticatholique » pas plus d'ailleurs qu'antijuive ou antibouddhiste. Ce fut l'époque du Plus Grand Sillon... « ...Récemment, le nom du plus grand Sillon a disparu, et une nouvelle organisation est intervenue... « ...catholiques, protestants, libres-penseurs sont priés de se mettre à l'œuvre... « ...Que penser (enfin), d'un catholique qui, en entrant dans son cercle d'études, laisse son catholicisme à la porte, pour ne pas effrayer ses camarades qui « rêvant d'une action sociale désintéressée, répugnent de la faire servir au triomphe d'intérêts, de coteries ou même de convictions quelles qu'elles soient » ? Telle est la profession de foi du nouveau Comité démocratique d'action sociale, qui a hérité de la plus grande tâche de l'ancienne organisation, et qui, dit-il, « brisant l'équivoque entretenue autour du Plus Grand Sillon, tant dans les milieux réactionnaires que dans les milieux anticléricaux », est ouvert à tous les hommes « respectueux des forces morales et religieuses et convain­cus qu'aucune émancipation sociale véritable n'est possible sans le ferment d'un généreux idéalisme ». 85:87 « Oui, hélas ! l'équivoque est brisée ; l'action sociale du Sillon n'est plus catholique ; le sillonniste, comme tel, ne travaille pas pour une coterie, et « l'Église, il le dit, ne saurait à aucun titre être bénéficiaire des sympathies que son action pourra susciter... ». « ...Qu'est-ce qui va sortir de cette collaboration ? Une construction purement verbale et chimérique, où l'on verra miroiter pêle-mêle et dans une confusion séduisante les mots de liberté, de justice, de fraternité et d'amour, d'éga­lité et d'exaltation humaine, le tout basé sur une dignité humaine mal comprise. Ce sera une agitation tumultueuse, stérile pour le but proposé, et qui profitera aux remueurs de masses moins utopistes. Oui, vraiment, on peut dire que le Sillon convoie le socialisme, l'œil fixé sur une chimère. « Nous craignons qu'il n'y ait encore pire. Le résultat de cette promiscuité en travail, le bénéficiaire de cette action sociale cosmopolite ne peut être qu'une démocratie qui ne sera ni catholique, ni protestante, ni juive ; une religion (car le sillonnisme, les chefs l'ont dit, est une religion) plus universelle que l'Église catholique, réunissant tous les hommes devenus enfin frères et camarades dans « le règne de Dieu ». -- « On ne travaille pas pour l'Église, on travaille pour l'humanité. » « Et maintenant, pénétré de la plus vive tristesse, Nous Nous demandons, Vénérables Frères, ce qu'est devenu le catholicisme du Sillon. Hélas ! lui qui donnait autrefois de si belles espérances, ce fleuve limpide et impétueux a été capté dans sa marche par les ennemis modernes de l'Église et ne forme plus dorénavant qu'un misérable affluent du grand mouvement d'apostasie organisé, dans tous les pays, pour l'établissement d'une Église universelle qui n'aura ni dogmes, ni hiérarchie, ni règle pour l'esprit, ni frein pour les passions, et qui, sous prétexte de liberté et de dignité humaine, ramènerait dans le monde, si elle pou­vait triompher, le règne légal de la ruse et de la force, et l'oppression des faibles, de ceux qui souffrent et qui tra­vaillent. » 86:87 Le Pape rappelle ensuite ce qu'est le véritable ensei­gnement social de l'Évangile et il exhorte les évêques à former des prêtres pour s'occuper des problèmes sociaux. Que ces prêtres, dit-il, « ne se laissent pas égarer, dans le dédale des opinions contemporaines, par le mirage d'une fausse démocratie ; qu'ils n'empruntent pas à la rhétorique des pires ennemis de l'Église et du peuple un langage emphatique plein de promesses aussi sonores qu'irréalisa­bles. » Enfin il indique les « mesures pratiques » que nous avons rapportées plus haut, et qui doivent permettre aux sillonnistes d'apporter de nouveau « un concours loyal et efficace » à l'œuvre de la restauration sociale. \*\*\* Telle est cette fameuse *Lettre sur le Sillon*, que ressuscite à notre attention le cinquantenaire de la mort de Pie X. Accable-t-elle son auteur, comme le pense Étienne Borne ? Exprime-t-elle, comme le pense Georges Hourdin, une école théologique qui pouvait correspondre aux besoins de 1910, alors que les besoins de 1964 seraient satisfaits par une école différente (et, semble-t-il, opposée) qui trouverait son expression dans *Pacem in terris ?* Est-elle, comme je le pense, toujours actuelle, et même beaucoup plus actuelle qu'en 1910, du moins pour l'essen­tiel ? Pour apprécier correctement la lettre sur le *Sillon*, il faut d'abord la situer. Contentons-nous de quelques points de repère. La Lettre, nous l'avons déjà dit, n'est pas venue comme un jugement du pape s'opposant tout à coup à l'opinion catholique française, unanime ou majoritaire. On y voit une victoire de *l'Action française*. S'il en est vraiment ainsi, ce ne peut être que parce que Maurras apportait des arguments qui devaient bien avoir un sens au plan reli­gieux. N'oublions pas qu'en août 1910, presque tous les évêques français, dont la plupart avaient été de très chauds partisans du *Sillon*, blâmaient ouvertement ses déviations. Car c'est là toute la question. Il y eut un premier *Sillon*, magnifique de courage, purement chrétien, et puis il y eut peu à peu un « plus grand *Sillon* » qui, sous des noms divers, devint de plus en plus démocratique et humanitaire, acceptant les compromissions politiques les plus insolites, et ce à une époque d'anticléricalisme virulent. 87:87 Ce *Sillon* seconde manière jetait la confusion sur deux plans : dans les idées, en confondant christianisme et démocratie, dans l'action, en restant presque indifférent devant les persécu­tions que subissait l'Église du fait de gouvernements vio­lemment anticatholiques. Parler, comme fait Étienne Borne, de « l'affreuse ingratitude de la Lettre sur le Sillon » en ajoutant que cette ingratitude « n'était pas si légère, si gratuite, si innocente » (que veut-il dire ?) c'est se moquer de la réalité la plus objective et la plus incontestable. Quant au rapprochement avec *Pacem in terris*, il est vraiment imprévu. La Lettre sur le Sillon concerne des catholiques français en train de se fourvoyer dans une activité aberrante. Le Pape les traite en catholiques, et même en catholiques éminents ; il parle à leurs évêques ou s'adresse directement à eux en leur rappelant la pure doctrine de l'Évangile, qu'ils sont en passe d'oublier, mais qu'ils connaissent bien. Il ne pense pas devoir la minimiser. Ce sont des chrétiens « adultes », comme on dit. Il ne s'est d'ailleurs pas trompé sur leur qualité, ainsi qu'on peut en juger par les réactions des meilleurs d'entre eux, un Léo­nard Constant par exemple, ou un Amédée Guiard (cf. pp. 219 et 222). *Pacem in terris*, au contraire, est une encycli­que, et qui s'adresse non seulement aux catholiques du monde entier, mais à tous les hommes de bonne volonté. Jean XXIII se propose expressément de rappeler à tous « l'ordre établi par Dieu », condition première de « la paix sur la terre, objet du profond désir de l'humanité de tous les temps ». Alors, quel rapport ? J'imagine que Borne et Hourdin sont frappés par le fait que *Pacem in terris* développe principalement les thèmes de l'ordre naturel et qu'elle invite les catholiques à une parti­cipation active à la vie sociale dans la collaboration et l'émulation avec tous les autres hommes. Ils en tirent pro­bablement la conclusion que c'est le contraire de la position de Pie X dans la Lettre sur le Sillon. C'est oublier deux ou trois choses. La première, je le rappelle : que Pie X s'adresse à des catholiques qui ont, au départ, situé leur action sur le terrain catholique et qui sont, à cet égard, en train de dévier dans la confusion. La seconde : que Pie X dénonce précisément les fausses conceptions qu'ils ont de la nature humaine, concernant la liberté, l'autorité, la justice, etc. La troisième : que le milieu politique et social français de 1910 est sans aucune comparaison avec le milieu poli­tique et social mondial de 1963, et qu'ainsi les problèmes auxquels répondent respectivement Pie X et Jean XXIII sont sans commune mesure. 88:87 Si on se plaçait dans l'optique de Borne et de Hourdin, ce n'est pas le Sillon qui serait justifié par *Pacem in terris* mais bien *l'Action française.* Parlant des lois naturelles, Maurras dit : « Si nous les formulons dans les mêmes ter­mes que la pensée chrétienne, nous avons bien le droit de dire que cette pensée chrétienne est d'accord avec nous comme nous avec elle sur le terrain particulier défini, spécifié et circonscrit de ces lois. » C'est sur ce thème que Maurras dialogue avec Sangnier. Son positivisme ne veut pas être autre chose que ce respect des « lois de l'univers ». Il conclut : « Notre philosophie de la nature n'exclut pas le surnaturel. Pourquoi dans son surnaturel Sangnier ne sous-entend-il pas la nature ? » (pp. 121 et 122.) Devrons-nous dire que Pie XI est condamné, comme Pie X, par Jean XXIII -- et pour des raisons strictement inverses ? Les rapprochements de ce genre nous paraissent aussi vains que puérils. Les documents pontificaux, quand ils touchent aux grands problèmes de l'heure, sont à la fois des actes de gouvernement et des enseignements doctri­naux. Ces enseignements ne changent pas mais ils sont présentés et formulés en fonction d'une situation donnée. Sans quoi, de quelle utilité seraient-ils ? En ce qui concerne l'opposition qui existerait entre la Lettre sur le Sillon et *Pacem in terris*, il suffit de relire la deuxième partie de l'encyclique, qui traite des rapports entre les hommes et les Pouvoirs publics. Toute cette partie se développe à partir de la notion d'autorité. Rappelons-en les premières lignes : « A la vie en société manqueraient l'ordre et la fécondité sans la présence d'hommes légitimement investis de l'auto­rité et qui assurent la sauvegarde des institutions et pour­voient dans une mesure suffisante au bien commun. Leur autorité, ils la tiennent tout entière de Dieu, comme l'en­seigne saint Paul : *Il n'est pas d'autorité qui ne vienne de Dieu*. » Y a-t-il là-dedans quelque chose qui différerait de ce qu'on trouve dans la Lettre sur le Sillon ? Nous pensons, quant à nous, que ce qui constitue l'essen­tiel de la Lettre sur le Sillon est d'une actualité plus grande de jamais parce que l'erreur fondamentale dénoncée par Pie X est hélas ! une erreur aujourd'hui générale. La démocratie sillonniste, disait Pie X, tend à devenir « une reli­gion », et une religion « plus universelle que l'Église catholique, réunissant tous les hommes devenus enfin frères et camarades dans « le règne de Dieu ». -- « On ne travailler pas pour l'Église, on travaille pour l'humanité. » 89:87 Comment, en lisant ces lignes, ne pas penser à Teilhard de Chardin écrivant : « Une convergence générale des Religions sur un Christ-Universel qui, au fond, les satisfait toutes : telle me paraît être la seule conversion possible du Monde, et la seule forme imaginable pour une Religion de l'avenir. » Cette confusion, elle est aujourd'hui tellement au cœur du catholicisme français qu'on se demande ce qui pourra la dissiper ([^8]). Il est vrai que, quand nous disons « le catholicisme français » nous employons une expression inexacte. Il faudrait dire « le catholicisme français, tel que l'expression en est pratiquement monopolisée par un certain nombre de dirigeants qui tiennent en mains la presse, les congrès et la radio ». Les « fidèles » (comme on les appelle si bien) résistent. Mais a-t-on jamais vu une opinion publique tenir longtemps contre les procédés modernes de manipulation ? De l'état actuel du catholicisme français (au sens préci­sé), on peut évidemment tirer une conclusion exactement opposée à la nôtre. Nous disons : « La Lettre sur le Sillon qui, en 1910, ne s'appliquait qu'au Sillon, vaut aujourd'hui pour l'ensemble du milieu catholique français. » On peut dire, à l'inverse : « La Lettre sur le Sillon est complète­ment dépassée ; la preuve en est que les erreurs dénoncées par Pie X sont aujourd'hui admises comme vérités d'évi­dence. » Mais admises par qui ? Osera-t-on dire : par les évêques et par le Pape ? En ce qui concerne le Pape, on voit mal ce que *Mater et Magistra, Pacem in terris* et *Ecclesiam suam* apportent au moulin des progressistes de tout poil. Et en ce qui concerne les évêques, on peut conjecturer que, devant l'ampleur du mal, ils se disent que la patience est de rigueur. Si le bistouri peut venir à bout d'un abcès, il est impuissant contre une gangrène généralisée. \*\*\* 90:87 Nous voudrions, pour terminer, défendre la mémoire de Marc Sangnier contre la diffamation diffuse dont elle est l'objet. Chaque fois qu'on évoque la pourriture du progressis­me, on tient hautement à proclamer que Marc Sangnier en est le père. C'est un compliment faux. Si Marc Sangnier et son Sillon ont éveillé en France un tel écho, ce n'est pas à cause de *l'Écho démocratique* et de la *Démocratie,* c'est à cause de « la crypte » de Stanislas et des « Mille Colonnes » ; c'est à cause des « beaux temps du Sillon ». Il y eut tout de même une époque où un homme tout jeune affronta des milieux populaires déchaînés pour y proclamer le nom du Christ, et rien d'autre. Il y eut un moment où, autour de cet homme, d'autres hommes de son âge se faisaient matraquer et éventuellement poignarder sur le seul nom du Christ. C'est le courage qu'ils montrèrent dans cette affirmation de leur foi religieuse qui suscita l'enthousiasme d'un nombre immense de prêtres, de séminaristes et de laïcs. Ensuite tout devint confus, mêlé, douteux. Mais il y eut cela, et c'est cela qui compte. Qu'on imagine un *Sillon* qui eût été de but en blanc la *Démocra­tie* ou la *jeune République.* Son souvenir serait depuis long­temps perdu. Que si l'on objectait que c'est le même Sangnier qui fut le *Sillon* dans ses cent avatars, nous répondrons d'une part que c'est le meilleur Sangnier et non le pire à qui nous don­nons notre hommage, et que d'ailleurs, je le répète, sans le meilleur, nul ne se rappellerait le pire. Aussi bien le « pire » Sangnier est jusqu'à la fin de­meuré mille fois meilleur que ceux qui s'abritent derrière lui. Ce pacifiste aimait vraiment la paix. Cet humanitaire restait humain. Nul ne songea, après la dernière guerre, à le nommer ministre de la justice. C'est qu'il se fût conduit, homme public, comme il se conduisait, homme privé. Les prisons auraient vite rendu les innocents, et l'amnistie n'eût pas tardé. Alors, que les sanguinaires chrétiens laissent en paix sa mémoire ! Mais même sur le plan des « mouvements » on ne peut établir de filiation. Il y a, depuis plus d'un siècle, un filon démocratique chrétien, où le bon se mêle au mauvais, et qui est, au fond, toujours le même, sauf que le mauvais l'emporte de plus en plus sur le bon. 91:87 Dans son *Histoire de la Démocratie chrétienne* (Amiot-Dumont, Paris, 1948), Robert Havard de la Montagne rap­pelle le mouvement de 1848. Relisons ce qu'il dit : « En 1848, Ozanam, Lacordaire et l'abbé Maret fondent *L'Ère nouvelle,* apothéose du droit nouveau. Le prospectus indique que les principes de 1789, les idées de la Révolution française ouvrent « l'ère politique du christianisme et de l'Évangile » ; qu'on y voit « une application possible et de plus en plus parfaite de cet esprit de justice et de charité, de ce principe de dignité humaine donnés au monde par la révélation divine » ; qu'on y voit encore « une des plus belles conquêtes de la raison », que la forme politique et sociale qui peut en résulter « porte le grand nom de démocratie » et apparaît comme « la plus parfaite que les hom­mes aient connue jusqu'ici » (p. 124). Cette illusion est perpétuelle, comme est perpétuel son vocabulaire. On les trouve dès la Révolution elle-même, qui enthousiasma, dans ses débuts, une grande partie du clergé. Il n'est, d'ailleurs, nullement interdit de penser que les grands principes révolutionnaires soient issus du christia­nisme. A nos yeux, c'est même certain. Mais ils ne sont que la dégradation et la laïcisation des principes chrétiens. On peut donc dire à ceux qui s'en réclament : « La Liberté, l'Égalité, la Fraternité, vous y aspirez parce que des siècles d'imprégnation chrétienne vous en ont donné le goût et le désir. Mais telles que vous les concevez, détachées du chris­tianisme, ou, pis, opposées au christianisme, elles risquent fort de vous apporter tout autre chose que ce que vous en attendez. Vous-même, d'ailleurs, les interprétez étrangement puisque vous commencez par en refuser le bénéfice aux chrétiens. » Près de deux siècles se sont écoulés depuis la Révolu­tion. Le temps, faisant son œuvre, a adouci certains conflits et, à bien des égards, les idées de 1789 sont devenues conservatrices. Mais le problème rebondit avec le communisme. La logique première des démocrates chrétiens devrait les attacher au contenu des idées de Liberté, d'Égalité et de Fraternité. Mais non ! Car ce qui les séduisait dans ces idées, c'était leur caractère révolutionnaire. Le jour où la Révolution trouve de nouveaux thèmes, ils adoptent ces thèmes ; et c'est le communisme qui devient leur idéal. La démocratie chrétienne du type 1848 était axée sur la Liberté. Celle de 1910 l'était sur l'Égalité. Aujourd'hui c'est la Révolution à l'état pur qui l'attire et la séduit, sans que son caractère tyrannique, athée et persécuteur du christia­nisme lui soit le moindre obstacle. Krouchtchev, Mao-Tse-Tung, Fidel Castro, Ben Bella sont ses dieux. 92:87 Ce paradoxe s'explique simplement par le fait que, sous l'influence du marxisme, les démocrates chrétiens, devenus progressistes, ne croient plus qu'au « sens de l'Histoire ». Avant de croire en Dieu, ils croient en la vie. Toute révo­lution est pour eux une poussée biologique, une « montée humaine » divine par elle-même, et chance unique du christianisme qui ne saurait opérer qu'en accord avec les lois de cette évolution. Que des millions de chrétiens soient torturés, massacrés, réduits en esclavage, que tombent des pans entiers de chrétienté, que la violence universelle triom­phe, peu leur chaut. Ces Croisés d'un nouveau style chan­tent « Dieu le veut » et ont hâte de voir l'Église s'adapter à ce monde de terreur et d'athéisme. On conçoit, dans ces conditions, que la Lettre sur le Sil­lon paraisse à beaucoup inactuelle. Simplement, elle leur est insupportable. Et c'est parce qu'elle est terriblement actuel­le qu'ils la rejettent impatiemment. Elle a l'actualité de l'éternité. Elle est, exactement, prophétique. -- Les pro­phètes dérangent. Ils ne sont pas aimés. Louis SALLERON. 93:87 ### Voici pourquoi ils ne l'aiment pas par Jean OUSSET REÇU EN AUDIENCE par Monseigneur Roncalli, alors nonce à Paris, nous eûmes la grâce de voir le futur Jean XXIII désigner d'un clin d'œil ironique l'épais dossier des interventions fran­çaises hostiles à la canonisation de Pie X. Le nombre, apparemment considérable, de ces oppositions nous laissa presque indifférent. N'étaient-elles point dans la règle ? Et quel chrétien judicieux conseil­lerait de supprimer l'action de cet « avocat du diable » qui manifeste si bien la prudence, la sagesse de l'Église au moment où Elle s'apprête à exalter l'exemple d'un de ses meilleurs fils. Que la libre expression d'une éventuelle opposition ait donc été autorisée, voire sollicitée et scrupuleusement recueillie, quoi de surprenant ? N'était-ce point le temps ? Mais Pie X ayant été canonisé, malgré le dossier aperçu de loin à la nonciature, *Roma locuta est...* Rome ayant parlé, n'est-il pas anormal, cette fois, que cette hostilité n'ait toujours pas désarmé ? La rancune, bien connue, de « la mule du pape » passait pour un record, elle qui tint sept ans. Il est à craindre que cette performance paraisse dérisoire à côté du ressentiment dont certains continuent à charger la sainte mémoire de Giuseppe Sarto. 94:87 Or cela est quand même surprenant ; et, en un sens, tellement extraordinaire qu'il n'est peut-être pas inutile de se demander : pourquoi ? quelle est la raison de cette opiniâtreté ? Tant de saints paraissent jouir si paisiblement de leur auréole, ne serait-ce que par le climat d'indiffé­rence, sinon de complète ignorance où on les tient. Pourquoi saint Pie X, lui, n'a-t-il pas encore rejoint la céleste cohorte de tant de séraphiques « retirés des affaires » ? Les siennes dureraient-elles toujours ? Pourquoi ? A quoi cela tient-il ? En clair : que lui reproche-t-on ? Qui gêne-t-il ? Qu'a-t-il fait, ou n'a-t-il pas fait, pour continuer à entretenir ainsi contre lui une animosité si tenace ? Sont-ce ses actes ou le caractère général de sa personnalité qui justifient, sinon expliquent cette persistante rancœur ? \*\*\* Au premier regard il semblerait, au contraire, que l'allure simple, populaire, bonhomme même de l'ancien petit paysan de Riese aurait dû lui attirer la sympathie de ceux qui exaltent un Jean XXIII, par exemple, pour les mêmes raisons. Et si, dépassant l'argument d'une admiration aussi épidermique, on considère ce que fut l'homme, l'homme profond, l'homme intérieur, tout au long des nombreu­ses étapes que la Providence Divine eut dessein de lui faire franchir, on reste scandalisé à l'idée que tant de chrétiens puissent demeurer insensibles devant pareille richesse. 95:87 « Ô saint Pie X, gloire du sacerdoce et honneur du peuple chrétien ; -- toi en qui l'humilité parut frater­niser avec la grandeur, l'austérité avec la mansuétude, la piété simple avec la doctrine profonde ; toi, pontife de l'Eucharistie et du catéchisme, de la Foi intègre et de la fermeté impavide ; « tourne ton regard vers la Sainte Église... « soulève cette pauvre humanité, aux douleurs de qui tu as tellement pris part qu'elles finirent par arrêter les battements de ton grand cœur... » Quelques paroles seulement, extraites de la prière par laquelle Pie XII tint à finir le discours de canonisa­tion du 29 mai 1954 : quelques paroles dont il est impossible de nier qu'elles expriment strictement ce qui fut. Dieu nous préserve de paraître exalter saint Pie X par des comparaisons qui seraient une offense pour ceux qui l'ont précédé, un ou deux siècles avant, ou qui l'ont suivi depuis sur la Chaire de Pierre, mais il doit être quand même permis de faire observer que, malgré les mérites des uns et des autres, il n'est aucune de ces personnalités... nous ne disons pas : qui parvienne à l'égaler, voire à le surpasser en quelques points, nous disons : qui atteigne à la multiplicité, à la variété, à l'harmonie, à l'équilibre, à la force paisible de sa plénitude. Un Léon XIII, un Pie XII peuvent être dits, par exemple, au moins en tant que papes, plus docteurs, entendez : plus professeurs de doctrine, plus rédacteurs d'encycliques que lui. Mais outre que les siennes gar­dent, malgré l'éloignement, une importance considéra­ble, saint Pie X est toujours assez riche de ce qui chez les autres est parfois plus développé, possédant en outre ce qui leur manque. Et cela dans un équilibre, dans un ordre naturel et surnaturel qui stupéfient. A ce point qu'on le pourrait dire : pape modèle, pape universel. « Gloire du sacerdoce, honneur du peuple chrétien. » 96:87 Et donc, comment expliquer, sinon par le fait d'une insigne mauvaise foi, qu'objets d'exaltations chez d'au­tres les mêmes caractères, les mêmes vertus ne par­viennent pas à briser l'ordinaire campagne de silence dont on l'environne ? Quand on sait où se complait très souvent la psycho­logie moderne, ce qui l'émeut, ce qui l'enthousiasme, imagine-t-on ce que, pour tout autre que saint Pie X, une litanie, comme celle-ci, provoquerait d'exaltation ? Pie X, né pauvre, qui fut toujours follement géné­reux avec les pauvres ; qui voulut vivre et mourir pauvre. Pie X, fils d'une humble famille du peuple. Pie X, plus « pastoral » sans doute que tant d'autres, puisqu'il lui fut donné de connaître et de vivre la vie de l'Église, de bout en bout si l'on peut dire, lui qui fut tour à tour séminariste, vicaire, curé, chanoine, pro­fesseur, chancelier, évêque, archevêque, patriarche et pape enfin ! Pie X, qui tenait personnellement à prendre soin de la meilleure formation des séminaristes. Pie X, père (avant Pie XI même) de l'Action Catho­lique ! Pie X, vainqueur du jansénisme, apôtre de la communion précoce et fréquente. Pie X, réformateur du Droit Canon et... de la Curie Romaine. Pie X, continuateur doctrinal, mainteneur de l'enseignement des encycliques de Léon XIII. Pie X, restaurateur de la musique sacrée. Pie X, qui, lors de l'affaire des cultuelles, choisit la pauvreté de l'Église plutôt que de risquer de la voir soumise aux pressions plus faciles de l'État. Pie X, prenant soin personnellement de la nomina­tion (et du sacre !) de ses évêques, au besoin malgré l'opposition du Pouvoir civil. Pie X, qui ne craignait pas de dire leurs vérités aux puissants de la terre. 97:87 Pie X, rejetant la demande de l'Empereur de bénir ses armées, et ne voulant bénir que la paix. Pie X, moins diplomate que pasteur résolu à défen­dre son troupeau. Pie X, qui pour tout ce qui n'engageait plus l'essen­tiel, était le plus débonnaire des hommes, peu confor­miste, dédaignant « l'étiquette », le premier des papes qui, depuis longtemps, ait refusé de manger seul. Pie X, ferme et doux. Pie X, ami de la France et des saints qui firent la France chrétienne. Pie X, détesté par tous les ennemis de l'Église et de l'ordre chrétien. Et cette litanie pourrait continuer. Comment se peut-il, donc, que tant de mérites, tant de vertus, les caractères évidents d'une personnalité si rustique et si noble, si forte et si bonne, soient si méthodiquement tenus dans l'ombre ? \*\*\* Il est facile de répondre désormais, car en rédigeant cette litanie nous avons eu conscience du phénomène psychologique interne, qui... de même qu'on évite de parler corde dans la demeure d'un pendu... nous faisait écarter ce qui, dans la personne, dans l'œuvre de cet homme ne peut pas ne pas claquer comme une gifle sur ce qui triomphe aujourd'hui. Ce que nous avions conscience d'écarter, le voici : Pie X, auteur de la lettre contre le Sillon, renouve­lant ainsi la condamnation du catholicisme-libéral et préparant celle du progressisme. Pie X, auteur de l'encyclique « Pascendi », contre le modernisme et la *secte secrète* de ses agents. Pie X, ne faisant pas que dénoncer l'erreur, mais la poursuivant efficacement. 98:87 Pie X, persuadé, bien avant l'affaire « Pax », que les ennemis du droit chrétien chercheraient désormais à agir contre l'Église, le plus souvent *de* l'intérieur. Ce que l'actualité n'a cessé de prouver... Pie X, donc, pasteur vigilant, difficile à tromper, ne craignant pas de surveiller son troupeau. Pie X, ennemi de la Révolution anti-chrétienne, sous toutes ses formes, en même temps qu'indul­gent, patient, envers les agnostiques qui la combattaient. Pie X, se plaisant à exalter les héros et les saints qui s'attachèrent à édifier, ou à défendre une civilisation, un ordre temporel chrétien, comme conditions favora­bles au salut plus facile du plus grand nombre. Pie X protestant « véhémentement » contre la sépa­ration de l'Église et de l'État, contre les inventaires... Pie X qui défendit tant qu'il put le principe du bien­fait ordinaire d'institutions chrétiennes (alors qu'il suf­fit d'évoquer ce qu'en pensent aujourd'hui tels curés de Nantes). Pie X... auteur de l'expression : « cité catholique ». Avouons-le... cela ne pardonne pas. Comment l'indifférence parviendrait-t-elle à recou­vrir ce qui est d'une actualité si bouleversante ? Un pasteur si totalement, si pastoralement, si ferme­ment pasteur qu'il est presque impossible d'en découvrir la faille ? Tolle ! Enlevez-le ! Ô Pie X, ferme, noble, tutélaire, invincible et grand comme une tour ! Apôtre de l' « omnia instaurare in Christo », préser­vez-nous du fumier de l'indifférentisme religieux mo­derne, principe de pourriture morale, de corruption intellectuelle au plan naturel et destructeur de la Foi, de la vraie Charité au plan surnaturel. Jean OUSSET. 99:87 ### Saint Pie X le Concordat et la Séparation par François GOUSSEAU LA SÉPARATION, l'épisode le plus grave de la vie natio­nale au début du siècle, sous la France de MM. Loubet et Fallières, à « la belle époque » en période de pleine prospérité... et du temps des premiers « Tours de France » cyclistes. Le plus méconnu aussi, sur le moment... comme aujourd'hui. Le plus systématiquement et perfide­ment déformé, et qui le demeure. Celui qui au contraire, pour peu qu'on fasse retour sur son sens historique vrai, devrait susciter, au nom même de ce qui nous est présenté comme un bienfait de l'heure, un concert de gratitude toute spontanée en hommage à celui qui en a été le premier auteur, et en a le plus souf­fert. Il est pour le moins curieux qu'un monde prétendument en perpétuelle évolution remorque aussi facilement des bateaux vieux d'une cinquantaine d'années qui n'offrent pour toute séduction que quelques vues caricaturales... Exemple : « *Le manque de diplomatie de Pie X se manifesta dans ses rapports avec la France, gouvernée par une majorité anticléricale...* « *Alors que ses prédécesseurs ne nommaient d'évêques qu'après entente préalable avec le nonce, Combes désigna des ecclésiastiques dont le Vatican ne voulait pas. Plusieurs sièges restèrent vacants. La tension s'aggrava lorsque Pie X, qui ne transigeait pas sur les principes, succéda en 1903 au souple Léon XIII.* » 100:87 « *Le pape s'opposa à la Constitution des* « *associations cultuelles* »*, auxquelles la plupart des évêques français et les intellectuels catholiques* (*Brunetière, Anatole Leroy, Beaulieu, Georges Goyau*) *étaient favorables... Le Pape pré­férait voir l'Église de France perdre ses biens plutôt que de porter atteinte aux principes. Les associations cultuelles ne furent donc pas constituées. Dans ces conditions, la loi de séparation qui était d'inspiration conciliante fut appli­quée dans un climat de lutte.* » ([^9]) C'est ce qu'écrivait déjà dans le feu de l'action une presse pas toujours anticatholique, avec en moins la modé­ration du ton et un respect affecté, chargés de faire passer aujourd'hui des jugements sommaires, équivoques, erronés, sinon perfides. On connaît en gros la théorie, généralement répandue. Le grand Léon XIII, promoteur du « ralliement », grâce à son savoir-faire diplomatique, s'est accommodé des exigen­ces du gouvernement français. Il aurait trouvé toutes les habiletés nécessaires pour éviter le conflit dans lequel le pauvre Pie X, pieux certes (et c'est toute une conception des choses que cette mention restrictive !) mais totalement ignorant des affaires du monde, s'est jeté, tête baissée, ren­versant implacablement par son intransigeance bornée (dou­blée de l'aversion profonde de son secrétaire d'État pour la France) les belles constructions échafaudées à grand peine par son prédécesseur... #### L'héritage de Léon XIII Qu'en est-il en réalité à la mort de ce Pontife ? Dans les affaires françaises, le nouveau Pape hérite : 1°) de la situation juridique créée depuis un siècle par la signature du Concordat de 1801. 2°) de la situation belliqueuse issue des années 1880. La valeur du régime « concordataire » n'est pas à consi­dérer en soi : la condescendance de l'Église est telle qu'elle peut être amenée à signer un « modus vivendi » avec un État indifférent, voire hostile. Aussi bien n'est-ce pas-elle qui fait jamais le premier pas. 101:87 Le concordat vaut donc, en grande partie, ce que vaut l'État signataire. Si, comme l'a écrit le Cardinal Baudril­lart ([^10]) en parlant de celui qui avait signé le Concordat de 1516, « l'État était un ami, un ami jaloux sans doute, mais un ami qui voulait comme elle, et avec elle, le triom­phe de Jésus-Christ, dans les âmes et dans le monde... », il n'en était pas de même de l'État sécularisé issu de la Révo­lution qui avait « fonctionnarisé » l'Église et ses clercs. Du moins donnait-il encore droit de cité à l'Église catho­lique, en tant que telle, dans la nation française. Et c'est sous cet aspect que, dans sa lettre « Au milieu des sollicitudes », Léon XIII avait plus précisément mis en garde les Français contre une séparation éventuelle : « Vouloir que l'État se sépare de l'Église, ce serait vouloir, par une conséquence logique, que l'Église fût réduite à la liberté de vivre selon le droit commun à tous les ci­toyens. Cette situation, il est vrai, se produit dans certains pays. Mais, en France, nation catholique par ses traditions et par la foi présente de la grande majorité de ses fils, l'Église ne doit pas être mise dans la situation précaire qu'elle subit chez d'autres peuples... » Déjà, trente ans plus tôt, sous la Commune de Paris, avait été votée une loi de Séparation : les biens des congré­gations religieuses et donc des congrégations enseignantes devenaient propriété nationale. Les services d'assistance étaient laïcisés. Les Supérieurs des collèges étaient arrêtés ou fermaient eux-mêmes leur établissement. Ordre était donné d'enlever « les crucifix, madones et autres symbo­les » qui pouvaient encore rester dans les classes, comme offensant la liberté de conscience. N'est-ce pas la répétition de tout un pan de législation effective de la fin du siècle, sans que pourtant la séparation se soit effectuée ? L'opinion publique est travaillée par les Loges et leurs courroies de transmission dans la presse, et dans des associations telle que « La Ligue de l'enseigne­ment », « l'Association de la Libre Pensée », « Les Jeu­nesses laïques ». 102:87 La Contre-Église ne camoufle pas ses batteries : « Jusqu'à ce que nous ayons complètement anéanti les congré­gations religieuses autorisées ou non, jusqu'à ce que nous ayons rompu toute relation avec Rome, dénoncé le Con­cordat et rétabli l'enseignement laïque dans tout le pays nous n'aurons rien fait... » ([^11]) « Continuerons-nous à dire que nous ne voulons pas détruire la religion, quand nous sommes obligés d'avouer d'autre part que cette destruction est indispensable pour fonder rationnellement la nouvelle cité politique et sociale ? Assez d'équivoques ! Ne disons plus : « Nous ne voulons pas détruire la religion », disons : « Nous voulons détruire la religion. » ([^12]) Les politiciens au pouvoir, eux, préfèrent, tant que le fruit n'est pas mûr, utiliser le Concordat comme une sorte de droit « régalien », ramener le clergé régulier à la même condition que le clergé séculier, brider autant l'un que l'autre, sans manquer, chemin faisant, de supprimer les « moines ligueurs » dont l'activité porte ombrage à l'État. C'est la politique d'un Waldeck-Rousseau qui provoque les confidences de Léon XIII à l'ancien Président du Conseil, Méline, l'un de ceux qui avaient le plus favorisé le « rallie­ment » : « *Je me suis rattaché sincèrement à la République, et cela n'a pas empêché le gouvernement actuel de méconnaître mes sentiments et de n'en tenir aucun compte. Il a déclaré une guerre religieuse que je déplore et qui fait en­core plus de mal à la France qu'à la religion...* » ([^13]) Il n'hésite donc pas à adresser au Président Loubet, le 23 mai 1900, une longue lettre de plaintes amères, à la me­sure du drame en cours, et des menaces qui pesaient lour­dement sur le pays, notamment sur la liberté de l'ensei­gnement, sur la reconnaissance des Congrégations religieu­ses, sur l'indépendance même des membres du clergé « frappés des peines les plus sévères pour toute observation publique qu'ils se permettraient, si calme et si mesurée qu'elle fût, sur les actes de l'autorité civile ». Et il invoque le recours au « pacte concordataire rendu plus ferme par les bonnes relations qui l'ont suivi sans interruption », permettant « d'aplanir, par des moyens réguliers et pacifiques, tout incident fâcheux »... 103:87 et offrant au gouverne­ment le moyen d'apporter tous ses soins au « choix d'évê­ques pourvus des qualités exceptionnelles requises par la sublimité de leur ministère : but qui sera d'autant plus avantageusement obtenu s'il y a une étroite entente entre l'État et le Saint-Siège dans l'examen des mérites des can­didats par le moyen de la nonciature. » Ce qui suppose de la part du Saint-Siège la volonté de résister éventuellement à la nomination des créatures de choix du directeur des Cultes, un certain Charles Dumay, dont les attaches avec la Maçonnerie sont bien connues. Et précisément le nouvel évêque de Laval, Mgr Geay, est dénoncé au Saint-Siège en raison de ses mœurs... Après en­quête et par lettre du 26 juillet de la même année, Léon XIII le presse de renoncer à son siège. L'intéressé s'ap­puyant sur le gouvernement n'accepte qu'à la condition d'être transféré dans un autre diocèse, ce qui n'est canoniquement pas possible, en raison du caractère strictement personnel des actes reprochés. Devant la pression du gou­vernement français, Léon XIII qui aurait voulu exercer la contrainte se résigne en disant : « Il y a un mauvais évê­que à Laval, qu'y puis-je dire ? J'ai les mains liées par le Concordat. » Après le vote de la loi sur les Congrégations, le Cardinal Rampolla, secrétaire d'État, peut bien adresser, au nom du Saint-Père, à l'ambassadeur près du Saint-Siège, Nisard, une note de protestation « contre cette injuste loi de repré­sailles et d'exception qui... est en opposition avec les principes du droit naturel... restreint la liberté de l'Église, ga­rantie en France d'autre part par un pacte solennel... » Le Concordat lui-même qui, en période d'apaisement re­cherché, pouvait représenter un instrument d'entente rela­tive, n'en devient pas moins, entre les mains de ceux dont une logique laïciste ([^14]) inspire tout le comportement, un vrai « discordat », selon l'expression de Clemenceau. 104:87 Et lorsqu'après les élections de 1903, préparées candidement par les catholiques et à l'indignation de leurs adver­saires, sous la menace du « glaive électoral » et sous le « labarum du Sacré-Cœur », Waldeck doit laisser la place au fanatique Combes qui rêve d'un conflit historique avec la Papauté, les événements se précipitent. Alors qu'aux termes de la loi sur les associations, les demandes d'autorisation des ordres religieux devaient être examinées une à une, il décide que le rejet aurait lieu en masse. Et il écrit lui-même à Delcassé (7 août 1902) : « Le Concordat ne fait aucune allusion aux Congrégations reli­gieuses, qui n'existaient plus à cette époque, et son article 11 énumère limitativement les établissements ecclésiasti­ques reconnus par le Gouvernement, à l'exclusion de tout autre. » En réalité, il oublie un point : l'article 11 en ques­tion était non celui du Concordat, mais celui des « Articles organiques » qui n'avaient jamais été reconnus par le Saint-Siège. Autre exemple qui ne montre que trop com­bien le Concordat peut devenir une arme entre les mains d'un gouvernement décidé. Alors qu'une entente préalable entre le ministère des cultes et la Nonciature avait toujours été pratiquée pour la nomination des évêques, Combes la supprime et transfère de son propre chef l'évêque de Constantine à Bayonne, celui de Bizerte à Constantine, et en nomme un à Saint-Jean de Maurienne. Devant le refus du Saint-Siège, en raison de leur « non-aptitude canonique », il renonce à présenter d'autres candidats. Alors que la difficulté surgie jadis sous le gouverne­ment de Thiers, au sujet de la formule en usage dans les bulles d'institution canonique des nouveaux évêques, avait été réglée, et que le Président de la République avait lui-même déclaré dans un décret que « la formule *nobis nomi­navit* était employée dans un sens qui ne peut préjudicier en rien au droit du pouvoir civil », Combes réveille la que­relle et n'accepte aucune formule discutée avec le Saint-Siège, pas même : « *nominavit juxta articulos IV et V Con­cordati* ». Alors que l'Empereur d'Autriche, malgré la « Triplice », que le roi du Portugal malgré sa parenté avec la Maison de Savoie, s'étaient abstenus de venir à Rome pour éviter de blesser le chef de l'Église « prisonnier au Vatican », le monde diplomatique agite la question d'une venue à Paris du roi d'Italie, et donc, en retour, d'une visite à Rome du Président de la République. D'où une lettre du Cardinal, Rampolla à Nisard (1^er^ juin 1903) : 105:87 « Une visite éventuelle du Chef d'une nation catholique -- tel que le Président de la République française -- au Quirinal, dans les con­ditions actuelles bien connues de Rome, Sa Sainteté la regarderait comme une offense non moins aux droits du Saint-Siège qu'à son auguste personne ; cette visite se­rait, en effet, une reconnaissance officielle de l'usurpation dont la papauté est victime, et, par suite, elle décline toute responsabilité des conséquences fâcheuses qu'un événement de ce genre aurait pour l'influence française dans les pays étrangers... » #### Combes et saint Pie X Telle est la tension croissante à l'avènement de Pie X. Très rapidement les affaires françaises vont se présenter au Pontife comme un souci majeur, et dans leur complexi­té recherchée par l'adversaire, comme susceptibles de pro­voquer un écartèlement, de devenir son instrument « cru­cifiant ». Seule la sainteté héroïque ouvrira les voies et ap­portera la simplicité divine dans le choix des solutions. Mais ce qu' « ils » avaient hésité à provoquer avec un Pape qu'ils ménageaient encore en raison de ses propres ménagements antérieurs à l'égard du gouvernement, ils comptent bien le réaliser avec le « curé de campagne ». Et ce d'autant qu'ils ne le croient pas à la hauteur pour s'op­poser à leurs plans. Les catholiques libéraux avaient préparé les esprits à l'avènement inéluctable d'un pape à l'image de Léon XIII qu'ils s'étaient fabriquée, et ils se crurent obligés de saluer en lui « le fils du peuple et vicaire terrestre du Fils du char­pentier » ([^15])... ils annonçaient dans le « Sillon » une con­férence de l'abbé Naudet sur « Un pape démocrate »... ils affirmaient, dans le « Journal de Roubaix » : « Pie X sera l'abbé Lemire de la papauté » ([^16])... ils le présentaient dans « La Croix » comme un vieil ami des démocrates italiens. 106:87 Dans les milieux gouvernementaux aucune inquiétu­de ne régnait. Car si Delcassé avait officiellement soutenu la candidature du Cardinal Rampolla, l'ironie a voulu que Combes, l'ancien séminariste, Combes, le plus enragé des politiciens sectaires, qui le jour même du couronnement de Pie X prononçait à Marseille son discours le plus féroce­ment anti-religieux, ait été amené à manœuvrer en faveur de l'ancien « curé de campagne », le modèle du « Sacerdo­ce de Jésus-Christ ». Son émissaire personnel, Jean de Bon­nefon, avait en effet conseillé une « combinazione » avec le cabinet italien auprès de qui le Patriarche de Venise appa­raissait comme « persona gratissima », et comme « non-politique ». Et il avait salué son élection par ces cris de triomphe : « *Avec le Cardinal Sarto, les guerres politiques sont finies, où le prêtre perdait de vue le calice pour l'urne électorale.* » Même conviction à courte vue chez un député qui s'a­dressait au musicologue Camille Bellaigue de retour d'au­dience : « *Eh bien ! vous avez vu le nouveau pape ? Il n'est pas intelligent, n'est-ce pas ? En tout cas, ce n'est pas celui-là qui causera des ennuis à la République* ». Dès sa première allocution consistoriale (9 novembre 1903) qui suivit de près sa première encyclique « E supre­mi apostolatus », il répond : Aux premiers : « Nous sommes en droit de nous éton­ner que tant de gens, poussés par cette passion de nou­veauté qui est le caractère de notre époque, s'efforcent de conjecturer quelle pourra être l'orientation de notre pontificat. Comme s'il était besoin, à ce sujet, de mettre l'esprit à la torture ! N'est-il pas évident que Nous ne voulons et ne pouvons suivre que la voie tracée par Nos prédécesseurs !... » Aux seconds : « Nous ne vous cachons pas que nous choquerons quelques personnes en disant que Nous Nous occuperons nécessairement de politique. Mais quiconque veut juger équitablement voit bien que le Souverain Pon­tife, investi par Dieu d'un magistère suprême, n'a pas le droit d'arracher les affaires politiques du domaine de la foi et des mœurs. En outre, chef et guide souverain de la société parfaite qu'est l'Église, société composée d'hommes et établie parmi les hommes, il ne peut que vouloir entretenir des relations avec les chefs d'États et les membres des gouvernements, s'il veut que tous les pays du monde protègent la liberté et la sécurité des ca­tholiques... » 107:87 Application pratique : en Italie, il ne cessera d'adoucir les rigueurs du « non expedit » qui interdisait aux catholiques leur participation à toute action politique, lui-même recevra députés et sénateurs, se souciera de chercher à la « question romaine » une solution autre que le rétablisse­ment du pouvoir temporel, par exemple une internationa­lisation de la « loi des garanties ». Pourquoi donc cet « aggiornamento » n'est-il pas sensible à nos contemporains ? Le nouveau pape serait-il dominé, dans les affaires fran­çaises, par des sentiments d'hostilité à l'égard de notre pa­trie ? Personne n'oserait aujourd'hui soutenir une calomnie aussi monstrueuse, après les témoignages répétés de son affection toute particulière pour nos compatriotes, de sa prédilection avouée et prouvée pour la destinée chrétienne de la France, après les vives souffrances offertes à cette intention. Quoiqu'il en soit, il s'en tient pour la France, face aux agresseurs, à la défense du Concordat comme à l'un des instruments qui lui sont donnés pour la réalisation de sa politique chrétienne. Toutes ses paroles, tout son compor­tement, tous ses actes y tendent. La Séparation figurait au premier plan du programme des radicaux, qui en avaient toujours professé le principe. Les déclarations les plus nettes et les plus instructives sur ce point, doivent être cherchées dans le discours de Combes au Sénat (21 mars 1903) et dans l'interview qu'il accorde à la *National Review* de Londres (mars 1905). L'un et l'au­tre éclairent assez le but poursuivi et les méthodes adop­tées : Au Sénat : « Le dénoncer (le Concordat) en ce moment, sans avoir préparé suffisamment les esprits à cette dénonciation, sans avoir établi manifestement et avec preuves multi­pliées à l'appui que c'est le clergé catholique lui-même qui le provoque et le veut en le rendant inévitable, serait d'une mauvaise politique, à raison des ressentiments même immérités qui pourraient s'ensuivre dans le pays contre le gouvernement républicain ! Je ne dis pas que la rupture des liens qui existent entre l'État et l'Église catholique ne se produira pas un jour donné ; je ne dis même pas que ce jour n'est pas prochain, je dis simple­ment qu'il n'est pas arrivé. » 108:87 A la *National Review :* « ...Je professais cette doctrine (la séparation) ainsi que la plupart de mes collègues du Cabinet, et j'étais en communion d'idées sur ce point avec tout le parti répu­blicain, qui a considéré de tout temps la séparation de l'Église et de l'État comme le terme naturel et logique du progrès à accomplir vers une société laïque débar­rassée de toute sujétion cléricale. « Mais je sentais, à cette époque, comme les collègues dont je parle, qu'il y aurait inopportunité et imprudence à inscrire dans la déclaration ministérielle une réforme de cette gravité sans y avoir préparé suffisamment le pays... Si je me montrais décidé à observer le Concordat dans des dispositions qui procurent à l'Église catholique, avec la liberté de culte, de grands avantages matériels, je ne l'étais pas moins à le faire observer par l'Église catholique dans les dispositions qui garantissent à l'État ses droits de souveraineté. « Or, il ne m'avait pas échappé, en examinant le texte du pacte concordataire, que ces droits du pouvoir civil étaient inconciliables avec la doctrine catholique, solen­nellement promulguée dans les Encycliques papales, et je m'expliquais ainsi le perpétuel désaccord qui se remar­quait depuis l'avènement de la République, dans les re­lations de l'autorité civile avec l'autorité religieuse. Il n'y avait, selon moi, qu'à prendre acte de ces désaccords inévitables à mesure qu'ils se produisaient, pour inciter naturellement le pays à se tourner vers la séparation de l'Église catholique et de l'État, comme vers le remède efficace à un mal constitutionnel et chronique, qui ne pouvait être guéri autrement... » Autrement dit, le Concordat demeure une survivance anachronique dans un État et une société qui se veulent « laïques ». Mais impossible de parvenir à la rupture sans l'établissement d'un « consensus » favorable ; et pour y disposer l'opinion publique, nécessité de mettre le Saint-Siège en accusation sur le terrain même du Concordat, soi-disant violé au détriment de l'État. Avec des intentions tout autres, peut-être, tendent pra­tiquement à la Séparation, les catholiques libéraux, nourris de la vieille formule du Congrès de Malines : « L'Église li­bre dans l'État libre. » Ces derniers ne craignent même pas de recourir à de « libres entretiens » où se retrouvent l'abbé Soulange, Bodin, Paul Dejardin, Léon Brunschvicg, Dou­mergue, Charles Gide, Seignobos... et jusqu'à un Salomon Reinach, dont les aveux sont autant de gifles à ses interlocuteurs. « Même si 10.000 prêtres venaient nous dire que l'Église ne veut plus s'occuper que du culte, il faudrait bien nous garder d'y croire. L'Église comme institution et pouvoir n'accepte qu'une attitude de combat. » ([^17]) 109:87 Et même en dehors d'eux, ceux qui ont le plus long­temps lutté pour le maintien du Concordat, avouent n'avoir plus le courage de regretter un régime « qui, selon les pro­pres termes de Mgr d'Hulst, a rendu tous les services qu'il pouvait rendre et ne fait plus que du mal ». Comment dans un climat si lourd, « un pape aussi doux et humain que Pie X » ([^18]) ne se serait-il pas préparé, par devoir d'état, aux affrontements décisifs ? Alors qu'au cours de sa première audience, Camille Bellaigue le supplie d'é­tendre à toute la chrétienté la réforme musicale accomplie par le Patriarche de Venise, il obtient cette réponse : « Oui, ce sera fait, et bientôt. Mais ne le dites pas... Sûrement, à ce sujet, nous aurons des guerres. » Et, pensif, il ajoute : « Nous en aurons d'autres encore. » C'est que la situation dont il hérite lui impose de gou­verner tout spécialement en ces heures la portion du trou­peau que représente l'Église de France, et de la sauver, intacte, face aux plans des orgueilleux de cette terre, sans pouvoir se laisser aller à une passive temporisation. Des observateurs clairvoyants le comprennent, et lui font confiance. L'ancien ministre du Second Empire, Émile Ollivier, livre ainsi ses impressions d'audience, dans la première année de son pontificat : « *A mon sens, il possède beaucoup plus que Léon XIII les véritables qualités d'un chef d'État. Il ne s'abandonne point à la rêverie, ni aux hy­pothèses problématiques, mais conserve le sentiment de la réalité immédiate pour juger d'un coup d'œil ce qui est possible et ce qui ne l'est pas. Si les circonstances devien­nent difficiles, attendez-vous de sa part à de grandes cho­ses. Il sera, à l'occasion, un héros et un saint*. » ([^19]) Plus encore « son Secrétaire d'État très fidèle, le Cardi­nal Merry del Val » ([^20]) ne s'y trompe pas qui, après la première audience de Pie X au Corps diplomatique, étonné de sa grande aisance, explique : 110:87 « ...*Le Saint-Père a d'ailleurs depuis longtemps de très hautes relations que les diplomates n'ont pas tous. Méditer depuis soixante années, converser habituellement avec le Christ, avec les anges, avec les saints, cela ne diminue en rien la politesse, mais cela diminue la timidité devant les grands de ce monde.* » « Il n'y avait rien de plus naturel à ses yeux que le sur­naturel, a écrit le Père Gillet. Il croyait comme il respirait, tellement Dieu lui était sensible. Le monde de la Foi lui était familier, il s'y mouvait à l'aise, alors que le monde tout court où il allait vivre et agir devait lui demeurer étranger, ou du moins lui paraissait tel, tant la laideur de ses pensées et ses mœurs affreuses lui répugnaient. Il ne s'y mêlera que contraint à la lutte contre les ennemis de ; clartés de l'Église, où les antennes surnaturelles de sa Foi devenue intrépide capteront les inspirations divines pour lui dicter des décisions humainement surprenantes, impré­vues, mais puissamment fécondes. » Sans plus attendre, moins de quatre mois après son ac­cession au trône de Saint-Pierre, Pie X fait parvenir au président Loubet une lettre de protestation, analogue à celle de son prédécesseur : protestation contre la loi sur les Congrégations religieuses expulsées, contre les attaques vis-à-vis du Saint-Siège, contre les vacances épiscopales prolongées, contre les projets de loi interdisant d'ensei­gner aux Congrégations religieuses même autorisées. « Il semblerait, terminait Pie X, qu'on veuille, comme certains le croient, préparer insensiblement le terrain pour en arri­ver non seulement à séparer complètement l'État d'avec l'Église, mais si c'est possible, à enlever à la France cette empreinte du christianisme qui a fait sa gloire dans les siècles passés. » Ce qui le meut, c'est cette charité ardente à l'égard des victimes. Évoquant au printemps 1904 ses interventions à propos de l'expulsion des Congréganistes : « *Que voulez-vous !* dit-il à son interlocuteur, *il a fallu, parler. Plus d'une fois nous avions écrit* (mais sa lettre à Loubet n'avait-elle pas attendu trois mois pour obtenir une réponse... dilatoi­re ?). *La parole publique est devenue nécessaire. Dans vo­tre pays, il y a depuis trop longtemps, des âmes qui pleu­rent* (delle anime che piangono). *Elles méritaient au moins cette consolation et cette douceur, qu'il y eût quelqu'un pour avoir pitié de leurs larmes, pour déclarer qu'on a violé tous leurs droits, et, dans leurs personnes, outragé non seulement la religion, mais l'humanité même.* » ([^21]) 111:87 Butant sur les intransigeances sectaires de l'adversaire, à propos des problèmes qui n'ont pu être résolus par Léon XIII, il saura user de toutes les condescendances compatibles avec le bien de l'Église. Au déchaînement des passions, il oppose la sérénité, le calme, et la longanimité. A ce stade, sa tactique supérieure consiste à accorder le maximum possible de concessions et à faire front délibéré­ment en s'appuyant toujours sur le bon droit. Combes refuse toutes les formules permettant de suppri­mer le « Nobis nominavit » ? Par mansuétude, Pie X et le Cardinal Merry del Val règlent enfin le conflit en deman­dant seulement que les deux parties se réfèrent aux lettres patentes adressées par le Chef de l'État au Souverain Pon­tife pour la nomination des évêques. Combes s'obstine à refuser de céder sur « l'entente préa­lable », en maintenant les trois nominations faites déjà par lui, sans accord avec le Saint-Siège, pour les évêchés de Bayonne, Saint-Jean de Maurienne et Constantine, et pré­sente en outre des évêques aux sièges d'Ajaccio, de Nevers et de Vannes, « en réclamant pour M. X. l'institution cano­nique » ? Par mansuétude encore, Pie X, tout en faisant connaître que le Saint-Siège demeure juge de « la capacité canonique » des sujets et que de graves motifs s'opposent à leur ratifi­cation, accepte le candidat proposé pour Nevers, « prêtre de toute sa vie républicain convaincu et loyal » ([^22]). Combes « riposte » qu'il ne saurait faire aucune « nomi­nation officielle tant que ses premières désignations qu'il maintient absolument, n'auront pas été acceptées » ([^23]). Par mansuétude toujours, Pie X qui n'avait d'abord refusé le candidat de Bayonne que pour maintenir le principe, consent à l'agréer, en gage d'intentions conciliantes, mais sous réserve de son droit. Combes demeure inflexible. Et le Nonce de rappeler alors « que le gouvernement a plus souvent eu raison de se féliciter des évêques qui avaient été acceptés sans difficulté de la part du Saint-Siège, que de ceux dont la candidature avait rencontré quelque opposition à la nonciature. A l'heure qu'il est, la majorité de l'Épiscopat français est bien loin d'être uniquement préoccupée d'exercer une action politique contraire à celle du Gouver­nement » ([^24]). 112:87 En octobre 1902, en effet, 74 évêques sur 79 avaient signé une adhésion explicite à la République... Et comment évoquer la protestation qu'à la suite de la visite rendue par Loubet au roi d'Italie, est amené à faire le Cardinal Merry del Val, « ce sombre conseiller » invo­quant notamment « le traité bilatéral avec le Saint-Siège » sans rappeler qu'elle est jugée par Georges Sorel ([^25]) « une édition atténuée de celles de Rampolla » ? Mais la circu­laire adressée aux puissances catholiques, afin de ne pas créer des précédents, bien que confidentielle, est livrée par le Prince de Monaco au journal socialiste *L'Humanité* qui la publie, provoque le départ de Nisard de Rome où demeure seul le secrétaire d'ambassade de Courcel. Et à la Chambre, Combes explose : « Nous avons voulu en finir une fois pour toutes avec la fiction surannée d'un pouvoir temporel disparu depuis 34 ans », sans toutefois préciser si le rappel de Nisard était définitif. Le cas de Monseigneur Geay, non réglé, rebondit et se double de celui de Monseigneur Le Nordez, évêque de Dijon. Certes, le Saint-Office était en droit d'envoyer une lettre au premier pour exiger sa démission, et le menacer, s'il ne s'exécutait pas, de mesures extrêmes. Le gouvernement, aussitôt alerté par l'intéressé lui-même, de prétendre que cette lettre « portait atteinte au droit reconnu à l'État par le Concordat en vertu duquel les pouvoirs d'un évêque ne pouvaient lui être conférés ou retirés que par une décision gouvernementale ». Le Saint-Office réplique que la dé­chéance morale d'un évêque n'est pas un cas visé par la disposition concordataire. Le Cardinal Merry del Val répond au chargé d'affaires de France que « ce retrait (des lettres) équivaudrait à l'abdication complète de l'autorité pontifi­cale sur l'épiscopat, abdication qui n'est pas au pouvoir du Saint-Père, et qui ne peut pas être dans les intentions du gouvernement de la République... » 113:87 Sans réponse du gouvernement, le Cardinal ordonne à Monseigneur Geay de se rendre à Rome, sous peine de sus­pense ; idem, et pour d'autres motifs, à Monseigneur Le Nordez. L'intéressé alléguant des motifs de ne pas s'y rendre aussitôt, il fait savoir au gouvernement que Pie X n'hésite pas à « donner une nouvelle preuve de ses intentions conci­liantes » et ne se refuse pas à « proroger d'un mois le délai assigné à Monseigneur l'évêque de Laval, pourvu que celui-ci dans ce laps de temps se rende à Rome pour se justifier et que, dans le cas où il se refuserait de s'y rendre, ou bien ne réussirait pas à se justifier, le gouvernement se montre disposé à s'entendre avec le Saint-Siège en vue de pourvoir à l'administration du diocèse ». Sont-ce là les décisions d'un « tortionnaire d'âmes », « d'un grand inquisiteur espagnol » ? On peut dire que, du côté de Pie X « qu'assista la grande âme de son très fidèle Secrétaire d'État, le Cardinal Merry del Val » ([^26]), aucune porte ne s'est jamais fermée, fût-ce sur les problèmes qui touchent de plus près à la vie inté­rieure, à la constitution même de l'Église. Et cependant à la rentrée parlementaire, Combes dépose le projet de loi qui, au dire d'un rédacteur de *L'Univers*, prépare « la constitution civile de l'Église », beaucoup plus qu'un véritable programme de Séparation. Si le Concordat est rompu, c'est bien de la part du Gou­vernement sans recherche aucune de transaction avec le pape. Et lorsqu'à la Chambre, on osera prétendre que « les atermoiements du Vatican ont rendu inévitable la Sépara­tion » un protestant, Ribot ne craindra pas de parler de « mensonge historique ». Pourtant l'intérêt immédiat aurait voulu que le Saint-Siège se libérât de ce contrat pesant que la partie adverse veut rompre, tout en cherchant à en faire tomber la respon­sabilité sur l'Église. Mais cette dernière entend respecter le pacte signé, et quelles qu'en soient les modalités, parce que son observance engage un principe de doctrine vital. *Mutatis mutandis*, on songe à la position de l'Église au XIX^e^ siècle sur le droit de propriété : elle le défend par principe, mais avec courage, et d'une façon d'autant plus désin­téressée que ses usagers sont constitués en grande partie par des acquéreurs de biens nationaux voltairiens, ses enne­mis déclarés. 114:87 #### Saint Pie X et Briand Dans sa brochure de 1904, *L'Église et la République*, Anatole France lance une adjuration au bloc républicain : « Vous n'avez pas de pardon à attendre de l'Église. Vous êtes à ses yeux comme si vous n'étiez pas, puisque vous n'êtes plus catholiques... Rompez les liens par lesquels vous l'attachez à l'État, brisez les formes par lesquelles vous lui donnez la contenance et la figure d'un grand corps poli­tique**,** et vous la verrez bientôt se dissoudre dans la liberté. » La grandeur d'un Pie X est d'avoir, au contraire, affer­mi dans la tempête la solidité de la Constitution de l'Église. De la défensive où il a été contenu par les attaques inces­santes qu'il a subies, mais auxquelles il a tenu tête, il passe maintenant à l'offensive. L'adversaire aussi change. Le vio­lent fait place à l'astucieux, Combes à Briand. La discussion commence à la Chambre le 21 mars. Dans son allocution consistoriale du 27, Pie X déclare : « Nous avons tâché d'éloigner ce grand malheur, de toutes nos forces, par tous les moyens possibles ; Nous y travaillions encore ces jours derniers, et Notre volonté est d'y travailler jusqu'au bout car rien n'est plus éloigné de Nous que de vouloir nous soustraire au pacte convenu. » Puis, jusqu'au vote de la loi, le Saint-Siège observe une nécessaire réserve. Avant le vote sur l'ensemble, le rapporteur s'explique. Il rejette la responsabilité des événements sur « les mau­vais conseillers de l'Église ». Il s'excuse du « libéralisme de la loi » auprès de l'extrême gauche, ajoutant : « Nous n'avons pas le droit de faire une réforme dont les consé­quences puissent ébranler la République », et manie l'iro­nie pour l'opposition : « Nos collègues du centre et de la droite, en nous permettant d'améliorer la loi, en accolant leurs signatures aux nôtres sous des articles importants, nous auront ainsi aidés puissamment à la rendre plus faci­lement applicable, en réduisant au minimum les résistances qu'elle aurait pu susciter dans le pays. » La loi, votée le 3 juillet à la Chambre par 341 voix contre 233, est promulguée le 11 décembre, sous la date du 5. Pie X en est averti par téléphone. Il ne peut manquer de laisser échapper à un prélat de son entourage : « Il y a cinq ou six mois, Nous espérions encore qu'une loi pareille ne serait pas votée. Nous avions même craint pour la France de graves, de très graves périls, devant lesquels eût disparu le projet, et la discussion... La loi, cependant, a passé et -- surtout au Sénat -- avec quelle déplorable, honteuse facilité ! » 115:87 L'apostasie officielle de la France est signée et, du moins le croit-on, « l'échec de la Constitution civile du Clergé est vengé ». Et, comme Bellaigue qui en est chargé pour les *Lectures pour tous* interroge le pape sur ses pensées au sujet de la Séparation, le pape répond : « Pourquoi refuserais-je de vous répondre et de vous laisser rapporter ma réponse ? Nous ne sommes pas, nous, des ouvriers des ténèbres. Nous ne travaillons pas dans la nuit. » C'est le Docteur qui parle, dont la lumière n'est pas à mettre sous le boisseau. Mais quand la seconde question, de pure curiosité, est posée : « Serait-il indiscret de demander à Votre Sainteté quelle attitude elle a résolu de prendre ? En France un grand nombre de catholiques se préoccupent, s'inquiètent », la réponse est vraiment celle de l'homme de gouvernement, du « prudent » : « Dites plutôt qu'ils s'impatientent ! Ah ! vous autres, Français, que vous êtes pressés, agités, ner­veux ! Vous désirez de moi quelques paroles. Une seule suf­fit. Attendez. Il me plait d'attendre moi-même, de me taire jusqu'à l'heure que j'ai fixée et qui viendra. Loi perfide ! pleine d'équivoque et d'embûches ! Il y en a de visibles dès à présent ; d'autres ne se découvriront que plus tard. Une loi, cela se « tire » facilement d'un côté ou de l'autre (*si trae dun lato o dun altro*)*.* Cela s'est bien vu pour la loi contre les Congrégations. Faire, avoir fait la loi n'est pas tout, il faut l'appliquer, et le règlement qui va la suivre, ce règlement seul, une fois qu'il sera définitif, en fixera l'usage. Alors seulement, nous parlerons. Alors, connais­sant les armes de l'ennemi, toutes ses armes, nous pren­drons les nôtres à notre tour ; elles sont prêtes, et pour n'être que spirituelles, elles n'en seront pas moins victo­rieuses... Pour le moment, ce que je veux être, ce que je veux demeurer encore, c'est un « uomo inerte ». Si, inerte, inerte, mais inerte, dans les mains de Celui qui me porte, et par lequel, pour lequel, un jour qui viendra -- j'agirai. » ([^27]) 116:87 *La Croix du Nord* du 29 avril 1905 donne le récit d'une audience accordée au Directeur de la Maison de retraite des patrons du Nord : « ...Nous aurons notre ligne de conduite tracée par nos évêques, qui, eux-mêmes, la recevront d'ici, n'est-ce pas, Très Saint-Père ? » « Certainement, je parlerai *in tempore opportuno.* Si l'on nous contraint à nous servir de nos armes, rien ne nous oblige à les montrer d'avance à nos adversaires qui en abuseraient contre nous. Je le répète : le moment venu, j'agirai sans hésitation. D'ici là, mieux vaut que nos persé­cuteurs ignorent Nos projets que, du reste, je n'ai jamais fait connaître à personne. » Un peu plus tard, à une haute personnalité surprise qu'il tardât tant à revendiquer les droits de l'Église, Pie X ré­pond : « Dieu aurait pu envoyer le Rédempteur aussitôt après la chute originelle, et il fit attendre le Monde durant des milliers d'années ! Voudriez-vous qu'un pauvre prêtre, vicaire de ce Christ tant décrié, prononçât sans réflexion des paroles graves et irrévocables ? » Combes n'avait pas caché que la loi ne passerait pas sans une préparation de l'opinion. Comment Pie X n'eût-il pas compris qu'il lui fallait prendre le temps : 1) de dispo­ser les esprits à la soumission, 2) d'établir l'accord néces­saire entre l'épiscopat et le Saint-Siège ? Une discussion ulté­rieure, à la Chambre, et relatée à l'*Officiel,* éclaire bien la première donnée du problème : M. le Ministre de l'Instruction publique et des cultes : -- « Il n'est pas niable que si les adversaires de la Sépara­tion, qui étaient très nombreux dans la Commission, nous avaient dit dès le début : « *Vous posez une question que nous n'avons même pas, nous, catholiques, le droit de discu­ter, vous allez légiférer sur une matière que nous ne sommes pas compétents pour apprécier, nous nous retirons* »*,* c'était pour nous l'impossibilité d'élaborer un projet de loi. » M. de l'Estourbeillon : -- « Vous avez cent fois raison c'était la vraie tactique. » M. le Ministre de l'Instruction publique et des Cultes : -- « Mais, de très bonne foi et très loyalement, vous avez collaboré à notre œuvre et vous avez bien fait. Au moment de la discussion, bien peu de membres de cette Chambre, même du côté droit, se dressèrent contre la prétention de l'État à assurer sa sécurité. » 117:87 Et une lettre du Cardinal Merry del Val à Mgr Monta­gnini introduit le second élément : « Il est évident, écrit le Secrétaire d'État, que si la majo­rité des évêques est d'avis de subir la loi en pratique, il sera difficile que le pape puisse leur commander d'agir contre leurs convictions, quoiqu'il soit assuré de leur obéissance. Mais il est faux, très faux, que le pape ne soit pas prêt à proclamer la résistance, s'il est appuyé par un bon nombre d'évêques. » (27 février 1906.) Dès l'ouverture de la discussion parlementaire, Pie X qui souffre des accusations forgées contre le Saint-Siège, avait dans une allocution consistoriale rappelé tous ses efforts pour « éviter un si grand malheur (la rupture du Concordat) car rien n'est plus éloigné de Notre pensée que de vouloir nous soustraire aux conventions établies », tout en concluant avec sa perspicacité habituelle : « Mais cette entreprise est menée avec une telle ardeur qu'il est bien à craindre de la voir rapidement achevée. » En octobre les deux mêmes notes sont reprises avec plus de force et d'insistance dans une lettre au Cardinal Richard, qui annonce en outre des « instructions » aux catholiques de France « De graves événements qui se déroulent en France et qui menacent les intérêts suprêmes de la religion sont l'objet de nos préoccupations constantes à l'heure actuelle. Malgré tous Nos efforts pour éloigner de l'Église de France les malheurs qui paraissent aujourd'hui inévitables, on per­siste à travailler avec acharnement à la destruction des saintes et glorieuses traditions de votre noble et bien-aimé pays. Nous manifesterons en temps et lieu toute Notre pen­sée et Nous donnerons au clergé et aux fidèles de France les instructions exigées par une situation douloureuse qui n'est pas Notre œuvre et (comme le reconnaissent tous les esprits honnêtes et éclairés) dont Nous ne sommes en au­cune façon responsable. » Dans une autre réunion du Sacré-Collège, jugeant déjà la loi qui vient d'être « promulguée aujourd'hui en haine de l'Église et contre toute règle de justice », il se réserve mal­gré tout d'y revenir à un moment plus opportun, « selon Notre devoir apostolique, et plus gravement, et plus pondé­rément ». 118:87 Deux opérations de nature bien différente se déroulent alors en France. Le 28 décembre 1905, les cinq cardinaux français qui, au moment où le projet était entré en discus­sion (ils étaient six alors) avaient adressé au Président de la République une lettre motivée, décident que la loi pourra être acceptée si le Pape l'autorise, et que ses conditions d'application seront soumises à l'Assemblée plénière des Évêques de France ; le procès-verbal de délibération en est transmis au Pape. De janvier à mars 1906, l'inventaire des biens d'Église, prévu par l'article 3 de la loi, se poursuit à travers le territoire. « Inoffensive formalité » pour un abbé Naudet dans la *Justice Sociale*, « mesure conservatoire » pour l'archevêque de Bourges : les tabernacles peuvent être ouverts pour inventorier les vases sacrés ! En réalité, toute une armée de laïcs qui n'ont pas encore perdu le sens du « sacré », précédés parfois de clercs, voire de leur évêque, résistent héroïquement, jusque sur les marches du sanc­tuaire, aux fonctionnaires de l'enregistrement, aux agents de police, et aux gendarmes. En maints endroits, des officiers se refusent à participer à ce sacrilège ; certains d'entre eux sont traduits devant les conseils de guerre, d'autres démissionnent. Le sang coule. Il y a des morts. De quel côté incline Pie X ? Sans prononcer l'interdic­tion de se conformer à la loi, dès le 11 février il signe néan­moins l'Encyclique *Vehementer Nos*. « On ne peut pas savoir, confie-t-il, combien j'ai souffert et prié, mais le Sei­gneur m'a éclairé. » Dès les premières lignes en effet, il laisse échapper le cri de son âme « pleine d'une doulou­reuse sollicitude » et l'affection de son cœur qui « se remplit d'angoisse... Événement des plus graves sans doute que celui-là ; événement que tous les bons esprits doivent déplo­rer, car il est aussi funeste à la société civile qu'à la reli­gion, mais événement qui n'a pu surprendre personne, pour­vu que l'on ait prêté quelque attention à la politique religieuse suivie en France dans ces dernières années. » C'est la condamnation de principe « de la loi votée en France sur la séparation de l'Église et de l'État comme pro­fondément injurieuse vis-à-vis de Dieu, qu'elle renie officiellement, en posant en principe que la République ne reconnaît aucun culte... Comme violant le droit naturel, le droit des gens et la fidélité publique due aux traités ; comme renversant la justice et foulant aux pieds les droits de pro­priété que l'Église a acquis à des titres multiples, et, en outre, en vertu du Concordat... Comme gravement offen­sante pour la dignité de ce Siège Apostolique, pour Notre Personne, pour l'Épiscopat, pour le Clergé et pour tous les catholiques français... ». 119:87 La résistance aux inventaires menée par des « *catho­liques sans mandat* »*,* comme l'écrivent alors certaines feuilles religieuses, amène la chute du ministère Rouvier. Son successeur Clemenceau commence par adresser aux préfets une circulaire leur demandant de ne procéder à l'inventaire qu'au cas où il pourrait s'accomplir sans vio­lence. Dans le cas contraire, un simple procès-verbal de constat y suppléera, et la dévolution des biens aux associa­tions cultuelles est différée jusqu'au jour où l'inventaire serait accepté. C'est son mot fameux au Sénat : « Le fait de compter des plumeaux et des chandeliers ne vaut pas une vie humaine. » Cette première victoire partielle se serait tournée en dé­faite, sans Pie X qui avait écrit dans son Encyclique : « La loi de séparation attribue l'administration et la tutelle du bien public, non pas au corps hiérarchique divinement ins­titué par le Sauveur, mais à une association de personnes laïques... Combien ces dispositions seront blessantes pour l'Église, et contraires à ses droits et à sa constitution divine, il n'est personne qui ne l'aperçoive au premier coup d'œil. » Ce qui ne laissait guère entendre, *a priori,* que le Pape consentirait à subir cette loi. Et pourtant, chez les catho­liques, l'opinion libérale tend à accréditer la chose : par la presse, et par la lettre aux évêques de France « des cardi­naux verts », signée de vingt-trois personnalités catholiques dont plusieurs académiciens. C'est Albert de Mun qui, dans La Croix, donne le vrai mot de la situation : « L'argument principal de la lettre aux évêques, dit-il, c'est qu'à défaut d'associations cultuelles, le culte catholique, cessant d'être public, ne sera plus qu'une religion privée et que les églises lui seront soustraites pour être fermées ou profanées. C'est bien là, en effet, le caractère et l'objet de la loi de Sépara­tion, et c'est pourquoi, dès le premier jour, elle est apparue à tant de catholiques comme une loi de persécution et de guerre... S'il n'y a pas d'associations cultuelles, dit la lettre aux évêques, les églises, les 40.000 églises de France devront être fermées. Oui, c'est bien la loi ! Mais qui osera, qui pour­ra les fermer, si les catholiques ne le veulent pas ? » 120:87 Pendant ce temps, les envoyés se pressent à Rome et Pie X, tout en les recevant, ne reste pas impassible. On lui présente un jour un long et double rapport d'un parlemen­taire pour et contre la loi : « Il souffrait en entendant le pour, et manifestait son contentement pour la seconde partie. Mais comme on lui proposait, *in fine,* un moyen-terme, une transaction extra-législative, équivoque et précaire : « Écoutez-moi bien. Tout accord avec votre gouvernement, avec vos ministres, ne serait qu'un accord « in aria » ?... Ce que le Pape veut, c'est une loi, c'est une modification, une correction législa­tive de la loi. Que celui qui a fait la loi la défasse ou la refasse. Que celui qui a inscrit le mal dans la loi y inscrive non pas le mieux, cet ennemi du bien, mais le bien même... La loi de Dieu, celle-là seule importe. Nous ne sommes pas un diplomate, mais nous avons mission de la défendre. Au fond il ne s'agit que d'une chose et très simple : l'Église a-t-elle été constituée, oui ou non, par Notre-Seigneur Jésus-Christ ? Oui. Dès lors, il n'est rien qui puisse nous faire abandonner sa constitution, ses droits, sa hiérarchie, sa liberté. « Qu'on nous comprenne bien. Nous ne demandons pas à vos gouvernements d'aller à la Messe (Nous regrettons d'ailleurs qu'ils n'y aillent point). Ce que nous leur deman­dons, puisqu'aussi bien ils se piquent de ne connaître que les faits, c'est de ne pas « ignorer », comme ils disent, un fait considérable et qui s'impose : l'existence d'une Église catholique, de sa constitution et de son chef que nous sommes présentement. » ([^28]) Un autre jour, et parlant de certains envoyés : « Ils parlent trop des biens de l'Église, alors que je ne me pré­occupe, moi, que de son bien. » Et lorsqu'il eut fait son choix : « A ceux qui, peut-être, s'en étonneraient encore, vous direz simplement ceci : Les choses, voilà bien longtemps, se sont déjà passées de la sorte. Alors sur une haute montagne, deux adversaires se trouvaient en présence. Et l'un montrant à l'autre, non pas quelques sacs d'écus, mais tous les royaumes de la terre, lui dit : Je te donnerai tout cela si tu consens à te prosterner devant moi et à m'adorer ; l'autre refusa. Il refuse encore, voilà tout. » 121:87 Une majorité épiscopale s'était bien dégagée à l'Assem­blée plénière des évêques de France, en faveur d'associations « canonico-légales » qui auraient eu un président laïque responsable devant le pouvoir civil, et un directeur ecclésiastique qui serait resté, pensait-on, maître de la situation ! Mais le 14 août paraît l'encyclique *Gravissimo Officii* condamnant « cet autre genre d'associations », alors que beaucoup espéraient voir le pape entrer dans une voie d'accommodement avec la loi. La colère de la Contre-Église est suffisante pour qu'on puisse juger de l'importance qu'elle attache à la Parole du Pape, alors même qu'elle prétend ignorer son autorité : la Chambre et le gouvernement sont amenés à discuter un nouveau régime pour l'exercice du culte. Toute la tactique de Briand, face aux Combistes qui demandent que les biens d'Église soient attribués aux établissements de bienfaisance des communes, consiste à leur prouver qu'en refusant de constituer des « cultuelles », les catholiques ne s'étaient pas mis en rébellion contre la loi, qui ne peut imposer à personne le simple usage d'un droit. Dans une circulaire, Briand demande que les réunions du culte ne soient sou­mises qu'à une seule déclaration annuelle, que les presby­tères reviennent aux communes qui peuvent les louer, les évêchés et séminaires aux départements ou à l'État. Pie X répond en ordonnant aux prêtres de continuer à célébrer le culte dans les églises, mais de s'abstenir de toute déclaration. Il interdit aussi au clergé de louer presbytères, évêchés et autres établissements placés sous séquestre, sauf en cas de nécessité absolue. Tandis qu'en représailles, Monseigneur Montagnini est expulsé de France et la Nonciature perquisitionnée, le gou­vernement élabore une troisième loi, selon laquelle l'exercice public du culte peut être assuré par des associations conformes aux lois de 1901 ou de 1905, ou encore par des initiatives individuelles. La déclaration annuelle est obliga­toire. Les églises resteront à la disposition du clergé et des fidèles jusqu'à leur désaffection régulière. Tout l'esprit de la loi est dans ce propos de Briand : « La loi que nous vous proposons mettra l'Église catholique dans l'impossibilité de sortir de la légalité. L'Église ne demande qu'à être persé­cutée ; cela, nous ne le lui accorderons pas. » 122:87 Le 6 janvier 1907, Pie X répond par une troisième Ency­clique : « Les esprits impartiaux, même lorsqu'ils ne par­tagent pas notre foi, reconnaissent que si on combat sur le terrain religieux dans votre patrie, bien-aimée, ce n'est point parce que l'Église y a levé l'étendard la première, mais c'est parce qu'on lui a déclaré la guerre à elle-même. Cette guerre, depuis 25 ans, elle ne fait que la subir. Voilà la vérité... » Pie X proteste contre la spoliation des biens : « C'est perfidement qu'on l'a mise en demeure de choisir entre une ruine matérielle et une atteinte à sa Constitu­tion. » Il eut été facile à l'État, ajouta-t-il, « de ne pas soumettre la formation des associations cultuelles à des conditions en opposition directe avec la constitution divine de l'Église qu'elles étaient censées devoir servir ». L'encyclique repousse encore la déclaration exigée et condamne la nouvelle loi. Obligé de céder une nouvelle fois, le gouvernement sup­prime la déclaration, et il procède à la loi de dévolution des biens, sans avoir pu résoudre la question capitale de l'existence légale de l'Église en France. L'auteur de la loi de séparation s'était flatté de légiférer pour l'avenir ; il n'avait réussi qu'à bâcler une œuvre caduque, déjà à moitié démolie par son propre auteur. Et cet échec total, seule la fermeté d'un Pape « curé de campagne » l'avait permis, qui avait dirigé les opérations et par ses « non possumus » répé­tés par trois fois, acculé l'adversaire au départ maître du terrain aux positions les plus retranchées et sans espoir de sortie. Tournant le dos à la prudence humaine, il a entraîné derrière lui les hésitants et les faibles, sur les voies héroï­ques pour le seul bien possible de l'Église. Si leur postérité n'avait encore dégénéré depuis, il serait risible de relire aujourd'hui des ouvrages tels que celui de Maurice Pernot, catholique libéral, écrit en 1910 sur la politique de Pie X. Aucun, peut-être, n'a autant frisé le summum du ridicule : « Pie X refuse les Associations prévues par la loi parce qu'il croit de toute son âme qu'il ne peut faire autrement. Et sa conscience n'est point satisfaite quand il a posé le principe ; il faut qu'il aille jusqu'au bout ; qu'il explique les conséquences ; qu'il condamne, dans un avenir qu'il devine assez mal, des institutions qu'il prévoit à peine. Ne pensez pas qu'il se dissimule à lui-même, ou qu'il cher­che à atténuer dans sa lettre les conséquences graves et peut-être irréparables de la décision qu'il vient de prendre. Il ne se contente pas de les indiquer, il les décrit et les peint par des mots si sobres et si énergiques, qu'on dirait que, comme autrefois les prophètes, il fixe une vision. 123:87 Comment admettre un instant que le soupçon d'une responsa­bilité ait jamais effleuré l'homme qui a écrit ces lignes ? S'il n'a pas craint de dire ce qu'il prévoit, c'est qu'il sent et qu'il croit du plus profond de son cœur et de sa foi, que ses ennemis, et non pas lui, ont rendu ces maux iné­vitables... Sa pitié pour les victimes prochaines l'émeut sans l'ébranler, et avec cette apparente brutalité des âmes ten­dues, d'un geste grave et décisif, il se résigne en pleurant à « faire un malheur ». Il est lamentable d'être obligé de se retourner vers un Briand lui-même ([^29]) pour recueillir, après coup, hélas ! les vues les plus lucides. A l'Abbé Renaud chargé de négocier avec lui, après la guerre de 14-18, la reconnaissance des Associations diocésaines, il déclara : « La Séparation, ce fut, voyez-vous, une des plus grandes erreurs de la Répu­blique. C'était d'abord se priver du contrôle que le Concordat avait donné à l'État d'exercer sur l'Église. » Il faut savoir gré à l'ancien auteur de la loi de Sépara­tion d'avoir attiré notre attention sur cet aspect, trop sou­vent négligé, du Concordat de 1801 « instrument juridique propre à limiter les entreprises de l'Église au détriment de la société civile ». « Un État séparé de Rome, qui a renoncé lui-même à nommer les évêques, n'est point fondé à procéder contre eux et se trouve mal placé pour solliciter de Rome un retrait de juridiction ([^30]). » Que dire des menaces que font aujourd'hui peser sur l'Église et sur les catholiques ce que l'on appelle discrète­ment, en un temps de « coexistence pacifique », de simples « modus vivendi » (alias : « modus moriendi »), signés avec des États totalitaires à des degrés divers ? 124:87 « Le Pape ? poursuivait Briand. Il a été merveilleux, le Pape, je ne l'ai pas toujours bien compris. Il m'a fallu du recul, que tout cela se décante... C'est le seul qui ait vu clair. Que de fois, à la Tribune de la Chambre, quand je devais faire front des deux côtés, à gauche et à droite, n'ai-je pas été tenté de leur dire qu'ils étaient tous des pauvres types, qu'il n'y avait qu'un homme qui y voyait clair, un seul, qui avait la politique cohérente et qui tra­vaillait pour l'avenir, pour... l'a-ve-nir ! Le Pape ! « Pie X ! Comment les catholiques français ne l'ont-ils pas mieux compris ?... C'est un paysan, disaient avec mépris aussi bien des catholiques que les autres. Eh oui ! C'était un paysan. C'est par là qu'il était admirable et qu'il nous dominait tous... Je ne l'ai pas toujours compris. Mais ce sont vos évêques surtout qui m'ont égaré. Je ne les accuse pas. C'étaient de braves gens, sincères, et de bonne volonté. Mais ils avaient les yeux tournés vers le passé. Ils ne voyaient pas l'avenir comme Pie X. » Et comme l'abbé Renaud réclamait que la reconnais­sance des associations diocésaines soit suivie de la resti­tution des biens d'Église, non encore dévolus : « Je vous le promets, dit Briand... Voyez-vous, j'y tiens à cette resti­tution, et pour tout vous dire, c'est à la mémoire de Pie X que je la veux faire. Il a sacrifié tout cela, il a eu raison. Son sacrifice était nécessaire, mais maintenant, le sacrifice peut cesser : il a produit ses fruits. Pie X aura gagné sur tous les tableaux : il l'a bien mérité. » L'Église enfin, après le Mémoire du Père Antonelli, rap­porteur de la section historique de la Congrégation des Rites, a prononcé son jugement solennel par la voix du Souverain Pontife qui l'a porté sur les autels : « Depuis que l'examen le plus minutieux a scruté à fond tous les actes et toutes les vicissitudes de son Ponti­ficat, depuis que l'on connaît la suite de ces événements, aucune hésitation, aucune réserve n'est possible et l'on doit reconnaître que même dans les périodes les plus difficiles, les plus dures, les plus lourdes de responsabilités, Pie X, qu'assista la grande âme de son très fidèle Secrétaire d'État, le Cardinal Merry del Val, donna la preuve de cette pru­dence éclairée qui ne manque jamais aux saints, même quand elle se trouve, dans la pratique en douloureux mais inévitable contraste avec les postulats trompeurs de la pru­dence humaine purement terrestre. 125:87 « Avec son regard d'aigle plus perspicace et plus sûr que la courte vue des myopes raisonneurs, il voyait le mon­de tel qu'il était ; il voyait la mission de l'Église dans le monde, il voyait avec des yeux de Pasteur saint quel était son devoir au sein d'une société déchristianisée, d'une chrétienté contaminée, ou du moins de toutes parts mena­cée par les erreurs modernes et la perversion du siècle. « L'humble « curé de campagne »... face aux attentats perpétrés contre les droits imprescriptibles de la liberté et de la dignité humaine, contre les droits sacrés de Dieu et de l'Église, savait se dresser, géant, dans toute la majesté de sa souveraine autorité. Alors son « non possumus » faisait trembler et parfois reculer les puissants de la terre, en même temps qu'il encourageait les hésitants et galva­nisait les gens timorés... » « ...Chez lui donc, point d'excessive prépondérance de la force sur la prudence. Ces deux vertus, bien au contraire, qui donnent comme une onction sainte à ceux que Dieu choisit pour le gouvernement furent chez Pie X à ce point équilibrées qu'il apparaît à l'examen objectif des faits, aussi éminent dans l'un que sublime dans l'autre. N'est-ce pas précisément cette harmonie des vertus dans les hautes sphères de l'héroïsme qui marque la vraie sainteté ? ([^31]) » Éternelle et vivante leçon de la Foi libératrice, qui seule rend fécondes les solutions humaines, parce qu'elle est seule susceptible de voir le monde tel qu'il est. Le monde non à travers des concepts généraux et plus ou moins idéa­lisés, mais le monde dans sa réalité concrète et particulière. Et c'est dans l'immense Charité du Saint Pape des temps modernes que nous pouvons nous-mêmes puiser lumière et force pour recourir à toutes les ressources d'une diplomatie qui précède et accompagne les grands combats, jusqu'à ce que la « prudence », notre guide, nous oblige au sacrifice le plus total pour rendre intact, au Seigneur, ce qui ne nous appartient pas. François GOUSSEAU. 126:87 ### Comment combattre une hérésie par Louis JUGNET ON NOUS DEMANDE d'apporter un témoignage personnel en l'honneur du grand Pape de « *Pascendi* », cano­nisé par S. S. Pie XII, un autre calomnié. Nous le faisons avec joie, car depuis notre jeunesse, son image est au fond de notre cœur. Fils d'universitaire, élevé en un milieu fort éloigné de ce qu'on nomme l' « intégrisme », nous avons eu la chance, lors de notre année de philosophie (faite dans le plus clas­sique des lycées, avec un professeur qui n'avait que sar­casmes pour la Scolastique !) de découvrir le thomisme grâce à quelques-uns de ces admirables prêtres tradition­nels, hommes de doctrine et de caractère, dont le souvenir nous rend plus douloureux encore le spectacle des eunuques du néo-modernisme qui, nous est quotidiennement infligé. C'est à eux, en même temps qu'à saint Pie X lui-même, que nous avons conscience de rendre aujourd'hui une petite partie de ce qui leur est dû. Deux idées nous paraissent se dégager lorsqu'on exa­mine le Saint Pape aux prises avec le modernisme : D'abord, qu'il fut manifestement l'Homme de Dieu, celui qui était appelé par la Providence à ce rôle capital de terrasser l'hydre nouvelle. Ensuite, qu'il fut, somme toute, compris des non-catholiques les plus honnêtes et les plus intelli­gents (tant pis pour les autres !). 127:87 Tout le monde, aujourd'hui, sait à quel point, malgré la saine et profonde doctrine si magnifiquement illustrée par Léon XIII, la fin de son pontificat fut marquée par la mon­tée des idées fausses dans l'Église, en Allemagne, en France, en Angleterre, en Italie. Il n'est que de lire les Mémoires de Loisy ([^32]) pour voir combien la philosophie, la théologie, l'histoire, l'exégèse, la discipline ecclésiastique, et la pensée politico-sociale étaient imprégnées par les erreurs à la mode. Mais, grâce à ce que Loisy nomme, par un ravissant euphé­misme, « une puissante force d'opinion et de vérité », dési­gnant par là des groupes de pression très influents (saint Pie X parlera plus tard de « clandestinum fœdus ») ayant leurs ramifications partout, dans les séminaires, dans les Facultés catholiques, dans l'Épiscopat, et jusqu'en certains milieux de la Curie, il avait été à peu près impossible d'obte­nir du Magistère romain la moindre mesure efficace. Ceci malgré les efforts de quelques hommes de bien, tel le Cardi­nal Richard, archevêque de Paris, « peu suivi par l'épis­copat français » « nous dit un récent panégyriste de Loisy... 1903 : Joseph Sarto devient Pape sous le nom de Pie X. En décembre, mesure de l'Index contre Loisy. Dans l'ensemble, rien ne filtrait des intentions romaines. Le mal était déjà très profond, mais le grand public n'y voyait rien, sui­vant son habitude, d'autant que certains mauvais bergers lui répétaient que l'idée d'une crise doctrinale ne prenait source que dans la pauvre tête de quelques fanatiques inqui­sitoriaux... Aussi, la dénonciation du modernisme par le saint Pape étonna beaucoup de gens, et en laissa incrédules un grand nombre. Le 15 avril 1907, en une Allocution consistoriale fort remarquée, le Pape déclarait que ce ne sont pas les Césars antichrétiens qui sont le plus à craindre, mais bien ceux qui, *dans l'Église*, professent le subjectivisme et l'évolu­tion radicale du dogme ; « le retour au pur Évangile » en faisant table rase de l'enseignement des Conciles et de la Théologie traditionnelle ; qui parlent sans cesse d' « adap­tation à notre époque » dans la parole, l'écrit, et « *la prédi­cation d'une charité sans foi* » ([^33]) ; qui rabaissent la Bible au niveau des livres profanes, ne relevant que des méthodes scientifiques et rationnelles. Nous avons déjà ici les grandes lignes de « *Pascendi* », on l'aura remarqué. 128:87 Du décret « *Lamentabili* », et de l'Encyclique « *Pascen­di* », nous ne dirons rien, les supposant suffisamment con­nus par le lecteur. Dans le cas contraire, nous l'exhortons à les étudier de près, tant ils demeurent *actuels* ([^34])*.* Nous rappellerons simplement que la dernière partie de l'Ency­clique trace le plan détaillé d'une « reconquête » anti-mo­derniste, et d'une lutte implacable contre ce « rendez-vous de toutes les hérésies ». Un Motu proprio du 18 novembre 1907 stipule que « si quelqu'un avait assez de témérité pour défendre n'importe laquelle des propositions, des opinions, et des doctrines réprouvées dans l'un ou l'autre de ces docu­ments, il encourrait ipso facto la peine d'excommunica­tion ». Assorties d'énergiques mesures disciplinaires contre les opiniâtres, ces textes mirent les modernistes, en déroute, de leur aveu même. Dieu sait pourtant s'ils avaient cru tou­cher du doigt la victoire ! « *L'année 1907* », écrit le très rationaliste François Picavet, « *a été décisive dans l'his­toire du modernisme. Jamais ses partisans n'ont eu plus confiance dans le succès final.* » Mais Dieu en avait décidé autrement, ils ont été brisés, et le mouvement a mis près de cinquante ans à se relever. Ce qui prouve qu'il n'était pas invulnérable, leçon à retenir. Comme l'écrivait alors Mgr Baudrillart. « Les égarés qui cherchaient tout de bon la vérité se soumettront sans retard et sans réserve. Les autres n'auront plus qu'à sortir de l'Église ; c'est doulou­reux, mais il était temps que l'équivoque cessât, et que l'on ne pût plus s'affirmer catholique en soutenant des thèses protestantes et rationalistes. » (*La Croix* du 23 juillet 1907). Et Pie X lui-même, dans l'Allocution consistoriale de dé­cembre 1907, prononçait ces paroles chargées de sens : « Certes, nous ne pourrions que gémir si ces hommes (les prêtres modernistes) quittant le sein de l'Église, pas­saient à ses ennemis déclarés. *Mais nous avons plus encore à déplorer :* Ils en sont venus à un tel aveuglement qu'ils se croient encore fils de l'Église et s'en glorifient, bien qu'ils aient renié en fait, sinon peut-être en parole, le serment de foi juré au baptême. » 129:87 Il y eut, sans doute, non seulement des récriminations, mais des clameurs et des injures, parfois assez basses, con­tre le Saint Pontife. Cependant, il faut souligner que bien des incroyants saisirent admirablement l'enjeu de l'affaire et le bien-fondé de l'attitude romaine, *du simple point de vue de la cohérence logique et de la loyauté morale, même abstraction faite de la foi au surnaturel.* Loisy lui-même, si hostile pourtant à « *Lamentabili* » et à « *Pascendi* »*,* écrira notamment : « ...Il ne faut pas oublier que *Pie X n'a fait que tirer les conclusions qui se déduisent logiquement de l'enseignement officiel de l'Église,* et que, *si ces principes sont vrais, ceux qui les admettent n'ont pas même à critiquer l'opportunité de l'acte pontifical...* L'Encyclique était commandée par les circonstances, *et Léon XIII ne l'aurait pas faite sensiblement différente... Le Pontife a dit vrai en déclarant qu'il ne pou­vait pas garder le silence sans trahir le dépôt de la doctrine traditionnelle. Au point où les choses en sont venues, son silence aurait été une énorme concession, la reconnaissance du principe fondamental du modernisme.* » (« Simples réflexions... » 1908, p. 288) Et l'historien rationaliste *Guigne­bert*, si haineux envers le Magistère, est forcé d'écrire : « L'Encyclique *Pascendi* constitue... *une réfutation vraiment forte* du modernisme catholique... On regrette de le dire, mais il le faut, car c'est la vérité, *au point de vue catholique*, (*Lamentabili*) *et l'Encyclique ont raison... L'Église romaine ne peut suivre* (*les modernistes*) *sans se suicider.* » (« Moder­nisme et tradition catholique en France », Coll. de La Grande Revue, 1908, pp. 163, 179 et 183). Encore s'agit-il d'ennemis décidés de l'orthodoxie catholique. Chez d'autres, l'appréciation se nuance d'une réelle sympathie, nous allons le voir. C'est ainsi que le célèbre philosophe néo-hégélien Bene­detto Croce écrivait, dans le *Giornale d'Italia* du 15 octobre 1907 des choses bien édifiantes, surtout venant de lui : à savoir que la prétention moderniste de traduire indiffé­remment le dogme catholique dans n'importe quel lexique métaphysique était le premier et le plus grave sophisme des modernistes (il primo e sommo sofisma dei Modernisti), car, ajoutait-il, la pensée métaphysique n'est pas un langage... elle est logique, elle est concept. « D'où il résulte que le *dogme traduit en une autre forme métaphysique n'est plus le même dogme, de même qu'un concept transformé en un autre n'est plus le même*. » ([^35]) 130:87 Libre aux modernistes, iro­nisait-il encore, de modeler à leur gré les dogmes chrétiens -- il ajoutait : « Moi aussi, j'use de cette liberté ! » -- mais à condition de se rendre compte que l'on est alors hors de l'Église et même de toute croyance religieuse ferme et digne de ce nom. Pour finir, il reprochait aux modernistes d'être imbus d'un « vago sentimentalismo religioso », qui répugne entièrement à toute religion positive... Même réac­tion chez le très dynamique Georges Sorel, « mixte » (au sens aristotélicien) de bergsonien et de marxiste, théoricien du syndicalisme révolutionnaire et du mythe de la grève générale. Son historien, F. Rossignol, explique combien Sorel admirait Pie X, et résume ainsi sa pensée : « Le Catholicisme a légitimement condamné le modernisme, qui, sous prétexte d'accorder la religion avec la science et l'esprit moderne, *prétend lui imposer des théories qui, au moment précis où on les accepterait, seraient déjà démodées, et par suite n'aboutiraient qu'à introduire en lui, sans le moindre profit, l'instabilité la plus complète et la plus péril­leuse.* » ([^36]) Des incroyants comme François Picavet, spécia­liste d'Histoire de la Scolastique, le philosophe américain G. Santayana, et bien d'autres encore, n'ont pas réagi autre­ment et nous pourrions faire un volume fort coquet de témoignages de ce genre. Un professeur universitaire de philosophie écrivait alors : « Si je reviens bientôt tout à fait au centre ineffable du monde spirituel, *cela aura tenu à l'Encyclique sur le modernisme...* La plus parfaite et la plus évidemment divine des certitudes est maintenant tout à la fois dans mon intelligence et dans mon cœur. » C'est qu'en effet on s'obstine à méconnaître qu'IL Y A DEUX SORTES TRÈS DIFFÉRENTES DE NON-CATHOLIQUES. Si Cert­ains aiment le flou, le relatif, l'ambigu, le changement, d'autres sont sensibles *avant tout* à la rigueur doctrinale, aux contours précis, à la fidélité, et à une certaine intran­sigeance. Nous en connaissons pour notre part beaucoup. C'est eux qu'on éloigne et qu'on scandalise par les renon­cements doctrinaux et les complexes de capitulation. 131:87 Dans leur retrait effarouché, ils se retrouvent avec des catholiques très authentiques, mais si profondément scandalisés, eux aussi, par le succès impuni du néo-modernisme, qu'ils ne savent plus que penser (« Comment adhérer à une religion dont les représentants ne peuvent même plus dire ce qu'il convient de croire ? » nous disait un étudiant d'agrégation en philosophie. Nous livrons le propos aux responsables ès-« conquêtes du monde moderne », mais nous croyons qu'ils auront de lourds comptes à rendre « in die judicii »...). C'est donc un honteux procédé que de donner toujours tort à l'Autorité romaine lorsqu'elle condamne une erreur, en vertu du préjugé romantique et infantile suivant lequel le supérieur a tort par principe. C'est un chantage à base de mensonge que de dire : Si l'on ne brise pas les structures traditionnelles du Catholicisme, on écarte les gens de la foi. Que saint Pie X soit notre garde et notre intercesseur au moment ou le Nouvel Arianisme semble gagner la partie !... Louis JUGNET. 132:87 ### Saint Pie X et les prêtres *L'exhortation* «* Haerent animo *» *\ et son actualité* par Paul PÉRAUD-CHAILLOT ON NE PEUT ÉTUDIER dans son ensemble l'œuvre des papes du XX^e^ siècle sans être frappé de leurs cons­tants efforts pour la sanctification du Clergé, de leur apostolique insistance à rappeler, à leurs vénérables frères dans l'épiscopat, leur devoir primordial de s'occuper des prêtres, coopérateurs de leur ordre ; aux prêtres eux-mêmes la nécessité de travailler à leur propre sanctification pour ressembler de plus en plus à Jésus, le Prêtre éternel, dont ils sont les humbles ministres et les témoins ([^37]). 133:87 Le premier Pape élu en ce siècle (1903), le successeur de Léon XIII, saint Pie X -- dont la fin fut hâtée par la douleur éprouvée de l'éclatement de la première guerre mon­diale, dont la canonisation eut lieu, à la grande joie de la catholicité, il y a dix ans, a magnifiquement inauguré cette œuvre persévéramment continuée par tous ses successeurs. Le cinquantenaire de sa mort nous invite à évoquer briève­ment son œuvre pour assurer à l'Église un clergé saint, son émouvante exhortation *Haerent animo* ([^38]) de 1908 qui garde encore aujourd'hui toute son actualité. \*\*\* Joseph Sarto comprit dès l'enfance que Dieu le voulait tout à son service. On sait avec quelle angélique pureté, quelle ferveur de piété, par quel labeur acharné, quels éton­nants succès dans les études, il se prépara à l'ordination sacerdotale qu'il reçut à vingt-trois ans. Jeune vicaire à Tombolo, archiprêtre de Salzano, chancelier de l'évêché et directeur spirituel du grand séminaire de Trévise, vicaire capitulaire de ce diocèse, évêque de Mantoue, Patriarche de Venise, ses vertus sacerdotales de plus en plus rayonnantes révélèrent en lui un SAINT. Prêtre exemplaire, tout donné à Dieu et aux âmes à sauver, ayant eu charge, dont il s'acquitta à merveille, de préparer des jeunes gens au sacerdoce, puis de promouvoir la vie sacerdotale de tout un clergé, il était supérieurement « entraîné », si l'on ose ainsi parler, à veiller sur le clergé catholique tout entier. Élevé au souverain pontificat, malgré ses supplications et ses larmes, devenu Pie X (car les derniers Papes de ce nom avaient beaucoup souffert, et il pressentait les épreuves qui l'attendaient), il eut, dès le principe et toujours, une conscience aiguë de sa responsabilité de père commun à l'égard des prêtres de Rome, son diocèse, et de toute l'Église. Dès sa première encyclique-programme *E* *supremi apostolatus*, il recommandait aux évêques l'œuvre entre toutes néces­saire de la formation des prêtres à la science ecclésiastique sans doute, mais surtout à la sainteté, à défaut de laquelle les plus brillantes qualités n'assurent pas d'apostolat fécond et n'évitent pas toujours les ruines. 134:87 « Il n'est, disait-il, pas d'affaire qui doive céder le pas à celle-ci. Le meilleur et le principal de votre zèle doit se porter sur les séminaires pour y introduire un tel ordre et leur assurer un tel gouverne­ment qu'on y voie fleurir côte à côte l'intégrité de la doc­trine et la sainteté des mœurs. » Et il expliquait que l'Église a certes toujours besoin de clercs savants, mais plus en­core de prêtres vraiment saints. Nous ne pouvons le suivre dans tous ses efforts, et il faut renvoyer à ses meilleurs biographes. Venons-en tout de suite au document qui révèle le mieux son âme de prêtre, père des prêtres. \*\*\* Aux approches de son jubilé d'or sacerdotal, alors qu'il avait déjà connu tant d'épreuves et souffert de tant d'assauts contre l'Église, il voulut, s'adresser à tous les prêtres dans une sorte de testament spirituel, l'exhortation *Haerent ani­mo*. Au témoignage de son secrétaire d'État Merry del Val, il l'écrivit tout entière de sa main en italien dans les mo­ments de liberté qu'il put trouver, en une quinzaine de jours. Elle parut en bon latin de Rome, datée du 4 août 1908, moins d'un an donc après la fameuse encyclique *Pas­cendi,* où ce pasteur vigilant, discernant les dangers que faisait courir à la foi de tous et surtout des prêtres, la diffusion des insidieuses erreurs du modernisme, cette syn­thèse d'hérésies, les démasquait, dénonçait et réprouvait avec tant de force et de clarté. *Haerent animo !* Elles étaient gravées profondément dans son âme, et il les trouvait redoutables ces paroles de l'apôtre aux Hébreux disant aux fidèles, de leurs pasteurs : « Ils veillent sur vos âmes comme devant en rendre compte à Dieu ; Vraies de tous les pasteurs, elles le sont surtout du pasteur universel des agneaux et des brebis. Il ne cesse donc de méditer et de tenter ce qui peut contribuer à l'accroissement et à la prospérité du troupeau du Seigneur. Sa première préoccupation est que, partout, tous les prêtres soient à la hauteur de leur tâche. Dans cette conviction, il a instamment recommandé aux évêques, dès le début de son Pontificat, de mettre d'abord tous leurs soins à former le Christ en ceux dont c'est la mission de former le Christ dans les autres. Les évêques l'ont écouté ; ils ont agi et non sans fruit. En beaucoup la grâce de l'imposition des mains a été ravivée. 135:87 Mais il faut encore déplorer qu'en divers pays tous ne soient pas tels que les fidèles aient en eux des modèles à imiter ([^39]). Il s'adresse d'abord à ces der­niers, avec l'angoisse d'un père au chevet d'un enfant ma­lade ; il joint ses exhortations à celles de leurs évêques. Il veut atteindre en premier lieu ces dévoyés et ces tièdes, ce sont ses termes, mais il entend stimuler dans la bonne voie et y faire avancer d'un bon pas tous les autres. L'Église attend de chacun d'eux, qu'il soit dans toute la force de l'expression HOMME DE DIEU, comme saint Paul appelle Timothée. Pour son jubilé d'or, le plus beau présent à lui offrir sera d'obéir à la consigne de l'Apôtre donnée à tous mais qui vaut spécialement pour les ministres : « Renou­velez-vous dans votre esprit et revêtez l'homme nouveau créé selon Dieu dans la justice et la sainteté véritables. » Il croira expier ce qu'il y a en lui de trop humain en les exhortant à vivre dignement devant Dieu et à lui plaire en tout ([^40]). Ce faisant, il n'a pas seulement en vue le bien des prêtres eux-mêmes, mais celui des peuples que les prêtres évangélisent. Le prêtre n'est pas bon on mauvais pour lui seul ; sa vie, sa conduite ont pour autrui des conséquences incalculables. La présence d'un saint prêtre au milieu d'une population est pour elle un trésor sans prix. Je viens presque de traduire l'introduction : elle donne le ton aux quatre parties. \*\*\* La première a pour thème la nécessité de la sainteté sacerdotale. On est prêtre pour les autres. « Tout pontife pris parmi les hommes est établi pour les hommes en ce qui regarde Dieu. » Jésus compare ses apôtres au sel et à la lumière. Sel de la terre et lumière du monde, c'est ce qu'il veut que soient tous ses prêtres. Ils ont à prêcher la vérité de Dieu, mais leur enseignement serait peu efficace si l'exemple de leur vie ne confirmait la doctrine et si les auditeurs de leur parole et les témoins de leur vie pouvaient dire d'eux : « Ils prétendent connaître Dieu, mais par leur conduite ils le nient. » Jésus enseigne d'abord par l'exemple : *Cœpit facere et docere.* Ainsi doivent-ils faire. A dé­faut de sainteté, ils ne seraient qu'un sel affadi, « plus bon à rien qu'à être jeté dehors et foulé aux pieds ». 136:87 Le prêtre doit être saint comme légat du Christ et dis­pensateur des mystères de Dieu ([^41]), appelé à l'intime ami­tié de son Seigneur : *jam dixi amicos*... Un légat doit avoir les mêmes vues, se proposer les mêmes fins que celui qui l'envoie. L'amitié implique l'iden­tité des vouloirs et des refus de la volonté. Les vouloirs du Christ, saint innocent, sans tache, doivent être ceux de tous ses prêtres. Leur mission est de gagner les hommes à la doctrine et à la loi du Christ en les vivant et gardant les premiers. Participant au pouvoir de remettre les pêchés, ils doivent à tout prix s'en garder eux-mêmes. Instruments et ministres du Sauveur dans le sacrifice surexcellent et d'éternelle efficace pour la vie du monde, ils doivent être toujours dans les dispositions où le Christ victime s'est offert sur l'autel de la Croix. La sainteté s'impose à eux incomparablement plus qu'aux prêtres de l'ancienne Loi, qui n'immolaient que des victimes figuratives. Rien de nou­veau, bien sûr en tout cela, rien de plus traditionnel, mais Pie X se proposait, non de dire du nouveau, mais seulement de rappeler ce que le prêtre doit toujours garder présent pour en vivre. Et de citer saint Jean Chrysostome, le grand évêque si conscient des responsabilités du sacerdoce, saint Charles Borromée rappelant à son clergé que Dieu lui a confié, avec son propre Fils, ce qu'il a de plus cher : les âmes que le Christ aima plus que sa vie, le ciel à ouvrir et soulignant l'ingratitude de répondre à tant d'amour par le péché et l'offense à l'honneur de Dieu. La sainteté sacerdotale a toujours été l'objet des soins de l'Église. C'est la fin visée par l'institution des Séminaires, décidée et prescrite par le Concile de Trente. Le même appel à la sainteté retentit à toutes les étapes de l'élévation à la prêtrise dans les monitions et les prières du Pontifical des ordinations que les prêtres feront bien de souvent relire et méditer ([^42]). 137:87 Sur le même point, Pères et Docteurs insistent si fort et avec une telle unanimité qu'on serait tenté de les taxer d'exagération, mais on voit à la réflexion qu'ils ne disent rien que de parfaitement vrai et juste, quand ils expliquent qu'entre le prêtre et un simple honnête homme il doit y avoir autant de distance qu'entre ciel et terre. La vertu sacerdotale doit donc éviter non seulement les péchés graves, mais, autant qu'il est humainement possible, jus­qu'aux plus véniels, car, selon le Concile de Trente, des fautes légères en elles-mêmes ou en d'autres personnes seraient graves chez ceux que vise spirituellement la parole dite du Temple : « A ma maison convient la sainteté ([^43]). » Le Pape, dans la deuxième partie, rejette une notion erronée de la sainteté sacerdotale et en rappelle la vraie notion. Certains pensent et professent que tout le mérite d'un prêtre consiste uniquement à se dépenser sans mesure pour les autres ([^44]). Par suite, ils délaissent presque la culture des vertus qui rendent parfait devant Dieu l'homme en lui-même, qu'ils appellent vertus *passives* et préconisent de concentrer toutes ses forces et son zèle sur la culture des vertus *actives.* 138:87 Léon XIII en sa lettre *Testem benevolen­tiae* ([^45]) a déjà réprouvé cette erreur. Toutes les vertus con­viennent à tous les temps, parce qu'en tout temps il s'agit d'être conforme à Jésus-Christ, exemplaire de toute sainte­té, le même hier et aujourd'hui et qui le sera éternellement. « Mettez-vous à mon école, car je suis doux et humble de cœur », c'est dit à tous les fidèles et à tous les prêtres pour tous les siècles. Il n'est pas de temps où le Christ ne se montre aux siens obéissant jusqu'à la mort, et la maxime de l'apôtre est toujours vraie : « Ceux qui sont au Christ ont crucifié la chair avec ses vices et convoitises. » Les saints ont pratiqué ces vertus et, sans elles, il n'est pas de sainteté véritable. C'est surtout du renoncement évangé­lique que dépendent l'efficacité et les fruits du ministère sacerdotal. A son défaut naissent les travers et écarts qui scandalisent les fidèles dans le prêtre : avarice, embarras dans les affaires du monde, recherche des premières places, mépris d'autrui, acquiescement à la chair et au sang, ef­forts pour plaire aux hommes, recours aux habiletés de la sagesse humaine. Tout vient de l'oubli de la condition po­sée par le Seigneur : « Si quelqu'un veut venir après moi, qu'il se renonce. » Le prêtre n'a pas à être saint pour lui seul. Il est l'ouvrier que le Christ engage pour travailler en sa vigne, en son champ. Le souci de la perfection personnelle ne justi­fierait aucune négligence ou omission d'un devoir de sa charge : prédication de la parole, administration du sacre­ment de pénitence, assistance aux malades surtout mori­bonds, instruction des ignorants des vérités de la foi, con­solation des affligés, efforts pour ramener les égarés ([^46]), à l'imitation de Jésus qui « passait, faisant le bien, gué­rissant les malades et tous ceux que le diable opprimait ». 139:87 Mais seul le prêtre ne peut rien, car « ni celui qui plan­te ni celui qui arrose ne sont rien ; c'est Dieu qui donne la croissance ». Le prêtre n'est que ministre, instrument. Dieu n'intervient pas pour féconder son ministère à pro­portion de ses qualités naturelles, si elles ne sont accom­pagnées de la sainteté ; il choisit volontiers ce qui est « humble et méprisable aux yeux du monde, et ce qui n'est rien, pour détruire ce qui est ». C'est la sainteté, science suréminente de Jésus-Christ, qui unit l'homme à Dieu, le rend agréable à ses yeux, fait de lui un ministre non indi­gne de sa miséricorde. La science sacrée, que le Pape s'efforce de promouvoir dans le Clergé, les aptitudes et indus­tries humaines -- les techniques -- peuvent beaucoup aider dans l'apostolat, mais aussi, à défaut de sainteté, provoquer des désastres. Un vrai saint, même sans grands dons hu­mains, accomplit des merveilles pour le salut des âmes. Tous les siècles de l'histoire de l'Église en témoignent. Le saint curé d'Ars, Jean Marie Vianney, que le Pape a eu la joie de canoniser, en est une preuve éclatante. Seule la sainteté fait des prêtres assortis à leur vocation divine : des hommes crucifiés au monde et pour qui le monde est crucifié, vivant d'une vie nouvelle et qui, selon la monition de l'Apôtre, se montrent ministres de Dieu dans les travaux, les veilles, les jeûnes, la chasteté, la scien­ce, la longanimité, la douceur, dans l'Esprit Saint, la charité sans feinte, la parole vraie, des hommes aspirant uni­quement aux biens célestes et faisant tout pour y achemi­ner les autres. 140:87 La sainteté est grâce de Dieu, et la grâce ne s'obtient que par la prière assidue. Tous les saints le proclament. Pie X cite Chrysostome et Augustin. Mais c'est d'abord le Christ qui l'a dit avec son autorité divine, le Christ, modèle et docteur suprême de la prière sacerdotale : par ses fréquentes exhortations, ses retraites au désert, ses nuits pas­sées *in oratione Dei,* ses visites répétées au Temple, ses in­vocations à son Père au milieu de la foule, ses supplications sur la croix. Le prêtre qui veut accomplir tout son devoir doit donc être éminemment homme de prière, ne pas se contenter de dire machinalement l'office ou d'autres for­mules, mais s'élever vraiment à Dieu. Plus que tout autre, l'apôtre : « Il faut toujours prier et ne jamais cesser. » « Persévérez dans la prière avec vigilance et action de grâ­ces. » « Priez sans cesse. » La prière s'impose à lui pour sa sanctification person­nelle et pour son apostolat. Tout l'invite à s'élever à Dieu : angoisses intimes, tentations violentes et opiniâtres, pau­vreté en vertu, faiblesse et stérilité des œuvres, offenses et négligences fréquentes, crainte enfin des jugements divins. Qu'il prie et pleure devant Dieu pour obtenir le secours et s'enrichir de mérites. Et qu'il prie et pleure aussi pour au­trui : le déluge des crimes monte et s'étend partout : au prêtre d'implorer et de fléchir la divine clémence, de sup­plier le Christ prêt à prodiguer ses grâces en son sacrement admirable : « Épargne, Seigneur, épargne ton peuple. » La troisième partie de l'exhortation insiste sur quelques grands moyens indispensables de sanctification : médita­tion-oraison, lecture spirituelle, examen. C'est un point capital pour le prêtre aspirant à la sain­teté de consacrer chaque jour un temps à la méditation des réalités éternelles. Il ne peut l'omettre sans coupable négli­gence ni grand dommage. Pie X l'établit en citant du *De consideratione* de saint Bernard à son ancien moine devenu le Pape Eugène III, l'énumération des fruits de l'oraison. Principe de tant de biens, elle est indispensable au prêtre tant pour lui que pour son ministère. Il ne peut s'en passer s'il veut éviter la perte du respect par l'accoutumance, la diminution de la ferveur, la tiédeur et, finalement, le dégoût des choses saintes, les pièges tendus par l'infernal serpent, à l'occasion même des plus saintes œuvres de charité pas­torale ; s'il veut se préserver des poussières du monde, se raffermir contre les embûches par un renouvellement de vigueur. 141:87 Le prêtre doit pouvoir s'élever facilement aux choses célestes, y prendre appui, les goûter pour être capable de les exposer, d'en persuader autrui. Toute sa vie doit être établie au-dessus de l'humain pour accomplir selon Dieu toutes ses saintes fonctions. Or un tel état d'âme, une telle union devenue comme naturelle avec Dieu, c'est surtout l'oraison quotidienne qui les fait et les entretient. C'est si évident qu'il n'est pas nécessaire d'y insister. De ces vérités une triste contre-épreuve est fournie par la vie des prêtres qui prisent peu et se dégoûtent complè­tement de l'oraison ; et Pie X de montrer combien ils sont devenus différents de ce qu'ils étaient aux premiers temps de leur ferveur. Il les interpelle pour qu'ils se souviennent et redeviennent ce qu'ils étaient : Rappelez-vous, rappelez-vous les jours anciens. Alors votre âme était chaude, elle se nourrissait en s'appliquant à la sainte oraison. Certains, qui reconnaissent à quelle pauvreté spirituelle ils sont réduits, invoquent pour excuse qu'ils se sont don­nés tout entiers au tourbillon du ministère et du service d'autrui. Quelle erreur ! Déshabitués de parler avec Dieu, quand ils parlent de lui aux hommes ou donnent des con­seils de vie chrétienne, ils manquent du souffle divin, la parole évangélique en eux semble presque morte. Même élo­quente et réputée, leur voix n'a pas l'accent de celle du bon Pasteur, que les brebis écoutent pour leur salut. Elle sonne creux et, démentie parfois par des exemples déplorables, tourne au déshonneur de la religion et au scandale des fidèles. Et leur activité tout entière est sans effets sérieux et durables, faute de la pluie céleste qu'obtient seule la prière de qui s'humilie. Pie X insiste : Il ne peut pas ne pas déplorer grande­ment que certains, séduits par de pernicieuses nouveautés, osent penser le contraire et considérer comme perdus le temps et l'effort donnés à la méditation et à la prière. Fu­neste aveuglement ! Plaise à Dieu que, rentrant en eux-mêmes, ils reconnaissent où mènent cette négligence et ce mépris de la prière, d'où germent l'orgueil et l'opiniâtreté, aux fruits trop amers, que son cœur paternel ne veut pas mentionner, mais voudrait absolument supprimer. Il prie Dieu de l'exaucer en faisant rentrer ces prêtres dans la vé­rité ; il les supplie eux-mêmes de reconnaître leur égare­ment et de redevenir hommes de prière. 142:87 Elle leur est spécialement nécessaire et profitable pour obtenir les lumières indispensables à la conduite pastorale des autres. Et Pie X cite encore à ce propos saint Charles Borromée rappelant aux hommes d'Église dans le ministère la nécessité irremplaçable de l'oraison. S'il est vrai que le prêtre soit un autre Christ -- et il l'est en effet par les pouvoirs reçus du Christ de consacrer l'Eucharistie et de remettre les péchés ; il faut qu'il le devienne par l'imitation de ses actes, et il ne peut devenir imitateur du Christ, si son principal souci n'est pas de méditer la vie du Christ ([^47]). \*\*\* A l'oraison quotidienne, il importe grandement que le prêtre joigne la lecture spirituelle assidue. De l'Écriture d'abord, selon les recommandations de Paul à Timothée, de saint Jérôme à Népotien et à Paulin. D'autres livres spirituels aussi : Ce sont de discrets, fidèles et précieux amis ; ils rappellent les devoirs, les prescriptions des sain­tes lois, ils avertissent, réveillent dans l'âme les voix cé­lestes étouffées, secouent la paresse à former de bons pro­pos, arrachent à une tranquillité trompeuse, font entendre les appels de Dieu inécoutés ou refusés, font, voir les périls qui guettent souvent les imprudents, dévoilent les affections que Dieu n'approuve pas. 143:87 Et ils font tout cela avec une bienveillance silencieuse ; comme les meilleurs des amis, ils sont toujours à notre disposition, prêts à toute heure à subvenir à nos besoins ; leur voix n'est jamais dure, leur conseil jamais intéressé, leur discours jamais timide ni mensonger. D'insignes exemples témoignent de l'efficacité salutaire de la lecture spirituelle, entre tous celui d'Au­gustin qui s'en explique à merveille dans le récit de sa conversion au Livre VIII de ses *Confessions.* A l'inverse, des lectures imprudentes de toute sorte de livres, périodiques et journaux qui distillent et répan­dent l'erreur et la corruption, suscitent des doutes, enga­gent en de mauvaises voies. Personne n'est dispensé d'être prudent par l'âge adulte ou avancé. C'est se bercer d'un espoir fallacieux que de se croire immunisé contre le poi­son... Pie X traite alors avec la même insistance de l'examen de conscience et de son rôle irremplaçable dans la vie du prêtre qui se veut saint... La quatrième partie traite brièvement des vertus sacer­dotales de chasteté, d'obéissance, de charité, de l'esprit apostolique, du désintéressement, de l'esprit de sacrifice, et donne des conseils paternels concernant les exercices spiri­tuels, la retraite annuelle et mensuelle, l'adhésion à des associations sacerdotales d'entraide spirituelle, l'utilisation judicieuse des autres moyens de sanctification qui peuvent s'offrir selon les circonstances. Nous n'analysons pas d'aus­si près ces pages très belles parce que les documents ulté­rieurs des Papes, surtout les encycliques de Pie XI sur le Sacerdoce, sur les Exercices spirituels, et la grande exhor­tation *Menti nostrae* de Pie XII reprennent et développent ces thèmes dans une telle continuité de pensée avec les en­seignements de saint Pie X que pour commenter adéquatement et mettre à jour *Haerent animo,* il n'y aurait qu'à transcrire les passages parallèles de ces documents ponti­ficaux postérieurs. Contentons-nous de brèves notations pour souligner la perpétuelle actualité des avertissements ci-dessus résumés de saint Pie X. \*\*\* 144:87 On a vu (et l'on verrait de même en d'autres actes antérieurs ou postérieurs du même Pape) quel était son souci de mettre les prêtres en garde contre les périls qui mena­çaient leur foi et leur vie intérieure. Si différentes que soient les conditions de la vie d'aujourd'hui, si efficacement qu'aient été combattues les déviations sous la forme précise où elles se présentaient alors, qui pourrait affirmer qu'il n'y ait plus actuellement pour les prêtres de danger doctrinal ou moral ? Rappelons seulement quelques faits. En 1923 Pie XI dut condamner non moins énergiquement que le modernisme dogmatique ce qu'il appelait *genus quoddam modernismi moralis, juridici et socialis*. Plus près de nous Pie XII a donné l'encyclique *Humani generis* pour rappeler les prérogatives du Magistère trop souvent méconnues au moins dans la pratique, mettre en garde con­tre des opinions trop aisément accueillies par des esprits mal défendus, réaffirmer dans toute leur netteté des véri­tés catholiques témérairement mises en péril. Cette ency­clique n'est pas devenue sans objet. La meilleure preuve de sa nécessité n'est-elle pas dans l'hostilité sourde et par­fois déclarée contre la mémoire du grand Pape auteur d'un tel document ? Plus récemment encore le Saint-Office dut avertir qu'une œuvre brillante et portée aux nues par l'enthousias­me de disciples exaltés contenait maintes ambiguïtés et erreurs atteignant la foi catholique. Alors, comme sur un mot d'ordre, d'innombrables voix et plumes s'employèrent à minimiser la portée de l'avertissement, à le ridiculiser, sinon en lui-même, du moins dans les explications qui en étaient données. Et non seulement à cette occasion et ce propos, mais de manière plus générale, le suprême organe par lequel le Saint-Siège exerce ordinairement la vigilance doctrinale a été l'objet d'attaques répétées tendant à le dis­créditer. L'insolence s'est même donné libre cours. L'épis­copat français a dû rappeler au respect élémentaire cer­tains qui en avaient manqué. Il était immanquable qu'une mentalité se répandît dont tous les prêtres n'étaient pas capables d'éviter l'influence. On n'exagère certainement rien en disant que, depuis longtemps, on n'a pas assez généralement donné toute l'at­tention et l'obéissance dues aux prescriptions positives du Saint-Siège concernant la place à donner au Docteur com­mun saint Thomas d'Aquin, l'adoption de sa méthode, de ses principes et de sa doctrine dans la formation du jeune clergé, directives et prescriptions reprises depuis Pie X par tous ses successeurs et déjà renouvelées, on l'a vu ici même, par Paul VI. 145:87 N'y a-t-il pas eu bien des imprudences dans certaines façons de parler avec défaveur, voire mépris, de la théo­logie post-tridentine, à l'accuser, sinon d'erreurs caracté­risées, du moins d'unilatéralisme et d'étroitesse, de « durcissement », c'est le grand mot, sans considérer suffisam­ment qu'une théologie prenant appui sur des définitions dogmatiques irréformables, de foi pour tous dans l'Église catholique, est substantiellement vraie et solide, tandis qu'une théologie (non moins post-tridentine en date, mais) en liaison intime avec les doctrines condamnées à Trente ne peut pas ne pas être substantiellement faussée, quelque lumière quelle puisse apporter d'ailleurs sur bien des points, dans la mesure où elle se dégage des doctrines ré­prouvées. On sait ce que peuvent devenir chez des disciples les hardiesses de certains maîtres trop encensés. Et certes la théologie est toujours perfectible. Qui l'a dit mieux que les Papes, mieux que Paul VI, dans *Ecclesiam suam ?* Avec quelle joie on y lit les éloges décernés aux meilleurs tra­vaux récents notamment dans le domaine de l'Ecclésiologie, les espoirs exprimés de nouveaux progrès, mais il faut lire ce document dans son équilibre propre, et n'en pas suppri­mer ce qu'il dit par exemple, « des diverses tentatives d'ex­pressions hétérogènes à l'authentique réalité de la foi ca­tholique », de la nécessité de garder le dépôt dans son inté­grité, d'éviter tous les compromis qui seraient des aban­dons, de ne point céder à la tentation, même quand elle prend le visage du zèle apostolique ou des exigences de la présentation du message aux hommes d'aujourd'hui, du dialogue, ce dialogue, *colloquium*, dont Paul VI définit la nature et qu'il offre si généreusement à tous, même aux plus éloignés, avec la claire conscience, modestement mais nettement affirmée, du dépôt à conserver. Sans prononcer de nouveaux anathèmes, il est obligé de renouveler les con­damnations qui se sont imposées, et de déclarer que des positions qui ne sauraient être approuvées ne le seront ja­mais. Sur ce thème, des pages entières seraient à transcri­re. Et certes l'Encyclique dit beaucoup d'autres choses, mais sur cela aussi elle s'explique de la manière la plus nette et la plus ferme. Comment d'ailleurs pourrait-il en être autrement ? Comment le Pape ne verrait-il pas ce que voient des yeux moins pénétrants, et comment pourrait-il s'abstenir de mettre en garde contre les dangers qu'il per­çoit de sa haute tour de veille ? 146:87 Pie X insistait en termes très forts sur le péril des lectures dissolvantes de la foi et des mœurs. Ce péril est de tous les temps. En ce qui concerne les mœurs, loin de diminuer depuis plus d'un demi-siècle, il s'est plutôt consi­dérablement aggravé par la multiplication des écrits, des spectacles de tout genre qui s'offrent et que, sous divers prétextes apostoliques, bien des prêtres qui autrefois les auraient fuis, se croient permis de lire ou de fréquenter ; par l'invention et l'invasion des moyens audiovisuels qui dispensent de l'effort de lire et endorment encore plus effi­cacement l'esprit critique que la lecture à tête reposée. Les possibilités de contagion par l'esprit du monde pour lequel Jésus ne prie pas, et dont les siens ne sont pas ni ne doi­vent être, sont bien accrues aujourd'hui pour le prêtre en­voyé dans le monde à évangéliser et sauver et que donc il ne peut quitter, au milieu duquel il doit vivre. Il faut lire et relire sur cette distinction des divers sens du mot *monde* les pages lumineuses de Paul VI. L'esprit du monde est plus insinuant, insidieux, dispose de plus de moyens d'ex­pression et de pression, de séduction et d'infiltrations que jamais, et le prêtre envoyé pour rendre témoignage de Jé­sus-Christ au monde a besoin autant et plus qu'autrefois de se défendre par une fidélité sans défaut à l'esprit de Jésus-Christ qui l'envoie. Sur bien des point des remparts des assauts continuels sont livrés pour y faire des brè­ches ([^48]). 147:87 Saint Pie X déplorait qu'en dépit des efforts conjugués des Papes et des évêques, il y eût encore en divers pays des prêtres peu exemplaires en qui les fidèles ne pouvaient trouver de modèles à imiter. On sait que, depuis lors, à la suite des deux guerres mondiales et de divers autres bouleversements, de tristes défections, proportionnellement ra­res mais trop fréquentes et douloureuses en nombre abso­lu, se sont produites, se produisent, sujet de larmes amères pour le Pape, les évêques, les fidèles qui ne voudraient pas voir seulement la très grande majorité de leurs prêtres, mais tous, sans exception et partout, dignes et saints, for­més sur le Christ et capables de le former dans les autres. Et tandis que la hiérarchie tire de ces malheurs, pour les formateurs du clergé, des conclusions de prudence mieux éclairée dans le discernement des vocations et pour l'en­semble des prêtres, de vigilance et de prière, des sophistes se livrent à des attaques contre la discipline ecclésiastique elle-même et notamment contre la loi sainte du célibat des clercs. Une *falsi nominis scientia* somme l'Église de révi­ser, d'abroger une loi à laquelle elle a tant et de si hautes raisons de tenir... En de telles conditions, une exhortation à la vie spiri­tuelle intense, à la sainteté, à l'emploi persévérant des moyens efficaces et indispensables d'y tendre garde donc toute son actualité. Elles sont et seront toujours vraies les affirmations de *Haerent animo* touchant : -- la nécessité de la sainteté pour le prêtre et les raisons spécialement urgentes qu'il a d'y aspirer toujours ; -- le peu d'efficacité apostolique d'un prêtre sans fer­veur, même richement doué, les périls du talent sans piété ; -- l'étonnante efficacité d'un prêtre vraiment saint, même sans grands moyens humains ; -- la nature de la sainteté sacerdotale qui ne peut con­sister dans une activité dévorante au service d'autrui sans efforts soutenus d'union progressive à Dieu ; -- l'absolue nécessité de la grâce pour mener à bien l'œuvre surnaturelle aux deux moments inséparables, de sanctification personnelle et de sanctification d'autrui ; -- la nécessité absolue de la prière, de par la nature même des choses et la volonté si nettement déclarée par le Seigneur dans l'Évangile et par les apôtres en leurs lettres, pour obtenir la grâce de bien vivre soi-même, et la béné­diction qui féconde les labeurs apostoliques ; 148:87 -- l'importance capitale de l'oraison, de la contempla­tion assidue du Sauveur ; -- la médiocrité spirituelle et la fragilité morale d'un prêtre sans oraison ; -- l'importance aussi de la lecture spirituelle, de l'exa­men de conscience, etc. Les mouvements biblique et liturgique ont confirmé avec éclat par leurs fruits ce que recommandait saint Pie X de la lecture des livres saints. Les prêtres qui approfondissent l'Écriture -- les bons prêtres l'ont toujours fait, mais au­jourd'hui ils disposent de meilleurs instruments -- en ti­rent grand profit personnel et apostolique. On a assisté aussi depuis un demi-siècle à un beau réveil des études de spiritualité, de « théologie spirituelle » ; en grand nombre des textes originaux bien établis, et des traductions soi­gneuses de maîtres de la vie intérieure, canonisés ou non, ont été publiées et sont facilement accessibles. Le mouve­ment continue, au niveau de la science et, pour beaucoup, de l'utilisation pratique. Pourtant on a pu constater çà et là quelque désaffection à l'égard des auteurs spirituels, la Bible étant censée suffire à tout, et les auteurs spirituels trop nombreux ou sans intérêt aujourd'hui. Certes nul ne peut les lire tous. Les spécialistes eux-mêmes n'y sauraient suffire ; mais serait-il bon pour qui que ce soit de les né­gliger tous et de n'en lire jamais aucun systématiquement et par principe, sous prétexte qu'ils ne sont pas l'Écriture elle-même *ou* d'inspiration suffisamment biblique ? N'im­porte-t-il pas grandement à tout prêtre d'en choisir quel­ques-uns au moins comme amis et familiers pour mieux profiter de la Bible et des textes liturgiques dont les au­teurs spirituels se sont toujours réellement nourris ? Leurs œuvres sont une part de l'immense trésor que l'Église met à la disposition de tous ses enfants, et il y aurait de la Part de ses prêtres voués à la dispensation des richesses de leur Mère, ingratitude, manque à gagner, défaut de sagesse à ne pas apprécier, à négliger des biens si précieux. A propos de l'examen de conscience recommandé par saint Pie X, notons que, depuis lors, s'est introduit et ré­pandu ce qu'après divers tâtonnements de vocabulaire on appelle communément « révision de vie ». Elle a donné lieu déjà à toute une littérature. Pratiquée en divers mouvements laïcs, elle a été adoptée par des « équipes » sacer­dotales avec grand fruit. 149:87 Mais ses promoteurs ont pris soin de préciser ce qu'elle n'est pas -- pour mieux faire enten­dre ce qu'elle est au juste --, ils ont dit et répété notam­ment qu'elle n'est pas l'examen de conscience. Si heureu­sement donc qu'elle s'y ajoute pour beaucoup, elle ne saurait en tenir lieu, le remplacer. Est-il permis à ce propos, sans s'exposer à être tenu pour rétrograde, voire « fossile », de remarquer que l'espèce de « socialisation » à outrance du travail spirituel et intellectuel considéré comme une exi­gence de l'esprit communautaire, risque de rendre prati­quement incapable de penser autrement qu'en groupe ou en équipe, et ne saurait jamais remplacer l'intimité personnelle de chacun avec Dieu et ses mystères que considérait spécialement saint Pie X dans ses consignes aux prêtres. Pas plus d'ailleurs, et sans doute moins encore, que les collaborations ne sauraient se substituer entièrement au travail intellectuel personnel dans le silence du cabinet pour ceux qui en sont capables. Assurément Pie X ignorait, et pour cause, la multitude des recherches récentes d'histoire et de théologie positive concernant le sacerdoce, le sacrement de l'Ordre, les don­nées de la sociologie religieuse qui s'est développée depuis, les acquisitions et utilisations possibles, pour le discerne­ment des vocations sacerdotales et religieuses, de diverses sciences de l'homme, etc. -- toutes choses accueillies, re­commandées avec les distinctions nécessaires, par Pie XII et Jean XXIII ([^49]) et maintenant par Paul VI -- ; mais, tandis que certains en sont venus aujourd'hui à « s'inter­roger », comme on dit, sur le sacerdoce (« *le Sacerdoce, pourquoi faire ?* ») le saint Pape savait théoriquement et pratiquement ce que sont le sacerdoce et la mission du prêtre. 150:87 En dépit de tous les développements de la « problé­matique », depuis les questions de vocabulaire qui ont pris tant de place, jusqu'à celles concernant l'essence du sacrement de l'ordre et ses effets -- caractère et grâce ; le sacerdoce demeure et demeurera identiquement ce qu'il est depuis toujours, ce que Pie X disait qu'il est, ce que ses successeurs ont continué et continueront à dire qu'il est. Ce n'était pas l'objet de Pie X dans *Haerent* de prévenir, de prédire, de proposer les techniques d'apostolat que le temps seul permet de découvrir, les adaptations qui s'im­posent selon les circonstances et les dispositions variées des destinataires du message évangélique, les conditions du « dialogue » sur quoi s'étend si apostoliquement le Saint Père Paul VI. Ce que Pie X voulait rappeler, ce qui doit et devra tou­jours l'être ; d'autant plus que les techniques se dévelop­pent et requièrent davantage l'attention, risquent même de l'accaparer, ce sont les principes immuables de la vie sa­cerdotale et ses exigences. Voilà pourquoi, en appréciant à leur valeur les études théologiques les plus modernes et savantes sur le sacerdoce, les recherches les plus poussées sur les requêtes de l'apostolat et de l'annonce contempo­raine de la foi qui ne change pas, de la présentation adap­tée et à jour d'un donné dont rien ne doit ni ne peut être sacrifié, nous voyons dans *Haerent animo* un des joyaux du trésor constitué pour les prêtres d'aujourd'hui et de demain comme pour ceux d'hier, par les documents pontificaux traitant de leur sanctification. Au cours de la première année de son Pontificat, Paul VI a déjà enrichi ce trésor, et tout donne à penser que ce n'est de sa part qu'un commen­cement. Heureuse Église dont tous les prêtres, sans en rien lais­ser perdre, useraient de toutes ces richesses ! Paul PÉRAUD-CHAILLOT. 151:87 ### Saint Pie X et la musique sacrée par Pierre LOUAN QUAND LES MUSICIENS parlent du *Motu Proprio* de saint Pie X, ils ne précisent même plus qu'ils veulent désigner ainsi le document sur la Musique sacrée signé le 22 novembre 1903. C'est qu'il s'agit d'un document fondamental, qui n'avait pas de précédent en ce domaine et qui fait date. Rappelons brièvement qu'il fut précédé de deux autres documents de Mgr Sarto, à savoir d'un *Votum* sur la ré­forme de la Musique Sacrée adressé à la Congrégation des Rites, en 1893, en réponse à une circulaire envoyée aux évêques d'Italie, et d'une *Lettre Pastorale* sur le même su­jet publiée en 1895. Le *Motu Proprio* du 22 novembre 1903, non seulement dépend des deux documents antérieurs dont nous venons de parler, mais il est identique « en sa partie substantielle et dispositive » au *Votum,* de 1893 ; quant à la Lettre de Venise de 1895, elle n'est qu'un résumé de ce *Votum,* adapté au style d'une lettre pastorale. Que trouvait-on de nouveau, dans le *Motu Proprio* du 22 novembre ? 1° -- Les documents pontificaux qui l'avaient précédé s'étaient contentés de formuler des prohibitions relative­ment aux abus qui perpétuellement apparaissaient en ce domaine. Ils étaient donc purement négatifs. Pour la pre­mière fois, le *Motu Proprio* de saint Pie X posait les principes d'après lesquels on doit reconnaître une musique re­ligieuse digne de ce nom et formulait les règles pratiques à observer. 152:87 De plus, précisait le Pape, « ...de notre propre mouvement et en toute connaissance de cause, Nous publions notre présente Instruction, à laquelle Nous voulons, dans la plénitude de Notre autorité apostolique, qu'il soit donné force de loi, comme au *Code juridique de la musique sacrée,* et en imposons à tous, par Notre présent écrit, la plus scrupuleuse observation. » ([^50]) Un décret du 8 janvier 1904, émané de la Congrégation des Rites et écrit suivant les formes et avec les clauses accoutumées en pareilles cir­constances, rendait effectivement obligatoire pour l'Église universelle le *Motu Proprio* du 22 novembre. Il rappelait que le Pape avait voulu « réunir en un seul corps toutes les principales prescriptions propres à assurer ou à réta­blir dans les temples la sainteté et la dignité des chants sacrés, ordonnant, dans la plénitude de son autorité apos­tolique, qu'elles aient force de loi dans l'Église universelle, comme Code juridique de la Musique Sacrée ». 2° -- En tête de *l'Instruction* sur la musique sacrée, qui fait corps avec le Motu Proprio, se trouvent les *Principes généraux* (Art. 1). S. Pie X rappelle que la fin de la musique sacrée est celle même de la liturgie, à savoir la gloire de Dieu et la sanctification des fidèles. En conséquence, con­tinue le Pape, elle doit posséder au plus haut degré les qua­lités qui sont propres à la liturgie, spécialement la sainteté. Voici d'ailleurs la traduction de ce texte si important, qui n'avait pas eu de précédent dans la collection si vaste des documents pontificaux relatifs à la musique sacrée : « La musique sacrée, en tant que partie intégrante de la liturgie solennelle, participe à sa fin générale : la gloire de Dieu, la sanctification et l'édification des fidèles. Elle concourt à accroître la dignité et l'éclat des cérémonies ecclésiastiques ; et de même que son rôle principal est de revêtir des mélodies appropriées le texte liturgique proposé, à l'intelligence des fidèles, sa fin propre est d'ajouter une efficacité plus grande au texte lui-même et, par ce moyen, d'exciter plus facilement les fidèles à la dévotion et de les mieux disposer à recueillir les fruits de grâces que procure l'a célébration des saints Mystères. « La musique sacrée doit donc posséder au plus haut point les qualités propres à la liturgie : la sainteté, l'excel­lence des formes d'où naît spontanément son autre carac­tère : l'universalité. 153:87 « Elle doit être sainte, et par suite exclure tout ce qui la rend profane, non seulement en elle-même, mais encore dans la façon dont les exécutants la présentent. « Elle doit être un art véritable ; s'il en était autrement elle ne pourrait avoir sur l'esprit des auditeurs l'influence heureuse que l'Église entend exercer en l'admettant dans sa liturgie. « Mais elle doit être aussi universelle, en ce sens que s'il est permis à chaque nation d'adopter dans les compo­sitions ecclésiastiques les formes particulières qui consti­tuent d'une certaine façon le caractère propre de sa musi­que, ces formes seront néanmoins subordonnées aux ca­ractères généraux de la Musique sacrée, de manière à ce que personne d'une autre nation ne puisse, à leur audition, éprouver une impression fâcheuse ». ([^51]) La première qualité que signale S. Pie X comme devant appartenir à toute musique religieuse est la *sainteté.* Ses prédécesseurs sur la Chaire de S. Pierre avaient souvent relevé la nécessité de ce caractère de toute musique vrai­ment religieuse, mais aucun ne l'avait fait avec autant de force, d'insistance et de solennité. Le saint Pape s'étend longuement sur ce sujet dans le *Motu Proprio* et il y revient dans l' « Instruction » qui le suit. C'est que le véritable esprit chrétien en dépend : « Notre plus vif désir étant en effet que le véritable es­prit chrétien refleurisse de toute façon et se maintienne chez tous les fidèles, il est nécessaire de pourvoir avant tout à la sainteté et à la dignité du temple où les fidèles se réu­nissent précisément pour puiser cet esprit à sa source pre­mière et indispensable : la participation active aux mys­tères sacro-saints et à la prière publique et solennelle de l'Église. » ([^52]) De plus, cette ordonnance sur la Musique Sacrée fut un des premiers actes solennels du Pontificat de S. Pie X. C'est dire l'importance que le saint Pape attachait à ce sujet, « Au milieu des soucis de son office pastoral... ». (« Tra le sollecitudini » sont les premiers mots du *Motu Proprio*.) La seconde qualité de la musique religieuse, c'est de procéder d'un *art vrai.* La dignité du culte et le bien des âmes l'exigent impérieusement : 154:87 « Rien donc ne doit se présenter dans le temple qui trouble ou même seulement diminue la piété et la dévotion des fidèles, rien qui suscite un motif raisonnable de dégoût ou de scandale, rien surtout qui offense directement l'hon­neur et la sainteté des fonctions sacrées et qui, par suite, soit indigne de la maison de prière, de la majesté de Dieu. » ([^53]) Et dans une lettre antérieure ; datée du 8 décembre et adressée au Cardinal Respighi, vicaire général de Rome, le Pape Pie X déplorait les « compositions musicales... le plus souvent de médiocre valeur que, sans nul doute, on ne tolérerait même pas dans les concerts profanes d'ordre inférieur ». ([^54]) Le Pape précisait encore dans le Motu Proprio que la musique est au service de la liturgie et il condamnait com­me un abus très grave que, dans les fonctions ecclésiasti­ques, la liturgie apparaisse secondaire et comme au service de la musique. La troisième qualité : l'universalité, découle des deux premières et dans la mesure même où celles-ci se réalisent avec le plus de perfection. 3° -- Saint Pie X déclarait ensuite que le chant grégo­rien possédait éminemment les qualités requises de toute musique religieuse et qu'il était le modèle suprême que l'on devait essayer d'imiter, car plus un art se rapprochera de l'art grégorien, plus il sera digne de l'Église et des fonctions liturgiques. Mais pour saint Pie X, le chant grégorien, c'était le chant traditionnel conservé dans les manuscrits et que les travaux de l'abbaye de Solesmes venaient de révéler, non le chant altéré et tronqué des éditions officielles alors en usage. Ce chant grégorien authentique, le Pape demandait qu'il soit restitué dans les fonctions du culte et que les fidèles participent à ce chant comme c'était jadis la coutume. Il fallait donc que le chant grégorien fût restauré dans les éditions officielles. Aussi, le 25 avril 1904, par un second *Motu Proprio*, S. Pie X créa-t-il une Commission Pontificale pour l'édition des livres liturgiques grégoriens, ordonnant que les mélodies grégoriennes soient rétablies dans leur intégrité et leur pureté primitive, conformément aux manuscrits les plus anciens. A la mort de S. Pie X, le Graduel vatican et l'Antiphonaire étaient déjà parus, l'un en 1908, l'autre en 1912. 155:87 Le texte du *Motu Proprio* du 22 novembre 1903 relatif au chant grégorien mérite d'être cité : « Ces qualités, le chant grégorien les possède au suprê­me degré ; pour cette raison, il est le chant propre de l'Église romaine, le seul chant dont elle a hérité des anciens pères, celui que dans le cours des siècles elle a gardé avec un soin jaloux dans ses livres liturgiques, qu'elle présente directement comme sien aux fidèles, qu'elle prescrit exclusivement dans certaines parties de sa liturgie et dont de récentes études ont si heureusement rétabli l'intégrité et la pureté. Pour ces motifs, le chant grégorien a toujours été consi­déré comme le plus parfait modèle de la musique sacrée et on peut établir à bon droit la règle générale suivante : une composition musicale ecclésiastique est d'autant plus sacrée et liturgique que, par l'allure, par l'inspiration et par le goût, elle se rapproche davantage de la mélodie grégorienne, et elle est d'autant moins digne de l'Église qu'elle s'écarte davantage de ce suprême modèle. L'antique chant grégorien traditionnel devra donc être largement rétabli dans les fonctions du culte, tous devant tenir pour certain qu'un office religieux ne perd rien de sa solennité quand il n'est accompagné d'aucune autre musi­que que de celle-là ([^55]). » S. Pie X ajoutait ensuite qu'après le chant grégorien, la musique polyphonique du XVI^e^ siècle, spécialement celle de Palestrina, réalise encore à un haut degré l'ensemble des qualités désirables pour répondre à l'idéal de la musique sacrée : « La polyphonie classique se rapproche beaucoup du chant grégorien, modèle parfait de toute musique sacrée ; aussi a-t-elle mérité de lui être associée dans les « fonc­tions » les plus solennelles de l'Église... » ([^56]) Mais, ajoutait le Pape : « L'Église a toujours reconnu et favorisé le progrès des arts, en admettant au service du culte tout ce que le génie a trouvé de bon et de beau dans le cours des siècles, sans toutefois violer jamais les lois de la liturgie. 156:87 C'est pourquoi la musique plus moderne aussi est admise dans l'Église car elle fournit, elle aussi, des compositions dont la valeur, le sérieux, la gravité, les ren­dent en tous points dignes des fonctions liturgiques. » ([^57]) A ce propos, le Pape mettait en garde les musiciens contre la musique moderne principalement au service de l'art profane et, en général, peu apte à accompagner le culte divin. Le Motu Proprio rappelait enfin que la langue latine est la langue propre de l'Église romaine. Toutes les autres prescriptions avaient pour but de sauvegarder la dignité du culte ou de promouvoir l'étude du chant grégorien et de la musique sacrée. En tout cela S. Pie X fut un précurseur et le 2e Concile du Vatican le reconnaît dans la Constitution *De Sacra Liturgia*, en affirmant que les Pontifes romains, « à la suite de S. Pie X, ont mis en lumière de façon plus précise la fonction immatérielle de la musique sacrée dans le service divin ». (n° 112) La Constitution du 2e Concile du Vatican *De Sacra Li­turgia* reste donc fidèle aux principes formulés par S. Pie X relativement au chant grégorien. Celui-ci est en effet déclaré « le chant propre de la liturgie romaine » (n° 116) et le Concile demande « qu'on achève l'édition typique des livres de chant grégorien », bien plus, elle demande qu'on fasse une édition plus critique (magis critica) des livres déjà édités depuis la restauration de S. Pie X (n° 117). En même temps, la Constitution permet l'emploi de toute autre musi­que *digne du culte divin.* \*\*\* Il semble qu'aujourd'hui la réforme de S. Pie X soit prête à devenir lettre morte. S. Pie X voulait (cf. Motu Proprio) que le peuple chantât les mélodies grégoriennes, en latin évidemment, et il semble qu'on puisse objecter que le peuple n'est plus chrétien et que S. Pie X ne parlait que pour son époque et son pays où les valeurs chrétiennes avaient encore pleine force. On propose donc un chant populaire -- ou dit « popu­laire » -- en langue vulgaire et sur des mélodies nouvelles. 157:87 Mais suffit-il de chanter en français pour que les églises se remplissent et que les foules retrouvent le sens de Dieu ? Certainement non, c'est toute une éducation qu'il faut faire. Or le chant grégorien contribue puissamment à rendre le sens du sacré, le sens du mystère, que la grâce baptis­male a déjà déposé en tout chrétien et qui ne demande qu'à s'épanouir. A ce propos qu'on permette de citer un passage du R.P. Nicolas, o.p. qui s'insurge contre l'habitude prise de nos jours en certaines églises de ne laisser aux fidèles aucun moment de silence pour qu'ils puissent prier. Il y a là, dit-il, un « grégarisme insupportable » : « Ces efforts, qui sont tous dans le même sens, ne vont pas sans excès. Il faut prendre garde qu'à vouloir tout col­lectiviser, on risque de trop extérioriser. Si la mise en com­mun devait détruire l'aspect personnel et intérieur de la participation, elle serait plus apparente que réelle, plus matérielle que spirituelle. Une véritable assemblée de prière doit être pleine de silence, de pauses et faire une large place à l'effort, à la passivité, donc au rythme propre de chacun. C'est n'être ensemble qu'en surface que de ne pouvoir l'être en silence. Le prêtre doit entraîner la foule, mais pas comme un troupeau : comme une assemblée de personnes priant et vivant des choses très intérieures et très divines. L'équi­libre que cherche l'Église entre l'individualisme dispersant, dont les messes routinières donnent trop souvent l'impres­sion, et le grégarisme irritant, dans lequel on pourrait tom­ber par excès de bonne volonté, a été très clairement défini dans le Directoire pour la Messe -- établi par l'Épiscopat français. » ([^58]) Disons aussi qu'il serait bon que les fidèles trouvent au moins dans nos églises les moments de silence dont toutes nos âmes ont besoin. De plus n'oublie-t-on pas ou n'a-t-on pas l'air d'oublier que Dieu veut entretenir des rapports intimes avec chacune de nos âmes, dont chacune a été choi­sie, élue et rachetée par le Sang du Christ. Autre remarque : Dans la lettre de Venise du Cardinal Sarto et qui était de caractère plus pastoral, il y a une phrase où le saint Pape affirme qu'on a trop abusé du mot « *le peuple* » et que celui-ci a plus de goût qu'on ne le croit. 158:87 « Mais sans remarquer que le plaisir n'a jamais été un critérium légitime pour juger des choses sacrées et qu'il n'a pas à seconder le peuple dans les choses non bonnes, mais à l'élever ; je dirai que l'on abuse trop de ce terme, *le peuple,* lequel, dans le fait, se montre bien plus sérieux et plus pieux que l'on ne le croit d'ordinaire, goûte bien les mélodies vraiment sacrées et ne laisse pas de fréquenter les églises où elles s'exécutent. » Le peuple est plus traditionaliste qu'on ne le pense, sur­tout en matières religieuses, car la grâce baptismale le rend apte à goûter les mystères de notre foi. N'oublie-t-on pas parfois cette aptitude que possède tout chrétien, y compris le petit enfant baptisé, à s'ouvrir à tout ce que l'Église lui propose ? C'est le sens de l'Église et de tout ce qui est d'Église, fruit de la grâce baptismale, qui le dispose à croire tout ce que l'Église croit et peut lui proposer comme objet de foi ou comme directives. Pierre LOUAN. 159:87 ### Saint Pie X promoteur et guide  de l'Action catholique par Dom Paul NAU, o.s.b. « Onde le schiere dell'Azione Cat­tolica, tra le anime elette che esse ricordano e venerano come ante­signate e promotrici del loro salu­tare movimento, a giusto titolo de­bonno porre il beato Pio X. » Pie XII, 3 Juin 1951. AFFIRMER QUE saint Pie X a été pour l'Action Catholique un promoteur et un guide, ce n'est pas en faire l'ini­tiateur, ni prétendre qu'il lui aurait imposé sa forme définitive. D'initiateur de l'Action Catholique, à proprement parler, il ne saurait y en avoir. Les Souverains Pontifes ont répété à l'envi, en effet, qu' « il y a toujours eu, dans l'Église, une collaboration des laïcs à l'apostolat hiérarchique, en subordination à l'évêque et à celui à qui l'évêque a confié, sous son autorité, le soin des âmes : L'Action Catholique voulut seulement donner à cette collaboration une forme et une organisation accidentelle nouvelle pour rendre son exercice meilleur et plus efficace » ([^59]). 160:87 L'initiative n'a donc pu viser que cette organisation et cette forme. Ainsi comprise, elle semble bien être venue du laïcat lui-même. On s'accorde généralement en effet à recon­naître comme premier mouvement proprement dit d'Action Catholique, celui de l' « Association catholico-italienne » fondée en 1865 par des laïcs de Bologne et approuvée par une lettre de Pie IX, datée du 4 avril 1866 \[25\]. Si cette association n'eut qu'une existence éphémère, c'est elle, du moins, qui donna naissance à l'Association de la Jeunesse catholique italienne, à l'image de laquelle se fondèrent en Italie et au dehors, les divers mouvements d'Action Catholique : Congrès italiens et Association Catho­lique de la Jeunesse Française. Une forme définitive, d'autre part, on ne saurait en attendre pour l'Action Catholique : « N'appartient-il pas à l'essence de l'apostolat de se conformer aux améliorations apportées par l'expérience et par les progrès sur le terrain de l'organisation, afin qu'il se maintienne toujours à la hauteur de sa tâche et toujours capable de rendre n'importe quel service. » (Pie XII, au Cercle S. Pierre, 23-7-1944.) Vouloir figer l'Action Catholique dans des formes dépassées ce serait du même coup la rendre stérile par sclérose, sinon l'enfermer à l'avance sous la pierre d'un tombeau. Moins que quiconque saint Pie X n'eut tendance à figer les formes, lui, dont le pontificat eut pour souci constant une adaptation, une « mise à jour » des institutions aux besoins présents de l'Église ; il suffit de penser à la codifi­cation du Droit, à la communion des enfants, au catéchisme. Il l'a affirmé explicitement justement en parlant de l'Action Catholique, « dont la conception varie suivant les besoins propres de chaque nation et les circonstances particulières de chaque pays » et qui s'est « diversement exercée suivant les époques » \[336\] : « L'Église, en sa longue histoire, a toujours et en toute occasion démontré qu'elle possède une vertu merveilleuse d'adaptation aux conditions variables de la société civile : sans jamais porter atteinte à l'intégrité ou à l'immutabilité de la foi, de la morale, et en sauvegardant toujours ses droits sacrés, elle se plie et s'accommode facilement, en tout ce qui est contingent et accidentel, aux vicissitudes des temps et aux nouvelles exigences de la société. » \[337\] 161:87 En ce qui concerne l'Action Catholique, cette adaptation sera celle des objectifs immédiats du moment au but prioritaire, celle des structures aux nécessités d'une action convergente de toutes les forces vives de l'Église. En ces adaptations se révèlent les qualités maîtresses du pontificat de saint Pie X qui avaient déjà marqué son épiscopat : qualités complémentaires du zèle pastoral et de l'esprit pratique de l'organisateur. Mais c'est dans un autre service rendu à l'Action Catholique qu'apparaîtra peut-être plus clairement l'emprise du Saint-Esprit sur l'âme du saint : dans ce regard perçant qui, sondant l'avenir, sut à l'avance prévenir cette troupe d'élite des dangers contre les­quels elle aurait sans cesse à se mettre en garde pour demeurer fidèle à sa sublime mission. S'il était permis, pour désigner les dons du Saint-Esprit, d'emprunter un terme à la technique moderne, on pourrait peut-être sur ce point comparer l'œuvre de saint Pie X, vis à vis de l'Action Catholique, à celle d'un véritable pros­pecteur. \*\*\* On connaît les discussions, récentes encore, qui ont divisé les théologiens sur le point de savoir si les tâches directement apostoliques, assumées comme une participa­tion à celle de la hiérarchie par les membres de l'Action Catholique, pouvaient encore être qualifiées d'apostolat laïc, ou ne devaient pas être classées parmi les activités propre­ment cléricales. Un rapide rappel historique éclairera le problème et aidera à mettre en lumière la solution donnée à l'avance par saint Pie X. Depuis longtemps, dans la langue italienne, le terme d'Action catholique était utilisé pour désigner « ces multi­ples œuvres de zèle entreprises pour le bien de l'Église, de la société et des individus » \[325\] et dont le champ d'activité a varié avec le temps. Sous le pontificat de Pie IX, au moment où l'État s'in­surgeait contre l'Église, et ses institutions les plus sacrées, ce fût pour une action surtout défensive que s'unirent les premiers membres de l' « Association catholico-italienne » et leurs successeurs des Congrès italiens. Avec Léon XIII, l'Action Catholique, comme le ponti­ficat lui-même après *Rerum Novarum*, va avoir comme principale zone d'activité l'Action sociale dont l'encyclique *Graves de communi* demeurera pour longtemps la charte. 162:87 Un nouvel objectif va être proposé par Pie XI aux laïcs organisés sous l'autorité de la hiérarchie : l'apostolat pro­prement dit. Les motifs de cette évolution sont faciles à saisir : l'un a été le plus souvent mis en avant, le manque de prêtres. La guerre de 1914 en effet avait creusé des vides nombreux dans les rangs du clergé, trop clairsemé désor­mais pour répondre à tous les besoins de l'apostolat, et cela au moment même où le monde déchristianisé à reconquérir demandait un nouveau déploiement de forces. Il y a eu aussi à cette évolution une autre raison plus rarement remarquée, peut-être parce que, à l'époque, elle était plus délicate à avancer : En Italie un gouvernement qui se donnait comme protecteur et ami de l'Église, pré­tendait en même temps retenir pour soi toutes les tâches éducatrices et sociales, et se montrait sur ce point d'une susceptibilité extrême. Il n'était dès lors, pour l'Action Catholique, qu'un moyen de survivre : se replier sur le seul terrain qu'on laissait à l'Église, en se cléricalisant pourrait-on dire, à condition d'exclure de cette expression toute nuance péjorative, en s'incorporant aussi étroitement que possible à la structure hiérarchique de l'Église et en se réservant pour les tâches directement apostoliques. (Cf. 549-559 ; Enc. *Non abbiamo bisogno*, du 29-6-1931.) On comprend sans peine, dans cette perspective, la définition, sans cesse reprise par Pie XI jusqu'à en devenir fastidieuse, de l'Action Catholique « participation des laïcs à l'apostolat hiérarchique ». Mais pour être exercé par des laïcs, cet apostolat cessait-il d'être hiérarchique ou ecclésiastique ? Le problème a fini par se poser que nous évoquions à l'instant. Pie XII y a répondu dans son discours au deuxième Congrès Mon­dial de l'Apostolat des Laïcs. Il a distingué un double apostolat des laïcs : un apostolat proprement dit, prolon­gement ou suppléance de l'apostolat hiérarchique, mais qui ne cesse pas d'être pour autant un apostolat laïc, si c'est un laïc qui l'exerce ; un apostolat au sens large, propre au laïc comme tel, et que Pie XII a qualifié d'un mot qui demeure : « Consécration du monde ». 163:87 Saint Pie X sans doute avait employé un autre terme, mais déjà, bien avant que le problème ne fut soulevé, avait donné toutes les distinctions nécessaires, dans l'encyclique *Il fermo proposito,* du 11 juin 1905. Non plus dans une perspective polémique et défensive, comme Pie XI, mais *ex professo* et dans un exposé tout positif, il y traite des objectifs divers de l'Action Catholique. Nous en résumons l'essentiel : Dès l'entrée, il se place dans la grande perspective ecclé­siale : « Immense est le champ de l'Action Catholique ; par elle-même elle n'exclut absolument rien de ce qui, d'une manière quelconque, directement ou indirectement, appar­tient à la mission de l'Église. » \[327\] « Directement ou indirectement », on voit déjà se dessi­ner la distinction. Elle va se préciser plus loin en fonction du thème de la restauration de toutes choses dans le Christ, qui a été choisi comme programme du pontificat. « restaurer dans le Christ, non seulement ce qui incombe directement à l'Église, en vertu de sa divine mission qui est de conduire les âmes à Dieu, mais encore, comme Nous l'avons expliqué, ce qui découle spontanément de cette divine mission, la civilisation chrétienne dans l'ensemble de tous et de chacun des éléments qui la constituent ». \[334\] Nous n'avons pas à revenir ici sur la description don­née plus haut par l'encyclique de cette « civilisation chré­tienne » que Sa Sainteté Paul VI nous disait naguère carac­tériser l'Europe et ses traditions (Al. aux jeunes ruraux, 23-7-1963) ; il nous suffira de relire les lignes où saint Pie X esquisse la tâche qui revient en ce domaine à l'Action Catholique : « réunir ensemble toutes ses forces vives dans le but de combattre par tous les moyens justes et légaux la civi­lisation antichrétienne ; réparer par tous les moyens les désordres si graves qui en dérivent ; replacer Jésus-Christ dans la famille, dans l'école, dans la société ; rétablir le principe de l'autorité humaine comme représentant celle de Dieu ; prendre souverainement à cœur les intérêts du peuple et particulièrement ceux de la classe ouvrière et agricole, non seulement en inculquant au cœur de tous le principe religieux, seule source vraie de consolation dans les angoisses de la vie, mais en **s**'efforçant de sécher leurs larmes, d'adoucir leurs peines, d'améliorer leur condition économique par de sages mesures ; s'employer par con­séquent, à rendre les lois conformes à la justice, à suppri­mer ou corriger celles qui ne le sont pas ; défendre enfin et soutenir avec un esprit vraiment catholique les droits de Dieu en toutes choses et les droits non moins sacrés de l'Église ». \[335\] 164:87 Qu'y a-t-il autre chose, dans tout ce programme, esquissé cinquante ans à l'avance, que ce que Pie XII appel­lera en la donnant comme tâche spécifique au laïcat catho­lique : « la Consécration du monde ». \*\*\* L'Action catholique, pourtant, n'est pas seulement l'action du laïcat ou l'action des laïcs, mais bien celle de leurs organisations. Lui donner sa charte, ce n'est pas seu­lement lui préciser les objectifs à poursuivre, c'est plus encore lui indiquer sa place dans les structures de l'Église ; ce n'est pas seulement lui fixer le but à atteindre, c'est l'assurer du titre qui l'habilite à s'y employer. Là aussi saint Pie X prend figure de précurseur. On a beaucoup insisté dans ces derniers lustres sur la nécessité d'un « mandat » pour les mouvements d'Action Catholique. On a eu parfois plus de peine à indiquer un texte précis pour fonder cette nécessité. Une traduction insuffisante, généralement répandue, avait empêché de lire cette exigence dans la lettre adressée le 13 novembre 1928 par Pie XI lui-même au cardinal Bertram. Alors que le texte latin avait le mot *mandatum,* répété par deux fois, la traduction le rendait par un double terme où il était impossible de reconnaître le parallèle de l'original. « Ainsi groupée et rassemblée sous la direction de la hiérarchie, écrivait le Pape, l'élite des catholiques reçoit d'elle, non seulement son mandat (*mandatum*, traduction courante : « mission ») divinement confié à l'Église, et comme l'apostolat hiérarchique lui-même, cette Action catholique n'est pas d'ordre temporel, mais spirituel, ni d'ordre politique, mais religieux. » \[473\] Par delà le texte de Pie XI, c'était plus loin encore et jusqu'à l'encyclique de saint Pie X qu'on aurait pu remon­ter pour trouver, sinon le terme, du moins l'exigence pour l'Action catholique, d'une mission authentiquement confiée par l'Église : 165:87 « Puisque les catholiques portent toujours la bannière du Christ, par cela même ils portent la bannière de l'Église ; et il est donc raisonnable qu'ils la reçoivent des mains de l'Église, que l'Église veille à ce que l'honneur en soit tou­jours sans tache, et qu'à l'action de cette vigilance mater­nelle les catholiques se soumettent en fils dociles et affec­tueux. » \[365\] Et plus loin le Saint Pape déplore l'attitude de ceux qui, méconnaissant cette exigence, « voulurent se charger d'une mission qu'ils n'avaient pas reçue, ni de Nous, ni d'aucun de Nos frères dans l'Épiscopat. » \[366\] D'autres précisions seront ajoutées plus tard. Du moins, dès l'encyclique de saint Pie X, les grandes lignes étaient tracées où s'inscriraient toutes les consignes et directives qui allaient être si largement dispensées aux mouvements catholiques pour organiser leur activité. \*\*\* Cette « promotion » du laïcat, dont l'encyclique du 11 juin 1905, venait de donner le signal, ouvrait les plus larges espoirs. En contrepartie cependant, elle n'était pas sans comporter des risques, dont le regard éclairé de saint Pie X ne tarda pas à discerner les symptômes. Dans la structure traditionnelle de l'Église, où les fidèles sont groupés sous la houlette de leurs pasteurs, de leurs « propres prêtres » pour reprendre le langage de l'ancien Droit, ou, si l'on préfère celui d'aujourd'hui, où les laïcs sont « encadrés » par le clergé, les conflits ne peuvent être que très limités, le plus souvent de personne à personne. Il en va autrement à partir du jour où, grâce à une organisation en groupements possédant une structure pro­pre, distincte de celle où s'intègre le clergé, le laïcat peut être tenté de se considérer comme un corps à part, doué d'une autonomie comme d'une conscience propre, qui, fier de sa « promotion », est capable de se dresser en face du clergé dans une opposition dialectique. Le danger ne sera encore que mineur et les conflits pourront être apaisés, si la soumission aux évêques, à la hiérarchie de droit divin, demeure totale. Mais l'affrontement deviendra tragique s'il vient à opposer les groupe­ments constitués aux évêques eux-mêmes ; si surtout le laïcat pousse la prétention d'intervenir sur le terrain de la formulation et du progrès de la foi, comme si celle-ci pouvait avoir une autre origine que la Révélation, dont la garde a été confiée par le Christ aux seuls successeurs des Apôtres. 166:87 Pie XII aura à mettre en garde contre ce danger dans le discours adressé aux évêques à l'occasion de la canoni­sation de saint Pie X ; mais saint Pie X lui-même, deux ans à peine après avoir donné sa charte à l'Action Catho­lique, avait été obligé de la mettre en garde contre ce très grave péril. L'encyclique *Pascendi Dominici gregis* du 8 septembre 1907 avait sans doute un horizon autrement étendu que celui de la seule opposition entre le laïcat et la hiérarchie. Elle dénonce pourtant comme un des aspects du « moder­nisme », le procédé de décomposition de la foi par oppo­sition dialectique entre l'apport du laïcat et l'autorité de l'Église. Non pas que le dialogue ne soit à chaque instant né­cessaire. Si l'Église veut convertir le monde, elle doit lui parler, et comment lui parler efficacement sans emprunter une langue qu'il puisse comprendre. Saint Thomas, dans un des premiers chapitres de sa *Somme Contre les Gentils,* remarque qu'on ne doit employer, pour convaincre un in­terlocuteur, que les arguments dont il reconnaît la valeur. Dialectique aussi, si l'on veut, toute adaptation qui confronte une doctrine à la pensée de nouveaux auditeurs pour adapter sa présentation à la tournure de leurs esprits. Jean Guitton, dans son *Cours de Philosophie à l'usage du temps présent* a heureusement résumé en un rapide paral­lèle les deux méthodes entre lesquelles le choix s'impose pour qui veut adapter la tradition à l'actualité ou au con­traire rendre actuelle la présentation de la doctrine tra­ditionnelle : « Deux méthodes, c'est-à-dire deux directions de pen­sée, deux types de démarches, deux solutions du problème. « La première méthode consiste à fixer *d'abord et avant tout la tradition* (qui est en somme l'histoire de l'identité de la vérité) afin de la bien posséder et de la bien comprendre dans ses formules comme dans son esprit, ou plus exactement encore dans l'esprit de ses formules, puis à tourner les regards vers la pensée du monde où l'on vit et que nous appellerons le monde actuel, à la connaître sous tous ses aspects dans sa lettre et dans son esprit ; *enfin* à discerner ce qui en elle est conforme et ce qui en elle est contraire à l'esprit de la tradition, -- assimilant le premier élément, qui est substantiel, rejetant le second, qui est corrompu. 167:87 « La seconde méthode consiste à fixer *d'abord et avant tout* la pensée actuelle, à emprunter son langage, à se nourrir de ses principes, à s'imprégner de son esprit, puis à se retourner vers la tradition, -- *enfin* à rejeter tout ce qui en elle apparaît comme contraire à la pensée actuelle et à y adapter le reste (...). « La première méthode est celle de ceux qu'on pourrait appeler les réformateurs orthodoxes, ou mieux encore les penseurs chrétiens. Elle aboutit à donner à la pensée chré­tienne une forme nouvelle qui en sauvegarde l'esprit. C'est la méthode d'un saint Athanase, d'un saint Thomas, d'un Newman. « La seconde méthode est celle des réformateurs hété­rodoxes, qu'on nommerait plus justement des novateurs. Elle aboutit à donner à la religion une forme nouvelle contraire à l'esprit, donc à créer une nouvelle religion, différente de celle qui a été voulue par le fondateur. C'est la méthode d'un Arius, d'un Luther ou d'un Loisy. » (tome III, pp. 57-59) Ce choix proposé par M. Guitton, les novateurs que dénonce saint Pie X dans un passage de l'encyclique con­testent justement la nécessité de le faire. Il ne peut s'agir pour eux d'une adaptation ou d'une mise à jour, où l'un des termes, tradition ou progrès, serait sacrifié à l'autre. Imprégnés qu'ils sont de la pensée de Hegel, ces deux ter­mes opposés ne peuvent être considérés que comme les deux moments -- thèse et antithèse -- d'un même mouvement dialectique. Ils doivent s'y fondre comme dans un creuset où thèse et antithèse perdront l'une et l'autre leurs caractères propres pour se perdre en une synthèse où elles, se dépasseront elles-mêmes et qui sera à son tour le principe d'un nouveau progrès doctrinal. Il n'y a qu'à relire saint Pie X : « Disons, pour rendre pleinement la pensée des moder­nistes, que l'évolution résulte du conflit de deux forces, dont l'une pousse au progrès, tandis que l'autre tend à la conservation. 168:87 « La force conservatrice, dans l'Église, c'est la tradition, et la tradition y est représentée par l'autorité religieuse. Ceci en droit et en fait : en droit, parce que la défense de la tradition est comme un instinct naturel de l'autorité ; en fait, parce que, planant au-dessus des contingences de la vie, l'autorité ne sent pas, ou très peu, les stimulants du progrès. La force progressive, au contraire, qui est celle qui répond aux besoins, couve et fermente dans les consciences individuelles, et dans celles-là surtout qui sont en contact plus intime avec la vie. Voyez poindre ici, Véné­rables Frères, cette doctrine pernicieuse qui veut faire des laïques, dans l'Église, un facteur de progrès. C'est d'une sorte de compromis et de transaction entre la force conser­vatrice et la force progressive que les changements et les progrès se réalisent. Les consciences des individus, certai­nes du moins, réagissent en effet sur la conscience collec­tive ; celle-ci, à son tour, fait pression sur les dépositaires de l'autorité pour les amener à composition et les y main­tenir. » \[972 a\] Nous n'avons pas à relire la réprobation sévère du saint Pape ni à nous demander si les mouvements du laïcat ont toujours su se garder contre cette tendance dont Sa Sain­teté Paul VI voyait encore les traces affleurer çà et là, à l'intérieur même de l'Église. Ce qu'il importe de remarquer pour admirer la clairvoyance d'un saint, c'est la netteté avec laquelle, dès 1907, il a su mettre en garde contre un péril, inévitable à partir du jour où, dans un climat de philosophie hégelienne et marxiste, un laïcat se prétendant adulte s'opposerait à l'enseignement de la hiérarchie, au lieu de s'en imprégner docilement pour le faire pénétrer ensuite dans le monde comme le lui demande sa mission propre de « consécration » et de levain dans la pâte hu­maine. \*\*\* A qui s'étonnerait que de tels glissements soient pos­sibles de la part de ceux qui constituent comme l'élite du laïcat chrétien, il faudrait répondre que ce ne peut être la sincérité, ni même la générosité des individus qui est en cause, mais bien une faille dans l'organisation. Comme l'a si fortement montré Augustin Cochin, à propos des Sociétés de pensée qui furent à l'origine de la Révolution, le glisse­ment est presque inévitable à partir du jour où la hiérar­chie, intrinsèque à toute société naturelle, ayant été écartée au profit des principes d'une totale égalité et liberté, on se trouve en face d'un mécanisme, d'une « machine » pour employer le mot des manieurs de foules américains, qui entraîne malgré eux les hommes. 169:87 Un douloureux exemple en a été donné à saint Pie X au cours de son pontificat et lui a permis de mettre pour toujours l'Action Catholique en garde contre de pareils re­tours. Un des documents où se manifeste le plus l'espoir placé par le saint Pontife en ces phalanges de jeunes toutes dé­vouées à la cause du Christ, est la lettre qu'il faisait adres­ser, le 4 janvier 1905, par son Secrétaire d'État, le cardinal Merry del Val, à l'archevêque de Paris, pour lui recom­mander la toute jeune *Association de la Jeunesse, Catholi­que française* et son aile avancée du *Sillon* \[321-322\]. Le Sillon, dans le cœur et la pensée du Pape, n'était donc nullement suspecté ; il jouissait au contraire du pré­jugé favorable et le Saint-Père n'avait pas craint de s'en­gager pour le recommander. Cinq ans plus tard, hélas ! saint Pie X, dans un de ses avertissements les plus sévères, doit alerter les évêques de France et porter une condam­nation. La lettre « *Notre Charge Apostolique* » du 25 août 1910, ne conteste ni l' « ardeur », ni « l'enthousiasme », ni même « l'activité » \[412\] des membres du Sillon, mais bien les principes de son organisation interne : « Il n'y a pas de hiérarchie dans le Sillon. L'élite qui le dirige s'est dégagée de la masse par sélection, c'est-à-dire en s'imposant par son autorité morale et par ses vertus. On y entre librement, comme librement on en sort. Les études s'y font sans maître, tout au plus avec un conseiller. Les cercles d'études sont de véritables coopératives intellec­tuelles, où chacun est tout ensemble maître et élève. La camaraderie la plus absolue règne entre les membres et met en contact total leurs âmes : de là l'âme commune du Sillon. On l'a définie « une amitié ». Le prêtre lui-même, quand il y entre, abaisse l'éminente dignité de son sacerdoce, et, par le plus étrange renversement des rôles, se fait élève, se met au niveau de ses jeunes amis et n'est plus qu'un camarade. » \[413\] Nous avons reconnu déjà ce que Augustin Cochin re­tient comme les constitutifs des sociétés de pensée : absen­ce de hiérarchie, égalité totale entre tous : « pas de hiérar­chie, dans le Sillon », « la camaraderie la plus absolue règne entre les membres », même avec le prêtre qui n'est admis qu'à la condition qu'il se mette « au niveau de ses jeunes amis » et ne soit plus qu'un « camarade ». 170:87 Il suffira, pour le faire ressortir, d'un bref commen­taire : « Les cercles d'études, affirme saint Pie X, sont de véri­tables coopératives intellectuelles. » Les cercles d'étude, nous serions tentés d'en dire ce qu'Ésope affirmait des langues, qu'ils sont la meilleure ou la pire des choses. La meilleure : qui ne se souvient avec émotion, s'il a dépassé la cinquantaine, de ces premiers cercles de la J.O.C., où les jeunes ouvriers chrétiens, met­tant en commun leur ardeur et le fruit de leurs observa­tions vécues, firent découvrir au clergé et au monde catho­lique les conditions de leur vie en usine et les obstacles qu'y rencontrait leur foi ; la meilleure aussi, quand ces mêmes ouvriers, apôtres des ouvriers, partant des résultats ainsi acquis, les confrontaient sous la conduite de prêtres zélés, avec les enseignements de l'Évangile, pour éclairer et entraîner leur action ; la meilleure encore, ces cercles, qui permettent au prê­tre, en donnant à son enseignement la forme d'un dialogue, d'éveiller la curiosité et l'attention de son auditoire et de mettre ainsi plus facilement et plus efficacement à sa por­tée les enseignements de l'Évangile et les points les plus profonds de la doctrine de l'Église. Le danger commence, et les cercles peuvent alors deve­nir la pire des choses, lorsque l'enquête porte sur un objet que les membres du cercle ne connaissent que par ouï-dire, et sur lequel ils ne peuvent exprimer qu'une opinion, faci­lement conditionnée par leurs lectures ou l'influence d'un entourage ; lorsque surtout, et c'est là l'exacte portée du terme « coopérative intellectuelle », le cercle se donne pour projet, non plus de faciliter l'accueil de la vérité donnée par un maître, par quelqu'un qui la connaît déjà, mais bien d'y parvenir par la seule confrontation de l'opinion de ses membres, qui par définition sont censés l'ignorer -- puis­que ayant à la découvrir -- ou qui ne possèdent pas la formation scientifique requise pour sa recherche et son ac­quisition. Les conséquences sont faciles à prévoir : les membres du Sillon, écrivait saint Pie X, « pleins de confiance en eux-mêmes, n'étaient pas suffisamment armés... pour se prémunir, sur le terrain de la doctrine et de l'obéissance, contre les infiltrations libérales et protestantes » \[412\]. 171:87 Ce n'est pas là un hasard, ni un cas d'espèce particulier au Sillon. Cette suite logique est inscrite dans la nature des choses, comme l'aboutissement de toute recherche où, faute de la soumission à un maître autorisé, et faute de compétence, on doit s'en remettre au seul jugement de l'opi­nion et au nombre des suffrages qui l'expriment. L'opinion, en effet, ne se réfère pas au vrai, mais au seul vraisemblable, combien souvent différent du vrai. Une affirmation tout d'abord apparaît d'autant plus vraisemblable qu'elle satisfait davantage l'esprit par sa logique et son caractère rationnel, qui ne se rencontre ja­mais dans la foi qui dépasse la raison, et que bien impar­faitement dans cette autre logique, celle des choses, où seulement on est assuré de trouver le vrai. Vraisemblable encore apparaît toujours ce qui a pour soi le nombre, serait-ce celui des ignorants ou des intéres­sés, et c'est par ce biais qu'un habile conditionnement ou une opinion savamment fabriquée peuvent facilement in­troduire les déviations et entraîner les esprits d'autant moins défendus qu'ils sont plus généreux et sincères. L'opinion, en effet, n'est pas comme la science, affaire de la seule intelligence : elle suppose une charge affective, qui peut n'être pas celle de la seule volonté, mais venir de l'imagination ou des passions. Aussi bien saint Thomas excluait les jeunes, chez qui l'intelligence est encore dominée par les facultés sensibles, de l'étude fructueuse des ques­tions sociales, où leur cœur se laisserait trop facilement entraîner. On comprend dès lors l'insistance de saint Pie X sur la nécessité, pour l'Action catholique, d'une pleine soumis­sion à la hiérarchie, celle de Pie XII lui recommandant la docilité au Magistère. A ce prix seulement on évitera les dangers de « coopératives intellectuelles » où les « études se font sans maître ». Faute de cette autorité, les conséquences dont nous ve­nons de signaler la logique seront d'autant plus difficiles à éviter qu'elles seront au contraire accélérées par le mode de recrutement que dénonçait encore saint Pie X parmi les principes du Sillon : « Librement on y entre et librement on en sort », « l'élite qui le dirige s'est dégagée de la masse par sélection ». 172:87 Il est facile, en suivant encore Augustin Cochin, de prévoir en quel sens s'opérera cette sélection. Dans un cercle en effet où l'opinion est reine, les hommes d'expé­rience ou de science, ceux qui seraient tentés d'opposer aux *belles constructions* de l'esprit le démenti des faits ou les exigences d'une rigoureuse méthode, ne peuvent être que des gêneurs. Le plus souvent, ils s'éliminent d'eux-mêmes : hommes d'étude ou de métier, ils n'ont pas de loisir à dé­penser en des parlottes où ils se trouvent mal à l'aise. Après une ou deux séances ils jugent inutile de revenir. S'obstinent-ils ? on a tôt fait de leur rendre la vie impos­sible, et la place désormais est libre pour les avocats sans cause et les beaux parleurs, qui trouvent là un mode d'occupation à leur mesure, où ils peuvent construire en pa­roles ce qu'ils se sont montrés incapables d'édifier dans le réel. Seuls entre eux, désormais, plus que jamais ils sont libres de confronter leurs opinions dans la construction d'un vraisemblable dont la logique n'a plus à s'embarrasser des exigences de la réalité. Le procédé d'accélération est à son comble si le mouvement, dépassant, le plan local, s'étend au loin et se ramifie. Comme le recrutement des membres, celui des « responsables » au plan diocésain ou national tend *naturellement* à mettre en avant ceux qui entrent plus spontanément dans ce jeu. Alors continuellement, par un flux et reflux sans cesse renouvelé, le mouvement d'éloigne­ment du réel s'accélère, les cercles locaux faisant « mon­ter » au centre les éléments les plus « avancés », ceux-ci, à partir du centre où ils règnent en maîtres, accélérant de plus en plus l'orientation des cercles locaux. Qui arrêtera le glissement ? Les aumôniers sur lesquels les évêques se reposent de l'orientation des mouvements ? Il faudrait alors que leur position soit toute différente de celle qu'avait à déplorer saint Pie X : « Le prêtre lui-même quand il y entre, abaisse l'éminen­te dignité de son sacerdoce et, par le plus étrange renver­sement des rôles, se fait élève, se met au niveau de ses jeunes amis et n'est plus qu'un camarade. » On ne peut que trop facilement, hélas ! prévoir les con­séquences. Saint Pie X, ou plutôt l'épiscopat français de son temps, avait déjà eu le temps de les déplorer : 173:87 « Dans ces habitudes démocratiques et les théories, la cité idéale qui les inspirent, vous reconnaîtrez, Vénéra­bles Frères, la cause secrète des manquements ; disciplinaires que vous avez dû si souvent reprocher au Sillon. Il n'est pas étonnant que vous ne trouviez pas chez les chefs et chez leurs camarades ainsi formés, fussent-ils séminaristes ou prêtres, le respect, la docilité et l'obéissance qui sont dus à vos personnes et à votre autorité, que vous sentiez de leur part une sourde opposition, et que vous ayez le regret de les voir se soustraire totalement ou, quand ils y sont forcés par l'obéissance, se livrer avec dégoût à des œuvres non sillonnistes : Vous êtes le passé, eux sont les hommes de la civilisation future. Vous représentez la hiérarchie, les inégalités sociales, l'autorité et l'obéissance : institutions vieillies auxquelles leurs âmes, éprises d'un autre idéal, ne peuvent plus se plier. » \[414\] Nous n'avons pas à nous demander ici si saint Pie X a été écouté ni si les rappels doctrinaux du Saint-Siège et de nos Évêques, depuis l'encyclique *Humani generis*, jusqu'au « rapport doctrinal » du Cardinal archevêque de Bourges, auraient été nécessaires, si les ordres de saint Pie X avaient été fidèlement suivis. Il n'est pas davantage dans notre propos de chercher à savoir si M. Folliet a cédé ou non à une vue pessimiste lorsqu'il écrivait dans la *Chronique sociale* de 1955 que les mouvements d'Action Catholique ramenaient tout naturel­lement sa pensée aux « Sociétés » si minutieusement dé­crites par Augustin Cochin ; et il nous est impossible de deviner si c'était aux dangers que nous avons évoqués que se référait Pie XII, lorsque, dans la Constitution Aposto­lique qui érigeait la Mission de France en 1954, il avouait : « Notre inquiétude est profonde quand Nous réfléchis­sons à certaines circonstances qui affectent la religion en France, circonstances qui, déjà, dans le passé, avaient for­tement ému nos prédécesseurs. Qu'il suffise, à ce propos, de rappeler le nom immortel de Léon XIII et celui de Pie X que, avec un si grand bonheur et aux applaudissements du monde catholique. Nous avons inscrit au catalogue des saints. » 174:87 N'ayant ici d'autre intention que de montrer en saint Pie X le promoteur et le « prospecteur » de l'Action Catho­lique, nous ne nous arrêterons qu'à une conclusion positive : Une chance, ou pour mieux dire, une grâce a été donnée à l'Action Catholique : un saint s'est penché sur son aurore, non seulement pour la mettre sur sa lancée, mais pour la prévenir contre les obstacles qui pourraient entraver ou faire dévier sa marche. Sera-t-il permis, en cette période de ressourcement, de lui rappeler cette source de lumière et de sainteté, de souhaiter que pareille grâce ne soit pas perdue ? En y renouvelant sa jeunesse, elle sera assurée de répondre plus efficacement que jamais au man­dat qu'elle a reçu de l'Église pour la « Consécration du monde » et la « restauration de toutes choses dans le Christ ». Paul Nau, o.s.b. 175:87 ### DEUX DISCOURS DE PIE XII Nous avions d'abord formé le dessein de réunir ici tous les documents ponti­ficaux parlant de saint Pie X : c'est-à-dire tout ce qu'ont dit de lui ses succes­seurs au Pontificat suprême. Mais les textes sont si nombreux et si abondants qu'il y aurait fallu un volume entier : on peut d'ailleurs souhaiter et espérer la parution prochaine d'un tel volume. Nous avons donc dû nous limiter beaucoup, et choisir. Il nous a semblé qu'une place éminente revenait de droit a deux discours de Pie XII, le discours de béatification et le discours de cano­nisation. Les voici l'un et l'autre ci-après, intégralement. Plus loin on trou­vera divers autres documents de Pie XII lui-même et de Benoît XV, de Pie XI, de Jean XXIII. 176:87 ### Discours de Pie XII à l'occasion de la béatification Discours prononcé devant Saint-Pierre, le dimanche 3 juin 1951, dans la solennité de la béatification du serviteur de Dieu le Pape Pie X. (Nous suivons la traduction française qui avait été établie par l'Abbé Luc-J. Lefebvre et publiée dans « La Pensée catholique ») UNE JOIE DU CIEL inonde Notre cœur ; un hymne de louange et de gratitude jaillit de Nos lèvres envers le Tout-Puissant qui nous à donné d'élever aux honneurs des autels le Bienheureux Pie X, Notre Prédécesseur. C'est aussi la joie et la reconnaissance de l'Église entière que vous représentez visiblement chers fils et filles, vous qui êtes assemblés, là, sous Nos yeux comme une mer vivante ou qui, dispersés sur la surface de la terre, Nous écoutez dans l'allégresse de ce jour béni. Le vœu de tous est réalisé. Dès l'instant de sa mort pieuse tandis que sur sa tombe se pressaient en foules toujours plus nom­breuses des pèlerins dévots. Les suppliques affluaient de toutes les nations pour implorer la glorification de l'immortel Pontife. Elles émanaient des plus hauts degrés de la Hiérarchie de l'Église, des clergés séculier et régulier, de toutes les classes sociale, et spécia­lement des classes plus humbles où il avait poussé comme une fleur très pure. Voici que ces souhaits sont exaucés ; voici que Dieu, dans le secret dessein de sa Providence, a choisi son indigne suc­cesseur pour les satisfaire et faire resplendir, dans la pénombre triste qui obscurcit la route encore incertaine du monde moderne, l'astre éclatant de sa blanche figure capable d'éclairer la voie et de raffermir les pas des hommes égarés. 177:87 Mais à l'heure où la joie dont Notre cœur déborde Nous pousse irrésistiblement à chanter en lui les merveilles de Dieu, Notre voix hésite, comme si les paroles devaient Nous manquer, insuffisantes qu'elles sont pour exalter dignement, même dans une esquisse ra­pide, la vie et les vertus du Prêtre, de l'Évêque, du Pape, dans son ascension prodigieuse depuis la petitesse de son bourg natal et l'humilité de sa naissance jusqu'au faîte des grandeurs et de la gloire sur terre et dans le ciel. Depuis plus de deux siècles, ne s'était plus levé sur le Pontificat de Rome un jour de splendeur comparable à ce jour et n'avait plus retenti avec une aussi grande véhémence, un si parfait accord, la voix qui le chante et l'acclame, de tous ceux pour qui la Chaire de Pierre est un roc sur lequel s'accroche leur foi, un phare qui conforte leur indéfectible espérance, une chaîne qui les lie dans l'unité et dans la charité divine. Combien, même parmi vous, gardent vivant encore en leur es­prit et dans leur cœur le souvenir du nouveau Bienheureux ! Com­bien revoient encore dans leur pensée, comme Nous-même Nous le revoyons, ce visage qui respire une bonté céleste ! Combien le sentent proche, tout proche d'eux, ce Successeur de Pierre, ce Pape du XX^e^ siècle qui, dans le formidable ouragan soulevé par les négateurs et les ennemis du Christ, sut, dès la première heure, donner la preuve d'une expérience consommée dans la manœuvre du timon de la barque de Pierre, mais que Dieu appela à Lui lors­que plus violente encore soufflait la tempête ! quelle douleur pour tous, quelle consternation de le voir disparaître au paroxysme de l'angoisse pour un monde bouleversé. Mais voici que l'Église le voit aujourd'hui reparaître, non plus comme un nocher qui lutte et qui peine à la barre contre les élé­ments déchaînés, mais comme un Protecteur glorieux qui du ciel l'embrasse de son regard tutélaire dans lequel brille l'aurore d'un jour de consolation et de force, de victoire et de paix. \*\*\* 178:87 Quant à Nous qui étions alors au début de Notre sacerdoce et déjà au service du Saint-Siège, Nous ne pourrons jamais oublier Notre émotion profonde, lorsque au milieu de la journée de ce 4 août 1903, de la Loggia de la Basilique Vaticane, la voix du Cardinal Premier Diacre annonça à la foule que le Conclave -- si important à tant d'égards ! -- avait porté son choix sur le Pa­triarche de Venise, Joseph Sarto. Le nom de Pie X fut alors prononcé pour la première fois à la face du monde. Qu'est-ce que devait signifier ce nom pour la Pa­pauté, pour l'Église et pour l'humanité ? Aujourd'hui, après un demi-siècle à peine, si Nous évoquons toute la suite des événements gra­ves et complexes qui l'ont rempli, Notre front s'incline et Nos genoux se plient dans l'admiration et l'adoration des conseils divins dont le mystère lentement se dévoile aux pauvres yeux humains, au fur et à mesure qu'il s'accomplit dans le cours de l'histoire. Pasteur, et bon Pasteur, il le fut. Il paraissait être né pour l'être. A toutes les étapes du chemin qui, peu à peu, le conduisait de l'humble foyer familial, pauvre de biens terrestres mais riche de foi et de vertus chrétiennes, au faîte le plus élevé de la Hiérar­chie, l'enfant de Riese demeurait toujours égal à lui-même, simple, affable et accessible à tous, dans sa cure de campagne, dans sa stalle capitulaire de Trévise, dans son évêché de Mantoue, au siège patriarcal de Venise, dans la splendeur de la pourpre romaine et il ne cessa point de demeurer le même dans la majesté souveraine, sur la sedia gestatoria et sous le poids de la Tiare, le jour où la Providence, qui prépare les âmes avec tant de prévoyance, poussa l'esprit et le cœur de ses Pairs à remettre la houlette pastorale, tombée des mains affaiblies du grand vieillard Léon XIII, dans les siennes paternelles et fermes. De pareilles mains, en vérité, le monde, alors avait besoin. N'ayant pas pu détourner de sa personne la charge terrible du Souverain Pontificat, lui qui avait toujours fui les honneurs et les dignités, tandis que d'autres s'effrayent d'une vie ignorée et obscure, il accepta, dans les larmes, le calice des mains du Père Divin. Mais son « Fiat » étant prononcé, cet Humble, mort aux cho­ses de la terre et aspirant de tout son être aux choses du ciel, mon­tra avec une indomptable fermeté de l'esprit cette vigueur virile et cette grandeur du courage qui sont les prérogatives des héros de la sainteté. 179:87 Dès sa première Encyclique, ce fut comme si une flamme lumineuse s'était élevée pour illuminer les intelligences et embraser les cœurs. Ainsi les disciples d'Emmaüs sentaient s'enflammer leur cœur pendant que le Maître parlait et dévoilait pour eux le sens sacré des Écritures ([^60]). N'avez-vous pas éprouvé cette ardeur, vous aussi, très chers fils, vous qui avez vécu ces jours et entendu de ses lèvres le dia­gnostic exact des maux et des erreurs de notre siècle et tout ensemble les moyens et les remèdes qu'il précisait pour en gué­rir ? Quelle clarté de pensée ! Quelle force de persuasion ! C'était bien la science et la sagesse d'un prophète inspiré, l'intrépide franchise d'un Jean-Baptiste et d'un Paul de Tarse ; c'était bien la tendresse paternelle du Vicaire et du Représentant du Christ, plein de vigilance pour tous les besoins, soucieux des intérêts et des misères de tous ses fils. Sa parole était un tonnerre, une épée, un baume ; elle se communiquait à l'Église entière avec toute son intensité et s'étendait même au-delà avec toute son efficacité, elle atteignait à une vigueur irrésistible, non seulement par la substance incontestable de son contenu, mais encore par sa chaleur intime si pénétrante. En elle, on sentait brûler l'âme d'un Pasteur qui vivait en Dieu et de Dieu, sans autre dessein que de conduire à Dieu ses agneaux et ses brebis. C'est pourquoi si, fidèle aux traditions sécu­laires et vénérables de ses Prédécesseurs, il conserva, pour l'es­sentiel, toutes les formes extérieures du cérémonial pontifical solennelles (et non pas fastueuses), à ces moments-là son regard, triste paisiblement, fixé sur un point invisible, disait que ce n'était pas à lui, mais à Dieu qu'allait tout l'honneur. Le monde qui aujourd'hui l'acclame dans la gloire des Bien­heureux, sait qu'il parcourut la voie que la Providence lui avait assignée, avec une foi à transporter les montagnes, avec une es­pérance inébranlable, même aux heures les plus sombres et les plus incertaines, avec une charité qui le poussait à se vouer à tous les sacrifices pour le service de Dieu et le salut des âmes. Par ces vertus théologales qui étaient comme la trame fonda­mentale de sa vie, et qu'il pratiqua à un degré de perfection qui dépassait incomparablement toute excellence purement naturelle, son Pontificat fut resplendissant comme aux siècles d'or de l'Église. 180:87 Sans cesse puisant à la source triple de ces vertus reines, le Bienheureux Pie X enrichit tout le cours de sa vie grâce à l'exercice héroïque de ses vertus cardinales : force qui résisté à tous les coups du sort, justice d'une impartialité que rien ne fléchit, tempérance qui se confond avec le renoncement total de soi, prudence avisée, enfin, mais prudence de l'esprit qui est « vie et paix », toute déga­gée de la « sagesse de la chair qui est mort et ennemie de Dieu » ([^61]). Serait-il vrai, comme certains l'ont affirmé ou insinué, que dans le comportement du Bienheureux Pontife, la force l'emporta sou­vent sur la prudence ? Telle a pu être l'opinion d'adversaires dont la plupart étaient aussi des ennemis de l'Église. Dans la mesure pourtant où elle fut partagée par d'autres qui n'admiraient pas moins le zèle apostolique de Pie X, cette appréciation est contre­dite par les faits, dès que l'on considère sa sollicitude pastorale pour la liberté de l'Église, la pureté de la doctrine, la défense du troupeau du Christ contre les périls menaçants : sollicitude pasto­rale qui ne trouva pas toujours chez certains cette compréhension et l'adhésion du cœur qu'on aurait dû attendre d'eux. Depuis que l'examen le plus minutieux a scruté, à fond, tous les actes et toutes les vicissitudes de son Pontificat, depuis que l'on connaît la suite de ces événements, aucune hésitation, aucune ré­serve n'est possible et l'on doit reconnaître que même dans les périodes les plus difficiles, les plus dures, les plus lourdes de res­ponsabilités, Pie X qu'assista la grande âme de son très fidèle Secrétaire d'État, le Cardinal Merry del Val, donna la preuve de cette prudence éclairée qui ne manque jamais aux saints, même quand elle se trouve, dans la pratique, en douloureux mais inévita­ble contraste avec les postulats trompeurs de la prudence humaine purement terrestre. Avec son regard d'aigle plus perspicace et plus sûr que la courte vue des myopes raisonneurs, il voyait le monde tel qu'il était ; il voyait la mission de l'Église dans le monde ; il voyait avec des yeux de Pasteur saint quel était le devoir au sein d'une société déchristianisée, d'une chrétienté contaminée, ou, du moins, de toutes parts menacée par les erreurs modernes et la perver­sion du siècle. 181:87 Tout illuminé des clartés de l'éternelle vérité, guidé par une conscience délicate, lucide et d'une droiture rigide, il avait sou­vent sur le devoir immédiat et sur les décisions à prendre des intuitions dont la rectitude parfaite déconcertait tous ceux qui n'étaient pas dotés de semblables lumières. Par nature, personne de plus doux, de plus aimable que lui, personne qui fût plus ami de la paix ; personne de plus paternel. Mais si parlait en lui la voix de la conscience pastorale, seul comptait alors son sentiment du devoir ; et celui-ci imposait silence à toutes considérations de l'humaine faiblesse ; il coupait court aux tergiversations ; il décrétait les mesures à prendre les plus énergiques, toute pénibles qu'elles fussent pour son cœur. L'humble « curé de campagne », comme il voulut parfois se qualifier lui-même -- et ce n'est pas le diminuer que l'appeler ainsi -- face aux attentats perpétrés contre les droits imprescriptibles de la liberté et de la dignité humaine, contre les droits sacrés de Dieu et de l'Église, savait se dresser, géant, dans toute la majesté de sa souveraine autorité. Alors son « non possumus » faisait trembler et parfois reculer les puissants de la terre, en même temps qu'il encourageait les hésitants et galvanisait les gens timorés. C'est à cette force adamantine de son caractère et de sa con­duite, manifestée dès les premières heures de son Pontificat, qu'il faut attribuer la stupeur d'abord, puis l'aversion de ceux qui ont voulu faire de lui un signe de contradiction, révélant ainsi le tréfonds obscur de leur âme. Chez lui, donc, point d'excessive prépondérance de la force sur la prudence. Ces deux vertus, bien au contraire, qui donnent comme une onction sainte à ceux que Dieu choisit pour le gouvernement, furent chez Pie X à ce point équilibrées qu'il apparaît à l'examen objectif des faits, aussi éminent dans l'une que sublime dans l'autre. N'est-ce pas précisément cette harmonie des vertus dans les hautes sphères de l'héroïsme qui marque la vraie sainteté ? \*\*\* Un homme, un pontife, un saint d'une telle élévation trouvera difficilement l'historien capable d'embrasser sa physionomie dans son ensemble et dans chacun de ses aspects multiples. Mais déjà la simple et toute sèche énumération de ses œuvres et de ses ver­tus, telle que Nous pouvons seulement la tenter en cette esquisse brève et incomplète, suffit à éveiller la plus vive admiration. 182:87 De lui on peut dire avec certitude que dans tous les domaines où le porta son attention pour faire une œuvre personnelle, il pé­nétra toujours doué de son intelligence claire, profonde et large, avec cette qualité rare de l'esprit qui le rendait aussi heureux dans l'analyse que puissant dans la synthèse ; à toutes ses œuvres il imprimait la marque de l'universalité, non moins que de l'unité, s'appliquant à tout récapituler et à tout restaurer dans le Christ. Défenseur de la foi, héraut de la vérité éternelle, gardien des traditions les plus saintes, Pie X révéla un sens aigu des besoins, des aspirations et des énergies de son temps. Aussi il a pris rang parmi les plus glorieux Pontifes, dépositaires fidèles sur la terre des clefs du royaume des Cieux, à qui l'humanité reste débitrice de toute véritable marche en avant dans la droite voie du bien et d'un authentique progrès. Son zèle pour l'extension de l'influence morale de l'Église a fait de lui un incomparable promoteur des sciences sacrées et pro­fanes. Est-il nécessaire de rappeler la nouvelle impulsion qu'il donna aux sciences bibliques ? Le développement efficace qu'il assura aux études philosophiques et théologiques selon la méthode, la doctrine et les principes du Docteur Angélique ? et dans le secteur des sciences humaines, faut-il mentionner sa réorganisation de l'Observatoire astronomique ? et dans celui des arts, la restaura­tion de la musique sacrée et la remise en ordre de la Pinaco­thèque ? Il n'est pourtant pas le mécène étranger ni le théoricien pur qui se contente d'assigner un but, de dicter des ordres et de lais­ser à d'autres tout le soin de l'exécution. Son œuvre, au contraire, est une contribution essentielle et aussi une effective direction. S'il s'abstient sagement des inutiles minuties, il n'hésite pas à des­cendre jusqu'aux choses concrètes et au particulier, indiquant avec exactitude et un-vrai sens pratique les voies à suivre pour attein­dre un but aisément, rapidement, pleinement. C'est de cette ma­nière qu'il travaille à la codification du droit canonique, chef-d'œuvre, on peut le dire, de son Pontificat. Dès le début, il s'y décida avec le courage éclairé des grands, il affronta vaillamment l' « arduum sane munus » et s'y consacra avec une application infatigable. 183:87 S'il ne lui fut pas permis -- pour reprendre les mots de son successeur Benoît XV ([^62]) -- de conduire cette œuvre immense jusqu'à son terme, lui seul, pourtant, a le droit d'être regardé comme l'auteur de ce code (is tamen huius Codicis habendus est auctor) ; et c'est la raison pour laquelle son nom devra être à jamais exalté comme le nom d'un des plus illustres Pontifes dans l'histoire du droit canonique, à côté d'un Innocent III, d'un Honorius III et d'un Grégoire IX. Si dans chacune de ses entreprises il est mû toujours par son zèle pour l'amour de Dieu, pour le salut des âmes et leur perfec­tion, avec quelle sollicitude il a dû s'adonner à la sanctification des pasteurs mêmes du troupeau sacré, desquels dépendent plus directement et immédiatement l'honneur de Dieu et la sanctification des âmes ? Ses constants efforts le disent, qu'il multiplia pour doter l'Épouse du Christ d'un Clergé qui fût par la sainteté et la doc­trine à la hauteur de sa sublime mission. Qui donc pourrait, sans profonde émotion, relire l'Exhortation paternelle « Haerent animo » (4 août 1908), dans laquelle se mire son âme sacerdotale, très pure, au jour du jubilé de son ordination ? Pénétré de la pensée de saint Paul que le prêtre est constitué pour les hommes en tout ce qui regarde Dieu ([^63]), il ne néglige rien de ce qui peut contribuer à un exercice plus efficace de sa charge sublime. Avant toute autre chose importe la diffusion d'une connais­sance vive de la doctrine chrétienne. C'est pourquoi il promul­gue de sages instructions pour en confirmer la nécessité, en défi­nir l'objet et en établir la méthode ([^64]). Mais cela ne suffit point : lui-même veille à la composition d'un nouveau catéchisme, soucieux d'adapter cet enseignement à tous les âges et à toutes les intelligences. Et cela encore ne suffira point : certains dimanches, il commente, lui-même, le Saint Évangile du jour pour les fidèles des paroisses de Rome. Aussi fut-il très justement nommé le Pape de la doctrine chrétienne. 184:87 Le vide affreux que l'esprit sectaire du siècle avait creusé autour du sacerdoce, il a hâte de le combler en réclamant la collaboration active des laïcs dans l'apostolat. Envers et contre tant de circonstances adverses, et comme stimulé par elles, Pie X, s'il ne le crée pas à proprement parler, prend soin par de nouvelles directives de la formation d'un laïcat fort dans la foi, uni, dans une stricte discipline, aux différents degrés de la Hiérarchie ecclésias­tique. Et tout ce qu'on admire aujourd'hui en Italie et à travers le monde dans le champ immense de l'Action catholique, nous révèle combien providentielle fut l'œuvre de Notre Bienheureux, qui reflè­te sur lui une lumière que très peu, sans doute, durant sa vie, surent prévoir pleinement. Voilà pourquoi parmi les âmes d'élite qu'ils rappellent et vénèrent comme les guides et les promoteurs de leur mouvement salutaire, les groupes de l'Action catholique doivent très justement compter le Bienheureux Pie X. Un autre obstacle, de la plus haute gravité, s'opposait à la restauration d'une société chrétienne et catholique : c'était d'une part la division au sein même de la société et de l'autre la rupture des relations, qui séparait l'Église et l'État, très spécialement en Italie. Avec une largeur et une clarté de vue qui sont propres aux saints, il a su, sans permettre la moindre atteinte aux principes immuables et inviolables, préciser les règles pour l'organisation d'une action populaire chrétienne, atténuer les rigueurs du « non expedit » et préparer de longue main un terrain propice à la con­ciliation qui aurait dû apporter la paix religieuse en Italie. Mais il appartient singulièrement à ce Pontife d'avoir été le Pape de la Très Sainte Eucharistie en notre temps. C'est bien ici que resplendissent de reflets quasi divins l'harmonie intime et la communion des sentiments chez le Vicaire du Christ avec l'Esprit même de Jésus. Si Nous Nous taisions, se lèveraient des foules d'enfants d'hier et d'aujourd'hui pour chanter Hosannah à celui qui sut renverser les barrières vieilles de plusieurs siècles, qui les retenaient loin de leur Ami des Tabernacles. Ce n'est que dans une âme sagement candide et évangéliquement enfantine comme la sienne que pouvait, trouver un écho résolu le soupir ardent de Jésus : laissez venir à Moi les tout petits enfants ! et la compréhen­sion du si doux désir de ces petits de se précipiter dans les bras grands ouverts du divin Rédempteur. Aussi était-ce à lui qu'il reve­nait de donner Jésus aux enfants et les enfants à Jésus. Si Nous Nous faisions, les autels du Très-Saint-Sacrement parieraient eux-mêmes pour attester l'exubérante floraison de sainteté qui, par l'action de ce Pontife de l'Eucharistie, s'est épanouie en d'innombrables âmes pour qui la Communion fréquente et quotidienne est désormais la règle fondamentale de la perfection chrétienne. \*\*\* 185:87 Chers fils et filles ! Une heure de gloire passe sur nous en cette soirée lumineuse. Gloire qui rejaillit sur le Pontificat romain, gloire qui rayonne sur l'Église entière, gloire qui enveloppe ici tout près de la tombe vénérée d'un humble fils du peuple que Dieu a choisi, a enrichi, a exalté. Mais avant toute autre chose, cette gloire est la gloire de Dieu, parce que en Pie X se manifestent les secrets de la Provi­dence sage et bénigne qui assiste l'Église et par elle le monde, en toute époque de l'histoire. Qu'est-ce que devait signifier le nom de Pie X, demandions-Nous en commençant ? Il Nous semble main­tenant le saisir clairement. Par sa personne et par ses œuvres, Dieu veut préparer l'Église à de nouveaux devoirs très lourds que les jours à venir si troublés lui réservent. Préparer, comme l'heure présente l'exi­ge : une Église unanime dans sa doctrine, ferme dans sa discipline, efficiente dans ses Pasteurs, préparer un laïcat au cœur géné­reux, un peuple instruit, une jeunesse sanctifiée dès ses premiè­res années, une conscience chrétienne ouverte aux problèmes de la vie sociale. Si, aujourd'hui, l'Église de Dieu, loin de se retirer lors­qu'elle a à faire face aux forces destructives des valeurs spirituel­les, souffre et lutte et, par vertu divine, va de l'avant toujours et rachète la monde, c'est pour une grande part à Pie X que tout cela est dû, à son action prévoyante et à sa sainteté. Aujourd'hui il apparaît comme évident que tout son Pontificat fut surnaturelle­ment conduit selon un dessein d'amour et de rédemption pour for­mer les âmes et les préparer à affronter les luttes présentes et les victoires de demain. Pour toutes ces raisons, vous qui le sentez présent, vivant et proche, dans tout ce qu'il accomplit pendant sa vie et dans cette protection dont il vous couvre à partir de ce jour, ayez confiance en son intercession et priez avec Nous : 186:87 Ô bienheureux Pontife, serviteur fidèle de votre Seigneur, disciple humble et confiant du Maître divin dans la douleur et dans la joie, dans le labeur et les sollicitudes, ô Pasteur si riche, d'expé­rience du troupeau du Christ, tournez votre regard vers nous qui sommes prosternés devant vos dépouilles virginales. Durs sont les temps que nous vivons ; rudes les fatigues qu'ils réclament de nous. L'Église du Christ, jadis confiée à vos soins, se trouve de nouveau dans de graves tourments. En leur âme et leur corps, ses fils sont menacés par des périls nombreux. L'esprit du monde, comme un lion rugissant, rôde autour de chacun de nous, cherchant ceux qu'il pourra dévorer. Innombrables sont ceux qui tombent comme ses victimes. Ils ont des yeux et ils ne voient point. Ils ont des oreilles et ils n'entendent point. Ils ferment leur regard à la lumière de l'éternelle vérité ; ils écoutent la voix des sirènes qui murmurent des propos trompeurs. Ô vous qui fûtes ici-bas le maî­tre inspiré et le guide du peuple de Dieu, soyez notre aide et notre intercesseur, soyez-le pour tous ceux qui se confessent disciples du Christ. Ô vous dont le cœur s'est brisé lorsque vous avez vu l'u­nivers se jeter dans la guerre sanglante, venez au secours de l'hu­manité, venez au secours de la chrétienté exposée aujourd'hui à de mêmes périls ; obtenez-nous de la miséricorde divine le don d'une paix continue et, pour nous y conduire, obtenez-nous le retour des esprits à ce sentiment de fraternité vraie qui peut seul ramener, parmi les hommes et, parmi les peuples, la justice et la concorde selon la volonté de Dieu. Ainsi soit-il ! 187:87 ### Discours de Pie XII à l'occasion de la canonisation Discours prononcé le samedi 29 mai 1954, lors des solennités de la canonisation qui se sont déroulées sur la place Saint-Pierre en présence du Sacré Collège de l'épiscopat, du clergé et de la foule des fidèles. CETTE HEURE d'éclatant triomphe que Dieu, qui élève les humbles, a préparée et comme hâtée, pour sceller l'as­cension merveilleuse de son fidèle serviteur Pie X à la gloire suprême des autels, comble Notre âme d'une joie à laquelle, Vénérables Frères et chers fils, vous participez largement par votre présence. Nous rendons donc de ferventes actions de grâces à la divine bonté pour Nous avoir permis de vivre cet événement ex­traordinaire, d'autant plus que, pour la première fois peut-être dans l'histoire de l'Église, la canonisation formelle d'un Pape et proclamée par Celui qui eut jadis le privilège d'être à son service dans la Curie Romaine. Date heureuse et mémorable, non seulement pour Nous qui la comptons parmi les jours fastes de Notre Pontificat, auquel la Providence avait cependant réservé tant de douleurs et de sollicitudes, mais aussi pour l'Église entière qui, groupée spirituellement autour de Nous, exulte à l'unisson d'une vive émotion religieuse. 188:87 Le nom si cher de Pie X traverse en ce soir radieux toute la terre, d'un pôle à l'autre, scandé par les voix les plus diverses ; il suscite partout des pensées de céleste bonté, des élans puissants de foi, de pureté, de piété eucharistique, et résonne comme un témoignage éternel de la présence féconde du Christ dans son Église. Par un retour généreux, en exaltant son serviteur, Dieu atteste la sainteté éminente, par laquelle plus encore que par son office suprême, Pie X fut pendant sa vie le champion illustre de l'Église et se trouve par là, aujourd'hui le Saint que la Providence présente à notre époque. Or Nous désirons que vous contempliez précisément dans cette lumière la figure gigantesque et douce du Saint Pontife, pour que une fois l'ombre descendue sur cette journée mémorable et ren­trées dans le silence les voix de l'immense Hosannah, le rite solen­nel de sa canonisation reste une bénédiction pour vos âmes et pour le monde un gage de salut. Le programme de son Pontificat fut annoncé solennellement par lui dès la première Encyclique (E supremi, du 4 Octobre 1903) où il déclarait que son but unique était d' « instaurare omnia in Christo », c'est-à-dire de récapituler, de ramener tout à l'unité du Christ. Mais quelle est la voie qui nous ouvre l'accès à Jésus-Christ ? se demandait-il, en regardant avec amour les âmes perdues et hési­tantes de son temps. La réponse, valable hier comme aujourd'hui et dans les siècles à venir, est : l'Église ! Ce fut donc son pre­mier souci, poursuivi incessamment jusqu'à sa mort, de rendre l'Église toujours plus concrètement apte et ouverte au cheminement des hommes vers Jésus-Christ. A cette fin, il conçut l'entreprise hardie de renouveler le corps des lois ecclésiastiques de manière à donner à l'organisme entier de l'Église un fonctionnement plus régulier, une sûreté et une promptitude des mouvements plus grandes, comme le demandait un monde extérieur imprégné d'un dynamisme et d'une complexité croissante. Il est bien vrai que cette entreprise, définie par lui-même, une œuvre assurément difficile, était digne de son sens pratique éminent et de la vigueur de son caractère ; cependant il ne semble pas que la seule considération de son tempérament donne le dernier motif de la difficile entreprise. La source pro­fonde de l'œuvre législative de Pie X est à chercher surtout dans sa sainteté personnelle, dans sa persuasion intime que la réalité de Dieu perçue par lui dans une incessante communion de vie, est l'ori­gine et le fondement de tout ordre, de toute justice, de tout droit dans le monde. Là où est Dieu, règnent l'ordre, la justice et le droit ; et, vice versa, tout ordre juste protégé par le droit manifeste la pré­sence de Dieu. 189:87 Mais quelle institution sur la terre devait manifester plus éminemment que l'Église, Corps mystique du Christ même, cette relation féconde entre Dieu et le droit ? Dieu bénit large­ment l'œuvre du Bienheureux Pontife, si bien que le Code de droit canon restera à jamais le grand monument de son Pontificat et qu'on pourra le considérer lui-même comme le Saint providentiel du temps présent. Puisse cet esprit de justice et de droit dont Pie X fut un exem­ple et un modèle pour le monde contemporain pénétrer les salles de Conférences des États où l'on discute de très graves problèmes, concernant la famille humaine, en particulier la manière de bannir pour toujours la crainte des cataclysmes terribles et d'assurer aux peuples une ère durable de tranquillité et de paix. Pie X se révèle aussi champion convaincu de l'Église et Saint providentiel de nos temps dans la seconde entreprise qui distin­gue son œuvre et qui ressembla, par ses épisodes parfois dramati­ques, à la lutte engagée par un géant pour la défense d'un trésor inestimable : « l'unité intérieure de l'Église dans son fondement intime : la foi. » Déjà depuis son enfance, la Providence avait pré­paré son élu dans son humble famille, édifiée sur l'autorité, les bonnes mœurs et sur la foi elle-même vécue scrupuleusement. Sans doute tout autre Pontife, en vertu de la grâce d'état, aurait combattu et rejeté les assauts destinés à frapper l'Église à la base. Il faut cependant reconnaître que la lucidité et la fermeté avec lesquelles Pie X conduisit la lutte victorieuse contre les er­reurs du modernisme, attestent à quel degré héroïque la vertu de foi brûlait dans son cœur de saint. Uniquement soucieux de gar­der intact l'héritage de Dieu au troupeau qui lui était confié, le grand Pontife ne connut ni faiblesse en face de quiconque, quelle que fût sa dignité ou son autorité, ni hésitations devant des doc­trines séduisantes mais fausses, dans l'Église et au dehors, ni aucune crainte de s'attirer des offenses personnelles et de voir mécon­naître injustement la pureté de ses intentions. Il eut la conscience claire de lutter pour la cause la plus sainte de Dieu et des âmes. A la lettre, se vérifièrent en lui les paroles du Seigneur à l'Apôtre Pierre -- « J'ai prié pour toi, afin que ta foi ne défaille point, et toi... confirme des frères » (Luc, 22, 32). 190:87 La promesse et l'ordre du Christ suscitèrent encore une fois, dans la fermeté indéfectible d'un de ses Vicaires, la trempe indomptable d'un athlète. Il est juste que l'Église, en lui décernant à cette heure la gloire su­prême à l'endroit même, où depuis des siècles brille sans se ternir celle de Pierre et en confondant ainsi l'un et l'autre dans ure seule apothéose, chante à Pie X sa reconnaissance et invoque en même temps son intercession pour se voir épargner de nouvelles luttes du même genre. Mais ce dont il s'agissait précisément alors, c'est-à-dire la conservation de l'union intime de la foi et de la science, est un bien si grand pour toute l'humanité que cette seconde grande œuvre du Pontife est, elle aussi, d'une importance telle qu'elle dé­passe largement les frontières du monde catholique. Lorsque, comme le modernisme, on sépare, en les opposant, la foi et la science dans leur source et leur objet, on provoque entre ces deux domaines vitaux une scission tellement funeste que « la mort l'est à peine plus ». On l'a vu en pratique ; au tournant du siècle, on a vu l'homme divisé au fond de lui-même, et gardant cependant encore l'illusion de conserver son unité dans une appa­rence, fragile d'harmonie et de bonheur basés sur un progrès purement humain, se briser pour ainsi dire sous le poids d'une réalité bien différente. Le regard vigilant de Pie X vit s'approcher cette catastrophe spirituelle du monde moderne, cette déception spécialement amère dans les milieux cultivés. Il comprit qu'une foi apparente de ce genre, c'est-à-dire une foi qui au lieu de se fonder sur Dieu révé­lateur s'enracine dans un terrain purement humain, se dissoudrait pour beaucoup dans l'athéisme, il perçut également le destin fatal d'une science qui, à l'encontre de la nature et par une limi­tation volontaire, s'interdisait de marcher vers le Vrai et le Bien absolus et ne laissait ainsi à l'homme sans Dieu, devant l'invincible obscurité où gisait pour lui tout l'être, que l'attitude de l'angoisse ou de l'arrogance. Le Saint opposa à un tel mal le seul moyen de salut possible et réel : la vérité catholique, biblique, de la foi acceptée comme « un hommage raisonnable » (Rom. 12, 1) rendu à Dieu et à sa révélation. Coordonnant ainsi foi et science, la première en tant qu'extension surnaturelle et parfois confirmation de la seconde, et la seconde comme voie d'accès à la première, il rendit au chrétien l'unité et la paix de l'esprit, conditions imprescriptibles de la vie. 191:87 Si beaucoup aujourd'hui se tournent à nouveau vers cette vérité, poussés vers elle en quelque sorte par l'impression de vide et l'angoisse de leur abandon, et s'ils ont ainsi le bonheur de pou­voir la trouver fermement possédée par l'Église, ils doivent en être reconnaissants à l'action clairvoyante de Pie X. C'est à lui en effet que revient le mérite d'avoir préservé la vérité de l'erreur, soit chez ceux qui jouissent de toute sa lumière, c'est-à-dire les cro­yants, soit chez ceux qui la cherchent sincèrement. Pour les autres, sa fermeté envers l'erreur peut encore demeurer un scandale ; en réalité, c'est un service d'une extrême charité, rendu par un Saint, en tant que Chef de l'Église, à toute l'humanité. La sainteté qui se révèle comme inspiratrice et comme guide des entreprises de Pie X que Nous venons de rappeler, brille encore plus immédiatement dans ses actions quotidiennes. C'est en lui-même d'abord qu'il réalisa, avant de le réaliser dans les autres, le programme qu'il s'était fixé : tout rassembler, tout ramener à l'unité dans le Christ. Comme humble curé, comme évêque, com­me Souverain Pontife, il fut toujours persuadé que la sainteté à laquelle Dieu le destinait était la sainteté sacerdotale. Quelle sainteté peut en effet plaire davantage à Dieu de la part d'un prêtre de la Loi nouvelle, sinon celle qui convient à un représentant du Prêtre Suprême et Éternel, Jésus-Christ. Lui qui laissa à l'É­glise le souvenir continuel, le renouvellement perpétuel du sacri­fice de la Croix dans la Sainte Messe, jusqu'à ce qu'il vienne pour le jugement final (I Cor. II, 24-26) ; Lui qui par ce sacrement de l'Eucharistie se donna Lui-même en nourriture aux âmes : « Qui mange de ce pain vivra éternellement » (Jo. 6, 58) ? Prêtre avant tout dans le ministère eucharistique, voilà le por­trait le plus fidèle de saint Pie X. Servir comme prêtre le mys­tère de l'Eucharistie et accomplir le commandement du Seigneur : « Faites ceci en mémoire de moi » (Luc, 22, 19), ce fut sa vie. Du jour de son ordination, jusqu'à sa mort comme Pontife, il ne connut pas d'autre sentier possible pour arriver à l'amour héroïque de Dieu et pour payer généreusement de retour le Rédempteur du monde, qui par le moyen de l'Eucharistie « a épanché en quelque sorte les richesses de son amour divin pour les hommes » (Conc. Trid. Sess. XIII, cap. 2). 192:87 Une des preuves les plus significatives de sa conscience sacerdotale fut l'ardeur avec laquelle il s'efforça de renouveler la dignité du culte et spécialement de vaincre les pré­jugés d'une pratique erronée, en promouvant résolument la fré­quentation même quotidienne de la table du Seigneur par les fidèles, et en y conduisant sans hésiter les enfants, qu'il souleva en quelque sorte dans ses bras pour les offrir aux embrassements du Dieu caché sur les autels ; par là l'Épouse du Christ vit s'épa­nouir un nouveau printemps de vie eucharistique. Grâce à la vision profonde qu'il avait de l'Église comme socié­té, Pie X reconnut dans l'Eucharistie le pouvoir d'alimenter substantiellement sa vie intime et de l'élever bien haut au-dessus de toutes les autres associations humaines. L'Eucharistie seule, en qui Dieu se donne à l'homme, peut fonder une vie de société digne de ses membres, cimentée par l'amour avant de l'être, par l'autorité, riche en œuvres et tendant au perfectionnement des individus, c'est-à-dire « une vie cachée en Dieu avec le Christ ». Exemple providentiel pour le monde moderne dans lequel la société terrestre devenue toujours plus une sorte d'énigme à elle-même cherche avec anxiété une solution pour se redonner une âme ! Qu'il regarde donc comme un modèle l'Église réunie autour de ses autels. Là, dans le mystère eucharistique, l'homme décou­vre et reconnaît réellement son passé, son présent et son avenir comme une unité dans la Christ (cf. Conc. Trid. I.c.). Conscient et fort de cette solidarité avec le Christ et avec ses propres frères, chaque membre de l'une et l'autre société, celle de la terre et celle du monde surnaturel, sera en état de puiser à l'autel la vie intérieure de dignité personnelle et de valeur personnelle, qui est actuellement sur le point d'être submergée par le caractère technique et l'organisation excessive de toute l'existence, du tra­vail et même des loisirs. Dans l'Église seule, semble répéter le Saint Pontife, et par elle dans l'Eucharistie, qui est « une vie cachée avec le Christ en Dieu », se trouve le secret et la source de réno­vation de la vie sociale. De là vient la grave responsabilité de ceux à qui il incombe en tant que ministres de l'autel d'ouvrir aux âmes la source salvifique de l'Eucharistie. En vérité, l'action que peut déployer un prêtre pour le salut du monde moderne revêt de multiples formes, mais l'une d'elles est sans aucun doute la plus digne, la plus efficace et la plus durable dans ses effets : se faire dispensateur de l'Eucharistie après s'en être soi-même abondamment nourri. 193:87 Son œuvre ne serait plus sacerdotale si, fût-ce même par zèle des âmes, il faisait passer au second rang sa vocation eucharistique. Que les prêtres conforment leurs pensées à la sagesse inspirée de Pie X et orien­tent avec confiance dans la lumière de l'Eucharistie toute leur ac­tivité personnelle et apostolique. De même, que les religieux et les religieuses, qui vivent avec Jésus sous le même toit et se nourris­sent chaque jour de sa chair, considèrent comme une règle sûre ce que le saint Pontife déclare dans une circonstance importante, à savoir que les liens qui les unissent à Dieu par le moyen des vœux et de la vie communautaire ne doivent être sacrifiés à aucun service du prochain, si légitime soit-il (cf. Lettre au T.H.F. Gabriel Marie, Sup. Gén. des Frères des Écoles chrétiennes. 23 avril 1905. -- Pii X, P.M., Act. vol. II, pp. 87-88). L'âme doit plonger ses racines dans l'Eucharistie pour en tirer la sève surnaturelle de la vie intérieure qui n'est pas seule­ment un bien fondamental des cœurs consacrés au Seigneur, mais aussi une nécessité pour tout chrétien que Dieu appelle à faire son salut. Sans la vie intérieure, toute activité, si précieuse soit-elle, se dévalue en action presque mécanique, et ne peut avoir l'efficacité propre d'une opération vitale. Eucharistie et vie intérieure : voici la prédication suprême et la plus générale que Pie X adresse en cette heure, du sommet de la gloire, à toutes les âmes. En tant qu'apôtre de la vie intérieure il se situe, à l'âge de la machine, de la technique, de l'organisation, comme le saint et le guide des hommes d'aujourd'hui. Oui, ô Saint Pie X, Gloire du Sacerdoce et honneur du peuple chrétien ; -- Toi en qui l'humilité parut fraterniser avec la gran­deur, l'austérité avec la mansuétude, la piété simple avec la doc­trine profonde ; Toi, Pontife de l'Eucharistie et du catéchisme, de la foi intègre et de la fermeté impavide ; Tourne Ton regard vers la Sainte Église que tu as tant aimée et à laquelle tu as donné le meilleur des trésors que la divine bonté, d'une main prodigue, avait déposés dans ton âme ; Obtiens-lui l'intégrité et la constance au milieu des difficultés et des persécutions de notre temps ; 194:87 Soulève cette pauvre humanité, aux douleurs de qui tu as tellement pris part qu'elles finirent par arrêter les battements de ton grand cœur ; Fais que la Paix triomphe dans ce monde agité, la paix qui doit être harmonie entre les nations, accord fraternel et colla­boration sincère entre les classes sociales, amour et charité entre les hommes, afin que de la sorte les angoisses qui épuisèrent ta vie apostolique se transforment, grâce à ton intercession, en une réalité de bonheur, à la Gloire de Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui avec le Père et le Saint-Esprit vit et règne dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il ! 195:87 ### Autres documents pontificaux #### Benoît XV Extrait de l'Encyclique « Ad Beatissimi » adressée le 1^er^ novembre 1914 à l'univers catholique. ...Et maintenant, si laissant de côté la société civile, Nous tour­nons Nos regards et Nos pensées vers l'Église, Notre cœur, tout affligé qu'il est par les grandes calamités de ce temps, peut goûter néanmoins quelque réconfort. Il y a d'abord des preuves d'évidence manifeste qui démon­trent la force divine et la stabilité dont jouit l'Église. Puis Nous sommes grandement consolé par le splendide héritage, par les fruits de sa laborieuse prévoyance que Nous a légués Notre Pré­décesseur Pie X, après avoir illustré par l'éclat de sa sainte vie le Siège apostolique. Grâce à lui Nous voyons partout le clergé en­flammé de zèle pour la religion, la piété du peuple chrétien ravi­vée, l'action et la discipline en progrès dans les associations Ca­tholiques, la hiérarchie ici établie, renforcée ailleurs ; la formation des clercs organisée selon la rigueur des canons et les exigences du temps, le danger des nouveautés téméraires écarté de l'enseignement des sciences sacrées, l'art musical soumis à des lois qui le font dignement servir à la majesté des fonctions saintes, la splendeur de la liturgie rehaussée, de nouvelles missions ouvertes aux messagers de l'Évangile pour une plus large diffusion du chris­tianisme. Notre Prédécesseur a grandement mérité de l'Église et la posté­rité en gardera la mémoire avec reconnaissance. \*\*\* 196:87 Saint Pie X réformateur du Droit canon : Constitution apostolique « Providentissima Mater Ecclesia », du 27 mai 1917. Notre très sage Mère l'Église fut fondée par le Christ pourvue des caractères qui conviennent à toute société parfaite. Aussi, dès les origines, lorsque, obéissant aux ordres du Christ, elle se mit a enseigner et diriger toutes les nations, elle commença déjà alors par la promulgation des lois à régler et protéger la formation des clercs et de tout le peuple fidèle. Par la suite, surtout lorsqu'elle eut obtenu sa liberté et que, par des accroissements de jour en jour plus grands, elle se fut pro­pagée en tout lieu, elle ne cessa jamais d'étendre et de dévelop­per son pouvoir propre et naturel de porter des lois. C'est ainsi qu'une foule de décrets, aussi multiples que variés furent promul­gués, selon les circonstances et le temps, par les Pontifes romains et les Conciles œcuméniques. Par ces lois et ces ordonnances, elle réussit tout à la fois à pourvoir sagement à la direction du clergé et du peuple chrétien, et, l'histoire l'atteste, à développer admi­rablement les intérêts publics de la société et la civilisation. Non seulement, en effet, elle s'occupa de faire abroger les lois des peuples barbares et de civiliser leurs mœurs sauvages, mais, de plus, elle amenda le Droit romain, ce remarquable monument de la sagesse antique, justement appelé « raison écrite ». Forte de l'aide divine, elle le corrigea et le perfectionna si bien, en réglant mieux et en polissant les mœurs publiques et privées, qu'elle prépara soit au Moyen Age, soit en des temps plus proches, ample matière à légiférer. Mais cependant, selon la sage remarque de Notre prédécesseur d'heureuse mémoire, Pie X, dans son Motu proprio « Arduum sane » du 17 mars 1904, le changement des conditions et des besoins des hommes -- changement naturel -- fit voir que le Droit canonique n'atteignait pas facilement son but sur tous les points. Au cours des âges, de nombreuses lois virent le jour ; quelques-unes furent abrogées par l'autorité suprême de l'Église ou tombè­rent d'elles-mêmes ; d'autres devinrent par la condition du temps d'une exécution difficile, ou moins utiles ou moins opportunes au bien commun pour le temps présent. Ajoutez même que les lois canoniques avaient augmenté en si grand nombre, et se trouvaient dispersées sans aucun lien entre elles, que beaucoup échappaient aux plus instruits, à plus forte raison à la foule. Pour ces motifs, Notre Prédécesseur d'heureuse mémoire, au début même de son pontificat, réfléchissant à la très grande uti­lité qu'il y aurait pour raffermir la restauration de la discipline ecclésiastique de remédier soigneusement aux inconvénients que Nous avons signalés, conçut le projet de codifier clairement et de réunir les lois promulguées par l'Église jusqu'à ces derniers temps. 197:87 On écarterait les lois déjà abrogées ou tombées en désuétude, d'autres seraient mieux adaptées, si c'était nécessaire, à nos mœurs actuelles, d'autres, s'il paraissait toutefois nécessaire ou convenable, seraient nouvellement établies. Après mûre délibéra­tion, il entreprit cette tâche très ardue ; il décida d'abord qu'il fallait consulter sur ce projet et s'enquérir clairement du sentiment des évêques que le Saint-Esprit a placés à la tête de l'Église de Dieu. Il voulut avant tout que le cardinal secrétaire d'État adressât une lettre à chacun de Nos Vénérables Frères, les archevêques du monde catholique, leur donnant mission « d'entendre d'abord leurs suffragants et les autres Ordinaires, s'il y en avait, qui devraient assister au Synode provincial, et de transmettre au plus tôt au Saint-Siège un bref rapport indiquant s'il y avait et quels étaient, à leurs avis, les points qui, plus que d'autres, avaient besoin de changement ou de correction. » Puis, ayant fait appel à des hommes nombreux experts en science canonique, soit de Rome, soit des diverses nations, pour les associer aux travaux, il donna l'ordre à Notre cher Fils Pierre Gasparri, cardinal de l'Église Romaine, alors archevêque de Césarée, de diriger, compléter et au besoin suppléer le travail des consulteurs. Ensuite, il établit une assemblée, ou, comme on dit, une Commission de Cardinaux de l'Église Romaine et y fit entrer les cardinaux Dominique Ferrata, Casimir Gennari, Benjamin Cavicchioni, Joseph Calassance, Vivès y Tuto et Félix Cavagnis qui, sur la présentation faite par Notre cher Fils Pierre Gasparri, cardinal de l'Église Romaine, examineraient soigneuse­ment les canons préparés, les modifieraient, amenderaient et poliraient à leur gré. Ces cinq personnages étant morts l'un après l'autre, furent remplacés par Nos chers Fils les cardinaux Vincent Vannutelli, Gaëtan de Laï, Sébastien Martinelli, Basile Pompili, Gaëtan Bisleti, Guillaume van Rossum, Philippe Giustini et Michel Lega, qui achevèrent heureusement l'œuvre qui leur était confiée. En dernier lieu, recourant de nouveau à la prudence et à l'autorité de tous Nos Vénérables Frères de l'épiscopat, il fit envoyer à chacun d'eux et à chacun des prélats des Ordres ré­guliers que, sans exception, on a coutume d'appeler légitimement au Concile œcuménique, un exemplaire du nouveau Code déjà rédigé et composé pour que chacun d'eux, avant la promul­gation, fit connaître librement ses observations sur lesdits canons. Mais, sur ces entrefaites. Notre Prédécesseur, d'immortelle Mémoire, mourut, à la grande douleur de l'univers catholique, et c'est à Nous, qui par un dessein secret de Dieu, commencions Notre pontificat, qu'advint de recevoir, avec l'honneur qui leur était dû, les suffrages ainsi recueillis partout de ceux qui forment avec Nous l'Église enseignante. Enfin, ce nouveau Code de tout le droit canonique, déjà réclamé au Concile du Vatican par plu­sieurs évêques et commencé depuis douze années complètes, fut revu par Nous dans toutes ses parties, approuvé et ratifié... 198:87 #### Pie XI Saint Pie X et la liturgie : extrait de la Constitution apostolique « Divini Cultus » du 20 décembre 1928. On comprend dès lors pourquoi les Pontifes romains ont déployé tant de sollicitude pour protéger et sauvegarder la liturgie, pourquoi autant ils s'appliquèrent à traduire le dogme en formules exactes, autant ils s'employèrent à établir, à défendre, à préserver de toute altération les lois sacrées de la liturgie. C'est aussi la raison pour laquelle les saints Pères commentèrent, et de vive voix et par écrit, la liturgie sacrée, ou loi de la prière, et que le Concile de Trente voulut qu'elle fût exposée et expliquée au peuple chrétien. De nos jours, Pie X, il y a vingt-cinq ans, dans les règles bien connues de son Motu proprio ([^65]) relatif au chant grégorien et à la musique sacrée, s'est proposé tout d'abord de réveiller et d'alimenter parmi les fidèles l'esprit chrétien, en éliminant sagement tout ce qui répugnerait à la sainteté et à la majesté de nos temples. Les fidèles, en effet, se réunissent dans le lieu saint pour y puiser la piété comme à sa source principale, par une participation effective aux saints mystères et aux prières publiques et solennelles de l'Église. Il est donc souverainement important que tout ce qui est destiné à la beauté de la liturgie soit réglé par certaines lois et prescriptions de l'Église, de sorte que les arts remplissent auprès du culte divin le rôle qui leur convient de très nobles serviteurs ; par où, loin de s'en trouver diminués, ils recevront, au contraire, un accroissement de dignité et d'éclat. C'est ce qui est arrivé d'une manière remarquable pour la musique sacrée : partout où les règles édictées ont été appliquées avec soin, on a vu du même coup ce grand art refleurir et l'esprit religieux s'épanouir magnifiquement. Le peuple chrétien, plus profondément pénétré du sens liturgique, a voulu en effet participer davantage et au rite eucharistique et à la psalmodie sacrée et aux supplications publiques. Nous l'avons Nous-même expérimenté avec satisfaction quand, la première année de Notre Pontificat, un chœur nombreux de clercs de toute nation a rehaussé par le chant des mélodies grégoriennes la messe solennelle que Nous célébrions dans la Basilique Vaticane. 199:87 #### Pie XII Discours du 19 août 1939 aux pèlerins des trois Vénéties, pour le 25^e^ anniversaire de la mort de Pie X. Une grande pensée de vie religieuse se manifeste à Nous dans ce pèlerinage solennel du peuple, du clergé, des illustres et dignes pasteurs des trois Vénéties, conduits par Notre Véné­rable Frère, l'Évêque de Trévise sous la présidence honoraire de l'Éminentissime cardinal Piazza, patriarche de la très noble Reine de la Lagune, éminent et éloquent interprète de l'épiscopat et des représentants rassemblés ici, pieuse manifestation à laquelle ont voulu s'unir deux autres nobles princes de la Sainte Église Romaine dont Nous sommes particulièrement heureux de saluer ici la présence : le cardinal Salotti, préfet de la Sacrée Congré­gation des Rites, ponent autorisé et très averti de la cause de béatification « de canonisation du serviteur de Dieu Pie X et le cardinal Canali qui a maintenu si vive et si fervente la mémoire de ce Pape et de son très fidèle premier ministre et collaborateur, le cardinal Merry del Val. C'est une pensée de vie qui se dégage de l'accomplissement de ce quart de siècle qui nous sépare du pieux trépas de Notre Vénéré Prédécesseur, honneur et gloire de ces terres italiennes : une pensée de vie qui exalte la mort que vous avez vue, très chers Fils, sur la tombe où Pie X dort son dernier sommeil, en attendant la résurrection glorieuse, enveloppé dans l'ombre sacrée qui veille sur le sépulcre immobile du premier Pierre. De cette tombe du grand fils de Riese qui fut parmi vous un très zélé prêtre, curé, évêque et patriarche, vous ressentirez cette vie et cet accroissement de vie spirituelle et religieuse qui vous ont attirés à Rome, et de Rome vous ont rassemblés ici, autour de celui qui, par l'inscrutable dessein de la Providence, est l'humble et indigne héritier de son siège. A vos saints et salutaires souvenirs viennent s'unir aussi les Nôtres : il Nous semble revoir encore l'immortel Pontife, rayonnant d'une bonté que ne diminuait pas l'autorité, d'une douceur imprégnée de fermeté et de force élevée jusqu'à l'universelle prudence du pasteur par trois grands amours : l'amour de la pureté de la doctrine catholique, l'amour de la liberté de l'Église et de la réforme du droit ecclésiastique, l'amour de la vie intérieure religieuse du clergé et du peuple chrétien. 200:87 Étant né et ayant vécu parmi le peuple, témoin des lutte modernes d'une pensée scientifique et sociale menaçant la pureté de la foi et de l'enseignement catholique, il n'hésite pas à condamner les prétentions orgueilleuses d'une science au faux nom, qui appelait progrès du savoir les errements inspirés par les songes de philosophies irréelles et par les métamorphoses d'une vérité variable au gré des vents, tandis qu'il ouvrait à ceux qui aspiraient à la véritable science et à l'étude de la parole inspirée les portes de l'Institut biblique. Défenseur de la vérité, attaché à l'hommage rationnel à l'égard de la foi, Pie X apparut aussi sur le trône de Pierre comme le champion de la liberté et des droits de l'Église. Dans son humilité, il sentit la tiare peser sur son front, il accepta au milieu des larmes, comme une croix, ce grand poids, mais à partir de ce jour, aucune main étrangère n'osa plus intervenir dans le choix du Vicaire du Christ. Tel un géant qu'on ne renverse pas, il lutta dans la question contestée de l'élection des évêques et sacrifia à leur dignité et à la défense de l'œuvre intangible de Jésus-Christ et de la hiérarchie divinement constituée par lui, jusqu'aux biens légitimes de l'Église, dons de la piété des siècles, montrant ainsi au monde par ce magnifique exemple « que l'hom­me doit nourrir ici-bas des préoccupations plus hautes que celles des contingences périssables de cette vie, et que la joie suprême, l'inviolable joie de l'âme humaine sur cette terre, c'est le devoir surnaturellement accompli coûte que coûte, et, par là même, Dieu honoré, servi et aimé par-dessus tout ». (Encyclique Une fois encore, 6 janvier 1907). Il aima la justice et haït l'iniquité, c'est pourquoi il subit la contradiction, apanage des héros et des saints. Il aima l'Église et sa prudence juridique qui progresse avec la propagation de l'Évangile et selon les conditions changeantes des temps, et « il retira le superflu et l'inutile » du volume de ses lois, dont il précisa les termes pour les Congrégations, les tribunaux et les Offices de la Curie romaine réorganisés. Il aima les pasteurs du troupeau du Christ, les encouragea, les réconforta dans les luttes, il aima le clergé et les fidèles qu'il soulagea dans le malheur avec une charité inépuisable. Il infusa aux enfants sa piété eucharistique et la doctrine de la foi ; aux prêtres, la sainteté de vie, le zèle du culte divin, la sublime prière du psalmiste, les ineffables harmonies de la musique sacrée ; au peuple, la concorde des âmes et la pratique des vertus chré­tiennes. Pasteur universel du troupeau du Christ, il rechercha le bien de tous les peuples ; il aima la paix du monde, et quand il apprit l'horrible nouvelle que, sur les champs de bataille de l'Europe les frères tuaient les frères, son amour se mua en douleur ; il leva les yeux vers le ciel ; il vit suspendue la balance de la justice divine ; dans son angoisse, il inclina le front résigné, et son grand cœur s'arrêta de battre. 201:87 Victime de son ardent amour pour les peuples et les nations, le pieux Pontife disparut à l'heure voulue de Dieu, au spectacle de l'immense et sanglante bourrasque qui bouleversait les fron­tières des nations, engloutissait les navires brisés au fond des mers et des océans et transformait en de nouveaux champs de carnages inhumains le domaine des vents. Depuis ce jour, un quart de siècle s'est écoulé : un quart de siècle plein d'évène­ments et de changements qu'à d'autres époques l'œuvre de plusieurs siècles n'aurait pas suffi a accomplir ; un quart de siècle dans lequel, parmi les déroulements orageux et sombres des évé­nements, l'humanité spectatrice a facilement et vite oublié un grand nombre de ceux qui furent en première ligne dans la défense de ses intérêts et de ses biens. Aussi, pour tout cœur catholique, n'est-ce pas une source de sainte joie de voir que l'ombre du rapide oubli, qui a recouvert tant d'autres souvenirs, loin d'accom­plir son œuvre de ténèbres s'est plutôt transformée en une lumière nouvelle qui illumine celui dont la tombe est le but de votre voyage ? Non, les cinq lustres écoulés ne sont pas parvenus à rien enlever de sa force attirante et de son autorité resplen­dissante à la pure et lumineuse figure de Pie X. Au contraire, plus elle émerge de l'ombre et se détache enveloppée d'un éclat spirituel, plus le regard des fidèles se tourne vers elle avec ferveur, attiré par cet instinct de l'amour qui pénètre toujours davantage, devine et comprend quelle importance exceptionnelle et quelle mission extraordinaire elle revêt spécialement en un temps si orageux. A la lumière des transformations nées de la guerre mondiale et accélérées, propagées et développées par elle, en face de la marche des événements et de la fermentation des doctrines contenues dans ces changements et en jaillissant, la per­sonne et l'œuvre de Pie X prennent des aspects et des proportions qui seraient difficilement apparus avec autant de clarté dans une époque antérieure. Aujourd'hui, à l'heure où l'Église du Christ se trouve appelée à combattre les erreurs et les tendances condam­nables du monde, luttes qu'on pourrait avec peine concevoir plus ardues et plus décisives, Nous sommes à même de mesurer plus exactement et de peser avec plus de précision la dette de recon­naissance que Nous avons envers celui qui s'employa avec une force et une sagesse constantes et vigilantes à préparer les mem­bres du Corps mystique du Christ aux luttes futures, à aiguiser les armes spirituelles pour ces combats et à éduquer les senti­ments et les cœurs des fidèles suivant l'esprit d'une sincère et ardente milice du Christ. Quelle gloire, quelle sainte fierté pour vous, chers fils des Vénéties, d'avoir donné à l'Église du Christ un Pontife qui a irradié et irradie encore une telle plénitude de grâces, de rénova­tion et de sanctification ! Si la terre vénitienne et sa superbe métropole firent jadis un grand sacrifice, ressenti dans toutes les classes de la population, lorsqu'elles virent partir vers la Ville Éternelle le patriarche aimé qu'elles ne devaient plus revoir sur la lagune de Saint-Marc ; aujourd'hui que vous êtes venus déposer sur sa tombe le tribut de votre amour et de votre impérissable gratitude, vous avez vu cette tombe entourée de pieux visiteurs de diverses contrées, langues et nations, et vénérée et marquée de l'amour et de la reconnaissance d'un nombre incalculable d'âmes. 202:87 Dans ce tombeau repose le cœur du grand Pontife, le cœur qui palpita pour vous, pour l'Église du Christ, pour le troupeau dispersé de Pierre, pour le monde sans paix. Depuis vingt-cinq ans, ce cœur ne bat plus, mais l'amour qui l'animait est, comme son esprit, immortel devant Dieu. Cet esprit n'est pas enseveli dans les cryptes vaticanes ; la coupole de Michel-Ange ne l'emprisonne pas. Il vit en présence de Dieu, il vit dans Nos souvenirs, dans vos souvenirs et dans les souvenirs du monde entier. Ce sont des souvenirs d'amour et de piété, d'in­vocation et d'espérance, de désir et d'attente d'en revoir un jour l'image paternelle réapparaître resplendissante dans la lumière de la basilique vaticane. Ne sont-ce pas ces souvenirs qui vous ont amenés, Vénérables Frères et chers fils, au sépulcre qui ren­ferme la dépouille mortelle du Pontife Pie X ? Ces restes, muets et invisibles, n'ont-ils pas pour vous et des milliers d'autres cœurs, une parole qui nous donne comme l'écho des œuvres et des vertus de l'âme d'élite qui les anima ? Ce tombeau ne vous semble-t-il pas attendre dans l'ombre une clarté de sainte prudence qui le livre à la vénération, et une main toute puissante qui entoure d'une auréole le front du grand Pontife ? Dieu seul glorifie ses serviteurs fidèles et prudents, comme il est le seul qui les choisit, les forme, les dirige, les conduit, les sanctifie et les exalte devant le monde, les anges et les hommes. Comme le triomphe des saints, Notre œuvre aussi, Notre souhait et Notre désir sont dans ses mains ; il crée l'aube, aussi bien que l'aurore et le midi de l'honneur des autels, des grands héros de la foi et de la vertu, suscités par lui au cours des âges. Devant le regard de Dieu vit l'esprit immortel de Pie X, paré de ses vertus et de ses œuvres qui l'ont suivi au-delà de cette vie qui n'est qu'une course vers la mort. Dieu, juste rémunérateur aussi, s'il lui plaît, le glorifiera au sein de son Église, militante, afin que l'exemple de son zèle sacerdotal et apostolique, non seulement illustre les fastes du Pontificat romain, mais encore soit un honneur et un stimulant au bien pour les fils de la lagune vénitienne, et un exemple de flamme chrétienne -- ignis ardens -- pour le monde entier. A cette fin, que Nos vœux et les vôtres s'élèvent vers Dieu, C'est dans la prière que résident toute Notre lumière et toute Notre force ; c'est par la prière aussi que vous traduisez égaie­ment votre désir et votre affectueuse espérance. Dans de tels senti­ments, Nous vous donnons à vous et à tous ceux pour lesquels vous l'avez demandée, comme une compagne secourable sur le chemin de la vie, la Bénédiction apostolique. 203:87 Cette Bénédiction, Nous désirons, dans les circonstances actuelles qu'elle implore, avant toute chose la paix, la paix pour l'Italie, la paix pour l'Europe, la paix pour le monde. L'admirable Pontife dont Nous avons évoqué ici, aujourd'hui, la sainte et chère mémoire, eut le cœur brisé par l'angoisse intime que lui causa la déclaration de guerre, comme s'il avait prévu et pressenti toutes les horreurs et les massacres du conflit mondial. Son successeur, Benoît XV, d'heureuse mémoire, aspira après la paix ; en sa faveur, il parla, pria, fit appel à cette modération des esprits qui fait oublier la lutte pour la concorde parmi les nations. Pour la paix. Notre Prédécesseur immédiat, Pie XI, dont la vénérable figure se dresse en ce moment vivante devant les yeux de Notre esprit en même temps que celle de Pie X, fit à Dieu, il y a presque un an, dans un acte qui émut le monde, l'offrande de sa vie. A l'heure présente qui renouvelle avec acuité l'angoisse et la crainte des cœurs, Nous-Même, dès le premier jour de Notre Pontificat, Nous avons tenté et fait tout ce qui était en Notre pouvoir pour éloigner les dangers de la guerre et pour coopérer à l'obtention d'une paix solide, fondée sur la justice et qui sauvegarde la liberté et l'honneur des peuples. Nous avons même, dans les limites du possible, et pour autant que le permettaient les devoirs de Notre ministère apostolique, laissé en arrière d'autres tâches et d'autres préoccupations qui Nous tenaient à cœur : Nous Nous sommes imposé de prudentes réserves afin de ne pas Nous rendre, d'au­cun côté, plus difficile ou impossible, Notre action au profit de la paix, conscient de tout ce que dans ce domaine Nous devions et devons aux enfants de l'Église catholique et à l'humanité tout en­tière. Nous ne voulons pas, et Nous n'en avons pas le cœur, même maintenant, renoncer à l'espoir que des sentiments de modéra­tion et d'objectivité suffiront à éviter un conflit qui, selon toutes les prévisions, dépasserait encore le précédent en destructions et en ruines matérielles et spirituelles. Nous ne cessons pas d'avoir la confiance que les chefs des peuples, à l'heure de la décision, se refuseront à assumer l'indicible responsabilité d'un appel à la force. Mais au-dessus de toutes les espérances humaines basées sur le fond de bonté et sur les lumières de la sagesse des hommes, Notre regard se lève vers le Tout-Puissant, le Père des miséricordes et le Dieu de toutes consolations, qui a fait les nations guérissables. C'est lui qui tient dans ses mains les cœurs comme les intelligences des gouvernants, que Nous voulons -- unis en cette journée mé­morable à vous, vénérables Frères et chers Fils, à tous les ca­tholiques de la terre, et ayant par ailleurs, présentes dans la prière tant d'âmes de bonne volonté qui tout en vivant hors de l'Église n'aspirent pas moins à la paix -- c'est lui que Nous vou­lons implorer de nouveau, pour que, dans sa bonté et dans sa miséricorde infinies envers le genre humain, il mette fin à la guerre, là où elle sévit actuellement, et qu'il daigne préserver tous les hommes du fléau de nouveaux conflits sanglants encore plus atro­ces. 204:87 Au-dessus de ce monde inquiet et troublé comme une mer en proie à la tempête, que Dieu fasse apparaître et resplendir l'arc-en-ciel de l'accalmie, de la paix, de la concorde féconde entre les peuples et les nations, et qu'avec une ferveur redoublée elle ne cesse de monter vers lui l'instante prière : *Da pacem, Domine, diebus nostris !* \*\*\* Saint Pie X et les études bibliques extrait de l'Encyclique « Divino afflante » du 30 septembre 1943. Ici il ne semble pas hors de propos de rappeler avec recon­naissance les contributions de Nos Prédécesseurs au même but, du moins les plus importantes et les plus utiles ; contributions que nous dirions volontiers les compléments ou les fruits de l'heureuse initia­tive de Léon XIII. Tout d'abord Pie X « voulant procurer un moyen certain de préparer en abondance des maîtres recommandables par la pro­fondeur et l'intégrité de leur doctrine, qui se consacreraient dans les écoles catholiques à l'interprétation des Livres Saints... institua les grades académiques de licencié et de docteur dans la science de l'Écriture Sainte... à conférer par la Commission biblique » (let­tre apost. *Scripturæ Sanctæ*, 23 février 1904 ; Pii X Acta, I, pp. 176-179 ; Ench. Bibl. n. 142-150 ; v. n. 143-144). Il porta ensuite une loi « sur les règles qui doivent présider à l'enseignement de l'Écriture Sainte dans les Grands Séminaires », visant à ce que les séminaristes « non seulement eussent une pleine notion et compré­hension de la portée, de la valeur et de la doctrine des Livres Saints, mais encore pussent, avec une science saine, se livrer au ministère de la parole sacrée et défendre... contre les attaques les livres écrits sous l'inspiration divine » (cf. Lettre Apost. *Quo­niam in re biblica,* 27 mars 1906 ; Pii X Acta, III, p. 72-76 ; Ench. Bibl. n. 155-173 ; v. n. 155). Enfin Pie X voulut « qu'il y eut dans la ville de Rome un centre de hautes études relatives aux Livres Saints, afin de développer le plus efficacement possible, selon l'esprit de l'Église catholique, la science biblique et toutes les études annexes ». Il fonda donc l'Institut Biblique Pontifical, à confier aux soins de l'illustre Compagnie de Jésus ; il statua qu'il serait « pourvu de cours supérieurs et de toutes les ressources de l'érudition biblique » et lui donna lui-même des lois et un règlement, affirmant qu'il voulait réaliser en cela « le projet salutaire et fécond » de Léon XIII (lettre apost. *Vinea electa,* 7 mai 1909 ; Acta Ap. Sedis, I (1909). p. 447-449 Ench. Bibl. n. 293-306 ; v. n. 296 et 294). \*\*\* 205:87 A propos de la liturgie : extrait de l'Ency­clique « Mediator Dei » du 30 novembre 1947. Dans tout ce qui regarde la liturgie, il faut que se manifestent le plus possible ces trois caractères ont parle Notre Prédécesseur Pie X : le respect du sacré, qui rejette avec horreur les nouveautés profanes, la tenue et la correction des œuvres d'art, vraiment dignes de ce nom ; enfin le sens de l'universel qui, tout en tenant compte des traditions et des coutumes locales légitimes, affirme l'unité et la catholicité de l'Église. \*\*\* Saint Pie X et l'enseignement religieux : extrait du discours de Pie XII du 1^er^ sep­tembre 1948. Quel Pasteur des âmes, quel chrétien, aimant vraiment le Christ, pourrait voir d'un œil indifférent ces millions d'enfants ca­tholiques élevés dans des écoles d'où est exclue toute formation religieuse ? Est-ce que tous et chacun ne sera pas touché par l'ai­guillon du zèle et de la charité chrétienne pour procurer à ces membres infortunés de la génération montante l'élément la plus important d'une véritable éducation ? L'une des résolution adoptées par le Congrès de Boston était d'envoyer un pèlerinage à la tombe du vénéré Pie X, qui, après s'être voué personnellement pendant de longues années à ce ministère d'une importance vitale, a mérité, de bon droit, par son Encyclique sur l'enseignement du catéchisme, d'être regardé com­me l'idéal et l'inspirateur de votre Confrérie. Avec vénération et ferveur, vous vous êtes agenouillés auprès de ses restes sacrés, qu'il y a quelques années Nous avons fait transférer de la crypte « la basilique vaticane à l'endroit où ils reposent actuellement pour que les fidèles, en les approchant plus facilement et plus sou­vent, soient amenés plus près de Dieu. 206:87 Pendant que vous priez, son souvenir béni n'a-t-il rien dit de spécial à votre âme ? Pourquoi a-t-il, dès les premiers jours de son pontificat, en des termes si graves et si angoissés, plaidé pour une étude et un enseignement ininterrompus du catéchisme ? C'est parce que ce petit livre, avec ses questions et ses réponses, que vos enfants appellent leur catéchisme, contient l'éternelle vérité divine ; or, Pie X aimait la vérité comme il aimait le Christ. Le Christ est Vérité. Ce doux et humble Pontife ne tardait pas à s'apercevoir que trop d'hommes sur terre ne fuient rien avec tant de soin et ne redoutent rien avec tant d'obstination que la vérité pleine, franche, toute pure. Ils étaient nombreux à Jérusalem, il y a près de deux mille ans, ceux qui voulaient que les enseigne­ments de Dieu soient formulés en des termes conformes à leur « esprit moderne » et à la philosophie commode de ce dernier ; mais jour après jour, avec une patience suprême et une charité exquise et pressante à l'égard de tous, le Christ a continué à prêcher dans le Temple la vérité plénière de la révélation de son Père aux hommes. \*\*\* *La restauration de la musique sacrée : à l'occasion du 50^e^ anniversaire de la publica­tion du* «* Motu proprio *» *de Pie X sur ce sujet, Pie XII a fait édicter ou rappeler un certain nombre de règles, par une lettre de S. Exc. Monseigneur Montini, alors prose­crétaire d'État, au Cardinal Pizzardo, préfet de la Congrégation des Séminaires et Uni­versités.* L'anniversaire jubilaire du Motu proprio « parmi les sollicitudes du devoir pastoral » du bienheureux Pie X, rappelle, en Italie et au dehors, les sages dispositions par lesquelles le grand Pontife vou­lut, par une restauration éclairée du chant sacré comme partie intégrante de la liturgie, accroître la splendeur du culte divin et faire des cérémonies sacrées un moyen toujours plus efficace pour la sanctification du peuple chrétien. Ce document est, en vérité, toujours actuel et même, dans un certain sens, il répond de plus en plus aux exigences d'aujourd'hui. En effet, grâce à la plus grande diffusion de la culture musicale sacrée et du goût artistique plus raffiné de nos jours, l'appel du bienheureux Pie X à un art musical sacré plus noble et plus authen­tique jouit d'une audience plus large et est mieux compris dans tous les milieux du peuple chrétien. 207:87 Il faut cependant ajouter que malgré les bons résultats prove­nant du Motu proprio dans le domaine de la musique sacrée, on ne peut affirmer que les sages règles qu'il contient soient toujours et partout observées. Ainsi il arrive bien souvent, hélas ! que la musique exécutée à l'église laisse à désirer, soit à cause de la pauvreté de son inspiration, soit à cause de l'imperfection technique de la forme et du manque de préparation des exécutants. Il suffit de penser au zèle que l'Église a toujours déployé pour mettre au service du culte divin tous les progrès artistiques et à son effort constant pour assurer à la liturgie le concours de la musique sacrée qui est un puissant moyen de favoriser l'élévation de l'âme dès que la piété et la foi en usent avec un esprit chrétien, pour voir combien cette imperfection est en contradiction avec la glorieuse tradition de l'Église. Pour corriger des défauts, surmonter des difficultés et appor­ter un légitime encouragement à tous ceux qui travaillent si heu­reusement à la restauration de la musique liturgique dans l'esprit de l'Église, Sa Sainteté a daigné me confier la charge d'exposer quelques points fondamentaux à Votre Éminence Révérendissime qui, en raison de la variété et de l'importance de ses fonctions, est particulièrement désignée pour en répandre la connaissance, grâce à leur exacte application sous le contrôle vigilant de l'épis­copat. C'est de cette façon que Sa Sainteté désire commémorer cet heureux anniversaire du Motu proprio de Pie X, confirmé et en­richi par la constitution *Divini Cultus sanctitatem* de Pie XI, en bénissant et en encourageant en même temps le mouvement actuel de musique liturgique des différents pays, comme un moyen effica­ce de renouveau spirituel parmi les fidèles. \*\*\* #### Jean XXIII *Jean XXIII a très souvent parlé de saint Pie X, avec beaucoup d'insistance et une grande piété. Nous ne pouvons reproduire ici que quelques extraits.* \*\*\* 208:87 *Voici d'abord un passage d'une allocution à des Vénitiens en pèlerinage à Rome, le 15 mars 1959.* ... L'autre Pape familier à la piété de Venise : le pape Pie X, le plus illustre patriarche depuis saint Laurent Giustinien, qui fut le premier. Vos pères l'ont bien connu et en bénissent encore le nom bien-aimé. La Basilique de Saint-Pierre en conserve maintenant le corps glorieux : et pour tenir un engagement qu'il prit alors qu'il était encore en vie, au mois d'avril prochain ce Corps sera porté sur la terre vénitienne, sous les voûtes dorées de la basilique qui fut sa cathédrale, objet de vénération de la part des fils de ceux qui le connurent bien et l'aimèrent. Ces honneurs qui lui seront rendus devraient être un triomphe, même s'ils ne durent que quelques semaines. Votre visite d'aujourd'hui, chers fils de Venise, entend être une aimable invitation à votre ancien Patriarche à se laisser rame­ner à sa terre natale, rendue si illustre par les souvenirs de sa sainteté. La sainteté et la grandeur de Pie X furent un exercice élevé de vie pastorale qui donna ses preuves durant les années de son patriarcat vénitien ; et devint une splendeur de doctrine et de ministère sacré des âmes sur la Chaire de Saint Pierre, où son nom brilla et demeura glorieux. Il me plait de signaler pour l'édification permanente des âmes la quadruple ferveur de l'esprit pastoral de saint Pie X : 1° pour l'enseignement populaire, mais vigoureux et ordonné de la sainte doctrine aux jeunes générations et aux membres des diverses catégories de l'ordre social ; 2° pour le culte de l'Eucharistie amené à des développements inattendus et prodigieux, en aliment divin des âmes, des familles, de toute la Sainte Église ; 3° pour la réorganisation de la discipline ecclésiastique dans l'établissement d'une législation correspondant au dynamisme de l'époque et susceptible d'adaptation selon les nouvelles conditions qui se succèdent dans la fièvre de la pensée et des activités modernes ; 4° enfin pour l'affirmation, qui apparut souvent héroïque, des principes les plus sacrés de la liberté et de la vérité révélée, de la Sainte Église et de l'Évangile du Christ, dont le triomphe doit être assuré contre toute contamination de l'erreur et du mal. Suivre tous ensemble ce sillon de doctrine et de discipline signifie pourvoir au vrai bien-être spirituel, qui est à la base de tout progrès, même d'ordre temporel, de la vie d'ici-bas. \*\*\* 209:87 *Exhortation écrite par Jean XXIII, le 21 avril 1959, pour le clergé des trois Vénéties* (*texte intégral*)*.* Chers Fils, Quarante-cinq ans après son *dies natalis* pour la patrie céleste, Pie X est retourné pour quelques temps à Venise, en sa terre na­tale, au champ de son apostolat, parmi son peuple humble et gé­néreux dont il conserva toujours le souvenir dans son cœur, même au milieu des tâches et des soucis de sa très haute dignité ponti­ficale. Nous désirions voir ce glorieux voyage de ses restes mortels dès 1954, et Nous l'avons hâté dès que Nous avons été appelé à lui succéder sur la Chaire de Pierre. Dépassant tout ce qu'on pouvait attendre, Nous voici devant un triomphe -- Oh ! quel triomphe ! -- du peuple acclamant son fils et son père, sa gloire la plus éclatante des temps modernes et son illustre Patron, et avec une ferveur si intense qu'elle Nous fait espérer les fruits les plus édifiants de renouvellement intérieur pour beaucoup d'âmes. En cet instant, Nous vous contemplons affectueusement par la pensée, chers fils, réunis à Saint-Marc, avec vos vénérables évê­ques, de tous les saints des Trois Vénéties ; et, avec vous, Nous Nous approchons du reliquaire béni dressé sous la grande coupole d'Or, en face de l'autel de saint Marc l'Évangéliste : non loin de la basilique vénérée Notre-Dame de Nicopeia et près de cette chaire historique d'où se répandit le clair et vigoureux enseignement du Patriarche Sarto, avec la douceur de son éloquence que Nous entendîmes de Nos propres oreilles, jeune garçon de quinze ans, à Saint-Alexandre de Colonna, à Bergame. Il est bien naturel que le clergé et le peuple, mais surtout les prêtres, se demandent ce qu'apporte de nouveau Pie X, avec son retour à Venise, près d'un demi-siècle après son départ : quelles le­çons utiles pour la plénitude de la vie ecclésiastique, selon les circonstances d'aujourd'hui. La majesté de la mort et la glorifica­tion céleste reconnue confèrent une signification spéciale à l'en­seignement de ce grand et insigne Saint. Tout en tenant compte des variations des époques, qui, dans leur succession vertigineuse, reprennent les qualités et les défauts de tous les temps -- jeunesse qui subit l'attrait de la nouveauté et du dépassement des aînés, parfois avec quelque présomption ; et hommes mûrs tentés de choisir ce qui répond le mieux à leurs pro­pres commodités plutôt qu'au bien commun et général -- les tâ­ches du prêtre sont toujours nombreuses et leur gravité s'impose à l'attention et à la conscience de chacun. 210:87 Pie X est revenu au milieu des siens : à ceux qui, par l'ordination sacrée, sont plus particulièrement proches de lui, il rappelle solennellement trois points de la vie sacerdotale, qui intéressent spécialement toute époque de l'histoire : sa survivance lumineuse si actuelle, la fascination -- dont nous sommes témoins -- qu'il exerce sur les âmes et sur les collectivités du monde entier, Nous font repenser à la dignité sacerdotale, à l'amour pour la Sainte Église et à la sagesse humaine et chrétienne qui conviennent spécialement à notre vie, appelés comme nous le sommes : *lumen mun­di, sal terræ.* Ce sont trois éléments de tout premier ordre pour l'édification de notre vie, chers prêtres, pour l'efficacité de votre ministère : trois conseils de ce prêtre suprême du Très-Haut *sacerdos magnus Dei excelsi* devenu l'objet f'un amour populaire si spontané et offert à l'imitation de tous. En dehors et au-dessus des anecdotes et des traits de bonhomie qui, répétés et altérés, pouvaient diminuer sa stature d'homme, d'ecclésiastique distingué et de pasteur d'âmes, Pie X apparaît dans ses lignes caractéristiques les plus sacrées dirons-Nous et les plus sévères, tempérées toutes par ce sens de grande compréhension, qui transparaît si bien dans son sourire et dans sa parole chaleureuse. 1 -- Dignité sacerdotale. L'auteur de *l'Imitation du Christ,* dans le Livre IV, chapitre 5, définit en une note très juste la grandeur caractéristique du prêtre en face du ciel et de la terre : « Grande ministerium et magna di­gnitas sacerdotum, quibus datum est quod Angelis ipsis non est concessum. » Donc un ministère de grâce, un privilège singulier ! Cette digni­té est liée au fait même de la vocation. Elle se précise au fur et à mesure avec l'adoption de l'habit ecclésiastique, avec la tonsure, dans l'élévation aux ordres sacrés, dans la *missio canonica,* qui est preuve de respect et d'amour de la Sainte Église pour les âmes et de confiance en ses prêtres. Le Concile de Trente, qui, dans ses diverses sessions, approuva la nécessité d'une adaptation parfaite du prêtre à ses hauts de­voirs, nous rappelle avec des paroles graves et pénétrantes ce que, plusieurs fois. Nous Nous sommes permis de murmurer, comme en une prière, à l'adresse des séminaristes et des prêtres de Notre chère Venise : les hautes et très graves paroles du Concile de Trente (Sess. XXIII, chap. 18) : « Sic decet omnino clericos in sortem Domini vocatos ut habitu, gestu, incessu, sermone nihil nisi grave, moderaturn ac religionis plenum prœseferant ». Ce sont des ter­mes précis et dignes d'être conservés, dans la pensée et répétés comme le *Gloria Patri* du Bréviaire. Le peuple chrétien, malgré le changement des idées et l'affai­blissement de l'ancien esprit de recueillement autour de la paroisse veut encore et toujours que le prêtre soit digne, éclairé, aimable et saint. 211:87 Malheureusement, la poussière de la mondanité semble tout troubler et envelopper. Mais la nécessité de la dignité ecclésias­tique reste intacte dans l'opinion générale et dans la profondeur la plus secrète des cœurs : jusque chez les enfants. Si le prêtre est enflammé comme le feu et par conséquent lu­mineux, pur et ardent, il vaut tout : sinon, il ne compte guère, même dans la considération de ceux qui ont momentanément aban­donné les pratiques religieuses. Le texte « Haerent animo » de Saint Pie X -- que, lors du cin­quantenaire de son apparition Nous avons de nouveau médité, le 18 septembre de l'an dernier, à la célébration du centenaire de son sacerdoce, à Castelfranco -- jaillit du cœur enflammé de Pie X comme une véritable plainte paternelle, pour rappeler le clergé, diocésain et religieux du monde entier à la vie intérieure la plus intense et à la sanctification. Chers prêtres ! Si Pie X a pénétré dans la conscience des peu­ples, s'il la remue encore, si l'Église enseignante puise encore aujourd'hui dans son magistère, cela est dû au fait qu'il sentit, vécut et apprécia cette très haute dignité et qu'il s'y conforma sans effort et de façon naturelle, en toute circonstance de sa vie, depuis qu'il était vicaire jusqu'à ce qu'il devint Souverain Pontife. Avant toute autre préoccupation d'adaptations pastorales, dési­rables et opportunes, et l'application de nouvelles méthodes pour approcher les diverses catégories de fidèles, vous devez, parallèle­ment, avoir la plus grand soin de votre âme, Nous vous le disons en toute simplicité et avec une familiarité paternelle. L'âme pure et ardente d'un prêtre est un mystère de lumière, de grâce et d'amour. Les Anges du Ciel l'admirent et voient en elle le reflet de la Majesté divine. Heureux le prêtre qui remplit, avec une sollicitude fidèle, les devoirs quotidiens de la prière, qui aime le recueillement de l'égli­se et de la maison, qui tire du Livre Sacré la substance vivante de sa prédication, qui, dans les jugements, dans les paroles, dans l'attitude, se conforme aux exemples de Notre-Seigneur, de Sa Mère et des Saints, qui ne nourrit pas une confiance excessive dans les ressources humaines. La sainteté lui étant nécessaire pour le salut de son âme et pour l'efficacité de son apostolat, tout prêtre doit avoir le plus grand souci de s'approcher du Sacrement de la Pénitence et de se servir de tous les secours que l'expérience suggère et que l'Église approuve « Si ergo sacerdos omnibus virtutibus fuerit ornatus, tunc est quasi optimum sal, et totus populus de illo conditur, magis vivendo eum quam audiendo. Nam prima doctrina est videre bonum, secunda autem audire » (S. Joan Chrysost. Homil. 10 in Mt opus imperfectum -- PG 33 685). 212:87 II -- L'Église. Les situations changent, mais les difficultés opposées à l'Église dans l'accomplissement de sa mission divine ne manquent jamais. A ceux qui s'en étonnent, à ceux qui comptent trop ingénument sur une aube de repos terrestre absolu et de conquêtes faciles, Nous rappelons les pages de sang et de gloire écrites par les Martyrs et par les Docteurs, toujours pour la défense et pour l'honneur du dépôt sacré confié par le Christ à son Église. L'Église des temps de Pie X se tint à son poste avec intelligence et fierté. Certains forcèrent la porte, malheureusement : d'autres se lancèrent dans des entreprises retentissantes et douloureuses. Mais, sur tout ce bruit, s'étendirent ensuite les ombres de la nuit. Pie X, doux et humble de cœur, ne céda pas à la violence des puissants de la terre, ni aux flatteries des dialecticiens des diver­ses écoles. Et il laissa l'illustre exemple de son amour tenace pour le Livre Sacré et pour les sources de la grâce. A ceux qui, le définissant « un pauvre curé de la campagne vénitienne », l'imaginèrent comme confondu et perdu dans l'im­mensité des tâches pontificales, il donna la très haute mesure de sa clairvoyance de Maître et de Pasteur universel, surtout par certains de ses actes, parmi les plus notables de son gouverne­ment : la création de l'institut Biblique, la préparation du Code de Droit Canon, la réorganisation des Congrégations Romaines, l'in­vitation à la communion fréquente pour les adultes et à la commu­nion précoce pour les enfants, pour la protection de l'innocence et des bonnes mœurs ; le rejet de mesures purement politiques comme moyen de défense du milieu ecclésiastique et des droits inaliénables de la vérité révélée et de la liberté des âmes. Chers prêtres ! La structure intérieure de l'Église est une force qui lui vient de la persuasion d'avoir à rester fidèle à la mission qui lui a été confiée par son divin Fondateur, sans crainte d'appa­raître ou d'être jugée parfois sévère ou trop prudente. Cette Église qui n'a besoin de personne compte sur tous ses fils. Comme institution divine, elle représente tout ce qu'on peut imaginer de plus sûr et confiant pour le salut de l'homme, mais aussi l'ordre des relations humaines et de la solution des problèmes concernant la défense quotidienne de la paix sociale et de la col­laboration entre les peuples. 213:87 En fixant les yeux sur les pages les plus lumineuses de l'histoire de tous les siècles, on peut bien estimer que le Concile Œcuménique -- Nous l'avons annoncé en obéissant à une inspiration dont la spontanéité Nous a paru, dans l'humilité de Notre âme, comme un choc imprévu et inattendu -- est déjà en train de préparer, dans les milieux épiscopaux et sacerdotaux, la bonne résolution de chaque ecclésiastique, un désir plus vif d'élargir le champ de la charité et de demeurer à son poste, avec une clarté de pensée et une grandeur de cœur. Prions et souhaitons que le Concile renouvelle avant tout le spectacle des Apôtres réunis à Jérusalem, après l'Ascension de Jésus au Ciel : unanimité de pensée et de prière avec Pierre et autour de Pierre, Pasteur des agneaux et des brebis, offrande de forces qui se retrempent, qui se renouvellent pour la recherche de ce qui pourra répondre le mieux aux exigences présentes de l'apostolat. La figure de Saint Pie X, invoqué lui aussi comme protecteur céleste du Concile Œcuménique, se détache des faits et des circonstances qui suscitèrent en son temps des jugements incon­sidérés et intéressés, et elle rend plus persuasive l'exhortation à ne pas chercher des voies étrangères pour le salut de l'homme et pour la défense de ses droits et à ne pas imaginer de faciles diva­gations susceptibles de remplacer ce qui a de profondes racines dans l'essence même des institutions les plus solides et a la valeur d'une expérience séculaire. C'est-à-dire : en Orient, le rapproche­ment tout d'abord, puis la reprise de contact et la réunion par­faite de tant de frères séparés avec l'ancienne Mère commune, et, en Occident, la généreuse collaboration pastorale des deux cler­gés, sous le regard et la direction de l'Évêque qui est le Pasteur de toutes les brebis. III -- Sagesse humaine et chrétienne. L'épisode de Saint Pie X -- Nous le vîmes de Nos propres yeux -- qui parut contrarié, le jour de son Couronnement, par les acclamations de la foule, donne une indication de sa mentalité et de son caractère. Il aimait le peuple et en partageait les exubérances et il s'y adapta volontiers. Mais cette tête penchée en avant, ce geste lent et bref de la bénédiction, ces yeux rougis par les larmes, ce sourire qui tardait à venir demeurèrent dans la mémoire de tous ceux qui eurent la chance d'assister à cette cérémonie du 9 août 1903, en indiquant la discipline intérieure de ce prêtre vénitien, dont la bonhomie fut bientôt comprise par tous dans sa signifi­cation exacte. En tout, le prêtre doit conserver un sens de mesure, de réserve, de courtoisie cordiale. Vous Nous comprenez. Les fidèles n'aiment pas vous voir engagés dans les affaires terrestres, comme si vous deviez tout résoudre dans l'espace d'une génération et ils n'apprécient pas le prêtre qui se montre trop chaleureux ou partial. 214:87 Il convient de savoir porter, partout et avec une grande dignité, l'ha­bit ecclésiastique, noble et distingué -- image de la tunique du Christ : *Christus sacerdotum tunica,* signe resplendissant de l'habit intérieur de le grâce. *In diebus iracundiae,* savoir se contrôler est un grand mérite, si bien que les amis trouvent en nous les modérateurs des pas­sions, même généreuses, et les adversaires, lorsque vous en ren­contrez, peuvent toujours vous juger des hommes de bien à toute épreuve. Chers fils ! Le monde subit encore, subit toujours le charme de la bonté et de la sainteté. Vous en êtes témoins en ces jours de présence de Pie X à Venise. Pourquoi le peuple invoque-t-il ce Saint ? Pourquoi le cherche-t-il ? Pourquoi l'aime-t-il ? La réponse est facile. Il y eut en lui la fusion admirable de ces qualités positives qui sont propres à cha­que classe sociale et les caractérisent. Limpide comme le sont les fils de la campagne, franc et vigoureux comme les ouvriers de nos usines, patient comme les hommes de la mer, mesuré comme le berger du troupeau, noble et austère comme les descendants des plus grandes familles, affable et juste comme un maître, un magistrat, bon et généreux comme on imagine et comme sont les Saints. Insistons donc tous dans cette recherche et dans cet amour de valeurs humaines et chrétiennes, naturelles et surnaturelles. Et supplions le Seigneur de nous faire aspirer toujours davantage à cet équilibre d'énergies et d'enthousiasmes. Le peuple accourra à notre suite, non pas pour nous chercher ni pour s'arrêter à nous, mais pour arriver avec nous à la rencontre de Jésus-Christ qui est « Pastor et episcopus animarum nostrarum » (cf. I Petr.). Ô Saint Pie X. notre glorieux patriarche et pontife, intrépide et bienveillant, protège toujours le clergé vénitien, dont tu demeu­res l'illustre splendeur, *sptendor et honor !* Protège tout le clergé d'Italie, tout le clergé catholique du monde. Soutiens la résistance, et le *gaudium de veritate* de centaines et de milliers de nos con­frères que la persécution de l'oppression des libertés les plus sa­crées, dans des régions vastes et petites, lointaines et proches, soumettent à de très dures épreuves qui suscitent la plainte et les pleurs de l'Église du Seigneur. La parole de Jésus se réalise pour beaucoup : « *In mundo pres­suram habebitis *» (Jo. 16, 33). C'est notre devoir sacré de conser­ver, dans notre cœur et dans les prières, le souvenir quotidien de ces confrères souffrants et si tourmentés. Que, par ton intercession, ô notre Pape Pie X se réalise une autre fois et toujours la parole de Jésus : « *Confidite, ego vici mundum *» (Jo. 16, 33). (Confian­ce ! j'ai vaincu le monde !). 215:87 Pleinement confiant que Nos paroles trouveront une réponse empressée et généreuse de votre part, en gage des plus hautes grâces célestes et le la puissante intercession de S. Pie X, Nous vous donnons de tout cœur, chers fils, et en premier lieu au Car­dinal Patriarche de Notre chère Venise et aux archevêques qui s'y trouvent réunis, comme à tout le clergé diocésain et régulier et aux séminaristes des Trois Vénéties, la Bénédiction Apostolique. \*\*\* *Message de Jean XXIII aux Vénitiens, le 10 mai 1959.* Chers fils, Pour la clôture des manifestations en l'honneur de saint Pie X. Nous voici de nouveau avec vous, non seulement par l'intermé­diaire de Notre très digne Cardinal Légat et de la Mission Pon­tificale, mais aussi par Notre voix et avec la tendresse de Notre cœur. Le onze avril, entouré de la vénérable assemblée des cardi­naux résidant dans la Ville Éternelle. Nous vous confiâmes le trésor sacré des reliques du grand Pape, en laissant entendre que en ré­ponse à Nos prières, quelque chose de mystérieux et d'heureux allait se préparer sur ce passage à travers l'Italie. Ces paroles parurent prophétiques. A un mois de distance, Nous pouvons bien répéter -- et l'écho en résonne partout -- que quelque chose de vraiment surnaturel s'est manifesté au-dessus « nos têtes et dans l'intimité des cœurs. Vous en avez été témoins, chers fils de Venise, et Nous avons suivi, jour par jour, la réalisation parfaite de ces paroles de la Sainte Liturgie, expression vivante du sentiment commun : *Sancti tui, Domine, nos ubique laetificant.* Ce fut une joie sainte et bénie, comme lorsque la grâce passe sur les âmes, les pénètre et les exalte. En 1903, partant pour le Conclave, le cardinal patriarche Sarto dit qu'il reviendrait. Il est en effet revenu et il a renouvelé dans sa chère Venise et dans toute la région des Trois Vénéties, le pro­dige de son action pastorale, si pénétrante, qui édifie et sancti­fie. Bénissons-en Dieu. Le long des rives des fleuves sur lesquelles passèrent des allu­vions imprévues et extraordinaires, souvent on grava en souvenir sur la roche vive des inscriptions comme celle-ci : « Les eaux se sont élevées jusqu'ici, à cette hauteur ». 216:87 Peut-être ne fut-il jamais donné de constater dans l'histoire de Venise un phénomène de ferveur religieuse aussi élevée et sincère que ce passage posthume d'un saint patriarche acclamé un demi-siècle environ après sa mort, parce que humble et grand pasteur dans l'Église du Seigneur. Sur une pierre de Saint-Marc, faites graver pour l'édification de la postérité. « Année du Seigneur 1959 : 12 avril-10 mai : autour du corps de Saint Pie X, qui fut notre patriarche et Pape de l'É­glise universelle : *Fluminis impetus laetificavit civitatem Dei *»*.* Quel réconfort également pour les citoyens de Rome, quelle joie universelle d'assister au spectacle de l'accueil fait par les Vénitiens à leur ancien Pasteur qui revenait glorifié ! Tout fut remarquable et agréable : la coopération touchante des *sampie­trini* et des gondoliers, associés pour soulever les Restes sacrés du Pape Sarto, et la constatation dans ce geste du symbole de la *peregrinatio* de toutes les classes sociales, de tous les âges, de toutes les souffrances humaines, réunis autour de l'autel béni en une expression de l'unité de la foi dans le même langage de la prière et de la volonté ferme et résolue de la fraternité chrétienne mu­tuelle, qui doit vivifier la société humaine. Fils de Venise ! Alors que vous vous apprêtez à reconduire le Saint le long de la voie royale du *Canal Grande* pour son retour à Rome, à travers les manifestations triomphales qui l'attendent aux portes de nombreuse villes d'Italie, laissez-Nous vous remercier encore une fois du spectacle fervent et pieux que vous avez offert. A Rome, le Corps sacré est attendu avec exultation. L'admira­ble exemple de dévotion dont il a été l'objet de la part de la po­pulation des Trois Vénéties est aussi un motif de la plus fervente émulation dans toute la Sainte Église. Avec le Saint-Père Pie X, qui, en partant, vous salue et vous bénit, son modeste et humble successeur à Venise, comme ici sur la Chaire de Saint-Pierre, vous salue et vous bénit également encore une fois. Vos deux patriarches du même nom de Joseph, devenus Pontifes Romains sous le nom de Pie et sous celui de Jean, l'un bienheu­reux dans la ciel et l'autre humblement et anxieusement appliqué à la même tâche de pasteur universel au milieu des âpretés et diffi­cultés de la terre, vous encouragent ensemble et vous assurent de leur affection paternelle, que du reste vous savez si bien mé­riter. Le Saint-Père Pie X, écrivant au maire Grimani, lui disait, avec une expression mélancolique, sa joie de se trouver, de loin, à Rome, comme à l'écoute des cloches de Saint-Marc : celles du matin et du soir, celles du travail et celles de l'allégresse et de la douleur : de même votre plus récent patriarche, devenu Pape, aime à conserver familiers dans sa pensée les souvenirs de son mi­nistère pastoral de Venise, plus bref mais, cependant, si consolant : les yeux de l'âme contemplant la merveilleuse Basilique d'or, rendue plus accueillante pour les grandes assemblées liturgiques, et de Saint-Marc, se tournant vers tous les quartiers de la cité, les îles, la terre ferme, le littoral, les campagnes, les villes sœurs des Trois Vénéties, vers cette attachante portion de la Sainte Église, qui Nous était et reste familière et chère. 217:87 Dieu veuille que, par l'intercession de la Vierge Mère, des Saints Apôtres et Évangélistes, et particulièrement de Saint Pie X s'accomplisse toujours pour vous tous la promesse biblique : *Benedictio patris fortificat domum filiorum.* La Bénédiction du père est une force pour la maison des enfants. Avec ces sentiments et ces vœux paternels, Nous donnons de tout cœur à monsieur le Cardinal Légat, à la Mission Pontificale, au clergé, aux séminaristes, aux autorités de la région, à tout le peuple -- avec une note de préférence spéciale, que vous vou­drez bien Nous permettre, pour les enfants, pour les pauvres, les malades et les souffrants ; Notre Bénédiction Apostolique, en gage de grâces célestes et de grandes consolations. \*\*\* *Discours de Jean XXIII, le 11 mai 1959,\ en hommage à saint Pie X et à saint Jean Bosco.* Vénérables Frères et très chers fils ! Le spectacle qui s'offre, ce soir, à Nos regards remplit Notre esprit d'une exultation profonde et émue. La grande place de la Basilique de Saint-Pierre, qui, depuis des siècles, ouvre ses bras de marbre pour accueillir les foules de fidèles et de pèlerins, en les invitant au recueillement et à la prière, reçoit en cette soirée les deux Saints si glorieux et si chers aux cœurs des multitudes chré­tiennes ; S. Pie X, Pontife Romain, et S. Jean Bosco, Apôtre de la jeunesse. L'espace enfermé dans les puissantes colonnades du Bernin est transformé, en cette heure, comme en un temple solennel, en un autel de prière et de louange. Le vénéré corps du Saint Pontife y retourne un mois après ce que Nous voudrions appeler la dernière visite à son ancien Patriarcat ; et, en une coïncidence heureuse et significative, il se rencontre avec les restes mortels de S. Jean Bosco, qui, porté par la piété de ses fils à l'église qui lui a été récemment dédiée dans le quartier Tuscolano, est sur le point de repartir pour sa ville de Turin. 218:87 C'est avec une vive satisfaction de l'esprit et, aussi avec une participation personnelle, par la parole, par les écrits et aussi par la présence, que Nous avons suivi jour par jour les deux solennel­les manifestations qui ont suscité partout tant de ferveur et de dévotion et dont l'écho s'est répandu dans le monde entier, Véné­rables Frères et chers fils, permettez-Nous en ce moment final, qui rapproche en une signification si particulière et aimable les deux lumineux modèles de sainteté de notre époque, de faire ressor­tir la valeur spirituelle de la circonstance d'aujourd'hui. En ce qui concerne Pie X, la scène édifiante de ce soir est tout à fait digne des premières pages du Livre Divin, digne d'être comparée à ce quarante-neuvième chapitre de la Genèse, où il est dit que les fils de Jacob, pour l'ensevelissement définitif, accom­pagnèrent la dépouille mortelle de leur Patriarche à la double, tombe qu'Abraham s'était préparée pour lui et pour les siens au pays de Chanaan, dans le champ d'Ephron le Hétéen, en face de Mambré (Gen. 49, 29-30). Ce n'est pas différemment que les fils de Venise, auxquels Nous avons accordé, pour une brève période, en témoignage marqué d'affection, la grande faveur et le grand honneur du transport à la Lagune de la dépouille mortelle du saint Pape Pie X autrefois leur insigne Patriarche avant de devenir un glorieux Pontife de l'Église universelle, comme pour l'aider à accomplir son ancienne promesse, se sont empressés, avec une fidélité parfaite de restituer le gage sacré, afin que, replacé dans la Basilique de Saint-Pierre, il continue son intercession permanente pour tous ceux qui l'in­voquent et assure l'édification et la joie de tout le peuple chré­tien. Mais quelle grandeur, quel triomphe dans ce pèlerinage pos­thume de l'ancien Patriarche au milieu de son bon peuple véni­tien ! Quelle exaltation spirituelle sur son passage, près des portes des principales villes, disposées le long du chemin de Venise à Rome ! Et ici à Rome, quelle pieuse cordialité et quel accueil enthousiaste, au point de Nous faire répéter plusieurs fois « *Mirabilis Deus in sanctis suis !* » (Ps. 67, 36). En vérité, rien n'a manqué à la solennité de ce retour et de cette réception : avant tout la foule nombreuse des plus imposan­tes ; et les voitures et les conducteurs patients ou trépidants, car toutes les formes modernes de transport furent employées pour rendre celui-ci plus rapide et plus solennel. Ce fut là une grande bénédiction pour les populations de la Vénétie et pour le peuple italien : le plus efficace apostolat de vérité, de piété religieuse et de paix ! Cette constatation non seulement suscite une profonde satis­faction dans Notre esprit, mais ouvre Notre cœur aux espérances les plus heureuses. 219:87 La vie des saints que le Seigneur a la bonté de donner, de temps en temps, à son Église reflète largement l'aspect varié des lieux, des temps et des hommes, au milieu desquels ces êtres privi­légiés et généreux vécurent et multiplièrent les vertus illustres et les bons exemples dont s'enrichit le patrimoine spirituel d'un peuple fort et chrétien. C'est pour cela, Vénérables Frères et chers fils, qu'en remerciant Dieu pour les immenses richesses multipliées par ce passage des restes sacrés d'un saint Pontife, Nous les accueillons à leur retour dans la Ville Éternelle et les replaçons, avec un respect ému, là où ils continueront à être un objet de vénération de la part des pèlerins du monde entier. Des tâches exceptionnelles, qui se prolongent dans les siècles, sont parfois réservées à certains des saints les plus illustres dans l'Église de Dieu. Chaque saint a aussi sa mission providentielle à accomplir, a sa physionomie qui laisse une empreinte particulière dans son époque et qui parfois s'étend également à l'ordre matériel et temporel. Pie X est toute une glorification des devoirs pastoraux ; et si l'on observe attentivement les onze années de son gouvernement de Souverain Pontife, on en tire une telle multiplicité et une telle plénitude de sages mesures pour l'organisation intérieure de l'ad­ministration ecclésiastique, pour le renforcement de la piété reli­gieuse du clergé et du peuple, pour l'exercice de la charité et du ministère pastoral, que l'âme en est remplie d'admiration et de stupeur. On pourrait bien lui appliquer, en tant que pasteur insigne, vigilant et incomparable, le trinôme dans lequel un autre de ses lointains prédécesseurs, en des temps plus difficiles et plus durs que les nôtres, résumait la Sainte Église, telle qu'il la voulut et l'obtint en partie : c'est-à-dire « libre, chaste, catholique ». Et voici maintenant le saint Pie X, comme l'antique patriarche Jacob, en face de Mambré « *in possessionem sepulcri *», et pour toujours, le voilà en face de son peuple, de sa « gens sancta », de ce « regale sacerdotium », de ce « populus acquisitionis », comme S. Pierre l'appelait pour rappeler, ainsi que le Patriarche mourant à ses fils exilés en terre étrangère, les préceptes du Seigneur. Il est ici, et sa voix, qui provient du sein de Dieu, rappelle à tous les chrétiens la bonne voie à suivre, l'appréciation exacte que l'on doit faire des choses terrestres, c'est-à-dire, non pas en vue simplement et exclusivement de la prospérité matérielle, mais dans la préparation pour chaque homme de son retour à la Maison du Père, pour laquelle nous avons tous été créés et marqués au front du sceau divin de la grâce. Ô notre glorieux Pape Pie X ! Nous voici devant votre tombe, votre autel, pour vous replacer dans la paix sereine et bienfaisante des Saints du Seigneur. Autour de Nous se trouvent les Princes de l'Église résidant dans la Ville Éternelle, membres du Sacré-Collège des Cardinaux, et voici à côté d'eux, les premiers, les plus précieux et les plus chers collaborateurs du gouvernement ecclésiastique. 220:87 Il y a aussi l'immense phalange de Nos prélats et de leurs collaborateurs infatigables, des prêtres spécialement consacrés au service des âmes, dans les divers degrés de l'orga­nisation ecclésiastique paroissiale, et les chœurs vibrants de la nou­velle jeunesse, réunie ici de tous les points de la terre, pour se pré­parer aux Conquêtes de l'avenir du Royaume du Christ dans l'Église, et enfin la foule, la foule si fervente et pieuse, des fidèles de la Ville Éternelle et du monde, qu'un sentiment pareillement noble et puissant d'admiration et d'amour, attire, fascinée, vers votre protection, ô Saint Père, soyez pour tous, ô Saint Pie X, un ami, un inspirateur, un intercesseur (...) Vénérables Frères et chers Fils ! Sur le seuil de cette Basilique, près des tombes des Apôtres, des Martyrs, des insignes Docteurs, vers lesquels se tournent les regards des fidèles catholiques du monde entier. Nous entendons de nouveau, en cette heure, com­me un avertissement persuasif, les paroles prophétiques de la Li­turgie : *Vidi coiunctos viros, habentes splendidas vestes, et angelus Domini locutus est ad me dicens : isti sunt viri sancti facti amici Dei.* Les voici ensemble ces amis de Dieu, après l'admirable voyage de leur existence terrestre, durant laquelle il se connurent et s'ai­mèrent, les voici après la pérégrination de ces jours-ci de Rome à Venise, de Turin à Rome. En vérité, sur Nos lèvres s'élève la supplication émue : *Sancti tui, Domine, mirabile consecuti sunt iter.* Le voyage de ces Saints s'est accompli dans le vœu même d'une rencontre de S. Pie X avec ses Vénitiens et de S. Jean Bosco avec la population de la Ville Éternelle confiée au ministère pastoral de ses fils. Chers fils ! De même que les yeux se tournent vers ces cho­ses glorieuses, que pareillement les pas de chacun de nous s'apprê­tent à poursuivre le chemin vers l'accomplissement de la voca­tion terrestre et éternelle. *Sancte Pie, ora pro nobis : Sancte Joannes, ora pro nobis*. Ô Saints du Seigneur, priez pour l'Église tout entière, qui vous accla­me et vous vénère ; priez pour que notre principale préoccupation, qui a été aussi l'application constante de votre travail apostolique, soit toujours notre zèle pour la pureté de la foi, pour la sainteté des mœurs, pour la charité des rapports fraternels et sociaux. Priez pour que se multiplient les bonnes familles, qui donnent à l'Église et à la société des serviteurs généreux et fidèles ; priez pour que tous les hommes, méditant des pensées de paix, arrivent à la ferme conviction que c'est seulement la bonté douce et généreuse qui résout ce qui est ardu et difficile, renforce les liens de la fraternité, conquiert les cœurs, sauve les familles et les peuples. 221:87 ## ÉDITORIAL ### Prêtres d'Algérie LES PRÊTRES du clergé d'Algérie réunis cet été en congrès à Nîmes ont élaboré une note sur « l'accueil des prêtres *pieds-noirs* en Métropole » et sur « le problème des *Pieds-Noirs* rapatriés ». Cette note a été re­mise au Secrétariat de l'épiscopat français. Plusieurs jour­naux l'ont publiée. Il est impossible de la lire sans une violente douleur, une honte atroce, une terrible indigna­tion. La plupart de nos lecteurs l'ont probablement déjà lue. Nous voudrions maintenant la relire avec eux, et la méditer ensemble. L'accueil des prêtres pieds-noirs\ en Métropole La note est divisée en deux parties et comporte une conclusion. La première partie concerne « l'accueil des prêtres pieds-noirs en Métropole » : A. -- De la part de la Hiérarchie. a\) Accueil particulièrement excellent dans quatre diocèses : Toulouse, Marseil­le, Grenoble et Metz ; il faut ajouter l'Aumônerie militaire. L'accueil particulièrement excellent n'a pas été le fait de ceux qui, soit en France soit au Concile, se répandent en propos ardents sur « l'Église des pauvres » et la « pré­sence aux problèmes actuels ». Quand ils ont rencontré *les pauvres*, ils ne les ont pas reconnus. De ce *problème actuel*, ils se sont détournés. 222:87 Peut-être ont-ils craint des « compromissions politi­ques ». On sait qu'il est interdit aux prêtres du diocèse de Paris de prendre part à des réunions organisées par des partis politiques. On sait aussi que la seule exception con­sentie à cette règle a été en faveur du Parti communiste ([^66]). *Non omnia possumus omnes :* on ne peut pas tout faire à la fois. On ne peut pas être simultanément « présent » aux réunions du Parti communiste et aux douleurs des Fran­çais d'Algérie. b\) Ailleurs : accueil charitable. Mais dans certains cas accueil froid et méfiant. Hélas -- très rarement d'ailleurs -- refus catégorique. Donc : le caractère « réservé » de l'ac­cueil en général s'est manifesté par la façon dont les confrères ont été utilisés dans le ministère : postes « sous tutelle » ou postes dont personne ne voulait, ou postes de débutants confiés à des prêtres ayant un ministère important en Algérie. Nous manquons de prêtres, mais, dans beaucoup de cas, on préfère manquer de prêtres plutôt que d'en avoir qui n'entrent pas dans le moule préfabriqué du conformisme théologico-politique exerçant actuellement sa prépotence. Des sortes de sectes se sont emparées de certains leviers de commande, de beaucoup d'organes de transmission, de la plupart des instruments de diffusion « vendus dans les églises ». c\) Appréciations sur les raisons appa­rentes de cet accueil : (Remarque : il s'agit toujours de l'accueil *de la Hiérar­chie ; les* prêtres d'Algérie ont été amenés à constater, comme on va le voir, que *la presse influence la Hiérarchie* en ces affaires, et non pas l'inverse.) 1. -- Campagne de dénigrement systé­matique menée contre le Clergé d'Algé­rie par la Presse catholique et concréti­sée d'une manière particulièrement scan­daleuse dans deux articles parus dans « U.M.C. » et les *Informations catholiques internationales* (I.C.I.) : les prêtres rapatriés sont accusés, dans ces articles, de désertion et de manque d'esprit mis­sionnaire. 223:87 On retrouve les I.C.I. (et leur influence sur ceux qui leur font « toute confiance ») dans presque tous les mau­vais coups. C'est normal. Ce qui l'est moins, c'est que presque toute la presse catholique aille se congratuler et fricoter avec les dirigeants des I.C.I. au lieu de contredire fermement leurs trompe­ries. Les I.C.I. ont pour elles certaines approbations supérieu­res (obtenues souvent sur de faux rapports, comme l'a montré spectaculairement l'affaire Pax). Mais jamais au­cun « argument d'autorité » n'a été capable de transfor­mer un mensonge en vérité. Sur l'Algérie et sur ses prêtres comme sur le communisme et sur ses espions, les I.C.I. ont accumulé les contre-vérités les plus coupables. Le « dicta­men de la conscience », dont on parle tant, était de ne pas accepter en silence toutes ces infamies et toutes ces trahi­sons. 2. -- Pas plus que le départ massif des chrétiens d'Algérie, l'exode des prêtres d'Algérie n'avait été prévu : d'où impré­paration de leur accueil et solutions im­provisées, sans coordination. Le départ et l'exode *avaient été prévus,* ils avaient été *annoncés :* mais par des écrivains et des publications aux­quels on s'honore de n'accorder «* jamais aucun crédit *». C'est pourquoi l'événement a surpris tous ceux qui se fiaient aux jugements et pronostics de Mgr Duval, lequel appuyait son avis, nous en avons le témoignage écrit, *sur ce qu'il lisait lui-même dans certains journaux catholiques français de métropole !* 3. -- Dans certains cas, y aurait-il eu influences épiscopales ou gouvernemen­tales contre les prêtres d'Algérie ? Si l'on croit qu'il n'y aura jamais de réponse -- avec toutes les preuves à l'appui -- à cette question, on s'abuse singulièrement. 224:87 B. -- De la part du clergé de France. Accueil amical ou hostile selon les convictions de chacun. Mais il faut re­connaître que cette hostilité a été parti­culièrement le fait des Aumôniers d'Ac­tion catholique. En ce qui concerne ces derniers, on pourra dire tout ce que l'on voudra : rien (sauf une éventuelle réparation) ne pourra effacer le poids d'un tel témoignage. Tout l'ensemble du témoignage des prêtres d'Algérie est à la fois très discret et très net. C'est une sorte de test, supérieur aux « enquêtes sociologiques ». Les discours kilométriques sur la pastorale nouvelle viennent buter sur les faits. Les faits sont honteux et ils sont atroces. #### Le problème des Pieds-Noirs rapatriés Seconde partie de la note des prêtres d'Algérie : 1. -- Une constatation. Tous les rapatriés ont conservé une grande confiance envers leurs pasteurs d'Algérie : c'est un fait souligné par l'en­semble des prêtres réunis à cette session de Nîmes. Rapatriés comme eux, nous sommes en effet particulièrement à même de les comprendre et donc fondés à leur faire admettre la nécessité d'une franche in­tégration paroissiale. ...intégration paroissiale dans des églises à l'intérieur desquelles on vend des journaux catholiques qui ont hurlé à la mort contre eux, et où l'on fait l'éloge de leurs tortion­naires : cela pose quelques problèmes. 225:87 D'autre part, bien que chaque prêtre rapatrié ne possède aucun pouvoir canonique sur ses anciens paroissiens, l'en­semble du Clergé rapatrié se sent mora­lement le devoir impérieux de s'occuper des intérêts spirituels et moraux de la collectivité dès rapatriés ; et ce devoir lui donne le droit de parler, ici, en son nom : Conscients de cette responsabilité, nous attirons respectueusement l'atten­tion de l'Épiscopat français sur les points suivants : 2. -- Nécessité d'une réhabilitation mo­rale. Des calomnies très graves ont été lan­cées contre la Communauté chrétienne d'Algérie, qui a été atteinte dans sa répu­tation morale, religieuse et missionnaire. a\) Réputation morale : nos chrétiens d'Algérie ont été traités d' « exploitants colonialistes » et d' « assassins ». b\) Réputation religieuse : le christia­nisme de nos populations d'Afrique du Nord a été présenté comme « un chris­tianisme superficiel et superstitieux ». Mais il y a en quelque sorte deux christianismes. Il y a celui qui ne peut se réclamer « que » de sainte Jeanne d'Arc, de sainte Bernadette, du saint Curé d'Ars, de saint Pie X ; un christianisme médiéval, constantinien, dépassé, superficiel, superstitieux et pour tout dire « intégriste ». Il faut savoir que selon la « pastorale nouvelle » que le P. Liégé est mandaté pour enseigner, « *les intégristes sont les pires ennemis de l'Église, plus dangereux que les communistes* » : il convient donc, en bonne logique, de s'allier même aux communistes pour écraser et anéantir les chrétiens intégristes, superstitieux, superficiels, dépassés, cons­tantiniens et médiévaux. Le christianisme du P. Liégé, du P. Congar, des I.C.I., et cetera, s'affirme tout différent. Ce nouveau christianisme est celui qu'en Italie on appelle le *clerico-marxismo,* qui coule à pleins bords. 226:87 Les prêtres et les fidèles d'Algérie sont tombés en plein milieu de la *guerre dans l'Église.* L'attitude à leur égard a été un acte caractéristique de *la charité telle que la prati­que le néo-christianisme.* c\) Réputation missionnaire : nos chré­tiens passeront pour n'avoir « que mé­pris envers les musulmans » et « n'avoir voulu rechercher aucun contact mission­naire avec eux ». La Communauté chrétienne a été ac­cusée de « porter un contre-témoignage collectif » ; et c'est pourquoi l'on est allé jusqu'à souhaiter, comme un bien pour l'Église, sa disparition complète d'Algé­rie. Nous, prêtres, qui avons été chargés de ces âmes et, de ce fait, les connaissons mieux que quiconque, sommes prêts à faire la preuve de leur honnêteté, de leur valeur chrétienne et de leur esprit apos­tolique. Ce qui nous sera d'autant plus aisé que le Clergé métropolitain lui-même reconnaît souvent la valeur chré­tienne de l'apport des « Pieds-Noirs ». C'est la mauvaise partie du Clergé métropolitain, celle qui est intégriste et superstitieuse, celle qui n'écoute pas les Aumôniers d'Action catholique, celle qui ne lit pas les I.C.I. : cette partie du clergé aussi, on souhaite « sa dispa­rition complète », pour « le bien de l'Église ». La seule chance des prêtres et fidèles d'Algérie était d'entrer docilement dans l'Action catholique, d'y participer eux aussi à la diffamation de la Chrétienté d'Afrique du Nord, de diffuser les I.C.I. et la « pastorale nouvelle », de répandre à leur tour le mot d'ordre : « *Les intégristes sont les pires ennemis de l'Église, plus dangereux que les com­munistes* » et enfin de prôner -- comme Félix Lacambre, de l'A.C.O., le fait au nom des évêques sans être démenti -- le dialogue et la collaboration avec le Parti communiste. 227:87 (Félix Lacambre, secrétaire général de l'A.C.O. -- Ac­tion catholique ouvrière -- a en effet solennellement décla­ré : « *En France nous avons la chance inouïe de travailler habituellement avec les évêques. Et c'est un peu grâce* à *cela que lorsqu'en 1949 un décret du Saint-Office interdit ce de collaborer avec les communistes, le texte fut interprété dans son* *sens le plus restrictif, c'est-*à*-dire la seule appar­tenance au Parti.* » La seule appartenance au Parti étant interdite, on peut donc aller jusqu'à la collaboration habi­tuelle avec lui (sans adhérer). Comme nous l'avons montré sur pièces, l'interprétation publique des évêques français ne fut nullement celle-là. Mais Félix Lacambre, mieux in­formé que personne sur les sentiments des évêques avec qui il « travaille habituellement », risque d'apparaître comme un témoin digne de foi quant à d'éventuelles consi­gnes *orales* qui auraient pu être données à lui-même et à l'Action catholique. En tous cas, nous avons scruté et ana­lysé sa déclaration à plusieurs reprises, et notamment dans l'éditorial : « *Une dégradation continue* » de notre numéro 81 de mars 1964. Nous n'avons pas réussi à obtenir ou à susciter la moindre précision, la moindre explication, la moindre mise au point venant atténuer ou corriger l'orien­tation donnée par la déclaration de Félix Lacambre. Cette déclaration date d'octobre 1963 : un an. S'il y avait eu quelque chose à y reprendre, on aurait largement eu le temps de le faire. On ne l'a pas fait. Vogue la galère, on peut tout faire avec le Parti communiste, -- sauf y adhé­rer.) 3. -- Respect de la vérité. a\) Les ruines spirituelles, morales et matérielles dans lesquelles ont sombré les populations chrétiennes et musulma­nes d'Algérie sont la conséquence du mensonge : ces populations ont été trom­pées. La France a été trompée. Et la France continue à être trompée. b\) Le mensonge est la pire de toutes les violences. Il s'attaque aux droits les plus fondamentaux de la personne. Nous *le condamnons* tous avec la plus extrême vigueur et demandons avant tout le res­pect de la vérité. c\) Ce mensonge est d'abord le fait des déclarations officielles. 228:87 d\) Mais il nous est encore plus douloureux de constater que mensonges et ca­lomnies ont été principalement répandus par la presse vendue dans les églises ; par certaines prédications radiophoni­ques ; et par certains mouvements d'Ac­tion catholique. e\) Nous, prêtres rapatriés, participant pleinement à la souffrance de nos popu­lations chrétiennes et musulmanes, res­sentons la nécessité d'une, réparation des préjudices ainsi causés. A vues humaines, et selon la leçon de multiples précé­dents, l'épiscopat français ne désavouera pas la presse vendue dans les églises ni le sectarisme de trop d'aumôniers d'Action catholique. Ces mouvements et ces journaux prennent souvent des positions que beaucoup d'évêques n'approuvent pas, qu'ils déplorent même dans le privé : mais ils n'arrivent pas à y porter remède. Et les choses sont organisées de telle façon qu'à toute critique contre les journaux ou les mouvements, l'épiscopat réagit d'abord, automatiquement, comme s'il s'agissait d'une critique en­vers lui-même. La situation est humainement inextricable. C'est ainsi -- pour prendre un autre exemple -- que les I.C.I. ont été automatiquement « couvertes » dans l'affaire Pax, sans examen sérieux du dossier ou, selon les cas, mal­gré cet examen. Il *fallait* couvrir les I.C.I. ; on ne *pouvait* pas faire autrement, c'était d'avance « impensable ». Cela n'a d'ailleurs nullement empêché les I.C.I. d'être contrain­tes de désavouer elles-mêmes, le 15 juin 1964, les thèses trompeuses qu'elles avaient d'abord fait approuver et en quelque sorte contresigner même par des évêques ([^67]). #### Requêtes En conclusion, la note des prêtres d'Algérie « sollicite respectueusement » de l'Épiscopat français la réalisation de six requêtes : 229:87 1. -- Une déclaration de l'Épiscopat réhabilitant l'honneur moral, religieux et missionnaire des chrétiens d'Algérie. 2. -- L'arrêt des dénigrements systé­matiques propagés par la Presse catho­lique et les émissions religieuses en ques­tion. 3. -- Le soutien des exigences de la justice en ce qui concerne l'indemnisa­tion totale des biens. 4. -- L'intervention de toute l'influence épiscopale pour que l'amnistie des con­damnés politiques et leur réhabilitation soit enfin acquises. Au sujet des condamnés politiques nous reconnaissons que la conduite de ces Français a été la réaction normale d'éléments sains trompés par le pouvoir, usant du droit naturel de légitime défen­se pour sauvegarder les biens les plus sacrés. Les jugements portés contre eux sous l'emprise de la passion politique ne sont pas plus à prendre en considération que ceux condamnant la résistance pen­dant l'occupation. La déclaration de Mgr Duval : « Tout laissait espérer que... » prouve que ceux qui ont agi en désespé­rés ne se sont pas trompés. La déclaration de Mgr Duval à laquelle il est fait allu­sion est celle, véritablement stupéfiante, du 25 juillet 1962, où l'Archevêque d'Alger affirmait. « *Tout laissait espérer, il y a quelques semaines, que l'Algérie, dans la joie de sa jeune liberté, dans les possibi­lités qui lui sont offertes, allait prendre son essor vers un avenir de paix et de prospérité.* » Voilà l'espoir total, et sans nuages, que Mgr Duval pla­çait, encore en 1962, dans les tueurs, les tortionnaires, les aventuriers du F.L.N., organisme ouvertement totalitaire. Mais n'y revenons pas. Nous avons suffisamment commenté la déclaration de Mgr Duval dans : « *Notre désaccord sur l'Algérie et la marche du monde* »*.* Le lecteur s'y re­portera. *Scripta manent.* 230:87 Dernières requêtes des prêtres d'Algérie : 5. -- Des éclaircissements sur le sort des milliers de personnes enlevées et dis­parues depuis les accords d'Evian. 6. -- L'établissement d'une Aumônerie spéciale pour les contacts apostoliques avec les Musulmans rapatriés en Fran­ce : les prêtres présents à la session de Nîmes forment le vœu de voir M. l'abbé Georges Dahmar, prêtre catholique d'o­rigine berbère, désigné pour ce poste. Ce document terrible réussira-t-il à réveiller les consciences ? Nous n'en savons rien. Sur les mensonges et sur les crimes de cette période affreuse de notre histoire, on a cru pouvoir « tourner la page » simplement en imposant silence aux victimes, en les diffamant, en les injuriant, et en fermant son cœur aux requêtes les plus évidentes de la justice et de la charité. On n'a voulu rien réparer, ni les crimes ni les menson­ges. Le plus souvent, on n'a même pas voulu *écouter.* On s'en est tenu, en « toute confiance » à ce qu'écrivaient les I.C.I. On a emprisonné et massacré, et les cris des victimes étaient étouffés par les proclamations des docteurs en théo­logie n'arrêtant pas de légitimer par raison démonstrative les massacres et les prisons. Mais il y a encore des survivants et il y a encore des hommes libres. Qu'en faire donc ? les déporter ? les fusiller eux aussi ? Pour les neutraliser d'une manière ou d'une autre, on aura finalement besoin des communistes. C'est pourquoi les mensonges et les crimes d'hier conduisent ceux qui en fu­rent complices à rechercher la garantie, la défense, le ren­fort du « bras temporel » communiste. 231:87 Le mensonge non rectifié, le crime non réparé appellent de nouveaux mensonges et de nouveaux crimes. Ce ne sont pas seulement, ce ne sont pas principalement des hommes politiques qui sont pris aujourd'hui dans cet engrenage infernal. Ils savent qu'ils y sont pris ou ils ne le savent pas clai­rement. Ou ils s'efforcent de n'y pas penser. Mais ils y sont. Le seul moyen de ne jamais satisfaire, ni demain ni après-demain, aux requêtes des prêtres d'Algérie, c'est d'ac­célérer le dialogue et la collaboration avec le Parti commu­niste. Telle est la raison des effets. 232:87 ## CHRONIQUES 233:87 ### L'année Rameau par Henri CHARLIER LES ANGLAIS CÉLÈBRENT en ce moment avec beaucoup de solennité « l'année Shakespeare » qui naquit en 1564. Les Français, avec beaucoup de distractions, commémorent le second centenaire de la mort de Rameau en 1764. Ce sont pourtant là deux hommes comparables par leur importance dans l'histoire de l'art. C'est une des distrac­tions des Français d'avoir oublié Rameau -- pendant deux cents ans. Oublier Corneille, Racine ou Molière ne serait pas plus scandaleux. Car si Rameau a écrit son œuvre entre 1733 et 1764, en plein dix-huitième siècle, il avait cinquante ans lorsqu'il composa son premier opéra ; il en avait tren­te-deux à la mort de Louis XIV, enfin par sa naissance et sa pensée c'est un homme du grand siècle. La chronologie a de ces malices. La vie de l'esprit se moque des théories des intellectuels (comme Taine) qui voudraient que Rameau appartînt au style Louis XV. Dieu a créé ce contemporain de Voltaire de la race des Corneille et des Poussin. La grandeur fait tellement partie de sa pensée qu'il ne la peut cacher même quand il veut être tendre et gracieux. Il est le plus grand dramaturge de l'histoire de la mu­sique ; et c'est pourquoi on peut parler de lui en même temps que de Shakespeare. Seul l'appareil d'écoles et de professeurs dont jouit la France a caché aux Français jus­qu'à l'existence de son œuvre. Sans cela les artistes l'eus­sent bien vu. Berlioz parlant de la déploration de Thélaïre au début de Castor et Pollux disait qu'elle était l'une des plus sublimes inspirations de la musique. Debussy écri­vait : « Je connais fort bien la théorie du libre échange en art et qu'elle a donné des résultats appréciables. Cela ne peut excuser d'avoir oublié à ce point la tradition inscrite dans l'œuvre de Rameau, remplie de trouvailles géniales, presque uniques. » 234:87 Et parlant de la prompte réussite de Gluck, Debussy ajoute : « C'est la faute de Rameau, il n'avait qu'à se faire naturaliser. » Il disait aussi : « Ra­meau, c'est un jeune. » Mais Berlioz avait seulement pu lire quelques pages de Rameau sur les copies de la bibliothèque de l'Opéra. En 1880 l'éditeur Michaelis imprima une collection des œuvres de l'opéra français, et... fit faillite. L'éditeur Durand entre­prit avant 1900 une grande édition des œuvres de Rameau qui resta inachevée faute d'intérêt dans le public. Les ef­forts des musiciens comme Debussy, Charles Bordes et Vincent d'Indy qui en firent jouer dans leurs concerts de la Scola cantorum restèrent vains. Les admirables concerts de Rameau pour clavecin et cordes réédités en 1896 ont été enregistrés sur disques pour la première fois cette année, soixante-huit ans après leur édition pratique. Rameau n'est pas joué bien souvent parce qu'il faudrait commencer par faire copier les parties dans la grande édition. La paresse et les habitudes mentales se renforcent mutuellement pour écarter les Français de la musique la plus propre à hausser leur esprit au-dessus des fumées et des brouillards roman­tiques. Car si les circonstances se prêtent à comparer Shakes­peare et Rameau, ce serait certainement pour les opposer comme la nuit et le jour. Claudel dans la « catastrophe d'Igitur » (*positions et propositions,* premier volume) écrit : « ...on dirait que de temps en temps, dans l'histoire de l'humanité, une idée est introduite, un thème peu à peu essaye de se constituer, qui au cours des siècles recrute de tous côtés les hommes ou les instruments l'un après l'autre capable de lui donner sa pleine sonorité et d'épuiser son expression. Un de ces thèmes est apparu avec Hamlet (et l'on en découvrirait peut-être la première vague exhalation dans le grand Euripide) qui devait attendre deux siècles avant de trouver une atmosphère propre à son développe­ment. Je l'appellerai la sympathie avec la Nuit, la complai­sance au malheur, l'amère communion avec les ténèbres et cette infortune d'être un homme. Il s'est trouvé au dix-neuvième siècle une lignée parfaitement déterminée de trois poètes, dont la grande nuit métaphysique qui est non pas le néant, mais le silence de la lumière (Dante) était pour ainsi dire le climat spirituel... » Il veut parler de Poe, Bau­delaire et Mallarmé. Mais ceux qui font de Shakespeare le plus grand poète de l'humanité sont ceux-là même qui trouvent la grande nuit métaphysique propice à débrider les passions. 235:87 Dans un de ses derniers ouvrages Shakes­peare fait dire à Prospero : « Oui, ce vaste globe et tout ce qu'il hérite des générations se dissoudra, s'évanouira... sans laisser sillon ni trace après eux. Nous sommes faits de la vaine substance dont sont faits les songes... » Les hon­nêtes gens, les cœurs droits sont presque toujours des im­béciles ou des fous dans les œuvres de Shakespeare qui est le poète du pessimisme. Cela veut dire que Shakespeare n'a pas su résoudre pour lui-même les conflits spirituels qu'amène l'existence. Et la vie intime du grand dramatur­ge, confiée à ses sonnets, le confirme. Tout autre est Rameau. La grande aventure sentimen­tale de sa vie est celle qu'il a mise au théâtre dans l'histoire de *Castor et Pollux.* Lui et son frère puîné Claude, aimèrent la même jeune fille de Dijon, Marguerite Rondelet. Claude était plus souvent à Dijon. Il était, disent les contempo­rains, « plus brillant que son frère ». Comme homme, sans doute, et comme organiste, car il fut l'un des virtuoses célèbres de son temps. La jeune fille préféra Claude. Il ne faut pas croire que Jean-Philippe le prit de bon cœur. Près de trente ans après, il écrivait à un jeune homme lui deman­dant des conseils pour travailler la musique dramatique : « Il faudrait aussi se connaître en toutes les grandes pas­sions et les grandes douleurs... » Mais il n'assassina per­sonne, ne jeta pas l'anathème sur sa famille, sur l'amour, sur les dieux, et sur l'esprit. Il servit de témoin au mariage de son frère et fut le parrain de son premier enfant, ce fameux « neveu de Rameau » calomnié par Diderot. Le jeune artiste, entre son frère et sa belle-sœur, se conduisait comme Sévère entre Polyeucte et Pauline. Dieu merci, il y eut toujours en France des âmes dont Corneille est le peintre. Dans la tragédie lyrique, Castor et Pollux aiment Thé­laïre. Castor est tué en un combat. C'est lui qu'aimait Thé­laïre. Pollux accepte de le remplacer aux enfers pour le rendre à son amante. Aux Champs Élysées il y a débat de générosité entre les deux frères. Ils sont finalement mis au rang des immortels pour leur vertu. L'acte se termine par une apothéose où tous les astres sont invités par la voix de Jupiter : « *Tant de vertus doivent prétendre à la gloire de nos autels*. » \*\*\* 236:87 L'autre grande tragédie de Rameau, *Dardanus,* conte une histoire ressemblant en son principe à celle des Capu­lets et des Montaigus. Dardanus aime la fille de son ennemi et celle-ci, Iphise, aime Dardanus. Un rival de Dardanus, Anténor, aime aussi la jeune fille. Mais nous sommes au temps de ce que Pourrat appelait « les grandes mœurs », au pays des grandes âmes. Anténor découvre la passion d'Iphise et s'en tait. Finalement il est sauvé d'un grand danger par Dardanus lui-même. Vénus intervient pour changer le cœur du père d'Iphise, et l'amour triomphant amène la paix entre les peuples mêmes. La chacone qui termine ce drame est une des plus belles pages sympho­niques de l'histoire de la musique. \*\*\* Il ne faut pas que cette analyse succincte laisse croire à un drame poétique mis en musique, ce qui fut l'erreur de Gluck et de beaucoup d'autres. Rameau eut même à lutter toute sa vie contre les littérateurs de son temps qui lui reprochaient de ne pas conduire ses tragédies lyriques comme on conduit un drame. Ils estimaient que ce qui était pour eux le vrai sujet était escamoté, que la psycho­logie des personnages était rudimentaire, que Rameau passait à côté de « la scène à faire ». Le moyen de traiter un sujet en poésie est le dialogue des personnages dans le conflit des passions. Mais c'est un moyen propre à la poésie *qui n'en* a *pas d'autres.* Ces dialogues de la poésie sont en musique des *récitatifs.* Rameau en a fait d'admirables, mais il a refusé un livret de Voltaire parce qu'il y avait « trop de récitatifs ». Tous les musiciens ont hâte de retourner à l'inspiration musicale pure, airs et symphonies. Un des défauts de Wagner est d'avoir voulu traiter ce qui n'eût dû être qu'un simple récitatif comme une symphonie ; ainsi l'ennuyeux dialogue de Wotan et Fricka dans *la Walkyrie.* Dans la tragédie lyrique, les passions sont exprimées par des tableaux musicaux ; par exemple Pollux va renoncer à la vie pour la rendre à son frère ; ses regrets sont exprimés par un ballet des plaisirs qu'il abandonne et il y répond en gémissant par intervalles. Dans l'acte de « la Musique » des *Fêtes d'Hébé* l'héroïne attend dans l'angoisse l'issue du combat où Tyrtée commande. Le ballet, après sa plainte, commence par une lente et grave sarabande qui est ensuite chantée et dansée sur les paroles : « Dieu tout-puissant daigne écouter nos vœux. » 237:87 La confiance revient. La sara­bande est suivie d'une gavotte où l'espoir d'être exaucé se mêle à la prière. Suit la rentrée victorieuse des soldats. Aucun besoin d'explication psychologique ; la musique la donne sans parole. Dans l'opéra de *Dardanus,* les ambitions du héros trou­vent leur expression dans son *Sommeil* par un ballet des Songes, dans lequel il est averti de ce qui va lui arriver et où il rêve sa victoire. Il y a là une danse à laquelle Rameau a mis comme titre : *Calme des sens*. Avec un génie dramatique et musical de premier ordre Wagner n'a fait que retrouver les principes du drame musical, tels que les avaient appliqués Lully et Rameau, mais avec moins d'art. Et comme pour emplir la scène la musique est obligée de se servir de l'allégorie, Wagner a repris à sa manière toutes les allégories de l'ancienne tragé­die lyrique française, les monstres, les enfers, les descentes de dieux, les sommeils et les apothéoses ; ces tableaux musi­caux font le meilleur de son œuvre, les filles du Rhin, le Walhalla, les murmures de la forêt, l'épée, le chant de l'oiseau. La différence entre lui et Rameau est celle-ci : les tableaux musicaux de Wagner se passent très bien du spectacle ; tandis que Rameau pour *faire voir les rythmes* les faisait danser. Les Allemands ont une incapacité plasti­que prouvée ; la danse est la plastique en mouvement. Rameau eût fait danser le feu autour de Brünhilde. Enfin en vrai romantique dégoûté et de son temps et du romantisme même, Wagner finit sa *Tétralogie* par une catastrophe générale. Wagner cependant n'était pas scepti­que et moins pessimiste que Shakespeare ; il finit sa car­rière d'artiste par *Parsifal.* La foi catholique n'est pour lui qu'un symbole commode (comme ses Nibelungen) fort dé­plaisant de n'être qu'un symbole. Son héros « un simple, un pur » est en même temps par malheur tout le portrait d'un imbécile ; mais cette œuvre est tout de même l'indice d'une espérance. \*\*\* Tels sont trois des plus grands dramaturges de l'histoire des arts. Les principaux personnages de Shakespeare, Hamlet, Othello, Macbeth, le Roi Lear sont présents à l'esprit de tous nos lecteurs. Il est inutile d'insister sur l'aspect catastrophique de leur histoire. 238:87 C'est tout à fait à tort qu'on les accole aux héros du théâtre antique, car ceux-ci, dans leurs crimes ou leurs malheurs, portaient des signes d'une espérance. On ne peut pas dire que les personnages de Shakespeare soient innocents de leurs crimes. Œdipe est innocent des siens ; sa mort à Colonne est un mystère triomphal. Le chœur chante : « Après tant de malheurs si peu mérités, Œdipe, qu'un Dieu juste te regarde enfin d'un œil favorable. » Et au moment même de sa mort Thésée, seul témoin, se prosterne et « adore la Terre et le divin Olympe ». La mort de cet homme de douleur est une faveur des dieux pour Athènes, Les tragiques grecs ont exposé le problème du mal tel qu'ils le voyaient, comme une fatalité s'abattant sur l'homme ; c'est ce que nous nommons le péché originel, car tout homme est pécheur et ne saurait par ses propres forces s'évader du péché. Ainsi Oreste n'est-il acquitté du meurtre de sa mère que par l'intervention d'Athéna, la pensée divine : elle ajoute une boule blanche à celles des juges. Or l'Église est essentiellement une société où l'on attend un salut venant de Dieu. Eschyle l'a prophétisé, Sophocle a proclamé main­tes fois « l'auguste sainteté dont les lois sublimes résident dans les cieux... que les hommes n'ont point créées, et que l'oubli n'effacera jamais ; en elles réside un Dieu puissant que la vieillesse ne peut atteindre ». Enfin il fait dire à l'énergique Antigone : « Je suis née pour l'amour et non pas pour la haine ». \*\*\* Les vrais successeurs des tragiques grecs sont les nôtres. Les Grecs avaient voulu persuader leurs contemporains de l'espérance d'un salut. Corneille et Racine ont repris en chrétiens le problème du mal. Le sujet même d'*Androma­que* ne peut exister qu'en une société chrétienne, où il est impossible d'épouser deux femmes, où il est impensable d'épouser l'une et de vivre avec l'autre. Le personnage le plus tragique au théâtre, Phèdre, est une figure assurément chrétienne de la lutte contre la concupiscence alors que tous les événements s'ajustent pour la rendre plus dure. Racine s'y connaissait. Dans notre théâtre du Moyen Age, Phèdre pardonnée serait entrée au couvent. De son propre aveu, les drames de Corneille reposent non sur la terreur et la pitié, mais sur l'admiration, sur l'honneur des âmes fidèles. 239:87 Mais qu'est cet honneur du Cid, de Chimène, de Nicomède ou de Polyeucte, sinon le respect en nous de l'image de Dieu qui nous a créés ? C'est ce que Chesterton appelle « la granitique grandeur du classicisme français ». Il disait aussi : « J'aime la France et je suis heureux de l'avoir vue d'abord quand j'étais jeune. Car, quand un Anglais a compris la France, il a compris le plus étranger des étrangers. La voisine est maintenant pour nous la moins accessible. L'Italie et l'Espagne, et plus spécialement la Pologne, ressemblent beaucoup plus à l'Angleterre que cette forteresse carrée de citoyens égaux et de soldats romains, pleine de conseils de famille, de *patria potestas* et de propriété privée toujours régie par le droit romain ; le château fort, la citadelle de la chrétienté. » Je crois que c'est encore vrai, quoique cette forteresse soit bien réduite aujourd'hui. Péguy le disait déjà : « Ainsi nous sommes tous des îlots battus d'une incessante tem­pête et nos maisons sont toutes des forteresses dans la mer... Les plus faibles femmes, les enfants au berceau sont déjà des assiégés. La guerre bat le seuil de nos portes... Les vertus qui n'étaient requises que du seigneur en armu­re, sont aujourd'hui requises de cette femme et de cet enfant. C'est de là que nos fidélités revêtent cette tragique beauté obsidionale des grands sièges militaires, du siège d'Orléans et du siège de Paris... » \*\*\* Pour en revenir à Rameau, sa conception du théâtre qui est d'y faire proposer à l'homme un idéal de grandeur est assurément contraire à celle de Shakespeare et cependant s'il est un artiste qui pourrait faire le lien entre les Anglais et nous, c'est lui, assurément. Il représente au mieux dans le théâtre français cette fantaisie ailée et purement poéti­que qui demeure la gloire la plus certaine de Shakespeare. Voici comment s'exprime le personnage d'Iris dans la Tempête : « Vous, naïades, nymphes des serpentants ruisseaux, avec vos couronnes de joncs et vos regards toujours pleins d'innocence, quittez l'onde ridée de vos canaux et venez sur ce gazon vert, obéir au signal qui vous appelle. C'est Junon qui l'ordonne ; hâtez-vous, vierges modestes, aidez-nous à célébrer une alliance d'amour fidèle... » 240:87 Or chaque acte de Rameau, même dans les tragédies, comporte quelque scène de ce genre, un chœur et un ballet des ombres heureuses, des plaisirs, des astres, des guerriers, des diables... des naïades. Dans la comédie de *Platée* on voit des grenouilles qui dansent sous la pluie d'un orage de printemps. Mais, au contraire de Rameau, Shakespeare semble avoir cette sorte d'aveuglement intellectuel consis­tant à ne pas vouloir partir de *l'être.* C'est à la suite du ballet de la *Tempête* dont nous venons de citer quelques lignes que Prospero déclare : « Nous sommes faits de la vaine substance dont sont faits les songes... » Rameau eût regardé Prospero de travers. Il pensait avec fermeté non seulement que ses ballets n'étaient pas des songes, mais qu'ils représentaient des valeurs spirituelles véritables. Il estimait suivant les paroles de saint Paul que la grandeur d'âme répond à une attente de la Création qui ne sera complétée et ordonnée que *par la liberté des enfants de Dieu*. Au demeurant, quoiqu'il fasse, l'art parle toujours de la liberté et de l'amour qui sont l'image de Dieu en nous. L'œuvre même de Shakespeare démentait ces idées. Diderot lui-même, ennemi de Rameau et qui l'a calomnié sans vergogne dans *Le neveu de Rameau* était obligé de convenir que « *ses airs de danse dureraient éternellement* »*.* \*\*\* Nous comptons donc sur la poésie aérienne des ballets de Rameau pour nous rapprocher des Anglais. Reste à savoir pourquoi. La tragédie lyrique française fut critiquée par tous les littérateurs, à commencer par Boileau, jusqu'à ce que les encyclopédistes l'achèvent au profit des Bouffons italiens et du drame où se fait entendre « la voix animale de la passion » suivant le vœu de Diderot. Or en dépit des apparences, la tragédie lyrique française est l'héritière directe du théâtre du Moyen Age. En dépit de ses Vénus, Mercure, Jupiter, c'est elle qui a bénéficié de ce trésor d'instinct dramatique et d'heureuses réalisa­tions, de cet amour pour le chant, la danse et le spectacle que les confrères de la Passion, par exemple, étalaient sur le devant des cathédrales. 241:87 Mieux que cela : la tragédie lyrique a conservé dans son ordonnance ce qui avait paru pendant des siècles aux yeux de tous sur la scène : une terre, un enfer, un ciel, un paradis. Pour tenter Ève on voyait sortir les diables de la gueule d'Enfer. Saultez hors des abîmes noirs, Des obscurs infernaux manoirs Tous puants de feu et de soufre Diables saultez de votre gouffre... Et les diables chantaient : La dure mort éternelle C'est la chanson des damnés Bien nous tient à la cordelle La dure mort éternelle... Or la tragédie lyrique française comportait *obligatoire­ment* un acte des enfers, un acte des Champs-Élysées et une apothéose finale ; c'est-à-dire un résumé du spectacle même des anciens confrères de la Passion. Dans *Castor et Pollux* les démons appelés par Phébé, l'amante désespérée de Pol­lux, chantent : Brisons tous nos fers Ébranlons la terre Qu'au feu du tonnerre Le feu des enfers Déclare la guerre. On raconte que Mouzet, le charmant musicien de la cour de Sceaux (il a la grâce de Watteau) devenu fou chan­tait dans sa folie ce chœur des démons de *Castor* qui conti­nue ainsi : Jupiter lui-même doit être soumis Au pouvoir suprême des enfers unis... Dans *Hippolyte et Aricie* l'acte des enfers a une gran­deur tragique. Il s'y trouve deux trios des Parques. Le premier grave et majestueux, le second où les déesses dé­chaînées sur des harmonies extraordinaires et restées uni­ques, chantent : Où cours-tu malheureux ? Tremble, frémis d'effroi Tu quittes l'infernale rive Pour trouver l'enfer chez toi. Si on remarque en outre qu'à l'acte précédent Phèdre pour se débarrasser d'Aricie a voulu la faire entrer de force dans le collège des prêtresses de Diane (c'est-à-dire au couvent) on voit que c'est réellement l'esprit de notre scène du Moyen Age qui est passé dans la tragédie lyrique française. 242:87 Il en est de même des scènes gaies ou charmantes. Arnould Greban dans son *Mystère de la Passion* fait deviser ainsi les bergers qui vont être les bergers du *Gloria in excelsis Deo :* A. Il fait assez douce saison pour des pastoureaux, Dieu merci ! Y. Si l'on n'en demande pas trop ; il fait assez douce saison. P. Je ne pourrais rester à la maison et voir ici ce joyeux temps. A. Il fait assez douce saison pour les pastoureaux, Dieu merci ! Y. Fi de richesse et de souci. Il n'est vie si bien nourrie qui vaille le métier de berger. P. A gens qui s'ébattent ainsi Fi de richesse et de souci Les paysans, dans le *Temple de la Gloire* de Rameau chantent et dansent : Oserons-nous chanter sur nos faibles musettes Lorsque les horribles trompettes ont épouvanté les échos, Oserons-nous chanter ? Et puis une bergère chante : Un roi s'il veut être heureux Doit combler nos vœux Le vrai bonheur le couronne Quand il le donne. Cela était dit à Louis XV retour de Fontenoy. Dans les *Surprises de l'Amour* un chœur de nymphes chante : Le jour vient d'éclore Diane est au bois Son cor et sa voix Nous appelle encore. Bien entendu la poésie est dans la musique. C'est dire que toute la fantaisie de notre théâtre du Moyen Age s'est réfugiée dans notre opéra. On y voit en même temps reparaître les allégories. 243:87 Le héros de Guillaume de Lorris en quête de la Rose rencontre sur son chemin Courtoisie, Vilenie, Tristesse etc. ; c'est la façon de rendre drama­tiques les sentiments intimes. Cela vaut bien le « confident » à qui on les détaille. Notre théâtre s'en est servi de même. Le *Jeu d'Adam* fait discuter Isaïe et un Juif sur la prophétie « *Virgo pariet filium* » et le Juif dit à Isaïe : « Tu es vieil radoteu. » Arnould Gréban dans sa *Passion* fait s'entretenir Judas et Désespérance qui finit par persuader le malheureux qu'il ne peut espérer de pardon. C'est là une scène admirable ; Gréban a été condamné par les habitudes du temps à écrire trente-cinq mille vers pour une pièce devant durer quatre jours ; s'il eût concentré son talent, il eut laissé un chef-d'œuvre : ce fut l'ouvrage de notre théâtre classique. La tragédie lyrique s'est concentrée elle aussi ; elle ne dure que quelques heures ; mais on y voit reparaître comme personnages la Vertu, la Haine, la Discorde, l'Envie, la Beauté (Vénus), la Guerre (Mars), la nymphe de la Seine, la nymphe des Tuileries. Et cela vaut bien *Donner, Frida, Mime,* ou *l'Ariel* de Shakespeare. Le *Triomphe de Flore* de Poussin, qui est au Louvre, donne une idée du charme grave et puissant auquel de telles allégories peuvent atteindre. Or ce tableau représente la pensée que les auteurs de notre tragédie lyrique se faisaient d'un ballet. \*\*\* Les œuvres de Rameau sont au sommet de cet art. Com­ment s'est-il créé dans le temps ? Il a en quelque sorte une origine double. Musicalement, toute la musique moderne est issue de la « suite » orchestrale qui est une suite de danses dans un ordre qui peu à peu devint traditionnel ; la première étant une allemande (pièce lente), la dernière une gigue (pièce rapide). Bach en a écrit beaucoup. Cette « suite » a donné naissance en Italie à la sonate de Corelli et même on peut le dire à la symphonie avec Vivaldi. Telle est l'origine de la sonate, et de la symphonie allemande qui de la « suite » a souvent gardé le menuet. Couperin a suivi la même voie avec beaucoup plus de fantaisie et un génie supérieur. Mais en France ces « suites » étaient réellement dansées et donnaient naissance au ballet de cour où déjà tous les éléments de ce que devait être notre tragédie lyrique étaient rassemblés. Le plus ancien connu est le *Ballet de la Reine* (1582) 244:87 où l'on entend deux très beaux chœurs de Satyres, des airs fort originaux de Mercure et de Jupiter et des danses semblables à toutes celles de la même époque et fort proches de la danse populaire. Mais le *ballet des Sauvages* sous Charles VI était déjà un ballet du même genre, avec chants et danses. Le ballet de cour attendait de devenir la grande forme d'art qu'il devint de Lully à Rameau. A qui en doit-on l'idée ? Il n'est pas étonnant que ce soit à Corneille qui, en art, était un esprit très libre, très porté aux formes neuves et hardies. Ses premières comédies en témoignent. Il ma­niait le vers libre avec beaucoup plus d'aisance que Racine, et sa tragédie même fut une forme neuve et combien har­die. Le facile et le commun, c'est le mélodrame courant. Il écrivit en 1651 une tragédie d'*Andromède.* La formule de l'opéra français y est tout entière, avec son prologue à la louange du roi et ses cinq actes en cinq lieux différents. Dans le prologue le Soleil et Melpomène chantent : Cieux, écoutez, écoutez, mer profonde Et vous astres et bois, Affreux déserts, rochers battus des ondes Redites après nous d'une commune voix Louis est le plus jeune et le plus grand des rois. Louis XIV avait onze ans. Au second acte la diablerie s'amorce ; accompagnés du tonnerre Éole et les vents enlèvent Andromède. Le troisième acte nous montre des *rochers affreux* sur lesquels Andro­mède est attachée par les vents ; Persée combat le monstre auquel elle est exposée et le vainc. Le quatrième acte malgré la jalousie de Junon, est l'acte des « Champs Élysées », la fête des noces d'Andromède et Persée. Au cinquième, Persée est attaqué par un rival dont il se défait avec la tête de Méduse. Jupiter descend et pro­clame : Des noces de mon fils la terre n'est pas digne La gloire en appartient aux cieux. En somme, une béatification comme celle de Castor et Pollux, quatre-vingt-dix ans plus tard dans l'œuvre de Rameau. 245:87 Car l'accent chrétien est évident partout sous une my­thologie complice. Ce n'est pas étonnant de Corneille. Persée, esquisse un remerciement, Junon l'arrête : Arrêtez là votre remerciement, L'obéissance est le seul compliment Qu'agrée un Dieu quand il commande. et le chœur chante, faisant allusion aux constellations célestes d'Andromède et de Persée : Et quand la nuit aura tendu ses voiles Vos corps semés de nouvelles étoiles Du haut du ciel éclairant aux mortels Leur apprendront qu'il vous faut des autels. Corneille avait demandé la musique à d'Assoucy. Il réi­térait dix ans plus tard avec la *Toison d'Or.* On entend alors dans le prologue la Victoire, la Paix, la Discorde, l'Envie et un chœur de musique. Les Champs-Élysées seraient au second acte ; les sirènes y chantent pour l'introduction de la reine de Lemnos. La diablerie se trouve au troisième, où Médée change le palais royal *en palais d'horreur peuplé d'animaux sauvages*. Au cinquième acte Jupiter encore dénoue la situation dans une apothéose. Or Corneille était parfaitement conscient de ce qu'il faisait. Il explique dans l'examen d'Andromède : « Chaque acte, aussi bien que le prologue, a sa décoration particulière et du moins une machine volante, avec un concert de musique, que je n'ai employé qu'à satisfaire les oreilles des spectateurs, tandis que leurs yeux sont arrêtés à voir descendre ou remonter une machine, ou s'attachent à quel­que chose qui les empêche de prêter attention à ce que pourraient dire les acteurs, comme fait le combat de Persée avec le monstre. » Il suffit d'inverser la pensée pour com­prendre la position des musiciens. Ceux-ci ont besoin qu'il se passe quelque chose sur la scène pendant leurs dévelop­pements musicaux. Corneille ajoute : « ...les machines ne sont pas dans cette tragédie comme des agréments détachés. Elles en sont en quelque sorte comme le nœud et le dénouement, et y sont si nécessaires que vous n'en sauriez détacher aucune que vous ne fassiez tomber tout l'édifice. » Corneille entend par là que les allégories dont les machines sont les instruments, ont un rôle dramatique indispensable. Et que représentent ces allégories ? L'intervention divine ou diabo­lique, si négligée aujourd'hui et si réelle pour tous ceux qui ont quelqu'expérience spirituelle. 246:87 En tout cela, Corneille se rattachait à notre théâtre du Moyen-Age où toujours intervenaient des chants. Le *Miracle de la femme que Notre-Dame garda d'être brûlée* nous en donne des exemples bien hardis. Saint Gabriel et saint Michel, qui empêchent à deux reprises le feu de brûler la femme, chantent ensemble. Le miracle est reconnu. La pièce finit par une extase de la femme qui assiste à une messe dite par Jésus. Tous les assistants doivent donner un cierge. Notre-Dame va première à l'offrande avec son cier­ge. La femme aussi, mais ne veut pas donner son cierge. Les anges ne peuvent lui en arracher que la moitié. Lors de son réveil, elle a, comme preuve de la réalité de son extase, le bout de cierge qui reste entre ses mains. Tout cela est mis à la scène et chanté par les anges qui avec Dieu « parfont leur procession en allant ès cieux ». Deux nonnes viennent chercher la femme pour lui faire prendre l'habit et l'emmènent en chantant : Chantons en allant toutes trois En louant le doulx roy des roys... On peut regretter que cette source chrétienne n'ait reparu que cachée par les herbes de la mythologie. La Renaissance et la Réforme encore plus avaient interrompu cette tradition. On avait cru honorer les mystères de la religion et leur éviter les critiques des hérétiques en inter­disant de telles figurations. Les cuistres et les jansénistes hochèrent la tête aux représentations de *Polyeucte.* Rameau ne put faire jouer son premier opéra, un *Samson,* parce que le sujet était tiré de l'Écriture sainte. La musique en servit à d'autres ouvrages. La *chacone* terminale des *Indes Galan­tes,* si sottement supprimée aux représentations de l'Opéra (car c'est une superbe pièce instrumentale) était celle qui à la fin de *Samson* devait amener tous les peuples à l'adora­tion du vrai Dieu. En adoptant la mythologie le théâtre se séparait du peuple. *Mais ce n'est pas la faute des artistes ; on leur* a *interdit le réel* ; ils n'ont fait que réaliser comme ils ont pu leur vocation, qui est un appel de Dieu à chanter sa louange. Cependant Corneille avait donné sa forme définitive à ce qui devait être la tragédie lyrique française. Elle attendait qu'un musicien de valeur s'en emparât et remplaçât la poésie dramatique par la musique. 247:87 En Italie la musique avait suivi des voies bien différen­tes. La suite d'orchestre, qui donnait naissance chez nous au ballet dramatique, aboutissait en Italie à la *sonate.* Les premières sont de Corelli (1653-1713). Elles étaient divisées en deux genres, suivant qu'on les jouait à l'église ou au concert. Les morceaux de la première s'appelaient simple­ment *allegro, adagio, allegro vivace*. Vous reconnaissez le plan de la sonate et de la symphonie allemandes. Les *sonates de chambre* étaient composées de danses, mais il n'y a aucune différence d'esprit ni de musique entre les unes et les autres. Le concerto de Vivaldi : *pour la solennité de saint Laurent,* pourrait très bien se nommer : *pour la foire de saint Laurent.* Couperin, chez nous, mais avec autrement de profon­deur, représente cette évolution de la composition musicale. Quant au théâtre musical, pratiqué en Italie dès le XVI^e^ siècle, il n'était qu'un drame poétique mis en musique. Monteverde avait donné son *Orphée* à Mantoue en 1607. L'*Orphée* donnait pourtant l'espérance de ce que fut notre tragédie lyrique. Le premier acte est composé de chansons et danses pastorales. Au cinquième, Apollon, le drame terminé, vient chercher Orphée pour l'emmener avec lui dans l'Olympe. Et comme au troisième acte Orphée descend aux enfers, on voit qu'il y a là une esquisse de ce qui fleu­rira chez Lully et Rameau. Les vrais musiciens dramati­ques sont portés à composer *musicalement* leur œuvre et non poétiquement. Le *Couronnement de Poppée* que Monteverde composa trente-cinq ans plus tard en 1642 est bien plus faiblement construit que son *Orphée.* Le génie du musicien n'est pas en cause, mais la musique italienne allait préférer et im­poser, tout au moins à l'Allemagne, l'opéra napolitain et le *bel canto.* D'ailleurs notre scène lyrique de la grande époque n'aurait pas supporté les scènes d'adultère et de séduction analogues à l'histoire de Poppée et de Néron, qui attirent aujourd'hui des auditeurs dépravés. Il est inhérent aux méthodes de l'art musical d'opposer un morceau grave -- et un morceau gai, une pièce lente et une pièce vive. Mettez cela en drame, vous avez l'enfer, les Champs Élysées, le Paradis. Et cet ordre dramatique, entre­vu par Monteverde est devenu l'ordre (chrétien) de notre tragédie lyrique, et celui de Wagner dans Parsifal. Les romantiques tentèrent de l'intervertir, comme ce bon Berlioz, si peu fait pour être pessimiste, dans la Damnation de Faust. 248:87 Or un ordre semblable s'est imposé à la symphonie alle­mande, allegro-andante, scherzo, menuet, allegro triomphal pour des raisons profondes, vitales pour l'âme humaine en qui l'Espérance est une vertu. \*\*\* Arrivé à ces conclusions par l'examen des œuvres de Rameau, Lully et leurs contemporains, en remontant à la source, nous avons voulu prendre connaissance de ce que disait un écrivain versé dans la connaissance du théâtre du Moyen-Age et qui aurait fait le travail inverse. Or voici ce que nous lisons dans le livre de M. Cohen : *Le théâtre en France au Moyen-Age*, page 7 : « ...au XVII^e^ siècle encore notre principal théâtre, l'Hôtel de Bourgogne, appartient aux confrères de la Passion, dont Valleran le Comte et son poète Alexandre Hardy sont les locataires. La Comédie et la Tragédie classiques s'installent dans les meubles de ces artisans, joueurs de Mystères et héritent de leurs *facteurs,* de leurs *feintes* ([^68]) et de leur mise en scène simultanée, dont le principe survit à la dispa­rition du genre pour lequel elle avait été créée. Aujourd'hui encore le manteau d'Arlequin ou toile rouge qui encadre l'ouverture de la scène continue la chape d'Hellequin dont est drapée la Gueule d'Enfer ([^69]). « Ajoutons, et ce n'est pas moins important, que le drame religieux ayant survécu, en province surtout, à l'arrêt du Parlement de Paris qui le condamne en 1548, c'est le même public, habitué par les Mystères à l'action mobile et violente, à la multiplicité des décors juxtaposés, au mélange du comique et du tragique, que les genres nouveaux et leurs auteurs auront à conquérir. 249:87 D'où une fois passée la crise d'imitation servile de l'antique, le succès des pièces reli­gieuses dont Polyeucte, puis Esther et Athalie seront les représentants attardés, mais surtout le succès de la tragi-comédie ou tragédie à dénouement heureux... Corneille est l'élève de Hardy non moins que de Garnier et de Jodelle. » N'ayant pu lire les œuvres d'Alexandre Hardy, nous sommes réduit à reproduire ce qu'on en dit. Hardy fut un auteur très fécond en tous genres, il a donné les premières ébauches de ce que fut la tragédie classique ; il écrivit aussi des pastorales et des pièces mythologiques, dont il est dit dans l'*Histoire illustrée du théâtre* de Lucien Dubech (T. III) : « Une place à part doit être faite aux pièces mytholo­giques qui tiennent de l'opéra et du burlesque... Ni tragédies, ni tragi-comédies, elles content l'histoire de Procris, d'Alceste, des Filles de Minos, de Proserpine, de la Gigantomachie. Ces pièces font plutôt penser au théâtre chanté que parlé. » Les sujets chrétiens portaient en eux-mêmes tout ce qui peut être utile au théâtre musical *non comme des allégories mais comme des réalités.* Les apparitions surnaturelles comme au jour de l'Annonciation et tous les faits analogues de notre histoire religieuse depuis l'origine jusqu'au temps présent dans la vie des saints offrent toutes les occasions possibles de développements musicaux dramatiques : cette veine a été retrouvée de nos jours par Claude Duboscq. Les décrets du Parlement en les interdisant aux artistes, les rejetaient, par les nécessités même de leur art, vers les allégories morales et les sujets mythologiques. \*\*\* Quel musicien songea le premier à emplir de musique le cadre donné par Corneille ? Ce ne fut pas Lully, mais Cam­bert. Lully depuis 1658 composait des ballets pour la cour, des intermèdes pour les comédiens de Molière. Mais l'idée du théâtre lyrique était dans l'air. Nos plus grands poètes eux-mêmes sentaient le besoin d'une expansion de leur art. Dès 1659 Perrin et Cambert avaient composé une « Pasto­rale en musique ». Molière à la veille d'écrire Le *Bourgeois Gentilhomme* écrivait à la demande du Roi une *tragi-comédie Ballet, Psyché*, à laquelle Corneille collabora pour les parties exquises de l'ouvrage, Quinault pour les ballets et Lully pour la musique. 250:87 Nous trouvons dans une ancienne édition de Molière cette note : « ...ce sujet si propre à pro­duire un spectacle magnifique, où la terre, les cieux et les enfers pouvaient offrir ce qu'ils avaient de plus varié, et dont M. de la Motte a dit qu'il eût pu à lui seul faire inven­ter l'Opéra... » Ce M. de la Motte est Lamothe-Houdard, neveu de Fontenelle qui fut un librettiste célèbre des pre­mières années du dix huitième siècle. C'est lui qui créa avec le musicien Campra le genre de l'opéra-ballet (du type des Indes Galantes) avec plusieurs « entrées » sur des sujets différents. Et cela dès 1697 (*l'Europe Galante*). Resté fidèle à ses origines, l'opéra-ballet gagnait sous cette forme en unité musicale. Molière lui-même dans ses *Cérémonies* du *Bourgeois Gentilhomme* (fin de 1670) et du *Malade Imaginaire* (1675) faisait monter la comédie à un degré de généralité supérieure qui dépassait la peinture des caractères. L'expression lyri­que y devenait indispensable. Il réalisait ainsi dramatique­ment ce comique grandiose que Rabelais incluait dans un récit comme celui de la *Défense du clos de Seuillé*. Lully ne songeait cependant pas lui-même à la forme dramatique. Or le 15 mars 1671 Perrin et Cambert donnèrent une pastorale en cinq actes, *Pomone*, qui eut un succès im­mense et fut jouée huit mois de suite. Elle comportait dia­blerie, fantômes, songes et triomphe. Cambert, avec un autre librettiste, Gilbert, composa en 1671 une nouvelle pastorale, Les Peines et Plaisirs de l'Amour, qui eut le même succès que la précédente. C'est alors que Lully, arriviste intrigant et sans scrupule, obtint par Mme de Montespan le privi­lège d'une *Académie de Musique* exclusif à tous autres. De son vivant personne ne put composer d'opéra. Cambert était un musicien de valeur ; Lully a imité son récitatif, ses ouvertures, l'ordonnance de ses chœurs. L'instinct harmo­nique de Cambert était plus subtil que celui de Lully, mais il reste trop peu de sa musique pour savoir ce qu'il valait comme musicien dramatique. Il s'exila à Londres où Pomone fut jouée avec succès, et il mourut en 1677 à moins de cinquante ans. Lully voulut occuper aussitôt sa place et fit représenter dès 1672 les *Fêtes de l'Amour et de Bacchus* dont les pa­roles étaient de Molière, Benserade et Quinault, parce que cet ouvrage était le simple rassemblement d'airs de ballet de Lully composés en diverses occasions. 251:87 Le fait important était que des musiciens se fussent emparés d'une forme dramatique particulièrement favorable à la musique. Ce n'est pas le lieu de parler de l'œuvre de Lully ; ce qui la caractérise, c'est d'abord une très belle qualité de son qu'il obtenait en composant à cinq parties. Il est à ce point de vue le roi de l'orchestre à cordes. L'équilibre des scènes, des chœurs et de la poésie proprement dite est plus parfait que chez Rameau. Dans les œuvres de ce dernier la poésie n'est qu'un support nécessaire pour amener les scènes dramatiques et des danses. Mais la qualité des idées musicales jointe à la grandeur de l'esprit et de la pensée emporte tout. Né en 1683, un an avant la mort de Corneille, Rameau, un siècle après le Cid, allait porter dans la tragédie lyrique l'esprit d'amour, de grandeur et d'héroïsme de l'auteur du Cid, et donner leur sens le plus profond aux scènes obliga­toires devenues traditionnelles dans cette nouvelle forme dramatique. Pas d'acte des Enfers qui dise autant que celui d'*Hippolyte et Aricie*. Pas d'acte des Champs Élysées qui décrive mieux la mélancolie des plaisirs terrestres. Pas de « *Béatification* » plus grandiose que celle de Castor et Pollux. Lully et Rameau se sont donc saisis de la forme théâ­trale de l'Andromède de Corneille, de la Psyché de Molière sans y rien changer. Le théâtre complet du Moyen Age revi­vait ainsi au grand contentement du public. Quelques années plus tard Racine écrivait Esther (1689) et Athalie (1691) avec des chœurs et de la musique. \*\*\* Mais nous sommes en *l'année Rameau*. Qu'en pouvons-nous dire ? Retenu par la grippe nous avons manqué l'audi­tion d'*Hippolyte et Aricie* au Marais. Mais nous l'avions en­tendu à l'Opéra avant 1914 et l'audition nous en avait satis­fait. Elle est obligatoirement plus juste dans les représen­tations intégrales que dans les exécutions partielles ; l'or­chestre est retenu par les chanteurs et les danseurs, qui ne peuvent accepter que des mouvements normaux pour les pas et pour les voix. La virtuosité des instrumentistes con­temporains tue la musique. L'acrobatie est ce qu'ils prisent ; ils essaient de la mettre là où elle n'est pas utile et même où elle est contre indiquée. 252:87 Et comme la tradition est inter­rompue entre Rameau et nous, ils font ce qui leur plaît. Il y a une tradition pour jouer Mozart ou Beethoven qui dure depuis que ces artistes jouaient eux-mêmes leurs œuvres. Même les virtuoses sans goût sont guidés et calmés par ce qu'ils ont entendu et qu'ils ont appris dans les écoles. Rien de pareil dans le cas de Rameau. Il arrive qu'il soit saboté consciemment. Ses trios pour clavecin, violon ou flûte et viole en sont un exemple. Subitement cette année il a été donné trois enregistrements de ces pièces publiées il y a soixante-huit ans. Nous les avons achetés tous les trois. Aucun n'est satisfaisant. Le premier concert contient trois pièces. Les deux premières ne sont pas rapides, alors nos virtuoses, pour se rattraper, jouent à fond de train la troi­sième, qui a pour titre *Le Vézinet.* Or le compositeur, qui se méfiait déjà, a écrit en tête : gaiement, SANS VITESSE. C'est une promenade dans un beau paysage comme celui de *l'Amour paisible* de Watteau. Le contresens est voulu et impardonnable. Il est une pièce ravissante qui s'appelle *La Timide.* Rameau a écrit : gracieux ; les exécutants font de cette timide une petite personne pimpante et agitée. Le flûtiste le plus connu montre dans l'exécution des deux tambourins qu'il est un virtuose éblouissant, mais com­prend-il la musique ? Un assez grand nombre de pièces por­tent comme indication : *rondement.* Le sens des mots chan­ge ; aujourd'hui celui-ci veut dire : « bon train ». Nos vir­tuoses en profitent ; mais la musique ne les avertit donc pas ? Voici les définitions du temps : RONDEMENT. Adverbe. Uniment, également. « Il travaille rondement. Ce coche mène rondement. » On s'en sert aussi au figuré, pour dire sincèrement, franchement, sans artifice, sans façon : « Il n'est point trompeur, il y va rondement. Il va rondement en besogne. » Il est de style familier. (Extrait du DICTIONNAIRE DE L'ACADÉMIE FRANÇOISE, 3^e^ éd., tome. II, (1740), p. 600.) Le Dictionnaire de Trévoux (1740) parle dans le même sens. Ce qu'on appelle les « agréments », ces petites notes qui étonnent nos contemporains, sont interprétées aujour­d'hui comme des *mordants* et jouées en conséquence avec dureté. Or ces agréments sont seulement des notations cur­sives d'une formule mélodique (comme les neumes du grégorien) et doivent être interprétées mélodiquement. 253:87 Il est une pièce de la jeunesse de Rameau dont le titre est *Véni­tienne ;* elle est particulièrement gracieuse, les *pincés* sur le premier temps de chaque mesure ont pour but de lui en­lever son poids de temps fort et d'en faire un rebondissement léger. L'interprète écrase ces notes et détruit le carac­tère de la mélodie. Enfin tous jouent trop en mesure. La musique alleman­de a fait de la mesure un élément prépondérant du rythme. Même Roger Désormières qui a si bien compris et depuis longtemps la musique et l'instrumentation de Rameau (son édition des *Paladins* date de 1938) se croit obligé de jouer les paroles *Dormez, dormez* au trio des Songes de *Darda­nus* aussi vite que le reste. Rameau n'a pas mis d'indica­tions ; mais n'est-il pas évident que musicalement ce pas­sage est plus lent ? Or dans toute l'œuvre de Rameau il n'y a que quatre mesures de *l'Enharmonique* où le compositeur après avoir dit *hardiment* ajoute : *sans altérer la mesure.* Il avait peur qu'on ne s'emballe sur cet *hardiment.* On avait coutume de varier le *temps.* Couperin écrit dans son *Art de toucher le clavecin :* « Quoy que ces Préludes soient écrits mesurés, il y a cependant un goût d'usage qu'il faut suivre. Je m'explique. Prélude, est une composition libre, où l'imagination se livre à tout ce qui se présente à elle. Mais comme il est assez rare de trouver des génies capables de produire dans l'instant, il faut que ceux qui auront recours à ces Prélu­des-réglés, les jouent d'une manière aisée sans trop s'atta­cher à la précision des mouvements ; à moins que je l'aie marqué exprès par le mot de Mesuré... Une des raisons pour lesquelles j'ai mesuré ces Préludes, ça été la facilité qu'on trouvera, soit à les enseigner ; ou à les apprendre. » Rameau dit de même : « Si l'imitation des bruits et des mouvements n'est pas si fréquemment employée dans notre musique que dans l'italienne, c'est que l'objet dominant dans la nôtre est le sentiment, qui n'a point de mouvements déterminés et qui par conséquent ne peut être asservi partout à une mesure régulière sans perdre de cette vérité qui en fait le charme. L'expression du physique est dans la mesure et le mouve­ment, celle du pathétique est dans l'harmonie et les in­flexions. » 254:87 Ainsi les danses elles-mêmes ne doivent pas être jouées trop en mesure, car celles de Rameau visent avec force « au sentiment ». Enfin l'usage attesté dès 1550 en France était de jouer inégalement des notes égales. Couperin écrit : « Nous écrivons différemment de ce que nous exécutons, ce qui fait que les étrangers jouent notre musique moins bien que nous ne faisons la leur. Au contraire les Italiens écrivent leur musique dans les vraies valeurs qu'ils l'ont pensée. » C'est qu'au fond ces inégalités étaient impossibles à no­ter ; de deux croches on ne peut pas dire que l'une était pointée et l'autre jouée comme une double croche : il s'agissait d'une certaine inégalité non mesurable, pas tou­jours la même ; il ne s'agissait pas de l'appliquer partout régulièrement ; généralement c'est seulement dans les de­grés conjoints qu'on applique ces méthodes, assez stricte­ment d'ailleurs, d'accord entre les compositeurs et les in­terprètes ([^70]). L'encyclopédie déclare dans son article sur le *Chrono­mètre :* « Il n'y a peut-être pas dans un air quatre mesures qui soient de la même durée. Cette objection (à l'emploi du chronomètre) qui est d'une grande force pour la mu­sique française, n'en aurait aucune pour la mesure ita­lienne soumise irrémissiblement à la plus exacte mesure ; car si la musique italienne tire son énergie de cet asservis­sement... la française met toute la sienne à maîtriser à son gré cette même mesure, à la presser et à la ralentir selon que l'exige le goût du chant ou le degré de flexibilité des organes du chanteur. » On a pu entendre dans les *Indes Galantes* l'orchestre obliger les chanteurs à massacrer les vocalises par respect pour la mesure ! Au moment où allait prévaloir la musique allemande, imitatrice renforcée de l'italienne sur ce point, la musique française continuait à défendre la liberté rythmique. La mesure aide à l'expression des passions. Comme le dit Rameau : « L'expression du physique est dans la me­sure. » La liberté rythmique traduit la liberté de l'esprit dont les mouvements sont imprévisibles. Couperin et Ra­meau sont les grands témoins de la liberté de l'esprit dans la musique moderne, et le sens profond de la réforme opérée par Satie et Debussy dans la musique contemporaine est celui d'un retour à la liberté rythmique. 255:87 Autre remarque. *Le diapason a monté depuis Rameau* il était environ un demi-ton majeur au-dessous du diapason normal de 870 vibrations. En ne transposant pas cette mu­sique on fait crier les chanteurs. Or le diapason monte tou­jours sous l'influence du jazz américain. Nous avons un enregistrement d'*Hippolyte et Aricie* fait en Angleterre. Le *la* est près d'un ton au-dessus du *la* de 870 vibrations, un ton et demi à peu près plus haut que cette musique fut pensée et jouée. On se doute du résultat pour des choristes qui n'ont pas des voix exceptionnelles. On a repris le *Zoroastre* de Rameau en changeant toute l'instrumentation. Comme il n'y a plus de droits d'auteur à verser à Rameau, c'est un moyen de faire gagner de l'ar­gent à un camarade. Les récitatifs des *Indes Galantes* avaient déjà été instrumentés ainsi sans aucun bénéfice pour l'œuvre. Ce qui se comprendrait pour une danse sé­parée est inadmissible pour l'œuvre entière ; car l'instru­mentation de Rameau reste très expressive et même pi­quante. L'orchestre de Strasbourg a donné le quatuor de Cou­perin *la Sultane* orchestré et instrumenté par Milhaud de la manière la plus banale et la plus grossière, enlevant à ce chef-d'œuvre le caractère contemplatif qui en est la marque. Les musiciens français profiteraient-ils du renouveau d'intérêt porté à Couperin et à Rameau pour gagner de l'argent sur leur dos, au lieu d'en profiter pour faire com­prendre l'intérêt intellectuel et même spirituel d'un esprit musical incomparable ? S'ils l'avaient compris, auraient-ils attendu l'année Rameau pour en profiter ? Il ne suffit pas de s'intéresser à Rameau ; il faut en outre, pour l'exécuter convenablement, recréer une tradition perdue. Que dire encore ? Il est des artistes dont chaque siècle a l'équivalent en importance. Il en est dont l'œuvre est peu considérable en volume et qui ont cependant renouvelé la conception de leur art, comme Verlaine et Erie Satie ; ce sont de grands initiateurs. Enfin il en est de tels qu'il faut trois ou quatre siècles pour trouver leurs égaux en gran­deur. Vous chercherez en vain de Michel-Ange à Rodin un sculpteur qui vaille l'un et l'autre. Rameau est de cet ordre-là. Henri CHARLIER. 256:87 ### Claudel : la note la plus élevée par Dominique DAGUET LORSQUE CE MOT d'amour est prononcé, il semble bien que l'on ouvre le domaine le plus vaste de notre être, que l'on nomme ce qui en nous est unique, que l'on désigne ce qui nous sollicite dans l'essentiel de nos heures de conscience, ce qui nous définit et nous lie dans le même temps avec le plus clair et le plus obscur de tous les mystères. Aussi bien, lorsque dans la vie des hommes la vie d'amour est une pleine réussite, on peut dire que l'existence en est toute illuminée, qu'elle est triomphante, vécue en pleine clarté, en pleine joie. Quand les poètes tâchent d'atteindre à l'essentiel, ils vont droit au but et disent l'amour dont brûle le cœur de l'homme, l'amour après lequel il semble s'essouffler. Quand enfin l'homme re­çoit la révélation de Dieu, cette révélation proclame la plus étonnante parole, que Dieu est cet Amour après lequel l'homme aspire jour après jour. Il n'est pas étonnant donc que ce poète formidable que fut Claudel, poète des temps de granit et de cristal, poète du sombre et de l'éclair, poète des larmes et des rires, en­tremêlés, des délicatesses comme un souffle perdu au cen­tre d'épopées de geste rudes et de rudes besognes, il n'est pas étonnant que ce poète de l'homme soit aussi celui de l'homme et de la femme en un unique destin. Poète de l'amour entre les hommes. Et d'une façon plus haute, poète de l'amour entre les hommes et Dieu. \*\*\* 257:87 Hors du visage de Violaine devant Jacques Hury, hors de la main de Sygne dans la confiance de Coûfontaine, cha­que chose perd de son importance. Le monde n'est rien, si cette intimité dans le regard n'est que fausse et illusion. Ce n'est qu'à l'intérieur de l'amour que l'ordre se retrouve et que l'univers semble possible. On se le demande, quelle est la plus grande affaire hu­maine, celle qui bouleverse les plus obscures des existen­ces, qui fait verser à chaque heure du monde des larmes de désespoir ou de joie ? N'est-ce pas cet amour, ce mouvement extrême qui pousse inexplicablement deux êtres côte à côte pour entreprendre de s'unir, et inconsciemment ne former plus qu'un ? L'amour encore, cette aspiration charnelle, et cette élévation spirituelle qui nous fait recevoir les dons de Dieu et répondre en fils à ce don paternel ? (Ah ! je le sais bien, cela est beau à dire, immense : et dans le temps où on le dit, l'esprit s'enflamme, et se sent transporté vers les régions les plus élevées du ciel mystique : mais, après le discours, comme après le rêve, c'est la chute dans une morne réalité qui semble vouloir contredire la fulgurante lumière et nous faire croire à quelque illusion du langage, comme le ferait un encens trop fort. Mais cette tentation du scepticisme doit être aussi vigoureusement combattue que l'irréelle exaltation.) Il fallait un poète pour avoir cette intuition si forte qu'elle vient jusqu'à l'expression, qu'elle suscite une sève qui fait monter des êtres imaginés auxquels elle donne une force persuasive extrême : cette intuition de ce mystère dont Claudel me semble tout pénétré. Qu'est-ce à dire ? Voici divers visages d'hommes et de femmes, voici diverses images de l'amour : amour con­quête, amour lutte, amour sauvage, plein de sang, de deuil, d'enthousiasme et de victoire. Amour de longue attente et de longue nuit, amour point d'arrivée où l'on contemple la joie, amour de l'homme dépouillé, plus riche de lumière que le plus puissant des rois, et e'est Rodrigue dans la barque d'infamie, enchaîné comme un esclave et resplen­dissant d'une certitude inébranlable : « *Que pourra-t-il m'arriver de mauvais par une nuit si belle ?... Je n'ai ja­mais vu quelque chose de si magnifique ! On dirait que le ciel m'apparaît pour la première fois. Oui, c'est une belle nuit pour moi que celle-ci,* où je *célèbre enfin mes fiançail­les avec la liberté !* » 258:87 Ah ! il y a quelque chose de nécessaire, il faut être tota­lement pur -- ou bien longuement se purifier, peu à peu abandonner, par un long exercice, ces attaches avec l'om­bre, ces goûts des fruits impurs -- il faut être ainsi disponibles pour l'aventure, et prêts à tous les dons, à tout don­ner, à tout recevoir. Autant dire qu'une vie suffit à peine pour atteindre les rives de l'amour parfait, cet amour entre­vu dans les livres, dans les yeux de quelques hommes, au fond de soi. C'est un long cheminement, où l'homme se dépouille de tout égoïsme, de toute petitesse ! École de grandeur et de simplicité, où l'autre nous révèle une vie de mystère pour laquelle nous sommes nés. « *Et alors quand ce sera ton tour et que tu verras la grande porte craquer et remuer, c'est moi de l'autre côté qui suis après.* » Alors comment cacher cette joie que l'amour nous con­fie : celle qui rayonne dans le cœur de Violaine apaisée, la vie étant offerte : « *Que c'est beau de vivre ! Et que la gloire de Dieu est immense ! Mais que c'est bon aussi de mourir ! Alors que c'est bien fini et que s'étend sur nous peu* à *peu* *L'obscurcissement comme un ombrage très obscur.* » Celle à laquelle se laisse bercer Rodrigue, dans sa bar­que de pauvre, lui, le légendaire vice-roi ! Curieuse joie, qui ne se pose qu'au cœur de la douleur : « *L'amour a fait la douleur et la douleur a fait l'amour.* » Et puisqu'il faut grandir l'homme au-dessus de l'hom­me, l'amour, tout incarné et encore pécheur, a besoin de ce lit : couche amère des souffrances où le regard de l'homme apprend le regard de Dieu. \*\*\* Mais d'où vient que cet amour soit possible ? D'où vient que la confusion soit possible entre cet engagement char­nel et cette poursuite idéale de l'éblouissement spirituel ? D'où vient que toute vie humaine ne soit humaine que transfigurée par cette joie, par cette irradiation mystérieu­se, l'amour d'un homme pour une femme, l'amour d'un homme pour son Dieu, ces deux amours étant l'un et l'au­tre, le même amour ? Dans une lettre à Jacques Madaule, Claudel écrivait -- « *L'idée générale de ma vocation, vous l'avez bien vu, est un grand désir et un grand mouvement vers la Joie Divine, et la tentative d'y rattacher le monde entier, celui des sentiments, celui des idées, celui des paysages, et de rappeler l'univers entier* à *ce rôle ancien de Paradis.* » 259:87 Un thème court dans toute l'œuvre claudélienne, comme une idée, une vieille idée platonicienne : celle de la con­naissance antique, mais tellement cachée, que les amants avaient l'un de l'autre. Ne serait-ce pas depuis ces êtres doubles, mais « solidement » uns, à la fois hommes et femmes, châtiés par Zeus, jaloux de leur inventive intelli­gence ? Cette nature équilibrée, ignorant le désordre et l'angois­se, était, pour le dieu, une menace : alors il consacra ces êtres trop unifiés à la poursuite d'eux-mêmes, et il les sé­para, laissant aller d'un côté l'homme et de l'autre la fem­me. Alors ce fut le chant désespéré de l'unité perdue et le chant bref, le chant de joie du bord des larmes des étrein­tes trop vite déçues. « *Ce rôle ancien de Paradis...* » Cette vie sur terre ne peut faire illusion : elle est véritablement une saison en enfer. Une saison de doute, d'incertitude, d'inquiétude aus­si, la pensée d'un jour pouvant le lendemain se révéler er­reur, l'attention passionnée d'un moment pouvant l'instant d'après se montrer l'effet d'un mensonge. De cet « enfer » quelque jour, dans le temps, chacun en a sa part : nous sommes tombés dans un trou, et la force de remonter nous fait défaut, nous voilà exsangues, et la force du mal s'ap­plique à nous étreindre plus fortement. Quel creusement secret de tombe promise par ce mal justement ! Percement de l'âme ; avilissement soigneusement masqué, paré des couleurs les plus flatteuses : et le mensonge risque d'entraîner l'être entier et de le vouer aux œuvres de haine et de destruction. Ah ! comme est lentement et puissamment montrée cet­te puissance ennemie du mal contre l'amour qui est notre vocation et notre espoir ! « *Refaire d'un homme et d'une femme cet être qui existait dans le Paradis* »*,* voilà l'am­bition de l'être, qui veut pouvoir dire avec certitude : cet être qui sera dans le Paradis, sans plus changer son sort par une frivole négation. \*\*\* Mais « *toi* » tu t'en vas chercher la femme comme la patrie que l'on retrouve ! « *Ce visage, à la fois absent et nécessaire, avec une délicieuse autorité* »*...* Par cela « *entre nous qui était avant notre naissance* »*...* 260:87 Car « *deux êtres ne se chercheraient pas s'ils ne s'é­taient déjà trouvés, et deux êtres ne se chercheraient pas si Dieu ne les avait créés pour se trouver un jour* »*...* Aussi bien cela suffit à la reconnaissance : le regard intérieur découvre d'un seul coup l'horizon qui est le sien de toute éternité. Et l'homme, il a la certitude de retrouver sa place, au centre de laquelle il se découvrira plus libre, plus fort ; ses gestes auront une amplitude nouvelle, com­me s'il s'attachait à ses paroles, à ses actions, toute une suite inconnue d'accords enfin perçus qui donneraient à ces paroles et à ces actes leurs véritables dimensions, leur véri­table résonance. « *C'est vrai, ce n'est pas moi qui t'ai donné la vie. Mais je suis ici pour te la redemander.* » Deux êtres sont appelés par la même violence, capturés par la même fascination, pour servir la même cause. Ils sont, de ce fait, indissolubles : couple pérenne, dont l'uni­té a le goût de l'éternité. En effet, la mort ici n'est qu'une purification, qui ouvre la voie à l'amour réalisé enfin dans la plénitude. « *Qui a aimé l'âme humaine, qui, une fois, a été compact avec l'autre âme vivante, il y reste pris pour toujours. Quelque chose de lui vit au pain d'un autre corps.* » On peut alors dire : il y a contrainte ; oui, nécessité, ordre même. Appel du sang, appel du cœur, appel de l'être. Il y faut absolument répondre, sous peine de se connaître inachevé, pour toujours absent d'une certaine couleur, d'u­ne certaine odeur, d'une certaine parole, qui sont couleur, odeur, parole de l'être vers son achèvement, vers sa pléni­tude. Or cependant choix. Non pas choix entre l'amour et le non amour, qui n'est pas choix mais renoncement, re­pliement ; non pas acte de volonté, mais acte de faiblesse, acte de crainte et d'égoïsme. Mais choix entre regards éga­lement complémentaires. Paradoxe de l'amour qui dira chaque fois : « Je pouvais ne pas t'aimer, et je t'ai prise » et plus fort encore : « Je ne pouvais pas ne pas t'aimer ». Tous les personnages de Claudel sont placés dans ce cli­mat de contrainte et de liberté, de choix et de nécessité. Et c'est fondamentalement une lutte épuisante entre l'accep­tation et la fuite, l'ardeur et la paresse, l'enthousiasme et la peur, le oui et le nom. 261:87 Ainsi, Dona Prouhèze vibre-t-elle à chaque instant sur la note la plus élevée qui est celle de l'éclatement : « *La force par laquelle je t'aime n'est pas différente de la force par laquelle tu existes.* » \*\*\* La Genèse nous montre Dieu se penchant sur l'homme en son sommeil : et voilà qu'Il fabrique de l'homme, en la sortant de son corps, une forme de femme sur laquelle Il souffle, et qu'Il donne à l'homme pour compagne. Le mâle alors donne son nom à la femme, Ève, marquant ainsi qu'il y a non seulement une subordination subjective, mais aussi participation de l'un en l'autre, participation définitive, ineffaçable. Qui donc est à l'origine de l'amour ? (Question mala­droite : mais on voit ce qu'elle veut faire dire.) Qui a fait du « cœur » de l'homme cette « impulsion » nécessaire, ce don et cette douceur, cet élancement de soi au-dessus de soi ? Ah ! comment répondre à cette question ainsi posée si l'on ne se tourne aussitôt vers le Créateur ? Aussi bien, n'est-ce plus une idole, une force fatale que l'amour. C'est une chose divine, prévue, voulue, garantie, protégée, cou­verte par Dieu lui-même. En fait c'est cette puissance d'a­mour qui nous fait véritable image de Dieu. Ainsi, aimer et faire la volonté de Dieu, c'est la même chose. Si on veut s'échapper, faire le fier sur d'autres ter­res, on porte condamnation contre la volonté de Dieu. Si on échappe, on porte condamnation contre l'Amour, et par là on porte témoignage contre Dieu, et c'est proprement le renier. Nier l'Amour, renier Dieu, nier le simple amour humain, renier Dieu, actes semblables, actes qui s'appellent l'un l'autre. Et prendre conscience de l'amour, c'est encore prendre conscience de Dieu, même si cette conscience est hors des formulations... « *Ce lien entre lui et moi n'a pas été mon fait, mais votre volonté intervenante*. » \*\*\* Saisir le fondement de l'Amour ne suffit pas à sa com­préhension, « à son enserrement dans les bras. Où tend l'Amour ? Vers quels sommets nous hisse-t-il, par notre accomplissement effectué ? Il tend de soi vers l'Infini : mais qu'est-ce à dire ? « *Nous deux ensemble, pour la joie et la gloire de Dieu.* » 262:87 Ce qui était passion devient chant dans le cœur. Nous nous servons de nous-mêmes et des autres et du monde pour découvrir Dieu, mais Dieu une fois découvert nous fera découvrir à son tour et nous-mêmes et les autres et le monde. Ainsi la communion de deux êtres sera d'au­tant plus véritable qu'elle aura d'abord été une communion avec Dieu. Tout cela n'est qu'une approche de ce mystère, des mots qui traduisent mal toute la réalité. Elle s'efface trop vite derrière l'imperfection de mes termes et de mes phrases, et l'on peut, au bout de tout cela, croire à quelque chose d'absurde. Ce serait une grave confusion. On pourrait dire ainsi que qui veut faire l'ange risque de faire la bête et que l'on risque encore de ne rencontrer en fait que désespoir. Mais c'est justement l'humanité ac­complie que de monter vers Dieu au travers et par toutes les contingences de notre nature. « *Nous n'avons d'autres devoirs que la Joie, car la Charité* (*ou l'Amour*) *ne mine pas l'Espérance, elle la consacre.* » *--* « *Occupez-vous de moi, dit Dieu, et je m'occuperai de vous.* » \*\*\* « *La Force par laquelle je t'aime n'est pas différente de celle par laquelle tu existes. Je suis unie pour toujours à cette chose qui te donne la Vie Éternelle.* » Ainsi l'Amour, fondé métaphysiquement en Dieu, trouve sa fin métaphy­sique en Dieu. Mais il y a cet intermède douloureux entre la naissance et la mort, ces quelques jours de gestation, entre l'igno­rance de l'autre et de Dieu, et la Joie. Ce passage de tor­ture -- selon Claudel -- entre le premier jour et le dernier. Cette souffrance de ceux qui s'aiment et luttent, car en soi il y a un ennemi, afin de mieux se comprendre, se compé­nétrer. \*\*\* Il y a donc le sacrifice dans la vie humaine, profondé­ment crucifiant et innombrable. Le sacrifice de l'homme qui lutte pour chercher la lumière dans son amour, de l'homme qui reste dans son attente anxieuse pour cueillir enfin ce mot et ce consentement de l'être en face de lui, et qu'il s'ait, de connaissance certaine, être son jumeau pour toujours ; 263:87 la souffrance et de nouveau le sacrifice, des sépa­rations à la croix du monde, des imperfections humaines, du désaccord entre la chair, faible et sans feu, et l'esprit qui désire toujours au-delà de sa marche, comme ces che­vaux impatients qui semblent vouloir brûler le sol pour être plus vite, à l'instant si possible, au but vers lequel ils vont. La souffrance des rencontres manquées, dont le sou­venir hante jour et nuit, trouble toute la vie ; finalement le sacrifice de la mort avant l'autre : la solitude de celui qui demeure, brisé, sans attache sur la terre. Sans attaches réelles, désormais plus que bateau ivre, et aspirant, sans pouvoir y rien faire, à cette seconde suprême qui ferme les yeux sur notre chaos, qui rejoint à l'autre et qui conjoint a Dieu. On devine à cela qu'il y a un rôle éminemment « méta­physique » que doit tenir la femme pour le salut de l'hom­me, et dans un sens différent, mais non moins essentiel, l'homme pour le salut de sa femme. Voici en effet que se montrent à nous plusieurs voies possibles pour atteindre Dieu. De notre marche, à Dieu, qu'y a-t-il ? Une route sans obstacle, droite et comme tra­cée avec évidence ? C'est concevable, et certains, dont la vocation est exceptionnelle, nous montrent comment ils ont pris ces raccourcis magnifiques, au bord des plus dan­gereux précipices, dans lesquels ils ne sont pas tombés : et par ces raccourcis ils ont atteint sans détours le sommet qui s'offrait à leurs regards émerveillés. Vocations ex­ceptionnelles, sacerdotales justement. Tout à fait à part est l'homme capable de s'élever tout droit dans la muraille granitique qu'il affronte. Et pour nous autres, du commun, il faut un intermédiaire... Nous avons besoin d'un relais où reprendre des forces. Il nous serait inutile de savoir d'un seul coup la distance qu'il y a de notre plaine au sommet : nous serions très embarrassés. Le Père A. Valensin avait trouvé une juste image : il nous faut un tremplin de relance... Et c'est la femme devant l'homme. La conscience de ce rôle doit ha­biter la femme devant l'homme qui la ravit : et voilà pour elle le tremplin qui lui est aussi nécessaire. Par un autre être passe le chemin de Dieu : quelle unité plus grande rêver ? Voilà pourquoi l'amour nécessite toute la vie, puisqu'il monte sans cesse vers une sainteté certaine. L'amour adul­tère de Dona Prouhèze, qui ne pourra se soutenir dans la chair, va aboutir malgré tout, et peut-être à cause de cela, au sublime sacrifice, à la perfection de l'amour. 264:87 Mais on se dit que sous ce mot d'amour il y a trop de sens divers : auxquels s'arrêter ? On voit par exemple qu'il peut s'agir d'une idole, d'un écran opaque et immuable devant Dieu. Ce peut être une passion qui détourne, et la soif d'infini, qui est le corps de tout amour, se sera conten­tée de l'eau trouble d'une idole... Ou ce peut être encore cet amour légitime, où la femme est la messagère belle envoyée devant l'homme pour lui montrer la route, et l'aider à monter vers Dieu. Et c'est alors une source de joie : littéralement, la femme est alors toute transparente à Dieu. Et l'homme, par elle, fait passer son désir d'infini. La femme, en cette intermédiaire, s'est elle-même élevée, au passage de l'homme au travers d'elle, et c'est une montée continue, dans une même connaissan­ce. De là vient la beauté, la douceur, et aussi la sécurité et la grandeur secrète des mariages dont Dieu n'est pas écarté. L'homme se trouve aimer d'autant plus son Dieu qu'il aime davantage sa femme, « *aimant indivisiblement l'un à travers l'autre* »*...* Son plaisir est son devoir. Ses élans, ses soupirs ne passent pas à côté de sa prière : ils sont sa prière même et la respiration de sa prière. Aussi bien, rien n'est plus beau qu'un tel amour, rien de si heureux, de si splendide, lui qui unifie « nos » deux natures, la « tienne et la mienne » charnelle et spirituelle, indissolublement, et les porte ensemble à leur destinée, qui est la vie d'amour en Dieu. Ainsi, le vieux ménage de l'An­nonce : rien ne présente une telle tonalité de joie, en de­hors même des souffrances du péché. Cela donc est la norme, la voie commune, non la plus facile, mais la plus unie, la plus favorable à l'épanouisse­ment de l'être : en face d'elle, la voie de l'amour coupable semble hérissée de pointes et de roches dures et aiguës. Voie de souffrances certaines, de joies seulement espérées pour un autre monde, voie de séparation et de brisure ici bas. Cependant, un amour coupable, en dehors de la légiti­mité du mariage, peut, lui aussi, devenir occasion de sain­teté. L'homme, en son cœur obscur et tourmenté, appelle à l'infini : or ce qu'il trouve devant lui, C'est cette voix de femme, cette chair de femme, en laquelle il lui semble que brille cette perfection vers laquelle il tâtonne : et les élans sont quelquefois gauches : ils nous portent souvent au-delà de notre volonté. Il s'arrête donc devant la femme, et cette femme le trouble. De laquelle il attend ce quelle ne peut posséder en propre. Il faut alors que la femme, qui fait écran à Dieu, sache s'effacer devant l'homme pour s'orien­ter vers ce Dieu qu'elle cache. 265:87 S'effacer et devenir ainsi révélatrice de Dieu. Ne rien prendre pour soi et tout donner à Dieu. Car prendre serait pécher, éloigner un peu plus la perfection attendue, puis­que ce serait prendre ce qui revient à Dieu. Il faut donc accepter de disparaître. Il faut que l'amour puisse, non à partir d'elle, comme dans la légitimité, mais par-dessus elle, comme sans elle, comme contre elle, poursuivre sa marche vers Dieu, avec l'aide de la grâce. C'est là le rôle héroïque. Non pas ne plus aimer, mais aimer tout à fait au-delà du visage. Aimer assez pour se sacrifier. Pour ne plus se montrer : laisser le chemin libre. C'est ce que doit accepter Dona Prouhèze, après des heures et des jours de lutte ; s'arracher à son amour comme s'ar­racher à elle-même. Elle finit par entrevoir la nécessité de son abandon, qu'elle consent dans les larmes. \*\*\* Cette souffrance de Dona Prouhèze, elle se comprend, puisque voilà un lien entre deux êtres qui ne pouvait être béni de Dieu. Souffrance qui doit aboutir malgré tout à une joie plus grande, celle d'avoir assuré l'amour de celui qu'elle aime, assuré, en cédant, le lien essentiel entre celui qu'elle aime et son Dieu. Mais la souffrance de Violaine ? Cette promise, en toute légitimité, à son fiancé ? Et celle des autres encore ? Car l'ennemi mystérieux, qui veille et écarte systématiquement le bonheur de tous les couples claudéliens, arrachera le vieil Anne Vercors, par exemple, à sa ferme prospère, trop, à sa compagne aimée, trop : « *Je suis las d'être heureux !* » Cela ne se peut sur la terre ainsi faut-il que chacun ait sa part, sa part suffisante... La petite joie paisible, humble fille à la cheminée, fem­me sage à sa table de couture, est trop petite pour l'appétit de l'homme. Plutôt l'incertaine et froide solitude, la re­cherche aventurée en des pays hors de l'habitude, que cette sotte et fade fille, qui étouffe l'âme, et lui fait oublier qu'elle n'est pas de ce monde. Ah ! cette simplicité morne est trop équivoque, et l'homme est trop dur. Tant d'égoïsme finirait par éteindre toute cette générosité qui bourgeonne à chaque printemps. Il faut l'assouvir. Et ce serait trahison que de s'arrêter en chemin. 266:87 C'est ainsi que l'homme appelle sur lui le sacrifice, la douleur, le déracinement, afin de se purifier, et donc de correspondre plus totalement à cette pureté essentielle de l'amour. « *L'inexorable amour me tient par les cheveux.* » Si Violaine accepte le sacrifice, c'est que Jacques ne voit que tout l'attrait de la jeunesse, il ignore encore ce besoin de grandir au-dessus de lui-même et qui lui est consubstantiel : «* Je suis plus qu'un anneau, Jacques, je suis un grand trésor *»... Il parle alors de justice : «* Mais moi, je ne vous aime pas parce que cela est juste. Et même si cela ne l'était pas, je vous aimerais encore et plus... *» Encore : « *Laissez-moi, il ne peut y avoir de Justice entre nous, mais la Foi seulement, et la Charité.* » Tout est ter­miné : quelle douleur, il faut rompre. Désengager le fer, cependant enfoncé jusqu'à la garde, afin que la rouille ne l'atteigne pas et ne le rende vain. « *Fuis*, *éloigne-toi*. » Ce que femme ne pourrait faire présente, sa tâche de montrer la voie de Dieu, elle le tentera absente. Et elle brûle cepen­dant, non de fièvre, mais d'amour certes, et jusqu'à l'ins­tant suprême. Ce n'est donc pas pour elle : elle s'est oubliée. Il n'y a plus que Jacques, qu'il faut monter, à bout de lèpre, jusqu'à Dieu. Elle est le parfum du vase brisé, et la vie en revient à Aubaine : les yeux sont de Violaine, le lait sur les lèvres est de Violaine. Les écailles sur les yeux de Jacques tombent ; Mara la dure se brise : « *Qui donne la vie, il faut qu'il accepte la mort*. » \*\*\* Tout amour qui est ascension vers la plénitude de la vie doit connaître cet instant d'effacement où le péché se retire. N'est-ce pas là la raison profonde du drame de Sygne ? Ce calice de honte bu jusqu'à la lie pour sauver « *le père des hommes, le vicaire du Christ* »... Et c'est une femme à terre, folle d'angoisse, qui accepte cependant la charge écra­sante pour une humaine femme, marchant sur son amour, le refoulant de toute sa force, son amour pour Coûfontaine, parce qu'un sort plus haut en dépend, le piétinant alors que c'est une déchirure mortelle, une seule et grande lame qui la brûle, alors que cette main qu'elle a donnée et retirée pour sauver le Pape, elle n'a qu'un désir, la remettre, droite et pure, et retrouver son « comme par le passé. 267:87 «* Qu'ai-je voulu te donner ? La joie ! Ne rien garder ! Être entièrement cette suavité ! -- cesser d'être moi-même pour que tu aies tout ! *» Et par ce tout, c'est Dieu que Prouhèze entend. L'amour vient en Dieu : or en Dieu est toute joie. Ainsi, il n'y aurait eu ni victoire ni joie si Violaine n'avait été docile à l'apparente folie de l'amour et du sacrifice de soi qu'il exige. Aveuglément, elle s'est laissée entraîner, et la joie la possède, la joie du Saint-Esprit, qui est un débordement de sève, un épanouissement irrésistible de l'être sous la poussée de la vie montante, dans la sérénité et la liberté de l'Amour. Dominique DAGUET. 268:87 ### La pastorale du sommeil par J.-B. MORVAN LES PEUPLES ANCIENS ou barbares tenaient le sommeil pour sacré, à l'égal de l'hospitalité -- « Ne dors plus ! Macbeth a tué le sommeil, l'innocent sommeil... » Le meurtre de l'hôte royal endormi portait le crime au suprême degré de l'infamie. Il reste de ce respect quelques traces dans nos lois, mais de nos jours le sommeil est méprisé, tout comme les espaces verts et pour de semblables raisons -- ; on croirait qu'il représente un vol commis aux dépens de la productivité humaine. Les chroniqueurs qui déplorent les fracas nocturnes ne sont guère écoutés ; le sommeil est faible, et tout ce qui est faible paraît en passe d'être condamné. Assailli du dehors, le sommeil est aussi attaqué de l'intérieur. On ne lui accorde guère qu'une valeur de nécessité thérapeutique. Il faut dormir, sans plai­sir, avec les pilules somnifères. Il n'est plus le domaine et le royaume de chacun ; le freudisme y voit fourmiller les monstres noirs de nos perversions inéluctables, et même constitutives. Si nous y croyions trop, nous y entrerions avec crainte et tremblement, comme Orphée aux enfers. Si nous voulons aider l'homme à son rachat, il faut trouver aussi quelques voies rédemptrices dans la moitié nocturne de sa vie, faire monter le niveau des eaux profondes entre le crépuscule et l'aurore. \*\*\* Pourtant les chrétiens aussi le tiennent en suspicion. « Jésus sera en agonie jusqu'à la fin du monde : il ne faut pas dormir pendant ce temps-là. » Et la voix de José Antonio semble unir son exigence à celle de Pascal : « Le Paradis n'est pas le repos. 269:87 Au Paradis on ne peut pas être couché. On est debout comme les Anges. Nous qui avons déjà conduit sur le chemin du Paradis les vies de nos meil­leurs, nous voulons un Paradis difficile, dressé, implacable ; un Paradis où l'on ne se repose jamais et qui ait dans l'embrasure des portes des Anges avec des épées. » Les amis du sommeil semblent tirer leurs louanges de l'épicurisme : Montaigne, qui se plaisait tant au dormir qu'il voulait qu'on le lui troublât pour qu'il pût l'entrevoir ; Proust, insomniaque, nostalgique du sommeil ; La Fontaine sur­tout, dont les Fables, dans l'étrange fluidité de leurs esquis­ses, paraissent avoir été non seulement rêvées mais dormies avant d'être écrites. Ce qui reste du romantisme chez Tris­tan Corbière lui fait mêler un sarcasme continuel à la longue « Litanie du sommeil » : Sommeil ! autant de pris sur notre éternité Tour du cadran à blanc ! Clou du Mont-de-Piété ! Héritage en Espagne à tout déshérité ! Coup de rapière dans l'eau du fleuve Léthé Et ces louanges, piquées comme des banderilles, ne té­moignent pas d'une sympathie fraternelle à la conscience endormie. Au vrai, le sommeil semble être jugé de façon équivoque. Les psychologues reconnaissent volontiers que le rêve est parfois doué d'efficacité ; tel chimiste illustre, somnolant dans un omnibus, vit se dessiner la formule qui lui échap­pait jusque là. Mais si on ne tient pas compte des concen­trations géniales et prophétiques du sommeil, qui sont exceptionnelles, on n'est pas obligé pour autant d'identifier les états de subconscience, de demi-sommeil, de veille atté­nuée, avec les visages hagards et hébétés du rêve. Sans doute nos rêves ne sont pas toujours ce que nous aurions désiré ; il peut nous arriver de souhaiter pour le repos de la nuit un rêve de paysage auprès d'un grand fleuve, sous des érables, et de n'y entendre que des conversations rado­teuses. Mais cet aspect apparemment négatif n'est pas déjà sans profit. Humilité ? Humiliation rassurante ? Le som­meil et ses fantaisies, ses danses au sous-bois de la demi-conscience cernent les activités du jour et prouvent à l'homme, qui souhaiterait d'être efficace jusque dans sa torpeur, qu'il reste serviteur inutile. L'humiliation n'est que relative, elle ne lui reproche pas son inutilité, mais révèle qu'il existe en son âme un élément complémentaire et différent, autre que la valeur qu'il se propose arbitrairement de lui donner. \*\*\* 270:87 Le songe nie que la vie puisse être mécanisme ou comptabilité, en tout cas que l'homme soit apte à en tenir comptabilité. Je m'amusais en pensant à l'histoire des moutons énumérés par les victimes de l'insomnie : vaine énumération dont la vanité même rendra à l'esprit sa nécessaire faiblesse, l'esprit fatigué devant retrouver le sommeil dans l'échec de ce recensement futile. Les biens de l'homme en cette vie sont faits de ces troupeaux mal décomptés. La Bible défendait les recensements trop jalou­sement exacts. Était-ce pour écarter l'homme de quelque divinisation des nombres, latente chez bien des peuples antiques, chez les Égyptiens, chez les sectateurs de Pytha­gore ? La grandeur creuse des nombres représente la fausse efficacité de la créature qui croit détenir l'absolu. Tenons-nous d'ailleurs vraiment à cet absolu, à cette vocation, à cette dévotion mécanique et mathématique de nos personnes ? Une zone d'incertitude nous est nécessaire. La plénitude, autant qu'on peut l'atteindre, ne peut être obtenue que par ce qui en nous se refuse à une plénitude d'efficacité. L'incapacité d'angélisme chez l'homme postule une adhésion à des mythes, secrets, un peu flottants, à des histoires qu'on raconte sans les finir. Les campagnes jadis offraient ces sensations confuses qui s'éloignaient de leur objet, renonçaient en partie à la compréhension de l'objet dans ses aboutissements matériels, utilitaires, dans son rythme de calcul. D'où les emprunts de la littérature pasto­rale à la campagne. Même la pastorale galante finissait par perdre une bonne partie de sa signification sensuelle. Les bruits qu'on entend dans les campagnes sont à la fois connus et inconnus : mugissements, bêlements, passages de vent, voix humaines dispersées, et le tic-tac des roues de moulin. On appelait le moulin « l'Écoute-s'il-pleut » : certains disent à cause de l'angoisse du meunier qui craint de voir diminuer et tarir les eaux en amont, peut-être aussi parce que le bruit du moulin derrière les feuilles ressemble parfois à celui d'une pluie commençante. La campagne maintenant est hachée de bruits qui ne s'y intègrent pas : du moins, pas encore. Mais Louis Pergaud notait déjà que le ronronnement lointain des batteuses entrait dans les incantations de septembre. 271:87 Il ne s'agit pas de recourir à l'hypnose des paysages ; mais la pastorale campagnarde peut fournir une image de repos et de recueillement sans laquelle la vie n'est pas ornée comme elle le doit. On établit un rapport entre le silence et le sommeil, entre le sommeil et la mort. Il y a plusieurs façons de concevoir ce triple ensemble. La volonté d'accep­tation est différente de l'acceptation vide. Autre chose est de vouloir ridiculement rationaliser la subconscience, autre chose de la recevoir comme une fatalité. Finalement, l'hom­me trouverait-il quelque moyen de choisir son sommeil, d'élire son rêve comme son silence ou son sentiment de la mort ? Y a-t-il une manière active d'envisager le repos, de prendre conscience de ce qui est diminution apparente de la conscience ? Les états intermédiaires de l'esprit sont-ils encore susceptibles d'une attitude de piété ? On cherche bien à nous suggérer l'attitude contraire. La conception violente et révolutionnaire du sommeil chez Freud, ce subconscient chargé d'insatisfactions positives et destructrices, voilà pour certains la vérité de notre être profond. Elle ne nous paraît pas rendre compte, ou fort peu, de ce que le sommeil et le rêve représentent d'essentiel dans l'homme, et de ce que précisément l'homme y a tou­jours principalement vu : l'atténuation de la vie fébrile et des revendications. Il y a le sommeil du désordre et de l'étrange, mais il y a aussi le sommeil image d'une paix qui n'est pas uniquement négative. Certaines périodes de la vie des hommes et des peuples ressemblent au sommeil ou aux paysages estompés qui le précèdent ou s'y associent. Une certaine confiance dans le sommeil, et celle que nous devons accorder aux temps qui refusent, dédaignent ou ignorent notre parole et notre action, peuvent partir d'un même principe spirituel. Le sommeil n'est pas seulement la chute du jour dans l'indifférence et la lassitude ; il est aussi la genèse d'un temps qui va naître, la montagne boisée sur laquelle s'appesantissent les nuées et que frappe la cadence des pluies régénératrices. Le bief est sombre, mais les eaux peuvent en être pures. Lac de barrage, il laisse au jour venu couler une eau de fraîcheur pour le siècle. Les jours sont des ruisseaux indécis dont chacun recueille peu d'images ; elles se retrouvent et se conservent dans une unité plus sûre, dans cette solidarité qui unit les nuits entre elles depuis l'enfance jusqu'à l'âge mûr. 272:87 Quant aux minutes qui précèdent le sommeil, elles peuvent être l'approche d'un vivier de charité, avec la sur prise charmée de l'enfant approchant des mystères de l'eau. Bassin étrange, les poissons qui s'y ébattent sont des êtres de mystère. « Ichtys » les initiales de la formule christique, le poisson sculpté sur le fond des bénitiers médiévaux... Pourquoi le Seigneur ne serait-il sensible qu'au temps de notre veille, et présent que sur les labours de la logique ardue ? La Nuit des Oliviers nous révèle à nous-mêmes, mais la conscience de notre condition tient entre le « Quoi ! vous n'avez pu veiller une heure avec moi ? » et le « Dor­mez maintenant et reposez-vous. » L'homme fut présent à l'agonie du Christ dans sa veille précaire et dans l'infirmité du sommeil. Les apôtres ne dorment pas longtemps. Il nous arrive de croire que nous avons dormi longtemps : quand le temps nous manque, ou que les paysages se rétrécissent, que les arbres qui nous étaient chers sont abattus, le sommeil naissant compense par des pentes herbues ou des forêts les domaines de la Création dont nous avons été spoliés. \*\*\* Cette géographie pastorale qui compte des ombres de moutons n'est pas étrangère à l'homme. L'homme que nous y voyons reparaître n'est pas l'homme du jour éveillé, l'homme de tous les jours et cependant il est le prochain. L'ami perdu et le défunt lointain surgissent soudain à la clairière : nouvelle présence de l'homme dans une nouvelle présence des lieux. Il est évident que le chrétien endormi ne provoque l'indignation de Pascal qu'à titre métaphori­que, mais le mot même a toujours une valeur péjorative car le dormeur est ridicule aux yeux de l'homme éveillé par son indifférence apparemment entêtée à l'activité, quoti­dienne. Pourtant n'y a-t-il pas une voie de rédemption pour le sommeil ? Le « Dormez maintenant » n'est-il que l'ex­pression d'une condescendance divinement apitoyée ? Il faut compléter le « Mystère de Jésus » de Pascal par « la Nuit » de Péguy. Les Écritures, toujours proches de l'homme dans la continuité de son être, laissent une large place au som­meil et aux songes : l'échelle mystérieuse de Jacob, les songes du Pharaon et de Joseph, de Nabuchodonosor, des Mages et de la femme de Pilate. Les longues prières du soir, prescrites autrefois, révèlent l'attention que l'Église portait au temps du sommeil et manifestent qu'elle ne se résignait nullement à voir dans la nuit le dépotoir du jour. Il n'est pas de temps mort, et la nuit reposante de Péguy n'est pas l'ennemie de la nuit exaltée de Pascal. 273:87 Le sommeil est considéré dans la Bible comme un lieu de mystérieuses communications. L'oreiller est l'écouteur d'un autre monde. Je connais bien des vieilles gens (et d'autres moins avancées en âge), qui font dire des messes pour les défunts qu'un songe leur a fait apparaître. Est-ce là superstition ? En tout cas ce rapprochement du sommeil et des morts n'est pas négligeable en un temps où les morts nous manquent. De même que nous ne pouvons nous résou­dre à envisager le sommeil comme une suite de ruptures froides, un « quotidie morior » qui ne serait qu'un coup d'assommoir quotidien, de même nous ne pouvons admettre que la mort reste pour nous silencieuse. Le sommeil, ou les minutes qui le précèdent, sont une arrière-campagne où demeurent les oubliés, et ceux de nos morts que nous n'avons pas connus, au long des siècles et des générations. « Nous comptons bien sur vous » disent des voix mal déter­minées. « Vous seriez bien gentils de faire ceci ou cela. Nous ne pouvons encore venir, et l'âge allonge les routes. Mais nous vous sommes précieux par nos demandes et vous savez qu'il y a un monde où l'on parle de vous familièrement, où le plus seul peut s'entendre parfois tutoyer par des voix émues. » \*\*\* Si notre temps, qui aurait bien d'autres lavages à faire, ne se souciait pas tellement de laver les cerveaux, il n'aurait sans doute pas été utile de rappeler des idées si connues. Mais au service de l'homme réduit et traqué, il faut parfois aller s'embusquer dans les fourrés du subconscient pour une chouannerie du songe. Le sommeil est une place-forte de l'âme, dont on ne doit pas laisser dégrader les murs et niveler les fossés. Finalement, le sommeil réclame lui aussi une paradoxale vigilance. Le splendide éveil du Paradis, qu'appelait José-Antonio, n'est pas beaucoup plus sembla­ble à la journée de l'homme (bien souvent éveillé en appa­rence) que le repos promis n'est comparable à nos nuits aux rêves imparfaits. Mais l'un et l'autre monde en détien­nent confusément les images prémonitoires. Jean-Baptiste MORVAN. 274:87 ### Les origines du mercantilisme à Lourdes (II) par Henri MASSAULT Le précédent article sur ce sujet a paru dans notre numéro 85 de juillet-août 1964. Histoire et légende. Les trois chancres qui menaçaient Lourdes, -- le matérialisme, le commerce et la déformation de l'histoire -- n'étaient, en novembre 1868, qu'au début de leur offensive contre le Pèlerinage. Malgré la réprobation générale, la revue mensuelle des Chapelains, les Annales, continua la diffusion de la « *Petite Histoire* » des Apparitions, mais avec moins de fantaisie que dans les deux premières livraisons. L'intervention énergique d'Henri Lasserre avait au moins obtenu un peu plus de respect de la vérité historique. Il était excellent que de nombreux écrivains racontent les merveilles de Massabielle, chacun selon son génie per­sonnel, comme cela s'est fait pour la vie de Notre-Seigneur, par plusieurs évangélistes. Mais quand des récits diffèrent dans la forme, leur concordance départage les auteurs consciencieux de ceux chez qui s'est glissée quelque fiction. Autour du fait non contrôlable des Apparitions de Lourdes, il fallait ne relater que des faits rigoureusement exacts et contrôlés. Toute œuvre d'imagination devait être proscrite, comme l'ont été les évangiles apocryphes très édifiants, certes, mais générateurs de doute. 275:87 L'historien Lasserre, mandaté par l'Évêque de Tarbes pour recevoir tous les dossiers alors connus, les détenait encore. Les Chapelains Sempé et Duboé n'avaient donc aucune base solide pour rédiger quelque chose de valable. Ou bien ils copiaient, en le défigurant, ce que Lasserre venait de publier dans la *Revue du Monde Catholique ;* ou bien ils tombaient dans la légende, qui est « l'histoire racontée en dehors de tout document écrit et certain, sur des on-dit populaires, par un esprit dénué de critique... Un témoignage est peu de chose quand il n'est pas contrôlé par d'autres preuves... La piété, les bonnes intentions alléguées sans cesse à ce sujet à la Grotte \[n'étaient\] nullement des garanties de capacité » ([^71]) pour reconstituer la vérité dans d'aussi mauvaises conditions. L'abbé Peyramale écrivait à Bernadette Soubirous que cette entreprise était *dangereuse* et il en disait à Lasserre les mauvais résultats : « Parmi les prêtres qui reçoivent les *Annales,* les uns ne les lisent pas, les autres les jettent au feu. » ([^72]) Mgr Laurence avait promis devant plusieurs témoins d'arrêter ce plagiat ([^73]). Mais il ne pouvait se faire obéir par son entourage. L'historien se sentit dès lors plus indépen­dant encore, si possible, « pour tout dire sans restriction » ([^74]). Il publia une nouvelle série d'articles dans la *Revue du Monde Catholique.* L'évêché de Tarbes y trouva d'autres « attaques violentes contre des hommes remplissant des fonctions publiques » et menaça l'auteur de l'accuser ouver­tement d'*abus de confiance*. Cet essai d'intimidation était accompagné d'une demande de restitution de tous les dos­siers et archives sur les événements de 1858 ([^75]). Lasserre riposta que « les hommes publics relevaient de la discussion publique ». Il n'abusait de la confiance de personne en disant la vérité sur l'opposition des fonction­naires au temps des Apparitions. Quant aux dossiers, ils ne seraient rendus qu'après la parution du livre achevé. « Lors de mon dernier voyage à Lourdes, ajoutait l'écrivain, le Supérieur des Missionnaires eut la louable « candeur de me dire que Monseigneur n'a pas lu mon livre ([^76]). » 276:87 Cet aveu, le P. Sempé le confirmera plus tard de sa main, surtout quand, pour exalter le zèle des Chapelains, il révé­lera toute l'étendue de leur action. Les discussions et les sanctions au sujet de ce livre ne venaient donc pas de l'évêque et n'avaient pas le droit d'usurper l'autorité épis­copale. Apostolat d'un laïc. Si Lasserre s'était préoccupé de son intérêt personnel, s'il avait considéré que son œuvre était sienne, il se serait empressé de ménager quiconque pouvait le servir, à com­mencer par l'évêché de Tarbes, dont il aurait suivi les prudentes directives. Il aurait pris le style ([^77]) compassé qu'aimait le P. Sempé. Sous prétexte d'édification et de charité ([^78]), il aurait édulcoré l'histoire et évité toutes compromissions en ne nommant « aucune personnalité » ([^79]). Il aurait flatté les Chapelains, vanté leurs réalisations, loué leurs projets, approuvé leur commerce et il leur aurait abandonné *officiellement* les bénéfices de son livre écrit en reconnaissance de la guérison miraculeuse de ses yeux. L'Œuvre de la Grotte l'aurait adulé, comblé de titres romains et pensionné comme ses autres serviteurs. Son existence paisible et glorieuse serait devenue une de ces immenses lâchetés que *l'esprit du monde* estime, honore et donne en exemple, -- dans la mesure même où elles entra­vent l'œuvre de Dieu. Mais l'historien n'a pas cherché « la paix comme le monde la donne ». Il a suivi le conseil de l'abbé Peyramale en renonçant à la voie facile « des gens si heureux ici-bas qu'il y a à craindre pour leur éternité » ([^80]). « Ne vous plaignez pas des contradictions que rencontre votre œuvre, ajoutait le saint curé, c'est le cachet des œuvres de Dieu ([^81]). » 277:87 Lourdes avait besoin que Lasserre restât aux côtés des pèlerins et des malades pauvres. Lui, laïc, il s'est fait le porte-parole de ces laïcs afin de diminuer le fossé qui se creusait entre eux et le clergé, et qui risquait d'éloigner bientôt les foules de ce Pèlerinage, comme cela s'est produit en tant d'autres lieux saints pour les mêmes raisons. Il fallait à Lourdes un historien capable de tout braver pour rendre hommage à la vérité ([^82]). Tandis que l'évêché de Tarbes le suppliait de ne pas le « compromettre » ([^83]) et de dissimuler ce qui ne serait pas flatteur pour les fonctionnaires ([^84]), il écrivait son récit avec autant de liberté qu'il l'aurait fait pour un événement déjà vieux d'un siècle ([^85]). Tandis qu'on le harcelait pour qu'il finisse son livre rapidement parce que les intérêts de l'Œuvre de la Grotte souffraient de n'avoir pas un récit des Apparitions à vendre aux pèlerins ([^86]), il prenait tout le temps nécessaire à la reconstitution des faits aussi exactement que possible. « Dieu est un artiste qui n'a pas besoin qu'on invente pour lui », disait-il ([^87]). C'est pourquoi ses douze articles sur Lourdes se sont échelonnés-sur trente deux livraisons de la Revue, c'est-à-dire sur seize mois. Enfin, après de minutieuses corrections ([^88]), souvent suggérées par ses lecteurs ([^89]), il réunit ses articles en un volume qui parut à Paris, le 7 juillet 1869, sans aucun patronage ecclésiastique, -- puisqu'on avait persisté à le lui refuser ; et sous sa seule responsabilité de chrétien conscient de son devoir d'apostolat. Succès foudroyant. Qu'allait-il advenir de ce coup d'audace ? L'abbé Peyramale l'avait toujours encouragé ([^90]). Dès 1863, quand Lasserre publiait *l'Évangile selon Renan,* le curé de Lourdes lui avait écrit ces paroles prophétiques : « Dieu vous fait abattre un moderne Goliath, pour vous faire relever une simple enfant et consacrer par l'autorité de votre nom, devenu si respecté et si populaire, le récit de l'humble Bernadette ([^91]). » 278:87 Après les premières entraves de l'évêché, même prédiction d'un « succès prodigieux » ([^92]). A la veille de l'impression, il fondait sa confiance sur la base la plus solide : « Vous deviez goûter au calice d'amertume. Vous serez amplement dédommagé de vos travaux et de vos tribulations. Votre livre va faire rayonner *dans le monde entier* l'Apparition de la Vierge à Lourdes, et votre nom sera inséparable de cette apparition. Peu de livres auront un succès pareil ([^93]). » Le P. Sempé affirmait le contraire. Selon lui c'était une œuvre de polémique irritante, injuste, et « *surtout* » com­promettante vis-à-vis de l'Administration. De plus elle n'était pas édifiante ; elle avait des défauts et même des torts ; elle prenait trop la forme du roman ; elle était d'autant plus incapable de faire du bien que, sans l'appro­bation d'un évêque, elle n'aurait « aucune autorité devant les catholiques » ([^94]). Quand il sut que ses sombres pro­nostics n'allaient pas empêcher la publication, il essaya d'alarmer l'éditeur Palmé, en affirmant que le récit de Las­serre, serait vite anéanti par la concurrence de celui des Chapelains, seul approuvé et seul véridique ([^95]). L'événement montra une fois de plus combien les jugements humains du P. Sempé étaient erronés, et combien était plus juste le point de vue spirituel du curé de Lourdes. Le succès fut immédiat. Il fit l'effet d'une bombe. Un tel enthousiasme ne s'était encore jamais vu en librairie. Les éditions se succédèrent à une cadence inouïe, non pas à la manière d'un feu de paille attisé par une savante réclame, mais au contraire avec une continuité croissante que seule expliquait une action providentielle. « *Notre-Dame de Lourdes* » par Henri Lasserre a toujours été tenu pour le record des tirages et des traductions pendant le XI^e^ siècle, qui a pourtant connu des ventes retentissantes avec les Hugo et les Dumas. 279:87 Tous les journaux commentaient cette extraordinaire réussite. Les critiques de la presse athée ne résistaient pas aux ripostes de Louis Veuillot ([^96]). L'auteur était assailli de félicitations : presque tout l'Épiscopat, de nombreux religieux et des multitudes de laïcs se disaient émerveillés et profondément édifiés ([^97]). Dissidences. Dans ce bruyant concert, il y eut deux notes discordan­tes. Le secrétariat de l'évêché de Tarbes ne daigna pas même accuser réception ([^98]) de l'exemplaire, -- l'un des tout premiers -- expédié à Mgr Laurence ([^99]) avec un hommage très respectueux. Et les Chapelains de la Grotte gardèrent ouvertement leur attitude hostile ([^100]). Au lieu de considérer que l'ouvrage amenait à Lourdes des foules de pèlerins et stimulait leur générosité, le Supérieur fut exaspéré par ces magnifiques résultats dus à un laïc, et consterné d'avoir refusé ([^101]) pour l'Œuvre des bénéfices qui, de jour en jour, se révélaient bien plus considérables qu'il ne l'avait pensé. Il blâma ouvertement l'auteur de n'avoir pas, dans son livre, sollicité des fonds pour la construction de la chapelle de­mandée par la Vierge ([^102]). Enfin il persistait à soutenir que « le premier engouement passé, ce livre deviendrait pour Lourdes *la plus sérieuse des épreuves* » ([^103]). Ce sera pour Lourdes tout le contraire de l'épreuve annoncée, mais c'était déjà pour le P. Sempé, et pour lui seul, une épreuve cuisante de voir ses pronostics démentis d'une façon aussi éclatante : le succès de l'ouvrage de Lasserre était magnifique, l'édification immense, les conver­sions innombrables, le mouvement vers la Grotte devenait « un des faits les plus prodigieux de l'époque ». Mais aucun témoin ne se plaignait de ne pas trouver dans ce récit les épisodes apocryphes racontés dans les *Annales* et la *Petite Histoire* des Chapelains. Et pas un seul fonctionnaire n'éle­vait la moindre réclamation ([^104]). 280:87 Au lieu de se réjouir du triomphe de Notre-Dame de Lourdes, le P. Sempé ne vit que son échec personnel. Il en fut tellement vexé qu'il tenta de le dissimuler par tous les moyens. Il se prétendit l'intermédiaire d'un fonctionnaire public qui exigeait de n'être pas désigné par son nom. Lasserre répondit qu'une remontrance indirecte était sans valeur, mais qu'il était prêt à insérer dans son livre toute plainte adressée à lui-même. Inutile de dire qu'il n'y en eut jamais ! L'unique ressource était donc d'essayer de se faire jus­tifier par les futurs historiens ! C'est ainsi que, récemment encore, Gaëtan Bernoville ([^105]) et Mgr Trochu ([^106]), citant un pamphlet de l'abbé Moniquet ([^107]), se sont apitoyés sur Mgr Laurence aux prises avec des doléances. Ils ont même prétendu qu'il y en avait eu de Jacomet « toujours commis­saire de police à Lourdes en décembre 1867 » et si grave­ment affecté par la calomnie qu'il a certainement dû mourir de chagrin par la faute de Lasserre ! Comme toujours de telles imaginations portent leur démenti avec elles : non seulement les plaintes auraient été adressées à l'auteur, et non pas à l'évêché qui s'était prudemment désolidarisé par un refus d'imprimatur, mais en 1867 Jacomet n'était plus commissaire à Lourdes depuis le 14 décembre 1858, soit depuis neuf ans. Bref pontifical\ et coïncidence éloquente. Le classement chronologique des archives rapproche ici curieusement deux lettres écrites le 4 septembre 1869. L'une est de M. Rouland, Gouverneur de la Banque de France, ancien Ministre des Cultes en 1858. Elle est adres­sée à l'Évêque de Tarbes. Dans ses termes fort gracieux, le P. Sempé put voir la justification du zèle du clergé pour ménager les hauts dignitaires de l'Administration. 281:87 L'autre est un Bref de Sa Sainteté le Pape Pie IX, reconnaissant la réalité des Apparitions de Lourdes ([^108]). Il porte l'adresse d'Henri Lasserre, à Paris. Contre tous les usages, il n'est passé officiellement ni par la Nonciature, ni par l'archevêché. Le Souverain Pontife remercie l'histo­rien d'avoir relaté avec tant de soin toute la vérité, même l'*humaine malice* des opposants, et d'avoir démontré l'évi­dence du fait surnaturel. Il souhaite et *prédit* à cette œuvre un rayonnement mondial. Chaque destinataire recevait donc la récompense de ses préoccupations. Mais quel étrange renversement de la logi­que ! Les ecclésiastiques avaient su plaire aux pouvoirs publics, tandis que le vaillant précurseur de l'apostolat des laïcs avait comblé de joie le Saint Père ! On devine la stupeur du P. Sempé devant un tel Bref. Jusque là toutes les démarches étaient restées vaines ([^109]) pour obtenir de Rome un avis quelconque sur les Appari­tions de Lourdes. Et voilà que cet honneur suprême récom­pensait les efforts d'un simple fidèle. Loin d'éclairer le Supérieur sur son erreur, cet éclatant démenti renforça son parti pris, si bien qu'il ne voulut pas proclamer lui-même le document pontifical ([^110]). Ici encore une lettre autographe de Mgr Laurence prouve combien ses convictions personnelles étaient différentes de celles que lui prêtait son entourage. Il félicitait chaleureu­sement Lasserre : « *Je ne suis nullement surpris des expres­sions par lesquelles le Souverain Pontife fait l'éloge de votre œuvre sur la Grotte* ([^111])*.* » Il avait déjà, peu avant le Bref, promis à l'auteur de joindre son approbation à celle de la France entière. Il lui en annonçait maintenant l'envoi pro­chain et il espérait, disait-il, « que par elle toutes difficultés disparaîtraient ». 282:87 Le Prélat a donc voulu cette déclaration juste et apai­sante. Si l'envoi en a toujours été empêché par ses conseil­lers, cette nouvelle promesse autographe suffit pour que l'Histoire ne puisse plus reprocher à l'Évêque de Tarbes d'avoir indûment brimé l'ouvrage qui a fait connaître et aimer Notre-Dame de Lourdes dans le monde entier ([^112]). Obstination du Père Sempé. Depuis trois mois les Annales de la Grotte avaient gardé un silence complet sur le livre de Lasserre, alors que toute la presse en parlait. Cependant devant l'enthousiasme officiel de Mgr Laurence, elles furent obligées d'y faire allusion et de publier le Bref du Pape. Elles le reléguèrent, il est vrai, en fort mauvaise place, dans le compte rendu d'un pèlerinage toulousain ([^113]). A Lourdes, tout le monde remarqua la « tristesse du P. Sempé » qui estimait que cette prise de position de Rome était un grand malheur. L'infaillibilité pontificale, -- d'ail­leurs nullement engagée dans ce Bref ; allait être définie l'année suivante, mais elle ne l'était pas encore. Aussi cette attitude, pour choquante qu'elle soit, ne doit pas être inter­prétée comme elle le serait aujourd'hui. Pourtant le bruit courut que le Supérieur allait être changé. Il multiplia « les allées et venues à l'évêché » ([^114]) afin de défendre son idée fixe. Il affirmait que le Pape était trop loin pour apprécier les inconvénients qu'il y avait à déjuger ainsi l'autorité diocésaine ; il soutenait que la satisfaction unanime du curé de Lourdes et des témoins des Apparitions se retour­nait contre le récit de Lasserre, car tous ces gens avaient vécu les événements de trop près pour en avoir une bonne vue d'ensemble ; enfin, selon lui, l'Église ne devait pas permettre à un laïc de raconter ce fait surnaturel, surtout dans un « style de roman » et de la façon la moins pru­dente ; cette tâche revenait de plein droit à un ecclésiasti­que facile à diriger par des supérieurs ([^115]). 283:87 Protestation\ de Bernadette Soubirous. Comme toujours, le P. Sempé récusait tous les avis contraires au sien. Il ne restait donc plus qu'une autorité capable de trancher le différend : c'était celle de Bernadette Soubirous, retirée dans un couvent de Nevers, depuis trois ans. Il y avait déjà quelque temps que Lasserre songeait à cet ultime recours ([^116]). Quand il reçut les compliments de Mgr Forcade, Évêque de Nevers, au sujet du Bref de Pie IX ([^117]), il lui répondit en lui annonçant sa visite. Muni d'une chaleureuse invita­tion du Prélat ([^118]), et sur un télégramme de la Supérieure Générale ([^119]), il se rendit à Nevers, le 13 octobre 1869, et exposa la situation à l'un et à l'autre. Il ne leur cacha pas qu'il « s'agissait de rectifier certains faits avancés dans les Annales de Notre-Dame de Lourdes » et cela « *uniquement dans l'intérêt de la vérité* » ([^120]). Il laissa prévoir ([^121]) l'en­nui qu'en éprouverait non pas Mgr Laurence qui venait de lui écrire de sa main toute sa bienveillance ([^122]), mais le P. Sempé, promoteur de la *Petite Histoire*. Alors, en présence de plusieurs religieuses, il lut à la voyante, dans les numéros des Annales, les passages de la *Petite Histoire* qui paraissaient suspects. Il recueillit ses dépositions, les groupa en une déclaration précise qu'il lui relut trois fois ([^123]) avant qu'elle la signe, selon l'autorisa­tion de l'Évêque inscrite au préalable en tête de l'original ([^124]). Dans la suite chaque détail de cet événement a été sys­tématiquement travesti. Puis certains historiens ont relaté le tout d'après ces seuls travestissements. Ainsi Lasserre serait venu *inopinément à Nevers ;* il aurait agi *par surprise, sans avertir personne* de la vraie situation : 284:87 ni l'Évêque qui auparavant n'aurait *jamais eu aucune relation*, avec lui, ni le couvent qui en *aurait été indigné,* ni Bernadette *incroya­blement torturée* par lui ; il aurait *abusé de la confiance* de chacun et *trompé tout le monde* ([^125]) ; il aurait vu la voyan­te *seule ;* *avec une habileté et une opiniâtreté rares*, il aurait circonvenu *pendant de longues heures* son *esprit assez borné* pour *extorquer* une signature sur des *détails insignifiants* et pour la faire enfin *pleurer amèrement* et *tomber malade* plusieurs jours ([^126]) ! Le Supérieur des Chapelains ira jusqu'à écrire que le seul but de Lasserre en tout ceci était de « *faire se contredire* \[*Bernadette*\] *avec elle-même et avec la vérité et fournir ainsi des armes aux ennemis de Dieu et du fait de Lourdes* » ([^127]) ! Voilà comment le P. Sempé écrivait lui-même, -- et a fait écrire, -- l'histoire. Voilà à quelles aberrations il avait recours pour défendre sa *Petite Histoire.* Il n'a même pas vu l'invraisemblance de cette fable d'un laïc laissé seul avec une religieuse pendant de longues heures pour la « torturer ». Il n'a pas vu que c'était là une grave calomnie contre la Supérieure et contre l'Évêque ainsi accusés d'avoir manqué à leur devoir de protéger la voyante. Pour les historiens sérieux, seuls font foi les documents de l'époque et *antérieurs à toute polémique.* Grâce à Dieu, il en existe de nombreux. Et ils sont formels, surtout quand ils émanent des acteurs eux-mêmes, -- comme Mgr Forcade ; et quand ces sources primitives et authentiques contre­disent toutes les interprétations fausses qu'ont données plus tard ces mêmes acteurs abusés par les inventions du P. Sempé ([^128]). Encore une fois il faut rejeter définitivement parmi les ragots tout ce qui a été accumulé contre la Protes­tation de Bernadette à l'instigation d'un unique personnage résolu à évincer un témoignage de première valeur qui le gênait. Nouvelle mission\ d'Henri Lasserre. « *Et maintenant, Dieu fera le reste !* » dit Bernadette aussitôt après avoir apposé ses signatures ([^129]). 285:87 Ce reste était immense. En effet, un tel témoignage écrit lançait Lasserre dans une voie aussi aventureuse qu'insolite. Il devait désormais, au nom de la voyante, préserver de l'erreur l'histoire des Apparitions, et il n'avait, par lui-même, aucun pouvoir pour cela. « Il faut, comme moi, être un laïc pour mesurer l'étendue du mal moral, du scandale... » disait-il à Mgr Laurence ([^130]). Cette qualité de laïc scandalisé l'empêchait précisément d'être entendu par un clergé qui prenait pour un adversaire quiconque ne l'approuvait pas les yeux fermés. Après mûres réflexions, Lasserre envoya à Mgr Laurence une copie de la Protestation de Bernadette. Il l'accompagna d'un commentaire et d'une défense respectueuse et ferme des droits de la vérité historique. Il y joignit aussi un exposé circonstancié du scandale et des plaintes provoqués par le commerce des Chapelains ([^131]). Pendant ses séjours à Lourdes, l'historien évitait de se laisser accaparer par tous ceux qu'attirait sa grande noto­riété. Il restait le plus possible mêlé à la masse des pèlerins. Il partageait leurs enthousiasmes et entendait leurs doléan­ces. Il était donc des mieux placé pour avoir, sur l'amélio­ration du Pèlerinage, des idées de laïc différentes des préju­gés des Chapelains. Loin de vouloir les imposer, comme on l'a prétendu, il faisait son devoir en les exprimant. Il avait les mêmes craintes que le curé Peyramale, tou­jours si près de ses ouailles. Comme lui, il redoutait que Lourdes s'enlisât dans un embrigadement *sans lendemain* des pèlerins fascinés par des cérémonies pompeuses et des sermons interminables. Le zèle typiquement pyrénéen des Chapelains et, par-dessus tout, leurs soucis commerciaux, n'étaient-ils pas une entrave au rayonnement mondial de Massabielle où chacun aurait pu retremper sa foi et son énergie par « la qualité du recueillement et la rigueur des pénitences » ([^132]) ? 286:87 Lourdes aurait bien pu réaliser dès lors cet idéal que Fatima réalisera un siècle plus tard et qu'avaient si ardem­ment souhaité le curé et l'historien, précurseurs d'une union parfaite entre l'action du clergé et l'apostolat des laïcs comme la préconisent de nos jours les papes et le Concile. Opposition déclarée\ des Chapelains. La Protestation de Bernadette buta définitivement le P. Sempé. Désormais il s'acharnera à la contredire, a en nier l'importance et à la faire passer pour un faux extorqué par un spéculateur. Tout d'abord une maladie de Mgr Laurence servit de prétexte pour ne rien répondre de précis à Lasserre. Pen­dant ce temps l'auteur de la *Petite Histoire* s'imagina qu'il pourrait réunir des témoignages en sa faveur, afin de les opposer à la déclaration de la voyante ([^133]). Cette tentative échoua. Elle ne devait réussir que bien plus tard, après dix ans de polémique et grâce aux pressions exercées sur des souvenirs vieux de vingt ans. Le Père Gros, un Jésuite, sera l'artisan de cette étrange entreprise. Le Supérieur porta alors ses efforts du côté de Nevers. Il écrivit *lui-même*, au nom de Mgr Laurence, des reproches sévères à la Supérieure Générale ([^134]). Il exprimait la « *sur­prise* et la *douleur* de cette protestation accordée à Lasser­re » sans que l'évêché de Tarbes ait été consulté. Le dépit passait bien avant le souci de la vérité. Puis, lui qui n'avait pas jugé utile d'aller questionner Sœur Marie-Bernard pour écrire sur les Apparitions, il alla porter cette lettre en main propre afin d'obtenir sur place une rétractation. La Révérende Mère Imbert ne se laissa pas tromper par cette prétendue irritation de Mgr Laurence. Sa réponse, diplomatique et apaisante, montra qu'elle avait été parfai­tement informée, car elle situa la contestation non pas entre le Prélat et Lasserre, mais uniquement « entre les RR. PP. de Lourdes et M. Lasserre » et au sujet du récit des *Annales* ([^135])*.* Le P. Sempé trouva le couvent rétif à toute polémique et convaincu de la rectitude de l'historien. Bernadette resta inflexible. Elle résista aux prières et aux intimidations. Elle ne dit ni ne signa rien qui pût modifier ses déclarations antérieures. 287:87 Jusqu'à présent on connaissait seulement sa résistance d'enfant aux pièges du commissaire de police Jacomet. On découvre maintenant qu'adulte il lui a fallu, à plusieurs reprises, l'héroïsme d'une Jeanne d'Arc en présence de l'Évêque de Beauvais. Elle n'a pas cédé, elle non plus, aux instances d'un religieux qui, au dire des vrais témoins, l'a beaucoup troublée et fait pleurer ([^136]). L'Église aurait manqué à sa mission si, pour ne pas divulguer la conduite scandaleuse de Pierre Cauchon, elle avait dissimulé la sainteté de Jeanne d'Arc et jeté le voile sur une des plus belles interventions divines dans l'histoire de France. De même, maintenant que des archives mettent en pleine lumière quelques maladresses du P. Sempé, l'Église ne sau­rait les cacher sans enlever quelque chose à l'auréole de sainteté de Bernadette Soubirous et à l'éclat de Lourdes, qui est une des plus belles pages de l'histoire religieuse de notre pays. Les Sœurs de Nevers se retranchèrent donc respectueu­sement derrière leur Évêque qui, après examen de la ques­tion, avait autorisé non seulement l'interrogatoire de la voyante et son témoignage verbal, mais aussi la signature de la Protestation. Or Mgr Forcade venait de partir pour le Concile du Vatican. Le P. Sempé le poursuivit à Bordeaux ([^137]), puis à Montauban ([^138]) pour lui faire part du « mécon­tentement de Mgr de Tarbes ». Il lui fit même envisager que l'incident pourrait provoquer des représailles contre les couvents de la Congrégation de Nevers établis dans les Hautes Pyrénées ([^139]) ! La menace était sérieuse, car trois semaines après, l'Évêque écrivait de Rome qu'elle le para­lysait pour attester librement de la conduite loyale de Lasserre dans toute cette affaire. Menace révélatrice aussi, car elle prouve que le P. Sempé agissait dans un esprit de polémique, et non pour rechercher la vérité sur quelques points d'histoire ; elle montre enfin qu'il recourait aux pires procédés pour arriver à ses fins. 288:87 Le bilan réel de l'enquête fut très net : Mgr Forcade avait fort bien compris, lui aussi, l'importance et les conséquences éventuelles de son autorisation, et il était impossible de rien changer dans le témoignage signé le 13 octobre par Sœur Marie-Bernard en toute justice et indé­pendance ([^140]). Lutte publique\ contre la protestation. Le P. Sempé envisageait déjà avec consternation l'échec complet de ses démarches, quand il apprit, à Montauban, un détail qui, bien exploité, pouvait le tirer de ce mauvais pas : Lasserre avait promis de ne pas publier la Protesta­tion ([^141]). Par conséquent il n'y avait pas à craindre qu'il s'en serve pour discréditer le récit des *Annales* devant l'o­pinion publique, ou pour se défendre. Les Chapelains pou­vaient désormais aller de l'avant, et même passer à l'attaque sans redouter un démenti officiel de la voyante. Ils pou­vaient, sans aucun risque, répandre le bruit ([^142]) que Berna­dette approuvait la *Petite Histoire* et qu'elle tenait Lasserre pour un imposteur, surtout depuis qu'il était venu lui *extor­quer par surprise* une signature au bas d'un texte *incom­préhensible* pour elle, touchant des *détails* qu'elle avait bien oubliés ([^143]). Le P. Sempé comptait par là impressionner les témoins de 1858, faire taire leurs réprobations ([^144]), et les amener à certifier l'exactitude de tous les faits en litige. Dès que quel­ques Lourdais déposeraient en faveur de la *Petite Histoire,* celle-ci, pensait-il, serait sauvée. Puisque Bernadette ne voulait pas se dédire, il résolut d'anéantir de cette façon le témoignage qu'elle avait signé. 289:87 Le souci d'avoir raison et de ménager les intérêts de leur Congrégation empêcha les Chapelains de comprendre que si ce procédé avait quelque chance de les favoriser, il lésait la vérité et était néfaste à Lourdes. Essayer de faire contredire la voyante par des témoins oculaires ; la dire capable d'affirmer « *tantôt le blanc, tantôt le noir* » sur les Apparitions ([^145]) ; la prétendre assez indélicate pour déposer sur des détails qu'elle aurait oubliés, ou dont, paraît-il, elle n'aurait rien pu connaître par elle-même, du fait de l'état d'extase ([^146]), tout cela ébranlait la confiance dans son témoignage et concourait à saper le fait même des Apparitions fondé sur ce seul témoin ([^147]). Plutôt que de reconnaître son erreur, et pour ne pas céder devant un laïc qui lui déplaisait, le Supérieur n'hésita pas à nuire à Berna­dette, au Pèlerinage confié à sa garde, et au Pape qui avait reconnu l'évidence du fait surnaturel. Aussitôt rentré à Lourdes, il déclara que son voyage à Nevers lui donnait entièrement raison. Il le fit écrire par l'évêché de Tarbes à Lasserre ([^148]) et lui envoya lui-même une lettre stupéfiante d'inexactitudes et d'imaginations sur son enquête et sur la Protestation ([^149]). L'historien transmit immédiatement à la Supérieure Générale des Sœurs de Nevers la copie de cette lettre avec un questionnaire très précis ([^150]). La réponse qu'il en reçut *par retour du courrier* est un précieux témoignage sur toute cette affaire ([^151]). La Mère Imbert est visiblement gênée d'avoir à démentir les propos d'un prêtre. Elle rectifie cependant l'essentiel, qui suffit à démontrer l'esprit de zizanie du P. Sempé et sa manière de déformer les faits, même les plus faciles à contrôler. Cette réponse de Nevers a été confirmée, depuis bientôt un siècle, par l'indéfectible attachement de l'Institut pour Henri Lasserre. « Nous vous considérons comme l'ami véné­ré de notre grande famille religieuse, dont la fille la plus chère \[Bernadette\] vous aimait à l'égal d'un père ([^152]). » Attitude double\ envers Lasserre. La passion engendre toujours des duplicités et des inco­hérences que le regroupement des archives fait ressortir tôt ou tard. Ainsi, à la fin de novembre 1869, les Annales imprimèrent un grand éloge du livre de Lasserre, disant que la Providence s'en était « servie pour provoquer de la bouche de Notre saint père le pape Pie IX une parole d'un incomparable prix ». ([^153]) 290:87 Or au même moment, l'auteur recevait de l'évêché de Tarbes tout l'opposé de cet éloge : « Comment, vous, Mon­sieur, avez-vous pu formuler contre l'administration de l'Œuvre de la Grotte des accusations aussi injustes que celles contenues dans votre long mémoire. Il est de notre dignité de ne pas y répondre. Quant à la déclaration de Bernadette, nous avons pris nos informations ; nous som­mes parfaitement édifiés : cela nous suffit... Aujourd'hui nous ne pouvons voir en vous qu'*un ennemi de l'Œuvre* que vous avez tant exaltée ([^154]). » Il y a une contradiction flagrante entre l'article *public* et la lettre *privée*. Mais cela s'explique fort bien et éclaire même la vraie situation. L'éloge imprimé correspondait à la vérité, à l'opinion générale et à la conviction de Mgr Laurence qui ne pouvait manquer de lire les *Annales*. Tan­dis que le blâme privé n'exprimait que le parti pris des Chapelains, et il était évidemment LIBELLÉ ET EXPÉDIÉ A L'INSU DU PRÉLAT. Ce n'est en effet pas lui qui a signé cette lettre écrite en son nom. D'ailleurs il ne se doutait même pas de la querelle en cours. Il aurait été bien incapable de dicter une telle réponse puisque son secrétariat s'était bien gardé de lui remettre le Mémoire de Lasserre contenant la Protestation. Quand, quelques jours plus tard, à Rome, Mgr Forcade lui en parla, le vieil évêque *affirma qu'il ne connaissait pas une ligne de ce document* ([^155]). Jusqu'à sa mort, sa correspondance a montré qu'il croyait terminés les ennuis dont Lasserre l'avait entretenu de vive voix. « Nous n'entendons plus parler de M. Lasserre, écrivait-il au P. Sempé. Requiescat in pace. » « M. Lasserre fait-il le mort à dessein ou a-t-il perdu tout espoir de nous amener à ses idées : je pense qu'il aura choisi ce dernier parti comme le meilleur pour lui ([^156]). » Il était donc bien mal renseigné sur Lasserre ! 291:87 Les Chapelains ne pouvaient faire autrement que d'affecter en public une grande estime pour l'historien qui jouis­sait, à juste titre, de l'estime générale. Mais leurs coups sournois n'en étaient que plus rudes. Cette contradiction a beaucoup frappé les contemporains. Lasserre n'a eu qu'à produire, au cours des débats ultérieurs, les termes de sa susdite condamnation par l'évêché de Tarbes pour être lavé des injures qu'elle contient ([^157]). Tandis que, de leur côté, ni le P. Sempé, ni ses continuateurs n'ont osé transcrire intégralement cette lettre dans leurs pamphlets, où abon­dent pourtant les calomnies et les faux. Ils n'en ont détaché que la seule phrase dénonçant « l'ennemi » et encore bien tardivement ([^158]). La Protestation est réhabilitée. Avant d'avoir jamais vu l'original signé par Bernadette, avant même d'en connaître le dossier, l'abbé Laurentin avait déjà fixé son opinion défavorable sur ce témoignage. « Les archives Lasserre sont libres de considérer cette signature comme une relique, disait-il à la fin de juin 1957. Mais c'est bien là l'unique valeur de ce document, puisque les plus hautes autorités ecclésiastiques en ont toujours tenu le texte pour le faux le plus évident de toute l'histoire de Lourdes. -- Quelle preuve vous faudrait-il donc pour reconnaître l'authenticité de cette pièce ? L'abbé déclara cette prétention énorme et irréalisable. Mais, comme ses interlocuteurs insistaient, il leur répon­dit : « La Protestation est rédigée par Henri Lasserre dans des termes qui ne sont pas ceux de la voyante. C'est pour­quoi le P. Sempé disait que l'historien en était le seul au­teur. Cette objection majeure ne pourrait disparaître que devant une preuve semblable à celle qui a permis de vérifier l'exactitude des rapports du commissaire Jacomet. (Les historiens avaient toujours pensé qu'en 1858 Jacomet s'était écarté de la vérité en écrivant ses rapports avec recherche, dans l'intention évidente de faire apprécier par ses supérieurs son style et sa perspicacité. Or on venait de découvrir, en 1957, dans un grenier de Provence, les cahiers où le commissaire avait noté sur le vif tout ce qu'il arra­chait à la petite Soubirous. Ces notes montraient que des propos bien tournés pouvaient reproduire fidèlement les dires d'une paysanne illettrée.) 292:87 -- Si Lasserre a fait de même, reprit l'abbé, il faut le prouver de la même façon. Seules les minutes de l'interro­gatoire du 13 octobre 1869, avec les mots et les réactions typiques de Bernadette, permettraient de contrôler dans quelle mesure la rédaction qu'on lui a fait signer est d'elle ou d'un autre. Mais, encore une fois, ce contrôle est im­possible. Un mois plus tard, l'abbé Laurentin ouvrait l'enve­loppe contenant le précieux original. Il était le premier à l'ouvrir depuis que les enquêteurs du Procès de Béatifi­cation de Bernadette l'avaient restituée aux archives Las­serre. *Les minutes d'interrogatoire étaient là*, providentiel­lement conservées. Il y avait même mieux encore : *le brouil­lon du texte définitif*, avec ses nombreuses ratures, attes­tait des efforts de Lasserre pour se rapprocher de plus en plus des paroles de la voyante et pour mentionner aussi ce qui avait été ajouté par elle au cours des trois lectures, avant la signature ([^159]). La preuve surgissait donc du fond des archives insoup­çonnées, comme on l'avait exigée. L'impossible s'imposait irrésistiblement. Silence trompeur sur le passé. L'authenticité de la Protestation était désormais incon­testable. C'était l'effondrement par la base de tous les partis pris du P. Sempé contre Lasserre. L'édifice des calom­nies perdait sa pierre angulaire. Cependant, poussé par l'espoir de ne déplaire à per­sonne, l'abbé Laurentin admit sans bruit, et comme un fait anciennement reconnu, la pleine valeur du document qui avait été rejeté avec éclat, et de façon si infamante pour Bernadette, pour les Supérieures de Nevers et pour le pre­mier historien de Lourdes. Le souci de cacher au public les agissements injustifiables du P. Sempé a fait jeter le voile sur toutes les péripéties du témoignage méprisé pendant si longtemps. 293:87 L'abbé a simplement déclaré que cette affaire était « *em­brouillée* ». Puis il n'a pas craint de renvoyer ses lecteurs (*sans les mettre en garde...*) aux pièces et pamphlets dont il connaissait pourtant les criantes et nombreuses inexacti­tudes ([^160]). Quant aux termes mêmes signés par la voyante, il s'est permis de les passer au crible de ses propres appréciations. Il les a comparés avec des dépositions recueillies *vingt ans après les Apparitions,* alors que de violentes polémiques viciaient toute enquête. Tantôt il a daigné accorder à l'hum­ble confidente de l'Immaculée l'hommage, évidemment flat­teur pour elle, de son approbation. Tantôt il a récusé ses dires, en blâmant Lasserre d'avoir été partial et tendancieux dans son interrogatoire ou dans la rédaction de la Protestation. S'il avait fait une loyale critique historique du dossier complet de cette affaire, sa juste horreur des polémiques l'aurait tenu non pas *en dehors* d'elles, mais à la vraie place de l'historien, qui est *au-dessus* d'elles. Il en aurait discerné les immenses répercussions sur l'histoire de Lourdes et sur l'évolution « commerciale » du Pèlerinage. Il n'en aurait pas prolongé lui-même les erreurs comme il l'a fait en préférant au témoignage de sainte Bernadette des dépositions tardives et « aménagées » avec partialité, selon le plan imaginé, dès 1869, et méthodiquement suivi, par le P. Sempé. Ce n'est pas ainsi que l'on écrit une « histoire authen­tique ». Le public l'a déjà deviné. Il le comprendra mieux encore, en voyant comment Lourdes s'est peu à peu écarté de la simplicité, du désintéressement et du respect de la vérité, tels que les avaient préconisés à l'origine le curé Peyramale, et tels que l'historien laïc a essayé de les défendre dans la suite. Ambitions territoriales\ des Chapelains. Jusqu'à son dernier souffle, le 1^er^ septembre 1889, et avec une activité débordante, le P. Sempé va poursuivre la réalisation de ses idées fixes : 294:87 -- établir solidement à Lourdes sa Congrégation, et la rendre puissante et inamovible ; -- substituer sa *Petite Histoire* à tous autres récits sur les Apparitions, et pour cela supprimer la Protestation de Bernadette, faire passer le laïc, Lasserre pour un dangereux aventurier et discréditer par tous les moyens l'Histoire de Notre-Dame de Lourdes approuvée par Pie IX. La poursuite de ce programme a suscité des épisodes nombreux et souvent passionnants. La plupart sont inédits, du moins sous leur vrai jour. Ils méritent d'être divulgués pour montrer combien Dieu se rit des plans et des efforts des hommes. Le P. Sempé était fasciné par les richesses matérielles. C'était chez lui une réaction instinctive contre son humble, origine. Il avait la vertu de ne pas les désirer pour lui-même, mais il en était insatiable pour sa Congrégation. Il les trou­vait nécessaires au prestige des Chapelains et au rayonne­ment du Pèlerinage. Il arrive qu'un sincère désintéresse­ment personnel se « défoule » comme on dit maintenant, par une certaine cupidité au profit du groupe dont on fait partie. Tandis qu'en novembre 1869 l'évêché de Tarbes ache­tait à la Commune de Lourdes, pour 4.000 francs, les « rochers, pâtures et graviers » ([^161]) où se trouve actuelle­ment le chemin de croix monumental, le Supérieur profitait du départ de Mgr Laurence vers Rome ([^162]), pour faire accaparer trois jours plus tard par son Institut l'excellente métairie des Espélugues, située au-dessus de la Grotte ([^163]). Elle valait 20.000 francs. Pourtant il était de notoriété publique que le diocèse comptait l'acquérir. Deux mois plus tard, à la nouvelle de la mort du Prélat à Rome, le 30 janvier 1870, les Chapelains prenaient posses­sion, à la stupéfaction générale, des terrains de l'actuelle esplanade. C'était la propriété, dite de Savy, où s'élevait depuis dix-huit mois un magnifique chalet construit avec les dons de pieuses pèlerines pour servir de résidence aux évêques de Tarbes. Il paraît que Mgr Laurence avait ajouté a son testament un codicille secret pour léguer tout cet en­semble aux Pères de la Grotte ([^164]). 295:87 Le P. Sempé s'empressa de faire entourer le tout par une solide clôture ([^165]), afin de bien marquer qu'il était désormais chez lui et qu'il entendait s'y maintenir, malgré l'opposition éventuelle d'un nouvel évêque, malgré l'indi­gnation des Lourdais et malgré le bon droit. En effet un tel legs était nul, car ce bien avait été ache­té, en 1864, par l'évêché de Tarbes ([^166]). Mgr Laurence n'avait donc pas pu en disposer dans son testament comme d'un bien personnel. Une méprise était impossible de la part de cet administrateur très soucieux des intérêts de son diocèse. Ou alors il fallait qu'il ait été circonvenu et qu'une pression ait abusé de son grand âge. De l'avis général, ce codicille desservait gravement le Pèlerinage et avantageait les Chapelains d'une façon suspecte. Il était donc aussi peu « épiscopal » que l'approbation des erreurs de la *Petite His­toire* et que la désapprobation du livre de Lasserre... Selon sa méthode habituelle, le P. Sempé avait mis tout le monde devant le fait accompli ([^167]). La Grotte de Massa­bielle restait au diocèse, mais elle était prise entre le Gave et les propriétés des Chapelains. Ceux-ci la tenaient sous leur dépendance, ainsi que le Pèlerinage. Ils devenaient par là pratiquement inamovibles, même s'ils cessaient de plaire à un Évêque de Tarbes plus jeune et plus clairvoyant. Aux réclamations qui grondaient de toutes parts, le Supérieur riposte qu'on ne pouvait plus revenir sur ce qui était fait ([^168]). C'eût été, disait-il, flétrir la mémoire de Mgr Laurence que de ne pas respecter ses dernières volon­tés : il voulait absolument éviter un pareil scandale ([^169]). Les services de l'évêché étaient prêts à admettre ce pré­texte pour maintenir le statu quo, quand le curé de Lourdes, au nom de ses paroissiens, alerta Lasserre à Paris pour qu'il mette en garde le nouveau titulaire contre cette spo­liation de son diocèse ([^170]). Mgr Pichenot estima que, même si son prédécesseur était réellement le seul auteur de ce legs, les Chapelains n'auraient jamais dû s'installer dans le domaine en litige. Le scandale de leur expulsion retomberait donc, non pas sur Mgr Laurence, mais sur eux. Et de toutes façons *un scandale était préférable à une injustice* ([^171]). 296:87 Le P. Sempé ne voulut évidemment pas se soumettre à ce verdict. De son côté le légataire universel, neveu du défunt, refusa de comprendre dans la déclaration de suc­cession les legs concernant des biens appartenant au dio­cèse ([^172]). Il ne paya donc pas les droits afférant à ces dispo­sitions reconnues par lui illégitimes. Le Supérieur entendait ne rien payer non plus. Cepen­dant il ne lâcha prise que devant une intervention du Con­seil d'État et un décret gouvernemental ([^173]). Tout rentra enfin dans l'ordre en décembre 1871, à la grande satisfac­tion des Lourdais. La résistance avait duré vingt-trois mois. Pendant que les Chapelains, déjà maîtres des Espélugues, se croyaient sûrs de conserver l'héritage de la propriété de Savy, ils avaient profité de l'absence pendant dix mois d'un Évêque résidant à Tarbes, pour investir des sommes énor­mes, dans l'achat de deux autres métairies fort impor­tantes, toujours autour de la Grotte, et toujours au béné­fice de leur Congrégation. Où auraient abouti ces ambitions territoriales si elles n'avaient été providentiellement entravées à l'instigation de l'abbé Peyramale et de Lasserre ? ([^174]) La clairvoyance du curé et l'énergie du laïc ouvrirent les voies au successeur de Mgr Pichenot pour défendre les droits du siège de Tarbes et sauvegarder l'indépendance du Pèlerinage. Pendant son très court épiscopat de moins d'un an, Mgr Langénieux put racheter aux Chapelains, pour le compte du diocèse, toutes ces possessions foncières. Si ces sages régularisations ne s'étaient pas faites alors, il eut été impossible trente ans plus tard, en 1903, d'empê­cher le Domaine de la Grotte de sombrer dans la liquida­tion des biens de la Congrégation de Garaison ! Recours à Rome. « Mon service a triplé depuis l'apparition du livre de M. Lasserre, écrivait en mars 1870 le receveur des postes de Lourdes. 297:87 Ce livre fait la fortune de l'établissement reli­gieux de la Grotte \[qui\] depuis six mois reçoit en moyenne 1.000 francs par jour. On expédie au moins 100 litres cha­que jour, d'eau de la Grotte, dans toutes les contrées du monde ([^175]). » Cela faisait, d'après les Chapelains dans les Annales, un courrier journalier d'une centaine de lettres et des envois de 70 à 80 caisses d'eau ([^176]). Tout le monde pouvait être satisfait. Dans ces condi­tions la « chapelle » s'élevait rapidement et sans aucune difficulté financière. Mais le P. Sempé demeurait persuadé que les résultats auraient été encore meilleurs si le livre d'un *laïc* n'avait accaparé le succès dû à sa Petite Histoire. Ce succès continuait en France par de multiples éditions en tous formats. Il s'étendait à tous les continents avec de nombreuses traductions. Cependant il n'y avait toujours pas d'approbation de l'évêché de Tarbes, pas même pour les éditions abrégées, malgré plusieurs promesses formelles. Certes, la Providence préservait visiblement le mystère de Lourdes contre d'aussi chimériques préjugés diocésains et contre le mépris de la Protestation de Bernadette. Mais il fallait mettre un terme à une mesquine obstination qui nui­sait au prestige de l'autorité épiscopale indûment mise en avant. Il fallait aussi faire supprimer le commerce des Chape­lains qui était d'autant plus scandaleux que l'argent affluant de toutes parts montrait combien ces trafics étaient super­flus. Il fallait empêcher Lourdes de se ravaler au niveau d'une « affaire florissante » étalant ses bénéfices par le luxe de ses aménagements et la somptuosité de ses constructions. Le Pèlerinage devait rester l'œuvre exclusivement spirituelle créée par une merveilleuse dérogation divine aux lois ter­restres, même, à l'origine, celle du lucre. Si des vues trop humaines l'entraînaient hors de cette voie, ceux qui en com­prenaient les dangers, comme le curé Peyramale et l'histo­rien, avaient l'impérieux devoir d'y parer de toutes leurs forces. Au fond Mgr Laurence avait besoin qu'on l'aidât à vain­cre une opposition qui ne venait pas de lui. La manière la plus déférente d'intervenir était donc de faire connaître aux Pères du Concile, actuellement réunis à Rome, le texte signé par la voyante ([^177]). 298:87 Ceux-ci pourraient donner tout leur appui à la conviction et à la volonté du vieil Évêque de Tarbes pour réagir contre la diffusion, dans la *Petite His­toire*, de légendes soi-disant édifiantes sur les Apparitions, et ensuite pour arrêter les profits excessifs des Chapelains, surtout sur les cierges et les expéditions d'eau de la Grotte. Mais la mort soudaine du Prélat à Rome fit renoncer à ce procédé qui aurait paru être une atteinte à la mémoire du défunt ([^178]). Un recours au Saint-Office était alors des mieux indiqué étant données les dimensions mondiales que prenait le phénomène Lourdes ([^179]). Lasserre lui envoya donc une « Très Humble Supplique et Mémoire sur certains abus très préjudiciables à la Religion, commis dans le diocèse de Tarbes » ([^180]). Contrairement aux affirmations du P. Sempé, cette plainte ne contient pas un mot contre l'Évêque disparu qui, «* livré à lui-même, eût supprimé le mensonge et les abus.* Mais son secrétariat et les Missionnaires de Lourdes... \[ont\] abusé de la faiblesse sénile du pauvre vieillard, et ils l'ont arrêté dans son désir de rendre justice... Ce sont eux seuls qui doivent répondre des scandales déplorables qui me­nacent l'œuvre de la Très Sainte Vierge à la Grotte de Lourdes et qui affligent une partie de la France* *» ([^181]). La supplique consistait essentiellement en une transcrip­tion de la Protestation de Bernadette, mise en regard des textes de la *Petite Histoire*, jointe à la lettre que Lasserre avait écrite le 3 novembre précédent pour l'envoyer à Mgr Laurence. Rome recevait donc le cri que Tarbes n'avait pas voulu écouter : « Quant au scandale... il faut, comme moi, être un laïc mêlé aux multitudes... pour en mesurer toute l'étendue... Que de Pèlerinages sont tombés en désué­tude et ont péri, dont l'origine était absolument sainte, comme à la Grotte de Lourdes ! Leur ruine est constam­ment provenue d'abus semblables... » ([^182]) L'historien ne faisait pas là un acte de révolte contre l'autorité ecclésiastique puisque, le 20 avril 1870, en même temps qu'il saisissait le Saint-Office, il en informait respec­tueusement l'Évêque nommé de Tarbes. Ce n'était pas non plus un chantage car, le même jour, il donnait à Mgr Piche­not la meilleure preuve de sa confiance et de sa soumission en lui remettant non pas une copie de la Protestation, mais l'original lui-même ([^183]). 299:87 Le futur Prélat en fut touché jusqu'aux larmes. Il lut le Mémoire et approuva la démarche à Rome ([^184]). D'ail­leurs il avait déjà reçu plusieurs plaintes au sujet des Cha­pelains. Il venait aussi de faire venir de l'eau de la Grotte : « Pour ce prix-là, dit-il à Lasserre, j'aurais eu du fa­meux vin ! Et encore peut-être cette eau m'eût-elle coûté le double si on n'eût pas soupçonné à Lourdes que l'envoi m'était destiné ([^185]). » Certes, on se gardait bien de faire payer l'eau miracu­leuse. Elle n'a jamais figuré sur aucune facture. Mais les Pères se faisaient rembourser les bouteilles, les bouchons, les caisses, la manutention, etc. à des prix très supérieurs aux prix de revient ([^186]). Tout le monde s'en plaignait, et c'était précisément un des abus que Lasserre venait de signaler à Rome. Quand le P. Sempé vint à son tour saluer son nouvel Évêque, il apprit que Lasserre s'était spontanément désar­mé en livrant le précieux original signé par Bernadette. Pourtant cela ne l'empêcha pas de dire partout que l'historien faisait de cette pièce un moyen de chantage. Il vit tout de suite que, de ce fait, sa *Petite Histoire* échappait définitivement à un démenti public de Bernadette. Jusque là il avait nié la *valeur morale* du témoignage de la voyante en arguant de ses oublis, de sa naïveté, de son esprit borné (sic) ([^187]) ! Désormais il pourrait discréditer aussi la *valeur matérielle* du document en le disant par exemple, confus et « tout raturé » ([^188]). Il était sûr qu'aucun laïc n'irait prouver le contraire en produisant la pièce authentique dépourvue de toute rature irrégulière. Mgr Pichenot dit aussi au Supérieur : « La plainte au Saint-Office n'a rien d'inquiétant pour vous si, comme vous le dites, les abus dénoncés sont illusoires. Et dans le cas contraire, nous les aurons réformés avant que Rome fasse son enquête » ([^189]). 300:87 Voilà qui était beaucoup plus épineux. Ce vent de ré­forme n'était pas de bon augure. Et puis la publication de la *Petite Histoire* devenait impossible tant que Rome n'au­rait pas rendu son verdict. Mais le Supérieur fut un peu rassuré par cette dernière révélation : « En gage de sa confiance, M. Lasserre nous a dit qu'il n'irait point dans la Ville Éternelle activer cette affaire » ([^190]). Les conséquences fâcheuses allaient donc en être plus facilement évitées, puisque nul n'irait contrôler ni démen­tir devant le Tribunal Romain les arguments de la défense... Œuvre de division. Parmi les Évêques alors présents à Rome pour le Concile, Mgr Forcade était l'un de ceux qui professaient la plus grande aversion pour « les ingérences des laïcs dans l'administration religieuse » ([^191]). Le P. Sempé lui envoya, à l'insu du nouvel Évêque de Tarbes, tout un dossier pour le persuader que Lasserre s'était joué de lui, à Nevers, à l'occasion de la Protesta­tion de Bernadette et l'avait compromis dans une affaire qui pouvait devenir très ennuyeuse. Ce dossier était des plus fantaisistes ([^192]). Il contenait des documents fabriqués de toutes pièces, telle une lettre du Supérieur à Mgr Laurence pour rendre compte de l'enquête à Nevers ([^193]), et une « Note sur M. Henri Lasserre » contenant les assertions les plus fausses attribuées au défunt prélat, qui n'était plus là pour s'en défendre ([^194]). Les biographes sérieux sont restés sceptiques devant cette note « envoyée à Rome » dont l'original n'est pas signé et qui semble « juger très gravement l'historien, en *termes douloureux à lire sous la plume d'un Évêque loyal...* Le texte est d'un familier de l'Évêque » ([^195]). 301:87 Le Chanoine Dantin, vicaire général de Tarbes, est assez bien informé ici pour contredire le P. Sempé et ses continuateurs qui ont prétendu qu'il s'agissait d'un « jugement très mûrement réfléchi et très charitablement formulé » porté par Mgr Lau­rence lui-même ([^196]). L'analyse du document, ses surcharges, les variantes de ses transcriptions, etc., en font un des faux les plus carac­térisés, confectionné pour les besoins d'une cause que le P. Sempé croyait sincèrement juste et légitime, parce qu'il la considérait à travers ses idées fixes et son imagination, et non d'après les réalités. L'Évêque de Nevers fut tout de suite retourné par ce dossier. Il était ardent, impulsif et peu patient ([^197]). Aussi ses campagnes à Rome contre Henri Lasserre furent-elles violentes, d'abord pour éviter aux Chapelains une admones­tation immédiate ([^198]), puis pour orienter en leur faveur le jugement du Saint-Office ([^199]). Rien ne pourra jamais le faire revenir sur cette *attitude fondée uniquement sur les faux rapports du P. Sempé :* ni les sentiments contraires de Bernadette et des religieuses de Nevers ([^200]), ni même les reproches du clergé quand, devenu archevêque d'Aix, il s'attirera les compliments de toute la presse athée ([^201]) en publiant des inepties sur Bernadette et des critiques entièrement inexactes au sujet de la Protestation ([^202]). « C'est une œuvre bien mauvaise sous tous les rapports, dira le Cardinal Donnet. Affligé de l'attaque si injuste et si inop­portune de Mgr d'Aix, je le lui ai écrit et fait écrire, comme mon âge et ma position m'en donnaient le droit » ([^203]). Au lieu que Lourdes soit un moyen de rencontre favori­sant la bonne entente chrétienne entre le clergé et les laïcs le P. Sempé en faisait, par ses étrangetés mentales et ses pamphlets, un centre de division, même entre Princes de l'Église. Il est impossible de dénombrer les lettres et les Mémoires qu'il a écrits ou fait imprimer pour soutenir sa mauvaise cause. 302:87 Il dressait les Évêques de Tarbes contre ceux qui se plaignaient du commerce. Il multipliait les contre-vérités pour circonvenir les amis les plus notoires de Lasserre, comme Mgr de Ségur ou Louis Veuillot, dans l'espoir d'obtenir leur appui à Rome et dans la presse ([^204]). Dans chacun de ses libelles, le Supérieur ne manquait jamais de faire le plus grand éloge du zèle et du désinté­ressement des Chapelains. Ce besoin puéril montre qu'il se rendait parfaitement compte de la désapprobation générale. Il était persuadé que le préjugé favorable dû à sa sou­tane empêcherait toujours de contrôler ses affirmations. Aussi négligeait-il de les contrôler lui-même et il se prenait à son propre jeu. Il lui suffisait de dire : « *Je le sais* » ou « *J'en suis sûr* », ou de rappeler que son propos était « *celui d'un prêtre qui affirme* » ([^205]), pour se sentir dispensé de vérifier ses sources et pour croire qu'il n'avait pas à pro­duire la preuve de tout ce que lui suggérait son imagination. Une telle assurance a suffi, hélas, pour convaincre quel­ques personnages peu exigeants. Mais alors l'accord n'a jamais persisté qu'à la condition de maintenir une rupture totale avec tous ceux qui auraient risqué de rétablir la vé­rité. Le Supérieur y veillait avec le plus grand soin. Ainsi, par exemple, les bons rapports entre Mgr Forcade et Las­serre furent rompus définitivement dès le début de 1870. L'écrivain fit vainement tous ses efforts pour les reprendre : ses lettres restèrent systématiquement sans réponse et les portes se fermèrent devant lui. La plus élémentaire charité aurait pourtant voulu qu'il ne soit pas rejeté ainsi, sur­tout si on croyait vraiment qu'il était une brebis égarée. Mais, à vrai dire, personne ne l'a jamais pris sincèrement pour tel sauf, dans le clergé, de rares exceptions affligées des mêmes travers que le P. Sempé, ou obligées de ménager celui-ci comme un malade. Avec le recul du temps et grâce aux nombreux docu­ments dont on dispose maintenant, l'histoire peut enfin découvrir l'opinion réelle des contemporains et se libérer des interprétations tendancieuses qui lui ont été imposées par les écrits d'un maniaque. 303:87 Les analystes impartiaux n'ont plus aucun mal à discerner l'exagération et la calomnie dans ce fatras où abondaient les contradictions et où les conclusions étaient toujours présentées sous le couvert d'avis émis par des tiers. L'auteur se gardait bien de dire qu'il avait même pris le soin de leur faire signer une auto­risation d'user sans réserve de leurs déclarations ! Cette précaution montre bien dans quelle intention de polémique étaient libellés ces avis ([^206]). La genèse de chacun d'eux est désormais facile à faire : pas un n'a été spontané, et tous ont leur source dans une pression du seul P. Sempé ou dans des renseignements erronés fournis par lui. En regard de cet acharnement, la conduite de Lasserre suffirait, même en l'absence de toute autre donnée histo­rique, à indiquer la vraie nature de ces différends. Autant il a été ferme sur le respect de l'histoire des Apparitions et la prohibition du commerce, autant, pour ce qui n'inté­ressait que sa personne, il a réagi comme il convenait avec un malade et en gardant les plus grands ménagements pour le caractère sacerdotal. S'il a plusieurs fois menacé de recou­rir à l'opinion publique ([^207]), afin de modérer les excès, il a évité le plus souvent de le faire, ou il s'est exprimé avec tant de modération que les esprits superficiels ont long­temps cru qu'il était sans défense. Aussi quand tous les griefs accumulés contre lui se sont révélés sans fondement, d'aucuns ont prétendu voir là un reproche majuscule à faire au laïc Lasserre : il avait eu « grand tort de rester si réservé et de ne pas contredire éner­giquement ses détracteurs avec les nombreux et bons moyens dont il disposait. Il était donc, selon eux, le seul responsable de tout le mal répandu contre lui !... L'esprit de corps a toujours, on le voit, des ressources admirables et imprévues ! Encore une fois, si les contemporains s'étaient laissés tromper par la minime et turbulente faction qui a corrom­pu l'histoire officielle, et si tant et d'aussi graves accusa­tions avaient été prises au sérieux, toutes les excommuni­cations et tous les autodafés n'auraient pas suffi pour châ­tier le coupable. 304:87 Méprise providentielle. Que d'épisodes piquants dans cette polémique ! On com­prend qu'ils aient été respectueusement passés sous-silence, il y a un siècle, du vivant du P. Sempé. Mais maintenant ils appartiennent à l'Histoire et lui sont un trésor. En voici un exemple, pris parmi bien d'autres. Après quelques mois de résidence à Tarbes, Mgr Piche­not comprit que, même avec la Protestation de Bernadette, il n'aurait jamais la force d'obtenir que le P. Sempé re­nonce définitivement à sa *Petite Histoire.* Aussi dès qu'il revit Henri Lasserre, le 27 mai 1871, il lui rendit secrète­ment *l'original* « pour que sa *descendance* puisse affirmer, cette arme à la main : *ce n'est point notre aïeul qui a men­ti* » ([^208]). C'est ainsi que ce précieux document est revenu aux archives Lasserre qui le conservent toujours. Puis le Prélat ajouta : « Je voudrais votre avis sur un Mémoire que m'a remis le P. Sempé. Je ne l'ai pas ici sous la main. Mais venez après-demain à la gare de Lourdes. Je serai dans le train et vous remettrai cet écrit. » Lasserre fut au rendez-vous. « Le P. Sempé a divisé son Mémoire en deux parties, dit l'Évêque. Il me les a adressées sous deux enveloppes. Sur l'une d'elles, il a mis : « confidentiel ». Ces pages pour­raient vous blesser à cause de quelques expressions un peu vives. Mais je vais vous les lire en omettant les vivacités. Quant à l'autre Mémoire, le voici. Vous en prendrez connais­sance à loisir et me le renverrez à votre convenance, avec vos observations. » Mgr Pichenot se montrait partisan d'une saine collabo­ration entre le clergé et les laïcs. Il lut tout haut quelques pages relatives à la *Petite Histoire.* Elles contenaient quel­ques dénégations assez vagues, l'auteur pensant n'avoir plus rien à craindre de la Protestation déposée à l'évêché. Quand, après le départ du Prélat, l'historien prit con­naissance de ce qu'il avait reçu, il vit avec stupeur que c'était le Mémoire confidentiel où la question du commerce des Chapelains était traitée avec beaucoup trop de netteté et d'aveux. Y avait-il eu simple confusion entre les deux enve­loppes ? Ou bien Mgr Pichenot, torturé par une résistance opiniâtre à tout esprit d'amendement et de réforme, avait-il voulu prendre appui sur un laïc dévoué pour défendre le Pèlerinage contre cette emprise néfaste ?... ([^209]). 305:87 Toujours est-il que la Providence secondait visiblement les efforts de Lasserre en lui livrant la preuve, écrite par le P. Sempé lui-même, de la justesse des plaintes des pèlerins, avec l'exposé des principes commerciaux, le détail de l'ex­ploitation et un aperçu des bénéfices réalisés. Il n'était plus possible, après cela, de croire le Supérieur quand il disait : « Nous ne gagnons rien. Nous ne vendons que pour la com­modité des pèlerins. » Autant une gestion aussi bien organisée favorise géné­ralement la prospérité des entreprises humaines, autant elle devient maladroite et irritante dans les œuvres surna­turelles. C'est ce qu'enseigne l'Évangile sur les vendeurs du Temple et sur les acheteurs. C'est ce que confirme une expérience constante à travers les siècles, -- à moins que, comme à Lourdes, des dévouements perspicaces et désinté­ressés ne s'emploient à éviter le glissement et à empêcher l'effondrement. Henri MASSAULT. 306:87 ### Paul VI parle de la vie religieuse par Paul PÉRAUD-CHAILLOT ... « Nous saluons... les âmes con­sacrées qui font la splendeur de l'Église »... (Paul VI, radiomessage à la France pour le centenaire de No­tre-Dame de Paris). DANS L'HISTOIRE de l'Église, après les pages consacrées aux martyrs -- dont l'ère n'est pas close et ne le sera qu'à la Parousie du Seigneur -- il en est peu de plus belles et émouvantes que celles qui racontent la naissance, les débuts, l'épanouissement des grandes fonda­tions monastiques et religieuses, suscitées au cours des siècles par l'Esprit de Dieu. Les patriarches-fondateurs et leurs disciples fidèles, leurs émules en amour et zèle aposto­lique, voulaient vivre pleinement selon les enseignements de l'Évangile. Ils prenaient tout à fait au sérieux les ensei­gnements, de Jésus et des apôtres sur la nécessité pour le suivre du renoncement à soi-même et du port quotidien de la croix. Ils entendaient à fond son conseil : « Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu as, donne aux pauvres et tu auras un trésor dans le ciel et puis viens, suis-moi », et toutes les autres paroles de l'Écriture dont le sens général est qu'il faut viser à aimer Dieu et le prochain pour l'amour de Dieu ; comme le Christ nous a aimés et s'est livré pour nous. Aussi moines et moniales, religieux et religieuses fidèles à leur premier propos et loyalement appliqués à vivre selon leur idéal occupent-ils une grande place dans le martyrologe et les annales de la sainteté catholique. 307:87 Assurément la ferveur primitive n'a pas toujours duré dans les institutions des plus saints fondateurs. Il y eut des relâchements, des déviations, des abus, parfois même des scandales, lamentables en eux-mêmes et désastreux par leurs conséquences. Des historiens y insistent parfois dans un esprit d'hostilité à l'Église mais la plus impartiale objec­tivité oblige à le reconnaître. Alors l'Esprit de Dieu susci­tait des réformateurs, des réanimateurs de la vie religieuse comme de la vie cléricale. L'Église hiérarchique a non seulement « autorisé », comme disait un auteur, la pratique des renoncements évangéliques, mais elle a suivi, surveillé, approuvé, dirigé, orienté, parfois corrigé les initiatives ; elle a contrôlé, orga­nisé, authentifié, consacré ces créations de la ferveur de tant de saints et serviteurs de Dieu. Elle a approuvé des « règles » des « constitutions » des « statuts », veillé à leur observation, à leur remise en vigueur après les fléchis­sements et les abandons. Elle a considéré et présenté les institutions de vie religieuse comme particulièrement aptes à faire resplendir sa propre note de sainteté ; elle les a défendues contre les attaques extérieures des persécuteurs qui savent toujours où frapper d'abord pour l'atteindre elle-même au plus sensible. Contre les périls qui menacent du dedans les meilleures sociétés, du fait de l'inconstance des hommes, des subtiles infiltrations de l'esprit du monde et des ruses de tentateur, « homicide dès le commencement », elle a pris et prend les mesures et précautions qui s'im­posent. Elle a même parfois supprimé des ordres déchus et, dans un cas célèbre, cédé pour un temps à de trop fortes pressions, en attendant l'heure du renouveau. La papauté dispose d'un organisme spécial pour l'accom­plissement de sa tâche en ce domaine. Un des dicastères ou ministères pontificaux, est spécialement chargé de veiller sur la vie religieuse et de la promouvoir. Ce fut longtemps la S.C. *des Évêques et réguliers*. C'est, depuis saint Pie X, la «* Sacrée Congrégation des religieux *» ([^210]). 308:87 L'avenir dira s'il intervient des changements dans les attributions de ce dicastère, et des autres. En attendant, c'est ainsi. Après Léon XIII dont la bulle *Conditae nobis* de 1900 fixe le droit commun des congrégations religieuses à vœux simples jusqu'alors considérées comme de pieuses sociétés, les papes de ce siècle ont constamment travaillé à promou­voir la vie religieuse dans l'Église, Pie XII très particulière­ment. L'ampleur, la continuité de son action sont immédiate­ment sensibles quand on ouvre par exemple le volume con­sidérable *Les Instituts de vie parfaite* de la collection *Les Enseignements Pontificaux* éditée avec tant de soin et de si précieuses tables par les bénédictins de Solesmes. Les premiers documents de ce volume, édité en 1963, sont de Benoît XIV, les derniers de Jean XXIII. Ceux de Pie XII remplissent à eux seuls à peu près la moitié du volume (pp. 361 à 724). Jean XXIII continua sans relâche l'action de Pie XII. Et maintenant c'est Paul VI qui a pris en mains, avec toutes les autres affaires de l'Église, celles des âmes consacrées par les vœux religieux. Le 23 mai il a voulu recevoir ensemble les membres des chapitres généraux de plusieurs ordres et congrégations alors réunis à Rome (Capucins, Minimes, Stigmatins, Pas­sionnistes, Montfortains, Assomptionnistes) ainsi que trente provinciaux de la Compagnie de Jésus d'Amérique du Sud, avec les supérieurs généraux respectifs. Pie XII en décem­bre 1950 avait reçu les membres du Congrès des « états de Perfection » pour donner aux Religieux ses instructions et mettre au point diverses questions alors disputées. L'au­ditoire de Paul VI était moins nombreux, mais non moins représentatif, et le Pape voulait, il le dit expressément, au-delà de ses auditeurs immédiats, s'adresser à tous les reli­gieux de l'Église « autant qu'il en est ». Donc aussi aux religieuses, car s'il y a d'assez grandes diversités entre les problèmes des hommes et des femmes consacrées à Dieu -- du seul fait déjà que tant de religieux sont prêtres et que nulle religieuse ne saurait l'être -- les principes de la vie consacrée en vue de la perfection de l'amour sont les mêmes pour les deux sexes. 309:87 S'adresser ainsi comme ayant autorité à tous les reli­gieux de l'univers, exprimer des vœux, préciser des devoirs en des termes qui soient des commandements paternels, c'est ce que le Pape seul peut faire, car seul il est le supé­rieur universel de tous les religieux et religieuses que leur vœu d'obéissance lie à lui, au-delà de leurs supérieurs immédiats, majeurs et généraux. Seul il peut commander à tous et à toutes en tant qu'il est non seulement un évêque de ou dans l'Église, un membre du corps ou du collège épiscopal, mais en qualité d'évêque de Rome, et non d'un autre siège, successeur de Pierre, pasteur des agneaux et des brebis, l'évêque de toute l'Église catholique, *universalis Papa*. Aucun autre évêque ou dignitaire de l'Église ne pour­rait, sinon par mandat reçu du Pape, rassembler ainsi au­tour de lui des chapitres et des généraux d'ordres variés et dont les maisons sont dans tous les continents, pour leur rappeler leurs devoirs et leur donner des directives qui en­gagent leur conscience. Et quant à la façon d'intervenir, on a pu déjà remar­quer, et on en trouve ici une nouvelle occasion, que Paul VI, successeur de Jean XXIII, qui a voulu faire rassembler dans un livre à part tout ce qu'il avait eu l'occasion de dire de son prédécesseur avant de lui succéder, et depuis qu'il est Pape, continue dans la manière aimable et douce du « bon Pape Jean ». Il n'use pas non plus de condamnations, d'anathèmes, d'un style impérieux, mais il n'oublie pas plus que lui, ni d'ailleurs aucun de leurs prédécesseurs, que le Pape est Pape en temps de Concile, voire de session du Concile œcu­ménique non moins qu'en d'autres temps. Il n'est pas et ne se sent pas moins chef, Vicaire du Christ, et rien ni per­sonne ne peut légitimement restreindre ni suspendre l'exercice de ses pouvoirs de « serviteur des serviteurs de Dieu » car la plus haute autorité est selon l'Évangile le plus ample service. Sans le souligner expressément (*in actu signato*), il rectifie certains propos courants et met au point des ques­tions débattues. Il agit, quand il croit le moment venu *motu proprio*, et l'on a pu constater, dans le récent acte de ce genre, *Pastorale munus*, que le simple choix de l'un ou l'autre mot en dit long -- pour qui ne lit pas de façon dis traite, mais attentive ; et suffit à rectifier des dires ha­sardés, voire un peu hasardeux qu'il n'a pu ignorer. 310:87 Nul ne sait encore au juste ce que décrètera le Concile œcuménique en cours touchant les religieux. Il serait éton­nant qu'il ne dise rien d'eux, tant leur place est grande dans l'Église et important leur rôle dans l'apostolat catho­lique. Le régime actuel de l'exemption des ordres religieux sera-t-il maintenu sans modification ou subira-t-il des chan­gements ? D'autres réformes du droit des réguliers seront-elles décrétées ou prescrites ? L'avenir répondra. Ce que tout le monde sait déjà, c'est qu'il n'y aura de décrets conciliaires exécutoires, sur ces points comme sur tous les autres, qu'approuvés par le Pape et promulgués par son ordre, le Concile n'étant pas un corps sans tête. Paul VI, tête du corps épiscopal, donne, en s'adressant a une assemblée d'assemblées capitulaires, des avertisse­ments, des consignes qui s'adressent à tous les religieux du monde. Lisons ce texte. Il se distingue nettement en trois par­ties indiquées ici par des sous-titres entre crochets ([^211]). Ayant dit sa joie de recevoir les membres de ces divers chapitres, Paul VI s'exprime ainsi : #### LE DISCOURS DE PAUL VI « Vous êtes venus à Rome pour célébrer le chapitre général de vos Instituts respectifs. C'est là une chose qui, bien qu'elle touche en premier lieu votre ordre ou congrégation, rejaillit (*redundat*) pourtant sur la vie de l'Église, qui puise une grande partie de sa vigueur, de son zèle apostolique, de l'ardeur à acquérir la sainteté, dans la condition florissante de la vie religieuse. 311:87 Vous êtes ensuite venus vers Nous, non seulement pour rendre au Vicaire du Christ vos devoirs com­me des fils très dévoués et très aimants, mais pour demander une bénédiction apostolique profitable à vous-mêmes, à vos Instituts et surtout aux affaires que vous avez à traiter dans vos chapitres dont Nous espérons bien qu'ils produisent des fruits salutaires pour une vie religieuse vécue avec plus d'intensité et d'entrain. Nous eussions volontiers reçu séparément chacun de vos groupes pour l'entretenir selon le caractère et les nécessités propres à chaque Ordre. Cepen­dant Nous avons tenu à vous recevoir tous ensem­ble pour donner plus de poids à cet entretien com­mun, d'autant plus qu'en cette occasion opportuné­ment offerte, il Nous a paru bon de vous exposer certains points qui concernent tous les religieux, autant qu'il en est, dans le monde entier. I. \[Importance pour l'Église de la vie religieuse.\ Caractère propre de la consécration à Dieu\ par les vœux de pauvreté, de chasteté, d'obéissance.\] Nous voulons d'abord attirer votre attention sur la très grande importance des Instituts religieux et sur la réelle nécessité de leur fonction (*munus*) dans l'Église en notre temps. Il faut reconnaître que la doctrine de l'appel uni­versel à la sainteté de tous les fidèles de tout ordre et condition est actuellement et à bon droit fort bien mise en valeur ([^212]). Cette doctrine s'appuie, c'est sa première raison, sur le fait qu'ils sont tous consacrés à Dieu par le baptême. En outre les nécessités de ces temps deman­dent que l'ardeur et la ferveur de la vie chrétienne règnent dans le monde même et enflamment les âmes ; elles requièrent « la consécration du mon­de », dont le devoir incombe surtout aux laïques. 312:87 Tout cela advient par un dessein providentiel de Dieu, et il y a lieu de Nous réjouir de si salutaires commencements. Il faut cependant prendre garde que par là ne s'obscurcisse la notion authentique (*germano notio*) de la vie religieuse, telle qu'elle a toujours été en honneur dans l'Église, et que les jeunes, qui pensent à choisir un genre de vie, ne soient en quelque manière empêchés parce qu'ils ne saisiraient plus distinctement et clairement la fonction et l'impor­tance immuables de l'état religieux. Il nous a donc paru nécessaire de vous rappeler à l'esprit l'importance (pondus) inestimable de la vie religieuse et sa fonction nécessaire. En effet, cet état qui prend son caractère propre de la profession des vœux évangéliques, est, selon l'exemple et la doctrine de Jésus-Christ, un mode parfait de vie (*perfecte vivendi ratio*), puisqu'il vise à l'accroissement de la charité jusqu'à ce qu'elle parvienne à la consommation (*absolutionem*), tandis qu'aux autres genres de vie sont proposées des fins, de utilités, des offices temporels d'ailleurs en soi légitimes. D'autre part on a maintenant le plus grand besoin du témoignage public et social que rend la vie reli­gieuse. Plus on insiste pour que les laïcs accom­plissent leur devoir de mener et propager dans le monde même la vie chrétienne, plus il est requis que brillent devant eux les exemples de ceux qui renoncent réellement au monde et qu'il soit ouver­tement démontré que le royaume du Christ n'est pas de ce monde (Jo. 18, 36). C'est ainsi que la profession des vœux évangéli­ques se joint à la consécration propre au baptême et en quelque sorte l'achève par une consécration particulière, parce que le fidèle du Christ se remet entièrement à Dieu, et fait de toute sa vie un ser­vice de Lui seul. 313:87 II\. \[Fidélité aux exigences de la profession.\ Comment garder ces vœux pour que la vie religieuse\ soit le témoignage attendu et produise les fruits escomptés.\] A ce point se rattache un autre sur lequel nous attirons votre attention dans un esprit paternel, plein de sollicitude. Il faut que vous fassiez le plus grand cas des vœux religieux et attachiez à leur pratique et exercice une grande importance. De nulle autre façon en effet vous ne pouvez me­ner une vie qui convienne et soit conforme à l'état que vous avez choisi, et où il vous faut vivre de telle sorte qu'il aide efficacement au progrès dans la charité parfaite et que les fidèles reçoivent de vous un témoignage de vie chrétienne qui les en­flamme. Les conditions de la vie humaine sont bien chan­gées par rapport aux temps écoulés depuis peu. La façon de vivre des religieux doit nécessairement s'a­dapter. Toutefois ce qui suit de la nature même des conseils évangéliques doit garder sa force et ne peut en aucune façon être diminué. Cultivez donc au plus haut point, dans la vie que vous menez, l'obéissance religieuse. Elle est et doit demeurer, comme on l'appelle, l'holocauste de la volonté propre, offert à Dieu. Ce sacrifice de soi s'accomplit en obéissant avec soumission aux supérieurs légitimes, bien que l'auto­rité doive s'exercer dans les limites de la charité avec respect de la personne humaine, et bien que cet âge, le nôtre, appelle les religieux à entreprendre des tâches (*munera subeunda*) plus nombreuses et plus lourdes et à mener avec plus d'entrain et d'ai­sance les entreprises (*incepta*). 314:87 Ne cessez pas d'inculquer le zèle de la pauvreté, chose dont on parle beaucoup aujourd'hui dans l'Église. Les religieux en effet doivent briller à tous les yeux par l'exemple de la pauvreté évangélique. C'est pourquoi il faut qu'ils aiment la pauvreté à laquelle ils se sont volontairement astreints. Et il ne suffit pas, dans l'usage des biens, de dé­pendre de la volonté des supérieurs, il faut encore que les religieux eux-mêmes se contentent des cho­ses nécessaires à leur mode de vie (*quibus vitae rationibus consulitur*) et qu'il fuient les commodités et le luxe (*lautitias*) qui énervent (*enervant*) la vie religieuse. Mais outre la pauvreté qui doit être propre à cha­cun, il n'est pas permis de négliger la pauvreté dont doit briller la famille elle-même ou le corps entier des membres (de l'ordre ou congrégation). Que les instituts religieux évitent donc dans leurs constructions et toutes leurs œuvres le raffinement et l'ornementation trop recherchée et tout ce qui sent le luxe, et qu'ils tiennent compte de la condi­tion sociale des gens qui vivent alentour. Qu'ils s'abstiennent aussi de trop d'empressement à chercher de l'argent, et qu'au moyen des subsides temporels que la Providence leur a départis, ils subviennent aux vraies nécessités des frères indi­gents, leurs compatriotes ou vivant en d'autres pays. Et qu'avec un soin particulier les religieux gardent *comme une pierre précieuse* la chasteté. Tout le monde sait que les conditions de la vie actuelle ren­dent difficile la garde de la chasteté parfaite, non seulement parce que les mauvaises mœurs envahis­sent tout, mais encore en raison des doctrines faus­ses qui exaltent à l'excès la nature et répandent dans les âmes un mortel poison. Que cela cependant vous soit une raison d'éveil­ler de plus en plus la foi qui nous fait croire aux paroles du Christ proclamant le prix surnaturel de la chasteté embrassée *propter regnum cœlorum ;* la foi qui nous donne la certitude absolue que, par le secours de la grâce divine, ce lis candide peut être conservé sans souillure. 315:87 Pour obtenir cet heureux résultat, il faut, avec un zèle accru, pratiquer la mortification chrétienne et garder ses sens avec un soin plus attentif. Qu'on ne fasse donc aucune place, pas même sous couleur d'aucun désir de connaissances utiles à ac­quérir ou de culture humaine à parfaire, aux livres, journaux et spectacles déshonnêtes ou inconvenants, sauf peut-être par nécessité d'étude, à vérifier par les supérieurs religieux. Nul ne pourra jamais ne pas ap­précier l'efficacité du saint ministère dans le monde sujet de tant de turpitudes, quand celui qui l'aborde brille de la lumière de la chasteté consacrée à Dieu et reçoit force de cette vertu. N'en disons pas plus sur ce point. III\. \[Principes qui doivent inspirer les travaux des chapitres généraux.\] Nous avons dessein maintenant de toucher, ne serait-ce que brièvement, à ce qui concerne la struc­ture et l'ordonnance même des Instituts religieux, ce qui est le principal objet des chapitres généraux. Il est évident que le mode de vie (*ratio*) religieuse a un besoin absolu de discipline, de lois certaines et de conditions idoines à leur observation. Que ce soit donc la tâche principale des chapi­tres généraux de conserver intactes (*sartas tectasque*) au cours du temps les normes de la famille religieuse établie par le père législateur. Il vous faut donc prendre soin d'opposer la plus ferme barrière (*repagulam*) à toutes façons d'agir qui peu à peu énervent la force de la discipline, nous voulons dire aux mœurs ennemies de la vie reli­gieuse, aux exemptions non nécessaires, aux pri­vilèges moins justifiés. 316:87 De même devez-vous absolument vous garder de tout relâchement (*remissione*) de la discipline que ne justifie pas une vraie nécessité, mais \[qu'inspire\] l'arrogance d'esprit (*arrogantia mentis*), le dégoût de l'obéissance ou l'amour du monde. Pour ce qui touche aux nouvelles entreprises et œuvres à commencer, abstenez-vous de celles qui ne répondent absolument pas à la fonction principale de votre institut ou à l'esprit du fondateur. Les instituts religieux en effet vivent et prospèrent aussi longtemps que, dans leur discipline et les œuvres, et dans les mœurs et la vie de leurs mem­bres, l'esprit du fondateur continue à respirer. Les sociétés religieuses (*sodalitates*), ressemblent à un corps vivant, désirent à bon droit de continuels ac­croissements. Or cet accroissement de votre institut doit être mis dans l'observation plus soigneuse de vos règles, plutôt que dans le nombre des membres ou l'établissement de lois nouvelles. Bien plus, la multiplicité des lois n'est pas toujours suivie de pro­grès dans la vie religieuse. Il arrive en effet que, plus on établit de normes, moins l'esprit s'y applique. Que les chapitres généraux usent donc modéré­ment et judicieusement du droit dont ils jouissent de légiférer. Enfin l'œuvre de grande importance à laquelle les chapitres généraux doivent donner leur soin principal, c'est l'adaptation constante des lois de leurs instituts aux conditions changées des temps. C'est toutefois à procurer de telle sorte que la nature et la discipline propre de l'institut soient gardées indemnes. Toute famille religieuse a son rôle propre et il est absolument nécessaire qu'elle y demeure fi­dèle. La richesse de vie de l'institut réside là, ainsi que l'abondance des grâces célestes qui ne manque­ra jamais. Aucune rénovation de la discipline ne doit donc être introduite qui ne convienne pas à la nature de l'ordre ou de la congrégation, ou qui s'écarte de quelque façon de la pensée du fondateur. 317:87 Aussi, tant que cette rénovation de la discipline n'est pas menée à bonne fin (*ad perfectum exitum*), que les membres de l'institut n'introduisent de leur propre chef (*propria marte*) rien de nouveau, qu'ils ne lâchent pas non plus les rênes de la discipline, et ne cèdent pas à la critique (*censuris indulgeant*), mais qu'ils se comportent de telle sorte que, par leur fidélité et obéissance, ils aident plutôt et accélèrent cette œuvre de rénovation. En agissant ainsi, la lettre de vos règles changera, certes, mais non l'esprit, qui demeurera intègre. Et dans cette rénovation à procurer à vos Insti­tuts, vous devez toujours prendre soin que la part principale soit faite à la vie spirituelle de vos reli­gieux. C'est pourquoi nous ne voulons absolument pas que règne d'aucune façon chez vous ni chez vos religieux la fausse opinion selon laquelle l'effort de ceux qui ont à vaquer aux œuvres de l'apostolat sacré doit porter en premier lieu sur les œuvres extérieures, en second lieu seulement sur le vérita­ble zèle de la perfection intérieure, comme si c'é­tait là une exigence du génie de notre époque et des besoins de l'Église. Loin de se nuire l'un à l'autre, le labeur aposto­lique intense et le soin de la vie spirituelle deman­dent à être très étroitement unis pour marcher l'un et l'autre à la même hauteur et du même pas. Donc dans l'ardeur des œuvres, que soit fervent le zèle pour la prière, la pureté de la conscience sans tache, la patience dans les adversités, la vigilante charité à se dépenser pour le salut des âmes. Si ces vertus sont négligées, non seulement feront défaut la force et le fruit du labeur apostolique, mais en­core l'âme perdra sa ferveur (*defervescet*) et elle ne pourra pas longtemps se garder assez des périls qui se cachent dans l'accomplissement du saint minis­tère. 318:87 En ce qui regarde à l'apostolat confié aux membres des Instituts religieux, Nous voulons ajouter ceci : Les Instituts religieux doivent conformer avec soin leur tâche apostolique propre aux conditions et conjonctures d'aujourd'hui. Les membres plus jeunes surtout sont à former et éduquer dans ce sens, de telle sorte pourtant que le zèle apostolique dont ils doivent être imbus ne soit pas resserré dans les limites de leur ordre, mais ouvert aux grands be­soins spirituels de ce temps. Ce n'est pas tout : Que ces mêmes jeunes religieux soient élevés dans cette exquise conscience de leur tâche pour se montrer toujours vrais ministres de Dieu, distingués par l'intégrité de leur doctrine et recommandés par l'in­nocence de leur vie. En ce domaine, que les religieux ne soient pas laissés à eux-mêmes mais que leur travail (*opera*) soit toujours soumis à la vigilance des supérieurs, surtout s'il s'agit de cette activité qui a d'ordinaire beaucoup d'importance dans la société civile. Nous avons aussi grandement à cœur que l'acti­vité des religieux s'exerce de façon conforme aux normes de la sainte Hiérarchie. L'exemption des religieux ne répugne en aucune façon à la constitution divinement donnée à l'Église en vertu de laquelle tout prêtre, surtout dans l'accomplissement du saint ministère, doit obéir à la hiérarchie sacrée. Les religieux en effet toujours et partout sont soumis en premier lieu au pouvoir du Pontife romain, comme à leur supérieur suprê­me (can. 499 § 1). Les instituts religieux sont donc à la disposition du Souverain Pontife pour toutes les œuvres qui intéressent le bien de l'Église uni­verselle. Mais pour ce qui touche à l'exercice de l'apostolat sacré dans les divers diocèses, les reli­gieux sont également soumis à la juridiction des évêques à qui ils sont tenus de prêter secours, sauf toujours la nature propre de leur apostolat et les né­cessités de la vie religieuse. 319:87 De là ressort avec évidence combien grandement contribue au bien de l'Église le concours dans le travail et l'aide apportée au clergé diocésain : les forces unies gagnent en puissance et efficacité. *Résumé et conclusion* Tel est, très chers fils, brièvement résumé, l'en­semble des choses qui nous semblent contribuer gran­dement à l'accroissement de la vie religieuse au­jourd'hui. Tout cela vous témoigne avec quelle sollicitude nous envisageons et apprécions les affaires (*rationes*) de la vie religieuse et quelle espérance nous mettons dans votre aide active. Ardu et laborieux est le che­min que Nous vous avons montré à suivre ; mais élevez vos âmes à l'espérance : la cause en jeu n'est pas la nôtre mais celle de Jésus-Christ. Il est notre soutien (*fortitudo*), notre confiance, notre force (*ro­bur*). Il sera toujours avec nous. C'est pourquoi, par l'intégrité de la foi, la sain­teté de la vie, l'effort intense en toutes vertus, con­tinuez à répandre le plus loin possible la bonne odeur de Jésus-Christ. Et nous, pendant ce temps, vous remerciant de votre hommage (*obsequio*) Nous demandons à Dieu en de suppliantes prières qu'à l'intercession de la douce Mère de Dieu, la Vierge Marie, maternelle nourrice des vertus religieuses, vos Instituts reçoivent chaque jour accroissement et pro­duisent sans cesse des fruits plus abondants. Ces fruits, chers fils, que vous les procure la bé­nédiction apostolique qu'avec une charité pleine d'effusion, nous accordons à chacun de vous et à toutes vos sociétés. » PAUL VI, Pape. \*\*\* 320:87 Ces paroles claires et fortes du Pape n'ont besoin d'au­cun commentaire mais pourraient aisément être éditées avec de nombreux textes antérieurs des Papes, de même inspiration et de doctrine identique. Il serait inconvenant de prétendre y ajouter de son cru quoi que ce soit ou les expliquer à qui peu lire et les comprendre aussi bien et même mieux. Mais il n'est pas interdit à un humble fils de l'Église de gloser modestement l'enseignement du Père commun de tous les fidèles et Supérieur suprême de tous les Religieux. Le Pape rappelle d'abord, nous l'avons vu, la nature propre de la consécration religieuse complément de celle, universelle, du baptême. Les affirmations aujourd'hui fré­quentes et insistantes de l'appel universel à la perfection de tous les chrétiens sont trop conformes à la lettre et à l'esprit de l'Évangile et des écrits apostoliques, des Pères, des Docteurs, et des Saints, des Maîtres spirituels, pour n'être pas un sujet de joie au Pape, aux évêques, aux prê­tres et à tous les fidèles conscients des exigences de leur baptême et de leur qualité de fils de Dieu, membres de la nation sainte, du peuple que Dieu s'est acquis, du « sacerdoce royal » commun à tous. Mais une vérité ne doit pas être prêchée au détriment d'une autre. Toutes doivent être tenues ensemble. Or na­guère une certaine façon d'exalter le mariage s'est accom­pagnée d'une dépréciation de la virginité consacrée. De même aujourd'hui on constate çà et là un obscurcissement des notions indispensables pour comprendre la vraie na­ture de l'état religieux. Des nuages ont été répandus sur la distinction entre *préceptes* s'imposant à tous sous peine de péché, et *conseils* proposés à la générosité des volontai­res (quant à leur réalisation effective car l'esprit des con­seils, la disposition à les suivre de fait si Dieu l'exigeait, est nécessaire à quiconque veut tendre à la perfection chré­tienne). La notion de conseil a été trouvée mal venue, de nature à mettre en danger l'idéal évangélique commun, faute sans doute de bien distinguer entre cette pratique effective et cette préparation intérieure ; le mot même de conseil serait « approximatif », voire même « un peu dé­risoire ». Cela s'est dit et répété, s'il faut en croire un chroniqueur à l'oreille fine, aux abords immédiats du Concile. Or l'état religieux se définit par la profession publique des trois grands conseils évangéliques de pauvreté, de chasteté, d'obéissance. 321:87 Ils sont à part car ils ont pour objet plus que des actes passagers (comme tendre la joue gauche à qui a frappé la droite, abandonner la tunique à qui prend le manteau, faire deux mille pas avec celui qui demandait qu'on l'accompagne sur mille) : ils engagent jusqu'à la mort. Si l'on tient ce que la théologie catholique appelle « conseils évangéliques » par excellence pour autre chose que des conseils précisément, soit qu'on y voie des précep­tes, soit qu'on tienne leur objet pour indifférent et non pour meilleur, soit, ce qui est un comble, pour défendu par l'Évangile (!) et proscrit par la liberté chrétienne (!!), et forcément l'on tombe dans diverses hérésies ou erreurs dont l'histoire enregistre les manifestations variées, oppo­sées entre elles et à la vérité. Inutile de répéter, ici les noms connus de ces fauteurs d'erreur. Garder soigneusement la notion de conseil établie dans l'Église par l'exégèse patris­tique, médiévale et moderne, élaborée spéculativement par les docteurs et les théologiens, acceptée et utilisée par le Magistère, c'est indispensable pour bien entendre la nature et la valeur en soi de la vie religieuse définie en effet par la profession publique des trois vœux liant à la pratique effective des trois conseils évangéliques susdits. Assurément la perfection intérieure, l'intime union à Dieu ne consiste pas essentiellement ni principalement dans la pratique effective des conseils, mais dans l'amour de charité parvenu à un degré éminent et appliquant à leurs actes propres toutes les autres vertus, mais justement pour la parfaite observation des préceptes dont les deux premiers, au-dessus même du décalogue, sont ceux de l'amour de charité qui obligent sans mesure, les conseils effectivement suivis sont un moyen de soi excellent et ex­péditif : ils libèrent des obstacles, s'opposent aux concu­piscences entraînantes, constituent en eux-mêmes un don de soi à Dieu, et aux affaires du Royaume. Ils ont pour objet des actes et œuvres bonnes et meil­leures, non prescrites mais recommandées comme plus « parfaites ». Le vœu de les accomplir toute sa vie est acte éminent de la vertu de religion, vertu toute proche de la charité et particulièrement apte à en recevoir la motion. La vie selon les conseils est ainsi un mode de vie parfait, *perfecta vivendi ratio.* Les institutions où l'on fait vœu des conseils sont donc des « *Instituts de vie parfaite* ». C'est là précisément le titre du recueil de documents cité plus haut. L'orientation et l'efficacité de l'état où l'on se met pour la vie entière par la profession, justifie dès lors amplement la désigna­tion classique de l'état religieux comme un « *état de per­fection* ». 322:87 La théologie distingue l'état de perfection -- supérieur -- des évêques (engagés pour toujours à travailler à la perfection d'autrui, obligés par leur charge à des œuvres aussi parfaites qu'aimer spécialement les ennemis du nom chrétien et les leurs, à exposer leur vie pour le salut du troupeau à eux confié : Saint Thomas s'explique sur ce su­jet par ex. *De perfectione vitae spiritualis* ch. 16 et *Sum. Theol.* II-II q 185, spécialement art. 6), et l'état de perfec­tion des religieux. La recherche de la perfection chrétienne, au moyen des vœux de pauvreté, de chasteté, d'obéissance, se retrouve essentiellement, sous toutes les diversités pos­sibles, dans les ordres monastiques et les instituts réguliers au sens strict, où les vœux sont « solennels », dans les congrégations religieuses à vœux simples publics. De tous ces instituts si divers les membres sont aux yeux de l'Église et du droit canonique, des religieux au sens plein du mot ([^213]). La formule classique en théologie et en droit canonique : *état de perfection* et autres semblables qui abondent dans les textes du Pontife romain, n'ont donc en soi rien « d'irritant », rien qui « sente son pharisaïsme ». Certes, il y aurait pharisaïsme pour ceux qui sont dans « *l'état de perfection* » canonique*,* à se croire d'emblée parfaits se­lon la perfection intérieure de l'amour -- ce que saint Paul lui-même ne faisait pas : *Non quod jam perfectus sim...* (Phil. 3, 1-2) -- ou à se flatter qu'il leur suffit d'être entrés par les vœux dans un état de perfection, pour être sur la voie de la parfaite charité ou sainteté, *de quelque manière qu'on vive en cet état,* qu'on soit fidèle ou infidèle aux obli­gations contractées. Plus encore qu'orgueil ou pharisaïsme, une telle prétention serait sottise. 323:87 Paul VI n'a pas prononcé là les mots *état de perfection,* mais il a dit autant, sinon plus, en appelant la vie religieuse en soi -- non bien sûr telle qu'elle est en effet vé­cue par tous les religieux des deux sexes -- *perfecta vivendi ratio,* puisque, nous venons de le voir, c'est cela qui justifie la formule : état de perfection. Nous ne serions pas surpris que le Pape ait voulu, à sa manière, discrètement persuasive, relever ainsi certaines attaques récentes contre la notion même d'état de perfec­tion. Le désir manifeste de se faire plus aisément comprendre de ceux dont la théologie de la grâce, du mérite, des vœux, de la virginité, des conseils en général, est pour le moins déficiente, quand elle n'est pas diamétralement opposée à la théologie catholique et même au dogme défini au concile de Trente, -- ce désir, louable en soi, ne suffit pas à rendre ces critiques fondées et judicieuses. En tout cas il est plus que permis de ne pas s'en laisser impressionner au point d'abandonner pour son compte et de préconiser l'abandon tactique de façons de parler éprouvées, expliquées à sou­hait depuis des siècles et confirmées par l'usage ecclésias­tique le plus hautement autorisé. Paul VI maintient expressément et fermement ce qu'a de propre, par rapport à la consécration commune du bap­tême, la consécration spéciale à Dieu par la profession re­ligieuse. Il voit dans celle-ci un complément, un achèvement de celle-là. Il reprend à son compte la formule, classique elle aussi dans la théologie de la vie religieuse, de l'holo­causte*,* au sens spirituel évidemment (on sait combien ces transpositions du sens physique au sens spirituel sont dans l'esprit et les habitudes de l'Écriture et de la Tradition ca­tholique) car, de même que, dans le sacrifice radical de l'holocauste, toute la victime est consumée par le feu, dans la profession religieuse normalement inspirée par l'amour de charité et l'aspiration à un plus grand amour, le profès donne à Dieu d'un coup tout ce qu'il est, tout ce qu'il a, pour être un jour consumé par le feu de l'amour divin. \*\*\* Mais il faut évidemment que les vœux soient observés, les promesses tenues, la discipline gardée, les moyens de perfection convenablement utilisés. Bref il faut que la vie des profès soit conforme à leur profession. 324:87 Autrement en effet, il y aurait pharisaïsme, mensonge, hypocrisie. Et les maîtres spirituels ont toujours dit qu'une simple inconséquence, au début légère, pourrait vite s'ag­graver et mériter ces noms sévères. La vie en religion dans l'état de perfection peut être par tel ou tel menée dans un sens si opposé à sa loi que la tension devienne insupporta­ble et finisse par provoquer, suprême disgrâce, l'apostasie *a religione* ou même l'apostasie de la foi ([^214]). C'est pour éviter ces malheurs qu'après avoir rappelé ce qu'est la vie religieuse en elle-même et dans l'idée de l'Église, ce qui est tout un, Paul VI, comme ses prédécesseurs, en rappelle en termes forts et mesurés les exigences con­crètes. Les adaptations aux nécessités de la vie actuelle doivent s'accomplir sans rien sacrifier des exigences permanentes qui découlent de la nature même des vœux : les vœux aussi ont une essence et les essences sont immuables. L'o­béissance religieuse peut varier dans ses modalités. Le fonds reste, identique. Les supérieurs qui ont à commander, en obéissant eux-mêmes aux lois naturelles, divines, canoni­ques, aux statuts de leur ordre, qui ont le devoir d'em­ployer leurs subordonnés au mieux des tâches apostoliques plus urgentes et plus variées, exerceront leur autorité avec tout le respect dû aux personnes sous leur conduite, mais ne lâcheront pas les rênes qu'ils doivent tenir d'une main ferme. Pie XII avait fortement insisté sur ce dernier point. Il avait même rappelé la nécessité de prendre au besoin des sanctions pour réprimer les transgressions et en éviter le retour. 325:87 Il y a aujourd'hui dans l'Église, alors que l'esprit du monde pousse les hommes à se ruer aux richesses, une aspiration généralisée à la pauvreté, le désir d'en donner témoignage. A vrai dire il est des témoignages élémentaires et faciles que ne donnent pas volontiers certains de ceux qui parlent le plus de pauvreté. Les idées ne sont pas tou­jours cohérentes entre elles, ni la conduite conforme aux idées. Il ne faut pas que les religieux donnent prise à la bou­tade bien connue de séculiers, clercs ou laïques, effecti­vement pauvres malgré eux, parfois jusqu'à la misère « Vous, les religieux, vous faites vœu de pauvreté, mais c'est nous, les séculiers, qui l'observons. » La formule « usage dépendant des richesses » peut à la rigueur définir correctement l'exigence du vœu de pauvreté à condition que par richesses on entende les biens nécessaires ou vrai­ment utiles aux religieux pour vivre et remplir leur tâche. Mais fort peu exemplaire serait la pauvreté religieuse, et elle mériterait bien mal ce nom, si des supérieurs, en ayant ou en recevant les moyens matériels, permettaient, ou si -- ce qui serait encore pire -- les religieux se permettaient eux-mêmes l'achat ou l'acceptation et l'usage exclusif de superfluités coûteuses et raffinées. Et ce ne sont pas seulement les religieux pris indivi­duellement ce sont encore les communautés, les couvents, les monastères, les provinces, les maisons généralices mêmes qui doivent faire mieux qu'éviter tout contre-témoignage : donner un témoignage collectif d'esprit de pauvreté. Certes la possession de biens, meubles et immeubles, adaptés à la vie et au rendement apostolique des communautés n'a rien de contraire à la pauvreté personnellement vouée par les religieux. La pauvreté la plus stricte, la plus voisine du dénuement, n'est pas la plus parfaite et la plus exemplaire C'est celle qui est la plus assortie aux fins spéciales et aux œuvres de l'Ordre. Saint Thomas remarquait qu'il faut plus de biens aux « religions » actives fondées pour l'aide au prochain qu'aux « religions » de vie contemplative. Un cou­vent d'études serait bien empêché de jouer son rôle sans bibliothèque suffisamment riche ; une clinique de religieu­ses sans bloc opératoire parfaitement équipé, ce qui coûte cher. La maison généralice d'un grand ordre religieux répan­du un peu partout dans le vaste monde, les multiples ser­vices qu'elle comporte, les réunions qui doivent périodi­quement s'y tenir, demandent d'assez vastes locaux adap­tés**,** et même, comme on dit aujourd'hui, « fonctionnels ». 326:87 Mais tout ce qui est nécessaire et utile peut et doit être sans luxe. On conçoit d'ailleurs que l'appréciation du confort et du luxe varie selon les temps et les lieux. Les instruments mécaniques perfectionnés qui permettent d'économiser du temps et des forces au profit de tâches apostoliques et qui sont d'usage courant ne sont plus du luxe, et ne présentent rien dont puisse légitimement s'offusquer ou se scandaliser l'entourage. Dans ces perspectives on s'explique aisément les recom­mandations de discrétion dans la recherche des ressources, et de générosité dans la dispensation aux frères nécessi­teux, proches ou lointains, de biens abondants procurés par la Providence divine et ses instruments humains. La Chasteté, la garde délicate du vœu de chasteté par­faite et perpétuelle sont particulièrement exposées dans le monde d'aujourd'hui, au milieu d'une civilisation si jus­tement qualifiée d' « aphrodisiaque », et du pullulement de doctrines aberrantes diagnostiquées et réprouvées par Pie XII dans l'encyclique *Sacra Virginitas* et de bien d'au­tres, qui, d'une part favorisent la présomption de s'exposer à tous les dangers, l'abandon des précautions les plus élé­mentaires de l'ascèse traditionnelle, et d'autre part tendent à convaincre de l'impossibilité de maîtriser les poussées des sens, de l'inefficacité de la grâce en ce domaine. Il est vrai que si l'esprit est infesté par les miasmes qui sont dans l'air et s'infiltrent subtilement un peu partout, si la prière et la réserve que dictent la prudence et la pudeur sont abandonnées, la chasteté vouée est en grand péril, et les chutes peu étonnantes. C'est leur absence qui serait sur­prenante. Ainsi s'explique le rappel par Paul VI de cette vérité élémentaire : il ne faut pas que les religieux se permettent, que leurs supérieurs leur permettent de tout voir et de tout lire, surtout sans contrôle. Il faut être solide et mor­tifié pour se livrer, même sous contrôle, à certaines études scabreuses parfois nécessaires à quelques-uns, mais qui ne le sont jamais à tous les religieux même engagés en cer­taines tâches apostoliques particulièrement délicates. Des précautions recommandées par le Pape on trouverait un commentaire, avant la lettre, facilement transposable, au chapitre 9 du traité de saint Thomas, *De perfectione vitae spiritualis : De his quibus homo juvatur ad continentiam servandam.* Il n'y a pas dans l'opuscule de chapitre paral­lèle pour la pauvreté et l'obéissance. 327:87 Même à ceux qui contractent librement des engagements spéciaux, qui, en professant les conseils, étendent les exi­gences des préceptes, « Dieu ne commande pas l'impossible, mais, en ordonnant il t'avertit de faire ce que tu peux, de demander ce que tu ne peux pas et il aide pour que tu puisses ». La réponse de Dieu à saint Paul demandant la délivrance de ses épreuves de santé, appliquée ici, dit tout : « *Ma grâce te suffit*. » Il le faut croire et maintenir éveillée cette foi. Le monde ne croit pas aisément à la chasteté des consacrés. Et certains ont vu dans cette difficulté à croire un argument en faveur de l'abrogation de la loi du célibat ecclésiastique. Aux yeux du Pape, cette incrédulité est une raison de plus pour que le témoignage qui en est donné soit si clair et indéniable qu'il ne puisse être mis en doute par la bonne foi. Sa puissance alors est immense. Paul VI le dit à son tour après toute la tradition spirituelle. \*\*\* Le troisième grand point traité par le Pape confirme ce qui précède en rappelant le rôle des chapitres généraux. On sait que, avec des nuances diverses, le chapitre géné­ral de périodicité variée est, tout le temps qu'il se tient, la plus haute autorité de l'Ordre ou de la Congrégation. Il a pouvoir législateur, subordonné sans doute à l'approbation du Saint-Siège. Les décisions qu'il prend s'imposent au su­périeur général (élu alors ou par un chapitre précédent), qui préside et qui doit d'un chapitre à l'autre, aidé de son conseil, gouverner l'ordre, exécuter et veiller à l'exécution par ses subordonnés des décisions capitulaires. On sait que tous les ordres et toutes les congrégations de l'Église catholique romaine ont dû, après la promulga­tion et mise en vigueur du code de Droit canonique par Benoît XV, mettre en accord avec ses prescriptions géné­rales *de Religiosis* leurs constitutions particulières. Ce fut pour certains spécialement laborieux. C'est fait partout. Les chapitres généraux n'en ont pas moins toujours à trai­ter bien des affaires, à prendre diverses mesures, à élabo­rer de nouvelles ordonnances ou « ordinations » et, selon une procédure et dans les limites fixées, à préparer les mo­difications secondaires de ces constitutions. L'adaptation constante de tout ce qui concerne la vie et l'activité d'un ordre au service de l'Église n'est par définition jamais achevée mais toujours à parfaire, et à un rythme d'autant plus rapide que tout aujourd'hui va plus vite et que sont plus nombreux, urgents, variables, les problèmes qui se posent à l'Église évangélisatrice et à tous les instituts dont elle accepte ou requiert le concours. 328:87 D'autre part, la sagesse et la prudence dans le gouver­nement (*prudentia gubernativa*) demandent toujours que les lois ne soient pas multipliées à l'excès, -- car, trop nom­breuses, elles dispersent l'attention et l'on n'en fait plus grand cas -- et que les changements qu'on y introduit soient bien pesés et présentent vraiment un avantage supé­rieur à l'inconvénient du changement lui-même. Voilà qui explique amplement les avertissements et rappels du Souverain Pontife à propos notamment du pou­voir législatif, reconnu par le droit aux chapitres géné­raux. Paul VI recommande aussi aux religieux de ne pas en­treprendre d'œuvres, même bonnes et excellentes en soi et pour d'autres, mais pour lesquelles leur ordre n'est pas fait et qu'il ne pourrait entreprendre sans être infidèle à l'esprit et aux vues du fondateur, sans négliger ou abandonner ce pourquoi il a été institué et approuvé. En tout institut, le maintien de la discipline s'impose. A toutes tendances au relâchement inspirées d'arrogance ou, de contamination par l'amour du monde, les chapitres ont à opposer une infranchissable barrière. Avant tout les chapitres généraux doivent toujours as­surer, maintenir les conditions favorables à la poursuite de la fin commune de tous les ordres et Instituts : la vie inté­rieure de leurs membres en quête de perfection, faute de quoi les institutions religieuses perdraient leur première raison d'être et dégénéreraient, n'auraient plus d'intérêt pour l'Église, maîtresse de sainteté. Les autorités, capitulaires ou personnelles, ne doivent donc pas laisser les religieux se livrer tellement à l'action, aux œuvres apostoliques, même les plus nécessaires et dans la ligne de la fin spéciale de leur institut qu'ils en négligent la recherche de l'union à Dieu. Autrement leur activité ne se fait plus seulement empressée mais fiévreuse, elle per­drait vite sa fécondité surnaturelle, et l'ouvrier, bientôt désarmé en face des périls et des tentations dont le minis­tère n'est point exempt, risquerait de se perdre. L'urgence, la multiplicité, les difficultés croissantes des œuvres ne sont pas des raisons pour abandonner ou laisser entamer le souci primordial du religieux comme tel. 329:87 Ce serait mal en­tendre le rapport du second précepte de la charité au pre­mier, et ainsi manquer à tous deux. On s'exposerait à trans­gresser bientôt les préceptes autres que ceux de l'amour de Dieu et du prochain, mais en relation nécessaire avec eux. Ce serait tout renverser, tourner le dos à la nature et à la fin de l'état religieux où normalement, l'on ne s'as­treint par vœux aux conseils que pour mieux observer des commandements communs à tous. Le terme *hérésie de l'ac­tion* employé plusieurs fois par les Papes n'est pas pronon­cé ici par Paul VI, mais c'est bien contre la chose qu'il met en garde. L'obéissance constitutive de toute vie religieuse s'ac­commode aujourd'hui de plus d'initiatives et demande que les religieux chargés d'œuvres difficiles aient les coudées plus franches. Cela n'implique pas qu'ils puissent empié­ter sur l'autorité en ce qui revient à elle seule. Ils n'ont pas à se conduire d'après les lois qu'ils souhaitent, mais d'après celles qui actuellement les régissent. Qu'ils atten­dent et qu'on leur rappelle qu'ils doivent attendre la mise au point des modifications encore à l'étude pour les mettre en application. Chose analogue avait été dite à tous dans l'Église, par la constitution sur la Liturgie, à propos des réformes dont le sens est indiqué mais qui ne pourront se faire utilement, harmonieusement et légitimement, que selon les prescriptions et précisions non encore édictées par l'autorité seule compétente. Les initiatives indiscrètes et prématurées ne peuvent que compromettre et retarder les améliorations désirables, mais qui ne se feront bien que dans la docilité, l'obéissance et la patience. Si les membres ou les maisons d'un ordre peuvent anticiper sur la légis­lation, l'ordre ne méritera plus son nom. L'anarchie en ferait un « désordre ». Tout auditeur et tout lecteur du discours du Pape a pu remarquer qu'il parle comme Pie XII de l'exemption des religieux, de la légitimité de son principe, de son accord avec la constitution de l'Église et la mission du Pontife romain. Même chez les exempts selon la discipline actuelle la subordination du prêtre à l'évêque n'est nullement mise en péril. Tous les religieux sont à la disposition du Pontife romain pour les affaires générales de l'Église ; tous les reli­gieux travaillant dans les diocèses et y collaborant avec le clergé séculier ou diocésain sont, pour ce ministère qui doit rester conforme à l'idée de l'ordre et aux exigences de la vie religieuse, soumis à l'évêque qui requiert ou accepte leur concours. 330:87 Ce concours n'a pas à être marchandé. Dans les lignes qui touchent à ces questions rien n'indique chez Paul VI l'intention de réformer la discipline actuelle de la collaboration des deux clergés à l'œuvre unique d'évangélisation. Mais tout vise à la rendre plus harmonieuse et féconde, grâce à une meilleure compréhension réciproque Pour les cas pénibles le motu proprio *Pastorale munu* donne à l'ordinaire le droit d'écarter de son diocèse tel ou tel religieux inquiétant que ses supérieurs, dûment avertis n'auraient pas fait rentrer dans la discipline. L'Évêque alors, cela se comprend, devrait informer le Saint-Siège de la mesure prise. Tout la substance et le mode du discours, le ton paternel et serein de Paul VI, ce rappel par lui aux religieux de la valeur propre et des exigences de leur consécration spéciale, des fruits qu'elle peut et doit produire pour l'Église, à condition, bien sûr, que « le soin des personnes à se perfectionner » soit en accord avec leur état et leurs engage­ments, ont de quoi réconforter tous les religieux de la sainte Église. Paul PÉRAUD-CHAILLOT. 331:87 ### Résumé aide-mémoire d'un christianisme sans la foi par R.-Th. CALMEL, o.p. En plusieurs articles précédents et sur des tons variés j'ai tenté de mettre en relief quelques arêtes vives sans les­quelles *le sens du surnaturel et le sens de l'humain* ne par­viennent pas à tenir. Les notes d'aujourd'hui prolongent et précisent les réflexions antérieures ([^215]). A quel moment de l'histoire\ sommes-nous ? *Réponse de la Doctrine traditionnelle*. -- Nous sommes au dernier moment de l'histoire, parce que la Rédemption ayant été accomplie et l'Esprit Saint ayant été envoyé, les hommes ne recevront pas désormais une effusion plus abon­dante des bienfaits divins : les vérités révélées sont don­nées, complètes pour toujours, et sont infailliblement gar­dées et annoncées par l'Église ; le culte du *Testament nou­veau et éternel* ne cesse pas d'être célébré ; les structures de l'Église sont définitivement établies ; la charité qui dé­rive de la croix du Christ est à jamais présente et active dans le monde par les sacrements de la foi et la prédication de la foi. 332:87 Les bienfaits divins surnaturels sont désormais achevés et indépassables ; les hommes n'ont pas à les sou­mettre à je ne sais quel « traitement évolutif » ; simple­ment ils doivent y participer, selon la différence des géné­rations, en conformité avec le Seigneur Jésus et au milieu d'un monde hostile, jusqu'à ce que l'Église soit achevée en perfection et en nombre. *Omnis gloria ejus filiae regis ab intus, in fimbriis aureis circumamicta varietatibus* (Ps. 44). Toute la gloire de la fille du roi procède de l'intérieur ; elle porte un vêtement aux franges d'or, une parure aux couleurs innombrables. Nous reconnaissons, nous avons une grande joie de reconnaître que les articles de la foi s'explicitent et se for­mulent plus distinctement avec la suite des siècles, mais il ne s'en ajoute pas de nouveaux. De même la liturgie se déploie de bien des manières, mais elle n'ajoute pas d'au­tres sacrements, elle n'invente pas un autre culte. Enfin nous voyons éclore des fleurs toujours nouvelles de charité et de sainteté mais elles ne sont pas d'une autre espèce que celle de la grâce christiforme, elles ne poussent pas ailleurs (malgré quelquefois certaines apparences) que dans le jar­din de la Sainte Église. \*\*\* *Réponse du Progressisme*. -- Nous ne sommes qu'au début de l'histoire et comme au berceau de l'Église. La « Christogénèse » vient à peine de commencer, c'est-à-dire que a divinisation de l'humanité, la « christification » doit faire des bonds prodigieux et sans commune mesure avec rien de ce que nous connaissons depuis le début du chris­tianisme. Que pouvons-nous savoir de la sainteté de l'ave­nir et de ses mutations fondamentales ? Rien sans doute, puisque le saint est l'homme qui « réalise l'idéal du bon serviteur de l'évolution » (*Lexique Teilhard de Chardin*, par Cuénot, au mot *sainteté*)*.* Quant à la révélation elle s'accomplit par le moyen du devenir historique, bien loin d'avoir été fixée et achevée à un moment de notre histoire, à la mort du dernier des Apôtres. (Au vingtième siècle du reste quel esprit serait assez rétrograde pour concevoir une révélation apportée au monde, plénière et définitive, par un prophète obscur, étranger aux sciences, et qui vivait à la fin du néolithique supérieur ?) Le christianisme n'est rien d'autre que la poussée religieuse évolutive la plus parfaite, qui doit unifier les autres religions dans une croyance com­mune au Christ universel et à la montée humaine. 333:87 Par là va s'opérer la réconciliation des hommes dans la paix et le progrès, au-delà des dogmes et des confessions. « C'est finalement aux forces religieuses... *que revient désormais le rôle d'entretenir et de développer l'Énergie requise pour les besoins nouvellement reconnus* d'une anthropogenèse en plein essor : le goût du monde... Et de ce chef la *Religion* ne fait sans doute que commencer... jusqu'ici les divers *Credo* en vogue, *parce que nés et grandis en un temps où les problèmes de totalisation cosmique ne se posaient pas*, se sont surtout préoccupés de fournir à chaque homme une ligne d'évasion individuelle... Ils ne faisaient aucune part explicite à une transformation globale et dirigée de la Vie et de la Pensée toutes entières. Or n'est-ce pas précisément un événement de cet ordre (*événement impliquant l'appro­che et l'attente de quelque Ultra-humain*) *que nous leur de­mandons d'inclure, de consacrer et d'animer ?...* » (Teilhard de Chardin, *L'Activation de l'Énergie,* aux éditions du Seuil, à Paris, pages 247-248.) « L'humanité en est arrivée au point biologique où il faut, ou bien perdre toute confiance dans l'Univers, ou bien résolument l'adorer... Mais alors il faut que *les religions se transforment à la mesure de ce besoin nouveau.* Le temps est passé où Dieu pouvait s'imposer à nous du dehors simplement, comme un maître et un propriétaire. Le monde ne s'agenouillera plus désormais que devant le centre orga­nique de son évolution. -- Ce qui nous manque à tous plus ou moins, en ce moment, c'est une *formule nouvelle de la Sainteté*. » (Teilhard de Chardin, *L'Énergie Humaine,* page 136.) Que pensez-vous du Christ ? *Réponse de la Doctrine Traditionnelle. --* Le Christ est le Fils de Dieu incarné par l'opération du Saint-Esprit dans le sein de la Vierge Marie, mort et ressuscité pour notre salut. Il est consubstantiel au Père. Il est une personne divine qui subsiste en deux natures ; en lui l'humanité se trouve jointe à Dieu d'une manière ineffable et indépas­sable, puisqu'elle est assumée en unité de personne c'est l'union hypostatique. Cette formulation qui utilise des notions premières du sens commun, élaborées par la sagesse grecque, n'abaisse pas la foi sous la domination de la philosophie, mais élève la philosophie au service de la foi. Cependant toute philosophie n'est pas digne de ce service. 334:87 Une pensée, par exem­ple, qui refuse l'être et le dissout dans le devenir est radicalement inutilisable pour exprimer les mystères de l'Être trois fois saint. Une pensée qui ruine les *Prœambula Fidei* ne saurait traduire les *Dogmata Fidei*. Les formules dogmatiques sont comparables à un écrin précieux, or on ne fait pas un écrin avec de la boue, même séchée au four électrique. \*\*\* *Réponse du Progressisme. --* Les formules dogmatiques sur le Christ relèvent de la mentalité hellénique et de la philosophie aristotélicienne, aujourd'hui bien dépassées : elles présentent tout au plus un intérêt rétrospectif. Il est sans importance de savoir si oui ou non Jésus est consubstantiel au Père. La seule vérité importante au sujet du Christ, et sans doute la seule incontestable c'est qu'il est un des grands initiateurs de l'évolution universelle. Quand on nous dit qu'il est *Un de la Trinité* ayant assumé notre nature pour la rémission des péchés, nous répondons avec Teilhard de Chardin que « ces formules se maintiennent encore... mais sous un pessimisme, un individualisme, un juridisme de surface le Christ-Roi d'aujourd'hui est déjà adoré par ses fidèles comme le Dieu du Progrès et de l'Évo­lution ». (*L'énergie humaine,* page 113.) Y a-t-il\ une constitution naturelle\ de la société ? *Réponse de la Doctrine Traditionnelle. --* De même qu'il existe une nature de l'homme et une nature de l'Église, de même il existe une nature et une constitution naturelle de la société civile. Quand elle est normale celle-ci recon­naît sa distinction et sa subordination à l'égard de l'Église, se laisse illuminer et purifier par l'Église, se met au service du bien commun des personnes humaines lequel est d'abord d'ordre moral, enfin exerce son pouvoir dans l'intérêt des corps intermédiaires avec leurs droits et leurs libertés, de sorte que ces corps intermédiaires loin d'être absorbés dans l'État et broyés par lui concourent, avec leurs richesses originales, au bien de toute la société. \*\*\* 335:87 *Réponse du Progressisme. --* En défendant l'idée d'une constitution naturelle de la société les Papes contemporains ont inféodé l'Église à un monde chaque jour un peu plus dépassé. Puisque l'homme, comme nous l'assurent les théo­ries de l'Évolution, n'est pas une nature déterminée, puis­qu'il est seulement une tendance spirituelle en transforma­tion constante projetée vers un avenir sans terme, puisque l'homme est ainsi, comment existerait-il une nature déter­minée de la société des hommes ? Pour concevoir celle-ci il faut abolir au préalable toute idée de référence à une loi transcendante. La société ne connaît qu'une seule loi : la transformation de l'univers grâce aux techniques, à la recherche et aux idéologies favo­rables à l'Évolution. Le but de l'Église, d'autre part, étant la fusion des consciences dans la direction du Progrès on doit conclure que l'Église, loin d'être distincte de la société, en est une simple composante, un ingrédient ; mais un ingrédient fort utile par ses propriétés mystérieuses d'ac­tiver l'Évolution. Enfin si l'on a compris que l'État est la grande force indispensable pour projeter la société vers l'Avenir et que cette propulsion est la fin suprême, quel sens y a-t-il à faire valoir des droits antérieurs ou supé­rieurs à ceux de l'État ? Faut-il concevoir l'Église comme une société\ douée de prérogatives et de pouvoir ? *Réponse de la Doctrine Traditionnelle. --* L'Église est la société de ceux qui ont accédé à la vie surnaturelle par la foi, et les sacrements de la foi. Une telle société se situe au niveau proprement surnaturel de la charité du Christ et de la régénération spirituelle ; elle atteint les hommes au secret du cœur. Cependant elle est nécessairement visi­ble par le culte, les sacrements et le magistère ; elle est doté de pouvoirs propres, sans quoi elle n'aurait pas d'exis­tence : pouvoir d'annoncer sans erreur la Révélation sur­naturelle pour ouvrir l'intime du cœur à la lumière de la foi ; pouvoir de faire renaître les hommes, dans la pro­fondeur de leur âme, à la vie même de Dieu et pouvoir de les faire vivre de cette vie par les rites sacrés, manifestes et définis, que sont les sacrements ; 336:87 pouvoir d'orienter selon l'Évangile les pensées secrètes et l'ensemble des mœurs ; pouvoir de préserver la lumière de la foi et la pureté des mœurs en réprouvant les hérésies, en assurant la défense de la raison et du droit naturel, et même en condamnant les princes impies ou persécuteurs. Sans doute, et l'on ne saurait trop y insister, ces pouvoirs d'ordre et de juridiction sont au service de la charité et de la vie intérieure ; mais ils se distinguent de la charité, ils ont leur consistance pro­pre. Prétendre définir l'Église par la seule charité en niant les pouvoirs d'ordre et de juridiction, ou du moins en les reléguant dans l'ombre, c'est parler dans un rêve. L'Église ne serait jamais *sponsa christi* (cette épouse du Christ dont l'amour est sans tâche) si elle n'était point *ministra christi* (cette messagère, cette servante du Christ qui par des pou­voirs visibles, définis, imbrisables, enfante les âmes à la vie surnaturelle). \*\*\* *Réponse du Progressisme*. -- Parler au sujet de l'Église de prérogatives et de pouvoirs c'est tomber victime d'une notion juridique et même constantinienne qui ne résiste pas aux critiques de la théologie nouvelle et de l'exégèse con­temporaine. Pour définir les membres de l'Église il est superflu de faire appel à la foi et aux sacrements. Au fond appartiennent à l'Église tous ceux qui portent dans leur cœur l'amour de l'humanité, qui travaillent à préparer l'humanité supérieure de l'avenir. Il se peut que l'Église maintienne provisoirement des structures confessionnelles, mais dans sa réalité la plus intime, elle transcende tout ce qui est confessionnel, elle s'établit au-delà de tous les sym­boles et de tous les dogmes. Les pouvoirs de l'Église, se résument tous dans la propriété mystérieuse d'activer l'é­nergie humaine grâce à un continuel témoignage d'amour et de liberté. Pour définir l'Église il est donc nécessaire d'exclure toute idée de pouvoir juridique. Une fois de plus reportons-nous à Teilhard de Chardin : « *D'après et sur leur valeur d'excitation évolutive, une sélection et une con­vergence générale des religions*, voilà donc, en somme, le grand phénomène dont nous serions présentement à la fois les acteurs et les témoins... par exigence structurelle l'Église (sous peine de se nier elle-même) *ne peut pas* ne pas se considérer comme l'axe même sur lequel peut et doit s'effectuer le mouvement attendu de rassemblement et de con­vergence. » (Teilhard de Chardin, *L'activation de l'Énergie*, aux éditions du Seuil, à Paris, page 251.) 337:87 Qu'entendez-vous par péché ? *Réponse de la Doctrine Traditionnelle*. -- J'entends par péché tout ce qui est fait, dit ou désiré contre la loi éter­nelle, de sorte que le péché est une offense à Dieu. Plus on est attentif à la psychologie du pécheur, plus il faut être certain de la réalité du péché. Sans cela toute la compré­hension du monde, bien loin d'aider le pécheur au repentir et à la conversion, est tout juste bonne à le faire passer à côté de son péché. La miséricorde évangélique, qui nous est commandée, n'a rien de commun avec une complicité qui se prévaut de la science et qui est une abomination. \*\*\* *Réponse du Progressisme. --* La définition du péché est encore à chercher. La notion prétendument classique éla­borée par saint Augustin et saint Thomas est affectée d'une tare incurable : elle est antérieure aux progrès de la recher­che biologique et psychologique ; de plus elle ignore les impératifs de la montée humaine. Celui, par exemple, qui est au courant des exigences d'une démographie optima, ne verra plus un péché dans les pratiques anti-conception­nelles. De même celui qui est au courant des découvertes modernes sur la sexualité, « les poussées instinctuelles, les motivations et les refoulements » celui-là se gardera bien d'appeler péché l'adultère ou le meurtre, la trahison ou l'homosexualité. Il y verra plutôt la manifestation fâcheuse de dynamismes psychiques perturbés ; ces dérangements ne sont que provisoires et l'effort conjugué de l'idéologie chré­tienne et de la bio-psycho-sociologie parviendra sûrement les réduire. Que faut-il penser du démon ? *Réponse de la Doctrine Traditionnelle*. -- Que les expressions par lesquelles l'Écriture le désigne sont rigoureusement justes : esprit méchant, -- menteur et père du men­songe, -- homicide dès le principe, -- prince du monde des ténèbres, -- établi tout entier dans le mal ([^216]). 338:87 Les causes secondes visibles ne doivent pas nous cacher son existence et son action. Enfin on peut dire qu'il possède une société lorsque le scandale a pour lui la force de la loi, c'est-à-dire lorsque les institutions et les coutumes sont opposées à la loi naturelle et à la Révélation. *Réponse du Progressisme*. -- Nos idées sur le démon sont un reliquat des vieux mythes assyro-babyloniens dont l'exégèse contemporaine et la théologie nouvelle ont fait dûment justice. De toute façon nous avons des occupations autrement graves et urgentes que de *veiller et prier* pour échapper aux embûches du démon. Notre mission est d'ac­célérer le progrès humain de façon à passer bientôt quelque seuil de plus grande conscience. Que dites-vous de saint Paul ? *Réponse de la Doctrine Traditionnelle*. -- Saint Paul est le persécuteur converti par le Christ sur le chemin de Damas, l'apôtre des nations, le prédicateur de la vie nou­velle dans le Christ, *en participant à sa croix pour connaître la vertu de sa résurrection ;* il est le docteur de la grâce et de la transformation dans le Christ. *Réponse du Progressisme*. -- Saint Paul est le grand docteur de la montée humaine christifiante par la grande formule : le *Christ tout en tous* dont l'exégèse teilhardienne, nous a fourni la clé. Quant à la place que tient la croix dans la prédication de l'Apôtre elle s'explique « par l'exis­tence chez l'Apôtre d'éléments psychiques perturbés ou déficients ». Quelle est la condition\ pour engager avec l'incroyant\ un dialogue utile ? *Réponse de la Doctrine Traditionnelle*. -- Pour engager avec l'incroyant un dialogue utile il faut commencer par être soi-même et ne pas douter de son identité de chrétien ; 339:87 il faut encore posséder non seulement sa propre langue mais la langue de l'adversaire ; savoir aussi que l'incroyan­ce est un aveuglement de l'âme et non pas un qui pro quo sans gravité, enfin désirer une conversion qui ne soit pas au rabais. *Réponse du Progressisme*. -- Pour engager un dialogue utile avec l'incroyant on commence par mettre de côté toute idée, toute appréciation confessionnelles ; ou mieux on « relativise » les dogmes et la morale jusqu'à ce qu'ils deviennent compatibles avec le laïcisme, le communisme et l'athéisme. Cette « relativisation » qui eût semblé trahi­son et blasphème il y a un demi-siècle, est considérée au­jourd'hui comme éminemment apostolique parce que nous avons enfin découvert la face évolutive, humanitaire et démocratique de la religion chrétienne. Y a-t-il compatibilité\ entre la religion chrétienne\ et l'occultisme ? *Réponse de la Doctrine Traditionnelle. --* Il est des pouvoirs que Dieu n'a pas donnés à l'homme et que l'hom­me ne doit pas chercher à usurper. S'il le fait il commet un grand péché d'orgueil ; de plus il s'expose au détraque­ment parce qu'il force alors ses propres limites ; enfin, par la tentative de franchir des limites qui sont infranchissables aux ressources de notre nature, il fait appel, au moins taci­tement, à l'intervention d'une nature supérieure ; non pas le Seigneur Dieu, dont il méprise l'ordre sacré, mais Satan et ses démons. Observons maintenant que nous sommes naturellement incapables de certitude au sujet des futurs libres et que la transmutation de la nature humaine échap­pe à notre pouvoir. Dès lors celui qui prétend acquérir la science des futurs libres par le recours à des pouvoirs oc­cultes, celui-là pêche par orgueil, risque de se détraquer, fait signe au démon, au moins implicitement. Voilà pour­quoi l'occultisme est réprouvé par la religion chrétienne. 340:87 Autre chose discipliner *vertueusement* les instincts, et autre chose prétendre par des techniques « scientifique » ou occultes, utiliser les instincts au gré d'un orgueil effréné, indépendamment de toute loi divine. Pareillement, autre chose soigner le corps par l'art médical, en respectant la loi divine sur le corps, et en tenant compte des traditions sages et vénérables, autre chose prétendre mettre fin à toute douleur physique, à toute angoisse de l'âme, à la mort même, grâce à des techniques « scientifiques » ou occultes, soustraites à toute régulation morale. Le vice radical de la tentative occultiste (et de bien des tentatives scientifiques) est de substituer un *aménagement technique* commandé par l'orgueil et la volonté de puissance à *la discipline vertueuse*, à la fidélité à Dieu, -- fidélité à Dieu, soit dans l'éducation des passions en conformité avec la loi de notre nature rachetée, -- soit dans la coopération aux ressources de la vie, eu reconnaissant l'ordre établi par Dieu. L'homme n'est pas un maître tout-puissant, ni un démiurge qui pourrait utiliser, au gré de l'orgueil et de la sensualité, son corps, sa conscience et son inconscient ; il est une nature rachetée, un intendant, un dépositaire ; il ne doit user des ressources que Dieu a remises entre ses mains qu'en rendant hom­mage à Dieu dans le Christ, et se soumettant à sa loi. \*\*\* *Réponse du Progressisme*. -- Les limites de la condition corporelle ne sont pas connues, et d'ailleurs il n'existe pas de définition assurée de notre nature ; tout au plus, on pourrait dire qu'elle est une sorte de flèche projetée vers l'avenir et qui ne cesserait de se modifier en avançant. Qu'on ne parle donc pas de limites posées par Dieu qui seraient à respecter. -- Qu'on ne parle pas davantage de condamnation de l'occultisme par la religion chrétienne. Comment une religion, dont le caractère distinctif est d'ac­tiver et d'unifier les progrès de toute sorte, pourrait-elle condamner un effort délibéré et méthodique pour tirer du tréfonds de l'homme des pouvoirs demeurés inconnus jus­qu'à ce jour, afin de modifier l'humanité dans un sens évo­lutif ? L'occultisme contemporain imprégné d'idéologie chrétienne, acoquiné délibérément avec l'érotisme, fusionné avec une science qui rejette toute limite de la recherche et de l'expérimentation, l'occultisme ainsi mis à jour va for­ger l'humanité de l'avenir. Plusieurs revues administrent déjà la preuve qu'un occultisme de ce genre fait bon ména­ge avec la religion chrétienne. (Voir par exemple le premier numéro de la Revue *Janus* (Miroir de l'Histoire, 103, boulevard St-Michel, Paris, 5^e^), notamment les pages 2 et 3, 146, 152-153, 157-158). 341:87 -- Nous ne saurions mieux, conclure qu'en faisant appel à l'autorité de Teilhard de Chardin : « Une tâche immense s'offre à la Biologie, à la Physiologie, à la Médecine : dégager par des moyens divers (sélection, contrôle des sexes, action d'hormones, hygiène) un type humain supérieur. Une pareille ambition a paru longtemps et paraît encore à beaucoup fantastique ou même impie -- *fausse crainte religieuse* de violer les droits imprescriptibles du Créateur sur son œuvre de chair et de pensée... Comme si l'homme avait le droit et le pouvoir de toucher à toutes les conduites du Monde sauf à celles qui le constituent lui-même ? Et pourtant c'est sur ce terrain, éminemment, qu'il nous faut TOUT essayer jusqu'au bout... -- Dans quel­les directions principales pouvons-nous aider l'énergie spirituelle à se développer ?... Sans doute dans le sens décisif de certaines de nos puissances anciennes *doublé de l'acqui­sition de certaines facultés ou consciences nouvelles...* des modes plus directs de perception et d'action qui viendraient, conformément à de bien vieux espoirs, manifester la plas­ticité et la transparence de la Matière par rapport à l'Es­prit... Certains effets psychologiques (je pense ici à la « Mystique ») ne réaliseront-ils pas un jour l'évasion rêvée de nos corps à leurs déterminismes et de nos âmes à leur isolement ? » (Teilhard de Chardin, *L'énergie humaine*, pages 159 à 163.) \*\*\* A mesure que j'avançais dans cette étude différentielle il me semblait mâcher du poison. J'éprouvais un horrible dégoût chaque fois que j'essayais d'expliciter l'inversion progressiste des termes les plus sacrés et les moins contes­tables de la raison humaine et de la sagesse divine. Pour moi, le progressisme est une de ces aberrations qui passent l'entendement. Le plus pénible toutefois, ce n'est point tant peut-être le caractère imprécis et fumeux des conceptions progressistes : elles répugnent assurément à une intelligence claire, avide de saisir l'être, de le discerner et comme de le boire dans sa limpidité mystérieuse ; il me paraît difficile qu'une intel­ligence qui ne recherche que l'être se laisse captiver, du moins pour longtemps, par les coquecigrues du progressisme. Le progressisme est un symptôme de dégénérescence de l'esprit. Le plus navrant toutefois c'est qu'il est, plus encore, un symptôme de la corruption de l'âme. 342:87 Une sorte de lâcheté sournoise, un manque de cœur empêche l'homme de consentir au Seigneur Dieu tel qu'il est, et lui fait inven­ter des théories fumeuses pour éluder sa lumière sainte. Le progressisme présuppose le refus de la nature humaine telle qu'elle fut créée une fois pour toutes ; il présuppose une inconscience obstinée de notre condition humble et mortelle ; une prétention orgueilleuse d'en finir avec la croix du Christ ; une opposition stupide à ce mystère de miséricorde par lequel le Seigneur Dieu est intervenu dans notre histoire, en sachant ce qu'il disait et ce qu'il faisait, en nous invitant à participer aux dons infinis et indépas­sables qu'il nous a faits dans le Christ, et non pas à les changer. De tous ces refus, de ces racines vénéneuses d'orgueil et de mépris, procèdent les aberrations progressistes ; c'est le cœur qui est gâté, et voilà pourquoi la raison diva­gue. Si d'aventure quelque progressiste parcourait ces pages il peut être assuré que je ne lui veux que du bien. Je souhaite seulement qu'il croie à l'amour de Dieu tel qu'il s'est manifesté et tel que l'Église nous le propose. -- Amour qui n'est pas indéterminé et ne s'incline pas vers un être de rêve, mais qui vient visiter et guérir des pécheurs et c'est pour cela que le Fils de Dieu est mort sur la croix -- amour qui ne donne pas n'importe quel trésor, et par exem­ple des biens terrestres, la richesse, les plaisirs et la gloire, -- comme l'imaginaient les païens ; encore moins, comme délirent les modernes, je ne sais quelle transmutation « ultra-humanisante » ; -- en réalité ce sont des trésors proprement surnaturels que nous donne l'amour de Dieu dans le Christ : la grâce et la sainteté dans une nature qui n'a pas à faire éclater ses limites mais qui, à l'intérieur de son humilité et de sa mortalité, doit devenir conforme à Jésus et à Jésus crucifié ; car le Père nous a tellement aimés, nous a tellement honorés dans son amour, qu'il ne nous a pas dispensés de devenir semblables au Seigneur Jésus. Le progressisme manque de cœur. Du jour où il serait assez généreux pour accepter l'amour de Dieu en vérité, il planterait là ses rêves et ses tentatives de transmutation de l'homme, de la société et de la religion ; il cesserait d'empoisonner les âmes avec ses théories ténébreuses, il ne serait plus le progressisme. R.-Th. CALMEL, o. p. 343:87 ### O Beata Trinitas DEPUIS DEUX CENTS ANS la France est dans le monde le pays des « idées nouvelles », et depuis cent cinquan­te, les idées révolutionnaires dans le monde entier sont appelées les « idées françaises ». Notre pays ne s'est pas contenté d'en parler ; il les a répandues ; il les a appliquées. Comme au premier jour, nos institutions, notre code, nos écoles continuent à dissocier les sociétés naturel­les élémentaires, famille, métier, patrie. Ils sont profondé­ment hostiles à la loi de Dieu, sous des formes violentes ou patelines. Il y a soixante ans, les religieux ont été chas­sés et l'Église volée légalement. Le patelinage prévaut au­jourd'hui. L'intention de domestiquer l'école libre n'échappe qu'à notre clergé. Or l'histoire de la France fut toujours providentielle­ment liée à la défense du christianisme, dès le temps de Clovis contre les Ariens, au temps de Charles Martel contre les Arabes (ils assiégèrent Sens à cent kilomètres de Paris), au temps de Charlemagne contre les païens, au temps d'Henri IV pour la réforme chrétienne et le premier exem­ple de pacification religieuse, au XIX^e^ siècle pour l'apostolat missionnaire ; enfin de nos jours mêmes, malgré les appa­rences contraires, contre l'État athée et l'école agnostique, quel pays peut se vanter de lumières comparables à celles de Péguy et Claudel dans l'apostolat de la pensée, La Tour du Pin dans l'économie, Bergson dans l'analyse philosophi­que du réel. 344:87 La France ne pouvait que déchoir en se laissant dominer par les ennemis de Dieu. Joseph de Maistre disait déjà : « Comme la France s'est servie de son influence pour contredire sa vocation et démoraliser l'Europe, il ne faut pas s'étonner qu'elle y soit ramenée par des moyens terri­bles. » Si des guerres comme celles de 1870, de 1914 et de 1940 ne sont pas des moyens terribles, que faut-il aux Français pour comprendre ? Si des guerres civiles suivies à chaque fois d'une constitution nouvelle rapidement in­vivable ne leur ont pas appris qu'ils se sont constamment trompés sur les principes d'un ordre vrai, à quoi doit-on s'attendre ? Les Français ont toujours attribué aux autres ou aux circonstances et leurs malheurs et l'effroyable déca­dence de la nation. Pourquoi ? Parce qu'après avoir négligé l'avertissement des grands hommes nés sur leur sol, les avertissements surnaturels et tendrement maternels de la T. S. Vierge à la Salette, à Lourdes, à Pontmain, les Français en sont au dernier et au plus grand des châtiments, qui est l'AVEUGLEMENT. Et cet aveu­glement a gagné maintenant ceux mêmes qui devraient les conduire. Il n'en est pas de pire. Ce fut déjà un aveuglement au XVII^e^ siècle dans la société et dans les collèges de donner à toute l'élite une imagination païenne ; rien d'étonnant à ce que, la tête pleine de nym­phes, de Vénus, d'Horace et d'Ovide, elle ait fini par perdre la foi. Aujourd'hui on prêche un Paradis sur terre ; faut-il s'étonner que même les chrétiens ne désirent plus le ciel ? La majeure partie du clergé est contre l'école libre, c'est-à-dire contre un droit absolu de l'Église et des parents de donner à leurs enfants une formation chrétienne. Or l'histoire, pour un chrétien -- depuis l'origine des temps -- ne peut être que l'histoire de l'action de Dieu dans le monde pour le sauver. En priver les enfants c'est les priver de comprendre le passé et le présent ; les empêcher de prendre les moyens efficaces de réformer la société et se réformer eux-mêmes. Accepter le contrat c'est accepter à brève échéance la mainmise complète de l'État sur l'enseignement dit libre. Car dès 1970 il faudra choisir ou la liberté ou le contrat d'association par lequel l'État *nomme tous les maîtres.* 345:87 Comment des écoles habituées à vivre des subsides de l'État sous le contrat simple et à ne rien demander aux fidèles ne se résigneraient-elles pas à perdre ce qui leur reste de liberté ? Aveuglement. \*\*\* Nous avons vu dans une grande ville, après une impor­tante mission longuement préparée, toutes les religieuses démoralisées. Ce n'était pas qu'on les eût mises devant leur état de pécheresses, tout le monde a besoin de se l'entendre rappeler (et nos péchés s'en chargent déjà) ; on leur avait simplement fait douter que la vocation religieuse elle-même fût bien convenable dans l'Église d'aujourd'hui. Hospita­lières, enseignantes, carmélites avaient vu leur état méprisé par les prédicateurs. Nous avons lu des considérations d'ec­clésiastiques se demandant à quoi pensent les religieuses occupées à faire la cuisine ou le ménage au lieu de se livrer à l'apostolat. Ce qui témoigne d'une incompréhension pro­fonde, très fréquente d'ailleurs chez les séculiers, de la vie religieuse, de la prière et de la vie contemplative. Il n'est pas rare, Dieu merci, de voir une religieuse ignorante, confinée dans d'humbles travaux ménagers, monter sur les autels. Aveuglement. \*\*\* Nous voyons se développer la psychanalyse ; et on fait psychanalyser des postulants, des séminaristes, des reli­gieuses. Or cet art consiste à ramener au jour de la con­science tout ce que nous tenons du péché originel et des innombrables hérédités dont nous dépendons par notre chair. Mais le baptême en a lavé les chrétiens ; il leur donne le pouvoir de repousser ces réveils de la bête dès le premier mouvement, de les dominer et au mieux de les oublier. C'est une entreprise diabolique de les réveiller. Aveugle­ment. On se croit psychologue, on se croit savant, on est le jouet de Satan. Des efforts pour faire renaître et protéger les énergies morales sont davantage dans l'esprit de la création, même naturelle. \*\*\* 346:87 Les mouvements spécialisés d'Action catholique s'arran­gent pour entretenir la lutte des classes et la maintenir. Nous avons vu les responsables blâmer un curé de réunir ensemble deux cultivateurs propriétaires et trois ouvriers agricoles qui venaient ensemble à ses réunions. Alors que tout doit être fait pour rassembler les différentes classes sociales autour de la grotte de Bethléem. Aveuglement. Sans doute, au départ, devant un certain état de fait, on peut être obligé de réunir à part telle ou telle catégorie de paroissiens. L'âge à lui seul peut le demander, les pré­jugés aussi : il y en a partout. Mais il faut profiter de toutes les occasions pour les faire cesser. Le théâtre en est une ; le notaire, le pharmacien, l'ouvrier cordonnier, le manœuvre peuvent avoir le goût du théâtre et aussi le don. Les faire collaborer pour célébrer la fête du saint patron est une occasion pour faire disparaître les préjugés anti-chrétiens. Notre Moyen-Age a toujours eu des confré­ries de la Passion pour jouer les Mystères. Bien entendu il est bien d'autres occasions plus terre à terre, où les inté­rêts sont mêlés. On les repousse au lieu de les saisir. Aujourd'hui le père de Bernadette Soubirous serait ou­vrier dans une fabrique de pâtes alimentaires. Il réclamerait une quatrième semaine de congé payé, revendiquerait un treizième mois de salaire à dépenser pendant les vacances. Bernadette ferait partie de l'Action catholique et serait chargée d'enquêter sur le nombre de bains-douches dans le village de Bartrès. Voilà du social. Sans doute c'était du social par excellence de ramasser du bois mort et des os le long du Gave pour aider sa famille. Mais au premier inci­dent qui la trouble elle tire son chapelet, dévotion périmée, machinale, enseigne-t-on aujourd'hui. Or la salutation an­gélique et l'acceptation de la Sainte Vierge, avec l'Incarna­tion qui suit aussitôt, font l'événement le plus important de l'histoire du monde et le resteront jusqu'au second Avè­nement. Il faut croire que les ennemis de la dévotion à la Sainte Vierge n'y pensent guère. Et qu'a dit Marie ? « *Pénitence*, *pénitence !* » répétant en cela les paroles de son Fils : « Si vous ne faites pénitence, vous périrez tous. » Cet avertis­sement est-il assez social ? \*\*\* 347:87 Il y a une contradiction interne, profonde, à toujours, parler d'œcuménisme et à vouloir supprimer les marques de l'universalité de l'Église : une même langue, un même chant. Partout dans le monde jusqu'à présent, quelle que soit sa patrie, un catholique retrouvait le même office et les hommes de vingt nations pouvaient chanter les mêmes chants. L'idéal serait-il devenu la secte protestante ? Aveu­glement. A quel degré d'inculture faut-il être arrivé pour croire qu'en dix ans on va renouveler le langage musical de l'Église. Celui-ci a été créé par une longue élaboration au sein d'une société païenne qui jouissait d'une musique très faisandée (comme aujourd'hui). Au fond nous sommes en présence d'une génération qui se croit à la page parce qu'elle adopte toutes les idées de la Révolution française. Son excuse, et elle est très forte, c'est qu'elle a été formée la plupart du temps par les écoles de l'État et qu'elle voit ces idées triompher partout dans le monde, comme le culte de l'empereur triomphait partout dans le monde romain aux temps apostoliques. Nous avons connu de respectables curés qui avaient appris à l'école com­munale que la vraie France commençait en 1789 ; ils ne s'étaient jamais intéressés davantage à l'histoire. Pieux et zélés, ils croyaient toujours dans leur maturité ce qu'ils avaient appris dans leur enfance et agissaient en consé­quence. Nous n'accusons donc personne. L'aveuglement ne vient pas nécessairement d'une faute personnelle puisqu'il est le châtiment général d'une société ou d'une nation. L'aveugle-né n'avait point péché, ni ses parents ; Dieu tient compte seulement des grâces reçues et de la manière dont nous y répondons. C'en est une de n'avoir point de part à cet aveuglement général : y répondons-nous convenablement ? Et à tant d'autres d'un ordre différent ? Michelet disait dans la préface de son histoire de la Révolution française : « Un phénomène plus grand que tout événement politique est apparu dans le monde : pourquoi l'homme est Dieu. » Comment un Dieu se refuserait-il quoi que ce soit ? On envisage la liberté comme le droit de faire tout ce qu'on veut ou ce qu'un reste de conscience n'interdit pas. C'est au nom de la liberté qu'on a chassé les religieux il y a soixante ans. Aussi la désobéissance est-elle générale tant pour le nouveau costume ecclésiastique que pour les offices. Nous avons vu un prêtre refuser des messes pour une défunte « *parce que c'est inutile* ». Nous touchons à l'hérésie. 348:87 Dans son excellent ouvrage *Le Sens de l'Histoire*, Marcel Clément écrit : « La liberté, telle que l'a conçue l'indivi­dualisme, ce n'est point une qualité de la volonté qui doit être respectée par l'organisation sociale, c'est la fin même de l'activité individuelle en vue de laquelle toute l'organi­sation sociale doit être construite. Ce sont là deux con­ceptions contradictoires (...) le gouvernement est condamné à l'absurdité... » Ces libertaires veulent donc transformer le monde au moyen des idées qui ont causé son malheur. Car la Révo­lution a détruit un ordre social chrétien, imparfait bien sûr et demandant à être réformé et perfectionné, mais chrétien. L'ambitieux sans scrupule, qu'il fût paysan, arti­san, marchand, qu'il appartînt au clergé ou à la noblesse, y était arrêté par des freins sociaux à l'avantage du droit. Il y avait partout des barrières devant l'homme d'argent, soit dans l'organisation des métiers, dans les règlements de fabrication et les usages commerciaux, soit dans le sta­tut des classes sociales. Les freins enlevés, l'homme s'est cru libre, et l'ensemble du peuple a été livré par l'indivi­dualisme au droit du plus fort c'est-à-dire, finalement, au pouvoir de l'argent, seul maître aujourd'hui de notre socié­té. La justice est incompatible avec la liberté ainsi entendue. Or on refuse en fait les conseils du Saint-Siège ; en par­ticulier sur l'autonomie des sociétés intermédiaires ; qui seules pouvaient bloquer l'ambition des hommes d'argent. Mais il ne suffirait pas de revenir à des institutions poli­tiques et sociales vraiment chrétiennes. La résistance au Saint-Siège montre, qu'il faut une conversion des cœurs ; la prière seule peut l'obtenir. L'erreur de Savonarole fut de croire qu'en modifiant les institutions politiques de Flo­rence, il allait pouvoir convertir les Florentins. Il échoua, non parce qu'il « devançait son temps » mais parce qu'il mettait la charrue devant les bœufs. Comme on veut le faire de nos jours. Au moment de la Transfiguration, Pierre croyant pou­voir fixer cet instant de bonheur dit à Notre-Seigneur : « Si tu veux nous allons monter ici trois tentes... » S. Léon explique : « Le Seigneur ne répond pas à cette suggestion. Ce que Pierre demandait n'était pas mauvais, mais déplacé, alors que le monde ne pouvait être sauvé que par la mort du Christ. A l'exemple du Seigneur, la foi des croyants, sans douter des promesses de bonheur, était appelée à demander d'abord la patience dans les tentations plutôt que la gloire. » 349:87 Cela reste vrai jusqu'au second Avènement. C'est une tentation pour un chrétien de vouloir sauver le monde autrement que par l'imitation du Christ dans l'accep­tation des souffrances et de la Croix. \*\*\* Car le fait majeur de chaque instant du monde, de celui où nous écrivons comme de celui où vous lisez, est la géné­ration éternelle du Fils par le Père et la procession du Saint-Esprit. C'est de ce foyer d'amour que l'amour s'épanche dans le monde, réjouit les anges et les saints dans le ciel et fournit aux hommes engagés dans le temps les grâces et les forces pour y accomplir l'œuvre de Dieu. Mais il faut adorer d'abord ces actes intimes de la vie de la Très Sainte Trinité, la génération du Verbe et la procession de l'esprit d'amour. Ils se passent dans l'éternité, mais pénètrent le temps, lequel est une manière d'être de la création matérielle ; l'éternité l'englobe sans y participer, c'est pourquoi les mys­tères ne cessent pas dans l'Église. L'Incarnation d'une Personne éternelle et sans commencement continue. La Visitation continue : Jésus porté par Marie efface le péché originel dans le petit enfant à naître qui sera le Baptiste et fait prophétiser sa mère. Marie est passée dans l'éternité et son œuvre de porter Jésus au-devant des âmes est deve­nue perpétuelle. C'est ainsi qu'elle travaille à notre conver­sion. Vous proférez en disant le chapelet une parole d'éter­nité et vous participez à son fruit. L'Ascension, la Pentecôte continuent. Cohéritiers du Christ, temples du Saint-Esprit, nous participons, tout indignes que nous soyons, mais nous participons par grâce à la vie de la Sainte Trinité. Et nous sommes envoyés sur la terre comme le Verbe éternel fut et est toujours envoyé pour y annoncer le salut offert par Dieu. Depuis Adam ce que nous appelons l'Église a toujours existé. Tous les hommes qui ont attendu un salut venant de Dieu, quelque nom qu'ils lui donnassent, ont fait partie de l'Église. Or nos contemporains ne pensent qu'aux biens matériels ; ceux qu'ils obtiennent même justement ne font qu'accroître leur désir de biens inutiles ou dange­reux. Ils ne songent point à rendre grâce, et sont et se croient toujours malheureux. 350:87 Il faut leur montrer le bonheur qui est dans l'amour de Dieu. Tous les moyens sont bons pourvu que l'apôtre prie et fasse Pénitence. Car le Verbe éternel s'est incarné par obéis­sance à son Père. Il est venu accomplir sur la terre ce que son Père lui avait commandé. Il ne parlait pas de lui-même, mais disait ce qu'il était chargé de faire connaître. Enfin il fut « obéissant jusqu'à la mort ». Il enseignait les Béatitudes : heureux les pauvres, heu­reux ceux qui pleurent, heureux ceux qui souffrent pour la justice, heureux ceux qui ont le cœur pur. Justice du temps mais aussi de l'éternité, qui est celle de l'intime du cœur autant que des actes. Est-ce là, suivant le titre d'une conférence qui fit quel­que bruit « *ce que le monde attend de l'Église* » ? Il attend qu'elle l'approuve dans son appétit d'un bonheur terrestre. Or l'Église est là pour répéter les paroles de Jésus : « *Mon royaume n'est pas de ce monde* » et « *Le royaume de Dieu est au-dedans de vous*. » Le monde romain se convertit lorsque le riche comme le pauvre, le savant comme l'igno­rant connurent que leur misère morale était la source de leurs maux. Tous demandèrent alors à l'Église un salut spirituel. Nos contemporains sont trop glorieux de leur civilisa­tion pour le comprendre encore. Mais leur aveuglement les y conduira. Jésus demandait aux hommes de s'unir dans l'amour à l'imitation et en participation de la vie divine, de l'union du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Pas d'autre voie que la sienne. O Beata Trinitas ! D. MINIMUS. 351:87 ## NOTES CRITIQUES ### Le livre du P. Dubarle LE P. DUBARLE a publié un livre entier sur le dialogue qu'il avait publiquement entrepris, à partir de janvier 1964, avec le Parti communiste. Le titre n'en est point : dia­logue « avec le Parti communiste » ni même dialogue « avec le communisme », mais *Dialogue avec le marxisme* ([^217])*.* L'une des plus ruineuses confusions que nous avions signalées n'est pas levée : il s'agit, en fait, du COMMUNISME, et même du PARTI COMMUNISTE, mais on l'appelle pudiquement LE MARXISME, ce qui est une appellation trop générale pour être adéquate. Parler du « marxisme », c'est parler d'un système idéolo­gique auquel on ne peut reprocher en tant que tel rien de plus que des *erreurs.* Éviter de nommer « le communisme » c'est éviter de men­tionner un système sociologique animé par un appareil de type policier et coupable en permanence de *crimes* monstrueux. Mais en parlant d'aller rencontrer « le marxisme » c'est bien avec l'organisation communiste, selon son programme et sous son contrôle, que l'on établit des rencontres, comme cela s'est passé dans le cas de la « Semaine de la pensée marxiste » qui fut ouverte par un discours de Jacques Duclos, membre du Secrétariat du P.C.F., et terminée par un discours de Roger Ga­raudy, membre du Bureau politique du P.C.F. \*\*\* Le livre du P. Dubarle est beaucoup plus sympathique que ses déclarations antérieures sur le même sujet. Celles-ci figurent aussi dans le volume : le chapitre II est l' « interview » qui avait paru dans *Signes du temps* de mars 1964. 352:87 Le chapitre premier contient le texte du discours prononcé à la « Semaine de la pensée marxiste » de Paris ; c'en est la première publi­cation intégrale : on pourra ainsi constater que ceux qui pré­tendirent que le P. Dubarle avait eu le mérite de « porter la parole de Dieu dans un milieu hostile » nous avaient purement et simplement menti. Porter la parole de Dieu en milieu hostile, le P. Dubarle ne l'a ni voulu ni fait en cette occasion. Il s'occu­pait d'autre chose, qui était peut-être honorable, peut-être dis­cutable, mais qui n'était pas du tout cela. Ce livre est sympathique parce qu'il est beaucoup moins sommaire et beaucoup moins unilatéral que l' « interview » livrée aux foules catholiques dans le magazine illustré *Signes du temps.* Le P. Dubarle s'interroge, s'examine, fait le point, et dissipe pas mal d'illusions concernant le « dialogue avec le marxisme ». Non que son ouvrage ne contienne encore de rudes équivoques et d'étonnantes confusions. Mais voyons cela de plus près. Ni dialogue, ni action commune « Une fois faite l'expérience » c'est-à-dire après sa partici­pation, à la Semaine de la pensée marxiste de janvier 1964 à Paris, et à celle de février 1964 à Lyon, le P. Dubarle entreprend « un essai de réflexion cherchant à en tirer les enseignements » : c'est le chapitre IV de son livre. Ces enseignements sont négatifs. Le P. Dubarle cite (p. 123) une déclaration récente de *L'Osservatore romano :* « Le dialogue entre le catholicisme et le communisme est inconcevable étant donné les très graves conséquences qu'il aurait pour la liberté religieuse et civique. » Et, contrairement à ce que l'on aurait pu attendre de lui d'après ses propos et ses actes antérieurs, il se prononce dans le même sens. Il précise qu'exception faite du cas « de quelques catholiques s'entretenant avec quelques marxistes » ([^218]), et s'il s'agit « du catholicisme et du communisme eux-mêmes », il est en plein accord avec la déclaration de *L'Osservatore romano :* 353:87 « ...C'est mille fois que je suis d'accord avec une pareille déclaration. Et je tiens à le dire nettement au passage, pour que les entretiens de cet hiver ne soient pas, pour les catholi­ques français sollicités parfois individuellement ou en groupe par les marxistes qu'ils coudoient dans la vie quotidienne, un mi­roir aux alouettes de plus. » Le dialogue avec « le marxisme » n'a, selon le P. Dubarle, pas même commencé (p. 127) et ne peut pas commencer. Ce dialogue n'est pas possible tant que « le marxisme » sera, en théorie et en pratique, « un système de conduites tendant posi­tivement à déraciner la foi religieuse » (p. 128) ; tant que le dialogue offert par les communistes aura pour but évident « l'élimination de l'idéologie religieuse » (p. 130). Proposer le dialogue et en même temps nourrir ces intentions, c'est de la part des communistes une « ambiguïté inacceptable et qui laisse le P. Dubarle « profondément perplexe » (*ibid.*)*.* Les choses étant ce qu'elles sont, les conditions nécessaires au dialo­gue et à l'action commune n'existent pas présentement (p. 141) « Il demeure donc encore à présent, dans les rencontres auxquelles nous nous essayons ensemble, de marxistes à catholiques, une ambiguïté fondamentale qu'il faudra dissiper avant qu'il soit question entre nous du dialo­gue véritable (...). Quant à la pratique de l'action, l'ambiguïté sera à lever autant, et cette fois-ci au sommet, avant qu'il soit question de joindre l'action des catholiques en corps à l'action des marxistes en corps, cela fût-il à propos d'objectifs humains parfaitement ac­ceptables comme objectifs communs en fin de compte : la paix internationale, la justice sociale, la création fraternelle de la société ter­restre... » Le P. Dubarle estime que « les marxistes en corps » (c'est-à-dire le Parti communiste) ont des objectifs légitimes : paix, jus­tice, fraternité. Il ne croit pas du tout, comme l'Encyclique *Divini Redemptoris* (paragraphes 57 et 58) que lorsque les commu­nistes « avancent des projets en tous points conformes à l'es­prit chrétien », c'est alors SURTOUT qu'il faut mettre toute son énergie à rejeter toute collaboration et action commune, car ces projets sont des pièges et des tromperies au service d'une entreprise de domination universelle. Le P. Dubarle pense que le Parti communiste a des objectifs « parfaitement acceptables » en matière de fraternité, de justice, de paix. Mais, même dans ce cas, il refuse toute action commune. 354:87 Contre le dialogue avec le communisme, le P. Dubarle mul­tiplie les formules et les mises en garde. « Tant qu'il n'y aura pas de vraies règles du jeu, de règles acceptables au gré des parties, la communauté catholique en masse se tiendra à l'écart de la « praxis » du marxisme... » (p. 144). « Se rencontrer sans règle et sachant que les discussions demeurent sans contrat, c'est peine perdue » (p. 145). « Pour le moment, il n'est pas question de quoi que ce soit de vraiment sérieux entre nous, catholiques et marxistes » (p. 146). « La conduite du marxisme dans l'ensemble du monde suffit à montrer combien il est en­core peu accessible à la perspective d'une reconsidération de son système... » (ibid.). Mais qu'a donc fait\ le P. Dubarle ? Ces précisions et conclusions négatives n'ont malheureusement pas été portées à la connaissance du grand public catholi­que. Elles s'expriment dans un livre dont la diffusion restera, très normalement, inférieure à celle du magazine illustré *Signes du temps*, vendu dans les églises à peu près partout ; inférieure aussi à toute l'orchestration qui, dans la presse, fit écho à l'*ac­te spectaculaire* par lequel le P. Dubarle apportait sa participa­tion, à une réunion du Parti communiste ; inférieure à toute la propagande qui a méthodiquement utilisé cet événement. Il est ordinairement recommandé de réfléchir avant d'agir. Le P. Dubarle semble n'avoir réfléchi qu'après. Après « expé­rience faite » ? Mais était-il indispensable de faire cette « ex­périence » une fois de plus ? Il n'était pas nécessaire d'appor­ter son concours à la Semaine de la pensée marxiste pour dé­couvrir les impossibilités du dialogue avec Je Parti communis­te. En 1957, les Pères jésuites Bigo, Chambre et Calvez avaient été eux aussi « invités » à un débat public par le même Parti communiste et par le même Roger Garaudy. Ils avaient refusé, pour de solides raisons. Voici que le P. Dubarle découvre à son tour ces raisons, du moins en partie : mais ce n'est pas dans l' « expérience faite » qu'il les découvre. Il s'avise maintenant de tout ce à quoi il aurait pu penser, il aurait dû penser, -- mais à quoi il n'avait apparemment pas pensé du tout. Entre temps l'opinion publique a été trompée par son attitude et par ses premières déclarations ; et elle n'est pas détrompée ; le livre du P. Dubarle n'atteindra qu'une faible minorité parmi tous ceux qui ont été induits en erreur. Le coup de frein du livre est sans commune mesure avec le mouvement d'opinion organisé autour de la participation de deux Dominicains à la Semaine communiste. Il est regrettable que ni le P. Dubarle ni ses Supé­rieurs n'y aient pensé en temps utile. On peut espérer mais rien ne garantit qu'ils y penseront la prochaine fois. \*\*\* 355:87 D'ailleurs il demeure une incertitude profonde sur ce que le P. Dubarle a voulu ou a cru faire. Tantôt il dit catégoriquement qu'il voulait engager l'Église elle-même dans le dialogue avec le communisme, tantôt il le nie non moins catégoriquement. Dans un passage déjà cité (p. 124), il semble n'admettre que le cas de « quelques catholiques s'entretenant avec quelques marxistes » et il adhère « mille fois » à la position de l'Église déclarant impossible le dialogue entre catholicisme et commu­nisme. Mais ailleurs (p. 124), il précise au contraire : « *Il ne s'agissait pas seulement des personnes rassemblées pour l'entretien d'un soir, mais bien des communautés dont elles étaient alors les représentants publics. *» Tout au long du livre, selon les pages, il dit tantôt qu'il y était allé à titre personnel et pri­vé, tantôt qu'il y était allé officiellement, en tant que prêtre, au nom de l'Église. On peut se demander en conséquence s'il savait ce qu'il faisait, ou s'il entrait dans la catégorie de ceux dont Pie XII a dit : *Ils ne savent pas ce qu'ils font.* Mais le grand public n'aura même pas connu cette incertitu­de et cette contradiction que le livre ne résout pas. Le grand public aura connu seulement les déclarations fracassantes : « en tant que prêtre catholique », « bien officiellement, en ma quali­té de prêtre, de religieux, de professeur de philosophie à l'Ins­titut catholique de Paris et en arborant devant le public de la soirée ma robe de Dominicain, trop voyante, je sais bien, mais cela peut servir en certaines occasions ». Ces déclaration fra­cassantes sont reproduites dans le livre, principalement aux pages 59 et 60. Elles y sont balancées en d'autres chapitres par des précisions diamétralement contraires, que le grand public ne connaîtra jamais. En outre, le P. Dubarle manifeste la même incertitude au sujet de la position de l'Église. Tantôt il affirme que *Pacem in terris* a ouvert la porte au dialogue avec le communisme ; tantôt il affirme que la porte est fermée. Tantôt il déclare adhérer à la position de l'Église recom­mandant le dialogue avec le communisme, tantôt il déclare adhérer à la position de l'Église rejetant tout dialogue avec le communisme. On pourrait croire, au fil des pages, qu'il y a deux Églises, et deux P. Dubarle. Délire de l'imagination\ et silence de la raison Les idées très tranchées du P. Dubarle sur la théologie et la science sont connexes à ses idées sur le « marxisme », ou même elles en constituent le fondement. Notre propos n'est pas de les discuter, mais de nous en tenir à ses énoncés sur « le marxisme » et principalement à celui-ci (pp. 150-151) : 356:87 « Le marxisme porte en lui maintes excel­lentes choses. Il n'aurait pas été athée et sot­tement persécuteur de l'homme religieux, chré­tien ou non, il y a longtemps, je crois, que l'Église catholique l'aurait préféré au capita­lisme libéral et à la bourgeoisie laïque. Je me souviens d'une conversation il y a plus de quinze ans, à Rome, avec un ami prêtre dont la tâche principale était de suivre les affaires diplomatiques du Saint-Siège. La question du communisme venant sur le tapis, il me dit avec une brusquerie qui me surprit de la part d'un homme qui n'avait nulle tendance parti­culière de sympathie à l'égard du marxisme : « Mais si Staline disait qu'il renonce à la propagande athée, qu'il donne la liberté des cultes à la Russie et qu'il y accepte au besoin des missionnaires catholiques, Pie XII immé­diatement se réconcilierait avec lui et contre cela le dollar américain ne pèserait rien du tout ». A l'époque je croyais encore un peu à d'autres motifs, imposant au catholique d'être pour le monde libéral plus que pour le monde marxiste : la légitimité de certaines formes humaines de la propriété, le respect plus grand de l'initiative individuelle... que sais-je ? Aujourd'hui je pense que mon inter­locuteur d'il y a presque vingt ans avait rai­son. » Un texte semblable décourage l'analyse mais caractérise un état d'esprit de plus en plus répandu parmi certains hommes d'Église. A ce titre il est important de le recueillir. Au nom d'une « pensée nouvelle » d'une « conception scientifique du monde » d'une « théologie moderne », ces hommes d'Église tiennent des discours d'où la faculté de penser, l'usage de la raison, la connaissance des hommes et des idées semblent avoir complètement disparu. Qu'est-ce que cela veut dire, un marxis­me qui n'aurait pas été athée ? L'athéisme serait-il par hasard, dans le marxisme, une pièce rapportée, une fantaisie extérieure et surajoutée ? Il faut n'avoir plus aucune intelligence de l'es­sence des choses et des doctrines pour parler ainsi. Et de même, il faut n'avoir aucune connaissance du communisme soviétique pour imaginer l'hypothèse d'un Staline ouvrant l'U.R.S.S. à des missionnaires librement venus de l'étranger. Imaginer un mar­xisme-léninisme sans athéisme est aussi malin qu'imaginer une Église catholique niant l'existence de Dieu. Il n'est pas impos­sible, certes, que les chefs du communisme, ou certains d'entre eux, renoncent un jour à l'athéisme : mais ce sera du même coup renoncer au communisme, au marxisme et aux « main­tes excellentes choses » qu'il porte prétendument en lui. 357:87 Quant à imaginer que l'Église n'a pu, ne peut et ne pourra que choisir soit « le capitalisme libéral », soit « le marxisme », c'est manifester une abyssale ignorance et de sa doctrine sociale, et de son histoire, et de son action. La résistance Nous en terminerons en citant une autre remarque du P. Dubarle, extraite de sa page 147 : « Le marxisme n'a plus le temps de devenir, tel qu'il est, le principe idéologique unique et dominateur du monde. Il s'est saisi d'une par­tie de la terre. Mais rien n'annonce pour un bien proche demain qu'il puisse se saisir de tout le reste -- Occident, tiers-monde, hémis­phère sud. Bien au contraire, des résistances se sont formées à son programme d'extension mondiale et il y a peu de chances que, comme par miracle, l'obstacle en soit bientôt levé. » Le P. Dubarle ne croit donc pas, lui, que « le communisme est un mouvement irrésistible » et qu'il « l'emportera inévita­blement dans le monde entier ». Il pense au contraire que les *résistances* qui se sont levées lui opposent un obstacle insur­montable. Insurmontable, sinon « par miracle ». Mais cette sorte de « miracle », nous commençons à l'avoir sous les yeux. C'est le « miracle » incroyable d'hommes d'Église qui dé­sertent la résistance au communisme ; qui cessent de l'encou­rager ; qui s'emploient à la décourager. C'est le « miracle » d'hommes d'Église travaillant à affaiblir ou à supprimer eux-mêmes l'obstacle que la résistance au communisme oppose à la progression du communisme. Le communisme ne pourra certainement point l'emporter dans le monde entier si la résistance au communisme demeure suffisante, si elle est animée et purifiée par le christianisme. Le voulant clairement ou non, trop d'hommes d'Église au­jourd'hui tiennent des discours et accomplissent des actes dont le résultat effectif est de désorienter, démobiliser ou discréditer ces résistances dont parle le P. Dubarle, dont il escompte la permanence et la solidité, mais auxquelles il s'abstient d'appor­ter son renfort. 358:87 Face à l'intrinsèque perversité et au système criminel du communisme, « l'Église n'est pas neutre », disait Pie XII. Mais si maintenant elle était, en fait, plus ou moins neutra­lisée par les entreprises de diversion, de compromission ou de capitulation qui se développent en son sein, le communisme, dans cette mesure même, pourrait reprendre sa marche vers de nouvelles conquêtes. PEREGRINUS. ============== ### Notules diverses **Saisie. --** Comme les numéros précédents, le numéro 84 d' « Itinéraires » a été « saisi à la suite d'une dérision des autorités judiciaires (sic) algériennes » par les obscurantistes qui font peser leur domination sur l'Algérie (voir à ce sujet notre numéro 83, pages 1 à 4). \*\*\* **Horresco referens. --** Lu dans l'éditorial de « Témoignage chré­tien » du 9 juillet 1964 : « Pour remplacer un système social par un autre plus juste, il faut *d'abord* changer le système *politique*. Or trop souvent l'arbre a caché la forêt, le social a dis­simulé le politique. » \*\*\* **Un commentaire scientifique de « Mater et Magistra ». --** Nous avons déjà signalé à plusieurs re­prises l'important commentaire de « Mater et Magistra » que publie le P. Paul-Émile Bolté dans la revue « Studia Montis Regis ». Cette revue semestrielle est édi­tée par la Faculté de théologie de Montréal. Le fascicule 2 de l'année 1964 contient la traduction et le commentaire des paragraphes 51 à 60 de « Mater et Magistra ». On peut se procurer ces fasci­cules à la Faculté de théologie de Montréal, 2065 ouest rue Sher­brooke, Montréal 25, Canada. **Revue thomiste :** numéro d'avril-juin 1964, une étude du P. Jean-Hervé Nicolas sur « Affirmation de Dieu et connaissance » ; cer­taines positions de Gilson et du P. Sertillanges y sont critiquées. Dans le même numéro, un bel et émouvant article du P. Benoît Lavaud sur le P. Garrigou-La­grange : c'est l'article que nous avons reproduit dans notre nu­méro 85. Le P. Benoît Lavaud a publié un autre article sur le P. Garri­gou-Lagrange dans *La Vie spiri­tuelle* d'août-septembre. On sait tout ce que *La Vie spirituelle* doit au P. Garrigou-Lagrange. L'un des quatre directeurs actuels de cette revue a ajouté dans l'arti­cle (et signé) une note (pp. 340-341) qui est un grand exemple de.. ? \[*sic*\] \*\*\* 359:87 **Revue des sciences philosophiques et théologiques** (numéro d'avril 1964, paru en juin) : un vas­te article du P. François Refoulé sur « La vague bultmanienne ». La première partie de cet article étudie « Dieu sans Dieu » du Dr Robinson. L'avertissement de Louis Salleron et la justification du ti­tre français Dieu sans Dieu y sont présentés avec une objectivi­té exacte qui a fait défaut au re­censeur de la « Revue thomiste » (numéro de juillet-septembre, pa­ge 486) Dans le même numéro de la « Revue des sciences philosophi­ques et théologiques », un arti­cle de Ph. Roqueplo : « Appro­ches contemporaines d'une affir­mation de Dieu ». Cette revue, qui est comme on le sait celle des Dominicains pro­fesseurs aux facultés de philoso­phie et de théologie du Saulchoir, est publiée chez Vrin avec le con­cours du Centre national de la recherche scientifique. On regret­te vivement qu'il soit désormais pratiquement impossible de l'a­cheter au numéro, même chez Vrin. \*\*\* **La persévérance. --** Dans leur numéro du 1^er^ octobre 1964, page 22, les *Informations catholiques internationales* recommencent à présenter l'officine soviétique « Pax » comme un « *mouvement catholique progressiste *». \*\*\* **Une espèce de simonie.** -- Lu dans « Aspects de la France » du 17 septembre : Les Éditions du Cerf distribuent un prospectus-réclame pour leur collection « Unam Sanc­tam ». Le R.P. Congar, théolo­gien « Nouvelle Vague » y écrit en toute simplicité : -- *Paul VI m'a dit que j'étais un de ceux qui avaient le plus contribué à préparer le Concile. C'est vraisemblablement au tra­vail accompli dans* « *Unam Sanc­tam* » *qu'il pensait*. » Voilà donc un religieux qui a eu la faveur de conversations avec le Saint-Père. La délicatesse aurait voulu qu'il ne révélât ce qui lui avait été dit qu'avec l'unique souci que la pensée du Pape ne pût en rien être mal interprétée. Or, de cet entretien ou d'autres, nous ne connaîtrons rien qu'une phrase, comme par hasard à la gloire du Père Congar et qui est utilisée à des fins commerciales. Mais nous ne saurons jamais si tout, dans les paroles de Paul VI, était aussi agréable aux oreil­les de ce Dominicain fort occupé de sa publicité. Bien entendu, la phrase a fait florès. Il n'y aurait que demi-mal si elle était fidèlement reprodui­te car, après tout, tout peut aider a préparer un Concile, même ce qui sera rejeté, corrigé ou con­damné. Mais voici ce que devient le certificat dans « Paris-Match » du 18 juillet 64 : « *Le Pape, au R.P. Congar, qui eut jadis des difficultés au Vati­can. Paul VI a dit :* « *Vous êtes le plus grand théologien du Concile*. » Le préparateur du Concile en est devenu « le plus grand théo­logien ». Sauf erreur, le Père Congar n'a pas rectifié... Nos lecteurs seront libres de trouver ou non un rapport entre cette petite histoire et un souve­nir que rappelle le cher Roger Joseph dans les « Cahiers Char­les Maurras » : La chose se passe à l'époque où Maurras était candidat à l'A­cadémie Française. Quelques mois auparavant, alors qu'il se trou­vait en prison, notre maître avait eu l'insigne honneur de recevoir une lettre manuscrite de Pie XI et des amis le pressaient pour se concilier les voix catholiques, d'en révéler le texte. 360:87 Nous connaissons par Henri Massis la fière réponse : -- *Ce serait une espèce de si­monie.* » \*\*\* **La pression communiste sur le Concile. --** Il n'est pas éton­nant que le communisme s'efforce d'exercer une pression politique et idéologique sur le Concile : ce qui est étonnant, c'est que l'on n'en parle point, comme si l'on n'avait plus la liberté psycholo­gique de la dénoncer clairement. « La France catholique » du 12 Juin (en Page 7) a cité une re­marque du cardinal Dœpfner : « Le schéma sur les Juifs est, selon le Cardinal Dœpfner, le seul cas explicite où des forces politi­ques extérieures ont essayé d'exer­cer une pression sur le Concile. » Là-dessus « La France Catholi­que » fait remarquer qu'il y a un autre cas, celui de la pression Communiste : « Les pays communistes auto­risent les évêques de ces pays à se rendre à Rome à condition que le Concile ne s'attaque pas au communisme. » D'ailleurs la presse communiste a ouvertement prétendu que l'Église catholique avait « pris l'engagement qu'il n'y aurait pas dans le Concile d'attaque directe contre le régime communiste ». A ces affirmations de la presse communiste, aucune réponse n'a été faite, aucun démenti n'a été opposé, on a laissé s'accréditer dans l'opinion publique cette ver­sion du silence du Concile sur le communisme Sur cette question, on se re­portera à l'article : « L'imposture Nicomède », dans notre numéro 84 de juin 1964. \*\*\* **Le véritable christianisme cosmique. --** De Jacques de Bour­bon-Busset, dans « La Table ronde » de juin : « Le véritable « christianisme cosmique » est moins celui de Teilhard de Chardin que celui de Chesterton et de son disciple Claudel. » \*\*\* Autre remarque du même au­teur, au même endroit : « L'aventure qui est la nôtre : la recherche de la réalité per­due. » \*\*\* **Les religieux et l'Assemblée de l'épiscopat. --** Dans « Signes du temps » de juin, le P. Liégé écrit : « Certains ont regretté que les votes de l'Assemblée plénière (de l'Épiscopat français, en mai 1964) aient rejeté la présence consultative des Supérieurs religieux à l'Assemblée annuelle, par 88 « non » sur 112 votants. Étant don­né la place que tiennent les reli­gieux dans la pastorale de notre pays, il ne faudrait pas que cela les empêche de se situer exacte­ment avec leur apport propre dans l'effort d'ensemble. L'avenir dira si la commission mixte, qui coordonne actuellement à l'épis­copat le monde des religieux, se­ra suffisante à cet effet. L'invita­tion des Supérieurs religieux au Concile (...) semble être une tra­dition fructueuse. » \*\*\* 361:87 **Comment les choses se pas­sent. --** Une revue « purement religieuse », éditée ailleurs qu'en France sous un titre qui se re­commande de la T-S.Vierge, avait en mai 1964 prôné les œuvres de Teilhard de Chardin. Un lecteur protesta. Dans son numéro suivant, la revue fit allusion à cette protestation, en rappelant qu'elle avait mentionné que « le Saint-Office n'a pas condamné Teilhard, mais mis en garde les lecteurs peu compétents ». Cette inexactitude peut passer pour innocente ignorance. Mais il est intéressant de com­parer cette position publique, qui cherche à être en tous cas anodi­ne, avec la véritable pensée, ex­primée en ces termes dans la ré­ponse faite au lecteur protestatai­re : « L'Église et le Saint-Office sont deux choses qui sont à dis­tinguer nettement. Vous n'êtes pas sans savoir que le bon pape Jean XXIII n'était pas d'accord avec le Saint-Office sur l'attitude que celui-ci prenait envers le P. Teilhard. Le Pape eut la main forcée et il dut se contenter d'em­pêcher la condamnation formelle du P. Teilhard. « Depuis le début du Concile, l'Église -- dans la grande majorité de ses évêques -- a montré sa désapprobation envers le Saint-Office ». La fable du Saint-Office for­çant la main de Jean XXIII (!!!) est ainsi racontée, colportée, pour désorienter les esprits et semer la confusion dans les cœurs. Celui qui colporte cette fable et les commentaires conjoints est, naturellement, un religieux : sa revue est pleine de bonnes inten­tions et même parfois de bonnes choses. Il n'est apparemment pas, comme il le dit lui-même, un « jeune exalté » : il a 62 ans­. Enfin, c'est sous le couvert d'un « imprimatur » en bonne et due forme qu'il recommande Teilhard. Et après tout, s'il y a une crise dramatique de l'autorité, il n'en est pas responsable ; il en est, lui aussi, victime. \*\*\* **L' « inspirateur principal » de l'Encyclique « Pacem in terris ».** -- Voici ce que nous lisons dans « Le Monde » du 26 septembre « Mgr Pavan*,* professeur au Latran, ami personnel de Jean XXIII et principal inspirateur de « Pacem in terris », a fait au Centre de documentation hollan­dais une conférence sur la liber­té religieuse, où l'on a retrouvé les qualités de réalisme, d'optimisme et d'intuition des « signes des temps » qui ont fait le succès de l'encyclique. » Une telle manière de s'expri­mer tend à insinuer : ce que vous avez aimé dans « Pacem in ter­ris » et ce qui en a fait le suc­cès venait de Mgr Pavan. Dans ses « informations » re­ligieuses, « Le Monde » paraît avoir définitivement adopté la manière de « France-Dimanche » et de « Marie-Claire ». \*\*\* **Paul VI et Mgr Helder Camara. --** Le même numéro du mê­me journal, toujours à la ma­nière de « Marie-Claire » et de « France-Dimanche », raconte ceci : La conversation qui a eu lieu cet été entre Paul VI et Mgr Hel­der Camara, archevêque brésilien mérite d'être connue, encore que l'intéressé n'ait évidemment rien fait, par une discrétion toute na­turelle, pour la divulguer. Mais à Rome tout finit par se savoir... Précisons que Mgr Helder Cama­ra est célèbre pour ses initiatives sociales hardies, pour sa sponta­néité et pour son sens extraordi­naire du contact. Ouvrant les bras à Mgr Helder Camara qui s'approchait de lui, Paul VI s'écrie : « Bonjour mon évêque communiste ! Comment allez-vous ? » L'archevêque ré­pond du tac au tac : « Bonjour notre pape communiste. » 362:87 « Comme on joue du piano à quatre mains, commente Mgr Helder Camara, je commençais les phrases et le pape les finis­sait. » Mgr Helder Camara : « Pour­quoi a-t-il fallu qu'un de vos an­cêtres se prenne pour un roi ? » Paul VI enchaînant : « ...Et qu'il y eut des États pontificaux ? » Mgr Helder Camara : « Pour­quoi a-t-il fallu que Pie IX croie que le diable lui enlevait ses États et qu'il n'ait pas vu que Garibaldi était un envoyé de Dieu ? » Paul VI : « Si on consultait les archives du Vatican on verrait que Pie IX lui-même demandait aux évêques d'être délivrés de tout cela mais ce sont les évê­ques français qui ont fait barra­ge ! » Tout chrétien adulte et moder­ne devra tenir ce récit pour en­tièrement exact, sous peine d'être convaincu d'offense à « la presse » et à sa « mission d'informer ». ============== #### Le serment des évêques hongrois *L'Osservatore romano* du 16 septembre 1964 annonçait la signature, à la date du 15 septembre, d'un accord entre le Saint-Siège et le gouvernement communiste de la République populai­re hongroise. Aussitôt la presse communiste s'emparait de l'évé­nement et se mettait à donner les détails les plus extraordinaires. *Paese sera*, quotidien communiste italien, révélait le 18 septem­bre les termes de la prestation de serment des cinq nouveaux évêques hongrois nommés en vertu de l'accord du 15 septembre : « *-- Acceptez-vous de jurer fidélité à la République popu­laire hongroise ?* *-- Oui.* *-- Jurez-vous d'être fidèle à la République populaire hon­groise, à son peuple et à sa Constitution ?* *-- Je le jure.* *-- Jurez-vous de respecter ses lois et les règles que celles-ci prescrivent ?* *-- Je le jure.* *-- Jurez-vous de conserver le secret d'État dans toutes vos activités, de servir toujours les intérêts du peuple et de vous consacrer au renforcement et au développement de la Républi­que populaire hongroise ?* *-- Je le jure.* *-- A partir de ce moment vous pouvez entrer dans l'exercice de vos fonctions religieuses.* » 363:87 Cette version communiste du serment prêté par les nouveaux évêques hongrois n'est pas forcément authentique. Malheureuse­ment, elle est la seule, on n'en possède aucune autre, et on laisse croire à l'opinion publique qu'elle est exacte. On laisse croire que les évêques hongrois ont *juré de se consacrer au renforce­ment et au développement* du régime communiste qui tient la Hongrie sous sa botte. On laisse croire que les cinq nouveaux évêques hongrois ont JURÉ FIDÉLITÉ A LA CONSTITUTION : or toute Constitution commu­niste est esclavagiste en son essence ; toute Constitution com­muniste édicte soit clairement, soit implicitement, que LE PARTI COMMUNISTE EST LE NOYAU DIRIGEANT DE TOUTES LES ORGANISA­TIONS SOCIALES, *y compris les Églises.* C'est le système appliqué par les Soviétiques à l'Église orthodoxe officielle, qui ne peut fonctionner que sous le contrôle du noyau dirigeant communiste installé au Patriarcat de Moscou. \*\*\* La presse communiste italienne déborde d'enthousiasme. Voici quelques-unes des formules employées le 16 septembre par *L'Unità*, quotidien officiel du Parti communiste italien : « *Le Saint-Siège s'est incliné devant une réalité irréversible... La Hongrie est le premier pays communiste reconnu par le Saint-Siège... L'attitude de Mindszenty est officiellement désa­vouée... Les évêques vont prêter serment à la Constitution com­muniste... Au-delà de la Hongrie, l'accord a une importance in­ternationale...* » Le quotidien *Paese sera* du même jour imprimait de son cô­té : « *En vertu de l'accord, les évêques hongrois vont désormais prêter serment de fidélité à une Constitution communiste... Le Vatican s'est mis d'accord avec un gouvernement communiste pour solliciter l'accord préalable à la nomination des nouveaux dignitaires de l'Église...* » Le 17 septembre, *L'Unità* ajoutait : « *L'accord prévoit la reprise par l'État hongrois du contrôle de l'Institut pontifical hongrois de Rome, que ses titulaires ac­tuels* (*émigrés anti-communistes*) *devront évacuer immédiate­ment.* » Le 18 septembre, sous le titre : « Les intrus quittent l'Insti­tut pontifical hongrois », *Paese sera* racontait cette expulsion avec force quolibets (on n'a en tous cas pas perdu de temps : l'expulsion a eu lieu deux jours après la signature de l'accord !) et se moquait du vice-recteur chassé de sa maison et partant « le dos courbé » avec « son petit paquet d'effets personnels sous le bras ». *Paese sera* ajoutait : « *L'Institut pontifical hongrois de Rome passe désormais sous le contrôle des évêques hongrois engagés par leur serment de fidélité*. » 364:87 C'est l'accélération du progrès : maintenant, on expulse à Rome presque aussi vite que l'on emprisonne à Budapest. Parlant de Mgr Hamvas, promu président de la Conférence épiscopale hongroise, *Paese sera* précisait : « *Il a été l'un des plus efficaces intermédiaires de l'accord, étant depuis longtemps en rapports cordiaux avec le gouverne­ment hongrois et avec les Prêtres de la Paix*. » (Les Prêtres de la Paix sont en Hongrie l'équivalent de l'or­ganisation *Pax* en Pologne.) Le *Messagero*, qui n'est pas communiste, affirmait le 19 septembre que « *la venue des évêques hongrois à Rome pour le Concile s'est faite aux frais du gouvernement communiste de Budapest* ». On ne peut croire une telle chose ; ce serait une atroce application de « l'Église servante et pauvre ». *L'Unità* du même 19 septembre revenait à la charge : « *La reconnaissance par le Vatican du gouvernement communiste hongrois et l'imposition du serment aux évêques sont les deux éléments les plus importants de l'accord... Le Saint-Siège consent que ses dignitaires jurent fidélité à un régi­me communiste*. » On n'a rien opposé à cette avalanche de révélations, et de commentaires communistes. Ou bien ils expriment la vérité. Ou bien ce sont des mensonges et, en face de ces mensonges, l'Église tout entière est devenue l'Église du silence. \*\*\* Le peuple hongrois, il l'a montré héroïquement, est anti­communiste à plus de 80 %. Il subit la domination communiste comme un double esclavage, puisque le communisme est pour lui, à la fois, tyrannie sociale et mainmise étrangère. Si vrai­ment les évêques catholiques JURENT DE SE CONSACRER AU REN­FORCEMENT du régime communiste, un tel épiscopat deviendra l'ennemi aux yeux du peuple, le complice des bourreaux et des despotes ; un tel épiscopat sera inévitablement entraîné dans l'écroulement du régime. Si en revanche les évêques hongrois ne jurent pas fidélité au régime communiste, il est aberrant de laisser croire qu'ils le font, et de n'opposer aucun démenti aux affirmations monstrueuses de la presse communiste. Le jour viendra tôt ou tard où le peuple hongrois règlera ses comptes avec ses bourreaux. 365:87 #### Témoignage sur l'esclavage et la trahison en Hongrie Dans le numéro de juillet-août de son « Bulletin d'aide à l'Église de l'Est » (dont nous avons plusieurs fois déjà parlé à nos lecteurs), le P. Werenfried publie un document venu de Hongrie et le présente en ces termes : « L'auteur aime l'Église et ne craint pas de souffrir pour elle. Avec une honnêteté totale il a déversé sur le papier l'amertume et toute l'angoisse qui emplissent son cœur. Ce témoignage dramatique sur la persécu­tion est d'une telle clarté que j'y vois l'âme apostolique du témoin. » Ce qui est mis en lumière par ce témoignage, c'est princi­palement que l'administration ecclésiastique de Hongrie est asservie par l'appareil communiste et UTILISÉE au profit du régime esclavagiste. Voici le texte de ce document : J'écris ces lignes devant Dieu. Je suis Hongrois et père d'une famille nombreuse. J'ai refusé de quitter mon pays et je suis prêt à donner ma vie pour l'Église. De sérieuses raisons me font croire que l'Occident libre ne se fait pas une idée exacte de notre situation tragique. Je crains que dans l'Église catho­lique il y ait des prêtres et des évêques qui ne peuvent se ren­dre compte à quel point nous sommes humiliés. Et je doute que nos pères conciliaires hongrois, étroitement surveillés, soient capables d'une sincérité réelle vis-à-vis du S. Siège. Il n'y a pas de liberté d'opinion dans mon pays et il n'y a aucune possibilité d'écrire selon sa conscience au sujet de la détresse de l'Église. J'ai appris que, chez vous, même les laïcs discutent ouvertement et librement des problèmes de l'Église d'aujourd'hui. Je voudrais revendiquer ce droit, dont tout ca­tholique jouit chez vous afin que soit entendue la voix de l'Église persécutée, avant que l'on s'arroge le droit de juger ses problèmes. L'Église hongroise est devenue la servante de l'État commu­niste. Elle n'est pas dirigée par ce qui reste encore de la hié­rarchie ecclésiastique, mais par des commissaires et des ins­pecteurs du gouvernement, nommés par le Ministère de l'Ins­truction publique, et qui sont pratiquement des membres de la Police secrète. L'appareil administratif épiscopal sous leur contrôle, est en réalité l'organe exécutif du pouvoir d'État athée et est au service de la politique communiste. 366:87 Des fonctionnaires communistes dictent les nominations, transferts, avancements et sanctions du clergé. « Afin de limiter les dégâts », ces décisions sont exécutées par l'autorité diocésai­ne. Les bureaux diocésains en Hongrie sont devenus des organes d'État. Des prêtres pieux et zélés sont injustement écartés de tout ministère. Dans des conversations privées, les administra­teurs ecclésiastiques font évidemment état de cette contrainte, mais ceux qui sont injustement punis se demandent avec amer­tume quel bien l'Église peut retirer de cette soumission servile La mise à la retraite forcée est le moyen efficace, appliqué depuis plus d'un an, pour éliminer les prêtres qui ne jouissent pas de la confiance des athées. Des prêtres en bonne santé et dans la force de l'âge reçoivent de l'évêché l'ordre de demander leur retraite, surtout lorsqu'ils exercent une certaine influence sur leurs confrères. C'est ainsi qu'en Hongrie, la Sainte Église est devenue l'es­clave et la marionnette des athées. Les commissaires d'État tiennent toutes les ficelles en main. Les prêtres sans défense sont livrés à leurs persécuteurs. Il ne serait pas honnête de faire endosser cette dépendance indigne aux évêques hongrois qui sont encore en « liberté » -- La plupart ont depuis longtemps dépassé l'âge où l'on peut encore être estimé capable d'assumer une si lourde responsabilité. Ces prélats très âgés, qui ont survécu aux persécutions nazies et communistes, sont physiquement et moralement brisés, après une lutte désespérée de plus de vingt ans, il ne leur est plus possible de voir les problèmes et ils ne sont plus de taille à se mesurer avec des collaborateurs sans scrupules que l'État leur impose dans leurs vieux jours. Les prêtres qui les entourent, valets, et amis des communistes, portent la plus grande respon­sabilité. Des traîtres et des opportunistes qui, poussés par la crainte, la cupidité ou l'ambition, ont reçu leur fonction de la main des communistes, siègent dans tous les bureaux diocésains. Inutile d'y chercher la fidélité inconditionnelle à l'Église. Aucun vi­caire général, aucun dignitaire ecclésiastique ne peut être nom­mé sans l'autorisation de l'État. Toutes les positions-clés dans l'Église sont donc occupées par des individus que les athées peuvent accepter et qui parfois doivent même être considérés comme leur amis dévoués. 367:87 La triste vérité m'oblige à dire que la direction des diocèses se trouve parfois entre les mains de prêtres sans foi ni loi, qui ont étouffé la voix de leur conscien­ce et qui ont banni l'Esprit Saint de leur cœur. Je ne veux citer que deux exemples. A un évêque âgé et presque irrespon­sable on a imposé un vicaire général : on dit de celui-ci qu'il a été formé à l'académie Lénine, et qu'il n'oublie jamais qui sont ses véritables maîtres. A l'occasion d'une tournée de confirma­tion, le secrétaire d'un autre évêque fut reconnu par un communiste, qui avait été son compagnon de classe dans un cours pour membres de la police secrète Usant de contrainte, de chantage, de pots-de-vin ou de trahi­son, les athées ont réussi, au cours des années, à contrôler tout l'appareil administratif ecclésiastique, à tel point que les vieil­lards qui ont pu garder leur siège épiscopal par la grâce du gouvernement n'ont plus aucun pouvoir réel. Ce sont les soi-disant « prêtres de la paix » qui jouent le plus triste rôle dans cette évolution. Leur mouvement n'a rien à voir avec la paix ; il n'est qu'une communauté d'intérêts, artificiellement créée par le gouvernement, qui prend à cœur le bien-être matériel des prêtres inscrits et qui assure leur obédience à l'État communiste. Elle constitue un club exclusif, privilégié par l'État ; il a le monopole de toutes les faveurs et de tous les avantages que l'État athée peut offrir aux prêtres qui le servent fidèlement. Toute l'administration ecclésiastique fourmille de meneurs et d'éléments actifs de ce mouvement dangereux. Parmi eux ont trouve des individus cupides, à la recherche d'honneurs et de titres, des névrosés pleins de ressentiment et de complexes d'infériorité, des faibles qui ne respectent pas le célibat, des lâches flatteurs de ceux qui sont au pouvoir, des abbés, aumô­niers et chanoines de fraîche date. Ces parvenus ecclésiastiques, méprisés par le peuple chrétien, nous sont montrés comme des exemples par le gouvernement. Ils se comportent comme des orateurs inspirés par l'Esprit de Dieu et comme des sauveurs de l'Église. C'est dans leurs rangs que, selon la volonté des athées, Rome devrait choisir de nouveaux évêques, quoique ceux-ci ne soient pas de bons pasteurs mais des mercenaires qui abandon­nent leur troupeau et qui vendent leurs frères dans le sacerdoce aux communistes. 368:87 Devant Dieu et à l'intention de toute l'Église catholique, je me crois obligé de témoigner que l'Épouse élue du Christ, Reine et Mère de tous les peuples, est devenue l'esclave des athées, non seulement à cause d'une persécution, qui est à l'honneur des persécutés, mais, également à cause de la traîtrise d'un certain nombre de d'élus. Voilà la vraie situation de l'Église ca­tholique en Hongrie. Cette méthode de mainmise communiste est bien connue, ou devrait l'être. C'est la méthode du *noyau dirigeant* imposé même aux Églises pour les transformer elles aussi en *courroies de transmission* du pouvoir esclavagiste. C'est LA SEULE MÉTHODE COMMUNISTE DE GOUVERNEMENT, partout identiquement mise en œuvre, et analysée dans notre brochure : *La technique de l'esclavage.* C'est de cette manière que le Patriarcat orthodoxe de Moscou est asservi. C'est cela même que le Cardinal Wyszynski, par une lutte héroïque de tous les instants, et qui n'est pas toujours très bien comprise en Occident, a jusqu'ici évité à l'Église de Pologne. Cette méthode communiste fait des dupes. Mais elle fait aussi des traîtres. Et elle fait finalement des esclaves. Le catholicisme est trop souvent invité, même par ses pasteurs, à ne considérer que « l'athéisme théorique du marxis­me » et à ne voir en tout cela qu'un prétendu « affrontement philosophique » : pendant ce temps, se déploient les méthodes policières du communisme, qui fait entrer ses agents dans les séminaires et dans l'administration ecclésiastique. Parce que l'on ne veut pas examiner *la ré-alité concrète du communisme*, sa réalité sociologique, essentiellement clandestine et policière, on laisse les catholiques désarmés, sans défense contre cette entreprise infernale. Devant les progrès formidables que réalise en ce moment, sur divers terrains, l'entreprise communiste visant à *noyauter et asservir l'Église*, nous renouvelons notre appel à tous nos lecteurs pour qu'ils fassent connaître la nature exacte du péril en diffusant intensément les brochures qui en donnent une analyse précise : -- *La technique de l'esclavage.* -- *La pratique de la dialectique.* -- *Le scandale de Paris.* -- *L'affaire Pax en France : l'espionnage soviétique dans l'Église.* ============== fin du numéro 87. [^1]:  -- (1). Camille Bellaigue, *Pie X et Rome*, p. 41. [^2]:  -- (1). Charles Péguy, *Par ce demi-clair matin*, p. 207. [^3]:  -- (1). I Petr. III, 15 [^4]:  -- (1). *Le Sillon de Marc Sangnier*, par Jean de Fabrègues (Librairie académique Perrin). -- Les numéros des pages que nous indiquons par la suite se réfèrent à ce livre. [^5]:  -- (1). Fief de l'abbé Desgranges (N.D.L.R.). [^6]:  -- (1). Coll. « Les enseignements pontificaux » (Desclée et Cie). [^7]:  -- (2). On doit regretter que Jean de Fabrègues ne l'ait pas reproduite dans son livre. Souhaitons qu'il comble cette lacune dans une prochaine édition. Souhaitons aussi qu'il donne une table chronolo­gique des principaux événements de la vie du Sillon. Son récit est un va-et-vient perpétuel où l'on s'embrouille. [^8]:  -- (1). Sur cette conclusion cf. notre article *La religion démocratique* dans *Itinéraires* de juin 1963 (n° 74).  [^9]:  -- (1). Manuel d'Histoire en usage dans les classes de première rédigé par J.-B. Duroselle et P. Gerbet. Collection Jean Monnier, chez Fer­nand Nathan. [^10]:  -- (2). *Quatre cents ans de concordat*, Paris 1906. [^11]:  -- (3). Discours d'un haut dignitaire du Grand Orient, dans un ban­quet clôturant l'Assemblée Générale. [^12]:  -- (4). Aulard, membre de la Commission exécutive des associations nationales des libres penseurs de France. [^13]:  -- (5). Capéran L. : *L'invasion laïque* (de l'avènement de Combes au vote de la séparation) Desclée De Brouwer 1935. [^14]:  -- (6). C'est cette même logique laïciste qui faisait qu'à la Chambre Jaurès excommuniait du droit d'enseigner tout catholique, tout hom­me soumettant librement sa conscience à l'autorité de Dieu et de l'Évangile, en réplique à un député qui s'écria à droite : « C'est le Syllabus d'État » ! -- « Oui, de l'Évangile au Syllabus, il y a une évolution immense, mais c'est une évolution organique et tout le Syllabus, non pas explicitement, mais en germe, est contenu dans l'Évangile. » [^15]:  -- (7). Abbé Calippe dans « La Revue du Clergé français » -- 1-10-1903. [^16]:  -- (8). Député radical du Nord, appelé : « l'aumônier du bloc ». [^17]:  -- (9). *La Route du petit Morvandiau -- *Souvenir de l'Abbé Félix Klein. VI°. Au début du siècle -- Plon 1950. [^18]:  -- (10). Paul VI, Discours à l'audience du 26 août 1964. [^19]:  -- (11). Cité dans *Pie X et la France* par Hary Mitchel (Éditions du Cèdre 1954). [^20]:  -- (12). Discours de Pie XII à la béatification de Pie X (3-6-1951). [^21]:  -- (13). Camille Bellaigue : *Pie X et Rome, Notes et souvenirs* 1903-1914, Nouvelle Librairie Nationale, Paris, 1916. [^22]:  -- (14). Lettre du Nonce à Combes, 2-3-1904. [^23]:  -- (15). Lettre de Combes au Nonce, 19-3-1904. [^24]:  -- (16). Lettre du Nonce à Combes, 23-4-1904. [^25]:  -- (17). Dans *La révolution dreyfusienne*, p. 58, note 4. [^26]:  -- (17). Pie XII -- Discours de béatification de Pie X du 3-6-1951. [^27]:  -- (18). Camille Bellaigue, *op. cit.* [^28]:  -- (19). Camille Bellaigue, *op. cit*. [^29]:  -- (20). *Pie X et la Séparation,* par l'Abbé Ferdinand Renaud, dans *Ecclesia*, n° 24, 3 mars 1951. [^30]:  -- (21). André Latreille : *L'idée concordataire en France au XX^e^ siècle*, in *Revue des Travaux de l'Académie des Sciences morales et politi­ques et comptes rendus de ses séances* (Année 1955, 2^e^ semestre). L'au­teur de l'article poursuit : « Plus mal placé encore s'il commet la faute politique, qui fut celle du premier gouvernement de Gaulle, de récuser d'emblée la personne du Nonce Apostolique. Cette première difficulté faillit entraîner une rupture diplomatique complète entre la France et le Saint-Siège au début de décembre 1944. Pour l'éviter, on devait être amené, lorsque S.S. Pie XII prit la décision de nommer un nouveau Nonce à Paris, à recevoir le représentant du Saint-Siège, sans prévoir aucune condition à l'exercice de son autorité en France. De ce moment, bien plus que du rétablissement de la Nonciature en 1922, date cette situation qui choque aujourd'hui plus d'un juriste ou d'un administrateur et qui fait que l'État français est impuissant à contrôler l'exercice des prérogatives du Nonce Apostolique en France ». [^31]:  -- (22). Pie XII Discours de béatification, 3 juin 1951. [^32]:  -- (1). Ce Loisy, nous dit Houtin qui le connaissait fort bien, « ne croyait plus ni au surnaturel, ni à Dieu, ni à une vie future » depuis 1887 déjà ! Ce qui n'empêche pas un supérieur de séminaire diocésain de dire que « son seul tort a été de venir cinquante ans trop tôt ». Nous aurons, décidément, tout vu et tout entendu... [^33]:  -- (2). On ne saurait trop attirer l'attention du lecteur d'aujourd'hui sur cette très remarquable formule : *la charité théologale suppose la foi.* Elle ne doit pas être confondue avec la philanthropie humani­taire, épanchement émotif sur une abstraction réalisée. Plus tard, le grand Pape dira, parlant des gens du « *Sillon* » : « *l'aveugle bonté de leur cœur* ». Étant bien entendu que cette bonté est tout entière au service des ennemis de l'Église, et qu'il n'en reste pas un grain pour les catholiques traditionnels... [^34]:  -- (3). On se reportera ici à notre article « Face au modernisme », publié dans le numéro d' « Itinéraires » de septembre-octobre de cette année en l'honneur du Père Garrigou-Lagrange. [^35]:  -- (4). Quelle splendide justification, non seulement de « *Pascendi* », mais encore, par avance, de l'Encyclique « *Humani generis* » de Pie XII ! Qu'on lise attentivement, dans l'édition de la Bonne Presse, les pages 7 à 11 surtout. [^36]:  -- (5). F. Rossignol : « Pour connaître la pensée de Georges Sorel », Bordas, 1948, p. 94. [^37]:  -- (1). C'est là peut-on dire, l'idée fondamentale des nombreux docu­ments pontificaux que Mgr Pierre Veuillot, aujourd'hui coadjuteur de Paris, rassemblait, il y a une dizaine d'années, en deux beaux volu­mes, sous le titre *Notre sacerdoce.* L'ouvrage était magnifiquement préfacé, en italien et en français par Mgr J.-B. Montini, alors pro-secrétaire d'État, depuis juin 1963 notre saint Père Paul VI. On sait avec quelle lucidité, avec quelle constance, quelle merveilleuse déli­catesse, sans attendre les décrets de Vatican II qu'il approuvera et sanctionnera, il poursuit sur ce point comme sur les autres l'œuvre de ses grands prédécesseurs. (J'écris ces lignes après une première lecture de l'admirable encyclique : *Ecclesiam suam*). *Seminarium*, la « revue trimestrielle éditée sous les auspices de l'œuvre pontificale des vocations ecclésiastiques près la S. Congrégation des Séminaires et Universités » rassemble commodément tous les actes en la ma­tière. Le dernier fascicule n'en compte pas moins de cinq. La revue est polyglotte ; les sommaires sont donnés en italien, français, an­glais, allemand, espagnol et portugais. [^38]:  -- (2). On la trouve en latin dans les ASS (les AAS n'ont commencé qu'en 1909), t. XLI (1908) pp. 555-577 ; texte et traduction française dans les *Actes de Pie X*, édition *Bonne Presse*, t*.* 6, pp. 16 et suiv. ; en version française seule dans *Notre Sacerdoce*, T. I. pp. 98-130 (avec les sous-titres) ; dans *Les Sources de la Vie spirituelle,* édition *Cattin-Conus* I*.* pp. 731-757. [^39]:  -- (3). Plût à Dieu qu'il n'y eût plus nulle part aujourd'hui rien à déplorer ; que, partout, tous les prêtres parfaitement fidèles à leurs engagements sacrés fussent des modèles de vie chrétienne, des exemples à imiter en tout ! On sait quel était à cet égard le tourment d'un Jean XXIII ! [^40]:  -- (4). L'humilité le fait ainsi parler, car les saints voient des misè­res ou du moins des imperfections, là où les témoins de leur vie ne trouvent que motif et objet d'admiration. [^41]:  -- (5). *Pro Christo legatione fungimur, tanquam Deo exhortante per nos* (II Co 5, 20). *The ambassador of Christ.* C'est le titre d'un livre célèbre du Cardinal Gibbons, archevêque de Baltimore, traduit en français, *l'Ambassadeur du Christ,* par André P.S.S., et plusieurs fois réédité, Paris, Lethielleux. [^42]:  -- (6). Cf. par exemple *Sacerdoce et Sainteté*, d'après le Pontifical romain des ordinations, apud *Seminarium*, 1962, pp 279-300 ; 459-482, par Benoît Lavaud, o.p. Et tous les commentaires du Pontifical. [^43]:  -- (7). Ces lignes déplairaient sans doute à ceux qui craignent qu'on ne fasse du prêtre une sorte de super-chrétien, comme si les chrétiens qui n'ont que le sacerdoce commun des fidèles, « les simples fidèles » comme on disait, les laïcs n'étaient pas appelés à vivre en perfection la grâce du baptême et de la confirmation, pouvaient bonnement ne pas faire grand cas des fautes moins graves, ne pas tendre à croître toujours dans la charité et se dispenser de tout effort apostolique. Mais saint Pie X, en écrivant cela, selon une tradition spirituelle séculaire, ne veut sûrement pas réserver au prêtre le dynamisme de la vie chrétienne, sa tendance à la perfection de l'amour. Il n'expri­me pas autre chose que les raisons spéciales qu'a le prêtre, de par son office, de tendre à cette sainteté chrétienne qui n'est pas chez lui spécifiquement différente de ce qu'elle est chez les autres baptisés, l'attente spontanée des chrétiens de voir leurs prêtres leur donner l'exemple entraînant de l'union intime avec Dieu constamment cherchée, la tendance de tous à trouver les fautes ou les faiblesses des prêtres plus choquantes que les mêmes chez ceux qui ne sont pas revêtus du sacerdoce ministériel. [^44]:  -- (8). On remplirait des pages des avertissements répétés des papes en ce sens. Citons du moins ces quelques lignes de Jean XXIII dans son allocution au premier congrès international pour les vocations ecclésiastiques, 26 mai 1962 : « Qu'enfin les prêtres veillent à ne pas se livrer tout entiers à l'agitation du saint ministère et aux œuvres extérieures. Cet empressement inconsidéré dans l'action qui réduit l'âme au dénuement, ni le bien d'une paroisse ni les multiples néces­sités d'un diocèse ne peuvent le justifier. Et l'on ne s'y livre pas non plus sans accuser grand dommage aux candidats au sacerdoce. Com­ment en effet les adolescents auraient-ils une juste appréciation de la gravité de l'office sacerdotal, si, jetant les yeux sur les prêtres, ils ne peuvent prendre d'eux modèle et exemple parfait à imiter... » [^45]:  -- (9). Cette lettre adressée au Cardinal Gibbons, archevêque de Balti­more le 22 janvier 1899 (ASS XXXI m 1898-1899), traite de ce que l'on a appelé l'*américanisme* parce que cette déviation avait été constatée en Amérique, aux États-Unis. Mais, si quelques américains étaient plus ou moins « américanistes », bien des non-américains ont été ou sont encore « américanistes ». [^46]:  -- (10). Jean XXIII parle comme Pie X. Le texte cité à la note 8 con­tinue : « Pour ce qui est de la forme parfaite à exprimer dans leurs mœurs, que les prêtres se souviennent bien que les principales parties de leur fonction sont les suivantes : Offrir dignement le sacri­fice de l'autel, annoncer la parole de Dieu, administrer les sacre­ments, assister les malades, surtout ceux qui vont mourir. Les autres choses qui ne concernent pas ces offices sont moins à estimer (*pos­thabenda*) ou tout au plus à tolérer. » Faut-il croire fondées les plaintes qu'on entend parfois concer­nant les négligences ou la médiocrité de la prédication de certains prêtres, leur peu d'empressement à entendre les confessions, à visiter les malades et les mourants, et cela non par souci exclusif de ces prêtres pour leur sanctification personnelle, mais parce qu'ils sont pris, se laissent prendre, par des occupations moins sacrées que l'administration des sacrements ou la préparation des sermons. Le refus fréquent au prêtre de l'accès aux malades « ayant encore leur connaissance » explique en grande partie sa gêne, sa timidité à se présenter sans avoir été appelé. La crainte d'être rebuté par le ma­lade ou l'entourage le retient. On trouve à cet égard des situations extrêmes. J'ai vu, il y a quelque cinquante ans le curé dont j'étais le vicaire pleurer à chaudes larmes parce qu'un de ses paroissiens venait de mourir sans sacrements. C'est la première fois qu'il voyait cela. La même année le curé du faubourg d'une ville voisine me di­sait que 80 pour cent de ses paroissiens mouraient ainsi. On n'appe­lait jamais, ou presque jamais le curé ni ses vicaires auprès des malades ; on ne recourait à eux que pour les obsèques. Qu'en est-il aujourd'hui là et ailleurs ! [^47]:  -- (11). Elle est bien remarquable cette insistance de Pie X qui sera aussi celle de ses successeurs, sur l'oraison dans la vie sacerdo­tale. En tous temps, le prêtre a besoin d'être homme d'oraison pour traiter saintement les choses saintes, pour accomplir de manière convenable et efficace son ministère. S'il n'est pas homme d'oraison, l'esprit sacerdotal en lui dépérit, s'étiole, s'éteint ; son ministère n'a que peu ou point de fruits. Renoncer à l'oraison, aux moments d'entretien silencieux avec Dieu, sous prétexte d'occupations au ser­vice d'autrui, voire -- car cette excuse aussi a été parfois invo­quée -- pour mieux célébrer la messe ou mieux dire le bréviaire, est une grave erreur pratique car on peut être bien sûr que sans oraison, soit comme préparation à la sainte messe, soit comme action de grâce, soit à d'autres moments, ni la messe n'est bien célébrée, ni l'office bien dit, ni la parole de Dieu bien annoncée, parce que le mystère eucharistique perd sa saveur et que le prêtre en perd le sens, le bréviaire devient vite un pensum dont on s'acquitte vaille que vaille, sans y trouver d'aliment, que la parole de Dieu, sur les lèvres d'un prêtre qui n'entretient pas d'intimité avec Dieu, manque de la conviction profonde, de l'onction, de l'accent nécessaire pour toucher les cœurs. Pas d'annonciateurs du Verbe sans intimité avec lui. [^48]:  -- (12). En France, l'abandon autorisé hors de l'église et du culte du costume ecclésiastique en usage dans les pays latins est certaine­ment justifié par de bonnes raisons Les questions de costume sont par excellence le domaine du relatif. Il fut un temps, bien éloigné, il est vrai, où des conciles protestaient contre toute prétention des prêtres à se distinguer des autres par le vêtement. Mais dans la suite des siècles le vêtement ecclésiastique avait été introduit et finalement prescrit là ou il était possible de le porter en public. Il jouait son rôle dans la protection de la vertu sacerdotale. Le « Clergyman » subitement autorisé y est moins apte. Si encore c'était vraiment toujours un vêtement de Clergyman comme dans les pays où il est depuis longtemps en usage. Mais quelles fantaisies ne voit-on pas auxquelles l'élégance ne gagne pas plus que la dignité. Et ce qui doit rester des signes distinctifs du prêtre dans le vêtement auto­risé, est si facile à éliminer, à faire disparaître à l'occasion, au lieu même de l'apostolat, et surtout en voyage -- le voyage est devenu si facile ! -- que le prêtre est à cet égard certainement moins bien gardé du dehors. Sa vigilance doit donc être plus grande que jamais, pour que les autres n'oublient pas qu'il est consacré. [^49]:  -- (13). Jean XXIII disait le 9 septembre 1962, aux participants du cours pour les Directeurs spirituels des séminaires : « L'éducateur des séminaristes a bien conscience que sa préparation personnelle au très haut ministère doit continuer pendant toute la durée de son service. Il doit étudier la psychologie des élèves du sanctuaire ; il doit vivre les yeux ouverts sur le monde qui l'entoure ; il doit apprendre de la vie, mais il doit apprendre aussi des livres, de l'étude, de l'expérience des confrères et du progrès des sciences pédagogiques, particulièrement des textes et auteurs recommandés par la S. Congrégation des Séminaires. Nous ne pouvons le cacher, il s'est com­mis -- et continue à se commettre -- des erreurs dans le domaine de l'éducation, avec la facile excuse que pour le discernement des vo­cations et pour leur formation convenable suffisent le bon sens, l'œil clinique et surtout l'expérience. Nous le disons avec affliction : une direction spirituelle plus éclairée aurait épargné à l'Église divers prêtres absolument pas à la hauteur de leur office, tandis qu'elle aurait procuré un nombre décidément supérieur de saints ecclésias­tiques. » [^50]:  -- (1). Les « Enseignements Pontificaux », recueillis et présentés par les Moines de Solesmes, Desclée et Cie. éd., volume sur *La Liturgie*, page 175, n° 221. [^51]:  -- (1). *Op. cit*., p. 176 [^52]:  -- (2). *Ibid.*, p. 175 [^53]:  -- (1). *Ibid.*, p. 173. [^54]:  -- (2). *Ibid.*, p. 188. [^55]:  -- (1). *Ibid.*, p. 177. [^56]:  -- (2). *Ibid.*, p. 178, n° 226. [^57]:  -- (3). *Ibid.*, p. 178, n° 227. [^58]:  -- (1). *L'Eucharistie* (Fayard éd., coll. « Je sais, je crois »), p. 101. [^59]:  -- (a) Pie XII, allocution du 3 mai 1951 aux dirigeants de l'A.C. italienne ; cf. Le laïcat, « Les enseignements Pontificaux », collect. de Solesmes, Desclée et Cie, éditeurs, n° 879. Sauf indication con­traire, les *chiffres que nous indiquerons, en suite des citations, ren­verront à la numérotation marginale de ce volume.* \[ici entre crochets\] [^60]:  -- (1). Luc, 24, 32. [^61]:  -- (2). cfr. Rom. 8, 6-7. [^62]:  -- (3). cfr. Allocut. Consist. 4 décembre 1916 -- Acta Ap. Sedis, Vol 8, p. 466. [^63]:  -- (4). cfr. Hebr. 5,1. [^64]:  -- (5). Encycl. Acerbo nimis, 15 avril 1905. [^65]:  -- (1). Enseignements Pontificaux, Collection des Moines de Solesmes : La liturgie, Desclée et Cie. éditeurs, pp. 216-248. [^66]:  -- (1). Voir Le scandale de Paris [^67]:  -- (1). Voir : L'affaire Pax en France. \[\\Itin\\Extraits\] [^68]:  -- (1). Leurs machinistes et leurs machines. [^69]:  -- (2). L'unité de lieu de notre théâtre classique est en fait le résultat du décor simultané du Moyen Age. Dans les comédies on voit une place et les maisons des protagonistes sont à côté ou en face l'une de l'autre. Dans la tragédie la scène est pratiquement un vesti­bule entre des appartements distincts. Il ne pouvait en être autre­ment quand on transportait a scène d'une place publique à la cour d'un hôtel particulier ou à une petite salle. La tragédie lyrique au contraire pour garder la variété des décors du Moyen Age dans un petit espace les a rendus successifs. C'est ici l'architecture (et le rétrécissement du public) qui se sont imposés au drame. On voit que Corneille, créateur de la tragédie classique, était très conscient de ces besoins et de ces nécessités. Le théâtre est l'art complet. [^70]:  -- (1). Ces questions ont été traitées avec soin par Eugène Borrel dans son livre : *L'interprétation de la musique française* (de Lully à la Révolution) Alcan (1934). [^71]:  -- (1). 22 novembre 1868, plainte de Lasserre à Mgr Laurence. [^72]:  -- (2). 9 novembre et 9 décembre 1868. [^73]:  -- (3). Correspondances des 10, 22 nov ; 21, 29 déc. 1868, 18 janv., 7 avr. 1869. [^74]:  -- (4). 21 déc. 1868, Lasserre à Abbé Peyramale. [^75]:  -- (5). 9, 21 déc. 1868, 9 janv. 1869. [^76]:  -- (6). 18 janv. 1869 Voyage de Lasserre à Lourdes du 16 oct. 1869 au début de novembre. [^77]:  -- (7). Préface de N.-D. de L., par H. Lasserre, 1869 p. XI. [^78]:  -- (8). 13 janv., 12 juil. 1868, P. Sempé à Lasserre. [^79]:  -- (9). 14 juil. 1868, Chne Fouran à Lasserre. [^80]:  -- (10). 29 juin 1868, Abbé Peyramale à Lasserre. [^81]:  -- (11). 9 déc. 1868, Abbé Peyramale à Lasserre. [^82]:  -- (12). 22 sept. 1869, Abbé Peyramale à Lasserre [^83]:  -- (13). 17 déc. 1868, P. Sempé à L. Veuillot. [^84]:  -- (14). 13 janv., 29 juin, 14 juil., 10 nov., 9, 17, 21 déc. 1868, 9 janv. 1869. [^85]:  -- (15). 21 déc. 1868, et préface de N.-D. de L., p. IX. [^86]:  -- (16). 22 oct., 21 déc. 1868. [^87]:  -- (17). Préface de N.-D. de L., p. XI. [^88]:  -- (18). 10 mars 1869, Lasserre à Abbé Peyramale. [^89]:  -- (19). Nombreuses lettres aux archives Lasserre. [^90]:  -- (20). 14 mars 1869, Abbé Peyramale à Lasserre. [^91]:  -- (21). 31 oct. 1863 [^92]:  -- (22). 9 déc. 1868. [^93]:  -- (23). 14 mars 1869. [^94]:  -- (24). 10 nov., 17 déc. 1868. [^95]:  -- (25). 7 avr., 7, 12 juil. 1869, Lasserre à l'Abbé Peyramale. [^96]:  -- (26). Août-septembre 1869, articles du Temps, de l'Avenir National, de l'Opinion Nationale, de l'Univers, etc. L. Veuillot écrivit 4 ar­ticles. [^97]:  -- (27). Nombreuses lettres conservées aux archives Lasserre. [^98]:  -- (28). 3 nov. 1869, plainte de Lasserre à Mgr Laurence. [^99]:  -- (29). 7 juil 1869, Lasserre à Abbé Peyramale. [^100]:  -- (30). 12 juil., 14, 18, 21 août 1869, etc. [^101]:  -- (31). 8 juil. 1869. [^102]:  -- (32). 12 juil. 1869. [^103]:  -- (33). Corresp. P. Sempé [^104]:  -- (34). 22 nov. 1869, Abbé Peyramale à Lasserre, et Bernadette, par H. Lasserre, 1879, p. 264 et 410, 411. [^105]:  -- (35). Mgr Laurence, par G. Bernoville, p. 213, 214 [^106]:  -- (36). Ste Bernadette Soubirous, par Mgr Trochu, pp. 134, 135. [^107]:  -- (37). Les Origines de N.-D. de Lourdes, par l'abbé Paulin Moni­quet, 1901, p. 94. Ce pamphlet et Le Cas d'H. Lasserre, par le même, 1897, sont documentés aux archives de la Grotte et dans les papiers du P. Sempé. Ils abondent en inexactitudes dans les interprétations, dans les faits relatés et souvent dans les citations. Malgré le sous-ti­tre : « Défense des Évêques de Tarbes » ils ont été interdits par Mgr Gerlier, Évêque de Tarbes et Lourdes. [^108]:  -- (38). Original conservé aux archives Lasserre. Enregistré aux ar­chives secrètes du Vatican : lettres latines, 1869, n° 388, f° 695. Bref mentionné par Pie XII, dans l'Encyclique sur le Centenaire des Apparitions, du 2 juillet 1957, comme le premier acte pontifical en faveur de Lourdes [^109]:  -- (39). 21 août 1869, Cardinal Pitra à Lasserre, et 17 sept. 1869, Lasserre à Mgr Laurence. [^110]:  -- (40). 22 sept. 1869, Abbé Peyramale à Lasserre. [^111]:  -- (41). 25 sept. 1869. [^112]:  -- (42). 17 sept. 1869, Lasserre à Mgr Laurence, et 25 sept. 1869, Mgr Laurence à Lasserre. La promesse verbale datait du début de septembre 1869. [^113]:  -- (43). Annales de N.-D.-L., 30 sept. 1869, p. 99. Sur une livraison de 16 pages, le Bref figure à la page 12. [^114]:  -- (44). 10 oct. 1869, abbé Pomian à Lasserre, et 26 oct. 1869, abbé Peyramale à Lasserre. [^115]:  -- (45). *Histoire Humaine*, manuscrit inédit par H. Lasserre, p. 147 et ss. [^116]:  -- (46). 2 sept. 1869, Lasserre à sa femme. [^117]:  -- (47). 22 sept. 1869, abbé Peyramale à Lasserre. [^118]:  -- (48). 10 oct, 1869 : « Soyez persuadé que je serai très heureux de vous voir ». C'était, depuis trois mois, la troisième lettre autographe de Mgr Forcade à Lasserre. [^119]:  -- (49). 12 oct. 1869 : « Vous pourrez voir la religieuse. Signé Sœur Imbert ». [^120]:  -- (50). 16 nov. 1869, Supérieure Générale à Mgr Laurence [^121]:  -- (51). 18 nov. 1869, Mgr Forcade à Mgr Laurence. [^122]:  -- (52). 25 sept. 1869, Mgr Laurence à Lasserre. [^123]:  -- (53). 8 déc. 1869, Lasserre à Mère Imbert, Supérieure Générale. [^124]:  -- (54). « Je permets à la Sœur Marie-Bernard de signer sur la pro­messe à moi faite par M H. Lasserre que ce document sera communi­qué à Mgr l'Évêque de Tarbes et ne sera pas publié. » [^125]:  -- (55). 27 déc. 1872 et 25 mars 1878. [^126]:  -- (56). 5 nov. 1871. [^127]:  -- (57). 2 janv. 1872. [^128]:  -- (58). « Notice sur la vie de Sœur Marie-Bernard » par Augustin Forcade, Archevêque d'Aix, 1879, 62 pages [^129]:  -- (59). *Histoire Humaine*, ib. p. 165 ter. [^130]:  -- (60). 3 nov. 1869, Lasserre à Mgr Laurence, p. 50. [^131]:  -- (61). *Id.* D'après Mgr Forcade (Notice, id. p. 60) Mgr Laurence serait mort sans avoir jamais eu communication de la Protestation de Bernadette. Ou bien c'est là une erreur de plus chez Mgr Forcade. Ou bien c'est une nouvelle preuve de l'interception du courrier de l'Évêque de Tarbes et du maintien de celui-ci dans l'ignorance de tout ce qui concernait Lasserre. [^132]:  -- (62). *Bulletin de N.-D. de Tournay*, n° 65, sept. 1962 p. 5. [^133]:  -- (63). 4 nov. 1869, abbé Peyramale à Lasserre et 10 nov. 1869, Vic. Gal Fouran à Lasserre. [^134]:  -- (64). L'expédition est toute de la main du P Sempé, 15 nov. 1869. [^135]:  -- (65). 16 nov. 1869, Mère Imbert à Mgr Laurence. [^136]:  -- (66). 10 nov. 1869, Mère Imbert à Lasserre. [^137]:  -- (67). *Id*. [^138]:  -- (68). 18 nov. 1869, Mgr Forcade à Mgr Laurence [^139]:  -- (69). 6 déc. 1869, Mgr Forcade à Lasserre. [^140]:  -- (70). 18 nov. 1869, Mgr Forcade à Mgr Laurence. [^141]:  -- (71). *Cf.* ci-dessus note 54. [^142]:  -- (72). 5 déc. 1869, Abbé Pomian à Lasserre. [^143]:  -- (73). P. Sempé à Mgr Laurence Cette lettre est répertoriée au 17 novembre 1869, mais il est prouvé qu'elle n'a pas été écrite à cette date. Elle est apocryphe pour servir de compte rendu de l'enquête du 16 nov. 1869, à Nevers. [^144]:  -- (74). *Histoire Humaine*, *ib*. p. 210 et ss. [^145]:  -- (75). *Id*. [^146]:  -- (76). 17 nov. 1869. *Cf.* note ci-dessus n° 73. [^147]:  -- (77). 27 mars 1870, Lasserre à l'Abbé Peyramale. [^148]:  -- (78). 28 nov. 1869. [^149]:  -- (79). 3 déc. 1869 [^150]:  -- (80). 8 déc. 1869. [^151]:  -- (81). 10 déc. 1869. [^152]:  -- (82). 28 mai 1884. [^153]:  -- (83). *Annales de N.-D.-L *; 30 nov. 1869, p. 129. [^154]:  -- (84). 28 nov. 1869, Évêque de Tarbes à Lasserre. Le long Mémoire dont il est question ici est la lettre de Lasserre, du 3 nov. 1869, en­voyant la Protestation à Mgr Laurence. [^155]:  -- (85). *Cf.* ci-dessus note 58. [^156]:  -- (86). 7 et 16 janv. 1870, Mgr Laurence au P. Sempé. [^157]:  -- (87). *Humble Supplique*, p. 59-61. [^158]:  -- (88). « Mémoire Confidentiel » du P. Sempé contre H. Lasserre, janvier 1878, p. 7. [^159]:  -- (89). 8 déc. 1869, Lasserre à la Mère Imbert. [^160]:  -- (90). *Histoire authentique*, par R. Laurentin, T I, p. 166. [^161]:  -- (91). Acte du 24 nov. 1869. [^162]:  -- (92). Le 28 novembre 1869. [^163]:  -- (93). Acte du 2 déc. 1869. [^164]:  -- (94). Codicille daté du 1^er^ octobre 1869. [^165]:  -- (95). 12 juin 1870, l'Abbé Peyramale à Lasserre. [^166]:  -- (96). Actes des 25 juillet et 22 août 1864. [^167]:  -- (97). 22 avril 1870, Lasserre à l'Abbé Peyramale. [^168]:  -- (98). 10 mai 1870, l'Abbé Peyramale à Lasserre. [^169]:  -- (99). *Histoire Humaine*, p. 258. [^170]:  -- (100). 30 avril et 10 mai 1870, l'Abbé Peyramale à Lasserre. [^171]:  -- (101). *Histoire Humaine*, p. 259. [^172]:  -- (102). Déclaration du 20 sept. enregistrée le 30 sept. 1870. [^173]:  -- (103). 18 oct. 1871. Décision de l'Enregistrement du 4 déc. 1871. [^174]:  -- (104). 12 juin 1870, l'Abbé Peyramale à Lasserre. \[manque l'appel de note - 2002\] [^175]:  -- (105). 10 mars 1870, M. Montagne à Lasserre. [^176]:  -- (106). *Annales de N.-D.-L*., 30 mars 1870, p. 194 [^177]:  -- (107). 27 mars 1870, p. 5, Lasserre à l'Abbé Peyramale. [^178]:  -- (108). *Id*. p. 2 et 6. [^179]:  -- (109). 5 avril 1870, l'Abbé Peyramale à Lasserre. [^180]:  -- (110). L'envoi fut fait à la fin d'avril 1870. [^181]:  -- (111). *Humble Supplique*, p. 23 et p. 5. [^182]:  -- (112). *Id*. p. 52. [^183]:  -- (113). 22 avril 1870, Lasserre à l'Abbé Peyramale. [^184]:  -- (114). 10 juin 1870, Lasserre à l'Abbé Peyramale. [^185]:  -- (115). 22 avril 1870, *id*., p. 9. [^186]:  -- (116). Les archives Lasserre conservent un abondant dossier là-dessus, avec des tarifs imprimés de vins de Bordeaux et de Bourgogne en 1870. [^187]:  -- (117). 17 nov. 1869. [^188]:  -- (118). 28 nov. 1869, « Note sur M. H. Lasserre ». Cette note fait partie des pièces rédigées bien après cette date et faussement attri­buées à Mgr Laurence. [^189]:  -- (119). *Histoire Humaine*, p. 333. [^190]:  -- (120). *Id*. p. 305. [^191]:  -- (121). *Vie de Mgr Forcade*, par E. Marbot, 1886, p. 462. [^192]:  -- (122). 21 oct. 1871. [^193]:  -- (123). 17 nov. 1869. *Cf.* ci-dessus, note 73. [^194]:  -- (124). 28 nov. 1869. *Cf.* ci-dessus, note 118. [^195]:  -- (125). Vie de Mgr Laurence, par le Chne Dantin, p. 373. [^196]:  -- (126). 2 janv. 1872. [^197]:  -- (127). Vie de Mgr Forcade, par E. Marbot, p. 470. [^198]:  -- (128). 21 oct. 1871. [^199]:  -- (129). 2 mai 1873. [^200]:  -- (130). Cette bienveillance des Sœurs de Nevers ressort de l'abon­dante correspondance. échangée depuis cent ans entre la Maison Mère et Henri Lasserre, puis avec ses archives. [^201]:  -- (131). *Le Rappel, Le XX^e^ Siècle, Le Temps, La République Fran­çaise, Le Charivari*, etc. Leur attention avait été attirée sur la malheureuse brochure de Mgr Forcade par l'*Univers* du 21 septembre 1879, seul journal catholique qui se soit laissé circonvenir par le P. Sempé et qui ait eu l'imprudence d'en parler. [^202]:  -- (132). *Cf.* ci-dessus, note 58. [^203]:  -- (133). 14 février 1880, à l'Archiprêtre de la Cathédrale de Périgueux. [^204]:  -- (134). Mgr de Ségur et L. Veuillot étaient liés avec Lasserre depuis très longtemps. [^205]:  -- (135). 17 nov. 1869, 5 nov. 1871, p. 3, 2 janv. 1872, p. 5, 15 déc. 1872, p. 10-12, etc. [^206]:  -- (136). 17 sept. 1877, Mgr Langénieux, et 25 mars 1878, Mgr For­cade. [^207]:  -- (137). 3 nov. 1869, Lasserre à Mgr Laurence, et 30 nov. 1869, Las­serre au P. Sempé. [^208]:  -- (138). *Histoire Humaine*, p. 319 et ss. [^209]:  -- (139). Mgr Pichenot autorisa la photocopie de ce Mémoire qui est ainsi conservé aux Archives Lasserre. [^210]:  -- (1). « Elle s'occupe, dit l'Annuaire pontifical, de tout ce qui re­garde les ordres et congrégations religieuses, tant d'hommes que de femmes et les sociétés de vie commune quant au gouvernement la discipline, les études, les biens, les droits, les privilèges... Sa compé­tence s'étend à tous les aspects de la vie des religieux (vie chrétienne, vie religieuse, vie cléricale) ; elle est de caractère personnel, n'a pas de limites territoriales ; quelques questions déterminées des reli­gieux sont cependant remises à la compétence d'autres congrégations... Elle est compétente pour les Tiers-Ordres séculiers et les instituts séculiers. L'examen des affaires plus importantes est confié à diverses commissions (pour les Constitutions, les visites, l'examen des rapports quinquennaux, les recours, les renvois, la formation des religieux, etc.). Depuis le 23 octobre 1951 fonctionne auprès d'elle l'École pratique de Droit des Religieux. » (Annuario Pontificio 1963, p. 1501.) [^211]:  -- (1). Depuis que j'ai fait, dès la publication du texte dans l'Osser­vatore Romano du 24 mai, l'essai de traduction qu'on va lire, la Do­cumentation catholique du 7 juin a publié la sienne, plus élégante et munie de très nombreux sous-titres. Je garde ma version, moins coulante, plus rugueuse, mais qui, me semble-t-il, suit de plus près le texte latin. Parfois j'ajoute entre parenthèses le mot de l'original. [^212]:  -- (1). *Multum commendari *: au XVI^e^ s. on eût pu traduire : est en grande recommandation. [^213]:  -- (1). Les vœux sont aussi émis de façon non publique mais semi-publique dans les Instituts séculiers qui fleurissent heureusement en notre temps, mais dont le Pape n'avait pas à parler en la circonstance. Les membres de ces instituts ne sont pas appelés religieux, mais le nom d'état de perfection s'étend légitimement à l'appartenance à de tels instituts. C'est pourquoi il est maintenant souvent question d'états de perfection au pluriel, abstraction faite de l'état de perfection supé­rieur des évêques, et pour signifier instituts religieux proprement dit et Instituts séculiers. Il faut lire ou relire la mémorable Constitution de Pie XII Provida mater Ecclesia, vraie charte des Instituts séculiers. [^214]:  -- (1). Si excellente que soit une institution en elle-même, si adap­tés à la fin qu'y soient les moyens, l'obtention de la fin par les mem­bres de l'institution qui n'usent pas des moyens est évidemment impossible. Saint Vincent de Paul disait : « Ce n'est pas la religion (l'ordre du religieux) qui fait les saints, c'est le soin que les personnes qui y sont prennent de se perfectionner » ; la sanctification même ans l'Ordre le plus saint n'est jamais automatique. En ce sens en peut dire que le succès de la vie religieuse est « faillible et pré­caire ». Les échecs individuels peuvent être plus ou moins graves, fréquents et patents. Mais leur constatation ne permet pas de conclu­re légitimement à la non-valeur de l'institution elle-même. Ce serait commettre un sophisme de non-cause. L'Église, qui n'ignore pas la logique, évite aussi ce sophisme comme les autres L'existence de religieux par trop imparfaits, lourds à leurs supérieurs, à leurs frères et à d'autres, qu'ils malédifient, ne lui fait pas modifier sa doctrine de la vie religieuse, non plus que les fautes contre la loi du célibat des clercs ne lui font conclure à l'inopportunité de cette loi et à sa suppression. [^215]:  -- (1). Voir notamment dans la Revue *Itinéraires *: Petit Lexique (jan­vier 64), Lumière du Dogme (décembre 63) Langage mou (juillet-août 63), Un livre de Monseigneur Journet (février 64) et la fin de Certaines situations tragiques (mars 64). [^216]:  -- (1). Cette dernière expression, appliquée au monde, dans la première épître de saint Jean, V, 19, s'applique a fortiori au prince de ce monde. [^217]:  -- (1). Dominique Dubarle : *Pour un dialogue avec le marxisme*, 1 vol. de 172 p. aux éd. du. Cerf, paru à la fin du mois de juin 1964. [^218]:  -- (1). Mais ce cas n'a jamais fait nulle part aucune difficulté. Il n'a jamais été interdit (et il eût d'ailleurs été impossible d'interdire) ne quelques catholiques s'entretiennent avec quelques marxistes. Cela a lieu tous les jours, dans le cadre des relations profession­nelles, communales ou même familiales. Cela a constamment eu lieu à l'intérieur des « cellules » de *La Cité catholique*, pendant toute la durée de son existence en tant que telle.