# 88-12-64
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### LOUIS SALLERON DIFFUSER LA PROPRIÉTÉ
Louis SALLERON ÉCRIT AUX PREMIÈRES PAGES DE SON NOUVEAU LIVRE :
L'immense retentissement de l'encyclique Mater et Magistra parmi beaucoup d'autres effets a eu celui de reposer devant l'opinion publique le problème de la propriété.
L'enseignement n'est pas nouveau. Il est, au contraire, traditionnel. Pie XI l'avait rappelé avec force dans Quadragesimo anno. Pie XII l'avait confirmé, avec plus de force encore en diverses circonstances. Mais Jean XXIII semble les dépasser l'un et l'autre par l'importance des développements qu'il y consacre et le souci qu'il a de poser les problèmes dans le contexte contemporain.
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Ne se contentant pas de rester au niveau des principes, il tient à examiner certaines objections et à y répondre, pour en tirer des arguments supplémentaires, voire nouveaux, en faveur de la propriété et de l'urgence de sa diffusion. Le fait n'a pas manqué de frapper les esprits. Toute une presse, plus ou moins intentionnée, a pris en effet l'habitude d'opposer « le bon pape Jean » à son prédécesseur. Celui-ci serait le gardien de vérités immuables et, paraît-il, démodées, tandis que celui-là serait ouvert au monde moderne dont il aurait compris les aspirations et les besoins. En réalité, la continuité de leur enseignement est bien plus notable que la différence de leurs personnes. En ce qui concerne la propriété, Jean XXIII est dans la suite directe de Pie XII et de Pie XI. Félicitons-nous donc du crédit particulier dont il jouit et formons le vœu qu'après avoir été loué et encensé comme peu de papes l'ont été, ses paroles soient lues, méditées et suivies d'effet. L'invitation qu'il nous adresse est parfaitement claire : aujourd'hui plus qu'hier, et demain plus qu'aujourd'hui nous devons DIFFUSER LA PROPRIÉTÉ DANS TOUTES LES CLASSES DE LA SOCIÉTÉ.
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BIEN avant la publication de *Mater et Magistra,* Louis SALLERON avait étudié les moyens de diffuser la propriété dans toutes les classes de la société industrielle, et notamment la propriété collective privée.
En 1947 il publiait Six études sur la propriété collective.
J.-F. Gravier jugeait ainsi ce livre dans *la France catholique *:
« *Il est extrêmement probable que ce petit livre de deux cents pages sera considéré un jour comme l'un des plus importants qui aient paru dans la première moitié du vingtième siècle. *»
Les idées exprimées en 1947 par Louis Salleron étaient alors trop en avance pour saisir fortement l'opinion publique, mais elles ont cheminé et l'on peut aujourd'hui plus facilement les comprendre après que l'Encyclique Mater et Magistra leur a apporté une confirmation éclatante.
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### Conversation avec Louis Salleron
au sujet de son livre :\
Diffuser la propriété
Parmi toutes les questions que soulève le livre « Diffuser la propriété » et parmi toutes celles que l'on peut formuler à son sujet, nous avons choisi de poser à notre éminent ami et collaborateur Louis Salleron les questions suivantes.
J. M.
A qui, dans votre pensée, s'adresse votre livre ? le gouvernement ? le Patronat ? les syndicats ouvriers ?
Mon livre s'adresse à tout le monde. Le gouvernement, le patronat et les syndicats ouvriers y sont intéressés au premier chef. Mais aussi les banquiers, les agents de change, les notaires, les agriculteurs. Et puis les juristes, les économistes... Bref tous ceux qui, pratiquement ou intellectuellement, se trouvent concernés par le phénomène de la propriété.
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Votre livre est-il écrit à l'intention d'une école (existante ou à créer) de pensée sociale, ou à l'intention des responsables de l'économie. ?
Mon livre s'inscrit assez bien dans le cadre de ce qu'on peut appeler la doctrine sociale de l'Église, si on entend par là la doctrine qui, de Léon XIII à Jean XXIII, est exposée dans les grandes encycliques des quatre-vingts dernières années. Mais originellement ce sont plutôt les maîtres du droit civil et du droit public français qui ont nourri ma réflexion. Tout cela ne fait pas une « école ». Ce serait plutôt « l'École » -- je veux dire la grande tradition juridique repensée, complétée et adaptée aux besoins du monde moderne. Ce sont, naturellement, les responsables de l'économie qui pourraient, et devraient, faire passer les idées dans les faits.
La date de parution est-elle une pure coïncidence, ou bien avez-vous pensé aux Pères du Concile qui au même moment s'apprêtaient à discuter du « schéma XIII » sur l'Église et le monde, où il est justement question de la propriété ?
Pure coïncidence.
Vous avez été longtemps professeur à l'Institut catholique de Paris. Pensez-vous que l'intellectuel catholique en tant que tel soit « ouvert » aux questions sociales ? Avez-vous constaté qu'il a le sens du réel, ou bien son « ouverture », quand elle existe, est-eue une ouverture aux abstractions et aux idéologies ?
Tout intellectuel qui est catholique ou, si vous préférez, tout catholique qui est intellectuel est un intellectuel catholique.
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Mais depuis de nombreuses années l'expression « intellectuel catholique » est réservée à ceux qui font partie du milieu d'où émerge la « semaine des intellectuels catholiques ». Ce n'est pas mon milieu. Ces « intellectuels catholiques » sont ouverts aux questions sociales, mais consciemment ou inconsciemment ils sont imprégnés de marxisme. Leur réalisme consiste à coller de plus près aux idées socialistes. Je ne vois chez eux aucun effort de pensée originale.
Est-il vrai, et dans ce cas comment expliquez-vous, que les grands pays anglo-saxons, dominés ou inspirés par le protestantisme, soient ceux dont les réalisations effectives en matière sociale se rapprochent le plus (ou s'éloignent le moins) de la doctrine sociale de l'Église ?
Voilà une double question terriblement embarrassante. Je l'ai effleurée dans mon livre sur « les « catholiques et le capitalisme » (Plon-La Palatine). D'abord : « est-il vrai ?... » Oui, c'est vrai dans l'ensemble, quoiqu'il y ait le cas de l'Allemagne, où les catholiques ont joué leur partie. D'autre part, c'est la France qui a inventé les allocations familiales, mesure sociale d'une importance considérable et due aux patrons catholiques. Mais il est certain qu'on ne citerait pas grand-chose d'autre. Or, à partir de la doctrine sociale catholique, il y avait, il y a encore quantité de réformes à effectuer, notamment pour la protection des femmes et des enfants. Autrefois, l'optique familiale attirait l'attention sur le malheur extrême dont la mort du mari frappe la veuve, et la mort des parents, les orphelins. De nos jours la veuve et l'orphelin ne sont que des individus comme les autres. La famille n'inspire plus les « semaines sociales ». De même nos « intellectuels catholiques » et nos « catholiques sociaux » ont abandonné le droit premier qu'ont les parents sur l'éducation de leurs enfants. Il s'agit là d'un « droit naturel » et d'une « liberté » fondamentale. Les catholiques ne s'y intéressent plus. Autour de l'entreprise, agricole ou industrielle, nous voyons naître des projets de réforme où un corporatisme bâtard le dispute à un étatisme qui n'ose pas toujours dire son nom.
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C'est encore un phénomène de dégénérescence intellectuelle, à moins qu'il ne s'agisse d'une abdication pure et simple. Pourquoi ? Parce que les catholiques croient au « sens de l'Histoire » et que ce sens est, pour eux, celui qu'indiquent le marxisme et ses prophètes. Mais pourquoi les catholiques épousent-ils, bien plus que les Anglo-Saxons, cette foi nouvelle ? Voilà qui n'est pas très facile à saisir. Les Anglo-Saxons ont-ils mieux tenu à cause du protestantisme ? ou du capitalisme ? ou simplement parce que la conjoncture historique les a faits plus riches et plus forts ? Notez que la Grande-Bretagne ne se porte pas beaucoup mieux que nous. On ne peut plus mettre en avant que les États-Unis. Ce qui est certain, c'est que, dès que les catholiques quittent le terrain solide de la doctrine de l'Église -- la doctrine sociale mais d'abord et surtout la doctrine religieuse -- ils sont sans imagination pour inventer quoi que ce soit dans le domaine économique et social. Ils se contentent de suivre le socialisme. Soyons justes cependant. Derrière le principe de subsidiarité on observe depuis quelques années un effort pour remonter la pente. Même en matière de propriété, on fait quelques redécouvertes. Tout cela pourtant ne va pas bien loin.
Votre livre fourmille de propositions constructives, mais ne pourraient-elles s'étendre aux domaines de l'information et de la culture ? En matière de radio, de télévision, de presse, d'édition, voire d'université, peut-on concevoir -- au lieu de monopoles privés conduisant aux monopoles d'État -- une propriété collective privée, étendue cette fois non plus seulement à l'ensemble des producteurs, mais à l'ensemble des usagers ?
Ce que vous évoquez là, c'est purement et simplement le régime corporatif. Plus ou moins développé, ce régime existe, sans le nom ; dans presque tous les pays non-communistes. Quand j'ai soutenu ma thèse de doctorat sur « l'évolution de l'agriculture du régime foncier au régime corporatif » en 1937, mon président de thèse, M. Gaëtan Piron, me dit :
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« Votre régime corporatif se prétend complètement différent de tous les régimes qui, aujourd'hui, se réclament du corporatisme. Je voudrais savoir quel pays, tout de même, s'en rapproche le plus à vos yeux 2 ». Je lui répondis : « La Grande-Bretagne. » Je crus devoir ajouter quelques explications mais c'était inutile ; Piron avait tout de suite compris.
S'il vous fallait parier, désigneriez-vous l'Amérique « capitaliste » ou la Russie « soviétique » comme le premier pays qui réalisera un sain régime de la propriété à l'ère industrielle ?
S'il fallait parier, je désignerais l'Amérique pour la bonne raison que la Russie ne pourrait réaliser un sain régime de la propriété, industrielle ou personnelle, qu'en abolissant les principes marxistes-léninistes, ce qui exigerait une révolution.
Comment expliquez-vous que -- même après « Mater et Magistra » -- ni le patronat chrétien, ni le syndicalisme ouvrier chrétien, ni les « Semaines sociales » n'accordent d'attention à la diffusion de la propriété ?
Il y a une réponse générale, qui vaut pour tous. Et il y a des réponses particulières pour chaque groupe. La réponse générale, c'est le climat marxiste, dans lequel les uns et les autres trouvent leur béatitude. En ce qui concerne le patronat chrétien, il répugne à la diffusion de la propriété parce que toute réforme lui fait peur et qu'il craint pour ses intérêts propres. En ce qui concerne le syndicalisme ouvrier chrétien, il redoute cette diffusion, parce qu'il est sans pensée originale et qu'il se contente de suivre la C.G.T. ou de surenchérir sur elle.
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En ce qui concerne les « Semaines sociales » c'est un peu la même chose. Les discoureurs des Semaines tiennent à ne pas décoller de la Gauche pour ne pas paraître réactionnaires. La doctrine de l'Église ne leur importe que dans le « sens de l'Histoire ». C'est du reste où l'on peut puiser quelque raison d'espérer. Car si demain un nouveau pouvoir personnel décrétait la diffusion de la propriété, les Semaines sociales en feraient aussitôt leur doctrine.
Quelles sont les objections à votre livre que vous redouteriez le plus ?
Je n'en redoute aucune. Ce que je redoute, c'est soit qu'on ne fasse rien -- et c'est le plus probable ; soit que, sous prétexte de diffusion de la propriété capitaliste, on crée une société nationale d'investissement, du genre de celle que préconise M. Chalandon. On retomberait ainsi dans l'étatisme.
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## EDITORIAUX
### L'affaire Pax et la Curie romaine
C'EST AU PRINTEMPS de l'année 1956 qu'une délégation du groupement « Pax » vint à Rome pour plaider la cause de Piasecki après sa condamnation par le Saint-Office.
A cette époque, on ne savait point encore, ou on le savait peu et mal, que le groupement « Pax » était une officine policière fondée en 1945 par le général Sérov, chef des services secrets soviétiques, avec mission de pénétrer et noyauter, à partir de la Pologne, l'Église catholique dans tout l'univers.
Le voyage à Rome de 1956 fut pour « Pax » un échec. Les espions de « Pax » camouflés en idéologues et en penseurs, faisaient mine de parler de théologie et de sociologie : et, selon la méthode déjà employée par l'espion Piasecki contre les évêques polonais, ils enregistraient les conversations avec de petits appareils dissimulés dans leurs vêtements. Mais, à la différence de leurs interlocuteurs français de 1954, leurs interlocuteurs romains de 1956 n'eurent aucune de ces complaisances et imprudences verbales qui peuvent donner prise à un chantage ultérieur. L'état-major de « Pax » acquit alors la conviction que la Curie romaine était dans l'Église le bastion le mieux défendu contre les infiltrations, manœuvres et chantages de l'appareil policier du communisme.
Puisqu'on ne pouvait pénétrer ce bastion, il ne restait qu'à le faire sauter.
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C'est à partir de ce moment que « Pax » a organisé, orchestré et soutenu dans tout l'univers des campagnes systématiques contre la Curie romaine. C'est à partir de ce moment que « Pax » a orienté avant tout contre la Curie romaine la *guerre à mort* qu'il introduisait dans l'Église.
*La guerre dans l'Église,* déjà implantée par les services secrets soviétiques, déjà tournée contre Rome, devient à partir de 1956 plus sévère et plus sûre de sa cible.
On ne comprend rien à la « guerre dans l'Église », si l'on fait abstraction de « Pax » organe policier soviétique chargé de noyauter et d'asservir l'Église.
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« Pax » voyait juste. C'est la Curie romaine qui était à la pointe de la résistance au communisme. C'est le Saint-Office qui avait condamné « Pax ». C'est la Secrétairerie d'État qui a dénoncé « Pax » aux évêques français en 1963.
Car la Secrétairerie d'État, on l'oublie trop, fait partie de la Curie romaine. Les campagnes orchestrées contre la Curie épargnent en général la seule Secrétairerie d'État, comme si elle n'en était point. Mais c'est bien la méthode *dialectique* du communisme : exploiter *les oppositions qui existent à l'intérieur de ce que l'on veut détruire,* et s'il n'en existe pas, LES SUSCITER ET LES CRÉER DE TOUTES PIÈCES, les faire exister d'abord comme mythe de propagande, qui pourra ensuite prendre de l'empire jusque sur les intéressés eux-mêmes.
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L'opposition dialectique entre la Secrétairerie d'État et le Saint-Office a été créée *d'abord dans les esprits,* exploitée dans l'opinion, utilisée par la propagande.
A l'origine de cette opération, il y a « Pax ».
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Bien sûr, il existait des motifs de mécontentement contre la Curie romaine en général et contre le Saint-Office en particulier. Tout exercice humain de l'autorité provoque des mécontentements, imaginaires ou fondés. Mais les mécontentements n'auraient pas pu trouver en eux-mêmes les moyens de se fédérer et s'organiser en une vague aussi puissante que celle qui a déferlé dans la presse, du monde entier. A supposer qu'il eût existé une « Amicale des prêtres sanctionnés par le Saint-Office » ce n'est pas elle seule qui aurait pu passionner et mobiliser l'opinion, y compris l'opinion profane, sur des questions de droit canonique et de discipline ecclésiastique. L'abbé Oraison, le P. Congar et leurs semblables pouvaient bien se proclamer victimes du Saint-Office : à eux seuls, ils n'auraient jamais réussi à mettre en marche les journaux, les radios et l'immense fantasmagorie des moyens de communication sociale.
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Enfermés dans leur spécialité théologique, exégétique, canonique, beaucoup d'ecclésiastiques mécontents (ou même insurgés) ne se doutent guère de l'usage qui a été fait de leur mécontentement (ou de leur révolte). Leurs jérémiades et leurs vaticinations n'étaient pas délibérément *articulées par eux-mêmes* à l'entreprise policière du communisme. L'articulation, la fédération, l'orchestration, la mise en scène ont été opérées en dehors d'eux, dans la plupart des cas du moins, sans leur demander leur avis, sans que la plupart du temps ils le sachent. Cette tension interne, cette division, cette « désunité » a été *exploitée du dehors :* mais d'un « dehors » qui était déjà installé à *l'intérieur* du catholicisme.
L'organisation d'ensemble, l'orchestration, c'est « Pax ». C'est aussi de « Pax » que sont venues LES FORMULES LES PLUS INCISIVES, les mieux frappées EN VUE DE LA PROPAGANDE DE MASSE.
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De même, un certain nombre d'ecclésiastiques ont spontanément interprété les actes et les propos de Jean XXIII dans un sens aberrant : mais la déformation systématique de ces propos et de ces actes, -- la déformation la plus cohérente, la mieux organisée, la plus fortement traduite en slogans capables de mobiliser l'opinion -- est venue elle aussi de « Pax ». Le bref chapitre VIII de la Note du Saint-Siège sur « Pax », et aussi le chapitre IX, en donnent des exemples probants.
Dans l'ombre, et par personnes interposées, « Pax » a joué un rôle de catalyseur, de fédérateur, d'organisateur, de multiplicateur ; et il a apporté le renfort de l'énorme caisse de résonance que constitue l'appareil publicitaire du communisme, de ses complices conscients et de ses auxiliaires inconscients mais téléguidés.
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Ainsi, une minorité dans l'Église s'est trouvée rassemblée et soulevée par une immense campagne d'opinion.
On peut par ailleurs avoir n'importe quel avis sur les mesures disciplinaires du Saint-Office ; on peut penser que la Curie romaine, au lieu d'être l'un des moyens par lesquels le Pape exerce son autorité sur les évêques, devrait devenir une sorte de bureau administratif soumis au corps épiscopal. *Ces questions disputées eussent été discutées d'une tout autre manière si les services secrets soviétiques n'avaient pas réussi à implanter les réseaux de* « Pax » *à l'intérieur du catholicisme.* Le catalyseur et le fédérateur communistes ont donné à ces critiques et à ces projets une agressivité révolutionnaire, un dynamisme dévastateur, un éventail journalistique et une puissance de conditionnement de l'opinion qui, sans cela, leur auraient fait défaut.
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Ceux qui attaquent la Curie romaine *pour d'autres motifs*, fondés ou non, ne peuvent pas indéfiniment fermer les yeux, ou feindre de fermer les yeux sur *les motifs de* « Pax »* :* les motifs pour lesquels « Pax » vient appuyer, renforcer, -- financer, -- multiplier, exploiter les attaques contre la Curie romaine.
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Dans leurs entreprises à l'intérieur de l'Église, les services secrets soviétiques ont rencontré un obstacle (presque) entièrement impénétrable : la Curie romaine.
C'est pourquoi on trouve « Pax » à côté, à l'ombre ou à la tête des attaques contre la Curie. Et c'est pourquoi les attaques contre la Curie ont pris une *ampleur mondiale* et revêtu une *puissance politique* qu'elles n'auraient pas eue, il s'en faut de beaucoup, sans l'implantation de « Pax » à l'intérieur du catholicisme et sans le renfort universel de l'appareil communiste.
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On ne peut malheureusement nier que, dans leur lutte contre la Curie romaine, les services secrets soviétiques ont marqué des points. Isoler, neutraliser, discréditer la Curie : ils y ont partiellement réussi.
Il faut bien constater que ceux des hommes d'Église qui veulent s'affranchir (ou se considèrent comme déjà affranchis) de la soumission précédemment due à la Curie, sont en général *manifestement incapables de remplacer la Curie sur ce point précis :* dans la résistance au communisme, ils n'ont ni la résolution, ni la lucidité, ni la carrure de la plupart des dicastères romains. Parfois ou souvent, ils sont même hostiles à toute idée de résistance active au communisme.
Ainsi, « Pax » joue son jeu et le joue bien. « Pax » sait choisir ses amis, aider ses alliés et distinguer exactement son principal ennemi.
Mais les catholiques qui, *dans ces circonstances-là*, continuent leurs attaques contre la Curie romaine, savent-ils ce qu'ils font ?
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### L'affaire Pax, l'épiscopat et le laïcat
Si la Curie romaine, moralement paralysée par la campagne d'opinion orchestrée contre elle dans le monde entier, se trouvait mise dans l'impossibilité pratique d'organiser avec autorité la résistance spirituelle et morale au communisme, la partie serait-elle perdue ?
Non : les portes de l'Enfer ne prévaudront pas.
La Curie romaine disparaîtrait-elle, il y aurait toujours le pape (mais pratiquement isolé), il y aurait toujours l'épiscopat, il y aurait toujours le clergé et le peuple chrétien il y aurait toujours l'Église, avec les promesses du Christ.
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Nous n'examinons pas ici du point de vue théologique ni canonique si les attributions de la Curie doivent être transférées au corps épiscopal. Nous examinons les faits.
Nous voyons un épiscopat unanime et un peuple chrétien rassemblé, dans la résistance au communisme, autour de cet épiscopat.
C'est l'Église telle qu'on voudrait qu'elle soit.
C'est l'Église de Pologne telle qu'elle est.
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« Pax » racontait et faisait raconter qu'il était incompris du seul Cardinal Wyszynski, prélat rétrograde et réactionnaire, peu ouvert au socialisme et au progrès.
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L'épiscopat de Pologne unanime, et unanimement suivi par son clergé et par son peuple, a proclamé sa solidarité entière *avec* le Cardinal et *contre* « Pax ».
C'est la première fois que, sous un régime communiste, une personnalité ou un corps constitué ose mettre en accusation un organe policier des services soviétiques.
Et c'est l'épiscopat tout entier qui se dresse contre les méthodes communistes de pénétration, de chantage et de noyautage.
Ah ! c'est autre chose que la condamnation platonique du « matérialisme théorique du marxisme »...
Il s'agit assurément du matérialisme marxiste et de ses théories : mais *en acte.* Il s'agit immédiatement des méthodes et organes policiers par lesquels ce « matérialisme théorique » est mis en pratique ; il s'agit de son entreprise visant à noyauter l'Église et à l'asservir de l'intérieur.
Il s'agit du communisme tel qu'il est.
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Et le peuple chrétien est rassemblé.
La PROMOTION DU LAÏCAT, que l'Occident chrétien *parle* sans la faire, l'Église de Pologne l'a faite sans discours.
Le chapitre VI de la Note du Saint-Siège sur « Pax » en porte témoignage.
En Pologne, chaque évêque a son conseil diocésain de laïc. Chaque curé a son conseil paroissial de laïcs.
Et cela, en plein régime communiste.
Et, malgré le régime communiste, *aucun membre de* « *Pax *» *ne fait ni ne pourrait faire partie des conseils diocésains ou paroissiaux.*
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Voilà un peuple chrétien, voilà un clergé, voilà un épiscopat. Voilà l'Église. Militante. Héroïque. Rassemblée. Une.
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Certes, la situation de l'Église n'est pas identique partout. Parmi les pays qui échappent à la domination du communisme, on en connaît qui n'ont ni conseils diocésains ni conseils paroissiaux de laïcs. Ce qui vaut, hélas, peut-être mieux pour le moment : car on peut concevoir sans grand effort d'imagination que ces conseils risqueraient d'y être constitués *de telle manière qu'aucun adversaire public de* « Pax » *n'en fasse ni n'en puisse faire partie !*
Mais enfin, il y a l'Église de Pologne.
A ceux que gagne la tentation du doute et du désespoir, devant le spectacle de trop de scandales spirituels, et trop triomphants, nous pouvons dire :
-- Le scandale d'hommes d'Église, est à toutes les pages de l'histoire de l'Église : mais la sainteté de l'Église aussi. La sainteté de l'Église existe aujourd'hui comme hier, invisiblement, mystérieusement, réellement. Si pourtant il vous faut en voir et en toucher quelque chose, regardez l'Église de Pologne. Elle souffre affreusement sous la domination communiste : mais elle souffre debout, rassemblée, et sans faiblir.
Elle souffre et elle combat pour nous aussi. Prions en union avec elle. Vénérons son exemple héroïque. Demandons la grâce de l'imiter, nous autres Occidentaux qui pouvons l'imiter sans risques physiques immédiats, qui avons la liberté temporelle d'en faire autant, mais qui, de notre liberté, faisons quoi ?
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Nous sommes indiciblement blessés au plus profond de l'âme à la vue d'hommes d'Église, conscients ou inconscients, qui ne résistent plus aux entreprises du communisme, qui parfois même les favorisent positivement.
Mais alors, élevons nos regards vers cette Église de Pologne : sous la domination communiste, elle garde, dans la résistance active aux entreprises infernales du communisme, une unanimité de l'épiscopat, du clergé, du peuple chrétien, -- une unanimité contre laquelle « Pax » n'a rien pu, -- une unanimité que « Pax » a détruite ailleurs...
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## CHRONIQUES
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### Pie XII le Pape outragé
par Alexis CURVERS
Alexis CURVERS est né à Liège en 1906.
En 1957, son roman *Tempo di Roma* se voit immédiatement décerner le Prix Sainte-Beuve.
En 1960, Alexis Curvers reçoit, pour l'ensemble de son œuvre, le Grand Prix littéraire de Monaco.
En 1964, il publie : Pie XII, le Pape outragé (R. Laffont, éditeur), qui analyse avec précision le dossier ténébreux de l'entreprise orchestrée contre Pie XII. Cette analyse révèle un immense assaut contre Rome, la Rome éternelle de la foi et de la tradition. Nous vivons présentement les étapes multiples de cet assaut. Le livre d'Alexis Curvers donne la clé des processus d'asservissement intellectuel et spirituel qui sont en marche.
Pour la défense de Pie XII, dont la mémoire est abandonnée aux puissances obscures de ce monde, un grand écrivain s'est dressé : Alexis CURVERS, l'auteur de ce délicieux, émouvant, merveilleux « Tempo di Roma » qui avait obtenu en 1957 le Prix Sainte-Beuve.
Alexis Curvers a publié cette année en France un ouvrage admirable en tous points : « Pie XII, le Pape outragé » (Robert Laffont, éditeur). Ouvrage d'une force singulière, qui porte témoignage contre le monde clos du mensonge que nous fabriquent presque tous les journaux, même catholiques. Alexis Curvers y démonte le mécanisme des impostures de presse et en fait un étincelant carnage. Il renverse l'offensive de la calomnie menée contre Pie XII : Pie XII que nous avons aimé, que nous n'avons pas cessé d'aimer.
Il montre aussi comment par-delà Pie XII, cette offensive vise la foi catholique, bafoue l'honneur chrétien et s'eu prend aux racines mêmes du sens de la vie et de la mort.
C'est un livre à lire et à relire, et à faire connaître.
Avec l'autorisation de l'auteur et de l'éditeur, nous en publions ici la conclusion, qui manifeste bien la dimension et le profondeur de tout l'ouvrage.
J. M.
IL ME SEMBLE que la vraie grandeur de Pie XII tient à ce qu'en lui le mystique ne se sépare pas du penseur, ni la foi *intrépide* de *l'ardent amour de la science.* Il le montre dans toutes ses démarches, et il l'exprime quand il écrit dans l'encyclique *Humani generis,* à propos de « la véritable connaissance des choses créées »* :*
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« *Dans la déduction de ces connaissances, la vérité révélée a éclairé comme une étoile l'esprit humain, par le moyen de l'Église*. » Cette encyclique tout entière est le plus bel hymne par lequel on ait célébré l'échange de clartés qui s'opère dans les âmes par l'alliance et le concours d'une foi et d'une raison respectueuses et comme éprises l'une de l'autre.
Car, si la foi illumine la raison, l'attention aiguë que marque Pie XII aux découvertes et aux efforts de la raison indique qu'il ne les croit pas inutiles à la splendeur de la foi. Son regard embrasse le ciel des anges et la terre des hommes. Il attend du premier le rayon de l'étoile ; mais il a souci que l'autre capte ce rayon dans un miroir digne de le réfléchir. Il veut que, moyennant la grâce, la raison soit capable de la foi. Synthèse merveilleuse, dont la nécessité se fait plus que jamais sentir dans un monde qui souffre d'en avoir perdu le secret.
Il est donc probable que Pie XII, en définissant le dogme de l'Assomption, a d'une part suivi une inspiration du ciel, mais a tenu compte aussi d'un besoin d'ici-bas. Et qu'en faisant œuvre de foi il n'a pas moins pensé faire œuvre de raison.
Devant un monde en voie de se perdre, la raison commandait de livrer un suprême combat contre la cause première de son égarement. Pie XII est assez bon historien pour savoir que les empires meurent quand ils délaissent leurs dieux. Mais le christianisme n'est pas une religion comme les autres.
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Son Dieu n'est pas un dieu national, c'est le seul vrai Dieu de l'univers. Bien qu'il ait fixé en Europe son Église, qui a fait l'Europe, il règne aussi sur le monde. Si l'Europe renie son Dieu, qui est Dieu, le monde s'écroule avec elle.
Le dogme spécifique du christianisme, c'est l'Incarnation de Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai homme. Il faut que le Fils de Dieu soit venu dans le monde et dans la chair des hommes pour que ceux-ci soient assurés d'avoir reçu d'en haut les gages de leur dignité et l'instrument du salut. La divinité du Christ est le pilier central sur lequel repose tout le christianisme, et par conséquent le salut du monde. Si ce pilier s'écroule, tout s'écroule.
On n'ose pas encore le heurter de front. Mais Pie XII voit poindre une nouvelle hérésie, toujours la même à vrai dire, celle qui a traversé les siècles en y semant le malheur et les ruines. Un courant d'idées se reforme, aux termes duquel c'est l'homme qui va devenir Dieu, et non plus Dieu qui s'est fait homme. A peine l'homme sort-il de la plus horribles des guerres. Jamais sa prétention n'a plus âprement contrasté avec la misère de sa condition réelle. N'importe, il se croit dieu, l'égal de Dieu qu'il n'adore plus.
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EN MÊME TEMPS s'élaborent, méditées par des ecclésiastiques en renom, des Vies du Christ où les miracles sont escamotés par des tours de passe-passe, les anges de Bethléem refoulés dans la nuit, la Résurrection même attribuée à des phénomènes d'hallucination collective. Dans mes bulletins paroissiaux, on commence à proposer à l'admiration des lecteurs des listes de « grands hommes » où Jésus-Christ figure honorablement entre Edison et Lénine. Le Saint-Office va-t-il s'inquiéter ? On murmure préventivement contre le Saint-Office. « Qu'on nous laisse tranquilles avec le dogme ! » soupire devant moi un ecclésiastique distingué. D'autres désirent qu'on les laisse tranquilles avec saint Thomas, d'autres, avec les premiers principes d'Aristote.
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TOUT CELA dans l'ombre. Ce n'est rien encore. Le bruit court que le pape est autoritaire, et qu'il ne plaisante pas avec l'orthodoxie. Personne n'ose ouvertement douter de la divinité du Christ. Mais d'étranges idées circulent sous le manteau, et Pie XII écrit en 1950 :
« Ces opinions, nouvelles, qu'elles procèdent d'un désir blâmable de nouveauté ou d'un motif louable, ne sont pas toujours proposées au même degré, avec la même clarté et dans les mêmes termes, ni ne rencontrent toujours l'accord unanime de leurs divers auteurs ; ce que certains enseignent aujourd'hui de façon couverte avec des précautions et des distinctions, sera proposé demain par d'autres plus audacieux de manière claire et sans restriction, non sans faire tort à beaucoup, spécialement au jeune clergé, et non sans dommage pour l'autorité ecclésiastique. Si on parle prudemment dans les livres imprimés, on s'exprime plus librement dans les écrits communiqués privément, dans les cours et les réunions, Et ces opinions ne sont pas divulguées seulement parmi le clergé séculier et régulier, dans les Séminaires et les instituts religieux, mais aussi parmi les laïques, parmi ceux spécialement qui sont consacrés à l'enseignement. »
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C'est prophétique. Passant en revue « ces opinions nouvelles », Pie XII énumère et désigne exactement toutes celles qui, dix ans plus tard, s'étaleront au grand jour et prétendront s'imposer à l'Église. Il en omet une, et c'est la principale. Par respect sans doute, il ne fait aucune mention de la plus sacrilège et de la plus décisive d'entre elles : celle qui porte atteinte à la divinité du Christ, et qui est d'ailleurs la source et la somme de toutes les autres. Mais il sait très bien que c'est ce dogme, ce pilier central du christianisme, qui est visé.
Il n'est encore visé que dans ses corollaires. Pour ébranler le pilier central, on s'en prend d'abord aux arcs-boutants qui s'y appuient et qui le soutiennent. Ils sont au nombre de deux, que l'hérésie s'est constamment efforcée d'abattre : la présence réelle de Jésus dans l'Eucharistie, et le privilège de la Vierge Marie. Si Jésus n'est pas Fils de Dieu, les habitations qu'il s'est préparées et qu'il a consacrées durant son passage sur la terre n'échappent pas à la nature commune : le pain eucharistique est un pain comme un autre, et sa mère est une femme comme les autres. Mais dans l'autre sens, si l'on traite le pain eucharistique comme un pain ordinaire, et Marie comme une femme ordinaire, il devient tout à fait plausible que Jésus, lui aussi, soit un homme ordinaire. Tous les hérétiques, depuis les origines, ont emprunté cette voie : ils ont contesté la messe, ils ont découronné la Vierge, et ils ont enfin avoué qu'ils ne croyaient pas en Jésus-Christ.
Pie XII assiste épouvanté aux travaux d'approche qui, secrètement encore, menacent les deux arcs-boutants. « Il s'en trouve, écrit-il, pour soutenir que la doctrine de la transsubstantiation, fondée, disent-ils, sur une notion vieillie de la substance, doit être corrigée, de telle sorte que la présence réelle du Christ dans l'Eucharistie se réduise à une sorte de symbolisme ; en ce sens que les espèces consacrées ne seraient que les signes efficaces de la présence spirituelle du Christ et de son intime union dans son Corps mystique avec les membres fidèles. »
Cette doctrine que Pie XII rencontrait à l'état philosophique ne se déclare pas publiquement à nous. Mais elle a gagné tant de terrain qu'elle se manifeste aujourd'hui par ses conséquences pratiques, dans beaucoup d'églises où la place du Saint-Sacrement reste vide. On a procédé par étapes dont aucune n'aurait eu d'importance si elle n'eût mené à la suivante (comme ces boys congolais qui, pour s'approprier la pendule de leur maître, la déplaçaient chaque jour d'un centimètre, jusqu'à ce qu'elle échouât enfin de sa propre initiative dans la case du voleur qui n'avait pas volé).
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En supprimant une procession par-ci, un Tantum ergo par-là, ailleurs des « prières de quarante heures » on habitue les fidèles à ne plus éprouver qu'à la messe le sentiment de la présence divine. Mais la messe elle-même a évolué. Elle se déroule plutôt comme un travail d'équipe que comme une opération surnaturelle. La table qui a remplacé l'autel invite des interlocuteurs ou des convives plutôt que des adorateurs. On l'a débarrassée de tous les accessoires qui leur gêneraient la vue, en premier lieu du tabernacle. Le prêtre n'a plus de raison de baiser la pierre du sacrifice comme il le faisait chaque fois qu'il se retournait vers l'assistance, puisqu'il n'a plus à se retourner. Après la consécration du pain et du vin, il ne soulève plus qu'à faible hauteur l'hostie et le calice, et les fidèles s'inclinent un peu moins profondément devant ce Dieu qui reste à leur niveau. Ils reçoivent souvent la communion debout. La messe finie, on remisera les saintes espèces non plus dans le tabernacle du maître autel, lui-même désaffecté en attendant qu'on le déménage sous prétexte de réparations (je ne parle que de choses que j'ai vues), mais dans quelque armoire de sacristie, obscure salle d'attente d'où elles ne sortiront qu'en cas de besoin. Dans la nef inhabitée, les gens ne savent plus devant quoi s'agenouiller. La Présence s'en est retirée. On y respire une atmosphère de plus en plus pareille à celle des temples calvinistes où en effet l'Eucharistie apparaît comme un symbole intermittent, objet d'un respect qui se limite à la durée de la cène. Un pas de plus, et de telles églises, manquant aussi de la gravité calviniste, seront toutes prêtes à servir moins au culte qu'à des réunions, des conférences, des débats publics, ou mieux encore. Observez bien le regard du croyant qui entre, par surprise, dans l'une d'elles, aux heures où il n'y a pas d'office. D'instinct, il cherche la lampe rouge qui lui signale l'endroit où Jésus en personne accueillera sa prière. S'il la trouve éteinte, il erre un peu dans les bas-côtés et bientôt s'éloigne, déçu comme Madeleine quittant le tombeau vide : « Ils ont enlevé le corps du Seigneur, et nous ne savons où ils l'ont mis... » Mais si par chance il aperçoit, sur un autel latéral, un tabernacle où repose le Saint-Sacrement, alors il s'arrête tombe à genoux et prie, comblé par cette solitude où il n'est plus seul.
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Une lampe brille toujours auprès de ces autels dérobés, où Dieu se réfugie dans l'ombre. Un détail cependant a quelquefois changé. Il arrive que la lampe, au lieu d'être suspendue comme elle l'était naguère, soit simplement posée à même le sol. Le contre-symbole est très éloquent : la lumière ne descend plus du ciel, elle émane de la terre. Ce que le visiteur comprendra, le jour où un prêtre lui expliquera que sa dévotion au Saint-Sacrement est trop passive, et bien proche de l'idolâtrie.
Les craintes de Pie XII se révèlent fondées au-delà de ce qu'il prévoyait. Il « exagérait » disait-on, quand il dénonçait les causes. Nous sommes maintenant témoins des conséquences qui impliquent les causes, et peut-être même les dépassent.
\*\*\*
RESTAIT À PARER au danger qui minait le second arc-boutant. Le même travail s'exécutait : Vies du Christ où Marie n'est même pas nommée (si bien que, parmi les sujets scientifiquement étudiés par la psychanalyse, Jésus est le seul qui n'ait pas eu d'enfance), gros livres et articles à n'en plus finir où des abbés diserts se demandent si l'auréole de la Vierge n'est pas un produit de l'érotisme fabulateur, etc. Un jeune jésuite pratiquant l'auto-stop, passant en vue de la colline de Chèvremont où les pèlerins liégeois invoquent Notre-Dame depuis le Moyen Age, tend un doigt ironique et dit à son conducteur stupéfait : « Encore un monument de la gynécolâtrie ! » Et de rire. Je ne suis même pas sûr que le conducteur l'ait débarqué sur-le-champ. Le jeune jésuite, sans doute, se serait pris pour l'offensé.
Pie XII apprend ou pressent ces choses. Mais, sur ce genre d'insolences, il se tait. Les affronts faits à la Mère de Dieu par ses enfants sont trop graves, trop ignominieux, pour mériter d'être relevés. Cela ajouterait au scandale il a protesté au nom du Saint-Sacrement. Pour Marie, il répondra par le silence. D'ailleurs, on lui dirait encore qu'il exagère.
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Il exagérait si peu, les conséquences des doctrines nouvelles tardèrent si peu à lui donner raison que, sur ce point aussi, bien des yeux sont aujourd'hui forcés de s'ouvrir, et quelquefois de pleurer. Beaucoup des images de la Vierge, et des plus familières, et des plus aimées, ont disparu des églises, avec les fleurs, les cierges, les ex-voto, les litanies et les cantiques dont les honorait la piété populaire. Mais celle-ci s'est obstinée, comme s'est obstinée pendant trois siècles celle des protestants d'une paroisse de Suède où les hommes, entrant chaque dimanche à l'office, s'inclinaient cérémonieusement devant une muraille nue ; ils saluaient, pensa-t-on, la tribune des dames, jusqu'au jour où des travaux de nettoyage mirent au jour, sur le mur de cette tribune, une Vierge ancienne peinte à la fresque, à laquelle des générations de chrétiens rendaient depuis si longtemps sans l'avoir jamais vue, l'hommage de leur filiale fidélité.
Nous n'en sommes pas encore là. C'est que, sur ce chapitre de la Vierge, les novateurs ont dû composer avec la foi du charbonnier, au moins ralentir le mouvement de leur réforme iconoclaste. Aussi la foi du charbonnier, vénérable entre toutes, avait-elle reçu de Pie XII un réconfort inestimable.
Pie XII, cette fois, n'avait pas parlé, il avait agi.
Pour la défense de la Mère de tous, il s'était engagé à fond, il s'était personnellement compromis, permettant qu'on l'appelât le Pape de Fatima.
Mais surtout, il avait ajouté à la couronne de la Reine du ciel un fleuron nouveau qu'il n'était plus au pouvoir de personne d'arracher -- lui, l'homme de haute science et de haute pensée, il avait proclamé ce dogme de l'Assomption qui était justement le plus invraisemblable aux yeux des pédants de la nouvelle école, mais aussi le plus cher, le plus doux, le plus intelligible, le plus émouvant pour le cœur des humbles.
C'était rappeler aux hommes que, pour monter au ciel et accéder à Dieu, il est d'autres moyens, et plus sûrs, que l'évolution et les machines volantes. C'était garantir aux orphelins que nous sommes la puissance du Cœur maternel auquel on n'a jamais recours en vain. C'était surtout réaffirmer que Jésus-Christ, puisqu'il a exempté sa Mère de la mort et de la corruption terrestres, est vraiment Fils de Dieu et le Sauveur du monde. C'était confondre l'hérésie éternelle par un défi à son orgueil et jeter un suprême obstacle en travers de sa marche destructrice. C'était ranimer l'espérance et le courage. Nous *avons exalté Marie,* dit-il simplement, *afin que soit augmentée la joie des anges dans le ciel...*
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Après cela, le grand œuvre était accompli. Pie XII n'avait plus qu'à s'enfoncer dans la solitude de l'extrême vieillesse, dans la contemplation de cette Vérité qu'il avait si bien servie par la foi et par la raison, sans se douter que son épreuve ici-bas n'était pas terminée, alors même qu'il mourait au comble de la gloire.
\*\*\*
ET MAINTENANT, très saint Père, les porteurs se sont arrêtés, les *flabelli* sont inclinés. Tandis que votre âme s'est échappée d'au milieu de nous pour regagner la céleste patrie des sages et des purs, des solitaires et des doux inflexibles, il nous reste de vous, dans cette vallée de larmes, le reflet presque effacé de la haute forme blanche que nous avons tant aimée. C'est sous cette forme inoubliable que vous continuez à gravir ici-bas la voie douloureuse qui vous fut assignée.
Vous voilà sans protection, livré à la foule, descendu de cette *sedia gestatoria* que l'abbé René Laurentin rêve de bazarder en Amérique comme une curiosité d'un autre âge, mais qui pourtant est bien un véhicule démocratique, car, en vous dérobant à des bousculades sans beauté, elle vous offrait à la joyeuse vénération des pauvres, des timides et des humbles, toujours refoulés aux derniers rangs, et toujours vos amis. Pour entrer dans Jérusalem où le peuple étendait ses vêtements sur le sol et agitait des palmes en chantant l'hosanna, le Seigneur, lui aussi, avait eu la politesse de se faire élever sur une *sedia* qui s'appelait alors un âne. Quand il eut mis pied à terre, il ne trouva plus autour de lui que les habitués du premier rang, des scribes aux sourires pincés, des pharisiens, des éminences grises, des escobars, des abbés philosophes qui lui dirent : « *Maître*, *imposez donc silence à vos disciples.* Assez de triomphalisme ! » Il était à leur merci, et les fidèles, désappointés, se dispersèrent au loin en rabattant leurs palmes. La trahison était proche.
La trahison est venue, très saint Père. Les disciples sont en fuite ou réduits au silence, et votre grande ombre blanche, exténuée, harcelée de toutes parts, marche seule sur le calvaire d'outre-tombe et de cauchemar où se sont postés vos ennemis.
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Le spectacle est si honteux et si horrible que vous avez raison de fermer les yeux, à l'exemple du Christ aux outrages de Jérôme Bosch qui est au musée de Gand. Les yeux des bourreaux qui l'escortent ont beau s'écarquiller dans toutes les grimaces de l'hypocrisie et de la férocité, ils ne comprennent absolument rien à ce qui se passe. Ces cruels et ces perfides littéralement ne savent pas ce qu'ils font. Leur regard stupide est fixé sur le vide. Seul le Christ courbé sous la croix, à travers ses paupières scellées sur l'invisible, voit tout et comprend tout. Mais sur le voile de Véronique l'Image éternelle s'est imprimée. Elle a, ici, les yeux grands ouverts, et tranquilles. Son regard a déjà vaincu les ténèbres et répand sur nous la lumière du pardon.
Alexis CURVERS.
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### Nouveaux prêtres
par Michel de SAINT PIERRE
*Paru cet automne aux Éditions de la Table ronde, le roman de Michel de Saint Pierre :* « LES NOUVEAUX PRÊTRES » pose d'une manière frappante un problème irrécusable.
*Ce problème, on peut le résumer en ces termes :* dans l'intention de « répondre à l'attente » d'incroyants qui n'attendent rien d'eux, les « nouveaux prêtres » ne répondent plus du tout à l'attente de ceux, croyants et incroyants, qui attendent réellement quelque chose du prêtre.
*Un tel problème, il appartient à* « *l'Église enseignante* » *et à elle seule de le résoudre, quand elle le voudra, comme elle le pourra ; mais il n'est pas interdit à* « *l'Église enseignée* » *de dire sa souffrance et son désarroi. Le cri de douleur et d'amour que fait entendre Michel de Saint Pierre serait-il moins digne de considération, de compréhension et de* « *dialogue* » *que les mensonges artificieux fabriqués par les espions de l'appareil policier du communisme ? Ce serait un comble.*
*Alors que les complices de* « Pax »*, après dix années de trahisons, sont toujours en place à certains postes-clés, on ne trouverait qu'un mot à répondre à Michel de Saint Pierre, et ce mot serait :* « *Raca* »* ?*
*Avec l'aimable autorisation de l'auteur, nous reproduisons ici deux épisodes caractéristiques du roman de Michel de Saint Pierre, roman qui est un* « *signe des temps* »*.*
*J. M.*
Né en 1916, Michel de Saint Pierre a déjà publié plus d'une douzaine d'ouvrages, essais et récits qui ont eu un grand retentissement, parmi lesquels :
-- Les Aristocrates (Grand Prix du roman de l'Académie française).
-- Bernadette et Lourdes.
-- La vie prodigieuse du curé d'Ars.
-- Plaidoyer pour l'amnistie.
Son dernier livre, Les nouveaux prêtres, a fait contre lui l'unanimité d'une certaine presse, qui est presque toute la presse, de *L'Humanité* au *Monde* en passant par *La Croix* et par *Témoignage chrétien *: c'est assurément, dans les circonstances actuelles, la meilleure recommandation auprès d'un nombreux public qui ne supporte plus les ukases journalistiques et leur conformisme conditionné.
Réunion de doyenné
Ils étaient plus de trente prêtres dans la grande classe de l'Institut des Sœurs, à Villedieu : réunion des curés et vicaires du doyenné. Très souffrant, l'abbé Florian avait désigné Paul Delance -- et lui seul -- pour le représenter.
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Paul jeta un coup d'œil sur l'assemblée : quelques rares ecclésiastiques aux cheveux blancs avaient gardé la soutane ; d'autres portaient le costume de clergyman et le col romain. Mais parmi les jeunes vicaires -- c'est-à-dire la majorité de l'assemblée -- régnait le plus étonnant éclectisme vestimentaire. Paul vit des pantalons gris et des chandails à col roulé, deux ou trois vieilles culottes de cheval, de nombreux blousons noirs à fermeture-éclair, des croquenots, des sandales, des bottes. Auprès de lui, un personnage épais aux cheveux noirs et longs -- dont les joues s'ornaient d'un embryon de rouflaquettes -- raclait au sol d'imposantes chaussures de ski : c'était le Premier Vicaire de la paroisse Saint-Jacques à La Garenne-Ivray. Paul n'avait même plus envie de sourire. « Il faut qu'en vous l'on reconnaisse immédiatement le prêtre, n'importe où, n'importe quand ! » disait souvent Monseigneur Mérignac.
Sur l'estrade, un jeune aumônier de l'Action Catholique Ouvrière, présenté brièvement par le Curé-Doyen, ouvrit le feu :
-- Mes chers confrères, parlez à n'importe quel bourgeois du travail en usine, tel qu'il existe de nos jours, et vous l'entendrez dire que ce travail est « acceptable ». Je n'ai pas vu beaucoup de ces braves optimistes qui aient seulement traversé un atelier de soudure, de bains chimique, de tôlerie ou de laminage.
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S'ils avaient vu, s'ils avaient entendu -- à moins d'en refouler le souvenir dans les feutres et replis de leur conscience -- ils sauraient. A fortiori, s'ils avaient eux-mêmes travaillé. Mais je n'ai jamais rencontré un bourgeois qui ait vécu l'expérience d'ouvrier en usine pendant un an, pendant une seule petite année. J'ai entendu parler de « stages » çà et là -- mais de stages ridiculement courts et sans portée. Dans ces conditions, je m'explique très exactement pourquoi ces bonnes gens dorment en paix et trouvent le travail en usine « acceptable ». Je comprends qu'ils puissent faire ce raisonnement absurde : « Les choses ayant beaucoup changé depuis vingt ans, la condition ouvrière ne pose plus de problème ! »
L'orateur était un grand garçon aux cheveux taillés en brosse, au sourire dur, aux yeux étincelants derrière les lunettes d'acier. Il avait les épaules étroites, et portait un costume usagé. Sa voix était pleine d'ardeur, un peu rauque :
-- Plus de problème ? répéta-t-il. Oh, non ! Bien sûr... L'ouvrier d'aujourd'hui est un numéro matricule, un automate à l'usine, un inconnu dans la maison ; il travaille pour un grand patron qui ne sait rien faire de ses mains... et qui ne connaît pas un seul de ses hommes de peine... Ce n'est pas juste -- et ce n'est pas normal... Plus de problème ? Alors que les salaires dans la métallurgie sont insuffisants ? Alors que dans beaucoup de secteurs économiques, les conditions du travail féminin restent inacceptables ? Alors que le soi-disant minimum vital n'est même pas acquis pour tous... Non, non, bien sûr, il n'y a pas de problème ! On ne compte guère que trois ou quatre cents familles en France qui touchent plus de quinze millions par mois -- mais oui ! quinze bonnes briques mensuelles portant le revenu à cinq cent mille anciens francs par jour : ce qui, avouons-le, n'est pas dégueulasse... Plus de problème -- alors que d'après le questionnaire de la J.O.C., un jeune travailleur n'a que sept chances sur cent de réussir sa vie ouvrière ? Et s'il n'y avait que ça...
Paul était profondément déçu. Il attendait de cette réunion un échange de vues fructueux sur la pastorale. Il pensait y glaner de précieux avis, touchant les moyens de rendre le Seigneur présent au monde ouvrier, de faire passer le Message divin. « Cet aumônier de l'A.C.O. a préparé son affaire. Mais où donc est l'Évangile dans tout ça ? Et quelle hargne ! »
Cependant, le style du jeune prêtre-orateur changeait. Il ne soignait plus guère son éloquence ni sa diction. Et le ton même de sa voix montait. Il ôta ses lunettes d'un geste fébrile :
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-- Parlons un peu des patrons, maintenant ! Vous croyez peut-être qu'ils ont fini par comprendre ? Non ! Vous savez comme moi que la réponése est non... Rien compris, rien oublié, rien appris... « Pourquoi l'ouvrier aurait-il un pyjama... une télévision... une bagnole ? » Voilà ce que nous demande froidement un patron, au jour d'aujourd'hui... Et je ne crains pas de vous le dire -- la répression anti-ouvrière est en train de renaître... Mais oui ! Vous ne savez pas comment ils s'y prennent, les chers patrons ? C'est bien simple : ils s'attaquent au délégué... Voilà le bouc, la bête noire ! Alors, on limite à quinze heures *recta* le temps de délégation... Bon, parfait ! On applique strictement la loi... on déplace le délégué sous n'importe quel prétexte...
Il parla longtemps encore. Son exposé fut un implacable réquisitoire contre les patrons, fourmillant de chiffres et d'anecdotes. Contre tous les patrons, offerts globalement au pilori par un prêtre, devant une assemblée de prêtres. Le voisin de Paul -- ce gros vicaire muni de rouflaquettes jeta le trouble un moment dans l'assemblée en déclarant : « On paye encore les fautes à Pétain ! » Il se rassit, visiblement content de lui -- cependant que l'aumônier d'Action Catholique Ouvrière poursuivait son discours.
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Au terme d'une démonstration brillante, l'orateur lança d'une voix que la colère faisait vibrer :
-- Le but de toutes ces manœuvres patronales : juguler, réduire au silence le véritable militant ouvrier ! On appelle ça : « domestiquer le sauvage »...
Puis il fit une pause, qu'il mit à profit pour rassembler quelques papiers épars...
Ce fut alors que Paul, cédant à une impulsion, se leva. Tout d'abord il ne dit rien, effrayé de sa propre audace. Le jeune aumônier, un peu déconcerté, le prit à partie :
-- Nous aurons un débat tout à l'heure, mon cher confrère... Ça ne fait rien ! Si vous avez une question à me poser...
Paul se nomma et dit simplement :
-- ... Pardonnez-moi cette interruption. Je vous écoute avec beaucoup d'intérêt, vraiment beaucoup... Mais je voudrais aussi qu'il soit question de notre travail de prêtres. Voilà près d'une heure que vous parlez, et vous n'en avez rien dit. J'ai pourtant -- nous avons tous, j'en suis sûr -- grand besoin de conseils touchant notre apostolat en milieu ouvrier...
Un silence lourd suivit cette requête. Paul Delance dédiait à son collègue un fraternel sourire. L'orateur n'en fut pas désarmé pour autant -- et sa réponse exhalait une certaine perfidie :
-- Mon cher confrère... il faut bien que je voie dans votre intervention une critique... On parle d'ailleurs beaucoup de vous en ce moment. Je vous donnerai la parole tout à l'heure, en vous priant de nous exposer en détail votre point de vue.
L'aumônier promena sur l'assistance un regard aigu, avant de continuer son exposé :
-- Donc, on voudrait endormir l'ouvrier... Mais nous sommes là ! Nous participons au mouvement prolétarien, à la défense du travailleur... Et c'est difficile... Parce que, voyez-vous (*et la voix du jeune prêtre devint grave*), nous constatons une véritable torpeur dans le monde du travail. Voilà le danger : l'ouvrier -- satisfait malgré tout de ses conquêtes sociales et d'une relative amélioration matérielle -- l'ouvrier est désamorcé... à Paris du moins... Des copains de province, plus gonflés, nous disent : « Ah ! si les camarades parisiens se battaient davantage, nous, on serait mieux placés pour gagner du terrain... »
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Oui, nos travailleurs de la banlieue s'endorment. Dès qu'ils ont leur télé, c'est fini pour le mouvement, pour la lutte. Ils roupillent... Ils se considèrent comme heureux... C'est ce que nous disent souvent les patrons : Sans vous, les ouvriers seraient contents... Cette bonne histoire ! Ils ont trouvé ça tout seuls... Heureusement, nous veillons. L'Action Catholique Ouvrière veille : et nous savons comment relancer le combat. Il faut créer une inquiétude. Il faut dire au compagnon : « Même si ton niveau de vie s'élève, la bataille n'est pas gagnée. L'homme est encore jugé, dans notre société capitaliste, selon le critère de sa condition économique... Tu n'as pas de véritable sécurité... tu es dépendant ! On t'exploite mon gars, on t'humilie... Et l'Église en état de Concile, les chrétiens, les hommes de bonne volonté ne peuvent pas accepter ça... Relève la tête ! Nous sommes là pour t'épauler... pour arracher ta promotion non seulement dans la vie matérielle, mais dans la liberté, la dignité, la responsabilité... » Voilà ce qu'il faut lui dire ! C'est ainsi que nous attiserons l'ouvrier. Nous ne permettrons pas qu'on le dupe encore une fois ! Et j'en reviens à cette notion de responsabilité : l'ouvrier n'a pas sa place dans la nation. Il devrait participer à l'organisation du travail, à la gestion de l'entreprise, à la répartition des bénéfices... Veillons-y ! Car alors, notre Action Catholique sera vraiment « la conscience des travailleurs » !
L'orateur s'apaisa. Il remit ses lunettes et sa conclusion fut prononcée d'une voix plus calme :
-- Je ne fais aujourd'hui que signaler des pistes -- et celles-là sont importantes. Elles nous fournissent déjà le thème des « relances » indispensables... Et maintenant, faisons un peu notre examen de conscience. L'Église du Concile veut être servante et pauvre. Elle doit donc s'humilier, se confesser aux quatre vents du monde... Oh ! vous savez où je vais en venir, mes amis : nous prenons bel et bien un train en marche. Ce que nous voulons faire, il fallait y penser quelque cent ans plus tôt ! Nos camarades marxistes y ont pensé pour nous. Aujourd'hui, le train est rattrapé mais n'oublions jamais que nous n'y sommes pas seuls. Et que nous commettrions une nouvelle faute grave en refusant le dialogue avec les communistes qui nous ont montré la voie. Nous reparlerons de ce dialogue nécessaire... En attendant, ne cédons pas, ne mollissons pas, ne ralentissons pas notre effort. Tant que la promotion humaine du monde ouvrier ne sera pas accomplie, la Bonne Nouvelle ne sera pas annoncée sur la terre.
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Le Curé-Doyen remercia brièvement l'orateur, invita ses confrères présents à participer aux échanges de vues qui allaient suivre -- et s'excusa de partir, appelé par autres tâches. Il laissait au jeune aumônier la direction du débat. En même temps que lui, un bon tiers de l'assemblée se retirait : il s'agissait des curés et vicaires les plus âgés.
Dès lors, ce petit congrès ressembla beaucoup plus à un club de « blousons » qu'à une réunion de prêtres. Paul s'affligeait in petto de la médiocrité régnante. Et peu à peu, son affliction devint stupeur :
-- C'est vachement important, ce que tu viens de nous dire là !
-- Moi, quand je confesse un bonhomme...
-- Un lampiste comme moi, dans sa paroisse, est drôlement mal à l'aise...
-- Nous, on est des petits vicaires sur le tas. En plein secteur missionnaire. On veut bien prier : « Seigneur, aidez-moi ! » Mais on trouve que ça patine...
D'autres interpellateurs décrivaient à leur manière la bataille sociale : « Faut aider l'ouvrier à voir clair, à ne pas se laisser posséder ! Ce que le patron lui offre, c'est quelque chose comme le contrat charcutier-cochon. Tous les deux font le jambon... »
L'aumônier d'Action Catholique Ouvrière tenta de mettre un peu d'ordre et de lumière dans la discussion :
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-- Nous sommes ici pour nous connaître. Or une tension existe entre notre volonté de pleine fidélité à l'esprit de mission -- et notre pastorale ordinaire. Si nous voulons être utiles, si nous voulons que le bilan de notre réunion soit positif, il faut que chacun de nous-mette son expérience sous le nez des copains. Déballons nos contacts ! Il ne s'agit pas d'informations proprement dites, mais de quelque chose que nous allons vivre à travers l'un de nous... Je vous écoute !
Alors, un prêtre d'une cinquantaine d'années -- l'un des seuls « vieux » qui fussent restés -- se leva. Il avait le visage souriant et épuisé. Dans un langage d'une évangélique simplicité, il raconta sa vie -- sa jeunesse rude et sans amour, -- sa captivité en Allemagne, ses expériences d'ouvrier métallurgiste avant le séminaire. Il évoqua les accidents du travail dont il avait été le témoin horrifié : cet apprenti tombé dans un cuve de métal en fusion, ce torse d'homme laminé, cet ouvrier happé par un engrenage. « On a retrouvé juste un doigt qui avait été éjecté de la machine. Un grand pouce avec son ongle, les gars. On a enterré le pouce. » Il fit allusion à plusieurs ménages d'ouvriers qu'il « suivait » depuis de nombreuses années. « Certains vont maintenant à l'église. D'autres n'y vont pas. J'en connais qui refusent avec énergie, parfois avec violence. Alors, moi, je ne leur parle plus de rien. Ils m'acceptent comme ça. Ils savent qui je suis -- et pour eux, je fais un peu mystère. » Un sourire se joua sur le visage gris de cet homme. « Je dois partir maintenant » dit-il paisiblement. Quand il fut auprès de la porte, il se retourna, jetant un dernier coup d'œil sur les grands écoliers attardés, marqués du Signe. Il leur sourit encore. Ses yeux étaient d'un bleu délavé, d'un bleu usé par toutes les douleurs et toutes les misères qu'il avait regardées en face. Mais le sourire était heureux...
Après son départ, il ne fut plus question d'Église ni de mystère. Les jeunes prêtres se contentaient d'évoquer tour à tour « cette médecine du travail qui ne fait pas son boulot », « ces cantines d'usines dégueulasses », « le nombre d'étrangers qui augmentent sans arrêt dans les ateliers », « les patrons de combat » et « les militants de choc », la honteuse exploitation des jeunes colleuses de sacs « par ces salauds de chez Cyclona, qui font bosser les gamines à quinze ans comme des durs ! »
A ce relâchement dans le langage, correspondait un relâchement tragique dans la spiritualité. Pas une seule fois, l'un des vingt jeunes prêtres qui restaient là ne proposa une solution touchant l'indifférence religieuse du monde ouvrier, cette fuite oblique devant la Parole de Dieu, l'invasion du matérialisme et le désert des âmes. Mais à dix reprises, la torpeur dans les revendications syndicales et l'usure des militants furent évoquées, sur le ton de la plus vive inquiétude.
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Paul Delance -- résistant de toutes ses forces à un appel qu'il connaissait bien -- choisit de se taire. « Je manque de courage ! » pensa-t-il anxieusement. Sa timidité naturelle le paralysait -- en même temps que son horreur de critiquer, de donner des leçons, de se mettre en avant...
Mais le jeune aumônier-président ne l'avait pas oublié. Il s'empara du premier silence -- et il dit à Paul, avec un sourire ambigu :
-- Si je ne me trompe, tu voulais parler tout à l'heure...
Paul ne chercha plus à se dérober. Il se leva :
Je crains, dit-il, de n'avoir pas à vous apprendre grand-chose ! Mon expérience est courte. Mais je possède une certitude : c'est que, depuis ce matin, nous nous égarons... Je vous en prie, comprenez-moi -- je ne suis pas venu ici pour juger, mais pour apprendre. Et d'abord, il faut que je vous dise un peu qui je suis. Ma mère faisait des ménages. Mon père était ouvrier dans une cimenterie. Et comme mon père a toujours été un homme juste et un chrétien, il s'est saigné aux quatre veines pour que moi, son fils unique, je fasse mes études -- à la condition que j'accepte d'être ouvrier manuel pendant deux ans, n'importe où. Ayant accepté, j'ai tenu parole, juste avant le séminaire. Voilà pour moi...
Paul sourit, de ce sourire simple qui était l'expression même de son âme :
-- J'ai tenu à vous faire cet aveu, parce qu'il vous expliquera mon amour de l'âme ouvrière. Voyez-vous, je suis fier de mes origines. Je suis fier de ma mère qui travaillait en souriant, et qui est morte à soixante-cinq ans sans avoir jamais cessé de travailler. Je suis fier de mon père, dont la maladie avait abattu les forces, non le courage. C'est le ciment qui a rongé les poumons de mon père, et j'ai tenu à travailler dans la même cimenterie que lui. A cause de ces deux années -- à cause de mon père surtout -- j'ai compris ce qu'étaient l'effort et la peine. Je savais déjà que depuis Nazareth le travail manuel était béni. Mais, il y a deux choses maintenant qu'on ne pourra plus m'enlever : le bonheur que je ressens d'avoir connu le travail -- et ma certitude que sur les mains d'un prêtre, les gerçures et les cals sont infiniment doux pour une hostie.
Paul s'était abandonné à son émotion. Il se tut, jetant un regard sur l'assemblée.
-- Vas-y, continue, dit l'aumônier-président impassible.
42:88
Paul reprit son discours, d'une voix qui allait s'affermissant : -- Nous savons tous que le travail manuel est source de fierté. Mais nous savons tous qu'il humilie. C'est l'un des signes de contradiction entre lesquels nous nous débattons. Et l'humiliation l'emporte de beaucoup sur la fierté. Je crois qu'il faut avoir soi-même travaillé à la sueur de son front, à la peine de ses mains, pour mesurer combien le travail d'un ouvrier en usine est abrutissant. Et combien l'âme ouvrière est douloureuse.
-- A qui la faute ? demanda l'un des jeunes prêtres, d'une voix rude.
Paul étendit la main et continua :
-- Il y a pire : car c'est de leur condition humaine que les ouvriers souffrent le plus. Ils ne l'assument pas, ne la respectent pas, ne l'acceptent pas. De là ce « monde futur » sans prolétaires et sans patrons, dont leur pauvre tête est pleine...
-- Minute pour le monde futur ! T'as pas l'air d'y croire, toi ? s'écria de sa voix puissante le gros vicaire aux cheveux longs de La Garenne-Ivray.
Les yeux de Paul brillèrent :
-- Non, dit-il avec une tranquille fermeté. Je n'y crois pas. Je crois au Royaume qui n'est pas de ce monde.
Un silence hostile s'étendit. Paul en prit la mesure. Il continua, sans laisser paraître aucun trouble :
-- De quelle « âme ouvrière » parlons-nous ? Il s'agit de l'âme d'un petit travailleur, victime d'une injustice sociale -- et qui se veut solidaire de tous ceux qui partagent sa peine. La solidarité du travail, quand elle persiste dans sa beauté, c'est quelque chose comme la solidarité des captifs. Il faut avoir été prolétaire pour comprendre la joie du samedi, qui s'ouvre comme une porte de prison sur un jour de soleil. Pour comprendre aussi la morne détresse du lundi matin, qui est le retour en cage. Cela n'est pas normal. Il n'est pas normal que le travail d'un homme le désespère ! Et c'est le rythme d'un atelier moderne qui est inhumain, ces gestes de « robots en marche » dans une usine bien huilée. Combien de fois ai-je entendu dire : « On est de vraies machines ! »
-- Ce coup-là, t'as raison ! Mais faudrait pas trop se gourer sur les salaires non plus...
Paul Delance acquiesça. Puis il poursuivit son discours :
43:88
-- L'ouvrier serait naturellement charitable. Or, il s'enferme aujourd'hui dans un petit cocon d'égoïsme protecteur. Et cela, parce qu'il a peur d'être encore exploité. Le matérialisme est devenu un *instinct* chez les travailleurs... Oh ! je comprends leur attachement passionné aux biens terrestres. Il faut avoir soif des choses, à défaut d'avoir soif des êtres ! Mais voici le résultat : pendant que se développe un matérialisme défensif, le sentiment religieux disparaît -- et ceci affecte l'âme ouvrière dans ses profondeurs. Cette âme-là, coupée de ses racines spirituelles, est mûre pour l'esclavage communiste. Et nous assistons à ce double phénomène, qui nous écrase par sa force même, par son aspect inéluctable : en même temps que l'esprit de l'ouvrier devient égoïste, son âme devient collective. Je crois qu'il n'existe rien de plus dangereux pour notre race, ni de plus contraire à la volonté du Seigneur. Car aucun homme n'est seul devant Marx -- alors que chaque homme est seul devant Dieu...
-- Et la solidarité ouvrière dont tu parlais ? cria quelqu'un. Ce n'est tout de même pas du matérialisme, ça !
Le visage de Paul s'assombrit :
-- Depuis que je suis à Villedieu, j'ai entendu cent fois les ouvriers me dire : « Ces Pieds-Noirs ne vont quand même pas venir nous embêter chez nous ! » Il s'agissait pourtant de travailleurs comme eux, de petites gens comme eux, exilés, blessés, qui avaient tout perdu. L'atrocité de ces paroles m'a frappé au cœur. Mais sans aller si loin, l'ouvrier d'ici -- plus ou moins « marxisé » -- traite de « lâche. » et de « vendu » tout prolétaire qui ne partage pas ses opinions politiques. Où voyez-vous l'ombre d'une solidarité ouvrière, dans tout cela ? Je disais, il y a un instant : « *quand elle persiste* »*.* Hélas ! nous savons qu'elle se fait de plus en plus rare. Et puis, les drames, le chaos, les violences ont rendu notre temps incompréhensible aux travailleurs, qui se replient et pensent de plus en plus souvent : « Chacun pour soi, chacun chez soi. Pas d'histoires ! Sorti du boulot, je ne connais personne... »
Un garçon trapu, vêtu d'un pantalon gris et d'une vieille veste pied-de-poule, se leva :
-- Ton baratin, mon vieux, e'est bien chouette ! Mais je suis l'un des trois seuls P.O. du secteur -- et je voudrais savoir où tu veux en venir...
-- Accorde-moi encore cinq minutes, lui répondit Paul en souriant, et tu le sauras.
-- J'espère !
La petite assemblée fut agitée de remous ; puis elle se calma. Le P.O. (prêtre-ouvrier) observa Paul Delance avec moins d'hostilité que d'attention.
44:88
-- Il y a des patrons, il y a des ouvriers, dit Paul, et nous n'y pouvons rien. Or que pense le monde ouvrier dans son ensemble ? Il pense que toute collaboration véritable est impossible entre le patronat et le travail. Devons-nous, en tant que prêtres, le confirmer dans une pareille attitude ? C'est un religieux connu, je le sais bien, qui écrivait : « On ne peut rencontrer l'âme ouvrière si on ne la rejoint pas dans le sentiment d'injustice qui la pénètre tout entière ! » Une telle pensée est généreuse. Pour ma part, je tiens à vous le dire clairement : je n'irai pas chercher l'âme ouvrière dans sa révolte. J'irai la chercher dans son amour. Elle est infiniment plus ouverte à la fraternité qu'à la haine -- et ceux qui s'acharnent à la pervertir, le savent bien.
Paul se tut, pour reprendre souffle. Il jeta un coup d'œil aux auditeurs ; ce qu'il lut dans les yeux de quelques-uns d'entre eux le glaça. Mais le prêtre-ouvrier l'observait sans colère :
-- Vas-y, dit-il doucement.
Et Paul continua son propos, après un bref regard sur le crucifix :
-- Ce que je viens de vous dire, vous le savez tous mieux que moi. J'ai peur que nos conclusions ne soient pas les mêmes. Et pourtant... les difficultés où nous sommes, je les connais un peu, et je vais tâcher de les résumer : *premièrement*, ce qu'il a de bon dans le socialisme doctrinaire se trouve aussi dans la doctrine sociale de l'Église ; Mais *deuxièmement*, nous ne pouvons pas accepter le socialisme, sa négation de Dieu et de l'âme, ni les principes de sa philosophie ; et *troisièmement*, chaque fois que nous le disons, nos adversaires entonnent aussitôt un chant de guerre qui est toujours le même : « *Vous voyez bien que l'Église est contre l'ouvrier !* » Je ne connais pas un prêtre, ni un évêque, ni un pape qui ait trouvé le moyen d'échapper à ce piège... parce qu'il n'existe pas de solution humaine.
-- Et alors ? demanda le président-aumônier, d'une voix ironique et froide.
-- Alors, les prêtres sont au pied de la Croix. Notre métier, c'est de prêcher, comme aux temps apostoliques, *et de trouver les âmes dans le bien qu'elles font !* Nous ne devons jamais prendre directement en charge les problèmes temporels -- car le Christ ne l'a jamais fait, ni les Apôtres, ni les Pères de l'Église. Ils n'ont pas mené de campagne directe contre l'esclavage ni contre les oppressions de leur temps. Ils se sont contentés de jeter l'anathème au matérialisme sous toutes ses formes -- sans oublier le matérialisme des pauvres. Ils ont condamné toutes les haines -- y compris la haine de classe.
45:88
Nous ne trouvons pas de syndicalisme dans l'Évangile. Oh non ! « Je vous donne ma paix » disait Jésus. Il n'était pas question « d'attiser l'ouvrier » au temps du Christ, ni même de révolter les esclaves. Il était question de *spiritualiser les hommes.* Et c'est alors que fut accomplie, par la seule parole du Seigneur, la plus vaste réforme de tous les temps !
Paul leva de nouveau son regard vers le crucifix, pour y puiser la force d'être seul. Son visage, sous les cheveux en brosse, semblait étonnamment jeune. Et les traits énergiques, bien forgés, reflétaient une conviction que rien ne pourrait plus ébranler :
-- Non, les prêtres n'ont pas à chercher de solution humaine ! Ils n'ont pas à chercher de solution technique. Leur seul rôle est de rester fidèles à la Croix, et d'aimer. Jésus leur a fait une promesse qu'il a tenue -- « Vous serez persécutés. » Il leur a promis également la pérennité de son Église jusqu'à la fin des temps. Nous sommes ce qu'il y a de plus douloureux et de plus durable au monde...
Paul se tut. Il jeta un coup d'œil sur ses confrères, qui gardaient un silence agressif. « Je suis pour eux un étranger ! » pensa-t-il. Dans ce petit désert, sa voix avait crié pour rien. Seul, le prêtre-ouvrier lui fit un signe d'amitié. Quant à l'aumônier-président, il retira ses lunettes -- et il dit, sur le ton d'une irritation mal contenue :
-- Bon... Eh bien, mon vieux, on te remercie ! Mais je ne crois pas que nous parlions le même langage. Cette réunion aurait pu être efficace. Nous, ce qu'on veut, c'est avancer... Tu comprends ? Avancer*.* On n'a donc pas beaucoup de temps pour bavarder. Ici, mon gars, on ne s'occupe pas tellement des Pères de l'Église. On s'occupe de la promotion ouvrière -- parce que l'Évangile, pour nous autres, c'est ça ! Maintenant, faut qu'on s'en aille... Le boulot n'attend pas. Une autre fois, on te demandera peut-être de faire équipe -- ou bien alors, de nous laisser travailler...
Vous êtes des chiens
Pour l'abbé G. Michonneau, dans « Témoignage chrétien » du 22 octobre, ceux qui achètent le livre de Michel de Saint Pierre sont « des chiens »
« Vous, Monsieur de Saint-Pierre, vous nous traitez aussi de « prêtres communistes », mais c'est pour jeter nos plus authentiques entrailles sacerdotales à la curée des chiens qui achèteront votre livre, et s'en régaleront. »
Les dizaines de milliers de chrétiens -- et les dizaines de milliers d'incroyants -- qui ont acheté et lu avec sympathie le livre de Michel de Saint Pierre sont ainsi « évangéliquement » (?) rejetés dans les ténèbres extérieures par un prêtre sans haine (?) et plein de dignité (?), qui les traite tout simplement de « chiens ».
Par un prêtre qui, dans le même article, ose pourtant invoquer la parole du Christ :
« Ce que vous ferez au plus petit d'entre les miens, c'est à moi que vous le ferez. »
L'action de « Pax »
Marceline frappa légèrement à la porte de l'abbé Delance. Puis elle cria :
-- Monsieur l'Abbé, ce sont des messieurs qui demandent à vous voir. Ils n'ont pas voulu entrer. Mais ils disent que c'est pressé.
46:88
En sortant du presbytère, Paul trouva deux hommes qui l'attendaient près de la grille. L'un d'eux était un personnage ventru, dont les grosses lèvres souriantes ressemblaient à des limaces ; mais les yeux froids et bleus ne souriaient pas. Paul le connaissait bien. Il s'agissait de M. Barnache, communiste bon teint, pontife du syndicalisme local, conseiller municipal et maire-adjoint de Villedieu. Son compagnon était un petit homme sec, distingué, dont la figure mince au grand nez ressemblait à un soc de charrue ; Paul le voyait pour la première fois.
-- Monsieur l'Abbé, dit le conseiller, voici M. Stanecki, l'un de mes amis. Je suis depuis longtemps en rapport avec vos collègues, MM. Reismann et Barré. Si vous voulez bien m'accompagner jusqu'au Syndicat, nous pourrons bavarder tranquillement dans mon bureau.
Auprès de la mairie de Villedieu, parmi le feuillage des arbres, un modeste pavillon abritait le Syndicat, où le bureau de M. Barnache reflétait à la fois la présence et l'austérité du Parti Communiste.
Paul remarqua sur les murs un cliché de Lénine, et diverses maximes encadrées :
« *Le monde est un ensemble de processus d'évolution.* » -- Karl Marx.
« *Nous transformerons si bien les hommes qu'ils auront du mal à se reconnaître eux-mêmes.* » -- Ilya Ehrenbourg.
« *Le vrai Dieu, le dieu humain, sera l'État*. » -- Feuerbach.
Paul Delance, qui s'était installé dans un fauteuil usé, prit tout son temps pour lire ces aphorismes ; pour en extraire la substantifique moelle, Au-dessus de la table de travail du conseiller, des lettres noires, se détachaient :
47:88
« *Souvent on me demande, et particulièrement hors de l'U.R.S.S. :* « *Au cours de vos vols de cosmonaute, avez-vous aperçu Dieu ?* » *Je réponds simplement :* « *Non, bien sûr !* » -- Guerman Titov.
-- Eh bien, Monsieur l'Abbé, je vais vous exposer la chose en deux mots. Sans vouloir empiéter sur votre domaine : l'église, la messe, le catéchisme, etc., que nous respectons -- nous ne sommes pas des sauvages, tout de même ! -- j'ai toujours voulu associer le clergé de Villedieu à notre propagande en faveur de la Paix. Tout est là ! Nous sommes, les uns et les autres, des gens de bonne volonté, qui ne demandons qu'à travailler ensemble. Vous savez qu'en Pologne, la coexistence pacifique du marxisme et du catholicisme est maintenant chose acquise... Allez en Pologne ! Vous verrez des prêtres libres, contents, des autorités compréhensives et respectueuses du culte, des églises pleines et des gens heureux... Mais ici, chez nous, les fascistes et les réactionnaires brouillent les cartes à plaisir ! Ils sabotent nos efforts de coexistence. Ils vont à contre-courant de l'Histoire... ils retardent l'Histoire...
Paul, qui ne voulait pas laisser apparaître son irritation, songeait : « Cet automate nous débite la Bonne Parole en tranches, en rondelles. » Il pensait aussi : « Comme ils sont parfois maladroits ! » Se gardant bien de répondre au conseiller, il lui adressa un petit signe de tête aimable. Puis il entreprit de lire le texte d'une affiche déjà ancienne, sous cadre, fixée à l'un des murs et qui semblait oubliée là :
« *Nous entrons dans le stade de la décolonisation, qui sera suivi d'une indépendance généralisée. Puis, sur ces territoires, hier esclaves, s'abattra une période d'incroyable désordre. Ce sera l'anarchie économique et politique. Ensuite, mais ensuite seulement, pour tous ces peuples, se lèvera l'aube du communisme.* » -- Molotov, 1953.
« *Pour hâter l'avènement de ce grand jour : votez communiste. Votez oui !* »
48:88
Déconcerté par le silence du prêtre, le conseiller se taisait. M. Stanecki, d'une voix qui roulait les « r » comme des grains de raisin, si douce qu'elle semblait une caricature vocale du charme slave, reprit alors le fil du discours interrompu.
-- Oui, notre ami Barnache a raison de dire que les marxistes-communistes poursuivent un seul but aujourd'hui : la Paix. Je parle de ceux qui ne sont pas chinois. Et je parle surtout des communistes français et polonais. Je suis personnellement un progressiste chrétien polonais, bilingue, dont la famille possède de nombreuses attaches françaises, et de solides racines dans le catholicisme de ma patrie. A ce double titre, je voyage assez souvent en France -- qui est bien mon second pays. J'ai parcouru cette terre admirable et généreuse. Mais, voyez-vous, c'est dans la banlieue parisienne, à la fois si pauvre et si forte, que je reviens le plus volontiers.
« Nous approchons ! » se disait Paul.
-- Ah ! cette banlieue ! Vous avez de la chance, Monsieur l'Abbé, de pouvoir préparer ici le monde de demain... C'est comme moi en Pologne : puisque -- j'oubliais de vous le dire -- je représente un peu le beau mouvement *Pax Hominum.*
Paul écoutait, avec l'attention courtoise et sérieuse qui lui était familière. « Cette fois, nous y sommes ! » Il observa le cliché de Lénine : le dictateur était confortablement installé dans un fauteuil auprès de sa compagne, Nadedja Kroupskaïa, qui avait l'air d'une matrone bourgeoise.
Cependant, M. Stanecki poursuivait son discours, enveloppé de gestes séduisants :
-- Je m'excuse de le dire ici devant M. le Conseiller Municipal, dont je connais et respecte les opinions. Mais si *Pax Hominum* atteint son but, une ère de paix et de liberté inimaginable peut s'ouvrir dans cette partie du monde. Ah, Monsieur l'Abbé ! Les catholiques polonais et français, dans leur mutation progressiste si... si féconde... ont pris la tête du véritable mouvement chrétien. J'ai confiance dans vôtre épiscopat et dans vos éléments missionnaires qui vont, j'en suis sûr, collaborer de plus en plus activement à l'édification du Socialisme ! Et si les choses parfois se compliquaient du côté de la Hiérarchie, eh bien, nous comptons sur les catholiques intelligents -- prêtres et laïques -- pour faire entendre raison à certains de vos évêques...
49:88
Stanecki sourit. Un bref instant, cet homme fin eut un sourire de maquignon :
-- Nous ne manquons pas de références ! *Le Catholicisme International Illustré,* qui est l'une des meilleures revues confessionnelles françaises, a présenté *Pax Hominum* comme un « pignon sur rue du catholicisme » et comme « une aile de l'Église »... Ah, Monsieur l'Abbé, nous n'avons rien à cacher en Pologne ! Nous recevons les catholiques français -- et surtout les prêtres --, nous leur faisons visiter nos églises, nos séminaires, nos écoles libres... Vous êtes invité, bien entendu.
-- C'est fort aimable à vous, dit Paul Delance.
Il était enfoncé dans son fauteuil, et il attendait.
-- Voyez-vous, Monsieur l'Abbé, je suis arrivé à Paris avant-hier. M. Barnache -- avec qui j'entretiens une correspondance amicale -- m'avait appris qu'un texte en faveur de la Paix venait d'être élaboré à Villedieu -- et qu'il allait sans doute faire tache d'huile dans un large secteur. Vous avez ici deux prêtres fort sympathiques et très ouverts, M. l'Abbé Barré et M. l'Abbé Reismann, qui ont travaillé activement à la chose avec M. Barnache, -- pour que la Paix n'apparaisse pas comme le fruit du seul communisme. C'est une importante concession du Parti -- et pour nous, chrétiens, c'est de la bonne politique ! Je viens de lire le texte en question. Il porte une condamnation sans appel du capitalisme et du colonialisme, parfaitement conforme à la nouvelle doctrine de l'Église, et il affirme notamment : « *L'avènement du prolétariat, celui des jeunes peuples libérés, c'est l'avènement de la Paix*. » Tout le monde y trouve son compte... Mais voilà : hier, M. l'Abbé Barré (que j'avais pourtant rencontré au cours de précédents voyages) nous a reçus... assez sèchement, je dois dire... Il nous a déclaré que ni lui ni M. Reismann n'étaient plus compétents. Sans explication. « Voyez l'abbé Delance ! » Nous nous sommes donc permis de vous déranger...
-- Vous avez bien fait, Monsieur Stanecki.
Le Polonais échangea un bref coup d'œil avec le conseiller. Barnache était aux anges ; il tapotait son abdomen comme un animal familier :
-- Bon, dit-il avec rondeur. M. Stanecki vous a fort bien exposé le problème. Nous allons donc mettre le texte au point définitivement avec vous, le signer ensemble puis tâcher d'obtenir toutes les signatures de prêtres et de conseillers municipaux que nous pourrons récolter dans la banlieue. Après ça...
Un geste large évoquait un avenir étoilé de signatures sans nombre.
Paul hocha la tête :
50:88
Je dois dire, Monsieur le Conseiller, que j'ignorais tout de ce manifeste. Mais il est inutile d'aller plus loin. Je vais vous décevoir : car je ne suis pas d'accord. Et je crains, Monsieur Stanecki, que vous n'ayez été mal renseigné. Pour ma modeste part, quand j'étais secrétaire à l'archidiaconé, le hasard et la chance ont voulu que j'étudie le dossier polonais, et j'en ai retenu certaines choses. D'abord, l'expérience de la soi-disant coexistence dans votre pays est dénoncée de la manière la plus ferme par votre Primat et par votre épiscopat. Ensuite, les persécutions et les expropriations à l'égard des chrétiens n'ont jamais cessé en Pologne ! Pour des milliers d'écoles laïques, il vous reste une poignée d'écoles libres, que l'on montre d'ailleurs avec empressement aux « invités ». Votre gouvernement fait piller les couvents, dévaliser les chapelles, liquider les séminaires. Quant à *Pax Hominum --* dont vous me dites que vous vous occupez « un peu » -- ce n'est qu'une puissante agence camouflée de la police secrète communiste.
Le teint coloré de Barnache virait au jaune. Quant à Stanecki, il se leva lentement. Il chercha le regard du prêtre -- le regard de ces yeux bleus, enfoncés, qui reflétaient une lucidité sans faiblesse :
51:88
-- Je vois... Mais si toutes ces accusations sont fondées, Monsieur l'Abbé Delance, comment expliquez-vous que des revues et des journaux catholiques aient parlé si favorablement de *Pax Hominum,* chez vous, pendant des années ? Que des prêtres français nombreux le défendent encore avec acharnement ? Et que vos évêques se taisent ?
-- Je ne l'explique pas, Monsieur Stanecki.
-- Qu'est-ce que vous êtes, alors ? Un... intégriste ?
-- Je suis un prêtre de Jésus-Christ. Rien de plus. Mais rien de moins.
-- Aujourd'hui, un véritable prêtre ne peut être que socialiste.
Paul Delance, à son tour, se leva. Il désigna du doigt le portrait au mur.
-- C'est votre Lénine, ici présent, qui a dit : «* Pour en finir avec la religion, il est bien plus important d'introduire la lutte des classes au sein de l'Église que d'attaquer la religion de front. *» Il faut relire Lénine, Monsieur Stanecki. Alors, le Polonais cessa brusquement d'être beau joueur. D'un seul coup, il arracha le masque. Sa voix, cependant, restait douce :
-- Ainsi vont les choses, Barnache : un prêtre dans l'engrenage, et la machine est sabotée. Je crains que vous ne m'ayez un peu fourvoyé...
Il s'approcha de l'abbé Delance -- et il lui posa la main sur le bras :
-- Malheureusement, tout arrive : l'engrenage peut écraser le prêtre.
Paul se libéra, d'une main ferme dont la vigueur étonna le Polonais :
-- Vous vous vantez, Monsieur Stanecki.
\*\*\*
Le cabinet de travail du curé était un lieu de paix un peu sombre, où l'arôme du tabac blond se mêlait à l'odeur subtile des vieux livres. Paul trouva ce matin-là une fort mauvaise mine à l'abbé Florian. Mais depuis quelque temps, les yeux noirs du vieux prêtre avaient un éclat singulièrement joyeux...
-- Père Curé, voici deux « topos » : l'un sur la réunion des prêtres du doyenné ; l'autre sur mon entretien avec MM Barnache et Stanecki...
-- Mérignac vous a bien dressé, Paul !
52:88
-- Oui... Dans ces deux affaires, j'ai eu du fil à retordre.
-- Oh, le contraire m'eût étonné ! Il y a toujours un petit apprentissage nécessaire... J'avais entendu parler de l'histoire du manifeste ; il y a plusieurs semaines qu'elle est en train. J'étais fermement décidé, selon mon habitude, à ne pas m'en occuper -- mais à présent... Est-ce que Reismann et Barré se trouvaient très engagés avec le Conseil Municipal ?
Paul répondit avec calme ; et ses yeux bleus brillaient sous les sourcils noirs :
-- Oui, Père... Je vous dois la vérité. Ce que je découvre m'effraye. Je me demande combien d'entre nous se laissent ainsi manœuvrer, en France, jour après jour... Et ce n'est certes pas la réunion de nos confrères du doyenné qui pourrait me rendre optimiste ! Les prêtres que j'y ai vus et entendus sont mûrs pour qu'un Stanecki, un Barnache les cueillent sur la branche. Tout se tient... Ah ! cet usage crapuleux du mot « paix » cette mascarade, cette sarabande honteuse où nous nous laissons entraîner jusqu'à danser en rond, bras dessus, bras dessous, avec les ennemis du Christ ! Pardonnez-moi... Mais je crois qu'il se fait un grand mal ici dans les âmes, Père Curé.
Michel de SAINT PIERRE.
Dans le magazine dominicain *Signes du temps*, numéro d'octobre, page 38, on peut lire sous la signature du P. Bernard Gardey, à propos du livre de Michel de Saint Pierre :
Les attaques contre *Pax hominum* sont bien cohérentes avec toutes les campagnes contre le mouvement catholique polonais Pax, grâce auxquelles certains chrétiens de droite cherchent à compromettre les *Informations catholiques internationales*.
Pour le P. Gardey, qui prétend quelques lignes plus bas bien connaître l'histoire du mouvement Pax, cette officine policière soviétique serait simplement un « mouvement catholique polonais » !
Et ce sont seulement quelques « chrétiens de droite » (le Saint-Siège ? l'épiscopat polonais ?) qui « cherchent à compromettre » les I.C.I. en cette affaire !
Venant de quelqu'un qui ne peut invoquer l'excuse de l'ignorance, puisqu'il prétend connaître l'histoire du mouvement Pax, cette manière de présenter les choses est positivement et délibérément une dissimulation de la vérité.
Mais il se trouve que Georges Hourdin lui-même est (aussi) co-directeur du magazine illustré dominicain « Signes du temps ».
N.D.L.R. -- La paille et la poutre.
Le P. Maurice Giuliani, directeur des *Études,* est intervenu en personne (numéro de novembre, p. 618) pour condamner le livre de Michel de Saint Pierre : c'est un « pamphlet » écrit-il, qui n'est pas « loyal », qui procède par « *généralisation* » indue ; Michel de Saint Pierre a peut-être rencontré des prêtres progressistes, le P. Giuliani l'accorde, mais « *en doutant cependant qu'ils aient été aussi bornés qu'il nous les décrit* » ; de là à les présenter comme « *les* » nouveaux prêtres, « *il y a une marge qu'un auteur sérieux ne franchit pas* »*.*
\*\*\*
Or, en l'occurrence, c'est malheureusement le P. Giuliani qui n'est pas *sérieux.*
53:88
En tête du même numéro des *Études* dont il est directeur, on trouve un exemple tout à fait sensationnel de ces « généralisations » qu'il flétrit si durement chez les autres mais qu'il étale chez lui.
\*\*\*
Il vaut la peine de citer largement.
Ce texte merveilleux figure à la seconde et à la troisième page de l'article de tête du P. Georges Morel, de la rédaction des *Études.*
Titre de l'article : « Approche de l'athéisme moderne ».
Sous-titre du passage : « *Avant tout, le dialogue *».
Lisons (nous avons souligné trois passages)
« Il y a d'abord ces chrétiens pour qui l'athéisme est un phénomène si scandaleux qu'il ne faut même pas se donner la peine de l'examiner et que toute discussion est « a priori » impossible avec les athées. Ne sont-ils pas insensés, comme le dit la Bible elle-même, ceux qui osent déclarer que Dieu n'existe pas ? Comment pourrait-on alors s'entretenir avec des gens sans raison ?
Je rapporterai ici une *anecdote personnelle*, en priant mon lecteur *de n'en tirer aucune conclusion générale*. La chose se passe dans la grande banlieue de New York, non loin d'un immense laboratoire atomique de la côte Est, où travaillent des physiciens de toute nationalité. Certains d'entre eux m'invitèrent un soir dans un petit restaurant de la campagne voisine, tenu par un de leurs amis, réfugié tchèque. La discussion, qui se prolongea très tard, fut des plus animées et des plus sympathiques. Le lendemain, je fus accosté dans la rue par un chrétien de la bourgade où j'habitais : « Nous avons appris, me dit-il, que vous avez passé la soirée au restaurant de la Tonnelle de lierre. Vous ne saviez sans doute pas que le propriétaire de ce restaurant est communiste et athée ? » Je répondis qu'en effet je ne le savais pas, mais que, de toute façon, je n'avais pas pour habitude de me renseigner sur la religion des tenanciers avant de mettre les pieds dans leur établissement et *je conclus là-dessus une conversation en l'occurrence peu utile*. Cependant, les jours suivants, ayant compris qu'effectivement mon restaurateur s'était taillé dans le coin une solide réputation d'athée, j'allai lui rendre visite et découvris un homme assez singulier : ancien élève d'une université anglaise, il s'était, pendant la guerre, engagé dans les troupes britanniques avec lesquelles il avait lutté contre l'Afrika Korps de Rommel.
54:88
C'est à la suite de déboires familiaux qu'il était venu s'installer aux U.S.A., où la direction de son restaurant lui laissait, paraît-il, des loisirs pour se cultiver. Au cours de notre entretien, il m'expliqua, non sans humour, le surnom d'athée sous lequel il était connu : « Il est exact que je n'ai aucune foi religieuse et que j'ai de la sympathie pour les communistes d'Europe centrale, mais jamais je ne me serais affiché comme athée si certains chrétiens de cette région ne faisaient preuve d'un pareil puritanisme : du jour où ils ont entendu parler de mon athéisme, ne suis-je pas devenu pour eux une sorte de monstre ? »
*Ce fait divers exprime assez bien une attitude assez simpliste qui consiste à refuser d'avance tout dialogue avec les athées*... »
Avez-vous bien lu et relu ?
C'est une page d'anthologie.
L'auteur raconte une *anecdote personnelle*, en priant explicitement le lecteur de *n'en tirer aucune conclusion générale*. A ce moment, on se demande pourquoi donc alors il la raconte, les *Études* ne passant pas pour un recueil d'anecdotes personnelles, sans aucune signification, rapportées pour leur seul pittoresque. Mais, l'anecdote racontée, l'auteur écrit imperturbablement : *ce fait divers exprime fort bien une attitude assez simpliste qui consiste à...*
La « conclusion générale » qu'il ne fallait pas tirer, qu'il avait prié de ne pas tirer, il la tire lui-même avec un cynisme déconcertant.
Son assurance est telle que l'on peut se demander si la prière initiale de « n'en tirer aucune conclusion générale » n'était pas une simple clause de style, une pure feinte, une précaution pour pouvoir éventuellement prétendre que l'on avait bien prévenu le lecteur de ne pas « généraliser ». Puis, l'anecdote terminée, l'auteur généralise lui-même ; car « généraliser », c'est exactement faire cela. C'est, d'un fait concret et unique, dire qu'il exprime fort bien une attitude : une attitude « générale » l'attitude de tout un groupe ou de toute une catégorie.
Il peut arriver à tout le monde de faire des généralisations indues, par erreur, par inadvertance, par-irréflexion, par mauvaise méthode. Ici, le P. Georges Morel sait et dit qu'il ne faut pas généraliser, que toute généralisation serait, en l'occurrence, indue -- et, l'ayant dit, il n'en généralise pas moins imperturbablement.
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Quand un directeur de revue publie une telle page d'anthologie, il est mal venu à s'élever lui-même, dans le même numéro, contre les généralisations indues qu'il reproche aux autres.
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Page d'anthologie, aussi, parce que l'on y voit au naturel, raconté par lui-même, un bon exemplaire de ce type d'intellectuel vivant au milieu des intellectuels, prompt à prêcher aux chrétiens la nécessité urgente de sortir de leur « ghetto », et incapable de comprendre que c'est lui qui se trouve enfermé dans un ghetto particulier, le ghetto intellectuel, le ghetto d'une certaine intelligentsia moderne, fort analogue à ce « parti intellectuel », à cette caste des faux « docteurs » que vomissait Péguy. Voyez comme le P. Georges Morel se comporte. Commensal de « physiciens atomistes de toute nationalité », il méprise le « chrétien de bourgade », il est coupé du vrai peuple, et de la vie sociale que nous menons tous, nous autres hommes ordinaires. Apprend-il qu'un restaurateur est communiste et athée, il va lui faire visite, il découvre un homme qui « se cultive », il se lie assez amicalement avec lui pour qu'ils échangent des confidences et se racontent leur vie : ce qui n'aurait rien de répréhensible en soi si, dans le même temps, il ne méprisait comme « inutile » toute « conversation » avec le « chrétien de bourgade ». Ce chrétien de bourgade est peut-être maladroit, peut-être méchant, peut-être médiocrement instruit, en tous cas il sent et sait par sa foi que l'athéisme est une sorte de monstruosité : il sait ce que savaient déjà les philosophes païens, et que ne savent plus les intellectuels modernes, même jésuites. Il sait, ce « chrétien de bourgade » ce que dit la Bible, ce que le P. Morel en rapporte impavidement, mais apparemment sans le comprendre : « *Ne sont-ils pas insensés, ceux qui osent déclarer que Dieu n'existe pas ?* » Ce qui ne veut pas dire pour autant que l'on ne « dialoguera » pas avec des athées : mais pas forcément, ni d'abord, avec les intellectuels, représentants et militants, en tant que tels, de l'athéisme, les seuls que le P. Morel puisse rencontrer dans son ghetto intellectuel.
Si le P. Morel vivait au milieu du peuple chrétien, fût-il « de bourgade », au lieu de vivre dans son ghetto intellectuel, il saurait que les chrétiens « simplistes » qui ont le réflexe juste de refuser le dialogue *affiché* avec les *représentants officiels ou attitrés* de l'athéisme -- le refuser avec eux en tant que tels -- sont d'autre part inévitablement en contact et en dialogue personnel avec des athées au sein de leur profession, dans le cercle de leurs relations, ou dans leur famille même. On nous raconte, même de la tribune du Concile, trop de choses radicalement irréelles.
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Quel est donc le chrétien qui aujourd'hui ne compterait aucun athée ni parmi ses collègues, ni parmi ses voisins de palier, ni parmi ses amis et relations, voire parmi ses propres parents ? C'est le P. Morel qui a besoin, pour rencontrer des athées, d'aller les chercher dans les bistrots de la banlieue de New York ou dans le cercle de ses commensaux physiciens atomiques de toute nationalité ; c'est le P. Morel qui en est réduit à rencontrer des athées *en tant que tels*, d'après leur réputation sociale ou leur militantisme affiché. Ce sont aussi, je le dis comme je le pense, de nombreux Pères du Concile, à en juger par l'ardeur pathétique avec laquelle ils demandent que l'on exhorte ou que l'on oblige les catholiques à sortir de leur vie habituelle pour aller à la rencontre des athées et pour dialoguer avec eux, Nous autres chrétiens du rang, qui n'avons pas vécu enfermés dans une carrière ecclésiastique ou dans un couvent (et je ne médis certes pas de ceux qui s'enferment dans un couvent), nous vivons avec des athées depuis toujours ; depuis le lycée (voire hélas depuis l'école chrétienne), et même depuis l'école primaire ; nous avons depuis toujours des relations fraternelles avec des collègues, des voisins, des amis, des parents athées. Comment pourrait-il en être autrement ? De quel monde, de quel peuple, de quelle société nous parlent donc -- même à la tribune du Concile -- ceux qui imaginent que les chrétiens ne rencontrent jamais des athées, n'ont jamais de relations avec eux ? Mais ces relations, nous les avons avec des *personnes en tant que personnes,* tandis que nos intellectuels les cherchent -- fatalement -- avec, en tant que tels, des idéologues, représentants et militants de l'athéisme. Le P. Georges Morel fait ce qu'on le voit faire dans son propre récit. Le P. Dubarle va s'égarer dans un colloque avec les chefs de l'appareil policier du communisme, dans une réunion de propagande communiste, en compagnie du P. Jolif qui de son côté, pour dialoguer avec un athée, en est réduit à écrire à Krouchtchev lui-même par le canal de Témoignage chrétien. Et tous ensemble méprisent, consciemment ou inconsciemment, les « chrétiens de bourgade ». Oui, c'est une page d'anthologie.
Et c'est bien le problème que Michel de Saint Pierre a eu le mérite et le courage de poser à sa manière. Car ce problème que veulent éluder les *intellectuels* de la « pastorale nouvelle » : nous en avons dit et nous répétons que nous le résumons volontiers en ces termes : DANS L'INTENTION DE « RÉPONDRE A L'ATTENTE » D'INCROYANTS QUI N'ATTENDENT RIEN D'EUX, LES « NOUVEAUX PRÊTRES » NE RÉPONDENT PLUS A L'ATTENTE DE CEUX, CROYANTS ET INCROYANTS, QUI ATTENDENT QUELQUE CHOSE DU PRÊTRE.
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Page d'anthologie, la page citée du P. Georges Morel, pour une autre raison encore.
Le Révérend Père écrit : « Avant tout, le dialogue ».
Mais il répond sèchement au chrétien qu'il met en scène, et il précise : « *Je conclus là-dessus une conversation en l'occurrence peu utile. *» Et alors, le dialogue ? le dialogue avant tout ?
Même en faisant la part très large à la morgue de l'intellectuel et à l'appartenance à une « caste intellectuelle » même en tenant compte de ce que nous venons de dire sur ces phénomènes cléricaux qui sont par plus d'un côté une réédition moderne des *Précieuses ridicules* et des *Femmes savantes*, on ne peut pas ne pas voir qu'il y a, aussi, autre chose. De manière étroitement connexe sans doute ; vitalement confondue, mais enfin autre chose, qu'il reste à dire.
Très clairement, le « dialogue avant tout » est POUR LES ATHÉES. Et les « athées », c'est le nom « commode » que l'on donne aux communistes. C'est la grande pensée. Les CHRÉTIENS avec qui l'on n'est pas d'accord, et qui ne font pas partie de la caste intellectuelle, on leur tourne le dos, on arrête le plus tôt possible « une conversation en l'occurrence peu utile ».
Si ce chrétien se trompait, n'avait-il pas droit au dialogue fraternel par lequel le savant Père jésuite aurait pu tenter de l'éclairer ? Mais non : on a changé tout cela.
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Systématiquement traiter d'imbéciles, qui n'ont même pas droit à la conversation, les chrétiens qui ressentent de façon vivante et réelle le caractère anti-naturel de l'athéisme en tant que tel, et simultanément promouvoir à leur place comme interlocuteurs du dialogue fraternel les « athées » ayant « de la sympathie pour les communistes de l'Europe centrale », c'est un comble ? Assurément. Mais c'est la nouvelle méthode. C'est le nouvel esprit des « nouveaux prêtres ».
Le P. Giuliani a bien voulu écrire le mot « borné » et assurer que mêmes les prêtres progressistes ne sont pas aussi « bornés » que Michel de Saint Pierre les décrit. Le P. Giuliani se trompe certainement en cela : il existe des documents écrits fort nombreux prouvant qu'il se trompe, et il pourrait en trouver dans sa propre revue. La page d'anthologie que nous venons de reproduire et de commenter est manifestement encore plus « bornée » que les prêtres progressistes mis en scène par Michel de Saint Pierre.
J. M.
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### Sermon d'un curé de campagne pour le jour de Noël
par Abel MOREAU
« J'ai été jeune, me voilà vieux,
Et je n'ai point vu le juste abandonné. »
Ps. 37
> Mes Frères,
C'est vrai, je suis vieux, il y a longtemps que je suis votre curé et peut-être ne vous ai-je jamais parlé comme je dois le faire aujourd'hui. Il s'agit de nos frères « rapatriés » d'Algérie, dont beaucoup nous ont fait l'honneur de se réfugier dans notre paroisse. Vous les connaissez maintenant et déjà vous les aimez. Faisons le point, voulez-vous ?
Je suis un vieux soldat, vous le savez, un de 14-18, j'ai « fait » la Somme et Verdun, et je n'ai pas l'habitude de mâcher mes mots. D'ailleurs Notre-Seigneur l'a proclamé :
« Il n'y a rien de caché qui ne doive être révélé, et rien de secret qui ne doive être connu » et notre bon pape Jean XXIII nous rappelait à la Noël 1960, « le devoir de dire la vérité, d'être sincère, d'être franc ».
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C'est donc aujourd'hui la fête de Noël. Une fête joyeuse, parce qu'à cette date, il y a 1964 ans, nous naissait le Sauveur. Mais n'oublions pas, malgré notre joie de l'accueillir, que Jésus est né dans une étable et a été couché dans une mangeoire. Eh ! bien, mes Frères, combien de petits Français d'Algérie n'ont pas eu autant de chance que Jésus ! Combien, quand leurs parents ont dû s'enfuir devant les assassins, sont nés dans des caves, dans des corridors de maisons où personne ne voulait les recevoir ! Vous, du moins, vous avez été plus charitables que les gens de Bethléem, et vous vous êtes montrés chrétiens. Je vous en remercie.
Vous avez appris que Jésus, dès sa naissance, avait été poursuivi par les soldats d'Hérode et que les enfants de Bethléem de moins de deux ans furent massacrés. Combien de petits Français d'Algérie ont été massacrés comme eux, innocents comme eux ! Prenons bien soin de ceux qui ont échappé aux meurtriers.
L'enfant Jésus eut du moins à son berceau la visite des bergers et des Mages. Nos petits d'Algérie n'en ont pas eu autant. Et si Jésus, devenu homme, fut chassé de Nazareth par ses compatriotes, dites-moi par qui ces Français furent chassés de leur pays d'Algérie, où ils avaient leurs églises, leurs morts, leurs terres et leurs maisons.
Vous pensez bien que je ne vais pas faire de politique, ce n'est pas de mon goût et ce n'est pas pour cela que j'ai été ordonné prêtre. Mais la parole d'Isaïe est toujours vraie : « Malheur à ceux qui privent les justes de leur droit ! » et saint Paul me rassure quand il écrit aux Corinthiens : « En manifestant franchement la vérité, nous nous recommandons à la conscience de tous les hommes devant Dieu. » « Devant Dieu ! » Vous avez entendu, mes Frères ?
Eh ! bien, que voyons-nous dans notre beau pays de France ? Voici ce qu'ont proclamé, il n'y a pas longtemps, les prêtres d'Algérie réfugiés dans la métropole -- « Nos chrétiens d'Algérie ont été traités d'exploitants colonialistes et d'assassins. Le christianisme de nos populations d'Afrique du Nord a été présenté comme un christianisme superficiel et superstitieux. Nos chrétiens passent pour n'avoir que mépris envers les Musulmans... » Pour cette troisième affirmation, vous avez pu voir vous-mêmes combien elle était fausse. Nous avons parmi nous un groupe de harkis musulmans, hommes, femmes et enfants. Nos Français d'Algérie, démunis de tout, se sont empressés de venir au secours de ces malheureux. Les enfants jouent ensemble et ce sont des petits Français d'Algérie qui instruisent les petits musulmans.
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Et savez-vous pourquoi on calomnie les chrétiens rapatriés d'Algérie ? Je vais vous le dire. Mais d'abord je laisse la parole au cardinal Ottaviani. Il écrivait, à propos de la Hongrie, mais cela s'applique aussi bien à nos Français d'Algérie : « Si certains sont sans toit, sans feu, sans pain, sans travail même, à qui en est la faute ? » A nous tous, mes Frères, qui avons permis que se commette une injustice. Et pour retrouver une bonne conscience, nous murmurons : « Ces gens-là n'ont eu que ce qu'ils méritaient... » Ah ! Seigneur ! prenez garde. Si jamais Dieu nous traite comme nous avons traité ces malheureux, je crains qu'il n'y ait des pleurs et des grincements de dents. Rappelez-vous : à Jérusalem aussi la foule criait : « Crucifiez-le ! » Et ce cri n'a pas porté bonheur au peuple qui l'avait poussé.
Ne croyez donc pas ce que l'on pourra vous dire sur nos frères d'Algérie. Ce sont des hommes comme nous et qui ont eu du mérite, je vous assure. Ils n'ont pas martyrisé les Arabes, ils gagnaient leur vie et beaucoup la gagnaient péniblement. Il y avait parmi eux des riches ? Eh ! bien, n'y en a-t-il pas ici ? Et dites-moi : que leur reste-t-il de leur richesse maintenant ?
La vérité, vous la connaissez comme moi et je m'excuse de vous la rappeler. Ce faisant je ne fais pas de politique, je remplis mon devoir de curé qui est de vous enseigner la loi morale c'est-à-dire la loi de Dieu. On leur avait promis je ne sais pas combien de fois -- car cela date de loin qu'ils resteraient en Algérie, que l'Algérie était française et le demeurerait. S'ils avaient su, ils auraient plié bagage, ils avaient le temps, ils auraient réuni leurs économies et seraient revenus avec leurs meubles dans la mère patrie où ils auraient refait leur vie. Comment pouvaient-ils se douter ? Notre ancien président de la République, le bon M. Coty, avait dit : « Comment la France pourrait-elle sans se déshonorer livrer l'Algérie aux Fellaghas ? » Et M. Michel Debré, qui fut depuis président du conseil des ministres, avait écrit : « L'abandon de la souveraineté française en Algérie est un acte illégitime qui met ceux qui le commettent ou s'en rendent complices hors la loi. »
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Ces malheureux avaient donc de bonnes raisons pour croire qu'ils étaient et resteraient chez eux. C'étaient des chrétiens qui se fiaient à la morale qu'on leur avait enseignée. Or que dit la morale ? Ceci : « Ne promettez pas ce que vous savez que vous ne pourrez pas tenir. Ne mentez pas, car le mensonge n'est jamais permis. » Vous rendez-vous compte de ceci, mes Frères ? La France a manqué à sa parole, et la parole de la France, c'était une chose sacrée. Et vous comme moi, nous sommes la France, et en manquant à notre parole nous avons perdu l'honneur. Et si un vieux soldat comme moi a perdu l'honneur, voulez-vous me dire ce qui lui restera ? Dieu, c'est vrai, Dieu qui nous jugera.
Je sais, cette génération n'est pas seule coupable. Quand les dirigeants de la III^e^ République empêchaient nos missionnaires de convertir les Berbères et faisaient ce qu'ils appelaient pompeusement « de la politique musulmane », ne préparaient-ils pas notre abandon et notre départ ? Quand on pense aux premières églises d'Afrique du Nord, aux martyrs qui avaient fait chrétien ce pays, aux grandes voix qui y ont prêché le Christ, on ne peut que gémir devant tant de sottise. Ah ! nous payons de vieilles dettes, et nos frères d'Algérie surtout, eux qui sont innocents.
« Et alors, où en est l'Afrique aujourd'hui ? Que reste-t-il des beaux rêves que l'on faisait miroiter à nos yeux ? Les Français sont presque tous partis. Tout ce que nous avions construit est perdu. Qu'a-t-on fait de nos écoles ? Qu'a-t-on fait de la liberté et de la justice que nous avions apportées là-bas ? Tout le sang qu'ont versé nos soldats l'a été pour rien et les magnifiques découvertes que nos savants avaient faites au Sahara et qui constituaient la richesse inestimable de la France sont perdues. Si la catastrophe est grande pour la France, elle ne l'est pas moins pour l'Église. La chrétienté que la France avait installée en Afrique du Nord n'existe plus et le Christ en a été chassé avec nous. Les églises sont devenues des mosquées, des garages ou des musées.
Si encore ce que nous avons fait servait à quelque chose... Si nous savions que notre départ a donné le bonheur à ce malheureux pays... Or, qu'y voyons-nous ? Le chômage, la misère et la guerre civile. Maintenant que nous ne sommes plus là pour assurer l'ordre et la paix, ces gens s'entretuent au nom de la liberté. Est-ce cela qu'ont voulu les Français ? On nous disait : « L'Algérie coûte cher. » Eh ! bien, et maintenant ? Ne lisez-vous pas dans les journaux que l'on donne beaucoup d'argent à M. Ben Bella, ce qui lui permet d'acheter des canons, des tanks et des avions aux Russes communistes ?
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Quand le communisme se sera installé sur les rives de la Méditerranée, il sera peut-être trop tard pour lever les bras au ciel en disant : « Nous n'avons pas voulu cela. » Qu'est-ce que nous avons voulu alors ? En passant, je me permets de vous rappeler que l'Église a déclaré solennellement par la voix de Notre saint père le pape -- et cette doctrine n'a pas changé -- le communisme « intrinsèquement pervers ». Cela n'est pas inutile à rappeler de temps en temps. Il y en a parmi vous, mes Frères, qui seraient peut-être tentés de l'oublier.
Alors, qu'avons-nous à faire désormais ? Notre devoir, à nous chrétiens, est simple. On lit au livre de Job : « Les peuples de l'Occident sont stupéfaits de sa ruine. » C'est vrai. Mais nous n'avons pas le droit de nous croiser les bras. Ces ruines, il est en notre pouvoir de les réparer en ce qui concerne nos chers rapatriés. Ils ont des maisons à bâtir, des situations à rétablir, nous devons les aider de tout notre pouvoir. Et je remercie tout de suite ceux de mes paroissiens qui ont donné des emplois à ces malheureux, ceux qui leur ont ouvert leurs maisons, leur ont prêté ou donné du mobilier, les ont nourris, les ont réconfortés.
Je sais, le Gouvernement leur a versé des indemnités, leur a fait des prêts. Tout cela serait insuffisant sans votre charité. Saint Jean vous le dit : « La charité est patiente, elle est bonne... Elle ne prend pas plaisir à l'injustice, mais elle se réjouit de la vérité. » Et saint Paul : « Que chacun donne non avec regret ni par contrainte, car Dieu aime celui qui donne avec joie. »
Voyez-vous, mes Frères, nos rapatriés d'Algérie ont besoin de tout, mais surtout d'amitié. Ils ont besoin de retrouver un village, une paroisse, après avoir perdu la leur. Ils ont besoin de se sentir de la communauté, d'être reçus chez vous comme des égaux, en amis. Ils ont besoin d'oublier leurs épreuves, leur ruine, les dangers courus et souvent les morts qui sont restés là-bas. Tant d'images sanglantes les hantent encore, que la vue de votre bonheur tranquille, de votre famille unie, de vos enfants leur fera du bien. Qu'ils sentent enfin autour d'eux « l'air pur de la patrie », et vous aurez agi en chrétiens et en Français.
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Enfin nous avons, je vous l'ai dit tout à l'heure, un groupe important de musulmans. Ce sont des braves qui ont voulu rester Français. Ils avaient combattu avec nous en 40-45. Beaucoup ont la médaille militaire et la croix de guerre. Ils sont loyaux, ils sont bons. Ils ne sont pas chrétiens, mais sont dignes de l'être. Ils sont un peu perdus au milieu de nous. Ne les traitez pas en étrangers, rendez-leur par votre gentillesse ce qu'ils nous ont donné dans les batailles. Que vos enfants jouent avec les leurs. Et qu'ils apprennent à aimer le Christ à cause de l'amour que vous leur manifesterez.
Et maintenant, c'est à vous, mes chers frères rapatriés d'Algérie, que je m'adresse. Jésus est le Prince de la paix, il l'a dit lui-même à ses apôtres : « Je vous laisse ma paix, je vous donne ma paix. » Et Noël est la fête de la paix que Dieu est venu apporter au monde. Alors, quelle parole de paix vous donnerai-je aujourd'hui ? D'abord cette promesse de Dieu à Jérémie : « Je les ramènerai dans ce lieu et je les y ferai habiter en sécurité. » Voilà ce que Dieu, dans sa bonté, vous offre. Et vous, que lui offrirez-vous ? Écoutez-moi bien. Je sais ce que vous avez souffert et ce que vous souffrez encore, je sais quels sont ceux qui vous ont fait souffrir, et d'ailleurs nous sommes tous responsables de vos souffrances, moi comme les autres, car nous ne vous avons pas assez aimés. Et c'est pourquoi je vous dis : « Il faut pardonner. Pardonnez-nous nos offenses, *comme* nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. » Il faut que vous ayez assez de courage, assez de foi, pour dire cette parole du *Pater* du fond du cœur. Votre titre de chrétiens est à ce prix. Je sais qu'il est dur d'extirper de nous le désir de vengeance, je sais qu'on a été abominable, je sais que vous avez tout perdu, et pourtant je vous dis : « Pardonnez ! » Notre-Seigneur nous a donné un exemple qui est un commandement : « Père, pardonnez-leur !... » Et il était en croix et il allait mourir. Vous, au moins, vous vivez, Dieu vous a donné notre paroisse, notre amitié, pour que vous renaissiez et déjà vos enfants, au contact des nôtres, ont retrouvé leur sourire. Notre-Seigneur vous a donné la mesure ; Pierre l'interrogeait : « Seigneur, si mon frère pèche contre moi, combien de fois lui pardonnerai-je ? Sera-ce jusqu'à sept fois ? » Et Jésus lui répondit : « Je ne dis pas jusqu'à sept fois, mais à soixante-dix fois sept fois. » A cette condition seulement vous serez des disciples du Christ et vous pourrez vous approcher de l'autel où réside le Prince de la paix.
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C'est difficile ? Je le sais. C'est peut-être même ce qu'il y a de plus difficile dans la loi. Mais avec la grâce de Dieu tout est possible. Je lui demanderai cette grâce pour vous, mes Frères. Mais, me direz-vous, devrons-nous laisser impunis tant de crimes, tant de lâchetés, tant de mensonges ? Mes Frères, cela regarde Dieu. Il ne nous demande rien d'autre que l'obéissance à son commandement : « Pardonnez ! » L'injustice reste l'injustice, mais Dieu s'est réservé le droit de punir, et ses châtiments sont souvent terribles. Là encore je vais plus loin et je vous dis : « Nous n'avons pas le droit de demander à Dieu de nous venger. La parole du Christ est toujours vraie : « Ils ne savent pas ce qu'ils font. »
Voilà, mes Frères. Si vous faites ce que je vous demande au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ, je vous promets le plus beau jour de Noël que vous aurez jamais connu, je vous promets une paix du cœur que le monde ne saurait vous donner, je vous promets un bonheur inespéré après tant d'épreuves, je vous promets toutes les bénédictions de Dieu sur vous, sur vos enfants, sur vos travaux. Par là vous vous montrerez de vrais chrétiens et vous mériterez un plus grand amour, de la part de Dieu et de notre part à nous qui sommes vos frères. C'est la grâce que je souhaite à cette paroisse heureuse de vous accueillir, à laquelle vous aurez ainsi donné une magnifique et durable leçon.
Ainsi soit-il !
Abel MOREAU.
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### Candie : le siège le plus long de l'histoire
par Jacques DINFREVILLE
LA SITUATION GÉOGRAPHIQUE de la Crète lui confère une importance stratégique que la dernière guerre a soulignée une fois de plus : pour s'en emparer, la *Wehrmacht* y employa ses meilleures unités parachutistes.
L'île borde au sud la Mer Égée par une digue qui s'étend sur 265 kilomètres et l'État qui l'occupe possède la pièce maîtresse de l'échiquier que constitue la Méditerranée orientale. Dominé par une belle mâture, le mont Ida, ce vaisseau long et fin, joue le rôle de galère capitane dans la blanche flotte calcaire des Sporades et des Cyclades à l'ancre à travers la Mer Égée.
La république de Venise, après la prise de Constantinople par les Croisés (1204), se fit attribuer la Crète et lui donna le nom de Candie. Elle s'y installa, la colonisa et, malgré maintes révoltes de la population autochtone, en demeura maîtresse pendant quatre siècles et demi.
Pour chasser les Vénitiens de la Crète, il faudra aux Turcs une guerre interminable. De ce drame, le siège du port de Candie sera l'acte essentiel. Il durera 21 ans, de 1648 à 1669 : le plus long siège de l'histoire. S'il ne trouva point d'Homère pour le chanter, nombreux furent les héros dignes de l'Iliade qui y participèrent et peu d'événements ont fourni matière à autant d'enseignements, ont donné lieu à autant de cristallisations sur le plan militaire comme sur le plan diplomatique. Mascaron appellera Candie : « la Troye chrétienne » ([^1]).
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#### *Les forces en présence*
La partie qui se joue entre le colosse ottoman et la fragile *République Sérénissime* est moins inégale qu'elle ne le semble au premier abord.
Certes le *Souverain Seigneur* d'Istamboul dispose d'une supériorité écrasante quant aux forces terrestres. A l'encontre de Venise, il a une véritable armée permanente ; les Janissaires, souvent recrutés parmi les jeunes captifs chrétiens, se montrent très experts dans l'emploi des armes nouvelles ; leurs chefs n'ignorent pas les progrès de la technique, ont du commandement, semblent même parfois plus habiles artisans que les capitaines de l'Occident pour tout ce qui concerne la tactique obsidionale.
Mais Venise domine la mer, où les Turcs font figure de marins médiocres, apparaissent de surcroît handicapés par un complexe d'infériorité depuis la bataille de Lépante (1571) durant laquelle Don Juan d'Autriche a détruit leur flotte. L'historien allemand Bigge, qui a étudié la dernière phase du siège de Candie dans la revue de l'État-Major prussien, *Kriegsgeschitliche Einzelschriften* (1899), conclut sur le ton dogmatique que ne détestent pas les militaires, notamment les Germains : « L'empire de la terre signifie l'empire de la mer. Or puissance maritime et puissance terrestre sont si étroitement liées que l'une ne peut subsister sans l'autre. »
La réalité, la voix des faits, émet des opinions moins péremptoires, plus subtiles : Venise palliera longtemps sa déficience en moyens terrestres grâce à la supériorité de sa marine. D'où la résistance de Candie.
Par ailleurs, Venise ne mène pas son combat tout à fait seule : Le siège de Candie n'est qu'un épisode de la lutte où s'affrontent la Chrétienté et l'Islam depuis des siècles.
Malheureusement, depuis le XVI^e^ siècle, le monde de l'Islam, quoique secoué de temps à autre par des luttes de clans et des intrigues de sérail, conserve une relative unité, alors que la Chrétienté ne cesse de se déchirer : « Les Turcs, écrivait le vicomte Bernard de Tavannes dans ses Mémoires, sont commandés d'un seul chef ; au contraire les Chrétiens sont contraints d'en avoir plusieurs dont l'union dure si peu, que, lorsqu'il y a apparence de victoire et espoir de recevoir les fruits d'icelle, ils se rompent, entrent en soupçon jaloux de la gloire l'un de l'autre. »
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Nombreuses sont les causes qui entretiennent un climat de discorde entre les princes chrétiens. La découverte de l'Amérique et de la route du cap de Bonne-Espérance a opéré une révolution dans le commerce mondial. Des terres neuves s'offrent à l'ambition, au mercantilisme de ceux qui aiment l'aventure, font oublier les Lieux Saints, suscitent des rivalités entre les nations maritimes. En faisant revivre la Grèce et la Rome antiques, la Renaissance a allumé d'autres feux, déchaîné d'autres enthousiasmes que celui de la *Jérusalem délivrée.* La passion populaire pour la Croisade s'atténue à mesure que les peuples sont retenus dans leurs foyers par les progrès de la civilisation, par la recherche d'avantages matériels. Déjà, après Lépante, Venise a renonce a reprendre les possessions qu'elle a perdues durant la guerre : « Étonnant résultat de la victoire, constate Michaud, l'historien des Croisades, les vaincus dictaient la loi aux vainqueurs... » Quoique Luther et Érasme, dans leurs écrits, recommandent de mener contre les Turcs sinon un combat religieux, du moins une guerre politique, la Réforme surtout affaiblit la Chrétienté par ses querelles, lui fait perdre son unité de doctrine et d'action, achève d'étouffer l'esprit des Croisades. L'autorité de la Papauté décline. En Europe enfin, le nationalisme apparaît, chaque État poursuit son plan de défense, les appétits des souverains entretiennent entre eux d'interminables désaccords. La France, la première puissance de la Chrétienté, tantôt pratique avec les Infidèles une politique de coopération, dirait-on aujourd'hui, tantôt combat les Barbaresques, les enfants terribles de l'Islam, lorsqu'ils insultent ses côtes ou menacent la sécurité de son commerce. François I^er^ a signé les *Capitulations* avec Soliman le Magnifique : l'ambition de Charles Quint l'y encourageait sans aucun doute. Mais Richelieu, afin de poursuivre l'affaiblissement de la maison d'Autriche, a entretenu en Allemagne les divisions nées du Protestantisme, saigné le sapin de Germanie de sa résine qu'il enflammait à plaisir. Ainsi le Turc peut longtemps poursuivre ses progrès en Europe. De même, en Méditerranée, la lutte qui opposait les Espagnols et les Français ne profita qu'à leurs ennemis, laissa le champ libre aux Infidèles. Le déplorable exemple de la France a été suivi par Charles Quint, par les Anglais, les Hollandais, par la république de Venise elle-même.
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Celle-ci, qui ne vivait que de son commerce, pour souffler à ses rivaux le trafic du Levant, a fait de nombreux tours de valse avec les Turcs, souvent lâché la croisade, parfois même combattu les Portugais. Ainsi, écrit Michaud : « La politique se dégageant de plus en plus de ce qu'elle avait de religieux, fit voir à la fin dans la Porte, non plus un ennemi qu'il fallait toujours combattre, mais une grande puissance qu'il fallait quelquefois ménager, et dont on pouvait rechercher l'appui sans outrager Dieu et sans nuire aux intérêts de l'Église. » C'est ce que l'amiral Auphan appelle, « la coexistence peu pacifique » ([^2]).
Pour toutes ces raisons, Venise, à Candie, malgré ses appels répétés, ne bénéficiera pas de l'appui constant d'une coalition des États chrétiens ; elle ne pourra compter que sur des secours intermittents et fragmentaires ; en revanche, elle verra parfois le front de Candie se décongestionner, lorsque les forces ottomanes prises d'une fièvre de conquête seront appelées à combattre en Europe orientale et menaceront Vienne.
Pauvre de troupes, Venise ne manquera pas de cadres de valeur : en Europe une élite reste toujours fidèle à l'esprit des Croisades, à la cité de Dieu.
L'ordre de Saint-Jean de Jérusalem, installé à Malte, après avoir été chassé de Terre Sainte et de Rhodes, continue à rassembler dans ses rangs un grand nombre de Chevaliers qui conservent la foi, les traditions de l'honneur chrétien et occidental. Le secours des Maltais ne fera jamais défaut à la Sérénissime République. Ces marins réputés, exercés à la guérilla navale, viendront encore accroître la supériorité de Venise sur la mer.
Sous l'étendard de la *Religion* les Français sont nombreux. Ils exercent dans l'Ordre une influence prédominante. Quelle que soit l'attitude de la France à l'égard de Venise, il y aura donc toujours des Français pour combattre à Candie. Enfin d'autres étrangers prendront du service dans l'armée vénitienne, y exerceront des commandements, poussés par la foi ou l'esprit d'aventure.
A la masse d'armes turque et islamique, Venise opposera le fil de l'épée chrétienne et européenne.
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#### *Les préliminaires du siège*
Ce sont les Maltais qui fournissent à la Sublime Porte le prétexte de la guerre. Ils ont enlevé un vaisseau qui emmenait d'Istamboul en Égypte une sultane et son fils. Il s'agit là d'un de ces nombreux incidents de la guerre de course méditerranéenne, dans laquelle excellent les chevaliers de Malte.
Ibraham, le Souverain Seigneur du moment, a laissé la réputation d'un imbécile (Michelet). Il se croit infaillible, se dit « le lieutenant et l'ombre de Dieu sur la terre » mais son vizir, Mehemet, ne manque pas d'esprit politique. Tandis que le Grand Maître de l'Ordre de Malte tergiverse avant de restituer sa prise, Istamboul feint de considérer Venise comme responsable de l'affaire : la république a donné asile dans un des ports de la Crète au vaisseau capturé. Il importe peu à la Porte que cette Hélène de l'Islam ne rentre jamais au sérail et que son fils devienne dans la suite dominicain ! Le grand vizir n'a guère envie d'une deuxième édition du siège de Malte. La première (1565) suffit... En revanche la belle surface du miroir de Venise présente dans son tain toute une résille de lézardes. Mehemet le sait. Il n'ignore pas non plus que la politique maritime de la Sérénissime République lui vaut autant de rivaux que de clients et très peu d'amis. Belle occasion pour s'emparer de la Crète.
Le vizir rassemble en secret sa flotte et son armée ; 348 grands vaisseaux, 50.000 hommes. La Porte négocie avec Venise afin de dissimuler ces préparatifs. Quand leurs forces sont à pied d'œuvre, les Turcs débarquent à la Canée sans préavis (1645).
Les Vénitiens croyaient que cette guerre de Troie n'aurait pas lieu : au passage de la flotte turque dans l'île de Tine, ils lui ont offert des *rafraîchissements.* La surprise est totale.
En Crète la défense dispose de peu de moyens par surcroît dispersés. Le gouverneur, André Cornaro, est à Candie, alors que la flotte s'arme à la Sude.
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A Venise, où la peste vient d'exercer ses ravages, le peuple ne semble enclin ni à mourir pour la Crète, ni même à consentir des sacrifices afin de remplir le trésor de la république. Le patriarche Jean-François Morosini prend la tête d'une campagne destinée à montrer aux Vénitiens l'importance de l'enjeu dans la lutte qui se prépare. Il ne s'agit pas seulement du sort d'une colonie mais d'une véritable croisade, de l'honneur de la cité de Saint-Marc, de l'avenir de son commerce, sa principale richesse. Le peuple et la bourgeoisie de Venise écoutent la voix de leur patriarche, se rallient à l'idée de la guerre -- pourvu qu'on ne leur demande pas de s'enrôler dans l'armée de secours.
L'ambassadeur de France à Venise, Nicolas de Grémonville, un Normand du bailliage de Caux, nous a laissé sur l'ambiance de cette époque vénitienne une correspondance pleine d'humour et de sagacité. Aux appels de secours de la république, la France fait la sourde oreille. Louis XIV a sept ans. Richelieu est mort en 1642. La guerre de Trente Ans se traîne encore. Notre flotte combat les Espagnols sur les côtes de Catalogne et de Toscane. Mazarin apaise ses scrupules de conscience en faisant don à Venise de cent mille écus prélevés sur sa cassette personnelle. Grémonville trouve que c'est encore de trop. Il écrit : « Les Vénitiens reconnaissent bien que nous sommes les arbitres de la Chrétienté. Si nous nous trouvions dans une rencontre où nous eussions besoin d'eux, comme ils ont besoin de nous, ils ne nous le donneraient pas gratuitement... Ces gens-ci qui n'ont rien auprès de nous, trouvent du crédit-hors de leur État tant qu'ils en veulent et nous n'en pouvons trouver dans les bourses de nos propres sujets. » En dépit du ton de cette lettre, Grémonville ne nourrit aucun ressentiment contre Venise. Il encourage son frère Jacques qui est chevalier de Malte à entrer au service de la république et le recommande au Sénat. L'année suivante, Jacques de Grémonville part pour la Crète comme colonel de cavalerie. C'est un nom dont on parlera bientôt dans la mer Égée.
Les prêts de l'étranger sont insuffisants pour renflouer le trésor de guerre de Venise. Le Sénat doit faire usage de toute sorte d'expédients. Le clergé est mis à contribution. On lui prélève 60 % de ses revenus et Nicolas de Grémonville d'écrire : « Si notre clergé de France vous en baillait autant, il y aurait de quoi continuer la guerre pendant plusieurs années... » L'anoblissement jusque là réservé à la récompense de faits de guerre devient vénal. Désormais il suffira de verser 60.000 ducats pour être élevé au rang des familles patriciennes. En vain s'élèvent dans la cité les murmures et les avis : « Vous avez besoin d'argent, s'écrie un sénateur, vendez vos fils, ne vendez pas votre noblesse. » Cette promotion fiscale englobera 80 familles dont plusieurs étrangères à Venise.
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Le temps passe. La surprise a joué en faveur de l'assaillant : La Canée avec 360 pièces de canon est tombée aux mains des Turcs qui ont installé une base d'opérations en Morée.
En 1645 Venise réorganise le commandement de ses forces militaires, trouve des chefs de valeur dans quelques familles patriciennes qui ont su conserver leurs vertus guerrières au milieu d'une ploutocratie corrompue et d'une plèbe avide de plaisirs et de *farniente.* Les Capello, les Morosini, les Moncenigo sont si nombreux que l'on se perd dans leurs prénoms. Tous ces valeureux centurions que l'on pourrait appeler *les lions ailés de Saint-Marc* sauveront l'honneur de la Cité.
Le provéditeur général de la mer, Jérôme Morosini, bloque les Turcs dans la Canée. Thomas Morosini, « capitaine des galions » surveille l'entrée des Dardanelles avec 24 galères. Sa flotte est bientôt renforcée d'une escadre française, aux ordres de Nuchèze, que Mazarin a envoyée au secours des Vénitiens. Cette escadre combat sous le pavillon de Saint-Marc. L'astucieux cardinal concilie ainsi tout à la fois : les intérêts de la Chrétienté, le prestige de la France, sa propre fidélité à l'Italie -- son pays d'origine -- et le respect des Capitulations, sinon dans leur esprit, du moins dans leur lettre.
Cette activité des forces navales vénitiennes n'arrête pas les progrès des Turcs. Venise à vrai dire n'a pu recruter pour la guerre de Candie que 10.000 soldats, la plupart étrangers. En 1646, Rettimo ayant été prise d'assaut par les Ottomans, Jean Capello perd son commandement de capitaine-général puis est jeté en prison. En 1647, Baptiste Grimani aidé de Thomas Morosini défait la flotte turque à Negrepont (l'actuelle île d'Eubée). Mais, en 1648, à Tenedos, une tempête détruit la plus grande partie des forces navales vénitiennes : 28 galères. Au cours du désastre, rares sont ceux qui ont pu sauver leurs navires. Jacques de Grémonville devenu marin est de ceux-là. Il aide Bernard Morosini à rallier les débris épars de la flotte de Saint-Marc. Louis-Léonard Moncenigo remplace Grimani disparu au cours de la tourmente.
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A terre, nouveaux succès des Turcs : ils attaquent la Sude, ravagent le pays aux alentours ; afin de frapper de terreur les assiégés, ils amoncellent devant les portes de la ville 5.000 têtes de Chrétiens trois monstrueuses pyramides qui ruissellent de sang !
#### *Le siège commence,*
Une armée de 30.000 janissaires a débarqué aux abords de Candie, à la faveur de la catastrophe de Tenedos qui a contraint les Vénitiens à relâcher le blocus de la flotte turque ; après avoir installé non loin du port un camp qui s'appellera Candie-la-Neuve, le pacha Yussuf tente de s'emparer de la ville par surprise (1648). Chaude affaire ! Accouru au secours des défenseurs, Moncenigo en prend la tête. Après de furieux combats corps à corps il repousse l'assaut dans les fossés mêmes de la forteresse, grâce à l'aide des habitants éclairés sur le sort qui les attend, depuis que les Turcs ont multiplié en Crète les atrocités.
Yussuf a perdu 20.000 hommes. Complètement défaite, son armée aurait été contrainte à se rembarquer si l'Occident s'était rassemblé pour exploiter la victoire. La conclusion du traité de Munster (1647), qui mettait fin à la guerre de Trente ans, autorisait cet espoir. Hélas ! la Chrétienté trouve de nouvelles occasions de se diviser, et à Venise, comme il advient souvent lorsqu'on entrevoit le succès décisif, le moral de l'arrière s'effondre.
Pour alimenter l'effort de guerre, le Sénat doit autoriser les magistrats à acquérir leurs charges, les bourgeois à se racheter du service militaire, les condamnés à se libérer par des amendes. Lecomte Pierre Daru écrit dans son *Histoire de la république de Venise* : « Accoutumés à calculer le pouvoir de l'argent, les grands et le peuple demandaient au dieu de Venise de sauver l'indépendance et l'honneur de la patrie... On voulait même que l'argent effaçât les crimes... »
Les Turcs voient non sans étonnement l'envoyé de Venise à Istamboul -- *le baile* -- solliciter la paix de l'ennemi vaincu... ([^3])
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La cause de l'abandon trouve de nombreux défenseurs. Vincent Cussoni plaide le dossier devant le Sénat : « Ce serait s'aveugler -- dit-il -- que d'espérer triompher dans une lutte aussi inégale. Plus nous la prolongerons, moins nous serons en état d'exiger des Turcs quelques ménagements. Craignons d'encourager d'autres ennemis qui n'attendent peut-être que notre catastrophe pour se jeter sur nos dépouilles. » Du fait de la guerre, les marchands de Venise ont dû interrompre leurs lucratives expéditions maritimes ; des nations rivales, la France en particulier, bénéficient de la paralysie du lion de Saint-Marc. Faut-il s'étonner que, pour tant d'honorables citoyens, Candie représente « la partie gangrenée de la république » ?
Déjà « le torrent des voix court à la cession volontaire » ([^4]) lorsque le Sénat vote contre l'abandon. Cependant, à Constantinople, une révolution a coûté la vie au sultan Ibrahim. Son fils âgé de 6 ans le remplace. Cette révolution coupe le fil des négociations. (Mais y a-t-il quelque chose de plus facile au monde à réparer qu'un fil ?) Les Turcs, en attendant, enferment le *baïle* au château des Sept Tours. Moins heureux que lui, son interprète est étranglé... Ce sont là des pratiques courantes à la cour du Souverain Seigneur. Quelques années plus tard, l'envoyé de la France subira le même sort que le *baïle* de Venise et Louis XIV dévorera en silence son ressentiment, alors qu'il exigeait des excuses du pape Alexandre VI, quand notre ambassadeur à Rome était insulté par la garde pontificale corse : « Le Grand roi, murmurait le Souverain pontife, est moins délicat sur le point d'honneur avec les Infidèles... »
A Venise, on reproche à la France son attitude neutraliste. Au cours d'une manifestation populaire sur la place Saint-Marc, la foule brûle trois effigies qui surmontent un bûcher : celle d'un Turc, celle d'un Juif, celle d'un Français...
Après ce long intermède durant lequel les véritables acteurs de la pièce ont refait leurs forces, la lutte reprend en mer Égée. Jacques Riva défait la flotte turque à Foschia sans pouvoir exploiter sa victoire. Cette fois encore des vaisseaux turcs échappent au blocus, débarquent des renforts à la Canée. Conséquence : les Vénitiens subissent un sérieux échec à Settia.
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Sur ces entrefaites un nouvel orage éclate dans le sérail d'Istamboul et cette fois le *baïle* est renvoyé à Venise.
En 1651 Léonard Foscolo, successeur de Louis-Léonard Moncenigo, remporte à Paros une victoire navale qui n'est guère plus décisive que les précédentes. L'année suivante, la trahison de Louis Navagier décèle la précarité du moral vénitien. Les partisans de la paix d'abandon recommandent une nouvelle tentative de négociations à Constantinople. C'est Jean Capello, sorti de prison, qui est chargé de jouer le rôle de baïle. Il s'efforce en vain de signer un accord de compromis : pour conserver l'île de Candie, Venise va jusqu'à offrir de payer un tribut annuel au Souverain Seigneur.
Le combat continue et, en 1654, à la suite d'une rencontre indécise sur mer, durant laquelle Daniel Morosini est tué, les Turcs débarquent de nouveaux renforts et ravitaillements à la Canée. Louis-Léonard Moncenigo en meurt de chagrin.
La France propose alors sans succès sa médiation dans le conflit. Sa politique reflète par ses alternatives la difficulté de son choix. Elle redoute une hégémonie turque en Méditerranée tout en désirant prendre la place de Venise dans le commerce du Levant. Pour comprendre cette politique, il suffit de la comparer à celle du grand peuple qui assume à notre époque le rôle de guide de l'Occident...
Les lions ailés de Saint-Marc tentent sur mer une action d'ensemble destinée à dégager Candie en portant la guerre chez l'ennemi. François Morosini, promu généralissime, fait le siège de Malvoisie, en Morée, afin de priver les Turcs de leur base principale contre la Crète. Lazare Moncenigo bloque les Dardanelles, remporte le 26 juin 1656 un éclatant succès dans le canal de Constantinople, aux portes de la ville. Seule l'absence d'un corps de débarquement l'empêche de s'en emparer. Ce grand marin, qui a perdu un œil au cours de la bataille, adjure ses compatriotes de conserver la foi dans la victoire. Constantinople est une fois de plus le théâtre de troubles sanglants.
Il faut vite déchanter. L'armée turque poursuit son combat, insensible à des révolutions qui n'ébranlent ni les fondements de l'Islam, ni la structure militaire de l'État. Mehemet Kuprüli, un homme tenace, est nommé grand-vizir. Le 17 juillet 1657, une deuxième bataille des Dardanelles se solde pour les Vénitiens par un demi-échec. Les Turcs s'emparent de Tenedos et de Samothrace, les bases avancées de Venise en mer Égée, grâce à la défaillance de leurs défenseurs. Ceux-ci, les provéditeurs Contarini et London, sont déchus de leur noblesse et leurs noms inscrits sur une stèle devant le péristyle de Saint-Marc, afin de perpétuer leur déshonneur.
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Cependant les Turcs, à leur tour, offrent la paix. Kuprüli réclame la cession de la Crète. Un nouveau doge, Jean Pesaro, refuse, jugeant trop élevé le prix de cette paix.
En 1660 les défenseurs de Candie reprennent espoir : Mazarin leur envoie un secours de 4.000 hommes, les régiments d'Artois et du Lyonnais sous le commandement d'un Italien, Almerigo d'Este, prince de Modène. En réalité c'est le lieutenant d'Almerigo, Jacques de Grémonville qui dirige effectivement l'expédition. Deux fois blessé à Candie, devenu bègue à la suite d'une arquebusade au cou (Mémoires de Sourches), rentré en France depuis 1649, notre Normand a profité de sa convalescence pour se mettre bien en Cour : « Il fut fort dans la confidence de la reine-mère » (Anne d'Autriche), nous assure Saint-Simon. Rien donc d'étonnant à ce que Mazarin lui ait confié la responsabilité de nos troupes... Le détachement français sert sous les ordres de Georges Morosini qui a remplacé François comme capitaine-général. La flotte turque ayant été défaite à Tine, les Vénitiens opèrent cette fois encore dans les parages de Constantinople. Grémonville s'empare de Castel Rosso, une île voisine de la côte d'Asie Mineure, où il reçoit un coup de mousquet au bras, prend part à la prise de l'île de Schiatto dans l'archipel, vient enfin attaquer le camp turc à Candie-la-Neuve, y récolte un immense butin. Hélas ! il ne peut s'y maintenir ([^5]).
De 1616 à 1664 le siège de Candie bénéficie d'une relative accalmie. Le prince d'Este est mort. Après avoir été nommé en même temps lieutenant-général par le Sénat de Venise et Louis XIV, le commandeur de Grémonville a ramené à Toulon ses troupes. Il était resté dix ans au service de la république. A son retour en France, on l'envoie à Vienne, avec la mission d'assurer la subsistance du détachement français qui combat en Hongrie pour la défense de la Chrétienté, sous les ordres de l'Empereur Léopold. Les Turcs en effet menacent Vienne mais leur expédition aboutit à leur défaite de Saint-Gothard. Mehemet Kuprüli meurt d'apoplexie. Achmet Kuprüli, son fils, le remplace.
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En 1666 le marquis de Ville, un Savoyard de talent, à la tête de deux régiments, débarque à Candie et prend le commandement de l'infanterie vénitienne. Malgré plusieurs victoires il doit lui aussi se replier finalement dans le périmètre de la place.
Ces alternatives de succès et de revers témoignent de l'héroïsme des défenseurs. Ni le siège de Rhodes, ni celui de Malte n'ont connu de telles prouesses, des hécatombes aussi sanglantes.
#### *Le dernier acte*
Achmet Kuprüli arrive à Candie-la-Neuve, salué par le canon des Janissaires, tandis que François Morisini, réinvesti du commandement suprême, revient à Candie-la-Vieille, la croulante, la douloureuse.
Parmi tous les lions ailés de Saint-Marc, parmi tous les Morosini -- cette extraordinaire lignée -- celui-là est l'éminentissime : « Sur Venise, au couchant de sa destinée, tombant au rang de cité factice, ne vivant plus que de son passé, de son art et de ses fêtes, un suprême et rayonnant éclat est jeté de loin, comme un adieu viril, par ce grand homme de guerre. » ([^6]) Philibert de Jarry, qui ne l'aimait pas, nous en a laissé ce portrait : « Brave, intrépide, il avait infiniment d'esprit. Il ne s'ébranlait jamais pour quoi que ce fut. Son visage toujours riant et égal témoignait de beaucoup d'assurance et de fierté -- un galant homme. La république n'en aura peut-être jamais un autre de sa force. » ([^7])
Ce n'était pas de trop d'un tel homme pour soutenir la chance de Venise qui vacillait.
Une bataille navale indécise aux abords de la Canée a permis aux Turcs de renforcer leurs troupes d'attaque à Candie, d'amener à pied d'œuvre de puissants moyens. Ils disposent de 70.000 hommes et de 400 pièces de canon alors que les défenseurs sont réduits à 9.000 combattants qu'assistent 4.000 Candiotes survivants.
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Le 22 mai 1666, les assaillants intensifient leur pression, utilisant un corps de pionniers qui prennent le contact rapproché de la place, grâce à un système de parallèles et de boyaux. La guerre de mines exerce ses ravages dans les deux camps : 30.000 tués du côté turc, 3.000 chez les défenseurs de la cité.
Un Français, le lieutenant-général Alexandre du Puy, marquis de Saint-André Montbrun, remplace à la tête de l'infanterie de Venise le marquis de Ville, quatre fois blessé. Ni la saison des pluies, ni une épidémie de peste n'interrompent cette lutte de géants, comme l'appelle Montbrun lui-même. Les Turcs emploient simultanément les armes les plus nouvelles et les plus archaïques : de puissants mortiers projettent des bombes de 80 livres ; des fusées éclairantes éclairent la nuit le terrain ; des nuées de flèches pleuvent sur la ville.
C'est alors que Louis XIV décide enfin d'intervenir en faveur des Vénitiens. Le roi très chrétien, comme jadis François I^er^ après la signature des Capitulations, eut-il des remords en apprenant la triste situation des défenseurs de Candie ? Sa passion pour le prestige l'incline-t-elle à juger décisive une action pourtant trop tardive pour être efficace ? Voulut-il « remettre en réputation la marine de France » qui renaissait, entraîner les cadres de sa flotte et de son armée à une expédition combinée en Méditerranée, faire un coup d'essai avant d'affronter des adversaires plus dangereux que le Turc ? Répondre par l'affirmative à toutes ces interrogations ne suffit pas à expliquer certaines caractéristiques de l'expédition de Louis XIV à Candie, en particulier sa brièveté. Pour comprendre la campagne de Candie, comme toute la politique de Louis XIV à l'égard de l'Islam, il faut connaître son caractère, remonter à ses origines.
Louis descend des Capétiens mais l'hérédité des Habsbourg pèse aussi sur ses épaules. En lui Louis XI et Charles Quint s'affrontent. Il rêve parfois d'une croisade, à l'exemple de saint Louis et de Charles Quint. Mais chaque fois qu'il lui a fallu, entre de trop nombreux objectifs, donner une priorité à l'un d'eux, toujours il a choisi le *pré-carré :* Il est Louis XI beaucoup plus que Charles Quint.
La Roi Soleil a tour à tour pour le Grand Turc de furieux accès de fureur et d'extrêmes faiblesses. Cet allié de revers le sert puisqu'il inquiète la maison d'Autriche sur ses arrières, et le despotisme du Souverain Seigneur n'a rien qui lui déplaise : « Voilà cependant régner », s'exclamera-t-il un jour devant le comte de Cesy, son ambassadeur auprès de la Porte, qui lui raconte la strangulation d'un vizir.
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Louis XIV ne se montrera guère plus ferme vis à vis des Barbaresques, les petits cousins besogneux du Souverain Seigneur. Le Grand Roi la plupart du temps les ignore. Alors que les protestants et les jansénistes ont droit à sa hargne, car il les juge dangereux pour la cohésion de la France qu'ils sapent à l'intérieur, les corsaires maghrébins, eux, l'intéressent tout au plus comme fournisseurs de la chiourme de ses galères. Ces Barbaresques sont au-delà des frontières de l'Europe, hors de la loi chrétienne. Le plus souvent Louis laissa ce maigre gibier aux Chevaliers de Malte, des célibataires experts à la course, qui se contentent des ordres minces et dispersés. Allez parler d'écrémer la mer à celui qui n'aime que les gros bataillons, les femmes dodues à la Rubens, les amours et les sièges bien réglés -- comme des ballets ! Lorsque le Roi est obligé de combattre ces voisins insolents qui écument la Méditerranée, l'Atlantique et parfois même la Manche, lorsqu'à la suite de quelque incartade inadmissible d'un roitelet de l'Islam, d'un crime de lèse majesté, Louis est contraint à châtier le coupable, il se hâte à grandes enjambées, avec de grosses bombes, « casse des tuiles » à Alger, à Salé ou à Tripoli puis, bien vite, afin de récupérer ses vaisseaux nécessaires ailleurs, signe une paix bâclée, recommence à échanger des salamalecs et des présents avec tous ces Mamamouchis qui le moquent. Ajoutons à cela que Louis XIV n'aime pas la mer, la connaît mal, déteste « les profusions lointaines » et l'on saisira mieux les brusques oscillations de la politique louis-quatorzienne vis à vis de l'Islam : Djidjelli, Candie, Alger, Salé...
Avec l'arrivée des Français, le ciel de Candie se pare d'un splendide arc-en-ciel, la lumière du Roi Soleil diffusée à travers les nuages ; un beau spectacle mais combien éphémère ! A cette époque classique, nos chefs déjà ne détestent pas les allures romantiques. Mais la *furia francese*, la magnificence des attitudes, l'héroïsme des troupes, ne pallient point la carence des moyens de feu, le manque de délais de réflexion, l'improvisation. Une idée de manœuvre dont les mots tintent bien à l'oreille, et creuse, telle une cloche, ne peut que sonner le glas d'une défaite.
Il y eut un lever de rideau dans lequel La Feuillade joua le rôle de vedette, alors qu'il eût fallu dépêcher un Vauban aux assiégés. Ce grand seigneur payait de ses deniers les frais de l'expédition, y compris la solde des cadres et de la troupe -- tous volontaires. Il est vrai que beaucoup d'officiers étaient des *réformés,* en demi-solde depuis la fin de la guerre de Dévolution.
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Le passage suivant d'une lettre de Robert de Rouville, un jeune Normand du régiment de M. de Grancey, donne une idée du style des acteurs, de leur soif d'étiquette : « Nous avons reçu cent honnestetés du Grand Maître (de Malte) que M. le Due fût saluer hier après beaucoup de difficultés qui s'étaient présentées durant les deux jours que nous avons restés dans l'île sur la manière que l'on devait le recevoir. Il a été arrêté enfin que le Grand Maître lui offrirait la porte et que cependant M. le Due ne l'accepterait pas. Ce qui fut fait. »
Le ton demeurera le même tout au long de cette représentation du *Cid* à Candie. A peine arrivés, les Français « qui n'aiment point ramper afin de gagner les réduits », demandent à faire une sortie. Dans le *Journal véritable de ce qui s'est passé à Candie sous Monsieur de la Feuillade --* 1670, un témoin, le sieur des Roches, qui servait à la brigade de M. de Saint-Pol, nous a laissé le récit de cette affaire qui dura deux heures.
Répartie sur trois lignes, la petite troupe « d'aventuriers, de généreux athlètes » combat sous l'étendard de la Religion que le Grand Maître lui a remis à son passage à Malte. Les aumôniers mêlés aux combattants élèvent bien haut leur crucifix au-dessus des têtes. En guise d'arme, M. de la Feuillade tient un fouet. Du moins c'est d'Artagnan qui nous l'assure dans ses Mémoires. Il était lui aussi à l'affaire du bastion de la Sablonnière. Quant au marquis de Saint-Pol, prince de Neufchatel -- il a dix-sept ans -- il se dépouille de sa cuirasse pour être plus agile.
Ces trois cents hommes contraignent trois mille Turcs à s'enfuir de leurs redoutes, abandonnant mille hommes sur le terrain. « Pendant tout le temps de l'attaque, nos braves demeurèrent à découvert depuis les pieds jusqu'à la tête et exposez au feu de mousqueterie de l'ennemi ainsi qu'à une multitude prodigieuse de flèches, zagayes, pierres, bombes, grenades et décharge de six à sept batteries. » Sous ce feu torrentiel ils durent à la fin regagner leur base de départ mais ils le firent en bon ordre, « à petits pas ». La Feuillade, trois fois blessé, est rentré le dernier dans la place.
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Quand la petite troupe se rembarque, elle a perdu en quelques semaines la moitié de son effectif -- Robert de Rouville, blessé d'une mousquetade à la jambe s'éteint à l'hôpital du couvent des Récolets et son père, l'intendant de la marine à Toulon, Louis d'Infreville, écrit à Colbert entre deux rendus-comptes sur le carénage des navires et le prix du chanvre à Riga : « C'est ce que je vous peus mander dans le déplaisir où je suis de la perte de mon fils de Rouville dont il ne me reste que l'advantage d'apprendre qu'il soit mort aux costés de Monsieur votre neveu qu'il a suivi dans ce funeste accident. Mes enfants estant destinés, dès leur naissance, pour le service de Sa Majesté, ce me serait la dernière consolation si j'apprenais que mon fils Saint-Aubin, qui a déjà commandé trois années consécutives le *Soleil d'Afrique* aurait l'occasion de se signaler dans cette campagne, en vengeant la mort de son frère... »
A Candie, la situation des assiégés devient de plus en plus précaire. Le rythme de l'attaque se précipite, comme celui du bélier qui cognait jadis (au bon vieux temps, devait-on déjà dire alors) sur les portes des forteresses. Les Turcs ont isolé le port du large en élevant un môle à l'entrée. La perte du bastion de Saint-André a ouvert la ville aux assaillants. Il faut aveugler la brèche avec des ouvrages provisoires en terre.
Le trésor de Venise est vide. Pour acheter des vivres à ses troupes, François Morosini doit faire appel à son crédit personnel. Seul parmi les puissances de l'Occident, le pape Clément IX couvrait la précarité des moyens de la république de Venise. Afin de participer aux frais du siège, il va jusqu'à supprimer des ordres religieux de la péninsule dans le but de récupérer leurs biens. Après le départ de la Feuillade, il sollicite de Louis XIV un secours plus important.
Cette fois l'expédition préparée avec tout le soin désirable par M. d'Infreville comporte des moyens sérieux, tant terrestres que navals. M. de Navailles a sous ses ordres 10.000 hommes dont les gardes françaises et les mousquetaires. Le beau et encombrant Beaufort, le grand amiral de France, le roi des Halles, l'ancien frondeur, commande la flotte : 18 vaisseaux de ligne répartis en trois escadres. Nos meilleurs marins de l'époque, le marquis de Martel, d'Almeiras, Gabaret, le chevalier de Gogolin et un certain M. de Tourville dont on reparlera, sont leurs capitaines. M. Reaux de la Richardière nous a laissé le récit du *Voyage de Candie.* Au départ de Toulon, le 5 juin 1669, il faisait « le plus beau temps du monde ».
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M. d'Infreville écrit à Colbert : « Le *Monarque *paraissait dans cette flotte comme une merveille, accompagné des navires des plus beaux et des plus grands de la mer. Nous les avons vu s'éloigner de nous, capables d'étonner les lieux où ils aborderont ! » En *faisant canal* le long des côtes, les galères suivent, aux ordres de M. de Vivonne, leur général, celui que Mme de Sévigné appelle « le gros crevé ». Toute l'armada arbore le pavillon de Sa Sainteté : Louis XIV, afin de ne pas manquer aux Capitulations, n'a pas déclaré la guerre à la Porte...
Quand Beaufort arrive à Candie, la ville n'est plus qu'un monceau de ruines, un charnier où s'entassent 30.000 Chrétiens et 110.000 Turcs morts, où les épidémies rendent l'air mauvais pour les blessures les plus légères. On y manque de vivre, l'eau est corrompue, le biscuit distribué aux troupes pue. Morosini défend le terrain pied à pied « avec des troupes abattues qui n'en peuvent plus », écrit Navailles à Colbert.
Les assiégés prodiguent les conseils aux nouveaux venus. Ceux-ci ne les écoutent point, font fi même des avis de Saint-André Montbrun, leur compatriote. A peine arrivé, sans prendre le temps d'entraîner son corps de débarquement à la guerre de siège, Beaufort fait une sortie le 25 juin 1669. A la tête de 1.5001 marins, il s'est joint aux régiments du due de Navailles. Ses troupes s'emparent d'une redoute et s'égayent pour butiner. Soudain un fourneau de mines fait explosion dans une batterie abandonnée par les Turcs. Une panique s'ensuit. Beaufort tente de l'enrayer ; au cours d'une mêlée confuse, il tombe de cheval et disparaît. Les fuyards entendirent hurler son lévrier blanc -- le seul fidèle ! M. d'Infreville écrit à Colbert le 13 août : « Son Altesse a été abandonnée des siens et étant pressé des ennemis, il a été enveloppé et tué. » On ne retrouva point son corps.
Vivonne n'arrive à Candie que le 3 juillet. Le 24, il attaque au canon le fort Saint-André aux mains des Turcs. Ses galères remorquent les vaisseaux de la flotte, aux ordres du lieutenant-général de Martel. Suivant une manœuvre souvent utilisée à l'époque, chaque galère est *amatelotée* avec un navire de ligne : Magnifique ballet nautique en vérité, avec un orchestre de janissaires qui concentrent leurs tirs dans l'espace étroit où évoluent ces couples de vaisseaux. Les canons de la flotte ne font que peu de dommage au fort Saint-André. Et tout à coup, à cause de l'imprudence d'un canonnier, le feu prend à bord de la *Thérèse* aux ordres du capitaine d'Ectot.
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Le navire saute avec tout son équipage. La sortie, tentée en liaison avec cette démonstration navale a échoué : les énormes galéasses de Venise, donnant de l'éperon contre le rivage n'ont rapporté de leur débarquement que du bétail et « quelques robes turquesques ».
Au cours de ces deux affaires -- 25 juin et 24 juillet -- les marins avaient perdu la moitié de leurs effectifs ; les troupes de terre, davantage encore. La flotte turque demeurait insaisissable et Candie aux abois. Entre les Vénitiens et les Français, la mésintelligence régnait.
Vivonne et Navailles, craignant de manquer de ravitaillement, jugeant que leurs efforts sont inutiles, décident de regagner la France pour épargner les troupes, les équipages et les vaisseaux. Ils entraînent avec eux les galères du Saint-Siège et de Malte. Est-il besoin d'ajouter que cette conduite des Français a été sévèrement critiquée par les Vénitiens assiégés ?
A ces derniers, il ne restait pas d'autre alternative que de battre la chamade. Candie se rendit le 5 septembre 1669.
Morosini avait entamé d'ultimes pourparlers avec l'Ottoman avant le départ des Français et sans les prévenir. Ceux-ci du moins l'ont affirmé. Étant donné la situation des assiégés, l'état de la place, pouvait-il faire autre chose que « prendre ses sûretés » auprès de Ruprüli, le grand-vizir ?
Celui-ci accorde aux vaincus des conditions honorables : les Vénitiens ont le droit de quitter la place, emmenant bonne partie de leur artillerie : 140 pièces. Kuprüli offre à Morosini, en hommage pour sa belle défense, huit canons de bronze, ceux que les artilleurs d'alors apprécient le plus.
L'île de Candie devient turque, hormis trois enclaves les ports de la Sude, de Spina-Longa et des Grabuses. La population de la ville de Candie, tout au moins ce qu'il en reste, quelques milliers de familles, accompagne les troupes. Elle n'est pas au bout de ses épreuves. Les vaisseaux qui emmènent les émigrants sont dispersés par une tempête ; nombre d'entre eux tombent aux mains des Barbaresques d'Alger. Les rescapés sont installés sur le littoral, en Dalmatie, au contact des Ottomans. »
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#### *Les séquelles de Candie*
Ainsi finit le siège de Candie, après 61 assauts des Turcs, 80 sorties des assiégés et 1374 explosions de mines. Au cours de la campagne les Vénitiens avaient livré une douzaine de batailles navales.
Quelques mois après que la paix eût été conclue, Venise mesura toute l'ampleur de sa défaite. L'arrivée des réfugiés émut le peuple qui murmura des réflexions pleines d'amertume : « une paix monstrueuse, conclue sans autorisation du Sénat, une paix sans chanter le *Te Deum...* » Les dirigeants de la Sérénissime république avaient eu le bon goût de ne point farder cette défaite en victoire...
Comme il est coutume en pareil cas, l'opinion de la Cité s'en prit aux militaires : Les grands chênes de la forêt attirent la foudre, lorsqu'ils ont résisté aux assauts de la tempête.
Le héros de Candie, François Morosini fut jeté en prison. Ceux-là mêmes qui avaient refusé de combattre se montrèrent les plus ardents à demander sa tête, à clamer « qu'ils sauraient bien faire justice, si les juges ne le faisaient pas ». Morosini a comme avocat Jean Sagredo, ancien ambassadeur en France qui sera plus tard nommé doge. Celui-ci, non seulement doit défendre son client contre l'inculpation d'avoir conclu une paix désavantageuse, mais encore il lui faut le laver de reproches plus infamants : n'accuse-t-on pas de malversations, de mauvaise gestion des fonds d'État celui qui a dénoué les cordons de sa bourse pour procurer du pain à ses soldats ?
Le comte Pierre Daru écrit -- « C'est un défaut plus particulier aux républiques d'oublier le mérite des hommes supérieurs quand elles croient n'en avoir plus besoin ; et voilà pourquoi, dans cette espèce de gouvernement, la guerre, les agitations sont souvent des causes de prospérité parce qu'elles remettent le talent à sa place ».
Morosini est acquitté, un blâme étant infligé à quelques comparses et subalternes. N'est-ce pas là une coutume rituelle dans de telles circonstances ?
A la suite d'un tour de roue de la fortune, le glorieux vaincu de Candie prendra sa revanche. Durant une nouvelle guerre contre les Turcs, s'il ne réussit pas à reconquérir Candie, il s'empara de la Morée que Venise conserva à la paix de Carlowitz (1699). Dès lors les honneurs pleuvent sur sa tête : il est doge, reçoit un surnom romain, voit sa statue s'élever dans le palais ducal de Venise.
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L'homme méritait cette revanche. Il avait eu le mérite de la préparer en avouant sa défaite, en invitant le peuple à battre sa coulpe, à rechercher les causes du désastre de Candie.
A la suite du siège, la décadence du colosse turc s'annonce. Les coups que les Vénitiens ont portés à la marine, à l'armée des Ottomans ont ébranlé les assises de la Sublime Porte. A l'avenir ses forces militaires vont subir revers sur revers.
Mais Venise, elle aussi, a cruellement souffert de cette trop longue épreuve. Le due de Mantoue dira à la fin du XVII^e^ siècle : « Cette république n'est plus celle qui a mérité l'admiration du monde par sa sagesse et son énergie. Irrésolue dans ses conseils, lente dans ses mesures, divisée dans les cabales, égarée par l'imprudence des jeunes gens, elle est sans trésor, sans généraux, sans armée. » Jugement sans doute quelque peu pessimiste, que contredirent les succès de François Morosini en Morée. Cependant il est de fait que le siège de Candie a ruiné Venise : il a coûté 126 millions de ducats.
La Sérénissime République a finalement payé au prix fort ses tours de valse aux bras de l'Infidèle, sa collaboration avec le Turc à des fins commerciales, et surtout sa faute capitale de 1204 : la destruction de l'empire byzantin au profit des faux Croisés de la 4^e^ Croisade.
#### *On oublie vite à Saint-Germain*
Louis XIV ressentit vivement l'échec de ses troupes d'élite à Candie, tandis que Colbert s'efforçait d'en dégager les leçons sur le plan maritime. Navaillis fut envoyé en exil le 15 novembre dans sa terre de la Valette, la plus éloignée de la cour. Sans aucun doute se consola-t-il de cette disgrâce qui lui évitait de rencontrer l'envoyé du Grand-Seigneur, Soliman Mouta Faraca qui fut reçu à cette époque à Saint-Germain. La *Gazette de France* nous a laissé le récit de cette audience :
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« Mouta Faraca a revêtu sa veste de satin blanc, sa robe de drap écarlate, doublée de martre zibeline... Pour sa suite le Roi a envoyé ses chevaux de la Grande Écurie... Les troupes de la maison du Roi sont rangées depuis l'entrée de la cour du Château Vieux jusqu'au Château Neuf : deux compagnies de mousquetaires, ensuite les gens d'armes, chevaux légers, gardes du corps, les Cent Suisses, toutes les troupes dans un équipage merveilleux, en particulier les mousquetaires en juste au corps de velours noir garnis de boutons d'orfèvrerie... La galère du Château Neuf est ornée des plus belles tapisseries de la couronne... sur son fauteuil le Roi revêtu d'un brocard d'or, mais tellement couvert de diamants qu'il semble environné de lumières... L'envoyé commence son compliment : « Très haut et Très puissant, le Sultan Mehemet, m'a envoyé donner à sa Très, Haute Majesté Impériale l'assurance qu'elle souhaitait la continuation de la bonne intelligence qui a toujours été entre les deux empires... Au plus majestueux monarque de la Croyance de Jésus, le choix d'entre les Princes de la religion du Messie, l'arbitre de toutes les nations chrétiennes, Seigneur de Majesté et d'Honneur, patron de louange et de Gloire, l'Empereur de France, Louis que la fin de ses jours soit scellée de bonheur ! »... A Issy, à l'hôtel de Venise où il est descendu, l'envoyé du Grand-Seigneur est traité aux dépens de Sa Majesté et diverti très agréablement par des personnes de qualité l'allant continuellement voir... »
Oui, Louis XIV oubliait vite... Cette scène digne de celle du grand Mamamouchi dans le *Bourgeois Gentilhomme* a eu lieu peu de semaines après la reddition de Candie.
La *Gazette de France* ne nous raconte pas comment supportèrent cette épreuve les Vénitiens, les familles en deuil des héros du siège, et tous « ces généreux adventuriers, ces brillants athlètes » qui, eux, avaient joué le Cid... Dans ce texte que nous avons abrégé, déjà s'étale le goût du falbalas, la vanité, la manie du prestige, qui, plus tard, tourneront la tête au Grand Roi, et, ridiculiseront ses imitateurs. Ce sont là des démons qui ne s'exorcisent point...
Louis XIV veut renouveler les *Capitulations,* ce mot aux sens multiples et cachés qui a mauvaise odeur pour le chrétien ! Et, soudain, « l'arbitre de toutes les nations chrétiennes » apprend que le sultan, pour le narguer, lui a envoyé, en guise d'ambassadeur... un jardinier ! A cet affront il faut une riposte, et prompte ! Des centurions sont invités à jouer à nouveau *le Cid...*
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Le chef d'escadre d'Aplemont pénètre dans le port d'Istamboul, avec quatre vaisseaux, sans saluer des salves d'usage. Il soufflète le messager que lui expédie le Capoudan-Pacha. Le vainqueur de Candie, Kuprüli grommelle des menaces. « Ou mon rappel, ou le renouvellement des Capitulations » signifie l'envoyé du roi. Les *Capitulations* sont renouvelées. La paix est faite. Pour combien de temps ?
Cet exemple illustre la politique musulmane du roi Louis, ses contradictions. Bientôt, avec *l'affaire du sopha,* l'éternel marchandage va recommencer à Istamboul.
A la décharge de Louis XIV, l'ambiance de l'époque doit être rappelée. Le Roi Soleil poursuit de vastes desseins dont la réalisation assurera sa gloire. Sur nos frontières, Lille, Besançon, Nancy, Strasbourg, Nice, Ajaccio ne sont pas encore françaises... Il a peu de loisirs pour combattre l'Infidèle. Et les autres souverains de l'époque ne se montrent guère meilleurs Croisés que lui. L'Europe du Moyen-Age n'existe plus. A part le dévouement des Chevaliers de Malte, que subsiste-t-il de la solidarité chrétienne d'antan ?
Plus tard, le Souverain Seigneur, devenu *l'homme malade*, continuera à être comblé d'attentions. L'épineuse question d'Orient aboutira au maintien à Constantinople de l'Infidèle. On peut se demander si, en fin de compte, l'acharnement des Occidentaux à empêcher la Russie d'atteindre les Détroits n'a pas été la principale cause de l'avènement du bolchevisme. Or la solitude ne vaut rien, aux nations comme aux individus.
Telle est pour nous la conclusion, la moralité de la glorieuse et triste histoire du siège de Candie...
Jacques DINFREVILLE.
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### Ce que l'on entend au Mexique
par Jean-Marc DUFOUR
La terre rouge de Chihuahua
Au sortir des montagnes de la Sierra Madre, passées les gorges de la Barranca del Cobre -- « cinq fois plus grande que le Grand Canon du Colorado » me souffle-t-on --, où vivent les indiens Tarahuramas qui savent la magie des champignons hallucinogènes, s'étend le plateau de Chihuahua.
En cette fin d'après-midi, le soleil éclairait l'immense étendue de terre rouge brique que ne voile qu'imparfaitement une herbe rase, terre piquetée çà et là de cactus délirants et de maisons d'adobe, aussi rouges et tristes que le reste du paysage.
Dans cet espace immense et vide qu'animent à peine les troupeaux de bœufs, il semble que la terre rouge garde le souvenir et la trace sanglante du « Centaure du Nord », du Caudillo révolutionnaire qui fut abattu sur ce même sol : Pancho Villa.
« Pauvre Pancho Villa... !
Combien son destin fut triste
Mourir dans une embuscade,
Au milieu du chemin. »
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Ainsi s'exprime le « corrido » *De la muerte de Pancho Villa*. Il n'existe pas de « corrido » pour les victimes du Caudillo, et, tandis que même le cheval du révolutionnaire, le célèbre « Sept lieues », a son chapitre posthume, personne ne se soucie par exemple des Chinois de Chihuahua qui furent tirés dans les rues de la ville comme lapins en garenne, par les « dorados » -- les dorés ; la grande troupe de choc du Centaure du Nord.
Cette indifférence, cet oubli semblent généraux. J'ai entre les mains un ouvrage consacré à la vie de Pancho Villa, édité par la maison qui est certainement la plus « réactionnaire » de Mexico. Il est certain que les atrocités de Pancho Villa ne sont pas voilées. Mais il est aussi évident, à la lecture de cet ouvrage, que l'auteur n'en tient pas tellement rigueur à son héros.
Il faut avouer qu'au milieu de crimes atroces, un certain humour perce par instants. C'est ainsi qu'un citoyen anglais étant allé se plaindre à Pancho Villa que ses biens lui aient été dérobés, et en ayant profité pour lui dire en face ce qu'il pensait de lui, Pancho Villa donna l'ordre de le fusiller. William Benton -- c'est le nom de ce héros idbscur -- « se conduisit jusqu'au dernier instant de manière si digne que Rodolfo Fierro lui tira *seulement* une balle dans la nuque » écrit notre auteur. Là-dessus, se produisirent les interventions des consuls américains et anglais (nous sommes, ne l'oublions pas, avant 1920). Villa répondit que tout avait eu lieu dans les formes légales. Les consuls demandèrent à voir le cadavre pour constater qu'il avait bien été fusillé.
Dans cette extrémité, force fut à Rodolfo Fierro de confesser à son maître qu'il n'y avait eu qu'un coup de feu. Alors, Villa ordonna qu'on déterrât le cadavre et le fusillât dans les formes, ajoutant :
« Et vous pouvez être sûrs que lorsque les « gringos » auront vu que tout s'est passé selon les règles, ils ne trouveront rien à redire. »
« Les crimes de la révolution\
se couvrent du voile de la nécessité »
En d'autres occasions, personne ne songeait à intervenir. Ce fut le cas lorsque Pancho Villa donna l'ordre de fusiller les quatre-vingt-dix « Adelitas » les femmes-soldats qui accompagnaient la colonne des « dorados ». L'ordre fut exécuté. Et le colonel Jose-Maria Jaurrieta, dans son livre *Six ans avec Pancho Villa*, ajoute, après avoir décrit la fusillade de ces quatre-vingt-dix femmes :
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« Lorsque fut fini le carnage, on pouvait voir dans ce lieu d'horreur un enfant d'un an ou deux, souriant, assis près de sa mère. Avec ses doigts, il jouait dans le sang, et en barbouillait son visage innocent. Les crimes de la révolution se couvrent du voile de la nécessité. »
Cette dernière phrase explique en partie que, malgré les morts, les soldats torturés ou brûlés vifs, les civils massacrés, les femmes violées et enlevées pour grossir la troupe promise à la mort des Adelitas, malgré tout ce poids de sang et d'exactions, les révolutionnaires mexicains se refusent à condamner celui qui « a brisé les reins à l'armée de Huerta ». Mais la droite ? Comment ne rappelle-t-elle pas constamment que ses derniers crimes, Pancho Villa les commit en luttant contre les troupes du gouvernement, de celui dont se réclame aussi bien Lopez Mateos que Dias Ordaz ?
C'est peut-être parce que le Centaure du Nord ne s'est pas contenté de faire régner la terreur sur le territoire mexicain, et que l'expédition de Columbus, puis l'aventure du corps expéditionnaire commandé par le général Pershing, flattent, même s'ils ne veulent pas l'avouer, le cœur de tous les Mexicains.
L'affaire de Columbus ne différa des habituelles actions de Pancho Villa que par un seul détail : au lieu de se dérouler sur le territoire mexicain, elle eut comme théâtre une ville des États-Unis. Ici, nous laissons de nouveau la parole à l'auteur -- non révolutionnaire -- de la vie de Pancho Villa, que nous avons déjà cité plus haut :
« A Columbus, la combativité et la fureur des « dorados » s'exacerbèrent jusqu'aux limites de l'imaginable, comme si leur chef avait jugé qu'à attaquer cette agglomération qui fut partie du territoire national, il se convertissait en réformateur de l'histoire ; en vengeur des infamies imparties à la famille mexicaine ; en restaurateur de la souveraineté nationale foulée aux pieds pendant la guerre injuste et cruelle de 1847, qui fit perdre au Mexique la partie la plus vaste et la plus riche de son territoire ; en continuateur de l'épopée des héros de Chapultepec dont les poitrines furent percées par les balles des envahisseurs ; en réparateur de l'invasion de Vera Cruz en 1914, lorsque tombèrent sur le sol José Azueta et ses frères en immortalité ; dans le bras inexorable et justicier qui allait faire souffrir dans leur propre chair aux Américains ce que leurs perfides politiciens ont fait souffrir par convoitise à la terre martyre du Mexique. »
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Cette explosion de nationalisme se retrouve, mais sur le mode ironique cette fois, lorsqu'il s'agit de décrire le corps expéditionnaire américain lancé, à la suite de l'incursion villiste, aux trousses du guerillero :
« L'appareil de *l'expédition punitive* fut imposant. Digne d'une de ces parades qui donnent un accent si particulier aux villes de New York, Washington, Los Angeles et Chicago -- à peu près une division de soldats nord-américains choisis, commandés par le futur héros d'une guerre internationale : cavalerie, infanterie, artillerie de montagne, services de transmissions, de sapeurs, d'intendance, de renseignements et de santé militaire ; avions qui, s'ils ne ressemblaient pas à ceux d'aujourd'hui, avaient un effet démesuré pour les pauvres dorados qui ne pouvaient compter que sur leurs chevaux mal nourris et leurs carabines bigarrées ; trains plus que « espantansu egras » états-majors, techniciens en fortifications, limiers et pigeons voyageurs, tout un corps d'officiers de liaison et de relations publiques, dragons blonds et fantassins noirs, artilleurs philippins et portoricains, anciens vagabonds du Bronx, et *gangsters* mis à pied, les mêmes que le cinéma emploiera comme extras, mais sans emploi vu le peu de développement du septième art, journalistes et auteurs au berceau, machines ultra-modernes de transmission de nouvelles, et logements pour les consciencieux historiographes et correspondants de guerre ; un magasin tout entier d'appareils photographiques, des girls qui travaillaient dans les campements de cette étrange caravane pour rendre moins pesantes aux soldats les besognes de cette guerre d'extermination contre Villa et ses braves ; comiques, danseuses, et joueurs de vielle avec un amplissime répertoire de chansons du Far-West et de cette musique qui invite à la mollesse et à la mélancolie et qui se joue sur les rives du Mississipi.
« On a même dit que prenaient part à *l'expédition punitive* jusqu'à d'authentiques Apaches et Peaux-Rouges, sous les ordres des descendants directs des grands chefs Cheval Blanc et Ours Assis, avec leurs superbes plumes, pour chasser à coups de flèches le *Bandit Mexicain...* »
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Comme de bien entendu, ils revinrent bredouilles.
Et c'est sans doute une des raisons qui rendent le personnage de Pancho Villa acceptable pour des gens qui haïssent tout ce qu'il représente, et tout ce qu'il était. Le spectacle de l'armée picchrocoline des États-Unis mise en échec par un hors-la-loi mexicain les venge de toutes leurs défaites passées.
Les États-Unis\
et la gauche mexicaine
Pourtant, le gouvernement de Washington n'avait pas été un adversaire systématique du Caudillo révolutionnaire ; la ligne de conduite adoptée à son égard ne différa pas de celle qui le fut envers tous les groupes révolutionnaires mexicains : celle d'un appui sinon total, du moins fermement motivé.
-- Bien sûr ! s'exclame un ami mexicain. N'oubliez pas que la révolution mexicaine est antérieure à la révolution russe, que son programme d'élimination des intérêts étrangers pouvait très bien s'accommoder d'une interprétation « économique » de la doctrine de Monroe... et vous comprendrez que Washington ait toujours soutenu les révolutionnaires mexicains. »
L'homme qui me tenait ce discours pouvait être classé à la droite de l'éventail politique mexicain. Et comme je lui demandais s'il y avait des preuves de cette collusion de la gauche mexicaine et du gouvernement, il se récria :
-- Des preuves ! Il n'y a que cela ! Voici un texte du chef du Stade Department de Wilson qui fixe les intentions de ce dernier quant aux relations commerciales des États d'Amérique latine :
« Le gouvernement, ayant, par suite de la proclamation et de la défense de la doctrine de Monroe, le devoir de protéger les peuples de cet hémisphère et de les empêcher de tomber dans les griffes des puissances européennes, a fait une démonstration de cette politique en protégeant la petite république du Venezuela afin qu'elle puisse défendre
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ses droits et régler ses affaires avec d'autres grandes nations par l'arbitrage au lieu de la force, et est aujourd'hui prêt à démontrer sa bonne volonté en défendant n'importe quelle autre république exploitée par des intérêts commerciaux, particuliers ou étrangers, grâce à des gouvernements édifiés par la force... De même qu'ils ont volontairement prêté aide à Cuba pour qu'elle obtienne son indépendance d'un pouvoir étranger, les États-Unis sont désireux d'aider le Mexique à maintenir son indépendance face aux puissances financières étrangères. »
-- Cela n'est-il pas clair ?
-- Si. Mais, dans la pratique, comment cela se traduit-il ?
-- Par une phrase de Wilson : « Je vais apprendre aux pays d'Amérique du sud à élire de bons gouvernements. » Ici, le bon gouvernement était celui de Carranza et de Pancho Villa ; une lettre de John J. Lind à Woodrow Wilson expliquait que les ennemis à vaincre étaient : la banque (représentant les capitaux étrangers), l'Église catholique, et les propriétaires terriens ; le secrétaire d'État américain aux affaires étrangères envoyait à ses représentants particuliers les instructions suivantes :
« On doit se refuser à prendre en considération ou à reconnaître un gouvernement provisoire de « neutres » : le président du gouvernement provisoire devra être un « constitutionaliste » déclaré, et il sera personnellement chargé de mettre en forme et de promulguer les réformes nécessaires et inévitables comme un devoir devant lequel tout devra céder... »
Et Baker, dans son livre sur le président Wilson, conclut : « Cela obligeait Wilson à soutenir et à défendre les chefs constitutionalistes du Mexique, Carranza et Villa, qui étaient extrêmement discrédités en Europe. »
Il ne faut d'ailleurs pas croire que ce soit là une initiative isolée. Après le président Wilson, un autre président des États-Unis eut à prendre position vis-à-vis du gouvernement mexicain lors d'une crise grave : F.D. Roosevelt au moment de la nationalisation des pétroles. Il suffit de lire la lettre envoyée par Lazaro Cardenas à l'ambassadeur des U.S.A. pour comprendre quelle fut en cette matière l'attitude du gouvernement américain :
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« Mon gouvernement considère que l'attitude adoptée par le gouvernement des États-Unis d'Amérique, dans l'affaire de la nationalisation des entreprises pétrolières, confirme une fois de plus la souveraineté des peuples de ce continent, que Son Excellence le Président Roosevelt, chef de l'État le plus puissant d'Amérique, a soutenue avec tant d'enthousiasme.
« Par cette attitude, Monsieur l'Ambassadeur, votre président et votre peuple ont gagné l'estime du peuple de Mexico.
« La nation mexicaine a vécu dans ces derniers jours une véritable épreuve au cours de laquelle elle ne savait pas si elle devait donner libre cours à ses sentiments patriotiques, on applaudir un acte de justice de la part d'un pays voisin représenté par Votre Excellence.
« Mon pays est heureux de fêter sans réserve aujourd'hui la preuve d'amitié que vous nous avez donnée et que le peuple portera toujours dans son cœur. »
Les difficultés des gauches\
sud-américaines
Quelques jours plus tard, je me trouvais avec un ancien membre du Bureau Politique d'un des grands partis communistes d'Amérique latine. Nous en arrivâmes à parler du même problème : l'évolution des partis de gauche en Amérique du sud.
-- Deux révolutions, me dit-il, se sont produites à quelques années de distance : la révolution mexicaine et la révolution russe. La gauche sud-américaine a opposé ces deux révolutions et a passé son temps à dire que la révolution mexicaine ne valait rien. Tous les changements sociaux qui se produisirent au Mexique ou dans d'autres pays d'Amérique latine, elle les déprécia en les comparant sans cesse à cette grande et lointaine révolution soviétique ; à prendre cette position, elle se privait de base et d'appui, car elle se plaçait hors de l'histoire et de la réalité nationale.
-- Et aujourd'hui ?
-- Aujourd'hui, cela est en train de changer. « Ha desparecedo el temor reverencial al partido comunista. » La crainte révérencielle du Parti communiste a disparu.
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-- Pourquoi donc ?
-- Pour trois raisons principales -- la révolution cubaine, les critiques apportées au régime stalinien en U.R.S.S., le conflit sino-soviétique. Le conflit sino-soviétique a liquidé le centre unique de la révolution mondiale. Non pas que Pékin remplace Moscou. Non. Il n'y a plus de Mecque de la révolution. C'est tout. Ajoutez à cela que pour les latino-américains habitués à voir dans les gens de Washington les exploiteurs de l'Amérique latine, le pacte de Moscou est apparu comme une trahison, et les Chinois comme les véritables amis de l'Amérique latine.
La déstalinisation a prouvé aux gens qu'ils avaient vécu quarante ans dans l'erreur. Les dirigeants ont perdu leur autorité au cours de la volte-face qu'ils ont été obligés d'effectuer.
La révolution cubaine a montré que la révolution ne naît pas d'un parti. Cela a provoqué un grand désarroi dans la vieille garde révolutionnaire : comment se fait-il que Fidel Castro ait réussi alors que le meilleur parti communiste d'Amérique latine déclarait la révolution impossible ?
Autre rencontre, autre discours. Cette fois, c'est un homme suffisamment écarté des luttes politiques qui parle. Comme je lui demande son avis sur ce que m'ont exposé mes interlocuteurs de gauche et de droite, il intervient dans le débat :
-- Ce que personne ne vous a dit, c'est que le gouvernement américain avait un intérêt particulier à soutenir la gauche mexicaine. Mexico était un centre nerveux de première importance. Qu'elle vienne de Moscou ou qu'elle soit d'inspiration mexicaine, les clefs de la révolution étaient à Mexico. En se ménageant des intelligences au sein de la gauche mexicaine, Washington contrôlait les mouvements révolutionnaires de toute l'Amérique latine.
« Du jour où la révolution cubaine est intervenue, tout a été changé. Et Washington a été obligé de prendre vis-à-vis de Cuba des positions qui lui font perdre les sympathies dont il pouvait bénéficier au sein de la gauche mexicaine ; malgré lui, et malgré elle aussi. »
Jean-Marc DUFOUR.
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### La coutume et la loi
par J.-B. MORVAN
JE REVENAIS d'un pays qui a toujours semblé offrir une des images les plus positives et les plus durables de la paix. Baudelaire voyait, dans les canaux d'une Hollande qu'il ne nomme pas, mais qu'on devine aisément, un miroir constant pour une âme vagabonde comme les vaisseaux. L'image de la paix est, dans « l'Invitation au Voyage » enveloppée d'une quiétude frileuse et savourée : Amsterdam, avec ses eaux vertes sous les grands arbres, y correspond toujours. Si les villes détruites et reconstruites comme Rotterdam évoquent des problèmes spirituels un peu différents, le souci de la paix y reste cependant dominant ; il faut croire à la vérité profonde des portraits que les nations revendiquent éternellement comme étant le dessin de leur âme.
Je reprends inlassablement cette méditation sur les structures de la paix. L'interprétation esthétique de Baudelaire néglige le travail constant au profit d'une torpeur langoureuse et satisfaite ; du moins a-t-elle le mérite de nous rappeler que les passions crues et les révoltes ne peuvent suffire au chef-d'œuvre : il faut que les ardeurs de l'âme subissent l'épreuve de l'érosion. La paix doit amener une décantation spirituelle, elle implique un certain conservatisme intellectuel. La peur du miroir fait honnir le conservatisme et donne à certains vœux pacifiques une résonance fausse et on ne sait quelle nuance d'inconsciente hypocrisie. Et le torrent, surabondant ou desséché, reste une image poétique plus aimée que le canal.
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Cette quiétude, les symboles traditionnels de la Hollande l'illustrent ; et, si le mot ne jurait pas avec l'idée, on pourrait dire qu'ils l'exaltent. Les lansquenets sont réduits à des ombres bleues sur les faïences de Delft. Au musée de Haarlem, les banquets des milices, dans les toiles de Franz Hals, semblent ne plus obéir qu'à l'ultime consigne de nous accueillir et de boire à notre santé, éternellement ; les écharpes des guerriers civiques ne représentent plus que des causes adverses ou des particularités locales ; elles fournissent des couleurs exquises à l'imagination, elles ornent la paix acquise. On peut regretter l'opposition de la Réforme aux tableaux d'église ; mais si elle a contraint le peintre à se tourner vers le seul visage de l'homme actuel, elle l'a du moins amené à situer ce passant dans un climat, dans une attitude d'éternité. Cette attitude est celle de la quiétude retrouvée, ne fût-ce que pour le temps de la pose. En face de notre esthétique picturale moderne, dessinant une humanité haillonneuse ou nue, agitée, dévorée de passions temporaires, les maîtres hollandais offrent ce qui est le plus inadmissible en général pour un Français de notre temps : un conformisme. Ce conformisme est la recherche d'une véritable conformité de l'homme à son être profond : la pose est déjà un début d'exercice spirituel. Quel visage l'homme veut-il donner à la postérité ? L'humanité dépouillée, ce n'est pas la jolie fille qui se voile à peine sous un foulard noué au cou, en espérant que le vent de la mer fera le reste. Le véritable dépouillement, pour une humanité exclue du Paradis terrestre, apparaît mieux dans les costumes noirs, les rabats de dentelle blanche, les coiffes étroites des Régentes d'hôpital.
Les personnages de Franz Hals sont vêtus d'austérité, de devoir quotidien, et de la nécessaire illusion des serviteurs inutiles dans l'exercice des fonctions civiques et charitables. Pour désagréable que soit, aux yeux de certains, cette nécessaire constatation, il faut dire que ces costumes où triomphe le pinceau du maître sont les vêtements de la coutume. Les portraits des gens de notre temps, où nul détail ne révélerait vraiment la fonction ou la condition, n'auraient pas le même intérêt : l'homme y perdrait une dimension, celle de son histoire. Le poncif révolutionnaire, d'une antinomie entre l'art et le conservatisme coutumier, paraît bien naïf. La critique marxiste ne saurait apprécier Franz Hals qu'en recourant à quelque subtil détour. Que pourrait-elle dire de la dignité affectée de ces bourgeois sévères ou épanouis d'euphorie gourmande, des fronts têtus de ces dévotes assemblées autour de leurs registres, de leurs clefs et de leurs sacs de monnaie ?
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Tout au plus y verrait-elle une sorte de génie inconscient, capable sans la révélation marxiste, d'exprimer la sombre autorité d'un paternalisme tyrannique. Il nous suffit, pour expliquer les visages et les mains, où son art excelle, qu'il ait connu l'homme ; et l'ayant connu intégralement, il n'a point souhaité échapper au costume de l'homme.
Je ne songe point à nier la nécessité fréquente d'étonner qui s'impose à l'artiste ; et j'ai toujours trop aimé le baroque pour refuser l'assertion du Cavalier Marino : « que celui qui ne sait pas étonner mérite l'étrille ». Le baroquisme est un travail brutal et fécond, indispensable aux périodes agitées, aux lendemains de révolutions, où les règles acquises ne peuvent plus servir de boussoles dans le désordre ambiant. C'est une première usure consciente des passions, soumises à l'épreuve du rite théâtral avant de figurer dans le tableau de la paix. Nous pouvons contempler ici un art qui n'a plus besoin d'étonner. Nous voyons des personnages qui eurent probablement leurs passions, leur gourmandise, leur avarice, leurs colères, toute la part nerveuse de l'être. Mais ce n'est point la passion qui intéresse l'art c'est l'héritage des passions, quand elles sont réduites à la discrétion. Discrétion veut dire aussi discernement, et possibilité d'une transparence de la personne en ce qu'elle a de plus complet.
Vêtement de la coutume, adaptation intime à la loi Franz Hals est contemporain de Montaigne et de Pascal, de cette époque si proche de la nôtre, et qui s'est interrogée longuement sur ces deux problèmes. La Hollande n'a pas connu les moins véhémentes controverses : elle a eu, après ses guerres, ses Frondes et ses séditions. Là encore, c'est l'héritage qui compte. Que les institutions civiques aient réussi à prendre le visage éternel de l'art dans les tableaux de Franz Hals, c'est pour nous un réconfort et l'occasion d'une reprise de conscience. L'homme, la coutume et la loi se trouvent là réunis, alors que notre temps les veut séparés. Ce n'est pas la première fois.
J'ai souvent trouvé une difficulté essentielle à expliquer le très classique dialogue de Platon : le « Criton » ; à l'expliquer aux autres, mais d'abord à moi-même. L'abnégation de Socrate, sa conviction d'être entièrement, absolument, l'enfant des lois et de la cité, son refus d'échapper à la mort imposée par une interprétation perverse des Lois, tout cela nous paraît inacceptable pour une conscience chrétienne, et l'est effectivement dans une certaine mesure. Plus encore nous ne pouvons imaginer autour de l'homme un univers aussi tutélaire.
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Tout d'abord la loi et la coutume ne sont plus synonymes. La loi n'est plus coutume ; elle est animée de perpétuelles mutations, soit par l'incohérence du siècle, soit par l'agitation mentale des législateurs. Montaigne dans une page où l'amertume (et un peu d'exagération gasconne) a sa part, refusait tout changement d'une loi reçue. Il dit bien « reçue » : c'est-à-dire entrée dans les mœurs, jusque dans les réflexes, dans une conception stabilisée du monde et de la vie. De quelle loi pourrait-on dire, aujourd'hui, qu'elle est « reçue » ? Les lois ne nous apparaissent plus nimbées de cette plénitude aurorale ou crépusculaire, de cette sérénité de la patrie, qui, pour les moins marxisés d'entre nous, décore toujours le nom de « coutume ». Mais la coutume n'est-elle pas l'objet d'une nostalgie plus que le culte d'une réalité encore présente ? Coutume : civilisation habituelle, politesse à l'égard de la vie... Regardons nos coutumes : elles ne sont plus que des habitudes, bientôt réduites à des mécanismes. Socrate ressentait peut-être le mot de « nomoï » comme tout baigné de rumeurs portuaires, de vent du large, d'échos de chansons. Les lois, c'était aussi les enfants du Pirée, présents et à venir. Pour nous la loi n'est plus ce qui doit être conservé ; nous les considérerions presque instinctivement comme ce qui doit être changé. Nous ne voulons plus qu'elles nous imposent un vêtement, au sens propre comme au sens figuré : nous craindrions trop d'être demain démodés, ridicules, affaiblis.
Elles ont peut-être moins un air de servitude que les lois de jadis ; mais si elles ne paraissent pas être notre esclavage, elles ne sont plus notre bien. Multiples, effritées, elles concernent le code de la route comme la vente des denrées. Elles se dressent de toutes parts sans qu'on en voie les lignes directrices, elles sont semblables à ces allées de menhirs inégaux, parfois penchés ou ruinés, qui, dans leur succession humiliée et lacunaire, évoquent plus le désordre que le rite. L'idée ne nous viendrait pas, comme à Socrate, de les personnifier ou d'imaginer qu'elles nous parlent. Nous songeons de moins en moins à les refuser, dans la mesure ou précisément elles ne semblent exiger de nous aucune acceptation profonde et durable. Montaigne pouvait leur demander la raison, Pascal la justice et le fondement mystique de leur autorité.
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La loi réclame théoriquement nos suffrages ; en fait, elle semble tirer sa raison d'une mécanique à laquelle nous ne pourrions pas toucher sans détraquer nos quotidiennes horloges. Alors, finalement, peu importe qui fait la loi, le rouge ou le blanc, le Français ou le Chinois ! La loi n'est que la sanction provisoire d'un déterminisme évolutif ; dans l'esprit des assujettis, ce déterminisme prend la forme superstitieuse et amorphe d'un fatalisme légal.
Malheureusement, nous parlons aussi de « lois morales » et les mots développent autour d'eux une certaine contagion d'équivoques. Pourquoi les « lois morales » ne seraient-elles pas promises au même destin que les lois civiles, et quelle raison y aurait-il de leur accorder une considération différente ? On se demande ce que peuvent signifier les homélies de ceux qui réclament une instruction civique et morale de la jeunesse. L'instruction civique, de plus en plus, se passe de l'instruction morale, et la loi ne dépend désormais que de la statistique : celle-ci nous prouvera qu'il y a trop de voitures -- ou trop d'enfants. Ces nécessités mécaniques, ou présentées comme telles, entraînent la morale, ou l'ombre qui lui survit. La morale, comme l'intendance, suivra. Je connais des Français fraîchement revenus des États-Unis trop facilement raillés, et qui ont respiré pourtant là-bas des bouffées d'un autre air, qui ont perçu le sentiment vivace d'une destinée commune, une sorte de mystère affectueusement senti, devant l'avenir. La France travaille et construit, mais on a trop souvent l'impression que la Petite fille Espérance a été, par erreur, enfermée dans la cave d'un H.L.M. Il nous serait réconfortant de pouvoir faire comme ceux qui placent la bannière étoilée à côté de la Bible. Les signes affectifs de la coutume figureraient ainsi en même temps que les signes impératifs de la Loi.
Ce n'est point facile. Toutes les lois semblent avoir été faites ici contre quelqu'un, à partir du moment où elles prétendent donner à l'homme une direction morale. Aussi les puissants se gardent en apparence de cette prétention, et ne veulent montrer que l'aspect indiscutable d'une exigence matérielle, sans coloration idéologique. Le sentiment est un luxe ou un danger, la fidélité un bâton dans leurs roues. Au reste les sujets d'attendrissement collectif sont rares. A part le bifteck-frites, je n'en vois guère qui s'imposent immédiatement et d'une manière assez convaincante.
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Il existait jusqu'à cette guerre quelques habitudes verbales venant des origines rustiques, encore proches, de la plupart des Français. Le grand-père rouge et le grand-père blanc avaient coutume de faire les mêmes prévisions sur le temps, à l'heure du crépuscule sur les jardins potagers. La météorologie, pour un peuple plus urbain, a moins d'importance... Il nous reste évidemment le libéralisme et la générosité, mots commodes, et qui ne me semblent pas avoir tout le prix qu'on veut leur donner. Les dévastations morales sont comme les maisons ruinées : une potiche insignifiante peut encore rester en place, par un prodige d'équilibre dû au hasard. Essayer de définir un culte civique des Français serait bien vain, et fort démoralisant. Le drapeau tricolore n'a guère plus de signification qu'un panneau de signalisation routière. Le Hollandais peut voir des ancêtres, sans arrière-pensée hostile ou restrictive, dans les tableaux de Franz Hals. Mais nous ?
Nous avons eu plus de difficultés que d'autres, sans doute. Il est possible que la vocation de la France soit de réunir, de confronter douloureusement et de digérer les conflits des coutumes ou des lois de tous les autres peuples. C'est grandiose, mais insuffisant. L'appétit n'est pas la nourriture. On peut vénérer le drapeau comme le signe d'un problème à résoudre. Mais la France n'est pas seulement une machine à calculer, même dans une intention de dévouement mystique. Il faudrait un palais où placer la machine ; sinon, on dégoûtera le mécanicien. Nous redécouvrirons un jour les nécessités artistiques de la paix comprise en tant que paix. Une nation ne peut se définir uniquement par un service, fût-il le service de l'humanité tout entière ; elle doit être aussi une œuvre d'art que l'on contemple dans l'avenir, et dont la structure consacre l'originalité. Mais à ceux qui se complaisent à gratter éternellement leur eczéma révolutionnaire, on n'en donnera pas facilement la conviction, sans pleurs et sans grincements de dents.
Nous perdons le temps à des synthèses pénibles, à de fades mélanges. Pourquoi s'étonner de l'élan qui pousse nos vacanciers hors des frontières ? Ils y cherchent des peuples qui aient un style, des coutumes, des lois de fidélité et d'espérance. Ce n'est pas bon signe, mais on doit tenir compte des signes, même quand ils sont mauvais.
Jean-Baptiste MORVAN.
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### Une réponse mystique à Renan
par Théodore QUONIAM
Sœur Marte Aimée de Jésus était entrée au Carmel de l'avenue de Saxe, à Paris, en 1858, à dix-neuf ans.
C'est en ce Carmel que lui fut révélée, en 1883, la mission qu'elle devait accomplir en ce monde : mission extraordinaire qui l'élevait hors des voies communes.
« Il faut bien convenir, écrivait le philosophe Maurice Blondel, que pratiquement l'aspiration de l'homme à devenir CONSORS NATURAE ET BEATITUDINIS ET CARITATIS DIVINAE**,** ne consiste pas à s'élever par le sentiment d'une grandeur acquise et d'une liberté souveraine, mais au contraire à sentir la petitesse et l'infirmité de « celle qui n'est pas », comme Angèle de Foligno appelait l'âme en face de Celui qui est, du Dieu qui, voulant nous faire à sa taille, sans se contenter de se faire à la nôtre, commence en quelque sorte à nous travailler, à définir nos limites, à nous dilater : de telle manière que la voie de la souffrance et de l'humilité docile est le chemin de la gloire et de l'amour. »
C'est bien malgré elle que Sœur Aimée sera amenée à manifester explicitement et publiquement sa grandeur. Cette petite paysanne dont l'enfance fut uniquement préparation à la vie cachée du cloître, dont le Dogme et la vie des saints furent les seuls aliments intellectuels, va écrire un livre destiné à combattre dans les esprits les ravages exercés par la « Vie de Jésus » de Renan.
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Le parallèle entre l'écrivain exégète et l'humble carmélite ferait à première vue sourire si nous ne savions par maints exemples combien Dieu aime à confondre la puissance par ce qu'il y a de plus frêle. Hâtons-nous de dire que Sœur Aimée n'a pas confondu Renan puisqu'elle ne l'a pas réfuté. Toutefois en répondant à une œuvre critique par une œuvre mystique, elle a apporté un témoignage irrécusable en faveur de ce surnaturel que Renan voulait exclure, elle a bouché l'avenue qu'il comptait ouvrir hors de Dieu. L'exposé pur et simple des faits permet de discerner un mystère que seule peut expliquer l'intervention divine.
La publication du livre de Renan avait produit dans l'Europe entière un scandale justifié par la nouveauté des méthodes critiques adoptées. Ce livre, où la dialectique voilait sa sécheresse d'un charme poétique saisissant, était propre à entamer la foi dans les âmes faibles. Il déchaîna des passions dont l'écho franchit le mur des monastères.
Le carmel de l'Avenue de Saxe eut connaissance de ce trouble. Les religieuses furent affligées, mais Sœur Aimée ressentit le choc d'une offense qui éveilla en elle un sursaut d'indignation. C'était l'épouse blessée au plus intime de son amour.
Tandis que ses compagnes avaient recours à la prière pour conjurer les effets de ce livre, Sœur Aimée prit la plume, et, sans plus tarder, jeta les assises d'un long ouvrage sur Jésus. Une contemporaine a consigné le récit de ces événements en des termes dont l'outrance révèle toute l'étendue de l'émotion éprouvée :
« A la récréation, la Révérende Mère Sophie nous fit connaître l'outrage que Notre-Seigneur venait de recevoir par un livre odieux qui venait de paraître et qui, en niant la divinité de Jésus-Christ, parodiait sa vie de la manière la plus indigne, et elle ajoutait quelques détails qui venaient de lui être exposés. Un cri d'indignation et de douleur s'échappa de tous les cœurs. Au même moment, une des religieuses regarda Sœur Aimée-de-Jésus et plusieurs firent de même comme instinctivement. Le travail était tombé de ses mains ; son visage, déjà pâle, prit une couleur livide ; une sorte de tremblement la saisit, on crut qu'elle allait perdre connaissance, mais la cloche sonna, personne ne s'arrêta. »
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Rentrée dans sa cellule Sœur Aimée pleura, pria, et écrivit d'un seul jet un commentaire du premier verset de l'Évangile de saint Jean : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu et le Verbe était Dieu. » Cet élan spontané qui la portait à donner de sa foi un témoignage écrit, comme si sa vie pénitente était une preuve trop faible, fut la semence d'une œuvre puissante.
Nous lisons dans ses notes l'histoire de ce bouleversement intérieur d'où devait sortir ce travail :
« J'appris qu'un livre ressuscitant l'hérésie d'Arius venait de paraître, au grand scandale de la catholicité. Des évêques, des prêtres, de pieux laïques même, me disait-on, défendaient le dogme attaqué, ce qui me consolait sans me calmer tout à fait. J'eus, au contraire, un sentiment plus fort de ce que je devais être à Jésus, de ce que je devais faire pour lui. Quoi ! je suis une épouse, m'écriai-je, et je garderais le silence ?... Non, il n'en sera pas ainsi !... Je ne puis parler... eh bien, j'écrirai ! Ne dois-je pas venger mon Époux ? »
Ces notes rédigées par Sœur Aimée alors que son ouvrage était déjà avancé montrent à quel degré elle vivait en Jésus puisqu'elle sentait avec une acuité aussi douloureuse les outrages qui lui étaient faits. Sa vengeance au surplus fut digne d'une élue ; ce fut une vengeance sans ressentiment et sans haine. Elle prit parti non pour blesser mais pour sauver en proclamant les merveilles du Verbe Incarné et les bienfaits qu'elle expérimentait dans son âme.
« Mon âme ! prie, souffre, pleure, voilà ta vengeance... Non, non ! c'est trop peu, criait en moi l'amour... Oh ! qu'ils sont heureux les évêques, qu'ils sont heureux les prêtres !... Oui je resterai sur la Montagne, mais de son sommet je crierai : Jésus est le Fils de Dieu !... Il était sur la Montagne, Jésus-Christ, lorsque le soldat lui ouvrit le côté d'un coup de lance, et l'Évangéliste ne dit-il pas « qu'il en sortit du sang et de l'eau »... Pourquoi de la blessure qui vient de m'être faite ne sortirait-il rien ? »
Dans les premiers temps Sœur Aimée ne pensait pas que son œuvre pût prendre un pareil développement. Plus tard, jetant un regard sur tant de pages accumulées, elle avouait :
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« Mais enfin est-ce que je pensais écrire un livre, un livre composé de plusieurs volumes ? Jésus, vous le savez, ma folie n'alla pas jusque là, ou pour mieux dire, elle me fit faire ce qu'elle m'avait empêché de prévoir. « J'ai cru, disait le Prophète, c'est pourquoi j'ai parlé » et moi, j'ai aimé, c'est pourquoi j'ai écrit. Or ce que j'ai écrit c'est ce que ma foi, qui est la foi de l'Église, ne pouvait plus garder au fond de mon âme d'épouse, à savoir que Jésus est le Fils éternel du Père éternel, Dieu de Dieu, Lumière de Lumière, vrai Dieu de Vrai Dieu, incarné dans le temps et fait homme dans le chaste sein de la Vierge Marie par l'opération du Saint-Esprit. »
Ainsi aux allégations téméraires de Renan qui abaissaient le Christ au rang d'un homme de génie, elle répondait par une profession de foi qui rendait hommage à sa divinité. Dans ce travail, l'Esprit Saint lui communiquait ses lumières. Elle a raconté comment elle fut en quelque sorte possédée de l'esprit de Dieu qui fit d'elle son instrument docile dans la rédaction de l'œuvre.
« À peine eus-je saisi une plume et exprimé sur un débris de papier ce grand article de notre foi : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu » que je me sentis saisie à mon tour par un esprit qui n'était pas mon esprit, remplie de lumières qui surpassaient mes lumières, avec les termes propres pour les exprimer. A mesure que j'écrivais, la plume s'affermissait dans ma main, et en quelques instants le papier fut couvert de mots ou plutôt de vérités, et j'essayai de prouver la divinité de Jésus-Christ par les paroles de la Sainte Écriture. »
Le développement rapide des premières rédactions ne fut pas sans provoquer dans l'âme de Sœur Aimée quelque trouble. Était-ce bien là sa mission ? Dieu ratifiait-il ses efforts ? Elle rapporte que l'envie lui vint de brûler ses premières pages mais qu'elle ne put y réussir. La prudence l'incita finalement à se confier à son confesseur le Père Gamard. Celui-ci a laissé sur ces événements un témoignage précieux qui montre l'importance de son rôle en cette affaire. Il fut l'autorité qui encouragea Sœur Aimée à poursuivre.
« Peu de temps après la publication du livre sacrilège de Renan sur Jésus-Christ, Sœur Aimée-de-Jésus vint toute en larmes au parloir, me faire part de sa profonde douleur, et bientôt elle laissa échapper de son cœur ce cri : « Ah ! que ne me donne-t-on la permission d'écrire ? Comme je confondrais ce malheureux ! » Je connaissais sa pureté angélique, sa piété profonde, son amour ardent pour Notre-Seigneur, les faveurs signalées dont il n'avait cessé de la combler depuis son enfance.
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Mais ne soupçonnant pas même qu'elle eût rien de ce qui était nécessaire pour une pareille entreprise, je laissai naturellement tomber cette parole. Elle me remit alors un cahier d'une trentaine de pages, où elle avait consigné de mémoire quelques explications reçues de moi, huit jours auparavant, sur certains points très élevés de la vie intérieure, en me priant de le lire et au besoin de le corriger. Mes pensées y étaient tellement agrandies, mon humble langage tellement transformé, la doctrine d'une exactitude si parfaite, que cette lecture fut pour moi comme une révélation. J'eus le soupçon que l'Esprit Saint, qui se plaît parfois à confondre l'orgueil des sages par l'humilité des ignorants, pourrait bien n'avoir pas été étranger à ce cri laissé par moi sans réponse. »
Ce fut seulement au cours d'un second entretien que Sœur Aimée avoua au Père Gamard que son désir était déjà entré dans la voie des réalisations :
-- « Mon enfant, lui répondit le Père, vous m'avez devancé, j'allais vous dire de le faire. »
Sœur Aimée, quelque peu rassurée par cette réflexion, révéla dans le détail à son confesseur tout ce qui se passait en elle pendant qu'elle écrivait. Elle insista sur ce qui l'avait le plus impressionnée : la surabondance des lumières, l'habileté extraordinaire de la main. Le Père Gamard rassura de son mieux sa pénitente et la fortifia dans son dessein.
Il lui proposa d'ailleurs d'en venir à l'examen de ce qu'elle avait écrit afin de reconnaître l'esprit qui s'était emparé d'elle.
Sœur Aimée se rendit alors auprès de sa Prieure pour lui rendre compte de ce qui s'était passé. L'accueil de la Mère Sophie, en dépit d'une réserve bien compréhensible, ne fut pas un blâme. Ses seules craintes concernaient le bon ordre de la communauté où se révélait tout à coup une carmélite écrivain. Finalement, après huit jours de réflexions et de délibérations, il fut convenu qu'il fallait faire commencer le travail en secret et à titre d'essai. Sœur Aimée devait n'y consacrer que le temps de la sieste et un quart d'heure pris le soir sur le sommeil.
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« Les cent premières pages, écrit le Père Gamard, ne tardèrent pas à m'apprendre que le succès ne paraissait pas douteux et que nous pouvions espérer de la plume de cette fille des champs une œuvre propre à venger la divinité de Jésus-Christ des blasphèmes du nouvel Arius. Voilà comment je me suis décidé, de concert avec la Révérende Mère Sophie, à encourager la continuation de ce travail, en acceptant, sur la demande qui m'en était faite, la charge de le réviser. »
Ainsi, invitée à ne s'arrêter que par défaut de lumière ou par l'inspiration de Notre-Seigneur, Sœur Aimée put continuer ses premiers essais dans une paix relative.
Cette paix fut bientôt troublée par l'élection d'une nouvelle prieure. Sœur Aimée ayant exposé à sa nouvelle Mère les approbations et décisions dont les travaux avaient été l'objet, la Révérende Mère Isabelle, effrayée d'une semblable aventure, se montra indécise.
« Si rien n'était fait, avouait-elle à sa Fille, assurément je ne vous autoriserais pas, mais vous êtes déjà avancée, vous pouvez continuer. »
Ce regret qui perçait dans ses moindres paroles au sujet du livre n'était pas fait pour donner à l'auteur la joie dans l'effort. On rapporte que trois fois dans le même entretien Sœur Aimée lui dit : « Ma Mère, je ne puis de moi-même cesser d'écrire, mais vous pouvez me défendre de le faire, je suis prête à vous obéir. » Trois fois elle reçut la même réponse, si troublante pour une âme défiante d'elle-même comme l'était la sienne : -- « Non, je ne me sens pas la force de prendre sur moi cette décision, mais je ne vous cache pas que je ne vous donne cette permission qu'avec de grandes répugnances. »
Si l'ordre formel de son directeur n'était venu fortifier les encouragements secrets de Jésus, nul doute que Sœur Aimée n'eût jamais mené à terme son entreprise.
Une religieuse qui a connu intimement Sœur Aimée à cette époque rapporte quelques détails intéressants sur ce faisceau de difficultés qui entravaient quotidiennement les franches coudées de l'écrivain.
« Demander les choses nécessaires pour écrire lui coûtait au-delà de tout ce qu'on peut imaginer ; elle usait les plumes jusqu'à ce qu'elles lui refusassent tout service ; elle économisait le papier jusqu'à former souvent des pages entières avec des morceaux qu'elle collait les uns aux autres. Quand la Prieure entrait dans sa cellule pendant qu'elle écrivait, la timide religieuse changeait de visage, au point de faire soupçonner qu'elle s'occupait à toute autre chose. »
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En somme tout était de nature à la détourner de son travail ; l'amour seul la soutenait. Les secours humains qui lui faisaient défaut étaient compensés par une grâce de plus en plus manifeste. Il fallait certes une grâce de choix en toutes circonstances mais elle fut particulièrement nécessaire pour aider Sœur Aimée à supporter avec patience le départ du prêtre providentiel qui avait guidé les débuts de ses travaux.
« Vous m'avez fait traverser des chemins pénibles, lui écrivait-elle, et vous me laissez dans une paix profonde ; mais arrivée à un si précieux moment, je sens tout le besoin que j'aurais encore de votre direction, car le travail est continuel du côté de Notre-Seigneur. Vous savez qu'il ne me dit jamais : c'est assez, et quels actes d'amour il exige de moi 1. Ses opérations sont si intimes et si délicates, qui me les fera reconnaître ? Et elles mènent si loin lorsqu'elles sont secondées ! »
Le Père Gamard promit à Sœur Aimée de continuer à l'assister par correspondance et cette aide lui permit de poursuivre sans trop de découragement le labeur entrepris à la gloire du Christ.
« Mon travail, disait-elle à une religieuse qui lui en parlait dans l'intimité, était dans ma pensée une amende honorable au nom de toutes les vierges, ne doutant pas qu'elles aient ressenti comme moi l'injure faite à leur divin Époux. Rendre à Jésus plus de gloire, préparer à ses épouses une immense joie, tel a été mon dessein, mon espoir, telle serait ma meilleure récompense. »
Quel plus beau désir ? préparer sa Joie et celle d'autrui ! Envisagée sous cet angle, l'existence de Sœur Aimée cumule toutes les richesses de l'humain et du surnaturel découvrant au regard la haute signification de la vie. Pour réaliser son dessein elle s'efforçait chaque jour de rendre sa transformation en Jésus plus achevée et d'accentuer sa ressemblance avec lui. Son œuvre devient de ce fait l'image d'une âme fidèle.
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Les difficultés humaines de tout ordre qui se coalisèrent pour faire tomber sa plume sont peu de chose auprès des épreuves spirituelles qu'elle eut à subir durant ces années. La correspondance fréquente qu'elle entretint avec le Père Camard nous éclaire sur ces peines intérieures.
Il y eut d'abord les angoisses de l'auteur improvisé qui erre quelque peu à l'aventure. Entrepris sous l'impulsion d'une ferveur blessée qui se rebelle contre un affront, son livre ne répondait pas, en effet, à un plan rigoureusement construit. Il jaillit de son âme sans avoir été méthodiquement conçu et sa physionomie se détermina au gré des inspirations successives.
Sœur Aimée, a pu se comparer à l'ouvrier qui bâtit un édifice, faisant au fur et à mesure ce qu'on lui dit, sans avoir la moindre idée de ce qu'il doit réaliser.
« Le plan de mon pauvre travail, écrit-elle, est demeuré, jusqu'à son achèvement, dans la pensée du divin architecte. Quand l'ébauche fut finie, et que je dus reprendre la plume, je vis qu'il devait avoir quatre parties : la première comprendrait la vie éternelle du Verbe dans le sein du Père, et du Verbe dans le sein de Marie la deuxième sa vie cachée ; la troisième sa vie publique la quatrième sa Passion, sa mort, sa vie glorieuse. Je n'en prévoyais pas davantage. »
Les proportions de chaque partie étaient totalement inconnues à Sœur Aimée. Ne rapporte-t-elle pas qu'elle prépara, pour les recevoir toutes, un cahier qui ne put suffire pour une seule ? Mais combien de cahiers suffiraient à contenir les méditations d'une telle âme ?
Acte de foi, ce travail ne devait pas être seulement un acte de foi exprimé, mais en outre exprimer un acte de foi pratique. Aussi se fit-elle plus que jamais épouse et disciple de son Sauveur.
« Quand je me mis à écrire, avoue-t-elle, un grand feu s'alluma en moi, mon cœur me parut s'agrandir, mes facultés se développer, ma sphère devint trop étroite, le Seigneur m'ouvrit une nouvelle carrière ! »
Elle affirme que Jésus l'instruisait directement de tout ce qu'elle devait écrire et lui avait fait défense de consulter aucun livre. C'était, à la lettre, sous la dictée du Seigneur qu'elle rédigeait son ouvrage.
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« Toutes les paroles de la Sainte Écriture, sauf la plupart de celles qui figurent comme texte, m'ont été mises dans l'esprit au moment où Notre-Seigneur les jugeait nécessaires pour appuyer ma doctrine « qui n'est pas ma doctrine », dirai-je avec lui ; aussi, très souvent ai-je été obligée avant de les citer comme paroles de l'Écriture, de m'informer si véritablement elles en étaient et, pour les indiquer, de recourir à la charité d'autrui. Quant aux paroles des saints, qui me sont revenues à propos, et aux quelques passages un peu longs, extraits à l'occasion de lectures entendues, je n'ai pas même essayé de chercher, hors de leurs vies où on peut les trouver, n'en ayant pas l'idée. Pour ce qui est du Saint Évangile, je l'ai copié mot à mot ainsi que plusieurs fragments de l'Ancien et du Nouveau Testament que j'ai évoqués ou dont le sens seulement me revenait. »
Elle dit encore que parfois Jésus la faisait travailler à la recherche d'une vérité dont il ne lui donnait que l'idée. Il lui proposait un thème dont elle devait détailler les richesses afin d'initier son esprit à la joie de la découverte. Élève soumise, elle rédigeait docilement tout ce que l'Esprit Saint lui communiquait.
Elle nous a révélé sa méthode de travail dans ce jugement empreint de simplicité :
« Je n'ai eu ordinairement qu'à me présenter devant sa Majesté, pour être aussitôt remplie de ce que je devais écrire et souvent garder en mon âme le plus considérable et le meilleur. »
Épouse, disciple, Sœur Aimée fut aussi « Victime ». Non seulement Jésus la rendit participante de ses dispositions intérieures, mais à maintes reprises il voulut encore l'associer à ses souffrances physiques et morales. Ainsi, pendant qu'elle écrivait la période des quarante jours au désert, son âme put s'identifier avec toutes les circonstances qu'elle relatait ou dont elle faisait l'objet de ses contemplations. Son propre témoignage est formel :
« Pendant cette partie de mon travail qui dura environ six mois, je fus tourmentée par l'horrible souffrance de la faim. Je n'avais ni la permission de jeûner ni celle de retrancher quoi que ce soit sur la nourriture. Cette dernière était même aussi fortifiante qu'elle peut l'être au Carmel, mais elle irritait ma faim au lieu de l'apaiser et produisait en moi un effet contraire à celui qu'on aurait dû en attendre. Quand je fus au repas servi à mon divin Jésus par les Anges, cette souffrance cessa tout à coup. »
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A mesure qu'elle avançait dans la rédaction de l'ouvrage Sœur Aimée s'appartenait de moins en moins. N'ayant en vue que la gloire de Dieu elle s'oubliait dans cette gloire, se perdait dans cette immensité. Jésus lui montrait sans relâche que toute satisfaction dont il n'était pas l'objet immédiat, alors même qu'elle serait spirituelle, était vaine et dangereuse.
« Il m'inculqua par un très pur rayon de sa lumière que je ne devais pas même savourer le plaisir de souffrir, mais m'élever, par les ailes de la Grâce, au-dessus de toute peine comme de toute joie pour ne m'arrêter qu'à lui. »
Jésus lui tendait la main pour l'aider à gravir le degré qui sépare la chasteté de la pureté et fait d'une vie sanctifiée une vie sainte. Jour par jour, souvent même heure par heure, les tendresses de l'Époux divin succédaient à des zones de désolation spirituelle.
« Jamais je n'ai eu plus de lumières et d'enthousiasme, écrivait-elle au Père Gamard, bien que je traite de matières de plus en plus difficiles. Je n'ai pourtant à ce sujet aucune consolation, mais, au contraire, une grande épouvante. Je ne sais, mon Père, si vous pourrez comprendre tout cela, moi je ne comprends rien. Je me doute qu'il y a quelque chose de très sanctifiant dans ces peines multiples, mais je vois bien aussi l'action du démon. »
Quand on met en regard les détails de la vie de Sœur Aimée et les détails de son œuvre on voit apparaître immédiatement une étrange concordance. Le point culminant du livre, « *Jésus au désert* » est aussi le point culminant de sa vie. Il nous présente la rude ascension de Sœur Aimée parvenue au sommet de la Sainte Montagne aux côtés de son Époux. Elle n'en redescendra plus.
Le désert qu'elle était venue chercher au Carmel elle l'a enfin trouvé dans les souffrances de choix qui ajoutent à la clôture, *l'isolement.* De tous côtés, il semble élargir autour d'elle un grand vide, partout l'horizon recule pour ne lui laisser à contempler que Dieu seul. Sa tâche désormais sera d'enrichir ce désert. Grandie à la mesure du Christ, haussée au niveau du ciel, Sœur Aimée n'a plus qu'à jeter la passerelle pour quitter le monde. Les volumes qu'elle consacre à la *Vie Publique* et à la *Vie Glorieuse* forment ce pont suspendu entre Terre et Ciel.
111:88
#### Le triomphe de l'Esprit
Les dernières années de la vie de Sœur Aimée-de-Jésus sont l'application vécue des quarante conseils pratiques qui découlent de ses quarante considérations sur Dieu. Dieu est saint, disait-elle, et nous devons nous sanctifier de plus en plus dans sa sainteté infinie. Notre carmélite s'est sanctifiée jusqu'au terme, jusqu'à ce que la pénitente consumée se soit muée en bienheureuse. En moins de trois ans elle avait écrit cinq volumes au milieu de difficultés que nous avons à peine pressenties mais dont elle triompha parce qu'elle avait « *du caractère* ». Reportons-nous à ce magnifique « entretien » Jacques Chevalier-Bergson du 13 juin 1930. Il y est question d'une Prieure de Carmel dont Bergson avait sollicité les lumières et il est tout à fait symptomatique de constater que cette religieuse parle exactement comme le faisait Sœur Aimée : « Il faut se former un caractère. Tout se bâtit là-dessus. Il faut être à même de recevoir la vérité. Il faut que l'intelligence devienne *silencieuse*, paisible, capable d'écouter et d'entendre. Il faut se rendre capable de recevoir la lumière divine. » ([^8])
Ce fut seulement le 1^er^ janvier 1869, six ans après les débuts de son entreprise, que Sœur Aimée commença le volume sur la Passion. Cette partie reste la plus courte de son œuvre. Elle n'en est pas moins comme la résonance assourdie du drame intérieur qui la déchirait. Parvenue sur les pas du Christ aux portes de Gethsémani l'âme de l'épouse fut saisie d'une tristesse mortelle. Elle entra dans une douloureuse compassion des souffrances de son Bien-Aimé.
« La douleur intérieure que j'éprouvais était parfois si intense et mes larmes si abondantes, qu'une sœur, qui avait à la fois le secret de mon travail et celui de mon martyre, se demandait si j'arriverais jusqu'au Calvaire. Je redoublai d'efforts et le Vendredi Saint, de deux heures à trois heures, j'écrivais à genoux les dernières circonstances de la mort sanglante de mon divin Époux. Pendant la nuit du Samedi Saint au Jour de Pâques, l'impossibilité de me livrer au sommeil me permit d'achever le chapitre de la sépulture de mon Bien-Aimé. »
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La torture ressentie par Sœur Aimée au récit de ces épisodes fut si crucifiante qu'elle pouvait confier à son confesseur : « Je crois que quand Notre-Seigneur voudra m'appeler à lui, il n'aura qu'à laisser aller ma nature. »
Au moment d'écrire la résurrection Sœur Aimée dut poser la plume pendant plus de cinq semaines : l'âme retrouvait la joie, mais le corps défaillait. Tandis que ses peines spirituelles cessaient au spectacle des mystères glorieux, la fièvre la brûla et de violentes douleurs brisèrent ses membres. Atteinte d'une dangereuse scarlatine Sœur Aimée demanda à Jésus de préserver de la contagion toutes les personnes qui l'approchaient. Il le lui accorda en lui faisant connaître qu'elle sortirait de l'infirmerie exactement un mois plus tard, le 16 juillet. Les douleurs pourtant redoublaient et ne laissaient pas présager une prompte guérison :
« Il me semblait que des épines traversaient ma tête en tous sens ; je souffrais dans les oreilles, les joues et les dents, comme si l'on m'eût meurtrie par des soufflets, le cou était douloureux, la gorge enflammée, les épaules brisées, et je compris quelque chose de ce que Notre-Seigneur dut souffrir quand son divin chef servit de jouet chez Pilate aux atrocités de la soldatesque. »
Un jour que la fièvre atteignait un degré fort élevé la sœur infirmière dut la prévenir de la gravité de son mal. Fixant alors un tableau de l'Ecce Homo placé à sa portée, elle supplia Notre-Seigneur de l'éclairer sur son état. De l'image sainte Jésus lui répondit « Je ne suis pas mort dans ce tourment. »
« Dès lors ajoute Sœur Aimée, je demeurai fermement persuadée que je ne mourrais pas de cette maladie et je fis mon possible pour rassurer celles qui m'entouraient. » De fait, le 16 juillet, ainsi que Jésus l'avait annoncé, Sœur Aimée assistait à la messe et communiait. A partir de ce jour les forces lui revinrent et elle put se remettre à écrire. Elle ne devait d'ailleurs terminer son ouvrage qu'au prix des plus grandes fatigues, des plus extrêmes douleurs. Dès le commencement de sa convalescence Jésus l'avait informée des tourments qu'il lui réservait encore pour achever sa vie dans la divine ressemblance :
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« Notre-Seigneur me fit connaître que j'allais commencer mon portement de croix qui durerait jusqu'à ma dernière maladie, pendant laquelle il daignerait renouveler en moi son crucifiement. Il me montra comment, du palais de Pilate au Calvaire, il avait pratiqué toutes les vertus, et comment je devais, pour l'imiter, les pratiquer moi-même. »
Sœur Aimée a laissé de sa montée au Calvaire un récit détaillé dans lequel elle complète le relevé des tortures physiques endurées par une confession de ses dispositions morales. Nous y admirons par-dessus tout un ardent désir de conformité. Ainsi, lorsque les consolations célestes commençaient à pénétrer l'âme de l'épouse, Jésus, désireux que le seul amour rendît sa croix légère, l'incitait à demander la suspension de ces délices. Il ne l'y obligeait pas, voulant que son épouse agisse à son égard comme lui-même avait agi envers son Père, dans la pleine liberté de ses actes. Il lui proposait seulement de choisir entre deux imitations la plus exacte et la plus salutaire. Plusieurs fois sur son inspiration Sœur Aimée ferma volontairement son âme aux douceurs consolatrices et revêtit l'état de pure souffrance au nom du pur amour.
« Mes peines devenant volontaires comme celles de Jésus, Dieu fut plus glorifié, ma ressemblance avec Jésus plus complète et mon mérite plus grand. »
Et, ennoblissant cet acte d'abandon par un acte de reconnaissance elle ajoute :
« C'est toujours avec cette délicatesse qu'il a daigné agir avec moi. »
La douleur du portement de croix qui se trouvait être précisément dans l'épaule droite paralysait le bras de Sœur Aimée et ne lui permettait d'écrire que très difficilement. Elle dut prier Jésus de vouloir bien faire passer cette douleur dans l'épaule gauche. Cette translation eut lieu sans toutefois dégager complètement l'épaule droite du poids de la croix. Du moins put-elle écrire et, sans dérober à Jésus le témoignage d'aucune souffrance, ne pas le frustrer de la gloire qu'elle lui rendait par son livre. Cumuler les renoncements pour mieux imiter restera jusqu'à la fin le souci de la carmélite martyre.
Parvenue au chapitre final, consacré à la vie eucharistique du Sauveur, Sœur Aimée éprouva un surcroît de fatigue. Elle eut toutes les peines du monde à terminer cette dernière partie. Quand elle voulut écrire sur le Saint-Sacrement elle sentit intérieurement qu'elle devait renoncer à développer les réflexions qui eussent composé tout un petit traité.
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« J'en fis le sacrifice pour entrer plus parfaitement dans les desseins de Notre-Seigneur, qui veut que je passe avec lui dans l'obscurité de ce mystère, pour m'y consumer d'amour en silence, et y prendre continuellement une vie nouvelle que je devrai, à son exemple, sacrifier habituellement à la gloire de Dieu et au salut des âmes. »
Le 15 octobre 1869 Sœur Aimée mettait le sceau à son œuvre par un résumé de la vie de Notre-Seigneur dans le sacrement de son amour.
Croyant alors qu'elle n'avait plus rien à faire en ce monde, plus que jamais elle eût voulu mourir. Jésus lui fit comprendre que le moment n'était pas encore venu, tous ses desseins sur elle n'étant pas accomplis et certains traits de ressemblance avec Lui n'étant pas assez accusés. Il lui fit remarquer à ce propos « que les trois âmes qu'il avait le plus aimées : Sainte Madeleine, Saint Jean, la Très Sainte Vierge elle-même, plus que toutes les autres avaient été martyres de son absence ». Bref il lui promit de la soutenir dans ses langueurs comme il les avait soutenues dans les leurs, par l'amour, par l'Eucharistie et par des grâces particulières. L'Amour qui empêchait Sœur Aimée de craindre la mort l'empêcha dès lors de craindre la vie et pour la première fois tira de son cœur ce cri décisif : «* Non pas mourir mais souffrir. *»
Après avoir fait un acte par lequel elle soumettait son travail au jugement de l'Église il ne lui restait plus qu'à le dédier. Elle l'offrit à l'Enfant-Dieu et à la Vierge sa Mère :
« A l'Enfant-Dieu parce que c'était pour la défense de sa divinité que je l'avais entrepris, et aussi parce que c'était en cet humble état que l'impie Renan l'avait le plus outragé. A la Vierge sa Mère, parce que ce malheureux, en faisant de son Fils un homme ordinaire, avait à la fois ravi à Marie son titre de Vierge et celui de Mère de Dieu. »
Un jour, regardant ses nombreux cahiers et se demandant ce qu'il en adviendrait, Sœur Aimée éprouva au fond de son âme comme une sorte d'assurance que Dieu en tirerait sa gloire. Sainte Thérèse, au cours d'une vision, lui précisa ce sentiment en lui confirmant que son œuvre serait utile à l'ordre du Carmel. Et pourtant telle était son humilité que jusqu'au bout elle crut voir dans son indignité l'obstacle essentiel à la réalisation de ses espérances.
115:88
« Jésus pouvait choisir une sainte Pour ce travail, écrivait-elle, il ne l'a pas voulu ; j'adore ses desseins sans les comprendre, et je le conjure avec larmes de faire tout aboutir à sa plus grande gloire, le reste ne m'est rien. »
Le travail de Sœur Aimée ne devait être édité que quarante ans plus tard, en 1909. Mais ce ne sont pas de ces ouvrages qui vieillissent. Aujourd'hui l'œuvre de Renan a perdu toute autorité dans le monde de l'exégèse, surtout depuis la découverte des manuscrits de la Mer Morte. Son intérêt vient de l'histoire qui s'y rattache par rapport à Renan lui-même et non des arguments qu'il présente. Il ne survit en somme que par des qualités purement extérieures dont le charme envoûtant du style n'est pas la moindre. Tout autre est le destin du livre un peu massif de Sœur Aimée -- traitant des Biens éternels il conservera toujours une vertu de rajeunissement. S'opposant de toute la vigueur d'une certitude intacte à l' « *indéterminé de l'histoire* » que Renan avait puisé dans Hegel, il fait obstacle à cette matérialisation progressive de la pensée qui est le grand mal des temps modernes. Il fait prévaloir le « *qualitatif* » sur le « *quantitatif* » maintenant par là même la source d'un humanisme vivant. Ce serait une faible image que de dire que notre carmélite a écrit un tel livre avec son sang : il semble écrit avec l'impalpable substance de son âme.
#### Suprêmes épreuves
Au début de l'année 1874 le mal qui minait Sœur Aimée de Jésus empira. La Révérende Mère Isabelle chez qui une vénération réelle avait remplacé à l'égard de sa fille la défiance un peu hostile qu'elle lui avait opposée jadis, envisagea avec crainte les suites de sa disparition prochaine. Son esprit de foi, conscient à présent de la vertu transcendante de Sœur Aimée et de quelle grâce la communauté était comblée par elle, la fit réfléchir sur la nécessité de voir clair dans ses écrits. Si elle venait à mourir maintenant, pensait-elle, ne serait-on pas embarrassé par le dépouillement des notes écrites au crayon, en abrégé le plus souvent, et sans indication positive de dates, de motifs ou de circonstances ? Que restait-il à faire des corrections indiquées pour son ouvrage ? Le sentiment de sa responsabilité inspira à la prieure la résolution de soumettre en toute franchise la question à Sœur Aimée.
116:88
« Si Dieu vous appelait à lui, lui dit-elle un jour, ne seriez-vous pas bien aise de laisser tous vos écrits parfaitement en ordre ? N'avez-vous rien à revoir ou à retoucher dans votre ouvrage ? Et vos papiers personnels sont-ils en état d'être remis au Père Gamard, tels qu'ils se trouvent en ce moment ? »
Surprise par cette proposition inattendue, la malade qui ne voyait pas encore l'imminence du péril se recueillit devant Dieu, puis rassemblant toutes ses énergies :
« Vous avez raison ma Mère, répondit-elle, il faut que je meure les armes à la main. » Et elle ajouta en souriant : « Vous savez si la plume a été une arme pour moi... Mettons-nous donc à l'œuvre, j'ai, en effet, bien des choses à mettre en ordre. Vous m'aiderez, n'est-ce pas ? » dit-elle à la sœur que la prieure avait amenée.
A dater de ce jour une heure fut quotidiennement consacrée à cette mise au point. Par bonheur, si les forces de Sœur Aimée déclinaient, son intelligence et sa mémoire n'avaient rien perdu de leur exactitude ni de leur précision. A mesure que la chair fondait elles semblaient même comme agrandies et comme déliées. Elle relut donc une partie de la vie de Notre-Seigneur, indiqua certains passages à supprimer, en corrigea quelques autres d'après les observations du Père Gamard, et, ne pouvant tout achever, confia ses désirs au sujet de ce travail. Quant aux notes qui devaient l'aider à poursuivre la relation de sa propre vie, elle les classa, les compléta, plaça plusieurs dates, dicta encore certaines pages.
Dévorée par la fièvre, abattue par une toux continuelle, Sœur Aimée à l'heure convenue se redressait presque miraculeusement pour faire face au travail demandé. Elle restait ponctuelle par obéissance et par grâce.
Un jour la sœur qui lui avait été donnée pour aide relisait avec elle une page de ses notes les plus intimes concernant les bontés du Seigneur à son endroit. Soudain une sorte d'atmosphère lumineuse enveloppa la tête de la malade sans toutefois la dérober aux regards et ses traits se métamorphosèrent en ceux d'un tout jeune enfant. Arrêtant sa lecture la sœur tomba à genoux sans quitter des yeux ce visage transfiguré. Au bout de quelques instants la lumière s'évanouit : la physionomie de Sœur Aimée reprit sa forme et son expression naturelle. Les yeux embués de larmes elle murmura comme pour s'excuser : « Oh, je n'ai pas pu... pardonnez-moi... Je n'ai pas pu ! » Comprenant l'embarras de son humilité, la religieuse lui proposa simplement de continuer la lecture.
117:88
« Pour cette fois, reprit Sœur Aimée, contentons-nous de remercier Notre-Seigneur qui a voulu nous faire passer une heure si douce. »
Elle n'ajouta rien à ces mots et la discrétion suspendit à ce sujet toute question nouvelle.
Le travail de révision étant terminé, Sœur Aimée voulut ajouter de sa main quelques lignes où elle se dégageait en quelque sorte de la responsabilité d'avoir écrit sur elle-même :
« J'ai eu plus d'une fois le désir de ne point continuer ces notes, de m'oublier de plus en plus moi-même, de ne plus m'occuper que de Dieu. Ayant soumis ce désir au Père de mon âme, il n'en fut pas approuvé. Depuis, quand l'inquiétude revenait à ma pensée, je ne m'y arrêtais plus, la considérant comme une distraction, continuant d'écrire ce qui se passait en moi, si ce n'est lorsque je ne pouvais le rendre, soit à cause de la trop grande élévation, soit pour ne pas suffisamment comprendre. »
La Mère Prieure, qui était présente lui demanda ensuite si elle n'avait plus rien à exprimer. Sœur Aimée se recueillit de nouveau, pria un instant, puis, reprenant le crayon inscrivit ces mots :
« Je priai, un grand calme se fit en moi ; et plusieurs fois je me sentis très intimement unie à Dieu comme Vérité. »
Rendant à la Prieure cette feuille sur laquelle elle venait d'attester l'action de Dieu dans son âme, elle regarda sa Mère avec une sereine, allégresse en disant « Maintenant je n'ai plus qu'à mourir. »
La mort ne se fit pas attendre bien longtemps. A peu de distance de cette scène Jésus vint chercher son épouse pour lui remettre la couronne de gloire. Les circonstances mêmes qui précédèrent immédiatement cette rencontre donnèrent a sa ressemblance avec lui ce « fini » qui fait d'une œuvre d'art un chef-d'œuvre. L'humiliation fut une fois de plus le ciseau du divin sculpteur.
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Souvent contredite, blâmée, jugée sévèrement, Sœur Aimée avait écrit que « souffrir de cette manière était un grand pas vers la transformation et que les derniers jours de l'âme ainsi conduite sont quelquefois marqués encore par ce trait de ressemblance avec le divin Maître ». De fait, à son lit de mort elle fut humiliée et traitée par le Supérieur de la communauté comme une coupable.
C'était au moment de recevoir les derniers sacrements. Sœur Aimée venait de demander pardon à ses Sœurs des imperfections dont elle avait pu les affliger. Quand elle eut achevé -- « Ajoutez, lui dit le Supérieur, que vous demandez pardon des scandales que vous avez donnés. » La communauté tout entière qui était là réunie fut saisie d'un véritable mouvement de stupeur. Sœur Aimée elle-même restait interdite. Le Supérieur réitéra son ordre dans un silence glacé. Alors de sa voix expirante la mourante répéta la formule de blâme qui venait de lui être si formellement enjointe. Une émotion intense s'empara des assistants, plusieurs religieuses se retirèrent précipitamment en fondant en larmes.
Une fois sorti de la clôture le Supérieur monta au parloir. La Révérende Mère Isabelle le suivit et lui demanda des explications sur cette étrange attitude qui avait bouleversé tous les cœurs :
« Je voulais donner un exemple, dit-il, et montrer ce que peut produire la vertu. Je voulais aussi me donner à moi-même l'assurance de l'esprit qui avait guidé cette religieuse durant sa vie. »
Cet incident eut pour effet de ramener à Sœur Aimée toutes ses compagnes, même celles qui lui avaient été le plus contraires jusqu'alors. Quant à elle, interrogée sur ce qui venait de se passer, elle se contenta de répondre aux questions qui lui étaient faites : « Je me sens toute revêtue du Christ. » L'agonie fut surnaturelle. Tour à tour, l'amour le disputant au désir de souffrir et le désir de voir Dieu le disputant à celui d'endurer pour lui se livrèrent dans son âme un rude combat. A mesure que la mort approchait, les aspirations de l'élue devenaient plus intenses. « Il ne vient pas !... murmurait-elle... Je ne le vois pas ! Oh ! quand donc ? quand donc ? » Durant la nuit suprême son visage refléta un instant une profonde amertume, et elle s'écria en gémissant : « Oh ! Jésus, ne m'aimez-vous donc plus ? » La Mère Prieure se pencha vers elle et l'exhorta à la confiance :
119:88
« Oh ma Mère, fit Sœur Aimée, cherchant à faire comprendre quelle sorte d'angoisse envahissait son âme, vous savez dans quel sens je dis cela : je n'avais qu'à le désirer, il était là ! Maintenant, je l'appelle et il ne vient pas ! Et la souffrance, il me la rend trop douce ! »
C'était dix-huit siècles plus tard l'écho du cri de Jésus en croix :
« Mon Père pourquoi m'avez-vous abandonné ? »
Enfin vers 9 heures du matin Sœur Aimée de Jésus leva doucement les yeux au ciel, sourit avec une expression de bonheur mêlée de surprise, et après s'être soulevée comme pour s'élancer vers Celui qu'elle avait tant aimé, expira sans qu'on put saisir son dernier souffle. On était au 4 mai 1874, fête de sainte Monique.
Théodore QUONIAM.
120:88
## NOTES CRITIQUES
#### Les journaux dans les églises
Nous ne lisons pas habituellement les publications de Pierre Lemaire ; sans doute avons-nous tort. D'aventure, l'un ou l'autre de nos lecteurs nous en adresse un exemplaire isolé : il nous arrive alors d'y trouver le rappel de choses enfouies dans le silence, et oubliées.
Dans une « annexe » au numéro 102 (juin 1964) de Documents-Paternité, nous sommes tombé sur ces lignes :
« La vente des journaux dans les églises est interdite à la fois par le droit canon, par la loi civile et, depuis la « date ultime du 1^er^ octobre 1959 » par un vœu de nos Cardinaux et Archevêques. Or, c'est maintenant une affaire commerciale prospère, organisée sur le plan national, animée par les directions d'œuvres, aumôniers et vicaires de paroisse... »
De fait, nous voyons toute sorte de journaux et magazines vendus à l'intérieur des églises.
Est-il possible que ce commerce soit un commerce illicite, est-il possible qu'il soit doublement et triplement illégal ?
\*\*\*
Le livre de Michel de Saint Pierre sur *Les nouveaux prêtres* est venu relancer cette question, bien qu'il n'en parle qu'incidemment.
Il y a pages 187 et 188 la description d'un « présentoir » de presse à l'intérieur d'une église, et la remarque :
« *Le commerce est interdit dans les églises, et l'Assemblée des Cardinaux et Archevêques n'autorise que la vente de publications à caractère proprement religieux. *»
Et, page 193, le dialogue :
*-- Le Droit canon interdit le commerce dans les églises.*
*-- Ici, le Droit canon, c'est moi qui l'interprète, dit le Premier Vicaire.*
121:88
Nous savons en outre que tel ténor de la presse catholique, qui a reproché publiquement au livre d'être mal écrit et caricatural, et offensant pour les prêtres, s'est employé fort activement en privé dans une direction différente : il voulait mobiliser ses confrères contre le livre en raison du *danger* que ces trois pages présentent *pour les journaux*, puisqu'elles remettent en cause leur vente dans les églises.
Examinons donc.
\*\*\*
Les *Documents-Paternité* nous renvoient à la *Documentation catholique* du 10 mai 1959, col. 612. Nous y reportant, nous y avons effectivement trouvé une déclaration de l'Assemblée des Cardinaux et Archevêques de mars 1959, qui est ainsi conçue :
« A plusieurs reprises déjà, l'Assemblée s'est préoccupée de la vente des journaux et périodiques à l'intérieur des églises. Soucieuse de tenir compte des situations différentes suivant les diocèses, elle n'avait pas cru, jusqu'ici, devoir suggérer une mesure générale et s'en était tenue au dispositions prises en octobre 1956.
(Parenthèse : les dispositions prises en octobre 1956 figurent dans la *Documentation catholique* du 9 décembre 1956, col. 1.562 ; elles parlaient du développement des « comités de presse », mais ne mentionnaient pas la vente à l'intérieur des églises.)
« Or, il semble que cette pratique offre plus d'inconvénients que d'avantages et qu'une décision uniforme soit actuellement souhaitée pour l'ensemble des diocèses.
L'Assemblée émet donc le vœu que la vente des journaux et périodiques ne soit plus autorisée à l'intérieur des églises, exception faite des publications de caractère proprement religieux.
Toutefois, pour ne pas nuire à la diffusion de la presse catholique, l'Assemblée estime que l'application d'une telle mesure pourrait se faire progressivement jusqu'à la date ultime du 1^er^ octobre (1959). »
Donc, exception était faite en faveur des « *publications de caractère proprement religieux* ». C'est à ce titre que par exemple les *Informations catholiques internationales* n'ont jamais cessé d'être vendues à l'intérieur des églises ; c'est à ce titre que l'on a exposé et vendu dans les églises de France les articles sur « Pax » des *Informations catholiques internationales*.
122:88
Dans la *Documentation catholique* du 7 juin 1959, col. 747, on trouvait les directives de Mgr de Provenchères, déclarant notamment :
« La vente des journaux à l'intérieur des églises a aidé à (leur) diffusion. Mais à l'expérience se sont manifestés les inconvénients.
Un journal ou périodique est amené à prendre des options temporelles, et notamment des options politiques ; on sait que les chrétiens ont une grande liberté en cette matière, d'où l'éventail très large de la presse catholique. Mais parce que ces publications sont vendues dans une église, certains peuvent croire que l'Église fait siennes leurs options, et cela crée des confusions dommageables. Les divergences d'opinion ont entraîné entre catholiques des polémiques qui ont trop souvent revêtu une violence contraire aux exigences des vertus de charité et de justice. Parfois ont été prises des positions non conformes à la doctrine catholique, notamment en ce qui concerne l'école chrétienne et les problèmes sociaux ; des chrétiens étaient à juste droit étonnés quand ils trouvaient semblables positions dans des journaux vendus à l'église.
Aussi, l'Assemblée des Cardinaux et Archevêques a-t-elle pensé qu'il serait mieux d'organiser la diffusion de la presse catholique à l'extérieur des églises
L'application du vœu de l'A.C.A. devrait amener à une meilleure organisation de la diffusion de la presse catholique : à l'intérieur de l'église, on n'atteignait que les pratiquants ; à l'extérieur, on sera obligé de penser a ceux qui restent au dehors. »
Deux ans plus tard, dans la *Documentation catholique* du 19 mars 1961, col. 369, Mgr Renard semble tenir pour acquis que les journaux ne sont plus vendus à l'intérieur des églises, mais « à la porte » ; il déclare en effet : « La vente à la porte de l'église est nécessaire mais insuffisante ».
Avons-nous mal cherché ? C'est possible. Mais, dans l'état actuel de nos recherches, nous ne voyons rien d'autre dans la *Documentation catholique* qui puisse éclairer cette question ; ni rien qui puisse expliquer comment et pourquoi les dispositions n'autorisant plus la vente des journaux dans les églises sont finalement restées sans effet.
A s'en tenir aux textes officiels, la vente des journaux dans les églises est interdite depuis le 1^er^ octobre 1959.
\*\*\*
123:88
Mais les évêques savent-ils ?
Cette interrogation est formulée de plus en plus souvent, et les simples fidèles ont de plus en plus fréquemment tendance à faire une réponse négative. Nous n'avons pas coutume, pour notre part, de supposer arbitrairement que les évêques ignoreraient ce qui se passe dans leurs églises. Il se peut sans doute qu'en d'autres matières, économiques, techniques et même politiques et culturelles, leur information ne soit pas universelle. Mais en matière ecclésiastique, il en va autrement.
Pourtant, il s'est produit quelque chose d'inexplicable. La lettre de Mgr Stourm, président de la commission épiscopale de l'information, publiée dans *Témoignage chrétien* du 15 octobre 1964 et dans *La Croix* du 17, déclare à deux reprises (c'est nous qui soulignons)
1. -- « La question (...) est de savoir si un journal (il s'agit de *Témoignage chrétien*) qui est en fait vendu à la porte de certaines églises, peut afficher, etc. »
2. -- « Comment répondre aux parents qui nous demandent de ne pas laisser vendre votre hebdomadaire aux portes de nos églises ? »
En français, l'expression à la porte et l'expression aux portes ont toujours voulu dire : DEHORS, et jamais : DEDANS. Exemple : mettre un élève « à la porte ». Autre exemple : « L'ennemi campe aux portes de la ville ».
Il arrive que les journaux, dans les églises, soient vendus « près de la porte » : mais à l'intérieur. Il arrive aussi que la « table de presse » toujours à l'intérieur, soit assez loin de la porte. Mais enfin, si l'on entre en France dans n'importe quelle église -- du moins celles que nous connaissons -- on trouve ordinairement à l'intérieur ce qui aurait dû être un « éventaire ».
*Éventaire : anciennement* (le mot est des XIV^e^, XV^e^, et XVI^e^ siècles), plateau en osier des marchands ambulants ; aujourd'hui (dans l'acception admise par le Dictionnaire de l'Académie en 1932) : *étalage en plein air, à l'extérieur d'une boutique, sur la voie publique.* « Éventaire » n'a aucun autre sens en français.
\*\*\*
124:88
Nous ignorons ce qui, statistiquement, est le plus fréquent. Y a-t-il des diocèses français, et nombreux, où l'on ait cessé de vendre les journaux dans les églises à partir du 1^er^ octobre 1959 ? Nous n'en avons pas entendu parler.
En tous cas, il y a les témoignages écrits.
En voici deux.
1. -- Dans le numéro même de Témoignage chrétien qui public la lettre de Mgr Stourm, et à la même page, deux colonnes plus loin, on lit en propres termes, au sujet de ce même journal :
« *Un hebdomadaire religieux vendu* DANS *les églises*. »
2. -- Dans *Signes du temps* des Dominicains de Paris, numéro de juin 1964, sous la signature de Xavier Grall, on lisait :
« *Témoignage chrétien* est vendu dans les églises. »
Les documents écrits confirment donc ce que chacun peut voir de ses yeux dans un grand nombre de paroisses : *Témoignage chrétien* est vendu à l'intérieur des églises.
*Sed contra*, il y a les termes de la lettre officielle de Mgr Stourm, écrite ès qualités de président de la commission épiscopale de l'information et au nom de l'Assemblée plénière de l'épiscopat français réunie à Rome. *Sed contra*, il y a encore les décisions épiscopales parues dans la *Documentation catholique* et jamais abrogées.
Si bien qu'à la question : « *Témoignage chrétien* et les autres journaux sont donc vendus dans les églises à l'insu de l'épiscopat ? » nous ne saurions présentement, quelle réponse faire.
J. M.
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#### Livres pour enfants : Hommes et bêtes
On édite pour les enfants... métier difficile. Et difficile aussi le métier de parents, de parents qui ont à choisir. Nous avons demandé aux éditeurs de nous faire connaître, pour aider à ce choix en vue de Noël qui s'approche, leurs principales nouveautés. Certains estiment sans doute qu'ils n'ont rien à proposer de convenable aux enfants des lecteurs d'ITINÉRAIRES. Ainsi Casterman.
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Autre réponse nulle ou presque par sa médiocrité : les éditions Hachette. C'est à croire qu'ici et là, la peur de l'esprit critique a neutralisé la plus élémentaire velléité d'esprit commercial. Car l'esprit critique ne sera pas systématiquement banni de ces colonnes, on s'en doute.
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Ce n'est point que les bons titres manquent dans cette pittoresque provende enchantée dont s'orne, pour nos fils et nos filles, l'étal des libraires. Ils éclatent sur de belles couvertures plastifiées, artistement conçues. Mais les bons titres, que recouvrent-ils ?
Voici une JEANNE D'ARC aux éditions R.S.T. La documentation en noir et en couleur est abondante et magnifique. Toutes les ressources de la polychromie se mettent ici au service de l'histoire et de l'art, et à travers eux, de Jeanne. Mais le texte ? Rugueux, rigide, embarrassé. Conçu pour plaire à tout le monde et qui pourrait bien ne plaire à personne. Un paragraphe sur « Jeanne dans l'art moderne » jouxte une belle reproduction : la peinture (elle est de Rouault) n'est point ici trop malmenée. Quant à l'évocation littéraire, elle donne comme œuvre la plus réussie qu'on ait consacrée à Jeanne... la « Sainte Jeanne » de Bernard Shaw. Le commentaire déclare notamment : « Cette pièce fait de Jeanne un être essentiellement humain, une jeune fille douée, incorruptible et tout à fait moderne. »
Jeanne a connu des captivités. La voici captive des humanismes. Humanisme poétique avec Bernard Shaw, et plastifié par le commentateur. Dans tout l'ouvrage, le nom de Péguy n'apparaît qu'une fois entre ceux de Shakespeare, de Voltaire, de Bernard Shaw et Mark Twain. L'auteur, il est vrai, signe Jay Williams... Et c'est aussi Jay Williams qui signe « le texte comparable quant à la richesse de l'illustration, et qui est consacré aux CROISADES. Ce Mr. (Master ?) Jay Williams ne partage pas -- et c'est heureux -- le préjugé anti-croisade répandu dans certains milieux catholiques français. Son éditeur précise, dans une préface, que les Croisades avaient du bon, qu'elles ont contribué au développement de la civilisation. Elles furent même, dans leurs échecs comme dans leurs triomphes, ajoute-t-il, une des périodes les plus importantes de l'histoire humaine.
Quiconque d'ailleurs, voudrait pour ses enfants du style tout à fait américain pourrait leur offrir « All in the same boat » -- pardon : TOUS DANS LE MÊME BATEAU -- qui relate les aventures d'une famille américaine en croisière autour du monde (par Earle et Barbara Reynols, aux éditions Flammarion).
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Il se peut aussi que l'on trouve avantage à des signatures aux consonances françaises, à des textes plus modestes et de sel français. Flammarion-jeunesse donne une jolie édition des LETTRES DE MON MOULIN et aussi un volume qui sait à sa manière faire rêver et frémir : il s'agit des LÉGENDES DE PROVENCE, présentées par Eugène Bressy. La Tarasque et le Drac, Saint-Gens et le Pont d'Avignon, Maguelonne et Mireille, voilà bien des merveilles. Pour quel âge ce début d'inventaire convient-il ? Pour les jeunes de sept ans à soixante-dix-sept, bien entendu, et plus précisément, si l'on y tient, ceux de douze à quinze. Que l'on étende encore, dans les deux sens, le premier éventail des âges et l'on aimera sans doute l'édition faite par Desclée de Brouwer des CONTES D'UN FILEUR DE VERRE de Léonce Bourliaguet. On y trouve entre autres contes, deux œuvres pieuses de ce bon écrivain des bibliothèques enfantines pour école laïque. Les cloches de la chrétienté s'en allant à Rome, et la Mardondon, campanelle paysanne récompensée par le Saint-Père, voilà qui est un bon départ. Et la pie Pia chez saint Pierre, voilà une céleste arrivée, avec le grain d'impertinence attendu.
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L'aventure abonde pour les dix à quinze. Cet âge est sous le règne littéraire (littérature = lecture) des Mahuzier. Les Mahuzier par ci, les Mahuzier par là. En Afrique, en Australie l'année dernière, au Canada cette année. Ce n'est pas de l'histoire romancée, mais de la géographie romancée : elle n'est pas sans instruire (Bibliothèque Rouge et Or).
Desclée de Brouwer, dans sa collection « Belle humeur » donne un PARC AUX PRÊLES qui est encore de M. Bourliaguet. La verve poétique de cet agréable conteur s'applique ici aux mystères d'un jardin abandonné, hanté par une présente mystérieuse. Dans la même collection les CONDORS DU VORARLBERG, nous entraînent dans un drame de l'espionnage international : le savant français inventeur de « l'antigravitation » a disparu...
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Aux éditions Hatier, « la Bibliothèque de l'Amitié » s'enrichit d'une ILE NÉE DE LA MER. Dans l'Océan indien, près de Ceylan, sur un atoll, des enfants échouent par le plus grand des hasards... Si l'on veut des régions moins chaudes, Dominique Darbois, dans la collection « Les enfants du monde » (Fernand Nathan) évoque la vie d'ASLAK, LE PETIT LAPON.
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Et voici, chez Alsatia, l'excellente collection « Signes de piste » et un scoutisme du meilleur aloi. Maurice Vauthier fait rire avec LA TERRIBLE BOMBE X. Humeur, quiproquos, bagarre, suspense, situations cocasses et inextricables, retournements inattendus, malice à toutes les lignes et sourire à toute les pages, voilà qui mérite l'attention. Signalons également le roman de Simon Commandeur : LE CAÏD, où se confrontent dramatiquement les jeunes de milieux sociaux bien différents, et diverses manières d'être « caïd »... Le genre noble, héroïque et pathétique est abondamment et judicieusement pourvu, on le sait, dans cette collection bien adaptée. Nous retiendrons notamment une réimpression : LE GLAIVE DE COLOGNE, de Jean-Louis Foncine, ouvrage souvent demandé. L'aventure s'engage ici dans le sillage de la seconde guerre mondiale, avec un jeune Français et deux jeunes Allemands. Le sacrifice de Karl ouvre à Olivier et à Wolfgang les portes de l'amitié, et devant le glaive d'apparat des princes et archevêques de Cologne, symbole de la force au service de l'amour, les deux garçons rêvent à cette Europe qui monte, qui ne sera pas celle des rhéteurs, mais celle des nouveaux chevaliers.
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Veut-on retrouver un héroïsme primitif, la grandeur de certains westerns, quelque épopée bretonne ou indienne ? La « Société nouvelle des Éditions G.P. » par un volume intitulé MAIS SOUDAIN LA NUIT TOMBA, rapporte d'une manière romancée, mais avec beaucoup d'exactitude, la guerre du peuple vénète (qui occupe toujours notre actuel Morbihan) et des légions romaines. Il s'ouvre sur une citation bien utile, qui est de Tite-Live : « *Je n'ignore pas que l'esprit qui règne aujourd'hui est opposé à ce que l'on publie les prodiges du passé ; mais, pendant que je raconte les choses d'autrefois, je sens qu'un respect religieux m'astreint à reproduire ce que tant d'hommes très sages ont cru recueillir pour la postérité.* » Épopée plus lointaine, mais, que la jeunesse apprécie encore (jusques à quand ?) : l'épopée des HOMMES DE LA PRAIRIE. Cette année voit apparaître, grâce à Flammarion, « Surehand » c'est-à-dire « MAIN SÛRE ». Sa grande taille, ses dons inégalables de tireur, de cavalier, de nageur, son courage indomptable, le mettent au rang des plus valeureux héros de la « belle époque » du Far-West.
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Autre secteur important : des éditeurs font une large place à des ouvrages que l'on pourrait qualifier de périscolaires. On trouve dans ce secteur des leçons de choses très illustrées, de la vulgarisation scientifique, et même des dictionnaires. Pour les plus jeunes, Fernand Nathan public des livres QUESTIONS-RÉPONSES : Pourquoi le ciel est-il bleu ? Pourquoi la glace flotte-t-elle ? d'où viennent les couleurs de l'arc-en-ciel ? Telles sont quelques-unes des questions abordées cette année. La formule plaira, l'enfant étant, on le sait, un grand questionneur. Mais les grandes questions sur les raisons et les fins de l'existence, que l'enfant pose aussi, car il est à sa manière métaphysicien, saurons-nous y répondre avec autant d'application ? Toujours dans ce secteur on appréciera le beau volume des éditions R.S.T. : L'ARCHÉOLOGIE, DÉCOUVERTE DU PASSÉ. De belles pages y sont consacrées aux « trésors enfouis », aux « cités embaumées dans la pierre » aux tombes de Rois, aux hiéroglyphes, aux rouleaux de la Mer Morte. Dictionnaires, avons-nous dit aussi. Larousse, en effet, lance une série de petits dictionnaires spécialisés de trois cents pages chacun. L'un d'eux, par exemple est consacré à L'ATOME, un autre à L'ASTRONAUTIQUE. Sans préjuger des autres volumes à venir (cinéma, philosophie) constatons l'intérêt et la commodité de ceux qui concernent les sciences.
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Mais les livres religieux !? demandez-vous. Les livres religieux pour jeunes, bien entendu. Immense question : comme on l'a justement fait remarquer dans les débats du Concile, en un certain sens, rien n'est profane. Tout s'inscrit dans la Création de Dieu, et sa Rédemption. L'oublier c'est sans doute se livrer à beaucoup de bavardage, au sens où Jean-Sébastien Bach disait : « *Une musique ayant d'autres fins que la louange du Très-Haut et la pieuse exaltation de l'âme croyante ne sera jamais que vain bavardage.* » A ce sujet, on pourra se procurer, dans les excellents albums-disques du « Petit Ménestrel » celui qui a pour titre JEAN-SÉBASTIEN BACH RACONTÉ AUX ENFANTS. Les extraits de l'œuvre du grand musicien sont présentés dans un texte de qualité, dit par Pierre Blanchar. Mais revenons aux livres, et aux livres religieux. Vous dites : « Nous vous écoutons ; allez-y ; qu'attendez-vous ? Pourquoi cette circonspection ? » Eh bien, ne nous dérobons pas. En voici un. -- Il est bon ? -- Il est bon. Il est de la collection des « Jeunes Bibliophiles » chez Gautier-Languereau.
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Je lis dans l'additif publicitaire : « Ces beaux livres s'adressent à tous les gens de goût. Ils peuvent être offerts aux dès quatorze ans. » Le titre que nous avons choisi. J'y viens. Ce sont : « LES FIORETTI DE SAINT FRANÇOIS ». Les Fioretti « précédés du Cantique de frère soleil et suivis des Considérations sur les stigmates ». Oui. Un volume qui a belle allure extérieure, relié sous couverture toile et présenté sous jaquette rhodialine. Format, 17,5 x 23,5 cm. L'illustration est faite de douze reproductions fidèles, en couleurs, des évocations franciscaines de Giotto. Le charme, la tendresse et la force des Floretti, faut-il les dire ? Nous percevons dans le sillage de saint François quelque chose d'avant la chute originelle, une harmonie retrouvée de l'Éden, et même supérieure. Son Cantique du soleil, comme il dépasse notre « cosmisme », en plus clair, d'ailleurs, et en plus exact... Quelle jeunesse véritable, quelle jeunesse de cœur, n'aimerait point apprendre -- ou réapprendre -- « comment saint François convertit trois larrons homicides et qui se firent frères ; -- « comment saint François, cheminant avec Frère Léon, lui exposa ce qu'est la joie parfaite » -- « comment saint François apprivoisa les tourterelles sauvages » ?
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Saint François prêchait les animaux, c'est bien connu.
A propos d'animaux : l'édition, pour nos jeunes, en est amplement fournie. Mais n'est-ce pas un bien ? Les animaux plaisent. Les animaux rassurent. Offrez des animaux, je veux dire des livres sur les animaux. Ils sont modestes et ne narguent point le catéchisme. Ils distribuent des connaissances sûres. Fernand Nathan, aux plus jeunes, donne toutes les bêtes d'un coup, TOUS LES ANIMAUX DE A A Z : c'est le titre du livre. A la rubrique « le saviez-vous ? » la curiosité est diligemment piquée puis satisfaite. Elle tombe sur le gorille, « grand singe de la forêt équatoriale africaine, qui hurle et tambourine sur sa poitrine avec ses poings fermés quand il est en colère ». Fernand Nathan nous offre encore des « photolivres » : voici LA VIE DANS LA FORÊT, LES AVENTURES D'UN ÉCUREUIL, ou celles du PETIT ÉLÉPHANT. Où aimera aussi, des éditions Hatier, PÉNÉLOPE LA TORTUE. Elle prend la suite d'AMILCAR, LE COCHON D'INDE et de GASPARD LE HAMSTER. Là encore, des photographies prises sur le vif, et du vocabulaire. « Je suis ovipare, dit cette Pénélope, et je vais hiberner. » Larousse, pour les plus âgés, donne un ouvrage de grande qualité intitulé LE MONDE VIVANT. Les connaissances y sont poussées. Elles vont jusqu'au « commensalisme » au « parasitisme » et à la « symbiose » chez les animaux.
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Là encore, l'illustration est remarquable, qu'il s'agisse des animaux de surface ou des animaux abyssaux. Nous y apprenons que les quatre tonnes de l'hippopotame peuvent flotter sur l'eau grâce à leur épaisse couche de lard.
Et les ANIMAUX CÉLÈBRES. Ils ont inspiré simultanément, cette année, deux éditeurs Fernand Nathan et Gautier Languereau. On aimera l'un et l'autre de ces deux ouvrages, et leur manière de célébrer les animaux célèbres. Comment en effet les jeunes -- et les moins jeunes -- n'aimeraient-ils pas préciser leurs connaissances au sujet de ces gloires : l'éléphant de Porus et le rhinocéros de Pompée, l'aspic de Cléopâtre et la tigresse d'Actée, le loup de Jumièges et le chien de Montargis ? Et Frisette conditionnée pour les promenades spatiales ?
Il manque un autre bestiaire, plus riche encore, et sacré « Bêtes privées et sauvages, dit dans la Bible, le Cantique des trois enfants dans la fournaise, bénissez toutes le Seigneur. »
Élise AUDRIVIER.
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#### Notules diverses
**Un correspondant accrédité. --** Selon « Le Monde » du 27 octobre, un certain Nicolas Rostworowski, « membre du presidium de *Pax* », qui fait à Rome des conférences de presse et y publie des communiqués, est « *correspondant accrédité auprès du Bureau de presse du Concile *».
Correspondant de qui ?
Accrédité pour quoi ?
Selon la Note du Saint-Siège de juin 1963, *Pax* est un organisme de l'appareil policier du communisme.
Et *Pax* a un « correspondant accrédité auprès du Bureau de presse du Concile » ?
Qu'attendent donc la D.S.T., le S.D.E.C., l'Intelligence Service, etc., pour faire eux aussi accréditer des correspondants auprès du Bureau de presse du Concile.
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**Déplacements et villégiature. --** Selon les « Informations politiques et sociales » du 28 octobre :
« On signale ces jours-ci la présence à Rome de Boleslaw Piasecki (...). La présence de Piasecki à Rome, au moment précisément où l'on commence au Concile à parler du communisme, cela n'est pas une simple coïncidence. On se demande quelle mission précise, pour le compte des services secrets soviétiques dont il est un agent, Piasecki est en train d'accomplir à Rome. »
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**Contacts. --** Selon « La Croix » du 28 octobre, en page 4 :
« Des membres influents du mouvement *Pax* sont actuellement à Rome et certains se sont demandé s'ils ne tenteraient pas de prendre contact avec des milieux romains. »
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**Le Pape et le Concile. --** Selon le P. Rouquette, dans les « Études » de novembre, p. 578 :
« *Le Pape ne cache pas son désir de voir finir le Concile. *»
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**La majorité de l'assemblée conciliaire. --** Selon le même auteur, au même endroit (pp. 579-580), il y aurait dans l'assemblée conciliaire une « masse compacte » composant une majorité d'environ 80 %. Le P. Rouquette est pour cette majorité et contre la minorité. Néanmoins, il remarque que cette majorité « *semble se désintéresser des problèmes posés et approuver systématiquement les textes présentés *».
Il ajoute encore :
« *Des observateurs protestants m'ont dit qu'ils étaient un peu scandalisés de voir, à partir de onze heures, l'Aula se vider à moitié et les Pères se répandre dans les bas-côtés et envahir les bars trop petits. *»
(A partir de onze heures seulement, parce que l'on a décrété, à cause du fort indice de fréquentation des bars du Concile pendant les séances, que ces bars n'ouvriraient plus avant onze heures...)
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**Un vœu pour le Concile. --** Du même auteur, pp. 584-585, parlant des deux rapports contraires de Mgr Parente et de Mgr Franic sur la collégialité :
« *Il serait souhaitable que ce procédé se généralise et que, comme au Concile de Trente, les Pères assistent à des débats contradictoires entre vrais théologiens. *»
Car, à la différence du Concile de Trente, à Vatican II il arrive le plus souvent que les scrutins aient lieu après des débats qui ne constituaient pas des débats véritablement contradictoires entre vrais théologiens.
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**Sur la liberté religieuse. --** Toujours le même auteur (p. 592), partisan convaincu de la « liberté religieuse », note cependant que cette notion a été défendue dans l'Aula avec un « pragmatisme fâcheux » :
« *Trop d'interventions semblaient se contenter de constater le mouvement général de la conscience collective contemporaine en faveur de la liberté religieuse* (...). *Encore faudrait-il montrer que cette donnée de la conscience collective a valeur, qu'elle va dans le sens de l'Évangile...* »
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**Les deux pieds dans la lune. --** D'une longue déclaration de Jean Guitton, dans « La Croix » des 11 et 12 octobre, cette forte maxime :
« *La cité marxiste rendrait l'homme malheureux parce qu'il crèverait de bonheur. *»
Tous les esclaves des régimes totalitaires, tous les persécutés de Chine et de Hongrie, d'U.R.S.S. et de Pologne, seront heureux d'apprendre que s'ils « crèvent » effectivement, c'est « de bonheur »
Où donc l'honorable Jean Guitton s'est-il informé sur la « cité marxiste » ? Pourquoi en parle-t-il au conditionnel, comme si elle n'existait pas ? Au juste, de quoi parle-t-il ?
\*\*\*
**Constat de carence. --** On peut lire dans les « Études » d'octobre 1964, pages 454 et 455 :
« L'influence de la politique a toujours été, pour les laïcs catholiques et pour les hommes d'Église, une cause de déviation, pour ne pas dire de perversion doctrinale. Le laïc engagé dans la politique, que ce soit de droite ou de gauche, a toujours tendance à justifier ses opinions et son action par le recours à la doctrine chrétienne ; l'homme d'Église, lui, est tenté de conclure ou d'accepter avec les partis des alliances qu'il juge avantageuses pour le bien de la foi ; quitte à se retourner contre ses alliés d'un moment, si les circonstances viennent à changer. Il y a là une question très grave, avivée encore par la naissance de l'Action catholique. On peut espérer qu'un jour les théologiens finiront par l'étudier avec l'attention nécessaire. »
On peut espérer qu'un jour les théologiens finiront par étudier cette question avec l'attention nécessaire ?
Voilà un jugement fort sévère pour les théologiens, notamment jésuites, qui ont déjà tant écrit sur cette question, en particulier le P. de Soras.
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**Deux types d'apôtres. --** Lu dans « La Nation française » du 14 octobre :
« Au Figaro, le pauvre abbé Laurentin ose écrire, dans un mouvement de pédagogie du sacré, qu'il y a « deux types d'apôtres : le yogui et le commissaire ». Niaise et indécente référence à Kœstler. Avez-vous entendu parler de Pierre et de Paul, l'abbé ? »
\*\*\*
**J'ai vu. --** Au mois d'octobre, un avion français est porté disparu. On annonce qu'il est tombé en mer. Puis, rectification : il s'est écrasé sur une montagne espagnole.
Mais, entre temps, un quotidien parisien avait (prétendument) lancé son « envoyé spécial » qui décrivait les choses « comme si vous y étiez », et qui assurait :
« *J'ai vu la mer recouverte de corps humains. *»
Voilà l' « information »
Imposture exceptionnelle ?
Non pas : attitude habituelle. Qui a une cause essentielle : *l'information de presse a aujourd'hui adopté, d'une manière fondamentale et permanente, la technique du roman*. Mais personne ne paraît s'apercevoir de cette transmutation.
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#### « La Nation française » a neuf ans
En octobre 1955 paraissait le premier numéro de l'hebdomadaire « La Nation française », fondé par Pierre Boutang et Michel Vivier.
(Sur le très cher et très regretté Michel Vivier, mort prématurément d'une terrible maladie, voir notre numéro 27 de novembre 1958, pages 120 et suiv.)
« La Nation française » a marqué son neuvième anniversaire par ce bref éditorial paru dans son numéro du 14 octobre :
« La N. F. entre dans sa dixième année.
Il y a neuf ans pleins, paraissait le premier numéro de la « N. F. » Et ce journal survit, dans sa liberté totale, à l'égard du pouvoir, de Ploutos, mais aussi des mauvais démons, trop gaulois et toujours vifs, de la guerre civile.
Il survit dans la pauvreté ; mais lorsqu'une diffamation se glisse, à son sujet, chez un confrère comme « Minute », elle est vite retirée, avec bonne grâce et bonne foi ; on y écrit noir sur blanc que « le directeur de ce journal n'est pas un homme dont on puisse mettre la parole en doute ».
Cela console de bien des difficultés, mais n'ôte pas celle-ci qui tient à la nature des choses et du temps :
D'une part nous sommes sans conditions ni réserve opposés à un pouvoir qui refuse l'amnistie et maintient en prison les résistants de l'Algérie française.
D'autre part nous sommes, sans conditions ni réserve, opposés à l'anti-France qui guette l'héritage, et particulièrement à tout ce qui rejette les théorèmes de la survie, la défense nationale et l'indépendance de l'État.
Ce sont les deux pointes extrêmes, où des exigences contraires doivent être sans cesse composées.
Pour le reste, dans l'entre-deux, nous cherchons, discutons, informons. »
A l'occasion de cet anniversaire, nous voudrions formuler quelques réflexions, d'un tour général et d'un tour particulier, à l'intention de nos propres lecteurs
\*\*\*
Remarques générales
Comment une « revue mensuelle de culture générale » comme la nôtre, ou comme la revue « Esprit », atteint-elle le public ?
Elle l'atteint *normalement* par le canal des journaux d' « information » qui signalent son existence, sa parution, son contenu.
Exemple : chaque mois, quand paraît la revue « Esprit », son sommaire est annoncé par « La Croix » : et quant à ses numéros spéciaux, « La Croix » y consacre presque toujours des articles informatifs de trois ou quatre colonnes. Dans « Le Monde », dans « Témoignage chrétien », dans les « Informations catholiques internationales », etc., l' « information » est semblablement assurée. Il n'est pas jusqu'à « La France catholique » et « L'Homme nouveau » qui, de manière moins fréquente et évidemment plus critique, ne mentionnent et éventuellement ne discutent les travaux de la revue « Esprit ».
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Il est pourtant manifeste que « La croix », par exemple, défend des positions nettement distinctes, et même différentes, et même parfois contraires des positions d' « Esprit ». Mais elle informe (sur ce point).
Une « revue mensuelle de culture générale » n'a guère de moyens de faire *directement* elle-même connaître son existence au public. *Normalement*, le public apprend son existence *par le canal des journaux*. Toute une presse qui n'est pas forcément d'accord avec « Esprit » fait ainsi connaître à son public l'existence, les parutions, les sommaires de cette revue : et ceux des lecteurs de journaux qui s'intéressent à une lecture de cette sorte, ayant été avertis, ayant été « informés », peuvent se la procurer ou s'y abonner.
\*\*\*
Remarques particulières
La revue « Itinéraires » a plus de huit années d'existence. A dix numéros par an, nous en sommes à notre numéro 88. Tous, leur parution a été signalée par *La Nation française*, leur sommaire indiqué plus ou moins brièvement. Quand nos travaux et nos préoccupations rencontrent ou rejoignent les travaux et les préoccupations de *La Nation française*, nos articles ont été cités, commentés (quelquefois critiqués comme il est permis, normal et fructueux)
Ce n'est même pas le résultat d'une demande que nous aurions faite à *La Nation française*.
C'est l'attitude spontanée d'un journal qui « informe » son public : *le seul journal français* qui le fasse en ce qui concerne la revue « Itinéraires ».
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Il faut ajouter encore ceci.
Au cours de cette année 1964, *La Nation française* a été *le seul journal français* à ouvrir ses colonnes, sans conditions et en toute liberté, à Jean Madiran au sujet de l'affaire « Pax ».
\*\*\*
Si bien qu'en ce neuvième anniversaire, *La Nation française* peut à juste titre, et avec une légitime fierté, écrire d'elle-même :
« *Ce journal survit, dans sa liberté totale à l'égard du pouvoir, de Ploutos, mais aussi des mauvais démons, trop gaulois et toujours vils, de La guerre civile. *»
Mais il nous revenait d'y ajouter un hommage reconnaissant à sa liberté d'esprit, et d'en apporter le témoignage précis qu'il dépendait de nous d'apporter.
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#### Ce que l'on imposera au laïcat s'il se laisse faire : le pluralisme unilatéral
Le texte que nous allons citer est le plus remarquable qu'il nous ait été jusqu'ici donné de lire à propos du « pluralisme »
Il a paru dans « Témoignage chrétien » du 1^er^ octobre, à l'occasion de la vive protestation que ce journal a élevée contre la nomination par Paul VI, du professeur Luigi Gedda comme auditeur au Concile.
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Le professeur Luigi Gedda est l'ancien Président de l'Action catholique italienne et le fondateur des « Comités civiques » créés selon le désir de Pie XII. Il est actuellement président de l'Association internationale des médecins catholiques.
Voici le texte de « Témoignage chrétien » qui nous paraît digne de la plus précise attention :
« *Pour nous qui croyons au pluralisme dans le monde catholique, nous savons aussi que ce pluralisme a des limites. L'ouverture vers les fascistes, la constitution des Comités civiques, ces orientations que représente Gedda ne peuvent cohabiter avec la volonté de l'Église de* « *refuser à l'État toute immixtion en matière religieuse* », *comme a dit Mgr Colombo au Concile. *»
Puisque, pour une fois, des partisans du « pluralisme » tant vanté reconnaissent qu'il s'agit d'un pluralisme très strictement limité et à sens unique, il vaut la peine de s'y arrêter et d'examiner le contenu, aussi catégorique qu'instructif, d'un tel aveu.
1. -- D'abord l'argument : on ne peut pas cohabiter avec des catholiques tels que Gedda, le pluralisme n'est pas pour eux, parce que l'Église entend « refuser à l'État toute immixtion en matière religieuse ».
Cet argument n'a rien à voir avec l'ostracisme contre Gedda réclamé par « Témoignage chrétien ».
Le professeur Gedda n'a jamais été l'auteur ou l'instrument, ou le partisan d'une immixtion de l'État en matière religieuse. Au contraire : il était, si l'on peut dire, entièrement de l'autre côté : du côté de l'Église et non du côté de l'État. Il était président de l'Action catholique. A l'instigation et selon les directives de Pie XII, il fonda et dirigea des « Comités civiques » de catholiques. Les « orientations que représente Gedda » sont celles de Pie XII.
L'argument (l'unique argument) avancé n'a donc absolument rien à voir avec ce qui est en question. On pourra autant qu'on le voudra exclure, anathématiser, excommunier les catholiques qui représenteraient une « immixtion de l'État » : ce n'est nullement le cas de Gedda.
Que l'argument unique qui ait été allégué n'ait aucun rapport avec ce que l'on veut affirmer, cela se produit assez souvent dans « Témoignage chrétien ».
2. -- Les « orientations que représente Gedda », ce sont les orientations de Pie. XII. Ces orientations-là ne peuvent plus avoir droit de cité dans l'Église telle que la veut « Témoignage chrétien » -- En excluant Gedda en vertu de ses orientations et de son passé, on prononce une exclusive qui va très loin. Liberté, clame-t-on, liberté, certes, liberté religieuse, liberté d'opinion, liberté de la conscience, et dialogue, et pluralisme, mais pas pour « ces orientations ». Non seulement les orientations de Pie XII sont rejetées, mais encore elles doivent être excommuniées.
3. -- Car il faut bien le voir : c'est du monde catholique que l'on prétend exclure le professeur Gedda. « Témoignage chrétien » ne dit pas qu'il entend exclure Gedda du nombre de ses amis, de ses collaborateurs, de ses interlocuteurs, ce qui serait son droit.
Dans le texte cité, « Témoignage chrétien » réclame très clairement beaucoup plus.
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« Témoignage chrétien » parle du monde catholique tout entier et du pluralisme dans le monde catholique : c'est ce pluralisme-là qui « a des limites », c'est de ce pluralisme-là que Gedda doit être chassé, c'est cela que demande « Témoignage chrétien ». Pas de place pour Gedda dans le monde catholique, pas de place pour Gedda à l'intérieur du *pluralisme dans le monde catholique*.
C'est énorme : mais c'est bien ce qui est écrit.
4. -- Tel est le libéralisme de ce que l'on appelle aujourd'hui la « tendance libérale » dans l'Église. Il refuse droit de cité dans le monde catholique (dans le monde catholique que l'on nous fabrique) à ceux qui « représentent les orientations » de Pie XII.
« Témoignage chrétien » a été l'un des principaux organes de la lutte menée dans l'Église contre Pie XII. Cela a été révélé par Georges Suffert (voir notre numéro 77 de novembre 1963, pages 133 et suiv.). Cette révélation de Georges Suffert n'a provoqué aucun démenti ni aucune réaction. Pas plus que cette phrase admirable dans « Témoignage chrétien » du 12 mars 1964 :
« Évidemment Paul VI, en célébrant Pie XII, souhaite que ne soit pas jugée négativement sa propre collaboration durant 17 ans avec Pie XII. »
Ce dernier texte et son contexte ont été cités et commentés dans notre numéro 83 de mai 1964, pages 145 et suivantes.
5. -- D'une part « Témoignage chrétien » veut « *poursuivre un dialogue constructif avec les communistes *», comme l'écrivait Georges Montaron le 26 mars 1964 : et il désignait explicitement un dialogue de « Témoignage chrétien » avec Krouchtchev lui-même (voir là-dessus notre brochure : *Le scandale de Paris*, pages 28 et suiv.).
*D'autre part*, on ne dialogue pas avec Gedda, qui « représente les orientations » de Pie XII.
Tel est le « pluralisme dans le monde catholique » : dialogue avec les chefs communistes et *simultanément* excommunication des catholiques qui furent fidèles à Pie XII.
Cela est conforme à la « pastorale nouvelle » que le P. Liégé est « mandaté » pour enseigner, et qu'il formule, comme on le sait, par sa célèbre proclamation : « *Les intégristes sont les pires ennemis de l'Église, plus dangereux que les communistes. *» les intégristes ce sont saint Pie X, et Pie XII, et la Curie romaine, et la théologie traditionnelle, et Gedda, et cetera : on les chasse du dialogue, on prétend les chasser du monde catholique, dans le même moment où l'on accepte comme interlocuteurs les chefs de l'appareil policier du communisme.
C'est précisément cela que « Pax » a introduit dans le catholicisme.
6. -- A ce propos, on remarquera que « Témoignage chrétien » n'a pas cessé de couvrir « Pax ».
« Témoignage chrétien » n'a jamais dit la vérité sur « Pax » et n'a même pas révélé à ses lecteurs ce que les « Informations catholiques internationales » elles-mêmes ont imprimé dans leur numéro du 15 juin 1964.
7. -- Nous sommes donc en présence d'une entreprise violente qui veut imposer le Parti communiste dans le dialogue et qui en même temps prétend chasser du pluralisme dans le monde catholique les catholiques fidèles au Pape.
Que le professeur Luigi Gedda soit excommunié du « pluralisme dans le monde catholique », cela est beaucoup plus net que tous les discours et toutes les explications.
\*\*\*
137:88
Rappelons que l'hebdomadaire « Témoignage chrétien » est le seul hebdomadaire français d'opinion qui soit soutenu, recommandé et cautionné par des dirigeants de toutes les branches de l'Action catholique française, comme on l'a vu à l'occasion de son millième numéro (cf. à ce sujet notre numéro 77 de novembre 1963, pages 139 et suiv.).
On aperçoit immédiatement ce qui serait ainsi imposé au laïcat, s'il se laissait faire.
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#### Fin de la doctrine sociale
Dans le « Figaro » du 5 novembre, l'abbé Laurentin présente entre guillemets le passage suivant du schéma 13 proposé au Concile :
« Dieu a établi les biens de la terre comme patrimoine commun de tout le genre humain. Il a laissé le mode de distribution à la sagesse des peuples. Les formes et institutions concernant la propriété (appropriation) peuvent beaucoup varier. L'Église n'est donc liée à aucun système particulier. »
Bien sûr, les institutions peuvent varier et l'Église n'est liée à aucun système particulier.
Mais c'est une redoutable prétérition.
Que l'Église ne soit *liée à aucun* système en particulier ne signifie pas qu'elle puisse admettre n'importe lequel. Il faudrait peut-être le dire, au moment où plusieurs suggèrent qu'à condition d'en rejeter le seul « athéisme », on peut admettre le « système économique » du communisme
\*\*\*
Le commentaire de l'abbé Laurentin est très suggestif :
« On sait aujourd'hui que... »
(Parenthèse : il ne dit pas d'où on le sait ; il affirme, point c'est tout.)
« On sait aujourd'hui que les rédacteurs de l'Encyclique « Rerum novarum », où Léon XIII tenta de restaurer les préoccupations sociales, virent la « propriété privée » là où saint Thomas parlait de la « destination commune » de droit divin. Ce contresens... »
(Parenthèse : l'Encyclique « Rerum novarum », comme on peut le vérifier dans le texte, parle effectivement, au contraire, de la « destination commune » des biens. L'abbé Laurentin l'ignore. Il tranche sans savoir, -- une fois de plus...)
« ...Ce contresens favorisa la dévalorisation des droits des pauvres et une certaine exagération des droits de la propriété privée. La récupération de la doctrine traditionnelle fut lente, difficile. Pie XII, le premier, y fit allusion dans un de ses discours. Jean XXIII fit un nouveau pas dans « Mater et Magistra » et dans « Pacem in terris ». Le texte conciliaire consacre le rétablissement de cette doctrine... »
138:88
Ce commentaire de l'abbé Laurentin est un monument d'ignorance et d'injustice. Mais cette in-justice et cette ignorance sont actuellement partagées, dans l'Église, par beaucoup, comme on le voit chaque jour.
Si l'on admet que « Rerum novarum » contient un contresens fondamental au sujet de la propriété, que saint Pie X, Benoît XV et Pie XI ont tranquillement vécu ce contresens et ont imperturbablement continué à l'enseigner ; si l'on admet que Pie XII a été « le premier » à s'apercevoir du contresens de « Rerum novarum. », mais qu'il ne fit rien de plus qu'une « allusion » à la doctrine traditionnelle si longuement bafouée par les Papes ; si l'on admet que Jean XXIII fit seulement « un pas » vers le rétablissement de la saine doctrine, -- alors, disons-le carrément, *c'est la suppression radicale de ce que l'on appelait la* « *doctrine sociale de l'Église *».
Qu'on ne hausse pas les épaules en disant : « C'est du Laurentin. »
Certes, c'est du Laurentin, et du plus caractéristique de sa manière. Mais ce n'est pas seulement du Laurentin. Il est lu religieusement et chaudement approuvé et soutenu même par des Pères du Concile. Il exprime la pensée de tout un « courant » très fortement représenté dans les commissions conciliaires. Il est loin d'être le seul à pontifier : «* On sait aujourd'hui que... *» et, moyennant cette formule ou d'autres analogues, à manifester une ignorance semblable du contenu réel des documents pontificaux en matière sociale.
Ce n'est d'ailleurs pas « d'aujourd'hui » seulement qu'un certain « courant » dans l'Église veut enlever toute consistance et toute existence à la « doctrine sociale » de l'Église, et plus généralement à sa doctrine du droit naturel.
Mais la force de ce courant à l'intérieur même du Concile ne laisse pas présager une élaboration facile du schéma sur « l'Église et le monde »...
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#### Après le serment des évêques hongrois
Sur ce que l'on appelle pudiquement le « serment à la Constitution » imposé aux évêques hongrois, les informations de source catholique continuent à faire défaut au moment où nous écrivons ces lignes ([^9]). La *Documentation catholique* a reproduit le 4 octobre (col. 1258-1260) les déclarations faites par Mgr Casaroli, sous-secrétaire de la Congrégation des affaires ecclésiastiques extraordinaires et plénipotentiaire du Saint-Siège dans les négociations avec la Hongrie. Ces déclarations remontent au 17 septembre, et l'on eût préféré ne point s'y appesantir, dans l'espérance de mises au point plus circonstanciées et plus éclairantes. Mais elles ne sont pas venues.
139:88
Voici donc le passage de ces déclarations concernant le serment :
« ...Il s'agit avant tout d'une « entente pratique ». Elle est pratique parce qu'elle cherche une solution de fait aux difficultés existantes, sans résoudre les Problèmes juridiques connexes, mais sans non plus Préjuger de leur solution. Ce n'est un mystère pour personne que la première, sans doute, de ces difficultés, concernait la possibilité d'arriver à ce que les évêques soient nommés par l'unique autorité compétente, c'est-à-dire le Saint-Siège, sans que des obstacles de la part du pouvoir civil rendent pratiquement impossible l'exécution des dispositions de l'Église.
Une autre difficulté connexe à celle-ci était le serment de fidélité à l'État et à sa Constitution, exigé du clergé comme des autres citoyens. En tout état de cause, un ecclésiastique catholique ne pourrait jamais prêter ce serment, sinon comme il convient à un évêque ou à un prêtre (« *sicut decet episcopum vel sacerdotem* »). C'est donc dans ce sens, et avec cette précision écartant toute équivoque, qu'il faut considérer bien clairement que ce serment est prêté. »
On ne voit pas du tout en quoi cette précision serait susceptible d'*écarter toute équivoque.* Dire que le serment est prêté « comme il convient à un évêque ou à un prêtre », et même le dire en latin, *ut decet episcopum vel sacerdotem*, cela ne change rien à la nature ni au contenu du serment prononcé. Faut-il entendre que le serment est prêté mais qu'il ne sera pas tenu ? Peut-être, mais assurément cela n'est ni « bien clair » ni « sans équivoque ».
\*\*\*
Mgr Casaroli ajoute un peu plus loin :
« C'est du fidèle accomplissement, dans la lettre et dans l'esprit, des engagements pris aujourd'hui par le gouvernement de la République Populaire de Hongrie et par le Saint-Siège que dépendra la réelle possibilité de poursuivre efficacement à l'avenir le travail qui a été commencé. »
140:88
*Poursuivre efficacement le travail qui a été commencé*... Quel « travail » ? En tous cas, le fidèle accomplissement, dans la lettre et dans l'esprit, des engagements pris, apparaît comme inhérent à tout serment qui a été prononcé « comme il convient à un évêque ou à un prêtre » (*ut decet episcopum vel sacerdotem* »). On concevrait mal que cet « *ut decet* » annonçât des restrictions mentales ou une intention de ne pas tenir les engagements pris.
\*\*\*
Il est pourtant remarquable que l'on omette de nous renseigner sur LE TEXTE, de ce serment prononcé *ut decet*. Ce texte n'est connu que de source communiste. Nous l'avons cité dans notre précédent numéro. Nous le reproduisons à nouveau.
*-- Acceptez-vous de jurer fidélité à la République populaire hongroise ?*
*-- Oui.*
*-- Jurez-vous d'être fidèle à la République populaire hongroise, à son peuple et à sa Constitution ?*
*-- Je le jure.*
*-- Jurez-vous de conserver le secret d'État dans toutes vos activités, de servir toujours les intérêts du peuple et de vous consacrer au renforcement et au développement de la République populaire hongroise ?*
*-- Je le jure.*
*-- A partir de ce moment vous pouvez entrer dans l'exercice de vos fonctions religieuses.*
Tout, malheureusement, nous incline à supposer que ce texte est bien exact. Il coïncide en effet avec le texte du serment que les communistes hongrois ont toujours réclamé des évêques et des prêtres. Si l'on se reporte au *Livre rouge de la persécution*, publié en 1956 sous les auspices des Organisations internationales catholiques (version française sous le titre : *Le communisme et l'Église catholique*, parue aux Éditions Fleurus), on trouve aux pages 227-228 (pagination de l'édition française), le texte du serment imposé en 1951 au corps épiscopal hongrois par la dictature communiste :
« Je jure d'être fidèle à la République populaire hongroise, à son peuple et à sa Constitution ; d'observer la Constitution et les règles juridiques constitutionnelles ; de garder le secret d'État ; de servir, dans le cadre de ma vocation, les intérêts du peuple et de m'efforcer, par tous les moyens en mon pouvoir, de contribuer au renforcement de la République populaire hongroise. »
141:88
Ce serment fut prononcé le 21 juillet 1951 devant le Conseil présidentiel de la République populaire, par le corps épiscopal hongrois, à l'exception de Mgr Imre Kisberk, évêque auxiliaire de Székesfehervar (et à l'exception aussi, bien entendu, de ceux qui étaient emprisonnés à l'époque, comme le Cardinal Mindszenty et Mgr Jozsef Grôsz).
Le *Livre rouge* remarquait (p. 228) :
« *De toutes façons, on peut parler d'un serment extorqué, étant donné l'atmosphère de cauchemar dans laquelle la destruction de l'organisation ecclésiastique en Hongrie avait plongé l'Épiscopat. *»
On peut beaucoup moins clairement aujourd'hui parler encore d'un serment extorqué, après l' « entente pratique » signée le 15 septembre 1964 par les plénipotentiaires du Vatican et après les libres déclarations de Mgr Casaroli.
Ce que disait déjà\
le « Livre rouge ».
Depuis 1951, le *Mouvement des prêtres de la paix* (l'équivalent hongrois du groupe « Pax » de Pologne) possède le contrôle de toute l'administration ecclésiastique hongroise : « *Les évêques durent relever de leur charge les Vicaires généraux et les Chanceliers en exercice, pour nommer à leur place des membres du Mouvement des prêtres de la paix. Ce mouvement, qui n'avait qu'un an, s'emparait ainsi pratiquement du gouvernement des diocèses.* » (p. 228)
142:88
« *L'Église a été complètement privée de sa liberté et asservie au pouvoir. Les évêques non seulement ne peuvent pas librement prêcher l'Évangile et gouverner les diocèses, mais ne jouissent même plus de leur liberté personnelle. *» (p. 229) « *Dans toutes les Curies épiscopales continue le contrôle arbitraire de l'Office des cultes ; tous les actes des évêques sont contrôlés ; un jeune homme nt peut entrer au Séminaire sans le* « *nihil obstat *» *de ces fonctionnaires et une autre autorisation de ces mêmes personnages est nécessaire pour conférer les Ordres sacrés aux séminaristes qui ont achevé leurs études théologiques.* » (p. 231) « *On force l'Église, en la personne de ses ministres, à sortir des temples pour une action conçue suivant les critères idéologiques et pratiques propres à tous les régimes marxistes : en un mot, à faire une politique communiste. *» (p. 232)
Il s'agit d'un asservissement ORGANIQUE de l'ADMINISTRATION ecclésiastique à la POLITIQUE communiste.
C'est cela précisément que l'épiscopat polonais a fait échouer en Pologne. C'est cela qui est imposé à ce qui subsiste encore d'un épiscopat hongrois.
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L'hebdomadaire protestant *Réforme*, qui est fort loin de tout « anti-communisme systématique » a lui-même manifesté quelque étonnement. Dans son numéro du 10 octobre 1964, il publiait la photographie des évêques hongrois prêtant serment, le 17 octobre 1967, « *ut decet episcopum* », la tête inclinée devant les autorités du régime communiste. Cette photographie a été utilisée abondamment, en Hongrie même, par la propagande du régime, pour démoraliser la Résistance. L'hebdomadaire *Réforme* commente pudiquement : « *Un tel accord peut améliorer le sort du catholicisme hongrois mais, sur cette photographie, la cérémonie n'accuse-t-elle pas encore, impitoyablement, les signes extérieurs d'un acte d'allégeance ?* »
\*\*\*
Inattendu : ce qu'on lit sur la Hongrie\
dans « Signes du temps ».
Le magazine illustré des Dominicains de Paris, *Signes du temps*, est encore moins anti-communiste que *Réforme*. Dans son numéro d'octobre 1964 (pages 14 à 16), ce magazine nous raconte que la Hongrie est passée de la misère et du désespoir (en 1956) à la liberté et au sourire (en 1964)...
143:88
Mais ce même article contient un passage présentant les communistes hongrois comme « une minorité isolée » et précisant en propres termes :
« Le Parti communiste, en Hongrie, c'est au total une infime minorité : ce sont 400.000 hommes et femmes noyés parmi 10 millions d'individus. Les membres du Parti sont terriblement isolés (...). De nombreux « carriéristes » se sont glissés dans leur rang. »
Précision Précieuse. Précision que nous nous appliquons depuis des années à faire connaître, quand, nous disons et répétons : le Parti communiste, dans les pays où il est au pouvoir, est une caste minoritaire, représentant seulement, selon les pays, de 2 à 6 % de la population.
En Hongrie, selon les propres chiffres de *Signes du temps*, il y a donc 10 millions d'habitants, et seulement 400.000 membres du Parti communiste : soit 4 %.
Et ces 4 % sont « une minorité isolée » (et même vomie).
Oui.
Mais possédant la plénitude du pouvoir.
A-t-on perdu tout usage\
de la pensée ?
Il faut alors poser à nouveau la question qui, dans notre numéro précédent (n° 87, pages 355 et suiv.) était posée au P. Dubarle : a-t-on donc perdu toute faculté de penser, tout usage de la raison, toute connaissance des hommes ?
On nous rapporte comme un fait allant de soi, n'appelant aucun commentaire, ne provoquant aucune réflexion sociologique ni morale, le fait que la caste dirigeante qui exerce la dictature est une *minorité infime et isolée !*
On ne se demande même pas comment donc, par quels moyens puissants, totalitaires, atroces, une minorité infime et isolée (et vomie) peut conserver un pouvoir souverain sur la population tout entière.
On raconte, et apparemment l'on fait gober au lecteur, qu'un tel régime fonctionne normalement avec la *liberté* et le *sourire*...
144:88
Comprendre enfin en quoi consiste\
le système communiste
Le Parti communiste, infime minorité et minorité isolée par rapport à l'ensemble de la population, en Hongrie comme en Pologne, en Russie comme en Chine, est néanmoins le maître absolu.
Il l'est avec ou sans terreur visible : il l'est essentiellement par *le noyautage obligatoire*, de type policier, imposé à toutes les organisations sociales, y compris les Églises, conformément aux « principes d'organisation » énoncés par Lénine et conformément au texte bien compris de l'article 126 de la Constitution soviétique.
Cela est expliqué en détail dans notre brochure : *La technique de l'esclavage* ([^10])*.*
En Hongrie, la technique de l'esclavage est appliquée à l'Église catholique. Des membres de l'appareil communiste noyautent l'administration ecclésiastique. Un jour, on reconnaît dans la personne d'un directeur des œuvres diocésaines ou dans celle d'un vicaire général un ancien élève des écoles spéciales du Parti -- nous avons reproduit à ce sujet le témoignage terrible cité par le P. Werenfried ([^11]), mais ce témoignage « stupéfiant » ne peut surprendre que ceux qui ignorent tout des méthodes communistes, toujours identiques, appliquées depuis longtemps à domestiquer le Patriarcat orthodoxe de Moscou, comme il est expliqué dans notre brochure déjà citée : *La technique de l'esclavage.*
Le régime hongrois, comme tout régime communiste, maintient sa domination par la *colonisation interne*, ou « noyautage » de tous les organes, groupes et collectivités de la société, *y compris les Églises.*
Les évêques hongrois ont juré de « *se consacrer au renforcement et au développement* » de ce régime -- le régime où une minorité infime et isolée (et vomie), 4 % de la population, est constituée en caste dirigeante jouissant d'un pouvoir absolu.
Nous pensons que si l'on avait mieux connu la STRUCTURE RÉELLE d'un régime communiste, -- sa structure sociologique, essentiellement policière, au lieu d'étudier seulement « le matérialisme théorique du marxisme », -- on n'en serait pas arrivé là, on n'aurait pas consenti à cela...
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145:88
### Une provocation
La rentrée de José de Broucker :\
« Les nouveaux inquisiteurs »
Sous ce titre, « LES NOUVEAUX INQUISITEURS » dans les *Informations catholiques internationales* du 1^er^ novembre, un soi-disant « dossier » : un dossier d'INQUISITION ; un dossier qui prétend plusieurs fois vouloir se garder de tout « amalgame » et qui, sous le couvert de cette précaution verbale, s'emploie très précisément à amalgamer et dénoncer pêle-mêle Alexis Curvers, Michel de Saint Pierre, Roger Bésus, Louis Salleron, l'abbé de Nantes, et *Rivarol,* et *Le Monde et la Vie,* et *El Espanol,* et *Il Borghese,* et *La Nation française,* et *La Pensée catholique*, -- et *Itinéraires.*
Les dénoncer pour « ESCROQUERIE » (*sic*).
Ce « dossier » d'amalgame et de délation est bien dans la tradition (dans l'une des traditions) des *Informations catholiques internationales :* dans la tradition de leur fameux « dossier » de délation et d'amalgame du 15 février 1960.
Les *Informations catholiques internationales* reviennent donc à cette tradition-là, à cette manière délatrice et calomniatrice de leur « dossier » de 1960 sur le prétendu « national-catholicisme » sur « La Cité catholique » et accessoirement sur *Itinéraires.* Ce dossier fameux était publié au moment où la police perquisitionnait, arrêtait, emprisonnait dans toute la France, et ce dossier donnait *les noms, les adresses, les listes* de gens accusés par les I.C.I. de faire partie du « complot » sur lequel s'abattait la répression policière ; et il désignait principalement Jean Ousset.
Ce précédent dossier, les *Informations catholiques internationales* n'en ont jamais rectifié les calomnies ; notamment, elles n'en ont jamais rectifié les calomnies dirigées contre *Itinéraires.* Les I.C.I. ont recommencé le 1^er^ novembre. Dans le même esprit, d'une manière un peu différente.
146:88
Les circonstances ne sont plus les mêmes. La police n'est plus en train de rechercher les membres d'un « complot » et, en cet automne 1964, il n'y a plus occasion de dire, comme disaient les I.C.I. le 15 février 1960 : *-- Des membres du complot, en voici, voici leurs noms ; notre tristesse est grande, ce sont des chrétiens, ce sont nos frères catholiques, hélas, voici la liste, et les adresses...*
Le nouveau « dossier » situe ses délations, ses calomnies et ses insultes au plan « spirituel ». C'est aussi, sans doute, plus convenable pour une publication vendue dans les églises à titre de publication « proprement religieuse ».
\*\*\*
Alexis Curvers, Michel de Saint Pierre, Roger Bésus, Louis Salleron, l'abbé de Nantes, *Rivarol, Le Monde et la Vie, El espanol, Il Borghese, La Nation française, La Pensée catholique* (et *Itinéraires*)*,* amalgamés en un seul et même « courant d'opinion », voici entre autres ce que le « dossier » des I.C.I. en écrit :
« Les pamphlétaires qui se réclament de la « chrétienté » expriment moins ses sentiments qu'ils ne cherchent à les exploiter quand ils existent et le plus souvent à les provoquer (...). On invente, on fabule, on tord la vérité, on généralise des exceptions, on imagine des machineries et des complots (...). C'est de l'escroquerie qui, parce qu'elle risque d'échapper aux esprits simples submergés par des flots de papier doit être dénoncée. »
147:88
Des flots de papier ? Pourquoi donc le même dossier assure-t-il alors que ce sont « *des publications d'audience limitée* » ? Quant aux livres dénoncés, ils sont trois, pas un de plus. A côté du « flot » de journaux, de périodiques, de magazines et de livres qui vont dans le sens des I.C.I., les « flots de papier » attribués aux auteurs et aux publications dénoncés constituent un mensonge de plus des I.C.I.)
Ces auteurs et ces publications, les I.C.I. les dénoncent comme n'étant *pas du tout chrétiens ni catholiques :*
Au fond, en dépit des apparences qu'ils se donnent, ils ne s'intéressent pas à l'Église ni à ce que son Seigneur attend d'elle. »
Ayant ainsi insulté jusque dans leur conscience, dans leur âme et dans leur foi les auteurs qui font l'objet du « dossier », les I.C.I. peuvent se rengorger à la pensée que leurs infamies sont recommandées de confiance dans les « Semaines religieuses » et offertes aux fidèles à l'intérieur des églises.
\*\*\*
Le « dossier » des I.C.I. affirme que, « *sur un point au moins* », il doit « rectifier » ce qu'écrit Michel de Saint Pierre.
Citons cette « rectification » :
« Il est un point au moins sur lequel nous devons rectifier, parce que nous le connaissons bien. Michel de Saint Pierre fait dire partout qu'avant de prendre la plume, il a mené pendant deux ans une minutieuse enquête. Moyennant quoi, dûment informé, il attribue par deux fois à la revue « Catholicisme International Illustré » (lisez : les I.C.I.) une collusion avec les progressistes polonais de « Pax Hominum ». Cela s'est dit, mais c'est faux et ça se sait. »
Cela *s'est dit,* comme cela, sans plus, sans preuves, sans textes ? Et « c'est faux », et « ça se sait » !
L'auteur du « dossier » a donc osé ? Oui, il a osé.
Et cet auteur, qui assure *bien connaître ce point,* cet auteur, c'est JOSÉ DE BROUCKER.
148:88
Son nom n'apparaît pas à la signature du « dossier » mais dans le titre, page 28 : « par José de Broucker ».
José de Broucker, qui CONNAÎT BIEN CE POINT, et qui est aussi celui qui N'EN A PAS DIT UN MOT ; José de Broucker, principal responsable des tromperies caractérisées parues dans les I.C.I. au sujet de *Pax*, José de Broucker, principal accusé, et le plus silencieux.
Il avait complètement disparu de la circulation. Il a laissé Georges Hourdin et d'autres assumer à sa place le poids, la responsabilité, la honte des manœuvres et des contre-vérités successives par lesquelles les I.C.I. ont tenté de faire face à l'indignation générale. Tous les textes, toutes les preuves sont là, toutes les tromperies affolées et changeantes des I.C.I., avec leur date et le commentaire qui leur est dû, dans les 180 pages de *L'affaire Pax en France.* Mais José de Broucker, qui « connaît bien ce point » n'était plus là.
Il reparaît maintenant. C'est bien lui. Il reparaît pour fabriquer cet ignoble « dossier »... José de Broucker ! Le revoici donc, dans une besogne qui, par son inspiration comme par son exécution, est tout à fait digne de Pax*.*
José de Broucker croit le moment déjà venu de faire sa rentrée et de prendre sa revanche. José de Broucker, pour se venger des catholiques qui se sont dressés contre l'implantation du réseau policier soviétique *Pax* à l'intérieur du catholicisme français, les accuse de *ne pas s'intéresser à l'Église ni à ce que son Seigneur attend d'elle ;* il les accuse, en ce qui concerne le Christ et l'Église, de *se donner des apparences.* Beau langage sous la plume d'un José de Broucker. Il a bien trouvé l'injure et l'insulte qui puissent blesser un chrétien au plus profond de l'âme.
Mais n'insulte pas qui veut. Un José de Broucker NE PEUT PLUS insulter personne. Une telle insulte, il suffit d'une telle signature pour radicalement la disqualifier.
\*\*\*
Il faut bien voir et bien mettre en lumière que José de Broucker n'a jamais eu de telles insultes, ni cette violence, ni cette détestation, et qu'il n'a jamais écrit de cette encre-là, quand il écrivait sur Pax*,* sur le communisme, sur ses policiers et ses espions camouflés en penseurs.
149:88
Il faut bien faire cette comparaison.
Il faut la faire minutieusement et point par point.
*D'un côté*, José de Broucker s'est porté garant de la sincérité de Piasecki, et ne s'en est jamais dédit. José de Broucker l'a dépeint avec tendresse, « songeur, mais calme et serein » il a évoqué « sa voix grave et lente, coupée de respirations profondes et de sourires rares mais précis » il a vanté « l'effort de pensée (*sic*) cohérent et conséquent que *Pax* développe depuis quinze ans ». Il a toujours parlé avec sympathie et respect de cet organisme policier chargé par les services secrets soviétiques de noyauter et d'asservir l'Église. Il n'a jamais accusé *Pax* d' « escroquerie ». Il n'avait à la bouche, ou plutôt sous la plume, que « la pensée » de cette officine d'espionnage.
*De l'autre côté,* José de Broucker nie la sincérité, la bonne foi et même la foi d'écrivains et de publications amalgamés par lui tous ensemble, qu'il accuse d' « escroquerie » chez qui il ne voit aucune « pensée » et qui se nomment Alexis Curvers, Michel de Saint Pierre, Roger Bésus, Louis Salleron, l'abbé de Nantes, *Rivarol, Le Monde et la Vie, El Espanol* (... que j'avoue ne point connaître du tout...), *Il Borghese, La Nation française, La Pensée catholique, --* et *Itinéraires.*
Une telle comparaison est éclairante et décisive. José de Broucker combat ces derniers avec une violence, avec une détestation, avec une ardeur fiévreuse qu'on ne lui a jamais vues contre le communisme, contre son appareil policier, ses criminels, ses idéologues et ses espions.
C'est clair ?
José de Broucker lit Alexis Curvers « avec dégoût » mais il écoute Piasecki avec sympathie. Ce n'est point Piasecki, ce n'est point *Pax* qui le dégoûtent, c'est Curvers. José de Broucker accuse Curvers et Salleron d'opposer Pie XII à Jean XXIII, mais il n'a jamais accusé *Pax* d'opposer Jean XXIII à Pie XII. José de Broucker accuse Michel de Saint Pierre, et Salleron, et Curvers de « créer les mythes » de « l'opposition de Jean XXIII à Pie XII, ou du Concile au Pape, ou de la collégialité à la primauté » mais il n'accuse point le communisme et ses réseaux policiers d'avoir mis en scène et mis en œuvre ces oppositions, de les avoir introduites dans l'Église, de les avoir exploitées dialectiquement. José de Broucker déclare « *pour le moins suspects* » Curvers*,* Salleron et Saint-Pierre, et tous les autres pêle-mêle, et *Itinéraires.*
150:88
Pour le moins : suspects ! Et pour le plus ? Mais José de Broucker n'a jamais rien aperçu et rien dénoncé de « suspect » dans les entreprises de *Pax* ni dans « la pensée » de Piasecki.
Oui, c'est clair.
\*\*\*
Il est fort clair également que *l'opposition* inventée et proclamée entre Jean XXIII et Pie XII, l'opposition inventée et proclamée entre Jean XXIII et tous ses prédécesseurs, entre Jean XXIII et l'Église « constantinienne » tout entière, c'est-à-dire l'opposition entre Jean XXIII et seize siècles, pas moins, de la vie de l'Église (Constantin est mort en 337) ; il est fort clair que cette opposition n'a pas été inventée par Alexis Curvers, par Louis Salleron ou par Michel de Saint Pierre, ni par la revue *Itinéraires :* cette OPPOSITION a été inventée, proclamée, exploitée par une propagande et une idéologie dont les I.C.I. sont en France le principal centre de diffusion.
C'est le propre directeur des I.C.I., c'est Georges Hourdin en personne qui, encore dans *Le Monde* du 22 juillet dernier, opposait Jean XXIII à saint Pie X ([^12]).
C'est Étienne Borne, encore dans *Forces nouvelles* du 9 juillet dernier, qui oppose Jean XXIII à saint Pie X, au point d'écrire que l'Encyclique *Pacem in terris* de Jean XXIII serait une RÉFUTATION TERME A TERME de la *Lettre sur le Sillon* de saint Pie X.
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Ce n'est pas nous qui avons bruyamment tiré argument et créé un système d'opposition à partir du fait accidentel que, dans l'Encyclique *Ecclesiam suam* parue dans l'année et dans le mois du cinquantenaire de la mort de saint Pie X, Paul VI ne l'avait en aucune manière mentionné.
Les différences de ton, d'accent, ou de méthodes de gouvernement qui peuvent exister entre Jean XXIII et Pie XII, ou entre Paul VI et saint Pie X, ce n'est pas nous qui en avons fait une opposition systématique, une rupture, une cassure, une révolution : « *la Révolution d'Octobre dans l'Église* » comme ont dit les I.C.I., -- les I.C.I. rejoignant en cela et sur ce point la ligne « idéologique » tracée par les publications de *Pax* et les services secrets soviétiques.
José de Broucker voudrait maintenant, en imputant ce système d' « opposition » à Curvers, à Saint-Pierre et à Salleron, brouiller les cartes : mais les siennes sont trop bien connues pour qu'il puisse s'en tirer par une telle pantalonnade.
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Ce José de Broucker, qui ne s'est expliqué sur rien au sujet de *Pax,* qui a laissé les autres tenter de s'expliquer à sa place, bien qu'il ait lui-même tout fait à ce sujet dans les I.C.I., et bien qu'il en ait même fait un livre dans la Collection des I.C.I., ce José de Broucker, le revoici donc à la même place. Toujours vendu à l'intérieur des églises. Toujours sous le couvert d'un pavillon qui déclare cette marchandise « proprement religieuse ».
José de Broucker, l'accusé confondu par des preuves sans réplique, et le principal accusé des I.C.I., l'accusé confondu par ses propres textes, que *nous et non lui* avons reproduits pour les mettre sous les yeux du public au moment où l'on débattait le point de savoir si les I.C.I. avaient ou non trompé le public au sujet de *Pax*, José de Broucker, l'accusé tellement confondu que cette réédition de ses propres textes suffit à régler la question, et qu'il a alors caché ses textes incriminés, José de Broucker, resté sans voix, sans un mot pour se défendre, sans un mot pour s'excuser, sans un mot de regret ni de rectification, -- le voici qui reparaît soudain en accusateur ? et toujours dans les églises ?
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Ah ! non. Trop est trop. Cette fois, nous allons vraiment nous fâcher. On ne peut pas indéfiniment subir la guerre qui nous est faite en n'y répondant que par des raisons, des arguments, des textes, des preuves. Ceux qui ont introduit cette guerre *dans l'Église,* et ceux qui ont toléré, couvert ou favorisé cette introduction, en porteront la pleine et entière responsabilité. Le voudrions-nous encore, il ne serait plus en notre pouvoir de retenir davantage dans leur juste colère tous ceux à qui nous faisions entendre le conseil pacifique de la patience et de la temporisation. L'indignation qui grandit partout est parfaitement fondée. L'heure de la légitime défense, de ses droits, de ses devoirs, ne peut être indéfiniment reculée au-delà des forces humaines. Tous *les complices de* « *Pax* » *sont encore et toujours aux mêmes postes dans le catholicisme français,* à la seule exception de ceux qui, entre temps, sont morts dans leur lit. (Tandis qu'André Noël, lui, est mort des suites d'un accident...) Les réseaux des services secrets soviétiques n'ont pas vu reculer d'un millimètre leur implantation dans le catholicisme français. Aux postes-clés, les mêmes : les complices, les coupables, les inconscients bien sûr, et aussi les traîtres, ceux qui nous ont trahis pendant dix ans, ceux qui ont camouflé sous des considérations religieuses les réalités de l'espionnage soviétique, et qui continuent. Et par-dessus le marché, revoici José de Broucker en personne, sur les tables de presse, dans les églises, répandant ses insultes et ses calomnies.
Trop est trop. Une aussi impudente provocation, rien ni personne ne pourra nous imposer de la subir en silence. Rien ni personne ne pourra nous faire croire que c'est une situation normale, pacifique et acceptable, la situation religieuse par laquelle une telle provocation et un tel provocateur peuvent encore paraître couverts par l'autorité ecclésiastique et installer leur marchandise à l'intérieur de nos églises.
Sans s'être expliqué sur *Pax,* José de Broucker reparaît pour insulter dans les églises les adversaires de *Pax.*
Avant d'accuser, il a personnellement des comptes à rendre.
Lui d'abord, puisqu'il est revenu.
Jean MADIRAN.
Sur les machinations, les tromperies, les impostures et les violences de la guerre dans l'Église, voir le livre de Jean Madiran :
-- *L'intégrisme : histoire d'une histoire*.
Un volume de 284 pages. Nouvelles Éditions Latines.
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## DOCUMENTS
### Mandement orthodoxe sur les persécutions
*Les évêques de l'Église orthodoxe russe hors frontières se sont réunis en Concile, à New York, au mois de juin 1964 sous la présidence du Métropolite Philarète : Jean, archevêque de San Francisco et de l'Amérique de l'ouest ; Alexandre, archevêque de Berlin et d'Allemagne ; Athanase, archevêque de Buenos Aires ; Étienne, archevêque de Vienne ; Théophyle, administrateur de la région de l'Allemagne du nord ; Léonce, archevêque de Santiago du Chili et du Pérou ; Séraphin, archevêque de Chicago et de Détroit ; Nikon, archevêque de Washington et de Floride ; Vitaly, archevêque de Montréal ; Antoine, archevêque de Los Angeles ; Averky, archevêque de Syracuse ; Séraphin, archevêque de Caracas ; Antoine, évêque de Genève ; Antoine, évêque de Melbourne ; Savva, évêque d'Edmonton ; Nectaire, évêque de Seatle.*
*Ils ont notamment publié un mandement, adressé à* « *tous les croyants du monde libre* »*, sur* « *les persécutions dont les croyants sont victimes en U.R.S.S* »*.*
*Nous en reproduisons ci-après le texte intégral.*
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*On remarquera, entre autres, l'affirmation solennelle des mensonges du Patriarcat de Moscou :* « *Les mensonges éhontés des représentants du soi-disant Patriarcat de Moscou qui ont perdu depuis longtemps toute liberté spirituelle et ont capitulé devant le gouvernement soviétique dont ils sont devenus les esclaves.* »
*Il est à craindre que l'on attende longtemps que le P. Wenger publie et commente ce texte dans* « *La Croix* »*, quotidien d'* « *information* »*.*
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*Pour notre part, nous avons plusieurs fois et longuement expliqué dans cette revue comment le Patriarcal de Moscou est en fait le* NOYAU DIRIGEANT COMMUNISTE *imposé à l'Église officielle de Moscou* (*voir sur ce point notre brochure :* La technique de l'esclavage ; *voir aussi dans notre numéro* 84 *de juin* 1964 *l'article :* « L'imposture Nicodème »).
Les communistes athées et militants, dans leur haine démentielle du Christ et de Son Église trouvent des moyens toujours nouveaux d'extermination des chrétiens, depuis presque un demi-siècle qu'ils sévissent dans les pays qu'ils ont réduits à l'esclavage. Il ne leur suffit plus de détruire des églises par milliers, de priver ainsi un clergé accusé des pires méfaits de la possibilité d'exercer ses fonctions, de voir des millions d'êtres sans formation spirituelle élevés dans un athéisme de contrainte, de faire couler à flots le sang des martyrs et d'être témoins des souffrances silencieuses, de l'amertume et des larmes des croyants.
Ils ont inventé maintenant un nouveau plan, réellement diabolique, d'extermination des croyants : le gouvernement soviétique interdit l'accès des églises aux enfants, jeunes gens et jeunes filles de trois à dix-huit ans, que ce soit pour assister aux offices ou pour communier. Et, comble de dérision, ce sont les membres du clergé eux-mêmes qui doivent veiller au respect de cette ordonnance, interdire la communion et éloigner les enfants. Les malheureux prêtres qui ne se soumettent pas à ces consignes sont privés, du droit d'exercice de leurs fonctions, passibles d'arrestation et d'autres mesures répressives.
Mais ce n'est pas tout : ce plan diabolique de détournement des enfants et des adolescents de l'Église et, ce discrédit du clergé aux yeux du peuple, clergé qui refuse lui-même d'admettre les enfants à la communion, doit, pour subsister, se dissimuler au monde libre par les mensonges éhontés des représentants du soi-disant patriarchat de Moscou qui ont perdu depuis longtemps toute liberté spirituelle et ont capitulé devant le gouvernement soviétique dont ils sont devenus les esclaves. Les métropolites Pimène, Nicodim et Jean clament en chœur que la persécution religieuse n'existe pas en U.R.S.S., que les croyants sont libres, que, d'après la constitution soviétique (art. 124) chacun peut exprimer les convictions religieuses qu'il lui plaît, que jamais, au contraire, les pratiquants n'ont joui d'une telle liberté, que l'avenir de l'Église n'est pas un sujet de préoccupation et qu'en U.R.S.S., enfin, l'extermination systématique de la foi n'est qu'une lutte contre des convictions périmées, sans oublier d'autres mensonges effrontés et cyniques.
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La triste vérité est qu'il ne reste que peu de prêtres en U.R.S.S., qu'un nombre restreint d'églises sont encore ouvertes et que les croyants ne se rendent que rarement aux offices. Et voici maintenant que les chrétiens qui vont à quelques offices religieux auxquels il est indispensable d'assister à moins d'être un vieillard impotent, tout en prenant le risque d'être notés par les activistes et privés de salaire, ces chrétiens ne peuvent même plus amener leurs enfants qui, dans leur jeune âge et leur adolescence, ont autant besoin de Notre-Seigneur, vraie source de vie, que les jeunes arbres de soleil et de lumière.
« Laissez venir à moi les petits enfants, car le royaume des cieux leur appartient » a dit Notre-Seigneur. Mais les athées lui répondent : « Nous ne laisserons pas venir les enfants à toi, ils n'ont que faire de ton royaume des cieux, ils bâtissent un paradis terrestre sous notre direction, paradis dans lequel tu n'as pas de place ». Pire encore, des décrets gouvernementaux enlèvent sans pitié les enfants aux parents pratiquants, sous prétexte qu'ils « exercent une influence pernicieuse sur leurs enfants » en les élevant dans la foi. Ces malheureux enfants, arrachés de la sorte à leurs parents, sont rééduqués dans des pensionnats athées, tandis que les parents, expédiés dans des asiles pour malades mentaux, sont tournés en dérision et soumis à différents moyens de pression pour affaiblir leur volonté et les plier aux lois gouvernementales.
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Et voici que, dans notre siècle, s'élève comme jadis une « voix » de derrière le rideau de fer : « On entend des pleurs et des gémissements, et une immense clameur s'élève. La Rachel de notre siècle pleure sur ses enfants et ne veut pas être consolée » car on les tue spirituellement sans miséricorde, et la mort spirituelle est plus terrible que la mort physiologique. Ce sont les pleurs, les gémissements et la clameur des malheureux parents sur leurs enfants innocents enterrés vivants.
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Ils n'ont pas le droit de joindre leurs doigts pour faire le signe de la croix, ils ne peuvent apprendre à leurs lèvres à prononcer le doux nom de Dieu, il leur est interdit d'élever les pensées de ces têtes enfantines vers l'autel du Seigneur, ils ont peur d'allumer dans ces cœurs purs la flamme de l'amour de leur Créateur et Sauveur. Malheur à nous ! s'exclament-ils, et ils se frappent la poitrine, tendent les mains vers le monde libre, appellent les patriarches orthodoxes et tous les chrétiens. Quelle est la réponse du monde libre ? Comment réagissons-nous à l'amertume et à la douleur infinie de nos frères et sœurs ? Savons-nous seulement que, malgré les persécutions, il y a des parents qui sont des héros parce qu'ils continuent à élever leurs enfants dans la religion et ont le courage de dénoncer ces poursuites dans la presse ? Parents du monde libre, qui avez vos enfants auprès de vous, priez-vous parfois pour des parents comme vous à qui on a retiré leurs enfants ? Et cette terrible chose n'est arrivée que parce qu'ils ont la foi, parce qu'ils savent que leur source de vie et de joie est dans le Christ, à nouveau persécuté et crucifié, souillé et sanglant. Chrétiens du monde libre, entendez-vous les pleurs et les gémissements de ces nouveaux martyrs de la foi ?
Vous, hommes éclairés qui réclamez la liberté totale même pour la propagande anti-religieuse, élevez une voix forte et claire pour rendre aux chrétiens de derrière le rideau de fer le droit de pratiquer leur religion, tendez une main secourable aux persécutés, faites étendre au monde entier le droit de donner la communion à ses enfants et de les élever en chrétiens. Ne croyez pas les mensonges proférés par les représentants du patriarchat de Moscou, et soyez assurés qu'ils ne leur sont pas toujours faciles, s'ils sont croyants, car ils savent où est la vérité et connaissent la souffrance de leur peuple, mais sont impuissants. Ceux d'entre eux qui étaient forts spirituellement ont été, depuis longtemps, détruits par le gouvernement soviétique. Cinquante années de terribles persécutions secrètes n'ont pas connu de trêve. Mais tout mensonge n'est accepté que jusqu'à une certaine limite par son auteur ; lorsqu'on l'atteint et que le mensonge éclate dans toute son horreur, tout le monde s'en écarte avec effroi, même celui qui le proférait. Le temps n'est-il pas venu pour vous, crédules chrétiens, d'être épouvantés par l'ampleur démesurée de la propagande soviétique, souvent menée par des hommes revêtus de l'habit ecclésiastique ? Réveillez-vous et prenez conscience, comprenez que le communisme est l'abnégation du christianisme, la tour de Babel du monde contemporain, une terrible provocation à l'égard de Dieu, cette voix du désert qui exigeait que le Christ se prosterne devant elle. Ayant saisi la véritable essence du communisme, nous, hommes libres de l'Église russe, proclamons que son extermination n'est pas seulement une affaire politique, mais une lutte contre le mal et son père spirituel, le diable.
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Le Christ a dit que le diable était mensonge et engendrait le mensonge, essayant de capturer, dans ses filets, l'humanité tout entière. Rompons ces entraves et, devant la tragique situation de nos frères persécutés, prions Notre-Seigneur avec ferveur, appelons-en aux gouvernements, adressons-nous aux parlements, élevons la voix du haut des chaires de nos églises et ne nous taisons pas tant qu'on ne cesse de tourner en dérision la conscience chrétienne, tant que la liberté ne triomphe sur la terreur et la violence. Nous ne sommes pas aussi impuissants que nous le croyons, car Dieu est avec nous, et les persécuteurs ne sont pas aussi forts qu'ils nous semblent. Ils ont peur de la vérité, craignent la dénonciation de leur diabolique système de persécution du Christ, car ils sentent inconsciemment que la victoire est avec Lui.
Que Dieu ressuscite et que Ses ennemis soient écrasés.
Sur l'Église orthodoxe russe hors frontières, on se reportera aux articles du P. Troubnikoff précédemment publiés dans « Itinéraires » :
L'Église orthodoxe russe hors frontières : numéro 75 de juillet-août 1963.
Les chrétiens en U.R.S.S. : numéro 81 de mars 1964.
============== fin du numéro 88.
[^1]: -- (1). Oraison funèbre du duc de Beaufort.
[^2]: -- (1). Paul Auphan, *Histoire de la Méditerranée.* (Éd. de la Table ronde, 1962.)
[^3]: -- (1). Le baïle (bailli) est plus qu'un ambassadeur : il défend à Istamboul les intérêts de la colonie vénitienne.
[^4]: -- (1). Amelot de la Houssaye, *Histoire du gouvernement de Venise*.
[^5]: -- (1). *Les Bretel de Grémonville -- une famille parlementaire de Normandie*, par le Baron d'Esneval.
[^6]: -- (1). Germain Lefèvre-Pontalis -- *Étude sur Antonio Morosini.*
[^7]: -- (2). Philibert de Jarry -- *Histoire du siège de Candie.*
[^8]: -- (1). Entretiens avec Bergson, par Jacques Chevalier. Plon 1959, pages 128 et 129.
[^9]: -- (1). Voir : *Le serment des évêques hongrois* dans notre numéro précédent : numéro 87 de novembre 1964, pages 362 et suiv.
[^10]: -- (1). En vente à nos bureaux -- 3 F franco.
[^11]: -- (2). Voir *Itinéraires,* numéro 87, pages 365 et suiv.
[^12]: -- (1). Texte cité et commenté par Louis Salleron dans *Itinéraires*, numéro 87 de novembre 1964, p. 74. -- *En sens contraire *: les discours que Jean XXIII a prononcés, avec tant de piété et d'émotion, à la gloire de saint Pie X, c'est nous et non pas les I.C.I,. qui les avons reproduits (dans notre numéro 87, pages 207-220).