# 89-01-65 1:89 ### LES CHIENS par Jean MADIRAN DANS l'Église de France, nous sommes des chiens. Des chiens : ce mot n'est pas venu par hasard sous la plume de l'abbé Michonneau et dans les colon­nes de *Témoignage chrétien* ; il était dans l'air depuis plu­sieurs années. Depuis plusieurs années, c'est exactement la question que je posais ; en propres termes : *Sommes-nous donc des chiens ?* La réponse est venue. \*\*\* Ce mot de *chiens* définit une situation permanente dans l'Église de France : notre situation. On l'avait décrite et analysée, cette situation, des dizaines de fois. Il ne man­quait que l'aveu explicite. En vertu du « n'avouez jamais » les praticiens du machiavélisme clérical feront peut-être quelque reproche à l'abbé Michonneau. Pas moi. Il n'a rien inventé, rien ajouté, rien forcé par cette qualification ; il a pour lui la vérité. Il a dit tout haut ce que les autres pensent et font sans le dire aussi nettement. Il n'a pas cru provoquer un scandale, et d'ailleurs il n'en a provoqué aucun, en prononçant le mot de la situation. A ma question insistante, explicite et répétée : -- *Sommes-nous donc des chiens ?* il a publiquement et clairement donné la réponse inscrite déjà dans les cœurs, dans les actes, dans les comportements. 2:89 A cette question, nous donnions nous aussi une réponse, la réponse contraire. *Nous ne sommes pas des chiens,* c'est au fond notre unique revendication, notre unique dissidence dans l'Église de France. Nous refusons en perma­nence d'être traités comme des chiens. Nous le refusons accessoirement et en théorie pour nous-même, nous le refusons violemment pour nos frères. Chacun d'entre nous se moque bien de la manière dont il est personnellement traité par des personnages de tout rang qui personnellement ne sont pas des lumières, c'est le moins que l'on en puisse dire. La question n'est pas personnelle. De personne à personne, l'injure traduit seulement l'infériorité manifeste de nos interlocuteurs, fuyards de toutes les controverses, vaincus de tous les débats, retranchés dans leur fausse puissance temporelle, dans leurs monopoles, dans leurs forteresses, dans leurs tyrannies cléricales et leurs men­songes cléricaux. Sur tous les terrains de la confrontation des idées, ils sont en déroute, ils se dérobent, ils multi­plient les feintes, ils se précipitent dans la confusion et le néant. Ils sont matériellement les plus forts, et de beau­coup, mais c'est tout. Ils ont l'argent, les journaux, les organisations, les émissions religieuses de radio et de télé­vision, et par là l'opinion massivement conditionnée : ils ont tout selon les critères du monde, mais ils sont prison­niers du monde et de ses critères, et au regard de l'esprit ils ne sont rien. Et au regard de l'histoire ils ne sont rien, rien que les puissants de l'heure, qui sont les impuissants, les oubliés, les morts du lendemain. Personnellement leurs injures ne nous font ni chaud ni froid. Intellectuellement leurs personnages sont invisibles à l'œil nu. Ils sont les maîtres de la surface sociologique du catholicisme français, par l'argent, par la presse, par les organisations, par les moyens audio-visuels, -- les maîtres-esclaves, l'écume d'un temps, ils ne laisseront rien derrière eux, ni une œuvre, ni une idée juste, ni un langage humain. Pour eux, c'est bien simple, « la pensée » « un effort de pensée cohérent et conséquent », c'est dans Pax qu'ils le trouvent, et ils le disent, c'est chez Piasecki, l'agent soviétique avec son réseau policier chargé de noyauter et d'asservir l'Église. 3:89 C'est là qu'ils aperçoivent et qu'ils désignent des idées, c'est là qu'ils découvrent ce qu'ils appellent une « pensée ». Vous voyez le genre ; l'orientation ; le niveau intellectuel. De personne à personne leur tyrannie cléricale, leurs injus­tices et leurs injures, et leur haine, nous honoreraient plutôt. S'ils nous applaudissaient, nous nous demanderions en quoi donc nous avons flanché, en quoi nous avons faibli, en quoi nous avons trahi. Ils livrent les esprits au marxis­me, ils livrent la presse au règne de l'argent, ils livrent les organisations au noyautage des appareils crypto-commu­nistes, le sachant ou ne le sachant pas. Ils sont juchés sur un immense désastre spirituel, les vocations taries, les sémi­naires intellectuellement à l'abandon, les chrétiens divisés, le peuple déchristianisé et généralement les pauvres, au lieu d'être évangélisés, les pauvres couverts de leur mépris, de leurs crachats, même pas *reconnus*. Ils sont les puis­sants, les maîtres, les administrateurs, les installés de ce désastre spirituel sans précédent peut-être dans l'histoire de l'Église de France. Et pour défendre l'arbitraire et l'abus de leur puissance ils n'ont pas *une* explication, une moti­vation, une analyse, une argumentation, une justification, pas *une* qui puisse résister au feu de la critique, au crible d'un débat contradictoire, à l'épreuve d'une confrontation avec les faits, et ils le savent. Ah ! non, de personne à personne, ce n'est pas leur mépris qui nous chagrine, c'est leur approbation qui nous épouvanterait. Mais leurs personnes sont en outre revêtues de pouvoirs spirituels auxquels *nous*, nous croyons. Ils sont prêtres. Leur attitude, non en vertu de la qualité intrinsèque ou de l'importance réelle de leurs personnes, mais en considération des pouvoirs qu'ils ont reçus, est un désordre majeur dans l'Église. 4:89 Nous sommes témoins. Nous sommes témoins contre ce désordre. A cause du désordre et à cause de l'Église. A cause des pauvres méprisés et des peuples abandonnés. Nous ne revendiquons aucune part des honneurs temporels, des puissances temporelles, des privilèges temporels -- des honneurs, des puissances, des privilèges dans l'Église -- qu'ils ont confisqués. Qu'ils les gardent, peu importe. Qu'ils les distribuent s'ils veulent : pas à nous, nous ne sommes pas candidats. Nous ne menaçons pas leurs trésors. Nous portons témoignage qu'ils, en usent avec injustice. Nous portons le témoignage des victimes de leur arbitraire. Non parce qu'ils nous offensent : étant individuellement ce qu'ils sont, il est normal qu'ils nous offensent, et que nous n'en soyons point offensés. Mais parce qu'ils renversent l'ordre de l'Église, l'ordre de la charité dans l'Église. Que les puissants du jour traitent comme des chiens et traitent de chiens les plus pauvres, c'est dans l'ordre : dans l'ordre du monde, dans l'ordre du péché. Que les puissants dans l'Église traitent comme des chiens et traitent de chiens les plus pauvres dans l'Église, c'est l'ordre de la charité qui est renversé. Nous sommes témoins. Nous marquons le haut et le bas, le nord et le sud. Nous sommes témoins parce qu'il faut qu'un cri s'élève vers le ciel. Nous sommes des buttes-témoins et des pierres d'attente. Jusqu'à ce que Dieu envoie des saints pour rétablir dans l'Église de France l'ordre de la charité. MES AMIS, nous sommes des chiens. Depuis des années. Traités comme tels. Et maintenant dé­signés comme tels. Par les puissants. Par les installés. Par les présidents de groupes, les secrétaires de comités, les animateurs d'organisations, les aumôniers des courroies de transmission, par les tyrans psycho-sociologi­ques du cléricalisme moderne, revêtus de l'habit ecclésiasti­que : de l'ancien ; ou du nouveau ; ou de n'importe lequel. Les « nouveaux prêtres » comme dit très bien Michel de Saint Pierre. Mes amis, nous sommes des chiens. 5:89 Qu'est-ce que ça nous fait ; à nous ; personnellement. Qu'est-ce que ça nous fait, ce mépris des riches, des puissants, des maîtres du cléricalisme, du conformisme, du modernisme. Il y a un Évangile pour les chiens. En Matthieu, XV, 22 et suiv. : « *Or voici qu'une Cananéenne, étant sortie de ce territoire, se mit à lui crier :* « *Ayez pitié de moi, Seigneur, fils de David : ma fille est affreusement tourmentée par le dé­mon.* » *Jésus ne lui répondit rien. Alors les disciples s'approchèrent et lui firent cette prière :* « *Renvoyez-la, car elle nous poursuit de ses cris.* » *Il répondit :* « *Je ne suis envoyé qu'aux brebis perdues de la maison d'Israël.* » *La femme vint se prosterner à ses pieds, di­sant :* « *Seigneur, venez à mon secours.* » *Il lui répondit :* « *Ce n'est pas bien de prendre le pain des enfants pour le jeter aux petits chiens.* » *Elle répondit :* « *Oui, Seigneur, mais les petits chiens mangent les miettes tombées de la table de leurs maîtres.* » *Alors Jésus lui répondit :* « *Ô femme, ta foi est grande ! qu'il te soit fait selon tes désirs.* » *Et sa fille se trouva guérie à l'heure même.* » Peut-être nos maîtres temporels dans l'Église de France pensent-ils pratiquer l'imitation de Jésus-Christ en nous traitant de « chiens ». Il faut croire que c'est leur idée. Dans la Bible de Jérusalem on nous explique que c'était le mot traditionnel des juifs pour les païens. Voilà bien le ressourcement biblique. La Bible de Jérusalem expose (en commentaire) : « Jésus doit s'employer au salut des Juifs, « enfants » de Dieu et des promesses, avant de s'occuper des païens qui n'étaient, aux yeux des Juifs, que des *chiens*. » Ils sont comme de nouveaux Juifs ; le nouveau peuple élu ; les nouveaux docteurs de la loi ; les nouveaux pharisiens. Et nous sommes les nouveaux païens. Nous ne sommes ni de leur Action catholique, ni de leur presse catholique**,** ni de leur pastorale moderne ni de leur liturgie en français, ni de leur théologie teilhardienne, ni de rien de ce qu'ils fabriquent. 6:89 Mais justement, nous ne demandons rien de cet ordre. Nous ne demandons pas d'être promus docteurs en teilhardisme ni même acolytes de la liturgie nouvelle ; ni secrétaires d'Action catholique ; ni informa­teurs religieux patentés ; ni journalistes catholiques. Cette Église de France où nous sommes traités comme des chiens, nous ne lui demandons que les miettes qui tombent sous la table. Rien que les paroles et les sacrements du salut. Qui ne sont assurément pas ce dont les « nouveaux prêtres » parlent le plus. Mais ils n'y peuvent rien et nous n'y pouvons rien. C'est par eux-aussi, et là où ils sont les seuls, c'est par eux seuls que passent et passeront les paroles et les sacrements du salut. Quelquefois, comme des miettes tombées sous la table. Nous ne demandons que ces miettes pour nous, elles sont tout. JE ME SOUVIENS... je me souviens de l'abbé Kermandec. Il ne s'appelait pas Kermandec. Je lui invente ce nom. Ils vont dire, les imbéciles ([^1]), que je fais moi aussi du roman, de la caricature et de la généralisation. Ils se trompent. Je l'aimais bien. Je l'aimais beaucoup. Nous avions de grandes conversations. Il était érudit en toute sorte de sciences ecclésiastiques et profanes, surtout historiques ; il était cultivé ; il était savant. Un jour de lassitude, quelque mauvais démon lui souffla de murmurer, de bougonner : *-- J'en ai assez d'être traité ici comme une simple machine à distribuer les sacrements.* Parce que j'appréciais son amitié, et qu'il le savait, je pris la liberté de protester que « la machine à distribuer les sacrements », c'était le meilleur de lui-même et plus que lui-même. Et que tout le reste, sa science, sa culture, sa sagacité, son expérience humaine, n'étaient rien auprès. 7:89 N'importe qui peut être savant ou intelligent. Bien sûr, cela devient rare ; de plus en plus rare ; en fait ; et notamment parmi les prêtres qui font de grandes carrières ecclé­siastiques ; mais au moins en théorie, ce n'est pas l'intelli­gence humaine, ce n'est pas la science humaine qui sont hors d'atteinte, hors de portée. L'unique, c'est le prêtre, appelé, ordonné, consacré dans l'Église. Celui qui peut ce que personne ne peut : distribuer les sacrements du salut. J'osais faire affectueusement honte à mon vieil ami de son instant de murmure et d'aveuglement. Il ne me traita pas de chien, il m'embrassa, il ne m'en parla plus. Je vois bien ce qui en lui souffrait, ce qui était crucifié, et j'avais retour­né le fer dans la trop humaine blessure. Il était méconnu, mésestimé, négligé, on ne venait plus à lui que comme à une « machine à distribuer les sacrements ». Il atteignait au dernier stade de l'effacement personnel devant la fonc­tion divine. Il ne pouvait plus rien donner, que ce qui n'était pas à lui. On n'attendait plus rien de lui, que le Christ. Voici presque dix ans maintenant, les circonstances m'ont amené à tenir aux publicistes religieux du Cerf un langage analogue. Et depuis lors ils enseignent comme vérité historique que je les ai insultés. Il se peut bien après tout que je les aie insultés selon la chair et le sang : je les ai considérés comme des prêtres ; pas comme des « nou­veaux prêtres » ; comme des prêtres de toujours. Comme des prêtres pour l'éternité. *Sacerdotes in aeternum*. Quelle injure. Quelle insulte. Je leur ai dit ceci. Exactement ceci. Il n'y a pas à s'y tromper, je le leur ai dit par écrit. Il suffit de recopier. Exactement : -- *Mes Révérends Pères, vous êtes extraordinairement savants en toute sorte de choses utiles et inutiles, et je m*'*incline bien bas devant votre science, mais elle ne m*'*inté­resse pas, elle n*'*intéresse pas le destin des hommes.* 8:89 *De toute votre science il n'est qu'un chapitre qui nous concerne et dont nous ne pouvons pas nous passer, mais où donc l'avez-vous enfoui ? Apprenez-nous à prier, apprenez-nous, sans cesse à prier, nous l'oublions dès que nom l'avons appris, mais il est incroyable que ce soit aussi bien en votre compagnie ou à votre suite ; en vous lisant ou en vous écoutant, qu'il nous arrive de l'oublier. Vos sermons, vos discours, vos articles sont très érudits, très émouvants, très amusants, vous avez toutes les qualités et toutes les ressources de la rhétorique et de l'art dramatique, toutes les connaissances des sciences humaines et rien de ce qui est humain ne vous est étranger, mais nous n'avons que faire de tout cela, et c'est précisément autre chose qu'une parole humaine que nous attendons de vous. Apprenez-nous à prier, de tous vos secrets c'est le seul qui nom importe, apprenez-nous à prier, et le reste nous sera donné par surcroît, à nous, à vous et aux autres.* *Il est écrit :* « *Tu adoreras le Seigneur ton Dieu et lui seul tu serviras.* » *Et à cette réponse le Démon se retira. Cela n'a jamais signifié non plus que, par souci de Dieu seul, l'homme devient absent à toutes choses, ne craignez rien : mais qu'en toutes choses il apporte la présence de Dieu.* *Ou il n*'*apporte rien.* Ce discours, ils ne me l'ont jamais pardonné. Et c'est alors qu'ils ont commencé à me traiter comme un chien. COMME UN CHIEN : ils ont tout fait. Dans leurs jour­naux, leurs périodiques, leurs magazines. Et avec eux tous ceux qui les suivent de confiance, ou par principe, ou par solidarité cléricale. Dans leur *Parole et Mission,* qui avait quatre directeurs, et qui en a quatre encore aujourd'hui, mais ce ne sont plus intégralement les mêmes. Quatre directeurs responsables, religieux, prêtres, que j'ai requis et sommés de rectifier leurs calomnies ; d'insérer en même lieu et place ma rectification. Cela va de soi. 9:89 C'est le droit strict, l'honnêteté courante, la déon­tologie la plus ordinaire de la presse imprimée. Ils n'ont jamais voulu. J'aurais pu les traîner devant les tribunaux mais je ne demandais pas justice pour moi-même. Je portais simplement témoignage de la manière dont ces prêtres, ces religieux, traitent un simple chrétien du rang ; je portais témoignage à l'intention des réformateurs d'Or­dres, des réformateurs à venir, et qui ne sont pas encore venus, qui rétabliront la simple honnêteté dans les mœurs du journalisme religieux. Non pas pour moi, je m'en moque bien. Mais pour tous les chrétiens du rang. Et pour l'ordre de la justice et de la charité dans l'Église. Le « dossier » comme ils aiment à dire, le dossier sur les calomnies de *Parole et Mission* est là, à l'intention non pas des « nou­veaux prêtres », mais des *nouveaux saints* qu'il faudra bien que Dieu envoie pour apprendre aux religieux à respecter la morale élémentaire dans l'usage qu'ils font de leurs jour­naux. A moins que leurs journaux, Dieu ne préfère fina­lement les leur retirer tous. Ce fut une grande chose dans les chrétientés du passé d'apprendre aux chrétiens en général, et aux religieux en particulier, à user de la force avec justice, à user de l'argent avec pureté. Il y fallut des saints. De saints apôtres ; de saints évêques ; de saints réformateurs. Qui eurent beau­coup de mal à se faire entendre. Ce sera une grande chose d'apprendre maintenant aux religieux à user de la presse avec vérité. Ce sera une même grande chose ; mais plus difficile encore. Il y avait dans la force et l'usage de la force une tentation permanente contre la justice (et elle y est toujours, mais la force a changé d'apparences et de modalités). Il y avait, il y a toujours dans l'argent et l'usage de l'argent une tentation particulière contre la pureté du cœur. Mais dans la presse et l'usage de la presse, il y a une tentation particulière et permanente contre la vérité. La justice, ce n'est jamais commode, ça ne va jamais tout seul, mais cela devient presque humainement impossible quand on dispose de la force. 10:89 La pureté de cœur, et en même temps la justice, cela devient comme humainement impossible quand on dispose de l'argent, qui est en même temps une puissance, la grande puissance, dans le monde moderne, qui est le monde capitaliste (ou socialiste : c'est le même). Mais la presse, qui est à la fois l'argent et la force, sous une modalité nouvelle, inédite, moderne, la presse ne laisse aucune place à la vérité, aucune chance, aucun recours. La presse la plus libérale est la plus into­lérante à la vérité. Elle la déguise toujours. Elle la traduit. Elle l'arrange. Elle la met en scène. Elle la met en pages. Elle l'illustre. Elle l'encadre. Elle la résume. Elle l'abrège. Elle la refait. Elle la refond. Elle la transcrit. Elle la récrit. Elle la fait mentir : c'est dans la nature et dans la techni­que même de la presse contemporaine ; dans la nature et dans la technique non encore baptisées de la presse d'aujourd'hui. Il y faudra des saints. Et il sera, peut-être dommage dans l'histoire de la presse catholique au XX^e^ siècle que les religieux y aient tellement précédé les saints de tant de longueurs, de tant d'années. Quand viendront les saints, ils pourront s'informer de l'état des mœurs. Ils auront le dossier des calomnies de *Parole et Mission.* Et d'autres analogues. Et de leurs correspondants de Montréal, ceux qui publient *Communauté chrétienne* : ils ont pré­senté les positions de la revue *Itinéraires* en reproduisant une lettre de lecteur parue dans *Itinéraires,* une lettre de lecteur que nous citions pour la critiquer, et nous la criti­quions. Ils ont présenté comme notre position celle-là même que nous citions pour dire que ce n'était pas la nôtre, et pourquoi. Pure inadvertance, bien sûr, simple faux pas. Il faut toujours retenir l'hypothèse la plus favorable. Mais je leur ai écrit. Ils n'ont pas bougé : ni répondu ni rectifié. Ce sont de rudes lascars eux aussi. Et d'autres. J'ai per­sonnellement sur le dos dix années de persécutions ecclé­siastiques. Je n'en demande pas justice, mais les faits, les textes, les dates sont là, parce qu'un jour viendra un saint réformateur qui commencera par savoir lire par regarder les faits, par comparer les textes. Un saint réformateur du journalisme religieux. 11:89 Par où commencerait-il sinon par là ? Par où commencerait-il, j'entends : dans l'ordre rédaction­nel. Car il y a aussi, ou d'abord, l'ordre administratif, le capitalisme de presse, l'énorme tumeur du capitalisme clé­rical de presse, la dernière survivance peut-être du capita­lisme libéral à l'état pur. Mais dans l'ordre rédactionnel il commencerait par là. Un fait est un fait. Un texte est un texte : à sa place, à sa date. Il faudra bien un jour leur apprendre le respect des faits, le respect des textes, le respect des personnes, le respect des pensées : de leur *être.* On peut crier contre un fait, on peut démolir un texte, on peut secouer une personne, on peut réfuter une pensée : mais à condition de les prendre tels qu'ils sont, dans leur *être* exact. Il faudra bien que quelqu'un le leur apprenne enfin ; et il y faudra un saint assurément ; ou plusieurs. A moins que Dieu ne préfère finalement leur retirer toutes leurs usines à journaux et à magazines illustrés. COMME DES CHIENS. Voilà comme ils nous traitent. C'est une brève histoire, c'est une longue histoire, jour après jour, année après année : je témoigne sur dix ans. Presque. Il y aura dix ans en mars 1965. En mars 1955, il y avait le P. Boisselot, qui n'est plus là aujourd'hui ; et d'autres qui sont encore là ; dans la presse ; la même. Ils n'arrêtent pas depuis dix ans de nous affubler d'étiquettes. « Catholiques de droite. » En mars 1955, l'un des leurs ([^2]) me déclarait, à la première (et unique) rencontre, et avant que j'aie quasiment pu ouvrir la bouche : -- *Vous autres catholiques de droite, je vous déteste depuis cinquante ans.* Depuis 1905 donc. Avant l'Encyclique *Pascendi* et avant la *Lettre sur le Sillon.* Avant la fondation de *L'Action française* quotidienne. Cela leur vient de loin. Et cela ne les lâche pas. Ils sont bien tenus, bien possédés. J'y ai souvent pensé depuis. Je n'avais pas cinquante ans à l'époque. 12:89 Ni non plus aujourd'hui. C'est un âge que Dieu ne me donnera peut-être point d'atteindre. Selon la chronologie. Mais selon les mesures de la haine, il y a dix ans que j'ai cinquante ans, c'est certain : « *Je vous déteste depuis cinquante ans*. » Et aujourd'hui cela en fait dix de plus ; cela en fait soixante. Ils me détestent depuis soixante ans. Ils vont peut-être mourir dans cet état. Ceux d'entre eux qui sont morts entre temps sont peut-être morts dans cet état-là. Et l'abbé Michonneau qui nous traite de chiens, il faudrait peut-être lui demander depuis combien de temps nous sommes des chiens. Sait-on jamais. Il répondrait peut-être : « Depuis soixante ans. » Cela ferait une belle *convergence*, comme on dit en langage teilhardien. Cela ferait une coïncidence géométrique, une concordance numé­rique, une vérification véritablement scientifique. Parfai­tement moderne. Depuis soixante ans : qu'avez-vous à dire à cela ? Mais leur meilleure étiquette est celle d'*intégriste*. C'est fou ce que les intégristes sont devenus nombreux, terribles, atroces, depuis soixante ans environ, justement depuis soixante ans. (Depuis en somme qu'il y a, selon saint Pie X, une société secrète moderniste installée à l'intérieur même de l'Église.) C'est inouï comme on devient facilement inté­griste, et comme il est difficile d'en guérir. C'est curieux, le ton sur lequel le mot *intégriste* se prononce. Dans l'Évangile il est un mot, hébreu peut-être, qu'apparemment les traducteurs ne savent pas trop bien transposer en français moderne. Cela s'écrit : *Raca*. Plus personne aujourd'hui ne dit : *Raca*. On le traduit quelquefois par « sot ». Mais plus personne ne dit : « sot ». « Sot » est anodin, presque gentil, peu expressif. *Dire sot* à quelqu'un, d'abord ça ne se dit guère, ensuite ça ne va pas bien loin ; ce n'est pas bien méchant ce n'est pas (ce n'est plus) un mot de méchanceté. Mais *dire raca*, ça ne veut rien dire ; c'est de l'hébreu. En français moderne, en français d'aujourd'hui, comment tra­duire par un vocable correspondant ce vocable chargé tout ensemble de haine, de mépris, de méchanceté, ce vocable de détestation et d'exclusion, de disqualification et d'assas­sinat moral ? 13:89 Je demande respectueusement à la commis­sion compétente (j'ignore si elle existe, mais il doit bien y en avoir une, il y a toujours maintenant une commission compétente, nous sommes parfaitement organisés) si pour bien rendre en français moderne, adapté, vivant, ce passage de l'Évangile, il ne serait pas opportun de traduire le mot *raca* par le mot *intégriste*. Ou par le mot : *chien*. Non que l'on soit relégué en infâme compagnie par l'accusation d' « intégrisme ». Il faut être juste. Ils en font tant que cela devient un honneur. La compagnie est flat­teuse, elle est illustre, et de plus en plus. Les morts et les vivants en compagnie desquels on nous relègue ne sont pas du menu fretin. C'est toute « l'Église constantinienne » comme ils disent. L'Église constantinienne dont le P. Congar a décrété la dissolution en l'an de grâce 1964. Ou peut-être en l'an de grâce 1962. Constantin est mort en 337. Seize siècles de la vie de l'Église, seize siècles de communion des saints. Le plus affreux de ces seize siècles est d'ailleurs le dernier, si nous comprenons bien, le XIX^e^ siècle après Jésus-Christ, le siècle de Pie IX et du P. Emmanuel, le siècle du curé d'Ars et du cardinal Pie. Ce sont des intégristes aux yeux des nouveaux apôtres aux yeux des « nouveaux prêtres » qui nous assurent « *Nous ne sommes plus au temps du curé d*'*Ars.* » Pourquoi nous le répètent-ils tant. Pourquoi s'en vantent-ils. Nous ne sommes plus au temps du curé d'Ars, nous le voyons bien et nous en tombons d'accord, nous ne sommes plus au temps du curé d'Ars, hélas, cela se voit, cela ne se voit que trop. Si nous étions au temps du curé d'Ars, ça se saurait. Nous ne sommes plus au temps du curé d'Ars, ça se voit, ça se sait. Nous ne trou­vons pas qu'il y ait de quoi se vanter ; ni que ça soit un progrès. Mais nous sommes des « intégristes ». En compa­gnie de saint Pie X et du cardinal Merry del Val ; en com­pagnie de Pie XII ; en compagnie du cardinal Ottaviani, du cardinal Browne, du cardinal Ruffini, du cardinal Siri, du cardinal Larraona, de Mgr Carli, de Mgr Staffa, de Mgr Lefebvre. 14:89 En compagnie de Jean XXIII pour moitié, puisque Jean XXIII n'était, paraît-il, qu' « à moitié » intégriste. A moitié en compagnie de Jean XXIII, c'est déjà quelque chose (et en compagnie sans doute de son Encyclique sur le curé d'Ars : mais « nous ne sommes plus au temps » appa­remment, de l'Encyclique de Jean XXIII sur le curé d'Ars). En compagnie du Souverain Pontife actuellement régnant : mais là, selon les jours. Il faut lire *Témoignage chrétien* pour savoir lesquels. Il y a de mauvais jours, où Paul VI reçoit semonces et remontrances de la presse catholique, et où on le menace de remplacer sa mitre par un bonnet d'intégriste. Il y a les mauvais jours qui ont terminé la 3^e^ ses­sion du Concile, où Paul VI a semé le « trouble » et le « malaise », et la « confusion » dans notre presse catho­lique, en proclamant Marie *Mater Ecclesiæ*, en retouchant lui-même les schémas, en imposant comme obligatoire, et comme devant être imprimée dans les actes conciliaires, la « Note explicative » du chapitre III du schéma *de Eccle­sia,* la Note qui commence par ces mots : « *Collegium non intelligitur sensu stricto juridico...* » le « collège » des évêques n'est pas un collège au sens strict, au sens juri­dique... Paul VI a de ces mauvais jours. Ces jours-là, nous sommes donc relégués en compagnie de Paul VI lui aussi. Il y a sans doute un « mystère Montini », comme disait le P. Rouquette du « mystère Roncalli » (nous dirions plutôt, pour notre part qu'il y a un mystère du Pape, au centre du mystère de l'Église) : c'est-à-dire qu'il doit avoir au moins un côté d'intégriste. Un côté contaminé. L'intégrisme, ça s'attrape, c'est terriblement contagieux, et c'est sans doute pourquoi il faut veiller à maintenir les intégristes en qua­rantaine. Paul VI et Jean XXIII ont tout de même le privi­lège que pour eux la quarantaine est à éclipses. On ne leur a pas encore fixé leur place définitive, comme à Pie IX, à Pie X et à Pie XII ; on leur laisse une chance de s'en tirer, une chance de s'en sortir, les jours où ils sont intégristes ils ne sont tout de même intégristes qu' « à moitié ». On ne veut pas nous les annexer tout à fait ; ou pas tout de suite. Mais nous, pouvons attendre, et même longtemps, en la compagnie illustre et sainte où l'on nous a mis. 15:89 En soi, ontologiquement, réellement, c'est un honneur bien excessif, mais décisif, de nous ranger en l'illustre et sainte compagnie de Pie IX et du P. Emmanuel, du curé d'Ars et du cardinal Pie, de saint Pie X et de Pie XII. Mais devant l'opinion de masse, conditionnée au conformateur, c'est un assassinat moral. A supposer que nous méritions ou que nous acceptions d'être ainsi assassinés, nous n'accep­tons pas l'assassinat d'illustres et saintes mémoires, ni l'assassinat de nos frères, ni l'assassinat de ceux qui sont aujourd'hui nos Pères et nos guides en la foi. L'étiquette d' « intégriste » dans la réalité comme devant l'esprit, est une grotesque mascarade qui, pour nous discréditer, ima­gine de nous ranger en la compagnie la plus flatteuse, la plus illustre, la plus sainte. Mais devant l'opinion de masse, cette étiquette est sans réplique et sans rémission. C'est une excommunication. Un Magistère parallèle, clandestinement organisé, prononce des excommunications de fait par l'im­putation d'intégrisme : et ce décret d'excommunication est exécuté par la presse, par les mouvements, par les sociétés de pensée, par les sociétés secrètes, par les sectes, imbri­quées avec les réseaux policiers de « Pax », qui ont colo­nisé une si grande part de la surface sociologique du catho­licisme en France. Désigné comme tel, l' « intégriste » est perdu. Il ne peut plus attendre ni une parole humaine ni un verre d'eau. Contre lui, tout est permis, louable et saint. La persécution, la calomnie, le mensonge sont couverts par une excuse universellement absolutoire, dès lors qu'ils sont dirigés contre un « intégriste ». Depuis dix ans j'en fais l'expérience personnelle. Et comme j'ai l'honneur d'être détesté *depuis soixante ans,* je ne me suis pas interdit d'explorer un peu ces soixante an­nées de vie antérieure et détestée ; de rechercher les antécédents ; de rassembler les documents. C'est ainsi que j'ai été amené à composer ce volume : *L*'*intégrisme, histoire d*'*une histoire*, avec, comme je fais d'habitude, les faits, les textes, les dates. 16:89 Mes amis, complices, commensaux, compagnons intégristes*,* c'est pour vous que j'ai fait ce livre, c'est à vous qu'il s'adresse ; pour votre information et votre consolation. Puisque nous sommes « intégristes », autant savoir une bonne fois ce que c'est, et nous reconnaître les uns les autres pour ce que nous sommes ; autant nous aper­cevoir, nous rejoindre, nous retrouver dans cette aversion et dans cette indignité et dans cette excommunication. Autant bien voir et bien discerner une bonne fois, autant bien comprendre enfin que le monde dont nous sommes exclus par cette excommunication, c'est le monde clos du men­songe, le monde clos clérical et le monde clos profane du mensonge. Autant en apporter la preuve ; les preuves ; toutes les preuves. Autant savoir et dire une bonne fois, et le dire à ceux qui ne le savent pas bien encore, que le monde dont on nous a chassés nous n'allons pas implorer d'y être admis par indulgence, par faveur, par complaisance, par compromis : puisque c'est le monde clos du mensonge. Nous avons proclamé depuis des années, et rappelé dans ce livre sur *L*'*intégrisme*, le simple axiome : -- *Réels ou supposés, les intégristes ne sont pas des bêtes, les intégristes ne sont pas des* CHIENS, *les intégristes sont des êtres humaine, sujets de droits, que rien ne condamne à être calomniés à perpétuité par des hommes d*'*Église.* Nous avons posé aussi et répété notre question : *-- Est-il moral, est-il normal, est-il permis d'assassiner les assassins, de torturer les tortionnaires, et d'employer des* « *procédés intégristes* » *contre des intégristes* (*supposée ou réels*) *?* Chaque fois que nous avons tenu ce langage, ce fut la débandade. Oui, la débandade. La débandade des accusa­teurs, des calomniateurs, des persécuteurs religieux. Ils ont chaque fois littéralement disparu sans un mot. Mais sans un mot de rectification non plus. Ils avaient déposé leurs saletés sur la table, d'un air triomphant. Et puis ils ont pris leurs jambes à leur cou. Mais sans remporter leurs saletés. 17:89 En 1960, ils ont fait le coup du « dossier » sur le « na­tional-catholicisme », principalement dans les *Informations catholiques internationales.* C'était important, et grave, et terrifiant, ce « national-catholicisme » qu'ils avaient décou­vert. A peine sommes-nous arrivé qu'ils ont déserté le ter­rain ; sans un mot ; mais sans un mot de rectification non plus. Il n'en ont plus parlé. Si terrifiant, si grave, si im­portant qu'ait été le prétendu « national-catholicisme », et si urgent et nécessaire qu'il ait été -- disaient-ils l'ins­tant d'avant -- de vider cet horrible abcès, ils se sont en­fuis, ils ont abandonné la tâche assumée, ils se sont déro­bés à toute confrontation contradictoire. Simplement, ils n'avaient rien retiré. Comme le terroriste qui dépose sa bombe dans un cinéma ou dans une école, et qui est hors d'atteinte quand elle explose, et qui s'occupe surtout à n'avoir jamais à en rendre compte. Leur « dossier » de déla­tions et de calomnies demeurait, il continuait à circuler, il s'installait définitivement dans leurs bibliographies et dans leurs bibliothèques : mais eux, ils refusaient d'en répondre. Non moins définitivement ils parlaient d'autre, chose. Et ils laissaient à d'autres le soin de perpétrer, aussi furtivement, le prochain mauvais coup. Au début de l'année 1962, ce fut le coup du P. de Soras. Il venait à nous en théologien, bardé de références théolo­giques, de considérants théologiques, de répondants théoriques, pour un fameux débat théologique qui devait nous écraser. Et d'avance nous étions réputés écrasés ; et le P. Villain dans *La Croix* le proclamait. Il a suffi pourtant de paraître. Ou plutôt de rester sur place. Qu'avons-nous dit au P. de Soras ? Au fond, et en deux cents pages, nous lui avons dit un seul mot, nous lui avons dit : *Chiche !* Nous lui avons dit d'amener tous ses compères théologiens et d'apporter tous ses arguments théologiques ; et que, bien que simples écoliers en la matière, nous étions disposés à l'argumentation théologique : à une telle argumenta­tion, nous n'avons rien à perdre, nous pouvons tout au plus y gagner de nous instruire. 18:89 Car la théologie, lui disions-nous, ne consiste pas à prononcer des oracles, mais à les démontrer théologiquement, et à réfuter théologiquement les objections qu'on y oppose. Nous avions à peine dit cela que le P. de Soras disparaissait sans un mot lui aussi ; mais sans un mot de rectification lui non plus. Le débat capital qu'il faisait mine d'introduire était instantanément devenu un débat sans importance. Pour mieux être sûr de déserter le terrain de la discussion, le P. de Soras partait pour un autre continent. Mais il ne retirait pas son livre, déjà et définitivement installé dans les bibliographies et les bibliothèques. En attendant qu'un autre vienne à son tour, et s'en aille, aussi furtivement, faire un autre mauvais coup. Ce qui ne tarda point. Quelques mois plus tard, avril 1962, c'était *Parole et Mission,* avec ses quatre directeurs. Ses quatre directeurs d'alors. Nouvelle chanson : « *L*'*inté­grisme, obstacle à la mission* ». Mais même refrain, mêmes contre-vérités, mêmes calomnies. Explicitement, une réédi­tion des calomnies de 1960 sur le « national-catholicisme », avec citations et références du « dossier » des *Informations catholiques internationales.* Cette fois, signé par d'autres. Les calomniateurs de 1960 n'en parlaient plus. Les publicistes du Cerf prenaient le relais ; je veux dire le relais des signatures, car c'était même tonneau, même tabac, comme en le sait. Si l'intégrisme est *l*'*obstacle à la mission*, ce n'est pas une petite affaire occasionnelle et négligeable. Les spécialistes de la « mission » ayant enfin découvert l' « obsta­cle » en raison duquel ils ne convertissent personne (« nous ne sommes plus au temps du curé d'Ars » eh oui) n'allaient pas lâcher le morceau avant d'avoir déblayé l'obstacle. Mais non. Il suffit de répondre pour les voir à leur tour disparaître sans un mot ; mais sans un mot de rectification non plus. 19:89 Ils renoncent à défendre contradictoirement leurs accusations ; mais ils ne les retirent pas pour autant. Le numéro de *Parole et mission* vient lui aussi s'installer d'em­blée et définitivement dans les bibliographies et les biblio­thèques, augmentant d'autant le poids (de papier) des documents calomniateurs et allongeant d'autant la liste des réfé­rences (en trompe-l'œil) de la calomnie. J'en passe. J'en passe. Mais je ne veux point passer sur le cas du P. Thomas Suavet. Il est de 1962 lui aussi. Il vint à son tour -- et dans quelles conditions, je l'ai dit dans le livre sur *L*'*intégrisme* -- pourfendre ledit intégrisme et calomnier les personnes. Je lui démontrai noir sur blanc qu'en la matière il venait de s'adjuger le record de la den­sité d'erreurs historiques au centimètre carré de papier im­primé. Que croyez-vous que fit le P. Suavet ? Il ne dit rien. Lui non plus. Mais si les religieux qui prétendent nous prendre à partie et nous mettre en accusation détalent comme des lièvres dès que nous ouvrons la bouche ou prenons la plume, ce n'est pas que nous soyons des hercules de la controverse ou des terreurs de l'argumentation. C'est en raison premièrement de leur système, secondement de la faiblesse de ce système. Premièrement, leur système, qui consiste à se faire furtifs et insaisissables. Ils publient une fois un énorme « dos­sier » d'énormes calomnies. Puis ils disparaissent. Ils lais­sent passer les protestations, qu'ils ignorent, les demandes de rectification, qu'ils rejettent, ils laissent passer l'émotion et les remous, ils s'occupent d'autre chose, ils sont pris ail­leurs ; ils vont même jusqu'à dire noblement, face aux polé­miques qu'ils ont provoquées, qu'ils ne veulent pas de polémiques. Mais ils travaillent pour les bibliographies et les bibliothèques. Ils accumulent « dossier » sur « dossier ». Cela fait nombre. N'ayant pas accusé réception des réponses, ni fait droit aux demandes de rectification, deux ans plus tard ils font mine de croire, et ils font croire, qu'à l'époque leur « dossier » n'avait donné lieu ni à rectification ni à réponse. 20:89 Leurs calomnies sont historiquement enregistrées. Elles appartiennent à l' « état de la question » tel qu'ils le fabriquent. Prenez la « bibliographie » de *Parole et Mission,* en avril 1962 : on vous cite tous les libelles et tous les « dos­siers » anti-intégristes des années précédentes, comme si personne n'avait protesté, rectifié, réfuté. C'est bien le monde clos du mensonge. Secondement : il y a un inconvénient dans leur système. C'est celui que j'ai dit. Leur système éclate devant une ques­tion et un axiome. C'est à l'axiome, c'est à la question qu'ils n'aiment pas se frotter. Si noirs que soient les intégristes, et en les supposant même aussi noirs qu'on les voit dans le portrait qu'ils en font, les méthodes et les procédés de leur portrait tombent sous le coup de la question, nous répétons : *-- Est-il moral, est-il normal, est-il permis d*'*assassi­ner les assassins, de torturer les tortionnaires, et d*'*employer des* « *procédés intégristes* » *contre des intégristes* (*supposés ou réels*) ? Leur système est à la merci de cette question. Les « pro­cédés » pervers qu'ils reprochent aux intégristes sont CEUX LA MÊMES qu'ils emploient dans leurs reproches aux inté­gristes. Cela peut inquiéter leurs propres lecteurs. C'est la que fragilité permanente de leur système. Il n'a de prise que sur le public (le public ignorant ou le public savant) le plus dépourvu d'esprit critique et de réflexion. Et il a suffi cha­que fois de poser cette question à haute voix pour les mettre en déroute. A la question posée succède l'axiome affirmé : -- *Réels ou supposés, les intégristes ne sont pas des bêtes, les intégristes ne sont pas des* CHIENS, *les intégristes sont des êtres humaine, sujets de droits, que rien ne condamne à être calomniés à perpétuité par des hommes d*'*Église.* 21:89 Chaque jour, ils traitaient *en acte* comme des chiens les intégristes (supposés ou réels). Mais ils ne pouvaient pas dire : -- *Oui*, *nous les traitons comme des chiens*. Ils ne pouvaient pas dire : -- *Il faut les traiter comme des chiens.* Ils ne pouvaient pas dire : -- *Ce sont des chiens*. Ils avaient peur de l'aveu. Ils reculaient chaque fois devant l'affirma­tion de notre axiome et l'énoncé de notre question. Les temps n'étaient pas encore venus. Ils remarquaient bien pourtant que les temps approchaient : car notre question et notre axiome ne gênaient finalement qu'eux-mêmes. Déjà leurs Supérieurs ne manifestaient plus aucune émotion devant leurs débordements. Déjà dans l'Église de France, si cela ne pouvait *se dire,* cela pouvait *se passer* sans aucun inconvénient, au contraire, pour les ecclésiastiques qui trai­taient de simples chrétiens comme des chiens. Il n'y avait aucun scandale, aucune protestation, en dehors des « chiens » eux-mêmes. Il n'y avait depuis longtemps au­cune mesure efficace, et même le plus souvent aucune me­sure d'aucune sorte, contre ce désordre ; aucune mesure pour rétablir l'ordre de la charité dans l'Église. Traiter une certaine catégorie de chrétiens comme des chiens était bel et bien passé dans les mœurs ecclésiastiques. Et nous en savons quelque chose, et nous en sommes témoins, puisque les chiens, c'est nous. Par exception unique la grâce nous fut faite un instant d'un archevêque-évêque de Tulle : mais on ne lui a quasiment pas laissé le temps de toucher terre dans son diocèse. A part cette exception, nous savons bien que jamais aucune autorité dans l'Église de France n'a pris notre défense quand nous étions traités publiquement comme des chiens, ni même ne s'est seulement penchée sur notre visage pour y essuyer les crachats dont nous cou­vraient tous ces religieux. Oui, nous en sommes les témoins. Qu'on ne nous dise pas qu'on nous laissait le soin de nous défendre nous-même et qu'on voulait ainsi nous mar­quer flatteusement que l'on nous en estimait très capable. Car précisément c'est un désordre, car précisément ce n'est pas l'ordre de la charité, de se défendre, soi-même. Et laisser systématiquement « les chiens » dans l'Église se défendre eux-mêmes, c'est laisser s'installer le désordre dans l'Église. 22:89 Au demeurant on sait très bien que nous ne nous défen­dons pas nous-même, d'abord et précisément pour ne pas contribuer à l'installation et à l'induration de ce désordre. Nous ne nous sommes pas défendu nous-même. Nous som­mes entré dans ces batailles pour défendre les autres, nos amis, nos frères, et même des frères inconnus, et point nous-même. Nous n'avons ordinairement allégué les calom­nies contre notre propre personne que dans la mesure où c'était nécessaire pour avoir légalement voix au chapitre et droit de rectification : qu'on ne nous a d'ailleurs nulle­ment reconnus pour autant. Mais nous défendions les autres ; et fort peu, et presque jamais nous-même. Et on le sait bien. Et alléguer qu'on nous estimait suffisamment capable de nous défendre nous-même, c'est répondre dou­blement à côté de la question. A côté de la question parce que ce n'est pas nous-même que nous défendons. A côté de la question parce qu'il s'agit du désordre établi dans l'Église de France. ON AVAIT DONC REMARQUÉ, et depuis des années, que l'on pouvait impunément dans l'Église de France traiter des chrétiens comme des chiens. Exacte­ment comme des chiens. Précisément ceux qui disaient en propres termes : -- *Réels ou supposés, les intégristes ne sont pas des chiens.* Il s'agissait bien de « chiens ». On pouvait y aller. Maintenant on peut aussi, on peut en outre, on peut sup­plémentairement *le dire.* Le « chiens » lancé par l'abbé Michonneau prend sa place, sa valeur, sa portée dans le contexte historique : dans cette évolution. Considéré isolé­ment, son acte est peu de chose. Une injure de plus ! Une injure, ecclésiastique de plus... La denrée est trop répandue sur le marché pour y être d'un grand prix. Mais considé­rée à sa place dans l'évolution, des mœurs, elle marque une date décisive : le passage de l'implicite à l'explicite. 23:89 Nous étions déjà des chiens, mais nous l'étions implicitement ; traités comme tels. Désormais, nous le sommes explicite­ment. Par définition en forme. Et sans provoquer ni émo­tion, ni scandale, en dehors du cercle pestiféré des chiens. Seulement le passage de l'implicite à l'explicite n'est pas simple évolution. Il est mutation aussi. On vient de changer de registre. De changer d'étage. Il s'est passé quelque chose au niveau des âmes. Et voilà qu'une simple chrétienne, ni théologienne ni canoniste, voilà qu'une bonne chrétienne ordinaire, que rien ne destinait à ces batailles, pas plus que vous, cher Alexis Curvers, pas plus que vous, cher Jean Ousset, pas plus que moi, nous y avons tous été traînés contre notre gré par l'événement, par les circonstances, par l'impossibilité de se taire, nous avions bien autre chose à faire, pensions-nous, voilà qu'une simple chrétienne, historienne de son métier, la délicate et pieuse historienne de saint Martin, a laissé parler son cœur, et c'est le cri du cœur qui a retenti : -- *Nous nous doutions bien que nos prêtres nous haïs­saient. Nous en avons ici la preuve, nous* « *les chiens* » *ainsi désignés dans* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN *par l*'*abbé Michon­neau.* Écoutez-le, écoutez-le en face, entendez-le en face, le cri d'Édith Delamare : *-- Nous nous doutions bien que nos prêtres nous haïs­saient...* Écoutez-le, entendez-le aujourd'hui. Car vous l'entendrez encore et vous aurez encore à l'écouter. Un cri semblable traverse les siècles et traverse le temps, et vous le retrou­verez dans l'éternité. Écoutez-le, entendez-le dans le temps, ô prêtres qui haïssez les chiens. Écoutez-le mot à mot. *Nous nous doutions bien...* Car ce « chiens » explicite de maintenant, car cette injure n'est pas isolée, elle n'est pas première, elle n'est pas accidentelle : 24:89 elle est venue après tant et tant de choses, après les prêtres-ouvriers attisant la haine de classe, après les prêtres fellagha portant les valises des tueurs du F.L.N., après les aumôniers du scoutisme faisant lire Sartre, Gide et Teilhard comme des « valeurs sûres », après les religieux demandant l'amnistie pour les uns et la refusant pour les autres... Pas tous, pas tous les prêtres, pas tous les aumô­niers, pas tous les religieux, il s'en faut, pas tous mais les « nouveaux » les seuls qui aient accès à « l'opinion pu­blique ». Et les fameux sermons à la radio ; et les émissions religieuses. Et tant et tant de choses que nous avons dites, et tant et tant de choses que nous n'avons pas dites, il y en a trop, mais toutes à coup sûr sont allées s'inscrire dans un Livre qui ne se périmera point... Et l'affaire « Pax », et la révélation de l'implantation profonde des réseaux policiers de la haine, et la manifestation évidente du « tabou » qui les couvre. *Nous nous doutions bien...* Nous nous doutions, mais nous doutions, et nous voulions douter. Nous ne voulions pas y croire tout à fait. Et quand nous ne pouvions pas nous empêcher d'y croire, nous ne voulions pas que cela fût dit. *Et maintenant nous avons la preuve*. La preuve qu'ils nous haïssent. Nous avions des preuves, quantité de preuves, mais des preuves implicites. Nous avons mainte­nant la preuve explicite. Oui, des chiens. Oui, la haine. La haine des prêtres. La haine de nos prêtres. Oh ! pas de nos saints prêtres ; pas de nos bons prêtres ; eux-mêmes englo­bés parmi « les chiens », eux-mêmes prêtres-chiens. La haine de nos « nouveaux prêtres ». Même leurs coups de poing, je dis leurs coups de poing, je parle physiquement, c'était à Liesse, et même leurs délations, on pouvait douter, on voulait douter. Nous nous doutions bien. Mais nous dou­tions. On peut douter de toutes les preuves. On peut dou­ter jusqu'au libre aveu. *Et maintenant nous avons l'aveu*. Et nous avons vu comment l'aveu a été accueilli. Sans scan­dale ; sans protestation ; sans émotion ; comme tout natu­rel ; comme allant de soi ; comme exprimant parfaitement la situation. 25:89 Dans un siècle, dans dix siècles, tant que le monde dure­ra, les historiens de l'Église viendront à l'année 1964 butter sur le cri d'Édith Delamare qui portera témoignage : *-- Nous nous doutions bien que nos prêtres nous haïs­saient...* Tous les historiens de l'Église. Tous les livres d'histoire de l'Église. Et le grand Livre de récapitulation du seul His­torien de l'Église. Ce cri, rien ne l'effacera jamais. Rien ne pourra faire désormais qu'il n'ait été poussé le 5 novembre 1964. Ô cham­pions, ô amateurs d'*irréversible*, en voilà. Vous êtes servis. NE VENEZ PAS ME DIRE maintenant qu'il ne faut pas « généraliser ». C'est vous qui généralisez la haine. C'est vous qui généralisez la situation de chiens où nous sommes. C'est vous qui généralisez les bri­mades, l'intimidation, la délation, la terreur par lesquelles le peuple chrétien est réduit au silence, par lesquelles les prêtres-chiens sont réduits au silence. Ce n'est pas Michel de Saint Pierre qui a « généralisé » les « nouveaux prê­tres », ce sont vos journaux, vos livres, vos organisations, votre pastorisation qui en généralisent et multiplient la floraison. Est-ce que Péguy « généralisait », par hasard ? Alors il fallait le lui dire. A lui d'abord, dont vous faites des numé­ros spéciaux, des commémorations, des commémoraisons, des concélébrations, maintenant qu'il est mort et qu'il ne peut plus rien contre vous. C'est Péguy le premier qui a écrit *les nouveaux prêtres*. Avant Michel de Saint Pierre. Il les appelait *les nouveaux curés*. Vous savez bien. Protes­tez donc d'abord contre Péguy. Avant d'aller condamner Michel de Saint Pierre, allez donc d'abord condamner Péguy, et tout sera clair. Ne prenez pas la tangente. Vous nous haïssez *depuis soixante ans* parce que cela dure depuis soixante ans, et c'est Péguy que vous haïssiez il y a soixante ans. 26:89 Quand il était vivant. Quand il écrivait ses « nouveaux prêtres ». Ce sont les mêmes : depuis soixante ans. Soixante ans de détestation. Soixante ans de haine. Allez donc condamner Péguy d'abord, ou bien fichez la paix à Michel de Saint Pierre. Écoutez un peu ce que disait Péguy : « *Que les curés ne croient à rien, ne croient plus à rien, c'est la formule courante aujour­d'hui, la formule généralement adoptée* (...)*. Et on ne sait combien sont réellement moder­nistes. Peut-être les cinq septièmes et peut-être plus. Ils disent : c'est le malheur des temps. C'est une formule. C'est même une formule commode* (...)*. Commode pour masquer la paresse, pour dérober aux autres, à tout le monde, peut-être surtout pour se dérober à soi-même leurs effroyables responsabilités* (...)*. Il n'y a point de malheur des temps. Il y a le malheur des clercs. Tous les temps appartien­nent à Dieu. Tous les clercs malheureusement ne lui appartiennent pas. On est épouvanté des énormes responsabilités qu'ils auront à soute­nir ; et ils sont peut-être les seuls qui auront à porter, qui soient engagés dans les responsa­bilités extrêmes. Voilà ce qu'ils ne veulent pas voir. Ils ne veulent pas faire leur mea culpa. Ils en ont tant fait faire, professionnellement. Ils ne veulent pas avouer, s'avouer leur faute, faire leur acte de contrition* (...)*. Tout le dépé­rissement du tronc, le dessèchement de la cité spirituelle* (...) *ne vient aucunement des laïcs. Il vient uniquement des clercs.* » « *Ils veulent faire faire des progrès au christianisme. Qu'ils se méfient, qu'ils se mé­fient. Ils veulent faire faire au christianisme des progrès qui pourraient leur coûter, qui leur coûteraient cher. Le christianisme n'est nullement, il n'est aucunement une religion de progrès ; ni* (*peut-être encore moins, si possi­ble*) *du progrès. C'est la religion du salut.* » 27:89 « *Dans le monde moderne tout est moderne, quoi qu'on en ait, et c'est sans doute le plus beau coup du modernisme et du monde mo­derne que d'avoir en beaucoup de sens, pres­que en tous les sens, rendu moderne le chris­tianisme même, l'Église et ce qu'il y avait encore de chrétienté. C'est ainsi que quand il y a une éclipse, tout le monde est à l'ombre.* » On peut vous en recopier des pages et des pages. Mais vous vous récriez. Vous voulez la référence. Pour une fois, je ne vais pas vous la donner. Vous n'avez qu'à chercher. Les œuvres en prose de Péguy font 1.388 pages dans l'édi­tion de la Pléiade, des pages bien tassées. Mais attendez : 1.388 pages le premier tome. Il y a aussi le second, 1.496 pages de texte. Ce qui vous fait 2.884 pages. De quoi lire. De quoi lire Péguy : ça ne peut pas vous faire de mal. Péguy n'écrivait pas cela contre tous les curés, contre tous les prêtres, ni contre le pape, qui était alors Pie X. Péguy appelait Pie X « *un curé de paroisse* », il l'appelait un curé « *pour paroisse et paroissiens* » (cherchez la réfé­rence, cherchez), ce qui était vrai, et ce qui était ce que Péguy dans son langage pût dire de plus parfait d'un prêtre, et d'un pape. On n'a tout de même pas eu le grotesque d'aller raconter que Péguy avait eu l'intention perfide de généraliser, de caricaturer, d'attaquer le clergé en tant que tel, et qu'il faudrait prendre la défense des prêtres contre Péguy. Ou qu'il dénigrait l'épiscopat. Ou qu'il faisait cam­pagne contre la Hiérarchie. Est-ce qu'il s'agit de cela. Et je ne recopie pas ce que la Sainte Vierge a dit du clergé à La Salette. Ce n'est point du curé d'Ars qu'elle par­lait ni du P. Emmanuel ; ni du Pape. Cela va de soi. Mais aujourd'hui on trouverait bien moyen de laisser entendre qu'elle généralisait, qu'elle caricaturait, qu'elle attaquait les prêtres, ou qu'elle faisait campagne contre l'épiscopat. 28:89 Qu'on nous laisse enfin tranquilles avec ces formules toutes faites. Toutes faites exprès pour empêcher de penser, interdire de s'exprimer, et passer tout le monde au conformateur. JE SAIS BIEN qu'on nous accuse de généraliser chaque fois que nous alléguons un fait. (Les faits, on n'en veut plus ; c'est plus commode.) Quand on allègue un fait, les bons apôtres anti-chiens répondent automati­quement : C'est un fait isolé. Alors on en allègue dix. Les bons apôtres répondent en ce cas : Si vous allez chercher tout ça, c'est par parti pris systématique, c'est que vous faites de la polémique ; et dix faits ne prouvent rien, c'est unilatéral. Si l'on en allègue cinquante, ils ricanent, c'est trop long, il y en a trop, personne n'aura la patience de lire tout ça. Les faits, il y en a des centaines et des centaines : les faits qui manifestent concrètement la situation permanente de « chiens » qui est imposée dans le catholicisme français à des catégories entières de chrétiens arbitrairement déli­mitées, arbitrairement désignées, arbitrairement exclues de la communauté. On peut retrouver non pas tous ces faits, mais un échantillonnage assez parlant, dans les 89 numé­ros successifs d'*Itinéraires* parus à ce jour ; bien que ce ne soit pas l'objectif principal d'*Itinéraires*, ni même son principal objectif secondaire, de recueillir les pièces de cet épouvantable musée des horreurs. Mais il est tout de même nécessaire de montrer que nous ne parlons pas en l'air, et d'enregistrer les faits que l'on cache, les faits que l'on ou­blie, les faits que l'on maquille ; les faits, aussi, ou peut-être surtout, les moins cachés, les plus visibles, les plus monstrueux, mais auxquels on habitue les consciences, pour qu'elles les trouvent normaux, et elles finissent par les trouver normaux quand personne ne proteste à haute voix. Il est tout de même indispensable de les enregistrer dans une certaine mesure, de manifester et de prouver que nous ne rêvons pas, que nous n'inventons pas, de faire toucher du doigt ce qui se passe et ce qui se fait. 29:89 Quand le Pape Paul VI a nommé le professeur Luigi Gedda au nombre des experts laïcs du Concile, *Témoignage chrétien* a crié RACA : *pas lui !* Le professeur Gedda est l'ancien président de l'Action catholique italienne, et l'ancien fondateur, à l'instigation de Pie XII, des Comités civiques de catholiques italiens. *Témoignage chrétien* entend L'EXCLURE DU MONDE CATHOLIQUE, l'exclure explicitement et en propres termes du PLURALISME DANS LE MONDE CATHOLIQUE. L'exclu­re en raison des « orientations qu'il représente ». Nous avons cité le texte dans notre précédent numéro. Tout le monde sait très bien, et tout le premier l'organe officiel anti-chiens *Témoignage chrétien* sait très bien que si Gedda « représente des orientations », ce sont les orientations de Pie XII. On ne s'étonnera pas que *Témoignage chrétien* critique ces orientations, critique Gedda, critique le choix de Paul VI. On sait de reste que *Témoignage chrétien* a farouchement combattu Pie XII quand Pie XII était le Pape. On sait par son propre rédacteur en chef d'alors qu'à ce moment tous les articles étaient écrits dans *une perspective de résistance à Rome*. Cet aveu triomphant, nous l'avons cité et commenté plusieurs fois dans *Itinérai­res*. L'important n'est pas que *Témoignage chrétien* repré­sente pour sa part de telles « orientations ». On le sait bien. L'important est que l'organe officiel anti-chiens se sente en mesure de prononcer une aussi catégorique exclu­sive ; de demander l'exclusion du « monde catholique », rien de moins, l'exclusion du « pluralisme dans le monde catholique », l'excommunication de Gedda parce qu'il « re­présente les orientations » de Pie XII. *Témoignage chré­tien* n'est pas en situation de l'obtenir en Italie ou de l'im­poser au Saint-Siège : mais *Témoignage chrétien* est en position de faire croire et de faire admettre au « monde catholique » français qu'un homme comme Gedda et que ses « orientations » doivent être bannis de ce « monde catholique ». *Témoignage chrétien* a ce droit, ce pouvoir, cette puissance. 30:89 Pour *Témoignage chrétien* en effet, toutes les branches de l'Action catholique française ont fait ce qu'elles n'ont jamais fait pour aucun autre journal. Des dirigeants de toutes les branches de l'Action catholique française ont apporté, à *Témoignage chrétien*, lors de son millième numéro, en septembre 1963, leur caution publi­que et leur publique recommandation. On n'avait jamais vu cela et on ne l'a pas revu. On ne l'a vu ni pour *La France catholique*, ni pour *L*'*Homme nouveau*, ni même pour les *Informations catholiques internationales* : pour aucun autre. Et c'est chaque semaine ou presque que *Té­moignage chrétien*, par un biais ou par un autre, excom­munie JUSQU'À GEDDA, excommunie jusqu'aux ORIENTA­TIONS DE PIE XII : les exclut DU MONDE CATHOLIQUE, au nom du « pluralisme » parce que l'on est « pour » le pluralisme, mais pour ce pluralisme-là qui « a des limi­tes » et quelles limites. Un pluralisme qui n'exclut pas les réseaux de « PAX » ni le dialogue avec les chefs de l'appa­reil policier du communisme, mais qui exclut Gedda et d'une manière générale tous les « chiens ». José de Broucker, de son côté, José de Broucker, qui s'est tant remué et tant dépensé pour faire sympathique­ment connaître Piasecki en France, Piasecki et son visage « songeur, mais calme et serein », Piasecki et « sa voix grave et lente, coupée de respirations profondes et de sou­rires rares mais précis », Piasecki et son « effort de pensée cohérent et conséquent », -- José de Broucker, dis-je, assu­re dans les églises que nous autres chiens, concernant le Christ et l'Église, sommes gens qui se donnent des appa­rences mais ne s'y intéressent pas. Oui, la situation de chiens est une situation permanen­te dans l'Église de France, et ceux qui d'aventure vou­draient contester la réalité de cette situation trouveront, s'ils ne savent vraiment pas, s'ils ont vraiment besoin de s'instruire, des tonnes de textes semblables et « conver­gents », une encyclopédie, vingt encyclopédies. Faut-il les réunir ? 31:89 Une quinzaine d'étudiants qui voudraient bien y travailler pendant une année arriveraient à en rassembler un bon morceau, non exhaustif, extrait seulement de la presse catholique depuis dix ans. TOUT DE MÊME, tout de même, faites attention, me dit-on. L'épiscopat français dit qu'on le met en cause, et qu'on l'attaque, et qu'on fait campagne contre lui. Qu'avez-vous à dire, me dit-on, qu'avez-vous à dire là-dessus ? Je n'ai rien à en dire. Je ne sais pas si l'épiscopat le dit. Peut-être qu'on l'attaque. Ce n'est pas nous qui l'atta­quons. Ce n'est pas moi. Et ce n'est pas la question. Est-ce que je sais ce que l'on va raconter à l'épiscopat. Je dis que la situation est épouvantable. Si l'épiscopat traduit : « Puis­que nous, évêques, nous sommes responsables de la situa­tion, dire que la situation est épouvantable c'est attaquer les évêques » alors je n'y peux rien et alors on ne peut plus rien dire. Je dis que la presse catholique la plus habi­tuellement, la plus unilatéralement recommandée dans les « Semaines religieuses » c'est un fait, de *La Croix* aux *In­formations catholiques internationales* en passant par *Té­moignage chrétien*, nous traite comme des chiens, c'est en­core un fait, et un fait que j'explique et que je prouve, textes en mains. Si l'épiscopat traduit : « Puisque nous, évêques, sommes responsables de la presse catholique, et spécialement des recommandations qu'en font nos Semai­nes religieuses, critiquer la presse catholique c'est atta­quer les évêques », alors je n'y peux rien et alors on ne peut plus rien dire. Qu'on nous le dise seulement une bonne fois, qu'on ne peut plus rien dire, qu'on ne doit plus rien dire, en France, à l'heure du « pluralisme », du « dia­logue » et de la « liberté ». Il se trouve en tous cas que je n'attaque pas les évê­ques. Et il se trouve que je ne les attaque pas pour la seule et unique raison qu'ils sont nos évêques. Je sais bien qu'on va me donner à entendre que c'est la (plus) mauvaise raison. 32:89 Il faudrait dire autre chose, voyons, il faudrait dire bien d'autres choses, comme vous le montrent les choses qui se disent et qui paraissent le mieux agréées. Il faudrait dire que nos évêques sont hommes d'avenir et de progrès, de science et de modernité, et qu'on les respecte pour cela. Il est vrai que je ne les respecte pas pour cela ; que ça m'est impossible : parce que la modernité, la science, le progrès, l'avenir, au sens où on les parle dans les jour­naux, même catholiques, me laissent complètement froid. Je vois dans les évêques la plénitude du sacerdoce, rien d'autre ; je vois en eux ceux qui d'institution divine distribuent les paroles et les sacrements du salut, et président à cette distribution, et gouvernent cette distribution. C'est le sacré qu'en eux je respecte, et sans doute est-ce la (plus) mauvaise raison en ces temps de désacralisation uni­verselle et de chrétienté profane. Je ne suis certes pas aveugle et je vois ce que tout le monde peut voir. Je vois bien que nos évêques, quand le progressisme était mis en cause, ont énoncé la recomman­dation et l'injonction en soi inattaquable qu' « *il ne faut pas voir des progressistes partout* », et qu'à partir de là certains habiles et certains puissants ont fait en sorte qu'on ne voit plus de progressistes nulle part. Et j'ai bien vu qu'au plus fort des plus violentes campagnes contre l'in­tégrisme, aucun de nos évêques ne s'est levé pour recom­mander et enjoindre symétriquement de « *ne pas voir des intégristes partout* ». Cela aurait un peu soulagé ceux qui étaient en butte à la calomnie systématique : ce soulage­ment n'est pas venu. J'aperçois bien un certain nombre de choses semblables. Nos évêques avaient leurs raisons sans doute, leurs raisons pastorales, prudentielles, morales, juri­diques, sociales, politiques. Nous n'avons pas eu à connaître ces raisons. Nous n'avons pas à en juger. C'est une grande tranquillité pour nous. Grâce au ciel nous n'avons la charge ni de les approuver, ni de les désapprouver, ni de les conseiller ; ils ne nous demandent même pas de les informer ; nous ne sommes pas au nombre des laïcs dont ils désirent connaître le sentiment. 33:89 C'est une grande res­ponsabilité de moins sur nos épaules. C'est une grande li­berté : oserions-nous parler selon notre cœur, si nous ris­quions d'influencer les évêques dans leurs décisions, dans leur jugement, dans leur gouvernement ? Nous tournerions tellement notre langue dans notre bouche avant de parler, notre plume dans l'encrier avant d'écrire, que peut-être, à moins d'une particulière grâce d'état, nous n'arriverions pas à articuler un seul mot. Risquer d'influencer les évêques, c'est tellement grave. C'est une telle responsabilité. Il se trouve que nous ne l'avons pas. Pas même le risque. Voilà du moins un grand soulagement, à défaut d'autres. Nous voyons bien que leurs motifs prudentiels nous dé­passent et que nous ne pouvons les comprendre -- et de fait nous n'y comprenons rien. Alors nous n'allons certes pas juger. La seule manière de ne pas se tromper avec les évêques, c'est de prier pour eux. Nous le faisons. Obliga­toirement et constitutionnellement en quelque sorte, à la messe, à chaque messe. Au Canon de la messe, qui est en latin, c'est dommage, mais là nous sommes très forts, nous sommes suréminemment forts, exceptionnellement forts : le latin ne nous est pas un obstacle. Dans nos missels, figurez-vous, ah nous avons des missels étonnants, nous autres chiens, nous avons des missels spéciaux, nous avons sans doute des missels pour chiens : dans nos missels, sur la page d'en face merveille, il y a la traduction. Le latin ne nous est donc pas un obstacle (à nous les chiens) et nous prions pour nos évêques. Obligatoirement, au Canon de la messe. Et même en dehors de la messe. C'est de tou­tes façons par eux que passent et passeront les paroles et les sacrements du salut. Accidentellement et secondairement, par leur science ou malgré l'état de leur science, que nous ne connaissons pas, par leur charité et par leur justice, ou malgré leurs manquements à la justice et à la charité, que nous n'avons aucun moyen d'apprécier ; mais essentiellement, mais principalement, par leur institution divine, par leur fonction sacrée, par leurs pouvoirs spiri­tuels. 34:89 Si d'aventure, à leurs yeux aussi, nous étions des chiens, si vraiment c'était par leur permission tacite que l'on nous traite comme des chiens, nous n'élèverions pas la voix contre eux, et de ce qu'ils ont la charge de nous donner, nous nous satisferions des miettes sous la table, pourvu que nous y trouvions encore quelque chose des pa­roles et des sacrements du salut. DANS LA PAROISSE de France où l'on vénère Notre-Dame de la Sainte-Espérance et où, selon la prière approuvée par Pie IX, on prononce l'invo­cation : -- *Notre-Dame de la Sainte-Espérance, convertissez-nous.* Il arriva un jour, dit-on, qu'un évêque en visite, changeât, peut-être par inadvertance, la formule ; il fit prier en ces termes : -- *Notre-Dame de la Sainte-Espérance, convertissez les pécheurs.* Je suppose qu'il y eut quelqu'un, avec toutes les mar­ques extérieures de respect, pour expliquer ensuite à l'évê­que que ce n'était ni la lettre ni l'esprit. Tel n'est pas notre rôle auprès des évêques, ni notre fonction, ni notre audace. Notre place est au fond de l'église, à côté de ce paysan (ce paysan de paroisse et de chrétienté) qui à la sortie dit à son voisin : -- *Miracle* : *nous avons un évêque qui n*'*est point pé­cheur.* Avec notre voisin, avec tous nos voisins, au fond « l'église, et en même temps que le prêtre, même s'il nous déteste, et en même temps que l'évêque, s'il se trouve là, nous disons : *Nobis quoque peccatoribus,* et nous rendons grâces à Dieu d'être venu en ce monde pour sauver les pécheurs. 35:89 LES MIETTES SOUS LA TABLE, pourvu qu'elles soient miettes authentiques des paroles et des sacrements du salut. Nous ne demandons pas autre chose dans l'Église. Nous n'ambitionnons, je le disais tout à l'heure, aucune place et aucun rôle dans la presse catholique, dans l'Action catholique, dans les honneurs, les privilèges et les trésors du catholicisme sociologiquement installé. Nous n'ambitionnons pas d'y entrer et il faut nous croire, et l'on peut nous croire : si c'était par vertu et détachement on pourrait se méfier de nous, le détachement et la vertu sont fragiles. Mais ce n'est point par vertu ni par détachement. C'est tout simplement à cause du prix d'entrée. Il est trop cher pour nous. Nous sommes incapables de le payer. D'ail­leurs on ne nous accepterait probablement plus, même si nous proposions maintenant de payer le prix. Ou même l'on nous ferait l'honneur de penser que ce prix-là, nous ne pourrons jamais le payer vraiment. Et il est vrai que nous ne pouvons pas le payer. Il nous faudrait renier et jeter aux orties le meilleur de ce que nous aimons en ce monde. SAINT PIE X, PIE XII, déjà : déjà la page tournée sur lui, et si fermement, et si décisivement que dans *Té­moignage chrétien* on croit avoir licence, et de fait on l'a, d'insulter Paul VI quand Paul VI défend la mémoire de Pie XII. Car c'est bien littéralement insulter Paul VI que d'écrire que s'il défend la mémoire de Pie XII, c'est pour des motifs bas et intéressés, c'est bien insulter Paul VI que d'écrire : « *Évidemment Paul VI, en célébrant Pie XII, souhaite que ne soit pas jugée négativement sa propre col­laboration durant 17 ans avec Pie XII* » (12 mars 1964). Pour payer le prix d'entrée, il faudrait jeter aux orties LE GRÉGORIEN, que tout indigne et béotien que nous soyons, et doué d'une prodigieuse faculté de chanter faux, nous entendons et nous vivons comme le chant de la liberté de l'âme. 36:89 Et la doctrine et la personne de SAINT THOMAS, dont un Cardinal, canadien paraît-il, a pu dire au Concile qu'il ne fallait pas qu'avec lui on soit l'homme d'un seul livre et l'Église d'un seul docteur, -- comme si la situation précise et actuelle de l'Église et des séminaires, et de l'Action catholique, et de la presse catholique, à l'égard de saint Thomas, était le risque prochain de devenir l'Église de ce seul docteur et de faire des catholiques les hommes : de son seul livre (lequel d'ailleurs ? il en a fait une cinquantaine, et même davantage, selon les bibliographies les plus à jour). Il faudrait renier et jeter aux orties ces mémoires, ces pensées, ces saints ; et notre JURIDISME ROMAIN ; et no­tre CIVILISATION GRÉCO-LATINE ; et notre PIÉTÉ NATIONALE. C'est beaucoup trop cher. Nous ne tournons pas la page. Nous ne quitterons ces mémoires, ces pensées, ces saints qu'au jour de la mort, et avec l'espérance de les retrouver eux-mêmes, transfigurés, dans le ciel. Et d'ici-là, malgré tous avertissements contraires, nous ne renoncerons pas aux « excès » et aux « abus » de DÉVOTION MARIALE que l'on nous déconseille si violemment. Pauvres abus. Pauvres excès. Il n'y a pas trop de journées où nous disions tout le chapelet, les cinq mystères du jour. On trouve que nous en faisons trop. Nous persistons à croire qu'hélas nous n'en faisons pas assez ; que nous sommes bien pauvrement fidèles au Rosaire ; que nous aimerions qu'on nous excitât et nous aidât à l'être davantage plutôt qu'à l'être moins ; et à porter des fleurs aux statues de la Sainte Vierge, des fleurs et des cierges, offrandes de l'heure qui passe, offran­des dans l'éternité. Bien pauvrement, mais de tout notre cœur, nous répondons plutôt à l'appel du Souverain Pon­tife qui, dans son discours de clôture de la 3^e^ session, ne demande pas qu'on en fasse moins, mais qu'on en fasse plus, « *que le peuple chrétien s'adresse à la Sainte Vierge avec plus de confiance et de ferveur* ». Nous n'allons pas payer le prix de renoncer à nos « abus », à nos « excès », à nos « débordements » de PIÉTÉ MARIALE. Nous sommes trop pauvres décidément. 37:89 Nous n'avons d'autre richesse que d'aimer ce que l'on nous a appris à aimer, comme on nous a appris à aimer. Cet humble trésor de piété et de fidélité, nous avons à le transmettre aussi à ceux qui nous le de­mandent, à ceux qui eux aussi veulent y mettre leur cœur. Nous ne pouvons pas en disposer, fût-ce dans la bonne in­tention de payer notre entrée au sein du nouveau style et des nouvelles formules du catholicisme installé. Nous ne pouvons même pas hurler comme vous, hurler en chœur contre les VIEILLES DÉVOTES et les VIEILLES BI­GOTES qui encombrent nos églises ; paraît-il ; qui empê­chent l'homme adulte d'y entrer et de s'y sentir chez lui. Nous respectons ces vieilles femmes et nous les aimons. Notre tradition chrétienne à nous n'est pas de jeter l'in­sulte aux veuves. Aux grand-mères. Qui ont survécu à la mort du grand-père, au départ des enfants, qui sont res­tées là. Et qui vont à l'église prier comme elles peuvent pour la rédemption du monde, pour le salut du monde, pour le salut du monde moderne. Et qui incessamment et mystérieusement l'obtiennent. Clandestinement en somme. La nouvelle clandestinité. Dans le geste par lequel elles vont mettre un cierge à l'autel de la Sainte Vierge, *Mater Ecclesiae,* nous voyons le geste de la foi : de la foi qu'ont demandée pour eux-mêmes, sans jamais être assurés de l'obtenir aussi entière et aussi confiante, tant de docteurs, tant d'évêques, tant de saints. Elles sont vieilles, elles sont veuves, elles sont usées, elles font chaque jour le chemin de l'église, chaque jour de l'hiver aussi, dans la pluie sur les chemins. Et pendant le mois du Rosaire, si vous allez à l'église un jour de la semaine, à l'heure annoncée du cha­pelet, combien de paroisses où vous trouvez, avec le prêtre -- ou sans le prêtre -- quatre ou cinq vieilles femmes. Elles sont la garde d'honneur de la Sainte Vierge, qui en son temps fut aussi une vieille femme, quand elle habitait chez saint Jean. Et elles prient pour nous, même si elles ne le savent pas, mais qui oserait assurer qu'elles ne le savent pas ? Et il faudrait maintenant les insulter ? comme on fait dans vos journaux ? *Nous ne pouvons pas payer ce prix-là.* 38:89 Même les civilisations antiques avaient le respect des vieillards, que vous n'avez plus, parce que sans doute la caractéristique la plus essentielle du monde moderne est l'impiété. Et maintenant ce ne sont plus seulement les vieillards de la piété naturelle : ce sont en outre ceux qui prient pendant que nous ne prions pas. Votre pastorale nouvelle a toujours besoin de cracher sur quelqu'un, d'in­sulter quelqu'un, de maudire quelqu'un, et quelqu'un de la famille : les vieilles femmes, les bigotes, les dévotes, et les excès de dévotion ; les chrétiens de bourgade et les chrétiens simplistes ; les chrétientés rurales et les chrétiens petit-bourgeois ; les chrétiens traditionnels et les paroisses de chrétienté ; les familles chrétiennes et les écoles chré­tiennes ; les mœurs chrétiennes, les habitudes chrétiennes, les traditions chrétiennes ; et le culte des saints et saint Louis ; et Jeanne d'Arc. Nous n'en sommes pas nous ne sommes pas de cet apostolat qui se fait d'abord et osten­siblement *contre* quelqu'un de la famille, nous ne mar­chons pas dans l'apostolat qui a ainsi pour premier souci de manifester au monde que, soi-même on n'est pas un chrétien comme les autres, un chrétien comme les chré­tiens du passé, un chrétien comme les chrétiens de tou­jours, un chrétien comme les intégristes, comme les chiens, comme les dévots, comme saint Pie X, comme l'Église cons­tantinienne. Nous sommes des chrétiens comme les autres, avec les autres, et de préférence avec les plus méprisés, les plus injuriés, avec très précisément ceux qui sont couverts de crachats par les méthodes nouvelles de l'apostolat mo­derne. Et puis nous avons vu les yeux. Dans les yeux usés des vieilles femmes venues à grand ahan jusqu'à l'église pour prier la Sainte Vierge, nous avons vu une lumière très douce, une lumière du ciel. Et nous avons bien remar­qué une flamme dans les yeux du militant adulte, du tech­nicien nickelé de l'apostolat anti-chiens et de la pastorale moderne ; nous avons vu la flamme d'une haine. 39:89 MAIS NOUS SAVONS AUSSI d'où vient la haine. Nous savons quel langage la suscite, quelle techni­que la ranime, quelles méthodes de « communication sociale » l'entretiennent parmi les chrétiens. Nous connaissons et reconnaissons ces méthodes, cette technique, ce langage, ayant passé beaucoup d'années à les étudier à la source : ce sont les méthodes, et c'est la tech­nique, et c'est le langage du communisme. Quand *Témoi­gnage chrétien*, 19 novembre 1964, page 3 et page 4, dési­gne comme « ultra-confessionnels » les syndicalistes chré­tiens et leurs amis de *L'Homme nouveau,* j'affirme que c'est la technique d'assassinat moral du communisme. C'est la même technique que *Trybuna Ludu,* organe officiel du Parti communiste polonais, 10 novembre 1964, prenant à propos de l'affaire « Pax » en France la défense de « la presse catholique progressiste française » -- et prenant aussi, je le note pour mémoire, la défense d' « un certain nombre d'évêques et de cardinaux français » -- contre les « *ultra néofascistes* » Wyszynski et Ottaviani. Si le cardi­nal Ottaviani, si le cardinal Wyszynski étaient « fascis­tes », ils seraient tout simplement « fascistes » vu leur âge, et non point « néo ». Et ils ne seraient pas « ultra ». Car s'ils étaient les *ultras* du fascisme, ou du néo-fascisme, qui donc serait fasciste purement et simplement, fasciste sans être ultra-fasciste ? La technique communiste est celle du RENFORCEMENT VERBAL INDÉFINI DE L'ÉTIQUETTE IN­FAMANTE ; et notamment du renforcement par la note « ul­tra ». La propagande communiste attaque les ultra-réac­tionnaires, les ultra-nationalistes, les ultra-colonialistes, comme *Témoignage chrétien* attaque les ultra-confession­nels. Dans la plupart des cas, l'étiquette elle-même est un mensonge. Mais le mensonge doublé et renforcé par la qualification *ultra,* c'est la marque de fabrique. Les syn­dicalistes chrétiens et *L'Homme nouveau* sont peut-être des « confessionnels » : ça se discute, ça dépend comme on l'entend. Les noter d'emblée comme *ultra-confessionnels*, c'est la technique d'excitation révolutionnaire mise en œuvre par les communistes et par leurs émules. 40:89 « Ultra-confessionnels » : cela suggère qu'on pourrait sans doute être « confessionnels », si ridicule, si dépassé que cela soit, mais enfin on pourrait l'admettre, le tolérer, on pourrait fermer les yeux ; « confessionnels » passe encore. Seule­ment vous êtes d'emblée *ultra-confessionnels,* d'emblée hors du tolérable et de l'admissible, d'emblée exclus de la bonne société conformiste du monde installé. C'est une au­tre manière de vous ranger parmi les chiens. L' « ultra-confessionnel » Jacques Tessier avait préci­sément mis en lumière le noyautage de la C.F.T.C. qui de­vait aboutir à son « évolution » (*France catholique* du 30 octobre 1964, page 6) : « *Le groupe le plus résolu à détruire le syn­dicalisme chrétien est formé, pour l'essentiel, de militants de mouvements d'Action catholi­que spécialisée dont le comportement, depuis une quinzaine d'années, a été trop identique, de Lille à Perpignan et de Brest à Mulhouse, pour permettre de douter de l'existence de chefs d'orchestre invisibles. Parmi ces mili­tants d'Action catholique, une fraction peu nombreuse, mais très* « *dynamique* » *comme on dit, appartient à une formation politique résolument pro-marxiste : le P.S.U., dont elle a appliqué les consignes de noyautage de l'ap­pareil interne de la C.F.T.C.* » Les « chefs d'orchestre invisibles » dont parle Jacques Tessier, ce sont justement les « nouveaux prêtres » qui orientent leurs militants vers le marxisme et vers le communisme. Au triple plan psychologique, idéologique et sociologique, le noyautage « marxiste » des organisations catholiques est tellement avancé que parfois il atteint déjà le point de non-retour : on vient de le voir pour la C.F.T.C. ; on a même vu, pendant le Congrès, lorsqu'un orateur de la « minorité » chrétienne se réclamait du Christ à la tribune, les majoritaires entonner *par dérision* des cantiques à la Sainte Vierge. 41:89 La résistance à ce noyautage, ce sont précisément « les chiens » dénoncés comme tels par *Témoignage chrétien.* Tout ce que nous avons à dire à ce sujet, et tout ce que nous avons déjà dit, et sur l'affaire « Pax » était peut-être susceptible de provoquer dans l'Église de France un sur­saut de dernière heure, juste avant que le noyautage « marxiste » ait atteint le point de non-retour ailleurs en­core qu'à la C.F.T.C. : il était urgent de couper, de tran­cher, d'excommunier cette fois visiblement et tangible­ment ceux qui ont démasqué le noyautage « marxiste », il était urgent de recouvrir leur voix d'une manière ou d'une autre, au moins provisoirement, pour gagner encore un peu de temps. Une fois qu'est atteint le point de non-retour du noyautage, et là où il est atteint, notre résistance n'a plus d'importance *sociologique* : il faut nous endormir ou nous disqualifier jusqu'au moment où ce point de non-retour est atteint, jusqu'au moment où une organisation chrétienne est suffisamment *noyautée dans son appareil* pour pouvoir dans son Congrès *fabriquer une majorité de plus des deux tiers.* Le noyautage ayant alors colonisé les centres vitaux, les chrétiens conscients ne sont plus désormais qu'une mi­norité étrangère au sein même de *leur* organisation chré­tienne. L'exemple de la C.F.T.C. est hautement instructif, si l'on veut s'instruire ; révélateur du travail qui se fait dans les organisations catholiques. -- Que la C.F.T.C., de­venue C.F.D.T., ne soit plus chrétienne, cela ne fait rien, nous dit-on, à la seule condition que les militants syndi­caux reçoivent désormais hors des syndicats une « forma­tion chrétienne » : qu'ils la reçoivent dans et par l'Action catholique. C'est se moquer du monde, ou ne rien comprendre à rien : puisque précisément ce sont des militants formés dans et par l'Action catholique, étroitement enca­drés d'aumôniers « nouveaux prêtres », qui sont allés au P.S.U. marxiste (lui-même noyauté par les communistes), puisque ce sont eux qui ont noyauté l'appareil de la C.F.T.C., qui ont tourné en dérision et rejeté la « morale sociale chrétienne ». 42:89 Courroies de transmission et vases com­municants fonctionnent à merveille. Pas encore partout. Il faut chasser « les chiens » qui résistent encore. PUISQUE L'OCCASION qui a permis de nous ranger, explicitement désormais, parmi les chiens, est le livre de Michel de Saint Pierre, il convient peut-être de dire en terminant en quoi ce livre nous paraît bon, utile et opportun. Laissons les mille et une considérations secondaires pour ne retenir que la considération essentiel­le. A sa manière, qui est celle du roman, le livre de Michel de Saint Pierre a fait toucher du doigt un problème capi­tal, que pour notre part nous formulons en ces termes : *les* « *nouveaux prêtres* » *pour répondre à l*'*attente d*'*un monde qui n*'*attend rien d*'*eux, ne répondent plus du tout à l*'*attente des chrétiens* ; *ni non plus à l*'*attente de ceux des incroyants qui attendent réellement quelque chose du prêtre.* Mais ici, il faut distinguer. Les « nouveaux prêtres », systématiquement, répondent à une certaine attente du monde, ils répondent à l'attente de certains incroyants, de certains athées, à l'attente des chefs communistes : à l'attente de ceux qui, sans aucun dessein d'entrer jamais eux-mêmes dans l'Église (ou dans le dessein de n'y entrer jamais qu'à la manière des réseaux de « Pax »), espèrent que l'Église peut devenir l'auxiliaire extérieur de leur « construction du socialisme ». Ils atten­dent d'ailleurs simultanément de l'Église qu'en souscri­vant et collaborant à la « construction du socialisme », elle souscrive et collabore aussi à sa propre disparition ulté­rieure, progressive, sans douleur, sous anesthésie générale. Ils attendent de l'Église qu'elle ne convertisse plus person­ne. Et les nouveaux prêtres ont une pastorale nouvelle qui à cette attente répond en effet : « Nous ne cherchons plus à convertir ». 43:89 La disparition de l'Église est ainsi virtuelle­ment acquise. Là où les hommes d'Église eux-mêmes ac­ceptent que leur dessein et leur fonction ne soient plus de conversion, l'Église a disparu ; pour autant qu'il était en eux. L'Église une, sainte, catholique, apostolique ne peut disparaître, elle ne peut cesser de convertir, elle ne cesse pas, elle continue : mais sans eux, mais contre eux, en­core qu'à travers eux aussi et par eux, quoi qu'ils en aient. Contre leur propre volonté personnelle de ne plus chercher à convertir mais de seulement collaborer à la « construc­tion du monde » passent quand même, et même parfois à travers eux, les paroles et les sacrements du salut. Mys­térieusement. La conversion se fait toujours, mais elle se fait de plus en plus clandestine, de plus en plus persé­cutée à l'intérieur même du catholicisme français. Le temps revient des catacombes, mais ce ne sont plus des catacombes visibles, le temps est venu des catacombes mystiques. Les chiens, ce sont les croyants, ce sont les incroyants qui attendent du prêtre le sens de la vie, le sens de la mort et les moyens surnaturels d'y répondre. Le sens de la mort qui est immuable comme la mort elle-même, qui est rebelle à tout progrès, à toute évolution, à toute accélération, qui est d'un autre ordre. Qui cerne partout la vie, qui la me­sure, qui l'éclaire. L'illustrissime Mgr Helder Camara de­mande maintenant qu'il y ait un Concile tous les dix ans, parce que dix ans c'est « *juste l*'*équivalent d*'*un siècle d*'*au­trefois, étant donné l*'*accélération de l*'*histoire* ». L'illus­trissime Monseigneur montre par là qu'il n'a aucun sens du temps de l'homme, défini par la mort. Il ne s'est pas aperçu que « l'accélération » ne change rien au fait qu'un siècle, autrefois ou aujourd'hui, un siècle de cent ans de­meure une quantité et une qualité de temps plus longue et plus dense qu'une vie humaine. Aujourd'hui ou demain comme hier, l'homme qui naît à la première année d'un siècle de cent ans n'en verra pas la dernière, à moins jus­tement de vivre centenaire : d'être cette exception-là. 44:89 Tandis que l'homme qui naît à la première année du nouveau siècle accéléré de dix ans, lorsque la dernière sera venue dix ans après, où en sera-t-il ? Il ne sera pas encore prêtre, il n'aura peut-être même pas encore découvert qu'il en a la vocation ; il ne sera pas encore évêque ; ni même jour­naliste. Le temps de l'homme n'a pas été accéléré ; ni le temps de l'âme humaine. A l'intérieur du nouveau siècle de dix ans, et malgré toutes les « accélérations », on n'au­ra pas plus demain qu'hier le temps de former, fût-ce en formation accélérée, un docteur en théologie, un maître des novices, un militant d'action catholique, un homme adulte. Et les Ordres religieux où l'on fait (presque) dix ans d'étu­des ecclésiastiques continueront à en faire (presque) dix ans, ça ne sera pas du tout un siècle d'études ; à moins que l'on décide de ne plus rien étudier du tout, en raison de « l'accélération ». L'âme humaine ne croît pas plus vite. L'esprit humain ne fonctionne pas plus vite aujourd'hui qu'hier, on peut même penser, à bien considérer les propos qui nous sont tenus, qu'il fonctionne beaucoup plus lentement. Et la mort a toujours le même visage. Les chiens sont les croyants -- et les incroyants -- qui attendent que l'Église leur parle de la mort. Tant qu'on ne l'aura pas supprimée. Tant que la « construction du monde » ne nous aura pas rendus terrestrement immortels. Les machines volantes et les progrès de la science sont bien intéressants, mais la mort est la seule énigme dont seule l'Église ait la clef. Les musiques du monde, accélérées elles aussi, peuvent bien nous détourner de penser à la mort ; et même de rien penser du tout. Ce n'est pas un progrès. La sagesse ancienne déjà professait que « philo­sopher c'est apprendre à mourir » mais elle ne tenait pas ses promesses, elle ne pouvait pas les tenir ; elle avait du moins ce désir, cette orientation juste, cette recherche, cette attente. Seule l'Église peut nous apprendre à mourir. Et même à mourir chaque jour : c'est cela, la vie. 45:89 C'est le sens de la mort qui donne le sens de la vie. C'est la mort la grande affaire. Et nous fêtons les saints au jour anniversaire de leur mort. Et au quatrième des mystères glorieux nous demandons la grâce de la bonne mort. C'est la mort qui importe. C'est le sens de la mort du Christ Notre-Seigneur qui nous importe. C'est la mort qui ouvre les portes de la vie. Des prêtres, nous attendons qu'ils soient auprès de nous les intendants et les dispen­sateurs des mystères de Dieu. Nous sommes des chiens. Les chiens de l'Église, les chiens dans l'Église de France, ce sont les chrétiens (et les incroyants, et les demi-croyants, et les frères séparés, et les baptisés, et les non-baptisés) des fidélités de catacombes. Des catacombes nou­velles. Des catacombes mystiques. Nous ne sommes pas physiquement clandestins ni cachés. Nous ne sommes pas retirés du monde moderne. Nous usons des moteurs et des machines. Nous en connaissons un bout ; davantage proba­blement, et normalement, que nos docteurs. Et probable­ment davantage que l'illustrissime Mgr Helder Camara. Nous connaissons notre monde et nous l'aimons. Et même nous l'aimons trop. Et d'aventure nous y avons mille atta­chements dérisoires ou coupables, autant et davantage qu'un Dominicain des Éditions du Cerf ou qu'un Jésuite de la rédaction des *Études.* Nous savons piloter les machi­nes et ça nous intéresse : nous les pilotons aussi bien que les moines gyrovagues et sans doute beaucoup mieux. Et nous portons au cœur les mélancolies, les nostalgies, les passions, les blessures du « doux royaume de la terre » comme disait Bernanos. Nous sommes en plein dans l'im­pureté de ce monde. Nous ne sommes pas des anges. (Nous sommes même des chiens.) Nous avons sur nous et en nous le poids misérable de nos dissipations, de nos divertissements, de nos péchés. Mais quand c'est le prêtre qui vient nous tirer vers le bas au lieu de nous faire regarder vers le ciel, alors nous ne marchons pas. C'est notre dissidence. 46:89 Les chiens ce sont les croyants et les incroyants qui viennent frapper à la vieille porte de notre jeune Mère l'Église. La porte s'ouvre pour le *dialogue,* l'éternel dia­logue : -- *Qu*'*attendez-vous de l'Église ?* *-- La foi.* *-- Qu'attendez-vous de l'Église ?* *-- Les paroles de la vie éternelle.* *-- Qu'attendez-vous de l'Église ?* *-- Les sacrements du salut.* Telle est « l'attente du monde ». Notre attente. L'attente des chiens. Mais « le monde » a deux sens. Il y a le monde que le Christ est venu sauver. Il y a le monde pour lequel le Christ n'a pas prié. Il y a le monde des pécheurs (et des saints). Il y a le monde du péché (et de Satan). Et il y a le nouveau dialogue : *-- Qu'attendez-vous de l'Église ?* *-- Qu'elle collabore à la construction du socialisme.* *-- Qu'attendez-vous de l'Église ?* *-- Qu'elle nous aide à construire la Tour de Babel.* *-- Qu'attendez-vous de l'Église ?* *-- Qu*'*elle condamne les intégristes, les traditionalistes, les constantiniens, les* *papistes, les latinistes, les thomistes, les contemplatifs, les confessionnels, les syndicalistes chré­tiens, les dévots de la Vierge, les bigots du chapelet, les paroissiens, les pratiquants, les fidèles, les chiens.* QU'ELLE DÉBLAIE TOUS CEUX-LA : NOUS NOUS CHARGEONS DU RESTE. L'autre attente du monde, la seconde attente, celle-ci, est que l'Église renonce et que Rome ne soit plus dans Rome. On veut bien y mettre les formes. Et des formes progressives. Et même on veut bien ne pas trop demander. Simplement, pour commencer : qu'une partie des fidèles de l'Église, et des prêtres de l'Église, et des incroyants devant la porte de l'Église, soient traités comme des chiens. Soient appelés chiens. *Raca.* 47:89 Pour que l'ordre de la charité soit renversé dans l'Église. ALORS ? Peut-être cela regarde-t-il un peu « l'Église enseignante », une telle situation. Non pas les hommes d'Église en tant qu'hommes, les nou­veaux hommes d'Église, nous n'avons que faire de leurs opinions personnelles, mais l'Église enseignante en tant que telle. Nous ne fléchissons pas le genou devant les hommes d'Église en tant qu'hommes, nous avons assez à faire à pardonner dans le secret du cœur le mal que trop d'entre eux font à nous-mêmes et surtout à nos frères. Nous flé­chissons le genou devant l'Église enseignante en tant que telle, devant notre vieille Mère l'Église, notre jeune Mère l'Église, et nous tirons doucement le bas de son manteau. Qu'elle daigne entendre ceux de ses fidèles, et même ceux de ses prêtres, à qui des hommes d'Église disent *raca,* à qui ils disent *chiens.* Qu'elle daigne jeter un regard sur la grande pitié de l'Église de France, où ces choses se passent ostensiblement ; triomphalement. Qu'elle daigne bénir silencieusement la croix de ses enfants ravalés au rang des chiens. Qu'elle daigne accepter que nos frères incroyants, ceux qui attendent de l'Église non pas la construction du socialisme, mais le sens de la mort et les paroles de la vie éternelle, puissent venir avec nous recueillir sous la table les miettes de la Cananéenne. Doux Jésus, qui êtes un avec l'Église, daignez dans votre miséricorde vous souvenir des plus méprisés parmi les chrétiens de France. Daignez leur donner encore et toujours les grâces de la foi, de l'espé­rance et, de la charité par lesquelles tant de nos frères qui n'en peuvent plus pourront encore et toujours Vous voir dans l'Église, selon la parole d'un homme de chez nous, d'un homme d'Église, d'un homme de l'Église de France « Jésus-Christ est un avec l'Église, portant ses péchés l'Église est une avec Jésus-Christ, portant sa croix. » *Mater Ecclesiae, ora pro nobis.* Jean MADIRAN. 48:89 ## ÉDITORIAL ### La lumière du Concile AVANT MÊME d'avoir les textes, avant d'avoir *L'Osser­vatore romano,* nous avions la presse française, et déjà nous savions. Le Pape était intervenu : le Pape qui avait dit précédemment qu'il n'intervenait pas encore, mais qu'il interviendrait. Nous savions par les journaux français. Nous savions par l'éditorial de *La Croix,* par le seul titre déjà de l'éditorial sur le Concile, le 21 novembre : UNE SITUATION CONFUSE. Sans rien savoir enco­re, nous savions déjà tout par les premiers mots de cet éditorial : « *La situation est confuse, vendredi matin, au début de la dernière Congrégation de la session.* » Nous lisions « malaise » nous lisions « grande déception », dans ce même éditorial. Déception, malaise, confusion de ceux qui étaient pris à contre-pied, si l'on peut dire, par l'intervention du Saint-Père. Et les autres journaux venaient un à un confirmer l'événement. L'éditorial du *Monde,* le 24 novembre, alléguait l'avis d' « un expert aussi avisé que l'abbé Laurentin » pour disqualifier les « ultimes retouches subies » par l'un ou l'autre schéma : ultimes retouches qui ne sont que de la main du Pape, ce qui ne fait pas le poids, aux yeux du monde et à ceux du *Monde*, devant « un expert aussi avisé que l'abbé Laurentin ». Le 26 novembre, *Témoignage chrétien* nous contait « LA MAUVAISE FIN » de la 3^e^ session : « Au dernier moment, une « autorité supérieure » avait imposé un certain nombre de corrections et modifica­tions... » Une autorité supérieure, le dominicain François Biot, auteur de ces lignes, ne sait apparemment pas laquelle... 49:89 En raison de quoi, « grande tristesse », « déception générale » « mines tendues, visages défaits, des évêques se regroupaient dans les bas-côtés de Saint-Pierre pour trou­ver quelque issue ». Page suivante du même journal, on nous contait « l'amertume et la déception qui ont marqué la fin de la session ». Oui, on savait ainsi, on savait par là l'essentiel, avant même d'avoir les textes conciliaires et le discours du Pape dans leur teneur intégrale. On avait assez l'habitude de voir ces journaux présenter comme « bonnes nouvelles » les choses les plus effarantes. Pour la première fois, ils étaient unanimement consternés : il s'était donc passé quelque chose d'excellent. D'instinct, l'ensemble du peuple fidèle, réfractaire aux ukases concertés de la presse du conditionnement de masse, sentait que la déroute de cette presse annonçait manifestement un grand événement. Et dans les églises, et dans le secret des cœurs, ensemble ou isolément, les fidèles rendaient grâces à Dieu, à son Esprit, à l'intercession de la Vierge, *Mater Ecclesiae*, et au Souve­rain Pontife. \*\*\* Il y a la proclamation de Marie, Mère de l'Église. Il y a la Constitution sur l'Église, avec la « Note explicative » pour le point qui demeurait obscur et contesté, celui du « collège ». Il y a la promulgation des textes tels qu'ils ont été corrigés par le Pape. Nous n'allons point nous préci­piter pour en parler à la légère. Ce sera pour demain. Pour aujourd'hui, l'heure est à l'action de grâces, en n'oubliant personne, et en remerciant la presse française de nous avoir cette fois si *clairement* informés : car il n'y a eu cette fois aucune équivoque, tout le monde avait compris du premier coup ce qu'il fallait comprendre à son trouble, à son malaise, à sa confusion, à sa déception. \*\*\* On mesurera peu à peu, encore qu'imparfaitement, la richesse des grâces qui ont été faites à l'Église, à travers le Pape, par la médiation invoquée de Marie, aux derniers jours de la 3^e^ session. 50:89 On mesure aussi, beaucoup plus vite, quelle fut la tension, frôlant le point de rupture. Au témoignage du pasteur Georges Richard-Mollard, dans l'hebdomadaire protestant Réforme du 28 novembre, il y avait « des évê­ques » qui grommelaient, et qui confiaient aux protestants (pour les éclairer sur l'Église catholique ?) qu'ils « ne pourraient plus se soumettre » ! Avec les textes viennent et viendront peu à peu les précisions, même anecdotiques, et les Pères du Concile se levant pour la proclamation de Marie Mère de l'Église, et ceux qui ne se levaient point, et ceux qui finissaient par se lever. Et l'attitude et les paroles du P. Congar devant la « Note explicative » du Souverain Pontife. Et quantité de choses analogues. Tout cela est pour demain. On en reparlera. \*\*\* On nous avait dit et répété que « la collégialité » n'ôtait rien à la primauté du Pape, celui-ci étant la Tête du « col­lège ». Mais implicitement, inconsciemment peut-être, on en était venu à considérer que la Tête avait l'obligation d'être en communion avec les membres : au lieu que ce fussent les membres qui aient l'obligation d'être en com­munion avec la Tête. On en était venu, implicitement, inconsciemment peut-être, à considérer que la Tête était bien la Tête à condition de ne pas bouger, ou de suivre obligatoirement la « majo­rité ». Cette fausse collégialité-là, celle du collège au sens strict, on l'a vue s'exprimer en actes, dans les démarches qui prétendaient faire connaître au Pape les volontés « du Concile », comme si le Concile pouvait vouloir sans le Pape, comme si, sans le Pape, il pouvait avoir aucune existence en tant que « Concile ». Les « collégialistes » qui disaient ne vouloir entamer en rien la primauté du Pape, on les a vu applaudir cette primauté tant qu'elle restait immobile et silencieuse. Mais on a vu leurs réactions au moment précis où cette primauté s'est mise à agir en tant que telle. Les choses ne vont pas être commodes tous les jours, après cette révélation des cœurs, cette photographie, cette radiographie d'une certaine « majorité ». Mais enfin, c'est la vie, que les choses ne soient pas toujours commodes. 51:89 Du moment que l'Église demeure elle-même visiblement, comme elle ne pouvait pas, de toutes façons, ne pas le demeurer mystiquement, qu'importent les incommodités secondaires. On en a vu d'autres. \*\*\* La Révolution d'Octobre dans l'Église, la révolution doctrinale, la révolution théologique, n'avaient aucune chance mystique. Elles ont eu leur heure dans le domaine des apparences et de l'opinion. Mais le premier coup d'arrêt a été donné aux révolutionnaires dans l'Église. De la Constitution sur l'Église, dont on nous racontait tant de choses, le Pape a dit : « *On ne peut en faire de meilleur commentaire qu'en disant que vraiment cette promulgation ne change en rien la doctrine traditionnelle*. » \*\*\* Il y aura encore de rudes journées. Il y en a toujours. Nous savons d'où elles viendront, et comment. Nous som­mes avertis : par l'éditorial du *Monde*, le 24 novembre. Nous entendrons encore parler d' « un expert aussi avisé que l'abbé Laurentin » dont l'autorité est évidemment beaucoup plus grande que cette « autorité supérieure » apparemment inconnue et regardée de travers par le domi­nicain François Biot de *Témoignage chrétien*. Nous enten­drons encore dire, bien sûr, comme le dit l'éditorial du *Monde*, que tel décret du Concile est *contestable dans son principe même*. Souvenez-vous. Oui, souvenez-vous. Quand il s'agissait de schémas, de simples projets, *Le Monde* nous sommait, et en quels termes, de nous incliner, au nom de l'obéissance. Quand il s'agissait de la simple intervention à la tribune de tel ou tel Père du Concile, *Le Monde* affir­mait : l'Église a parlé, l'Église a changé, ça y est, c'est fait, soumettez-vous, obéissez, silence dans les rangs. Main­tenant qu'il s'agit de constitutions et de décrets revus et promulgués par le Saint-Père, maintenant que ce sont véri­tablement des actes conciliaires, Le Monde s'arroge le droit de dire : *contestable dans son principe même*. Dans son PRINCIPE MÊME, voyez-vous. Au-dessus de l'autorité doctri­nale du Souverain Pontife et du Concile, il y a l' « autorité supérieure » des théologiens de journaux. \*\*\* 52:89 Cet éditorial, ce même éditorial du *Monde*, 24 novembre, donne le ton, n'en doutez pas : « Le long *fervorino* sur Marie du discours de clôture de Paul VI a décontenancé, et en pareille circonstance c'est le moins qu'on en puisse dire. » C'est le moins qu'on en puisse dire ! Mais on en dit bien davantage quand même, on dit *fervorino.* C'est un mot italien. Qui veut dire : « boniment ». ([^3]) \*\*\* Selon le même éditorial du *Monde*, il y a « quelques intégristes » qui « savent trouver les occasions de retarder l'heure des échéances ». *L*'*heure des échéances*, formule malheureuse dans ce journal ; formule qui nous rappelle la fameuse « heure slave », c'est-à-dire soviétique, qui « sonne au cadran de l'histoire ». *Le Monde* n'a pas souvent beaucoup de chance avec ses prophéties sur l'heure qui sonne. Mais il faut bien ranimer le courage de ceux qui ont reçu la lumière du Concile avec malaise et déception : « La force du Concile est incoercible », « on peut freiner légèrement son élan, on ne peut l'arrêter ». La force incoercible du Concile ? Entendez : du Concile SANS le Pape, du non-Concile, de la soi-disant « majorité »... Le Pape fait son « fervorino » sur Marie, son « boni­ment » ; les décrets du Concile, du vrai Concile, du Concile AVEC le Pape, sont *contestables dans leur principe même*... Voilà ce qu'on va nous chanter. Mais abstraction faite et du Pape, et du Concile, et des actes conciliaires authentiques et promulgués, dont *Le Monde* critique jusqu'au « principe même », on peut évi­demment maintenir le mythe, le Concile mythique, celui qui est mis en scène (jusque, hélas, dans l'esprit de certains « experts », et pas seulement experts...) par les journaux, celui qui invoque comme autorité supérieure « un expert aussi avisé que l'abbé Laurentin », le faux Concile imaginé, rêvé, parlé, vécu par les somnambules de l'opinion condi­tionnée. \*\*\* 53:89 Ils ne vont assurément pas s'arrêter pour si peu : un « fervorino » du Pape, des actes conciliaires revus et pro­mulgués par le Souverain Pontife, est-ce que ça compte vraiment pour eux ? Ils vont reprendre tous leurs thèmes comme s'il ne s'était rien passé, tous leurs thèmes qui coïncident (par hasard ?) avec les thèmes que les services secrets soviétiques, par le moyen des réseaux de « Pax », introduisent dans l'Église. Ils tirent leur force, temporel­lement très puissante, des complicités secrètes installées à l'intérieur de l'Église, des sociétés secrètes, des courroies de transmission ; et du concert des journaux... Mais pour le moment nous détournons le regard de leurs manigances. « A chaque jour suffit sa peine, son cantique et sa demi-lumière », disait saint François de Sales. A plus forte raison les jours où la demi-lumière qui incessamment brille au secret des cœurs devient une grande lumière, -- malgré les journaux. Les promulgations du Concile, et la proclamation de Marie Mère de l'Église, nous aurons bien sûr à en parler, sans doute à les défendre. Que nos lecteurs veuillent bien pour cela nous donner un peu de temps. Nous voulons d'abord n'en rien dire, et les recevoir en silence, dans le silence d'une joie qu'aucun langage ne saurait traduire. 54:89 ## CHRONIQUES 55:89 ### Pour le Jour de l'An par J.-B. MORVAN NOUS SOMMES DES ENFANTS CAPRICIEUX : nous récla­mons toujours à notre mère l'Église autre chose que ce qu'elle se propose de nous donner à l'ins­tant. J'ai entendu des chrétiens se plaindre de trouver peu de spiritualité cordiale dans les travaux du Concile, trop de sécheresse administrative dans ses « schémas ». Mais pourquoi attendre, et se désespérer d'attendre ? Notre participation aux travaux de réorganisation reste néces­sairement limitée, et ces travaux même ne répondent pas à un besoin de tendresse religieuse intime. Si, comme nous sommes quelques-uns à le penser, ce besoin-là demande aussi à être satisfait, nous pouvons déjà, dans notre pénom­bre, essayer une gamme sur le clavier des sentiments per­sonnels. D'autres sépareront le grain de la balle. Catholiques et Français, irritables et sensibles, nous sommes là pour fournir des paroisses aux prêtres, une patrie pour les citoyens rassis et pour les « jeunes voyous ». Nous vou­drions donner à tous, pour le Premier de l'An, un cadeau multicolore, un cornet de bonbons dans un papier aux joyeuses teintes de vitrail. Nous voudrions donner le Catho­licisme français non seulement comme service à accomplir, mais comme présent. 56:89 Grogne qui voudra, au royaume des pions, contre les « gourmandises spirituelles » ! Si nous n'avions pas le senti­ment qu'il y a encore beaucoup d'enfance dans ce peuple, les servitudes intellectuelles et morales, tous les confor­mismes amers et noirâtres qu'il veut nous imposer depuis vingt ans nous auraient amenés à dire, comme d'autres : « Mon royaume pour un cheval ! » Les cadeaux sont pour les enfants, ils aident à l'espérance, ils font partie des mystères humbles et nécessaires. L'Église soigne nos maux, mais elle n'est pas une clinique trop blanche, ou un coffret laqué de pharmacie. La joie ne va pas sans une certaine aisance de choses inutiles. Le Français rêve de superflu. Peut-être parce que la contexture géographique, ethnique et morale de la France est telle que seule la quête d'un superflu l'aide à se définir, à retrouver une conscience d'unité, à ne plus sentir les vieilles blessures périodique­ment douloureuses. Les cures sont nécessaires, mais le pa­tient se lasse naturellement des remèdes, il a le frisson devant les ordonnances trop longues. Il lui faut les vita­mines d'un mystère nouveau à conquérir. Il n'y a guère d'époques de plénitude. On a parlé de « siècles de foi » : il faudrait aller y voir de près. En fait, toute époque attend ses cadeaux. La France de 1788 n'était pas famélique, sans doute, mais elle révélait une incontes­table pauvreté. Elle espérait des cadeaux. Ce n'était pas M. de Voltaire et ses successeurs qui pouvaient lui en appor­ter, car des cadeaux doivent être étonnants. Et M. de Voltaire n'était pas étonnant. Il enseignait même à ne pas s'étonner. D'autres vinrent, porteurs d'étonnements per­vers, mais ils étonnaient. Notre conservatisme, notre tradi­tionalisme consistent peut-être à amener, à rechercher de vrais étonnements, durables ou renouvelés, un « triompha­lisme » enfantin, un triomphalisme du don, tel que le don nous épuise par la qualité et la densité de l'étonnement que nous aurons voulu y mettre. Si le crime et le vice ont leurs mystères, il convient que la foi et la vertu aient aussi leur puissance d'initiation sentimentale. Le mot de « mys­tère » n'éveille plus, me semble-t-il, d'échos assez authen­tiquement mystérieux. Et j'invoque les Anges, maîtres et voyageurs dans le grand mystère coexistant. Je ne sais pas si certains rêvent de nous assurer le Paradis en nous faisant supporter sur terre un Purgatoire extérieurement imposé, où les hommes et les choses seraient vêtus d'un uniforme gris d'humilité. Un de mes amis, entrepreneur de peinture il est vrai, vient de me confier qu'il a été frappé de voir en Yougoslavie tous les camions peints en gris. L'ennui peut constituer une pénitence, mais il n'y a pas de pénitences légales et administratives. 57:89 Le faquin, dans l'histoire de Rabelais, mangeant son pain sec à la fumée du rôti, manquait sans doute étrange­ment de conscience de classe : Autrefois pourtant, on admet­tait que la conscience de classe consistait à vouloir manger du rôti. Aujourd'hui elle consiste apparemment à s'extasier sur les vertus du pain sec. Nous sentons qu'on nous aime bien, quand nous entendons certains chrétiens nous prêcher les pénitences ben-bellistes ou nassériennes ; seuls des esprits malveillants pourraient croire discerner chez ces prédicateurs une tenace vocation de « fâcheux » comme dirait Molière et pour rester dans un vocabulaire de bon ton. En tout cas, les bonnes gens, là où ils ont encore la permission de parler, ne tiennent pas tellement à la grisaille néo-spartiate ; nous nous sommes assez moqués de l'uni­forme « feldgrau » : et l'après-guerre a vu un mouvement d'opinion réclamer rapidement des quatre-chevaux rouges ou bleues. Si nous examinons les thèmes ornementaux et déco­ratifs de ces dernières années, nous y trouvons le catalogue suivant : le tartan écossais (même pour les corbeilles à papier et les couvertures de cahiers d'écolier) ; les cuivres anglais ; les vieilles voitures 1900 ; les dessins et les cari­catures de l'époque 1880, les rééditions de luxe de « La Famille Fenouillard », de la Comtesse de Ségur sous l'appa­rence exacte de la Bibliothèque rose de nos grands-mères ; les opalines ; les lampes à pétrole transformées ; les bou­quets de fleurs sous verre ; les meubles gris et dorés, les lustres à fleurs de faïence du style baroque. Je crois même me souvenir qu'un de nos écrivains marxistes a écrit le texte d'un album consacré à ce style coupable mais diver­tissant... Ajoutons-y les rôtisseries ressuscitées : à la porte des charcuteries, on voit des fours minuscules à broches super­posées, sous des auvents d'ardoises ou de tuiles. Le poulet est meilleur quand il rôtit dans un style Henri IV ; c'est le passé en copie miniature. On se fait aussi de vieilles mai­sons fort patriarcales, comme on s'inventait des généalogies au XVII^e^ siècle, en vertu du même besoin essentiel et pro­fond : ceux qui n'y trouvent que vanité ne se soucient guère de connaître l'homme. La poutre triomphe : c'est la préciosité dans le brutal, le non-équarri, le style pré­médiéval où se rencontrent le chevalier et le bon sauvage, Thierry-la-Fronde, Siegfried, Davy Crockett et la famille Pierrafeu. 58:89 Et dans l'argot des yé-yé, « vachement féodal » est un superlatif élogieux. Un désir insatisfait d'archaïsme cherche son bien où il le trouve, dans les délices rêveuses, lourdes ou légères, d'un baroquisme pluriséculaire ou dans le prestige abrupt ou primitif. Un magazine féminin peu clérical et fort répandu montre une hotte de cheminée or­née d'un gros rosaire, à la manière vendéenne. Revanche étrange autant qu'imprévue sur les détracteurs du chape­let ! On se demandera peut-être si je ne suis pas saisi par une soudaine vocation d'échotier pour journal de modes. Mais je préférerais encore ce rôle à l'ignorance infatuée et volontaire d'un certain nombre de chrétiens qui se croient présents au siècle et qui semblent n'avoir jamais regardé une vitrine. Je les convaincrais difficilement du fait que le style artistique tourne le dos à la littérature. Celle-ci en est encore à l'existentialisme des aventuriers sans parents et sans billets de retour, aux mitraillettes des romans policiers. Or le siècle qui rêve recherche plutôt les vieux fusils de chasse ; et il ne faut pas croire qu'on en restera là : du tromblon je crois qu'on remontera à l'arquebuse, dont on astiquera la fourchette avec un soin pieux. Jamais réactionnaire « hurluberlu » n'eût rêvé chose pareille ; je ne saute pas de joie, je constate un mouvement. On a plongé le bout des doigts dans le passé, comme Pascal voulait qu'on prît de l'eau bénite. Des joies maniaques du collec­tionneur, on passe au domaine du sport : il y a, dit-on, en France quarante-cinq mille amateurs d'équitation. Et les pèlerins hippiques, mystiques, conscients, qui vont vers Compostelle ne représentent qu'une faible partie des Fran­çais qui se précipitent vers l'Espagne, poussés par un tro­pisme au premier abord mystérieux. La vérité n'est pas dans l'atonie de l'imagination, la charité non plus. A ceux qui seraient tentés de se plaindre, au nom des urgences sociales et de la « faim du monde », de la futilité de nos contemporains ou de leurs nostalgies, je répondrais d'abord : « Vous leur avez donné des vacances. Et c'est bien, il n'y a pas de France sans vacances. Mais était-ce pour que ces vacances ne fussent pas des vacances ? Vous trouvez absurde qu'ils se penchent curieusement sur toutes les époques du passé. Mais le passé, en tant que concept, n'appartient pas aux réalités historiques disparues. Il est une réalité psychologique de l'homme présent. Lui seul peut dire : Nous autres, hommes du Moyen Age... » 59:89 Il cherche dans tout cela un épanouissement que cer­tains jugeront naïf, et où ils verront peut-être l'expression d'une mentalité « triomphale ». Mais le mot « triomphe » n'a plus le sens militaire et romain que pour une petite minorité encore frottée de latin ; encore pour eux cette réminiscence scolaire n'est-elle pas spontanée. Le mot « triomphe » est surtout mystérieux, même dans sa graphie, et il a un air de grande fête. Il faut aussi le costume de fête à certaines heures pour l'esprit. On ne doit exiger l'uniforme modeste du service humble que quand on a le dessein, précis et justifié, de réclamer de l'homme un ser­vice extérieur, visible et social. Autrement, ce pourrait bien être un goût secret de la tyrannie. Le triomphalisme du coin du feu me paraît en tout cas licite, et je crois qu'il y a au moins temporairement une possibilité d'avoir le divertissement innocent. Certains pascaliens croient si bien que tout divertissement est pervers, qu'il leur arrive de souhaiter que la perversité apparaisse clairement dans tout divertissement. On peut se demander si parfois ils ne la mettraient pas au besoin là où elle n'avait pas de place. Est-il sûr que le pire tourment de l'homme soit de rester seul dans une chambre ? Il faudrait peut-être confronter les « Pensées » avec le « Voyage » de Xavier de Maistre. Mais si les murs sont nus ? Quel homme a jamais laissé les murs nus, sans peintures et sans dessins ? Les hommes de cavernes dessinaient des bisons ; on veut absolument que ce soit sorcellerie alimentaire, nous n'en savons rien. Si l'homme ne dessine pas, il peut toujours, comme Balzac en une période impécunieuse, écrire sur le mur : « Ici, un tableau de Delacroix. » En fait l'homme souhaite être dans sa chambre, à condition de s'y entourer de tous les signes d'une histoire qui dépasse, dans le temps et l'espace, les frontières de sa propre vie. Il se peut même que ce ne soit que dans sa chambre qu'il la retrouve ainsi ; et le jansé­niste lui-même en sa cellule s'habille en chrétien de la primitive Église. Alors faut-il s'ingénier à retirer à l'hom­me ce pouvoir triomphal ? Et quelle perverse satisfaction que celle qui préférerait au pouvoir artistique des signes je ne sais quel mur de prison ! Encore serait-il désespéré­ment paré de graffitis d'amour obscène ou de vengeance rentrée : ce serait le véritable visage de la détresse humai­ne, mais ce n'est que fausse table rase, et terrain stérile. 60:89 Les toiles des petits maîtres des XVII^e^ et XVIII^e^ siècles plaçaient une tête de mort au milieu des fleurs, des armes, des livres et des verres de vin. Il fallait cependant que tout cela fût rassemblé pour que le signe tragique de la vanité de la vie prît son sens. Entre la jouissance matérielle des choses et leur réunion esthétique à des fins de méditation, il y a une différence. Ne plaçons pas la tête de mort trop tôt. Du reste, on accusera aussi bien les réactionnaires de ne pas aimer leur époque. Si nous disons que nous l'aimons avec ses rêves ornementaux, ses symboles gracieux ou futi­le où le passé ne peut manquer d'apporter son tribut, on nous dira que nous trichons. Nous répondrons que c'est le misérabiliste qui triche. Il n'y a pas eu d'époque dépourvue de cette alchimie. Les naïfs voient le Moyen-Age tout en ruines et donjons à chouettes ; les « demi-habiles » ont tendance à croire que, « les cathédrales étant blanches », tout y était neuf. Il y avait encore sans doute debout bien des murs de villas romaines, celles dont nous ne retrouvons aujourd'hui, en creusant, que les tuiles éparses et l'appareil des soubassements. Il me souvient d'une chanson de geste dont l'auteur évoquait les restes encore grandioses des temples de Corseul, près de Dinan, aujourd'hui totalement disparus à l'exception d'un seul, réduit à quelques pans de murs. A toutes ces lois nul n'échappe. J'écris dans cette mai­son de La Chantelleraye, une ancienne ferme dont les pou­tres sont fort à la mode puisque je me suis contenté, il y a quelques années, en précurseur inconscient, de les débar­rasser de leurs vieux restes d'écorces et de les cirer. Cette maison n'a pas cent ans, mais on l'eût bâtie ici au temps du Roi-Soleil que sa structure ne s'en serait pas trouvé sensi­blement modifiée. Aussi, en certaines soirées, les siècles passés de l'histoire de France viennent s'y réfugier, comme les victimes d'un exode de guerre, sans être trop violem­ment dépaysés. Ils reviennent alors qu'on les a cru morts, comme le chouan Carfort qui reparut sur les landes du Méné après quinze ans passés dans la prison du Château d'If. Je les écoute, ils me parlent du passé, mais non de leur temps : Monsieur d'Urfé ne se lasse pas d'évoquer les bergères gauloises et les druides... Peut-être ne suis-je là, moi aussi, à l'affût derrière mes arbres, que pour inventer des histoires qui donnent aux gens l'illusion d'un passé, et des contes qui auraient pu leur être narrés dans leur enfan­ce. La morale du contact humain ne réside pas dans la simple poignée de mains, même spectaculaire, ni dans l'art de resserrer les hommes comme des lapins dans un clapier. 61:89 Il faut encore leur rendre une liberté qui leur donne l'im­pression que cette coexistence est acceptée, non subie ; qu'elle est une communauté, non une promiscuité. Notre époque a bien plus le pouvoir de créer des proximités maté­rielles que celui de suggérer la signification morale du prochain. Le pouvoir de l'imagination, les innocents décors de la vie quotidienne laissent assez de liberté pour ne point considérer le prochain comme un encombrement, ou comme un ennemi. Tels sont les cadeaux qu'on voudrait pouvoir faire aux hommes, à chaque premier Jour de l'An. Jean-Baptiste MORVAN. 62:89 ### Lettre pour André Charlier par Henri MASSIS de l'Académie française. Président des « Amitiés françaises », et empêché d'y venir à la conférence que dormait André Charlier, au mois d'octobre, Henri Massis écrivit la lettre que voici. LES AMITIÉS entre les hommes sont des ententes de l'intelligence, disait Barrès. Voilà, mon cher Char­lier, ce qui fait le fond de la vieille et fidèle amitié que vous voulez bien me témoigner. Ne vivons-nous pas d'une même foi, n'avons-nous pas bu aux mêmes sources, ne servons-nous pas les mêmes idées, ne menons-nous pas les mêmes combats ? Nos deux vies intellectuelles sont tel­lement voisines que j'écrirais mes pensées dans la marge des vôtres. Oui, nous avons travaillé à répandre les mêmes idées en défendant les mêmes principes. Notre accord latent de pensées et de sentiments forme un département de choses sûres qui font le tissu même de notre vie et constituent une intimité pénétrante. Comme l'a dit Madiran, « André Charlier n'est pas un écrivain au sens ordinaire et professionnel du terme ; il n'a jamais eu le propos de s'adresser, de sa propre initiative, à un public. Il s'est toujours adressé à un prochain direct et concret, parce qu'on le lui demandait, ou parce que sa fonction de professeur, de directeur d'élèves, l'exigeait. C'est dans cette extrême particularité de l'occasion présente et impérieuse qu'il a été conduit à exprimer, dans la langue de notre temps, quelque chose d'universel et d'éter­nel ». 63:89 La paternité spirituelle est aussi réelle que la paternité physique, et que ne doit-on pas à ceux qui nous ont engen­dré à la vie de l'esprit ? C'est une gratitude de cette sorte que lui gardent les anciens de l'École de Maslacq ou du Collège de Normandie. La vivante richesse de la pensée de Charlier lui donne un pouvoir de germination, de fécondité, animée qu'elle est par une sorte de ferment vital qui foisonne et fructifie. Ce que j'aime dans son enseignement, c'est que l'esprit s'y trouve spontanément mis au pas du réel, au pas des choses. N'est-ce pas d'une pensée qui tienne aux choses que nous avons aujourd'hui le plus besoin ? Voilà ce qu'il faut dire aux hommes, ce que vous leur dites, mon cher Charlier, car la justesse dans l'esprit est la plus sûre garantie du moral humain. C'est de la vérité que le monde, inquiet de l'avenir, est avide. Comme le disait Bernanos, au soir de sa vie : « Les voies libératrices ne sont pas les voies apaisantes, les voies rassurantes. Elles ne se contentent pas de nous inviter à attendre l'avenir comme on attend le train. L'avenir est quelque chose qui se surmonte. On ne subit pas l'avenir, on le fait. » C'est le propre de l'homme de juger, de s'engager, de prendre parti pour le vrai, ou le faux, le mal ou le bien. L'homme chrétien engage, du même coup, son âme. Il ris­que son salut. Charlier lui, parie pour l'homme, c'est du même coup parier pour Dieu. Oui, c'est le jeu de Dieu que joue Charlier, et du même coup, celui de la France. « Si je vois bien quelques hommes qui professent des idées justes, nous dit-il, je n'en vois guère qui ont le goût de les vivre et de les mener jusqu'au bout, quoiqu'il puisse arriver. » C'est contre une telle défaillance qu'un Charlier n'a cessé de s'élever. Signaler un danger, ce n'est pas man­quer de foi dans l'homme : c'est prendre garde à l'équilibre de ses forces, comme le disait notre grand ami Daniel Halévy, qui pensait justement que « tout philosophe doit être l'avertisseur de son temps ». 64:89 Voilà qui suffirait à laver Charlier du reproche de pessi­misme. Pour lui, comme pour Bernanos, le mot pessimisme n'a pas plus de sens que le mot optimisme qu'on lui oppose. Le pessimiste et l'optimiste s'accordent à ne pas voir les choses comme elles sont. Le pessimisme et l'optimisme sont l'endroit et l'envers d'un même mensonge. « On ne va jusqu'à l'espérance, ajoutait Bernanos, qu'à travers la véri­té, au prix de grands efforts et d'une longue patience. Pour rencontrer l'espérance, il faut être allé au-delà du désespoir. La plus haute forme de l'espérance, c'est le désespoir sur­monté ». Voilà ce que nous a enseigné notre cher Péguy, en ramenant parmi nous l'invincible espérance, impossible éteindre, fût-ce au souffle de la mort. En souvenir de Péguy, permettez-moi, mon cher Charlier, de vous embrasser. Henri MASSIS. de l'Académie française. 65:89 ### Après l'échec du mouvement « conservateur » aux élections présidentielles américaines par Thomas MOLNAR ON NE PEUT BLÂMER le lecteur français de l'ignorance et de la confusion avec lesquelles il regarde les élections présidentielles américaines et leur résul­tat. Ses impressions, il les a retirées d'une presse dont l'ignorance des réalités américaines n'est surpassée que par sa malveillance et ses préjugés. Je parle évidemment de la presse dite d' « information », et qui n'est qu'une presse de gauche déguisée sous le masque de l'objectivité. Pour ce qui est de la presse « de droite », à part deux ou trois exceptions, elle s'est surtout signalée par une bêtise d'autant plus incompréhensible que par ce qu'ils écrivaient sur Goldwater, le conservatisme, la rivalité au sein du parti républicain, etc., ces messieurs aiguisaient le couteau qui, un jour prochain, pourrait trancher leur propre cou. Ainsi un de ces messieurs bien informés n'a pas hésité à écrire l'énormité suivante : Goldwater, petit juif qui représente les nouveaux riches du Far West, cherche à forcer la main aux grands aristocrates patriciens de la côte atlantique, dépositaires légitimes de l'esprit véritable du parti... Il est vrai que tant de bêtises ne méritent pas qu'on s'y arrête. Tâchons plutôt de cerner la vérité, si amère soit-elle. Une bonne partie de l'électorat républicain ne se considère pas comme représentée par la direction du parti. Ce fait indéniable a déjà produit le phénomène McCarthy, le mou­vement pour Richard Nixon en 1960 et, depuis deux ou trois ans, pour Barry Goldwater. 66:89 Deux facteurs étaient inconnus dans les calculs de ces républicains déçus (que nous allons appeler « conservateurs ») : le nombre des mécontents, chose indispensable à connaître dans une démo­cratie qui se prend au sérieux (donc démocratie non-plébiscitaire), et la personnalité du leader. McCarthy avait choqué trop d'Américains pour que l'on puisse lui trouver des qualités d'homme politique ; Nixon, sinueux et inco­lore, avait choisi le compromis avec l'aile libérale du parti peu avant les élections d'il y a quatre ans -- ce qui lui a probablement coûté les votes nécessaires à son élection. (On se rappellera qu'il fut battu de très peu par Kennedy -- si l'on compte le vote populaire -- mais que sa défaite fut considérable si l'on considère les votes électoraux, seuls décisifs.) Il restait aux conservateurs M. Goldwater. Nous vivons, en Amérique ainsi qu'en Europe, à l'époque de la démo­cratie déclinante où, de plus en plus, le *démagogue télévisé* et sa machine électorale complexe et aux ramifications mul­tiples possèdent un avantage proprement invincible. Disons, pour être bref, que Goldwater n'est pas un démagogue, qu'il est, au contraire, cet homme rarissime qui ne brigue pas le pouvoir suprême, qui est content de mener une vie paisible et de poursuivre, au sein de sa famille et de ses amis, les agréments sans éclat. A une époque moins turbu­lente, dans une démocratie plus vertueuse, M. Goldwater aurait été peut-être le gentleman-farmer (disons le hobe­reau) qui, a l'instar de George Washington, aurait mérité la gratitude de la postérité ; aujourd'hui ces qualités ne suffisent plus -- contre deux puissances qui, elles, se situent bien dans le « courant de l'histoire ». L'une de ces puissances c'est, évidemment, le parti démocrate, véritable rassemblement populaire, sachant mêler l'hypocrisie à la grandiloquence, sachant aussi se proclamer protecteur des minorités tout en exploitant leur vote dans un donnant-donnant politique. Ce parti, depuis avant la mort de Kennedy, a fait flèche de tout bois, comp­tant sur la candidature de Goldwater contre lequel les règles anglo-saxonnes du fair play ne devaient pas être pratiquées. Ainsi on a d'abord accablé le sénateur sous toutes les calomnies imaginables ; on a cherché à diviser le parti adverse ; on a pleuré des océans de larmes (toujours en public) sur la mort de Kennedy ; on a fait appel à tous les ennemis de l'humanité, de Hitler à Mao Tse-toung, pour établir la famille d'esprit à laquelle appartiendrait M. Goldwater ; on a répandu la rumeur dans les écoles qu'une victoire du sénateur signifierait des classes sept jours par semaine ; et beaucoup d'autres belles choses ap­partenant au florilège démocratique, régime, dit-on, émi­nemment respectable. 67:89 L'autre puissance hostile au candidat républicain était son propre parti. Presque tous les dirigeants de ce parti se tournèrent, même après San Francisco, contre Goldwater d'une façon vicieuse, sans même cacher l'espoir de le voir battu à plate couture. Pourquoi cette fureur ? Le parti est entre les mains des libéraux richissimes du Nord-Est qui, industriels, grands avocats, hommes d'affaires ou sénateurs confortablement établis dans des positions-clef à Washington, sont attachés au statu quo, en l'occurrence : l'énorme bureaucratie dont ils sont les maîtres et la coexistence pacifique qu'ils manipulent à leur propre avantage dans le domaine des transactions présentes et à venir avec le bloc communiste. Ces capitalistes (républicains) ont donc les mêmes intérêts fondamentaux que les chefs des grands syndicats (démocrates). Contre cette coalition (et j'en omets), Goldwater, représentant populaire, représentant aussi d'une nouvelle philosophie, n'avait que très peu de chances. Goldwater, représentant populaire : l'était-il vraiment ? Une chose sur laquelle on épiloguera longtemps encore est celle-ci -- les 26 millions d'électeurs qui ont voté pour lui, étaient-ils des républicains fidèles qui votent pour le parti bon temps, mal temps -- ou bien des conservateurs, conscients de ce que le pays a besoin d'une nouvelle orienta­tion ? On ne saura jamais le pourcentage, à l'intérieur du chiffre de 26 millions, des uns et des autres. Nixon avait obtenu, il y a quatre ans, huit millions de voix de plus ; sont-ce ces millions qui ont fait défaut à Goldwater ? Si des millions l'ont déserté, combien d'autres millions se sont ralliés à lui, de ceux qui se sont abstenus lors des candida­tures d'Eisenhower puis de Nixon ? Questions inutiles. Ce qui est beaucoup plus important c'est le fait suivant : en pleine retraite de l'Occident, au milieu de l'échec américain au Vietnam, devant le socialisme et l'inflation, devant la conjonction de toute la gauche, depuis les communistes jusqu'à l'aile dite libérale des Églises, -- il ne s'est pas trouvé une majorité aux États-Unis pour enrayer cette évolution néfaste. 68:89 Le sénateur Goldwater qui a mené sa campagne sous le mot d'ordre : le parti républicain doit cesser de faire écho aux démocrates, il doit offrir un choix clair au peuple, -- a obtenu une réponse aussi déterminante que possible dans une démocratie ; la réponse est largement négative. \*\*\* Les conservateurs avaient la responsabilité devant l'his­toire de tenter le renversement des rapports de force. La vérité est qu'ils ont échoué aussi complètement que pos­sible, Pourquoi ? J'ai mentionné la coalition entre la direction du parti républicain et celle du parti démocrate en vue de détruire le seul homme capable, de par sa position, de déranger la continuité d'une politique avantageuse pour les grandes féodalités de l'époque : bureaucratie d'État, grandes affai­res, syndicats, universités, grande presse, etc. C'est déjà un assez grand nombre de gens, mais en démocratie il faut également enrôler la masse des électeurs afin de remporter la victoire. Or, cette masse, démocrate ou républicaine, ne désire qu'une chose, ou plutôt deux choses : la paix et la prospérité. Si cette vérité n'est pas comprise par la droite, tant pis pour la droite qui continuera d'invoquer des principes, le patriotisme, le danger communiste, -- en vain. Autre erreur : on a fait des gorges chaudes au sujet du vote anti-noir lequel, avait-on affirmé, devait faire basculer les masses vers Goldwater. Il est vrai que celui-ci a gagné dans cinq États sudistes et pour cette seule raison ; mais nulle part ailleurs le Blanc consterné et effrayé n'a été suffisant en nombre pour faire pencher la balance, et, d'autre part, le parti démocrate, en flattant l'électeur noir, avait de quoi compenser ses pertes d'électeurs blancs. Troisième erreur : M. Goldwater a beaucoup insisté sur la corruption, l'oppor­tunisme, l'immoralité du personnel gouvernant : enrichis­sement du président Johnson au cours de sa carrière poli­tique, ses prises de positions et votes contre les Noirs et pour la ségrégation jusqu'au moment où il est devenu vice-président sous Kennedy, homosexualité d'un de ses collaborateurs, -- voilà quelques thèmes majeurs des dis­cours de Goldwater. Cependant, même ceux qui se disent scandalisés font taire leur conscience car, au fond, nous avons déjà tout vu et les charges de ce genre nous laissent indifférents. Nous constatons, puis nous passons outre. \*\*\* 69:89 Le résultat des élections signifie-t-il que sous un autre porte-drapeau les républicains auraient été victorieux ? Nullement. Je ne veux pas dire qu'en aucun cas ceux-ci ne pourraient regagner la présidence. Mais il faut comprendre une chose : dans l'état actuel où se trouvent bon nombre de gouvernements occidentaux, la population ne voit géné­ralement aucune raison de changer d'équipe. A quoi bon quand justement, à l'encontre du slogan conservateur, l'électeur ne veut pas de choix, au contraire, il veut obliger les deux (ou plusieurs) partis à lui offrir exactement la même chose, seulement un tout petit peu plus à chaque consultation. Si demain, c'est-à-dire d'ici 1968, les républicains in­ventent un nouveau « gadget » publicitaire, ou proposent une augmentation de salaire, ou encore une loi contre l'ignorance (à l'instar de la présente loi contre la pauvreté, l'une étant aussi vague, et inutile que l'autre), que sais-je encore, ils pourront prendre les démocrates au dépourvu et l'emporter. Tout cela ne veut même pas dire que l'élec­teur est plus stupide que d'ordinaire : il est tout simple­ment dépolitisé par la prospérité, il s'installe dans son rôle de tyran à mille têtes, et il attend qu'on lui serve son bifteck et son programme favori à la télévision. Les démocrates l'ont compris. En outre, ils ont également compris que tout le monde aime servir le pouvoir. Cette-vérité élémentaire, la droite américaine est fort loin de l'avoir comprise. Les démocrates donc, une fois au pou­voir, acceptent indistinctement toutes les collaborations. Un exemple suffira -- M. Goldwater a été maintes fois som­mé de répudier la John Burch Society, le Ku Klux Klan, les Nazis, et Dieu sait qui encore. Et chaque fois il a pris la peine de se désolidariser de tel groupe ou de tel autre, soucieux de garder une virginité politique et idéologique. Rien de tel chez son adversaire. M. Johnson pouvait compter dans son camp les communistes américains, parti mis hors la loi mais qui exigeait publiquement que « le fasciste Goldwater soit écrasé » mais aussi le Kremlin qui n'hésite plus à s'immiscer dans les élections américaines et à faire connaître ses préférences. 70:89 Johnson n'a pas plus pensé à répudier ses supporters communistes que les fo­menteurs noirs de la violence qui faisaient pourtant couler le sang dans les rues. Mais, et voilà l'avantage d'être au pouvoir, le fait que tant de groupes pouvaient trouver la camaraderie sous le parapluie généreux du parti démocrate, incitait les autres à s'y joindre. Le résultat fut un véritable « front popu­laire » style américain, en ce sens que les Églises et les revues religieuses y participaient également. Aux yeux de ceux qui connaissent le protestantisme américain avec ses pasteurs aux cravates criardes et ses temples d'où toute référence au Christ et au christianisme est éliminée (en faveur des affiches dénonçant le néo-colonialisme, les fau­teurs de guerre et autres nazis), il n'est pas étonnant de retrouver les théologiens et pasteurs protestants aux bras des communistes. Mais ce qui peut quand même surprendre, c'est que les revues catholiques les plus respectées se soient déchaînées contre le candidat républicain, sans objectivité, sans charité non plus. Une page de publicité pour la nou­velle revue catholique californienne, *Remparts,* a été telle­ment choquante -- dans le pur style du *Sturmer --* que même le *New York Times,* pourtant déchaîné lui aussi contre Goldwater, a refusé de l'imprimer. Ajoutons que *Remparts* se permet une présentation de luxe et que, petit détail, une page de publicité dans le grand journal new-yorkais coûte la somme bagatelle de dix mille dollars par jour ! Qui a donc pu financer cette excursion d'une revue catholique dans le monde de la calomnie féroce ? *Cui prodest ?* \*\*\* Voilà quelques-unes des causes de la défaite des conser­vateurs. Quelles en seront les conséquences ? Trois conséquences majeures. La première se montre déjà : étant donné les dimensions de l'échec, il est facile, et il est même raisonnable pour l'aile libérale du parti répu­blicain de blâmer uniquement le « goldwaterisme » et der­rière lui toute une philosophie politique. Goldwater lui-même n'étant pas un homme suffisamment ferme, éner­gique et convaincu, bref, n'étant pas un leader, il est dès à présent évincé de son poste honoraire de chef de parti, poste qui revient à un candidat, heureux ou battu. Il est même assez peu lutteur pour imposer au parti ses collabo­rateurs dans les plus hauts échelons. Même si le parti ne retombe pas dans les ornières d'un terne libéralisme, aucun véritable glissement à droite ne se produira. 71:89 Deuxième conséquence : si l'échec avait été moins total, la nouvelle direction conservatrice aurait pu essayer de refondre le parti selon l'idéologie conservatrice, obligeant ainsi le parti démocrate à prendre une nouvelle mesure de lui-même et à se regrouper en un grand parti de gauche. Bien sûr, ce n'est pas dans les mœurs du pays, qui ne recon­naîtra peut-être jamais officiellement que les réalités ont changé et que les anciennes étiquettes ne servent plus qu'à tromper le public. Toutefois, les conservateurs victorieux et sûrs d'eux-mêmes auraient pu agir dans le sens du réa­lisme ; autour d'eux les éléments conservateurs des deux partis auraient pu se regrouper et influer ainsi sur le des­tin du pays. Troisième conséquence : les États-Unis ne sont pas un pays où des mouvements intellectuels ou idéologiques pour­raient exister longtemps. La mentalité pragmatique exige des réalisations, une organisation, des avantages positifs pour les adhérents. L'espace de quelques mois le pays a été, certes, impressionné par l'évidence d'un conservatisme ré­clamant son droit à l'existence. On croyait donc, même chez les adversaires qui n'osaient pas le dire, qu'il y avait des masses ou des groupes de pression très forts derrière l'éti­quette et la certitude affichée. Or, on vient de voir que c'est très peu de chose. Le découragement sera donc inévita­ble. Le conservatisme survivra car aujourd'hui, dans un milieu idéologique et politique sans imagination et inspi­ration, il est quand même la seule pensée valable et articu­lée ; mais il survivra comme un groupe d'intellectuels courageux et brillant, mais dont la victoire est remise aux calendes grecques. Ce qui est assez grave c'est que ces intellectuels et, parmi eux, même ceux qui sont politiquement actifs, conservent des illusions. Ces illusions peuvent se résumer en peu de mots : « Les Américains sont au fond conservateurs. » Cela implique qu'ils sauront dire halte aux aventuriers d'ultra-gauche, cela veut dire aussi que l'opportunisme finira tou­jours par l'emporter même chez les idéologues. 72:89 Eh bien, cela peut se révéler un faux diagnostic et un optimisme dangereux. En effet, l'Américain condamne l'extrémisme ; mais on lui répète partout que l'extrémisme est uniquement à droite, que la gauche est la modération même et que l'extrême-gauche est en train d'être domestiquée -- il finit par le croire. La preuve, comme je l'ai signalé, est que les communistes sont devenus -- par le biais d'un Kroucht­chev jovial et bon enfant -- des piliers de la lutte contre Goldwater, ennemi de l'humanité ; la preuve c'est aussi le fait que l'électorat a choisi (indirectement, certes) un vice-président qui demain pourrait se trouver, à la Maison Blanche, et qui est président-fondateur des *Americans for Democratic Action,* organisation d'ultra-gauche (puisque le mot « extrême » n'est plus valable pour ces messieurs). Ce « conservatisme », dit instinctif n'en est pas un, c'est plutôt l'inertie dans la pensée, l'enlisement dans un *way of life* qui, à condition qu'elle ne soit pas dérangée dans sa routine monotone et suburbaine, accepte l'émiettement des libertés et la démobilisation devant l'ennemi. Ce conserva­tisme, le plus pernicieux qui soit car il se déguise en amour du progrès, a été résumé devant moi en de nombreuses occasions par quantité de personnes de tous âges : « J'ai une peur atroce des fusées soviétiques. Je préfère la paix à n'importe quoi car j'ai famille, maison et voiture. » Est-ce la majorité des Américains qui parle ainsi ? Je ne sais, per­sonne ne sait. Mais à l'époque de son déclin, la démocratie n'a plus besoin, d'une majorité, ELLE LA FABRIQUE. *Il suffit que les grandes féodalités nouvelles s'entendent entre elles sur le sens à donner à l*'*opinion publique.* \*\*\* Les répercussions de l'élection de M. Johnson à l'étran­ger seront ce qu'elles ont toujours été en ces occasions : im­pression dans le camp communiste qu'aux États-Unis rien ne change mais que les nouveaux dirigeants seront « raison­nables » c'est-à-dire pourront être amenés à plus de conces­sions. Et impression, dans les quelques pays ayant à cœur la défense du monde libre, que M. Johnson dont les qua­lités de négociateur malin sont connues, mènera à bien sa tâche de préserver le statu quo. Notre pensée à nous est que les communistes ont raison, car le glissement à gauche s'accentuera encore, grâce en partie à la collaboration amicale et idéologique avec les travaillistes de M. Wilson. 73:89 Et le monde libre se trompe : car ce ne sont pas les qualités de négociateur qui comptent mais la conviction et la vo­lonté. Le fait que Johnson ait choisi Hubert Humphrey comme coéquipier en dit long sur ses fréquentations futures. Le programme de l'organisation *American for De­mocratic Action* dont le vice-président Humphrey est un fervent est non seulement la « coexistence pacifique » mais la conviction utopique que l'idéologie communiste est en train de se résorber dans la « prospérité » soviétique, prospérité que les États-Unis doivent promouvoir de toute leur force. Ce programme encourage le désarmement et le gouvernement mondial. Je ne dis pas que ce programme passera en entier dans la politique concrète du gouvernement américain ; je dis simplement que la seule pensée cohérente -- tout en étant pernicieuse -- en matière de politique étrangère qui soit à la disposition de M. Johnson est celle de la gauche ultra. Il faudrait à M. Johnson un courage et une pensée puissante, qu'il n'a pas, pour en cher­cher d'autres. L'abandon est érigé en dogme : et c'est un dogme qui ne manque pas de fidèles. Cette ligne sera d'autant plus farouchement poursuivie (la subtilité n'est pas le propre d'un sénateur Fulbright lorsqu'il demande la fraternisation immédiate et univer­selle) que les républicains battus, et à plus forte raison les « conservateurs » n'auront pas voix au chapitre. M. Johnson et son Secrétaire d'État pourront d'ailleurs toujours dire que les dirigeants républicains ne pensent pas autrement sur ces sujets qu'eux-mêmes. La politique étrangère américaine est tellement captive de son propre utopisme qu'une fois le « goldwaterisme » rejeté comme dangereux et inhumain, il ne reste, en effet, qu'une sorte de teilhardisme politique : l'expression de vœux fervents et vagues que l'humanité se confondra dans une unité globale. Thomas MOLNAR. 74:89 ### Ce que l'on entend en Colombie par Jean-Marc DUFOUR Savez-vous, monsieur, depuis combien de temps dure la « violence » ? Je me trouvais dans un bureau de la capitale colombienne. L'homme qui me faisait face et venait de me poser la question joue un assez grand rôle dans le monde jour­nalistique de Bogota. Il m'avait reçu et tentait de m'expli­quer la vie politique de son pays. Sa question ne me prit pas sans vert : depuis mon arrivée à Bogota j'avais lu les livres sur « la violence » que l'on trouve dans toutes les librairies de la capitale, et j'avoue que j'étais saturé de descriptions de mises à mort par décollation -- simple, à la française, à la singe, en cravate... -- et d'atrocités ingé­nieuses et compliquées -- « ils lui écorchèrent la plante des pieds et le firent danser sur du sel jusqu'à ce qu'il meure de douleur » --. En bon élève qui connaît sa leçon, je répondis : -- La violence a commencé en 1949 un an après l'assas­sinat du chef libéral Gaïtan, assassinat qui donna lieu aux émeutes connues sous le nom de « bogotazo », qui détrui­sirent le centre de la capitale, et à d'autres désordres sui­vis de répression dans la plupart des villes de province... Vous n'y êtes pas, me dit mon interlocuteur. Ah, lui dis-je, en 1930 ! Lors des attaques des vil­lages libéraux contre les villages conservateurs. Un chef de guérilleros libéraux devait même dire : « En 1930, nous avons semé, aujourd'hui ce ne sont pas les mêmes qui ré­coltent... » -- 1930 est un épisode, ce n'est pas le commencement. 75:89 La « guerre des mille jours » au début du siècle... Vous êtes encore loin de compte. Cette fois, je donnai ma langue au chat. -- La violence a commencé chez nous avec l'indépen­dance. Cela va faire un siècle et demi que nous nous tuons, avec une pause de trente ans, de 1900 à 1930. Et aujour­d'hui, nous ne nous tuons même plus par politique, je dirais que nous nous tuons par tradition ! Je me rappelais les papiers de justice ou de police cités dans les livres que j'avais lus : il y était rarement ques­tion de « M. X... libéral ou Y... conservateur », mais de « M. X... de filiation libérale, M. Y... filiation conservatrice ». -- Eh oui, poursuivit mon interlocuteur, c'est la suite de la grande lutte qui, depuis l'indépendance a opposé les deux principaux courants de pensée dans toute l'Amérique latine : nous avons oublié la pensée et conservé la vendetta. « Et combien de sanglots\ pour un air de guitare... » Je n'exposerai pas en détail tous les développements de la violence en Colombie : rien n'est plus fastidieux que ces énumérations de meurtres et de supplices ; de plus, nous possédons le triste privilège de n'avoir plus rien à appren­dre sur ce chapitre après sept ans de lutte contre le Viet Minh et autant contre le F.L.N. Les Colombiens ont connu -- et connaissent encore -- tous les raffinements de la « guerre subversive » : les bombes comme celle qui tua le général Chanson à Saïgon, ou qui explosèrent au Milk Bar d'Alger ont leur équivalent ici : La nuit de Noël 1961, pen­dant une fête offerte par la garnison de Biga aux familles des militaires, un « exploit » des rebelles colombiens fit 48 morts, 108 blessés, parmi les officiers, soldats, femmes et enfants qui fêtaient la « Nochebuena ». Quant au reste ! Dès 1959, j'ai connu les premiers assas­sinats délibérés d'enfants, au village de Barrau en Sud Vietnam ; depuis lors, nous avons trouvé sur notre route les charniers de Melouza sans parler de ceux, plus récents, que recouvre la terre d'Algérie. Plus que les crimes eux-mêmes ce qu'il est intéressant d'étudier c'est l'organisation des criminels, qu'ils soient « bandoleros » c'est-à-dire simples bandits, ou « gueril­leros » c'est-à-dire bandits politiques. 76:89 Pour commencer, enfonçons une grande porte bien ou­verte : c'est parmi les groupes en état d'instabilité sociale que se recrutent le plus facilement les bandits. Autrement dit, c'est parmi les paysans « déplacés » -- au sens de « per­sonnes déplacées » de la dernière après guerre -- parmi les réfugiés des quartiers misérables de Bogota que se recrutent le plus facilement les « violents ». Cela implique, entre autres, par une transformation du type même de la violence \[*sic*\]. Alors que, jusqu'à ces dernières années, les luttes de village à village gardaient un caractère traditionnel -- libéraux contre conservateurs et vice versa -- les luttes actuelles perdent leur caractère politique d'antan et parfois en acquièrent un nouveau. Le conflit « traditionnel » ne peut être mieux dépeint que par cette description des élections dans le village de Libano : « A l'époque des élections, El Libano se transformait en théâtre d'opérations barbares ayant pour origine la fraude et la falsification des registres électoraux. De véri­tables combats se livraient sur la place principale au cours desquels de nombreux citoyens appartenant aux deux par­tis politiques perdirent la vie. Nous pouvons reconstituer ce qui se passait à pareilles époques. « A El Libano, venaient voter des milliers de citoyens originaires des autres régions de l'arrondissement. De Mu­rillo, Santa Teresa, Convenio, San Fernando (alors Dosque­bradas) et d'une multitude de bourgades, les gens venaient au chef-lieu où se trouvaient les bureaux de vote et les registres électoraux. « Aux premières heures de la matinée, le général Eutimio Sandoval, chef conservateur d'un grand prestige, entrait dans l'agglomération, suivi de ses partisans des divers vil­lages. Un peu plus tard, entrait à son tour le valeureux général Antonio Maria Etcheverri, sa suite civile et ses en­seignes. Ils votaient ordinairement à des bureaux diffé­rents. « Quelques-uns des électeurs ne figuraient pas dans les registres, ou figuraient parmi les morts. De là naissait la discussion et à sa suite la révolte, qui ne tardait pas à se généraliser. On vivait des instants dramatiques. Quand rien ne se produisait au cours du vote, la trombe de violence se déchaînait lorsqu'étaient connus les résultats, et en géné­ral scandaleusement truqués (...) » 77:89 Cela, c'était hier. Et puis sont nés les « bandoleros » et les « cuadrillas », organisations criminelles du type « comando ». La « Cuadrilla » possède ses « observadores » qui dressent les listes noires, informent des mouvements de troupe, indiquent « la filiacion politica de los habi­tantes », et aussi les amis et les refuges. Après quoi vient « el aguantador », celui qui ravitaille les insurgés en produits introuvables, -- ou difficiles à se procurer dans les hameaux de la montagne -- piles élec­triques, médicaments, cigarettes, etc. C'est lui qui ménage les complicités -- politiques locales, transmet le courrier, re­couvre les « impôts ». Enfin « el señalador ». Son rôle est bref mais capital c'est lui qui, après la prise de la bourgade indique ceux qu'il faut tuer. « Pendant le génocide de El Topacio, arrondissement de Frias (Falan, province de Tolima), « el señalador » donnait un accord de guitare à la porte de certaines maisons ; à la suite de cet indicatif « musical » quatre-vingts paysans furent saisis, mis à mort et brûlés -- certains encore ago­nisants -- dans cette bourgade martyre. » « Il n'y a pas d'amour heureux. » Après quelques années d'horreur, écrivent les auteurs favorables à l'actuel régime colombien, les chefs des partis conservateurs et libéraux se mirent d'accord pour instau­rer un gouvernement de « Front National ». Je dois avouer que cette version suscite soit l'hilarité soit la colère des Colombiens de droite comme de gauche auxquels j'ai pu l'exposer. -- « Le front national » ? s'écriait un révolutionnaire, mais c'est simplement l'alliance des oligarchies conserva­trices et libérales. C'est une opération politico-bancaire. La vérité c'est que les chefs des deux « grands partis » sen­tant que bientôt la direction de la politique colombienne allait leur échapper, se mirent d'accord pour scléroser cette politique et empêcher tout changement qui ne pouvait que leur être défavorable -- ! 78:89 -- « Le front national » ? disait à son tour un conser­vateur de droite -- il y a dans ce pays des conservateurs-marxistes et m'assure-t-on, des conservateurs-castristes ! nous y reviendrons -- le « front national » ? ah, c'est une bonne invention. Cela a permis de faire travailler ensemble les francs-maçons libéraux et les catholiques conservateurs, et croyez-moi, ce ne sont pas les catholiques qui se sont montrés les plus réactionnaires. La troisième personne que je rencontrai fut un « doctri­naire » d'extrême gauche. Il me fit une démonstration en je ne sais combien de points : -- « Le front national » que nous subissons n'est pas une réforme constitutionnelle, mais une contre-réforme de la constitution : 1° -- tous les partis politiques sauf deux sont prati­quement proscrits ; 2° -- toute la représentation populaire : sénateurs députés, conseillers de départements, gouverneurs etc., doit être répartie également entre les deux partis « autorisés » ; 3, -- la majorité requise n'est pas de la moitié plus un, mais des deux tiers pour qu'une décision ait un effet légis­latif ; 4° -- le président de la république n'est pas élu libre­ment mais désigné par chaque parti « autorisé » tour à tour... Je ferai grâce au lecteur des autres numéros de la liste ; nous arrivâmes ensemble à douze ou treize items. Je me tournai alors vers les « chrétiens » et allai voir un membre éminent de la Démocratie Chrétienne. On m'avait parlé bien des fois d'une naissance de la démocratie chré­tienne dans les pays d'Amérique Latine, et la récente élec­tion du Dr Frei au Chili, allait, me disait-on, donner une impulsion nouvelle à ce mouvement. -- La Démocratie Chrétienne veut être un « agent de changement ». Elle est contre ce qui existe, contre ce qui est aujourd'hui au pouvoir. Voyez ce président ! (Nous étions au lendemain du voyage en Colombie du général de Gaulle et toute l'opposition faisait des gorges chaudes du lapsus du président Valencia qui s'était écrié à la fin de son discours, « Viva España ! » à la place de « Vive la France ! » et qui avait fait l'éloge chaleureux des États-Unis devant son auditeur français.) 79:89 Depuis Panama, s'écriait mon interlocuteur, ce dis­cours est la plus grande humiliation que nous ayons subie ! -- Mais le « front national » ? intervins-je, l'union des Colombiens ? -- Le « front national » ? Vous voulez savoir ce que j'en pense ? Eh bien on a taxé de fascistes les régimes qui ne connaissaient qu'un seul parti, un « parti unique » ; à l'heure actuelle, en Colombie, nous vivons sous le régime de « deux partis uniques ». Voilà ce que je pense, et comme le pouvoir est à droite, que nous sommes contre le pouvoir, la démocratie chrétienne colombienne est à gauche ! La dernière personne avec laquelle j'abordai ce sujet fut le directeur d'un des quotidiens de Bogota. -- Ah, me dit-il, les Colombiens aujourd'hui ont un désir de changement... A cet instant un homme jeune, grand, sympathique, qui finissait de corriger son article à la table voisine, se leva et sur le ton de l'information catégorique mais confiden­tielle, nous dit : -- *Siempre* ! -- Toujours ! Après quoi, sans plus insister, il nous salua d'un char­mant sourire et s'en alla nous laissant à nos travaux. -- En définitive, devait me dire un ami, tout cela n'est pas très sérieux. Regardez les divers groupes de la Chambre et du Sénat : ils ne portent pas de nom indiquant un pro­gramme, mais celui de leurs chefs. Ce qui montre bien qu'il s'agit plus d'une lutte de personne que d'une lutte de ten­dance. En gros, il y a ceux qui sont au pouvoir, les fondateurs du Front National, les libéraux traditionnels et une frac­tion des conservateurs, ceux qui suivent Laureano Gomez, qui sont les soutiens inconditionnels de ce régime de la « répartition millimétrique » des postes et des pouvoirs -- car à défaut d'autre chose le régime a inventé un vocabu­laire --. Et puis il y a les autres. Les représentants du général Rojas Pinilla, qui sont plutôt conservateurs, pro-castristes, anti-yanquis, et démagogues. A l'autre bout : le M.R.L., le *Movimiento Revolucionario Liberal* « d'Alfonsito » Lopez Michelsen. C'est la gauche gauchisante dirigée par un millionnaire : la fortune d'Alfonsito -- placée au Mexique, c'est plus sûr -- s'élève à trois millions de dollars américains ! 80:89 Et le M.R.L. -- prononcez Emé-Eré-Elé -- d'extrême gauche et les Rojistes de la droite démagogue se mettent d'accord pour empêcher le fonctionnement de « la ma­chine ». Mais elle marche quand même ! La « machine » et les maquis. La « machine » ? C'était la première fois que j'enten­dais ce mot ; j'en demandai l'explication. -- Ce que nous appelons « la machine » comprend tout l'appareil administratif et politique qui permet de « faire » des élections. Dans deux ans vont venir les élections. Le mécontente­ment sera majoritaire. Mais, grâce à « la machine » avec l'argent, la presse, la radio, les maires, les gouverneurs, la publicité, les gens qui disent représenter les idées de paix civique, de civilisation chrétienne, de patrie, peuvent espé­rer gagner encore une fois les élections. La vérité c'est que la Colombie, plutôt que sous-déve­loppée, est sous-gouvernée, dégouvernée, que le peuple est mal éduqué, ou pas éduqué du tout. Alors, dans un pays comme celui-là, la gauche est dangereuse. Ce qui est dange­reux ce n'est pas par exemple le parti communiste ! Le par­ti communiste, laissez-moi rire ! Mais cet espoir général de détruire ce qui existe au moyen d'un bouleversement géné­ral. Bouleversement non-communiste, mais « révolution­naire » sans plus grande précision, à la faveur duquel le parti communiste peut prendre le pouvoir, là oui ! » En dehors de l'opposition officielle, celle de Rojas Pinilla à droite, celle du M.R.L. -- ligne molle et ligne dure -- à gauche, le gouvernement colombien doit compter avec une autre forme d'opposition -- celle des *républiques commu­nistes indépendantes.* Il y en a cinq selon les uns, six selon les autres ; le parti communiste, lui, en dénombre neuf, mais il faut faire sa part à l'inflation révolutionnaire. Les cinq qui sont officiellement dénombrées sont celles de Marquetalia, Rio Chi­quito, Pato, Medellin del Ariari, et Sumapaz. Ce sont des territoires occupés par les guérilleros communistes, certains, depuis de nombreuses années, où ils ont installé leurs tribunaux, leurs forces armées et policières, leurs postes frontières, où sont appliqués leurs codes et où règne « l'ordre communiste ». 81:89 Un ordre qui semble surprendre Mgr Guzman l'auteur du très controversé « *Violencia en Colombia* » : « Là-bas, ils se tuent, disait Prias Alape ; ici personne ne les poursuit. Nous leur donnons un peu de terre, des mé­dicaments, ce que nous pouvons, et nous en prenons soin avec notre autodéfense. » Et Mgr Guzman ajoute : « Mais les protégés devaient se soumettre à un com­munisme paternaliste, qui les obligeait à assister chaque lundi à la conférence du commissaire politique chargé du travail d'endoctrinement. Nous transcrivons textuellement les déclarations suivantes : « Je suis communiste. » « Je suis libéral communiste. » « Moi, conservateur communiste. » « Moi, protestant com­muniste. » « Moi, catholique communiste. » L'auteur de « *Violencia en Colombia* » ne voit là qu'une grande confusion mentale ! Aujourd'hui, l'armée colombienne a investi systémati­quement la république de Marquetalia, ancien domaine de Prias Alape alias Charro Negro, -- aujourd'hui mort et que domine la figure de Tiro Fijo ; membre du Comité cen­tral du Parti Communiste Vénézuélien et le journal de ce parti, *La Voz de la Democratia* (devenue, depuis *Voz Prolo­taria*) écrivait le 7 juillet 1962 : « Le dirigeant populaire Manule Marulanda Velez -- Tiro Fijo -- n'est pas un criminel. Les criminels sont les groupes de l'armée qui veulent verser le sang des paysans et des soldats... » « Si l'armée nous envahit... » Je n'ai pas rencontré Tiro Fijo ni les chefs des républi­ques communistes de Pato ou de Rio Chiquito : le temps assez limité pendant lequel je pouvais rester en Colombie m'empêchait d'envisager des expéditions aussi lointaines, ou aussi compliquées du fait du blocus de l'armée. Il m'était en revanche possible d'aller jusqu'à Sumapaz, domaine de Juan de La Cruz Varela. 82:89 Il était plus compliqué de rencon­trer ce dernier. Le hasard fit pourtant bien les choses, et grâce à quelques amis colombiens je pus « profiter » d'une rencontre préparée depuis un mois entre le chef guérillero et certains de ses correspondants de Bogota. L'auto nous emmenait sur une route assez bonne ser­pentant au milieu d'un paysage désolé. -- Vous voyez cette route, me dit mon voisin, eh bien, c'est l'armée qui l'a construite... Je ne pus m'empêcher de prendre l'air le plus bête possible et de lui répondre par la phrase que nous em­ployions avec un groupe d'amis pour souligner la stupidité des choses : -- Oui, lui dis-je, on n'arrête pas le progrès ! Je crus que mon voisin allait éclater : -- Le progrès ! s'écria-t-il. Le progrès ! mais cette rou­te ne représente pas le progrès ! elle représente la répres­sion ! elle représente le militarisme ! Quelques instants plus tard, la voiture s'arrêtait, quel­ques hommes venaient vers nous sortant d'une masure ni­chée dans un creux du terrain. Je regardais avidement : on m'avait dit « Juan de la Cruz Varela, c'est un petit vieux... » aucun des arrivants ne correspondait à ce signa­lement. Je posai la question. On me répondit que Juan allait venir ; ceux que je voyais constituaient le « déta­chement précurseur ». Et comme je m'inquiétais que l'on laissât la voiture le long de la route, un des nouveaux ve­nus eut ce mot superbe : -- Il n'y a rien à craindre : ici, nous sommes sur nos terres ! Je n'insistai pas. Nous nous dirigeâmes à travers champs vers la masure que nous apercevions de la route. Quelques instants plus tard, Juan de la Cruz Varela, vêtu d'un pantalon de gros drap, d'une chemise de velours côte­lé rouge sang, et d'une « juana » ([^4]) noire, entrait dans la pièce où nous nous trouvions. 83:89 C'était en effet un petit vieux, le visage sillonné de rides, l'œil malin, la parole assurée, qui répondait aux diverses questions en évitant toute précision dangereuse, et en camouflant soigneusement tout ce qui eût pu le compromettre. Il me dit être un « réformateur agraire » ; et comme, me rappelant qu'il était membre du Comité central du Par­ti communiste colombien, je lui demandais : -- Mais, tout de même, vous êtes marxiste ? il me ré­pondit d'une petite voix calme : -- Je n'ai pas d'idées définies. J'ai l'idée d'établir un gouvernement bénéfique au peuple colombien... -- Mais, insistai-je, lorsqu'à Bogota on parle de Suma­paz, pourquoi parle-t-on de « république communiste » comme pour Marquetalia ou Pato ? -- C'est l'opinion des provocateurs, des ennemis du peuple... Il n'y avait évidemment pas à insister. Pourtant, je lui demandai, entre autres questions : -- Et si l'armée intervenait ici, comme à Marquetalia, que feriez-vous ? Résisteriez-vous sur place ou partiriez-vous ? -- *Au cas où l*'*armée commencerait à nous envahir,* nous avons l'intention d'aller avec toute la population sur la Place Bolivar, à Bogota, et de demander au gouverne­ment qu'il nous entretienne... Quelques instants plus tard, doutant si je comprenais bien ce que disait le maître de Sumapaz, je questionnai en­core : -- Pouvez-vous nous donner quelques exemples con­crets de « provocations » des militaires ? Je l'entendis alors répondre tout uniment : -- Par exemple l'assassinat de mon frère... Lorsque l'on saura que Juan de la Cruz Varela, parmi un peu plus de cinq cents assassinats, plus ou moins cou­verts par l'amnistie, est actuellement recherché par la police colombienne *pour avoir fait assassiner ses quatre autres frères*, on conviendra que mon interlocuteur avait l'humour sombre. 84:89 Les fantômes des barbudos. Le parti communiste a eu trente mille, voix aux élections, il aura toujours trente mille voix aux élections, mais une chose est sûre, à moins d'un bouleversement mondial, il n'en aura jamais plus... Nous sommes de retour à Bogota. Et tout le temps qu'il me restera à passer dans cette ville je chercherai la répon­se à la question qui me préoccupe depuis ma visite à Sumapaz : pourquoi ce mouvement de guérilleros communis­te, qui possède ses bases, son armement, ses cadres, des complicités certaines, ne progresse-t-il pas, reste-t-il limité aux « républiques » perdues au fond des montagnes du Tolima ou du Huila ? -- Peuh ! me dit dédaigneusement un député de la « linea dura » du M.R.L., le parti communiste ! c'est le seul qui possède un journal, des cadres, mais c'est un parti de fonctionnaires : les membres du comité central sont des fonctionnaires, les dirigeants des jeunesses communistes eux-mêmes, pourtant favorables à la « ligne chinoise », sont aussi des fonctionnaires. Ils ont des bourses pour aller étudier à Moscou, à Prague, ou dans un autre pays socialiste ; puis ils rentrent « faire carrière ». Ils se casent dans la hiérarchie du parti, avec de l'argent pour véhicule et la doctrine dans la poche. Ils sont krouchtchoviens ([^5]). Et vous voulez que ce soit ça qui fasse une révolution ? Je me garderais bien de vouloir semblable chose ! Du député « dur », je passai au recteur de l'Université libre, le docteur Gerardo Molina que d'aucuns me désignent comme le véritable chef du parti communiste, ou à tout le moins le conseiller très écouté du Comité central. Lui se défend d'être communiste, et quand j'aborde la question du parti : -- C'est un petit parti, dit-il, mais il jouit d'une grande influence dans les syndicats, chez les étudiants, chez les artisans. Oui, il suit la ligne de Krouchtchev (**3**). Mais il y a eu une crise ces derniers temps... Qu'appelez-vous « ces derniers temps » ? -- Depuis deux ans. C'est lié à la querelle sino-sovié­tique. Quelques groupes se sont séparés de lui. Il y a le groupe sino-castriste... -- Le groupe sino-castriste ? Ici c'est lié ? 85:89 -- Oui. Et il y a le groupe partisan de la lutte armée. Car le P. C. est contre la lutte armée. Quelques jeunes, des romantiques, accusent le parti de se libéraliser trop, ils ré­clament une action directe immédiate... Il y a d'autres groupes de gauche, tenez le F.U.A.R. : Frente Unido de Acion Revolucionaria. Il n'a aucune influence. Le F.U.A.R... je ne le dis pas au docteur Molina qui eût été capable de m'excommunier, mais c'était justement avec un de ses chefs que j'avais rendez-vous le lendemain. -- La révolution est nécessaire, me dit-il, nous ne pou­vons pas la faire par des voies démocratiques car, il n'y a pas de démocratie. Donc nous devons en élire d'autres. L'idéologie existe : c'est le marxisme ; mais la possibilité d'une révolution immédiate n'existe pas car l'instrument de cette révolution n'existe pas. Il faut adapter le marxis­me à la réalité nationale, créer l'organisation de masses, le dispositif politique, donner « el impulso organisativo », l'envie populaire... Il est indispensable d'accumuler les médicaments, les armes, les munitions, les provisions, il faut discipliner les patriotes dans une organisation qui réponde aux aspira­tions historiques de notre peuple. » Je me dis que c'était là un très vaste programme, et en attendant, j'allai trouver les étudiants. Je fus reçu dans un local crasseux et tapissé d'affiches appelant à la solida­rité avec tous les mouvements révolutionnaires du monde, depuis la Guyane britannique jusqu'au Congo, en passant évidemment par Marquetalia qui, au dire des affichettes du Parti communiste colombien, « no esta sola ! » « n'était pas seule ! ». J'avais vu la même phrase à propos de Cuba, juste avant que Krouchtchev ne la lâchât en octobre 1962... Nous arrivâmes rapidement à parler de la possibilité révolutionnaire en Colombie. -- Croyez-vous, demandai-je, que la révolution soit possible dans un seul pays d'Amérique latine, ou qu'elle doive se convertir en révolution continentale ? -- Je crois que la révolution dans un seul pays serait difficile. Il faudra faire une révolution continentale... -- Et par quels moyens ? -- Pas démocratiques ; je crois que nous serons obligés d'employer la force. 86:89 -- Existe-t-il à l'heure actuelle des foyers révolution­naires en Colombie ? -- Oui, les républiques indépendantes. -- Mais c'est quelque chose de statique ou de dynami­que ? -- Je crois que c'est dynamique. Ce sont des centres qui se convertiront en point de départ d'une guerre de libération. Et ces républiques sont marxistes ? -- Je crois que oui. -- communistes ? -- Je crois que oui. -- Suivent-elles la ligne du parti ? -- Oui. Mais la ligne du parti est pacifique et c'est une sottise. Les faits font que nous sommes en guerre. Le péril c'est l'impérialisme. -- Quels sont les dirigeants de ces républiques ? -- Actuellement, ce sont des paysans. Mais je crois que les intellectuels vont se décider à participer à la lutte armée. -- Comme à Cuba ? -- Comme à Cuba. -- Et que pensez-vous de la révolution cubaine ? -- Elle nous a montré que nous pouvions faire notre révolution. Nous ne croyions pas auparavant que nous puissions y parvenir avant dix ou vingt ans. Maintenant, nous savons que nous le pouvons. Et puis... Là il marqua un temps d'arrêt : -- Et puis... reprit-il, je crois que la révolution cubaine a créé, un autre type d'homme en Amérique latine, celui du révolutionnaire qui croit que son pays peut se convertir en pays socialiste, et ce type d'homme n'est plus colom­bien, ou mexicain, ou vénézuélien ou brésilien : il est « un révolutionnaire sud-américain ». La révolution cubaine a brisé les limites nationales, et créé une conscience révo­lutionnaire continentale... Puisque j'avais abordé le thème de la révolution cu­baine, je retournai voir mes interlocuteurs précédents pour connaître leur opinion à ce sujet. 87:89 J'allai donc voir M. Gerardo Molina, et lui demandai quelle était l'importance de la révolution chinoise : -- Presque nulle, me répondit-il. -- Et de la révolution cubaine ? -- Très grande. A cause de la proximité. Mais aujour­d'hui elle est en train de perdre de cette importance. -- Ah, et pourquoi ? -- D'abord parce que la révolution cubaine est entrée dans l'ère des difficultés... Je m'abstins de faire remarquer au recteur de l'Univer­sité libre que ces difficultés venaient de se traduire par la publication, par le Comecon, du chiffre des dettes cubaines, et que c'était comme cela qu'avait commencé l'affaire chi­noise... -- C'en est fini du romantisme révolutionnaire des pre­miers temps. Et puis, à cause de la propagande nord-amé­ricaine. Il faut bien le dire. Il sembla hésiter un instant : -- Il faut bien le dire : la révolution cubaine a plus servi la réaction que la gauche révolutionnaire. La réaction s'est emparée des aspects négatifs de la révolution et a su faire peur aux gens. La gauche révolutionnaire n'a pas su utiliser les aspects positifs, faute de moyens de communi­cations, d'organisation aussi. Je quittai M. Gerardo Molina pour aller trouver un homme que mes amis révolutionnaires m'avaient décrit comme « d'extrême droite mais intelligent », rare associa­tion dans de telles bouches ! Que pensait-il de l'influence des révolutions de ce siècle dans son pays ? -- Prenons dans l'ordre, lui dis-je : la révolution mexi­caine ? -- Soyez sérieux, s'écria-t-il, la révolution mexicaine n'a eu aucune influence, car tout le monde sait que c'est une farce ! Ce sont des gens qui cherchent à s'enrichir et qui exploitent pour cela une phraséologie de gauche ! Il ne reste de révolutionnaire que leur constitution, mais ils s'empressent de la violer chaque soir ! Ici, on se moque des révolutionnaires mexicains. Et même les gens de gau­che savent tout cela ! 88:89 « Tenez, vous savez pourquoi ils tiennent tant à ce que Castro n'ait pas trop d'ennuis ? Parce qu'ils peuvent ven­dre leur sucre sans concurrence, enfin sans trop de concur­rence, aux Américains, et recevoir chez eux les touristes qui ne vont pas à Cuba. Mais, pour ne pas effrayer les tou­ristes, ils tolèrent des journaux anti-castristes alors que c'est le gouvernement qui distribue le papier ! Et la révolution russe ? -- Comme partout. -- Et la révolution chinoise ? -- Bien moins, c'est trop loin, et la querelle a pris un tour trop académique. -- Et la révolution cubaine ? -- Elle a eu une très grande importance. Elle a marqué la fin du kennedysme. Les États-Unis ont été contraints à décider de ne plus tolérer une nouvelle possibilité révolu­tionnaire en Amérique latine. Et les dirigeants révolution­naires doivent en tenir compte. Il y a en ce moment beau­coup de gens de gauche qui se présentent comme des gens de droite, car il n'y a plus d'avenir pour la gauche... « Et les forces capitalistes sont très contentes : le dan­ger révolutionnaire est devenu une affaire yanquie. Les U.S.A. lutteront jusqu'au dernier soldat américain contre n'importe quelle force révolutionnaire, pendant que les autres continueront à exploiter leurs privilèges... Pour en terminer je retournai chez mon député. Il ve­nait d'avoir bien des contrariétés : son groupe, la « linea dura » du M.R.L. venait de se scinder en deux et la plus grande partie de ses effectifs avait rejoint la « linea blan­da » ! -- Ah ! me dit-il avec une nuance de regret dans la voix, Fidel Castro, même s'il échoue, le castrisme lui sur­vivra. Il a fait rêver. Et puis, c'est le premier Sud-Améri­cain qui ait passé la barrière de la publicité mondiale ! Et c'est un élément hispanique, c'est pourquoi tant d'Espa­gnols sont castristes... -- Et son importance ici ? -- Ici ? La première phase de la révolution cubaine a suscité un enthousiasme dont vous ne pouvez pas avoir idée. Et tout ça a été tué par la phrase : « *Soy marxista leninista y lo sere siempre* ! » La phrase de Fidel Castro a tué la sympathie, non pour l'homme, mais pour le mou­vement. Et tous les partis de la gauche colombienne, qui l'avaient soutenu, en ont reçu un choc terrible. 89:89 « La leçon que nous pouvons en tirer c'est qu'il est bien plus efficace d'être révolutionnaire sous une bannière de droite que sous le drapeau communiste. Regardez au Chili, le programme de Frei est sur bien des points plus avancé que celui d'Allende. Et il a été élu par la droite. « Ah, s'il avait existé un grand parti communiste colom­bien ! Même après la déclaration de Castro, la situation n'eût pas été si grave pour nous. Nous aurions reçu l'appui d'un grand parti, mais la gauche a reçu le choc et rien d'autre. « Alors ? Alors c'est la Chine qui va jouer le rôle le plus important dans l'avenir de la révolution. » Je partis sur la pointe des pieds, le laissant rêver à sept cent millions de Chinois qui, hélas, ne votent pas en Colombie. Jean-Marc DUFOUR. 90:89 ### La revendication dans l'Église par PEREGRINUS Le présent article prolonge et complète une précédente étude de Peregrinus : «* Le Concile et l'opinion, 1962-1964 *», parue dans notre numéro 82 d'avril 1964. On se reportera également à l'article de Louis Salleron : «* L'opinion publique, tentation moderne du christianisme *», paru dans notre numéro 68 de décembre 1962. SOUS LE NOM ANODIN et poli de « réformes », ce sont bien des REVENDICATIONS et c'est bien un esprit REVENDICATIF que nous avons vu se mani­fester à l'occasion, autour, voire à l'intérieur des trois premières sessions du Concile. On a considéré le Concile comme les « États généraux » de l'Église et comme le moyen de réaliser « la Révolution d'Octobre dans l'Église » : ces formules ne seraient que des écarts de langage, excès de plume, incartades verbales, disent quelques-uns. Il s'agit de simples métaphores empruntées à 1789 et à 1917, métaphores déplacées assurément, mais fami­lières, et présentant l'avantage d' « intéresser » l'opinion mondiale au déroulement du Concile. La réalité de l'Église, fort différente, n'en est pas atteinte... Elle en est atteinte pédagogiquement, dans les consciences. Dans l'intention d' « intéresser » l'opinion, on a laissé libre cours à une *pédagogie à rebours,* dont on commence maintenant à recueillir partout les fruits catastrophiques. Mais ce n'est pas tout. 91:89 Ces métaphores s'exprimant par référence à 1789 et à 1917 n'étaient pas seulement des métaphores. On a vu se développer à l'intérieur de l'Église, à l'intérieur du Concile, des *méthodes revendicatives,* organisées et sys­tématiques, imitant les méthodes révolutionnaires de 1789 et de 1917. Et, comme en 1917, comme en 1789, le but, *inaperçu, incompris par la plupart de ceux qui sont entraînés dans ces manœuvres*, et clairement conçu seulement par quelques-uns, le but était (et demeure) de renverser l'autorité suprême. Les révolutions de 1789 et de 1917 ont détruit des institutions politiques et renversé une autorité tempo­relle. A travers les « États généraux de l'Église » et à travers « la Révolution d'Octobre dans l'Église » c'est le pouvoir spirituel suprême, d'institution divine, qui est visé. Il a les promesses du Christ : il ne disparaîtra pas. Mais d'immenses dégâts ont été faits déjà, et ce n'est pas fini. \*\*\* Nous proposant d'analyser le *système revendicatif* qui a été introduit à l'intérieur de l'Église surtout depuis le début du Concile, nous aurons recours à une distinc­tion proposée par Raymond Aron : et nous distinguerons les revendications *idéelles* et les revendications *réelles.* Raymond Aron parlait, en un sens voisin, de « libéra­tion idéelle » et de « libération réelle » ; il opposait la « séduction de la libération idéelle » au « prosaïsme de la libération réelle » ([^6]). Les REVENDICATIONS IDÉELLES sont celles qui répondent au programme a priori d'une idéologie. Elles sont nombreuses dans le monde moderne depuis Rousseau qui en a donné le principe dans son Discours sur l'inégalité : « Commençons par écarter tous les faits, parce qu'ils ne touchent pas à la question. » 92:89 Il s'agit toujours plus ou moins d'établir un « ordre nouveau » -- voire de « créer un homme nouveau » -- qui sera non plus conforme à « la nature », mais conforme à « la raison ». Non plus conforme à la nature des anciens philosophes ; non plus conforme à la nature des chrétiens, restaurée dans sa vérité et surélevée, et transfigurée par la grâce. Les chrétiens veulent certes établir un « ordre nouveau », ils veulent devenir « l'homme nouveau » racheté, restau­ré, transfiguré dans le Christ et par le Christ : mais ce n'est pas du tout l' « homme nouveau » des révolutions modernes et du marxisme, conforme à une certain « raison théorique et abstraite, qui fait connaître ses impé­ratifs catégoriques par le moyen d'une propagande mas­sive, organisée, conditionnant l'intérieur par l'extérieur ; et qui allègue comme principal argument le « courant d'opinion », voire le « courant irréversible » artificielle­ment créé par cette propagande elle-même. Les reven­dications idéelles n'acceptent d'être jugées que par référence à l'idéologie, ou encore que par référence à l'assentiment plus ou moins général que la propagande de l'idéologie a suscité dans l'opinion publique. Elles se meuvent entièrement dans le domaine de l' « opi­nion » et de la « conscience ». Elles n'acceptent pas d'être jugées par référence à leurs fruits réels dans le domaine des faits objectifs. Les REVENDICATIONS RÉELLES expriment des besoins ou des aspirations préexistant à toute action revendicative, elles visent des réalisations concrètes qui demandent à être, dans les faits, jugées à leurs fruits. Fruits qui seront toujours imparfaits, « prosaïques » ou même méconnus, et qui n'ont pas la « séduction » idéologique et senti­mentale de la parfaite conformité abstraite entre une revendication « idéelle » et le « courant d'opinion » qu'elle a créé. Cette distinction empruntée à Raymond Aron, et que nous venons de librement adapter, est fort éclairante pour analyser le mouvement revendicatif actuellement au travail à l'intérieur de l'Église. \*\*\* 93:89 Les revendications, « idéelles » sont celles se qui prêtent le mieux au fonctionnement des « sociétés de pensée ». Elles surtout, ou elles seules, peuvent mobi­liser les « secrétariats » et les « comités », être véhiculées par les « courroies de transmission » et animer le « conditionnement » de l' « opinion de masse ». La plupart des revendications qui s'agitent autour, à l'occasion ou à l'intérieur du Concile sont des reven­dications idéelles et non point des revendications réelles. Ce ne sont pas des revendications exprimant les besoins et les désirs des fidèles ou de ceux des incroyants qui attendent quelque chose de l'Église. Ce sont des reven­dications fabriquées de toutes pièces de manière à pro­voquer l'assentiment de l'opinion de masse. Qui introduit ces revendications à l'intérieur de l'Église ? et par quels moyens ? Leur apparition subite, la brusque convergence des « instruments de diffusion » l'orchestration générale à partir d'un certain moment, mériteraient d'être étudiées de près. Une telle étude permettrait bien des recou­pements suggestifs avec tout ce qui a été révélé par l'affaire Pax. \*\*\* Exemple de revendication idéelle : l'introduction massive du français dans la liturgie. La revendication réelle était une introduction partielle, expérimentale, déjà en cours, comme la traduction des « lectures », épître et évangile. Mais l'introduction massive, qui donc l'a demandée ? Cette revendication, en effet, n'est venue : 1. -- ni de ceux qui vont régulièrement à la messe, qui ont leur missel, et qui sont en général déroutés, désorientés par le caractère excessif, systématique, massif de certaines transformations actuelles ; 2. -- ni de ceux qui ne vont pas à la messe, qui n'ont jamais prétendu que l'usage du latin était la cause de leur éloignement, et qui n'ont proclamé nulle part qu'ils n'attendaient pour venir à l'église que l'introduction massive du français dans la liturgie. 94:89 La revendication introduite à l'encontre du latin est récente ; elle est peu antérieure à 1957. Un bon point de repère : c'est en 1957 en effet que les *Études théolo­giques* de la Faculté protestante de théologie de Mont­pellier notent les premières controverses à ce sujet dans l'Église catholique. Et cette revue formulait alors une remarque de bon sens : *Il serait enfantin d*'*exagérer la responsabilité du latin* : *il ne suffit pas que les pasteurs réformés célèbrent dans leur langue nationale pour que les fidèles accourent en foule au culte.* Mais cette remarque est de l'ordre des FAITS RÉELS. La revendica­tion idéelle est d'un autre ordre. La revendication idéelle décrète a priori que les fidèles veulent la liturgie en français et que les incro­yants n'attendent que cela pour venir à la messe. C'est une vue théorique, apparemment « logique », et qui, affirmée avec force et insistance, recueille l'assentiment de ceux qui composent les sociétés de pensée, animent les comités, disposent des courroies de transmission. Ceux que cette revendication concerne (l'ensemble des fidèles, l'ensemble des incroyants qui attendent réelle­ment quelque chose de l'Église) n'ont aucunement été consultés *avant* que la revendication ne soit lancée. Ils seront peut-être consultés *après* la mise en route des campagnes d'opinion, au moment où l'on estimera que ces campagnes les ont suffisamment « conditionnés ». On les consultera d'ailleurs sur le thème impératif : -- *N*'*est-il pas vrai que, vous aussi, vous êtes d*'*accord avec tous les hommes de progrès, tous les esprits ouverts, tous les cœurs généreux* ? Bien peu oseront alors répondre « Non ». Ainsi, la revendication idéelle est décrétée conforme à la « volonté générale » laquelle, selon Rousseau, n'est nullement la « volonté de tous » et peut même lui être contraire ([^7]). 95:89 On est demeuré dans le domaine de la *manipulation de l*'*opinion,* sans entrer dans le domaine des *faits.* On n'a pas examiné les premiers résultats pratiques de l'introduction du français dans la liturgie : résultats sur le nombre des assistants ([^8]), sur leur ferveur, sur l'éveil des vocations. Une telle enquête aurait pu être faite sur les premières expériences partielles, elle eût été normale AVANT de tout décréter en bloc : elle n'a pas eu lieu. On n'a pas non plus *interrogé* les fidèles sur leurs désirs : c'eût été pourtant le cas ou jamais de s'adresser aux laïcs. Mais tout cela est de l'ordre des faits réels, c'est-à-dire appartient à un autre univers que celui de la reven­dication idéelle. La revendication idéelle débouche sur des *actes d*'*assentiment.* Une opinion bien conditionnée approuve, réclame, applaudit. Mais la revendication idéelle ne débouche pas sur *d*'*autres actes* que les actes d'assenti­ment, et ne veut pas les connaître, sinon comme un *avenir escompté* : assistance plus nombreuse aux offices, ferveur plus grande, multiplication des vocations. Ces actes-là, on ne les a pas constatés, on ne les a pas expérimentés, on les a simplement promis. Ils viendront « certainement », mais certainement « demain ». Il faut vaincre la résistance des faits, il faut vaincre les « survi­vances bourgeoises », et si le verdict des faits n'est jamais favorable aux chimères de la revendication idéelle, ça ne fait rien, c'est que le moment n'est pas encore venu où le peuple aura été suffisamment « édu­qué ». En U.R.S.S., après presque un demi-siècle de pouvoir absolu, on en est encore à lutter contre les « survivances bourgeoises » qui *survivent* toujours et empêchent toujours le système de fonctionner fructueu­sement *dans les faits.* Les faits ont tort. \*\*\* 96:89 Autre revendication idéelle : la revendication contre la soutane. *Deux ans avant, personne n*'*en parlait*. Nous venons de souligner ces derniers mots, parce qu'ils sont aussi, parce qu'ils sont d'abord ceux-là mêmes d'Augus­tin Cochin parlant du contenu des Cahiers de revendica­tions des États généraux, en 1789... Un beau jour, brusquement, la revendication a fait irruption dans la presse : et des évêques ont accordé, à l'étonnement général, ce que personne ne demandait, -- personne sauf les cercles restreints des clubs, des comités, des sociétés de pensée. Le motif était de rapprocher le clergé du peuple, Mais qu'en dit le peuple ? On ne le lui a pas demandé. On a décrété a priori ce qu'il *devait* souhaiter. Il ne le souhaitait pas du tout. Aujourd'hui, de braves gens se détournent des confessionnaux où ils voient entrer des prêtres sans soutane. Bien entendu, les ordonnances épiscopales étaient en général beaucoup plus réservées et beaucoup plus stric­tes que ce que l'on a vu en fait. L'ordonnance du Cardinal-Archevêque de Paris en date du 1^er^ juin 1962 établissait ceci (*Documentation catholique,* du 19 août 1962, col. 1.079 et 1.080) : ARTICLE PREMIER. -- Dans le diocèse de Paris, le costume ecclésiastique est la soutane. La tenue de clergyman (noir ou gris sombre), avec le col romain comme signe distinctif du clerc, est auto­risée. ART. 2. -- Dans le choix du costume ecclésias­tique, le clergé tiendra le plus grand compte de l'opinion des fidèles et des nécessités pastorales. ART. 3. -- Le port de la soutane demeure obli­gatoire à l'Église et pour tous les actes cultuels. ART. 4. -- Le costume civil est absolument interdit aux clercs, sauf autorisation personnel­le écrite de l'Ordinaire du lieu d'origine et du lieu de séjour. Une « note documentaire établie par le Bureau d'informations religieuses » insistait dans son commentaire sur l'obligation de la soutane pour les exercices du culte : 97:89 La liturgie est favorable à deux costumes ec­clésiastiques distincts -- soutane et habit de ville -- selon qu'il s'agit ou non d'actes du culte. Au même endroit (en note) la *Documentation catho­lique* publiait une ordonnance de l'Archevêque de Cambrai : La soutane demeure l'habit ecclésiastique dans la vie de tous les jours. La soutane est pour le prêtre le signe de pauvreté, d'esprit de sacrifice, d'appartenance joyeuse au Seigneur seul (...). Pour cette même raison religieuse, la soutane est absolument obligatoire pour tous les exercices du culte. L'ordonnance du Cardinal-Archevêque de Lyon, citée au même endroit, était différente : Dans le diocèse de Lyon, le costume ecclésias­tique est la soutane ou la tenue de clergyman... Autre différence : tandis que dans le diocèse de Paris on demandait aux prêtres de *tenir le plus grand compte de l*'*opinion des fidèles,* dans le diocèse de Lyon on demandait aux fidèles de s'abstenir d'exprimer leur opinion. A l'ordonnance était joint en effet un commen­taire du Cardinal qui stipulait : On peut assez normalement prévoir que les dispositions qui précèdent provoqueront momen­tanément, certaines observations de la part de quelques fidèles, voire de quelques prêtres. Je demande instamment à tous de s'abstenir, à cet égard, de discussions stériles. Ces divergences sont normales puisque, selon la note documentaire du Bureau d'informations religieuses, « il revient à chaque Ordinaire de juger en dernier ressort des modalités de l'habit ecclésiastique de ville (soutane ou clergyman) qui lui paraissent les plus opportunes ». 98:89 Ce qui est anormal, c'est que l'on n'ait tenu aucun compte du sentiment des fidèles. Sauf bien entendu dans le diocèse de Lyon, qui est à notre connaissance le seul où on leur ait d'avance fermé la bouche en décrétant a priori que seulement « quelques » fidèles, et seulement « quelques » prêtres, et seulement « momentanément » pourraient à ce sujet introduire des discussions qui seraient « stériles ». Prêtres et fidèles du diocèse de Lyon se trouvent donc réduits au silence sur ce point et n'en peuvent mais. L'ordonnance de Paris stipulait impérativement, en son article second, de « *tenir le plus grand compte de l*'*opinion des fidèles* ». Mais les fidèles eux-mêmes n'ont pas su, ou ont oublié, qu'ils pouvaient légitimement (sauf dans le diocèse de Lyon) exprimer leur opinion et la faire connaître à leur clergé et à leur Ordinaire. Peut-être existe-t-il des cas où ceux des prêtres qui ont abandonné la soutane ont auparavant interrogé leurs fidèles ; nous n'en connaissons pas. Nous en connaissons beaucoup en revanche où les fidèles n'ont pas été consul­tés et où ils ont été rabroués lorsqu'ils ont élevé une timide objection. Le propre de la revendication idéelle est non seule­ment d'anticiper sur les résultats (elle récuse les résultats effectifs du présent et du passé, elle se réclame de résultats futurs qui viendront dans un avenir plus ou moins éloigné, et à la condition de surmonter les « survi­vances bourgeoises » et les « résistances d'une poignée d'intégristes »), le propre de la revendication idéelle est aussi d'anticiper sur son propre *succès revendicatif* : dès qu'elle a obtenu une demi-satisfaction, elle se consi­dère comme légitimée dans sa totalité. On le voit tous les jours en matière de costume ecclésiastique comme en matière de liturgie. Malgré le texte des ordonnances, le clergyman est entré à l'église et le costume civil est porté dans la rue. Le demi-succès obtenu est considéré comme une « première étape » dans une « évolution irréversible ». La simple apparence d'un demi-succès est exploitée comme une justification globale : 99:89 « Vous voyez bien que l'on y vient ». Puisque le clergyman est auto­risé hors de l'église, c'est qu'il le sera demain dans l'église. Puisque la soutane n'est plus obligatoire, c'est que le costume civil sera autorisé bientôt. En nous com­portant comme si c'était déjà fait, nous anticipons sur l'avenir, bien sûr : en cela nous sommes des hommes de progrès. Puisque l'on permet un peu de français dans la liturgie, c'est que l'on en permettra beaucoup demain, c'est que tout y passera sans exception ([^9]). Allons-y dès aujourd'hui, nous serons *en avance*. Les CONCESSIONS faites par l'autorité aux revendications idéelles n'ont jamais pour résultat effectif d'être APAISANTES, elles ont au contraire pour résultat de les RENFORCER et de les FAIRE REBONDIR, les rendant plus sûres d'elles-mêmes, plus impérieuses, plus exigeantes. Si bien que quantité de concessions actuelles, qui en soi sont théologiquement et canoniquement légitimes, bonnes, ou tolérables, ou *localement utiles* et adaptées, sont *pédagogiquement* dangereuses et risquent de constituer, du point de vue du *gouvernement* du clergé et des fidèles, une catas­trophe. \*\*\* De leur comportement diamétralement opposé en face des concessions qui leur sont consenties, on peut faire un moyen pratique et expérimental de distinguer les « revendications idéelles » des « revendications réelles ». Devant une CONCESSION PLUS ou moins grande, mais effective, la « revendication réelle » S'APAISE plus ou moins ; et elle s'apaise d'autant plus que la concession est effectivement plus grande. Au contraire, les « revendications idéelles » PROFITENT de toute CONCESSION pour SE RENFORCER et rebondir d'autant, et exiger encore davantage, et réclamer beaucoup plus qu'elles ne réclamaient d'abord. 100:89 Cela se voit tous les jours dans la société profane. Cela se voit aussi, maintenant, dans l'Église. Mais cela indique également, semble-t-il, quelle atti­tude différente il convient d'adopter en face de l'une et en face de l'autre sorte de revendication. \*\*\* Autre exemple : l'abolition du célibat ecclésiastique. Cette revendication-là a été repoussée : mais c'est « pour le moment », disent les revendicateurs, « c'est encore prématuré », ce sera « pour le prochain Concile ». Néanmoins, et dans ces formules mêmes, la revendica­tion idéelle a reculé, elle s'est affaiblie (tandis qu'une revendication réelle se renforce au contraire en face d'un refus catégorique). Un coup d'arrêt a été donné. On sait donc comment les donner quand on veut. On l'au­rait donné mieux encore si l'on s'était demandé par quels moyens cette revendication avait été introduite, dans quels milieux, sous quels masques et quels pré­textes, avec quelle progressivité, dans quels journaux ; à partir de quand, et avec quelle orchestration. Avant le coup d'arrêt, quelques prêtres ont cru que le mariage allait normalement leur être ouvert dans quelques an­nées... dans quelques mois peut-être... Victimes de cette intoxication, ils ont eu le sentiment de *devancer à peine* l'aboutissement effectif de la revendication. Cela a fait deux ou trois cas tragiques, exploités par les journaux ; et les autres tragédies, et les autres impasses, que les journaux n'ont pas sues. \*\*\* 101:89 Les évêques accueillent -- pour les accepter ou pour les repousser -- toutes ces revendications idéelles comme venant du *peuple,* comme venant du *laïcat.* Elles vien­nent à eux, en fait, par le canal des mouvements d'Action catholique (ou plus précisément, des secrétariats de ces mouvements) et des journaux. Mais ces journaux et ces mouvements, qui sont par ailleurs tout ce que l'on vou­dra, il y a une chose qu'ils ne sont certainement pas : ils ne sont pas *représentatifs*. Ils ne le sont pas en raison de leur principe même. La presse catholique telle qu'elle est aujourd'hui dans sa plus grande part a été *imposée* au peuple chré­tien. Les mouvements d'Action catholique ont été égale­ment *imposés*. Du moins en France et dans les pays où les choses se passent comme en France. Qu'ils aient été imposés à juste titre, et qu'ils soient ce qu'il y a de mieux dans le genre, nous n'en débattons point, ce n'est pas de cela que nous parlons présentement. A tort ou à raison, ils ont été imposés, voilà le fait qui les qualifie pour tout ce que l'on voudra, sauf à coup sûr pour être *représen­tatifs.* La grande majorité des fidèles ne lisent pas spon­tanément *La Croix* ni la plupart des journaux vendus dans les églises : à tort ou à raison, mais spontané­ment, ils préfèrent d'autres publications. C'est par une avalanche d'arguments d'autorité et par une autre ava­lanche de dispositions pratiques préférentielles que l'on soutient la plupart des journaux du C.N.P.C. (Centre national de presse catholique). On sait que *L*'*Homme nouveau* et même, souvent, *La France catholique,* sont systématiquement défavorisés dans les tables de presse ; on sait qu'il est exceptionnel que des « Semaines reli­gieuses » les recommandent, alors que les « Semaines re­ligieuses » ont abondamment recommandé, notamment pour « être informés sur le Concile », *La Croix* et même *Témoignage chrétien* et même les *Informations catho­liques internationales.* Dans le domaine des mouvements, on sait que ceux qui relèvent de l'Action catholique au sens strict ont été systématiquement favorisés au détri­ment d'organisations du type « Fédération nationale catholique » ou du type « Cité catholique ». Un immense effort a été accompli des années durant en faveur d'une certaine presse et de certains mouvements : et les résul­tats numériques, comparés à l'immensité de cet effort et à l'autorité morale (ou même juridique) de ceux qui l'accomplissaient, sont des résultats fort décevants. Signe évident que, à tort peut-être, le peuple chrétien ne dési­rait pas spontanément cette presse-là ou ce type de mou­vements. 102:89 Même dans l'hypothèse où ces mouvements et ces jour­naux représenteraient une élite magnifique et la seule élite du laïcat chrétien digne de considération, il n'en resterait pas moins qu'il y a une chose précisément à quoi cette élite-là ne peut prétendre : LA REPRÉSENTATI­VITÉ. Même dans l'hypothèse où ce serait par paresse, par simplisme, par sottise, par intégrisme, par mauvais esprit que le peuple chrétien n'accourt point en foule dans les rangs de l'Action catholique au sens strict ou sur les listes d'abonnés de la presse catholique la plus recommandée, il n'en resterait pas moins que si l'on veut vraiment connaître le sentiment réel du peuple chré­tien, ce n'est point auprès des journaux et des mouve­ments boudés par lui qu'il convient de s'informer. L'opinion des journaux catholiques et celle des mou­vements d'Action catholique est peut-être l'opinion la plus saine, la plus sainte, la plus intelligente : même dans cette hypothèse, il n'en reste pas moins qu'en fait elle n'exprime pas l'opinion telle qu'elle est du peuple chrétien tel qu'il est. Ce peuple chrétien qui « boude » les journaux et les mouvements qu'on lui propose (qu'on lui impose), on peut décider de se passer de son avis : c'est une position, qui a sa logique. Mais on ne peut pas déclarer vouloir en tenir compte quand on n'est même pas en mesure de le connaître. Et en tout cas, on n'est assurément pas en mesure de le connaître d'après les journaux et les mou­vements. 103:89 Les mouvements et journaux expriment les revendi­cations idéelles qui sont les leurs propres. S'il est vrai, comme l'a remarqué Joseph Folliet, et comme l'a exposé Jean Madiran ([^10]), que souvent aujourd'hui, en France, les mouvements d'Action catholique au sens strict sont organisés sur le type des « sociétés de pensée » analysées par Augustin Cochin, on comprend qu'alors et dans cette mesure, loin de pouvoir exprimer les sentiments du peu­ple chrétien, ils risquent au contraire de constituer un écran entre le peuple chrétien et l'épiscopat. Les revendications réelles du peuple chrétien sont privées de moyens d'expression et de représentation par voie normale, et ne se manifestent donc plus que par des abstentions permanentes et des éclats sporadiques. Mais il est extrêmement facile d'inscrire les éclats au compte d'un extrémisme fanatique, et les abstentions au compte d'une tiédeur coupable : et ainsi de les dis­créditer (au lieu d'interroger leur signification). D'ailleurs, les revendications idéelles étant toujours présentées au nom de la volonté générale, il leur im­porte de réduire au silence les opposants par qui se ma­nifeste que ladite volonté « générale » n'est pas la volon­té « de tous » : cela aussi, Augustin Cochin l'avait mis en lumière. Il arrive parfois que ce soit l'autorité légitime elle-même qui impose ce silence, comme dans le cas déjà cité de Lyon : « On peut assez normalement pré­voir que (ces) dispositions provoqueront momentané­ment certaines observations de la part de quelques fidèles, voire de quelques prêtres. Je demande instam­ment à tous de s'abstenir, à cet égard, de discussions stériles... » Dans la plupart des cas, l'autorité légitime est disposée au contraire à « tenir le plus grand compte de l'opinion des fidèles » : mais les fidèles sont réduits au silence d'une autre manière. Ils sont intimidés par le conditionnement massif de l'opinion publique. Les « ins­truments de diffusion » donnent à chacun des réfrac­taires l'impression qu'il est seul de son avis -- avis au demeurant rétrograde, incompétent, simpliste, intégriste ; et que « tout le monde » s'est prononcé en faveur de l' « avenir » et du « progrès ». 104:89 L'homme ordinaire sera ainsi amené à ne plus *oser* exprimer ses réticences ou ses objections : à un stade ultérieur du « conditionne­ment », il sera même amené à ne plus trop oser se les exprimer à lui-même. Que si néanmoins il résiste à ces pressions sociologiquement organisées, il lui faudra un tel effort de caractère et d'esprit critique qu'on pourra facilement le caricaturer sous les traits de la critique systématique et du mauvais caractère. \*\*\* Le domaine propre des revendications idéelles est celui de la manipulation de l'opinion collective : l'opi­nion collective des comités, des commissions, des secré­tariats, des groupes restreints et, par l'intermédiaire des « courroies de transmission », l'opinion de masse. Ce n'est pas le domaine des faits objectifs. Ce n'est pas non plus le domaine de la philosophie et de la théo­logie classiques, qui sont en continuité avec les faits (na­turels et surnaturels). C'est pourquoi la théologie clas­sique est -- systématiquement discréditée sous le nom de théologie « romaine » de théologie « italienne », ou « occidentale », ou « méditerranéenne », -- ou encore de théologie « de manuels » ([^11]). On a pu remarquer que *l*'*argumentation* autour, à l'occasion, voire à l'intérieur du Concile, *a cessé d*'*être une argumentation de type théologique.* La théologie est une science qui a ses « lieux » propres : ils sont aujourd'hui assez désertés. A l'exception des théologiens dits « romains », frappés de suspicion dans l'opinion publique, quasiment personne n'avance plus d'arguments proprement théologiques. 105:89 Les Cardinaux Ruffini et Browne, Mgr Carli, Mgr Staffa et quelques autres, quand ils entreprennent d'argumenter théologiquement devant l'assemblée conciliaire, sont aussitôt désignés comme des « conservateurs », prison­niers du « juridisme », fermés au « progrès », peu ou­verts au « monde », représentants d' « habitudes intel­lectuelles périmées » et regrettablement ignorants des aspirations, tendances et acquisitions de la culture mo­derne. Car la culture moderne au sens où on la parle, ce n'est ni Gilson ni Maritain, malgré leur personnelle « ouverture à gauche », et encore moins, a fortiori, Garrigou-Lagrange, Charles De Koninck ou Marcel De Corte. On a pu remarquer que même à l'intérieur du Concile, l'argumentation la plus couramment employée dans les débats ne se fonde pas sur les décisions des Conciles antérieurs, sur les documents pontificaux, sur l'attestation de la tradition de l'Église. L'argumentation invoque sans doute la Sainte Écriture, mais sur des sujets où elle n'a rien dit d'explicite, et abstraction faite de quinze siècles de tradition et d'élaboration théolo­giques. On invoque surtout, même en plein Concile, l'attente du monde, la déception du monde, l'espoir du monde : mais cette attente à combler, cet espoir à ne point décevoir, on les invoque tels qu'ils *apparaissent dans les revendications idéelles* des journaux, des comi­tés, des commissions, des sociétés de pensée. \*\*\* Ce qui vient d'être dit, il est extrêmement difficile de le faire prendre en considération par un esprit déjà profondément engagé dans le mécanisme psychologique des revendications idéelles, ou par une personne déjà imbriquée dans le mécanisme sociologique des sociétés de pensée. D'autre part, il est à peu près aussi difficile de le faire prendre en considération par un esprit demeuré objectif, mais n'ayant aucune connaissance vécue de ce mécanisme psychologique et de ce mécanisme sociolo­gique. Un tel esprit discernera bien, au moins partiel­lement, la part d'irréalité que contient une revendica­tion idéelle : mais il en sous-estimera la part d'efficacité au niveau du conditionnement de l'opinion. 106:89 Un tel esprit est spontanément en garde contre la doctrine des révo­lutions, mais mal averti du mécanisme révolutionnaire mis en œuvre par les groupes restreints du type des « sociétés de pensée » analysées par Augustin Cochin. Enfin, un tel esprit aura tendance à voir des quiproquos passa­gers, des malentendus douloureux mais surmontables, là où il y a organisation psycho-sociologique d'un type nouveau, et nouvellement introduite à l'intérieur de l'Église. La sincérité ni la vigilance des personnes ne sont en cause, du moins pour la plupart. Une personne vivant à l'intérieur du mécanisme sociologique des sociétés de pensée, et méditant à l'intérieur du mécanisme psycho­logique de la revendication idéelle, peut en trois années de fonctionnement intensif -- ce fonctionnement inten­sif des mécanismes qui s'est déclenché à l'occasion du Concile -- changer complètement ses vues antérieures, et même s'imaginer que ce bouleversement intellectuel est le résultat de l'action de l'Esprit Saint. Or ce boule­versement est analogue à celui que l'on remarque, même chez des esprits distingués, dans les trois années qui vont de 1789 à 1792. L'évolution est aussi rapide, aussi sou­daine, et de même contenu. Elle ne provenait pas préci­sément de l'Esprit Saint en 1789-1792... Les esprits qui ont fait « tant de chemin », et si vite, et si complètement, de 1962 à 1964, et en attribuant ce bouleversement intérieur au « Saint-Esprit, notre unique maître », on les a vus interloqués et pris comme à contre-pied par les modifications, promulgations et déclara­tions opérées par le Saint-Père aux derniers jours de la 3^e^ session. Devant cette lumière, ils ont avoué leur « ma­laise », leur « trouble », leur « amertume », leur « tris­tesse », leur « déception » : ils apportaient ainsi un supplément de preuve, en manifestant à quel point leur pensée avait quitté le monde naturel et quitté le monde surnaturel pour s'en aller voguer, en croisière uniformé­ment accélérée, à travers les mondes idéels. 107:89 Une personne entièrement étrangère à ces méca­nismes psycho-sociologiques, une personne n'ayant point lu Augustin Cochin ou n'ayant pas étudié les tech­niques mises en œuvre par le communisme moderne (qui sont les techniques étudiées par Augustin Cochin, mais portées à leur point ultime de perfectionnement in­fernal), se trouvera désarmée devant de tels phénomènes : le bon sens et la saine théologie suffiront à l'empêcher de donner dans les erreurs des revendica­tions idéelles, mais ne suffiront pas toujours à lui en faire apercevoir la portée, l'impact, la visée. A vues humaines, l'Église est mal défendue contre le développement en son sein des sociétés de pensée et contre le déchaînement, à l'intérieur d'elle-même, des revendications idéelles. Mais l'Église n'est pas gouver­née seulement par des vues humaines : on vient de le voir avec l'issue « inattendue » de la 3^e^ session du Concile, et on le verra encore, mais à travers quelles péripéties, jusqu'à la fin du monde. PEREGRINUS. 108:89 ### Évangélisme ambigu par R.-Th. CALMEL, O.P. #### I. -- Les institutions et la charité Dans certains milieux il est devenu courant, depuis une vingtaine d'années, d'opposer la vie spirituelle aux ins­titutions temporelles. Tout récemment encore un aumônier d'action catholique, très convaincu de la justesse de cette opposition factice, me mettait sous les yeux le texte d'un petit bulletin qui avait au moins le mérite de la clarté, ce qui facilite considérablement la discussion : « Ce n'est pas dans le prestige et les institutions, mais dans la petitesse et l'amour que Dieu passe. » Voici en substance ce que je répondis : Que Dieu ne passe pas dans le prestige, du moins que le prestige ne soit en lui-même le chemin de Dieu que s'il est marqué d'humilité, à l'image de l'entrée triomphale à Jérusalem le jour des Rameaux, sur ce point je suis d'ac­cord avec vous et c'est une vérité dont j'ai essayé d'être un traducteur pas trop infidèle ([^12]). -- Mais que Dieu ne passe pas dans les institutions (il s'agit évidemment des insti­tutions justes), voilà qui demande pour le moins des éclaircissements. C'est comme si vous disiez que Dieu ne passe pas dans la justice, que le droit naturel est un chemin qui détourne de Dieu. 109:89 Que sont en effet ces institutions que vous dédaignez sinon les nécessités naturelles de notre vie sociale en tant que rendues conformes à la justice et pro­tégées par la force de la loi ? Considérez la famille, la pro­priété privée, l'apprentissage et l'enseignement privés et vous verrez qu'il s'agit d'un élément social de la vie des hommes qui a été pensé et ajusté selon les exigences du droit, en définitive selon les exigences de la sagesse de Dieu. Voilà pourquoi du reste pendant des siècles, les actes notariés qui stipulaient l'établissement d'une famille ou l'achat d'une propriété étaient rédigés *au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit.* Quand vous me dites que les biens « institutionnels » dont nous parlons ne sont pas un chemin pour la grâce, je vous répondrai d'abord par un argument *ad hominem* : si vous êtes prêtre, si l'un et l'autre nous sommes des prêtres qui nous efforçons de faire face à nos obligations de mi­nistres de l'Évangile, à qui donc sommes-nous redevables après la miséricorde de Dieu ? Si nous avions été jetés dans l'existence comme des enfants abandonnés, si nous avions grandi dans le ruisseau, bref si nous n'étions pas venus au monde au sein de l'institution primordiale que constitue une honnête famille ; ensuite si nous n'avions pas été éclairés, nourris, gardés par ces autres institutions que sont les séminaires ou les instituts catholiques, il est assez probable que nous ne serions pas là ce soir à discu­ter sur la valeur de l'institution par rapport à la grâce, pas plus que nous ne célébrerions la Messe demain matin. Mais laissons l'argument *ad hominem.* D'une chique­naude vous envoyez promener l'institution au nom de la petitesse évangélique et de l'amour de Dieu. Brodant sur ce thème vous m'avez dit, souvent que Dieu se manifestait bien davantage dans le misérable brigand qui agonisait sur la croix, tout pénétré d'amour pour le Seigneur Jésus crucifié à côté de lui, que dans l'honnêteté parcimonieuse et calculatrice de ce bon jeune homme, de famille honorable, qui avait refusé de suivre le Maître. C'est tout à fait vrai. Mais que pouvez-vous conclure ? Que les conditions de vie les plus honnêtes n'assurent jamais notre liberté contre sa défectibilité radicale, de même que les métiers infâmes, les organisations iniques ne sont pas un blindage invulnéra­ble contre les assauts de la grâce du Rédempteur. C'est tout ce que vous pouvez conclure. Et vous ne soutiendrez quand même pas le paradoxe qu'une organisation comme les compagnies de brigands ne sont pas un scandale et ne conduisent pas leurs adeptes à vivre dans le péché ; ou bien inversement que l'honnêteté familiale n'est pas de soi un bienfait, ne tend pas à protéger les petits contre le péché et les affermir dans l'amour de Dieu ? 110:89 D'un côté, dans les compagnies de brigands, la grâce de Dieu arrive à passer *malgré* une organisation de péché ; d'un autre côté, dans l'honnêteté familiale, la grâce de Dieu pénètre comme naturellement *à la faveur* d'une institution juste. D'un côté comme de l'autre la grâce est gratuite (comme le dit son nom) et elle est toute-puissante. Mais, d'un côté, les condi­tions de la vie temporelle lui sont opposées, de l'autre côté elles lui sont adaptées. Ce n'est quand même pas la même chose. Et vous n'allez pas soutenir non plus que le scandale n'est pas, de soi, un obstacle à la grâce de Dieu ; sinon pourquoi le Seigneur aurait-il lancé l'anathème : *Vae, mun­do a scandalis* ; malheur au monde pour ses scandales. Pas seulement le scandale des personnes particulières. Il est des institutions qui sont du scandale, codifié, parce qu'elles accordent au péché l'immunité et la force de la loi, le cré­dit de la respectabilité sociale. Des lois qui organisent la suppression de la propriété c'est-à-dire le vol, ou des lois qui organisent le divorce ou l'abdication de la responsa­bilité personnelle, qui instaurent le fonctionnariat général, que sont-elles ces lois ? Ni plus ni moins du scandale orga­nisé. Je ne vois pas comment elles échapperaient à la malé­diction du Rédempteur. « *Si quelqu*'*un scandalise un de ces petits qui croient en moi, mieux vaudrait pour lui... qu*'*on le précipite au fond de la mer*. » (Matth. XVIII, 6.) En vertu d'institutions comme le divorce, ou bien en vertu de l'interdiction d'enseigner la religion à l'école, il se trouve que des grandes personnes par milliers scandalisent les baptisés, légalement et comme par conscience profes­sionnelle, parce qu'elles mettent en application le scandale décrété par une législation contraire au droit. D'une façon générale les institutions imposées par l'étatisme totalitaire scandalisent une foule de pauvres êtres, les privent de leur dignité, les réduisent au servilisme, à la condition inhu­maine de rouages irresponsables. Ils n'ont plus d'autre choix que de devenir des esclaves engraissés, ou de rester dignes mais de mourir de faim. 111:89 « C'est dans la charité surnaturelle que Dieu passe, dites-vous, et dans la petitesse évangélique, mais non pas dans les institutions. » Certes vous avez le sens de la gra­tuité absolue de la grâce, de sa transcendance infinie et que la Rédemption n'est pas de l'ordre du droit naturel. Mais il vous manque le sens de la cohésion vitale ; je vous souhaite de saisir la réalité des liaisons vivantes, et de sa­voir unir si vous avez su distinguer. Car enfin ces institu­tions temporelles honnêtes dont vous répétez qu'elles ne sont pas la cause de la grâce (comme si jamais nous les avions identifiés aux sacrements) ces institutions tempo­relles honnêtes, non seulement ne s'opposent pas à la grâ­ce, mais surtout, dans le concret de la vie, elles ne gardent leur honnêteté que parce que l'amour surnaturel et l'humi­lité évangélique sont présents dans leur honnêteté et la nourrissent en secret, de même qu'elles y trouvent un cli­mat normal pour se fortifier. -- « C'est dans la charité sur­naturelle que Dieu passe. » Certes. Mais prenez la peine de remarquer à quel point la charité surnaturelle est présente et active par exemple dans cette famille qui sauvegarde ses traditions d'honneur ou dans cette école qui surmonte chaque jour les tentations et les facilités du laïcisme am­biant ; observez encore que du jour où les institutions honnêtes auraient toutes été sapées ou rongées par l'État totalitaire, lorsqu'elles auraient été réduites à craquer de toute part sous la pression de sa police et de sa propagan­de, alors il ne resterait aux chrétiens d'autre vie chrétienne possible que dans les catacombes ou le désert. Eh ! bien, est-ce que *la charité, à travers laquelle Dieu passe*, exige­rait de condamner les chrétiens aux catacombes ou au désert ? Parce que le Seigneur passe par le chemin de l'amour évangélique et de la petitesse tenez-vous à supprimer les institutions temporelles honnêtes, en lesquelles prennent racine et trouvent nourriture les vertus surnaturelles et l'union mystique avec le Seigneur ? Est-ce que l'Évangile ne serait authentique, authentiquement vécu, que du jour où il mépriserait la nature même de l'homme et les justes institutions temporelles réclamées par la fragilité de sa condition ? Remarquez plutôt, à travers l'histoire, comment l'Évan­gile ne s'est jamais implanté dans un peuple qu'il n'y ait fait naître et grandir certaines institutions ; observez plu­tôt, dans le concret de la vie, quelle noblesse de caractère, quel sens évangélique, quel amour enfin réclament de la part des personnes les institutions temporelles, pour ne pas trahir et se gâter ; alors vous cesserez sans doute au nom de la charité de faire la guerre aux institutions. 112:89 Cette opposition ne procède point de l'Évangile. Elle plonge ses racines -- des racines d'illusion et de mort -- dans un évangélisme ambigu ; l'évangélisme d'une liberté spirituelle absurde, d'une ouverture au monde répugnante ; car sous prétexte de libérer les chrétiens de certaines collu­sions avec le péché du monde on leur a persuadé d'aban­donner jusqu'à la pensée d'une civilisation chrétienne ; on leur a répété de mille manières que le véritable esprit d'a­postolat exigeait d'abandonner les places fortes de toute civilisation -- la famille, l'école, le métier, l'armée, l'État. On a prétendu que si ces places fortes étaient désertées par l'Église, la société deviendrait alors « largement hu­maine » ; on n'a pas voulu voir que le diable, plus ou moins vite, mais nécessairement, mettrait le grappin dessus par le moyen de l'État totalitaire et qui se substitue à Dieu, car la neutralité, même prétendue « largement hu­maine » est impossible. « Les puissantes démocraties capitalistes de demain, comme l'écrivait tumultueusement Bernanos ([^13]), organisées pour l'exploitation rationnelle de l'homme au profit de l'espèce, avec leur étatisme forcené, l'inextricable réseau des institutions de prévoyance et d'assurances, finiront par élever entre l'individu et l'Église une barrière administra­tive, qu'aucun Vincent de Paul n'essaiera même plus de franchir. Dès lors, il pourra bien subsister quelque part un pape, une hiérarchie, ce qu'il faut enfin pour que la parole de Dieu soit gardée jusqu'à la fin, on pourra même y join­dre à la rigueur quelques fonctionnaires ecclésiastiques, tolérés ou même entretenus par l'État, au titre d'auxiliai­res du médecin psychiatre... seulement la chrétienté sera morte... Tout ce que la cathédrale avait jadis rassemblé le long de ses flancs énormes, le *troupeau des grandeurs hu­maines*, s'éloigne, se disperse. *Le prêtre médiocre les voit d*'*ailleurs partir sans regret. L*'*innocent se croit de force à les remplacer toutes*. » 113:89 Pendant ce temps les divers totalitarismes ont entrepris la liquidation générale de l'ordre temporel chrétien. Il leur a suffi pour cela « que le prêtre médiocre ait maintenu au profit de l'idéologie naissante (au profit du totalitarisme révolutionnaire) l'équivoque fondamentale d'un évangélis­me ambigu. Grâce à lui, et selon le mot véritablement pro­phétique de Chesterton, « les idées chrétiennes devenues folles » ont été lâchées à travers le monde » (1). Mais si l'évangélisme ambigu détruit les institutions temporelles justes, au nom d'une liberté et d'une charité tout abstraites qui méprisent la réalité de notre nature, l'Évangile au contraire est la source toujours jaillissante d'un ordre temporel honnête et droit. L'Évangile en effet s'adresse à l'homme réel ; il respecte la nature humaine qu'il purifie et consacre ; il fait comprendre que pour re­joindre Dieu l'homme, normalement, a besoin d'être aidé *et non pas scandalisé* par les institutions. #### II. -- Pauvreté évangélique et propriété privée Septime venait d'hériter d'une fortune énorme à la mort de son père qui était garagiste ; il vivait grassement d'une sinécure officielle que lui avait trouvée un ami parle­mentaire, et il me déclarait qu'il était pour le socialisme, que l'histoire marchait dans le sens du socialisme ; et non seulement l'histoire mais l'Église elle-même depuis que les derniers Papes lui avaient fait retrouver enfin son orienta­tion primitive et évangélique. *Beati pauperes.* Théodora avait déjà donné six millions à sa fille en l'espace d'une seule année pour lui permettre de mener grand train dans les capitales d'Europe ; elle possédait de vastes domaines et de beaux immeubles ; cependant elle faisait le procès des châtelaines d'alentour et l'apologie du système sovié­tique qui devait être la solution de l'avenir. Elle soutenait même que ses théories s'accordaient, au moins en gros, avec les directives de l'Action catholique et le *Beati paupe­res* de l'Évangile. Je lui fis alors observer que si l'on avan­ce de semblables théories contre la propriété privée il se­rait d'une honnêteté élémentaire de commencer par y con­former sa conduite. Comme elle était très pratiquante je lui conseillai aussi de persévérer dans la fréquentation des sacrements, mais en outre de méditer l'Évangile qui certes est situé au-delà de ces questions de propriété privée ; au-delà mais non pas contre, car jamais l'union surnaturelle avec Dieu ne se trouve en opposition avec le droit naturel. 114:89 Je lui dis encore que la sainte Église, justement pour per­mettre aux hommes de vivre au niveau de cette union théo­logale, que nous enseigne l'Évangile et que nous rend pos­sible le baptême, la sainte Église pour des raisons surna­turelles défend le droit naturel, n'admet pas que la pro­priété privée soit abolie par l'étatisme ; car sans la pro­priété privée l'homme devient démuni et désarmé en face de l'État ; il n'échappe plus dès lors à sa mécanique tota­litaire. L'État qui le prive de ce droit de propriété le pri­vera également des autres droits ; il n'a pas de motif de s'arrêter une fois qu'il est entré dans la voie de l'usurpa­tion ; la progression s'accomplira avec une logique impla­cable : César se fera Dieu et dès lors les sujets de César seront enfermés dans un vaste système de falsification du divin ; ils deviendront victimes d'un immense scandale institutionnalisé. Cela jamais la sainte Église ne pourra le vouloir. Au nom même de la vie éternelle elle défendra les droits naturels de ses enfants. -- Voilà donc, en substance, ce que j'exposais à l'excellente Théodora. Je reprenais la leçon que j'ai faite tant de fois ; qui s'articule autour des notions de vie mystique dans une cité terrestre, ensuite de scandale institutionnalisé, enfin d'État qui usurpe la pla­ce et la dignité de Dieu comme le démontre l'Apocalypse. J'aurais pu tout aussi bien développer un argument con­nexe : l'Évangile qui n'est pas fait pour être vécu seule­ment par des condamnés, relégués dans le désert ou les catacombes ou déportés aux mines de sel, mais par des citoyens libres au sein d'une civilisation honnête. Et si l'Évangile, vécu au désert ou dans les mines de sel, se li­mite à donner la paix de l'âme (*la paix de Dieu qui dépasse tout sentiment*) faute de pouvoir changer les conditions extérieures, l'Évangile vécu par des citoyens libres non seulement purifie le cœur, mais il redresse encore les insti­tutions, il les ramène continuellement à un niveau de justice et d'honnêteté. \*\*\* Chaque fois qu'il m'est arrivé de reprendre ces propos devant des chrétiens bien installés dans la vie et néan­moins qui se disaient révolutionnaires, et en même temps évangéliques, je me suis posé la question suivante : nantis comme ils sont, empêtrés jusqu'au cou dans les biens d'ici-bas, douillettement au chaud dans une situation rembour­rée, énergiquement décidés à ne pas se laisser tirer dehors, comment donc peuvent-ils faire l'apologie de la Révolu­tion ? Le pire est qu'après s'être réclamés du socialisme ou même du système communiste ils prétendent en outre se justifier par l'Évangile et le *Beati pauperes.* 115:89 Qu'y a-t-il au fond de leur pensée, à l'intime de leur cœur ? Aspiration à se donner bonne conscience à peu de frais en faisant le procès de leur milieu, (le procès de ce qui reste de la « bourgeoisie » mais sans rien changer de leur situation personnelle) ; se décharger hypocritement sur la *classe* des devoirs qui incombent d'abord à la *per­sonne* ? Faire retomber sur la *classe* les prescriptions de l'Évangile qui s'adressent à la *personne* ? Peut-être. -- Peut-être aussi un goût de capitulation ; ayant soupçonné que l'État collectiviste pourrait bien être la grande force de demain ils courent dès aujourd'hui se prosterner à ses pieds, dans l'espoir d'être récompensés par le dominateur éventuel ; espoir inepte puisque l'État collectiviste est « le plus froid des monstres froids ». \*\*\* Le plus curieux c'est qu'ils me traitent de défenseur des classes possédantes et des privilèges d'argent. Mais je ne défends que *la pauvreté d*'*esprit*, avec tout le réalisme dont je suis capable ; la pauvreté surnaturelle d'inspira­tion théologale qui fut révélée dans le *Sermon sur la Mon­tagne*. -- Je dis que cette pauvreté fut souvent trahie par la bourgeoisie du dix-neuvième siècle, et pas seulement par la bourgeoisie ; mais il se trouve aussi parfois qu'elle soit trahie par ce qui reste de bourgeoisie en notre siècle ; et pas seulement d'ailleurs par ce qui reste de bourgeoisie. Je dis encore qu'une certaine bourgeoisie libérale qui tenait à la propriété d'une façon toute païenne avait au moins raison -- mais sans savoir pourquoi -- en considérant la pro­priété privée comme un droit primordial, tandis qu'une certaine bourgeoisie actuelle, non seulement ne sait pas reconnaître ce droit mais, tout en étant très proche de ses sous, commet l'illogisme de nous dire qu'il ne faut plus posséder un sou. Je dis enfin que l'esprit de pauvreté évangélique, s'il est incompatible avec l'avarice et la cupidité du capitalisme libéral ne justifie pas pour autant les théories socialisantes et les pratiques étatiques de l'économie actuelle. 116:89 La pauvreté évangélique ne va pas à supprimer les structures naturelles de la société des hommes (et la pro­priété privée représente l'une de ces structures) car l'Évangile nous atteint au recès le plus secret de notre cœur et donc à un niveau beaucoup plus profond que celui de l'orga­nisation sociale ; il suppose le respect des institutions sociales justes parce qu'elles sont voulues de Dieu ; il n'aspi­re à aucun chambardement révolutionnaire, mais il travaille à changer et purifier nos dispositions intérieures. L'Évangile nous atteint à cette intimité de l'âme où chacun de nous est confronté à Dieu même ; à cette profondeur il nous demande le détachement en vue du parfait amour, détachement qui sous peine d'être une escroquerie devra passer aux actes, quelle que soit notre situation, au comble de l'opulence comme au fond de la pauvreté ; mais enfin détachement qui procède d'une source mystique, qui est d'une qualité surnaturelle, qui transcende les lois natu­relles de la cité, mais ne les supprime pas. *Bienheureux ceux qui ont l*'*esprit de pauvreté parce que le Royaume des Cieux est à eux* ; et le chemin du Royaume des Cieux n'est pas la subversion de la justice dans les royaumes de la terre mais la conversion du cœur, la vie théologale -- qui seront par surcroît une source jaillissante de justice parmi les royaumes de la terre. *Non eripit mortalia* *Qui regna dat cœlestia.* La pauvreté évangélique ne va pas non plus à faire éclater les contingences de toute société depuis le péché d'Adam ; je veux dire que l'Évangile ne prépare pas l'avè­nement de je ne sais quelle cité utopique qui ne compterait plus des riches ni des pauvres, des fainéants et des voleurs. « Vous aurez toujours des pauvres parmi vous. » (Jo. XII, 8) Simplement lorsque, dans une société, beaucoup de chré­tiens vivent dans la grâce du Christ, alors les institutions deviennent conformes au droit et les coutumes se pénètrent d'un tel esprit de décence, d'honneur et de charité que les séquelles lamentables du péché d'Adam, même sans être abolies, sont illuminées au lieu d'être empoisonnées et désespérantes. Mais enfin l'Évangile, son message, sa vertu se placent à un tout autre niveau que celui des rêveurs sociaux fabricateurs d'utopies ou des révolutionnaires socialistes. 117:89 La pauvreté évangélique reconnaît ses modèles achevés non pas dans les inventeurs de mythes ou dans les pion­niers du socialisme, mais uniquement dans les saints ; non seulement ceux qui se trouvent dénués de tout comme Benoît Labre ou Germaine de Pibrac, mais encore dans les rois et les reines comme Louis de France ou Élisabeth de Hongrie ; du reste l'état de complet dénuement est le meil­leur pour la pratique de la pauvreté, évangélique et c'est pourquoi le Seigneur est devenu l'un de nous en partageant la condition des plus humbles et non celle des grands et des puissants ; mais, loin d'exclure les puissants, il les a appelés eux aussi à la pauvreté surnaturelle et aux consé­quences pratiques qui s'ensuivent. \*\*\* Que conclure de tout ceci ? Sans doute que les théories révolutionnaires, celles qui instaurent l'injustice dans la cité, n'ont aucun droit à se prévaloir de l'Évangile ; leur évangélisme est ambigu, car l'Évangile se situe d'abord au niveau mystique de la conversion de l'âme et non pas au niveau naturel des institutions de la cité ; cependant en faisant régner la charité dans l'âme, il devient une source intarissable de justice dans la cité, bien loin d'apporter un ferment de destruction. Dès lors celui qui tend à vivre selon la pauvreté évangélique (telle que la propose la sainte Église) celui-là ne versera point dans le socialisme, mais il se rapprochera de Dieu et il servira, par surcroît, la justice de la cité. Par ailleurs l'attitude plus ou moins consciente qui arrache l'Évangile à sa profondeur mystique pour l'aplatir et l'étaler au plan des structures sociales, cette attitude désormais si répandue est une falsification de l'Évangile, un évangélisme ambigu qui détourne les âmes de leur conversion et qui, pour la cité, est le principe d'un affo­lement perpétuel, d'une subversion sans fin. 118:89 Ce que je dis là au sujet de la pauvreté évangélique peut s'appliquer, mutatis mutandis, à une certaine réha­bilitation du peuple juif, comme à une certaine conception de la liberté dans l'Église et de l'esprit de service. On observe chaque fois que nombre de chrétiens posent en termes de changement de structure des questions qui se posent d'abord en termes de conversion de l'âme, à un autre niveau que celui des structures ; et leur effet sur les struc­tures, qui est inéluctable, ne vient qu'après et par surcroît. Il se rencontre donc des chrétiens qui, sans peut-être s'en apercevoir, poursuivent un vaste mouvement, non certes de négation, mais de « socialisation » et par suite de natu­ralisation du surnaturel ; c'est l'un des chemins les plus sûrs pour arriver à l'apostasie parce qu'il descend en pente douce. Eh ! bien pour l'amour de l'Évangile, pour préserver les âmes d'éluder la surnaturalité et la transcendance de l'Évangile, pour préserver aussi le principe des institutions saines, nous essaierons encore de démasquer l'évangélisme ambigu. R.-Th. CALMEL, o. p. 119:89 ### L'éternité est là AVANT, PENDANT, APRÈS, telle est la forme sous laquelle se présentent nos actes. Telle est la nécessité du temps. Il passe, nous passons, et suivant la qualité de notre foi, notre éducation, les grâces reçues, nous nous en inquiétons plus ou moins, d'une manière ou d'une autre. Nous nous tourmentons peu d'avoir commencé ; il paraît anormal de finir. Les commencements, ce sont les naissan­ces, amènent la joie dans toutes les familles où la loi naturelle n'est pas corrompue. Car la vie organique existe manifestement pour lutter contre la nécessité qui accable le monde matériel. La vie use du déterminisme même de ce qui est sans vie pour une fin qui est de concentrer (à l'encontre de tous les phénomènes simplement matériels) une énergie puissante qui se transmet et se perpétue. Elle tire d'un grain de plasma au sein d'un œuf un œil pour contempler le monde, un oiseau pour le survoler, un hom­me pour adorer. La raison seule nous indique ainsi que le temps n'est pas tout puisqu'il est devancé par un dessein qui a mis la cause (si l'on parle suivant le temps) après ce qu'elle tra­vaille à accomplir. L'œil avant de voir se forme dans l'obs­curité alvéolaire, mais *pour voir*. Ce n'est pas par hasard qu'il voit. Le temps fait ainsi partie d'un autre monde qui l'englobe et le domine, d'un monde qui dure sans lui. La raison nous donne sur son existence quelques indications précises-mais subtiles et par là même, mal distinguées dans l'avalanche des faits temporels. 120:89 La foi cependant suffit à nous enseigner, qui est seule absolument certaine de toutes nos connaissances. Si la raison suffit à nous faire comprendre que la cause du monde et de l'esprit ne saurait être que spirituelle, inva­riable et dominatrice du temps, la foi nous en donne des preuves innombrables. En particulier elle nous montre le temps pénétré de toutes parts par l'éternité. Nous le cons­tatons. Dieu *dure* mais pas à la manière des choses tempo­relles, en changeant. Et notre esprit n'échappe-t-il pas au temps ? Le meilleur de sa pensée est généralement une vue intuitive et globale. Pour agir, il est obligé de la faire passer par le temps. Et il y met souvent beaucoup d'impatience. Que ce soit une idée philosophique ou scientifique, politi­que, artistique, ou sociable ou charitable, il faut toute une vie pour la réaliser ; elle peut ne l'être qu'après la mort de celui en qui cette idée s'est formée. L'éternité est là. Les prophètes en sont une preuve. Isaïe prédisait sept cents ans d'avance qu'une vierge enfanterait ; Michée, que le Messie naîtrait à Bethléem. La véritable durée du temps leur échappait tellement, dans cette vision venue de l'éter­nité, qu'Isaïe la présentait à Achaz comme prochaine ou pouvant l'être. Car une indétermination dans le temps était possible à la liberté des hommes, bien que Dieu sût comment ils en useraient. \*\*\* La pénétration du temps par l'éternité fut manifestée surtout par l'Incarnation du Verbe. L'Éternelle et Sainte Trinité, Amour tout-puissant, décide que le Verbe doit s'unir à la créature passible et mortelle pour la sauver du temps et de la mort et l'introduire dans « *l*'*éternel et universel royaume* »*.* « *Royaume de vérité et de vie, royau­me, de sanctification et de grâce* ; *royaume de justice, d*'*amour et de paix* »*.* Toute la vie de Jésus, vie parfaitement et entièrement humaine, est une invasion de l'éternité dans le temps. Jésus va sauver les hommes des conséquences de la faute origi­nelle, de leur nature déchue, et les réconcilier avec l'Éternel. 121:89 Il ne se fit pas comprendre sans peine de ses disciples même ; les difficultés qu'ils trouvaient à ses paroles sont visibles dans le texte des Évangiles, particulièrement en celui de S. Jean. Cet apôtre n'était pas très épris de logique discursive. Il a rapporté ce qu'il a retenu sans que le con­texte apparaisse toujours. Au chapitre VI il raconte une dispute avec les Juifs ; c'est le discours sur le pain de vie : « *En vérité, en vérité je vous dis* : *Moïse ne vous a pas donné le pain venu du ciel, mais c*'*est mon Père qui vous donne le vrai pain venu du ciel car le Pain de Dieu est celui qui descend du Ciel et donne vie au monde...* » Suit la dis­cussion, que nous conseillons de relire, car les Juifs ne conçoivent pas la pénétration du temps par l'éternité au moyen d'un homme dont ils croyaient connaître les pa­rents. Et Jésus veut qu'ils reconnaissent LA NÉCESSITÉ DE LA FOI. Il le pouvait (comment en douter ?) sans manquer à la prudence et à la charité. Car parmi les Juifs auxquels il s'adressait figuraient beaucoup des cinq mille qu'il venait de nourrir la veille, avec cinq pains et deux poissons. Mais les Juifs voulaient de Jésus faire leur roi, pour être ainsi nourris toujours sans se donner de peine. Ils étaient char­nels et ne comprenaient pas que ce miracle était pour leur ouvrir l'œil de l'âme à la vie surnaturelle, pour ouvrir à leur entendement la porte de l'éternité. Alors Jésus les provoque : « *C*'*est moi qui suis le Pain vivant descendu du ciel. Si quelqu*'*un mange de ce pain, il vivra à jamais. Et le pain que je donnerai pour la vie du monde, c*'*est ma chair... Si vous ne mangez la chair du Fils de l*'*homme et si vous, ne buvez son sang, vous ne possédez pas la vie en vous-mêmes... De même que le Père qui vit m*'*a envoyé et que je vis pour le Père, ainsi celui qui me dévore, celui-là vivra pour moi... Il dit cela dans une instruction de synagogue à Capharnaüm.* » Près d'un an plus tard seulement Jésus devait instituer l'Eucharistie, et en secret. L'instruction précédait d'un an l'accomplissement des paroles. L'éternité se moquait du temps, le spirituel se présentait en face du charnel, sans ménagement parce que Jésus exigeait la foi. Et il le dit : « *L*'*œuvre de Dieu, c*'*est que vous croyez à Celui qui m'a envoyé.* » « *Car telle est la volonté de mon Père que quicon­que voit le Fils et croit en lui possède la vie éternelle. Et je le ressusciterai au dernier jour.* » 122:89 Jésus cependant donnait une clef aux Juifs pour ouvrir leur entendement. De la multiplication des pains, ils avaient retenu, non le miracle de puissance spirituelle, mais seule­ment la satisfaction charnelle. Jésus avertit donc ses disci­ples qu'ils ne doivent pas comprendre à la manière char­nelle la manducation de sa chair. Il déclare : « *C*'*est l*'*esprit qui est vivifiant, la chair ne sert de rien. Les paroles que je vous ai dites sont esprit. Elles sont vie. Mais il en est parmi vous quelques-uns qui ne croient pas...* » Et il disait : « *C*'*est pour cela que je vous ai dit que personne ne peut venir à moi si cela ne lui est donné par le Père.* » Mais Simon-Pierre interrogé répondit : « Seigneur, où irions-nous ? Tu possèdes les paroles de la vie éternelle et nous savons que tu es le saint de Dieu. » La foi est l'unique moyen de comprendre ce qui dépend de l'éternité. Les Juifs croyaient bien à la toute-puissance de Dieu mais pour la terre. Nous voyons se reproduire de nos jours ces conséquences du manque de foi ; d'après Notre-Seigneur lui-même, il y avait tout ce qu'il faut dans Molise et les prophètes pour faire adhérer à Sa parole. La foi sans doute est un DON. Mais elle se demande ; et elle s'obtient ; car Dieu a donné la prière pour ce résultat qui dépasse tout ce que nous pourrions souhaiter : *de nous faire participer à sa causalité.* Par la prière nous devenons *causes* au sens même où l'est Dieu ; c'est Dieu qui le veut, par amour. La foi nous introduit pleinement et nous per­met d'agir dans ce monde éternel que la raison ne fait qu'entrevoir. L'intercession de la Très Sainte Vierge n'est donc que le cas le plus éminent (combien aimable, combien admi­rable) d'une puissance offerte à tout croyant. Mais comme la Sainte Vierge fut le moyen choisi par la Sainte Trinité pour introduire le Verbe éternel dans le temps, elle fut créée immaculée pour cette tâche. Sa prière en recevait une qualité inaccessible à notre misère ; sa pureté elle-même était une anticipation sur le temps, car elle était payée par le sacrifice futur de son Fils. Ainsi Marie souffrit toutes les misères d'une vie pauvre, toutes les souffrances de la Passion sans qu'elle y fût condamnée par le péché originel ou tout autre péché. Ses souffrances gratuites et méritoires l'associaient d'une manière privilégiée à l'amour de la Très Sainte Trinité pour le salut des hommes. Elle fut ainsi le moyen choisi par Dieu pour donner un Sauveur. Elle le reste dans l'éternité et par sa prière devient cause de notre conversion. \*\*\* 123:89 Nous pouvons constater par la foi que l'autre monde pénètre incessamment notre vie éphémère. S. Paul dans l'épître aux Hébreux explique : « *Mais Jésus parce qu*'*il demeure pour l*'*éternité a un sacerdoce qui ne se transmet pas. D*'*où il suit qu*'*il peut sauver sans fin ceux qui ont par lui accès auprès de Dieu, étant toujours vivant pour inter­céder pour eux.* » Le prêtre qui consacre participe au sacerdoce éternel de Jésus. L'éternité par lui s'introduit journellement dans le temps. Quel spectacle que la célébration de la sainte Messe. Un personnage de l'éternité vivant dans son corps glorieux, dans un espace aussi subtil pour lui que l'est la durée, descend sur la terre dans la matière temporelle qu'Il a désignée pour cela. Il le fait en même temps en des lieux différents et très éloignés, et donne la pérennité à son Sacri­fice. « Jésus est en agonie jusqu'à la fin des temps. » Il vit sur la terre une vie qui a les caractères de l'éter­nité et il nous la communique non seulement comme un gage, mais comme une participation actuelle de l'éternité par sa propre vie. La vie spirituelle pour nous-mêmes con­siste à vivre en présence de l'Éternel « *par Lui, avec Lui, en Lui* ». Chez les hérétiques, les débats sur la messe viennent de cette incompréhension qu'ils ont de la pénétration du temps par l'éternité. C'est un manque de foi. Or ce mystère s'ac­complit dans tous les saints, à commencer par la Très Sain­te Vierge, personne simplement humaine, comme nous, mais destinée à faire le lien entre le ciel et la terre, entre l'Éternel et la créature transitoire. Elle aussi, créature bienheureuse dans l'éternité, revient sur la terre. Notre-Seigneur y revient continuer son sacrifice. La Sainte Vierge en profite pour pouvoir pleurer. Mélanie, la bergère de la Salette qui a vu couler ses larmes, raconte que « la Sainte Vierge pleurait presque tout le temps qu'elle me parla. Ses larmes coulaient une à une, lentement jusqu'à ses genoux ; puis comme des étincelles de lumière, elles disparaissaient. Elles étaient brillantes et pleines d'amour. J'aurais voulu la consoler et qu'elle ne pleurât plus. Mais il me semblait qu'elle avait besoin de montrer ses larmes pour montrer son amour oublié des hommes... J'étais entre la mort et la vie en voyant d'un côté tant d'amour et d'un autre côté tant d'indifférence... » 124:89 La Très Sainte Vierge prenait soin que le doute fût impossible sur son intervention. A Lourdes S. Bernadette retient et répète une expression dont elle ignorait complè­tement le sens et même l'existence. A Mélanie, qui ne con­naissait que le patois, la Sainte Vierge fait un discours en français que la fillette répète sans jamais faire d'erreur, bien qu'elle ne le comprît pas. La vie de beaucoup de saints comporte des preuves de ce genre et la simple vie de la grâce est une manifestation de l'Éternel dans nos âmes par les mérites de Jésus-Christ, Verbe éternel incarné, prêtre pour l'éternité selon l'ordre de Melchisédech. La vie chrétienne est une vie d'intimité avec l'autre monde. Elle commence généralement avec le baptême qui la rend possible. Cependant bien des grâces précèdent le baptême des adultes qui sont comme des avances de l'Éternel. D'ailleurs, les païens eux-mêmes ne peuvent suivre la loi naturelle dans sa simplicité que par grâce. Tout est grâce. Quelle ne devrait donc pas être notre humilité dans la communion ! Le Père nous y assimile à son fils Jésus-Christ ! Le sacrifice du Fils de l'homme a rendu possibles les effets de cet amour débordant. Mais l'âme humaine de Jésus, semblable à la nôtre, ressentait ce que nous devrions ressentir. Son intime union avec la personne du Verbe éter­nel écrasait cette âme d'une humilité qui nous paraîtrait effroyable si nous pouvions seulement la concevoir. Peut-être les saints en ont connu quelque chose. Notre humilité devrait être à la mesure de notre reconnaissance pour cette introduction imméritée à la vie divine. D. MINIMUS. Un lecteur a demandé ce que nous pensions des réformes liturgiques envisagées. Pour les sacrements, comme le baptême et l'extrême onction, il n'est pas douteux qu'il faut donner aux participants et aux assistants toutes les facilités pour suivre aisément la cérémonie et en comprendre le sens. D'autant plus que ces assistants sont souvent peu instruits ou même pas du tout. La langue maternelle s'impose. 125:89 Pour la messe, il faut distinguer. Dans les pays où à peu près personne ne sait lire, il faut multiplier (sans excès) les lectures dans la langue du pays. De même dans les pays comme la Chine où l'idiome et la prononciation sont très éloignés des nôtres. Mais pour les pays de langue romane, et où tout le monde sait lire, ces réformes sont superflues. Voici ce qui se passe depuis que le prêtre lit en français l'épître et l'évangile. Tous ceux qui les lisaient en français dans leur paroissien, pendant la lecture en latin, ne le font plus, et ils ne le peuvent plus, car il est impossible d'accorder le rythme de leur lecture personnelle avec le rythme du lecteur, surtout lorsque les traductions sont différentes. Ils écoutent (ou font semblant). Mais s'ils perdent seulement un mot ou deux (tout en écoutant attenti­vement) le sens leur échappe. Il leur vaudrait mieux lire. Or même si le prêtre fait attention à bien articuler, chose plutôt rare, s'il a une bonne voix, il est presque impossible qu'il n'y ait quelque bout de phrase qui échappe, ceci dans les meilleures conditions. Nous avons assisté par devoir à des vêpres des morts en français. L'office était très digne parce que le prêtre (de la Mission de France) célébrait très pieusement. Mais nous étions à quatre mètres environ du chœur des jeunes filles qui chantaient (en français). Nous n'avons pas compris un seul mot. Il faut de toute nécessité avoir un texte à lire. Alors ? N'est-il pas aussi facile de lire sur le paroissien les chants traditionnels qui sont tous traduits ? Si on met tout en français, les fidèles comprendront le sens de presque tous les mots. Comprendront-ils mieux l'ensemble du texte ? Nous sommes persuadés que non. Il faut pour cela une instruction. Est-elle donnée ? Quand avez-vous entendu expliquer ou même parler d'Isaïe au temps de l'Avent ? de Jérémie au temps de la Passion ? Ou expliquer un psaume ? Or, notre sainte religion est historique : « La chose même, dit S. Augustin dans les Rétracta­tions, qui s'appelle la religion chrétienne existait déjà autrefois, et depuis le commencement du genre humain, elle n'a jamais fait défaut. » La connaissance de l'histoire religieuse est celle de l'action de Dieu dans le monde. Elle fait l'essentiel d'une bonne apologétique (avec la connaissance psychologique de l'homme). Or, cette histoire est sans cesse rappelée dans le missel, elle est proclamée, elle est chantée, elle est magnifiée. Le choix au cours des temps liturgiques est l'œuvre du Saint-Esprit qui soutient et anime l'Église. Qu'en fait-on ? Rien. Or, les paroissiens entreront beaucoup mieux dans la prière de l'Église s'ils ressentent à quelle immense suite de siècles elle appartient, de quel mystérieux et gigantesque dessein sur eux et sur le monde elle fait partie. Ils l'ignorent et ce n'est pas entière­ment de leur faute. 126:89 Voici deux anecdotes significatives. Nous parlions avec un bon et saint curé d'un religieux de nos amis. « Je l'aime bien, disait-il, je lui demande de venir prêcher autant qu'il est possible. Mais quel original ! L'autre jour il est monté en chaire, un missel à la main, et il s'est mis à l'expliquer. Jamais je n'oserais faire cela ! » Je lui fis remarquer que c'était cependant pour cela qu'il avait la parole. Dans une petite ville de province, il y avait un patronage célèbres dans toute la région. Le prêtre qui le dirigeait accompagnait ses équipes au terrain de jeu en dodelinant de la tête au pas cadencé pendant que les jeunes gens chantaient « La Madelon ». Il souriait et avait l'air de dire : voyez quels bons jeunes gens innocents sont les miens. (Cependant, son zèle ne manquait pas de faire du bien). Il avait reçu sur les doigts de la part du prédicateur d'une retraite prêchée à son patronage à cause de l'ignorance religieuse de ces bons jeunes gens ; il nous demanda alors de leur donner quelques instructions. La première eut lieu huit jours après le dimanche dans lequel on lit l'évangile où Notre-Seigneur interroge les scribes sur le texte du psaume : Le Seigneur a dit à mon Seigneur... Avaient-ils lu cet évangile ? Le leur avait-on lu ? Avaient-ils écouté ? On aurait dû le leur expliquer. Nous en profitâmes pour leur appren­dre ce qu'étaient les psaumes et en particulier le *Dixit Dominus*... Avec quel air de commisération et quel haussement d'épaule je fus accueilli ensuite par le bon prêtre ! (En particulier bien en­tendu). Il jugeait de tels propos complètement inadaptés à ses joueurs de ballon. Il avait une grande ignorance de l'action du Saint-Esprit, et *au fond un grand mépris de ce public populaire* qu'il estimait incapable des plus modestes pensées spirituelles. Or, sur ce point le plus fameux théologien peut avoir à s'incliner devant l'esprit d'enfance de quelque vieille bonne femme. Chez nous, tous les fidèles ont de bonnes traductions pour suivre correctement l'office, s'ils le veulent. S'ils ne le veulent pas, s'ils sont paresseux, distraits, lymphatiques ou fatigués, ils n'écouteront pas plus qu'ils ne liront. Enfin, en français comme en latin ces textes n'ont de portée que par une instruction qui n'est pas souvent donnée. Au fond une bonne partie du clergé ne sait pas enseigner ; il aurait une tendance, bien naturelle, à répéter ses cours du séminaire il se rend compte que cela ne conviendrait pas et ne sait que faire : il a sous la main tous les textes utiles et il n'en profite pas. Son zèle est hors de cause. 127:89 L'instruction, telle que nous l'entendons, c'est, me direz-vous, l'apologétique de Pascal. Mais c'est aussi celle de Jésus-Christ. Il s'en est sans cesse rapporté à l'histoire religieuse du monde, aux patriarches, à Moïse, aux prophètes, à l'ancienne loi. Enfin, connais­sant le cœur des hommes, il a raconté des histoires. Tous ceux qui ont observé avec quelle avidité les enfants écoutent l'Histoire Sainte, mais aussi les contes, savent qu'histoire et paraboles sont essen­tielles à l'enseignement : l'histoire parce qu'elle rapporte des faits, la parabole parce qu'elle est le moyen d'art essentiel. Poétiques, plastiques ou musicales, toutes les œuvres d'art sont des paraboles, médiocres, mauvaises, ou bonnes. Le langage même des philosophes est symbolique. Or, depuis un siècle et plus, l'archéologie confirme l'histoire sainte. Les emprunts mêmes faits par le peuple juif aux peuples voisins plus anciens que lui, comme le récit babylonien de la création, comme la théologie égyptienne connue de Moïse, montrent que l'histoire sainte du peuple juif résume très bien l'histoire religieuse de l'humanité ; elle y ajoute une inspiration supérieure. La théologie monothéiste que des prêtres égyptiens enseignaient à de rares initiés, Moïse la voulut enseigner à tout son peuple. Depuis Abraham, les Juifs étaient un peuple élu pour la mission de préparer la venue du Sauveur et de l'Esprit de Vérité. L'Écriture sainte est pleine du péché des hommes, depuis le début de leur histoire. Nous ignorerons toujours quelle était la place du soleil et de la terre dans l'espace lorsqu'eut lieu le premier meurtre. Mais il y eut un premier meurtre. L'Écriture est pleine aussi des prévenances et de l'amour de la Sagesse divine. Dans toutes les écoles chrétiennes, le samedi, on devrait expliquer la messe du lendemain. Ce serait au début, suivant l'âge, presque une explication de mots ; le clergé ne se doute pas que les adultes, même âgés, ignorent encore le sens des mots qu'ils ont lu (*en français*) toute leur vie. L'explication de textes est le moyen normal de former l'esprit à penser. Tous les enfants peuvent en profiter dès l'âge de raison. Parlerons-nous du chant ? Le temps nous manque ; nous donne­rons seulement quelques indications. Le chant est chargé de donner aux textes leur couleur spirituelle. Il est facile de s'en rendre compte lorsque le même texte se trouve reproduit deux fois dans un même office. Par exemple, dans la messe des morts, « *Requiem æternam* » est chanté deux fois ; à l'introït où la musique en fait une supplica­tion grave et assez lente. Au graduel qui est un chant d'espérance assez rapide. Le premier dimanche de l'Avent donne deux mélodies différentes pour « *ad te levavi* ». 128:89 Au contraire le graduel de la messe des morts et celui de la messe de mariage ont le même chant, l'un sur les paroles « *requiem æternam* » l'autre sur celles-ci : « *Que ton épouse soit comme une treille fertile sur les murs de ta maison* ». Nous avons lu dans une revue monastique un blâme de cette soi-disant faute psychologique. Or, il s'agit dans les deux cas d'une espérance d'éternité. Perpétuer une race, une famille, un esprit, une foi, compléter le nombre des élus est dans le désir de toute âme bien née qui fonde un foyer. La musique est donc chargée dans ces deux cas de donner le sens surnaturel des paroles. On voit quelle est l'inculture, l'ignorance béotienne de ceux qui osent toucher à ces chants vénérables. S'ils avaient une véritable expérience pastorale, ils sauraient que rien n'est plus fructueux pour instruire les jeunes gens et les jeunes filles et les faire entrer dans la vie spirituelle que d'avoir une classe de chant. Sans faire de sermon, ils ont là l'occasion d'expli­quer la prière de l'Église sans apprêt professoral. Et le chant grégorien est le plus facile de tous. D. Minimus. 129:89 ## NOTES CRITIQUES ### Notules **Saisie. --** Cela continue, bien sûr. L'obscurantisme ne désarme pas. Comme les numéros précé­dents, le numéro 87 d'Itinéraires (c'est notre numéro spécial sur saint Pie X) a été saisi en Algé­rie à la suite d'une prétendue « décision » de soi-disant « auto­rités Judiciaires ». Le régime totalitaire qui tient l'Algérie sous sa domination a donc aussi son côté grotesque : la prétention bouffonne d'avoir des « autorités judiciaires ». Sur les motifs de la haine vigi­lante que les obscurantistes to­talitaires du « socialisme arabe » nourrissent à l'égard d'Itinéraires, voir notre numéro 83, pages 1 à 4. \*\*\* **Un nouveau Perret : « Le vilain temps ». --** Aux Éditions du Fu­seau, dans la Collection « Les chemins du réel » dirigée par René Wittmann, Jacques Perret publie un nouveau volume, Le vilain temps. « Entre matelots du même bord, on ne craint pas de revenir sur les misères du vilain temps, les naufrages, les vents tordus et, les capitaines félons. » C'est un recueil des articles po­litiques publiées par Jacques Per­ret, de mai 1958 à juillet 1962 dans l'hebdomadaire « Aspects de la France ». \*\*\* **Vietnam : révélation d'un témoin. --** Sous ce titre, dans son dernier ouvrage, paru aux Nouvelles Éditions Latines, Suzanne Labin ra­conte « l'affaire bouddhiste et l'auto-immolation des bonzes », machinée par une organisation subversive (voir notamment les pages 37 et suiv.). Sur ce point et sur quelques autres, ce livre apporte des vérités que l'Occident n'a pas voulu entendre, et que les journaux (mêmes catholiques, à de rares exceptions près) ont dissimulées. \*\*\* **Lisez Teilhard. --** C'est le mot d'ordre lancé par « La Route des Scouts de France », numéro de novembre 1964. Lisez Teilhard. Il y a bien « les réserves émises par l'Église catholique », mais -- ces quelques mots au passage sont tout ce que l'on en dit. Le lec­teur « adulte » de « La Route » n'est pas admis à connaître le contenu et la nature de ces « ré­serves ». Il ne saura pas, ce lecteur « adulte » : il faut lui cacher qu' « *en matière philosophique et théologique les œuvres* (de Tei­lhard) *fourmillent d'ambiguïtés ou plutôt d'erreurs graves qui por­tent atteinte à la doctrine catho­lique *». Il faut lui cacher que le Saint-Siège a invité les Évêques et Supérieurs religieux à « *défendre efficacement les esprits, sur­tout des jeunes, contre les dangers des œuvres du P. Teilhard de Chardin *». 130:89 Voici les jeunes, au contraire, invités à « lire Teilhard ». Après avoir été, par la même publica­tion, invités à lire Sartre et Gide comme des « valeurs sûres ». Bien entendu, ce n'est pas « la Route » qui est responsable de la dramatique crise de doctrine et d'autorité à l'intérieur de l'Église. De cette crise, « La Route » est elle aussi, victime. Comme nous tous. Comme tout le peuple chrétien. \*\*\* **Jean XXIII avait approuvé le « Monitum » du Saint-Office sur Teilhard :** c'est évident, mais on a nié l'évidence. On a raconté, sous des formes multiples mais convergentes, que « le bon Pape Jean XXIII n'était pas d'accord avec le Saint-Office », et qu'il avait eu « la main forcée », et encore qu' « il dut se contenter d'empêcher la condamnation formelle de Teilhard » (voir par exemple notre numéro 87 de no­vembre 1964, p. 361). On a dit du Monitum : « La forme de ce document n'est pas usuelle : il n'y est pas dit comme c'est généralement le cas, qu'il avait été soumis à l'appro­bation du Pape. » Le P. Philippe de la Trinité, dans son nouvel ouvrage : Rome et Teilhard de Chardin (Fayard), répond avec précision : 1. -- « Il n'est pas nécessaire que la signature du Souverain Pontife se lise dans ce Monitum pour que celui-ci soit officiel, ap­prouvé par le Pape en personne. La signature du notaire du Saint-Office suffit à témoigner d'une telle authenticité dans la promul­gation. » 2. -- « On nous a donné l'au­torisation de préciser que le Mo­nitum du Saint-Office relatif à Teilhard de Chardin avait été l'objet d'un décret des Cardinaux du Saint-Office le mercredi 27 juin 1962 et approuvé par S.S. Jean XXIII le 30 du même mois. » \*\*\* **Un Cardinal qui ne sait pas compter ?** -- Selon « Le Mon­de » du 7 novembre 1964, le vé­nérable Cardinal Alfrink, arche­vêque d'Utrecht, aurait déclaré le 6 novembre à la tribune du Concile : « *Un grand nombre d'hommes adhèrent au Parti communiste, non à cause de sa doctrine phi­losophique, mais par désespoir, et pour des raisons de justice socia­le. *» C'est le contraire qui est vrai : Il n'y a qu'un très petit nombre d'hommes qui adhèrent au Parti communiste. Dans les pays où le communisme est au pouvoir de­puis dix ans, vingt ans ou davan­tage, le Parti communiste repré­sente en adhérents, selon les pays, de 2 à 6 % de la population to­tale. (Dans les pays où le commu­nisme n'est pas au pouvoir, le nombre d'adhérents, là où il est le plus grand -- en France, en Italie -- n'atteint pas 1 % de la population.) C'est à partir de cette consta­tation statistique que devrait être posé le véritable problème au communisme. Pourquoi et com­ment un Parti aussi *peu nom­breux* a-t-il une telle puissance et un pouvoir aussi absolu ? C'est à cette question que répond no­tre brochure : *La technique de l'esclavage*. Mais si l'on ne connaît même pas les chiffres, si l'on commence par écarter tous les faits, si l'on déclare et si l'on croit qu' « un grand nombre d'hommes adhèrent au Parti communiste », alors, bien sûr, on peut dire n'importe quoi. Jusqu'à preuve du contraire, nous supposerons que « Le Monde » a fait une erreur en prêtant au Cardinal Alfrink un pro­pos aussi manifestement irréel. ============== 131:89 ### Bibliographie #### Catéchèse catholique du mariage C'est un livre d'une admira­ble probité que celui du Père N. Barbara : *Catéchèse catho­lique du mariage* (préface du Dr Jean Rivière ; un volume de 680 pages ; aux Éditions Rhodaniennes, Saint-Maurice (Suisse), ou chez l'auteur, 6, rue Madame, à Bléré, Indre-et-Loire). Les diverses questions relatives au mariage (sa prépa­ration, sa dignité, ses proprié­tés) sont présentées d'une ma­nière claire et rapide et les réponses arrivent aussitôt bien explicites, solidement justifiées, ne laissant rien dans la pénom­bre ni dans le doute. Peut-être ce défilé didactique de 844 questions et réponses n'est-il pas d'un attrait irrésistible ; mais il faut convenir que nous ne pouvons guère nous passer de manuels, de livres didactiques et complets ; pour une fois que nous en trouvons un sur le mariage nous aurions mauvaise grâce de nous plain­dre ; d'autant que l'importance du sujet mérite que nous pre­nions un peu de peine pour en faire le tour. La question si délicate, si souvent en porte-à-faux, de l'usage du mariage est traitée avec pudeur, mais en toute franchise et dans la seule lumière apaisante parce que définitive : la lumière de la vo­cation à la sainteté. Des cha­pitres sur le baptême des en­fants et leur éducation, sur le péché, sur la primauté de la virginité consacrée au Sei­gneur, complètent heureuse­ment le traité du mariage pro­prement dit. -- Enfin, dans une seconde partie de plus de 300 pages le Père Barbara rassem­ble les documents justificatifs : textes de l'Écriture, encycli­ques pontificales, réponses de médecins, exposés de théolo­giens traditionnels et même ci­tations de quelques écrits, vrai­ment démoniaques, de la ju­déo-maçonnerie. -- Il n'eût pas été inutile, me semble-t-il, de mentionner encore les études de psychologie concrète sur l'amour et le mariage publiées depuis une trentaine d'années par des auteurs chrétiens ; les ouvrages d'un Thibon évidem­ment, mais aussi ceux de Ro­ger Pons ou de l'abbé Caffarel (pour n'en rappeler que quel­ques-uns). -- Sur une question qui intéresse comme total, le corps et l'âme, les passions aveugles de la chair et les as­pirations les plus pures de l'esprit, sur ce mystère à la fois humain et divin, les livres des moralistes et des poètes chrétiens sont extrêmement précieux pour faire compren­dre le poids véritable des thè­ses théologiques formulées en quelques propositions abstrai­tes. 132:89 De toute façon, la catéchèse du Père Barbara mérite les plus chaudes recommandations ; elle sera d'un grand profit non seulement pour les personnes mariées mais pour les prédicateurs et les confes­seurs. R.-Th. CALMEL, o. p. ============== #### Henri Bars : La littérature et sa conscience En lisant l'ouvrage de M. l'Ab­bé Bars, je n'ai cessé d'éprouver tout à la fois un sentiment d'hu­milité et une impression de frus­tration. Désespérant de jamais comprendre avec autant de fines­se le climat psychologique où na­quirent les œuvres d'un Mallarmé ou d'un Valéry, par exemple, je n'arrive cependant pas à croire qu'une telle recherche me soit indispensable. Plus les années passent et plus il me semble que la France contemporaine appelait une littérature qui n'a jamais été, et qui ne sera sans doute jamais. On dirait que la littérature française dont on parle, qu'on juge seule digne de la loupe du critique, et de sa voluptueuse étu­de, se réduit à une sorte de pays légal, et que, chronologiquement, elle ne dépasse pas 1920. L'œu­vre de Claudel lui-même est de plus en plus enrobée dans un cé­rémonial universitaire. Et les œu­vres qui paraissent se réfèrent implicitement à je ne sais quel code secret, tacitement adopté : On sait d'avance quelles audaces on pourra se permettre, et pour quelles raisons ; on sait aussi bien que certains domaines ne sauraient être abordés ou repris, même timidement. Je n'ignore pas que certains su­jets prêtent magnifiquement aux échanges de politesses chinoises entre gens de bonne compagnie. On ressort pour la table du fes­tin le bon vieux Flaubert et le bon vieux Maupassant comme une argenterie de famille, les fines ob­servations de Jules Renard font d'excellents gâteaux salés pour l'apéritif, le vinaigre Gidien est indispensable pour la salade, on débouche un Mallarmé d'un bon millésime, et finalement on se fait une idée de la littérature comme si deux guerres n'avaient pas eu lieu. Valéry, que Thibaudet rangeait déjà dans la génération des « territoriaux » survivant à la guerre de 1914, se trouve vail­lamment défendu par d'autres « territoriaux ». Brémond, Du Bos, Rivière, seront-ils nos éter­nels talismans ? Je sais bien que je suis le Béo­tien dans le sanctuaire, et je ne songe pas à nier dans ce livre la profondeur et la finesse de l'étu­de. Mais qu'est-ce que la « conscience » de la littérature ? Notre patrimoine français est caracté­risé, dit-on, par une éternelle vo­cation d'analyse psychologique­. On finit par en déduire que toute psychologie littéraire est digne d'un culte, dans sa forme ou dans ses sentiments. 133:89 D'où une certai­ne complaisance au commentaire, et aux commentaires sur le com­mentaire. Je me souviens d'avoir, un jour de concours, traité d'un jugement de Sainte-Beuve sur une appréciation de Voltaire rela­tive à La Fontaine. Quatrième au bridge, j'avais l'impression de fai­re le mort. Le littérature peut se ramener au commentaire de soi-même, c'est-à-dire à M. Ju­lien Green. La conscience litté­raire devient un jeu de glaces ; elle est aussi un alibi à l'égard du monde présent. Un culte obsédant du souvenir ne nous convaincra pas de ra­conter les crises religieuses pré­sentes avec la plume de Berna­nos, ou le drame algérien avec celle de Malraux. La conscience de l'écrivain, même dans l'ordre artistique et technique, se doit de subir les chocs. Tant pis s'il y a des échecs. Certains valent mieux que des réussites. C'est peut-être pour cela que M. Bars ne voit dans « La Maison du Berger » qu'une rhapsodie d'éléments hé­téroclites. Le « taureau de fer » l'a gêné, et il méconnaît le pre­mier grand poème symboliste qui confronte tour à tour, avec la conscience littéraire, l'amour, la nature, les angoisses d'un monde démocratique et industrialisé. Il fallait le taureau de fer, bien que cette première apparition de la « bête humaine » eût toutes chan­ces d'être maladroite, voir sau­grenue. C'est un métier de faire un li­vre, comme une pendule, dirait La Bruyère. Ou comme une voiture ; mais il faut de nouvelles séries. Il semble qu'en notre temps un nouvel apprentissage soit sou­haitable, et qu'il ait été retardé. Notre docilité à l'égard des « maî­tres » a trop souvent servi de prétexte à une conception de la conscience-de-l'écrivain-pour-lui-même, paraffinée comme un fromage de Hollande. Et on sort de Brémond pour se trouver de­vant un taureau de fer imprévu. L'étude des vocations littérai­res correspond sans doute au « goût des âmes » -- Mais je ne vois guère ici un certain cas de vocation : celle qu'on accepte en maugréant, parce qu'on se trouve devant la machine effrayante et bruyante que les autres n'ont pas eu l'air de remarquer. C'est le service presque involontaire, et sou­vent imprévu, de l'événement. Les urgences du monde actuel vous amènent un beau matin à assumer le rôle de porte-parole, après qu'on ait regardé autour de soi si personne ne se décidait à s'en charger. Une certaine horreur du vide pousse alors à parler soi-même, faute de mieux, à proférer les arguments qui « vont sans di­re », ou à se raconter les histoi­res que les libraires n'offrent pas. « Gloire ardente du métier » ? Peut-être ; mais la vocation tom­be souvent comme une tuile, et pour qui voudra vraiment parler à ce monde et l'expliquer, on peut prévoir plus de contusions que de gloire ardente. La jeunesse ne doit point se faire trop d'illusions. Jean-Baptiste MORVAN. 134:89 #### « Saint Joseph », par La Franquerie, préface de Mgr Marcel Lefebvre (Nouvelles Éditions Latines) L'histoire du saint Patriar­che, les origines et l'épanouissement du culte qui lui est dû et rendu, grâce surtout à saint Bernard, Gerson, Bossuet et le Cardinal Pie, les grâces et les miracles obtenus par son in­tercession, tout cela est remar­quablement retracé dans cette brochure illustrée de 36 hélio­gravures qui reproduisent, pour la plupart, des chefs d'œuvre de la peinture et de la sculptu­re. A signaler parmi ces der­niers trois admirables chapi­teaux d'Henri Charlier, dont les lecteurs d'Itinéraires retrou­vent régulièrement la signa­ture. Le lancement de cette bro­chure nous donne l'occasion d'attirer l'attention sur un sanctuaire trop délaissé de nos jours, l'oratoire Saint-Joseph, à Cotignac (Var). En ce village la T.S. Vierge apparut en 1519 et demanda que l'on y cons­truisît une église qui lui se­rait dédiée sous le vocable de Notre-Dame des Grâces. Se rappelle-t-on que c'est après plusieurs neuvaine à Notre-Dame des Grâces, que la reine Anne d'Autriche qui désespé­rait de donner un successeur au trône de France, mit enfin au monde son premier-né, qui fut Louis XIV. En 1660, celui-ci s'en alla à Cotignac remercier la Mère de Dieu. Cette même année, comme pour certifier au Roi que le ciel avait entendu sa prière, saint Joseph apparut à un ber­ger qui souffrait de la soif dans les collines rocheuses et ari­des des environs de ce village. Sur ses indications, le brave homme déplaça sans difficulté un lourd rocher ; aussitôt jail­lit une source. Peu après, un oratoire fut édifié en recon­naissance pour ce miracle, qui y fut d'ailleurs suivi de beau­coup d'autres. Aujourd'hui, les deux sanctuaires de Cotignac sont des­servis par des frères Oblats de Marie immaculée et ceux-ci se plaignent du délaissement dans lequel est tombé l'oratoire St Joseph. Il y a là en effet, une très regrettable désaffection et une grave ingratitude nationa­le. Car si les grâces obtenues par l'intercession de saint Jo­seph sont toujours très nom­breuses (voir *Le Lys de Saint Joseph*, revue publiée par l'É­cole Apostolique des Petits Clercs à Ailey -- Drôme) raris­simes ont été les apparitions du Père nourricier de Jésus. A notre connaissance, il n'est ap­paru qu'une autre fois depuis 1660, à Fatima en 1917. Et en tout cas Cotignac est le seul lieu de France où il se soit montré. Patron de l'Église Univer­selle, Patron des familles chré­tiennes, Patron des travailleurs sous le titre de Saint Joseph artisan, le très saint gardien de la Vierge Mère de Dieu, le protecteur du Sauveur enfant est aussi Protecteur de la Fran­ce depuis qu'en 1661, Louis XIV lui consacra le royaume. Les catholiques français se doivent donc de rendre à l'ora­toire Saint Joseph de Cotignac l'éclat qu'il avait autrefois. Qu'à défaut de la reconnaissan­ce, la prudence les y poussent, car ils sont trop menacés pour se priver plus longtemps des secours d'un si puissant inter­cesseur. Joseph THÉROL. 135:89 #### Italo Calvino : Aventures (Éd. du Seuil) Jamais en France l'humour de « démystification » n'a été tota­lement « démystifié », en ce sens qu'il garde une certaine agressi­vité ; et les choses dont il veut se débarrasser, il ne peut s'em­pêcher d'en parler toujours. Le voltairianisme garde une séduc­tion religieuse, en renouvelant sournoisement et périodiquement le prétendu parfum du vase vide­. Quand à l'humour qui se propose surtout d'amuser, les Anglais et les Américains y mettent une mé­thode, une application bien sensi­ble. L'humour d'Italo Calvino est bien différent du premier, et ne saurait se confondre exactement avec le second. Une Italie sans antiquité, sans Garibaldi et sans fascisme, sans Peppone et sans Don Camillo, telle est le climat des « Aventu­res » : finalement une Italie ré­duite aux Italiens, rebelle aux sé­ductions épiques et tragiques, un peu postérieure à celle qui orga­nisait vers 1948 la guerre aux mouches, avec propagande de slo­gans muraux, et qui, plus perfec­tionnée, consacre des revues à la salubrité, comme celle où écrit le personnage central du « Nuage de Smog » -- Encore les malheureux en proie à la « Fourmi argenti­ne » continuent-ils à chasser la petite bête. Ces deux nouvelles sont les plus importantes, celles où l'épopée montre un peu le bout du nez. Il n'y a même pas la « Dolce vita » : les personnages qu'elle eût fait apparaître impli­queraient des arrière-pensées po­litiques et l'homme calvinien est indifférent à la politique. Tout au plus entrevoit-on dans le « Nua­ge de Smog » un mouvement politico-syndicaliste, mais il ne joue pas de rôle véritable. L'aventure du soldat et de la belle veuve, est-ce du Maupassant ou du Courteline ? L'aventure du ménage (qui rajeunit le thème classique de la femme de journée épouse du veilleur de nuit), le dilemme du myope que les gens ne reconnaissent plus quand il porte ses lunettes et qui ne reconnaît personne quand il les ôte, la baigneuse qui perd dans l'eau la partie inférieure de son « deux-pièces » et dont l'angoisse finit par s'imposer, ces nouvelles nous font parfois songer à Mark Twain à Alphonse Daudet ou à Alphonse Allais, et pourtant... Les Français moyens dépeints par nos réalistes et nos humoristes gardent une sorte de pesanteur terrienne, pay­sanne, même chez les Parisiens. Chez Calvino la vie est plus gra­tuite et plus fluide. La mer y est présente, et « les îles ont un si­lence qu'on entend ». Il n'y a pas d' « Italien moyen » mais il y a « l'homme quelcon­que ». L' « Uomo qualunque » fut le titre d'un journal célèbre après la guerre, et même d'un mouve­ment politique, une sorte de pou­jadisme existentialiste. C'est pour­quoi l'univers de Calvino nous pa­raît dépasser le cadre des pro­blèmes littéraires : il exprime une sorte d'esprit méditerranéen « marshallisé » -- Les affrontements ont fait place à une aisance gri­se : « le bonheur est un état irrésolu qu'il faut vivre en rete­nant son souffle » -- L'amour y est sans pudeur, mais sans fièvre érotique et sans scandale. Chaque personnage n'est que l'homme qui passe. Le drame se réduit à la déception et la lutte est dépourvue de conviction. 136:89 Peut-être les fourmis et le brouillard industriel ne sont-ils au fond que des pré­textes à occuper la vie. Cet état d'esprit qui refuse les problèmes en les ignorant n'est pas seule­ment un fait italien : l'accepta­tion de la banalité, l'impassibilité sans tension ni drame préalables pourraient bien caractériser la deuxième moitié du siècle, et nous avons déjà remarqué ici qu'elles obligeront l'idéalisme à réviser les rythmes et les figures de sa rhé­torique. Jean-Baptiste MORVAN. 137:89 ## DOCUMENTS ### La revendication liturgique *A titre d'illustration, dans un autre registre, de l'article de Peregrinus sur* « *La revendication dans l'Église* » (*voir ci-dessus pages 90 et suiv.*)*, nous reproduisons ci-après un article paru dans les* NOUVELLES DE CHRÉTIENTÉ *du 5 novembre 1964. C'est nous, et par référence à l'article de Peregrinus, qui lui donnons pour titre :* « *La revendication liturgique* »*.* *On connaît la grande qualité des* NOUVELLES DE CHRÉTIENTÉ, *et notamment de tout ce qu'elles impriment en matière de liturgie. L'article que nous reproduisons nous a frappé par sa parfaite dignité, son sens du réel, son émotion juste. Il exprime mieux que nous ne saurions le faire des sentiments et des pensées qui sont profondément les nôtres*. J. M. « La tradition, c'est ce qui a duré : c'est ce qui a réussi séculairement », a-t-on dit. Voilà, semble-t-il, une défini­tion expérimentale et existentielle. Tant qu'il sera encore admis que les hommes peuvent être d'accord sur quelque chose, ils s'accorderont aisément sur ce point. Il n'est pas très difficile aussi d'admettre ceci : quelque chose qui a duré et réussi doit garder le préjugé favorable sur toute nouveauté qui n'a pas fait ses preuves. Mais d'autre part, on constate actuellement : « le vent », la mode, ne sont pas à la tradition par les temps qui courent. L'esprit du slogan marxiste : « Du passé faisons table rase » a pénétré presque partout sous une forme ou sous une autre et ce n'était pas très difficile car il est passé depuis longtemps en proverbe : « tout nouveau tout beau ». La tradition est « critique » par elle-même car elle a subi l'épreuve de l'expérience et s'y off re toujours. Ce n'est pas le cas de la nouveauté ; or les novateurs se caractérisent par le mépris de toute critique ; ils sont des emballés et des passionnés. De ce fait, il résulte actuelle­ment, personne ne peut le nier, que les balances du juge­ment sont radicalement faussées : il y a un faible, c'est la tradition ; un fort, c'est la nouveauté. 138:89 Les « modérés » qui confondent la pensée juste avec un exercice d'équilibrisme peuvent donc paraître ouverts en même temps que sages quelle position confortable !) en donnant liberté de chan­ces au « faible » et au « fort », mais les « sages » qui sont de vrais « modérés » les avertissent avec Lacordaire : « Entre le fort et le faible, c'est la liberté qui opprime et c'est la loi qui libère. » Maxime extrêmement juste et qui va très loin : elle corrige notamment certaines présenta­tions, prétendument « ouvertes » du problème de la liberté. Ces présentations entendent bien tenir compte des réalités présentes (ce qui est excellent) mais elles en ac­ceptent l'esprit et elles méconnaissent la tyrannie de son attrait sur les esprits modernes. C'est ce qui fausse tout. « *Mendaces filii hominum in stateris* » (Ps 61, 10). Le véritable intégrisme de notre temps n'est pas celui qu'on pense : c'est celui des contempteurs du passé, qui vraiment ne se reconnaissent plus aucune borne... Ils sont les ghet­tistes du présent, ou, ce qui est plus facile encore, les ghettistes d'un avenir qu'ils ont rêvé et décidé infailli­blement. Donc, pour en venir à une application, les dispositions liturgiques nouvelles ou du moins ce que nous en connais­sons à l'heure où nous écrivons, contiennent beaucoup de choses très heureuses ; sur plusieurs points parce que nous sommes traditionalistes, nous pensons même qu'elles manquent de hardiesse. Mais, alors que certains se réjouis­sent, nous sommes très attristés par la permission ou autorisation donnée de dire ou chanter en langue vulgaire les dialogues si faciles de la messe et les prières de l'Ordinai­re ([^14]). Certes, il était naturel de prévoir que, la Constitution étant claire sur ce point, des élargissements seraient accor­dés en fait de langue vulgaire mais dans des conditions fixes, précises, quand la nécessité y obligerait et avec la volonté ferme de maintenir le caractère latin et grégorien de la liturgie romaine en général. Ces restrictions aux autorisations nous paraissaient d'autant plus nécessaires qu'étant donné « l'engouement » actuel et la force de l'esprit de nouveauté, ainsi que l'espèce d'annihilation de tout esprit de maintenance qualifié arbitrairement d' « intégrisme » mot devenu injurieux et péjoratif, étant donné cela qui est la réalité concrète du moment présent, on pensait donc que la dernière chose à faire était de décréter la liberté entre le fort et le faible car cela conduit fatale­ment à l'oppression ; on pensait que la loi, des lois précises et fermes, auraient maintenu l'évolution en cours dans un sage équilibre qui en aurait assuré la bienfaisance et la vraie liberté, le sage développement. 139:89 Sans doute maintient-on l'obligation du Canon en latin, mais déjà il est facile de voir : 1\) que cette obligation ne tiendra pas car les néo­liturgistes, qui foisonnent, continueront à passer outre aux lois formulées, ayant toujours jusqu'ici reçu à retardement confirmation de leurs désobéissances ; 2\) que cette seule obligation -- maintenue pour com­bien de temps ? -- consacre tout de même un fait très grave : désormais tout contact actif du peuple avec le latin et le chant grégorien est virtuellement rompu. Il s'agit en fait d'un abandon calculé. Nous irons donc fatalement, tôt ou tard et sans doute plus tôt que tard, vers une liturgie qui n'aura plus rien ni de latin ni de grégorien, qui sera nationale et régionale, étrangère à tout rassemblement possible des races et des peuples dans une commune prière. C'est la désagrégation et le recul vers la barbarie... Ce qui est déconcertant, en tout ceci, c'est que les principes et les raisons que Rome n'a cessé de répéter et que nous acceptions filialement car ils étaient justes et soutenables, il faut les considérer comme de vieilles lunes. Or cela ne facilite pas à l'avenir la confiance et l'obéissance. Ce qui est grave aussi -- nous aimions et nous avions de bonnes raisons d'aimer la liturgie traditionnelle -- c'est qu'il faudra désormais se convaincre qu'on avait tort. D'ailleurs, certains ne se sont pas fait faute de le dire : l'Église se serait trompée depuis dix siècles et plus en ce domaine. Mieux, on a entendu un dominicain le dire : elle s'est moquée de nous. \*\*\* Qu'on nous dise donc une bonne fois pour toutes, fran­chement : plus de liturgie latine ni grégorienne. Ce sera clair. Mais qu'on nous permette, tout en acceptant ce qu'il n'est pas de notre rôle de décider par nous-mêmes (nous ne désobéirons pas plus demain que nous ne l'avons fait hier), qu'on nous permette d'exprimer notre étonnement, notre déception, notre immense tristesse, avec l'espoir tout de même que des prêtres auront encore ici et là le courage -- car il en faudra -- de dispenser, puisque ce n'est pas interdit, les incomparables et irremplaçables trésors du chant grégorien et du latin. 140:89 Espérons aussi que ceux qui ont le sens de la beauté et le respect des merveilles du passé sauront ne pas bouleverser le chœur de leurs vieilles égli­ses et sacrifier des richesses artistiques, sous prétexte de célébration nouvelle, voire de « pauvreté ». A un abbé, « qui se manifeste beaucoup dans le mouvement liturgique moderne, un ami reprochait un jour la pagaïe liturgique et artistique introduite dans le sanctuaire. Il répondait : « Mais nous n'avons jamais voulu cela. » A quoi on pouvait rétorquer : alors, il fallait le dire, le dire très fort et très précisément, le redire et s'assurer que des barrages solides empêcheraient cela. Il fallait entretenir un autre esprit que celui qui a été soufflé et continuellement entretenu, alors qu'il n'y a pas besoin de vent pour que le feu déclaré dans la forêt la dévore tout entière. Quand on veut lâcher les eaux, il faut s'assurer un lit pour les recevoir. Autrement, à la place d'un fleuve fertilisant, nous avons l'inondation et la destruction. Répétons, en finissant, le mot de Lacordaire : « Entre le fort et le faible, c'est la liberté qui opprime et c'est la loi qui libère. » La tradition est une chose délicate comme la vie. Il faut endiguer par des lois très formelles ce qui contrarie l'évolution qui est naturelle à la tradition aimée et respectée. On ne fait pas le printemps avant qu'il ne vienne ; et les fleurs, pour s'épanouir, n'ont pas besoin qu'on les ouvre. Tout ce que la tradition nous a apporté de caduc, ç'a été le fruit de modes successives ; cela tombe de soi, tôt ou tard, comme les feuilles à l'automne. Mais, il n'y a pas à les arracher une à une. La vie de la liturgie est à l'intérieur d'elle-même. Les restaurations peuvent avoir le bon effet d'une médecine guérissant les maladies ; mais c'est une préservation et une sauvegarde. Elles demandent une infinie délicatesse. Il n'y a pas, dans cette tâche, de véritable progrès, il n'y a pas de place pour ces mépris et ces dogmatismes pastoralistes que l'on constate un peu partout maintenant. Car cela, ce n'est pas une médecine mais un poison. ============== fin du numéro 89. [^1]:  -- (1). *Note sémantique, opportune et dilatoire *: j'emploie ce mot dans le sens admis et autorisé que lui a donné Bernanos. [^2]: **\*** -- Stanislas Fumet : cf. It. 31:337, note 3. [^3]: **\*** -- fervorino : 1. breve e fervido discorso religioso per suscitare sentimenti di devozione. 2. (scherz.) breve discorso per stimolare qlcu a far bene. (Dizionario Garzanti della lingua italiana.) \[2002\] [^4]:  -- (1). Sorte de poncho court, dont le nom vient -- dit-on -- de ce qu'il était à l'origine fait en drap de Rouen. [^5]:  -- (1). Cet article était écrit avant la chute de « K. ». [^6]:  -- (1). Raymond Aron, *L'opium des intellectuels*, Calmann-Lévy 1955, pp. 84-105 [^7]:  -- (1). Sur l'opposition entre les mythes de la *volonté générale* et les réalités de la *volonté de tous,* on peut lire quelques bonnes pages de Camus dans *L'Homme révolté*, pp. 146 et suiv. [^8]:  -- (2). Dans l'ordre des *faits réels,* on connaît des églises qui ont été *vidées* de leur assistance par la liturgie en français, et des chapelles peu fréquentées jusqu'ici qui maintenant *débordent de monde* parce que l'on sait que la messe y est encore en latin. [^9]:  -- (1). Lire sur ce point l'article des *Nouvelles de Chrétienté* reproduit dans les « Documents » du présent numéro sous le titre. « *La revendication liturgique* ». [^10]:  -- (1). Voir Jean Madiran : *Structures et techniques des sociétés de pensée dans le catholicisme* (numéro 79 de janvier 1964). Voir également la communication de Jean Madiran au Congrès de Sion : « Les caractères du totalitarisme moderne », publiée dans les *Actes du Congrès de Sion.* [^11]:  -- (1). Cette dernière formule va loin. On sait en effet que la *Somme théologique* de saint Thomas d'Aquin est présentée par son auteur lui-même comme un manuel à l'usage des débutants... [^12]:  -- (1). Notamment dans mon livre, *Sur nos routes d'exil : les béatitudes* (N.E.L., Paris) chap. 8 et 14 et toute la troisième partie. [^13]:  -- (1). Bernanos. *La grande peur des bien pensants.* (Grasset). Pages 451 et 452. [^14]:  -- (1). Nous pensions que les articles 30, 36, 54, 113, 166 (pour ne parler que de ceux-là) de la Constitution conciliaire nous éviteraient cette surprise ; d'autant plus que Mgr Charrière, évêque de Fribourg, écrivait à Pâques dernier : « L'effort entrepris en faveur du chant collectif des fidèles doit être intensifié dans toutes les paroisses spécialement en ce qui concerne le Kyrie, le Sanctus, l'Agnus et le Credo » et qu'il assurait -- « Rien n'est plus contraire à la pensée des Pères conciliaires que cet engouement qui pousse certains jeunes à délaisser le latin ». Nous arrivons difficilement à croire que Mgr Charrière voulait nous abuser...