# 90-02-65
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Défense des prêtres
*Nous le répétons, puisque cela continue.*
*Il est utile, il est instructif, il est terrible de noter quels sont ceux qui prétendent* « *défendre* » *publiquement* « *les prêtres* » *contre les* « *attaques* » (*?*) *de Michel de Saint Pierre.*
*Ce sont précisément* CEUX QUI N'ONT PAS DÉFENDU PUBLIQUEMENT LES PRÊTRES *contre dix années de trahisons ourdies en France même par l*'*officine soviétique* « *Pax *».
*Ce sont ceux qui n*'*ont pas, encore aujourd'hui, publiquement démasqué les manœuvres, d'intoxication, de chantage et de noyautage que* « *Pax *» *mène à l*'*intérieur du catholicisme français.*
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### "Elle, du moins, obéissait"
Dans le « Figaro » du 1^er^ décembre 1964, Gilbert Cesbron, écrivant contre Michel de Saint Pierre, a écrit plusieurs chose importantes, et notamment celle-ci :
« Quelle est donc cette fraction de la Chrétienté qu'il faut bien appeler « la Droite » puisque, elle-même, quinze ans durant, a étiqueté « Gauche » celle qui, sous le pontificat du grand Pie XII, se faisait tancer, interdire, MAIS QUI, ELLE DU MOINS, OBÉISSAIT. »
*Extraordinaire renversement des choses et des valeurs. Et double renversement. Premièrement un renversement historique et essentiel : c'est* L'INVERSE *de ce qui s'est historiquement passé entre* « *la gauche* » *et* « *la droite* »*. Ce n'est pas la droite qui a inventé de désigner une gauche. La distinction entre* « *droite* » *et* « *gauche* » *est une invention de la gauche. C'est même cette invention qui est constitutive de la gauche. La gauche se pose en s'opposant.* « *La gauche* » *s'est toujours définie par opposition à une* « *droite* » *qu'elle désignait arbitrairement ; et c'est la gauche qui institue la lutte gauche contre droite.*
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« *La droite* » *subit cette désignation et cette agression, se défend plus ou moins bien et cherche surtout à sortir de ce système d'opposition. Selon la remarque souvent faite, quand quelqu'un déclare qu'il n'est ni de droite ni de gauche, il est aussitôt suspect aux yeux de la gauche, il est aussitôt classé à droite par la gauche : preuve supplémentaire que c'est la gauche, et non la droite, qui est initiatrice et promotrice d'un tel combat ; c'est la gauche qui y trouve un intérêt vital. On décide d'être de gauche, on subit le fait d'être classé à droite. Cela est analysé avec précision dans le livre de Jean Madiran :* « *On ne se moque pas de Dieu* »*, chapitres II et III sur* « *la droite et la gauche* »*. Ceux qui s'intéressent à ces questions peuvent s'y reporter.*
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*Mais l'autre renversement opéré par Gilbert Cesbron est encore plus extraordinaire.*
*Cette fraction de la Chrétienté qui* « *se faisait tancer, interdire* » *sous le pontificat de Pie XII,* ELLE*,* DU MOINS*,* OBÉISSAIT*, assure Gilbert Cesbron.*
*Or s'il est une chose évidente et historiquement attestée, c'est au contraire qu'*ELLE*,* DU MOINS*,* N'OBÉISSAIT PAS : *elle résistait au Pape et elle se vante d'avoir résisté.*
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*Le propre rédacteur en chef de* « *Témoignage chrétien* » *à l'époque, Georges Suffert, a révélé après coup, dans un témoignage public que personne n'a contesté, ce que fut la résistance à Rome, au temps de Pie XII, du catholicisme français sociologiquement installé. Nous avons déjà cité ce témoignage. Il faut le reproduire à nouveau, puisque la vérité historique est renversée, en plein* « *Figaro* »*, par Gilbert Cesbron, et que tout le monde semble feindre de ne plus savoir ou de n'avoir jamais rien su.*
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*Dans* « *L'Express* » *du 6 juin 1963, Georges Suffert exposait qu'au temps où il était rédacteur en chef de* « *Témoignage chrétien* »*, et à partir de 1950, date de l'Encyclique* « *Humani, generis* »*, il n'était question autour de lui que de résister à Rome, et que dans la presse catholique qu'il fréquentait,* TOUS LES ARTICLES *écrits en France étaient* CONTRE *Rome. Georges Suffert écrivait en propres termes :*
« A partir de cette date (1950), tous les articles parus en France se lisent dans une perspective de résistance à Rome. La vérité n'a plus grand'chose à voir avec ce qui est écrit. »
*Gilbert Cesbron pas plus que personne n'a contesté le témoignage de Georges Suffert, ni apporté aucune espèce de rectification ou de contradiction à ses révélations.*
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*Georges Suffert décrivait de la manière suivante le climat et les pensées du catholicisme français après 1950 :*
« Un paquet de théologiens -- les plus célèbres -- sont vigoureusement rappelés à l'ordre (...). Chacun devient méfiant. Le Prêtre ou le laïc qui a une idée hésite à aller la soumettre à son supérieur. Le supérieur propose d'attendre. L'évêque conseille la réserve. Il est mieux placé que quiconque pour mesurer l'importance du phénomène romain (...). Quant aux cardinaux, leur situation est la plus délicate. Ils ont couvert le mouvement de rénovation ; ils comprennent que l'offensive du Vatican va laminer leur œuvre. Ils ne pourront pas tout défendre ; s'ils veulent sauver quelque chose, il leur faut distinguer entre l'essentiel et l'accessoire, savoir qui ils sacrifieront et qui ils défendront. Vus de l'extérieur, ils paraissent lâches ; pourtant ils se battent. Maladroitement peut-être, mais ils se battent. Après la condamnation des prêtres-ouvriers, les trois principaux cardinaux français feront une démarche à Rome pour obtenir un compromis. Ils échoueront à peu près complètement. En France, l'opinion catholique les accusera de maladresse et de lâcheté. Pourtant, à Rome, dans le climat des années 53, la venue en délégation de trois cardinaux défendant des prêtres inscrits à la C.G.T. a dû faire l'effet d'une bombe. »
*Ce témoignage de Georges Suffert dans* « *L'Express* » *fut d'emblée répandu à autant ou davantage d'exemplaires que ne l'est aujourd'hui le livre de Michel de Saint Pierre.*
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*Personne ne s'est levé pour accuser Georges Suffert de* « *caricature* »*, de* « *généralisation* »*, de* « *calomnie* »*, de* « *mauvaise action* »*. Le portrait qu'il traçait du catholicisme français fut tacitement accepté* PAR TOUS*. Même par la presse catholique. La revue* « *Itinéraires* » *a été la seule à faire remarquer qu'il y avait tout de même d'autres* « *articles parus en France* » *que ces articles dont Georges Suffert affirme ils étaient* « *tous* » *à lire* « *dans une perspective de résistance à Rome* » *et que, pour ce bon motif absolutoire,* « *la vérité n'avait plus grand'chose à voir avec ce qui était écrit* »*. Nous voulons bien admettre que ces articles qui, pour la raison nécessaire et suffisante de résister à Rome, n'avaient plus rien à voir avec la vérité, étaient effectivement très nombreux. Nous avons déjà fait remarquer que ceux qui écrivaient ces articles* « *dans une perspective de résistance à Rome* »*, à l'époque, criaient qu'il était odieux de prétendre discerner dans leurs articles le moindre esprit de résistance au Saint-Siège... Ils criaient à la* « *caricature* » *ou à la* « *calomnie* »*. Ces fameux articles* « *de résistance à Rome* »*, dont Suffert a donné la clef, où les retrouver aujourd'hui ? Eh ! bien, quelques-uns des plus caractéristiques sont reproduits et analysés dans les deux volumes qui s'appellent :* « *Ils ne savent pas ce qu'ils font* » *et* « *Ils ne savent pas ce qu'ils disent* »*. On peut les relire aujourd'hui en les confrontant avec les révélations de Georges Suffert.*
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*Georges Suffert raconte en outre cette histoire que, selon l'humeur du moment, l'on peut trouver plaisante ou atroce :*
« Je me souviens, vers le mois de janvier 53, avoir reçu un article d'une grande lucidité sur l'ensemble de l'expérience des prêtres-ouvriers. Son auteur -- un ecclésiastique proche de l'évêque coadjuteur de Toulouse -- était venu le porter en personne à l'équipe de *Témoignage chrétien* avec l'accord de son évêque. Parce qu'il était vrai, l'article était profondément critique. Mais il n'était plus temps de chercher la vérité... »
(*Dans ce journal,* « *Témoignage chrétien* »*, qui portait en manchette la devise :* « *Vérité, justice, quoi qu'il en coûte.* »)
-- « ...L'ecclésiastique voulait que l'article paraisse dans *Témoignage chrétien* parce que c'était là qu'il ferait le plus de bruit. Nous ne pouvions accepter sous peine d'être considérés comme des traîtres par nos amis prêtres-ouvriers. J'avais l'impression que l'évêque en question voulait faire un clin d'œil à Rome. Il me paraissait donc évident qu'il fallait dire non jusqu'au bout. »
*Voilà comment eux,* « *du moins, obéissaient* »*. Mais l'histoire n'est pas finie. Voici sa conclusion :*
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« Dix ans plus tard, je suis convaincu que je me suis alors trompé. Dans l'esprit du prélat dont je parle, l'article au contraire devait viser à défendre les prêtres-ouvriers aux yeux de Rome. Le papier devait répondre à un dossier d'accusations dont je n'avais pas connaissance, mais que lui avait lu. En réalité nous ne lisions pas, l'évêque et moi, les mêmes passages dans l'article en question. Nous étions condamnés au malentendu, chacun cherchant à résister au déferlement des décisions romaines à partir de ce qu'il savait. »
*Ni* « *le prélat* » *en question, ni personne, n'a contesté quoi que ce soit dans le récit de Georges Suffert. Ce récit fait apparaître que la duplicité dans la résistance au Pape était telle que les membres de la même faction, de la même conjuration clandestine, en arrivaient à ne plus se reconnaître entre eux, et à se soupçonner les uns les autres : à se soupçonner du plus grand crime, le crime de fidélité au Saint-Siège. Dès que quelqu'un était suspect d'une telle fidélité, alors bien sûr il fallait lui* « *dire non jusqu'au bout* »*. On peut dire* « *non* » *à un évêque, dans le catholicisme français que dépeint Georges Suffert, quand c'est un évêque suspect de vouloir* « *faire un clin d'œil à Rome* »*.*
*Même sous le règne de Pie XII, la fraction qui* « *se faisait tancer, interdire* » *restait maîtresse du catholicisme français, elle feignait de courber la tête, mais elle exerçait toujours son magistère clandestin et sa prépotence sociologique.*
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*C'est trois mois après ces révélations publiques de Georges Suffert que le P. Congar déclarait qu'il avait trouvé à* « *Témoignage chrétien* » *des hommes* « *sans condition serviteurs de la vérité* »*. La casuistique du P. Congar n'a pas fini de nous étonner.*
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« *Elle, du moins, obéissait* »*, prétend maintenant Gilbert Cesbron. Cette fraction, ou faction, il lui faut tout à la fois : elle s'honore simultanément d'avoir obéi et d'avoir résisté à Rome. Elle réclame les lauriers de la soumission et en même temps ceux de l'insoumission.*
*A ce propos, au même endroit, Georges Suffert écrivait :*
« Contrairement à l'opinion répandue, les Jésuites ressemblent aussi peu à des cadavres que possible. Ils obéissent toujours, mais ils discutent longtemps. Ils ont une technique de la résistance polie qui constitue un modèle... »
*Le directeur des* « *Études* » *n'a pas protesté contre cette* « *généralisation* »*, comme il l'a fait seulement pour Michel de Saint Pierre. C'est la revue* « *Itinéraires* »*, et elle seule, qui a protesté...*
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*Trois mois seulement après les révélations de Georges Suffert,* « *Témoignage chrétien* » *publiait son millième numéro* (*septembre 1963*) *et à cette occasion des dirigeants de toutes les branches de l'Action catholique française venaient apporter à cet hebdomadaire une caution et un soutien qu'ils n'ont apporté semblablement tous ensemble à aucune autre publication d'opinion. Ils avaient eu connaissance des révélations de Georges Suffert. Ils manifestaient leur approbation publique. Henri Rollet,* ÈS-QUALITÉS *de président de l'A.C.G.H.* (*Action catholique générale des hommes*) *écrivait dans ce millième numéro de* « *Témoignage chrétien* »* :*
« On ne pourra pas écrire l'histoire des vingt dernières années sans dire quel combat difficile et courageux *Témoignage chrétien* a mené pour la justice au sein du catholicisme français. »
*Au moment où Henri Rollet écrivait ces lignes, on savait depuis trois mois, par les révélations publiques, et non contestées, du propre rédacteur en chef de* « *Témoignage chrétien* »*, et Henri Rollet ne pouvait pas ignorer, que le* « *combat difficile et courageux* » *mené au sein du catholicisme français* » *par Témoignage chrétien* » *avait été principalement un combat contre Rome, contre le Saint-Siège, contre Pie XII.*
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*Ces choses-là, et quantité d'autres analogues, ne sont pas des secrets. Elles sont publiques. Les textes sont là. Les faits sont là. Il suffit de savoir lire. La revue* « *Itinéraires* » *en a pris acte plusieurs fois, recueillant et analysant ces témoignages. Nous subissons en permanence ces mensonges, ces impostures, ces trahisons : les preuves sont éclatantes.*
*Mais qu'est-ce qu'un fait ? Qu'est-ce qu'un texte ? Qu'est-ce qu'une preuve ? Plusieurs vivent aujourd'hui dans un climat d'illuminisme où, sous prétexte que l'Église est* « *en état de Concile* »*, ils s'imaginent que n'importe quelle impulsion subjective qui traverse leur conscience est certainement venue de l'Esprit Saint. Moyennant quoi, on dit et on fait n'importe quoi, dans un arbitraire absolu qui se moque de toutes les règles de l'objectivité, de la critique, du sens commun.*
*Au livre de Michel de Saint Pierre, on a fait cette réponse extraordinaire et en un sens définitive :*
« Quand même tous les détails de ce livre seraient vrais, jusqu'aux plus violents, ils ne prouveraient rien. »
*Alors plus rien ne prouvera jamais rien. Sous prétexte de vivre* « *en état de Concile* »*, on en vient à instaurer une nouvelle ère psychologique, intellectuelle, spirituelle, où* CE QUI EST *n'aurait plus ni importance ni valeur.*
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*Qu'on ne s'étonne pas, en tous cas, des incidents qui se multiplient, comme nous l'avions annoncé : nous les avions vu venir comme on voit venir la pluie en observant la marche des nuages. Le règne de l'arbitraire intellectuel, même s'il est sociologiquement organisé, même s'il a pour lui une formidable prépotence et le fonctionnement de fait d'un magistère clandestin, ne peut aller tout seul.*
*La nature des choses* (*et des âmes*) *résiste. Les révélations de Georges Suffert sont aussi énormes que celles de Félix Lacambre* (*voir plus loin, article suivant*) *Aussi énormes que toute l'affaire* Pax*. Aussi énormes que l'affaire des* « *chiens* »*.*
*La situation, dans l'Église de France, est épouvantable. Le peuple chrétien a le sentiment d'avoir été trompé et d'avoir été trahi.*
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### On peut tout faire avec le Parti communiste
Une fois de plus, nous reproduisons la déclaration de Félix Lacambre, secrétaire général de l'A.C.O. (Action catholique ouvrière) : déclaration faite en octobre 1963 devant le Centre de coordination des communications du Concile, et reproduite notamment dans notre numéro 81 de mars 1964 (éditorial : « Une dégradation continue ») ; déclaration qui révélait ceci :
« *En France, nous avons la chance inouïe de travailler habituellement avec les Évêques. Et c'est un peu grâce à cela que lorsqu'en 1949 un décret du Saint-Office interdit de collaborer avec les communistes, le texte fut interprété dans son sens le plus restrictif, c'est-à-dire la seule appartenance au Parti.*
Si la seule appartenance au Parti est interdite, cela veut dire très clairement que l'on peut faire tout le reste avec le Parti communiste, y compris collaborer habituellement avec lui.
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Voilà ce qui est dit, voilà ce qui est fait, voilà ce qui est attesté, voilà ce qui est enseigné, au nom des évêques, sans aucune mise au point ni protestation de personne.
Félix Lacambre *semble* avoir menti. Le décret du Saint-Office avait été publiquement « interprété » en France par une « Lettre des Cardinaux français » datée du 8 septembre 1949, généralement reproduite par les Semaines religieuses des diocèses (voir notre numéro 81, pages 11 et 12). Or cette Lettre ne contenait absolument pas l' « interprétation restrictive » que prétend Félix Lacambre.
Mais Félix Lacambre se présente comme un témoin digne de foi : et en outre comme un témoin qui n'a pas été démenti. Il y a maintenant plus de quinze mois qu'il a fait cette déclaration. Il y a plus de quinze mois que nous en reproduisons et en interrogeons le texte. Pas une seule voix « autorisée » n'est venue contester, rectifier ou seulement nuancer le témoignage de Félix Lacambre. Ni même aucune voix « non autorisée ». Le consentement tacite a été unanime.
L'hypothèse inouïe, impensable, insupportable, selon laquelle l'Action catholique aurait reçu, concernant la collaboration avec le Parti communiste, des consignes orales contraires à l'enseignement des documents publics, peut-elle désormais être rejetée avec autant d'assurance qu'on le pensait d'abord ?
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Car enfin, d'où Félix Lacambre tire-t-il le droit et la possibilité d'affirmer ce qu'il affirme sur les évêques français, s'exposer à aucun démenti, sans être contraint à aucune rectification ?
La question est publique et répétée depuis plus de quinze mois. Et, depuis plus de quinze mois, elle ne reçoit aucune espèce de réponse.
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Remarque chronologique : les révélations publiques de Félix Lacambre ont été faites quatre mois après la transmission à l'épiscopat français de la Note du Saint-Siège sur « Pax ».
Et la position à l'égard du Parti communiste prônée par Félix Lacambre -- prônée par lui en invoquant les évêques -- coïncide avec la position de « Pax » sur le même point.
\*\*\*
Depuis quinze mois, on n'a vu nulle part le moindre commencement d'explication. *Tout se passe comme si Félix Lacambre avait dit la vérité.*
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## CHRONIQUES
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### Gustave Thibon Grand Prix de Littérature de l'Académie française
par Henri MASSIS
de l'Académie française.
En décernant son Grand Prix de Littérature à Gustave Thibon, l'Académie française a confirmé par cet honneur l'admiration et la gratitude que tant d'esprits gardent à l'endroit d'une œuvre qui leur a apporté la lumière et la chaleur de sa flamme, à un homme qui, en se faisant écrivain, n'a jamais cherché autre chose qu'à leur frayer les chemins de la santé et du salut dans la méditation de la nature des choses et des réalités surnaturelles. Une spiritualité chrétienne, consciente de la réalité humaine et soucieuse de choisir les moyens les plus propres à incarner cette spiritualité dans cette réalité, c'est là proprement son message. Voilà qui lui valut d'emblée un rayonnement et une réputation non moins surprenante que le silence où l'on semble avoir voulu le faire entrer.
Rien, au reste, d'aussi singulier que la carrière d'écrivain de Gustave Thibon -- si tant est qu'on puisse à son sujet employer ce mot de « carrière », et que celui d' « écrivain » convienne à le définir tout entier. A tout le moins sa carrière a quelque chose qui ne le fait ressembler à nul autre. Quant au métier d'écrivain, peut-être n'a-t-il été qu'un accident dans sa vie. Et c'est dans le moment où, comme désabusé par son succès même, sa volonté d'effacement le porte à s'éloigner dans une sorte de retrait, c'est le moment, dis-je, où les honneurs viennent à cet homme qui n'a jamais rien négligé pour se faire oublier, qui n'attend rien du succès pour soi-même, sinon pour qu'un peu de bien réel puisse s'accomplir en propageant un témoignage, qui est celui d'un homme engagé avec sa foi et son amour chrétien dans l'humanité d'aujourd'hui.
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On a dit -- non sans malice -- que l'œuvre de Thibon avait « fait son entrée en scène à pas de loup ». Disons plutôt qu'au départ son premier grand ouvrage eut l'infortune de paraître en mai 1940, qu'il fut emporté dans les remous de la tourmente et faillit disparaître avec elle. Qui connaissait alors Gustave Thibon ? Sans doute, et par profession, quelques-uns d'entre nous n'avaient pas laissé d'être frappés par le ton de certains de ses essais de philosophie spirituelle publiés dans les *Études Carmélitaines* ou la *Revue Catholique des idées et des faits.* Mais qui donc était ce Gustave Thibon ? Un religieux, un universitaire, un théologien, un philosophe, un économiste, un médecin ? C'est au hasard d'une rencontre -- celle d'un de ses amis, le docteur Specklin -- que nous entendîmes parler de Thibon pour la première fois, et avec quelle chaleur ! L'homme qui suscitait un enthousiasme si ardent ne pouvait être un homme ordinaire ! Ce qu'était Thibon, il allait nous l'apprendre. « Un fils de paysan, un paysan lui-même, et qui, Dieu merci, nous dit-il, est resté paysan ! Thibon n'a d'autre diplôme que le certificat d'études, car, dès sa douzième année, il dut aider son père, vigneron à Saint-Marcel d'Ardèche. De façon toute fortuite, ce petit paysan avait pour voisin un professeur qui mit à sa disposition une bonne bibliothèque, où sa passion de savoir put s'assouvir... Sans jamais délaisser le travail de la terre, il apprit, tout seul, le latin, le grec, l'allemand et les mathématiques. Il lut les philosophes, les théologiens, les poètes aussi, et il sait des milliers de vers par cœur... » Une des plus fortes intelligences que nous ayons, un philosophe chrétien, comme il nous en faudrait beaucoup, ajouta le Dr Specklin, en nous parlant des essais que Thibon avait publiés jadis sur Kierkegaard, sur Nietzsche et saint Jean de la Croix. « Je vais, fit-il, lui demander de vous envoyer *Diagnostics.* L'ouvrage a paru à Paris, à la veille du désastre. Qui l'a lu ? Il faut, vous, que vous le lisiez... » Quelques semaines plus tard, Gustave Thibon nous adressait son essai de physiologie sociale, avec ces mots : « *Dans l*'*amour des mêmes vérités.* »
21:90
Avec quel émerveillement d'esprit allions-nous faire la découverte de ce livre englouti dans les remous de la défaite, et qui, par un singulier retournement devait trouver ensuite des milliers de lecteurs. La pensée de Thibon, de ce penseur chrétien, ennemi de toutes les formes de mensonge, fût-ce « les plus innocentes ou les plus sacrées » n'obtint-elle pas, en ces jours noirs, une audience inattendue ! Comment expliquer un tel prodige ? La vérité que Thibon servait de tout son cœur, c'était la vérité qu'il voyait de ses yeux, qu'il touchait de ses mains. Ce fils de la terre n'a jamais perdu contact avec « ces vastes réserves de fraîcheur et de profondeur que créent dans l'âme la communion étroite avec la nature, la familiarité avec le silence, l'habitude d'une activité accordée aux rythmes primordiaux de l'existence ».
Si Thibon a parlé de son propre pays, des « paysages qui lui ont livré leurs secrets, de ces visages aimés dont il a respiré l'âme, de ces humbles tâches familiales qui l'ont façonné et mûri » ce n'est pas en écrivain « régionaliste » mais en homme dont toutes les aventures d'esprit et la vocation même s'ordonnent au cœur de la réalité où il a son enracinement. Écoutons-le, un instant, l'évoquer, ce pays : « Notre maison, dit-il, est bâtie à une marche au-dessus de la plaine, cinquante lieues d'horizon dominées par le cône parfait du Ventoux y tiennent dans le regard. Tout enfant encore, j'en contemplais sans fin la splendeur du couchant parmi les forêts riveraines, cette profondeur étrange, irréelle, que communiquent aux feuillages les rayons du soleil mourant, cette vision débordait de toutes parts mon esprit trop chétif pour la contenir ; je percevais en elle le reflet d'un monde, dont l'homme ne peut saisir que par éclairs la pureté mystérieuse, et je sentais longtemps s'agiter au fond de mon âme ce besoin de nostalgie, cet appel amer et doux vers l'impossible que laisse après soi le contact avec la beauté trop parfaite. » Oui, c'est là -- et l'un de ses jeunes disciples, Christian Chabanis l'a profondément ressenti -- c'est là que « se sont éveillés, reconnus, l'homme d'une terre et l'homme d'un Royaume éternel qui donne ce que la terre ne donne pas ; c'est là aussi que, loin de se combattre, ils ont appris à vivre ensemble ». Ce qui est en effet remarquable dans le cas de Gustave Thibon -- Gabriel Marcel l'a tout de suite discerné -- c'est qu' « une jonction s'opère spontanément dans cette âme et cette intelligence privilégiées entre l'expérience immédiate, celle des travaux journaliers, et la spéculation la plus haute, la vie mystique elle-même ».
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N'est-ce pas en fonction des besoins de l'intelligence que la pensée religieuse de Gustave Thibon se définit ? Car, et de son propre aveu, c'est par l'étude de la philosophie qu'a commencé son retour à la foi. « La lecture des grands philosophes -- de Hegel en particulier, à qui je dois mon premier contact vécu à la métaphysique -- m'a révélé, dit-il, que l'univers avait un sens et que j'étais solidaire d'une destinée qui transcendait à l'infini les vœux et les horizons de ma chétive personnalité. » Gustave Thibon devait ensuite découvrir saint Thomas, dont la vision du monde et de Dieu répondait pleinement à ses exigences intellectuelles, en ce qu'elle favorise le mariage harmonieux de la nature et de la grâce, qu'elle satisfait jusqu'au bout les besoins de la plus avide et de la plus indomptable des facultés naturelles de l'homme : *l'intelligence.*
Ce dont Thibon a soif avant tout, c'est d'*authenticité.* L'intention centrale de son œuvre, c'est de purger la vérité chrétienne des idées vagues qui usurpent trop souvent son nom, de réapprendre aux hommes le réalisme des choses d'en-haut. Et plutôt qu'aux idées abstraites, ce philosophe se plaît davantage aux aphorismes, à ces prises de position nées sur la réalité concrète, -- laquelle, à la limite, est ineffable -- en ce qu'ils ne visent pas à fournir de certitudes fixes et universelles, mais des motifs de réflexion et certaines directives pratiques de vie intérieure. Voilà ce qui avait tant frappé Gabriel Marcel quand il lui fut donné de découvrir ces « aphorismes qui, dit-il, suffiraient à la gloire d'un écrivain ». « J'ose affirmer, ajoutait-il, que tous ceux qui les liront seront éblouis. »
C'est là, au reste, ce qui allait arriver, quand, choisis, rassemblés, ordonnés, ils composèrent la substance de l'*Échelle de Jacob,* ce recueil d'aphorismes qui, « comme des coups d'épervier dans l'abîme d'en-haut et l'abîme d'en-bas » apparentent leur auteur à un Pascal, à un Nietzsche qui ne chercherait pas dans une vaine volonté de puissance un dérisoire substitut à Dieu. C'est dans cette famille d'esprits -- nous le verrons -- que Thibon se trouve naturellement placé. Ne nous dit-il pas -- comme s'il s'agissait de soi -- « Si nous lisons un Pascal ou un Nietzsche, nous sentons bien que l'auteur nous parle avant tout de lui-même, qu'il est engagé à fond dans toutes les démarches de son esprit et qu'il trouve dans sa propre expérience, dans une angoisse et une espérance qui n'appartiennent qu'à lui seul, non seulement la forme, mais la plupart des matériaux de son œuvre. » Si Thibon procède comme eux, par aphorismes, n'est-ce pas que sa pensée profondément cohérente a besoin de s'accrocher à l'organique, au vivant ?
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L'*Échelle de Jacob,* dont la dialectique vivante nous fait suivre les divers degrés de la Création comme des échelons pour aller à Dieu, c'est le livre d'un messager, « la parole en lui à d'autres adressée » comme disait Claudel. Écoutons-le répondre à la question : « Pourquoi êtes-vous chrétien ? » -- « Parce que, dit-il, j'ai soif d'un Dieu qui ne soit ni ténèbre pure, ni moi-même, d'un Être qui, tout en me ressemblant jusqu'au centre, soit aussi tout ce qui me manque. Parce qu'en ce monde, je veux tout bénir et ne rien diviniser. Parce que je veux garder simultanément le regard clair et le cœur brûlant. Parce que je sens que l'aventure humaine débouche sur autre chose qu'un creux désespoir ou une creuse insouciance. Pour concilier mon immense amour et mon immense dégoût de l'homme. Parce que j'ai besoin de lumière dans le mystère et de mystère dans la lumière. Parce que je veux avoir la force de bâtir et de vivre et celle, plus grande encore, d'espérer dans l'éboulement de la mort.
« Mais si j'espère tout, si je crois tout, comme dit saint Paul, est-ce pour me rendre la vie supportable et pour être consolé ? Il s'agit bien de ces petits besoins personnels quand on se sent lié à tout l'univers et responsable de tout l'univers ! C'est ma passion du monde qui me fait chrétien, mon respect et ma gratitude envers cette destinée qui me nourrit et qui n'est pas moi. Je ne m'aime pas assez pour me choisir dans le Ciel un Dieu conforme à mes vœux, mais j'aime trop la vie pour ne pas la croire infiniment belle, pleine et juste, pour ne pas la confondre, à sa racine, avec le Dieu des chrétiens. Transposition du pari pascalien du sujet sur l'objet. »
Tout est là, tout est dit, et Thibon y est tout entier. Parler de lui, c'est, du reste, le faire entendre -- et chacun d'y trouver ce qu'il cherche. Aussi son message devait-il trouver, dès l'abord, un assentiment unanime. Le christianisme n'admet-il pas dans son sein les opinions et les tendances les plus diverses, à condition qu'elles ne s'opposent pas à la Vérité révélée ? « Certes, nous dit Thibon, le christianisme ne permet pas tout, mais les défenses qu'il nous impose sont des garde-fous qui nous permettent d'avancer plus vite sur le chemin de la vérité et de l'amour. »
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Ce qu'il y a, au foyer de la pensée de Gustave Thibon, ce sont des vérités brûlantes et qui emportent l'âme : « Aimer un être, c'est lui dire : « *Tu ne mourras pas.* » Ou : « *Notre Dieu n*'*est pas le Dieu des morts, mais le Dieu des Vivants, et rien de ce qu*'*Il aime ne saurait mourir.* » Ou encore : « *On n*'*échappe pas à Dieu* ! *Qui refuse d*'*être son enfant sera éternellement son singe. L*'*effroyable caricature les mœurs divines, qui sévit partout où Dieu cesse d'être, connu et aimé, témoigne assez de cette fatalité.* » Oui, ce qu'on aime en Thibon, c'est qu'il fasse descendre du Ciel sur la terre l'échelle de Jacob pour nous convier aux vendanges divines. Ce qui l'attache par-dessus tout au christianisme, n'est-ce pas la personne et la présence du Christ, homme et Dieu et médiateur entre Dieu et l'homme ?
Aussi les catholiques furent-ils les premiers à saluer l'apparition d'une nouvelle étoile. Ce qu'un chrétien comme Jacques Madaule, par exemple, discerna tout de suite dans l'œuvre de Thibon -- cet « homme debout, équilibré entre deux balanciers, et qui ne perd jamais le sens des harmonies complémentaires, c'est, dit-il, que l'intelligence dont il use, avec une rare maîtrise, garde un double contact : celui des choses réelles et celui de Dieu. Ce qui le caractérise, c'est l'éclairage projeté sur tout le réel ».
Il revenait au R.P. Rigaux, de la Compagnie de Jésus, d'introduire, en 1942 Gustave Thibon dans *Cité nouvelle* -- cette revue qui tenait alors la place des *Études --* et de le présenter comme « un des plus grands penseurs chrétiens de notre époque, un de ces auteurs que le temps, loin de les diminuer, ne peut faire que monter ».
Sans se placer dans les perspectives de la foi, d'autres esprits furent surtout émerveillés par l'extraordinaire capacité d'analyse morale, clairvoyante et profonde, dont témoignaient les écrits de Thibon. Plus nombreux encore furent ceux que sa façon de viser la tête et le cœur des hommes toucha directement à l'âme. *Noble* et *bas,* ne sont-ils pas les mots que Thibon n'a même pas besoin de prononcer pour qu'on les sente au fond de tout ce qu'il dit ? Pour lui, l'homme noble est celui que la souffrance rend tendre et que le bonheur fait prier.
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L'homme bas, il le reconnaît à ce que sa douleur s'appelle ressentiment, sa joie orgueil et oubli. Mais tout autant que la lumière et la force de sa parole, l'art de Thibon, la beauté de l'expression, le relief, la frappe de ses images devaient être loués sans conteste par ceux-là mêmes qui ne le suivaient pas sur tous les chemins de sa pensée, qui faisaient des réserves sur son mysticisme et sur ce que son jeu leur semblait comporter d'arbitraire. Comment, à cet égard, pourrait-on ne pas citer Charles Maurras qui tint alors à saluer en Gustave Thibon, ce fils de sa race, « le plus brillant, le plus neuf, le plus inattendu, le plus désiré et le plus cordialement loué de nos jeunes soleils ! » « En sus de qualités très hautes, personnelles et de la meilleure tradition, entre les dons originaux qui lui permettent de traiter avec une égale maîtrise des objets les plus concrets et des plus hautes abstractions, j'avoue, dit-il, qu'il me charme surtout par un sens merveilleux, et de plus en plus parfait, de la propriété des mots, de leur histoire et des racines qui s'y attachent. Quand tout le monde, ou presque, use de plus en plus d'à peu près flottants ou de généralités plus prétentieuses ou plus vagues les unes que les autres, quand un chacun met tous ses mots en *tion* ou en *isme,* nous recevons du ciel le présent immérité d'un écrivain qui sait sa langue, la garde pure et transparente, sans préjudice de la couleur et de la vigueur, au contraire, cette pensée lucide étant aussi pleine d'âme et de feu. »
Sans avoir voulu faire œuvre littéraire, sans avoir recherché la notoriété ni prévu le moins du monde les passions contraires qu'il susciterait ensuite, pressé en quelque sorte par les circonstances elles-mêmes, Thibon allait publier coup sur coup -- de 1943 à 1946 -- les réflexions de philosophie sociale qui composent *Retour au réel,* un essai sur l'amour : *Ce que Dieu a uni,* de nouveaux aphorismes le *Pain de chaque jour,* et des poèmes recueillis dans *l'Offrande du soir.*
Mais c'est en 1947 que Gustave Thibon fit paraître ce *Nietzsche* qui occupe dans son œuvre une place exceptionnelle, en ce qu'il est au soubassement de sa pensée. Ce livre sur *Nietzsche* est d'abord un drame, le drame qui met aux prises le philosophe chrétien, pour qui Dieu est tout, avec le solitaire sans Dieu de Sils Maria -- drame où tout tourne autour de l'unique, problème, celui du choix entre Dieu et le Néant. Mais c'est aussi, c'est surtout le drame de Thibon lui-même, car pour le vaincre, ce Nietzsche, avec les armes de lumière, il lui a fallu s'en nourrir, et l'assimilation d'une pensée comme celle-là ne va pas sans risque, ni combat.
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Dans la préface à *Diagnostics,* Gabriel Marcel n'avait-il pas déjà montré ce qu'avaient d'essentiellement nietzschéen, par la forme et par l'élan intérieur, les aphorismes de Thibon : « En Nietzsche, disait-il, c'est l'ascétisme que Thibon me semble admirer par-dessus tout : c'est d'une ascèse de l'esprit, de l'intelligence, qu'il s'agit -- celle par laquelle il nous est donné de combattre toutes les formes que peut revêtir notre complaisance à nous-mêmes, de percer à jour toutes les comédies que nous nous jouons et dont nous sommes les dupes, de lever tous les masques dont nous nous affublons pour *représenter* ce qu'en réalité *nous ne sommes pas.* »
Nietzschéen, Thibon l'est, en effet, dans la mesure où il a horreur de la fausse gravité, du faux tragique A ses yeux, la grande faiblesse d'un certain christianisme consiste à croire, plus ou moins implicitement, que, les réalités surnaturelles *dispensent* de ce qu'en réalité elles *présupposent* : c'est ainsi, dit-il, qu' « on brouille la terre et le ciel, qu'on trahit à la fois le ciel et la terre ». De là que Thibon a voulu tenter « une lente et prudente intégration dans la synthèse chrétienne des vérités psychologiques les plus intolérables pour notre faiblesse et notre orgueil » que dispense justement la critique nietzschéenne, cette critique où tant d'illusions humaines sont dissipées de façon inexorable.
Aussi, et dans la mesure où Gustave Thibon doit à Nietzsche le sens de sa vocation propre, *Nietzsche ou le déclin de l*'*esprit* est-il essentiellement *son* livre ? C'est celui qui voulut être l'Antéchrist, c'est son « athéisme purificateur » qui l'a, en quelque sorte préparé à recevoir la théologie mystique d'un saint Jean de la Croix, et Thibon n'a rien écrit de plus beau que son parallèle entre le représentant le plus pur de la mystique chrétienne et le grand mystique de l'orgueil. Quoi de plus actuel aussi, et qui puisse avoir plus d'efficace sur les âmes ? Nietzsche, en effet, nous conduit au bord d'un abîme où nous n'avons plus le choix qu'entre deux appels, celui du gouffre où gît le Néant et celui du ciel où Dieu nous attend. N'est-ce pas un tel choix qui se pose aux philosophes d'aujourd'hui ? Engagé comme il l'est, dans notre époque, avec sa foi et son amour, Thibon apporte la réponse chrétienne aux doctrines existentialistes du non-sens et du désespoir.
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Thibon *parle* parce qu'il *croit --* et c'est pour rappeler que le chrétien n'a pas à opposer l'essence à l'existence, ni la vie à la mort, car l'Essence qui lui sert de modèle possède le plus haut degré d'existence et la loi qui le guide est tout ensemble une Personne souverainement vivante et infiniment aimante. Ainsi se trouve dénoué le problème que l'immoralisme existentialiste essaie vainement de résoudre, car la solution n'est pas humaine, elle est divine.
Thibon n'en ressent pas moins les inquiétudes qui poignent aujourd'hui tant d'esprits, et son œuvre ne cesse de toucher au cœur même de nos incertitudes -- des livres comme *Notre regard qui manque à la lumière, Vous serez comme des dieux*, ce « mythe symbolique » où il a donné le meilleur de lui-même, n'en témoignent-ils pas ? C'est aux nécessités profondes de la vie spirituelle, à ce que celle-ci comporte de *tragique* que répond la sagesse thibonienne, -- cette sagesse dont on a pu dire qu' « elle apaise dans la mesure où elle a été plus troublée ». Lorsque Thibon essaie de dégager ce qu'il y a d'essentiel dans son œuvre, ne nous confie-t-il pas qu'il a toujours été attiré par le côté « nocturne », incréé de Dieu ? Ce qu'il entend par là, c'est qu'en ce qui concerne le divin, il s'est toujours méfié des créations humaines, « trop humaines » qu'il s'agisse d'idées, d'images, avec toutes les fausses certitudes et tous les fanatismes qui s'y rattachent. «* Je suis l'homme de la voie négative *» dit-il encore. Et s'il s'est attaché à défendre les valeurs traditionnelles, c'est dans la mesure où elles assurent à l'homme assez de richesse et de densité naturelles pour qu'il puisse accéder aux valeurs suprêmes et irréversibles, car, ajoute-t-il, « le vertige d'en-haut présuppose l'équilibre d'en-bas ».
« Il y a dans ce monde assez de finalité, d'ordre et de clarté pour nous prouver que Dieu existe, a-t-il écrit en une page mémorable du *Pain de chaque jour.* Mais il y a aussi assez de chaos, de gaspillage et de ténèbres pour nous prouver que Dieu est ineffable. La transparence de l'univers à la raison humaine manifeste l'immanence de Dieu ; son opacité manifeste la transcendance de Dieu. On sent que le monde est régi par Quelqu'un qui nous ressemble et qui, en même temps, nous déborde à l'infini. Le spectacle de la Création justifie la raison et exclut le rationalisme : pour qui le regarde avec des yeux purs, il révèle le Dieu de la théologie chrétienne. »
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C'est dans la même ligne que Thibon s'oppose aux idéologies religieuses qui offensent et prostituent le mystère et c'est par respect du mystère qu'il a essayé de voir clair aussi loin que notre regard peut aller. Il a toujours senti, de façon douloureuse, que l'accès à l'invariant divin, qui est ineffable et gratuit, doit reposer sur le respect des invariants naturels qui, eux, peuvent être définis, et dont la survie dépend de notre attention et de notre effort.
C'est en Simone Weil que Gustave Thibon a trouvé la synthèse de l'un et de l'autre -- car si nous devons à Thibon la révélation de Simone Weil, de cet « être inconnu et pour ainsi dire tombé du ciel », qui partagea un moment son existence à Saint-Marcel d'Ardèche, avec qui il a gratté la terre, rompu le pain, avant qu'elle ne lui laissât en partant les onze cahiers dont il a extrait, classé, préfacé les fragments qui composent la *Pesanteur et la Grâce* -- si, dis-je -- et l'on ne saurait jamais trop le redire -- nous lui devons Simone Weil, que ne lui doit-il pas en retour et que n'a-t-il pas reçu d'elle ? L'un et l'autre pensaient, au reste, que devant ce globe terrestre, vidé, souillé, « la renaissance ne pouvait venir que du passé seul, si nous l'aimons ». Aussi voudrais-je, pour finir, citer l'admirable lettre sur la nature de ce monde que Gustave Thibon adressa en Amérique à celle dont il avait senti la grandeur unique et guidé l'effort vers le transcendant et l'éternel :
« Il faut bien, lui écrivit-il, que ce monde transitoire, où nous avons le double devoir d'accepter la vie tant qu'elle dure et de consentir à la mort quand elle vient, soit mêlé de bien et de mal. Car s'il n'était que mal, comment consentirions-nous à vivre ? Et s'il n'était que bien, comment nous résignerions-nous à mourir ? Rien d'absolu ne peut exister dans ce qui passe et c'est pourquoi là où sont le bien et le mal purs, là aussi est l'éternité. Il est impossible à l'homme de vivre matériellement et spirituellement, il lui est même impossible de connaître et d'aimer Dieu sans le mensonge social. Toute révolte, toute anarchie mène à un nouveau conformisme, en général pire que celui qu'on a détruit (l'histoire moderne est assez éloquente à cet égard)... Il s'agit donc, non pas de rêver ou de poursuivre une pureté impossible, mais de reconnaître et de défendre la forme de société la moins impure : celle qui n'étouffe pas toute liberté, toute pureté intérieure, une gaine sociale, avec des pores par où le divin puisse pénétrer jusqu'aux âmes.
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Et c'est là qu'on mesure la nécessité et la bienfaisance de l'Église. Sans doute en même temps que société humaine, elle regorge de pharisaïsmes et d'impuretés : elle fait encore trop belle la part de César, car ce qu'elle appelle Dieu n'est que trop souvent le masque de César ; mais elle permet tout de même de rendre à Dieu un peu de ce qui est à Dieu. Hors d'elle, tout va à César... »
Ce fut là le dernier échange de Gustave Thibon avec Simone Weil...
Puisse aujourd'hui son message se frayer de nouvelles voies dans un monde qui en a tant besoin...
Henri MASSIS.
de l'Académie française
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### L'un des lépreux de la frontière samaritaine
par Alexis CURVERS
Le grand écrivain belge Alexis CURVERS apporte sa collaboration à la revue « Itinéraires » : c'est pour nous un événement, un renfort, une grande joie. Nos lecteurs savent déjà qui est Alexis Curvers, et comment il s'est placé à la pointe du combat pour la défense de Pie XII (voir notre numéro 88). Voici cette fois un autre aspect de son talent : c'est le merveilleux conteur qui inaugure se collaboration à « Itinéraires » par un récit des temps évangéliques.
José de Broucker, qui a vu et vanté en PAX un « effort de pensée cohérent et conséquent », proclame d'autre part, comme on le sait, qu'il lit Alexis Curvers « avec dégoût ». Ce serait la meilleure recommandation, s'il en était besoin pour Alexis Curvers.
J. M.
JE N'EN REVIENS PAS. C'est à ne pas croire. Voilà comment ça s'est passé.
Nous faisions notre tournée comme d'habitude, tous les dix, le long de la frontière. Il faut vous dire que c'est commode. Le pays est assez tranquille. Si l'on a des ennuis d'un côté, on file de l'autre en vitesse, et on peut toujours dire qu'on s'est trompé de chemin. D'ailleurs, les gens d'ici ferment volontiers les yeux. Ils sont tous plus ou moins contrebandiers. J'ai remarqué qu'autour des frontières les gens sont plus intelligents. Ils ne demandent pas d'explications. Ils comprennent la vie.
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La journée ne s'annonçait pas bonne. Un peu découragés d'avance, nous nous tenions près de l'entrée du village, à bonne distance pourtant de toute habitation, et prêts à crier : « Impur ! impur ! » comme le Lévitique nous prescrit de le faire à l'approche des êtres humains. Il est rare que nous ayons à nous signaler de la sorte. Les êtres humains ne nous approchent guère. Nos robes déchirées, nos têtes hirsutes, nos mains en lambeaux, nos gueules de squelettes enfarinés suffisent à les éloigner. Et puis, les villageois ont fini par nous connaître. Notre présence les gêne peu. Par accord tacite, ils nous abandonnent ce petit terrain où nous campons à l'écart, mais d'où nous apercevons à temps les voyageurs et les pèlerins qui arrivent par la route. Nous attendions précisément les premiers qui se présenteraient, pour nous jeter au-devant d'eux en brandissant nos cliquettes et nos sébiles, à ce dernier coude de la route où ils ne peuvent plus nous éviter ni, par conséquent, nous refuser l'aumône. Ce n'est certes pas pour les avertir que nous crions alors de toutes nos forces : « Impur ! impur ! », mais bien pour les épouvanter, la frayeur rendant les hommes plus généreux que la pitié. Ce matin, il ne s'était encore montré personne.
Nous avions entendu parler de ce Jésus de Nazareth qui, depuis quelque temps, erre aussi dans le pays avec sa petite troupe. On leur a conseillé de déguerpir. Il paraît qu'ils hésitent. On raconte qu'ils risquent de grands ennuis s'ils retournent à Jérusalem. Et la traversée de la Samarie n'est pas une plaisanterie : ils y coucheront à la belle étoile, pour peu que les Samaritains devinent le but de leur voyage. D'autre part, ils se font mal voir ici, en Galilée, où le Maître a eu des mots un peu durs pour les gens de Corozaïn, de Bethsaïde et de Capharnaüm. Nous savons bien que ces villes sans cœur n'ont eu que ce qu'elles méritent, mais tout de même : de là à les mettre plus bas que Tyr, que Sidon et que Sodome !... Un peu dur. Quant à ses amis d'enfance de Nazareth, il les a tellement vexés qu'ils ont failli le pousser dans un précipice. Il leur a glissé entre les mains, de justesse.
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Bref, ce Jésus et ses compagnons ne sont pas dans une situation très différente de la nôtre : indésirables ici et là, escortés partout d'une réputation discutée, sujets de tracas pour les autorités, va-nu-pieds qui, entre deux bombances, n'ont ni feu ni lieu ni, bien entendu, de moyens d'existence, on comprend qu'ils traînaillent volontiers comme nous, à la sauvette, sur les bords des frontières. C'est encore une chance qu'ils ne soient pas lépreux. Personne ne sait ce que c'est qu'être lépreux. Sauf peut-être Lui.
Et voilà que ce matin, dans le grand silence, tout à coup une douzaine d'hommes apparaissent au tournant de la route. Nous avons tout de suite pensé : ce sont eux. Et nous nous sommes levés et avancés à leur rencontre, mais sans nous livrer à nos manifestations coutumières. Nous sentions que les plaies étalées, les grimaces, les hurlements, cette fois, c'était inutile. Nous avons marché comme des hommes. Et, debout en face du Maître, nous avons dit simplement : « Ô Jésus ! ô Maître ! Aie pitié de nous. » Ce n'était encore qu'une façon de demander l'aumône, mais avec dignité. Et, comme, non plus pour la frime mais par respect, nous nous étions arrêtés à la distance réglementaire, c'est Lui qui est venu vers nous. Je ne me rappelais pas qu'un visage d'homme, vu de près, pouvait être si beau.
Il ne nous a regardés qu'un moment. Et c'est dans ce moment qu'a eu lieu, je crois, le miracle décisif. Il ne s'est pas apitoyé, il ne nous a pas consolés, il ne nous a pas imposé les mains, il n'a pas prié, il ne nous a rien donné, rien fait ni rien dit que seulement, soudainement et presque sèchement : « Allez, montrez-vous aux prêtres. » Aucune fausse note dans sa voix. Aucune mise en scène, aucune simagrée. Et nous sommes partis comme il nous l'ordonnait, sans insister ni répondre.
Oh ! nous connaissons la musique. Que de gens nous ont envoyés aux prêtres ! Autant dire au diable. « Voyez un médecin », « ayez du courage » « on vous écrira » : pour ceux qui implorent, la réponse est toujours la même. Cette fois-ci pourtant, elle était nouvelle. Sous le regard qui l'accompagnait et nous pénétrait, nous éclairait, nous étions déjà redevenus des hommes.
Des hommes, plus la lèpre. Elle était toujours là, mais comme déracinée du fond de nos âmes : plutôt accrochée à nous comme un talisman maléfique, qui ne vaut qu'autant qu'on y pense. Nous pouvions la surmonter, presque la conjurer. Mais non la nier. Elle était sans remède. C'est pourquoi nous étions perplexes, partagés entre le saisissement et la déception, tandis que nous cheminions dans la montagne avec obéissance, pour aller aux prêtres. Nous étions repris par la solitude. Qu'allions-nous faire, au juste, chez les prêtres ? Et comment serions-nous reçus ? Un vague espoir nous entraînait.
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Le lépreux qui marchait à mon côté me toucha brusquement le bras et je tournai les yeux vers lui. En général, nous évitions de nous regarder l'un l'autre, par une sorte de politesse comme il s'en invente au sein de toutes les confréries, fût-ce les plus misérables. Je m'étais trompé. Mon voisin n'était pas un lépreux. C'était un bel homme dans la force de l'âge, aux cheveux bouclés, au visage ferme et bien en chair. Il me considérait fixement, avec un air de stupeur où je démêlai de la curiosité déplacée.
-- Qui es-tu, étranger, m'écriai-je, pour oser me toucher et me dévisager ainsi ?
Il se nomma, et ce fut mon tour de l'examiner sans d'abord le reconnaître, puis d'examiner nos autres compagnons avec un étonnement, presque avec un effroi qui bientôt nous gagnèrent tous de proche en proche. Quelques-uns poussèrent un cri, qui se répercuta étrangement dans la montagne. Plusieurs s'étreignaient les membres, ou caressaient timidement, émerveillés, la joue ou l'épaule d'un compagnon, dont à leur tour ils invoquaient le témoignage. Non, nous ne rêvions pas. Même nos vêtements retrouvaient sur nous forme humaine. Jetant là béquilles, chapeaux jaunes et cliquettes, nous nous ruâmes comme des fous vers un petit lac qu'un torrent formait au bord de la route, et tous, penchés sur l'eau pure, nous contemplâmes à loisir, chacun pour soi, le visage que le malheur nous avait si longtemps dérobé et qu'une grâce divine nous rendait intact, dégagé de son masque horrible, et tel que nos mères seules l'imaginaient encore quand elles se souvenaient de nous. Pourtant, le regard qui d'abord avait percé le masque et découvert, interrogé, aimé notre vrai visage avec assez de force pour le réveiller et le délivrer de la nuit, ce regard-là ne s'était posé qu'un instant sur nous, tranquillement, avec plus de foi que n'en avaient gardé nos mères elles-mêmes depuis qu'elles s'étaient détournées de nous.
Il y avait dans notre bande un Samaritain. Ce fut lui qui se redressa le premier et s'écria :
-- C'est Lui ! C'est ce Jésus ! Courons vite le remercier !
Le plus âgé d'entre nous, ayant réfléchi, n'approuva point ce projet.
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Nos actions de grâce, dit-il, ne serviraient qu'à importuner ce Juste qui, pour nous révéler notre guérison, a attendu que nous fussions hors de sa vue. Laissons-le continuer en paix sa route, et faisons de même.
-- Ne comprenez-vous pas, répliqua le Samaritain, que c'était de sa part un surcroît de délicatesse ? Il a voulu nous épargner un miracle public, l'attendrissement indiscret de la foule, les mensonges d'une scène édifiante. Mais, après tout, c'est un homme comme nous. Un pauvre type, dans le fond. Il se sent peut-être aussi seul, aussi mal aimé que nous. Un remerciement fait toujours plaisir. Nous lui devons bien cela : l'offrande de notre premier sourire !
Nous ne bougions pas. Les Samaritains ne font rien comme tout le monde, mais ils ont de la suite dans les idées. Celui-ci nous tourna le dos et rebroussa chemin sans un mot de plus, bondissant comme un jeune garçon par-dessus les obstacles, arrachant au vol des rameaux et des palmes qu'il agitait en l'air pour acclamer Dieu et nous attirer à sa suite.
-- C'est peine perdue, dit l'un de nous en haussant les épaules. Il arrivera trop tard. Jésus et les siens doivent être déjà loin. Qui sait seulement où ils allaient ?
Nous savions très bien, au contraire, que le Samaritain porté par l'amour rejoindrait Jésus sans tarder, qu'il avait meilleur cœur que nous, et qu'il avait raison. C'est nous qui étions fatigués et tièdes, empêtrés déjà dans de petits projets et de petits calculs. Il s'agissait de recommencer à vivre. Nous n'avions même plus envie d'aller nous présenter aux prêtres. A quoi bon ?
Nous nous étions remis en marche, et le plus instruit d'entre nous entreprit de nous raconter l'histoire de Naaman le Syrien -- comment le prophète Élisée l'avait guéri de la lèpre en le plongeant dans les eaux du Jourdain, et n'avait rien accepté en récompense ; mais, Giézi, serviteur d'Élisée, détourna à son profit les présents de Naaman, et le prophète l'en punit par cette malédiction : « La lèpre de Naaman s'attachera à toi et à ta postérité pour toujours. » Et Giézi sortit de la présence d'Élisée avec une lèpre blanche comme la neige.
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Cette histoire nous révolta. En même temps elle faisait ressortir la bonté de Jésus, qui nous avait sauvés sans exercer de représailles contre personne. Ce n'était pas un prophète comme les autres. Sa puissance n'éclatait pas tour à tour dans le bien et dans le mal, mais seulement dans le bien, dans la miséricorde. Nous étions tous de grands pécheurs. Or, il n'avait rien exigé de nous, n'avait posé aucune condition. Cependant nous avions peur. Indépendamment des intentions de Jésus, le miracle nous plaçait dans un état d'anomalie incertaine et dangereuse, où toutes les surprises et tous les chocs en retour étaient possibles. Nos familles nous avaient depuis longtemps abandonnés. Nous tremblions pourtant qu'elles ne fussent exposées à payer pour nous, en vertu de quelque justice aveugle et parcimonieuse. Nous étions habitués à un monde où rien ne se donne pour rien.
Et ce fut cette considération de nos familles qui nous dissuada tout à fait de mêler imprudemment les prêtres à notre affaire. Celui d'entre nous qui était versé dans les Écritures nous dit que la recommandation de Jésus n'était que de pure formalité, parce que, selon la loi, le traitement de la lèpre appartient aux prêtres. En nous adressant à eux, Jésus marquait donc le souci qu'il avait de ne pas empiéter sur leur ministère et de ménager leur susceptibilité. Mais il n'attachait pas plus d'importance que nous à leur intervention. Celle-ci en tout cas ne rimait plus à rien, sauf à amener des enquêtes et des complications qui finiraient par inquiéter tout le monde et Jésus lui-même, contre qui le clergé officiel ne désarmait pas. Nous servirions mieux sa cause en évitant de le compromettre et en gardant le silence.
Silence qui n'aurait d'ailleurs pour nous que des avantages. Les femmes et les enfants que nous avons laissés dans nos maisons lointaines se feront montrer du doigt si les voisins apprennent que nous sommes lépreux ou, pis encore, que nous l'avons été. Quand notre mal s'était révélé incurable, nous avions quitté nos maisons un matin, avant le jour, munis seulement d'une besace et de quelques haillons, et nos femmes répandirent le bruit que nous étions partis en voyage d'affaires. On a feint de les croire. Mais cette fable et toutes les précautions dont on l'a entourée ruineraient l'honneur de nos familles aussitôt que le mensonge en serait éventé, comme il ne manquerait pas de l'être par la tapageuse inquisition des prêtres. Et de quels prêtres ? Nous ne rencontrerons ici que des archi-synagogues de campagne, ignares et timorés. Ils nous renverraient à ceux de Jérusalem, d'où la Judée entière serait bientôt informée.
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Donc, pas de prêtres. Notre savant ami nous récita les versets du Lévitique qui règlent encore la purification des lépreux. Les prêtres les tiennent sept jours en observation avant de se prononcer. S'il subsiste un doute, nouvelle épreuve de sept jours. Si enfin les lépreux sont reconnus guéris, on prend deux oiseaux, on en égorge un, on arrose l'autre tout vivant avec le sang du premier, mêlé de cèdre, de cramoisi et d'hysope, et on le lâche à travers champs. Tant pis pour l'oiseau, tant pis pour les champs. Voilà comment cela se pratique. Et voilà toute la différence : ces prêtres transfèrent le mal, Jésus seul le supprime. Et naturellement, toutes ces cérémonies sont loin d'être gratuites.
Or, justement, nous n'avons pas d'argent. La menue monnaie dont se contente un lépreux ne suffit plus dans la poche d'un homme libre. Nous nous en avisons en pénétrant dans ce village inconnu qui sera notre première halte. Nous nous dandinons dans les rues, et les passants ne s'enfuient pas. Tout est pour nous merveilleusement neuf. Les femmes reviennent de la fontaine et leurs voiles nous frôlent au passage. Les chiens parfois s'arrêtent d'aboyer. Les enfants qui jouent sur la place font autre chose que ramasser des pierres. Sur le seuil de l'auberge, les serviteurs saluent, prêts à nous accueillir. Ce serait le moment d'aller boire un verre. Mais comment entrer sans argent ? Nous revoici exclus et proscrits d'une autre manière. Le mieux sera de regagner nos foyers au plus vite. On nous félicitera sur notre bonne mine. Les voyages d'affaires ne nous auront pas enrichis, voilà tout. Nous aurions dû penser à cela. Jésus ne nous a pas laissé le temps. Nous aurions été plus sages de Le rattraper avec le Samaritain pour Lui réclamer de l'argent, ou pour Le suivre jusqu'au bout.
Alexis CURVERS.
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### L'Europe vue par les Américains
par Thomas MOLNAR
Thomas MOLNAR est né à Budapest en 1922. Américain, professeur à New York, il est l'auteur de plusieurs ouvrages en langue anglaise (dont un sur la pensée politique de Bernanos).
Sur l'Amérique contemporaine, Thomas MOLNAR a précédemment publié dans « Itinéraires » les études suivantes :
-- Le catholicisme aux États-Unis : numéro 62 d'avril 1962.
-- La pensée utopique dans le catholicisme américain : numéro 73 de mai 1933.
-- Méthodes américaines d'enseignement : numéro 78 de décembre 1933.
-- Après l'échec du mouvement « conservateur » : numéro 89 de janvier 1935.
L'Amérique, c'est la négation de l'Europe. Les raisons historiques abondent : l'Américain est celui qui a quitté le vieux continent, soit parce qu'il y fut persécuté, qu'il lui a manqué l'espoir d'y vivre dignement, qu'il aimait l'aventure ou que les espaces vierges et les « opportunities » l'attiraient.
Les nouvelles conditions, la configuration géographique, le climat, le système politique firent de l'immigrant un homme nouveau et fier de l'être. Ses enfants sont déjà des *native Americans*. Passés par l'immense creuset qu'est l'école publique, ils ne comprennent plus la langue des parents, les habitudes, la mentalité... et la nostalgie de la vieille Europe. Lorsqu'ils traversent l'océan pour visiter le pays des ancêtres... ou arrivent sur le « continent » en soldats, en libérateurs, c'est avec la curiosité du touriste plutôt qu'avec les sentiments pieux du pèlerin.
Parlant de l'Europe, les Américains se servent du mot « continent » quoique ce pays ait des dimensions tellement moins vastes que l'Amérique, mais celle-ci, même pour les générations autochtones, reste une aventure, partant une île, et surtout une expérience permanente projetée vers l'inconnu, vers l'utopie.
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L'Europe, c'est le continent, le monde qui se survit mais qui, en vérité, n'est qu'une ombre. Certains affirment que ce sentiment est tout récent, qu'il y a cinquante ans l'Amérique souffrait encore d'un complexe d'infériorité vis-à-vis de l'Europe, sa civilisation, son esprit de finesse. Puis, aime-t-on dire, survinrent les deux guerres et le jeune rejeton devait aller au secours d'une vieille civilisation décadente, agonisante : le sentiment d'infériorité céda à l'indifférence, puis à la conscience d'être plus puissant...
Mais cela me semble être une vue superficielle. Déjà Hector de Crèvecœur, noble fermier de la fin du dix-huitième siècle, distingue entre une Europe trop raffinée et trop artificielle, et sa nouvelle patrie où l'humanité a trouvé une chance de se rajeunir. Dès le début de la conscience américaine, l'Europe c'était l'épuisement, le bout du souffle, qui n'avait plus rien à dire sur une histoire qu'elle a d'ailleurs remplie de la fureur de ses guerres insensées. Tout le long du dix-neuvième siècle, la preuve fut faite aux yeux des Américains que l'Europe chassait ses meilleurs enfants qui se réfugiaient dans les bras de la Liberté dont on avait érigé la statue à l'entrée du port de New York. Des millions de gens arrivaient : des paysans de Sicile, devenus par la suite citoyens respectables ou membres de la Maffia ; des Irlandais, amenant leurs curés et leur conception du catholicisme ; les artisans allemands, diligents et travailleurs ; les fermiers scandinaves, maussades et grands buveurs ; les Juifs russes et polonais, transplantés sans étapes intermédiaires des frayeurs du ghetto dans une terre où tout devint miraculeusement possible...
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Tout ce monde fut transformé en Américains, mais tous aussi ont gardé des rancunes inconscientes. Il y a là un abcès qui ne sera jamais vidé car l'Américain, tel un enfant gâté, n'aime pas qu'on se forme du monde une idée autre que la sienne. Or, le passé est une autre idée. Bien sûr, l'Europe restera toujours la terre de la « culture » et des arts : l'Américain n'en est pas trop jaloux sous ce rapport, car là n'est pas sa vocation. Mais il reproche à l'Europe son manque d'unité -- ou bien, lorsque cette unité est en train de se faire, il s'étonne que cette unité se fasse un peu contre lui. Les Américains furent consternés lorsque l'armée française s'effondra en 1940. Mais devant une trop grande indépendance de la France ils se récrient et parlent d'une « révision déchirante ». La Grande-Bretagne est la nation-sœur la plus écoutée, la plus respectée ; pourtant, on n'hésita pas à Washington à l'humilier au moment de Suez et encore à Nassau.
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Somme toute, l'Américain admire l'Europe, la jalouse, la soupçonne et la rejette -- tout à la fois. N'oublions pas que le pays s'étend d'un océan à l'autre : sur la côte du Pacifique le monde extérieur c'est le Japon, la Chine, l'Inde ; l'écho de l'Europe y parvient à peine. Bien entendu, c'est encore la civilisation (post-) occidentale, avec plus ou moins sa structure mentale, sa technique ; mais parlez à un jeune étudiant, comme j'en ai eu maintes fois l'occasion, des beautés de Florence, de Rome, de Paris, et il écarquillera les yeux : « Comment une ville peut-elle être *belle* ? » Car la ville en Amérique ce n'est pas la cité, la terre commune avec les ancêtres et qu'on a embellie et ensanglantée sans cesse : c'est l'endroit où s'était arrêtée une vague d'immigrants, lieu d'utilité pratique qu'on quitte quand un meilleur « job » s'offre ailleurs.
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Sur la côte de l'Atlantique c'est différent : Paris n'est pas plus loin que Los Angeles, et la population est plus accueillante aux idées importées d'Europe. Mais celles-ci restent cantonnées dans les universités (et encore...), dans la conversation des personnes instruites. A un niveau plus profond, plus instinctif, on cherchera à extirper les vestiges européens.
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D'abord par la concurrence : on compte les visiteurs des musées et des concerts pour comparer les chiffres avec ceux des visiteurs du Louvre, du British Museum, des Uffizzi. (Du chiffre européen on soustrait, d'ailleurs, le nombre de visiteurs américains qu'on rajoute à celui du Metropolitan Museum ou du Musée d'Art moderne de New York.) On compare les écoles et le nombre d'enfants qui les fréquentent, les cours universitaires, la peinture nouvelle, etc., à ce que produit l'Europe dans ces domaines, et on calcule le temps nécessaire pour rattraper le retard... quand on ne se félicite pas de la supériorité déjà acquise. Sur un ton plus poli, l'Amérique imite les Russes : elle cherche à prouver sa supériorité dans tous les domaines, le système de référence étant l'Europe.
Au-delà de cette concurrence, il y a la volonté nette de rejeter l'Europe, et par là même de discréditer le passé. Aux yeux de l'immigrant -- et l'Américain ne cesse de l'être tout en se lançant vers l'avenir -- la société qu'il a créée ne se justifie que si elle est supérieure à tous égards et selon tous les critères. Le passé (partant l'Europe) est suspect. M. Sidney Hook, professeur de philosophie éminent, a écrit récemment que la monarchie, la noblesse et l'Église en Europe ont toujours été contre l'émancipation et le progrès. Jugement assez peu nuancé mais qui correspond au sentiment général. Un groupe de professeurs d'anglais de l'enseignement secondaire et des collèges votait, il y a quelques années, contre la lecture de Shakespeare dans les écoles : ce dernier, arguait-il, vivait sous la monarchie absolue. Or, la monarchie est « fasciste » par essence ; les pièces de Shakespeare reflètent donc des idées antidémocratiques. (La proposition fut rejetée par une voix de majorité.)
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*Mutatis mutandis,* les mêmes vues prévalent en ce qui concerne l'Europe d'aujourd'hui. L'Europe est l'endroit qui donne naissance à des idées néfastes -- communisme, fascisme, « élitisme » « gaullisme » -- c'est le coin de la terre qui inquiète les autres car les nations européennes n'ont pas encore adopté la « démocratie » dans toute sa « pureté ».
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Le sociologue Seymour Lipset voudrait transplanter le système scolaire américain en Angleterre pour donner le coup de grâce à une société où, dit-il, le respect traditionnel des supérieurs (« reverential society » -- comme l'appela le Tory Walter Bagehot au siècle dernier) fait obstacle au progrès. D'autres critiquent la France pour ses régimes instables et prévoient l'ère post-gaullienne où la « démocratie moderne » s'installera avec les jeunes managers dynamiques, à l'image de l'équipe de Kennedy (tel Jean-Jacques Servan-Schreiber qui avait droit à une demi-page enthousiaste dans le *New York Times* lors de sa candidature en Normandie).
En attendant que l'Europe « entre de plain pied dans le vingtième siècle », les Américains y voyagent avec un mélange indéfinissable d'humilité et de sens de supériorité. Un peu comme on rend visite au tombeau de ses grands-parents. Les réactions sont multiples mais caractéristiques : La religion de l'Amérique est *l*'*information,* aussi cherche-t-on en Europe de quoi étoffer sa causerie au retour à son *ladies' club* ou bien sa thèse de doctorat. Je me rappelle l'institutrice de Détroit qui, à Paris, voulait se renseigner, rue d'Ulm, sur la salubrité publique. Ou bien ces trois jeunes dames de Minnesota, entrevues à Delphes, qui touchaient, comme du bout des doigts « la Grèce antique ». Ou encore la dame avec sa fille dans le train entre Florence et Venise, et qui but une tasse de café à la gare afin de montrer, dit-elle, aux Italiens que tous les Américains ne médisent pas de leurs us et coutumes...
Autant de signes montrant que, d'une manière ou d'une autre, l'Américain est dépaysé en Europe : lorsqu'il l'admire (et j'en connais qui sont devenus les amants de l'Europe et y pourchassent l'idéal avec une inquiétude métaphysique), et lorsqu'il la méprise. Mais ce qui l'ennuie c'est que la vieille Europe soit une terre déjà trop chargée, trop compacte : *le zèle missionnaire, tellement ancré dans l*'*âme américaine, n'y trouve guère de moyen de pénétration.* Les Européens sont trop sceptiques, cyniques : ils ont tout vu, on ne leur raconte pas d'histoires, on a beau faire miroiter des utopies à leurs yeux... C'est l'éternel dialogue (ou plutôt, absence de dialogue) entre l'honnête *civis romanus* et l'Athénien qui se dérobe aux vertus qu'il prêche.
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Aussi les Américains préfèrent-ils s'adresser aux nations du tiers monde (et sont-ils si attachés à l'O.N.U.) qu'ils considèrent comme de « bons sauvages » ouverts aux préceptes qu'on leur verse avec le dollar. Là, tout est clair, ce sont des peuples vierges et qui font leur histoire à coups de révolutions « justifiées » : ils se décolonisent car ils se veulent libres. En Europe tout peut être remis en question : voilà le libéral et généreux de Gaulle qui a mené à bien sa décolonisation parmi les applaudissements de l'Amérique, mais qui se met à présent à prêcher l'Europe réactionnaire et à honnir les Américains, amis de l'humanité !
S'il y a, aux yeux des Européens, une « Amérique insolite » il y a, dans le jugement des Américains, une « Europe inquiétante » qui les confond, les rend perplexes. L'Europe unie, bien que rivale économiquement, serait, sur le plan personnel, plus rassurante ; mais que faire d'un si petit bout de terre, et tellement fragmentée, qui a tant de fois bouleversé l'histoire et qui, cependant, refuse de se ranger ? Devant cette Europe récalcitrante deux attitudes sont possibles (en plus des complexes infériorité-supériorité, déjà esquissés).
Celle, rare, de l'admiration sans bornes. Vers la trentaine, l'Américain intelligent et sensitif se sent soudain « triché » par la civilisation de masse qui l'entoure : publicité tapageuse, mode de vie conditionné par des slogans creux, puritanisme omniprésent qui étouffe ou déforme la spontanéité et la pensée originale. Alors il se rebelle et se réfugie dans ce que je préfère appeler « l'émigration intérieure » : il tourne le dos à son *background,* devient communiste, beatnik ou catholique, et s'accroche aux valeurs dites européennes. C'est un peu le Homer Thrace du film « Jamais le dimanche » si subtilement joué par Jules Dassin, israélite de Brooklyn. Le rebelle ne peut plus se détacher de Paris, de Rome, de telle île grecque, il se fait le troubadour d'un chant qui ne résonne que sur les pavés des ruelles de Tolède ou de Florence. En son Amérique natale il est dès lors dépaysé : communiste, catholique ou beatnik, son vocabulaire se ressent d'une réalité étrangère, sa passion déborde les cadres de la bienséance protestante, son style choque les automates humains des *suburbs.*
Beaucoup d'écrivains et d'artistes appartiennent à ce groupe dont le plus célèbre fut celui, après la Grande Guerre, de la *lost generation* : Hemingway, Fitzgerald, Dos Passos, Cummings, Malcolm Cowley, etc. Plus tard, ils rentrèrent tous ; mais leur migration est recommencée par d'autres, car la soif reste : vivre au contact d'une humanité ni meilleure ni pire, mais plus chaudement humaine, plus éprouvée, ayant davantage souffert et compris.
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Cela est, bien entendu, une attitude de minorité. L'immense masse des Américains, elle, se détache chaque jour davantage de l'Europe. Au premier abord on serait persuadé du contraire : les slogans nous bourrent l'oreille d'entente internationale, d'amitié des peuples, d'interdépendance ; le nombre de ceux qui font « le grand tour » en Europe augmente sans cesse ; les écoles justifient l'enseignement des langues étrangères par la nécessité de se comprendre entre nations.
Et pourtant : depuis 1921 des lois strictes limitent l'immigration ; depuis 1917, première intervention des États-Unis dans un conflit européen, les Américains deviennent chaque année plus conscients de ce qu'ils constituent une nation ; depuis 1945 la plus grande puissance du monde. La velléité de missionnaire les empêche d'affirmer leur égoïsme sacré à haute voix ; en vérité, l'étranger leur est profondément indifférent et, du sommet de leur nouvelle gloire, leur paraît *inférieur.*
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Il y a ici un mouvement en deux sens inverses, qu'on peut comprendre à partir d'exemples historiques. La société américaine est riche, elle se permet le luxe à tous les niveaux et de toutes les sortes : dans les vêtements, dans la décoration des maisons, dans le confort, dans les voyages, dans la curiosité de l'étranger. La « sophistication » croissante lui fait découvrir tout ce par quoi l'Europe peut contribuer à son bien-être, au raffinement de son goût, à sa culture, à l'élargissement de son horizon. Mais cette abondance même signale à l'Américain qu'il est plus puissant que les autres, et qu'en somme l'ouvrier européen ou japonais, celui de Hong-Kong et du Brésil, travaillent pour lui.
Alors sa conscience en est transformée comme celle de l'habitant du Latium qui se voyait graduellement hissé au sommet d'un empire universel. Le G.I. américain, comme son ancêtre, le légionnaire romain, est partout, de Dharan à Saigon et à Berlin ; ce serait un contresens historique qu'il ne se sentit un peu le maître, nouveau colonisateur (le terme est, bien sûr, tabou) d'un monde nouveau.
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Essayons de regarder l'Europe avec son optique. Le « continent » est rapetissé, exigu, battu. (Comment la France, un si petit pays, peut-elle avoir plus de quatre-vingts départements ? m'a demandé un jour une de mes étudiantes.) Il peut encore se débattre, éventuellement créer une sorte de tempête dans une tasse de thé. Mais l'Europe a terminé son rôle dans l'histoire. (La philosophie grecque et classique a fait faillite, enseignent les professeurs de Fordham, la plus grande université catholique. La vocation de l'Amérique c'est de la remplacer par la *technique,* négligée par les Grecs et les Européens, car la technique est adaptable aux problèmes de l'humanité entière...)
Seulement, il y a une autre Europe, celle des Russes. Les Français, les Italiens, les Anglais y pensent peu, considérant la présence russe chez leurs frères hongrois, polonais et baltes comme une occupation provisoire. Vue de l'Amérique, cette présence est *définitive* car la Russie, communiste ou non, est une « grande puissance » la seule que les États-Unis reconnaissent et respectent comme telle. La volonté russe de dominer la moitié de l'Europe est aussi forte que la volonté américaine dans d'autres parties du monde. Entre ces deux volontés impériales l'Europe, ou ce qui en reste, est une entité turbulente mais somme toute de peu de poids. Dans le champ de vision américain, elle n'est qu'un « area of conflict » un « theatre of operations » possible.
L'Européen, surtout l'intellectuel, jouit d'un très grand prestige auprès des Américains. Le visiteur, surtout français, est enveloppé d'une admiration flatteuse, et des centaines de groupes d'études à travers le pays veulent savoir ce qu'il pense des États-Unis, de ses femmes, de ses mœurs, de sa politique étrangère. Dans les écoles la langue française a un *snob-appeal* incontestable, le « continental accent » et les « continental manners » facilitent l'entrée dans la bonne société, sans parler du « succès » auprès des femmes.
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Cependant, les États-Unis sont arrivés à « l'âge adulte » et ils ont goûté aux attraits du pouvoir. C'est un breuvage fort et qui s'impose vite, même au palais le plus fruste. Le champ d'action de ce pouvoir est vaste, il a été défini par le président Roosevelt comme le monde entier, un pouvoir partagé tout au plus avec les Russes et les Chinois. Entre temps, le centre de gravité du pays -- celui du développement économique, de la densité de la population -- se déplace vers l'ouest. Demain, la Californie sera l'État le plus riche et le plus peuplé ; demain aussi les perspectives asiatiques l'emporteront sur les perspectives européennes.
Dans ces conditions, d'alliée, l'Europe pourra devenir un jour adversaire -- si elle n'accepte pas un rôle dépendant. De toute façon, le peuple américain ne doit plus rien au « continent » il organise sa vie, pense ses problèmes et projette ses ambitions comme si l'Europe n'existait pas. Tandis que l'intelligentsia européenne, de droite et de gauche, se demande anxieusement s'il lui sera possible de sauvegarder sa tradition et sa culture contre une américanisation apparemment irrésistible, l'Américain fait bon accueil à tout ce qui débarque sur ses côtes, d'Albert Einstein à Mona Lisa. C'est sans doute qu'il a besoin de s'enrichir dans des domaines jusqu'ici négligés ; mais c'est aussi parce qu'il se sent fort, inattaquable, expansionniste. L'Amérique possède en ce moment cette substance dure (et irritante) dont sont faites les grandes puissances et les grandes aventures. Sa peau de chagrin n'est pas près de se rétrécir.
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L'Europe occupera donc un coin toujours plus petit dans son champ visuel. La fraternité, les visites, les échanges resteront, augmenteront même. Mais l'Amérique sera de plus en plus impatiente à l'égard d'une Europe conduisant le char de sa propre destinée, de sa propre politique.
Dans sa volonté profonde, l'Amérique imagine déjà une Europe qui n'est pas encore, qui ne sera peut-être jamais. Une Europe somme toute américaine, comme la montrent les prises de vue du magazine *Time :* des super-marchés, des gratte-ciel, des autostrades, des aéroports à l'architecture audacieuse -- et un style de vie qui s'y adapte. Quand l'Amérique regarde le monde, il en est déjà transformé...
Thomas MOLNAR.
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### L'équivoque de Spartacus
par Jean-Baptiste MORVAN
IL M'ARRIVA UN JOUR d'entendre quelqu'un s'étonner de ce que l'Église n'ait pas formellement pris parti contre l'esclavage, et de ce que saint Thomas d'Aquin paraisse l'admettre. Mon interlocuteur n'y mettant aucune intention polémique ou malveillante, je ne me suis pas piqué au jeu, et j'ai négligé de compléter sur ce point ma connaissance malheureusement insuffisante du grand Docteur. Mais il m'arrive souvent de repenser à l'esclavage, et aussi à l'étonnement scandalisé que bien des gens affichent quand l'Église « ne prend pas parti » quand elle semble, dans une situation pénible, « en prendre son parti ». A propos du « Vicaire », je me suis amusé à élaborer une sorte de roman de pseudo-anticipation, et j'imaginais, à la suite de quelques bouleversements européens, un nouveau national-socialisme (« deshitlérisé » comme d'autres se sont provisoirement « déstalinisés ») mettant le Saint-Siège en accusation : « Quoi ! diraient ces épigones du nazisme, Pie XII n'a pas trouvé un mot pour stigmatiser la destruction toute gratuite de Dresde, avec ses 135.000 victimes ? Jean XXIII n'a lancé aucun anathème contre ces Congolais théoriquement christianisés de la « force publique » qui ont conçu le viol et la tuerie comme le plus bel ornement de leur libération ?... » Je pourrais inventer bien d'autres griefs ; j'aime assez ce « renversement du pour au contre » poussé jusqu'à l'absurdité. Il est même nécessaire. Les louanges décernées à Jean XXIII ont suggéré à beaucoup des réactions trop nerveuses. Cela me rappelle une histoire de l'avant-guerre.
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Un agriculteur de droite, souvent qualifié de nazi par les antifascistes vigilants du terroir, découvrit un beau matin une croix gammée peinte au goudron sur un battant de sa porte charretière ; furieux, il fit venir un peintre, lui demanda de régulariser artistiquement l'emblème et d'en figurer un semblable sur chaque porte de la propriété. C'est une histoire absurde, mais dont chacun peut faire son profit. Deviendrons-nous les ennemis de Rome parce qu'on nous serine que Rome représente tout le contraire de ce que nous sommes ? Nous demandons un temps de réflexion avant d'endosser le costume qu'on serait trop heureux de nous voir revêtir.
Les docteurs de l'Église et les Papes ne sont pas des journalistes chargés de nous fournir un anathème chaque matin avec les croissants et le café-crème. Il fut un temps où l'excommunication et la bénédiction fonctionnaient avec une fréquence qui touchait au ridicule ; encore les princes médiévaux pouvaient-ils être considérés comme plus personnellement responsables des actes politiques scandaleux ; de nos jours il faudrait que les sanctions soient collectives. On peut penser qu'en 1945 la majorité des États auraient été mise en interdit. Du reste, si l'on souhaite que les Pontifes frappent les chefs, c'est en vertu du désir obscur de voir blanchir par la même occasion les masses -- les masses désormais sacrées, auxquelles on est intégré. L'argument qui prétend que les Papes sont restés silencieux devant certaines horreurs « parce qu'ils en avaient pris leur parti » est un argument illusoire. Que signifie « en prendre son parti » ? Cette formule équivoque servirait tout aussi bien à attaquer Pascal ; à ce compte, en effet, il « prenait son parti » du péché originel quand il méditait sur la politique ! Les scandales de toutes les terreurs ne sont pas faits que de la frénésie des chefs ; ils renferment aussi toutes les omissions, les acceptations et les torpeurs. Alors quoi ? répéter tous les jours la même condamnation ? Mais au fait que signifie dans le monde actuel le mot de « condamnation » ? Quelles fibres touche-t-il encore ? Ce serait, dit-on, une mise en garde... Plaisantes mises en garde que celles d'un Pape, adressées à la conscience de disciples de Lüdendorf, athées casqués, ou d'ennemis héréditaires de la Papauté, ou de sauvages complets ! Quant aux chrétiens : « Ils ont Moïse et les Prophètes, qu'ils les écoutent » disait déjà l'Évangile à ceux qui trouvent que Dieu n'en fait jamais assez.
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Cependant, si les camps de concentration paraissent plus graves que les pilonnages aériens, reconnaissons que ce n'est pas simplement pour une statistique comparative des victimes ou en vertu d'un parti pris qui distinguerait entre les bons morts et les mauvais morts. Je veux le croire toutefois. La présence de ces camps constituait une réédition aggravée de l'esclavage. L'esclavage, mot affreux : mais il faut aller plus loin que le mot, ne pas en faire une étiquette réservée à tel ou tel peuple, à tel ou tel tyran. Il est l'exemple même du mot qu'on se doit d'approfondir ; il y en a bien d'autres qui gagneraient à être élucidés d'après des méthodes analogues. Ce n'est pas aux mots que nous livrons bataille.
Chaque société produit, secrète son esclavage comme elle secrète sa guerre. Les sociétés enfantines elles-mêmes, en qui déjà La Bruyère observait finement des embryons d'États, ont leurs inférieurs, leurs souffre-douleurs, leurs « pauvres types ». L'esclavage commence avec ce mot-là. La pitié qui n'a pas le temps ou l'occasion de soulager le souffrant se mue en mépris par des transitions subtiles. Il y a des crises d'esclavagisme qui sont comme les fièvres quartes de la société. « Il y aura toujours des pauvres parmi vous. » La servitude guette les « irrécupérables » ; il est facile d'accabler de cette responsabilité les êtres supérieurs : mais si l'on considère le rythme violent de la vie, l'imperfection de tout esprit qui ne permet pas couramment de devenir un saint Vincent de Paul, alors on comprend qu'une certaine passivité amorphe des inférieurs irrite rapidement. Réaction nerveuse, épidermique, sans doute ; mais il est nécessaire de voir que c'est la réaction première. Un optimisme illusoire prétendra que la bienveillance est naturelle, que l'hostilité méprisante et impatiente est un accident. Hélas ! Le Blanc trouve que la peau du Noir sent mauvais, et cette prévention, le Noir la lui rend bien... Ce qui, après tout, est sans doute vrai si l'un et l'autre sont mal lavés. Mais quand ce ne serait qu'une illusion, il faudrait encore énormément de philosophie pour s'en débarrasser. Le M. de Sottenville de Molière dit à un homme à jeun : « Retirez-vous, vous puez le vin. » Multipliez M. de Sottenville -- il est naturellement légion -- et vous aurez une de ces convictions collectives que toutes les prières des Saints et les conseils des anges ne peuvent que lentement entamer. La philosophie du monde n'est pas un fort bon remède.
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Le XVIII^e^ siècle était philosophe, la ville de Paris était la plus philosophe du monde ; il suffit pourtant de lire Restif de La Bretonne pour découvrir les zones de l'esclavage virtuel, l'existence latente d'un statut servile, et d'une mentalité servile infiniment plus angoissante que les cas de servage rustique subsistant dans des provinces frontières d'annexion récente : la prostitution, dont le Palais-Royal était le centre, les errants et les déclassés bons à tout oser ou à tout subir. Il y a une solidarité du lupanar et de l'ergastule. L'épicurisme théorique du temps, dont nous ne sommes pas débarrassés, restait fort loin de la question. En considérant plus généralement encore le panorama de l'histoire, on voit certains peuples, à la suite de guerres ou d'exodes, atteints d'une sorte d'infantilisme. C'est peut-être là une des clefs du paradoxe apparent des sociétés antiques, avec leurs masses serviles. On ne tuait plus les vaincus, mais une sorte de paternité dure des vainqueurs succédait à l'hostilité armée : coexistence des maîtres sûrs de la justice de leur tutelle, et d'éternels enfants qui ne songeaient même pas à la révolte.
Car la première solution qu'on envisage, c'est celle de Spartacus, les esclaves s'emparant des glaives, le bruit triomphal des chaînes brisées. On a écrit, ces dernières années, avec de visibles arrière-pensées marxistes, un roman fort peu historique sur Spartacus. Son exemple est à peu près unique dans l'antiquité et s'explique par le fait que Spartacus et ses premiers compagnons étaient des gladiateurs. En fait, la révolte des esclaves est un mythe assez dérisoire en ce sens qu'elle témoigne d'une conception toujours servile du problème et tend à recréer l'esclavage pour les anciens maîtres vaincus. Quand un sous-prolétariat en état d'infériorité quasi-servile « relève la tête », il pense son relèvement en des termes d'esclavage renversé. Les paysans bretons de la révolte dite « des Bonnets Rouges » prétendaient exiger des mariages entre filles nobles et paysans -- et non pas seulement obtenir que ces unions devinssent permises. Je n'insisterai pas sur l'exemple de la révolution congolaise. D'ailleurs les masses tombées dans un état d'infériorité pour des raisons multiples, souvent séculaires et parfois accidentelles, n'entrent en révolte que si elles sont mobilisées de l'extérieur. Les sous-prolétariats ne commencent guère l'émeute que quand les carottes sont déjà cuites ; encore faut-il souvent qu'on les paye. Les « Bonnets Rouges » de Cornouaille étaient manœuvrés par un aventurier à la solde de la Hollande, et les premières grandes « journées » de la Révolution française révèlent le même genre de spontanéité. Les améliorations du sort des « esclaves » quand elles ont vraiment lieu, sont dues, au bout de quelque temps, non à la révolte elle-même, mais à l'action efficace de quelque poigne organisatrice.
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L'esclavage est un processus d'abolition, de décrépitude, de dissolution de la nature humaine supérieure. En réfléchissant, on peut éprouver des doutes sur la cohérence logique de l'abolition d'une abolition, sur cette homéopathie qui prétend guérir un désordre continu par un désordre explosif. Faut-il croire à l'accès de fièvre salutaire ? Défions-nous des comparaisons. Si César sort de l'agitation de Catilina et de Clodius, et Napoléon de celle du jacobinisme, c'est parce qu'ils n'ont jamais profondément été nihilistes ou démocrates, et qu'ils ont amené à la résolution brutale d'une crise leurs conceptions antérieures, des conceptions d'héritier et d'historien, cristallisées, condensées jusqu'à l'efficacité dangereuse. Ces cures chirurgicales paraissent grandioses, après coup, à de faux métaphysiciens confortablement assis, que les morts assoupis dans l'éternel repos ne viendront pas tourmenter de leurs protestations. Les esprits moins doués pour l'abstraction sereine chercheront, d'une façon inlassable et continue, les lois salutaires, la doctrine dont on peut user pour circonscrire, réduire, atténuer et transformer l'état servile toujours renaissant en quelque endroit.
C'est peut-être pourquoi l'Église naissante n'a pas brandi le drapeau de Spartacus, qui aurait immanquablement abouti à un pieux génocide. Dire qu'il n'y a plus ni esclaves ni hommes libres séparés dans l'Église, ne signifie pas que l'Église soit la propriété des seuls esclaves. L'Église eût pu décréter aussi bien l'abolition de la guerre ; les Francs, les Goths, les Huns eussent été sans doute très sensibles à ses homélies !... Mais l'établissement de structures de plus en plus précises a combattu intérieurement, réduit, transformé l'esclavage comme les trêves et la chevalerie combattaient la sauvagerie belliqueuse, l'esclavage n'étant peut-être à l'origine qu'une guerre refroidie. On ne fait pas la guerre à la guerre. Il faut ruser avec l'esprit de domination, la « libido dominandi » ; certaines de ces « coutumes », tant méprisées par Pascal, agiraient seulement comme le bâton dans les roues que leur utilité serait déjà considérable. On fait la paix avec des coutumes, et si par la paix et par la coutume l'esclave mange mieux, il est déjà moins esclave. Les crises révolutionnaires, réputées salutaires et libératrices, réveillent en fait, et rajeunissent l'esprit de domination, le prestige de la guerre et l'illusion de l'esclavage nécessaire, qu'on peut qualifier au besoin de « rééducation par le travail ».
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On ne rend pas à l'homme sa dignité d'un seul coup, et par décret. Elle est intérieure, et de construction lente ; elle est exigeante et ne saurait se contenter de remèdes soudains, de formules magiques. Un certain « respect » des races aboutit immanquablement à l'esclavagisme. « Laissez-les comme ils sont », dit-on, pour être fidèles à l'abstraite liberté ; car on croit, pour simplifier paresseusement le problème, que ces peuples lointains sont exactement comme ils veulent être, dans une volonté uniforme, collective et affirmée. En fait ils se lassent vite d'être comme ils sont, et on le comprend : cette prétendue liberté où ils croupissent ne leur garantit pas l'égalité qu'on leur promet aussi. Liberté et égalité, pour les hommes et les races, c'est souvent la plate justification de nos indifférences. On ignore leurs problèmes intérieurs, leurs particularités, on est semblable à l'enfant pour qui un Noir, c'est toujours un personnage qu'on dessine au charbon.
Mais comment les hommes placés par la Providence dans une condition supérieure pourraient-ils donner quelque chose de leur trésor sans tomber dans le « paternalisme » ? Il est assez piquant de voir aujourd'hui récuser le paternalisme au nom de la fraternité ; et ce n'est pas là un simple jeu de mots. Les relations entre frères ne sont qu'une idée creuse si la notion préexistante de fraternité ne vient la régulariser et lui donner un sens ; la situation du frère aîné comporte une délégation naturelle et spontanée de l'autorité paternelle.
On reproche au langage paternaliste d'être hypocrite, et trompeur, affecté et faux. Mais toute attitude humaine est imparfaite et l'homme réussit mieux son langage de guerre que son langage de paix. Il faut du temps pour réduire les conflits, pour aborder l'homme et circonscrire le problème. La civilisation, c'est peut-être l'art de faire durer les mots usés, pour parler à l'homme avec prudence ; l'art d'apprivoiser les mots, l'art de les user. En ressuscitant le terme d' « esclave » avec son sens romain, les Jacobins lui rendaient sa violence, son caractère d'antinomie absolue avec le mot de « liberté ». Et pourtant, pendant des siècles on avait tenté d'apprivoiser le mot, de l'échanger, comme un manteau.
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En fait d'échange les Romains ne connaissaient que les Saturnales, et ce n'était guère qu'une mascarade. Le bourgeois ou le chevalier devenu moine se faisait l'équivalent de l'esclave. Les esclavages volontaires d'essence supérieure exorcisaient la férocité inhérente à la notion de servitude. La rhétorique amoureuse des poètes faisait elle-même des « liens » des « fers » et des « chaînes » des termes nobles ; si ridicule que ce détail puisse paraître, si minime qu'en soit l'importance, il révèle tout de même un sentiment bien différent de l'espèce d'horreur superstitieuse attachée à certains mots par l'antiquité primitive et populaire. Je songe à Camoens amoureux de l'esclave africaine. « Aquella captiva -- que me tem captivo... » Service et serviteur deviennent des mots grandioses. Les Papes eux-mêmes se nomment « Servus servorum Dei ». Clause de style ? Les clauses de style gardent leur importance.
Et la conscience de classe ? Pendant des siècles le christianisme semble avoir pris à tâche d'arracher l'homme à ce genre de claustration obsédante. Le Pape esclave des esclaves de Dieu, les serfs cohéritiers du Royaume, tout cela, opium du peuple ? Il vous plaît à dire... Allez aux mornes bidonvilles faméliques du Congo libéré et vous y trouverez un esclavage sans maîtres. Prêchez là-bas les lendemains ou les surlendemains qui chantent. Si l'indigène a la force de vous entendre, il reprendra sa lance contre n'importe qui, contre vous au besoin, sans trop chercher à savoir si l'alcool vaut mieux que l'opium pour les peuples. Il mourra comme Spartacus, indifférent à l'oraison funèbre que vous lui composerez pour les jours de défilé militaire, à Pékin ou à Moscou. Et le problème de la servitude n'étant pas résolu pour autant, il restera aux pèlerins du Christ à reprendre la route, dans un paternalisme attristé.
Jean-Baptiste MORVAN.
53:90
### "Collégialité"
*La lettre des Cardinaux*
par PEREGRINUS
LE 17 OCTOBRE 1964, Henri Fesquet publiait dans *Le Monde* le texte (c'est-à-dire la traduction française) de la lettre envoyée au Pape par seize ou dix-sept Cardinaux groupés autour du Cardinal Frings.
Blâmé aussitôt de cette divulgation par le P. Wenger dans *La Croix,* Henri Fesquet répondait dans *Le Monde* du 21 octobre :
« La copie de la lettre des dix-sept Cardinaux au Pape m'a été communiquée par quelqu'un qui avait le droit de le faire, et qui savait parfaitement l'usage que nous voulions en faire. Nous n'avons donc commis aucune indiscrétion. »
Le P. Wenger répliquait alors dans *La Croix* du 22 octobre :
« Les Cardinaux français signataires de la lettre contestent formellement que quelqu'un ait eu le droit de publier une lettre, revêtue de leur signature ([^1]), sans leur consentement. Or ce consentement, ils ne l'ont pas donné. »
54:90
Revenant à son tour sur cet épisode dans les *Études* de décembre (p. 720), le P. Rouquette mettait en relief deux faits : 1. -- la lettre avait été communiquée à Henri Fesquet *pour* être publiée ; certaines « indiscrétions » du *Monde*, on s'en doutait d'ailleurs, ont pour origine une certaine politique de certains Cardinaux ; 2. -- l'authenticité du texte publié n'a pas été contestée. Le P. Rouquette écrivait en effet :
« Quelques Cardinaux se réunirent donc, dès le 9 (octobre), chez le Cardinal Frings et rédigèrent une lettre qui finit par recevoir 16 ou 17 signatures de Cardinaux. Le texte en a été publié par Henri Fesquet dans *Le Monde* du 17 octobre. La lettre lui a été communiquée au su d'un des signataires et pour qu'elle soit publiée. On comprend que les autres signataires aient été froissés, mais aucun n'a contesté l'authenticité du texte publié... »
Le *secret* de cette lettre n'a donc pas été gardé. En un sens au moins, cela est parfaitement logique : cette lettre provenait d'une « tendance », comme on dit, où l'on a manifesté beaucoup d'indulgence, voire d'encouragements, à tout ce qui était fait pour amenuiser et en quelque sorte supprimer le « secret » du Concile. On a longuement expliqué que la suppression du secret était hautement bénéfique, en même temps qu'elle était inévitable si l'on voulait « s'adapter » aux exigences actuelles de l'opinion publique. Ceux qui croient vraiment que la suppression du secret est une adaptation nécessaire et un progrès, comment pourraient-ils refuser pour eux-mêmes ce progrès et cette adaptation ? Si c'est un bien, qu'ils ne s'en privent pas.
Si en revanche c'est un bien que l'on veut imposer aux autres tout en s'en dispensant soit-même, cela prête à réflexion.
55:90
Quelqu'un qui nous tend un breuvage en nous assurant qu'il s'agit d'un admirable fortifiant, mais qui se garde lui-même d'y tremper les lèvres comme s'il y voyait un poison, cela est un peu troublant.
Des pères conciliaires ont demandé la suppression du secret du Concile, tout en maintenant, voire en étendant le secret de leurs propres conférences épiscopales. C'est un peu... bizarre.
\*\*\*
Le plus remarquable pourtant n'est peut-être point dans ce qui précède, mais dans ce que nous allons examiner maintenant.
*La Croix* avait publiquement blâmé *Le Monde* pour sa divulgation, et elle l'avait fait apparemment plus ou moins au nom des Cardinaux français.
Mais voici : les *Informations catholiques internationales,* dans leur numéro du 1^er^ novembre (page 9) ont à leur tour publié le texte de la lettre.
Cette fois, *La Croix* n'a fait entendre aucun blâme ni aucune contestation.
Plusieurs hypothèses se présentent alors à l'esprit. La première est qu'il est impensable et impossible d'exprimer un blâme à l'adresse des *Informations catholiques internationales.* On se demande en effet ce que les *Informations catholiques internationales* pourraient jamais faire de pire que ce qu'elles ont fait au sujet de « Pax ». Or elles ont été non pas blâmées, mais couvertes -- du moins publiquement -- pour les tromperies majeures qu'elles avaient répandues dans le public à propos de Piasecki et de son réseau policier chargé de noyauter et d'asservir l'Église. Après un tel précédent, les *Informations catholiques internationales* peuvent évidemment se croire tout permis. -- La seconde hypothèse est que le même acte, blâmable dans *Le Monde,* est innocent dans les *Informations catholiques internationales*. -- La troisième hypothèse est que la divulgation étant un fait accompli, le texte se trouve désormais dans le domaine public. C'est à cette dernière hypothèse que nous nous arrêterons.
56:90
D'ailleurs, le texte de cette lettre est extrêmement important pour comprendre *comment on entend la* « *collégialité* » : c'est le P. Rouquette qui nous l'assure. La lettre des Cardinaux, dit-il, « a été dans l'esprit de cette collégialité dont on parle plus qu'on ne la met en pratique ».
Pour bien pénétrer l'esprit de cette « collégialité » dont on parle plus qu'on ne la met en pratique, lisons donc cette fameuse lettre :
> Très Saint Père,
Non sans une grande douleur, nous avons appris que la déclaration sur la liberté religieuse, quoiqu'elle soit en extrême concordance avec le désir de la majorité des Pères, devrait être remise à une certaine commission mixte dont il est dit que quatre membres ont déjà été désignés et que trois de ceux-ci semblent en contradiction avec l'orientation du Concile en cette matière. Cette nouvelle est pour nous la source d'une extrême préoccupation et de la plus grande inquiétude. Des hommes innombrables sur toute la terre savent bien que cette déclaration a déjà été préparée et ils savent en quel sens.
Dans une matière d'une telle gravité, toute apparence de violation du règlement du Concile et de sa liberté comporterait un immense préjudice pour toute l'Église devant l'opinion publique universelle.
Poussés par cette préoccupation, nous demandons avec une grande insistance à Votre Sainteté que la déclaration susdite soit remise à la procédure normale du Concile et traitée selon les règles prévues pour qu'il n'en résulte pas de très grands maux pour tout le peuple de Dieu.
Cependant, si Votre Sainteté croyait qu'une commission mixte soit nécessaire, une telle commission, selon notre humble avis, devrait être formée à partir des commissions conciliaires, ainsi qu'il est prévu dans l'art. 58, paragraphe 2, du règlement.
57:90
L'authenticité de ce texte n'a pas été contestée, remarquait le P. Rouquette : toutefois nous ignorons si ce texte authentique est aussi un texte complet. Peut-être (c'est une simple supposition) comportait-il encore quelques lignes, au moins de « salutations », contenant quelque protestation de filiale soumission susceptible d'atténuer ou de compenser dans les mots le caractère abrupt de l'opposition et de la revendication formulées.
\*\*\*
Cette lettre des Cardinaux protestait donc contre « toute apparence de violation du règlement du Concile ». Elle protestait auprès du Pape contre un acte du Pape : or le Pape n'est pas soumis au règlement du Concile, *il ne peut pas,* quoi qu'il fasse, *le violer.* Le Pape est l'auteur du règlement, mais, à la différence d'un législateur temporel, il n'est pas sur ce point tenu de suivre la loi qu'il édicte : il peut à tout moment la modifier ou passer outre. Sauf dans « l'esprit de la collégialité dont on parle », le Pape est la seule personne à qui le règlement du Concile ne soit pas opposable.
(En outre, remarque anecdotique mais savoureuse du P. Rouquette dans le même article des *Études* de décembre, p. 721, le cas en question, à savoir « un appendice hors schéma », n'était *pas prévu* par le règlement. Non seulement le règlement du Concile n'est pas, en droit, opposable au Pape, mais en outre il n'était, en fait, et dans ce cas précis, opposable à personne, puisqu'il n'en disait rien.)
D'autre part, si la lettre invoque « le désir de la majorité des Pères », elle parle ensuite équivalemment de « l'orientation du Concile en cette matière ». Or il n'y a *Concile* que là où et dans la mesure où le Pape en est la Tête : c'est la vraie collégialité, celle qui a été énoncée au chap. III de la Constitution dogmatique sur l'Église (et très clairement commentée dans la « Note explicative » imposée par le Saint Père).
58:90
Mais il y a l'autre « collégialité », la fausse, celle que le P. Rouquette nomme (p. 723) « l'esprit de cette collégialité dont on parle plus qu'on ne la met en pratique ». Il est certain en effet que cette collégialité-là, celle *dont on parle*, et dont on a tant parlé, et ce n'est pas fini, a constamment considéré *le désir de la majorité des Pères* comme étant la même chose que *l'orientation du Concile ;* elle a constamment confondu LE CONCILE et la MAJORITÉ.
La majorité existe en tant que telle ; elle n'est pas négligeable ; elle est aussi importante qu'on le voudra mais, si importante soit-elle, elle *n'est pas* « le Concile ». Le Concile en tant que tel ne désire, ne décrète, n'agit, n'existe qu'*avec* le Pape et *jamais sans*. Sans le Pape, il peut bien y avoir une « majorité des Pères », il n'y a pas « Concile ».
\*\*\*
Quant à l'acte lui-même que représente une telle lettre, il n'est précisément pas un *acte collégial*.
Remarquons au passage que lorsqu'une autre quinzaine de Cardinaux, ou beaucoup plus qu'une quinzaine, s'adressent normalement au Pape, non pour s'opposer à un acte du Pape, mais simplement pour lui faire connaître leur sentiment, -- et qu'ils le font dans un tout autre sens, -- la presse s'écrie alors qu'il s'agit d'une « manœuvre » et d'une « pression » opérée par « une poignée d'intégristes », et plus du tout d'un « acte collégial ». La manière dont on conditionne et fait marcher l'opinion publique *avec des mots* est d'autant plus admirable que ceux qui la font ainsi marcher finissent par être dupes eux-mêmes de leur propre logomachie.
Il n'y a collège et acte collégial que dans la mesure où le Pape en est la Tête. S'adresser au Pape pour le faire revenir sur sa décision *ne peut pas* être un acte « collégial » au sens de la vraie collégialité. *Mais c'est bien un acte collégial au sens de la fausse collégialité*, celle pour laquelle font campagne depuis deux ans les théologiens de journaux.
59:90
En écrivant que la lettre des Cardinaux « a été dans l'esprit de cette collégialité dont on parle plus qu'on ne la met en pratique » le P. Rouquette aura beaucoup contribué à une clarification. La collégialité *dont on parle* (dans les journaux) était donc bien une collégialité éventuellement *opposable au Pape*.
De cette collégialité-là, la « Note explicative » n'a rien laissé subsister.
\*\*\*
Mais il est bien vrai que la lettre des Cardinaux a été « bénéfique », comme le dit le P. Rouquette, encore qu'elle l'ait été *in contrarium*.
Sans la lettre des Cardinaux, sans cette manifestation d'un certain état d'esprit, il n'y aurait peut-être pas eu de « Note explicative » sur la collégialité, ou pas aussi nette, ou pas aussi impérative.
PEREGRINUS.
*Annexe 1.*
*Dans* L'Ami du Clergé *du 17 décembre 1964, Ph. Delhaye, à propos de la* « *Note explicative* »*, écrit notamment* :
Elle ne constitue pas un texte conciliaire proprement dit, elle ne fait pas partie du schéma, mais en constitue un commentaire officiel. Attendons-nous à ce qu'elle suscite maintes gloses.
Pour ma part j'ai recueilli oralement quelques avis. Un professeur du Latran disait : « Nous avons triomphé, nous avons vidé la collégialité de son sens » ; -- Mgr Philipps affirmait : « Je suis heureux que cette note ait été écrite, elle exorcise un fantôme, une faussé idée de la collégialité que la minorité nous imputait à tort. » -- Un lyonnais notait : « Pie IX a fait Vatican I avec la majorité contre la minorité ; Paul IV a mené Vatican II avec la minorité contre la majorité. » -- Dans *La Croix,* le P. Wenger songeait peut-être à mettre au point ce propos paradoxal en écrivant que la minorité de Vatican II avait été autrement bien traitée que celle de Vatican I.
60:90
La note précise en tout cas que le mot « collège » n'est pas pris au sens strictement juridique de groupe composé de personnes égales en droit. On s'en souviendra, en 1963, j'avais souligné que pour beaucoup de juristes, il y avait là un obstacle insurmontable... mais à peu près inaperçu de la majorité. « Collège » est pris ici au sens patristique de groupe permanent pour *Corpus episcoporum* utilisé par Vatican I ou pour *Ordo episcoporum* cher au Moyen Age.
Pour faire partie du collège épiscopal, successeur du collège apostolique, deux conditions essentielles sont requises : le sacre, et la communion hiérarchique avec le chef du collège et avec les autres évêques.
Il faut éviter de distinguer d'une part le pape et d'autre part, le collège épiscopal. En effet, celui-ci n'existe qu'en communion hiérarchique avec le Souverain Pontife. Le Concile ne tranche pas la question de savoir s'il y a un ou deux sujets de l'autorité suprême et pleine de l'Église, mais reconnaît qu'on peut distinguer deux aspects dans la papauté. Le Pontife romain peut agir « seul » et « avec les évêques ».
L'autorité papale est toujours en acte, celle du collège n'est pas toujours « en acte plénier » car les évêques n'exercent pas continuellement leurs responsabilités collectives sur l'Église universelle. Pour qu'il y ait des actes collégiaux, il faut le consentement du pape.
*Annexe II*
Pour minimiser la « Note explicative », certains insistent unilatéralement sur le fait que son texte n'a pas été voté par les Pères conciliaires, et qu'elle n'est en somme qu' « un commentaire ».
Dans *La France catholique* du 25 décembre, le P. Gagnebet a opportunément rappelé qu'elle est bien plus que cela : elle fixe le sens dans lequel les Pères ont été invités à voter la Constitution, et le sens dans lequel le Pape l'a promulguée.
Le P. Gagnebet écrit en effet :
« Cette Note précise le sens dans lequel les Pères ont été invités a voter ce chapitre aussi bien à la Congrégation générale du 19 novembre qu'à la session publique du 21 novembre. C'est donc cette interprétation de la doctrine que les Pères ont approuvée par deux mille cinq cent cinquante et une voix contre cinq. Le Saint Père a déclaré ne pas hésiter à promulguer cette doctrine, compte tenu des explications données dans cette Note sur le sens des termes employés. C'est dire que cette Note est l'interprétation authentique de la doctrine de la collégialité proposée par Vatican II. »
61:90
### Les origines du mercantilisme à Lourdes (III)
par Henri MASSAULT
Les deux articles précédents ont paru dans notre numéro 85 de juillet-août 1964 et dans notre numéro 87 de novembre 1964.
Les sources utilisées dans ces articles et les originaux des textes qui y sont cités se trouvent aux « Archives Lasserre et Peyramale », conservées à Mauzac-Saint-Meyme (Dordogne).
Le premier « Mois de Marie\
de Notre-Dame de Lourdes ».
Au printemps de l'année 1871, dans la France vaincue et envahie, les désordres étaient de plus en plus inquiétants.
La Vierge venait d'apparaître à Pontmain, le 17 janvier, pour relever le courage des croyants. Mais l'événement était encore mal connu, et surtout trop récent, pour que l'on pût en parler publiquement. Il fallait donc exciter la confiance en recourant au vocable de Notre-Dame de Lourdes dont l'histoire, écrite par Henri Lasserre, se répandait partout depuis dix-huit mois dans les milieux intellectuels, même à l'étranger grâce à de nombreuses traductions ([^2]).
62:90
C'est alors qu'un humble curé des Côtes de la Manche eut l'idée de faire connaître les Apparitions de Massabielle a ses paroissiens de Mers. Mais il était impossible de lire en chaire un récit de 460 pages. Au lieu de se laisser rebuter par cette difficulté, comme auraient fait tant d'autres, l'abbé Pille transcrivit le livre en supprimant tout ce qui lui parut au-dessus de l'intelligence de ses marins peu lettrés. Puis il partagea son travail en trente et une lectures et, le 1^er^ mai, il inaugura la célébration d'un « Mois de Marie » inédit dont il espérait le plus grand bien.
Ce contact collectif avec le Message de Lourdes fut, pour toute la paroisse, comme un pèlerinage qui aurait duré un mois. Notre-Dame de Lourdes s'empara des préoccupations de chacun non pas au milieu des circonstances exceptionnelles d'un voyage, mais dans le cadre de la vie quotidienne et des labeurs habituels. Au moment où la Commune noyait Paris dans le sang et le feu, massacrant l'archevêque, des prêtres, des religieux avec des milliers d'otages et de martyrs, cette lecture donna à la petite ville de Mers une pleine confiance dans le relèvement de la patrie. Marie devint vraiment aux yeux de tous la « sœur de charité » apparue pour panser les blessés et secourir les pauvres abandonnés dans les voies de la perdition, selon le mot de M. Dupont, le saint homme de Tours ([^3]).
En tant qu'issu des Apparitions de 1858, le Pèlerinage de Lourdes est de fondation divine. Or « tout bien venu d'En Haut, est confié à la liberté humaine, comme lui fut confié à l'origine le Paradis Terrestre, lequel contenait tous les biens, à la condition de savoir le travailler et le garder. Prions Dieu que les hommes ne perdent et ne détruisent jamais ce que la Providence a fait pour eux \[à Lourdes\] et que, par des idées terrestres ou des actes anti-évangéliques, ils ne brisent point, dans leurs mains coupables ou maladroites, le vase des grâces divines, le vase sacré dont ils ont reçu le dépôt. »
Henri LASSERRE.
(Notre-Dame de Lourdes, page 458).
63:90
L'abbé Pille écrivit à Henri Lasserre sa réussite et sa joie : « Je vous livre mon idée, comme à un chrétien que j'estime, que *Le Contemporain* ([^4]) *-- malheureusement* tombé ([^5]) -- m'avait fait estimer déjà, bien avant *Notre-Dame de Lourdes*... Je suis disposé à vous envoyer mon manuscrit. Je *cherche le bien avant tout.* » ([^6])
Les vrais serviteurs des œuvres surnaturelles ont toujours ce zèle désintéressé. De loin il avait compris Lourdes, sans que son enthousiasme ait été corrompu par le spectacle du mercantilisme. Son idée devait donc avoir une immense fécondité.
« Mais oui, s'écria l'éditeur parisien Victor Palmé, il faut lui demander son manuscrit et faire au plus tôt ce *Mois de Marie de Notre-Dame, de Lourdes.* » ([^7])
Dès l'année suivante, l'expérience de Mers commença à se renouveler dans toute la France. Pendant le mois de mai 1872 l'attention de plusieurs milliers de paroisses fut braquée sur Lourdes. Des foules de fidèles furent attirées vers le pieux exercice marial dans leurs églises par l'intérêt captivant de l'Histoire des Apparitions, et par le style vivant et tout à fait inusité qu'un laïc introduisait en chaire. Après avoir passionné le public instruit, les merveilles de Massabielle pénétrèrent ainsi dans les masses qui lisaient peu ou pas du tout. Pendant un mois les conversations roulèrent chaque jour sur les événements qui avaient agité la petite ville pyrénéenne quatorze ans plus tôt et on commenta les miracles. Beaucoup de malades et de bien portants rêvèrent de faire bientôt le pèlerinage.
Tout cela parce que, dans un pauvre presbytère, un prêtre obscur avait cherché à faire de son mieux dans le cadre apparemment restreint de son devoir d'état. Il avait envié mille fois, dit-il, le sort de ceux à qui il est beaucoup, demandé ; il avait pleuré sur l'inutilité de sa vie ; il avait attendu patiemment, prêt même à se résigner, s'il le fallait, après une longue vie d'attente ([^8]).
64:90
Et voilà que la Providence faisait entrer ce curé de campagne, presque à son insu et par une voie très simple, dans la cohorte de ceux qui, par leur zèle à faire connaître la vérité à un grand nombre, ont mérité, comme dit l'Écriture, de scintiller éternellement comme des étoiles ([^9]).
Approbations et opposition.
Henri Lasserre ne s'était pas borné à résumer son livre et à le découper. Il l'avait adapté à la lecture publique, notamment en désignant tous les personnages officiels non plus par leurs noms, mais par leurs prénoms. Et surtout il avait composé trente et une prières répondant à l'idée dominante de chaque lecture pour demander, par l'intercession de Notre-Dame de Lourdes, les grandes vertus chrétiennes et pour implorer la Vierge en faveur du Pape, du clergé, des défunts, des pécheurs, des soldats, des ouvriers, de la presse, des chefs d'État, etc. et enfin pour le salut du monde et pour Lourdes. Dans l'esprit de l'auteur, il existait déjà des multitudes de « pèlerins de désir » qui, de loin, imaginaient un Lourdes idéal et sans trafics. Désormais les prières du *Mois de Marie* seraient dites par des « millions et des millions » de fidèles qui deviendraient les alliés spirituels de l'abbé Peyramale, de l'historien et des visiteurs d'alors et de tous les temps, « pour arracher aux scories de la terre l'œuvre de la Sainte Vierge » ([^10]).
L'ouvrage était exactement semblable, pour le fond, à celui qu'avait approuvé le Pape Pie IX ([^11]) et qui avait dépassé largement la quarantième édition en moins de trois ans. Cependant l'auteur voulut le soumettre en épreuves à l'Évêque de Tarbes. « C'est à vous *seul* que j'adresse ce livre, Monseigneur, et je supplie Votre Grandeur de ne s'en rapporter qu'à Elle pour l'examiner et pour le juger. » ([^12])
Par bonheur Mgr Pichenot venait de faire un séjour loin de Tarbes. Il avait même rencontré l'auteur. Il exprima tout de suite et librement son avis en termes des mieux faits pour apaiser les querelles.
65:90
Avec beaucoup de modestie, il s'effaça devant l'état de fait : « Après les hautes et nombreuses approbations que ce livre a reçues, et son immense succès, nous arrivons trop tard pour en faire l'éloge et le recommander. » ([^13]) Puis il vanta « les délicieuses prières qui terminent chaque journée... Elles nourrissent l'âme de vérité et d'amour ; et il *n*'*en est pas une* qui ne fournisse un sujet de réflexions élevées où la piété s'éclaire et s'échauffe. Le feu sacré dont elles sont pleines se communique -- on se sent devenir, en les lisant, plus dévoué à la Sainte Vierge et meilleur. » ([^14])
Ces lignes furent imprimées en tête du nouvel ouvrage qui se répandit immédiatement à des milliers d'exemplaires.
Disons dès maintenant que Lasserre voulut, comme l'abbé Pille, *chercher le bien avant tout.* Pendant plusieurs années il fit savoir par la presse que le *Mois de Marie de Notre-Dame de Lourdes* serait envoyé *gratuitement* à toute paroisse ou communauté qui en ferait la demande pour le lire en public. Il est absolument impossible d'estimer combien d'éditions furent ainsi distribuées aux frais de l'auteur. En 1877 il en donnera à l'Association de Notre-Dame de Salut une édition entière, soit 5.000 exemplaires, pour qu'elle les répande franco sur simple demande ([^15]). Et cela ne se passera pas, au dire du R. Père Vincent-de-Paul Bailly, sans que le diable se mêle de la partie ([^16]).
Deux des tout premiers volumes furent envoyés, par le même courrier, au Curé de Lourdes et au Supérieur des Chapelains de la Grotte ([^17]).
« Avec votre nouveau livre, répondit l'abbé Peyramale, la pratique du mois de Marie va se répandre partout, et partout on priera pour les besoins de l'Église et de la France. Car vos admirables prières touchent à toutes les nécessités présentes, et sont un remède, le remède unique à nos maux : Dieu seul peut nous sauver. Qui pourra dire l'influence que cet immense concours de prières aura sur nos destinées ! » ([^18])
66:90
Quant au P. Sempé, il ne répondit rien. Il lut avec stupeur l'approbation de l'Évêque de Tarbes et en fut d'autant plus irrité qu'il venait de passer une année hérissée de difficultés toutes suscitées, pensait-il, par le même Lasserre.
Projets lucratifs du Père Sempé.
Un an plus tôt, nous l'avons dit, la France était dans les angoisses de la défaite de la guerre de 1870. Charles de Freycinet écrivait à son camarade d'enfance Henri Lasserre :
« Je suis triste à la mort de tout ce qui est arrivé... Je crois comme toi que notre pays périt victime de sa dégénérescence morale, de son aveuglement et de sa turpitude. Ah ! mon ami, moi qui ai vu, je puis t'attester que tout ce qui vient de se passer est le produit d'une loi bien supérieure à celles qu'on suppose. Dieu nous a châtiés et comme nous n'avons pas compris, il recommencera. » ([^19])
Freycinet pouvait avoir « vu » en effet les vraies causes du désastre car il venait d'être, pendant quatre mois, du 10 octobre 1870 au 9 février 1871, le délégué personnel de Gambetta au département de la Guerre, à Tours et à Bordeaux.
Pendant qu'à Paris le châtiment recommençait avec les massacres et les pillages de la Commune ; pendant qu'à Mers s'achevait le premier « Mois de Marie » de Notre-Dame de Lourdes ; pendant qu'à Tarbes, au sortir d'une retraite en son cher monastère de Solesmes ([^20]), Lasserre récupérait l'original de la Protestation de Bernadette ([^21]) ; pendant qu'à Lourdes l'historien recevait providentiellement le Mémoire confidentiel sur le Commerce ([^22]), à la Grotte le P. Sempé poursuivait la réalisation de ses plans et en publiait le détail dans les *Annales de Notre-Dame de Lourdes* : « A la bifurcation des chemins de l'Église et de la Grotte, il faut préparer un vaste terrain pour les marchands d'objets de piété, et construire, pour tous ceux qui le désireront, des magasins stables qui abritent leurs marchandises et les personnes qui veulent acheter. » ([^23])
67:90
Il est certain que si, il y a quarante ans, les gardiens de Fatima avaient eu et même zèle pour les marchands et les acheteurs, les pèlerins n'y auraient pas été préservés contre le mercantilisme, comme ils le sont encore maintenant, à la veille du cinquantenaire de ce pèlerinage !
Le Curé se lamentait : la ville « fait à ces MM. \[les Chapelains\] une concurrence acharnée. Je n'aurai bientôt qu'un peuple de marchands ». A ce courant de matérialisme, il opposait ses « sorties épouvantables » en chaire ([^24]). Mais son indignation et celle de Lasserre formaient un bien faible barrage contre l'annonce hardie de ces projets de construction de boutiques. « Je me dis toujours, écrivait l'historien, qu'il n'y aura que la publicité qui puisse faire reculer le P. Sempé. » ([^25])
Défi public à la libre pensée.
Pour cette publicité la Vierge de Massabielle allait lui adjoindre elle-même, par une guérison extraordinaire, un autre laïc dont la pieuse initiative devait avoir un grand retentissement.
La nièce de ce laïc était une enfant de quatorze ans atteinte depuis longtemps d'un mal dont aucun médecin n'avait pu enrayer les ravages. Elle s'appelait Juliette Fournier. Elle languissait au Bouscat, près de Bordeaux, quand, le 14 juin 1871, elle fut guérie subitement en buvant de l'eau de la Grotte. Le touchant récit de cet événement parut quelques jours après dans *l*'*Univers* ([^26])*.*
Quelle ne fut pas la surprise de Lasserre en lisant, un mois plus tard, dans le même journal, un article fort intéressant pour la cause de Lourdes. Il était signé par l'oncle de la miraculée du Bouscat, un ingénieur nommé Artus et habitant Paris.
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Après quelques considérations très pertinentes sur les dangers de la déchristianisation, due à la perversion de la presse qui, par passion politique, abuse de la confiance des masses laborieuses, M. Artus continuait en ces termes :
« Dans un volume publié par M. Palmé, M. Henri Lasserre raconte que la Sainte Vierge est apparue en 1858, à Lourdes, à Bernadette Soubirous ; qu'une source a pris naissance devant des milliers de personnes, à l'instant où cette jeune fille a creusé la terre de la main sur l'ordre de l'Apparition ; que cette source n'a pas tardé à produire plus de cent mille litres par jour, et que depuis lors beaucoup de malades reconnus incurables ont été instantanément guéris par l'usage de l'eau de cette source. J'offre donc de parier une somme minimum de dix mille francs (j'accepterai tout autre chiffre plus considérable) que tous les prodiges racontés par M. Henri Lasserre sont absolument vrais... Je crois que nos fiers libres penseurs feront la sourde oreille et que, continuant à m'accuser de folie ou d'absurdité, ils se garderont de mettre en gage leurs billets de banque... Ils savent qu'une enquête les perdrait... Quoiqu'il puisse arriver, je n'ai qu'un seul désir : c'est que les personnes qui ne voudraient point croire lisent le volume de M. Lasserre : Notre-Dame-de-Lourdes, car je suis persuadé que, de cette lecture, ils ne sauraient tirer intacte ou leur bonne foi, ou leur incrédulité. » ([^27])
C'était une vraie provocation à l'adresse des libres penseurs qui affectaient d'ignorer et dédaigner Lourdes. Et l'affaire était sérieuse, car le pouvoir d'achat de 10.000 francs équivalait, à cette époque, à environ 60.000 francs actuels (soit six millions d'anciens francs).
Lasserre séjournait alors à Lisieux. Il ne connaissait pas ce véhément propagandiste. Trois jours plus tard, il reçut quelques renseignements sur lui dans une lettre de l'abbé Peyramale :
« J'ai vu ici un Parisien que j'ai engagé à aller vous voir. Il a défié les esprits forts par la voix des journaux d'entamer un seul des faits que vous rapportez dans votre histoire. Comme vous voyez c'est un zélé partisan de votre histoire et un dévot de Notre-Dame de Lourdes. C'est un monsieur fort intelligent, très pieux et très riche. » ([^28])
M. Artus a dit lui-même, longtemps après, quelle avait été son intention en lançant ce défi :
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« J'ai eu la naïveté de croire que j'allais faire école et que des centaines de catholiques allaient affirmer les miracles avec la plus grande énergie et proposer des paris comme le mien... Pourquoi faut-il que tous ceux qui croient et qui aiment n'imitent pas cette conduite jusqu'au bout ? Les vrais croyants auraient la place d'honneur qui convient à la cause que nous défendons ! » ([^29])
Conspiration du silence.
S'il était une publication que ce défi intéressait, c'était bien les Annales de Notre-Dame de Lourdes. Or non seulement les Chapelains n'en ont jamais dit un seul mot, mais ils n'ont pas même relaté la guérison de Juliette Fournier, et ils ont banni de leur revue jusqu'au nom de M. Artus, comme s'ils n'étaient pas au courant des efforts que faisait ce laïc pour exalter les miracles de Massabielle.
Cette abstention et ce silence ne sont pas venus du seul souci d'éviter, dans une revue pieuse, de faire écho à une polémique dangereuse, car c'eut été alors un excès de prudence humaine et un manque de confiance dans la puissance de l'œuvre surnaturelle. Les vrais motifs furent d'une part une grande irritation de voir souligner avec éclat la valeur historique du livre de Lasserre tant critiqué par le P. Sempé, et d'autre part une certaine répugnance à mécontenter, non pas la Libre Pensée, mais des libres penseurs dont les Chapelains pouvaient un jour avoir besoin. C'était toujours la même crainte de représailles qui, trois ans plus tôt, avait dressé le Supérieur contre Lasserre ([^30]), et la même hantise des « ménagements à garder vis-à-vis du Gouvernement, qu'il n'y a pas grand intérêt à contrarier sans des motifs puissants » ([^31]).
Il est dommage que le silence des Annales sur le défi de M. Artus ait servi les plans de la Libre Pensée qui souhaitait que l'on en parle le moins possible et qu' « l'on taise la position ridicule d'un de ses leaders qui avait prétendu relever le pari. En effet un habitant de Cauterets, nommé V. de Marcadeau, avait tout de suite riposté à M. Artus :
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« Je suis du pays, Monsieur. Aussi permettez-moi d'affirmer hautement que tout cela n'est qu'un mensonge... Chacun sait bien dans le pays que la source existait avant l'Apparition (si Apparition il y a eu) ; seulement l'eau s'échappait par plusieurs fissures du rocher ; ce n'est qu'après l'Apparition que les eaux ont été recueillies pour n'en faire qu'une seule et même source. » ([^32])
Le fanfaron se gardait de rien dire sur les miracles rapportés dans le livre de Lasserre. Il parlait seulement de la vieille contestation sur la Source, dont quelques esprits faux avaient déjà essayé de se servir pour troubler la croyance dans les Apparitions.
Vaines querelles autour\
de la source miraculeuse.
Qu'importait, à vrai dire, que la Grotte de Massabielle ait été de tous temps plus ou moins humide, comme toutes les grottes situées au pied d'une montagne ? L'essentiel était que, le 25 février 1858, l'Apparition y avait fait découvrir par Bernadette une source qui, depuis cette datte opérait des miracles incontestables.
M. Artus accepta le pari « pour provoquer, dit-il, un débat public et solennel d'où la vérité sortirait triomphante » ([^33]). Il déposa immédiatement chez son notaire, à Paris, un enjeu de 10.000 francs, plus 5.000 francs pour couvrir tous les frais d'une enquête approfondie sur les miracles et les faits éventuellement contestés ([^34]).
Le pauvre M. de Marcadeau demeura d'abord longtemps silencieux, car l'adversaire proposait loyalement de tirer au sort un jury parmi les plus grands savants, croyants ou incroyants. La partie lui parut si redoutable qu'il se déroba prudemment au défi de produire un seul document ayant date certaine permettant d'affirmer qu'il y avait une source dans la Grotte avant la découverte de la voyante. « Je puis vous citer, répondit-il enfin, non des écrits, mais le témoignage verbal de gens du pays qui diront que la source a toujours existé, non telle qu'elle est aujourd'hui ; mais elle formait une espèce de mare, et c'est en desséchant cette mare qu'on a retrouvé la vraie origine de la source. » ([^35])
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Il se garda bien de consigner lui aussi les 15.000 francs, tant il était sûr de les perdre. Quant aux guérisons, il prétexta que les miraculés cités par Lasserre pouvaient bien n'être que des « ultramontains enragés » achetés par M. Artus et par M. Veuillot. Cette suspicion lui suffit pour refuser a priori l'enquête qu'on lui proposait. Il ne voulut pas que l'on recherchât, publiquement si la supercherie était chez les miraculés, ou bien chez ses témoins affirmant l'antériorité de la source ([^36]). Pour cacher la honteuse dérobade de la Libre Pensée, il se réfugia désormais dans un silence définitif.
Ce lui fut d'autant plus aisé « V. de Marcadeau n'existait pas : c'était en réalité un certain Cazeaux, de Cauterets, produit sous le nom d'un personnage fictif qui aurait été insolvable si M. Artus avait poussé l'affaire un peu trop loin !
M. de Marcadeau est-il passé\
à côté de la fortune ?
Pourtant si tout ceci était arrivé un siècle plus tard, le dit Cazeaux-Marcadeau aurait pu tenter de triompher en s'appuyant sur M. l'abbé Laurentin ([^37]). En effet celui-ci a récusé tous les témoins, -- car il y en a --, qui ont affirmé n'avoir vu ni eau, ni fontaine, ni mare dans la Grotte avant le 25 février 1858. Pour quel motif ? Il lui a suffi de décider que « *sans doute* une observation plus précise leur aurait révélé l'humidité suintante des lieux », Puis, après avoir trouvé « plus lucides » les supputations purement théoriques de ceux qui ont estimé qu'une source devait exister là, *cachée,* « on ne la connaissait pas » (*sic !*) il s'est complu dans les séquelles de la polémique suscitée par tous les Marcadeau depuis 1858 : témoignages hésitant entre les extrêmes, ou visiblement partiaux, et surtout souvenirs lointains, sollicités vingt ans après l'événement ([^38]) avec « passion et animosité à l'égard de Lasserre » ([^39]) par le Père Cros dont on sait depuis longtemps que, « suivant une trop fréquente habitude, il harmonise le témoignage avec les conclusions qu'il a établies par ailleurs » ([^40]).
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Il est vrai que M. l'abbé Laurentin s'appuie, dit-il, sur « la masse des dépositions orales et écrites de Bernadette affirmant qu'elle a vu de l'humidité, de la boue et même un peu d'eau sale » ([^41]). Mais il n'a pas observé que chaque déposition de cette « masse » se décompose en deux temps bien différents.
Au premier temps, Bernadette, elle aussi, n'a vu ni eau, ni fontaine, ni mare nulle part dans cette grotte qu'elle connaît bien à la neuvième Apparition, et qu'elle avait explorée « jusqu'au fond » peu avant sur l'ordre de la Vierge ([^42]). Elle est formelle là dessus *dans ses dires* qui constituent un témoignage majeur sur l'état de Massabielle *avant* le 25 février 1858. Elle le prouve aussi *par ses actes* quand, sur l'ordre d'aller boire et se laver « à la Fontaine » ([^43]), elle descend vers le Gave, seul point d'eau connu aux alentours.
Ce n'est qu'au second temps qu'elle a vu « de l'humidité, de la boue, un peu d'eau sale ». Elle l'a donc vu *après que la Vierge avait parlé.* L'eau *peut* n'avoir commencé à sourdre qu'à ce moment-là.
En tous cas M. l'abbé Laurentin n'avait pas le droit d'appliquer les termes de ce second temps à l'état de la Grotte *avant* le 25 février, ni d'en conclure : « Assurément, il n'y eut ni création, ni adduction subite d'une eau lointaine. L'eau était là. » ([^44]) Il n'y a *assurance* ni pour cette solution, ni pour le contraire, et ce serait se perdre en des a-côtés stériles que de chercher à imposer les droits de la science hydrologique et les limites des connaissances humaines sur un point où, pour éprouver notre foi, Dieu pouvait se réserver d'agir sans notre orgueilleux contrôle.
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Non ! Même de nos jours, Cazeaux-Marcadeau n'aurait pas triomphé devant un jury sérieux, avec des moyens aussi fantaisistes. Pas plus d'ailleurs que le P. Sempé qui, huit ans plus tard, essaya encore de raviver cette querelle de la Source, pour convaincre Lasserre d'erreur. Sans oser cependant relever le défi de M. Artus, qui n'a cessé qu'avec la prescription trentenaire, il a dû renoncer à être plus adroit que l'impuissant libre penseur de Cauterets ([^45]).
Projet d'une nouvelle église\
paroissiale à Lourdes.
Pendant que la presse relatait et commentait la joute suscitée par M. Artus, la « chapelle » demandée par la Vierge s'achevait rapidement au-dessus de Massabielle, grâce aux immenses générosités des pèlerins. « Elle est voûtée, écrivait Mgr Pichenot à Henri Lasserre, je pense que je pourrai y dire la messe le 25 mars. » ([^46])
Depuis le commencement des travaux ([^47]), le curé Peyramale retardait la réalisation d'un projet qu'il avait conçu dès son installation à Lourdes, en 1854 ([^48]) : celui de remplacer sa vieille église paroissiale, trop petite et dangereusement branlante, par un édifice plus vaste et mieux adapté aux besoins de la population. En neuf ans cette construction était devenue encore plus urgente à cause de l'accroissement démographique, et aussi pour les pèlerinages qui avaient pris l'habitude de faire, dans l'église de Lourdes, la première et la dernière station de leurs pieux exercices. Ils s'y groupaient à leur arrivée afin de se rendre à la Grotte *en procession* selon le désir de la Vierge, et ils y revenaient de même au moment du départ.
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Maintenant l'achèvement du chantier de la Grotte allait permettre d'en rouvrir un autre en ville. Les Lourdais virent avec enthousiasme le curé et le Conseil Municipal s'intéressait à cette idée. L'abbé Peyramale en parla beaucoup avec Lasserre lors de leur courte rencontre de la fin de mai 1871 ([^49]). Ces entretiens se prolongèrent en une abondante correspondance pour l'élaboration très soigneuse d'une circulaire à ce sujet ([^50]).
Quand le P. Sempé apprit que le projet prenait corps au point qu'un architecte était venu dans les jardins de M. Cénac pour mesurer le terrain où le Maire envisageait de bâtir ([^51]), il en ressentit un vif déplaisir, car cela contrariait ses plans. Il rêvait de faire un jour de la « chapelle » (l'actuelle Basilique supérieure) le centre religieux de l'agglomération. Selon lui la paroisse devait s'effacer et disparaître devant le nouveau sanctuaire, ce qui agrandirait beaucoup le « bénéfice » des Chapelains. Il voulait que Lourdes s'appelle officiellement : « Notre-Dame-de-Lourdes » ; il a toujours inscrit cette mention de lieu en tête de ses lettres, comme pour se donner l'illusion qu'il était déjà céans la principale autorité spirituelle, et qu'il serait bientôt la seule ([^52]).
Certains passages de la circulaire lui partirent insupportables, surtout celui-ci : puisse la Vierge « détourner vers cette nouvelle église un *ruisseau* du fleuve d'or dont les flots sont désormais moins utiles à Massabielle ».
Le P. Sempé ne l'entendit pas du tout ainsi. Il estima que ce ruisseau était indispensable aux énormes travaux qu'il avait encore à faire. Il essaya de tirer parti de la conjoncture en approuvant que les habitants renoncent à leur église vétuste et exiguë. Mais en même temps il résolut d'empêcher secrètement de la remplacer, afin que les habitudes paroissiales se transportent peu à peu vers la « chapelle ». Ceci fait, si la ville tenait vraiment à un nouvel édifice religieux, elle trouverait tout naturel, pensait-il, de participer à une construction beaucoup plus vaste qui embellirait l'ensemble monumental des abords de la Grotte.
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Le Supérieur dissimula donc, comme toujours, son opposition sous les apparences du plus grand dévouement, si bien que, lorsqu'il fit dans ses *Annales* un appel aux nombreux et généreux donateurs pour la grande église de la Grotte, pour les autels, le mobilier, les vitraux, les peintures, là crypte, le clocher, la façade, le chemin de ronde, là terrasse, etc., sans oublier le vaste terrain et les constructions nécessaires aux marchands d'objets de piété ([^53]), l'abbé Peyramale s'y trompa et écrivit à Lasserre : « Tout le monde est convaincu ici que cet appel formidable aux libéralités des fidèles a été provoqué par un projet de bâtir une église pour la Paroisse... L'appel de ces MM. \[les Chapelains\] m'encourage et va me faire hâter dans la voie où je suis entré. J'ouvrirai une souscription en ville la semaine prochaine. » Puis, rappelant qu'il avait commencé la « chapelle » neuf ans plus tôt, sans aucune, ressource, il ajoutait : « Je me jette encore une fois dans l'inconnu » ([^54]).
« Le vénérable prêtre que Notre-Dame s'était choisi pour confident, pour témoin et pour apôtre des merveilles de son Apparition » ([^55]) ne savait pas que cet inconnu allait être, pour lui et pour ses paroissiens, un calvaire bien pire que tout ce qu'il redoutait et voulait éviter. C'est en vain qu'il échangeait de nombreuses lettres avec Lasserre pour rédiger un texte de présentation de son projet sans « blesser les délicats épidermes des Missionnaires de la Grotte » ([^56]).
Malgré tous ces ménagements, les Lourdais et la Municipalité comprirent vite que l'appel de fonds des Chapelains n'était pas pour eux et qu'on les empêcherait même *par tous les moyens de* profiter des libéralités des pèlerins.
Pendant de longues années, le « fleuve d'or » exercera une savante obstruction qui entravera la construction, puis l'arrêtera pendant plus de vingt ans ; qui mettra prématurément l'abbé Peyramale au tombeau ([^57]) et privera les paroissiens de leur nouvelle église jusqu'en 1903. Enfin l'achèvement se fera attendre plus de soixante ans, au grand scandale des foules chrétiennes attirées par le Pèlerinage.
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Pour ne pas avouer, là encore, l'action et l'influence néfastes du P. Sempé, on a essayé d'expliquer cette situation par la cause la plus invraisemblable de toutes, surtout à Lourdes : le manque d'argent ! En réalité, si les forces du mal ont privé de ressources le saint curé et son œuvre en ce lieu où affluaient les dons du monde entier, c'était pour faire blâmer son désintéressement qu'avait renforcé l'exemple de Bernadette, et pour le châtier d'avoir tant méprisé le mercantilisme.
« Les Merveilles de Lourdes », par Mgr de Ségur.
La « chapelle » fut bénite le 15 août 1871. Le dimanche suivant, ceux qui y avaient travaillé fêtèrent cette inauguration. Aux vêpres solennelles, l'abbé Peyramale nomme Henri Lasserre parmi les principaux ouvriers du Pèlerinage absents ce jour-là. C'était justice et non flatterie, puisqu'il ne raconte l'incident à l'historien que longtemps après « L'Évêque avait exigé que je prisse la parole. L'occasion se présentait naturellement de vous payer un tribut public et solennel d'admiration et de reconnaissance. Je le fis aux applaudissements d'un immense auditoire. » ([^58]) Le P. Sempé dut en être suffoqué. Mais il se rassure un peu en pensant que de telles louanges à l'adresse d'un laïc avaient été prononcées sur une estrade provisoire, et non dans la chaire de vérité qui n'était pas encore installée ([^59]).
Une autre question bien plus grave lui fit bientôt oublier cette incartade locale. La presse annonçait que Mgr de Ségur allait publier, sur les Apparitions et les miracles, un opuscule intitulé « *Les Merveilles de Lourdes* ». C'était un ex-voto projeté lors de son pèlerinage de l'année précédente ([^60]) et terminé depuis longtemps ([^61]).
Lasserre connaissait bien le Prélat. Il crut bon de lui recommander d'être prudent s'il s'inspirait des *Annales de N.-D. de Lourdes*. Il lui dit que Bernadette avait signé une protestation contre quelques passages de la *Petite Histoire*, et que certaines guérisons, jugées au premier abord assez frappantes pour être relatées dans une modeste revue, n'offraient peut-être pas une garantie suffisante dans tous leurs détails pour être consignées en un livre émanant d'une haute autorité ([^62]). C'était là le simple accomplissement d'un devoir d'ami, d'historien et de détenteur de la *Protestation* que Mgr Pichenot venait de restituer avec mission de la faire respecter ([^63]).
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Cette amitié était de celles qui lient indéfectiblement les âmes droites. Le P. Sempé allait essayer de la briser en misant, selon son habitude, sur l'esprit de corps ecclésiastique et en formulant, soit par Mgr Pichenot ([^64]), soit par lui-même ([^65]), toute sorte de griefs illusoires contre l'intrus laïc. Mgr de Ségur craignit d'abord de s'être trompé sur le désintéressement d'un Lasserre grisé « par le succès admirable de son admirable livre » ([^66]). Mais sa charité refusa de condamner le prévenu sans lui soumettre les accusations, ni lui permettre de s'expliquer. C'est donc grâce à leur correspondance, à leurs entretiens et à leurs échanges de documents que, pour la première fois, la trame de cette affaire peut être exactement reconstituée et soustraite aux interprétations tendancieuses que pourraient suggérer des archives incomplètes.
Le pieux Prélat fut stupéfait d'apprendre par un laïc qu'il s'était fié à des sources suspectes et qu'en cas de censure de la *Petite Histoire* par la Cour de Rome, il encourrait, pour son ouvrage sur Lourdes, une nouvelle condamnation, analogue à celle qu'il avait subie en juin 1869 ([^67]).
Alarmes de Mgr de Ségur.
Il suspendit aussitôt la publicité et le tirage de son livre et proposa à l'Évêque de Tarbes de lui en soumettre les épreuves. Si des corrections s'imposaient, il était prêt à les faire. Il suggérait de prévenir Rome, si Lasserre n'avait pas aussi raison qu'il le croyait ([^68]).
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Le P. Sempé fut chargé d'examiner et de rechercher s'il n'y avait pas quelqu'inexactitude dans les récits des guérisons ou ailleurs ([^69]). Il constata tout d'abord qu'en racontant les Apparitions, Mgr de Ségur avait spontanément ([^70]) rejeté l'un des points les plus litigieux de la *Petite Histoire* ([^71]) : celui que tous les témoins contestaient et dont Bernadette avait déclaré : « Toute la scène du moulin est imaginaire. La Vision ne m'a jamais poursuivie. » ([^72])
C'était la scène incohérente ajoutée à la fin de la seconde Apparition dans le récit des Annales ([^73]) ; scène dont nul n'avait jamais entendu parler avant cette narration fantaisiste. L'indignation des Lourdais avait donné des remords au signataire pour les variantes qu'il avait introduites, dans l'espoir de paraître plus intéressant, mieux renseigné et plus complet que Lasserre ([^74]).
Sans rien savoir de ces dessous et sans entente préalable avec l'historien, Mgr de Ségur avait donc compris, lui aussi, l'invraisemblance de cet épisode apocryphe au cours duquel Bernadette aurait été entraînée de force loin de la Grotte, hors d'elle-même et se débattant, poussant « de petits cris inarticulés et tendres » jusqu'au moulin de Savy où elle aurait continué à voir la Vierge, même quand on lui couvrait les yeux ! C'était du roman, de la broderie oratoire, comme les Chapelains pouvaient à la rigueur en user en chaire, dans l'ordre des menus faits, pour fixer l'attention des pèlerins sur des doctrines par ailleurs sûres et orthodoxes. Mais cela n'avait rien à voir avec l'histoire ([^75]).
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Était-ce le simple bon sens qui avait empêché le Prélat de faire écho à de pareilles billevesées ? Ou mieux encore, était-ce l'attrait du juste et du vrai où tendait son éminente piété ? Toujours est-il qu'il avait évité l'écueil. Aussi le P. Sempé n'osa pas profiter de l'occasion pour accréditer sa scène du-moulin à laquelle, cependant, il tenait tant. Il ne suggéra que quelques corrections sur des épithètes et des nuances ([^76]). Il n'osa pas davantage censurer les grands éloges que l'auteur faisait du livre de Lasserre dès les premières lignes de son ouvrage ([^77]). Il les toléra par force, d'autant qu'ils étaient suivis de louanges sur les Annales ([^78]).
La mise en garde de Lasserre était justifiée.
L'examinateur fut encore bien plus embarrassé par les miracles racontés dans l'opuscule. Certaines guérisons relatées trop vite dans les Annales s'étaient révélées douteuses. Lasserre le lui avait souvent fait craindre en lui disant qu'une sévère critique historique devait maintenir le souci d'édification dans les limites du vrai, faute de quoi la revue tomberait dans la simple propagande, avec tous ses aléas.
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Au lieu d'en avertir franchement Mgr de Ségur, le P. Sempé lui parla des exagérations passionnées de l'historien et du peu d'importance de la Protestation de Bernadette. Puis il recommanda un examen de tel chapitre et une nouvelle révision du travail avec une scrupuleuse attention.
« Mais c'est précisément là, objecta l'auteur, ce que je sollicite de vous, mon Révérend Père, puisque le bon Évêque de Tarbes vous a chargé de ce soin charitable ! » ([^79])
Dès lors le Supérieur des Chapelains fut bien obligé de préciser que le caractère surnaturel de la guérison en question ([^80]) était contesté par le médecin. Aussi les *Annales* ne la publieraient pas si c'était à refaire. Mais pour masquer sa défaite, il accompagnait cet aveu d'affirmations inexactes sur Lasserre qui aurait essayé d'obtenir un « monopole d'historien de Lourdes » ; sur Mgr Laurence qui aurait refusé « en conscience » d'approuver un tel livre ; sur la Protestation obtenue « après avoir circonvenu pendant deux jours la naïve Bernadette » qui, en larmes et tombée malade, l'aurait ensuite démentie ([^81]).
Mgr de Ségur put donc heureusement supprimer et corriger ce qu'il fallait. Par conséquent, loin d'être intervenu avec égoïsme, comme on l'a prétendu, pour éviter une « concurrence » à son œuvre, Lasserre a obtenu, bien au contraire, qu'avant de paraître ce nouvel opuscule soit expurgé des passages suspects qui eussent entravé sa large diffusion ([^82]). Ne pas avertir l'auteur aurait été répréhensible devant l'histoire et devant Dieu qui nous jugera avant tout sur le bien que nous aurons négligé d'accomplir par lâcheté et par peur d'encourir les critiques et la vengeance des hommes.
Mgr de Ségur resta reconnaissant à l'historien de Notre-Dame de Lourdes et fit peu de cas des attaques du P. Sempé. Il loua : « l'excellent et admirable livre de mon ami Henri Lasserre. Véridique jusqu'au scrupule, M. Lasserre a voulu tout voir, tout entendre, tout juger par lui-même : il a passé des mois entiers à Lourdes et dans les environs, n'épargnant aucune dépense, aucune fatigue pour aller interroger les personnes que l'on disait avoir été guéries miraculeusement ; de sorte que son témoignage est bien plutôt celui des acteurs eux-mêmes et des témoins des prodiges qu'il rapporte, et dont sa foi vive et ardente l'a rendu le greffier très fidèle. » ([^83])
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Tarbes maintient ses critiques\
contre le livre de Lasserre.
Mgr Pichenot avait évidemment accordé une approbation épiscopale dans laquelle il disait que cette lecture pouvait « faire le plus grand bien, même après l'œuvre si admirable de M. Henri Lasserre. » ([^84])
Sans savoir que l'Évêque de Tarbes était en train de gratifier les « *Merveilles de Lourdes* » *de* cette faveur, en ce même jour Lasserre la sollicitait de nouveau pour une ré-édition alors sous presse, la 40^e^ en 27 mois ([^85]) :
« Si jamais ce qu'on appelait jadis le jugement de Dieu est visiblement descendu sur une œuvre humaine, Monseigneur, ne vous semble-t-il pas que c'est sur celle-là ? Et cependant, Monseigneur, votre approbation à vous, Évêque du diocèse de Lourdes, manque encore à ce livre. Devant certaines attaques publiques ou occultes... je considère comme nécessaire de vous demander votre approbation très formelle... J'ose espérer que Votre Grandeur ne sera pas moins explicite que l'Évêque des Évêques ([^86]) et que ses frères dans l'Épiscopat. » ([^87])
La réponse fut un mélange typique des bons sentiments personnels de Mgr Pichenot et de l'acrimonie butée de son entourage : « Je m'empresse de vous envoyer mon appréciation sommaire sur votre beau livre. Je désire qu'elle vous soit agréable, malgré des petites restrictions que j'ai adoucies autant que possible. Je vous réclamerai la lettre du P. S. (empé) ([^88]) avec vos observations. » ([^89])
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La lettre d'approbation louait hautement le style plein de verve et de poésie, le bon livre et la bonne action « plus durable que l'airain et qui restera pour la gloire de Dieu et de sa Très Sainte Mère ». Puis il exprimait cette restriction « Bien que venu après les événements de la Grotte, nous craignons cependant que l'auteur entraîné par sa conviction et son zèle aussi bien que par sa reconnaissance n'ait été, quelquefois, *un peu trop sévère, dans l*'*appréciation des personnes et des choses.* Les oppositions (biffé : et les prétendus abus) qui ont soulevé son indignation venaient de plus haut et Dieu ne les a permises sans doute que pour multiplier les preuves et donner à la Vérité plus de retentissement et d'éclat. » ([^90])
Après ces mots : « Les oppositions » l'original porte quatre mots biffés qui sont : « *et les prétendus abus* ». C'est le signe du texte *dicté* et en contradiction avec les convictions du signataire. En effet, avant de l'envoyer, Mgr Pichenot a barré *de sa main* ce qui l'aurait rendu complice des abus réels, et qui aurait été une injuste réprobation de la lutte de l'écrivain contre les légendes et le mercantilisme.
A part ce providentiel « biffé » qui a une grande valeur pour l'histoire, Lasserre n'obtenait donc qu'une flatterie littéraire, dont il n'avait aucun besoin, et un renouvellement des critiques inexactes et puériles formulées à l'origine par l'entourage de Mgr Laurence.
Cette crainte d'une trop grande sévérité dans l'appréciation des personnes et des choses tendait à légitimer l'idée fixe du P. Sempé, toujours soucieux de faire proclamer qu'il avait eu raison d'exiger des ménagements pour les fonctionnaires de 1858. Déjà incohérent dans l'absolu, ce souci apparaissait encore plus dénué de fondement avec le recul du temps.
L'Évêque manifestait une réticence inconvenante précisément sur ce qui avait valu à l'œuvre de Lasserre la formelle approbation du Saint-Siège ([^91]). Et, en même temps, il reconnaissait lui aussi la valeur primordiale de cette preuve voulue par la Providence. L'historien aurait donc eu grand tort, au plan des faits, de passer sous silence ces probantes oppositions administratives. Et le chrétien n'était nullement tenu, au plan moral, d'affirmer l'innocence et le bon vouloir de leurs auteurs sous prétexte que Dieu avait permis leurs erreurs.
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De plus cette objection n'avait jamais été soulevée par aucun autre Évêque. Elle n'avait pris corps et importance qu'à Tarbes, à cause des bizarreries du P. Sempé et de son désir obstiné d'avoir eu raison.
Enfin, depuis plus de deux ans, Lasserre se déclarait, dans son livre, prêt à rectifier toutes inexactitudes ([^92]). Cependant pas une seule voix ne s'était élevée contre sa véracité ; personne n'avait formulé la moindre réclamation ; nul ne lui avait dit qu'il s'estimait calomnié ([^93]).
Réponse d'Henri Lasserre.
Lasserre fit valoir tout cela dans sa réponse à Mgr Pichenot. Il lui rappela sa promesse d'une approbation sans réserve, l'année précédente, à Sens, avant d'être sous l'empire de l'administration diocésaine :
« Mon livre continuera donc, Monseigneur, à faire du bien malgré eux à ceux-là mêmes qui l'accusent et qui le repoussent ; proscrit des lieux sacrés dont il raconte l'histoire, il continuera à y attirer des milliers et des milliers de croyants. Rejeté par les architectes comme la pierre angulaire dont parle l'évangile, il continuera à faire affluer vers la Grotte sainte les trésors immenses qui ont permis d'élever le temple demandé par la Vierge.
« Ce rôle a sa grandeur, Monseigneur. Et faut-il avouer qu'il ne me déplait point de voir mon humble livre avoir cette destinée et subir cette persécution, sourde ou violente, qui n'a jamais manqué aux œuvres que Dieu bénit... Les Missionnaires de Lourdes diffament *ma personne* parce que je proteste contre *leur Légende* au nom du Dieu de vérité, et contre *leurs trafics* au nom de Celui qui chassa les vendeurs à coups de fouet : je m'en réjouis encore, Monseigneur. » ([^94])
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L'attitude imposée à l'Évêque de Tarbes était d'autant plus illogique et surprenante que ce qui n'était pas admis dans l'ouvrage de Lasserre venait d'être approuvé dans « *Les Merveilles de Lourdes* » où les fonctionnaires de 1858 étaient fort malmenés.
Le saint et charitable Mgr de Ségur avait qualifié le préfet de Tarbes de « chrétien d'eau douce, comme il y en a tant dans les régions gouvernementales » et pour qui « un miracle au XIX^e^ siècle est un scandale » ([^95]). Il avait classé le Ministre des Cultes alors régnant parmi les « pauvres esprits ! Pleins d'eux-mêmes, superbes, ils combattent Dieu avec une bonne foi renversante, et commettent de véritables crimes avec ces honnêtes intentions dont l'enfer est pavé. Ils sont tous de la race de Pilate » ([^96]). Quant au Commissaire Jacomet, « il fut indigne jusqu'au bout » ([^97]).
Faut-il penser qu'il y eut une justice pour Mgr de Ségur, et une autre pour l'écrivain laïc ? Non. Il y eut seulement la prévention du P. Sempé contre quiconque entravait ses plans ou critiquait ses réalisations lucratives. Et puis Lasserre était le boue émissaire que l'on rendait responsable de toutes les plaintes des pèlerins, même quand il n'y était pour rien.
Le texte de l'approbation si équivoque de Mgr Pichenot resta inédit, car il eût discrédité l'Évêque et son prédécesseur en leur attribuant officiellement l'initiative d'un blâme injuste qui, en réalité, leur fut imposé pour un motif de ridicule prudence. Mais si, à l'époque, l'historien a bien fait, par esprit de paix, de ne pas étaler en public les dessous de l'apparente abstention du siège de Tarbes, il est impossible, un siècle plus tard, de ne pas faire sur ce point d'histoire une lumière qui devra nécessairement rejaillir sur l'histoire des Apparitions.
En effet, quand les historiens verront clairement l'unique raison de l'hostilité de l'évêché de Tarbes contre le laïc Lasserre, ils n'auront plus besoin de chercher à la justifier en acceptant sans contrôle des griefs contre sa personne ou des soupçons sur sa probité littéraire. Certains même pourront renoncer à leur parti pris contre ses enquêtes.
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Ils ne se croiront plus en droit d'admettre ou de rejeter à leur guise ses conclusions, comme celles d'un romancier fantaisiste que le hasard aurait servi tantôt bien, tantôt mal. Ils ne l'accuseront plus stupidement d'avoir paralysé toute concurrence à son livre. Au lieu d'aborder ses témoignages avec le doute systématique semé par un seul maniaque, ils pourront leur restituer la valeur que lui ont reconnue les témoins de 1858 et Bernadette elle-même.
En même temps la découverte du rôle occulte du P. Sempé atténuera le préjugé favorable accordé à la *Petite Histoire* et contesté par les contemporains. Sa prétendue infaillibilité cessera d'accréditer plusieurs erreurs.
Alors les matériaux de l'Histoire serviront vraiment à établir la seule vérité, au lieu d'être appréciés et sélectionnés en fonction des torts qu'ils donnent à tel auteur ou de l'approbation qu'ils apportent à tel autre ([^98]).
Sans ce rétablissement des valeurs réelles on pourra élaborer des récits « authentiques » parce que basés sur des documents anciens, vrais ou faux, et sur des propos tenus jadis à tort ou à raison, mais on ne pourra jamais faire un récit *véridique.*
Lutte de l'Évêque de Tarbes\
contre le mercantilisme.
Les pèlerins se plaignaient du mercantilisme. Peu après son installation, Mgr Pichenot s'était rendu compte par lui-même que leurs reproches étaient fondés. « A Lourdes j'ai demandé des réformes. On est prêt à faire ce que je voudrais » ([^99]), disait-il. Mais le P. Sempé lui avait objecté que Lasserre exagérait les abus et était seul à se scandaliser de « ce qui se fait normalement dans tous les pèlerinages un peu fréquentés ».
Il est hors de doute que, comme Mgr Laurence, le nouvel Évêque a été réduit à l'impuissance, malgré sa bonne volonté :
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« Ma conviction, écrivait-il, est qu'il y a quelque chose à faire... j'espère que, les circonstances devenant meilleures, nous arriverons à améliorer l'état des personnes et des lieux... Le petit Père Sempé a mis beaucoup d'eau dans son vin. » ([^100])
Selon la manière habituelle des caractères autoritaires, le Supérieur dissimulait sa résistance opiniâtre derrière de grandes protestations d'obéissance et de soumission totale ([^101]). Au fond, il voulait le bien, mais souvent il le voyait mal et repoussait alors toute conception contraire à la sienne. Il n'avait pas les rudesses et les brusqueries des esprits entiers et des natures décidées. Tout au contraire. Quand il désirait exécuter une chose, il affectait de n'en pas prendre l'initiative. Il se la faisait commander et paraissait s'y résigner ([^102]). De même pour les réformes, il se disait navré d'être obligé de les différer soit à cause de la fatalité du fait accompli, soit parce qu'il fallait attendre des temps meilleurs. Il parvenait ainsi à gouverner despotiquement sous le manteau d'une docilité absolue. Aussi les réclamations continuaient-elles au sujet des profits réalisés sur les envois d'eau de la Grotte et sur *le* trafic des cierges. L'Évêque s'indignait : « Je ne serai rassuré et content, disait-il, que lorsque tout espèce de commerce aura disparu... Finissons-en... La Grotte y perdra peut-être quelque chose, mais elle gagnera en considération. Rien n'honore une œuvre comme le désintéressement non seulement vrai, mais apparent. » ([^103])
De tels propos permettent d'affirmer que le mercantilisme n'est pas le fait des Évêques de Tarbes, au nom de qui, cependant, on a prétendu l'instaurer. Que pouvaient-ils faire quand le P. Sempé leur soutenait qu'il cherchait seulement à couvrir les frais d'expédition d'eau de la Grotte ; que le bénéfice sur les cierges était minime et que tout autre vente était insignifiante ? ([^104]) Il leur faisait croire non seulement que « il n'y avait là aucun bénéfice » mais que, selon l'avis des mieux informés, il y avait perte ! ([^105]) D'où que viennent les doléances, il disait « sans témérité » qu'elles étaient « inspirées par quelqu'un qui est habitué à calculer, et qui, depuis plus de trois ans, ne cesse de persécuter de pauvres prêtres inoffensifs et qui ne lui ont fait que du bien » ([^106]).
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Les Évêques, comme on l'a déjà vu, ne pouvaient que communiquer, en toute bonté et amitié, ces preuves déconcertantes et ces documents au « calculateur ». Lasserre savait compter, en effet, mais sur la Providence, et sur Elle seule, pour exhumer un jour les archives qu'Elle lui confiait et pour sauvegarder d'ici là l'honneur et le rayonnement spirituel du Pèlerinage.
La 31e prière du Mois de Marie.
A toutes ces affaires en cours, on pourrait en ajouter bien d'autres. Ainsi ce fut l'époque de l'effondrement définitif ([^107]) de tout espoir de se prévaloir du testament de Mgr Laurence pour soustraire le domaine de Savy à l'évêché et en doter les Chapelains ([^108]). Dans le même temps il y eut des masses de correspondances, entrevues, voyages, constitutions de dossiers et de Mémoires pour éviter les foudres du Saint-Office à propos du commerce autour de la Grotte.
On imagine alors dans quel état d'esprit était déjà le P. Sempé au printemps de 1872, quand il reçut le *Mois de Marie de Notre-Dame de Lourdes,* par Henri Lasserre, et quand il y lut en tête, l'approbation très explicite de Mgr Pichenot qui compensait largement les refus et les réticences antérieures. Quoi ! L'historien allait maintenant jusqu'à vouloir supplanter le clergé en introduisant ses propos de laïc dans toutes les chaires de France ! On le verrait bientôt, si nul ne l'arrêtait, s'installer dans celles du monde entier !
Il chercha tout de suite comment empêcher un pareil excès. En examinant soigneusement *les prières du Mois de Marie,* seule nouveauté de l'ouvrage, il découvrit dans la dernière, celle qui clôturait le 31^e^ jour, le reproche autour duquel il allait cristalliser toute son opposition.
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Notre-Dame de Lourdes y était invoquée en faveur de l'Œuvre fondée par Elle-même lors des Apparitions à Massabielle :
« Défendez \[ce Pèlerinage\] contre le fatal esprit de légende, que le Démon fait si souvent surgir à côté des actes divins, *afin de les perdre plus tard en les rendant réfutables par ce mélange d*'*erreur*... Défendez-le contre les faux historiens, contre les faits acceptés sans critique, contre les miracles apocryphes et les inventions humaines... Défendez-le contre les trafiquants que Jésus chassait du Temple...Conservez à ses gardiens l'esprit de pauvreté de l'humble et indigente Bernadette... » ([^109])
Rien n'est plus pieux ni plus légitime. Pas un mot n'indiquait les Chapelains, ni leurs écrits, ni leurs actes.
« Mais, dit le P. Sempé, il est certain qu'en priant de la sorte, vous pensiez à nous.
-- Cela est possible, et même vrai, répondit Lasserre. Mais vous ne pouvez me demander compte que de ce que j'exprime, et non de ce que je pense. Je ne vous nomme pas, ni ne vous désigne.
-- Mais tout le monde nous reconnaît dans tout ce dont parle cette prière, et nous nous reconnaissons nous-mêmes.
-- Ceci n'est point ma faute, mon Père, mais la vôtre. C'est qu'alors vos actes vous désignent. S'il n'y avait ni légendes, ni trafics, cette prière ne ferait pas penser à vous. Elle serait au contraire votre gloire si vous préserviez l'œuvre sainte contre ces misères humaines. » ([^110])
Le P. Sempé réagissait comme les courtisans de Versailles, indignés d'avoir été diffamés par Bossuet dans le sermon sur l'adultère. Il ne vit pas qu'en se défendant, il s'accusait, ni qu'en reprochant à Lasserre d'avoir « pieusement transformé la prière en calomnie » ([^111]), il se condamnait lui-même.
Bien que l'ouvrage fût approuvé par son Évêque, le P. Sempé interdit à ses employés, à ses magasins de la Grotte et de la ville, et à la librairie de son imprimeur de vendre le *Mois de Marie de Notre-Dame de Lourdes,* par Henri Lasserre, exactement comme il avait fait pour l'Histoire des Apparitions approuvée par le Saint-Père.
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Les mesquineries et les maladresses des Chapelains n'empêchèrent pas le succès énorme et irrésistible du *Mois de Marie.* Il fit partout un grand bien et provoqua, envers Notre-Dame de Lourdes, un élan de ferveur qui augmenta beaucoup le nombre et l'ampleur des pèlerinages.
L'influence de ces lectures publiques peut se concrétiser par quelques chiffres frappants. En 1871 la recette du chemin de fer pour les pèlerinages, -- diminuée, il est vrai, à cause de la guerre --, avait été de 19.411 fr. 77. Au 31 juillet 1872, elle atteignait déjà 124.531 fr. 90. En plus des envois d'eau de la Grotte faits par des particuliers et impossibles à dénombrer, la gare de Lourdes en a fait 6.533 expéditions pour le compte du Supérieur des Missionnaires, pendant les huit premiers mois de 1872 (soit 5.940 en grande vitesse, de 5, 10 et 20 kgs et 593 en petite vitesse, de 10 à 50 kgs). Dans le même temps le personnel de la station passait de 13 à 19 employés ([^112]).
L'opposition des Chapelains contre l'œuvre de Lasserre était donc aussi vaine que l'avait été celle de l'administration contre Bernadette en 1858. Tout ce qui touchait la Grotte continuait à dépendre d'une conduite essentiellement surnaturelle. Le devoir n'en devenait que plus grave de ne pas laisser se développer, parallèlement à cette immense puissance de rayonnement spirituel, les abus qui en faisaient une « bonne affaire » pour ses gardiens.
De partout les remerciements affluèrent pour ce nouveau moyen de diffuser la dévotion à Marie. De nombreux Évêques s'empressèrent de renouveler les éloges dispensés trente mois plus tôt au récit des Apparitions. Cette lettre du Cardinal Donnet, archevêque de Bordeaux, les résume tous :
« C'est au moment où la foi semble éteinte dans la plupart des cœurs, où une prétendue science méconnaît l'ordre surnaturel, où la société prétend se soustraire à l'autorité divine, que Dieu atteste par d'innombrables miracles son intervention dans le monde. Vous vous êtes fait l'apôtre des miracles de Lourdes, et vous avez obtenu le plus grand succès que vous puissiez désirer, puisque, grâce à vos ouvrages, ces miracles, connus du monde entier et défiant les négations les plus hardies, ont déjà ranimé la foi dans un grand nombre d'âmes. Je ne puis qu'applaudir à vos nouveaux efforts. » ([^113])
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La Supérieure Générale du Couvent de Nevers où était Bernadette, écrivit aussi :
« Nous avons reçu avec plaisir votre pieux envoi. Suivant votre désir, Monsieur, je vous ai, recommandé d'une manière toute spéciale à ma sœur Marie-Bernard, qui ne saurait oublier celui qu'elle sait avoir si bien écrit de notre Mère Immaculée, sans l'avoir lu toutefois ([^114]). Mais, je le crois, Monsieur, vous avez si bien parlé de la Sainte Vierge, qu'auprès d'Elle, vous n'avez pas besoin d'intermédiaire Marie reconnaît en vous plus qu'un serviteur ordinaire et, à ce titre, vous et les vôtres, n'êtes-vous pas chers à son cœur ? C'est bien là ma conviction ([^115]). »
La Mère Imbert n'aurait pas écrit en ces termes à l'historien si, comme l'a dit et fait dire le P. Sempé ([^116]), elle avait eu à s'en plaindre à l'occasion de la Protestation de Bernadette, signée sous son égide deux ans et demi auparavant. La voyante n'aurait demandé qu'à oublier charitablement son tortionnaire si Lasserre l'avait alors « *incroyablement fatiguée et torturée* » pour lui faire signer « *à contre cœur* » une « *déclaration extorquée du commencement jusqu'à la fin* » ([^117]) et s'il s'était « *conduit indignement vis à vis d*'*elle et de tout le monde* » et s'il avait « *cherché à la tromper* » ([^118]).
Si l'irritable Évêque de Nevers a pu être circonvenu par le P. Sempé, ni Bernadette, ni ses Supérieures, ni ses compagnes ne se sont laissées influencer par cette violente animosité contre celui qui entravait le mercantilisme des Chapelains. Cette lettre est loin d'en être la seule preuve. Il y en eut beaucoup d'autres, tout aussi bienveillantes, après le 13 octobre 1860 ([^119]).
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Pourtant cette conviction de la Congrégation de Nevers subira une éclipse qui mérite d'être évoquée ici car les historiens y trouveront un enseignement utile. Un fléchissement passager se devinera, quarante ans plus tard, dans la biographie de Bernadette intitulée « La Confidente de l'Immaculée », par une Religieuse de la Maison Mère ([^120]). C'est que, pour l'écrire, l'auteur consultera les Archives de la Grotte et se laissera impressionner par les Mémoires et pamphlets contre Lasserre. L'idée ne lui viendra pas, -- on le conçoit --, que cette documentation puisse être inexacte. Elle pensera, avec modestie, que les archives de sa Maison Mère sont déficientes. Humblement confiante et soumise à l'influence des continuateurs du P. Sempé, elle ne se référera qu'aux Annales, et aux ouvrages d'Estrade, du P. Cros et de l'abbé Bertrin. Mais elle ne pourra s'empêcher de prendre chez le premier historien de Lourdes un trait qui, chez les autres, est seulement esquissé ou omis : c'est l'admirable geste de l'abbé Peyramale pour défendre la sincérité de la voyante et pour l'arracher aux tentatives du Préfet de Tarbes, prêt à la faire interner comme aliénée ([^121]).
Tant il est vrai que les deux amis, le curé et l'historien, sont à jamais inséparables, comme ils le furent jadis dans leur opposition aux ennemis de Lourdes et dans leurs luttes pour préserver le Pèlerinage contre les trafics et les légendes.
La faveur du public et les hautes marques d'estime qu'il recevait pour le «* Mois de Marie de N.-D. de Lourdes *» n'ont pas constitué aux yeux de Lasserre une de ces réussites humaines dont on peut tirer vanité ou profit. Ses buts étaient bien supérieurs, au dire de ses amis les plus intimes, ceux devant qui aucune simulation n'eut été possible. « Vous êtes heureux entre les heureux, lui écrivait alors Léonce de Pesquidoux. Votre bonheur fait prendre en pitié tous les succès d'ambition humaine qui pourraient encore nous tenter par ces temps d'affliction. Vous avez été choisi pour exprimer dans un beau langage les miséricordes de la Reine du Ciel, et le peuple chrétien s'abreuve à cette source que vous avez ouverte : tout le reste est bien petit en comparaison... ([^122]) »
Henri MASSAULT.
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### La foi en U.R.S.S.
par Alexandre TROUBNIKOFF
Archiprêtre orthodoxe.
Le P. Alexandre TROUBNIKOFF est supérieur de la paroisse orthodoxe russe de la Résurrection de N. S. de Meudon (chapelle : 8, sentier des Bigots, Meudon). Il est directeur du « Centre orthodoxe d'informations » et des « Nouvelles du monde orthodoxe » (15, rue des Capucins, Bellevue, Seine-et-Oise).
Il a précédemment publié dans la revue « Itinéraires » :
-- L'Église orthodoxe russe hors frontières : numéro 75 de juillet-août 1963.
-- Les chrétiens en U.R.S.S. : numéro 81 de mars 1964.
Dans les « Documents » de notre numéro 88 de décembre 1964, on trouvera en outre le Mandement sur les persécutions publié par le Concile de l'Église orthodoxe russe hors frontières.
DURANT DE LONGUES ANNÉES un grand silence était fait sur la situation de l'Église en U.R.S.S. La grande presse et même la presse religieuse reproduisaient les déclarations faites en France et ailleurs par le Métropolite Nicodème, du Patriarcat de Moscou (par exemple en France en décembre 1962), déclarations suivant lesquelles les rapports entre l'Église Orthodoxe et l'État sont normaux pour autant que l'État ne s'immisce pas dans les affaires de l'Église, que « les fidèles d'après les lois du pays exercent de plein droit leur culte... » et que « le gouvernement protège aussi bien les croyants que les non-croyants... l'Église est vivante et florissante ».
Le silence était fait sur « l'esclavage intrinsèquement pervers ».
Seuls quelques rares périodiques parlaient de l'Église orthodoxe asservie en U.R.S.S., de la Foi persécutée.
Enfin, en décembre 1962, on a rendu publique, mais sans trop faire d'éclats, « l'affaire Potchaiev ». (Un groupe de chrétiens de la région de Potchaiev avait alors réussi à faire passer dans le monde libre une supplique appelant au secours et exposant la façon dont la Foi était persécutée dans cette région de l'U.R.S.S.)
En 1963, un nouvel appel au secours est venu de l'U.R.S.S. En même temps la presse soviétique publia de plus en plus d'articles, appels, notes, concernant la nécessité d'accroître la lutte contre la Religion, informant du développement des activités anti-religieuses, se réjouissant de la fermeture de lieux de culte (en citant souvent des chiffres).
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Malgré tout le désir de coexister pacifiquement avec l'U.R.S.S. et de ne pas être désagréable au Pays Légal, au Pouvoir de fait de la Russie, les militants chrétiens du monde libre ne pouvaient plus taire ni cacher le fait de la persécution. Ainsi fut organisée le 11 avril à Paris la grande réunion à la Mutualité où plusieurs milliers de personnes apprirent que l'Église était persécutée. L'ampleur de cette persécution fut dévoilée chiffres et faits à l'appui. (Nous avons appris qu'après cette réunion, et les démentis venus de l'U.R.S.S. de personnalités religieuses, le Comité \[*sic*\] discuta longuement et sérieusement de la teneur d'une lettre d'excuses à faire tenir à S. Ex. l'Ambassadeur d'U.R.S.S. à Paris.)
Mais si la presse soviétique parle tant de la nécessité d'extirper la Foi des cœurs des citoyens soviétiques, si le Pouvoir tient des congrès consacrés à la lutte anti-religieuse, on peut à bon droit en déduire que la Foi doit être répandue et même active. Où en est-elle après 47 ans de tyrannie communiste ?
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Quelques chiffres d'abord.
Avant la première Guerre Mondiale, l'Église Orthodoxe Russe comptait 98.500.000 fidèles. Ces fidèles étaient répartis en 62 diocèses administrés par des évêques diocésains secondés de 55 vicaires. 107.830 prêtres, diacres et lecteurs desservaient 78.204 églises (églises paroissiales, d'établissements d'enseignement, de régiments, de cimetières, de monastères). L'Église avait 55 Grands Séminaires et 4 Académies Théologiques. La vie monastique se manifestait dans 550 monastères pour hommes qui comptaient 21.330 religieux et 475 monastères pour femmes peuplés de 73.899 religieuses. Dans le domaine culturel et de bienfaisance l'activité de l'Église s'exprimait par 31.250 bibliothèques, de nombreux périodiques, des éditions d'ouvrages, 1.086 hospices et 285 hôpitaux.
La première vague de persécutions, particulièrement sanglante, s'étendit sur les années 1918 à 1925. Elle s'atténua ensuite, sans que cessent les déportations. Une deuxième période sanglante débuta en 1937 et ne cessa qu'au début de la seconde Guerre Mondiale.
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Il faut souligner que les mises à mort étaient presque toujours précédées de mutilations et de supplices et que la mort elle-même s'ensuivait des faits de pendaisons, noyades, lapidations, des suites de mutilations et blessures. Quant aux camps de déportations, ils étaient des camps de la mort lente, à cause de la rigueur du climat, de la nourriture plus que déficiente, du manque de soins aux malades, des conditions même de détention.
On sait avec précision que de 1918 à 1922, 25 évêques périrent en véritables martyrs ; de 1925 à 1928, 28 autres subirent le même sort. Quant au nombre total d'évêques martyrisés, assassinés, morts en prison ou en déportation, il s'élève à près de 200.
Le clergé lui aussi paya un lourd tribut à la haine contre Dieu. Une étude publiée à Londres en 1932 par la « Catholic Truth Society » évaluait le nombre de prêtres exécutés entre 1918 et 1920 à 6.775. Au total, pour toute la période s'étendant jusqu'en 1940, le nombre de prêtres morts pour la Foi peut être évalué en dizaines de milliers. Quant au nombre de laïcs martyrs ou confesseurs, il peut être sans exagération chiffré en centaines de mille.
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La fin de la seconde Guerre Mondiale n'arrêta pas les déportations. Un journaliste allemand, arrêté à Berlin en 1950 sous l'inculpation d'espionnage et déporté en U.R.S.S. où il fut détenu successivement dans 5 camps différents, a dressé après sa libération un tableau des différentes catégories de détenus. Dans la catégorie « A » comprenant les citoyens soviétiques, les prêtres et religieux occupent la 3^e^ place. (L'article fut publié par le Collège Saint-Antoine de l'Université d'Oxford, et des extraits repris par *Svoboda,* revue mensuelle russe, Munich, n° 3, mars 1957.) *Newsweek* (n° 21 novembre 1954) publia de son côté un article sur les prêtres orthodoxes arrêtés et déportés après l'occupation par l'Armée Soviétique des Républiques d'Estonie, Lituanie et Lettonie. Des prêtres catholiques, aumôniers dans l'Armée italienne, prisonniers, déportés et libérés vers 1955-56, parlèrent dans leurs souvenirs de détenus (prêtres et laïcs) pour faits religieux. Un israélite, Margoline, arrêté en Pologne en 1940 et détenu pendant 6 ans, consacra quelques pages à la conduite digne et même héroïque de chrétiens orthodoxes dans les camps où il a séjourné. (V. son livre en français *Voyage au pays de la mort lente,* et le même en russe *Voyage au pays des Ze-Ka,* Édit. Chekow, New York 1952.)
A la fin de la 2^e^ Guerre Mondiale, la situation de l'Église Orthodoxe russe s'exprimait en chiffres (officiels) suivants : 28 évêques, 4.255 lieux de culte et 5.665 prêtres. Il ne restait rien des monastères, des établissements d'enseignement, des publications et éditions, des œuvres culturelles et de bienfaisance.
Un esprit rationaliste ou même un chrétien qui aurait oublié la promesse faite, par Notre-Seigneur que « les Portes de l'Enfer ne pourront rien contre elle » (Math. XVI, 18), qui aurait oublié aussi l'histoire de l'Église primitive, serait tenté de supposer que l'Église ne doit plus exister en U.R.S.S. et que le chiffre de 4.000 lieux de culte doit largement suffire aux quelques milliers de survivants. Car quelle philosophie, quelle organisation humaine aurait pu survivre après des pertes aussi importantes, cela d'autant plus que les victimes furent ceux qui se manifestèrent le plus activement dans l'exercice de la Foi, qui militaient envers et contre tout, qui étaient les plus fermes et le moins portés à quelque compromis que ce soit, qui étaient en somme des élites.
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Pourtant il faut constater que la Foi est vivante et qui dit vivant dit actif et croissant. Nous pouvons l'affirmer car la dernière guerre mondiale a mis le peuple russe (militaires, déportés) en contact avec ses frères émigrés d'une part, et avec des occidentaux souvent croyants ou intéressés par le fait religieux d'autre part. En voici quelques témoignages pris parmi des centaines d'autres.
Le professeur Chiraiev (dernièrement décédé en Italie) rapportait que beaucoup de soldats soviétiques tués par les Allemands en 1941 portaient sur eux des scapulaires avec des croix et le texte du psaume 90. Au cours du premier mois d'occupation de l'arrondissement de Stavropol (dans la Russie méridionale) par les Allemands, on vit s'ouvrir 17 églises avec 14 prêtres sortis de la clandestinité pour les desservir. L'archiprêtre A. Ionov relate, dans une brochure publiée aux États-Unis (*Notes d'un missionnaire*, en russe, Sea Cliff, 1956), que dans la région de Pskov où il arriva en août 1941, des kolkhoziens, des fonctionnaires, des intellectuels et de nombreux jeunes rivalisèrent d'ardeur pour nettoyer, restaurer et orner les églises. A des milliers de kilomètres de là, en Extrême-Orient, un témoignage nous relate que beaucoup de soldats soviétiques portaient cousus dans la doublure de leurs chemises des croix ou des médailles pieuses. « C'est la bénédiction de ma mère et vous voyez je suis resté vivant » disaient-ils. Même les œuvres d'écrivains comme Cholokoff ou de poètes comme Simonoff témoignent de ce que la Foi vivait dans le peuple et chez les soldats. (Nous avons décrit ces témoignages en détail et donné les références dans *Est et Ouest*, n° 185 de décembre 1957.)
Après la fin de la guerre, les contacts avec le peuple de l'U.R.S.S. sont devenus de plus en plus fréquents et étroits. L'observateur occidental du fait religieux a pu acquérir et suivre régulièrement les publications et la presse soviétiques. De nombreux touristes et des techniciens de l'U.R.S.S. viennent en Occident. Des touristes et des techniciens ou spécialistes (presse, industrie, commerce) de l'Occident prirent le chemin de l'U.R.S.S. soit pour des circuits soit pour affaires. Certains d'entre eux étaient très avertis du fait religieux. Des nombreux contacts, et des nombreuses observations ou lectures, nous sommes à même d'affirmer que la Foi, que nous avons vu subsister, a profité du répit que lui avait laissé le Pouvoir après la guerre.
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Ce Pouvoir après avoir repris aux Allemands près de la moitié de la Russie d'Europe y trouva de nombreuses églises ouvertes sous l'occupation allemande. Dans les régions qui appartenaient à la Pologne, à la Roumanie et dans celles qui étaient des États indépendants (Lituanie, Estonie, Lettonie) le nombre d'églises était aussi très important. Préoccupé d'intégrer ces nouveaux territoires et de réparer les ruines causées par la guerre, le Pouvoir ne toucha pas à ces églises. D'autre part le Patriarche fut autorisé à avoir une certaine activité : ouvrir des cours pastoraux qui furent ensuite transformés en Grands Séminaires (huit) et en Académies théologiques (deux). Il put procéder à des ordinations épiscopales et manifester une certaine activité dans le domaine de l'édition. Des monastères ressuscitèrent. Mais la persécution, quoique moins visible, ne cessa pas. Des évêques disparaissaient, le nombre de détenus pour faits religieux dans les camps était toujours élevé.
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La relative liberté de l'Église et les manifestations de la Foi vivante du peuple russe servaient le Pouvoir dans ses rapports avec le Monde Occidental. Des représentants de diverses confessions de l'Occident invités en U.R.S.S. par le Patriarcat purent constater de visu que les églises étaient bondées et que le culte y était célébré avec faste. Quoi de plus pour pouvoir présenter l'U.R.S.S. comme un pays véritablement « démocratique » respectueux des opinions et des croyances.
L'Église utilisa cette liberté relative et ce répit pour prendre de l'extension et le régime recommença à sévir. Mais après la mort de Staline le peuple, et donc les croyants, se sont sentis plus libres. Nous verrons donc des cas de résistance ouverte aux mesures du pouvoir, d'actions directes contre les perturbateurs d'offices religieux, de prises de position ouvertes et même de publications clandestines à caractère religieux. Enfin, parallèlement à l'Église Officielle, l'existence d'une *Église clandestine* se manifestera de temps en temps.
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Les Églises orthodoxes officielle et clandestine en U.R.S.S. peuvent être comparées aux deux branches du catholicisme français sous la révolution : le clergé assermenté et le clergé non assermenté. Rappelons que l'Église a canonisé de nombreux prêtres non assermentés mais qu'aucun de ceux qui avaient prêté serment n'a eu les honneurs des autels. Dans ce domaine, comme d'ailleurs dans beaucoup d'autres, le point de vue de l'orthodoxie orientale est le même que celui du catholicisme romain.
Le clergé se défend.
Le *Komounist,* revue officielle de l'idéologie du Parti, dans son numéro 17 de décembre 1958, mettait en garde ses lecteurs contre le clergé qui démontre que la Bible n'est pas anti-scientifique. Par exemple, les prêtres expliquent aux fidèles que les 6 jours de la création -- objet de moqueries de la presse militante athée -- sont en réalité 6 périodes géologiques. (Ajoutons que saint Basile le Grand, au IV^e^ siècle, dans ses homélies sur l'Hexaméron, expliquait déjà que le « jour » de la Bible ne devait pas être compris comme une période de 24 heures.)
La *Literatournaia Gazetta* (Gazette Littéraire) du 21 novembre 1959 relatait qu'un jeune prêtre, le Père Jean, sorti du séminaire de Saratov, curé au village de Voltchansk (dans la steppe à l'est de la Volga) s'est enhardi jusqu'à provoquer les conférenciers athéistes en déclarant à ses fidèles : « Frères, si on nous envoie un conférencier athée nous saurons, avec l'aide de Dieu, lui poser de telles questions qu'il ne pourra rien nous répondre. » Cette « provocation » parvint aux oreilles des autorités locales qui écrivirent à Kouïbychev, chef-lieu de la région, en demandant un conférencier. Celui-ci arriva dans l'arrondissement quelques mois plus tard, y séjourna une semaine mais prétextant le mauvais temps s'abstint de venir à Voltchansk.
On pourrait donner ici d'autres exemples analogues. Contentons-nous de citer les paroles d'un haut fonctionnaire soviétique dites il y a peu de temps à un interlocuteur occidental : « Chez nous le clergé est très instruit, ce sont des personnes très cultivées. »
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Publications clandestines.
Comme le Patriarcat ne peut presque rien publier, surtout pas les ouvrages de spiritualité d'autant plus nécessaires que durant quarante ans il n'a rien été édité et que les livres religieux étaient recherchés pour être mis au pilon, des éditions clandestines apparaissent.
C'est ainsi que la *Leningradskaia Pravda* du 27 mai 1960 parle d'un « serviteur de Dieu » Georges Koulichev, employé du Gaz, qui secondait un « Père Pierre Jarkow ». Tous deux rédigeaient des « épîtres » dans lesquelles ils « osaient affirmer que l'homme n'a pu être créé que par Dieu ». Ces épîtres étaient clandestinement diffusées et même envoyées aux rédactions de journaux.
Les *Isvestia,* du 16 septembre 1960 s'indignent de ce qu'un certain « père Matthieu -- jardinier » écrit aux journaux dans le même sens.
Nous relevons dans *Literatoura i jizn* (Littérature et vie) du 23 novembre 1960, qu'un électro-monteur de 24 ans, Serge Razev, secondé par Oleg Ermiliv, mécanicien à l'Imprimerie Technique Scientifique de l'État, et par deux autres ouvriers (l'un photographe et l'autre imprimeur) ont fondé une édition clandestine « *Alleluia* », qui fit paraître un petit livre de prières. Ce livre de prières était vendu en sous-main. Il va de soi que tous les quatre furent arrêtés.
Le même journal, le 9 avril 1961, démasquait sous le titre « Un pygmée militant », un collaborateur scientifique de l'Institut de la Construction, Perepigin, qui rédigeait et tapait à la machine des brochures apologétiques. On lui doit 29 titres dont par exemple : « Démonstration du bien fondé de la religion en face de l'athéisme. » Les cahiers de Perepigin comportaient la mention « Lis et passe à d'autres ». La diffusion se faisait par le dépôt de cahiers dans la boîte à lettres de locataires d'immeubles.
Des émetteurs de radio clandestins se sont créés en U.R.S.S. La presse soviétique en parle. Nous avons relevé, dans les numéros de juillet-août 1963 que parmi les émissions illégales on a entendu les chrétiens d'Alma Ata diffuser des messages de Pâques.
La *Komsomolskaia Pravda* (Le « Komsomol » est une organisation du Parti pour les jeunes, groupant les jeunes gens sortis des rangs des « pionniers » ; l'âge des adhérents au Komsomol est celui de nos « routiers » scouts), dans son numéro du 16 novembre 1963, nous apprend qu'une œuvre d'un philosophe religieux, le professeur Frank, qui a vécu, écrit et qui est mort en émigration, circule entre les mains des étudiants de l'Université de Moscou.
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Mais il y a plus : la couverture de la brochure porte la mention « Édition de l'Union Générale pour la diffusion des connaissances politiques et scientifiques, Moscou ». Or cette Union est l'organisation centrale de lutte anti-religieuse. Il va de soi que la couverture était fausse.
Résistance passive.
*Selskais jisn* (Vie rurale) des 8, 9 et 12 octobre 1960, relate qu'à Orel, la *Pravda d*'*Orel* publia des calomnies (le journal écrit naturellement « démasqua les sombres agissements criminels ») sur le Père Alexis, de la cathédrale de l'Épiphanie de la ville. Bien avant l'ouverture des kiosques, une longue file d'acheteurs s'étirait devant eux et attendait sagement la mise en vente du journal. Chacun acheta plusieurs exemplaires et alla en acheter d'autres au kiosque suivant et ainsi de suite. L'édition fut ainsi épuisée en peu de temps. Quant aux acheteurs ils détruisaient leurs exemplaires.
Des fidèles s'opposent à la fermeture d'églises. Pour fermer une église les autorités donnent pour prétexte la nécessité d'une restauration. Apprenant qu'une église doit être « restaurée » les fidèles organisent des groupes volontaires de garde. Ainsi à Niew, la cathédrale Saint-André, fut gardée pendant des semaines. En fin de compte les autorités locales craignant des excès abandonnèrent le projet de « restauration ».
Protestations ouvertes.
Si quelques militants rédigent des lettres qui sont envoyées aux fidèles et aux journaux sous couvert de l'anonymat ou de pseudonymes, on relève dans la presse soviétique des manifestations pour la défense des lieux de culte ou le droit de croire en Dieu, signées de leurs auteurs.
C'est ainsi que la *Gazette Littéraire* (n° 4011, 1959) relate que les autorités de Sébastopol ayant décidé de transformer la cathédrale Saint-Vladimir en mausolée commémoratif, les ouvriers anciens combattants de la ville rédigèrent une protestation qu'ils rendirent publique.
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Cette protestation affirmait que la cathédrale devait être reconstruite en tant que lieu de culte, de cathédrale, car elle contient les tombes de héros qui se sont illustrés à Sébastopol et qui sont la gloire de la ville.
L'émission de Radio Moscou comporte une tribune « que nous apporte le facteur ». Cette tribune reçoit des lettres de jeunes (ce qui scandalise la direction) qui écrivent à Radio-Moscou pour défendre leurs droits de croire en Dieu, qui demandent « quel mal y a-t-il à croire en Dieu ? » ou posent des questions comme celle-ci : « Pouvez-vous nous expliquer d'où vient la matière ? »
Une institutrice, Zaïtzeva, devenue après ses premières lettres (en 1960) à la *Gazette de l*'*Instituteur* (v*.* n° 87, 1960), ex-institutrice, manifeste un grand courage et une grande persévérance. Après avoir défendu la liberté de conscience et déclaré que seule la Foi lui a donné une réponse satisfaisante aux questions que se pose un être pensant (« y a-t-il dans la science quelque chose d'absolument sûr et établi ?... Seul le Christ a promis l'immortalité et jusqu'à maintenant personne au monde n'a rien trouvé de plus sage »), Zaïtzeva s'est attaquée au renégat Ossipov. Cet Ossipov est un ci-devant archiprêtre, théologien, professeur d'Ancien Testament et d'hébreu au Grand Séminaire et à l'Académie Théologique de Leningrad, censeur des études de cette Académie. En 1960 il déclara qu'il rompait avec Dieu et l'Église. Depuis il consacre son temps à écrire articles et ouvrages contre la religion ainsi qu'à faire des conférences athéistes. Zaïtzeva dit de lui dans sa lettre à la *Gazette de l*'*Instituteur* (v. n° du 6 février 1964) : « ...l'ex-théologien Ossipov est devenu célèbre ; grâce à ses écrits il gagne des sommes folles. Il a certainement bien calculé et s'est rendu compte qu'en restant théologien il ne pourrait pas gagner de telles sommes... »
Il y a deux constatations à faire à ce propos : d'une part les croyants ou plus exactement certains croyants se sont enhardis au point de clamer ouvertement leurs opinions et d'attaquer non moins ouvertement des personnalités bien vues par le Pouvoir ; et d'autre part les rédactions des journaux se sont senties obligées de publier ces actes de Foi et ces attaques. Il va de soi que les lettres de croyants sont accompagnées de commentaires, mais elles sont quand même rendues publiques.
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La Foi des masses.
Que la Foi soit vivante dans les masses de la population, la presse soviétique en donne de nombreux exemples.
La « *Literatoura i jisn* (Littérature et vie) du 21 février 1960 décrit la « communauté de Perm ». (Perm est une ville, de 628 000 habitants située dans l'Oural, sur la Kama. C'est un centre industriel important.) « A côté d'usines gigantesques et de riches kolkhozes, on trouve des églises bondées de monde... Il y a peu de temps nous allions à travers la ville lorsqu'un flot de piétons bloqua la circulation de la rue principale. Les autos, les tramways et autres moyens de locomotion ne pouvaient plus rouler à cause de la foule qui se rendait au culte... Dans la campagne environnante l'Église aussi est vivante... A Veliky Moullah il y a trois églises mais pas de maisons de culture... Des centaines (?) de popes célèbrent dans toute la région... ni le froid ni l'état des routes n'arrêtent ces saints prêtres dans leurs activités. Ah ! si les propagandistes de l'athéisme manifestaient un zèle semblable ! »
La *Gazette Littéraire* du 10 janvier 1959 s'élevait contre le fait que les fêtes patronales des paroisses comme St Élie, Sts Pierre et Paul, St Nicolas, le jour des morts, sont fêtées et même chômées.
Toujours la *Littérature et vie* nous fait savoir (avec indignation naturellement) qu'à l'entrée de l'exposition agricole du village de Moskalensk (province d'Omsk, en Sibérie) un grand panneau portait l'inscription « Rendons gloire à Dieu ».
En 1962, le kolkhoze « Kirov » du village de Vootché (district de Starosomborsk) décida que le jour de Pâques serait un jour de fête et chômé.
Le même journal (n° 267, 1960) s'élève contre le fait que dans la ville de Raslovl (province de Smolensk) il n'y a qu'un petit théâtre-cinéma et une pauvre bibliothèque mais trois églises fréquentées par des jeunes.
La *Pravda du Komsomol* (du 8 janvier 1959) sous le titre « Un funeste vendredi » décrit les manifestations de Foi dans un kolkhoze de la province de Pskov. Ce kolkhoze, « le Victorieux » a fauché les blés en vingt jours au lieu de cinq à cause des fêtes religieuses. Les communistes locaux et les dirigeants expliquèrent au correspondant du journal qu'ils ne pouvaient pas ne pas participer aux fêtes religieuses « car autrement, il faut bien le dire, la vie, surtout dans les villages, serait bien compliquée ».
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Au cours d'une conférence faite à Londres par des écrivains soviétiques au Centre Pouchkine (mai 1960), l'écrivain Sourkov, en réponse à une question, fut obligé de reconnaître que « beaucoup vont à l'église, et pas seulement des vieux ».
Enfin relevons quelques informations concernant les baptêmes : « Au cours de l'année écoulée (1961), il y a eu plus de baptêmes à Vladimir qu'en 1960. » (*Pravda du Komsomol* du 31 janvier 1962.)
« Dans certains arrondissements de la province de Lvov sur 10 bébés, huit se trouvent être baptisés. » (Même journal, du 27 février 1962.)
D'après la *Gazette Littéraire* et la *Pravda du Komsomol,* plus de 50 % des nouveau-nés sont baptisés. (Relevé par Sœpi, bulletin d'information du Conseil œcuménique des Églises, Genève, 23 novembre 1962.)
La Foi dans les milieux ouvriers.
La *Pravda du Komsomol* du 9 décembre 1961 parle d'une ouvrière exemplaire, qui accomplit la norme imposée à 160 % et qui fréquente l'église. Le même journal du 18 février 1.960 s'indignait de ce qu'une jeune fille classée comme « ouvrière de choc et d'avant-garde » fût une chrétienne...
« J'ai vu des icônes dans des postes d'aiguillage de chemin de fer », s'indigne un correspondant de presse... et on pourrait continuer à citer.
Les étudiants.
La Foi se manifeste dans les milieux étudiants. Chez certains l'intérêt envers Dieu est provoqué par la curiosité, particulièrement fréquente chez les jeunes, « du fruit défendu ». Mais il y a des stimulants plus profonds. « Les étudiants sont farcis de cours anti-religieux, mais la doctrine philosophique officielle et l'homme nouveau soviétique provoquent une répulsion. Les étudiants constatent d'autre part que la propagande officiellement concernant les conditions de vie matérielle des peuples occidentaux.
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Une déduction s'ensuit : puisque l'on nous ment sur la vie matérielle qui est chose secondaire, ce que l'on nous dit sur la morale et la philosophie, choses bien plus importantes, est aussi mensonge. Cette déduction pousse la jeunesse à se pencher sur la Foi ! » (Témoignage de Mlle Peltier, catholique, agrégée de russe qui, après un séjour de cinq ans, fit le 26 avril 1958 une conférence au cercle St Jean-Baptiste, à Paris.)
La *Komsomolskaia Pravda* du 12 avril 1959 (repris par *La France* *catholique* du 3-7-59 et par *Est et Ouest* n° 219) parle d'un étudiant en médecine, Eugène Bobkov, attesté comme étudiant de premier ordre et bon camarade, dont le crime était d'avoir participé à une procession religieuse.
Le *Komsomoletz de Moscou* du 24 avril 1960 consacre un long article aux étudiants qui croient en Dieu. « Pour certains étudiants... tout n'est pas clair dans la vie. Il y a des étudiants chez qui les survivances du passé sont fortement ancrées... »
Un correspondant de *Posev* (*Le Semis*, périodique russe, Francfort), n° du 21 février 1961, signale qu'il a visité librement un foyer d'étudiants. Il a constaté que certains sont croyants mais il lui fut dit « qu'un étudiant qui fréquente régulièrement l'église peut avoir des ennuis de toute sorte ; il peut bien « envoyer promener » le Komsomol et tous ceux qui l'ennuieront et faire à sa guise, mais dans ce cas il risque d'être exclu non seulement du Komsomol mais même de la Faculté ».
La Foi est vivante\
dans les camps de déportation.
La détention dans les camps où toute manifestation collective (et la célébration du culte en est une) est interdite, provoque chez les déportés de toutes confessions un sentiment de solidarité et les pousse à un véritable œcuménisme. Les témoignages sur les offices célébrés dans ces camps, soit officiellement soit clandestinement, sont nombreux. (Nous avons indiqué plus haut que l'U.R.S.S. a renvoyé, après dix à quinze ans de détention, des prisonniers allemands, italiens, serbes, bulgares, réfugiés russes, espagnols, qui ont publié leurs mémoires.) Citons un exemple.
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Au camp de Patma, camp pour personnes non soviétiques arrêtées en Allemagne, les croyants ont obtenu l'autorisation de célébrer la fête de Pâques. Tous, y compris les non-orthodoxes et les non-chrétiens (autrichiens et un vieillard musulman qui déclarait « qu'il n'y a qu'un seul Dieu... et qu'il faut montrer à ces chiens que pour la prière nous sommes tous unis »), se mettent à préparer ce qui est nécessaire. Les ornements du prêtre furent faits avec une robe de femme. On a extrait l'amidon pour amidonner ces ornements des pommes de terre de l'ordinaire. L'encensoir fut fait avec une boîte de conserve et l'encens fourni par la résine des pins. Le Père Alexis dicta les paroles des chants et prières qu'il connaissait par cœur... L'office fut célébré en présence de tous ceux qui avaient une foi en un Dieu. (V. « Notre Cause commune » publication américaine en russe, Munich. N° 96.)
L'Église Orthodoxe russe clandestine.
A côté de l'Église orthodoxe officielle existe une Église clandestine.
En 1927-28 une partie de la hiérarchie, du clergé et des laïcs refusa de reconnaître l'obédience du primat de l'Église orthodoxe russe, le Métropolite Serge qui le 29 juillet 1927 avait publié un message par lequel il déclarait : « ...s'engager dans la voie de loyalisme, les joies et les succès de l'Union soviétique sont nos joies et nos succès, et ses échecs sont nos échecs... »
Les dissidents, dont les prélats les plus considérés (métropolites, archevêques et évêques) accusèrent le Métropolite Serge (devenu, en 1943, Patriarche) d'actes contraires à la morale et de mensonges (« Oserez-vous jurer sur la Croix et l'Évangile que vous êtes réellement reconnaissant au Pouvoir pour ses bienfaits et que ses joies -- or la destruction de la religion est une de ses joies -- sont vos joies ? ») ; de pencher vers le schisme de l' « Église Rénovée ». (L'Église Rénovée, née peu après la prise du pouvoir par les communistes, était un courant religieux réformateur, moderniste, qui était soutenu par le Pouvoir auquel il avait lié son sort.)
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Le Métropolite Serge était encore accusé d'avoir outrepassé ses droits. Tous les protestataires constataient qu'il ne devait son poste qu'à des interventions impies, que le Gardien du Trône patriarcal et ses successeurs éventuels sont en vie et que, par conséquent, le rôle du Métropolite Serge devait se borner à résoudre les problèmes administratifs de la vie courante. Enfin le Métropolite était accusé d'avoir enfreint les canons.
L'opposition, avec le Métropolite Joséphat de Petrograd à sa tête, eut de 1927 à 1936 une existence semi-clandestine. En 1937-38, Éjov, alors chef de la police politique, extermina après tortures de nombreux laïcs et clercs. L'Église devint clandestine. Mais elle vécut. En 1939, le *Besbojnik* (Sans Dieu), numéro du 12 janvier, parla de la découverte de groupements clandestins de « Joséphistes » qui furent sévèrement punis pour « contre-révolution et espionnage ». Mgr Joséphat périt au cours de cette répression. On relevait toujours à cette époque dans d'autres périodiques soviétiques des articles concernant des prêtres et des laïcs croyants qui refusaient l'obédience du Métropolite Serge. On nous apprenait la découverte de chapelles creusées sous les isbas...
De 1941 à 1944, sous l'occupation allemande, des prêtres clandestins se révélèrent.
En 1947, nous, avons relevé dans *Isvestia* (n° 27) que dans une localité rurale à 30 kilomètres de Vilna, on avait découvert un monastère qui se couvrait de l'étiquette de kolkhoze.
En 1948, le *Journal du Patriarcal de Moscou* (n° 2) fit allusion à des « orthodoxes qui ne reconnaissent pas le Patriarche Alexis ».
Le Professeur Pascal parla, dans sa conférence sur l'Église en U.R.S.S., conférence faite le 15 mars 1950 à l'Institut Catholique de Paris, de religieuses, de prêtres et de laïcs résistants.
En 1950, parut à New York le livre de M. Margoline, où nous trouvons, page 395, la rencontre de l'auteur en déportation avec un archimandrite de 70 ans, précédemment supérieur d'une église de Moscou, déporté pour refus de reconnaître la politique de la hiérarchie de l'Église officielle.
En 1954, on vit paraître en Allemagne le livre de Arfvend Gustafson, *Die Katakombenkirche* (Édit. Evangelisches Verlagswerk, Stuttgart, 192 pages) où l'auteur cite de nombreux témoignages sur l'existence de cette Église clandestine.
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En 1955, la revue catholique *Der Christliche Osten* (n° 10) publia une étude détaillée de P. Dr. J.C., o.s.b., sur la question « Existe-t-il en Russie une Église des catacombes des communautés orthodoxes ? ». Son existence ne fait pas de doute pour l'auteur qui écrit en conclusion : « *Ce qui*... *définit cette Église secrète, c*'*est l*'*absence de compromis. Elle ne peut admettre que l*'*Église se fasse l*'*esclave d*'*un gouvernement qui pratique l*'*athéisme. Elle ne tolère pas le mensonge qui découle de cette servitude*... *Jadis le prophète Élie se plaignait du manque de foi du peuple d*'*Israël*... Il *entendit la réponse de Dieu*... *que le véritable Israël se trouvait du côté des* 7 000 *hommes qui n*'*avaient point fléchi les genoux devant Baal et ne l*'*avaient point baisé.* » Cet article avait été repris par *Unitas* (Paris), n° de mai-juin 1956.
En 1950, la *Gazette Littéraire* (n° du 10 février) parla de prêtres qui vont à pied à travers le pays, célébrant la messe, baptisant, donnant des absoutes.
En 1961 une brochure officielle : « Le Gouvernement soviétique et la religion » (Édit. à Moscou), révélait l'existence en diverses régions de l'U.R.S.S. de groupements de « véritables orthodoxes, disciples du Patriarche Tikhon ». Depuis cette époque une série de procès eurent lieu en U.R.S.S. contre ces « illégaux » chrétiens.
Il nous semble que ces témoignages suffisent pour être en droit de dire que l'Église Orthodoxe clandestine existe.
Quelques témoignages\
sur l'Église catholique.
On trouve aussi dans la presse soviétique des renseignements sur les fidèles de l'Église catholique.
Ainsi *Komounist* (revue officielle de la pensée communiste), n° 17, de décembre 1958, indique que « *l'on constate dans certaines régions une recrudescence de l*'*activité de l*'*Église catholique* ».
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Dans la *Gazette Littéraire* du 12 février 1959, le correspondant du journal en Lettonie, cite les « *cas inquiétants et scandaleux* » qu'il a relevés dans la ville de Latgaly : la directrice de l'école secondaire locale lui a raconté que « des jeunes filles des classes terminales disent vouloir entrer dans des monastères catholiques ».
*Ogonek* (revue illustrée soviétique) du 29 septembre 1960 relate que deux monastères catholiques clandestins ont été découverts à Kaunas. Parmi les religieuses on comptait une institutrice, deux laborantines de l'Institut Médical, une infirmière et deux étudiantes de l'Institut Agronomique. Entre autres traits, *Ogonek* relevait que toutes les religieuses remettaient à la Mère Supérieure leurs salaires, honoraires ou bourses.
Conclusion.
Malgré un Pouvoir qui tient absolument à faire disparaître toute croyance en Dieu des cœurs de ses sujets, et malgré une hiérarchie asservie qui proclame que ce Pouvoir est « neutre » vis-à-vis de l'Église, et que l'Église est libre et florissante, la Foi est vivante dans toutes les catégories sociales du peuple russe. Ce peuple depuis quelque temps se sent plus libre et « ose » se défendre et défendre la Foi. En outre, une Église vit dans la clandestinité.
Un homme particulièrement averti, Grégoire Gafenco (ancien diplomate roumain), écrivait en 1955, en conclusion d'une étude sur la religion en U.R.S.S. : « ...Dans cet immense pays où seul un parti est toléré, ce sont eux (les fidèles) qui représentent l'opposition... Il n'y a pas là matière à échauffourée, mais il pourrait y avoir matière à révolution. Les experts en affaires soviétiques, qui se plaisent à vouloir annoncer des changements, insistent à vouloir opposer l'Armée au Parti, comme si des deux instruments d'oppression, également dépendant du pouvoir central et des quelques hommes qui en disposent, pouvaient entreprendre des actions divergentes. Si l'on s'attend à une poussée libératrice, c'est plutôt au réveil de certaines forces spirituelles qu'il faudrait prêter attention. Il ne faut certes pas nourrir de vaines illusions. Mais au point où en est le monde, il est moins vain de croire à l'élan mystique qui rapproche de Dieu une partie de la jeunesse russe, que dans les garanties de « coexistence offertes par M. Molotov. » (*Jours de France*, n° 12, 1955, page 10.)
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S. B. Dimitri. Patriarche de Serbie, disait dans son message de Noël (en 1931) : « Dieu est-il avec les peuples chrétiens qui dans leur glorieux état de bien-être terrestre, contemplent avec sang-froid et avec calme la persécution de l'Église du Christ en Russie ? »
Nos frères en Christ, lecteurs d'*Itinéraires*, profondément dévoués à leur Église qu'ils défendent de toutes leurs forces, nous demanderont certainement :
« Comment montrer que nous ne contemplons pas avec sang-froid et calme ce qui se passe dans l'Église Orthodoxe en U.R.S.S. ? »
A cela qu'il nous soit permis de répondre par les paroles de S. Em. le Cardinal Wyszynski, en remplaçant les mots « catholiques polonais » par les mots « orthodoxes russes ».
Son Éminence écrivait :
« *Dans leur situation difficile, les* « orthodoxes russes » *attendent des catholiques français d'être soutenus dans leur combat pour Dieu, ne fût-ce que par le témoignage rendu à la Vérité... Il faut bien le reconnaître, quels douloureux retentissements suscitent dans les cœurs de ceux qui ne peuvent ni répondre, ni se défendre, les informations inexactes, voire nocives pour l'Église, diffusées par la presse du monde libre.* » (*Itinéraires,* n° 85, page 211.)
Et naturellement et surtout il nous faut des prières. Nous oublions trop, pris que nous sommes dans l'engrenage de la vie contemporaine, que la prière a une force incomparablement plus grande et effective que tout ce qui nous semble avoir du poids : puissance militaire ou puissance financière. Le Seigneur nous a bien assurés que :
« Demandez, et l'on vous donnera. » (Math. VII-7.)
« Tout ce que vous demandez dans vos prières croyez que déjà vous l'avez et vous l'obtiendrez. » (Marc, XI-24.)
« ...Je vous dis : demandez et l'on vous donnera. » (Luc, XI-9.)
Amen.
A. TROUBNIKOFF.
110:90
### Suite à l'histoire de Jonas
par Dom Jean de MONLEON, o.s.b.
LA REVUE *Itinéraires* a bien voulu publier, il y a deux ans environ ([^123]), un article où je m'appliquais à démontrer l'inconsistance des arguments mis en avant par la critique moderne, et spécialement par la Bible, dite *de Jérusalem,* pour nier l'authenticité du prophète Jonas. Cet article n'a provoqué de la part des exégètes aucune réaction. Il fallait s'y attendre et il n'y a rien là qui doive nous étonner.
Dans l'encyclique *Pascendi* ([^124])*,* S. Pie X dénonçait déjà cette attitude :
« Lorsqu'un ouvrage paraît, disait-il en substance -- qui respire la nouveauté par tous ses pores, il est accueilli avec des applaudissements et des cris d'admiration. Plus l'auteur apporte d'audace à battre en brèche l'antiquité, à saper la tradition et le magistère ecclésiastique, plus il est proclamé savant. Mais, à l'inverse, quiconque s'efforce de défendre les croyances et l'autorité de l'Église, ou bien se voit abreuvé d'injures et de mépris, ou bien se heurte à la conspiration du silence. »
111:90
Depuis que j'ai tenté, d'abord dans un *Commentaire sur l*'*Apocalypse,* publié voici une quinzaine d'années ([^125]), puis dans divers ouvrages sur l'Ancien Testament, de remettre en valeur les méthodes exégétiques des Pères de l'Église, j'ai constamment vérifié l'exactitude de cette déclaration. Cependant, à défaut de réfutation publique, j'ai reçu de l'un de mes amis communication d'une lettre privée, dont l'auteur, maître patenté en science biblique, raille agréablement, et d'ailleurs courtoisement, les observations que je me suis permis de faire sur l'*Introduction au livre de Jonas,* par la B. J.
« Arrivant du congrès biblique international de Bonn, où j'ai rencontré le Cardinal Béa, et donné une communication, je me suis empressé d'acheter le numéro d'*Itinéraires,* pour lire les critiques de Dom de M. sur le « Jonas » de A.F. Plusieurs Pères ont lu comme moi cet article, et nous sommes tous d'avis qu'il ne fait guère honneur à l'Église. Nous nous demandons si le bon Père a jamais lu, dans l'original hébreu, « Jonas ». Il nous ramène l'histoire du « cachalot » ce qui est au fond faire du rationalisme, en rendant le « miracle » vraisemblable. Comme il s'agit d'un « poisson » le miracle ne serait-il pas plus évident s'il s'agissait tout bonnement d'une sardine... (suggestion faite jadis par le Père Vincent) ? En quelques lignes, le bon Père escamote le problème des critères internes, dont les dernières encycliques (après *Providentissimus !*) nous recommandent l'examen soigneux (*cf. Divino afflante*). Je vous signale qu'une traduction commentée de la Bible en espagnol, portant toutes les autorisations requises, propose pour Jonas la thèse d'A. Feuillet : M. Garcia Cordero, Biblia Commentada, III (Professeurs de Salamanque) 1961, p. 1191 (Ed. Le Editorial Catolica, S. Appartado, 466). L'auteur rapproche 2 Tim. 3, 8, où St Paul fait allusion à la légende du Targum de Jonathan sur Jean et Mambré ; de même St Jude, qui cite l'*Assomption de Moïse,* parlant du combat de Michel et du diable, au sujet du corps de Moïse ; de même Heb. II, 37, qui se réfère à la vie des Prophètes (supplice d'Isaïe, etc.). Citées par les Apôtres, ces légendes n'en restent pas moins des légendes, du midrash, du folklore populaire. Tous les élèves qui préparent la licence biblique à Rome savent que tel Psaume, dit de David, ne l'est pas nécessairement, même s'il est cité comme tel dans le Nouveau Testament. Les hagiographes, le Christ et les Apôtres parlent le langage de leur temps, populaire et non scientifique. Quand la liturgie nous fait dire : *Ut cum Lazaro quondam paupere aeternam habeat requiem*, on ne peut en conclure que le pauvre Lazare a bien existé et se trouve au paradis... etc. Tout cela est du bon sens. La parabole demeure la parabole, même utilisée par la sainte liturgie depuis des siècles.
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Si notre foi dans la résurrection dépendait, pour quelque chose, du miracle de Jonas, nous serions bien malheureux et misérables, en face des incroyants...
Pour ce qui est des Pères de l'Église, tout le monde sait qu'ils ne connaissaient que des traductions de l'Ancien Testament (sauf St Jérôme, Origène et quelques autres) traductions fort imparfaites et non inspirées.
Suivons les conseils de Sa Sainteté Jean XXIII dans son discours d'ouverture du Concile ! Ne péchons pas par excès de zèle et ne condamnons pas l'exégèse moderne au nom d'un conservatisme étroit et aveugle ! Liquidons toute psychose « obsidionale » !
Veuillez croire, etc. etc. »
Je pense que la seule lecture de cette pièce éclaire déjà le lecteur sur la valeur de la réfutation qui m'est opposée.
Nous allons néanmoins la reprendre phrase par phrase car, touchant à de nombreux points névralgiques de l'exégèse contemporaine elle va nous permettre de démasquer les équivoques et les procédés arbitraires dont se sert continuellement la haute critique pour infirmer la Tradition et énerver le sens de l'Écriture.
#### I. -- L'original hébreu
L'auteur se présente d'abord lui-même, discrètement ; assez clairement cependant, pour que nous sachions que nous n'avons pas affaire à un « sous-fifre » du monde de la science sacrée : il fréquente les congrès bibliques internationaux, y donne des communications, et connaît personnellement Son Éminence le Cardinal Béa.
Il a donc lu l'article d'*Itinéraires*, il l'a fait lire à d'autres membres du Congrès de Bonn, et ils sont tous d'avis -- cette unanimité est impressionnante -- qu'il « ne fait guère honneur à l'Église »...
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A première vue, on pourrait croire que ce qui est humiliant « pour l'Église » --, si l'Église était responsable des opinions de la B. J. --, c'est d'être obligée de reconnaître que, dans un ouvrage auquel ont collaboré les plus hautes sommités de l'exégèse, et qu'une propagande à grand orchestre a présenté comme le dernier mot de la science biblique, on a laissé passer -- par inadvertance, j'en suis convaincu -- trois contresens qui, faisant dire successivement à St Grégoire de Naziance, à Théophylacte, puis à St Jérôme, exactement le contraire de ce qu'ils ont dit, suffiraient à assurer l'échec d'un candidat au baccalauréat.
Mais non : cette erreur n'a, paraît-il, aucune importance : ce qui est inconcevable et affligeant, c'est qu'un lecteur ait le mauvais goût de l'apercevoir, et l'audace de s'écarter du conformisme qui est de rigueur en ces matières.
Justement choqués d'une attitude aussi désinvolte, les membres de ce savant Aréopage se sont demandés si j'avais jamais lu « Jonas » dans l'original hébreu.
Empressons-nous de les rassurer. Oui, j'ai lu le dit original. J'ai coutume en effet de me servir, pour ce genre d'études, de la *Polyglotte* de Walton, savant ouvrage qui contient, comme on le sait, disposés côte à côte, non seulement le texte hébreu, mais aussi celui des Septante, la Paraphrase chaldéenne, la Version syriaque et la Version arabe. J'avais en outre sous les yeux la traduction de la Bible, par les membres du Rabbinat français, éditée à Paris en 1960 ([^126]).
Ceci dit, j'oserai à mon tour poser deux questions à ces Révérends Pères : 1° -- Ont-ils lu, eux, l'original hébreu ? Et si oui, serait-il possible de savoir quelles différences ils y ont relevées avec le texte latin ? Car j'avoue pour ma part n'en déceler que d'insignifiantes. Les deux récits se suivent de bout en bout, à peu près identiques ; et il en va de même du grec, du chaldéen, du syriaque et de l'arabe, sans aucune exception.
Comment expliquer que parmi ces maîtres, il ne s'en soit pas trouvé un seul pour faire remarquer aux autres l'inconsistance de la question qu'ils débattaient entre eux ?
2° -- Supposons cependant qu'il y ait quelques différences notables entre l'hébreu et le latin. A qui alors devrions-nous donner la préférence ? Quelle est de ces deux versions, celle qui a « valeur juridique » selon l'expression employée par Pie XII dans *Divino Afflante *? c'est-à-dire : celle qui fait autorité en cas de conflit et « que nous pouvons produire en toute sûreté et SANS PÉRIL D'ERREUR, dans les discussions, l'enseignement et la prédication ». ([^127])
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Sans doute il est de bon ton aujourd'hui d'afficher pour la Vulgate le plus profond mépris, et d'invoquer à tout propos contre elle -- *veritatem hebraïcam* -- la vérité du texte hébreu. Heureusement elle a les reins solides, couverte qu'elle est par le décret du Concile de Trente ([^128]) ; par la bulle de Clément VII, du 9 novembre 1592, interdisant d'y changer, ajouter ou retrancher la moindre particule ; par de multiples documents postérieurs, tous trop formels pour que nous puissions hésiter un instant sur son droit absolu de priorité.
En appeler de la Vulgate à la *vérité hébraïque* est une de ces vastes duperies dont la haute critique est coutumière. Car c'est justement cette « vérité hébraïque » que saint Jérôme a entendu rétablir en elle, au-dessus de toutes les traductions de la Bible plus ou moins altérées qui circulaient de son temps. L'Église d'ailleurs -- il faut le reconnaître -- a toujours admis que ce travail n'était pas à l'abri de tout reproche, et souhaité qu'il fût amendé, en utilisant les autres versions de l'Écriture et les leçons des Pères. Tel qu'il est cependant, on est en droit d'assurer, non seulement qu'il ne renferme aucune erreur touchant la foi ou les mœurs, mais encore qu'il est substantiellement la reproduction la plus fidèle du texte original inspiré.
Génie littéraire hors classe, saint Jérôme a employé toutes les ressources de son intelligence et de sa volonté à restituer la Parole de Dieu dans sa teneur authentique. Bien qu'il eût déjà une solide connaissance de l'hébreu, quand il reçut de saint Damase la mission de revoir toute la Bible il ne s'en remit pas à son propre jugement ; mais il se fit expliquer, mot par mot, le sens exact des textes sacrés par les Rabbins les plus réputés, et qui, d'ailleurs, nous apprend-il, faisaient payer fort cher leurs leçons.
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Il tenait à fournir aux apologistes de son temps une œuvre sûre afin qu'on ne pût les arrêter à tout propos dans les discussions, en disant : « Ce passage n'est pas dans l'hébreu » comme les Juifs le faisaient constamment.
Il avait à sa disposition des documents de première valeur, qui ont disparu depuis ; en particulier, le rouleau de la Synagogue de Bethléem, qu'il avait copié de sa main ; et les célèbres « Hexaples », où Origène avait reproduit, sur six colonnes parallèles, le texte hébreu et les cinq principales traductions grecques qui en existaient alors ; œuvre gigantesque de critique et d'érudition, dont la perte est considérée aujourd'hui encore, par les vrais savants, comme irréparable ([^129]).
Ceux qui invoquent la « vérité hébraïque » raisonnent comme si nous possédions encore aujourd'hui les manuscrits originaux de Moïse et des Prophètes. Mais il n'est pas permis d'ignorer que la seule version de l'Écriture conservée par les Juifs est celle dite : des Massorètes, qui ne remonte pas au-delà du VI^e^ siècle. Elle est par conséquent *postérieure,* et à celle des Septante, et à la Vulgate. Elle ne s'impose donc pas par son ancienneté ; elle ne s'impose pas non plus par la qualité de sa rédaction : car les Rabbins qui l'exécutèrent étaient loin d'avoir des méthodes critiques comparables à celles de saint Jérôme, qui se montre déjà un maître en la matière. Eux cherchaient seulement à établir une leçon uniforme, pour fixer par écrit les fameux points-voyelles que l'on se transmettait jusque là uniquement par tradition orale. Mais surtout -- et c'est là ce qui enlève à leur travail la valeur absolue qu'on voudrait lui donner -- chaque fois qu'ils le pouvaient sans faire violence au texte, ils s'attachaient à effacer tout ce qui risquait de tourner à la glorification de Jésus-Christ. Saint Jérôme nous avertit que telle était déjà leur pratique de son temps. Ainsi il nous les montre en Isaïe II, éliminant discrètement l'épithète de « Très Haut » (*excelsus*, *BAMA*)*,* que le Prophète attribue au Messie :
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« Comprenant dit-il, que cette prédiction avait trait à Jésus-Christ, ils ont interprété un mot équivoque dans son sens le plus défavorable, pour paraître n'attacher aucun prix au Christ, bien loin de le louer... Ils ont profité de l'ambiguïté du mot, pour en détourner le sens au profit de leur impiété, ne voulant rien dire de glorieux sur le Christ, en qui ils ne croyaient pas ([^130]). »
Telle qu'elle est néanmoins, cette version constitue un document infiniment précieux, dont les Souverains Pontifes, bien avant l'encyclique *Divino Afflante,* ont souvent recommandé l'étude soigneuse. Mais, remarquons-le bien, toujours dans le dessein de justifier, de confirmer la doctrine catholique, de mieux dégager et expliquer le sens exact des Saintes Lettres, et non pour contredire ou invalider la Vulgate, qui reste, encore de nos jours, l'expression la plus adéquate de la Parole de Dieu.
En outre, il faut souligner que saint Jérôme est un maître de la langue latine. Considéré du seul point de vue littéraire, sa traduction est un chef-d'œuvre. Claudel la mettait au-dessus des poèmes d'Homère. Le Père Lagrange la tenait pour l'une des plus admirables performances de l'esprit humain ([^131]). Des pages comme le mariage de Rébecca, les altercations de Moise avec le Pharaon, la scène du Sinaï, l'histoire de Joseph et celle de David, la prière d'Esther -- immortalisée par Racine -- le psaume : *In exitu*, l'épisode des trois Hébreux dans la fournaise, les doléances d'Isaïe et d'Ézéchiel sur la chute de Lucifer : (d'où Bossuet a tiré son célèbre : « *Comment êtes-vous tombé, bel astre du matin* ? »)... -- et combien d'autres, placent d'emblée leur auteur au rang des plus grands noms de la littérature universelle, qu'ils s'appellent Virgile, Dante, Shakespeare, Gœthe, Corneille ou Bossuet.
De plus, grâce à sa haute intelligence, sa soif de vérité intégrale, sa capacité prodigieuse de travail, saint Jérôme avait réussi à s'assimiler parfaitement le génie de la langue hébraïque, « cette langue, pleine de pouvoir, qui dit toujours davantage qu'elle ne dit, qui atteint et dépasse les limites de l'expression ; qui aspire sans cesse à l'inexprimable » ([^132]). A cause de cette richesse et de cette profondeur, « la signification des mots hébreux, dit saint Robert Bellarmin, ne saurait être réduite à ce qu'énoncent les dictionnaires, et il faut avoir plus de confiance dans saint Jérôme que dans aucun dictionnaire ». ([^133])
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Tout en suivant de très près le manuscrit de Bethléem, qui lui servait de base, le Saint Docteur s'est appliqué à rendre exactement la pensée de l'écrivain sacré, plutôt qu'à faire une traduction littérale et servile. Mises à côté de son œuvre, celles des hébraïsants modernes font modestement figure de devoirs d'écoliers. On y trouve un mot à mot honnête mais laborieux, sans style et sans noblesse, et l'on y chercherait vainement le souffle de génie qui anime aussi bien la Vulgate que -- disent les gens compétents -- le texte des Hébreux.
Par-dessus tout, ce qui confère à la version de saint Jérôme une valeur inimitable et irremplaçable, c'est que son auteur était un Maître de vie spirituelle initié aux plus hauts états de la contemplation. Au titre, et grâce au charisme qu'il avait évidemment reçu de Dieu pour exécuter cette œuvre capitale, il a réussi à transposer en latin toute la substance théologique et mystique que contenait le Livre inspiré. C'est vraiment le Saint-Esprit qui nous parle à travers son texte : celui-ci se trouve être ainsi l'expression adéquate du Verbe de Dieu, la base sur laquelle reposent immuablement la foi, la doctrine et la piété chrétiennes, l'instrument providentiel qui a permis à la Révélation de se répandre à travers le monde entier.
Voilà pourquoi je ne vois pas très bien en quoi la lecture de l'original hébreu serait de nature à modifier la valeur historique du livre de Jonas, telle qu'elle ressort de la Vulgate, et de toute la Tradition.
#### II. -- Sardine ou cachalot ?
Prenant maintenant le ton de l'ironie, notre éminent censeur propose de remplacer « *le cachalot par une sardine !* (*suggestion jadis faite par le P. Vincent*), pour rendre le miracle plus manifeste encore... ».
« Comme il s'agit d'un poisson », dit-il, « ...pardon : d'un GRAND poisson », toutes les versions sont d'accord sur ce point, et les Rabbins, qui connaissent les nuances de leur langue nationale mieux que nos hébraïsants, ont même traduit : « un poisson énorme ».
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Si donc le Révérend Père préfère « tout bonnement une sardine », il faut qu'il la cherche dans la famille de celle qui boucha un jour, dit-on, le port de Marseille, (est-ce là de la légende, du folklore ou du midrash ? Je laisse à d'autres le soin d'en décider... Je sais seulement que c'est une histoire bien connue à l'embouchure du Rhône). ([^134])
Sinon, s'il prétend faire appel, pour avaler Jonas, à une sardine de taille ordinaire, j'ai le cruel devoir de lui apprendre qu'une telle suggestion nous aiguille, non vers un miracle plus éclatant, mais vers un non-sens et une absurdité. Car c'est une vérité manifeste par elle-même, que « le contenant doit toujours être plus grand que le contenu ». ([^135]) L'hypothèse contraire est impensable. Admettre que Dieu pourrait enfermer, s'il le voulait, le corps d'un homme normal dans celui d'une petite bête longue de dix centimètres, sans changer leurs dimensions respectives, équivaut à dire que Dieu pourrait faire un triangle qui n'aurait pas trois angles, ou une addition dans laquelle deux et deux ne feraient pas quatre. Ce sont là des suppositions qui impliquent contradiction dans les termes, et qui, de ce chef, ne ressortissent pas à la toute-puissance de Dieu. Cette toute-puissance, en effet, ne s'exerce que sur ce qui a raison d'ÊTRE, (*rationem entis*), elle n'agit jamais sur le non-être. Elle ne subit donc, dans cette conjoncture, aucun préjudice, car l'impuissance, ici, n'est pas imputable à Dieu, elle est inhérente à l'hypothèse elle-même, qui est un pur néant, incapable d'être appelé à l'être ([^136]).
Ajoutons que, si l'ironie est une arme parfaitement légitime dans la discussion, il n'est pas donné à tout le monde de la manier avec l'art qu'elle exige pour produire son effet. Un célèbre conférencier, doué sur ce chapitre d'un talent inimitable ([^137]), se heurta un jour dans une réunion publique à un contradicteur qui le harcelait avec Jonas et sa baleine. « Mon ami, lui demanda-t-il avec douceur, quel âge avez-vous ? » -- « Trente-sept ans répondit l'autre, surpris de cette question inattendue. « Trente-sept ans ! s'exclama l'orateur sur le ton de la plus vive admiration. Vous avez vécu trente-sept ans dans la peau d'un âne, et vous ne voulez pas admettre qu'un homme ait pu passer trois jours dans celle d'une baleine ! »
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L'argument n'avait évidemment aucune valeur en soi. Mais la manière dont il fut décoché déchaîna un fou-rire qui balaya en un instant l'objection et l'objecteur. Il n'est pas certain que la « sardine du Père Vincent » aurait obtenu le même succès...
#### III. -- Cf. *Divino Afflante*
En quelques lignes, continue l'éminent exégète, D. de M. « *escamote le problème des critères internes, dont les dernières encycliques* (*après Providentissimus !*) *nous recommandent l*'*examen soigneux* (*cf. Divino Afflante*) ».
Cette phrase, je l'avoue, me fait toucher au comble de l'émerveillement. Citer, avec référence et intégralement, le texte de Léon XIII qui condamne explicitement la prépondérance donnée aux critères internes, sur les témoignages de l'histoire (ou critères externes), c'est « escamoter la question ». Ainsi le juge qui énonce un article du Code pour motiver sa sentence, le subalterne qui présente un ordre écrit de son supérieur pour justifier sa conduite, « escamotent la question ».
On s'attendrait au moins, après cela, à voir notre éminent contradicteur l'exposer, lui, cette question, dans toute son ampleur, et produire des textes, des décisions qui infirmeraient ou annuleraient la condamnation du Pontife... Pas du tout : du sommet de l'Olympe, où trône, environné de nuées, l'Aréopage de la « haute critique » il se contente de fulminer, sans autres précisions, contre les téméraires qui osent se montrer rétifs au conformisme, les « *recommandations des dernières encycliques,* après *Providentissimus !* (*cf. Divino Afflante*)... ».
Le point d'exclamation qui se dresse en vainqueur derrière le mot *Providentissimus* donne clairement à entendre que ce document est aujourd'hui dépassé. Nous ne sommes plus en 1900, ni au temps de Galilée ! Il y a eu D'AUTRES encycliques depuis, qui ont libéré l'esprit humain, et brisé les carcans où une Papauté momifiée le maintenait obstinément.
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Cependant nous aimerions savoir quelles sont CES encycliques. Si elles sont plusieurs, pourquoi citer *Divino Afflante* toute seule ? Quelles sont LES AUTRES ?... *Pascendi* ?... *Humani Generis* ?...
...Mais de ce que l'on m'offre, il me faut contenter.
Examinons au moins celle que l'on nous propose. Et nous aurons la surprise de constater :
1° -- que, bien loin de prétendre ouvrir une voie nouvelle, elle se réfère constamment à *Providentissimus*, qu'elle appelle *princeps studiorum biblicorum lex*, la loi fondamentale des études bibliques).
2° -- qu'elle ne parle nulle part des *critères internes.* Tout au plus, y fait-elle une allusion indirecte, quand elle exhorte les exégètes à s'aider « du contexte et de la comparaison avec les passages analogues » pour bien pénétrer le sens littéral de la Bible.
Léon XIII a eu soin de distinguer la vraie critique et la fausse. Or, c'est à la première que s'adressent les éloges et les encouragements de Pie XII. Et avec combien de raison, il est facile de le comprendre ; cette science en effet s'applique
« A restituer le texte sacré, autant qu'il se peut, dans sa plus grande perfection, en le purifiant des altérations dues aux fautes des copistes ; en le débarrassant, dans la mesure du possible, des gloses et des lacunes, des inversions de mots et des répétitions, ainsi que des fautes de tout genre qui ont coutume de se glisser dans tous les écrits, transmis à travers plusieurs siècles. » ([^138])
Ce travail, on le conçoit sans peine, est de la plus haute utilité, pour fortifier l'autorité de la Sainte Écriture, et assurer ainsi à la foi catholique, un fondement inattaquable. Mais il faut bien se garder de confondre cette critique textuelle, laquelle est une science véritable, avec cette pseudo-science, cette science *fardée*, que Léon XIII, puis saint Pie X, ont condamnée sous le nom de « haute critique ». ([^139])
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Car toute l'assurance avec laquelle celle-ci prétend maintenant imposer ses interprétations rationnelles de l'Écriture, repose justement sur cette confusion. A entendre ses coryphées, il semble qu'en louant le travail consciencieux qui s'applique à l'étude des textes, Pie XII a du même coup supprimé toutes les digues dans lesquelles ses prédécesseurs avaient maintenu la critique biblique, et, pour parler le langage du siècle, donné « le feu vert » aux assauts qui sont menés aujourd'hui contre les positions traditionnelles de l'Église.
Faute d'avoir aperçu la distinction qui sépare la « haute critique » (*critica sublimior*) et la « critique inférieure » (*critica humilis*), ou « *textuelle* » beaucoup d'esprits loyaux ont été désorientés par la bulle *Divino Afflante.* Ils ont cru vraiment qu'elle prenait un tournant, et engageait l'exégèse dans une voie nouvelle. Il suffit cependant de la relire, en tenant compte des remarques que nous venons de faire, pour voir qu'il n'y a aucune dissonance entre elle et *Providentissimus.*
#### IV Les critères internes
Que faut-il entendre sous le nom de « haute critique » ? -- On appelle ainsi la science qui étudie l'origine des livres de la Sainte Écriture, recherche leurs auteurs, les sources dont ils ont pu disposer ; examine leur style, leurs expressions familières, leurs procédés de composition, les « genres littéraires » dont ils usent, etc.
En soi, cette science serait parfaitement légitime, et pourrait rendre de grands services. Malheureusement, dans la pratique, elle n'a cessé au XX^e^ siècle de se laisser pénétrer toujours davantage par le scientisme, le rationalisme, le modernisme, et elle agit aujourd'hui sur la foi de ceux qui s'adonnent à elle, à peu près comme l'acide sulfurique sur les substances organiques. Disposant pour dater les ouvrages de l'Ancien et du Nouveau Testament de deux éléments : les *critères externes* (c'est-à-dire les témoignages qui émanent de l'histoire et de la Tradition) et les *critères internes* (c'est-à-dire les indices que peuvent fournir le style, le vocabulaire, l'évocation de tel fait), elle a continuellement donné la priorité aux seconds, malgré l'avertissement de Léon XIII que nous avons déjà cité :
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« Il importe que les professeurs d'Écriture Sainte... soient instruits et exercés dans la science de la VRAIE CRITIQUE. Par malheur en effet, et pour le plus grand dommage de la religion, il a paru un système qui se pare du nom de « haute critique » (*criticae sublimioris*), dont les disciples affirment que l'origine, l'intégrité, l'autorité de tout livre ressortent, comme ils disent, des seuls *critères internes.* Il est au contraire évident que lorsqu'il s'agit d'une question historique, telle que l'origine et la conservation d'un ouvrage quelconque, les témoignages de l'histoire ont plus de valeur que tous les autres, et que ce sont eux qu'il faut rechercher et examiner avec le plus de soin. Quant aux critères internes, ils sont la plupart du temps beaucoup moins importants, de telle sorte qu'on ne peut guère les invoquer que pour confirmer la thèse. Si l'on agit autrement, de graves inconvénients en découleront. Car les ennemis de la religion redoubleront de confiance pour attaquer et battre en brèche l'authenticité des livres sacrés ; cette sorte de haute critique que l'on exalte amènera enfin ce résultat que chacun, dans l'interprétation, suivra ses goûts et ses préjugés. Ainsi la lumière que l'on cherche ne viendra pas sur l'Écriture, aucun avantage n'en résultera pour la doctrine, mais on verra se manifester avec évidence cette note caractéristique de l'erreur, qui est la variété et la diversité des opinions. Déjà la conduite des chefs de cette nouvelle science le prouve. En outre... ils ne craindront pas d'écarter des Saints Livres, les PROPHÉTIES, les MIRACLES, tous les autres faits qui surpassent l'ordre naturel... »
On le voit, Léon XIII dénonçait avec une précision merveilleuse tous les abus, tous les errements que nous avons vu proliférer et envahir le domaine de l'exégèse depuis ces dernières années : la confusion entre la vraie et la fausse critique, la négation du surnaturel, le rejet de la prophétie et du miracle -- dont Jonas nous fournit un exemple éclatant, -- la primauté accordée aux critères internes, etc.
Le Pape cependant, n'interdit pas l'utilisation de ceux-ci. Il est permis de recourir à eux, soit pour confirmer les témoignages de l'histoire, soit pour suppléer à leur défaut, quand ceux-ci manquent totalement. Mais ce qui est expressément défendu, c'est d'inverser cet ordre, et de donner le pas aux critères internes sur les externes.
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Or, seule, la méconnaissance de ce principe fondamental a permis à la critique moderne de poursuivre inlassablement son travail de termite sur les enseignements de la Tradition. C'est uniquement en invoquant des arguments pris du vocabulaire, de la syntaxe, de la répétition des mêmes formules, des narrations doubles, des lacunes et des défauts du récit, etc. etc. que l'on a pu, contre tous les témoignages formels de l'histoire, dénier à Moïse la paternité du *Pentateuque*, découper Isaïe en trois, rejeter Daniel au temps des Macchabées ; verser Judith, Jonas, Tobie, et combien d'autres ! au compte de la fiction et des écrits légendaires.
Cependant le plus élémentaire bon sens montre qu'il y a nécessairement, dans les critères internes, une part considérable de subjectivisme, et qu'une extrême prudence s'impose dans les conclusions que l'on prétend en tirer. « A peu près tous ceux dont on se sert contre l'origine mosaïque du Pentateuque reposent sur des principes faux, ou sont des pétitions de principes. Et l'on peut en dire autant pour les autres livres de l'Ancien et du Nouveau Testament. ([^140]) »
Quand on est persuadé a priori d'une chose, rien n'est plus aisé que de trouver des indices qui la corroborent. Les esprits les plus fins et les plus avertis peuvent s'y laisser prendre. C'est ainsi qu'au III^e^ siècle de notre ère, un célèbre Docteur, Denys d'Alexandrie, s'était convaincu que l'Apocalypse ne pouvait être l'œuvre de l'Apôtre saint Jean. Il n'a pas de peine dès lors à découvrir mille critères qui justifient cette opinion. Tout son raisonnement mérite d'être cité.
« Sans doute, dit-il, l'ouvrage a été écrit par un Jean. Mais quel est ce Jean ? On ne sait pas. Les homonymes de l'Apôtre (bien-aimé) sont en effet nombreux ; car, par affection pour lui, par admiration, par désir d'être, comme lui, chéris du Seigneur, beaucoup voulaient porter le nom qui avait été le sien. Cependant les pensées, les expressions, le style (de l'Apocalypse) montrent que celui qui composa cet ouvrage ne saurait être le même que celui qui écrivit le IV^e^ *Évangile* et *l*'*Épître* ([^141])*.* Entre ces deux derniers livres, la parenté est manifeste... On trouve souvent, dans l'un comme dans l'autre, (les concepts) de vie, de lumière qui met en fuite les ténèbres, de vérité, de grâce, de joie ; la chair et le sang du Sauveur, le jugement, le pardon des fautes, l'amour de Dieu pour nous, le précepte de nous aimer les uns les autres, l'obligation de garder tous les Commandements ; la réprobation du monde, du diable, de l'Antéchrist ; la promesse du Saint-Esprit, la filiation divine, la foi qui nous est constamment demandée, etc.
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En bref, si l'on note d'un bout à l'autre les caractères (de ces deux pièces), il est facile de voir qu'elles ont une seule et même couleur... Au contraire l'Apocalypse est tout à fait différente... elle ne s'apparente ni à l'une ni à l'autre, elle ne leur ressemble pas, elle n'a, peut-on dire, pas une syllabe de commune avec elles... Ni l'Épître, ni l'Évangile ne contiennent la moindre allusion à elle, et vice versa. De plus, les styles respectifs de ces œuvres sont nettement différents. Dans l'Évangile et l'Épître, non seulement le grec est sans faute, mais l'auteur écrit son exposition d'une façon tout à fait correcte pour ce qui est de la langue, du raisonnement et de la composition ; on y chercherait en vain un terme barbare, un solécisme, ou même un provincialisme. Au contraire, l'auteur de l'Apocalypse parle un dialecte et une langue qui ne sont pas tout à fait grecs ; il se sert de termes fautifs, de barbarismes, et il commet quelquefois des solécismes. ([^142]). »
Ces observations sont justes, au moins en partie. Il est indéniable que le style de l'Apocalypse se distingue sensiblement de celui des autres écrits de saint Jean. Mais cette différence est facile à expliquer, sans qu'il soit nécessaire de recourir à l'hypothèse d'écrivains distincts. Quand l'Apôtre composait son Évangile, il travaillait à la manière d'un historien ordinaire, s'appliquant à combler les lacunes des Synoptiques ; quand il rédigeait ses Épîtres, il parlait en évêque, apportant une collaboration personnelle et effective, à l'action du Saint-Esprit. A Patmos, au contraire, ébloui, terrassé, réduit à rien par la sublime vision qui se déroulait devant les yeux de son âme, il n'était plus qu'un instrument, un « calame », couchant docilement sur le papier, sans reprendre haleine et sans y changer un mot, ce que lui dictait le Verbe, la Parole éternelle et transcendante, qui n'a pas à tenir compte des règles de grammaire forgées par les humains.
Voici, plus près de nous, ce que pense du crédit accordé aux critères internes, un maître israélite de la science biblique.
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« Quand dit-il, pour attribuer un livre à des auteurs différents, on donnait à mon père (l'argument de la différence de style), il tirait en souriant de sa bibliothèque quelques volumes de Gœthe, et lisait à son interlocuteur des passages de *Reineke Firchs,* de *Faust,* de *Zur Farbenlehre,* et de *Gotz von Berlichingen,* et il lui demandait si ces œuvres étaient écrites dans le même style... Est-il possible de reconnaître si l'auteur de l'un de ces ouvrages l'est également des autres ? » Ou bien il prenait Shakespeare, et lisait des extraits du *Songe d*'*une nuit d*'*été,* de *Richard III,* du *Marchand de Venise,* de la *Tempête,* et des *Sonnets.* Sans doute, disait-il, le style est l'expression de la personnalité, mais il peut se modifier du tout au tout sous l'influence de certains facteurs bien connus : le genre du sujet traité, l'auditoire auquel il s'adresse, l'âge de l'auteur, l'humeur qui le travaille, etc.
Si l'on appliquait aux œuvres de ces grands écrivains les méthodes de la critique biblique, il faudrait identifier au moins une demi-douzaine d'auteurs se cachant sous le nom de Shakespeare, et autant sous celui de Gœthe.
A chaque sujet convient son propre style. Rabbi Maïmonide ne parle pas de la même manière quand il disserte sur les mystères profonds de la divinité, et quand il commente les prescriptions alimentaires du *Lévitique.* On peut en dire autant de Jules César, comme écrivain, comme homme politique et comme général, ou de Flavius Josèphe dans « *la Guerre des Juifs* » ou dans le *Contre Appion*. ([^143]) »
Ou de saint Jérôme, selon qu'il répond à Rufin ou qu'il écrit à Eustochium ; ou de Claudel poète, et de Claudel ambassadeur, etc.
Concluons, avec le *Dictionnaire de la Bible*, en disant que les critères internes peuvent être d'une grande utilité, si on les emploie avec la modération convenable.
« Mais si on prétend les mettre au-dessus des données de l'histoire, on ouvre la porte à une liberté sans frein, aux affirmations arbitraires, et aux opinions subjectives. Une critique saine doit se servir et des critères internes et des critères externes, en accordant une place prépondérante, comme nous le demande sagement Léon XIII, à ces derniers, c'est-à-dire aux arguments tirés de la Tradition ([^144]). »
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Je pense en avoir assez dit aujourd'hui pour montrer l'impuissance de la haute critique, lorsqu'elle est mise au pied du mur, à justifier les destructions qu'elle opère dans la foi traditionnelle de l'Église. Les objections que j'ai formulées contre les dires de la B. J., en me fondant aussi bien sur les témoignages de la Patristique que sur ceux des fouilles de Ninive, ne sont même pas évoquées par mon contradicteur. Semblable à ces vaisseaux de guerre qui, lorsqu'ils se voient incapable de répondre au tir de l'ennemi, s'enveloppent d'un nuage de fumée et se dérobent ainsi au combat, il se contente d'émettre des affirmations vagues et nébuleuses, qui lui permettent de brouiller la question et d'esquiver toute discussion précise.
Dans un prochain article -- si ce sujet intéresse les lecteurs d'*Itinéraires* -- nous verrons ce qu'il faut penser de la « Bible en espagnol, portant toutes les autorisations requises », et des arguments qu'on prétend en tirer.
fr. J. de MONLÉON.
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### Simples remarques sur la pastorale
par R.-Th. CALMEL, O.P.
JE NE SOUTIENS CERTES PAS que l'évangélisation consiste d'abord à lancer l'anathème contre les erreurs. Elle consiste d'abord, comme son nom l'indique, à annoncer l'Évangile avec toutes ses conséquences dans la vie privée et dans les mœurs publiques. Si l'apôtre n'était pas possédé par le zèle de donner aux âmes la grâce et la vérité qui sauvent (ce qui implique pour lui-même qu'il soit livré à cette vérité et à cette grâce) pourquoi et au nom de quoi réprouverait-il les fausses doctrines et les institutions contraires à la loi de Dieu ? Il reste que, dans notre monde pécheur, l'annonce de la vérité révélée par Dieu est inséparable de la condamnation des erreurs forgées par Satan. Il est bien des cas où l'évangélisation ne peut se passer de condamnation, malgré toute la miséricorde de l'apôtre et à cause même de cette miséricorde.
Prenons un exemple historique bien lisible. En 1790, le clergé de France, les évêques et les prêtres qui avaient mission de paître cette portion de l'Église de Dieu qui pérégrine en France, s'acquittaient de leur charge avec plus ou moins de ferveur. Or 1790 était la seconde année de la Révolution ; une assemblée composée, pour une grande part, de légistes hostiles à la tradition de notre patrie non moins qu'à la tradition de l'Église romaine avait voté la constitution civile du clergé, instaurant par là une église schismatique déliée de la juridiction du Pape. Que fera le clergé ? Continuer d'évangéliser sans faire cas de cette constitution anti-chrétienne, inspirée par l'Esprit Malin, imposée par des personnages qui sont devenus, consciemment ou sans le comprendre, les instruments du démon ?
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Mais il est impossible de traiter par prétérition ce statut nouveau de l'Église, de continuer le ministère auprès des âmes sans prendre parti au sujet de cette constitution révolutionnaire ; en effet l'Assemblée constituante exige de prêter serment. Dès lors, si l'on veut poursuivre le ministère apostolique dans l'esprit de l'Évangile et de l'Église, *on ne peut éviter de condamner une législation anti-chrétienne.* Tout prêtre, tout évêque, qui veut rester un digne ministre de l'Évangile doit commencer par faire sienne la condamnation portée par le Pape Pie VI.
Cet exemple, choisi en pleine période révolutionnaire, n'est exceptionnel que par les circonstances. Dans son fond, dans sa nature spécifique, il se retrouve invariable depuis le commencement de l'Église ; il se reproduira jusqu'à la Parousie ; il est une note propre du temps de l'Évangile. L'Évangélisation qui prétend se passer de toute condamnation prétend s'adresser à des hommes qui n'existent pas ; des hommes qui, avec chaque génération nouvelle, ne seraient pas sujets à renouveler l'erreur et le mensonge ; des hommes qui ne seraient pas exposés au péril, lointain ou proche, mais toujours réel, d'être enserrés et bouclés dans un statut social qui appelle condamnation par le fait qu'il est scandaleux pour les âmes. *Væ mundo a scandalis :* malheur au monde pour ses scandales : les scandales provoqués par les personnes ; et ceux, souvent encore plus redoutables, organisés par les institutions. L'évangélisation cherchant à atteindre des hommes qui sont dans le monde afin de les conduire à Dieu, on ne peut éviter, pour sauver les hommes, de dénoncer le monde qui les détourne de Dieu.
Ici un mot d'explication. Par ce terme de *monde* on peut désigner évidemment la culture, le niveau de civilisation, le développement humain dans le domaine politique ou philosophique. En ce sens l'Évangile ne s'oppose pas plus à la culture, abstraction faite de ses tares, qu'il ne s'oppose à la nature, abstraction faite de ses convoitises, considérée en ses constitutifs formels. En ce sens il convient de chanter avec l'Hymne de l'Épiphanie *qu'il ne renverse pas les royaumes de la terre celui qui donne le Royaume des Cieux* : *Non eripit mortalia qui regna dat celestia.* Pas plus que l'Évangile, par exemple, ne s'opposait à la vigueur métaphysique ou à la sensibilité frémissante de saint Augustin (et cependant il faisait la guerre à son orgueil et à ses appétits charnels) pas davantage cet Évangile ne s'opposait au génie du gouvernement de l'Empire et de Rome (et cependant il était inexorable pour leur idolâtrie).
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« Les Romains préposés à la garde du monde
« Étaient assis en rond devant les triples portes
« Et l'univers était une immense rotonde
« Sous le gouvernement de deux mille cohortes...
« Il allait hériter d'un monde déjà fait
« Et pourtant il allait tout nouveau le refaire... »
Bien loin de contrarier ou d'abaisser la culture en ce qu'elle a de pur et de vrai, l'Évangile lui permet de porter ses fruits les plus savoureux et les plus doux. En ce sens l'Évangile ne s'oppose pas au monde. Cependant la culture humaine ne se réalise jamais dans un état chimériquement pur. Son état concret, le seul qui existe, est celui de la chute et de la rédemption. De sorte que la cité des hommes, la cité politique, la cité naturelle est nécessairement travaillée par l'influence des deux cités suprêmes, des deux cités définitives, celles qui dès cette terre se construisent dans l'univers surnaturel : la cité de Satan et la cité de Dieu. Et s'il est vrai que l'Évangile vivifie la culture, le monde de la culture, bien loin de le détruire, il n'en demeure pas moins qu'il ne peut le faire sans attaquer le mensonge et l'iniquité qui corrodent le monde de la culture. En ce sens-là l'Évangile contredit le monde, se dresse en face de lui pour lui lancer l'anathème, lui prédire que sa chute est déjà commencée. -- *Rendez à César ce qui est à César,* proclame l'Évangile ; et l'Apocalypse continue, il nous dit *en substance* : « *Malédiction sur la Rome de César qui abreuve l*'*univers de ses abominations. Gardez-vous de présenter votre main à César de peur qu*'il *ne la marque du signe de la Bête.* »
Le monde ne signifie pas seulement la culture. Il désigne également le royaume du péché et des fausses doctrines. Précisons. Les hommes, pris individuellement, en tant qu'ils s'abandonnent au péché et qu'ils ferment les yeux à la *lumière de la vie* voilà le monde. Mais plus encore, la société des hommes, lorsqu'il arrive -- et c'est fréquent, hélas ! -- qu'elle soit animée par un esprit contraire à l'Évangile, dirigée par une législation contraire au droit naturel et chrétien, lorsque la force, la contrainte, la propagande sont au service de cet esprit et de cette législation, la société des hommes en ce sens-là, voilà le monde. (Ignorer cette acception proprement sociale et politique du terme monde serait d'une grande légèreté, car l'Apocalypse y insiste très fortement.)
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Enfin au sein même de l'Église on doit encore parler de monde, non seulement parce que les membres de l'Église, clercs ou laïques, commettent le péché, mais surtout parce qu'il arrive à des clercs et des laïques de s'organiser en groupes de pression et de propagande, plus ou moins secrets, afin de subvertir l'Église. Cela s'était produit avec le modernisme ; et de nos jours sous nos yeux, le modernisme est en train de prendre une vie nouvelle. Paul VI l'affirme : *Errores modernismi quos etiamnunc reviviscere cernimus*. -- « Vous avez appris qu'un Antéchrist doit venir ; *et maintenant beaucoup d*'*antéchrists sont survenus*... *Ils sont sortis de chez nous ; mais ils n'étaient pas des nôtres*. » Ia Jo, 2, 18-19.
Ces acceptions différentes du terme monde sont fondées dans l'Écriture, comme nous espérons le montrer bientôt.
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Eh bien ! si l'on entend par monde soit le péché personnel, soit l'influence juridiquement organisée du mensonge et du péché dans la cité politique, soit les institutions temporelles ayant codifié le péché, soit enfin les organismes de subversion au sein même de l'Église, on doit conclure que l'Évangile ne peut être annoncé aux hommes sans *rendre témoignage que les œuvres du monde sont mauvaises* (Jo. VII, 7). Prêcher l'Évangile avec le parti pris de ne pas condamner le monde c'est prêcher l'Évangile avec le parti pris d'atteindre une humanité qui n'existe pas.
C'est pourtant la façon de faire qui nous est préconisée dans beaucoup de congrès, de conférences et d'articles par des théoriciens fringants de l'ouverture au monde et d'une pastorale toute nouvelle pour le vingtième siècle. Comme si, au vingtième siècle, le monde avait enfin renoncé à être le monde. Comme si l'univers de la culture et des techniques, des distractions et des loisirs, était seulement désormais « largement humain » comme ils disent, hermétiquement clos à l'influence de Satan, chimiquement pur de toute infiltration de péché, rigoureusement neutre, de sorte que la méfiance recommandée par l'Évangile serait désormais dépassée et qu'il n'y aurait aucun sens à lancer l'anathème.
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Dans les années 1921-1930 lorsque la redécouverte par le peuple chrétien de sa vocation contemplative se doublait d'un engouement suspect pour la mystique, une carmélite, admirable de bon sens et de foi, disait non sans justesse : « Si cela continue, la mystique tuera la religion. » Cela n'est pas arrivé ; dès la « libération », ou peu s'en faut, la renaissance mystique a été enterrée en grande hâte sans fleurs ni couronnes. Nous avons appris bientôt que nous étions désormais, en pleine renaissance pastorale et missionnaire. J'admire les trésors de générosité qui souvent se sont déployés dans ces nouvelles tentatives apostoliques. Je ne peux me cacher cependant que beaucoup de trésors ont été gaspillés. En certains bourgs ou villages et -- ce qui est bien pire -- dans le cœur de certains prêtres, cette pastorale nouvelle a fini par tuer la religion.
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Tous les jours nous voyons de ces pasteurs d'un nouveau genre commencer par faire bravement abstraction aussi bien de la nocivité des pâturages que des loups ravisseurs qui rôdent autour du troupeau. Pour parler sans métaphore ils exercent leur ministère (quelques-uns parlent de « pastoration ») comme si le laïcisme et le matérialisme ne pénétraient pas notre cité, ne disposaient pas d'une organisation puissante ; comme si notre société était « largement humaine » sans plus. Ces nouveaux apôtres n'auront pas la peine de donner leur vie pour la défense du troupeau ; en effet ils ont décrété qu'il n'existait pas d'ennemis (sauf peut-être les « intégristes » ou les « triomphalistes ») de sorte que le troupeau n'a pas besoin d'être défendu. Ils n'auront pas davantage à exercer le pouvoir de condamner et de lier ; il leur suffira comme ils disent d'engager le dialogue avec les Autres et de les prendre au sérieux ; (les Autres, avec majuscules, conformément à l'orthographe d'un chroniqueur bimestriel du Concile).
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Mais justement, si nous prenons au sérieux notre prochain, nous le voyons comme il est : à la fois sollicité par la grâce du Christ et capable de résistance, de diversion ou de durcissement ; enfin secouru ou scandalisé par les structures politiques auxquelles il est soumis tout comme nous-même. Trop souvent la pastorale nouvelle commence par ne pas voir le prochain comme il est, tout en protestant bien haut qu'elle le prend tout à fait au sérieux. Ces déclarations finissent par devenir ridicules ; on s'adresse à un être de rêve pour le transformer en interlocuteur pur esprit.
Renoncer à toute condamnation, faire comme si l'Église n'avait reçu de pouvoir que pour délier et non pas également pour lier, cette attitude qui peut sembler généreuse et pleine de miséricorde est en réalité très lâche et très inhumaine ; elle fait le jeu sinistre des puissants et des malins et laisse sans défense, sans recours, les faibles et les petits. Tels sont les effets les plus certains d'une certaine « ouverture au monde ».
Au Moyen Age, lorsque les Musulmans allaient submerger la chrétienté, supposez que l'Église n'eût point marqué sa réprobation de l'Islamisme, -- supposez même qu'elle eût découragé toute résistance armée au nom de l'esprit missionnaire, -- que devenait la foule pitoyable de ses plus humbles fils ? Et quelle décadence abjecte pour tout l'Occident ! Car « le soldat mesure la quantité de terre où une âme peut respirer. » Et supposez qu'au vingtième siècle, lorsqu'un régime totalitaire arrache les enfants à leur famille pour les livrer, avec la rigueur implacable de l'administration, à un système d'éducation et à des programmes officiellement laïcistes, supposez que l'Église, au nom de l'ouverture au monde, cesse d'élever la voix pour condamner le laïcisme, alors qui ferait les frais de cette attitude soi-disant ouverte et compréhensive sinon des milliers et des milliers de petits innocents ? Est-ce que l'Église sort de son rôle non seulement lorsqu'elle anathématisé les hérésies et les hérésiarques, mais encore lorsqu'elle dénonce les régimes politiques et les formations sociales qui s'opposent à l'Évangile, sapent le droit naturel, scandalisent l'immense multitude des faibles et des humbles ? Est-ce que l'Église devrait se limiter à engager le dialogue, comme on dit maintenant, sans porter aucune condamnation ? Mais un grand nombre de pauvres êtres étant réduits en esclavage par des régimes d'apostasie et de folie, c'est le dialogue même avec cette portion immense et pitoyable du troupeau du Seigneur qui est rendu pratiquement impossible.
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L'Épouse du Seigneur pourrait-elle ne rien dire contre les régimes et les systèmes qui lui arrachent ses enfants ? Que devient le « dialogue » apostolique lorsque les interlocuteurs sont assourdis du matin au soir par le tintamarre d'une certaine propagande ? De sorte que, plus on comprend l'importance du dialogue apostolique avec les hommes, plus on voit la nécessité de rejeter certaines institutions.
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Prononcer l'anathème, favoriser des institutions temporelles chrétiennes : tout cela relève, d'une certaine façon, de l'office du pasteur ; et cependant la pastorale n'est pas d'abord cela. Est-il même nécessaire de le dire ? Nous avons dans l'esprit l'image merveilleuse de ces pasteurs, à la ressemblance du Bon Pasteur, qui aimaient toutes leurs brebis, visitaient avec une patience inlassable les malades et les nécessiteux, se rendaient au confessionnal chaque fois qu'on les sonnait, s'asseyaient des heures et des heures dans ce cagibis mal commode de la réconciliation divine, s'appliquaient à la prédication, se préparaient à célébrer les saints mystères, puis les célébraient avec une ferveur contagieuse, ne se laissaient pas rebuter par la lourdeur et l'obstination des pécheurs endurcis, s'occupaient de découvrir et de soutenir des vocations de prêtres et de religieuses. Enfants et vieillards, foyers harmonieux et foyers disloqués, vieilles filles et ratés de l'existence, personne n'échappait à leur sollicitude. Ils trouvaient encore le temps de former et d'exhorter les maîtres et maîtresses des écoles et des pensionnats chrétiens, d'organiser des réunions d'hommes et de jeunes gens, pour les armer dans la doctrine et les enraciner dans la prière. Enfin et surtout leur vie intérieure était toute, murmurante d'oraison, toute déchirée de pénitence pour la conversion et la persévérance de leurs ouailles. C'était pour eux une vérité tout à fait évidente que seule la grâce convertit et que c'est la contemplation et le sacrifice qui appellent sur les âmes la grâce de Jésus crucifié. Humbles et fidèles imitateurs du Pasteur suprême ils connaissaient leurs brebis par leur nom ; au jour le jour ils donnaient leur vie pour le troupeau et, de leur mieux, ils essayaient d'atteindre les brebis égarées loin du bercail. Ils ne faisaient pas la théorie d'une pastorale nouvelle ; ils étaient pasteurs. -- Leur race n'est pas éteinte ; leur lignée est impérissable.
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Or lorsque nous pensons à de tels hommes, à de tels prêtres, ce ne sont pas les mots d'anathèmes ou de condamnation qui viennent sur nos lèvres, ni ceux d'institution ou d'ordre temporel honnête et droit ; nous parlons plutôt de sainteté, pureté transformation dans le Christ, charité évangélique, feu d'amour. Cependant pour peu que nous continuions à réfléchir, nous voyons que ces prêtres admirables, images vivantes du Bon Pasteur, repoussaient vigoureusement les doctrines aberrantes, étaient incapables d'avoir avec elles aucune complicité, n'auraient jamais pu en discourir sur ce ton équivoque et féminisé, qui est habituel à certains promoteurs du dialogue moderne. Ils savaient trop que le *Prince des ténèbres* est au travail dans le monde et que, dans les ténèbres, les âmes se perdent pour parler des ténèbres avec cette fausse compréhension qui arrive à les faire passer pour une lumière seulement un peu différente, et même complémentaire. Parce qu'ils étaient sûrs que le salut vient de la foi et que la foi est portée par les définitions dogmatiques, (comme elle est expliquée, défendue, nourrie par la théologie traditionnelle), ces vrais pasteurs ne transigeaient pas sur la doctrine. Ils l'avaient étudiée, ils l'étudiaient toujours avec humilité ; ils la présentaient avec une assurance virile, ce qui n'empêchait pas une attention pénétrante et pleine de tendresse à la psychologie et à la sensibilité de leurs auditeurs. Mais cette attention était pure, -- toute à l'opposé de l'intrication peu claire dans la sensibilité de l'autre, en quoi consiste trop souvent le dialogue d'une certaine « pastoration ».
Il y a plus. Ces vrais pasteurs savaient trop à quel point les faibles hommes, pour la naissance et le développement de la vie divine, sont tributaires de leur famille, de leur éducation, de leur milieu, pour dédaigner les institutions. Sans doute ne songeaient-ils pas à réformer *directement* un étatisme envahissant. Ce n'était point là *directement* leur ministère. Mais jamais il ne leur serait venu à l'idée de contrecarrer les chrétiens qui s'adonnaient à ce travail civique indispensable. Certes ils n'avaient pas d'illusion sur les dangers particuliers qui les menaçaient ; ils les mettaient en garde contre la tentation de se laisser dévorer et vider par une passion politique accaparante ; mais jamais ils n'auraient découragé un effort politique vraiment chrétien pour faire passer dans les institutions et les coutumes la doctrine sociale de la sainte Église. Jamais ils n'auraient tenu comme étant facultatif ou même « triomphaliste et dépassé », et foncièrement étranger au salut des âmes, l'enseignement de la sainte Église au sujet de la cité temporelle : l'école et la famille, les corps intermédiaires et la propriété privée, le socialisme et le communisme.
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Ainsi donc, ces pasteurs selon l'Évangile, sans déplacer le point d'application premier de leur charge apostolique, c'est-à-dire la miséricorde surnaturelle pour le pécheur, miséricorde qui dispose des pouvoirs réservés au prêtre, ces pasteurs n'estimaient pas pour autant inutile ou méprisable la sauvegarde des institutions justes, ni la condamnation des « erreurs modernes ». -- Voici que l'on est en train d'oublier ces vérités cependant tout à fait élémentaires ; et nous vivons dans une époque infortunée où il devient chaque jour un peu plus indispensable d'affirmer et de justifier les vérités les plus manifestes ; par exemple qu'on ne se marie pas pour éviter d'avoir des enfants ; qu'on ne s'adonne pas à la philosophie pour démontrer l'inaptitude de la raison à saisir le vrai ; qu'on n'est pas un citoyen libre si l'on ne dispose pas de biens propres et personnels ; qu'on ne tombe pas dans l'athéisme par générosité de cœur, noblesse de caractère et pénétration d'esprit. Toutes ces vérités, claires comme le jour, il est devenu nécessaire de les défendre. De même est-il devenu nécessaire de rappeler que si l'apôtre selon l'Évangile est celui qui répond à sa vocation surnaturelle d'envoyé, avec des pouvoirs divins pour le salut des pécheurs (*apostolos*), il doit, pour cela même, avoir le courage de condamner le péché du monde et les institutions de péché ; être assez sage pour éclairer et soutenir ses frères qui travaillent à instaurer des institutions conformes à l'honneur et à la foi. Car les premiers apôtres, mais aussi les prêtres qui exercent une tâche apostolique, ont reçu le pouvoir non seulement de délier mais de lier ; car ils demandent à tous leurs frères, et donc à César lui-même, de *rendre à Dieu ce qui est à Dieu*. -- Quant à cette pastorale nouvelle qui, par principe, s'interdit de porter aucune condamnation des doctrines aberrantes et des institutions faussées, qui méprise tout effort pour instaurer un ordre temporel chrétien, cette pastorale, quoi qu'elle prétende, n'est pas inspirée par la miséricorde, par une « ouverture au monde » miséricordieuse ; elle est une pastorale d'illusion ; et il n'existe de miséricorde que dans la vérité.
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Le pasteur a d'abord la charge du peuple des baptisés. Sa sollicitude s'étend ensuite à ceux du dehors, aux brebis qui, appartiennent sans doute au troupeau du Seigneur, mais d'une manière contrariée. Sa sollicitude enfin s'élargit jusqu'aux loups ravisseurs eux-mêmes, non sans une extrême méfiance. Cependant en faisant paître les brebis du véritable bercail, comme en allant aux brebis du dehors, le pasteur prend bien garde qu'elles ne sont pas libres et sans entraves ; la plupart du temps, de nos jours, elles sont bon gré mal gré, embarrassées ou même ligotées par les liens innombrables de formations politiques hostiles à l'Église, pénétrées d'apostasie. C'est naïveté de méconnaître cet aspect social de l'opposition à l'Église et de s'imaginer que les âmes échappent totalement à l'influence des institutions. Ce n'est pas en vain que l'Apocalypse nous explique comment « le monde » ennemi de l'Église s'est constitué en cité ; il ne se réduit pas seulement à l'impiété on l'indifférence de telle personne particulière. -- D'ailleurs le monde du XX^e^ siècle n'est pas, quoiqu'on le dise bien souvent, un monde païen.
Nous ne vivons plus dans le monde idolâtre de Lycurgue ou de Thucydide, mais dans un monde en grande partie apostat, qui, ayant d'abord connu la lumière totale de l'Évangile, ayant d'abord reçu les sacrements, ayant d'abord accepté la mission et le droit de l'Église, les a, par la suite, consciemment et férocement rejetés. Ce qui détermine le caractère d'un monde c'est la pensée qui l'anime et le meut, qui chante mystérieusement dans les esprits et les cœurs. Or le monde moderne, que l'on nous déclare simplement païen, n'est pas inspiré, mis en mouvement par une pensée païenne. Un tel monde, pour autant qu'il n'est pas contredit par l'annonce de l'Évangile et par les grandes apparitions de la Sainte Vierge -- un tel monde poursuit sa décadence rythmée par le chant furibond des hérétiques et des apostats : Luther et Rousseau, Hegel, Karl Marx et Lénine, et la foule de leurs épigones en civil ou en soutane.
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De même que le Judaïsme, après avoir refusé Jésus-Christ, n'est pas demeuré ce qu'il était avant ce refus, car ses ténèbres sont devenues plus denses, plus hostiles, et son obstination plus forcenée, -- de même l'Occident, après 1789 et après 1917 n'est pas du tout retourné à l'état de l'Occident païen. -- Cela tire à conséquence pour l'apôtre, et sans doute l'une des premières conséquences est-elle de ne pas se leurrer, s'illusionner mollement, sur la spécificité, la multiplicité et les modes d'action de l'apostasie moderne ; notamment le communisme. Il vaudrait mieux que l'apôtre ne s'imagine pas avoir à faire à une immense foule de bons païens, qui ne s'oppose à l'Église que par quiproquo ; des païens qui simplement « cherchent Dieu sans le savoir et souvent en vivent sans le connaître ». C'est bien plus consolant de se figurer qu'il n'y a plus de persécuteurs, que les organisations de péché (c'est-à-dire opposées légalement au droit naturel) ne sont qu'un mythe ridicule, ou bien que, elles-mêmes et sans la malice d'aucun responsable, ces organisations de péché sont capables de tenir, de fonctionner et d'empoisonner le monde. C'est plus consolant mais est-ce conforme au réel ? -- Il est sûr que la formation et l'adaptation de l'apôtre seront toutes différentes selon l'idée que, l'on se fait du monde : ou bien apostat et hostile, ou bien simplement païen et bien gentil. *Ecce mitto vos sicut oves in medio luporum*, disait Jésus. Voici que je vous envoie comme des brebis au milieu des loups (Matth. X, 16).
Eh ! bien, plus l'apôtre sera brûlé de zèle pour les brebis du dedans et celles du dehors, ou même pour les loups ravisseurs, et plus il devra demeurer lucide et avoir le courage de porter jugement et condamnation sur les formations politiques hostiles à la foi. Et surtout qu'il ne décourage pas les fidèles qui mènent la lutte contre les institutions de péché, qu'il n'ait pas la prétention absurde de les désarmer au nom de l'Évangile.
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Il serait un pasteur médiocre l'aumônier de lycée, par exemple, qui négligerait son ministère sous prétexte qu'il est contrarié d'une manière sournoise, mais continuelle et très efficace, par le statut laïciste de l'école ; -- ou bien le vicaire d'une paroisse de bidonville qui se désintéresserait du sous-prolétariat sous prétexte qu'il est rendu inévitable par les structures politiques et économiques ; -- ou bien le curé de campagne qui laisserait aller sa paroisse sous prétexte que notre législation détruit la paysannerie.
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Quelle que soit l'absurdité ou l'impiété des institutions un prêtre du Seigneur essaie d'atteindre les âmes et de les sauver. Mais en s'immolant à cette mission divine il ne peut oublier que le démon existe, et le scandale, et il a conscience, avec l'Apocalypse, de l'étatisation du scandale et de son pouvoir effrayant. En même temps qu'il donne sa vie pour apporter aux âmes la vérité et le salut, il prononce l'anathème contre les institutions iniques ; il rappelle à ses frères du laïcat leur grand devoir de prier, mais aussi de travailler et de combattre pour instaurer une cité chrétienne qui ne soit pas trop indigne de Jésus-Christ.
En résumé, la seule pastorale qui soit chrétienne, sensée, apostolique est celle qui ayant fait sa charte de l'Évangile du *Bon Pasteur*, du *discours après la Cène*, du discours apostolique au *chapitre dixième de saint Matthieu*, et de *l*'*apologie de saint Paul* aux Corinthiens, se souvient également de *l*'*Apocalypse*, tire la conclusion pratique de l'existence du monde et des institutions de péché, se souvient qu'elle a reçu pouvoir pour *lier* et non seulement pour *délier.*
R.-Th. CALMEL, o. p.
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### MARIE
L'Église est faite des chrétiens du Ciel, du Purgatoire et de la terre, de ceux qui jouissent de la béatitude céleste et de ceux qui sont en chemin. Tous sont les membres dont Notre-Seigneur est la tête.
Notre-Dame a été rachetée, sauvée, glorifiée par le Christ et fait partie de ce même corps, mais sa place est aussi exceptionnelle que celle de son Fils, puisqu'elle a donné naissance à celui qui est la tête. Comme elle a élevé et nourri son Fils avec les grâces que lui accordait la Sainte Trinité, ainsi elle élève et nourrit les membres du Christ avec les grâces qu'elle en obtient.
Instrument privilégié de la Rédemption, elle a donné naissance aux chrétiens en donnant naissance à son Fils. Sans son Fils, pas de rédemption, ni pour elle ni pour personne, mais sans elle, pas d'Incarnation.
Le dessin de Dieu sur elle confond l'imagination, car celle-ci n'échappe pas au temps et à la succession. Or le rôle de Marie fut conçu en dehors du temps, dans une pensée éternelle, et elle se trouve mère de tous ceux qui furent sauvés avant elle depuis Adam, sauvés comme elle, en prévision des mérites de son Fils. C'est là un mystère de l'éternité.
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Placée à la charnière du monde ancien et du monde nouveau, elle devient mère spirituelle des gens de l'Attente en leur apportant le Sauveur annoncé ; elle-même fit partie de ce monde de l'Attente dont elle était par nature la fille, et son Fils l'a faîte encore mère dans la nouvelle Alliance, puisque les hommes y deviennent membres de son Fils.
L'humilité de Marie s'accroît à la connaissance de son rôle. Elle sait quelle place infime elle occupe, comme chacun de nous, parmi les myriades d'hommes dont elle tient son sang et sa chair, et quand sa grandeur éclate dans l'Annonciation, c'est alors qu'elle parle de sa bassesse et prophétise que toutes les générations la déclareront bienheureuse d'avoir été tirée d'aussi bas.
Ceux qui la suivent ne peuvent rien tirer directement d'une Vierge Immaculée, mais par un miracle de son Fils, c'est aussi la chair et le sang de Marie qu'ils reçoivent en prenant la chair et le sang de son Fils, et c'est là un lien maternel bien puissant qui lui est dévolu pour toute l'Église.
Appartenir à l'Église, c'est essentiellement croire à un salut venant de Dieu, l'attendre et y travailler. Beaucoup de païens ont eu cette foi, même parmi les plus anciens hommes, car ils enterraient leurs morts avec piété, et leur laissaient des objets bien précieux pour des temps aussi dépourvus. La sélection des générations parmi tous ces peuples et le choix des alliances ont préparé le sang et la chair de Marie pour être sauvée d'avance dans la prescience divine. Mais personne sauf les prophètes du peuple Juif ne pouvait soupçonner qui accomplirait ce salut et comment.
Eschyle a cru pouvoir être sauvé par une miséricorde de la sagesse divine ; il l'avoue en faisant sauver Oreste par Athéna des conséquences de son crime ; Athéna, vierge, sortie toute armée du cerveau du père des dieux, c'est la sagesse divine. Si comme le disent les savants, les auteurs de la Sagesse et de l'Ecclésiastique ont subi l'influence de la pensée grecque, ce fut pour ramener à son véritable auteur ce que les Grecs disaient en mythes poétiques et leur ouvrir ainsi la voie du salut. Ils donnaient en même temps quelqu'idée prophétique de la vie du Saint-Esprit et du mystère de la très sainte Trinité.
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C'est donc en harmonie surnaturelle avec une pensée répandue par la grâce dans tout l'univers, même païen, que notre liturgie applique à la Vierge ce que l'Écriture dit de la Sagesse Divine : « J'ai été créée avant les temps ; avant les abîmes, j'étais conçue. »
Ce mystère est grand car il était entendu que Marie aurait à dire oui, et qu'elle le dirait librement. Dieu a respecté en Marie ce pouvoir lumineux qu'il avait mis dans l'homme en le créant à son image, à l'image de sa liberté souveraine ; image qui est non pas similitude mais analogie. On sait par Marie elle-même ce qui eût pu la retenir : c'était sa bassesse, bien connue d'elle, et le désir de demeurer toute à Dieu dans la virginité. Marie eut à choisir.
Car Marie, prévue dans l'éternité, vivait dans le temps, ignorante de l'instant qui allait suivre ; elle avait, comme nous, sans cesse à faire un choix ; elle vivait, comme nous, dans l'espérance et non dans la certitude. Sans tache, elle voyait d'autant mieux que le salut était hors de portée de l'homme seul, car elle n'avait pas d'orgueil.
Son choix, au moment de l'Incarnation, comble l'attente de tous ceux qui espéraient ce salut depuis Adam, en passant par le Scribe accroupi, vivante image de l'attente des païens, jusqu'à l'humble femme qui, écoutant de ses propres oreilles parler Jésus, s'écriait : «* Heureuses les entrailles qui t'ont porté, les mamelles qui t'ont allaité ! *», prophétisant elle aussi, l'éternelle gloire de Marie.
Ce que n'avait pu personne depuis la création du monde, Marie, par grâce l'a pu faire ; elle est devenue ainsi pour tous les hommes la nouvelle Ève qui ouvre son sein à tous les enfants de Dieu pour y participer à la grâce du salut qui est en Jésus-Christ. Marie est ainsi Mère de l'Église.
142:90
Or, dit Bossuet.
JÉSUS EST UN AVEC L'ÉGLISE PORTANT SES PÉCHÉS, L'ÉGLISE EST UNE AVEC JÉSUS-CHRIST PORTANT SA CROIX ; JÉSUS EST EN SON ÉGLISE FAISANT TOUT PAR SON ÉGLISE. L'ÉGLISE EST EN JÉSUS-CHRIST, FAISANT TOUT AVEC JÉSUS-CHRIST. VOUS ME DEMANDEZ CE QUE C'EST QUE L'ÉGLISE ? L'ÉGLISE C'EST JÉSUS-CHRIST RÉPANDU ET COMMUNIQUÉ ; C'EST JÉSUS-CHRIST HOMME PARFAIT, JÉSUS-CHRIST DANS SA PLÉNITUDE.
Marie fut première à communiquer Jésus, et ce rôle éminent lui demeure.
D. MINIMUS.
143:90
## NOTES CRITIQUES
### Saisie de la revue "Itinéraires"
Comme les numéros précédents, le numéro 88 de la revue *Itinéraires* a été saisi.
Saisi à la suite d'une soi-disant « décision des autorités judiciaires (sic) algériennes ».
C'était le moment où les autorités de fait qui dominent l'Algérie apportaient en outre leur soutien, aux anthropophages du Congo.
Sur les motifs impérieux qui contraignent les obscurantistes d'Algérie à se donner le grotesque supplémentaire de mobiliser leurs prétendues « autorités judiciaires » pour procéder à la solennelle saisie d'une demi-douzaine d'exemplaires d'*Itinéraires* à Alger, voir notre numéro 83, pages 1 à 4.
\*\*\*
Dans l'Algérie nouvelle du totalitarisme et de l'obscurantisme, il y a un soi-disant « ministère de la justice », avec un soi-disant « cabinet du ministre ». Et à ce cabinet de mascarade, il y a Hervé Bourges.
Qui est Hervé Bourges ?
« Témoignage chrétien » du 24 décembre 1964 le rappelle :
« Hervé Bourges, ancien rédacteur en chef de « Témoignage chrétien », a milité avec toute l'équipe du journal pour la promotion de l'Algérie. Quand celle-ci fut redevenue algérienne, Hervé Bourges s'y rendit pour servir le nouvel État dans l'esprit de coopération et d'amitié que « Témoignage chrétien » avait prôné. »
Dans l'esprit de coopération et d'amitié que « Témoignage chrétien » avait prôné... Coopération et amitié avec les oppresseurs et les bourreaux des peuples d'Algérie. Coopération et amitié avec les tyrans totalitaires et obscurantistes du « socialisme arabe ».
144:90
Cet « esprit », voici à quoi il a conduit Hervé Bourges, c'est « Témoignage chrétien » qui nous l'expose :
« Afin de concrétiser totalement son engagement au service de la jeune république, Hervé Bourges prit la nationalité algérienne. Conseiller au cabinet du président Ben Bella, il fut détaché d'abord au ministère de la jeunesse et des sports comme directeur de la jeunesse puis au ministère de la justice au cabinet du ministre. »
Hervé Bourges a « pris » la nationalité algérienne pour « concrétiser totalement », de cette manière, l'esprit de « Témoignage chrétien ».
Il est ainsi entré au service d'un « État » musulman qui par sa sauvagerie est à la pointe de cette forme d'obscurantisme et de totalitarisme qui s'intitule « socialisme arabe ».
Conseiller direct de Ben Bella, l'ex-Français Hervé Bourges, ancien rédacteur en chef de « Témoignage chrétien », est « détaché » auprès des soi-disant, « autorités judiciaires » du pouvoir de fait qui tient l'Algérie sous sa domination rétrograde, féroce et sanglante. Et il sait qu'*un seul* exemplaire de la revue « Itinéraires » à Alger constitue un péril insupportable.
Non point certes un péril politique pour la tyrannie en place. Des vues politiques, même virulentes, répandues seulement à 6 ou à 10 exemplaires dans Alger, ne suffiraient pas à susciter la mise en scène répressive d'un appareil soi-disant « judiciaire ».
Mais c'est l'obscurantisme qui, en tant que tel, est mis en danger même par un seul et unique exemplaire de la revue « Itinéraires ».
145:90
Il est mis en danger non pas politiquement, en tant que tyrannie : mais intellectuellement, en tant qu'obscurantisme précisément.
Des vérités historiques et scientifiques pénétrant fût-ce à un seul exemplaire dans l'enceinte de l'obscurantisme arabe, peuvent y introduire un ferment, un germe, une semence redoutables. L'Islam eut autrefois de grands philosophes et de grands savants. Le réveil de l'esprit critique est toujours possible. L'écho fait dans la revue « Itinéraires » aux travaux du grand historien et du grand savant que fut Hanna Zakarias (le P. Théry O.P.) est un danger direct pour l'obscurantisme arabe qui retient encore prisonnier l'esprit de tant de Musulmans.
Alors, l'obscurantisme « saisit ».
Aveuglément.
Pour être plus tranquille. Tous les numéros successifs d' « Itinéraires », quel que soit leur contenu.
\*\*\*
« Témoignage chrétien » approuve sans aucune réserve, et applaudit avec une gourmandise obscène l'action en Algérie de son ancien rédacteur en chef Hervé Bourges.
Enfin un ancien rédacteur en chef de « Témoignage chrétien » qui est au pouvoir quelque part !
Enfin un lieu sur terre où les idées politiques et sociales de « Témoignage chrétien » s'incarnent dans les faits, d'une manière dont « Témoignage chrétien » puisse faire l'éloge...
Enfin un pays où l'on peut « saisir » chaque numéro de la revue « Itinéraires » par « décision des autorités judiciaires », un ancien rédacteur en chef de « Témoignage chrétien » étant au ministère de la justice !
Enfin une société (si l'on peut dire) qui met en pratique les idées de « Témoignage chrétien » sur la liberté, la tolérance, le dialogue et le pluralisme, lesquelles peuvent se résumer, comme on le voit, en un seul mot : « saisie ».
Il n'est pas inutile de le savoir clairement.
Pour connaître ce que l'obscurantisme arabe s'efforce de cacher aux Musulmans, voir dans nos précédents numéros :
-- Vrai Mohammed et faux Coran, « notes critiques » du numéro 53 de mal, 1961.
-- Par Moïse vers Jésus-Christ, numéro 55 de juillet-août 1961.
-- Le Judaïsme du « Coran », numéro 57 de novembre 1961.
-- Les origines juives de l'Islam, numéro 80 de février 1964.
-- Le vrai visage du P. Théry O.P. : son œuvre libère l'Islam de l'imposture arabe, numéro 83 de mai 1964.
146:90
### Notules
**Pour une « saine laïcité » du laïcat chrétien :** grande étude de Jean Ousset dans le numéro 14 de « Permanences ». Nous sommes aujourd'hui, en France, en plein « cléricalisme », au sens le plus péjoratif et le plus inacceptable du terme. Et ce cléricalisme se renforce constamment de toutes les manières, notamment sous le couvert d'une prétendue « promotion du laïcat » qui est une duperie. Sur ces questions, et sur les solutions à mettre en œuvre en vue d'une juste autonomie temporelle du laïcat chrétien, il faut lire et étudier l'article de Jean Ousset (Permanences, 49, rue des Renaudes, Paris 17^e^).
Cet article a déjà connu un grand et juste retentissement. Il expose les principes et les réalités qui constituent en quelque sorte la charte de l'autonomie temporelle du laïcat chrétien.
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**Le laïcat et le Concile. --** Dans le numéro suivant de « Permanences » (numéro 15), un éditorial non moins important de Jean Ousset : *Sur le Concile*, qui formule les positions à ce sujet d'un laïcat chrétien conscient.
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**L'information. --** Dans le « Nouveau Candide » du 17 au 24 décembre, On pouvait lire cette intéressante information :
« Le groupement « Verbe », rattaché à l'Opus Dei espagnol, est très attaqué par les évêques. »
A la date où l'ineffable « Nouveau Candide » écrivait ces lignes, *Verbe* avait cessé d'exister depuis plus d'un an...
D'ailleurs *Verbe* était une revue, et non un « groupement ».
Le « groupement » s'appelait *La Cité catholique*.
Mais ni *La Cité catholique* ni *Verbe* n'ont jamais été d'aucune manière rattachés à l' « Opus Dei » espagnol.
\*\*\*
Au même endroit, le même « *Nouveau Candide *» révèle :
« *L'Observateur catholique, longtemps diffusé dans toutes les cures, a fait l'objet d'une protestation de l'Épiscopat. *»
« L'Observateur catholique » a cessé de paraître il y a une dizaine d'années...
\*\*\*
Ces belles « Informations » figurent dans une étude sur les forces qui actuellement « soutiennent la candidature Tixier-Vignancour ».
Comme on le voit, le « Nouveau Candide » est vraiment très au courant.
Et le public est bien « Informé ».
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**Le langage de la force. --** Georges Hourdin, dans les I.C.I. du 1^er^ décembre 1964, a laissé échapper cette phrase au sujet de Paul VI :
« *On voudrait qu'il soit entouré d'hommes qui puissent le renseigner avec désintéressement sur la force respective des diverses tendances. *»
147:90
Il est infiniment probable que le Pape ne l'ignore aucunement : la force temporelle, la force du capitalisme de presse, de l'opinion conditionnée, des organisations bien encadrées par des aumôniers « nouveaux Prêtres », la force de la radio et de la télévision, assurément toute cette force est présentement du côté de Georges Hourdin.
Mais si le Pape ne cède point à cette force, ce n'est nullement comme paraît le croire Georges Hourdin, parce qu'Il en sous-estime la puissance temporelle.
La « force » temporelle (matérielle et même morale) d'une « tendance » est une chose.
La vérité, la justice, la charité sont autre chose, et d'un autre ordre.
Pareillement, « L'Express » du 30 novembre 1964 s'emportait contre les « conservateurs irréductibles » du Vatican et soulignait comme un scandale inouï : « *Pas question pour eux de se soumettre à la loi de la majorité *».
Eh non !
Pas question !
Il existe un lieu au monde, et c'est l'Église catholique romaine, où la définition du vrai, du juste, du droit, ne sera ni remise à « la loi de la majorité », comme le voudrait « L'Express », ni infléchie arbitrairement par la « tendance » la plus « forte », comme l'insinue Georges Hourdin.
Même contre la « majorité », même contre la « force », la vérité sera maintenue par le Pape. C'est même pour cela qu'il y a un Pape.
Sans cela, on n'en aurait pas besoin.
Non, on n'aurait nul besoin d'un Souverain Pontife, s'il suffisait de s'en remettre mécaniquement soit à la « force », soit à la « majorité ».
Mais que le langage de la force temporelle se fasse de plus en plus insolent à l'égard et même à l'intérieur de l'Église, cela aussi est un « signe des temps » qu'il est utile d'apercevoir.
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**Virage ?** -- Après avoir tant soutenu et approuvé Henri Fesquet, voici que les « Études » de décembre (pp. 747-748), après diverses circonlocutions, posent au sujet de son dernier livre la question suivante :
« Ne risque-t-il pas, une fois de plus, d'affoler l'opinion et d'augmenter la confusion des esprits ? »
La question ainsi posée par les « Études » n'est donc pas seulement de savoir si Henri Fesquet ne risque pas d'affoler l'opinion et d'augmenter la confusion des esprits.
La question posée est de ravoir s'il ne le risque pas « une fois de plus ».
Une fois de plus !
Mais les fois précédentes qu'avaient dit les « Études » ?
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**L'absurde élevé à la dignité éditoriale. --** Dans l'éditorial du journal « Le Monde », le 25 décembre 1964 :
« *Si son vote a été malencontreusement retardé, le schéma traitant de la présence de l'Église au monde doit être remanié de fond en comble et adapté à des réalités que semblaient redouter bon nombre de Pères conciliaires *».
Si le schéma doit être remanié de fond en comble, le retard qui a empêché de le voter dans son état non-remanié ne devrait pas être dit un retard « malencontreux », mais au contraire un retard « bénéfique ».
148:90
Quelle que soit la volonté de dénigrement, on ne peut pas (on ne devrait pas pouvoir) dénigrer à la fois le texte du schéma (qu'il faut remanier de fond en comble) et le retard apporté à le voter sans remaniement (retard malencontreux).
Si le schéma (tel qu'il était) avait été voté sans retard, il n'aurait donc pas pu être ultérieurement remanié.
Voilà un bon exemple de la manière dont les journaux sont écrits. Et quand c'est dans « *Le* Monde » que nous prenons un tel exemple, on ne peut pas nous reprocher de l'aller chercher au plus bas niveau...
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### Bibliographie
#### « Compagnons de l'espoir » par Jean Peyrade (Éd. du Seuil)
Dès ses premières pages l'auteur nous rappelle qu'il a été scout et routier. Il en a conservé le goût de l'air pur, de la découverte et de l'exploit. Nous apprendrons plus loin qu'il a eu pour maîtres les Frères des Écoles chrétiennes, que nous félicitons vivement puisqu'en partie grâce à eux ce livre est d'un véritable écrivain.
Jean Peyrade, qui a déjà publié entre autres ouvrages *Scouts et routiers de France,* a-t-il quelque autorité dans l'actuelle direction de certaine revue de scoutisme ? Si oui, c'est contre son gré, nous en jurerions, qu'on y a recommandé aux jeunes la lecture de Gide et de Sartre. Car dans les deux parties de ce livre, intitulées la première : *Rencontres* et l'autre : *Découvertes*, il nous présente des personnages tout différents. Romanesque et poétique, la table des matières n'en nomme que deux, Paul de Gauléjac et le Père Doncœur. Nommons donc les autres : ceux des rencontres, Michel et Marcel (sans patronyme), et Emmanuel Mounier ; ceux des découvertes : saint Dominique, saint François d'Assise, l'abbé Chaminade -- qui sous la terreur continua dans la clandestinité son ministère sacerdotal -- Lacordaire, Ozanam, le Père de Foucauld et Péguy.
Des compagnons et des maîtres ! Si Peyrade nous les présente, c'est qu'il désire que, nous aussi, nous les fréquentions. Mais d'abord, puisqu'il a été scout, imaginons-le guidant sous bois sa patrouille en quête de champignons ; il surveille de près le choix et la cueillette, désigne et interdit les douteux bolets poivrés, les trop suspectes amanites ; il montre au contraire et recommande les éclatantes chanterelles, les colemelles savoureuses.
149:90
L'excellent « responsable » ! Entrons donc à sa suite dans la forêt Mounier. Ô surprise ! Il n'y signale rien de dangereux. A peine note-t-il que le fondateur de la revue *Esprit* fut discuté, que ses amis et lui « furent accusés de collusion avec les forces dites de gauche et même d'extrême-gauche ». Nous dira-t-il si cette accusation était fondée ? Non. Il passe, sans autre mise en garde. En conclurons-nous qu'aucun danger n'est à craindre ? Aurons-nous la méchanceté de supposer que s'il n'en voit pas, c'est que, quoique « d'une formation différente » il a, dit-il, « vécu les années ardentes et inquiètes des origines d'*Esprit*, de *Sept* et de *Temps Présent *? » En tout cas, il passe et cite de Mounier des pages qui en effet sont admirables. Mais à ce compte là il ne serait pas impossible de faire de Gide un Père de l'Église.
Avouerons-nous que nous avons trouvé dans ce livre d'autres sujets de « chicane » ? Rien à redire à cette phrase d'Ozanam quand elle est replacée dans son contexte : « Sacrifions nos répugnances et nos ressentiments pour nous tourner vers cette démocratie, vers ce peuple qui nous ignore ». Mais que, faute d'explications, le lecteur n'aille pas croire que peuple et démocratie se réduisent l'un à l'autre, pas plus que social et politique ! Nombreux sont ceux qui se tournent vers le peuple sans le moindre goût pour le régime politique appelé démocratie ; nombreux aussi les bons apôtres qui se proclament démocrates tout en se moquant du peuple comme de Colin-Tampon.
Quand Peyrade nous montre Lacordaire -- qu'il sacre Fils de la Liberté -- combattant pour la liberté de la presse et celle de l'enseignement, nous approuvons autant que lui le célèbre Dominicain d'avoir voulu pour la Presse et l'École catholiques les mêmes droits que pour les autres. Mais, nous souvenant de certaines directives pontificales, nous nous étonnons de ne pas entendre rappeler qu'en bonne doctrine l'enseignement chrétien doit jouir au moins d'un statut préférentiel, pour la simple raison ne l'erreur ne saurait avoir les mêmes droits que la vérité.
Et cette phrase de Mounier ? « *L'Église visible n'a pas à être la plus grande somme possible de fidèles* (*d'où la mentalité conquête et la mentalité conversion à tout prix qui dévie l'Action catholique, et l'indulgence sans limites qui tâche à retenir des tièdes de plus en plus tièdes*) *mais la société commune des chrétiens, faisant acte de vie commune et partant la charge de l'humanité, en donnant un témoignage exemplaire de vie chrétienne. *»
Nous en demandons bien pardon à Peyrade et à Mounier, mais enfin -- sans aller chercher plus loin -- n'y a-t-il pas là invitation à cesser toute activité missionnaire ? *O Fidei donum !* Et l'Église visible -- militante -- n'a-t-elle pas reçu mission d'enseigner et de baptiser toutes les nations, jusqu'aux extrémités de la terre ? C'est entendu, toute conversion doit être le résultat d'un libre consentement. Ce principe posé, le bon sens indique d'ailleurs que pour qu'il y ait société commune de chrétiens, il faut d'abord faire des chrétiens, autrement dit conquérir des âmes au Christ, restant bien entendu aussi que, s'Il daigne se servir pour cela de l'action, de la prière et de l'exemple des apôtres, c'est Dieu seul qui convertit. « Je plante, écrit saint Paul, Appollonius arrose et Dieu fait pousser. »
150:90
Tout autrement que Mounier nous parle un autre compagnon de l'espoir, Ozanam. « Les masses populaires sont chères à l'Église parce qu'elles sont le nombre infini des âmes qu'*il faut conquérir*... » *Nombre infini* nous fait tiquer. Mais ce qui est plus embarrassant, c'est la situation où nous voilà entre Ozanam conquérant et Mounier qui freine.
On va finir par croire que nous n'avons pas aimé ce livre. Avant d'affirmer le contraire, relevons encore quelques mots de *Compagnons de l'Espoir*. Ozanam, d'après Peyrade pensait que « les catholiques doivent être présents à leur temps, ce qui signifie qu'ils ne doivent pas s'accrocher désespérément à un passé révolu mais comprendre que l'évolution même de la société postule des institutions politiques nouvelles ». Au lieu de *nouvelles,* disons *chrétiennes,* et nous serons d'accord avec Jean Peyrade, car il sait aussi bien que nous, sinon mieux, que, dans les révolutions de la boule ronde, stable demeure la Croix. *Stat crux dum volvitur orbis*. Épouser son temps : est-ce donc là que certains sont allés pêcher ce slogan qu'ils reprennent à tue-tête comme pour détourner l'attention ?
Mais oui, nous avons beaucoup aimé cet ouvrage. Nous l'avons lu toujours avec grand intérêt -- car sa forme est aussi agréable que sa substance est précieuse -- parfois avec une profonde émotion -- et quelques-unes des pages triées dans les écrits d'Emmanuel Mounier nous ont particulièrement ému. Le goût de l'air pur, de la découverte et de l'exploit avait déjà inspiré à Jean Peyrade un *Psichari, maître de grandeur.* Il lui a fait cette fois-ci « découvrir » saint Dominique, le Poverello et Péguy. Voilà des compagnons qui peuvent, mener loin ! Nous trompons-nous ? Il nous semble que ce sont les trois préférés de notre auteur. Justement, à propos du troisième, il remarque : « Homme d'avant-garde, Péguy ne l'est « pas seulement parce qu'il retrouve le sens authentique des pèlerinages... »
Être d'avant-garde, c'est donc retrouver ? Ah, Peyrade, vous parlez d'or. Et voici pourquoi surtout nous avons aimé votre livre. C'est que nous avons lu entre les lignes ceci qui est « découvert » depuis longtemps déjà : pour être vraiment présent à notre temps, conformons-nous au Ressuscité, qui est notre espoir parce qu'il est la Vie et la Vie parce qu'il est la Vérité. Il n'y a rien a espérer hors de la Vérité.
J. THÉROL.
151:90
#### « Mais il y a la mer » par Jean Sulivan (N.R.F.)
On ne refusera à ce roman ni l'équilibre de la construction, ni la force de la conviction. Rien dans peinture des paysages qui sente le reportage : l'auteur a vu, mais subordonne ses descriptions à la passion qui l'anime. On le sait intéressé par les problèmes du cinéma, et il a certes profité de cette expérience ; mais elle n'est elle-même qu'un moyen : la connaissance de la peinture rend aux tableaux qu'il évoque la stabilité nécessaire à la formulation de la pensée. Oserais-je dire que ce roman échappe au délayage et à la confusion actuellement trop répandus, précisément parce qu'il a été écrit par un prêtre qui, lui, ne veut parler que pour être entendu ?
Je crois me trouver dans toutes les conditions requises pour être en désaccord avec celui qui signe Jean Sulivan : à tel point que tous les éloges que je pourrais faire ici de son sens artistique et de son talent d'écrivain lui seraient sans doute désagréables... Il se propose surtout d'être un signe de contradiction. Polémiquons donc. L'histoire du Cardinal qui médite devant la mer sur les vanités du monde et de l'Église, et finit par prendre en prison la place d'un détenu politique évadé sous ses vêtements ecclésiastiques, se passe en Espagne. Est-ce distraction ? Je ne trouve nulle part le nom de l'Espagne. Scrupule littéraire ? Les noms propres, un chant satirique où les phalangistes sont nommés, la fiction très transparente de la société « Gloria Dei » le rendraient assez vain. L'auteur a voulu que le roman gardât une valeur générale humaine exemplaire : mais précisément il eût suffi de donner son nom à cette Espagne synthétique et algébrique pour rompre le charme et nuire à la démonstration. L'originalité jalouse et consciente de l'Espagne est trop connue pour qu'on puisse la réduire à un échiquier ou à un guignol apologétique pour catholiques de gauche. Le pays du Cardinal Juan Ramon Rimaz me semble un peu trop comparable aux nations étrangères décrites par Voltaire avec toujours une arrière-pensée satirique relative à la France. Je me suis trop intéressé moi-même aux formes hispaniques du traditionalisme et du nationalisme pour garder encore l'illusion que, dans un sens ou dans un autre, l'Espagne puisse n'être qu'une France excessive, commode pour présenter nos problèmes sous la forme la plus simple et la plus extrême.
J'avoue aussi que la satire des institutions catholiques et du cérémonial extérieur n'a pas produit sur moi le coup de cravache que Jean Sulivan espérait peut-être.
Cela a déjà été dit tant de fois ! Ce roman compose toutes ces critiques en une forme littéraire heureuse ; lâchons le mot : en une rhétorique qui m'inspire plus de scepticisme que d'indignation, Les réflexions du prêtre fatigué des cérémonies me rappellent l'anecdote antique de l'esclave du temple qui s'était enfui parce qu'il s'était dégoûté d'être nourri de gâteaux de miel. C'est sans doute une puérilité que d'aimer encore les sucreries, mais je sens bien que l'adhésion que je ressens à la lecture de telle ou telle formule bien tournée vient davantage en moi de l'esprit du littérateur que de l'esprit d'enfance.
Chacun sait que les dames patronnesses ont des seins énormes poux exposer leurs colliers de perles ; l'auteur n'est pas moins sévère pour le svelte vicaire général qui s'efforce de garder la ligne. Où nous mène cette casuistique de la cellulite ? L'abbé Martinez Campos, conscience spirituelle du cardinal, souhaite quelque part un « Canard enchaîné chrétien ». Il reste à se demander dans quelle mesure le clergé a le droit de laisser transparaître le mépris gouailleur que lui inspirent certains de ses auxiliaires laïcs, gras ou maigres : espiègleries de séminariste campagnard pour qui le « Canard enchaîné » aurait encore la saveur du fruit défendu.
152:90
Le sarcasme envers les ridicules aboutit facilement à la haine de l'homme : Les photos « indécentes » de mariage ou de première communion. Je n'aime pas tellement les photos, mais que nous reste-t-il au fond ?
« Vices et vertus n'avaient presque pas d'importance, sinon sociale » « Le Prêtre récitait une leçon il ne sortirait jamais, de son rôle » ; « L'Église n'est pas une entreprise de persuasion ». Le Cardinal a conscience d'avoir été comme « le lieutenant d'un despote qui veut régner sur des hommes à genoux ». Hélas ! Nous sommes las de cette promenade le long du tumulte immense de la mer ; et nous savons bien que l'attitude moderne de l'esclave n'est pas celle de l'homme à genoux, mais de l'homme debout, dans le garde-à-vous totalitaire, du Nord-vietnamien soumis à cinq heures du matin à la gymnastique imposée par le parti. On est tenté de retourner à Jean Sulivan son conseil de ne pas demeurer prisonnier dans une demeure de mots.
Il n'y a qu'un martyr : le catholique formaliste et dur, Jésu Gonzalez de la Riva, lardé de coups de poignard par un inconnu pendant que sous la cagoule des pénitents, il joue le rôle du Christ dans la représentation de la Passion. Les malveillants pourraient gloser sur cette exécution expiatoire de l'intégriste-type ; je crois plutôt que cet épisode a été inspiré par un désir de rendre quelque justice aux « Sombres amis de Dieu ». Mais d'ici peu nous ne trouverons, pas la force d'âme de Jésu Gonzalez, mort sans plainte. On nous gave d'incertitudes, sous prétexte que nos certitudes étaient confortables. Dans un pays de coteaux modérés, de peupliers et de rivières paresseuses, on découvre assez facilement que l'incertitude peut, bien plus que la certitude, être confortable. Les paradoxes continuels d'un angélisme livresque, tourmenteur et insatisfait risquent de rester un jour sans écho dans un scepticisme indifférent. Nous sommes déjà plus sensibles à la beauté littéraire de ces tableaux colorés qu'aux exigences obscures qu'ils recèlent. Bien des gens s'en passent. Ne serait-ce pas derrière les demi-teintes du paysage tranquille et quotidien qu'il faudrait apprendre à chercher Dieu ? Nous sommes là même pour les hommes incapables de devenir de bons personnages de roman.
J.-B. MORVAN.
#### « Apprendre à prier » avec sœur Élisabeth de la Trinité par Jean Lafrance
*Aux Éditions du Cèdre* (*13, rue Mazarine, Paris VI^e^*)*, dans la Collection* « *Spiritualité-Doctrine-Expériences* » *dirigée par Mgr André Combes, de l*'*Académie pontificale de théologie.*
Depuis que par « l'Histoire d'une Ame » le monde entier sait quelle vie extraordinairement féconde s'épanouit dans les Carmels, on ne s'étonne plus qu'il en vienne de temps en temps quelque nouvelle merveille.
153:90
C'est ce qui nous est arrivé à la lecture de cette étude consacrée à une Carmélite de Dijon, Sœur Élisabeth de la Trinité (1880-1906). L'une de ses sœurs dont le nom n'est pas donné, le R.P. Philippon, o.p. et Hans Urs von Balthazar ont publié des ouvrages sur sa vie, sa doctrine et sa mission spirituelle. Ses *Souvenirs* ont été rassemblés et publiés en 1909 et dépassent à présent le 100^e^ mille. C'est surtout en ceux-ci que Jean Lafrance a puisé la matière de ce petit livre du plus haut intérêt.
Tout chrétien digne de ce nom, c'est-à-dire qui cherche à avancer vers la perfection de la conformité à Jésus-Christ, sait à peu près quelle discipline il doit s'imposer : on ne se rapproche de l'amour du Christ qu'autant que l'on s'éloigne de l'amour de soi. La prière en est le grand moyen, si elle est comprise et pratiquée comme la comprenait Sœur Élisabeth de la Trinité.
« Divin Maître -- écrit-elle dans ses *Souvenirs --* que ma vie soit une oraison continuelle ; que rien, rien, n'est-ce pas, ne puisse me distraire de vous, ni mes occupations, ni les plaisirs, ni la souffrance ; que je sois abîmée en vous. Prenez tout mon être, qu'Élisabeth disparaisse, qu'il ne reste que Jésus. »
On aurait tort de croire que le chrétien qui vit dans le monde est dispensé de l'oraison. A tous au contraire, autant qu'aux carmélites, les créatures, la création tout entière -- et l'on reconnaît là le « Principe et Fondement » des Exercices Spirituels de saint Ignace -- sont données comme des moyens dont ils doivent se servir pour aboutir à leur fin dernière, qui est la participation à la gloire de Dieu, et ne se servir que dans la mesure, ni plus ni moins, où elles facilitent l'obtention de cette fin. Or dès ici-bas l'oraison est, sous le voile de la Foi, cet état de grâce de l'union à Dieu ; elle est, comme l'enseigne si bien Sœur Élisabeth de la Trinité, l'habitation divine des Trois Personnes dans l'âme.
Chaque événement, « moment du plan d'amour de Dieu sur chacun de nous » requiert donc notre attention vigilante si nous nous voulons fidèles et fervents. Que devons-nous en conclure, en tirer au profit de notre vie spirituelle ? Quelle occasion de mérite ou d'expiations nous offre-t-il ? Avouons-le, trop souvent nous ne pensons pas qu'il nous fournit de magnifiques arguments d'oraison. Trop souvent aussi, nous n'y trouvons que distractions. Et dans les deux cas nous nous privons des fruits de l'oraison que Sœur Élisabeth définit aussi « l'union de celle qui n'est pas avec Celui qui est ».
Examinons-nous quand nous prions. Nous voici devant Dieu comme si tout devait venir de nous, comme si nous faisions au Seigneur la grâce de lui offrir quelque chose que nous sommes seuls capables de produire. Et nous multiplions les efforts d'intelligence et les mouvements des lèvres quand il faudrait que nous nous taisions pour entendre.
Faire silence, nous imposer le silence intérieur total, nous anéantir dans le recueillement. Voilà le plus difficile et pourtant le plus nécessaire. Bien sûr nous n'y réussirons pas si nous ne demandons d'abord le secours « consolateur » du Saint-Esprit en toute humilité.
154:90
Après quoi, forçons-nous à nous taire, à nous vider de nous. « Dieu n'a que faire de nos discours et de nos pensées, nous n'avons rien à lui apprendre. C'est l'amour qui doit prévaloir dans ce dialogue... L'amour se passe de paroles et se contente simplement de rester en silence devant Celui qu'il aime » -- Déjà Ste Thérèse de Lisieux l'avait rappelé. -- « Que dites-vous à Notre-Seigneur ? » lui demanda quelqu'un à la fin de cette vie qu'elle avait entièrement vouée à l'oraison. Je ne lui parle pas, je l'aime répondit-elle.
Ce silence, si nous nous y efforçons, il nous paraît vite vain et fastidieux, et nous reprenons, nos discours. Ou bien nous craignons de tomber dans le sommeil. Il peut être repos, il n'est pas sommeil inutile, pas plus que l'immobilité du serviteur attendant les ordres de son maître ou, dans le Cantique des Cantiques, celle de l'amante attendant le passage du bien-aimé. Leur dévouement et leur amour se mesurent justement à la patience dont ils sont capables sans se reprendre ni se décourager. Car l'âme fidèle et fervente ne doit pas avoir d'autre désir que celui du Maître, d'autre volonté que celle du Seigneur. Et Sœur Elizabeth de la Trinité s'offrait à Jésus comme « une humanité de surcroît en laquelle il renouvelle son mystère ». Cœur à cœur pendant lequel Jésus se comportera comme il voudra, nous laissant dans la sécheresse -- épreuve qui nous conviera à plus de patience, preuve d'un plus grand amour -- ou nous parlant enfin. Non pas, bien sûr, à la manière des hommes, « car Dieu s'adresse à nous, à travers les événements et surtout à travers la Sainte Écriture ». Sœur Élisabeth sentit « le besoin de recourir à la lecture des saints livres » et médita particulièrement les Épîtres de saint Paul, ce qui lui confirma que la prière doit être avant tout, pour ne pas dire uniquement, « un office de louange de gloire ». Aussi, dans le recueillement, le silence intérieur et même la sécheresse à quoi nulle âme n'échappe l'oraison lui révéla-t-elle « comment on peut trouver le ciel sur la terre ».
Cette brève analyse ne donne qu'un trop faible aperçu de l'enseignement dont le livre de Jean Lafrance permet d'entrevoir l'extraordinaire richesse. Puisse le lecteur de bonne volonté y trouver l'inspiration de s'adresser à Sœur Élisabeth de la Trinité et de demander à cette servante de Dieu de penser à lui suivant ce qu'elle a écrit à une amie le 28 octobre 1906 : « Il me semble qu'au ciel ma mission sera d'attirer les âmes dans le recueillement intérieur, en les aidant à sortir d'elles-mêmes pour adhérer à Dieu par un mouvement tout simple et tout amoureux, et de les garder en ce grand silence du dedans qui permet à Dieu de s'imprimer en elles, de les transformer en Lui. »
J. THÉROL.
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## DOCUMENTS
### La propagande de « Pax » dans les églises de France
*Voici le texte intégral d'un article immonde publié par* « *Témoignage chrétien* »*, le 31 décembre dernier, en page 14.*
*C'est nous qui soulignons certains mots et certains passages.*
« Les citoyens », a déclaré le primat de Pologne, « aspirent à être gouvernés non pas par la force, non pas par la police et par la gendarmerie, non pas par les prisons et le code pénal, mais dans le respect des droits de l'homme et de la responsabilité humaine, et de telle manière qu'ils soient considérés comme des êtres pensants, comme des êtres de bonne volonté. »
Puis, *prenant prétexte* de la publication au « Journal Officiel » de la République polonaise de la Déclaration des droits de l'homme, il a affirmé :
« En lisant une telle déclaration, signée par notre gouvernement, nous espérons, nous catholiques, qu'après les mots imprimés viendront les actes. »
Après ce discours, un fait toutefois a frappé les observateurs. Ce sermon, non assujetti à la censure, a été prononcé librement devant une foule de fidèles librement assemblés. La presse catholique l'a reproduit. Il a été normalement diffusé à l'étranger. Et ceci *corrige sérieusement les affirmations du cardinal.* La situation n'est plus ce qu'elle était il y a dix ans.
Mais, par ailleurs, on s'interroge. Que veut le cardinal ? *Il pouvait négocier avec le gouvernement polonais et voici qu'il semble avoir choisi l'épreuve de force.* Les communistes ont maintenu leur pression contre l'Église. La propagande athéiste se développe. De nombreuses questions restent à régler dans les domaines les plus variés : catéchisme, impôts, nomination d'évêques etc.
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*Des contacts directs auraient peut-être permis d'apporter des réponses valables.* Mais il semble que *le cardinal ait choisi une autre voie.* Dans quel but ? *Que peuvent espérer y gagner les catholiques polonais ?*
Dans un contexte de guerre froide au plan international, ou dans le cadre du stalinisme, une telle politique *aurait pu* s'expliquer. *Cela semble plus difficile actuellement*.
Aussi les observateurs bien informés émettent-ils une opinion qui apparaît très sérieuse et que nous rapportons pour votre information.
Le cardinal entend être le seul à représenter l'Église de Pologne auprès du gouvernement polonais. Il ne veut pas partager cette responsabilité avec les autres évêques. Il s'est toujours opposé à la nomination d'un second cardinal à Cracovie comme il y en avait un dans le passé. Il est hostile à la signature d'un accord entre Varsovie et le Vatican. Il considère que la situation des catholiques en Pologne est trop délicate pour que tout le monde s'en mêle. Il réagit vivement devant les articles qui paraissent dans la presse étrangère. Il regrette le pluralisme qui se manifeste parmi les catholiques polonais. Il entend être le Primat. Pour lui, ce titre ne saurait être uniquement honorifique.
Quand des rapports ont été établis entre Budapest et le Saint-Siège, il a tout fait, dit-on, pour que ceux-ci n'aboutissent pas. Mais il y a eu la signature d'un accord, et si celui-ci laisse de nombreuses questions en suspens, il représente toutefois un premier pont établi entre une démocratie populaire et le Vatican.
De même, quand *les catholiques polonais* ont souhaité, dans des articles, la signature d'un concordat, le cardinal Wyszynski s'est opposé à leurs thèses.
Aujourd'hui, en s'adressant publiquement au gouvernement, le cardinal de Varsovie veut montrer à tous, aux communistes et aux catholiques polonais, à Gomulka et à Rome, qu'il est resté le seul interlocuteur valable. Telle est l'opinion qui circule. Nous la livrons comme nous l'avons recueillie auprès de milieux fort bien informés.
Mais après ? Que se passera-t-il ? On attend avec un certaine inquiétude le développement de *cette politique de tension* entre le cardinal de Varsovie et le gouvernement polonais. Il y a les catholiques de Pologne, mais il y a aussi ceux de Hongrie, de Yougoslavie et de tous les pays de l'Est. *Il y a surtout l'Évangile à annoncer, dans toutes les nations, à quelque camp qu'elles appartiennent.*
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Ce que l'on vient de lire, ce sont les mensonges mêmes de « Pax », diffusés par l'hebdomadaire le plus recommandé dans l'Action catholique française, par l'hebdomadaire imposé à l'intérieur des églises de France. L'hebdomadaire des « nouveaux prêtres ».
On remarquera notamment, dans cet article, que s'il y a une « tension » entre l'Église et l'État en Pologne, la cause en est dans la « politique » délibérément choisie par... le Cardinal Wyszynski !
Cette propagande de mensonge est une propagande clairement pro-communiste.
Elle est « reçue » et même honorée dans l'Église de France ; et même défendue ; et même cautionnée ; et même soutenue.
De la part de tous ceux qui en sont responsables à un degré quelconque, cela constitue soit une inconcevable négligence, soit une trahison manifeste.
Nous en prenons acte.
============== fin du numéro 90.
[^1]: -- (1). La Croix écrit en réalité au pluriel : *de leurs signatures*. Il ne semble pas qu'il faille entendre que chaque Cardinal français signataire (ils ne furent que deux) avait en l'occurrence « revêtu » cette lettre de plusieurs signatures. Nous pensons qu'il ne s'agit que d'une faute d'orthographe.
[^2]: -- (1). L'ouvrage comptait alors plus de 35 éditions, chacune de plusieurs milliers d'exemplaires. Il était déjà traduit en de nombreuses langues.
[^3]: -- (2). M. Dupont à H. Lasserre, 27 Avril 1870.
[^4]: -- (3). En novembre 1864, Lasserre avait fondé et dirigé un hebdomadaire catholique intitulé « *Le Contemporain* », avec la collaboration d'Armand Ravelet, Léon Gautier, l'abbé Perreyve, Riancey, Pesquidoux, Freycinet, Drumont, etc.
[^5]: -- (4). Un éditeur malhonnête ruina « Le Contemporain » en avril 1865. Ses irrégularités ayant été sanctionnées par le Tribunal il se fit mettre en faillite et ne paya aucun des dommages-intérêts qu'il avait été condamné à verser à la Rédaction.
[^6]: -- (5). 2 août 1871. L'abbé Pille à Lasserre.
[^7]: -- (6). 2 août 1871. Annotation de la main de Palmé sur la lettre de l'abbé Pille à Lasserre.
[^8]: -- (7). 9 mars 1872. L'abbé Pille à Lasserre.
[^9]: -- (8). Daniel XII, 3.
[^10]: -- (9). *Histoire Humaine*, par H. Lasserre, manuscrit inédit p. 280.
[^11]: -- (10). Bref du 4 septembre 1869 à H. Lasserre.
[^12]: -- (11). 17 février 1872. Lass. à Mgr Pichenot.
[^13]: -- (12). *Id*. -- *Annales de N.-D. de L.*, 28 février 1872, p. 214. Et 12 mars 1872, l'abbé Peyramale à Lass. \[manque l'appel de note correspondant.\]
[^14]: -- (13). 20 février 1872.
[^15]: -- (14). Le coût de cette édition fut de 10.859, frs 50, soit, en pouvoir d'achat actuel, environ 65.000 frs de 1964.
[^16]: -- (15). 29 Avril 1877. R.P. Vincent-de-Paul Bailly à Lass.
[^17]: -- (16). 5 mars 1872. Lass. à l'abbé Peyramale.
[^18]: -- (17). 12 mars 1872.
[^19]: -- (18). 17 mars 1872. Charles de Freycinet à Lass.
[^20]: -- (19). Depuis sa jeunesse, H. Lasserre était très lié avec Solesmes où il fit de nombreux et longs séjours. Ses archives conservent une correspondance très suivie avec plusieurs de ses moines et avec Dom Guéranger.
[^21]: -- (20). Cf. Itinéraires n° 87, p. 304.
[^22]: -- (21). id.
[^23]: -- (22). *Annales de N.-D. L.,* 31 mai 1871, p. 22.
[^24]: -- (23). 12 juin 1870, l'abbé Peyramale à Lass.
[^25]: -- (24). 21 juin 1871, Lass. à l'abbé Peyramale.
[^26]: -- (25). Univers, du 28 juin 1871.
[^27]: -- (26). Lettre datée du 23 juillet 1871, et publiée dans l'Univers du 26 juillet 1871.
[^28]: -- (27). 29 juillet 1871.
[^29]: -- (28). 30 novembre 1883. M. Artus à Lass.
[^30]: -- (29). Cf. *Itinéraires*, n° 85, p. 115.
[^31]: -- (30). 29 juin 1868, Chne Fouran, vicaire général de Tarbes, à Lass.
[^32]: -- (31). 29 juillet 1871, publiée dans « *Les Pyrénées* » du 12 août, et dans « *l*'*Univers* » et « *Le Monde* » du 12 septembre 1871.
[^33]: -- (32). 10 août 1871, Artus à Marcadeau.
[^34]: -- (33). Soit, en pouvoir d'achat actuel, un total d'environ 90.000 frs (neuf millions d'anciens francs).
[^35]: -- (34). « *Les Miracles de N.-D. de Lourdes. Défi Public à la Libre Pensée* », par E. Artus. Palmé, 1872, p. 50.
[^36]: -- (35). *Id*. pp. 50-51.
[^37]: -- (36). « *Lourdes, Histoire Authentique* », Lethielleux 1963 IV, pp. 375 et ss,
[^38]: -- (37). id. pp. 378 et 379.
[^39]: -- (38). id. p. 376.
[^40]: -- (39). « *Documents Authentiques* », R. Laurentin, Lethielleux, 1957, T. I, p. 285, note 5.
[^41]: -- (39 bis) « *Lourdes, Hist. Authent.* » *ibid, p. 3*79.
[^42]: -- (40). « *Notre-Dame de Lourdes* », H. Lasserre Palmé 1869, pp. 111 et 113.
[^43]: -- (41). ibid. p. 123.
[^44]: -- (42). « *Lourdes, Hist. Authent.* » *Ibid*. IV, p. 385.
[^45]: -- (43). *Annales de N.-D. de L*., 31 mai 1879, pp. 30 à 34.
[^46]: -- (44). Mars 1871, Mgr Pichenot à Lass.
[^47]: -- (45). Le 14 octobre 1862.
[^48]: -- (46). Lettre circulaire de l'abbé Peyramale du 29 juin 1874.
[^49]: -- (47). Séjour de Lasserre à Lourdes du samedi 27 mai au lundi 29 mai 1871.
[^50]: -- (48). Six lettres échangées entre le 7 juin et le 29 juillet 1871.
[^51]: -- (49). 7 juin et 29 juillet 1871, l'abbé Peyramale à Lass.
[^52]: -- (50). Le P. Sempé ne pouvait pas supporter autour de lui une autorité qui le surclasse, ou qu'il ne gouverne lui-même. C'est pourquoi il n'a laissé aucun monastère d'hommes s'installer à Lourdes. Nul Abbé ou Supérieur ne devait risquer de surveiller la Congrégation des Chapelains ou de prendre le pas sur elle. Par contre les couvents de religieuses se sont multipliés, car ils dépendaient de l'Évêque de Tarbes, et par conséquent de son représentant dans la paroisse.
[^53]: -- (51). *Annales de N.-D. de L.*, 31 mai 1871, p. 17 à 23.
[^54]: -- (52). 7 juin 1871, l'abbé Peyramale à Lass.
[^55]: -- (53). Expression de Mgr Langénieux, év. nommé de Tarbes, 29 août 1873.
[^56]: -- (54). 10 juillet 1871 Lass. à l'abbé Peyramale.
[^57]: -- (55). 15 septembre 1877, Bernadette Soubirous à l'abbé Pomian.
[^58]: -- (56). 5 décembre 1871, l'abbé Peyramale à Lass.
[^59]: -- (57). La chaire fut inaugurée le 4 octobre 1873.
[^60]: -- (58). Mgr de Ségur était à Lourdes le 23 avril 1870.
[^61]: -- (59). 18 janvier 1871.
[^62]: -- (60). 25 septembre 1871, Lass. à Mgr de Ségur.
[^63]: -- (61). Cf. *Itinéraires*, n° 87, p. 304.
[^64]: -- (62). 29 septembre et 12 octobre 1871.
[^65]: -- (63). 19 octobre 1871 et rencontre de fin novembre, à Paris.
[^66]: -- (64). 12 octobre 1871.
[^67]: -- (65). Un Décret du 30 juin 1869 avait condamné, de Mgr de Ségur, « La Piété et la Vie Intérieure -- Jésus vivant en Nous ». Index librorum prohibitorum, p. 258.
[^68]: -- (66). 26 septembre 1871.
[^69]: -- (67). 5 octobre 1871.
[^70]: -- (68). 12 octobre 1871.
[^71]: -- (69). « *Les Merveilles de Lourdes* »*,* Haton, 1871, p. 26-30.
[^72]: -- (70). Protestation de Bernadette, 13 octobre 1869.
[^73]: -- (71). *Annales de N.-D. de L.,* 30 septembre 1868, p. 88 et ss.
[^74]: -- (72). Cf. *Itinéraires*, n° 85, p. 117. Lettre du P. Duboé au P. Sempé. M. l'abbé Laurentin la cite dans son Histoire Authentique, T. I, p. 105, en omettant *les* « *remords* » et en la datant par erreur du 6 septembre. Mais il se garde de la citer au T. II dans l'étude du problème de la scène du moulin, à la seconde Apparition. Cette lettre n'est ni au dossier des textes, ni dans la critique, peut-être parce qu'elle contient la clé du problème dans ces mots : « Mes témoins sont-ils absolument sûrs ? Je les ai bien poussés, sans doute. » Alors, soit oubli dans un travail trop hâtif, soit omission volontaire, le silence sur cette lettre prouve une œuvre peu sérieuse, ou dénonce l'intention arrêtée de justifier le P. Sempé, même aux dépens du témoignage de Bernadette.
[^75]: -- (73). M. l'abbé Laurentin n'a pas osé démentir ici le P. Sempé. Il n'a considéré ni le tollé des lourdais contre cette scène, ni les oppositions de Lasserre après ses enquêtes de 1868, ni la longue absence totale de tous témoignages favorables. Il s'est laissé éblouir par la précision clinique d'une déclaration donnée pour la première fois en 1878, soit 20 ans après l'évènement, par l'ancien meunier de Savy, héros de l'incident. Il n'a suspecté ni son mutisme jusque là, ni le fait qu'il était alors au service des chapelains, ni la passion bien connue de l'enquêteur : le P. Cros. Cette déclaration tardive et unique lui a servi d'étalon « sûr et riche en détails », décrète-t-il, pour tout apprécier, pour solliciter des textes sans rapport avec cette scène et pour rejeter les dires de tous les témoins contraires, y compris ceux de Bernadette. Pour pouvoir récuser les dénégations répétées de celle-ci, il a imaginé que ce jour-là l'extase s'est terminée dans une inconscience complète. On voit où conduit la discrimination, puis l'appréciation et l'interprétation des témoignages d'après les préjugés qu'ils confirment ou qu'ils desservent. Car ici il faudrait conclure que Bernadette aurait *menti* en niant formellement une scène dont elle n'aurait pas pu conscience, mais dont elle aurait été forcément informée ensuite. Alors, pourquoi la croirait-on davantage quand elle affirme l'Apparition ? Encore une fois, ce n'est pas ainsi qu'on écrit l'histoire véridique.
[^76]: -- (74). 13 octobre 1871.
[^77]: -- (75). « *Les Merveilles de Lourdes* », p. 5.
[^78]: -- (76). Id. p. 6.
[^79]: -- (77). 13 octobre 1871. \[manque l'appel de note correspondant.\]
[^80]: -- (78). *Annales de N.-D. de L*. 31 octobre 1869, pp. 105 et ss.
[^81]: -- (79). 19 octobre 1871. P. Sempé à Mgr de Ségur.
[^82]: -- (80). En deux ans, l'ouvrage devait atteindre 15 éditions.
[^83]: -- (81). « *Les Merveilles de Lourdes* », p. 5.
[^84]: -- (82). 19 octobre 1871.
[^85]: -- (83). 19 octobre 1871, Lass. à Mgr Pichenot.
[^86]: -- (84). Il s'agit du Pape Pie IX, dans le Bref du 4 septembre 1869.
[^87]: -- (85). Lasserre avait déjà reçu alors 62 lettres, laudatives de Cardinaux, Archevêques et Évêques.
[^88]: -- (86). Mémoire manuscrit du P. Sempé sur le Commerce autour de la Grotte. Mgr Pichenot l'avait remis à Lasserre le 29 mai 1871.
[^89]: -- (87). 22 octobre 1871. On ne peut pas dire que Lasserre agissait avec passion et précipitation, car les observations réclamées ici ne furent envoyées que le 3 juillet 1872, soit 14 mois après la remise du Mémoire. L'historien voyait que Mgr Pichenot était impuissant à obtenir aucune réforme. On comprend qu'il ait hésité à aggraver ses soucis et à provoquer l'état alarmant qui devait bientôt nécessiter son transfert à l'archevêché de Chambéry.
[^90]: -- (88). 22 octobre 1871.
[^91]: -- (88). 22 octobre 1871.
[^92]: -- (89). « *N.-D. de L.* » par H. Lasserre, p. 74.
[^93]: -- (90). Les continuateurs du P. Sempé, comme l'abbé Moniquet dans « *Les Origines de Notre-Dame de Lourdes* », Savaëte, 1901, ont faussement prétendu qu'il y avait en des réclamations. Mgr Trochu a reproduit cette calomnie dans « Ste Bernadette Soubirous » Vitte, 1954, en citant longuement en note p. 134 à 136, des passages de l'ouvrage de Moniquet. Pour essayer d'accréditer cette erreur, et plusieurs autres en les faisant publier sous l'autorité du Prélat, ses informateurs lui avaient communiqué les pamphlets de Moniquet contre Lasserre, en se gardant d'avertir qu'ils était interdits par l'Évêque de Tarbes. D'où quelques passages qui déparent une œuvre par ailleurs remarquable.
[^94]: -- (91). 26 octobre 1871.
[^95]: -- (92). « *Les Merveilles de Lourdes* », p. 98.
[^96]: -- (93). *id*., p. 99.
[^97]: -- (94). *id.*, p. 43.
[^98]: -- (95). Voir ci-dessus la note 73 qui signale un exemple typique de discrimination partiale de témoignages dans l'Histoire des Apparitions.
[^99]: -- (96). Mars 1871, Mgr Pichenot à Lass.
[^100]: -- (97). *id*.
[^101]: -- (98). 16 octobre 1871.
[^102]: -- (99). H. Lasserre, manuscrit inédit, 3^e^ c. p. 107.
[^103]: -- (100). 13 octobre 1871.
[^104]: -- (101). 16 octobre 1871.
[^105]: -- (102). 1^er^ novembre 1871.
[^106]: -- (103). 16 octobre 1871.
[^107]: -- (104). Décret du 18 octobre 1871. Décision du Directeur Général de l'Enregistrement prise le 4 décembre 1871 et signifiée au Receveur de Lourdes le 13 décembre 1871.
[^108]: -- (105). C'était l'emplacement de l'actuelle Esplanade. Cf. Itinéraires, n° 87, pp. 293-296.
[^109]: -- (106). « *Mois de Marie de N.-D. de L.* », Palmé, 1872, pp. 342-343.
[^110]: -- (107). H. Lasserre, manuscrit inédit, p. 285.
[^111]: -- (108). Mémoire imprimé par le P. Sempé, 15 décembre 1872, p. 17.
[^112]: -- (109). Ces chiffres ont été établis à l'époque par les services commerciaux de Compagnie du Midi,
[^113]: -- (110). 8 avril 1872.
[^114]: -- (111). Le 16 janvier 1868 Lasserre avait demandé que la voyant promette de ne jamais lire son livre, afin qu'il pût parler d'elle « de son rôle dans les Apparitions en toute franchise et liberté, sans craindre de blesser sa modestie.
[^115]: -- (112). 10 mars 1872, Mère Imbert à Lass.
[^116]: -- (113). Lettres et Mémoires manuscrits et imprimés du P. Sempé. Lettres adressées par Mgr Forcade à Tarbes, Lourdes, Rome, etc., et « *Notice sur la Vie de Sœur Marie-Bernard* » Aix 1879.
[^117]: -- (114). 25 mars 1878.
[^118]: -- (115). 27 décembre 1872.
[^119]: -- (116). 4, 16 nov. -- 10 déc. 1869. 15 mars, 25 septembre 1872 -- 8 juin 1874 -- 26 avril, 26 octobre 1875 -- 15 décembre 1876, etc.
[^120]: -- (117). Nevers, 1912.
[^121]: -- (118). « Allez donc dire à M. Massy que ses gendarmes me trouveront sur le seuil de la porte de cette pauvre famille, et qu'ils auront à me renverser, à me passer sur le corps, à me fouler aux pieds, avant de toucher à un cheveu de la tête de cette petite fille » *La Confidente de l*'*Immaculée*, p. 62. *Notre-Dame-de-L.*,. p. 229.
[^122]: -- (119). Mars 1872, Léonce Dubosc de Pesquidoux à Lasserre.
[^123]: -- (1). Numéro 62 d'avril 1962, pp. 152 et suiv. : *Préface au Livre de Jonas.*
[^124]: -- (2). *Actes de S.S. Pie* X, Bonne Presse, tome III, pp. 157-158.
[^125]: -- (3). Aux Nouvelles Éditions latines, Paris, 1947,
[^126]: -- (1). Librairie Durlacher.
[^127]: -- (1). *Div. Afflante,* Actes de Pie XII, Bonne Presse, T. V, p. 227. -- Rappelons ici, pour les personnes peu versées en ces matières que les trois principales versions de Livres saints sont :
-- La version latine, dite *Vulgate,* recensée par St Jérôme, sur l'ordre du Pape St Damase, de 390 à 405 ; -- la version grecque, dite dès *Septante,* établie par les soins du roi d'Égypte Ptolémée Philadelphe, au II^e^ siècle av. J.C. -- et enfin la version hébraïque, dite des *Massorètes,* arrêtée dans sa forme actuelle par les Rabbins, entre le V^e^ et le VIII^e^ s. après J.C.
[^128]: -- (2). « La Vulgate doit être tenue pour authentique et personne ne saurait avoir l'audace ou la présomption de la rejeter sous n'importe quel prétexte... » IV^e^ Session, Dz. B. 785.
[^129]: -- (1). Les *Hexaples* furent anéanties vers l'an 600, dans l'incendie de Bibliothèque de Césarée, où Origène les avait déposées antérieurement à l'établissement du texte des Massorètes.
[^130]: -- (1). In Isaiam, Pat. Lat. T. XXIV, col. 56.
[^131]: -- (2). *Revue biblique*, 1911, p. 607.
[^132]: -- (3). A. Chouraqui, *Les Psaumes*, Préface, Paris, 1956.
[^133]: -- (1). *Comment. sur le Ps. CXXV, 4.*
[^134]: **\*** -- Il s'agirait en fait d'un bateau, *la Sartine*, coulé ou échoué (mais quand ?) à l'entrée du port de Marseille. \[2002\]
[^135]: -- (1). Cf. Littré, Dictionnaire de la langue française, T. 1. p. 765.
[^136]: -- (2). Cf. Saint-Thomas, Ia, qu. XXV, a. 3 -- cf. aussi S. Augustin, *Contra Faustum*, L., XXIV, 5.
[^137]: -- (3). Le chanoine Desgranges.
[^138]: -- (1). *Op. cit* ; pp. 223-225.
[^139]: -- (2). *Providcntissimus, Actes de Léon XIII, Bonne presse*, T. IV, p. 33. SS. Pie X, *Motu proprio* : *Prœstantia Seripturae Sacrae*. -- Actes, T. III. p. 180. -- *Cf.* aussi toute l'encyclique *Pascendi.*
[^140]: -- (1). Supplément au *Dictionnaire de la Bible*, T. II, p. 187*.*
[^141]: -- (2). La I^e^ *Épître* de Saint Jean.
[^142]: -- (1). Eusèbe de Césarée ; *Hist. Ecclésiastique*, L. VII, Ch. XXV
[^143]: -- (1). Aron Barth, *Valeurs permanentes du Judaïsme,* Jérusalem 1956, p. 268 et suiv.
[^144]: -- (2). Supplément au D.B., T. II, au mot *Critique biblique*, p. 188.