# 91-03-65 3:91 ### Chronique des Chiens « Un serviteur ne peut supporter qu'on injurie son maître. Un soldat défend son roi, même au péril de sa vie, même en lui faisant un rempart de son corps. Un chien de garde aboie au moindre flair, s'élance au premier soupçon. Vous, vous, entendez dire que le Christ, le vrai Fils de Dieu, n'est pas Dieu ; votre silence est une adhésion à ce blasphème ; et vous vous taisez. » Saint HILAIRE. L'ARTICLE de Jean Madiran sur « Les Chiens » a provoqué un grand échange d'idées, de ré­flexions, de remarques à propos de la situa­tion épouvantable qui est aujourd'hui celle du catho­licisme français : une Église où une partie des fidè­les et des prêtres sont systématiquement, sont osten­siblement traités comme des chiens et explicitement traités de « chiens » sans que personne, sauf « les chiens » eux-mêmes, n'élève la voix pour protester contre le scandale permanent d'une telle situation. De cet échange d'idées, de réflexions, de remar­ques -- et de documentation précise -- nous repro­duisons ici quelques-uns des témoignages les plus significatifs parus dans la presse ou reçus dans notre courrier. #### Pierre Boutang : Nous ne sommes pas des chiens *Dans* LA NATION FRANÇAISE *du* 30 *décembre, Pierre Boutang écrit notamment *: « Nous ne sommes pas ici « intégristes » ni « progres­sistes » (...). Nous essayons d'être chrétiens et Français (...). Notre lutte, en face de chrétiens qui abolissent la Croix, et qui s'allient à toutes les entreprises cosmopolites tendant à rendre la Rédemption inutile, n'est pas facile. 4:91 Jean Madiran en sait quelque chose, qui vient de publier à Itinéraires un « libelle » flamboyant et non inégal aux plus grands de Charles Péguy, mais brûlant de douleur, la douleur née de l'injustice subie : « Les Chiens ». Nous ne sommes pas des chiens, les « chiens » de l'abbé Michonneau. Nous voulons bien être traités comme les derniers des chrétiens (ce qui pourrait être une manière d'être les der­niers chrétiens), pas comme des chiens. Lorsque Madiran démontre, prouve ce que fut *Pax*, officine policière, et quelle complicité *Pax* trouva du côté des grandeurs installées et de M. Hourdin, nous demandons à être écoutés au­tant que Daniel Mayer lorsqu'il dialogue avec le P. Chenu sur l'espérance du Concile et le crime de Paul VI refusant de pro­mulguer séance tenante le schéma sur la liberté religieuse. Et lorsque je prouve, patiemment, selon toutes les formes et règles d'une logique non encore déclarée hérétique, qu'il y a un nationalisme mesuré et licite, et un nationalisme idolâtre ; que, de même, il y a un « internationalisme » et une « Europe » légitimes, mais aussi une Europe et un cosmopolitisme idolâtres, je demande à être écouté de *La Croix*, du R.P. Wenger et de Messeigneurs -- pardon, mes pères -- les Évêques autant que le renégat Hervé Bourges, citoyen algérien, qui aide Ben Bella, dans son cabinet, à « islamiser » l'Algérie, et s'en fait gloire au dernier *Témoignage chrétien*. Nous demandons à n'être pas traités comme des chiens à l'intérieur de l'Église de Dieu et de ce qui reste de société chré­tienne. » *Demande considérée comme nulle et non avenue. Deux mois plus tard, aucun mot n'a été prononcé, aucun geste n'a été fait pour porter le moindre re­mède à cette situation épouvantable installée dans l'Église. On n'a même pas exprimé le plus petit re­gret platonique.* 5:91 #### « Nouvelles de Chrétienté » : éloge de la tradition *Dans leur numéro du* 14 *janvier* 1965, *les* NOUVELLES DE CHRÉTIENTÉ *ont approuvé et longuement cité l'article de Jean Madiran, notamment sous le rapport de l'* « *éloge de la tradition *». *Les* NOUVEL­LES DE CHRÉTIENTÉ o*nt formulé à ce propos les ré­flexions suivantes :* Nous lisions ces belles pages le dimanche dans l'octave de Noël... où l'évangile nous avait frappé. Qui est venu vers l'En­fant divin ? Les bergers, tout le monde le sait. Il a même fallu que les anges s'en mêlent et peut-être les bergers sont-ils venus d'abord en curieux. Les mages, on le sait aussi ; et pour cela il a fallu une étoile insolite et merveilleuse... Mais on ou­blie une troisième catégorie : les vieillards, ceux qui représen­taient la tradition d'Israël et qui faisaient partie du petit reste. Les bergers sont venus à la crèche, les images à la maison où Marie se logeait, les vieillards ont rencontré le Christ au tem­ple... C'est Siméon à qui Dieu avait promis qu'il ne mourrait pas sans l'avoir vu de ses yeux ; il était casanier, les jeunes vagues ne faisaient pas attention à ce débris du temps passé : et voilà que le Saint-Esprit, qui est sûr de lui, l'amène au tem­ple. Il reconnaît, sans miracle, son Maître et Sauveur. Il le chante avec amour. Cela fait tellement plaisir à Marie émer­veillée qu'elle remet son Fils chéri entre ses bras... On ne dit pas qu'elle ait fait cette grâce aux bergers ni aux anges... Elle le pose dans les bras, tremblants d'émotion, du vieillard Siméon, et alors c'est comme la vieille tradition d'Israël sur son déclin qui porte la Nouveauté divine !... Et peut-être aussi Marie a-t-elle mis Jésus dans les bras de cette vieille veuve, Anne, qui avait quatre-vingt-quatre ans, qui était de la tribu d'Azer, qui passait ses journées dans le parvis du temple. En avait-elle vu de ces petits que l'on amenait au temple ! Oui, ils sont bien gentils... mais quand ils grandiront, ce seront peut-être des petits garnements de plus... de ceux qui ne font pas attention à elle, à sa vieille espérance tenace, à son traditiona­lisme obstiné de vieille femme. Mais Marie, dont saint Luc re­cueille les souvenirs, avait vécu au temple, elle avait dû voir cette vieille femme : tant de détails sont donnés sur elle que Marie avait dû l'interroger, la regarder avec respect, l'écouter avec amour. Et voici qu'Anne est là quand elle apporte son fils divin, quarante jours après la naissance. Et voici que l'Esprit la saisit, qu'elle reconnaît la Fleur qui sort du vieux tronc de Jessé, l'accomplissement de tous les espoirs des pieux et des justes de l'Ancien Testament ! Qu'elle est émouvante cette page de l'évangile ! Quel éloge des vieillards fidèles et pieux, de la vieille tradition, dans les bras de qui Jésus veut être déposé ! 6:91 On représente souvent les traditionalistes d'Israël sous l'image du pharisien. Ce n'est pas exact. Les traditionalistes d'Israël les voilà, ce sont Siméon et Anne, C'est aussi la vieille Élisa­beth qui reconnaît le Christ dans le sein même de sa mère... Les voilà, ceux qui ont reçu le Christ, ceux qu'il aime... en compa­gnie des simples, « les bergers » des mages, les savants sans orgueil, les moines et ascètes des bords du Jourdain, parmi lesquels fut formé Jean-Baptiste... Si Jésus revenait au monde, on aurait peut-être quelques surprises de ce genre. Ce ne sont pas ceux qui tiennent le devant de la scène qui le recevraient et le reconnaîtraient... #### Une Église de France ? *Un correspondant* ([^1]) *conteste l'expression* « *Église de France *» : « Je voudrais pour beaucoup que vous eussiez évité l'expres­sion : « Église de France ». Même pour faire court, il faut éviter cette manière de dire : il faut éviter jusqu'à l'apparence de lui trouver un sens acceptable, elle n'en a aucun. Les docu­ments romains parlent *des* Églises de France (*Ecclesiœ Gallia­rum*), je n'en connais d'ailleurs aucun de récent, malheureusement ; il y a en effet autant d'Églises particulières que d'Évêques résidentiels, et même les « Conférences épiscopales » désor­mais pourvues, dans des cas très rares, d'une véritable fonction juridictionnelle, ne feront pas qu'il y ait une Église de France. Les « Conférences épiscopales nationales » seront des Assem­blées *plénières*, où les Évêques seront « inter pares », qui n'au­ront qu'un *esse transiens* pour la durée de leur célébration, dont l'autorité « collégiale » ou quasi-collégiale n'atteindra immédia­tement que leurs propres membres pris distributivement, mais ne sera pas immédiate sur les fidèles. Tout cela ne fait pas une Église de France. L'inconvénient est moindre de parler de « l'Église de Polo­gne » ou de « l'Église de Hongrie » parce que tout le monde comprend qu'il s'agit de la portion de l'Église catholique qui se trouve « matériellement » en Pologne ou en Hongrie ; en France, l'expression tire de l'histoire (et du présent) un sens « formel », comme si les Églises de France constituaient ensem­ble de façon permanente une Église subsistant, comme entité plus ou moins adéquatement distincte, au sein de l'Église catholique romaine. Ce n'est pas là tout le gallicanisme, mais c'en est, certainement l'élément le plus vivace. » 7:91 **La société secrète\ des modernistes** *Le même correspondant continue :* « Mon œil acribique n'a pas trouvé autre chose à reprendre dans cet article capital. Je voudrais l'avoir écrit, -- et particu­lièrement la phrase qui commence : « Ils sont juchés sur un immense désastre spirituel... », où vous avez ramassé, en quel­ques lignes de dur diamant, la description des ravages du pro­gressisme. « Ce désastre est tel qu'il ne peut être imputé au seul aveugle­ment. L'aveugle le plus aveugle aurait du moins trébuché sur les ruines qu'il n'aurait pu voir, se serait aperçu qu'il démolissait croyant construire, se serait depuis longtemps arrêté de démolir. Le désastre, l' « immense désastre spirituel » a donc été causé sciemment, délibérément, par des clairvoyants qui se propo­saient de le perpétrer, qui se proposent de le consommer. Il est *impossible* que les vrais meneurs soient aveugles, parce qu'il est *impossible* de s'abuser à ce degré. Si, disant qu'on veut remplir les séminaires, on emploie les moyens qui les vident, sans changer de moyens quand on constate qu'on les vide, c'est qu'en effet on veut les vider, et qu'on ment en disant qu'on veut les remplir. Si, disant que l'on veut tremper des chrétiens héroïques, on emploie des moyens qui les affadissent, sans changer de moyens quand on s'aperçoit qu'on les affadit, c'est qu'en effet on veut les affadir, et qu'on ment en disant qu'on veut les tremper. Ainsi de tout. « Il y a des aveugles, oui, et des sourds, et des médiocres, et des couards. Mais ni cécité, ni surdité, ni médiocrité, ni couar­dise, ne fournissent l'explication adéquate et exhaustive de ce que nous voyons. Il faut qu'il y ait « autre chose », et cet « au­tre chose » ne peut être que la persistance du modernisme au sens de *Pascendi*, la persistance de la *société secrète* des modernistes. 8:91 Votre livre sur *L'intégrisme* s'achève sur la question de savoir si cette société secrète existe encore, et le lecteur entend assez que la réponse est oui. Mais quel secret bien gardé ! Quelles apparences savamment maintenues ! Quel art à faire passer pour remèdes les poisons les plus mortels ! Ou les mau­vais anges n'existent pas, ou ils sont à l'œuvre en tout ceci, dé­guisés en anges de lumière, et le déguisement est à s'y mépren­dre ». *Qu'une partie des prêtres et des fidèles soient, à l'intérieur de* « *l'Église en France *» *traités en per­manence comme des chiens et traités de chiens, avec une continuité sans faille, cela suggère en effet l'ins­tallation d'une formidable puissance secrète, davantage qu'un malentendu occasionnel... Et l'affaire* « *Pax *» *montre l'articulation organique de la société secrète des modernistes avec les réseaux sovié­tiques.* #### Prêtres-chiens -- Lettres *D'un autre correspondant :* « J'ai lu, est-ce avec joie, est-ce avec douceur ou avec dou­leur, je ne sais, mais j'ai lu avec émotion votre long article sur « Les Chiens ». Et cela m'a fait du bien. Oui, cela m'a fait du bien, car voilà déjà plus de vingt ans que je mène ma vie de « chien » dans l'Église. ...Malgré ma misère, un peu comme Paul Delance des Nou­veaux prêtres (livre que je signerais des deux mains tellement le ton est vrai), j'ai eu du « succès » dans le ministère, et auprès des jeunes et auprès des vieux. *Être prêtre*, cela suffit pour faire du bien aux âmes. Oui, être et non pas paraître, et c'est cela le dur. Il y a longtemps que je me fais traiter de chabeuillard, de thomiste, d'intégriste. Mais à cela, je souris (...). Mais à la longue, le bonhomme s'use, le moral avait besoin de stimulant. Car vingt-deux ans dans la nuit fatiguent un homme. Mais votre article me redonne courage ! D'autres articles de P. Lemaire m'ont fait du bien ! Permanences aussi. Et les *Nouvelles de Chrétienté !* Et Michel de Saint Pierre ! Et des prêtres qui se réveillent ! Oui, il y a maintenant des prêtres qui se réveillent ! 9:91 Aujourd'hui il me semble que la lutte devient décisive, il me semble qu'enfin apparaît une petite lumière de renouveau. » *D'une autre lettre :* « Je suis un prêtre pied-noir. J'ai lu avec une immense joie vos deux derniers numéros d'*Itinéraires*, surtout le dernier. Merci. Oui, nous sommes des chiens. Pour ma part, chien je suis, chien je reste (...). Le monde actuel, si déboussolé, si pourri de mensonges, si enfoncé dans le péché, n'a pas besoin de « nouveaux prêtres » mais, comme vous le dites, de nouveaux saints. » *D'une autre lettre :* « Merci de votre article magnifique qui nous venge tous. Je connais des prêtres qui l'ont lu avec des larmes... » *D'une autre lettre :* « Ayant lu dans les *Nouvelles de Chrétienté* un extrait de votre article « Les Chiens » dont je fais partie comme vous, j'ai voulu avoir l'article entier et j'ai commandé le numéro d'Itinéraires. Je viens de le recevoir et, sans plus attendre, j'ai décidé de vous envoyer mon abonnement. Je ne suis qu'un pauvre prêtre aux ressources restreintes, mais je tiens à m'associer à votre œuvre de lumière et de salu­brité, en me privant s'il le faut. Et je m'efforcerai de faire connaître *Itinéraires* autour de moi... » **La « collégialité sacerdotale »\ contre les prêtres-chiens** *D'une autre lettre :* « ...les lignes effarantes que publie le bulletin de l'évêché (1. XI. 64, p. 24) : 10:91 « *La collégialité* SACERDOTALE (sic) *n'est pas seulement une définition théologique. La solidarité qui en découle amène les prêtres à souffrir profondément en parcourant ce livre* (« Les Nouveaux prêtres ») *aussi pesant pour eux qu'une chape de plomb... Ceux qui ont dégusté les bassesses de Peyrefitte aimeront ce nouveau de Saint-Pierre et ses attaques enrobées de soie. Mais aucun chrétien lucide ne s'en amusera, car ce livre est le coup le plus bas que l'on ait porté depuis longtemps au clergé fran­çais.* » La bassesse et le coup bas, c'est de présenter Michel de Saint Pierre comme l'équivalent de Peyrefitte (tout en se gardant d'ailleurs de combattre Peyrefitte comme on combat Michel de Saint Pierre). Et tous les prêtres qui ont approuvé Michel de Saint Pierre, ils comptent pour rien ? On les tient sans doute pour des « *prêtres-chiens* »*,* comme vous l'écrivez. La « collé­gialité sacerdotale » n'englobe pas les « prêtres-chiens ». Et les Cardinaux qui ont félicité Michel de Saint Pierre ! Ils comp­tent pour rien ? Ah ! nous étouffons sous tous ces mensonges que l'on nous impose. Criez-le que nous étouffons. Défendez-nous, cher Mon­sieur Madiran, avec Michel de Saint Pierre, avec Alexis Curvers, avec Ousset, avec Charlier, avec Salleron, avec Pierre Boutang, parlez haut et fort, nous n'en pouvons plus ! On nous ment trop ! On nous trahit !... » **Sur « Les Nouveaux prêtres » :\ la question à côté** *D'une autre lettre :* « ...Quand XXX s'applique à donner mauvaise conscience à « ceux qui ont aimé » le livre de Michel de Saint Pierre, il leur pose une question tout à fait à côté : la *générosité* des nouveaux prêtres. Mais la question posée n'est pas de savoir s'il y a de la *générosité* en des prêtres qui dévient de leur mission ou qui la trahissent. Certes il peut y avoir de la « générosité » chez eux. Mais est-ce *par générosité* qu'ils trahissent leur mission ? Il faut répondre non. Il y a en eux des erreurs (et, sans doute même des fautes) qui *corrodent leur générosité.* 11:91 Le présupposé implicite de XXX paraît être qu'il n'y a pas de prêtres progressistes, ou que, s'il y en a, ils ne trahissent pas leur mission et ne font rien d'autre que des excès de géné­rosité ! » **Le fond du problème** *D'une autre lettre, un regard sur la perspective d'ensemble :* « Contre vents et marées, on persiste à voir dans les « re­nouvellements » actuels du monde (et de la théologie) une évo­lution homogène au christianisme ; on persiste à penser que le bien y domine largement le mal ; on persiste à penser que dans l'aggiornamento l'actif l'emporte nécessairement -- et quoi qu'il arrive -- sur le passif. Je suis d'un avis fort différent. Si l'on ne met pas rapide­ment les points sur les « i » -- (et pas anecdotiquement, ni en noyant les mises au point dans les compliments) -- alors tout ce qu'il y a de sain et de saint dans les renouveaux de notre temps, tout ce que l'Esprit a suscité de bon dans le cœur des meilleurs de notre siècle, toutes ces inspirations d'En-Haut qui poussent les hommes à faire leur unité et les chrétiens la leur, tout cela dégénérera très vite en un Empire tyrannique, matéria­liste et léniniste. S'ils ne sont pas davantage contrôlés par le Magistère, l'œcu­ménisme et les forces politiques nouvelles seront contrôlés par le Prince de ce Monde -- qui propose sans doute aujourd'hui à l'Église « tous les royaumes de la terre et leur gloire », alors qu'il est écrit que l'Église, l'Épouse, ne conquiert le monde que par la Croix. Qui vivra verra. C'est l'histoire, qui nous dira si, oui ou non, le Pape CHARISMATIQUE c'était Pie XII ou Jean XXIII... » *A notre avis, tous les deux : mais point de la même manière ni sous le même rapport ; et* LE VRAI *Jean XXIII, qui a été tellement défiguré et trahi. Le vrai Jean XXIII qui était plein d'une admirable et explicite piété à l'égard de saint Pie X et de Pie XII.* 12:91 *Sur le vrai Jean XXIII, sur sa vénération à l'égard de Pie XII -- sur ses paroles annonçant que l'effort pour désintégrer l'Église commencerait par l'attaque contre la personne et l'œuvre de Pie XII, nous publierons dans notre numéro 92 une grande étude d'*ALEXIS CURVERS*.* \*\*\* *D'une autre lettre sur le fond du problème* « ...La crise actuelle du christianisme me paraît être la plus grave depuis deux mille ans. Ni l'arianisme, ni le protestantisme, ni le modernisme de 1900 ne peuvent lui être comparés. C'est aujourd'hui l'ébranlement des fondations. Le problème va bien au-delà du Pape et du Concile, de la droite et de la gauche, du latin et du français, du catholicisme et du protestantisme. C'est la Foi elle-même qui vacille sur sa base, pour laisser la place à un existentialisme pur (...). Chez les progressistes honnêtes, c'est l'exaltation romantique et révolutionnaire qui les soutient. Or le réflexe de \[plusieurs\], c'est de s'accrocher à tout cela, parce qu'on y trouve des enthousiasmes, des sincérités, des images de vie, et que tout fonctionnant encore à peu près dans les cadres administratifs, ils ne veulent pas qu'on y touche, pour s'épargner le spectacle de fracas et de catastrophes où le vide apparaîtrait. Je n'exclus pas chez les meilleurs l'idée que la reprise en sous-œuvre, par la patience et la diplomatie, est la seule manière d'éviter la guerre intérieure dans l'Église, et qu'il faut par conséquent déployer le maximum d'autorité contre ceux qui posent les vrais problèmes. On risque donc de voir, paradoxalement, l'épiscopat français se durcir plus que jamais contre les « intégristes », et fermer les yeux sur le « progres­sisme », sur Teilhard, etc. » *D'une autre lettre* « Quand l'Église aura de nouveau à porter sa croix, celle qui lui est propre (et autre que la croix de chacun de ses fidèles), ce jour-là elle ne sera plus dans l'angoisse de trouver des moyens publicitaires de se faire entendre du monde ; elle n'aura plus besoin de recours au monde, elle sera dans sa vocation pure... « L'Église est une avec Jésus-Christ, portant sa croix. » La croix de l'Église, c'est la persécution, à elle assez prédite dans tout le Nouveau Testament. 13:91 L'assaut contre l'Église est plus grand que jamais, mais il est plus feutré, il s'accompagne d'une détermination de ne pas faire de martyrs : soit parce qu'on la juge assez « usée » pour n'avoir pas recours à cette violence pour l'abattre, soit qu'on estime la manière feutrée infiniment plus efficace, car elle « use » elle, elle émiette la force, et se joint à une insinuation progressive de ses points de vue dans la pensée des chrétiens : un parfait diabolisme, nous ne le savons que trop. Plus que la persécution, Péguy redoutait pour les catholiques « le sale pelo­tage des libéraux, celui qui fait des apostats ». Mais du côté de l'Église, nous voici partis à « aimer » le monde (le « monde » tel que l'entend S. Jean par exemple). Et lentement nous perdons le sens du surnaturel. Voir le succès de Teilhard et les étranges « sorties » de tels orateurs au Conci­le (...) On dirait que l'on ne sait plus les choses, que la foi n'a plus sa forme. Pis encore : la plus grande partie de l'effort apostolique semble aller à une publicité de basse qualité, comme pour faire valoir sa marchandise à tout prix, comme pour se constituer une clientèle. Sans doute est-ce la plus grande crise que l'Église ait connue, mais elle n'est pas étrangère aux prévi­sions du Nouveau Testament. « Même les justes seront ébran­lés ». C'est ce que j'appelle « la grande tribulation », la grande tentation. L'heure reviendra où l'Église sera contrainte à un témoignage sanglant, qui est aussi un « discernement » un « jugement ». La foi en Jésus-Christ ne permet pas d'en douter... Quand ? Je n'en sais rien, mais on peut en soupçonner *a longe*..., comme les prophètes, les prémices dans le temps présent : il n'est pas vrai que tout va à la paix, et il n'est pas vrai que la vérité sera sauvée par cette paix... » 14:91 **Les humbles abandonnés** *D'une autre lettre :* « J'ai vivement apprécié votre article *Les Chiens* au nombre desquels je me compte avec empressement. Mais si dans cet article il fallait choisir, ma préférence se porterait sur les pages 35 à 38. Je les trouve admirables parce qu'elles traduisent de façon exacte notre situation et notre souffrance au sein d'une Église qui semble nous avoir abandonnés. Elles disent aussi notre invincible espérance. Ceux qui régénéreront le ca­tholicisme français -- quand beaucoup de mal aura été fait et que les puissants du jour se seront cassé le nez -- ce sont tous ces humbles méprisés, ces chrétiens « simplistes » qu'on ne connaît plus que pour leur demander de l'argent, ces vieux prêtres naïfs qui croient encore aux exigences de leur sacer­doce. » *D'une autre lettre :* « Votre article de janvier : *Les Chiens*, nous le pensions, nous le vivions, nous le souffrions cruellement depuis dix ans et davantage. Combien de fois nous disions : -- Mais qu'est-ce qu'il y a ? Dans notre enfance, Monseigneur, Monsieur le Curé, les vicaires avaient unité d'esprit et de parole. Qu'on demande conseil à l'un ou à l'autre, c'était toujours la même réponse de l'Église. Maintenant ils se dérobent, ils se moquent de nous dans les bulletins paroissiaux, ils nous mettent en accusation dans les Semaines religieuses. Si nous demandons nous n'obte­nons rien. Nous sommes des suspects, des intransigeants, et toutes les injustices sont permises à notre égard. Le modernisme, puisqu'il faut l'appeler par son nom, celui que votre citation de Péguy signale au début du siècle, nous continuons d'en mourir, nous en sommes étouffés, par nos pasteurs. Mais vous ne voulez pas mourir par ce mensonge, ni nous avec vous, que vous représentez. Nous ne nous résignerons pas (...)*.* Nos chers prêtres, que nous vénérions sans arrière-pensée, voici que tellement d'entre eux sont devenus nos ennemis ! C'est la plus grande douleur, et la stupéfaction de la douleur... » 15:91 *D'une autre lettre :* « Je viens de lire avidement, comme quelqu'un qui a très soif et qui trouve enfin de quoi se désaltérer, votre article sur « Les Chiens » paru dans *Itinéraires* de janvier. Et je ne peux m'empêcher de venir vous dire un grand merci (...). C'est si dur, ce monde catholique dans lequel on a été élevé, dans lequel on avait confiance, et qui peu à peu est devenu un monde étranger où l'on ne se comprend plus. Lutter contre ceux que l'on sait depuis toujours nos ennemis, cela avait quelque chose de sain, de normal. Mais avoir à se défendre contre ceux que l'on considérait comme des amis parce qu'ils font partie de la même famille spirituelle, cela a quelque chose de déchirant, de monstrueux, de désespérant. » *D'une autre lettre :* « Je viens de lire *Les Chiens* et je vous manifeste mon adhé­sion complète. C'est un rayon de soleil dans les ténèbres qui nous entourent. J'ai une expérience exactement du même ordre que ce que vous signalez. Étant tertiaire dominicain... » *Suivent des récits et des précisions qui, hélas, ne sont pas extraordinaires aujourd'hui...* *Notre correspondant ajoute en terminant :* « J'ai envoyé un très long rapport au Révérend Maître géné­ral des Dominicains. » *Ce genre de* « *rapport *» *est à notre avis inutile. Le maître général des Dominicains n'ignore rien* (*du moins quant à l'essentiel*) *de ces choses. Il suffit d'ailleurs de regarder ce qui se publie dans les périodiques et les journaux, avec la signature des plus grands* « *ténors *» *religieux, pour se rendre parfaitement compte de la situation intellectuelle, morale, spirituelle. Il suffit aussi de savoir ce que sont devenus un nombre non négligeable de ces grands* «* ténors *» *qui prétendaient nous faire la leçon au nom de l'Église, et qui, ayant sans doute négligé de se la faire aussi à eux-mêmes, ont aujour­d'hui quitté la profession religieuse pour les profes­sions commerciales, libérales ou autres... Non, la situation réelle n'est certainement pas ignorée. Ou si elle l'était malgré tout, alors autant parler de couleurs à un aveugle... Cette situation, y porter re­mède est une autre affaire, qui n'est* (*heureusement*) *pas de notre compétence.* 16:91 *D'une autre lettre :* « J'ai lu *Les Chiens* avec émotion, angoisse. Dieu nous ait en sa sainte garde ! » *D'une autre lettre :* « J'ai lu avec une profonde émotion votre article : *Les Chiens.* J'espère qu'il touchera certains cœurs épiscopaux. » **Les prisonniers** *D'une autre lettre :* « Maintenant *Itinéraires* pénètre dans la prison de XXX. Votre article *Les Chiens* y a suscité une vague d'enthousiasme et y a récolté un beau succès. Car, si ceux qui sont libres peuvent faire entendre qu'ils sont ulcérés par la haine de leurs prêtres, imaginez la souffrance morale lancinante de ceux qui sont in­carcérés, qui subissent cette même haine sans pouvoir protester, et dont l'âme, dans le silence, se dresse contre leurs aumôniers et toute la société qui leur fournit de tels prêtres. Je reçois des lettres poignantes, et j'entends des paroles effrayantes par ceux qui sont « sortis » l'âme démolie, sinon morte. Ces hommes n'ont pas reconnu le Christ dans les prisons, mais ils ont vu le démon. Quand ils sortent, ces baptisés catho­liques, ils se réfugient à l'Armée du Salut qui les accueille à bras ouverts. Votre article les venge, *les apaise*, les fortifie. Il est lu et relu, On le trouve non seulement roboratif, mais d'une justesse admirable. » 17:91 **Mère de l'Église,\ Reine de France** *D'une autre lettre :* « Où va l'Église de France ? Quel bouleversement, et qu'il faut être bien chevillé, et avoir un grand esprit de foi, pour ne pas la perdre. Cependant la Sainte Vierge a donné à la France tant de marques d'affection ! J'ai confiance en elle. Votre article m'a fait verser des larmes. Je prie pour vous tous les jours. » **De gros intérêts financiers** *D'une autre lettre :* « J'ai lu avec beaucoup d'intérêt l'article que vous avez fait paraître à propos de ceux qui se permettent de traiter de *chiens* les catholiques n'étant pas de leur avis. J'en approuve tous les termes. Il est nécessaire d'essayer de mettre un frein à la mau­vaise foi et à l'impudence des journaux dits catholiques qui par leur manœuvres discréditent et ruinent la religion catho­lique. Le mal est grand et on en voit les effets même dans une petite paroisse comme la nôtre. Je ne suis pas sans inquiétude pour vous, car vous attaquez de gros intérêts financiers dont semblent profiter ceux qui laissent vendre des publications dou­teuses dans les églises... » **D'Alger** *D'une autre lettre :* « Un merci très profond pour le réconfort que l'on éprouve à voir exprimer ce que l'on sait peut-être, ce que l'on ressent, mais que l'on ne sait s'exprimer à soi-même. 18:91 Chaque mois, la revue *Itinéraires* est un ballon d'oxygène dans le malheureux pays où nous sommes, et où tous les problèmes, tant sociaux que spirituels, que vous évoquez sont encore plus brutaux : cela nous fait mieux sentir la vérité de ce que votre équipe étudie et expose, dans la variété des diverses disciplines qu'elle re­présente. Merci également pour la mise au jour de tant de cho­ses que l'on ignorerait sans vous. Ici nous ne sommes pas tout à fait « *chiens *» mais indé­sirables : témoins attardés dans une Église repartant à zéro avec des méthodes qui nous laissent perplexes sinon irrités... liturgie nouvelle vague : français, parlottes, invocations, meneur de jeu, soli des vicaires, regroupage en petites chapelles : « aux pre­miers rangs s'il vous plaît » (...). Tant de peine, tant de bruit pour rendre les pauvres chrétiens enragés. Alors on tourne au nomadisme, on va d'église en église, on y retrouve d'autres transfuges de sa paroisse, on se sourit sans mot dire. Commu­nauté, communautaire, main tendue à tous, compréhension des « croyants », etc. etc., tout cela est exaspérant à force d'être ressassé. Le rideau est tombé sur le passé... A la Toussaint dernière on a prié pour les morts sans évoquer la souffrance de tous, cela aurait pu être dit en 1890 ou en 1900... étonnant ou ef­frayant silence... Où sont nos prêtres qui savaient si bien mener leur troupeau dans la prière et le devoir, avec quelle charité ! » **Du Canada** *D'une autre lettre* « A Dieu, à Monsieur l'Abbé XXX, un saint prêtre du Québec qui m'a fortement engagé l'an dernier à m'abonner à *Itinéraires*, et à vous-même, Monsieur le Directeur, je voudrais crier ma reconnaissance pour cette vérité et cette charité authentiques dont chaque mois vous nourrissez nos âmes, vous et vos colla­borateurs dans *Itinéraires*. Comptez bien, Monsieur Madiran, et vous tous de France que l'on nomme, à cause de la Vérité, « *les chiens *», comptez bien sur la prière et la communion de pensée, de douleur, d'amour et d'espoir de bon nombre de prêtres et laïcs d'ici, du Québec français... » 19:91 **L'assassinat moral\ par l'accusation d'intégrisme** *D'une autre lettre :* « Je viens de lire *Les Chiens* avec une profonde émotion. Il n'y a pas une ligne qui soit différente de ce que je pense. Moi aussi je dois être classé parmi « les chiens ». Il y a deux ou trois ans, j'ai voulu passer des numéros d'*Itinéraires* à nos prêtres » Il ne faut pas lire ça » m'a-t-on répondu. Et on m'a dit : « Il y a de bons articles, mais ça paraît intégriste. » (...) Dans ma candeur naïve j'avais présenté en son temps un numéro d'*Itinéraires* sur *Mater et Magistra* dans une réunion d'Action catholique générale présidée par Monsieur le Curé. Silence de mort. Je n'imaginais pas une pareille hostilité pos­sible. Je me demande s'il est normal que j'y reste... » **A propos du « Cerf »** *D'une autre lettre :* « J'ai relu *Les Chiens*. Les pages les plus excellentes sont celles de la fin, à propos des nouveaux prêtres qui s'appliquent à répondre à une attente qu'ils prennent pour celle de Dieu et qui est celle d'un monde qui les dupe. Le Père XXX m'écrit « *On croirait lire du Péguy, et encore du meilleur.* » Je suis tout à fait de son avis. Il me dit aussi (je vous l'avais dit moi-même, mais mainte­nant je ne sais plus trop que penser) : « Il serait bon que Madiran reconnût qu'au « Cerf » tout n'est pas du même ton­neau. » C'est bien vrai. 20:91 Mais je me demande si *le pouvoir* du « Cerf » sa force sociologique, son influence sur l'opinion, aura servi *principalement* à faire lire la Bible en un *sensu Ecclesiae* (en publiant la Bible de Jérusalem), ou bien, princi­palement, à discréditer la vraie tradition en matière de lecture de la Bible, de mission et de liturgie -- sans laisser du reste de publier aussi des livres excellents. Le Père XXX voit ce qui sort du « Cerf » et tout n'est pas mauvais. Il ne voit peut-être pas aussi nettement le *pouvoir* du « Cerf » qui est orienté (ou utilisé) à faire du mal. » **Diffusion, diffusion !** *Plusieurs de nos correspondants se montrent décidés à organiser une large et intense diffusion de* « *Les Chiens *» : J'espère qu'il sera possible à *Itinéraires* de donner un tirage à part de votre article. Je le répandrai de mon mieux. » *La diffusion a d'ailleurs commencé spontanément dès la parution du numéro 89, et a suscité de nou­veaux diffuseurs, comme en témoigne cette autre let­tre :* « Un ami inconnu vient de me faire envoyer *Itinéraires* de janvier. Avec une admiration croissante, dans une adhésion to­tale de mon âme, j'ai lu et relu votre extraordinaire article *Les Chiens*, qui exprime l'angoisse du malheureux peuple chrétien conduit à l'abîme (...). Il faudrait que cet article fût tiré à des centaines de mil­liers d'exemplaires et distribué dans toutes les paroisses. Je ne saurais mieux faire de toutes façons que de vous en­voyer le montant de mon abonnement. » 21:91 *D'une autre lettre :* « Partageant votre souffrance et nous sentant fraternellement avec vous des « *chiens *» dans l'Église de France, nous désirons vous remercier chaleureusement du combat que vous menez avec tant de courage et de lucidité contre le mensonge. Lecteurs occasionnels de votre revue, notre intention est de vous manifester notre appui en vous envoyant notre abonnement. » *D'une autre lettre :* « *Les Chiens :* une grande œuvre. On pense à la comparer à quelques-uns des chefs-d'œuvre du genre. Mais quel cœur, quelle âme vous y infusez ! je l'ai lu, relu même, je n'y décou­vre pas un seul passage où vous ayez fait un faux-pas. Il ne faut pas que cet admirable texte, qui a comme la puissance d'un boulet de canon, ne soit connu que de quelques-uns. Vous savez mieux que moi s'il existe un moyen de lui assurer une énorme diffusion. Le temps est venu, il me semble, de faire une irruption dans le système qui nous opprime, le temps pro­pice, parce que la finale de la 3^e^ session y a causé un instant de trouble, d'hésitation, de tâtonnement. Il sera court. Déjà les moyens de reprise, qui sont puissants, sont à l'œuvre. C'est dans cet interstice de quelques mois que doit se faire le lancement de votre brochure. J'imagine qu'il faut le faire au double plan : de la mise en vente et de la distribution gratuite. Cette dernière abondante, s'il est possible. Est-ce réalisable ? L'effet se mesurerait à la rage déchaînée, certes, et que vous auriez à supporter. Mais l'autre meute, celle des « anti-chiens » en serait durement touchée. » \*\*\* *L'article* « LES CHIENS » *est édité à part. On peut le diffuser autant qu'on le voudra. Cela est entre les mains de nos lecteurs, de tous nos lecteurs.* *On peut simultanément recruter de nouveaux abonnés à la revue. L'abonnement à* « *Itinéraires* » *établit un lien permanent, de travail et de prière, entre tous ceux qui se croient parfois isolés, mais qui sont pourtant les plus nombreux dans le catho­licisme français, -- et qui deviendront, quand tous ensemble ils s'y mettront, les plus forts.* 22:91 \[Suppléments de la revue...\] 23:91 ### Défense des prêtres Nous en prenons acte à nouveau et nous le répétons : il est terriblement instructif de noter quels sont ceux qui prétendent « défendre » publiquement « les prêtres » contre les « attaques » de Michel de Saint Pierre. Ce sont précisément CEUX QUI N'ONT PAS DÉFENDU PUBLIQUEMENT LES PRÊTRES contre dix années de trahi­sons ourdies en France même par l'officine soviétique *Pax*. Et ils continuent. Et *Pax* continue. Eux continuent à couvrir *Pax*. Ils n'ont pas, encore aujourd'hui, publiquement démasqué les manœuvres d'intoxication, de chantage et de noyautage que les réseaux policiers de *Pax* mènent à l'intérieur du catho­licisme français. \*\*\* Encore plus fort : c'est LE LANGAGE MÊME de *Pax* que l'on nous tient. C'est avec LES FORMULES MÊMES de la propagande de *Pax* que l'on prétend « condamner » Michel de Saint Pierre. En cela notamment, et notamment pour cette raison, la situation, dans l'Église de France, est épouvantable. 24:91 La véritable « défense des prêtres » est du côté de Michel de Saint Pierre et de son livre libérateur. Ainsi en a jugé le Cardinal Préfet de la Sacrée Congrégation des Séminaires, S. Em. le Cardinal Pizzardo. Voici la lettre, dont tous les termes sont pesés, que S. Em. le Cardinal Pizzardo a écrite à Michel de Saint Pierre, sous le timbre de la Sacrée Congrégation des Séminaires, le 28 octobre 1964 : > Monsieur, J'ai bien reçu le roman « Les nouveaux Prêtres », que vous avez eu la bonté de m'envoyer, et dont je vous remercie de tout cœur. Il est superflu que je souligne les qualités littéraires de cet ouvrage, qui fait honneur à votre talent, bien connu et vive­ment apprécié du public. Je préfère vous dire que j'ai été particulièrement touché de la conscience avec laquelle, abor­dant un problème aussi délicat, vous avez étudié votre sujet par des enquêtes personnelles qui vous ont donné une pro­fonde connaissance de ce qui constitue la trame même du roman. Il serait difficile de ne pas partager le jugement que vous portez sur certaines méthodes, inspirées par une doctrine, hélas, peu conforme à la saine tradition pastorale de l'Église. Je voudrais aussi vous remercier d'avoir mis en lumière la nécessité pour les Séminaires d'exercer leur fonction propre de formation « dans le sens d'une plus grande spiritualité », afin que « dans ce monde moderne plein de précipices et de pièges », le prêtre soit « protégé » par sa « piété iné­branlable et la rigueur absolue de la doctrine ». Il me reste à souhaiter à votre livre de faire tout le bien que vous vous êtes proposé en l'écrivant : les citations que vous avez mises en exergue indiquent, du reste, suffisamment la noble droiture de vos intentions. Veuillez recevoir, Monsieur, avec l'assurance de mes prières, l'expression de mes sentiments respectueusement dévoués en N.-S. Cardinal PIZZARDO. 25:91 ### Congrès international sur "l'information" à Lausanne Les samedi, dimanche\ et lundi de Pâques\ 17, 18 et 19 avril 1965 *Second Congrès de* *l'* « *Office inter­national des œuvres de formation civi­que et d*'*action doctrinale selon le droit naturel et chrétien* »*, avec la présence et la participation, d*'*Amédée d'*ANDIGNÉ, *Jean* BEAUCOUDRAY, *André* CHARLIER*, Marcel* DE CORTE, *Joseph* DUPIN DE SAINT-CYR, *Hamish* FRASER, *François* GOUSSEAU, *Roger* LOVEY, *Jean* MADIRAN, *André* MALTERRE, *Jean* OUSSET, *Michel* DE PENFENTENYO, *Louis* SALLERON, *Geor­ges* SAUGE, *Gustave* THIBON, *Vittorio* VACCARI. 26:91 *La revue* ITINÉRAIRES *apporte sa par­ticipation et son concours au deuxième Congrès de* *l'* « *Office international des œuvres de formation civique et d*'*action doctrinale selon le droit naturel et chré­tien* »*, qui se tiendra à Lausanne le samedi, le dimanche et le lundi de Pâques* (*17, 18 et 19 avril 1965*) *pour étudier les problèmes actuels de* « *l*'*in­formation* ». *Les abonnés de la revue et les membres de l*'*Association* « *Les Com­pagnons d*'*Itinéraires* » *sont invités à demander immédiatement, et au plus tard avant le 31 mars, leur* « *carnet d*'*inscription* » *au Congrès. Les de­mandes qui seront envoyés après cette date ne seront pas refusées, mais n*'*au­ront aucune garantie de transport et de logement.* *Voir pages suivantes un aperçu du programme et les renseignements pra­tiques.* 27:91 #### Qui est invité à Lausanne ? Toutes les organisations civiques et sociales, toutes les personnes ayant une action ou des responsabilités d'ordre social ou civique, sont in­vitées à prendre contact avec l' « Office inter­national des œuvres de formation civique et d'action doctrinale selon le droit naturel et chré­tien », et à assister au Congrès de Lausanne, à la seule condition de répondre aux trois critères posés l'année dernière au Congrès de Sion : 1. -- lutte contre l'esprit de la subversion ; 2. -- référence ordinaire à l'enseignement social formulé dans les documents du Saint-Siège ; 3. -- respect de l'indépendance et de la com­plémentarité des œuvres. \[Programme 17-19 avril...\] 34:91 ## CHRONIQUES ### A nos évêques et à nos prêtres par Michel de SAINT PIERRE LES LETTRES D'ENCOURAGEMENT, à propos de mon roman, « Les Nouveaux Prêtres », affluent vers moi en nombre croissant, des lettres si toniques et si tonifiantes que j'y puise mes forces. Mais je reçois également des reproches. Nous avons tous besoin de critiques, et pour ma part, je serais heureux de trouver dans celles que l'on m'adresse des sujets de réflexion, de retour en arrière, d'examen de conscience -- en même temps qu'une invitation à com­menter plus longuement tel problème brûlant. Hélas ! Dans une proportion de 95 % ([^2]), mes contradicteurs s'expriment avec une telle colère, un tel orgueil, voire une telle insolence qu'il m'est impossible de tirer parti de ces explosions de rage. Les adversaires crient « touchés ! » âprement, haineusement parfois, et ce sera l'étonnement de ma vie d'avoir pu assembler un pareil dossier. Or, quelques-uns de ceux qui se laissent aller aux excès de langage les plus inacceptables, sont des prê­tres. Et d'avantage : les journaux, les bulletins parois­siaux distribués dans les églises -- et notamment dans celles du diocèse de Paris -- atteignent quelquefois un ton véritablement inouï. Mais qui donc espère-t-on convaincre, avec de semblables libelles ? 36:91 Depuis mes dernières déclarations, j'avais envoyé en réponse à l'entrefilet agressif d'un périodique dirigé par des prêtres une simple explication de mon livre, tirée de la pastorale du Curé d'Ars. Mon texte, le journal en question a bien été obligé de le publier (loi de 1881) mais il a cru bon de l'assortir d'un commentaire ironi­que. Je n'invente rien. Tout cela finit par créer en moi une sensation d'écœurement et de tristesse. De nombreux journaux et revues qui se disent « catholiques » ou « chrétiens » -- et que je vois vendre, je le répète, à l'intérieur même de nos églises, au mépris du Droit Canon et des prescriptions de nos cardinaux et arche­vêques -- oui, des périodiques sans caractère « spécifi­quement religieux », dont l'orientation politique éclate aux yeux les plus soigneusement fermés -- des publi­cations qui ont soutenu le « mouvement Pax » -- me traitent dans leurs colonnes d'imposteur, d'inquisiteur, de calomniateur, j'en passe ! Elles me traitent aussi d'aristocrate, et j'en suis fier. Et je retrouve en elles, dans nos églises, le ton des journaux communistes, lesquels me dénoncent comme « un petit bourgeois qui prétend donner des leçons aux curés progressistes ! ». Dans le même temps, je reçois des conseils : « Taisez-vous » -- « Ne répondez plus » -- « Soyez humble » -- « Ne vous durcissez pas » -- « Ne soyez pas intrai­table »... Dieu sait que je ne me pose pas comme un modèle de douceur. Mais dans la circonstance précise des « *Nouveaux Prêtres* » je dis que pas une fois -- pas une seule fois -- je n'ai pris le ton de la polémique. Simple­ment, je réponds à mes détracteurs : « Vous n'avez rien compris à mon livre. Vous avez donné de ce livre une explication que je n'estime pas juste. Voici donc, à l'usage de vos lecteurs, mes propres explications. » Un point c'est tout. 37:91 Il faudra bien un jour reconnaître que je n'ai jamais répondu dans ces journaux à la colère par la colère, ni à la haine par la haine. Mais cela ne me suffit plus : il faut aussi que cesse, enfin, un tel déchaînement de rage. Il faut que la liberté des enfants de Dieu soit enfin respectée dans la France chrétienne. Il faut que la tolérance soit enfin appelée tolérance et que la haine soit désignée par son nom. Il faut que la majorité -- la nôtre -- des chrétiens de France puisse, elle aussi, s'exprimer, sans qu'un concert d'inju­res s'élève aussitôt dans la plupart des « feuilles » catholiques, orchestré par on ne sait quelles mains. Il faut que l'on puisse librement, dans ce pays, se procla­mer *catholique romain*, fidèle aux traditions de l'Église et à l'enseignement des Papes -- et rigoureusement opposé à l'infiltration marxiste, « intrinsèquement per­verse ». Or, je le dis avec toute la fermeté possible : *tel n*'*est pas aujourd*'*hui le cas.* \*\*\* JE VEUX ENCORE, avant d'aller plus loin, qu'une chose parmi d'autres soit ici bien précisée : *je me désolidarise totalement de ceux qui s*'*attaquent à la Hiérarchie, à l*'*Épiscopat, au Concile, à Rome --* d'où qu'ils viennent, à quelque bord qu'ils appartien­nent. Je professe mon respect le plus profond du sacer­doce -- et singulièrement de nos évêques, successeurs des Apôtres. Je confesse ma filiale soumission à Rome, d'où nous viennent tout commandement et toute lumière. Je dis l'immense joie que m'ont apportée l'Encyclique *Ecclesiam Suam* de Sa Sainteté le Pape Paul VI, et les interventions du Souverain Pontife au Concile. Loin d'éprouver je ne sais quelle indécente déception à la suite de ces Actes Pontificaux -- loin de ressentir je ne sais quelle inexplicable « nausée » en évoquant la Primauté de Pierre -- je dis enfin, moi, simple laïc dans l'Église, que cette Primauté est d'inspiration divine ; qu'elle représente à nos yeux le salut de la Sainte Église et la garantie de sa pérennité. 38:91 Après l'Encyclique *Fulgens Corona* du Pape Pie XII, le Pape Paul VI a, d'autre part, offert comme conclusion à la troisième session du Concile, l'un des plus beaux saluts qu'un homme ait jamais adressés à la Très Sainte Vierge Marie, Mère de Dieu. Il a voulu -- de sa volonté propre -- qu'Elle fût pro­clamée Mère de l'Église. Et ce nom nouveau, nous le répétons dans nos soirs de tristesse, portant au cœur l'humble amour des fils que nous sommes. Enfin, nous avons lu avec joie le discours prononcé par le Souverain Pontife *sur l*'*autorité*, le 4 novembre dernier, dans la Basilique Vaticane -- et l'hommage éclatant que le Saint Père vient de rendre à la Curie Romaine, « ins­trument indispensable, élément ordonné, couronne exemplaire autour de la chaire de Pierre, dans sa mission pastorale pour le bien de la Sainte Église ». \*\*\* ET MAINTENANT, je me tourne précisément vers cette Hiérarchie à l'égard de laquelle je viens de répéter ma profession de respect. Je lui dis, sur le ton filial que je n'ai jamais cessé de prendre envers Elle : nous souffrons. Ces journaux qui sont vendus dans nos églises, ne reflètent pas nos sentiments de chrétiens ni de Français. Ces revues où nous sommes calomniés et injuriés n'ont plus de « catholiques » et de « chré­tiennes » que le nom. Pour ma part, je me permets de souligner encore une fois que je n'ai pas répondu au mépris par le mépris. Mais il est temps que cessent l'injure et la diffamation. Il est temps que les bulletins paroissiaux et les publications de nos diocèses appren­nent à discuter « avec douceur et respect ». Il est temps, surtout, qu'une part de la France chrétienne ne prétende plus étouffer ni faire taire l'autre part, ni la réduire au désespoir. Nous sommes les brebis de votre troupeau -- et nous avons suivi les travaux du Concile. Nous avons entendu les plus hautes voix nous dire : « *Vous aussi, êtes l*'*Église.* » « *Il existe un sacerdoce des laïcs.* » « *Les laïcs dans l*'*Église doivent faire entendre leur voix.* » « *Vous êtes adultes*... » 39:91 Et nous vous demandons de nous entendre -- de prendre conseil de nous, appui sur nous -- de nous éclairer -- de nous aider à votre tour. Au temps où nous nous taisions, nous avons vu le mal se développer, enva­hir nos églises, menacer nos enfants. *L*'*infiltration mar­xiste, nous nous heurtons à elle, aujourd*'*hui, à chaque pas de notre vie chrétienne.* Nous voyons, nous enten­dons, nous savons des choses qui fatalement vous échappent en partie, à vous, nos Pasteurs que nous vénérons et que nous voulons aider. Nous avons fait l'expérience du silence : elle a porté de mauvais fruits. Et si nous sommes inquiets aujourd'hui, certains d'entre nous ont pu éprouver qu'à Rome même, cette inquié­tude est partagée. Nous assistons, chez un nombre croissant de nos prêtres, à une quadruple défaillance, touchant leurs devoirs envers la Patrie (n'ont-ils pas lu le discours de S.S. Paul VI aux Français, en date du 6 décembre 1963 ?) -- l'esprit d'obéissance (vos prescriptions sur la tenue des prêtres, la vente des journaux à l'église et les inno­vations liturgiques, pour ne prendre que ces trois exem­ples, sont constamment bafouées, *sous nos yeux*) -- la pure et simple charité pastorale (nous nous référons à l'accueil fait trop souvent aux malheureux Pieds-Noirs et aux prêtres rapatriés d'Algérie ; et nous évoquons avec tristesse les étranges accusations jetées du haut de tant de chaires contre la classe bourgeoise, accusations où nous ne retrouvons plus l'Évangile ni le fameux « tout à tous » de saint Paul) -- et pour finir, une baisse de niveau effrayante dans la spiritualité. C'est sur le dernier point que nous nous permettons d'insister : de tous les coins de France nous parviennent, en quantités sans cesse accrues, des lettres douloureuses, pathétiques, émouvantes ; elles émanent de prêtres, de religieux, de religieuses, de laïcs engagés dans une action chrétienne, et qui se montrent scandalisés -- scandalisés jusqu'aux moelles -- par les excès d'une certaine pastorale « activiste » où nous ne reconnaissons *rien* de l'enseignement de l'Église, ni de la sage et noble « mise à jour » du bon Pape Jean XXIII, ni des ordres et recom­mandations de S. S. le Pape Paul VI. 40:91 « Dites-le », m'écrit un père de famille effrayé. « Si vous ne le dites pas, personne ne le dira. Puisque, jusqu'ici, personne ne l'a dit. » Avec humilité, avec tolérance -- (et nous autres laïcs en savons bien plus qu'on ne croit sur les difficultés de l'apostolat, qu'il s'agisse de la « masse » privée de Dieu, ou de l'élite qui se déchristianise elle-même à vue d'œil) -- nous Vous appelons au secours. Sans nous permettre le moindre reproche à l'égard de qui que ce soit, nous disons clairement que trop souvent *nos cris d*'*alarme ne sont pas entendus.* Combien de fois, ces jours-ci, m'a-t-on écrit : « J'ai signalé tel ou tel fait, sans que rien soit changé, sans recevoir aucune réponse ? » Et pendant ce temps, on accorde aux marxistes des faveurs, des « compréhensions » des dialogues -- voire des tribunes -- qui sont refusés à toute une catégorie de chrétiens. On vend dans les églises des publications complices des communistes où s'étalent impunément, contre nous, les outrages. On calomnie un écrivain catholique sans l'entendre -- et sans prendre garde au fait qu'il ait pu recevoir de très hautes approbations romaines. On ne semble tenir aucun compte de la patience de certains d'entre nous, devant le paquet d'in­jures qui nous est sans cesse jeté au visage. Voilà pour­quoi, nous, laïcs adultes, et dociles à l'invitation du Concile, nous invoquons pour notre honneur et notre fidélité la protection de la Hiérarchie catholique. Et puisque l'on nous dit, du Concile, de Rome et de France : « *Il est temps de parler* » puisque de toutes parts nous arrivent les appels désespérés de chrétiens dans l'Église qui se croyaient abandonnés, nous décidons maintenant en notre âme et conscience, que nous ne nous tairons jamais plus. \*\*\* 41:91 TOURNÉS**,** ENFIN, VERS NOS PRÊTRES, nous leur di­sons : Vous êtes nos guides et nos frères. Aidez-nous. Permettez-nous de vous aider. Respectez votre Patrie comme nous. Soyez tout à tous, car nous avons besoin de vous. Ne vous détournez pas du Pauvre d'Algérie, prêtre ou Pied-Noir -- car ceux qui ont tout perdu ont le visage de Jésus-Christ. Ne vous acharnez pas contre des œuvres -- institutions ou livres -- où nous avons mis notre cœur, avec notre sincérité. Évitez à notre égard ces « réflexes de caste y dont parlait récemment un expert au Concile, évoquant l'attitude des gens d'Église à l'égard des laïcs. Montrez-nous l'exemple de la charité, de la dignité, de l'obéissance. Et ne nous offrez jamais le spectacle d'un prêtre insul­teur -- car il nous est trop douloureux. Pour le reste -- et bien qu'il vous soit arrivé de mo­quer notre dévotion aux Saints -- pour le reste qui nous dépasse -- pour le reste qui touche à votre sacerdoce privilégié -- laissez-nous, du moins, vous parler encore de votre « patron » à tous : Jean-Baptiste-Marie Vianney, curé d'Ars... Ce n'est pas aux intellectuels, c'est aux pauvres, à l'ouvrier, à l'artisan qu'il s'adressait, du fond d'un siè­cle qui fut plus matérialiste que le nôtre. Il leur parlait de choses que nous n'entendons plus guère : du péché, de l'amour divin. Il n'attisait pas leur révolte, mais il leur prescrivait de « s'aimer les uns les autres ». Il évo­quait les « choses invisibles » que l'on n'évoque presque jamais aujourd'hui, et qui pourtant sont présentes dans le texte du Symbole de Nicée. Il s'affirmait expressé­ment comme prêtre, présent et séparé, à chaque instant, à chaque pas. Il savait tout de la misère, et de la miséri­corde. Et il se plaignait, lui, de ne pas assez comprendre l'extraordinaire éminence du prêtre. Car il disait : -- Si le prêtre comprenait bien le mystère de la Consécration, il mourrait d'amour ! -- On ne comprendra que *plus tard* le bonheur de dire la Messe. -- A la vue d'un clocher, vous pouvez dire : qu'est ce qu'il y a là ? Le corps de Notre-Seigneur. Pour­quoi est-il là ? Parce qu'un prêtre y a passé, et que ce prêtre a dit la Messe... 42:91 Est-ce trop demander à nos prêtres, que les prier instamment de relire la vie et les sermons de *leur* Curé d'Ars ? Comme ancien ouvrier, je crois, c'est ma convic­tion profonde, que la masse non-chrétienne a besoin de surnaturel, qu'elle éprouve au sein du monde moderne un effrayant vide d'amour, et que pour elle nulle pas­torale ne remplacera la parole divine. Comme écrivain, je crois avec la même intime certitude que l'intellectuel a besoin du Mystère et des Béatitudes, au sein même de ses pires blasphèmes et de ses plus violentes négations. « *L*'*homme n*'*est pas une bête de travail, mais un esprit créé à l*'*image de Dieu* »*,* disait encore le Curé d'Ars. A l'élite, à l'ouvrier, n'est-ce pas le langage qu'il faudrait tenir ? Nous vous aimons, prêtres, et nous vous respectons. Et nous vous supplions de croire vous-mêmes à la digni­té incomparable de votre état sacerdotal, sans chercher à tout prix une « nouveauté » dont il n'a pas besoin. *Nous ne vous demandons pas d*'*être des saints* : de quel droit le ferions-nous ? C'est avec douceur que nous vous parlons, respectueux de vos mains qui ont le pouvoir de consacrer. Mais nous avons besoin du *prêtre de tou­jours*, éclairé par le brasier de Dieu. Michel DE SAINT PIERRE. 43:91 ### Aux moines et aux moniales de l'Ordre de saint Benoît par André CHARLIER Mes Révérends Pères, Mes Révérendes Mères, Vous êtes, selon la volonté de votre fondateur, le Patriarche des Moines, une « École du Service du Seigneur », -- *Dominici schola servitii* --. Dans le service du Seigneur, la Louange tient une place privilégiée ; vous observez à la lettre la parole du psalmiste : « sept fois le jour je vous ai loué ». Dans notre siècle trépidant, dont toute l'activité se développe sous le signe de l'utile, il est beau qu'il y ait encore des hommes et des femmes qui se consacrent à louer Dieu, qui délaissent toutes occupations plusieurs fois par jour pour cela et s'adonnent à la Louange avec gravité, avec simplicité, comme on doit s'acquitter d'une fonction sacrée. Vous avez là une incontestable vocation dans notre siècle. Tandis qu'autour de nous, et à l'intérieur même de l'Église, nous sommes témoins d'une incroyable dévalua­tion du sacré, vous seuls rendez le sacré sensible. 44:91 Vous le rendez sensible par votre attitude, par votre habit (il faut reconnaître que la coule est un vêtement qui transforme l'homme), par votre démarche quand vous entrez dans le chœur, par ces saluts que vous vous adressez mutuellement et qui marquent si bien la dignité de l'homme qui participe d'un drame sacré, par l'économie si parfaitement calculée des gestes liturgiques où le hasard n'a nulle place, mais qui tous signifient, par l'harmonie chorégraphique qui préside aux évolutions des officiants à l'autel. Quand j'as­siste à une messe conventuelle la plus simple qui soit, -- je ne parle pas d'une messe pontificale --, de préférence quand l'orgue se tait et laisse de longs silences avant et après l'élévation, Dieu est pour moi plus présent, ma foi trouve une certitude particulière. Quand on vous regarde, quand on vous écoute, on a le sentiment que chacun de vos gestes, chacune de vos paroles correspond à une réalité spirituelle. Ces gestes et ces paroles s'inscrivent dans un ensemble liturgique qui est le moyen choisi par l'Église pour élever l'âme des fidèles à la sainteté, pour « les engen­drer à la vie céleste » selon la belle expression de Pie XII dans l'Encyclique *Mediator Dei.* Cette élévation par laquel­le une réalité naturelle prend un sens sacré n'est possible que par votre fidélité au précepte de saint Benoît : « que votre esprit soit d'accord avec votre voix ». Car c'est par le chant que, se traduit votre louange. Pour donner à « l'Œuvre de Dieu » toute sa pureté et sa perfection, vous avez rétabli les mélodies sacrées dans leur texte authenti­que, ce qui sera l'honneur de votre Ordre en ce siècle. Sans doute vous portez le culte liturgique à un degré de perfec­tion qu'il est difficile d'atteindre dans une paroisse quel­conque : pourtant jusqu'à présent il n'y a pas eu deux liturgies, une pour les moines et une autre pour le peuple chrétien ; tout le peuple a été invité à s'abreuver à la même source de sainteté. Certaines paroisses ont montré que, même avec des moyens restreints, on peut donner à la liturgie la grandeur et la noblesse qu'elle requiert, que c'est simplement une question d'éducation et de formation des fidèles. 45:91 Nous qui appartenons au peuple chrétien des pa­roisses, nous, avons certainement mal suivi vos leçons cependant nous avons aussi notre expérience, nous savons à n'en pas douter que la grâce de Dieu agit par la prière liturgique, qu'elle agit par le chant de l'Église. Aussi est-ce avec une véritable détresse que nous nous tournons vers vous, quand nous voyons démolir avec préci­pitation ce qui a fait la vénération de tant de siècles. Car enfin, tout laïcs que nous sommes, nous avons le droit de dire ce que nous pensons des réformes qu'on nous impose, réformes qui nous paraissent souvent une simple consécra­tion de l'anarchie qui a régné dans l'Église depuis un certain nombre d'années sous le rapport de la liturgie. Nous nous tournons vers vous, moines et moniales, pour vous supplier de sauver le trésor de l'Église. Il faut sauver le latin. Il faut sauver le chant grégorien. Ce Latin, que Paul VI appelle « le noble latin », est peut-être trop noble pour notre siècle vulgaire. Mais enfin, quand on a reçu de Dieu cette grâce d'avoir une langue sacrée, on ne la saccage pas, parce que c'est une grâce inestimable. Une langue sacrée est non seulement le rem­part de la doctrine, mais elle est, plus que la langue vulgaire, le véhicule de la grâce. Par surcroît, en notre temps où l'œcuménisme est à l'ordre du jour, on ne comprend pas pourquoi on abandonnerait cette langue qui est la seule à être universelle. Paul VI dit « le noble latin », parce qu'en effet depuis des siècles il ne sert à rien d'autre qu'à exprimer les hauts mystères de la religion : par là il échappe, au temps et à cette usure qui détériore toutes les langues vivantes. Celles-ci ont un usage, je dirais, com­mercial : une langue sacrée comme le Latin, -- vouée à exprimer ce mystère dont l'âme chrétienne vit depuis tant d'années, revêt par là une sorte d'éternité. 46:91 Dans certains pays de mission il peut être nécessaire d'employer pour la messe et pour l'office la langue vulgaire. Dans nos pays de rite romain il est sans doute souhaitable de lire en langue vulgaire l'Épître, l'Évangile et les Oraisons, et aussi de traduire tout le rituel des sacrements. Mais croit-on avoir par là fait tomber toute barrière entre le texte et le fidèle ? Je suppose qu'on lise : « Ayez la charité qui est le lien de la perfection. » Est-il sûr que le fidèle ait compris la traduction beaucoup mieux que le texte latin : « *Charitatem habete, quod est vinculum per­fectionis* » ? Bien sûr il faut faire tout ce qu'on peut pour que le peuple chrétien comprenne tout ce qu'il entend lire ou chanter. Mais il y a comprendre et comprendre. Com­prendre un théorème n'est pas la même chose que com­prendre un article de journal. Et comprendre un texte sacré est encore autre chose : *c'est entrer dans la réalité du mystère qu*'*il signifie.* Et je crois que, le peuple chrétien possédant depuis de longues années des paroissiens très bien faits, où tous les textes sont traduits, le latin est plus capable que la langue vulgaire d'introduire dans cette réalité sacrée, d'autant plus que sa faculté d'illumination est aidée par la mélodie. Les acclamations de la messe, l'admirable dialogue entre l'officiant et le peuple qui pré ; cède la Préface ont intérêt à être exprimés en latin de même que, cela va de soi, le Gloria, le Credo, le Sanctus et l'Agnus : ces textes sont sus par cœur et compris de la plupart des fidèles (même le grec du Kyrie). J'en dirai autant de tout l'ordinaire de la messe, dont les fidèles ont lu des milliers de fois la traduction. Le Latin confère au rite sa splendeur sacrée. Il est impossible de pénétrer les textes sacrés par la seule raison, il y faut le secours de la grâce. Or le recours à la langue vulgaire, qui semble répondre à un désir général, ne fait qu'illustrer une tendance, générale également, à désacraliser les rites et les textes et à éliminer le mystère pour rendre la religion *plus naturelle.* Le latin doit être conservé pour cette seule raison qu'il marque une distance entre le texte et l'esprit qui lit ou qui écoute, distance qui figure celle, toute spirituelle, qui est entre nous et le mystère révélé. C'est une grave illusion de croire que la langue vulgaire fait pénétrer davantage le mystère. Elle supprime, la distance mais estompe le mystère en nous laissant croire que nous avons tout com­pris parfaitement. Le latin, en marquant cette distance, rend plus sensible la réalité du mystère et il nous fait appeler la grâce à notre aide. 47:91 On demeure stupéfait que ce soient les ministres du sacré eux-mêmes qui condamnent l'usage du latin (j'en­tends bien qu'il s'agit surtout du jeune clergé). Le Supérieur d'un des grands Séminaires les plus importants de France m'a confié il y a quelques années qu'il avait dû supprimer la lecture au réfectoire de l'Imitation de Jésus-Christ en latin : il s'était aperçu que les séminaristes ne compre­naient pas et ne faisaient pas l'effort de comprendre, quoi­que le latin de l'Imitation soit très facile. Comment peut-on expliquer que des séminaristes ne deviennent pas d'excel­lents latinistes en cinq ou six années de séminaire, sinon par la faute d'un enseignement médiocre ? Quelle culture théologique auront ces jeunes clercs qui ne pourront lire dans le texte beaucoup d'œuvres des Pères de l'Église qui ne sont pas traduites ? Sans doute la médiocrité des études littéraires est un phénomène général dont les séminaires ne peuvent que souffrir, mais on s'attendrait à ce que la préparation intellectuelle et spirituelle au sacerdoce ne s'accompagnât d'aucune concession à cette médiocrité. D'ailleurs de nombreuses années avant le Concile on a commencé dans certaines paroisses à dire la messe en français, et cela malgré l'enseignement formel des Papes. Sans remonter à saint Pie X, aujourd'hui si méconnu, qu'on se rappelle les paroles de l'Encyclique de Pie XII, *Mediator Dei* : « L'emploi de la langue latine, en usage dans une grande partie de l'Église, est un signe d'unité manifeste et éclatant et une protection efficace contre toute corruption de la doctrine originale. Dans bien des rites cependant, se servir du langage vulgaire peut être très profitable au peuple : *mais c*'*est au seul Siège apostolique qu*'*il appartient de le concéder* ; *et sans son avis et son approbation il est absolument interdit de rien faire en ce genre*... » 48:91 Et plus près de nous Jean XXIII lui-même a répété la doctrine de ses prédécesseurs : « L'usage ancien et ininterrompu du latin doit être maintenu pleinement et rétabli là où il est presque tombé en désuétude. » Ces paroles montrent que Jean XXIII n'ignorait rien de ce qui se passait dans l'Église. Il faut dire les choses comme elles sont : c'est le clergé qui a préparé lui-même cette démolition de la liturgie, car l'abandon du latin entraîne, cela va sans dire, l'abandon du chant grégorien. Cela a été organisé de loin avec une astuce et une persévérance vraiment extraordinaires. Longtemps avant le Concile on a vu paraître un petit Manuel à l'usage des fidèles, contenant l'Ordinaire de la messe en français et en latin, et même les Vêpres et les Complies (alors que déjà on ne les chantait plus nulle part), quatre ou cinq messes notées, et un grand nombre de cantiques français pour tous les temps de l'année liturgique. C'est évidemment cette dernière partie qui constituait la partie importante de cet ouvrage, d'où d'ailleurs tout le propre du temps était exclu, car pour ces cantiques on a composé un livre d'accompagnements écrits il faut le dire, très soigneuse­ment, dont l'édition a été réalisée en commun par sept éditeurs différents. Or ce Manuel a été diffusé avec une habileté telle que dans toute la France on le trouve, que ce soit dans la Cathédrale ou dans l'église de village, et partout on entend chanter les mêmes cantiques. Un avertis­sement avise le lecteur que « ce Manuel ne saurait rempla­cer un missel complet, indispensable au chrétien qui veut s'associer à la prière de l'Église ». Cependant, comme chaque dimanche le fidèle retrouve à sa place ce petit manuel qui l'attend, il cesse peu à peu d'apporter son missel, et d'ailleurs il ne manque pas de curés pour leur en donner le conseil. Je connais au moins un curé de Paris qui a prié ses paroissiens de ne plus apporter leur missel sous prétexte que « la messe est un acte communautaire », c'est-à-dire que nous sommes, invités à ne pas perdre une des paroles ou un des gestes du vicaire, qui fonctionne à l'ambon, traduisant, arrangeant, délayant les textes si pleins et serrés de la liturgie, ou nous lançant à grands tours de bras dans les envolées mélodiques du cantique numéroté. Malheur au chrétien qui voudrait prendre une connaissance personnelle du texte liturgique. La religion moderne n'est plus une religion personnelle, mais une religion de masse. 49:91 Péguy citait un jour le mot de Georges Sorel, que « la liturgie est de la théologie détendue » et il l'expliquait ainsi profondément. « Il faut comprendre, disait-il, que le fidèle qui chante le *Dies irae* dans l'Office des Morts affirme par là même et en dedans les propositions théolo­giques qui gouvernent le Jugement et les fins dernières de l'homme et qu'il en fait une affirmation pour ainsi dire psychologiquement intérieure, desserrée et peut-être encore plus profonde. » La liturgie en effet est nourrie de théolo­gie, qu'elle exprime d'une façon concrète par le moyen de la poésie, de la musique et des autres arts, et également par tout ce cérémonial auquel on veut mal de mort aujourd'hui. Autrement dit elle est la théologie rendue sensible à l'âme du fidèle, elle est une traduction en langage figuré des plus hauts mystères de la religion. Ce que je reproche aux auteurs du Manuel dont je parle, c'est de considérer l'humanité d'aujourd'hui comme une humanité intellectuel­lement sous-développée. La banalité des textes n'a d'égale que la médiocrité de la musique. Parlons tout de suite de la musique. Il n'est jamais facile d'adapter des paroles françaises à une mélodie faite pour porter un texte latin. Quand les auteurs ont conservé la mélodie telle quelle, ce qui est exceptionnel, cette adaptation est généralement maladroite. Mais le plus souvent la mélodie est triturée, tronçonnée, comprimée, rendue méconnaissable ; c'est-à-dire qu'on a transformé une musi­que de rythme libre en musique mesurée, ce qui revient à en anéantir l'inspiration. Or les choses spirituelles sont trop délicates pour s'accommoder d'une mesure rigoureuse ; mais serait-ce que nos auteurs ont trouvé que nous étions devenus trop grossiers pour saisir ces délicatesses ? Ils ont trouvé moyen de massacrer même *Adeste fideles,* qui est pourtant le chant le plus simple et le plus populaire, et mesuré par surcroît. 50:91 Et que dire des textes ? Il suffit de les lire pour s'aper­cevoir que la théologie suscite une méfiance universelle. Tout ce que ces textes contiennent d'enseignement théolo­gique est systématiquement passé sous silence. Bien plus, toutes les images sont éliminées, toute la poésie est passée au compresseur. On obtient ainsi des textes ternes et mor­nes, sans aucun rythme, au point qu'on les croirait tous du même auteur. Rien de cette bonhomie populaire qui s'exprimait dans les cantiques anciens : quand on reproduit certains de ces cantiques, par exemple « Venez divin Messie », on change les paroles pour qu'ils deviennent ennuyeux. Qui n'a savouré, je ne dis pas dans le texte latin, mais seulement dans la traduction, l'hymne admirable de Noël : Ô Jésus, Rédempteur de tous, Vous qu'avant de créer la lumière le Père éternel a engendré, En une gloire égale à la sienne, Vous, lumière et splendeur du Père, Vous, immortelle espérance de tous, Prêtez l'oreille aux prières que répandent par tout l'univers vos serviteurs. Cette hymne devient, sur un rythme à 3/8 : Aujourd'hui dans notre monde le Verbe est né Pour parler au Père des hommes qu'il a tant aimés, Et le ciel nous apprend le grand mystère Gloire à Dieu et paix sur terre, alleluia ! 51:91 La pauvreté du texte et la pauvreté du chant éclatent encore davantage dans l'Office du Vendredi Saint. Après les oraisons le célébrant découvre la croix en chantant trois fois *Ecce lignum crucis.* Puis viennent les Impropères : « Ô mon peuple, que t'ai-je fait ? Ou en quoi t'ai-je con­tristé ? Réponds-moi. Je t'ai fait sortir de la terre d'Égypte ; et toi, tu as préparé une croix pour ton Sauveur... » On entend alors Jésus reprocher à son peuple tout ce qu'il a fait pour le tirer d'Égypte : la mort des premiers nés, le passage de la Mer Rouge, la marche dans le désert, la manne et l'eau jaillie du rocher. Mais la Sainte Écriture fait bien peu « moderne ». Voici qui a un tout autre ton : Sous l'habit du mendiant j'ai frappé à ta porte, Ô mon peuple, Et tu m'as renvoyé sans partager ton pain. Prends pitié de nous, Seigneur ! Ouvrier, j'attendais que ta main soit offerte, Ô mon peuple Mais ton cœur s'est fermé sur ton espoir humain. Prends pitié de nous, Seigneur ! Artisan j'ai changé ton labeur en prière. Ô mon peuple, Et tu veux travailler à l'atelier sans moi. Prends pitié de nous, Seigneur ! Après l'adoration de la Croix, on chante cette hymne incomparable, *Pange lingua*, qui comporte entre chaque strophe le refrain *Crux fidelis.* Arrêtons-nous un instant rien que pour en savourer la poésie. Ô Croix fidèle, Arbre noble entre tous, Nulle forêt ne produit ta pareille Pour le feuillage, la fleur et le fruit. Doux est le bois, Doux sont les clous, Et doux le fardeau qu'il porte. Oserai-je après cela reproduire... est-ce l'adaptation qu'il faut dire ou la transposition ou la trahison ? 52:91 Jésus souffrant, brisé de coups, Dans la mort se tient debout. Chantons la Croix, chantons les clous, Le péché n'est plus en nous. *Refrain :* Chantons le bois que l'amour a pris, Chantons l'amour qui prend tout en lui. Choisissons encore deux strophes de cette hymne *Pange lingua* : Abreuvé de fiel, il languit : Les épines, les clous, la lance Ont transpercé son corps tendre D'où coulent le sang et l'eau De quel fleuve sont lavés La terre, la mer, les astres et le monde ! Courbe tes branches, arbre altier. Relâche tes fibres tendues, Que ta raideur s'assouplisse Pour donner une couche plus douce Aux membres du Roi des Cieux. Et voici la transposition ; ce sera notre dernière épreuve : Il s'est couché le corps sanglant Sur le bois en pardonnant, Il s'est couché le cœur saignant Pour mourir en nous sauvant. Bois, dans la nuit, chargé de Dieu, Arbre offert au Roi des Cieux, Fais-toi plus doux et porte mieux Un fardeau si douloureux. Ajoutons seulement, comme exemple de contresens à la fois musical et liturgique, que sur la mélodie des Accla­mations Carolingiennes -- *Christus vincit* -- qui est un chant de triomphe un peu sauvage, on a adapté les paroles de la consécration : « Ceci est mon Corps, ceci est mon Sang. » Il est vrai qu'on peut toujours tout adapter sur n'importe quoi. 53:91 Est-ce bien là « cette liturgie terrestre dans laquelle nous participons par un avant-goût à cette liturgie céleste qui se célèbre dans la sainte cité de Jérusalem », selon les propres expressions de la Constitution liturgique (n. 8) ? Cette Constitution se rend si bien compte de la folie d'inno­vations qui souffle sur le clergé qu'elle essaye d'y apporter un frein : « On prendra en considération, dit-elle (n° 23), aussi bien les lois générales de la structure et de l'esprit de la liturgie que l'expérience *qui découle de la plus récente restauration liturgique* et des indults accordés en divers endroits. Enfin on ne fera des innovations que si l'utilité de l'Église les exige vraiment et certainement, *et après s*'*être bien assuré que les formes nouvelles sortent des for­mes déjà existantes par un développement en quelque sorte organique.* » Cela est très judicieux, mais la Constitution liturgique est très en retard sur ce qui se fait. Le Manuel dont je parle est chanté dans toute la France depuis long­temps, et il n'est pas du tout dans le sens de la restauration voulue par le Concile. Je connais des paroisses où les fidèles ne savent même plus chanter *Ave verum* ni *Ave maris stella.* Dans l'une d'elles on n'a même pas été capable de chanter *Veni Creator* le jour de la Confirmation. La restau­ration « la plus récente » a été faite par saint Pie X. C'est parce qu'il n'a pas été obéi que Pie XII a repris la question dans une Encyclique magistrale. Pie XII n'a pas été obéi davantage. La nouvelle Constitution conciliaire reprend l'esprit et les principes de ces deux grands Papes. Mais quand on considère ce que l'Église nous présente jusqu'à maintenant comme liturgie nouvelle, on est obligé de constater que nous allons dans le sens d'une dégradation et non d'une restauration. Ce n'est pas les principes qui sont en cause, ce sont les œuvres. On nous dit bien que le latin reste la langue de l'Église, que la grand'messe est obligatoirement célébrée en latin... Mais on ne chante plus de grand'messe nulle part, ou les soi-disant grand'messes sont des pots pourris de cantiques mêlés à l'ordinaire qui reste jusqu'à présent en latin, et aux discours du vicaire de service. 54:91 En réalité on veut arriver aussi vite que possible à la messe intégralement en français, et pour calmer nos inquiétudes, on nous assure que les nouveaux textes fran­çais et les nouvelles mélodies seront élaborés par des « commissions compétentes ». Ce sont justement ces commissions compétentes qui nous font peur, car enfin les auteurs du Manuel forment eux-mêmes une commission très compétente. Et il n'y a pas d'œuvre d'un art quelconque depuis trente ans, aussi échevelée, aussi abracadabrante, aussi informe et aussi nulle qu'on voudra, qui n'ait trouvé une commission compétente pour l'approuver. Je ne sais pas si des moines peuvent comprendre ce que je vais dire. Mais des laïcs sont simplement ahuris quand des clercs, qui sont tout de même des gens sérieux bien qu'ils n'aient plus de soutane, viennent en substance leur dire. « Bien sûr, nous réglons son compte à la vieille liturgie, pourquoi ne pas l'avouer ? Les Encycliques, les Constitutions liturgiques n'y peuvent rien. Elles voudraient qu'on change un peu, mais pas trop. Nous allons tout changer et vous verrez que tout le monde s'en trouvera bien. D'abord personne ne comprend plus rien au latin, et quant au grégorien, il n'a pour le défendre que quelques douzaines de bourgeois qui vont passer la Semaine Sainte à Solesmes. La cathédrale de Chartres, la basilique de Vézelay, c'est très beau, mais enfin ce n'est pas à la mesure de l'homme, on s'y sent perdu. Toute cette décoration de statues, de chapiteaux, de verrières nous raconte des his­toires que vous dites sacrées, mais elles ne nous intéressent pas, nous ne nous attachons qu'à leur sens symbolique : la religion y gagne en pureté. Alors c'est bien simple : nous jetons tout par terre et nous savons ce que nous mettrons à la place, car nous avons nos plans tout prêts. Nous ferons de beaux hangars en béton, bien propres, bien nets, où on se sent chez soi. Il n'y a pas besoin de chercher longtemps ce que ça veut dire : nous simplifions tout, décoration, architecture, liturgie. Que voulez-vous que comprennent à votre grégorien des gens qui entendent tous les jours les chansons de la radio ? 55:91 Or c'est eux que nous voulons ame­ner à l'église. Vous nous reprochez notre goût pour l'art abstrait, vous dites que ça ne signifie rien : bien sûr, dans un certain sens, ça ne signifie rien, il n'y a rien à com­prendre, mais l'essentiel est de sentir. Qu'est-ce qu'un homme signifie en face de Dieu ? Et puis l'art, à quoi est-ce que ça sert ? Votre Péguy n'y connaissait rien en théologie ni en liturgie ni en hagiographie. Son *Dies irae* est une chose insoutenable que nous allons supprimer. Ce Dieu terrible, ce pécheur tremblant qui comparaît devant lui, ce jugement, cet enfer, tout cela est une conception périmée, étrangère à toute perspective teilhardienne. C'est une révo­lution, mais il ne faut pas le dire. Déjà des imprudents ont proclamé que c'était notre révolution d'octobre : ils nous ont beaucoup nui. Vous vivez sur des idées tout à fait arriérées ; mais nous, nous avons aujourd'hui des méthodes toutes nouvelles qui permettent de rebâtir avec plus de facilité qu'on a démoli. » Voilà bien un résumé de ce qui nous menace. Mes Révérends Pères, Mes Révérendes Mères, Un très vieil Ordre comme le vôtre connaît le prix du temps, il sait ce qu'une civilisation coûte à construire, il sait aussi le prix de toute rupture brutale avec le passé. Vous savez bien que ceux qui prétendent qu'il n'y a pas de civilisation chrétienne le font simplement pour pouvoir la jeter par-dessus bord sans scrupule, persuadés qu'ils sont, avec une innocence quasi enfantine, qu'ils sont capables de lui substituer des œuvres et une civilisation d'un poids au moins égal. Mais vous savez, vous, qu'il y a une civilisa­tion chrétienne, dont le chef-d'œuvre est cette liturgie dont vous avez reçu l'âme en dépôt, et ce dépôt est vraiment sacré. Non point que cette liturgie ne soit susceptible de transformations : étant chose vivante, il lui faut répondre aux besoins de la vie spirituelle des hommes vivants. 56:91 Je ne demande pas mieux que de voir le chant grégorien remplacé par de la musique moderne, pourvu qu'elle satisfasse à cette condition que remplissait si bien le chant grégorien : que par elle nous pénétrions davantage les grands mystères de la religion, et notamment le mystère de l'autel, que par la grâce de la mélodie nous vivions vraiment de la vie du Christ. Mais l'expérience est faite depuis longtemps. Les modernes n'ont pas que des bonheurs. Ils ont aussi des échecs, ils ont des disgrâces, ils ont même une disgrâce particulière vis à vis de l'intelligence du sacré. Bien sûr quand il s'agit de faire de la belle grande musique à beau­coup de parties, un grand compositeur condescend à écrire pour l'Église, et il lui arrive d'écrire parfois un chef-d'œuvre. Or il s'agit ici d'écrire une musique qui soit popu­laire, simple, facile à chanter et qui ait un caractère émi­nent de sainteté. Ici les modernes jouent de malheur. Ils ont beau s'y prendre de toutes les manières possibles pour faire aussi bien que la musique grégorienne, ils échouent lamentablement ; alors ils disent qu'elle n'est plus de notre temps, qu'elle n'exprime plus l'âme moderne. Ils ne voient pas qu'au contraire la musique grégorienne est universelle (comme l'avait bien dit saint Pie X), parce qu'elle exprime de la façon la plus simple et la plus directe l'élan de l'âme qui chante son Sauveur à travers les mystères de Sa vie, de Sa mort et de Sa résurrection. Car les besoins de l'âme humaine sont les mêmes en quelque lieu et en quelque temps que ce soit. Ou plutôt l'âme a des voix de qualités fort diverses. Il y a celles qui expriment les sentiments dans lesquels parlent le sang, la race et l'époque, et ces voix ont aussi des accents variés selon le temps et le lieu. Puis il y a celles qui traduisent ce qu'il y a de plus haut et de plus général dans l'âme humaine, et à mesure que nous nous élevons dans ce caractère, ces voix se simplifient, montrant de plus en plus leur parenté. Enfin il y a, le lan­gage, il y a la musique par lesquels l'âme s'entretient avec Dieu, et ici ce n'est plus qu'une voix unique qui chante. C'est par elle que chante la musique grégorienne. Si nous la forcions à se taire, l'âme deviendrait muette dans son registre le plus secret et le plus saint. Et si nous avions seulement quelque sainteté, nous saurions à nouveau faire chanter cette voix. 57:91 J'écris ces lignes en cette soirée du 2^e^ Dimanche après l'Épiphanie. Je continue d'entendre en moi-même l'offertoi­re d'aujourd'hui *Jubilate Deo.* Et le voilà qui tire après lui tout un cortège de mélodies pêle-mêle dont j'ai l'âme pleine. C'est là première antienne des Laudes de Noël, *Quem vidis­tis,* par laquelle j'eus jadis la révélation du mystère de la Nativité. C'est l'immortel chant de l'*Exsultet*, aussi saint par ses paroles que par sa mélodie, d'où jaillit la lumière pascale qui nous rend présents et le péché qui coule dans nos veines et la grâce ineffable de la Rédemption : *O felix culpa, quae talem et tantum meruit habere Redemptorem*. C'est le chant de la Passion. Ce sont ces trois jours saints, dont on ne peut presque rien dire, sinon qu'ils portent avec eux toute la douleur du monde et la douleur de Dieu, et ces incomparables répons, et le plus incomparable, le répons *Tenebrae factae sunt*... (où il y a cette phrase unique : *Deus meus, ut quid me dereliquisti* ? Elle m'a fait comprendre ce qu'il y avait de divin dans le cri poussé par Jésus mourant, ce cri qui fait dire au Centurion, selon saint Marc : « Vraiment, cet homme était le fils de Dieu. »). C'est l'introït *Resurrexi*, dans lequel Jésus ressuscité nous ouvre les portes de la vie éternelle. C'est le *Stabat Mater*, chef-d'œuvre de poésie autant que de musique, qu'il est impossible de chanter ou seulement de lire sans que des larmes pénitentes montent à nos yeux (Croyez-vous vrai­ment possible que jamais plus le peuple chrétien ne chante le *Stabat Mater* ?). Les hymnes à leur tour se pressent dans ma mémoire, et je ne veux citer que celle du Saint Nom de Jésus, *Jesu dulcis memoria*, dont l'auteur est une abbes­se bénédictine, une mystique assurément et un grand poète, en qui se rejoignent poésie et contemplation. Et puis ce sont les Introïts, les Graduels, les Alleluias, les Offertoires, les Communions, tant de chefs-d'œuvre, tant d'appels à la sainteté, tout un langage par lequel Dieu parle à l'âme fidèle. 58:91 Je nommerai seulement pour finir ce monument qu'est le *Kyriale* : monument de la musique devant lequel doivent s'incliner les accents les plus sublimes des musiques hu­maines, parce qu'il est vraiment d'un autre ordre, monu­ment de la Louange, par qui Dieu reçoit la louange qui convient à Sa simplicité et à Sa sainteté. Seul un petit enfant sans cervelle pourrait dire : cette musique est trop vieille, je vais la refaire. Et ce qui me paraît très grave, c'est que, pour qu'on se soit résolu avec tant d'assurance à abandonner la musique grégorienne, il faut qu'on n'ait pas aperçu qu'elle était la voix même de la sainteté. Notre siècle n'est-il plus capable de voir où est la sainteté ? Il ne me viendrait jamais à l'idée de penser, mes Révé­rends Pères, mes Révérendes Mères, que vous soyez même effleurés par le désir de vous faire une liturgie nouvelle et de reléguer parmi les documents archéologiques ces textes et ces mélodies vénérables. D'ailleurs le Souverain Pontife lui-même, S.S. Paul VI, dans son discours du Mont Cassin, rappelait votre glorieuse vocation : « Le moine a une place de choix dans le Corps mystique du Christ, un rôle d'un grand intérêt, une fonction combien nécessaire. Nous vous le disons en connaissance de cause et parce que Nous dési­rons avoir toujours dans la noble et sainte famille béné­dictine la gardienne fidèle et jalouse des trésors de la tradition catholique, l'abri des études ecclésiastiques les plus patientes et les plus strictes, l'arène des vertus reli­gieuses, et surtout l'école et l'exemple de la prière litur­gique dont Nous sommes heureux de savoir que vous, les Bénédictins du monde entier, vous la tenez toujours en très grand honneur et la garderez toujours, espérons-le, comme il convient, dans ses formes les plus pures, par son chant sacré et authentique, par votre Office divin récité dans sa langue traditionnelle, le noble latin, et spécialement dans son esprit lyrique et mystique. » 59:91 Oui, n'en doutez pas, vous avez en notre temps une fonction nécessaire. Ce n'est pas d'une esthétique qu'il est question ici, mais de la pureté de la prière de l'Église. C'est au nom de cette pureté que nous nous adressons à vous, parce qu'il n'y a sans doute que vous qui soyez capables de nous comprendre, de même qu'il n'y a que vous qui sachiez donner à la louange divine un certain accent qui touche le cœur de Dieu. Sauvez le monde encore une fois des barba­res. Gardez bien vivants « les trésors de la tradition catho­lique » car ce sont eux qui sauveront un monde en état d'inanition spirituelle. Vous répondez à la fois aux besoins de Dieu et à ceux du monde. Quand Jésus rencontre la Samaritaine, il lui dit : « Donne-moi à boire. » Et la Samaritaine à son tour lui dira : « Seigneur, donne-moi cette eau afin que je n'aie plus soif. » Jésus veut puiser à la source la plus pure et la plus secrète, de notre âme. Nous-mêmes nous avons besoin de cette source qui coule du flanc de l'Église et qui jaillit en vie éternelle, car nous ne pouvons offrir à Dieu que ce qu'Il nous donne. Si misé­rables que nous soyons, la voix de la sainteté parle à notre cœur. Il faut que cette voix retentisse encore dans vos abbayes dans toute sa pureté : si elle ne peut plus s'enten­dre ailleurs, nous irons jusqu'à vous et vous nous verrez arriver par tous les chemins du monde pour nous mettre à l'école du Service du Seigneur. André CHARLIER. 60:91 ### Remarques sur un « incident » conciliaire ([^3]) par l'Abbé V.-A. BERTO LA GRANDE PRESSE de langue française, toujours malveillante et dénigrante à l'égard du Saint-Siège, s'est surpassée en iniquité lors de l'inci­dent dont le bruit a rempli les derniers jours de la troisième session conciliaire. A la vérité, il y a eu trois « incidents » en huit jours : 1°) la lecture d'une « Note explicative préalable » constituant l'interprétation autorisée à la lumière de laquelle les Pères étaient invités à se prononcer sur la Constitution « *de Ecclesia* » ; 2°) la proclamation de la Maternité de la Sainte Vierge sur l'Église, acte pontifical accompli en présence de l'Assemblée Conciliaire, mais acte pontifical non-conciliaire, puisque le Souverain Pontife, en l'accomplis­sant, ne s'est pas associé l'Assemblée conciliaire pour qu'elle formât avec lui une seule personne morale, un seul « sujet émetteur » de la proclamation, condition absolument nécessaire à défaut de laquelle cette der­nière n'a pas été un acte conciliaire ; 61:91 3°) entre ces deux « incidents », qui seraient plus justement appelés des événements, le débat sur le sché­ma « de la Liberté religieuse » ou plutôt autour de ce schéma, puisque la teneur n'en a pas été débattue et que c'est cela même qui a provoqué dans la presse tant d'allégations parfaitement fausses, et tant de colères non déguisées, jusqu'à mettre nommément en cause le Secré­taire Général du Concile Mgr Felici, qui s'est pourtant acquitté d'une tâche écrasante et extraordinairement difficile avec une éclatante supériorité, le Cardinal-Doyen du Sacré Collège, enfin la personne même du Saint-Père, dont on a bien osé écrire que « le prestige a été atteint ». Moins « noble » dans l'en-soi, moins important aussi quant à l'avenir lointain de l'Église, sinon quant à son avenir immédiat, que les deux événements rappelés plus haut, l'incident soulevé dans l'intervalle semble avoir été le plus vif, le plus déformé aussi par les publicistes des gros tirages. Nous restituons ici la vérité. Le règlement du Concile, *Ordo Concilii* porte expres­sément : 1\) que tout texte soumis à l'approbation des Pères doit leur être distribué de telle sorte qu'ils aient le temps convenable non seulement pour mûrir leur juge­ment et déterminer leur vote chacun à part soi, mais pour requérir les conseils des théologiens ; 2\) que tout texte nouveau doit être soumis à discus­sion avant d'être mis aux voix. A\) Quant au premier point : Le texte fut distribué le mardi matin 17 novembre, comme devant être voté le jeudi matin 19 novembre, soit quarante-huit heures plus tard. Les théologiens qui n'étaient pas dans Saint-Pierre le mardi matin ne purent en avoir connaissance au plus tôt qu'au début du mardi après-midi. 62:91 Ils se trouvèrent en présence, comme nous l'allons dire plus précisément, d'un texte qui dans sa plus grande partie leur était nouveau. C'était leur faire des conditions de travail impraticables ; le délai conve­nable, *congruum tempus*, leur était refusé, plusieurs auraient cru se parjurer en fournissant aux Pères qui leur eussent éventuellement demandé conseil des avis précipités, des amendements bâclés. Les théologiens n'ont auprès des Pères qu'une tâche subordonnée, dépendante, obscure, qu'il convient de ne pas enfler ; néanmoins, ils sont assermentés, et ils ont leur conscience. B\) Quant au second point : La première question est de savoir si oui ou non le texte était assez « nouveau », par rapport au texte pri­mitif présenté lors de la deuxième session, pour devoir être soumis à une délibération elle-même nouvelle avant d'être soumis au vote. Matériellement, le texte primitif (celui de la deuxiè­me session) comptait 271 lignes ; le texte remanié en comptait 556, soit un peu au-delà de 55 % de lignes nou­velles ; des 271 lignes du texte primitif, 75 seulement, à peine un peu plus d'un quart, se retrouvent sans chan­gement dans le texte remanié ; les paragraphes 2, 3, 8, 12, 14, sont entièrement nou­veaux. A moins de supposer que la Commission compétente se soit livrée à un pur exercice d'amplification oratoire, les précisions que nous venons d'apporter engendrent la certitude que le schéma remanié offrait plus de nou­veauté qu'il n'en fallait pour donner lieu à discussion. Mais, pour une telle discussion, le temps manquait, et grand-nombre de Pères ne voulaient rentrer chez eux qu'ayant en mains la « Déclaration sur la liberté reli­gieuse », dût-elle être votée sans délibération. 63:91 On crut un moment sortir d'embarras (*on*, nous ne savons pas exactement qui : le Conseil de Présidence, ou le Tribunal Administratif) en disposant qu'il y au­rait un vote préalable de procédure, par lequel l'Assemblée déciderait s'il y avait lieu ou non à délibération ; et qu'on voterait s'il y avait lieu ou non à délibération ; et qu'on voterait ensuite au fond si le résultat du vote préalable était qu'il n'y avait pas lieu à délibération. Ce fut la nouvelle « à sensation » du jeudi matin. Mais il tombait sous le sens et il fut vite reconnu que c'était là une mesure inapplicable sans l'agrément du Souverain Pontife, l'Assemblée n'étant pas souve­raine indépendamment de lui, et n'ayant pas sans lui pouvoir de modifier le Règlement qu'elle tient de lui. Le vendredi matin 20 novembre, S. Em. le Cardinal-Doyen, ès-qualités de Président du Conseil de Présidence, fit connaître aux Pères que la solution d'abord propo­sée n'avait pas reçu l'agrément pontifical, que le schéma devait être discuté dans les formes prescrites par le Règlement, et que ne pouvant l'être en cette troisième session, il ne restait que de le renvoyer à la quatrième. Les sobres paroles de S. Em. le Cardinal Tisserand, expression immédiate de la volonté souveraine, devaient clore l' « incident » qui depuis deux jours occupait les esprits. Incroyablement, ce fut le contraire. Incroya­blement, une sorte de houle de mécontentement naquit dans une forte minorité de l'Assemblée. Incroyablement cette foule trouva qui la pût et la voulût soulever et grossir. Incroyablement, il fut résolu d'appeler du Pape du jeudi soir au Pape du vendredi matin. Incroya­blement, car quoi de moins croyable que tout cela ? Quelle apparence qu'une telle attitude pût se concilier avec l'obéissance instantanée due à l'autorité de Pierre ? Quelle apparence qu'elle pût ne pas sembler un précé­dent de raideur dont les plus mauvais esprits sauraient, quoique mal à propos, se prévaloir ? Quelle apparence, enfin qu'une pareille démarche pût réussir, et ne pou­vant réussir, pût être autre chose qu'un grave embarras vainement causé à la liberté du Souverain Pontife ? 64:91 Ces choses incroyables furent. Une supplique en cinq lignes fut hâtivement rédigée, par laquelle le Saint Père était prié *instanter, instantius, instantissime*, de per­mettre le vote sans discussion préalable de la Déclaration sur la liberté religieuse, et qui recueillit en quel­ques moments, a-t-on dit, plus probablement en quel­ques heures, de très nombreuses signatures. Combien de signatures ? Nous l'ignorons. Les organes de presse les plus favorables aux signa­taires, que l'on a sujet de tenir pour les mieux rensei­gnés, ont parlé de huit cents, de neuf cents signatures. Cela doit être proche de la vérité. De la suite, ou plutôt de la fin de l' « incident », le public ne sait rien. On a dit que la supplique a été por­tée au Souverain Pontife par un cardinal ; le Cardinal Frings, selon les uns ; le Cardinal Meyer, selon d'autres, le Cardinal Suenens, selon des tiers. Ce qui est sûr, c'est que le Saint-Père, si la supplique lui a été portée, a maintenu son refus, puisque dans son discours du same­di 21, pour la clôture de la troisième session, il a dit que la Déclaration sur la liberté religieuse ne s'était pas trouvée prête pour la promulgation « faute de temps, *ob defectum temporis* ». Et qu'aurait-on donc voulu qu'il fît ? Assurément, il y aurait autant d'outrecuidance de notre part à paraître approuver qu'à paraître improuver une décision pontificale un acte souverain n'est pas sujet à l'examen des sujets où serait sa souveraineté ? Il ne doit ren­contrer que leur obéissance et leur docilité. Mais il veut aussi être défendu contre ceux qui l'attaquent. Dans le cas présent, la tâche est facile. Il y avait vingt raisons pour une de ne pas livrer le schéma en cause à un vote non précédé d'une délibération. 65:91 D'abord, le défaut d'urgence. Qui le veut peut aisé­ment savoir ce que l'Église pense de la liberté religieuse : il n'a qu'à relire le merveilleux corps de doctrine consti­tué sur ce sujet, en un siècle et demi, par les Pontifes romains ; s'il a du loisir il peut, avec un profit non moindre, étudier la conduite de l'Église depuis qu'elle est sortie des catacombes, et notamment celle des Pon­tifes romains comme Princes temporels depuis la divi­sion de la chrétienté ; s'il a du génie, l'esprit juste, et le sens catholique, il peut scruter les Écritures, tant celles de l'Ancien Testament où tout, dit saint Paul, arrivait en figures, et pour notre instruction, que celles du Nouveau Testament, avec le « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu », et le « Malheur à qui scan­dalisera un de ces petits qui croient en moi », et les malé­dictions lancées contre les Pharisiens. Bref, il n'y a peut-être pas de question de droit naturel intégré dans le droit chrétien sur laquelle le chrétien d'aujourd'hui soit plus abondamment éclairé, nous disons le chrétien moyen. Aucune déclaration conciliaire ne répandra ja­mais plus de lumière que les Encycliques de Léon XIII, ni, puisqu'il ne s'agit pas d'une définition dogmatique, n'aura plus d'autorité. -- Mais on veut autre chose ! Qui donc, *on *? Et quoi donc, *autre chose *? Certains, principalement en France, voulaient obsti­nément, voulaient puissamment, voulaient passionné­ment la Déclaration *avant la fin de 1964* ([^4]). On était au 20 novembre, à la veille même de la clôture de la troi­sième session. Voilà certainement un cas d'urgence, et d'extrême urgence. 66:91 Mais pourquoi tenaient-ils tant à cette Déclaration *avant la fin de 1964 *? Parce que 1964 était l'année centenaire de *Quanta cura* et du *Syllabus* y annexé, et que la Déclaration devait être, dans leurs désirs, l'amende honorable que l'Église doit au genre humain en expiation du *Syllabus*, et le témoignage de son bon vouloir à suivre désormais des maximes qui lui permettent « un bon COMPAGNONNAGE » avec le monde moderne. Pour qu'il fût bien clair qu'on entendait donner à la « Déclaration » la valeur d'une rétractation, on lui associait la réhabilitation de Galilée, de la naissance duquel, en 1564, le quatrième anniversaire centenaire arrivait aussi en 1964. Nous donnerions beaucoup pour que ces choses déso­lantes, ces choses meurtrissantes, n'eussent pas été dites par le P. Congar. Désolantes, meurtrissantes, mais surtout indignes d'un Concile œcuménique. Fonder une « urgence » sur de telles considérations, c'est obliger la Sagesse romaine à ralentir l'emportement des uns, l'entraînement des autres. Il faut reprendre ici l'une des plus célèbres paroles qui aient été prononcées au premier Concile du Vatican, d'attribution incertaine, mais que nous croyons être de Mgr Cousseau, évêque d'Angoulême : « Ils ont rendu nécessaire ce qu'ils ont déclaré inopportun, *quod inopportunum dixerunt, necessarium fecerunt* ». La re­prendre, mais en la retournant : « Ils ont rendu inop­portun ce qu'ils ont déclaré nécessaire, *quod necessarium dixerunt, inopportunum fecerunt* ». Il y aura certainement une Déclaration sur la Liberté religieuse ; le Saint-Père en veut une, en a annoncé une. Quelle qu'en soit la teneur, elle n'aura pas le caractère qu'elle aurait eu en 1964, *parce qu*'*elle n*'*aura pas eu lieu en 1964*. D'autres raisons prétendues de prétendue urgence, nous n'en voyons pas. 67:91 Une lettre latine adressée au Saint-Père qui sera pro­bablement célèbre aussi, si on vient à en connaître le texte authentique, mais dont on ne connaît à ce jour qu'une traduction française d'origine plus qu'étrange, assez probablement incomplète, et très probablement peu exacte, vu la difficulté qu'on éprouve à la restituer conjecturalement en latin, même en latin de tournure germanique, une lettre, disons-nous, dont le journal *Le Monde,* donnait pour signataires seize cardinaux nommé­ment désignés, faisait état, dès le 11 octobre, de mil­lions d'hommes qui attendent cette Déclaration. Mais la lettre, du moins la traduction de la lettre, ne se prononçait pas sur l' « urgence ». Ce n'était pas sa fin, laquelle n'est pas de notre pré­sent propos. Et en outre la raison tirée des millions d'hommes qui attendent la Déclaration avait déjà été alléguée en faveur de l' « urgence » sans avoir per­suadé. Vers la fin de la *deuxième* session, le rapporteur de la Commission compétente, Mgr l'Évêque de Bruges, avait formellement et solennellement attesté que, non seulement des millions d'hommes, mais l'Église, l'opi­nion publique, le monde, en somme le genre humain tout entier, attendaient la Déclaration. Or il s'agissait alors du texte *primitif* ! Il s'agissait d'un texte dont la Commission elle-même a estimé non seulement qu'il n'était pas urgent de le voter, mais qu'il avait été très opportun de ne le point voter, puisque elle-même, entre la deuxième et la troisième session, y a introduit les am­ples remaniements dont nous avons parlé plus haut. Comment ! L'Assemblée conciliaire a eu raison, au propre témoignage de la Commission, de ne pas suivre Mgr de Bruges dans sa persuasion de l' « urgence » du vote, alors qu'il restait plusieurs jours pour la délibé­ration -- car Mgr de Bruges ne demandait aucunement un vote sans délibération, et s'engageait au contraire, au nom de la Commission à travailler *jour et nuit* pour étudier les amendements éventuellement proposés -- et l'on fait maintenant crime au Souverain Pontife de n'avoir point voulu d'un vote sans délibération ? 68:91 Voilà encore de l'incroyable, de l'incroyablement ini­que, de l'incroyablement odieux. Pour la valeur de l'argument en lui-même, elle est difficile à apprécier. C'est un fait qu'il n'a emporté l'assentiment ni de l'Assemblée à la fin de la deuxième session, ni du Souverain Pontife à la fin de la troisième. Ce contre-argument à lui seul est décisif. Un autre fait vient à l'appui : entre l'invocation d'urgence énoncée par Mgr de Bruges à la fin de la deuxième session, et l'invocation d'urgence énoncée par la supplique du 20 novembre dernier, il y a onze mois et trois semaines. Pendant cet intervalle ni depuis, on ne s'est pas beau­coup aperçu que les millions d'hommes qui atten­dent la Déclaration aient été jetés dans le désespoir par le retard apporté à la composer, ni seulement aient marqué la plus légère impatience. Il n'est, hélas, que trop évident que l' « urgence » ne peut pas être prouvée par l'attente de millions d'hommes. Alors ? Alors rien. Rien de plus. Il n'y avait pas d' « urgen­ce ». La Déclaration pouvait attendre. Le Saint-Père en a jugé ainsi, et, nous tenons à le répéter, son jugement par lui-même et à lui seul suffit pour entraîner le nôtre, à nous simples fidèles. Les pages que nous venons d'écrire ne prétendent pas en être un examen préalable à notre adhésion, ce qui serait une impiété, mais en être une défense et une illustration. La Déclaration pouvait attendre. On peut même dire qu'elle devait attendre. Sans étudier publiquement sa teneur, à quoi nous ne sommes pas autorisé, nous voyons au moins deux raisons « extrinsèques » de la retarder. 69:91 En premier lieu, il faut que la Déclaration ne paraisse à aucun degré commandée dans son texte par des considérations d'opportunité. Il est malheureusement douteux que des millions d'hommes l'*attendent*, mais il est certain que tous les hommes en ont *besoin*, et plus encore ceux qui sont à naître que ceux d'aujourd'hui. Ce besoin se confond avec le besoin de vérité. Il faut donc que la célébration d'un Concile ne soit que l'*occa­sion* d'une Déclaration qui en elle-même doit être intem­porelle. Le vœu du monde, implicite tant qu'on voudra, mais véritable, vœu de nature, d'une nature humaine que le péché originel n'a blessée que pour que pût s'y insérer vitalement le greffon salutaire, c'est que l'Église de Dieu dise le vrai, dise le droit. On veut, de plusieurs côtés, qu'elle lâche ses principes, qu'elle lâche le *Sylla­bus* qu'elle lâche le *corpus* pontifical ; on veut *autre chose*, et cela, en effet, pourrait être bâclé en huit jours. Mais le genre humain a besoin de *la même chose* ; pour s'affranchir du tumulte, le Concile, lui, a besoin de temps, et le Saint-Père ne peut pas livrer aux fantaisies d'un jour l'œuvre admirable de ses prédécesseurs. En second lieu, il nous paraît qu'un vote sans déli­bération n'eût pas été de la dignité du Concile. Certai­nement, le Concile coûte cher ; on a calculé que le « prix de revient » d'une intervention de dix minutes est au moins de cent mille anciens francs ; cela pose des pro­blèmes, et c'est une grande raison pour que les Pères n'interviennent qu'à très bon escient. Dire que l'on veut que l'Église soit *enfin* (apparemment qu'elle ne l'était pas !) « l'Église des pauvres », et le dire à dix mille francs la minute, c'est faire -- que l'Église soit un peu moins « l'Église des pauvres ». Nous qui vivons parmi les pauvres et pour les pauvres, nous aurions soulagé beaucoup de pauvres avec le montant de deux interven­tions d'un même orateur dont la deuxième n'était à autre fin que de rétracter la première. 1-1= 0 ; ci : deux cent mille francs, et en vingt minutes ; c'est ce qu'il nous faut trouver pour entretenir chez nous *pen­dant un an* un petit enfant pauvre. 70:91 Brisons là-dessus, le cœur nous frémit. Mais entre le luxe des paroles vaines prohibées par le Saint Évangile, le luxe du temps gaspillé que saint Paul nous commande au contraire de *racheter* comme une denrée rare et précieuse, et une précipitation hasar­deuse, éperdue, passionnée, il y a la démarche à la fois active et sereine, la maîtrise de soi, l'énergie qui ne se dépense pas en gesticulations sans but, mais qui va à sa fin par des mouvements réglés. En certains de ses mem­bres, l'Assemblée conciliaire a paru perdre le sang-froid. Le Concile tout entier l'a gardé parce que sa Tête sou­veraine l'a gardé, l'a communiqué, l'a rétabli où il avait manqué. « Le prestige même du Pape a été atteint. » On a osé écrire cela, et le papier supporte tout mais c'est une insigne et exécrable fausseté. Le « prestige du Pape » -- (quel charabia !) -- a grandi. Grâce à lui a grandi le « prestige » du Concile, qui se fût discrédité en cédant à la poussée. Refusant de céder, Rocher inébran­lable, parlant, comme il avait annoncé qu'il le ferait, en Pasteur et en Maître, à l'heure de son choix, en la manière de son choix, « lié uniquement au Seigneur, *uni Domino devinctus* », -- expression splendide dont il souhaitait l'insertion dans la Constitution *de Eccelesia*, qui en eût été le diamant, et qui fut pitoyablement reje­tée par la majorité de la Commission, -- affranchi de toute sujétion humaine à raison même de sa totale dépendance de Dieu, le Saint-Père a préservé sa liberté, en laquelle réside toute la liberté du Concile, et, avec la liberté du Concile, c'est l'HONNEUR du Concile qu'il a courageusement, noblement, bienheureusement pré­servé. V.-A. BERTO, *Supérieur du Foyer de Jeunesse\ Notre-Dame de Joie.* 71:91 ### Le livre de Carlo Falconi par Pierre BOUTANG UN TÉMOIGNAGE auquel j'ai été sans peine et passion­nément attentif : le livre de Carlo Falconi sur la première session du Concile ([^5]). L'auteur, qui fut prêtre de l'Église de 1939 à 1950, et a cru \[devoir\] s'en détourner alors parce que, dit-il, sa foi « se réduisit alors à la croyan­ce en l'insondable mystère de Dieu » est devenu journaliste et critique littéraire. \*\*\* Je conseille au lecteur d'ouvrir d'abord le livre à la page 54, étonnante du point de vue « existentiel » qui est le sien, et lourde de mystère, elle aussi. C'est la veille de Noël 1950 ; Falconi a rompu avec l'Église ; il reçoit un coup de téléphone, comprend à peine de qui il s'agit ; on frappe à sa porte : Mgr Montini entre... Falconi parle du « malaise réciproque » éprouvé au cours de la visite. Peut-être est-ce illusion rétroactive, au moins pour les raisons qu'il en donne : cette chambre, entre le Corso et la place d'Espagne, « une véritable garçonnière, avec un divan-lit provocant, recouvert d'un damas obscur, qui proclamait sans équivoque l'usage auquel il était destiné »... 72:91 Cela ne me convainc pas. Si Mgr Montini est venu ainsi trouver, la veille de Noël, ce prêtre en rupture d'Église, c'est bien pour la raison que donne aussi Falconi, « *parce qu'il me savait seul en une circonstance comme celle-là, où la solitude pèse plus qu'en toute autre occasion* ». Tout le reste, qui justifie « le souvenir ému et irrité à la fois », et « les feintes ou contradictions » dans lesquelles le visi­teur se serait débattu, est peu sûr, ne persuade de rien. Ce qui apparaît ailleurs, c'est que le futur Paul VI ne pouvait que très bien connaître le chemin spirituel du pauvre homme à qui il rendait visite. Ce n'est pas en vain que toutes nos langues romanes ont inventé ce merveilleux « calembour » qui, de la *pietas* romaine, aux côtés de la piété, et parfois se confondant avec elle, a tiré la pitié, la « douce pitié de Dieu ». \*\*\* Or, Falconi avait participé à tous les courants qui, surtout depuis 1945, ont secoué les clercs et les intellectuels catholiques. Et si, depuis l'annonce du Concile et ses travaux préliminaires, ses observations critiques sur l'Église se sont muées en un souci bienveillant, c'est parce qu'il a cru reconnaître un pas accompli dans sa propre voie : d'une part, atténuation de tout ce qui, dans le dogme, va au-delà de « l'insondable mystère de Dieu » : d'autre part, accep­tation du « monde » avec « sa fortune et ses périls », et du « monde » en ce qu'il a de plus contraire aux normes chrétiennes (devenues « pharisiennes »), c'est-à-dire du communisme au moins comme situation-limite où réappa­raîtrait la question du pauvre et où, donc, renaîtrait l'esprit. 73:91 Mgr Montini, qui devait plus tard, comme archevêque de Milan, condamner la revue progressiste chrétienne *Adesso*, et adjurer ses dirigeants de rompre tous liens avec les groupes français de *Témoignage chrétien* et d'*Esprit*, savait ce que cette attitude spirituelle a de « généreux », de « séduisant » de presque inévitable. Mais le monde *séduit*, et Dieu *conduit*. *Le monde détourne,* mène *ailleurs*, lorsque l'hypothèse innocente est faite qu'il pourrait avoir un sens simplement coexistentiel au mystère de Dieu, sans que ce mystère le pénètre et le rende intelligible, en somme sans l'Évangile. Il y a bien là de quoi justifier une visite, même sans espérance immédiate, la veille de Noël, au pauvre prêtre emporté par ce « je ne sais quel charme » d'une histoire où le christianisme, comme chez Marx, n'est plus qu'un accident de la liberté. Séduction et « fatalité »\ du communisme Le témoignage de Falconi, poignant en ce qui le concer­ne, apprend plus encore sur les clercs le plus profondément séduits, sans que leur fidélité à l'Église soit atteinte, par le communisme. Le cas du Père Dossetti, sur qui le livre apporte des lumières très neuves, appelle l'attention. Don Giuseppe Dossetti, ancien chef d'une fraction de la gauche démocrate-chrétienne, ami de Fanfani et de La Pira, avait d'abord fondé, en 1945, une sorte d'ermitage des « frères du Verbe divin ». Deux ans après, l'ermitage deve­nait un centre d'activité politico-religieuse, animant les « chronache sociali ». Avec d'autres « petits professeurs », Dossetti se battait pour le maintien de l'alliance organique, au gouvernement et dans les syndicats, avec le commu­nisme. Les élections de 1948 allaient les réduire au combat sans espoir, et en 1952, après la disparition des *chronache,* Dossetti démissionnait du parlement. 74:91 C'est alors qu'il rencontra un prêtre pisan, ami de La Pira, Don Divo Barsotti, et commença de fonder toute son action sur une idée plus commune et puissante que l'on ne croit parmi les clercs d'Europe occidentale : « Dossetti, Lazzali (*et Barsotti*) ne nourrissaient plus de doutes sur l'irréversibilité du processus de dégradation de la société occidentale. Selon eux, le *rouleau compresseur* du commu­nisme devait passer sur l'Europe tout d'abord, mais ensuite, aussi, sur l'Amérique elle-même ; conquérir le conquérant devait être le but d'une Église complètement rénovée, née dans les souterrains du silence, de la prière, dû sacrifice. » Pourtant, Dossetti allait faire une autre expérience poli­tique, en 1956, à la demande du cardinal Lercaro : se pré­senter à Bologne contre le communisme, et s'y faire écraser noblement. Une preuve supplémentaire était ainsi faite du sens de l'histoire, unique jusqu'au baptême final du monde communisé. En 1959, le cardinal Lercaro ordonnait prêtre Dossetti, qui prenait possession avec quelques frères d'un couvent abandonné à Monteveglia, non loin de Bologne. Mais Falconi assure que cette retraite ne l'empêcha point d'exercer une influence immense et secrète sur la « réor­ganisation » du diocèse, et conclut, d'un propos tenu au cours d'une visite qu'il lui rendit, « est-il possible que ce moine qui, si manifestement, connaît un état de paix et de mortification, soit déjà si près de se libérer du joug théo­logique » ? Un « courant » catholique\ fasciné par le communisme L'aventure spirituelle, non terminée, du P. Dossetti prouve que le « charme » du communisme agit de manières très diverses, mais presque *fatales* en Occident chrétien L'idée que le communisme triomphera finalement a sans doute été conçue dans les années quarante, où elle n'avait pas d'invraisemblance historique. Mais elle a résisté à tou­tes les variations et surprises de l'histoire. Les « nouvelles forces catholiques » dont parle Gilles Martinet ne lui pa­raissent importantes que, précisément, dans la perspective de mutations, de « renaissances » du communisme en Euro­pe et ailleurs. Pourquoi ? Parce que ce sont ces forces catholiques qui : 1) « croient » par une sorte de perversion et transposition de leur propre foi au « temporel » des autres, à de tels réveils ; et, 2), pourraient les faire com­prendre ou admettre, la tolérance des communistes rénovés à l'égard de la croyance en l'insondable mystère de Dieu (pourvu qu'il reste insondable et insondé) étant le gage de leur bonne volonté. 75:91 Le cas du P. Dossetti, comme celui, différent, de La Pira, sont-ils des cas extrêmes ? Nullement. C'est un gros courant, très commun, parmi les clercs, qui les entraîne à croire, avec *toutes* les nuances intermédiaires entre l'hor­reur et l'active espérance, à *quelque* forme de triomphe du communisme. « Nous vous enterrerons », leur criait Krouchtchev, comme à l'ensemble des sociétés bourgeoi­ses. Nos clercs ne disaient, ne disent pas non. D'une part, ils murmuraient : « Vous savez, nous autres, nous ne som­mes pas du tout solidaires de ce que vous voulez enterrer. » Et ils ajoutaient *in petto* : « Vous *nous* enterrerez ; mais nous *vous* baptiserons. » \*\*\* Autrement dit, la « méthode indirecte » d'évangélisation du monde a fait des progrès énormes, depuis vingt ans dans la conscience chrétienne. Une évangélisation *directe* visant à « accomplir » chaque société, donnée selon le message du Christ, n'est plus guère imaginée par des catho­liques réfléchis. Cela supposerait en effet que cette société pût être considérée autrement que comme « à enterrer », qu'elle ne dût pas d'abord être enfoncée et recouverte par la « praxis » et que les chrétiens qui lui appartiennent eussent le droit de se défendre contre cette « praxis », de combattre ceux qui les « enterrent » ; et cela, non parce qu'ils pensent que le « monde » « bourgeois » ou « capita­liste » est bon, mais parce que la « praxis » révolutionnaire, à supposer qu'elle le rende meilleur, commence par interdire que ce meilleur soit chrétien, le modèle, selon les événements de l'incarnation et de la rédemption. Les marxistes sont, en effet, d'incroyables séducteurs ! Ils assurent bien qu'en un sens leur « enterrement » du capitalisme est un accomplissement, qu'il en sauve et transmue tout l'héritage positif. Mais ils demandent aux chrétiens et obtiennent d'eux le reniement, la négation simple, de cette société qui a pourtant *coexisté* pendant deux mille ans bientôt (féodale, bourgeoise ou capitaliste), avec le christianisme. 76:91 Ce tour de passe-passe est rendu possible, et même honorable, par la naïveté de théologiens (libérés du « joug », comme dit Falconi), qui confondent l' « universalité scien­tifique » avec le souffle de la Pentecôte, et la « praxis » marxiste avec la charité du Christ. Non, ils ne confondent pas : ils jugent que les uns (science et « praxis ») peuvent rendre les autres provisoirement inutiles. Le P. Dubarle est dans ce cas. Son honnêteté ni sa piété ne sont en cause ; mais, l'autre année, nous devions relever ses affirmations monstrueuses sur l'inutilité de la prédica­tion de l'Évangile aux savants qui participent de l'esprit ([^6]). Son dernier livre, « Pour un dialogue avec le marxis­me », a provoqué une mise au point, hélas *écrasante*, du P. Philippe de la Trinité ([^7]). Le P. Philippe cite ce texte : « *Dans sa liaison avec la morale, la* praxis *marxiste réussit à poser un fondement -- je pèse ici mes mots --, un fonde­ment authentique, valable en nature et en raison, d*'*une morale véritablement morale, d*'*une morale qu*'*il est possi­ble, à partir de là, d*'*édifier de façon justifiable dans ses dimensions historiques* »*.* Cette morale, et cette *praxis,* se fondent sur l'idée de l'aliénation religieuse, et la nécessité de guérir les « alié­nés » par religion... Pierre BOUTANG. 77:91 ### Prêtres perdus de l'Algérie française par Jean LOISEAU Jean Loiseau, qui a publié aux Éditions France‑Empire le livre : « Pied‑Noir, mon frère », va y publier un nou­vel ouvrage : « Prêtres perdus ». Il nous donne quelques extraits de l'introduction et du chapitre III. LE DRAME VÉCU ces dernières années par les « Officiers Perdus » a été exposé par une pléiade d'auteurs courageux. Celui des « PRÊTRES PERDUS » est jus­qu'ici, comme les intéressés eux-mêmes, resté dans l'ombre. Que l'on me comprenne bien ! Il ne peut y avoir de confusions avec certains « PRÊTRES PERDUS »... « pour tou­jours », pour l'Église, comme hélas ! cela s'est vu avec quelques Prêtres-ouvriers. Mais pourquoi faire sortir ce drame de l'ombre ? La page de l'ALGÉRIE FRANÇAISE n'est-elle pas définitivement arrachée ? Je le sais. Je mets ici le doigt sur la plaie la plus vive de l'ensemble du drame algérien. Comme tout drame col­lectif, ce drame a -- et aura encore longtemps -- des séquelles. La séquelle spirituelle est de beaucoup la plus délicate. Dans un hebdomadaire parisien, qui défend, envers et contre tout, les justes causes, on a pu lire cette question : 78:91 « SERAIT-IL POSSIBLE QUE, CHASSÉS D'AFRIQUE PAR L'ISLAM, DES PRÊTRES CATHOLIQUES SE SENTENT EN TERRE ÉTRAN­GÈRE EN FRANCE ? » A vrai dire, si pénible que cela soit à constater, c'est la décision de la France elle-même qui chasse d'Algérie ces prêtres, et nous n'avons pas à en être fiers ! C'est là tout le problème. La vérité n'est pas bonne à dire. Aussi y a-t-il de fortes chances pour que ce livre provoque quelques remous. Pourtant je l'écris sans haine et sans colère en m'efforçant de considérer que seuls les faits comptent. Selon la pertinente remarque d'un de mes correspon­dants, cette absence de prévention est aujourd'hui « *l'unique possibilité de dissiper peu à peu ces nuées opaques et noci­ves par lesquelles, heure par heure, les tout-puissants moyens d'État aveuglent et corrompent la conscience d'un peuple réputé clairvoyant. Car ces moyens sont à ce point insinuants, si machiavélique est l'esprit qui les oriente et si déterminée la volonté qui les contrôle, que l'on est en droit de redouter une déformation définitive de la vérité* ». Oui, nous sommes tombés là. Mais cette déformation définitive, ne faut-il pas à tout prix l'éviter ? Maintenant que les Pieds-Noirs sont physiquement présents parmi nous, les honteux slogans qui furent lancés contre eux à leur arrivée sur l'hexagone ont complètement disparu. \*\*\* J'ai essayé, à ma manière, de les présenter tels qu'ils étaient. Voilà pourquoi mon livre « PIED NOIR MON FRÈRE » a été considéré par beaucoup de Français de France, comme une « introduction à la compréhension ». Comment supporter que les Prêtres réfugiés d'Algérie soient encore plus mal connus que les Pieds-Noirs ? Ne les ai-je pas vus à l'œuvre au temps de l'Algérie d'avant guerre, n'ai-je pas vécu avec eux les heures tragiques, de l'Algérie combattante, alors qu'Alger était la capitale de la France en guerre ? Je me suis efforcé de les suivre pendant ces longues et tristes années de l'affreuse guerre d'Algérie. Ils étaient alors « à la vie, à la mort » avec leurs paroissiens. Après le décrochage, machiavéliquement préparé par des hommes sans cœur, j'ai essayé de les retrouver en notre ingrate Métropole. 79:91 Fait qu'il convient de souligner, à l'instar des commandants de navire en détresse, les Prêtres d'Algé­rie ont quitté leur poste au tout dernier moment, après « la dispersion du troupeau » et « lorsque le pasteur a vu s'é­loigner les uns après les autres ses paroissiens les plus fidèles ». \*\*\* A peine arrivés sur l'hexagone, la première action des « Prêtres Perdus » a été d'essayer de prendre contact avec leur paroisse disséminée aux quatre coins de France. Il est difficile à notre dure époque de trouver une chaîne d'affec­tion aussi touchante, que celle qu'ils créèrent ainsi. Les plus heureux d'entre eux sont ceux qui continuent à recevoir une volumineuse correspondance... et trouvent toujours les moyens d'y répondre. Il y a des « Prêtres Perdus » qui, ne se contentant pas des contacts par correspondance, ont recherché les contacts directs en rendant visite à la majorité de leurs anciens paroissiens : j'en connais un qui a ainsi fait un nouveau « Chemin de Croix » de plus de... 300 stations. A chacune des dites stations, à défaut d'autre chose, il laissait parler son cœur. De telles visites ne sont guère faciles. Quant aux « choses vues » elles dépassent souvent l'entendement. Il me souvient qu'une revue catholique vue au moment de l'exode portait sur sa couverture la plage arrière d'un paquebot. Près du drapeau tricolore, quelques jeunes Pieds-Noirs regardaient avec tristesse s'éloigner Alger la blanche... Sous cette photo, on pouvait lire la phrase suivante : « EN ALGÉRIE, PAS PLUS QU'AILLEURS LE DESTIN DU CHRIS­TIANISME N'EST LIÉ A CELUI DU DRAPEAU FRANÇAIS ! » J'ai vu un « PRÊTRE PERDU » pleurer en lisant ce texte. Ensemble nous avons malgré tout osé aller plus loin et voici que nous avons lu ([^8]) : « DES FOUS FAUSSEMENT GÉNÉREUX AVAIENT RÊVÉ DE CONSTRUIRE UNE FRANCE NATIONALISTE QUI, CONTRE LE DÉSIR DES INTÉRESSÉS, SERAIT ALLÉE DE DUNKERQUE A TAMANRAS­SET. CETTE CHIMÈRE MEURT AU MOMENT MÊME OÙ PARAÎT CE NUMÉRO. 80:91 NOUS AVONS CONTRIBUÉ A LA TUER. NOUS NOUS PROPOSONS DE METTRE A LA PLACE DE CETTE HALLUCINATION QUI S'EST RÉVÉLÉE SANGLANTE, UN PROJET PACIFIQUE ET BIEN PLUS GRANDIOSE. » Essayons de nous mettre à la place du prêtre réfugié qui a lu un tel texte... Comment ne pas réagir en face d'un tel aveu, au moment même où l'ALGÉRIE FRANÇAISE mour­rait officiellement ? Pendant des années, ce même prêtre avait été ébranlé par l'attitude de l' « Église légale, agissante et parlante, celle des revues et journaux, celle des mouvements d'Action Catholique et des équipes sacerdotales ou laïques ». En Algérie française, il avait cru bien faire en défen­dant avec ses confrères (quelques rares exceptions mises à part, et sur lesquelles nous reviendrons), la triple cause de l'ALGÉRIE, de la FRANCE, de l'ÉGLISE. Pour lui, cette triple cause était un tout : l'Algérie française assassinée, c'était la France blessée et l'Église catholique contrainte à se replier elle aussi sur l'hexagone. Heureusement pour eux, tous les « Prêtres Perdus » n'ont pas lu cette prose... D'aucuns eurent à souffrir d'une sorte de suspicion au sein de leur propre famille. Dès les premiers contacts avec leurs confrères métropolitains (à part les exceptions heu­reuses qu'il serait injuste de ne pas reconnaître), ils avaient les uns et les autres, l'impression d'être « mis en quarantaine » d'être « l'invité du bout de table »... Le mot « ALGÉ­RIE FRANÇAISE » qui représentait tant pour eux, était à jamais banni des conversations. Enfin, à toute occasion, on leur faisait comprendre qu'ils avaient intérêt à ne plus parler « de cela », comme si avoir combattu pour cette triple cause était devenu subitement un crime... Repliés sur eux-mêmes, placés dans une geôle de silence imprévue, les « PRÊTRES PERDUS » ont tout accepté. Mon regretté ami, Joseph Hours osa écrire un jour que le drame algérien, au sein de l'Église Catholique en France, *c'était une seconde séparation*. Il avait vu juste. La guerre d'Algérie a fait beaucoup de victimes. Elle dépasse en horreur ce que l'on peut imaginer. Le silence maintenu notamment sur les enlèvements est accablant pour notre génération. Dans ces enlèvements il y a des prêtres. On a désormais la certitude que certains sont morts en martyrs... 81:91 Les pertes de substance sont énormes, non seulement pour la France, mais pour l'Europe, pour tout le Monde Libre. Jour après jour, ce tragique bilan se précise. Un tel bilan n'est certes pas à l'honneur de ceux qui se vantaient le 1^er^ juillet 1962 d'avoir « contribué à tuer cette chimère » qu'était à leurs yeux l'ALGÉRIE FRANÇAISE. Quelle que soit la valeur des hommes disparus à jamais, quels que soient les chiffres des pertes matérielles, *tout cela n'est rien* à côté de la grave crise spirituelle provo­quée par le drame algérien. Lorsque les historiens écriront, dans le calme des pas­sions, cette terrible page qui va de la sombre Toussaint 1954 aux sinistres jours de juillet 1962, ils seront sans au­cun doute horrifiés par l'attitude des forces spirituelles de notre malheureux pays. Jusqu'aux derniers moments les prêtres d'Algérie ont espéré contre l'espoir. Lorsque tout s'est effondré, lors­qu'ils ont vu des officiers français rester passifs devant les enlèvements et oser dire « Nous N'AVONS PAS D'ORDRES POUR POURSUIVRE LES RAVISSEURS », ils ont réalisé comme les Pieds-Noirs qu'ils avaient été odieusement trompés. Mais qu'un tel génocide soit couvert par des moralistes, soit même entériné par leurs chefs hiérarchiques, cela pa­raissait à leurs yeux invraisemblable et pourtant cela fut. \*\*\* Maintenant que le pire du pire est arrivé, maintenant que le Christianisme est rejeté de la terre de saint Augus­tin, ayons le courage de faire le point : sans cette aide aveugle à la rébellion, sans cette stupide et inutile option, l'Algérie serait encore française. Sans la plume des Hour­din de service, la conscience française se serait révoltée. Tous ceux qui ont approché les Prêtres réfugiés d'Algé­rie savent fort bien que ces prêtres sont peinés, pour ne pas dire horrifiés, par l'état d'esprit qu'ils ont trouvé chez cer­tains de leurs confrères métropolitains. « *La vérité, me dit un vieil ami Pied-Noir, c'est que les* « *Prêtres Perdus* »*, ce ne sont pas ceux qui viennent d'Algérie, ce sont les autres !* » \*\*\* 82:91 Afin de mieux situer l'énorme et difficile tâche à la­quelle les Prêtres d'Algérie avaient à faire, il nous parut nécessaire de jeter un regard en arrière : *toutes les initia­tives d*'*approche du Monde Arabe ont été longtemps des initiatives privées.* Sur le plan ecclésial, comme en haut lieu, sur le plan gouvernemental, on s'est fort peu préoc­cupé de la spécialisation requise pour l'aborder avec quel­que chance de succès. Les Prêtres d'Algérie pendant de longues années ont été les premiers à souffrir de cet état de fait. Ils sont aujourd'hui les premières victimes de cette carence officielle. Le 1^er^ juillet 1962 un trait a été volontairement tiré par la France sur son œuvre en Méditerranée. Il est donc néces­saire également de souligner deux faits qui en sont les con­séquences : la vie au ralenti des paroisses en Algérie algé­rienne où les BERGERS, sont hélas ! SANS TROUPEAUX ; et la vie spirituelle difficile des Pieds-Noirs sur l'hexagone, à la recherche de leurs anciens Curés. Cette phase, qu'il faut souhaiter *provisoire,* est bien celle du TROUPEAU séparé de ses BERGERS. Les prêtres d'Algérie, comme tous les Pieds-Noirs, ont beaucoup souffert moralement à leur arrivée parmi nous. Très rares sont ceux qui ont entendu ces paroles : « *De tout cœur, mon Cher Confrère, je m*'*associe à vos souf­frances et réalise ce par quoi vous êtes passé.* » Ces quelques mots auraient suffi pour arranger bien des choses... \*\*\* Au cours de l'été 1964 des prêtres réfugiés d'Algérie se sont réunis à Nîmes. Ils ont eu le courage d'élaborer une note sur cet accueil et sur le problème posé par les Pieds-Noirs catholiques pratiquants. L'éditorial de la revue ITINÉRAIRES de novembre 1964 a été consacré à ce grave problème. Depuis cette réunion de Nîmes de nombreux prêtres d'Algérie ont quitté définitivement leur poste. Chaque année nouvelle pose un nouveau problème d'intégration dans le clergé métropolitain. Dans chaque cas on trouve les mêmes difficultés : le prêtre Pied-Noir semble « jugé d'avance ». On l'accepte parce qu'il faut bien l'accepter, mais c'est toujours avec réticence et le malaise s'étend. 83:91 Je n'ai pas la prétention d'avoir contacté tous les Prêtres Réfugiés d'Algérie, mais en quelques mois j'en ai vu un très grand nombre. Après chaque entretien je pen­sais à cette phrase d'Huxley : « *Les faits ne cessent pas d*'*exister parce qu*'*on les passe sous silence.* » Rompre le silence, à une époque comme la nôtre, cela est difficile. Si je suis venu à bout des difficultés, c'est que j'ai senti, au plus profond de moi-même, que le drame algé­rien avait fait des ravages dans l'Église de France comme parmi tous les Français. Au fur et à mesure du développement des tendances opposées à propos de l'Algérie française, cette « guerre dans l'Église » s'est aggravée. La fin de la guerre d'Algérie a été, qu'on le veuille ou non, une victoire pour la tendance progressiste. Les représentants de l'autre tendance font figure de « vaincus ». Dans un tel climat le drame qui fit les « Officiers Perdus » fait aussi les « Prêtres Perdus ». \*\*\* J'ai voulu enregistrer les faits. Cela m'a amené à voir beaucoup de prêtres, à écrire à un grand nombre d'entre eux. Dans ce drame des « Prêtres Perdus », j'ai senti que le « point de saturation » était souvent atteint chez les Bergers, comme nous l'avons constaté dans leur troupeau. Après plusieurs mois d'attente dans un poste presque humiliant comparativement au ministère qui lui était con­fié en Algérie, un « Prêtre Perdu » reçoit enfin la nomina­tion tant attendue dans une paroisse de France. En arri­vant dans sa nouvelle sacristie, quelle ne fut pas sa sur­prise de constater que son prédécesseur avait emporté avec lui tous les ornements. Dans le détail, il avait pratiqué la politique de la « terre brûlée ». Bien pire, au cours d'une visite éclair chez ses anciens paroissiens il osa les mettre en garde contre le successeur Pied-Noir, en déclarant des choses aimables dans ce style : « Les curés Pieds-Noirs n'ont pas à faire la loi ici ! » 84:91 En fait de loi, ce « Prêtre Perdu » n'a eu qu'un objectif : réussir au maximum dans son nouveau ministère. Mais pour réussir, il faut réunir un certain nombre d'éléments. La possession d'ornements sacerdotaux est l'un des princi­paux. Par un miracle de la solidarité qu'ont entre eux les Prêtres réfugiés d'Algérie, lorsque l'un d'eux, très âgé, eût connaissance de ce fait il fit remettre à son confrère la totalité de ses ornements qu'il venait de sauver de sa pa­roisse. Depuis, dans cette petite commune, les slogans calomnieux contre les Prêtres d'Algérie ont définitivement disparu : une communauté chrétienne revit et progresse jour après jour. L'accueil de la part du Clergé de France a été hostile ou amical, selon les convictions de chacun. Fait significatif, l'hostilité a été surtout le fait des aumô­niers d'Action catholique. Dans une réunion officielle d'A.C. en banlieue parisienne, à laquelle assistait un « Prêtre perdu », pour s'initier à l'aumônerie d'une section de l'A.C.O. (Action Catholique Ouvrière), voici ce qui fut dit par le responsable dirigeant les discussions : « *Maintenant nous sommes bien vus par les camarades communistes, ils ne font plus de différence entre les ouvriers A.C.O. et leurs autres amis depuis que nous les avons aidés à régler la question algérienne. Nous pouvons parler de Dieu ou de l'Église, ils ne se moquent plus de nous. Nous sommes bien acceptés : c'est un succès pour l'A.C.O.* » Le Curé aumônier confirme cette singulière déclaration en renchérissant même : « *C'est un succès pour l'Église : l'A.C.O. peut faire son apostolat en milieu ouvrier, on reconnaît enfin que nous formons de vrais militants ouvriers. Nous sommes heureux d'avoir aidé les communistes à régler la question algérienne.* » Ceci fut dit, en mars 1963, dans une paroisse de Seine-et-Oise, devant un prêtre réfugié d'Algérie dont l'Église a été saccagée. Avouons qu'une telle prise de contact avait là aussi un caractère de défi. Et cependant le « Prêtre per­du » en question, fidèle à la parole donnée à ses supérieurs, supporta cette rafale crypto-communiste sans répondre. Il se renseigna dans sa stupeur auprès des confrères du voi­sinage, et l'ensemble l'assura que cette position était cou­rante dans l'A.C.O. « Aidez-moi ! Aidez-nous ! » m'écrivait un autre « Prê­tre perdu », à qui les pouvoirs élémentaires pour exercer normalement son apostolat venaient d'être à nouveau refusés. 85:91 Si le verset du « Psaume 125 » est toujours vrai « Ceux qui sèment dans les larmes moissonnent en chantant » quelle moisson nous préparent aujourd'hui ces malheu­reux prêtres ! La « séparation » de l'Église de France est tellement profonde qu'un prêtre réfugié d'Algérie peut œuvrer pen­dant des mois dans une nouvelle paroisse avant d'être com­pris par les métropolitains. « Nous ne parvenons pas à vous comprendre, Monsieur le Curé, disait à l'un d'eux une femme de notable rural très engagée dans l'Action catho­lique, « *Vous nous parlez un autre langage : vous nous remerciez d'être venus à telle ou telle cérémonie, vous nous incitez à refaire des processions : pourquoi revenir en arrière, alors que tout nous incite à aller en avant ?* » Il faut bien le dire parce que c'est vrai : les prêtres réfugiés d'Algérie, en débarquant sur l'hexagone, sans plan minutieusement préparé, sans coordination d'efforts, dans une sorte d'improvisation absolue, ont été à la fois des gêneurs et des gênants. Gêneurs par leur allergie natu­relle au progressisme chrétien, gênants parce que témoins d'horribles événements, ils se font un devoir de rétablir la vérité. Dans une réunion d'étudiants en médecine de la Faculté de Lyon, un aumônier catholique n'hésite pas à qualifier les prêtres Pieds-Noirs d'*irrécupérables*. Que veut-il dire par là ? S'il s'agit du progressisme chrétien, ces prêtres réfugiés d'Algérie sont, je le lui concède, manifestement irrécupérables. Le fait pour la majorité du Clergé métropolitain de refuser tout accueil au témoignage des « Prêtres perdus » démontre l'importance de son intoxication. La meilleure preuve est que dans les régions où cette intoxication n'a pas pu jouer, faute de sujets, c'est-à-dire dans les régions sans prêtre, l'intégration du Prêtre d'Algérie se fait plus aisément. \*\*\* Je connais un « prêtre perdu » qui après avoir tourné en rond sur l'hexagone pendant de longs mois a eu la chance d'être nommé dans un coin de France déchristia­nisé. La population n'était guère pratiquante et tout à fait ignorante des problèmes soulevés par le drame algérien. 86:91 D'ailleurs pour beaucoup de Français ce drame ne s'est-il pas uniquement cristallisé sur la mobilisation du fils en Algérie ? Le jour de son installation dans sa nouvelle paroisse, ce prêtre a vu affluer un très grand nombre de Pieds-Noirs de la région parmi lesquels quatre-vingts de ses anciens paroissiens. Quel événement pour le pays ! Pour être présents ce jour-là plusieurs Pieds-Noirs n'avaient pas hésité à faire plusieurs centaines de kilomètres. Depuis, une messe mensuelle pour les intentions des Pieds-Noirs de la région est dite par ce prêtre. Toujours très suivie, cette messe est un sujet d'édification pour les quelques fidèles autochtones. Quelques mois après son installation le dynamique curé a inauguré dans le jardin de son presbytère une grotte de Lourdes dont la statue avait été ramenée d'Algérie par ses propres soins. Mais la cérémonie la plus édifiante fut celle de la consécration d'une cloche neuve qui coïncida avec la mise en place d'une autre cloche transportée d'Algérie par un ancien paroissien pied-noir. Ceux qui ont vu au grand Séminaire de Kouba les nombreuses cloches du dio­cèse d'Alger, alignées sous les arbres avec tristesse, au­raient été heureux d'assister à une telle cérémonie. « *Le coup des cloches, m*'*a dit un* « *prêtre-perdu* » *est un vrai coup au cœur !* » Eh bien ! ce désastre spirituel est réparé jour après jour, par étapes. Malheureusement ce genre de « réparations » reste trop dans l'ombre. C'est ainsi que les habitants de Colmar ont pu entendre à l'issue de la messe de 11 heures, le 11 novembre 1964, les cloches de l'église de Bou-Tlélis remontées dans la chapelle Saint-Vincent-de-Paul. \*\*\* Au moment de l'exode les gens âgés ont été beaucoup plus touchés que les autres. Certains d'entre eux ont même préféré attendre la mort en terre algérienne plutôt que de rentrer en France. Pour les prêtres âgés, quitter cette terre sur laquelle ils avaient donné le meilleur d'eux-mêmes fut une grande douleur. Dans les premières semaines de leur arrivée en Métropole n'ayant souvent aucune demeure stable ou familiale, ils ont mené une véritable vie errante. 87:91 Combien d'entre eux ont fait le tour de France pour aller embrasser d'anciens paroissiens ? Les intempéries et les malaises physiques sont venus compliquer leur existence. Leur seul réconfort, ils l'ont trouvé dans le soutien d'amis sûrs ou dans l'aide efficace de plus jeunes confrères. Ah ! si un mécène français ami de notre ancienne province, pouvait un jour ouvrir une « maison de retraite » des vieux prêtres pieds-noirs dans une région ensoleillée, quel ser­vice il leur rendrait ! Au lieu de se sentir isolés... ou in­compris, ces vieux prêtres pieds-noirs pourraient mutuel­lement se soutenir. L'un de ces vétérans du Clergé algérien (86 ans en 1964), après avoir atterri dans une cure d'une petite paroisse de Haute-Garonne, n'a pas voulu malgré son grand âge selon ses propres termes, « s'éterniser » chez M. le Curé. Il a loué une petite maison où il vit aujourd'hui avec un vieux pê­cheur de la côte algérienne et une parente. « *Mon bon Curé m*'*a donné son cœur,* aime-t-il à répéter, *je lui ai donné le mien et nous faisons une bonne paire d*'*amis, je lui rends quelques petits services dans la mesure de mes possibilités. Le curé-doyen m*'*invite à toutes les conférences, à toutes les retraites-récollection* : *je m*'*en félicite parce que ces réu­nions me permettent de refaire mon* « *plein* » *de forces spirituelles et morales.* » \*\*\* Le problème de la solitude est aussi angoissant chez les plus jeunes prêtres d'Algérie que chez les plus vieux. Pour beaucoup de ces jeunes prêtres le contact de l'exode fut le premier avec l'hexagone. En dépit de la maturité que leur a donné la vie des dernières années en Algérie ils sont unanimes à reconnaître qu'ils ont plus que jamais besoin d'être soutenus. Le temps n'est plus où certaines voix osaient dire que le clergé algérien était de deuxième zone et peu intéres­sant. Dans le chaos actuel des esprits, par sa volonté de cohésion et de solidarité, ce clergé donne une leçon à tous les chrétiens de France. En prenant comme il l'a fait si courageusement la défense des pieds-noirs catholiques, le Clergé algérien a con­quis la sympathie de beaucoup de ses confrères métropoli­tains. 88:91 Voici ce qu'un prêtre de France (mais qui avait passé de nombreuses années en Algérie) a eu le civisme de recon­naître après la réunion des prêtres pieds-noirs de Nîmes en juillet 1964 : « *J*'*ai la et relu avec grand intérêt le rapport que vous adressez à l*'*Épiscopat de France, il est souvent une protes­tation, un cri indigné et douloureux devant l*'*incompréhen­sion de beaucoup. La propagande était constamment ali­mentée de calomnies dans la presse française, même dans certaine presse qui aurait dû avoir assez de respect des Français d*'*Algérie qui souffraient pour ne pas y ajouter des calomnies sans contrôle. J*'*ai vu plusieurs fois dans des milieux ecclésiastiques, de religieuses surtout, colère et haine contre vous tous sans exception. Vous étiez tous des O.A.S., vous tiriez sur des soldats français qui allaient vous défendre, etc*. *J*'*ai essayé vainement de vous défendre* : *c*'*est moi qui mentais, puisque tel journal affirmait le con­traire* !... *J*'*ai entendu plusieurs religieuses, repliées d*'*Algé­rie, m'assurer qu*'*elles sont habituellement brimées par leurs compagnes de France qu*'*elles ont rejointes. Il fallait que quelqu*'*un sans soupçon d*'*arrière-pensée politique prenne la défense des pieds-noirs. Vous, leurs prêtres, vous l*'*avez fait avec objectivité et avec courage, soyez-en félicités !* » Si l'ensemble du clergé de la Métropole avait eu la même réaction, il n'y aurait pas de problème de « PRÊTRES PER­DUS ». L'accueil au clergé algérien aurait été charitable dans toute l'acception du mot. Cet accueil, je l'ai déjà sou­ligné, a été extrêmement varié : dans quelques diocèses comme ceux de Toulouse, Marseille, Grenoble et Metz, il fut excellent. Dans beaucoup trop de diocèses il fut réservé et dans certains froid sinon méfiant. Cette disparité d'attitudes a plusieurs raisons. La pre­mière est la mise en condition de la Métropole contre le Pied-Noir en général, qu'il soit ou non ecclésiastique. Mais il faut avouer également que le trop grand nombre de « PRÊTRES PERDUS » y est pour quelque chose. Cela choque à une époque où la crise des vocations sacerdotales n'est pas un vain mot... Et puis, en dehors des difficultés propres à tous les réfugiés, il faut reconnaître qu'exercer un minis­tère sacerdotal en Algérie souffrante, dans des conditions exceptionnelles que seuls ceux qui ont vécu ce temps barbare peuvent réaliser, cela ne facilite guère une transplan­tation dans la Métropole. 89:91 Il était fatal qu'une telle transplantation soit une cause de perturbations profondes dans l'esprit et le cœur du prêtre réfugié d'Algérie. D'aucuns en sont tombés malades, moralement plus que physiquement. Il eût été normal que leurs confrères de France qui n'avaient pas souffert fassent un effort de compréhension. Le long silence de la hiérar­chie catholique n'a pas arrangé les choses... Si les Prêtres réfugiés d'Algérie avaient fait preuve, à leur arrivée en France d'une certaine exigence, l'accueil réservé qu'ils ont, en général, reçu pourrait s'expliquer, mais ce ne fut pas le cas. Contrairement à certaines calom­nies ils n'aiment pas le bruit tapageur des gens et des choses ; ils ont en outre un trop grand respect de l'auto­rité pour oser prendre une attitude en flèche. Lorsque cer­tains d'entre eux ont voulu « ensemble faire le point » à Nîmes ils n'ont pas joué « les clandestins ». Cette rencon­tre amicale s'est faite en présence d'un représentant qua­lifié de l'épiscopat français et en accord avec le Nonce Apostolique à Paris. Je connais suffisamment de prêtres réfugiés pour prétendre qu'ils ne recherchent en aucune manière à diviser l'Église. Leur but est de la servir *mais dans le respect de la vérité.* Jean LOISEAU. 90:91 ### Images et problèmes d'Amérique du Sud par Jean-Marc DUFOUR SUR LA TABLE DU RESTAURANT, une chose, en papier d'alu­minium, représentant quelques feuilles bizarres, une bougie tout en métal -- la flamme aussi, mais peinte -- quelques boules et deux pommes de pin trempées dans la peinture d'argent, rappellent au voyageur que c'est le temps de Noël. Dans toute cette Amérique Centrale que je viens de tra­verser à nouveau, des décorations, des arbres symboliques -- bien souvent à l'image d'arbres de nos pays -- des illu­minations, annoncent elles aussi que bientôt ce sera Noël. Dans toute cette partie du monde la fête de la Nativité se prépare avec une ferveur religieuse dont je ne me sens ni goût, ni qualité pour juger. Mais en même temps, les apprêts d'une fête familiale s'étalent aux éventaires des magasins, aux boutiques éphémères qui encombrent, ici ou là, les trottoirs ; ceux d'une fête publique aussi dont les illuminations, les décors, se répètent au long des rues. C'est seulement cet aspect extérieur et populaire de Noël que je tenterai de décrire. \*\*\* A Mexico, dans le soir couleur de fumée, les grands arbres du Parc Almeda se transforment brusquement, illu­minés par une multitude de petites lampes électriques, rouges ici, jaunes là, vertes ailleurs, ou bleues, toutes couleurs mêlées dans un autre ; cette infinité de pauvres étoiles à portée de main crée un décor d'un autre monde. 91:91 Dans les rues, d'autres illuminations s'étendent d'un côté à l'autre de la chaussée ; ailleurs, d'étranges motifs, tirés directement des pages de publicité des magazines populaires nord-américains : cloches d'argent, étoiles ou lanternes de métal coloré, curieusement suspendues au moyen de volutes 1900, aux poteaux des becs électriques. Dès le premier décembre, cette partie du décor était en place, et le licencié Diaz Ordaz en bénéficia le jour de sa prise de fonctions, tandis que dans les vitrines, les « cala­veras » les squelettes du jour des morts, jouant ici de la harpe, là du violon, chevauchant là un squelette de cheval, regardaient encore passer les badauds. Ces « calaveras » je devais les retrouver à Quetzalcas­tenango, aux frontières du pays Maya. A la porte du res­taurant des enfants guatémaltèques chantaient des hymnes de Noël, et à chaque passant ils tendaient la « calavera » qu'ils tenaient entre leurs mains : une gourde découpée, dont le dessin ébauchait une tête de mort, et à l'intérieur, de laquelle brûlait une bougie. Chacun glissait une pièce dans cette tirelire d'avant l'invention du papier monnaie. Dans le même Guatemala, l'imagerie nord-américaine réapparaît, en pleine capitale, avec une publicité géante et animée, qui fait rire aux éclats un « Santa Claus » der­rière son chariot traîné de rennes. A côté de moi se trou­vaient deux indiennes Mayas venues de leurs montagnes qui contemplaient le spectacle et écoutaient les paroles enregistrées que diffusaient les haut parleurs, sans rien comprendre, visiblement, de toute cette mimique et de tout ce vacarme. Mais dans les vitrines de magasins les poupées d'un franc ne sont pas uniquement « Made in U.S.A ». Mes Indiennes peuvent y reconnaître le costume quotidien de leur village, et les fardeaux et les outils habituels. 92:91 Au Salvador, les mêmes motifs de clinquant -- ou leurs frères -- qu'à Mexico, sont suspendus au milieu du Paseo General Escalon. Et dans les boutiques, les « piñatas », les grandes poupées creuses habillées de papier de couleur, que l'on brise pour en tirer les bonbons et les pièces de mon­naies dont elles sont remplies, les « piñatas » représentent bien plus les animaux de Walt Disney que les motifs tra­ditionnels. Mais un soir un concert étonnant m'attira dans la rue. C'était une procession : Notre-Dame de la Guadalupe et saint Joseph étaient portés dans les rues, précédés de quel­ques violons et trompettes et directement suivis des en­fants du quartier sifflant à perdre haleine, parce que telle est la tradition. Quelques nord-américains, sortis en même temps que moi de l'hôtel, contemplaient avec ironie ce spectacle, et on les eût profondément choqués en leur rappelant que le jazz, qu'ils écoutaient à longueur de journée, et dont ils étaient visiblement si fiers, et ces « gospels ». -- qu'ils n'écoutaient pas étaient nés de quelques musiciens populaires jouant au coin, des rues, et des cérémonies reli­gieuses des noirs du Sud. Tout cela devait disparaître à Costa Rica. Nulle trace d'artisanat, ni de création populaire. Les petites boutiques montées autour de la place centrale -- comme sur les grands boulevards à Paris -- offrent aux familles des objets strictement standardisés : jouets en plastique, crèches de style Saint-Sulpice pour intellectuellement pauvres, sapins faussement fardés de neige, sables de couleur... Les mêmes pralines aux cacahuètes, dans les mêmes chaudrons mi­jotent au coin des rues. Je n'eus de Managua qu'une vision furtive : aux qua­tre coins d'une place, des sapins faux et stylisés, de grands triangles pointus constellés de lampes électriques, et déjà la voiture nous emmenait vers Panama. Là, ce fut une autre surprise : rien dans la rue, -- du moins pendant le temps très court que je passai dans cette ville, et le moins c'est le mieux -- rien dans les vitrines ne vint me dire que Noël approchait. 93:91 Déjà l'avion m'avait déposé à Caracas. J'avoue que j'y venais avec quelques préjugés, qui, je dois en convenir, ne se révélèrent ni complètement justes, ni complètement faux. Si les « plastiques » ont envahi, ici encore, les maga­sins, une couleur populaire vient se superposer à l'unifor­mité désespérante de la production en série. Le concert de pétards qui m'a pratiquement empêché de fermer l'œil de la nuit en est une manifestation, les concerts de Noël, et les chants accompagnés d'instrument locaux en sont une autre. Inspirés fortement par l'Espagne, ils doivent à l'orchestre qui les accompagne leur saveur antillaise, caraïbe, sud-américaine et, aussi, africaine. Mais, disons-le, ici comme dans toute l'Amérique cen­trale, cette couleur est en train de s'estomper, de dispa­raître sous l'invasion uniforme des jouets standardisés, des musiques stéréotypées, des fausses traditions importées en conserve. Même les pommes de Noël, et les raisins dont il faut manger douze grains pendant les douze coups de mi­nuit -- régal au temps des navires à voile et des longues traversées -- même ces raisins et ces pommes viennent aujourd'hui d'Amérique du Nord et sont un sujet de scandale en raison des spéculations éhontées dont ils sont le prétexte. \*\*\* Que l'on ne croie pas que ce soit la recherche vaine d'un folklore sud ou centre-américain qui nous rende amer. La vérité est plus grave ; ces spectacles sont l'image de la désa­daptation profonde de l'Amérique latine, déchirée entre un besoin évident de traditions et de structures propres à cha­que pays et un immense nivellement qui vient du nord. Le savant sociologue brésilien Gilberto Freyre a abordé cette même question à propos du mouvement régionaliste brési­lien : « La théorie fondamentale de ces érudits consiste dans l'affirmation qu'un nombre toujours plus grand d'unités culturelles distinctes contribuera à la stabilité du monde en empêchant la formation d'impérialismes et d'empires (...) « Le danger d'une monotonie culturelle ou de l'excessive unification de la culture au sein du Continent américain provient de l'influence de l'industrialisme capitaliste nord-américain, dominé en grande partie par l'idée que ce qui est bon pour les Nord-Américains doit l'être aussi pour tous les autres peuples d'Amérique. 94:91 Quelques fabricants nord-américains tendant vers l'uniformité mondiale, répé­teraient, peut-être avec les meilleures intentions, les mêmes excès que les commerçants anglais qui s'emparèrent les premiers du marché colonial ou semi-colonial brésilien au début du XIX^e^ siècle. Un auteur anglais nous dit que l'avi­dité de spéculation à l'égard des marchés sud-américains était telle en Angleterre, qu'on envoyait au Brésil toute sorte d'objets, sans regarder si les produits anglais étaient appropriés, ou s'adaptaient au climat du pays ou aux néces­sités des gens qui devaient les acheter. Et il se produisit réellement quelque chose d'absurde : on envoya en abon­dance au Brésil tropical toute sorte d'objets qui pou­vaient être utiles pour des Européens, objets de confort ou de commodité adaptés uniquement aux Anglais, Scan­dinaves, Russes, Allemands ou habitants des Alpes. Parmi eux se trouvaient des manteaux d'hiver, des appareils pour chauffer les lits, et des patins à glace. Il est certain que la plupart des manteaux envoyés furent adaptés par les Bré­siliens pour la recherche de l'or dans les ruisseaux de la région de Minas Gerais, que de nombreux chauffe-lits furent, dans les fabriques, employés à d'autres usages, et que les patins aussi reçurent une nouvelle utilisation : ils servirent à fabriquer des fers destinés aux mules et aux chevaux, puisque le fer manquait au Brésil au début du XIX^e^ siècle. Les patins britanniques furent transformés par les Brésiliens les plus intelligents et appliqués aux sabots de leurs chevaux. Mais il ne fait aucun doute pour moi que quelques Brésiliens d'esprit plus colonial essayèrent effectivement d'utiliser les manteaux, les chaufferettes et les patins que leur envoyaient les fabricants britanniques, pour sembler ainsi être européens, nordiques ou civilisés. » Si nous avons abordé ce problème par un côté plus grave, puisqu'il ne s'agit pas de pousser les Sud-Américains d'aujourd'hui à utiliser des chaufferettes et des patins à glace, et de les dépouiller -- même sans le vouloir -- de leurs traditions et de leurs richesses profondes, il n'en reste pas moins que nous nous trouvons devant une tentative exactement identique. Il ne faut pas croire que les Nord-Américains soient les seuls à commettre de tels impairs. Les Russes croient tout autant que ce qui est bon à Moscou est bon partout : rappelez-vous l'histoire des chasse-neige expédiés à grand renfort de publicité vers je ne sais plus quel pays d'Afrique tropicale. 95:91 Mais c'est sur le plan de l'analyse idéologique que les efforts faits par les marxistes les plus intelligents pour faire coïncider les théories révélées et les réalités quoti­diennes relèvent de la contorsion exhibitionniste et aussi du plus haut comique involontaire. A chaque pays, à chaque phénomène ils trouvent une explication qui correspond à peu près aux axiomes fonda­mentaux de la religion marxiste, mais dès qu'ils se hasar­dent à vouloir ajuster les unes aux autres les diverses facettes ainsi obtenues, et appliquer à la réalité vivante la surface gauche qui résulte de l'assemblage, on s'aperçoit que l'une et l'autre ont plus de points de divergence que de surfaces tangentes. A chaque étape du développement, nous disent-ils, cor­respondent les conditions objectives d'une structure poli­tique et sociale définie. Mais nos marxistes sont bien obli­gés, de convenir que tous les pays confondus sous les noms de « semi-féodalité » « oligarchies », « dictatures mili­taires » ne présentent pas les mêmes « conditions objec­tives » et plus leur description devient fine plus ils sont obligés d'abandonner les clichés de propagande pour se rap­procher des conditions réelles, de la nation et des réalités nationales. Il faut alors cesser d'expédier des patins à glace idéologiques, et vendre des chemisettes et des chapeaux de paille. De correction en correction, ils finissent par faire perdre au marxisme son caractère de prophétie messianique -- le messie étant d'abord « l'ouvrier en tant que classe », puis la fraction la plus consciente de ces ouvriers, et enfin, en Amérique latine, le « paysan sans terre » -- pour le transformer en une simple méthode d'analyse à tout pren­dre pas meilleure qu'une autre. Un peu plus mauvaise, sans doute, car elle n'avoue pas son échec à être une explication globale du monde -- il n'y a plus que les Chinois pour y croire ; elle conduit par là même les pauvres hommes au dogmatisme et au maoïsme, ce qui est, soyons-en sûrs, la pire des choses. C'est que les réalités nationales sont plus fortes que toutes les explications schématiques d'idéologies doctri­naires. 96:91 Ceux-ci cherchent à regrouper sous la même dénomi­nation, ou à classer en tendances, les mouvements qui agitent le monde. Cela est commode pour faire des herbiers, mais les herbiers ne contiennent que des plantes sèches. Vouloir classer, par exemple, sous le nom de « mouvements populistes » -- comme le fait un esprit aussi délié que Victor Alba -- des mouvements aussi différents que l'A.P.R.A. péruvienne, le P.R.I. mexicain ou l'Accion Democra­tica vénézuélienne, c'est courir au-devant de l'échec. Vouloir assimiler le P.R.I., parti unique, totalitaire sous des aspects démocratiques, violemment anti-religieux et anti-clérical, né d'une révolution mais qui a joué depuis lors un rôle centralisateur et niveleur jacobin, à l'Accion Demo­cratica vénézuélienne -- qui détient le pouvoir mais reste minoritaire au sein du Parlement et ne peut gouverner qu'avec l'appui de la droite capitaliste d'Uslar Piétri et de la gauche bavarde de Jovito Villalba, qui a fait une révo­lution, mais ne l'a pas maîtrisée et doit maintenant affron­ter une rébellion armée -- c'est vouloir assimiler l'aurore et le crépuscule du soir sous prétexte que, dans les deux cas, le soleil est bas sur l'horizon. Bien sûr, ces partis ont quelque chose de commun, et le fond de cette ressemblance, il n'est pas besoin d'aller très loin pour le trouver : ce sont des partis de « gauche » qui veulent rester en bons termes avec Washington. De « gauche » parce que la franc-maçonnerie, les idées reçues, la révolution française, l'Unesco, les maîtres mots à la mode, les grandes agences de presse, et une certaine connivence internationale font que la gauche est à la mode. Et Washington, Washington... parce que l'on veut bien être de gauche, mais qu'on tente en même temps d'échap­per à la trop grande rigueur de ce gauchisme, et que les États-Unis -- même sous Roosevelt, même sous Kennedy ont quelque chose de rassurant pour l'usage interne. On ne croira jamais, à Mexico, à Caracas, à Bogota, que tant de milliardaires yanquies, même démocrates, laissent une révolution véritable s'installer à leur porte. Alors, on peut être de gauche pour le confort intellectuel, Washington est là pour les profits boursiers. Je n'invente rien : tel grand chef de la gauche gauchisante colombienne ne fait aucun secret de ce que sa fortune -- trois millions de dollars se trouve placée au Mexique « parce que c'est plus sûr ». 97:91 Il n'y a qu'un seul moyen pour que les différents pays d'Amérique latine se ressemblent au point de supporter la même analyse -- qu'elle soit marxiste ou non -- c'est de les examiner « dans l'instant » de les dépouiller de leur passé et de leur avenir. Exemple : les bidonvilles qui entourent les capitales et les grandes cités d'Amérique latine. J'ai vu quatre d'entre elles : Mexico, Panama, Bogota et Caracas. Je ne prétends pas, dans le court laps de temps passé dans chacune, avoir pu faire une étude exhaustive des bidonvilles, mais pourtant, derrière l'apparente similitude, ces bidonvilles et ceux qui les habitent n'ont aucun point commun. Mexico : ce sont des paysans qui viennent travailler en ville *sans avoir rompu leurs liens avec leur village.* C'est donc une population qui peut retourner dans son village s'il y a une crise de chômage urbain : elle y a un toit, et quelquefois le pain assuré. Bogota : également des paysans, mais, eux, chassés de leur province par la « violence » par la terreur ; ils ne demandent qu'à retourner dans leur village, et n'ont aucun avenir assuré, aucun changement de leur état à espérer tant qu'ils restent dans la « zone » banlieusarde. Caracas : toujours des gens qui viennent de la campagne, mais, ici, ils sont attirés par l'espoir de profiter des hauts salaires, du ruissellement d'or né de l'industrie pétro­lière. Panama : à Panama, c'est la stagnation. Alors, bien sûr, si on analyse la situation présente, dans un présent strictement délimité, de ces populations misé­rables, on peut dégager certains traits communs, mais à la très exacte condition de toujours ignorer d'où elles vien­nent et où elles vont. La force de ces « conditions nationales » de ces conditions locales si l'on préfère, est telle que même un mouve­ment aussi puissant que le mouvement politique démocrate chrétien, -- qui, *volens* *nolens,* bénéficie de l'immense capi­tal de confiance que la population a placé dans l'Église Catholique -- ne se ressemble en rien d'un pays à l'autre de l'Amérique latine. La démocratie chrétienne de M. Frei, au Chili, est arri­vée au pouvoir en battant aux dernières élections la gauche et l'extrême-gauche réunies. Elle représente donc de ce fait un mouvement anti-marxiste militant, et ne peut transiger sur ce point -- quelles que soient les déclarations plus ou moins démagogiques de ses représentants -- sans trahir ceux qui lui ont fait confiance et connaître la même déca­dence que le M.R.P. en France par exemple. La démocratie chrétienne naissante de Colombie se définit par opposition au régime « de alternacion » qui réunit les deux partis bourgeois, le libéral et le conserva­teur ; elle est tout naturellement conduite à considérer les marxistes comme des alliés, à se proclamer de « gauche », « révolutionnaire » et à prendre des positions idéologiques hasardées. 98:91 La démocratie chrétienne au Mexique ne peut pratique­ment pas exister, puisque le P.R.I. est un parti unique à tendance totalitaire, et si elle existait elle serait cataloguée comme une force de « droite » et ne trouverait pour l'ani­mer que des gens réfractaires au P.R.I., donc de droite ou désignés comme tels. C'est assez dire qu'un congrès des divers groupes de la démocratie chrétienne d'Amérique latine ne peut qu'abou­tir à la discorde, ou à une unité purement verbale, chacun acceptant un vocabulaire commun pour recouvrir des produits différents. Et c'est à partir de là que peut se définir ce qui est, à notre avis, le danger le plus grave que court l'Amérique latine. \*\*\* Que se passe-t-il en effet ? Il se passe que nous assistons -- et pas seulement dans ce domaine -- à ce que les marxistes nommeraient une frustration des peuples d'Amé­rique du Sud. L'Indienne qui a vu dans les rues de Guate­mala Ciudad la publicité animée et bruyante de je ne sais quelle bijouterie rentrera émerveillée dans son village. Il est à peu près certain que le Santa Claus et son traîneau attelé de rennes prendra une place dans l'imagerie popu­laire du nouveau folklore maya. Il n'aura aucune significa­tion et chassera un motif traditionnel qui *lui* en avait une, au mieux il s'amalgamera et adultérera la signification de l'ensemble. Qu'on ne me fasse pas dire ce que je ne dis pas : jamais je n'ai pensé que les mythes mayas ou ce qu'il en subsiste aient en eux-mêmes une valeur qui les mettent au-dessus de toute comparaison. S'ils étaient rem­placés par quelque chose qui ait une plus grande valeur spirituelle, je n'y verrais pas tant de mal. Mais ce qu'il y a de très grave c'est que la destruction des valeurs, coutumes, croyances traditionnelles, ne s'accompagne de rien de semblable. 99:91 Ce qu'il y a d'encore plus grave c'est que cette destruc­tion, ou mieux cette corrosion d'une partie de la vie affec­tive de ces pays s'accompagne d'une série d'autres mesures, délibérées celles-là qui s'y ajoutent et en multiplient l'effet. Il saute aux yeux de l'observateur le moins averti que ce dont souffrent les pays d'Amérique latine, c'est l'inexis­tence d'une « société » d'une communauté nationale où chaque groupe social soit lié aux autres par un ensemble de droits et de devoirs. En Amérique latine, certains ont des droits, d'autres des devoirs. C'est là un héritage, non de la colonisation espagnole, mais du libéralisme du siècle passé. Face à cette situation, quelles sont les mesures prévues ? Avant même qu'éclate la révolution soviétique, le gouver­nement de Washington avait tracé la voie dans laquelle il souhaitait que s'engageassent les pays d'Amérique latine -- « Mon rôle, c'est de leur apprendre à élire de bons gouver­nements » disait alors Wilson. La première des réformes à appliquer était « la réforme agraire ». Quoiqu'on dise, pas plus ici qu'en Chine cette réforme n'avait pour but de rendre les paysans plus heureux : « cela, c'est une vue de philanthrope et non de révolutionnaire » disait en Chine rouge le camarade Liu Chao Chi. Dans les deux cas, il s'agit avant tout de briser les structures existantes ; ces mots se retrouvent partout à l'heure actuelle en Amérique latine. Autrement dit, il s'agit de briser des structures terrien­nes, traditionnellement tournées vers l'Europe -- et parti­culièrement, malgré les guerres d'indépendance, vers l'Es­pagne -- et de les remplacer par des structures mercantiles et industrielles liées à l'empire industriel nord-américain. Si, dans l'affaire, les paysans trouvent leur compte, tant mieux, -- car ces réformateurs ne sont pas des ogres assoiffés de sang -- mais là n'est pas l'essentiel. Quant à la « moralité » de l'opération, elle ne compte absolument pas. Un orateur a pu récemment -- et sans être démenti, ni soulever une tempête de protestations -- déclarer qu'il s'agissait là « d'une corruption systématique de la paysan­nerie ». N'importe quel homme un peu au courant des pratiques en usage vous décrira les négociations qui accom­pagnent « la intervencion », c'est-à-dire la nationalisation des propriétés. 100:91 Le résultat c'est que les terres sont payées environ trois fois leur prix réel, et que les paysans reçoi­vent souvent des lopins dérisoires « J'ai reçu un lopin grand comme un mouchoir de poche : lorsque le lièvre vient s'y coucher il a la queue qui dépasse. » Tout cela n'a d'ailleurs aucune importance pour les théoriciens de la « réforme agraire » ; ce qui compte c'est que le milliard de dollars qui a été dépensé doit se réin­vestir sous une forme autre, et qu'il n'y a pas d'autres formes que la forme boursière, industrielle ou mercantile, c'est-à-dire une forme liée au monde capitaliste américain. Soumise à de telles attaques la société sud-américaine, ou ce qui en tient lieu, ne résiste que peu, et de moins en moins. Allant des régimes de démagogie, aux régimes de dictature -- ce sont souvent les mêmes -- et à l'anarchie camouflée, elle perd à chaque assaut, à chaque expérience, une partie de sa substance intellectuelle, sentimentale, traditionnelle, et se rapproche de plus en plus de l'état de « masses » informes, malléables, sans structures ni résis­tance, prête pour toutes les aventures, toutes les servitudes. L'expérience chinoise est proche. Jean-Marc DUFOUR. 101:91 ### La voix de Marie : Pénitence ! *NOUS VOICI ARRIVÉS au temps marqué pour la pénitence. L'Église à partir du dimanche de la Septuagésime reprend à son début la lecture de la Bible, la création du monde et la chute d'Adam. Nous pouvons le faire avec elle ; vous trouverez l'indication de ces lectures dans tout paroissien bien fait. En tous cas, l'antienne de Magnificat des premières vêpres de chacun de ces dimanches est tirée de la lecture de l'Ancien Testament. Celle des secondes vêpres est tirée de l'évangile.* *Ainsi est passée en revue l'histoire d'Adam, celle de Noé et d'Abraham, l'histoire d'un péché qu'il est impossible à l'homme de réparer lui-même, celle d'un châtiment universel comme le Déluge, toujours suspendu sous diverses formes au-dessus d'un monde pécheur, enfin l'histoire des promesses faites à Abraham* «* de qui la foi fut imputée à justice *»*.* *Demandons l'augmentation de notre foi, pour être trouvés justes, et pratiquons-en les œuvres.* \*\*\* 102:91 *Mais voici le carême et qu'apparaît le grand pénitent uni­versel, Jésus-Christ. Innocent, sans tache aucune, jouissant de la béatitude céleste, il est venu dans notre chair de péché pour porter les péchés du monde entier. Sans nécessité personnelle, il s'est livré volontairement à la douleur, à la souffrance et à la mort, par amour pour nous autres, pauvres créatures éphémères, afin que nous puissions rendre gloire à Dieu, afin que morts au monde avec lui par le baptême nom ressuscitions avec lui à la vie glorieuse.* \*\*\* *Mais devons-nous seulement regarder Jésus souffrir Pour nous ? Les membres ne suivraient point la tête ? Est-il possible que nous jouissions des bienfaits de la vie éternelle, de l'amour et de l'intimité de la vie divine sans participer aux moyens de ce salut ? Par un mystère de la nature, les générations se suc­cèdent et se remplacent dans le temps pour constituer dans l'éternité l'Église triomphante, sous la royauté du Christ. Cha­cune de ces vagues humaines doit à son tour se conformer au Christ, par une éducation religieuse et finalement mortifier sa chair. Car* « la tendance de la chair est hostile à Dieu. Car elle n'est pas soumise à la loi de Dieu. Aussi bien n'en est-elle pas capable.* *» (Rom. VIII, 7.) *Ainsi, l'Église éternelle se construit dans le temps ; chaque jour de nouveaux enfants d'Ève doivent devenir des enfants de Marie, des cohéritiers du Christ. La nature, blessée dans sa source par le péché d'Adam doit se renouveler dans le Christ ; mais Notre-Seigneur a pris soin d'accompagner toutes les géné­rations ; il demeure avec nous, dans quel état d'obéissance et d'humilité !* 103:91 *Le roi éternel des siècles est enfermé, comme en prison ; il va où son ministre le mène, se donne à qui le demande, même indigne, toujours indigne. Il demeure à côté de nous, muet et paralysé, en état de pénitence et de sacrifice. Et nous ne com­prendrions Pas ? S. Paul nous le dit :* «* A peine mourrait-on pour un juste, car pour un homme de bien, peut-être craindrait-on de mourir. Mais Dieu a prouvé son amour pour nous en ce que, quand nous étions encore pécheurs, le Christ pour nous est mort. *» *Aussi, dit-il encore :* «* Nous nous glorifions dans l'es­pérance de la gloire de Dieu. Non seulement cela mais nous nous glorifions aussi dans les tribulations, sachant que la tribu­lation opère la patience, que patience opère fermeté et fermeté, espérance. Or l'espérance ne trompe point parce que l'amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs par l'Esprit Saint qui nous a été donné. *» (Rom. V.) *Cet exemple du Christ continue de nous accompagner tous, tout le long de notre vie. Et dans un monde si bien nourri et si ardent à jouir de tous les biens terrestres, la Pénitence est nécessaire aux chrétiens et pour eux-mêmes et pour aider nos frères aveugles. S. Paul* (Colos. III) *dit encore :* «* Mortifiez-vous donc les membres qui sont de la terre, fornication, impu­reté, passion, convoitise mauvaise, et l'avarice qui est idolâtre. C'est pour ces choses que vient la colère de Dieu sur les fils rebelles. *» *La T. S. Vierge ne cesse de le répéter, soit à la Salette, soit à Lourdes, soit à Fatima, ou dans ces toutes récentes et conti­nuelles apparitions d'un village de la côte cantabrique :* «* prière et pénitence *»*. Ne nous laissons pas gagner en esprit de foi, d'espérance et d'amour par des peuples pauvres et mal­heureux. Notre richesse est le prix diabolique dont nous est payé l'abandon de notre âme. Voyez quelles nouvelles nous ar­rivent des pays de l'Est. Un évêque clandestin nous parle. Nous soulignons un admirable passage ; nous savons qu'il y a de vrais disciples du Christ et de S. Paul :* JE COMMENCE par un des coups les plus durs que l'Église persécutée a dû subir : la suppression des ordres religieux et l'arrestation de tous leurs membres. 104:91 J'étais alors étudiant en théologie. A minuit, la poli­ce pénétra dans le séminaire, nous entassa dans des autocars et nous conduisit vers une destination inconnue. A ce moment, je croyais que tout mon avenir religieux était détruit et que mon idéal, le sacerdoce, était brisé. Il m'avait déjà demandé beaucoup de sacrifices, et j'appro­chais du but. Après tout ce que nous avions déjà vu et vécu, nous ne savions pas si on allait nous tuer ou nous exiler en Sibérie. En tout cas, notre ordination ne semblait plus appartenir au domaine du possible. Dieu me tranquillisait cependant par la pa­role de l'Écriture : « Ne fallait-il pas que le Christ endurât ces souffrances pour entrer dans sa gloire ? » Le mystère de la croix se révélait brusquement avec un nouvel éclat : un mystère que nous pourrions approfondir davantage dans le camp de concentration. Nous étions sept cents prêtres et religieux dans un même camp. Au début, les prêtres se sentaient comme des poissons sur la ber­ge, parce qu'il leur était impossible d'admi­nistrer les sacrements ou d'exercer leur mi­nistère. Mais nous comprenions bien vite que nous n'étions que les serviteurs du seul Pon­tife qui célébra Sa Messe au Calvaire pour racheter le monde. C'est ainsi que nous avons compris notre véritable vocation. Ce qui fut un enfer au début, devint un paradis. Nous apprenions que la tâche principale de l'Église ne consiste pas dans la prédication, l'enseignement, la construction d'églises ou autres succès, mais dans la souffrance. Car, maintenant encore, le Seigneur veut souffrir dans Son Corps Mystique pour la ré­demption du monde. 105:91 Libéré du camp de concentration, je cher­chai le moyen de recevoir l'ordination sacer­dotale. Ce n'était pas facile, parce que tous les évêques étaient en prison ou en résiden­ce forcée et étroitement surveillée. Après de longues recherches, il m'a été finalement possible de recevoir l'ordination dans un hôpital. Cela se fit d'une façon très primitive. Si j'avais fait mes études dans un sémi­naire normal, la grâce du sacerdoce serait venue à ma rencontre comme si j'y avais eu droit après tant d'années d'études et de préparation. Maintenant que je recevais l'or­dination dans des circonstances humaine­ment invraisemblables, je sentais combien cette grâce était exceptionnelle et imméritée, comme si ce n'était pas l'évêque mais Dieu Lui-même qui m'imposait les mains. Après mon ordination, j'ai expédié le télé­gramme suivant : « Opération bien réussie, malade peut recevoir visites. » C'était le signe convenu que d'autres candidats-prêtres pouvaient se présenter. Ma première tâche était l'organisation des ordinations sacerdo­tales dans l'hôpital, et plus tard dans la montagne ou dans l'intimité d'une famille de confiance. Quelques mois plus tard, la charge secrète de l'épiscopat me fut impo­sée. Dieu m'a toujours aidé. Il était émou­vant de voir les candidats qui affluaient de partout : presque tous des ouvriers, car tous les intellectuels catholiques convaincus étaient envoyés dans les usines ; comme ouvriers, ils avaient le temps et l'occasion de se préparer à l'ordination par l'étude privée. 106:91 J'ai oint leurs mains calleuses, et j'ai vu dans leur regard rayonnant qu'ils étaient prêts à mourir pour Dieu. Après l'ordina­tion, j'ai dit souvent : « Très chers frères, que vous est-il arrivé ? Vous devez retourner à l'usine, vous devez reprendre vos lourds outils. Mais à partir de maintenant, vos mains sont bénies. Ce sont des mains de prêtre. Même si vous ne pouvez jamais monter à l'autel, votre travail sera néan­moins un travail sacerdotal. » Quelle émotion d'entendre dire par des hommes mariés : « L'Église a besoin de prê­tres. Les prêtres officiellement ordonnés sont en prison, ont interdiction d'exercer leur ministère ou sont sous contrôle sévère. Nous sommes prêts à prendre la relève. Nous sommes prêts à vivre dans la continence. Que devons-nous faire ? » Il y a très peu de temps encore, un évêque clandestin m'apprit que, malgré les difficul­tés inimaginables, le nombre des candidats au sacerdoce était maintenant plus élevé qu'il ne l'avait jamais été. Après leur ordi­nation, ils sanctifient le milieu dans lequel ils travaillent. Sans se faire connaître en tant que prêtres, ils sont l'âme de leur entou­rage et ils instruisent leurs camarades, parce que les prêtres qui exercent encore leur apostolat sont empêchés d'accomplir cette tâche. 107:91 Quelle joie profonde de pouvoir travailler pour Dieu dans de pareilles circonstances ! Quelle consolation de voir combien de foyers prennent joyeusement le risque de souffrir persécution et de se voir détruits par le pouvoir civil à cause de leur collaboration à cet apostolat clandestin. Quelle émotion lors­qu'on entend le père de famille qui dit, après la Messe, célébrée à la cuisine ou dans une mansarde : « Ceci est le plus beau jour dans l'histoire de notre famille, car Jésus Lui-même fut notre hôte. » Je termine. Plus tard, j'espère pouvoir raconter davantage. Maintenant, je n'ai qu'une seule demande : en tant que prêtre, évêque et fils de cette église des catacombes, qui a le plus grand besoin de votre soutien spirituel et matériel, je vous supplie de ne jamais l'oublier. *Le prophète l'a dit :* « *Consolez-vous, Consolez-vous, mon peuple !* » *Qui peut douter après de telles confessions de la puissance de la grâce et de ce qu'est la vraie vie chrétienne :* « Vous êtes morts et votre vie est cachée avec le Christ en Dieu. » *Chacun peut faire pénitence selon ses forces et ses moyens : cherchez et vous trouverez.* *Mais ce n'est pas tout. La gloire des femmes chrétiennes n'est pas moindre. Il s'agit cette fois d'un couvent clandestin de sœurs de Marie Immaculée, en Ukraine. Les religieuses étaient toutes infirmières dans le même hôpital. La police trouva leur adresse dans le carnet d'une femme arrêtée à la fron­tière de Pologne pour avoir voulu introduire clandestinement des croix et des médailles. Un procès s'ensuivit et vingt person­nes ont été condamnées à la déportation en Sibérie. Parmi eux deux prêtres clandestins, Roman Barys et Ivan Soltus, les sœurs Valérie, Nymphodore, Marie, et trois novices. Nous tirons ces renseignements d'une revue :* l'Est européen, *qui est celle des Ukrainiens réfugiés en France.* 108:91 *Vous pouvez avoir tous renseignements utiles sur l*'*Église de l*'*Est en écrivant à* « *l*'*Aide aux prêtres réfugiés* », 23, rue du Cherche-Midi, Paris (6e). *Où est l*'*esprit du Christ* ? *Là-bas, ou ici* ? *Que tant de per­sonnes angoissées par les manières, les pensées et les actes de tant de membres de notre clergé se rassuirent. Il y a des nations qui font la pénitence que nous devrions faire et que demande l*'*état religieux de la France.* *Ce n*'*est pas la première fois* ; *le siècle de S. Louis a cons­truit les cathédrales et bâti l*'*édifice de la théologie à l*'*abri de ces mêmes nations qui souffrent aujourd*'*hui pour la foi. La Pologne, l*'*Ukraine, la Hongrie arrêtèrent alors les invasions tartares. Jusqu*'*à ce que les Russes s*'*emparent de Cracovie, il y eut toujours sur la plus haute tour de la cathédrale un veil­leur, que la municipalité maintenait par honneur, en souvenir de ceux qui jadis avertissaient de l*'*arrivée des escadrons tar­tares.* *Ne participerons-nous pas à la pénitence de ces nations hé­roïques* ? *C*'*est peut-être le moyen attendu par Dieu pour nous délivrer de l*'*anarchie religieuse qui nous menace.* *Car ce que nous voyons chez nous est l*'*effet évident de prestiges diaboliques. Beaucoup ont cru voir dans les méthodes soi-disant nouvelles un moyen d*'*apostolat sûr, efficace et adapté à notre temps. Or il n'y en aura jamais d'autre que la croix, la prière et pénitence. Et la plupart de ceux qui en deux ans de temps se sont laissé entraîner par le faux éclat des raison­nements fallacieux du Prince de ce monde, reviendront à la vraie lumière de la Foi.* *Jérémie raconte* : « *Et la parole de Dieu me fut adressée ainsi :* -- *Que vois-tu, Jérémie* ? *Et je dis* : -- *Je vois une branche d*'*amandier.* 109:91 *Et Yaweh dit :* -- *Tu as bien vu, car je veille sur ma parole pour l*'*accom­plir.* » *L*'*amandier est le premier des arbres à fleurir au printemps. Dieu annonce ainsi au prophète que sa loi s*'*accomplira au temps marqué.* *L*'*amandier fleurit aujourd*'*hui en Ukraine.* D. MINIMUS. 110:91 ### TEILHARD ET LA RELIGION #### Avertissement *Nous publierons prochainement un numéro spécial sur Teilhard et la scien­ce. Voici deux amples études sur Teil­hard et la religion.* \*\*\* *La première est d*'HENRI RAMBAUD. *Elle apporte un document capital, en le replaçant dans tout son contexte. C*'*est une lettre de Teilhard à un prêtre qui avait quitté l*'*Église et qui l*'*invitait à le suivre. Teilhard répond qu*'*il préfère rester dans l*'*Église, pour travailler de l*'*intérieur à la transformation de la Foi.* *Ce document n*'*est pas inédit. Il est seulement inconnu. On a fait en sorte qu*'*il demeure ignoré. Quand quelqu*'*un en a cité un bref extrait, c*'*était à contre­sens. Henri Rambaud rappelle la remar­que de Brunetière selon laquelle le véri­table inédit, de nos jours, c*'*est l'imprimé* : *l*'*imprimé que l'on a négligé, -- ou l'imprimé que l'on a volontairement tenu sous le boisseau.* \*\*\* 111:91 *La seconde étude est de* MARCEL DE CORTE. *Elle concerne plus généralement le phénomène teilhardien, le phénomène religieux du teilhardisme, la* « *religion teilhardienne* » *qui se répand hors de l*'*Église et dans l*'*Église* : *cette religion nouvelle est la croyance implicite ou explicite de tous ceux qui tendent au­jourd*'*hui à renverser la religion du Christ Notre-Seigneur. C*'*est à l*'*intérieur de la religion teilhardienne, et par elle, que s*'*opère la jonction du collectivisme marxiste et d*'*un christianisme inverti.* \*\*\* *La bataille du teilhardisme, qui se poursuit à l*'*intérieur de l*'*Église, est une bataille pour la défense de la Foi.* *C*'*est la Foi elle-même qui est aujour­d*'*hui en cause. Si l*'*on additionne Teil­hard, Robinson, et la chronique de Carlo Falconi* (*qui vient d*'*être traduite en français, voir plus haut l*'*article de* PIERRE BOUTANG), *on a un parfait té­moignage tripartite de ce qui subsiste dans les esprits où le parfum du vase vide laisse encore quelque imprégna­tion.* 112:91 *Mais les prêtres qui sont de cet esprit-là, ou du moins la plupart d*'*entre eux, ne quittent plus l*'*Église* : *ils ont entrepris de la coloniser. Ils veulent être les maîtres des âmes, ils veulent le pou­voir sur les consciences* : *ils l*'*ont déjà, en certains lieux, et se font aussitôt per­sécuteurs.* *La crise actuelle du christianisme est peut-être la plus grave de son histoire.* Les diverses études précédemment publiées par la revue « Itiné­raires » sur la pensée de Teilhard de Chardin et sur le teilhardisme sont les suivantes : -- Louis SALLERON : Sur « Le Phénomène humain » (numéro 1 de mars 1956). -- Louis SALLERON : A propos du « Groupe zoologique humain » (numéro 3 de mai 1956). -- Louis SALLERON : Sur « Le Milieu divin » (numéro 26 de sep­tembre-octobre 1958). -- R.-Th. CALMEL, o.p. : La distinction des trois ordres (numéro 61 de mars 1962). -- R.-Th. CALMEL, o.p. : Homme racheté ou phénomène extra­humain : examen critique de « Construire la terre » (numéro 62 d'avril 1962). -- Louis SALLERON : La pensée religieuse du P. Teilhard : le livre du P. Lubac (numéro 64 de juin 1962) -- DOCUMENTS : La bataille pour Teilhard (numéro 67 de no­vembre 1962). -- R.-Th. CALMEL, o.p. : Réponse au teilhardisme (numéro 71 de mars 1963). -- Louis SALLERON : Encore Teilhard : « Teilhard ou la foi au monde » de Jean Onimus (numéro 73 de mai 1963). -- André MONESTIER et Louis SALLERON : Dialogue sur Teil­hard, avec une introduction de Jean MADIRAN (numéro 77 de no­vembre 1963). 113:91 -- R.-Th. CALMEL, o.p. : Lumière du dogme et brume du teilhardisme (numéro 71 de décembre 1963) -- Eugène LOUIS : « Pacem in terris », Teilhard et l'évolution des principes (numéro 79 de janvier 1964) -- Louis SALLERON : De l'arianisme à Teilhard et à Robinson (numéro 80 de février 1964) En marge de ces études, voir dans notre numéro 75 de juillet-août 1963 le « conte truffé de deux morceaux choisis », par Louis SALLE­RON : Bossuet lecteur de Teilhard. ============== 114:91 ### L'étrange foi du Père Teilhard de Chardin par Henri RAMBAUD IL Y AURA BIENTÔT DEUX ANS, à la soutenance de thèse de Mme Barthélemy-Madaule, sur *Bergson et Teilhard de Chardin,* le président du jury, M. Henri Gouhier, eut une formule mémorable : il parla de l' « extraordinaire fait social Teilhard de Chardin ». On a rarement articulé plus de vérités importantes en moins de mots. Car on peut penser ce qu'on voudra de Teilhard, nul ne contestera que le teilhardisme ne soit un fait, -- *d*'*abord* un fait, -- et fait considérable, fait à tous égards hors de l'ordinaire : par la rapidité de sa diffusion (une douzaine d'années), par son étendue (toute la planète), par la ferveur suscitée (un vrai culte). Qu'on songe seulement que, jusque dans l'aula du Concile ou bien près, il ne s'est pas trouvé, la seconde quinzaine d'octobre, moins de quatre Pères pour chanter les louanges de Teilhard, et, s'il vous plaît, venus des quatre coins du monde : d'Afrique du Sud, d'Allema­gne orientale, de l'une et l'autre Amérique ! Cependant qu'il n'y eut à s'exprimer contre lui que deux Bénédictins. \*\*\* 115:91 Cette remarquable expression ne dit pourtant pas assez. Le teilhardisme n'est pas seulement « un extraordinaire fait social » ce fait social est encore spécifiquement religieux ; pourrait même être avec le marxisme, qu'il rejoint par certains côtés, le grand fait religieux de notre temps, comme la Réforme (ne vous récriez pas trop vite, la compa­raison n'est pas de nous) fut le grand fait religieux du XVI^e^ siècle. Et, naturellement, comme au temps de la Réforme, les chrétiens sont divisés, quoique beaucoup, semble-t-il, n'aient pas encore compris (mais il en fut de même au XVI^e^ siècle) que l'enjeu n'est pas moins grave qu'alors. Ce n'est pas cependant, on le sait assez, que l'autorité légitime ait négligé de parler, puisque le *Monitum* du Saint-Office du 30 juin 1962 déclarait que les œuvres du R.P. Teilhard de Chardin « fourmillent (*scatere*) d'ambiguïtés ou, pour mieux dire (*immo*), d'erreurs si graves qu'elles offensent la doctrine catholique » ; il est vrai qu'il n'édictait aucune mesure disciplinaire, exhortant seulement les Ordinaires et Supérieurs religieux à « défendre effica­cement les esprits, surtout des jeunes, contre les dangers que présentent les ouvrages de Teilhard et de ses disci­ples ». Ce n'était pas si peu dire. On sait aussi ce qu'il en est advenu : l'exhortation est restée lettre morte, et quant au jugement porté sur les œuvres de Teilhard, s'il fut très utile pour confirmer les adversaires de la pensée teilhar­dienne dans leur sentiment, on ne voit pas qu'il ait con­vaincu grand nombre de ses partisans ni bien sensiblement retenu leur plume ou leur parole ; loin de là, le résultat le plus clair en fut une levée de boucliers des milieux ecclé­siastiques qui se piquent d'être intelligents, au premier rang desquels, en France du moins, ceux-là mêmes qui se recommandaient jusque là par une profession spéciale de fidélité au Saint-Siège. On vit ainsi d'éminents religieux relever, sans le dire, peut-être sans le remarquer, la vieille distinction du droit et du fait inventée en d'autres temps par les jansénistes (l'histoire a de ces retours), et, non sans esprit, exprimer au Saint-Office leur gratitude d'inviter à lire mieux Teilhard, c'est-à-dire à ne pas lui prêter les erreurs qu'il n'a jamais soutenues. En même temps la propagande redoublait, les jésuites français qui ne sont pas teilhardiens (car il doit tout de même y en avoir) ne pre­nant ou n'ayant pas la parole et les autres multipliant livres, articles et conférences. \*\*\* 116:91 La bataille continue si bien que, cet automne encore, avec une impartialité supérieure, une collection catholique publiait simultanément : contre Teilhard, *Rome et Teil­hard de Chardin,* du R.P. Philippe de la Trinité, consulteur au Saint-Office ; mais pour Teilhard, *la Prière du Père Teilhard de Chardin*, du R.P. Henri de Lubac, de la Com­pagnie de Jésus, expert au Concile. Car c'est ainsi : ce ne sont pas seulement les profanes, ce sont d'abord les compé­tences elles-mêmes qui ne s'entendent pas sur Teilhard : d'où l'opinion fort répandue parmi les fidèles qu'il ne s'agit, après tout, que d'une querelle de théologiens dispu­tant sur une pointe d'aiguille. On ne se veut pas insoumis et l'on ne pense pas l'être ; mais on ne pense pas non plus qu'il y ait lieu de témoigner au Saint-Office plus que du respect et de lutter, comme il le demande, contre les périls du teilhardisme. On se dit que, le Saint-Office et la Com­pagnie de Jésus sont deux grandes autorités entre lesquelles il serait outrecuidant de décider, et que, tant que l'autorité suprême n'a pas prononcé (comme si déjà le Saint-Office n'avait parlé au nom de l'Église), la prudence, comme l'équité veulent que l'on prête même oreille à l'une et l'autre partie. En réalité, il s'en faut que la balance soit égale et les teilhardiens ont nettement l'avantage des forces. Il y en a bien des raisons : parce que la docilité elle-même a ses périls et qu'il est naturel que, de deux autorités, les timides cèdent plus facilement à la plus proche qu'à la plus haute ; parce que, dans le climat d'aujourd'hui, tout ce qui vient de la Curie romaine ou prête au soupçon d'intégrisme a été savamment déconsidéré ; mais surtout, peut-être, parce que sa réputation de savant et d'auteur difficile a valu à Teil­hard le privilège de n'être que très partiellement lu, et néanmoins, ou pour cela même, de jouir d'un prestige si général qu'auprès de tout ce qui pense ou fait semblant, les opposants étant censés ne penser point, on se discrédite à n'être point teilhardien. « Le teilhardisme sera l'hérésie de demain » déclarait il y a quelques années un journaliste catholique des plus en vue. Et comme son interlocuteur le pressait de faire quelque article : « Ah ! cher ami, si je le disais, je perdrais toute autorité. » 117:91 Cependant, comme tout finit par se savoir, nous ne dissimulerons pas : nous ne sommes pas teilhardien. Et comme, de plus, nous n'avons pas d'autorité à perdre, on nous permettra bien de profiter de l'avantage, qui n'est pas si mince, pour rouvrir le dossier Teilhard à l'une de ses pages les plus indiscrètes et, d'un peu plus près qu'on ne fait d'ordinaire, examiner la foi du plus illustre des jésuites d'aujourd'hui. Mais d'abord qu'est-ce, en son fond, que le teilhardis­me ? et comment se situe-t-il par rapport à la foi chrétienne commune ? #### Foi au Christ et Foi au Monde Au fond, la question est bien simple et les doctes l'embrouillent à plaisir. Ce n'est pas en effet altérer la pensée de Teilhard, c'est seulement la réduire à son essence que d'en voir le principe dans la double foi qu'il a constamment confessée de 1916 à sa mort : « une foi illimitée en Notre-Seigneur, animateur du Monde, et une foi inconfusible au monde (spécialement humain) animé par Dieu » ([^9]). La première ne lui ferait aucune difficulté si elle était seule. Tous les problèmes qui se posent à lui viennent de la seconde, dont les exigences le conduisirent à un renouvellement de sa foi chrétienne elle-même, comme il apparaît assez clairement déjà par la qualification d' « animateur du Monde » donnée ici à Jésus-Christ. Sans doute possible, il croyait très fermement au Christ, à sa divinité, à son humanité. Mais doué d'une puissance de conviction véritablement tératologique, il ne croyait pas à ses propres idées moins fermement : facile à vivre, semble-t-il, dans son comportement quotidien, rien ne l'eût fait démordre de sa croyance à l'Évolution, loi suprême de l'Univers ; elle était pour lui beaucoup plus qu'une convic­tion, elle était bien, à la lettre, une « foi ». L'attachement qu'il portait aux dogmes avait plus de souplesse ; il y souscrivait, mais réservait leur interprétation. 118:91 Il ne reniait pas les « paroles anciennes » ; mais il estimait que, « depuis la découverte des grandes unités et des vastes énergies cosmiques » l'heure était venue de les entendre autrement qu'on ne faisait jusque là, le sens qu'elles avaient pour nos pères étant lié à un âge irrévocablement révolu de l'Humanité et devant céder la place à une signification nouvelle plus satisfaisante, réclamée par la « phase scientifico-industrielle moderne » ([^10]). -- Il résultait de là que, lorsque quelque conflit se pré­sentait entre sa foi au Monde et sa foi tout court, il le résolvait régulièrement en conformant à la première la seconde, des deux la moins résistante. Il gardait la défi­nition dogmatique et lui faisait exprimer ce que sa foi au Monde lui dictait, persuadé que ce serait demain, ou après-demain au plus tard, la foi de tous, quand encore il ne croyait pas la chose arrivée. Fort de son « expérience du christianisme » ne se prétend-il pas, dès 1936, en droit d' « affirmer ceci » : « Quelles que soient les formules qui se maintiennent encore, la transformation dont je parle est déjà faite dans les parties les plus vivaces de l'organisme chrétien. Sous un pessimisme, un individualisme, ou un juridicisme de surface, le Christ-Roi d'aujourd'hui *est déjà adoré par ses fidèles comme le Dieu du Progrès et de l*'*Évolution.* » ([^11]) Où diable a-t-il vu cela ? Et, s'il vous plait, le souligné n'est pas même de nous : comme si le fait allégué étant, d'évidence, tout imaginaire, il lui fallait forcer la voix d'autant plus. 119:91 On devine à quelles nouveautés pouvait aboutir pareille interprétation des formules dogmatiques à la lumière de la science moderne (ou de l'idée qu'il s'en faisait). Il serait superflu d'en dresser ici le tableau ([^12]), où sa conception du Christ, précisément, n'est pas le point le moins inquiétant. Assurément, Jésus-Christ reste bien pour lui le Rédemp­teur ; mais comme il ne croit pas que le mal soit entré dans le monde par l' « accident » traditionnellement appelé péché originel, et préfère y voir une nécessité statistique dans un « Univers en cours d'unification en Dieu » ([^13]), ce ne peut plus être du péché d'Adam que le Christ nous rachète, et son rôle de Rédempteur, toujours proclamé, s'efface pratiquement devant celui de moteur et de terme de l'Évolution. 120:91 Il est surtout gênant que le Christ des écrits de Teilhard soit toujours le Christ cosmique (« Christ-Oméga » à partir de 1936), jamais le Jésus de l'Évangile ni la Seconde Personne de la Trinité. Il répondrait évidemment qu'il n'y a pour lui qu'un seul Christ, à la fois Oméga, Jésus et Seconde Personne. Mais le premier aspect, qui n'est qu'une création de son esprit, l'emporte de si loin sur les deux autres qu'il paraît être le seul qui l'intéresse. On en vient à se demander si le dogme catholique, auquel il semble sincèrement souscrire, ne servirait pas à son insu de cou­verture, pour ainsi dire, à sa foi véritable, qui celle-là s'adresse non au Jésus de l'Évangile, mais au Dieu que son système postule et qui, à défaut d'être celui du chris­tianisme d'aujourd'hui, sera le Dieu du christianisme de demain. #### Un nouveau modernisme Le lecteur s'étonne peut-être moins que le jugement à porter sur le teilhardisme religieux ne nous paraisse pas un problème tellement difficile. On ne peut soutenir que la foi de Teilhard, telle qu'elle s'exprime dans ses écrits, soit purement la foi chrétienne, puisqu'il juge rigoureusement exigé par l'âge présent de l'Humanité de joindre à la Révélation du Christ, comme une composante essentielle, une foi au Monde dont l'Évangile ne dit mot, et qui tient, en fait, la première place dans sa pensée. Étant ainsi la résultante de deux fois distinctes, dont la principale n'est pas chrétienne, on doit même se deman­der si ce n'est pas abusivement que la foi de Teilhard (dans ses écrits toujours) se réclame du Christ. Elle com­porte incontestablement des éléments qui viennent de l'enseignement du Christ ; mais les apports qu'elle y mêle y jouent un rôle si prépondérant, si vital qu'il faut la dire franchement une foi nouvelle, qui seulement garde la prétention d'être la foi chrétienne. 121:91 Elle n'est pas en tout cas la foi de l'Église catholique, et il n'y a pas à s'étonner que, par l'organe du Saint-Office, qualifié pour parler en son nom, l'Église ait jugé nécessaire de déclarer qu'elle ne se reconnaît pas dans ses écrits. En réalité, la religion de Teilhard est un modernisme caractérisé, quoique ce ne soit pas le modernisme des années 1900, pour lequel il était sévère, les problèmes d'exégèse ne l'intéressant pas ; c'en est un autre. Mais c'est bien un modernisme, si la définition du modernisme est de conserver les formules en les vidant de leur sens pour adapter la foi de l'Église aux exigences prétendues de la science moderne. Reste que le teilhardisme qualifié, un second problème surgit -- Teilhard savait-il ou ne savait-il pas que sa foi n'était pas celle de l'Église ? Il y a des illusions salvatrices, et il était l'homme de toutes les illusions : il ne serait pas impossible que, pensant en fait autrement que l'Église, il ne s'en fût pas rendu compte, et crût pouvoir y rester sans mensonge. Le témoignage unanime de ceux qui l'ont appro­ché le montre exemplairement soumis, à ses supérieurs : dans quelle mesure cette soumission extérieure s'accom­pagnait-elle, autant qu'il était en lui, de la soumission de l'intime de son être ? était-elle tout à fait sincère, à demi ou pas du tout ? Voilà la question qu'à l'aide d'une de ses lettres, -- aussi peu connue que capitale, -- nous voudrions mainte­nant aborder sans ménagements. On va nous juger bien brutal ; mais l'homme a trop d'autorité auprès de quantité d'esprits, et cette autorité dépend trop étroitement de la sincérité du croyant pour qu'aucune considération l'empor­te sur la recherche de la vérité. Il s'en faudra d'ailleurs de beaucoup que, même après la révélation de ce Teilhard plus secret, la réponse soit facile à donner. #### Le document sous le boisseau. La pièce que nous allons produire n'est pas inédite : elle figure aux pages 196-198 du volume intitulé *Le Concile et Teilhard, l*'*Éternel et l*'*Humain,* par Maxime Gorce, paru en Suisse, à Neuchâtel, aux Éditions Henri Messeiller, sous la date, non autrement précisée, de 1963. 122:91 Mais, plus encore que du temps de Brunetière, le véritable inédit, de nos jours, c'est l'imprimé, et c'est un fait que, quelque capitale qu'elle soit, -- ou serait-ce pour cela même -- la publi­cation de cette lettre l'a laissée dans l'ombre discrète où les bonnes mœurs relèguent les *pudenda*. Cependant, -- car il faut être franc, -- nous ne saurions dissimuler que, même avant cette publication, une autre personne au moins que le destinataire l'a connue. Dans son *Pierre Teilhard de Chardin, les grandes étapes de son évo­lution,* paru en 1958, M. Claude Cuénot en citait page 331 trois lignes, qui malheureusement séparées de celles qui les accompagnent, tendent à donner une idée tout à fait fausse de l'attitude de Teilhard. Mieux que cela : l'épisode est conté dans un essai du R.P. Pierre d'Ouince, *L*'*Épreuve de l*'*obéissance dans la vie du Père Teilhard de Chardin,* paru dans *L*'*Homme devant Dieu,* t. III, pp. 332-346, achevé d'imprimer du 25 février 1964 ; mais si le P. d'Ouince sait que cette lettre a existé, la manière dont il en parle montre qu'il n'en connaît pas la teneur : soit que la publication n'en eût pas encore eu lieu au moment où il écrivait son essai, soit qu'elle lui ait échappé. On va voir que son témoignage n'en est pas moins précieux, ou plutôt l'est infiniment davantage, à la fois par ce qu'il ajoute à la lettre de Teilhard, mais aussi, c'est le piquant de l'affaire, pour ne pas s'accorder de tout point avec elle. #### Une lettre à se faire pendre Nous sommes au 15 de la rue Monsieur, dans l'imposante maison des *Études*, où loge alors Teilhard, avec le P. d'Ouince pour supérieur. A la fin de septembre 1950, ou peut-être dans les tout premiers jours d'octobre, l'encycli­que *Humani generis* étant du 12 août, il y reçoit une lettre d'un certain Père G., ancien dominicain en rupture avec son ordre, et même avec l'Église, lequel, « soupçonnant ses difficultés » selon le P. d'Ouince, (car l'encyclique, sans nommer Teilhard, le vise nettement), l'invite à suivre son exemple et à le rejoindre dans la petite communauté dissidente des « Vieux Catholiques » qui n'admet pas l'infail­libilité pontificale. Sur-le-champ, Teilhard bondit chez le P. d'Ouince, qui ne le vit jamais dans un pareil état : il était « hors de lui, positivement scandalisé » : « Comment a-t-il pu penser cela ? » ! 123:91 Teilhard, ajoute le P. d'Ouince, répondit au Père G. « une longue lettre, visiblement indignée, dans laquelle il lui expliquait que le « phylum romain portait seul à ses yeux l'avenir du Monde » ([^14]). Cette réponse, datée du 4 octobre, la voici. Nous faisons seulement suivre chacun de ses quatre paragraphes des éclaircissements nécessaires pour en faciliter l'intelligence. **1. --** *Hier, je vous ai envoyé trois petits es­sais, pour vous expliquer ma position présente* (Le Cœur du Problème *est un mémoire effectivement envoyé à Rome sans résultat, naturellement*... *donc pas d*'*illusions*). *Le Cœur du Problème,* daté du 8 septembre 1949 et recueilli au tome V des *Œuvres*, pp. 337-349, est un des textes de Teilhard où s'exprime avec le plus de force et de netteté sa doctrine des deux fois. Il y a même un dessin pour les intelligences qui seraient lentes à comprendre : « *Oy*, Foi chrétienne, ascensionnelle, en un transcendant personnel vers l'En-Haut ; *Ox*, Foi humaine propulsive, en de l'ultra-humain, vers l'En Avant ; \[OR (faut-il expliquer que c'est la bissectrice y = x ?)\], Foi chrétienne « recti­fiée », (« explicitée »), résolvant le problème : le salut (l'issue) est à la fois en Haut et en Avant, -- dans un Christ sauveur et moteur, non seulement des individus humains, mais de l'Anthropogénèse tout entière. » 124:91 Ce n'est pas bien compliqué, comme on voit, et, de fait, la thèse du *Cœur du Problème* est d'une simplicité désarmante. Avec « les immensités nouvelles de l'Univers », pense Teilhard, le Dieu qu'on présente à l'Homme d'au­jourd'hui est devenu trop petit. Faute d'avoir suivi le déve­loppement de l'Humanité du même pas, le christianisme a perdu de son attrait pour l'homme moderne, alors qu'une autre foi, plus séduisante, lui montre le salut, non en Haut, mais en Avant, « en prolongement des forces immanentes de l'Évolution ». Cependant, « prise toute seule, cette foi au Monde ne suffit pas à mouvoir la Terre en Avant ; pas plus, d'ail­leurs, que la Foi chrétienne, dans son explicitation ancienne, ne suffit à soulever le Monde vers le Haut ». Il faut donc que « nous trouvions le moyen de les combiner », et sur ce « peuple d'apatrides spirituels » qui se multiplie si dramatiquement, -- êtres déchirés entre « un Marxisme dont l'action dépersonnalisante les révolte et un Christianisme dont la tiédeur humaine les écœure », « la Foi en Dieu, assimilant et sublimant dans sa propre sève la sève de la foi au Monde, reprendra son plein pouvoir de séduction et de conversion ». Car c'est pour manquer de la dose nécessaire « de foi et d'espérance *humaines* » que le chris­tianisme d'aujourd'hui paraît une religion « fade, froide et inassimilable ». Mais « que se découvre, par contre, que jaillisse (comme elle commence inéluctablement à le faire sous la pression des forces en présence) la possibilité ([^15]) de croire *à la fois* et *à fond,* l'un par l'autre, à Dieu et au Monde ; -- et alors, on peut être sûr, une grande flamme embrasera toutes choses : parce qu'une Foi sera née (ou du moins re-née), contenant et résumant toutes les autres ; et que c'est inévitablement la Foi la plus forte qui, tôt ou tard, finira par posséder la Terre. » La page ne manque pas d'éloquence. Le lecteur ne saurait pourtant s'étonner que Rome ait répondu « ne pas voir l'opportunité ni la sûreté d'une apologétique basée sur la foi en l'homme -- pour l'Église, la seule valeur d'avenir bien assurée, c'est la vie éternelle » ([^16]). -- Mais poursui­vons notre lecture. 125:91 **2. --** *Essentiellement, je considère comme vous que l'Église* (*comme toute réalité vivante au bout d*'*un certain temps*) *ar­rive a une période de* « *mue* » *ou* « *ré­forme nécessaire* ». *Au bout de deux mille ans, c*'*est inévitable. L*'*humanité est en train de muer. Comment le chris­tianisme ne devrait-il pas le faire* *? Plus précisément, je considère que la Réfor­me en question* (*beaucoup plus profon­de que celle du XVI^e^ siècle*) *n*'*est plus une simple affaire d*'*institutions et de mœurs, mais de Foi. En quelque façon, notre image de Dieu s*'*est dédoublée* : *transversalement* (*si je puis dire*) *au Dieu traditionnel et transcendant de l*'*En-Haut, une sorte de Dieu de l*'*En-Avant surgit pour nous, depuis un siècle, en direction de quelque* « *ultra-humain* ». *A mon avis tout est là. Il s*'*agit pour l*'*Homme de repenser Dieu en termes, non plus de Cosmos, mais de Cosmogé­nése* : *un Dieu qui ne s*'*adore et ne s*'*atteint qu*'*à travers l*'*achèvement d*'*un Univers qu*'*il illumine et amorise* (*et irréversibilise*) *du dedans. Oui, l*'*En-Haut et l*'*En-Avant se synthétisant dans un Au-Dedans.* 126:91 Les dernières lignes de ce paragraphe ne font que re­prendre la thèse du *Cœur du Problème.* Mais les premières y joignent des éclaircissements qu'on comprend de reste que Teilhard n'ait pas envoyés à Rome, n'étant tout de même pas si candide ([^17]) qu'il lui plaît de se dire. Comparé en effet à ce que nous venons de transcrire ou de résumer du *Cœur du Problème*, ce paragraphe va beaucoup plus loin. L'essai parlait d'une foi chrétienne « rectifiée, explicitée, re-née » ; la lettre prévoit une « mue » du christianisme, mue concernant principalement la foi, et le paragraphe suivant parlera de l' « enfantement d'une nouvelle Foi ». Là, donc, c'est la foi chrétienne de toujours, seulement mieux connue, rendue à sa pureté première ; mais ici, une foi qui n'est pas encore née, une foi substan­tiellement nouvelle. La différence est très sensible, et per­sonne ne jugera téméraire de chercher le vrai Teilhard dans la lettre, plutôt que dans l'essai. Il n'a aucune raison d'aggraver sa pensée devant un prêtre dissident, il en a beaucoup de ne pas la livrer tout entière dans un texte *ad usum infidelium*, s'il est permis de qualifier ainsi les théologiens romains : il sait trop bien qu'ils n'accepteront jamais qu'il manque au dogme de l'immutabilité de la foi. Il suit de là deux conclusions. La première est que Teilhard n'était nullement inca­pable de graduer la manifestation de sa pensée selon le destinataire. Il est très vrai qu'il n'est pas initialement, foncièrement retors ; mais c'est le faire plus sot que nature et se condamner à ne pas le comprendre que d'assurer -- faut-il dire : candidement ? -- qu'il n'y a jamais à débusquer dans ses écrits de « concessions » ou de « pré­cautions » ([^18]), quand la hardiesse de ses thèses lui fait au contraire avec Rome une nécessité de les présenter tout ensemble avec assez de netteté pour qu'elles y fassent leur chemin, mais aussi sous d'assez adroites apparences pour qu'elles gardent quelque chance de n'être pas arrêtées à la douane. 127:91 Il l'avouera d'ailleurs trois ans plus tard dans *l*'*Étoffe de l*'*Univers*, l'un de ses essais les plus révélateurs, écrit pour dire « l'histoire, la force et la joie d'une exis­tence qui s'achève » : « Sans souci, pour une fois, de sauver dans mes expressions aucune orthodoxie (ni scien­tifique, ni religieuse)... » ([^19]). C'est donc qu'il avait ordi­nairement souci de sauver dans ses expressions l'ortho­doxie, souci qui serait d'ailleurs louable s'il ne se bornait au domaine de l'expression. Et pourquoi n'y aurait-il qu'avec Rome qu'il eût sur­veillé sa plume ou sa langue ? Le problème ne se posait pas de façon tellement différente avec ses frères en religion. Et, dès lors, au lieu de nous attester si décidément sa franchise « totale » ([^20]), ceux-ci ne seraient-ils mieux avi­sés de se souvenir que, selon La Rochefoucauld, « quelque défiance que nous ayons de la sincérité de ceux qui nous parlent, nous croyons toujours qu'ils nous disent plus vrai, qu'aux autres » ? Il se pourrait après tout qu'ils se soient seulement moins bien défendus. Notre seconde conclusion sera d'une tout autre gravité, pour mettre en cause -- il le faut bien, si l'on veut être honnête -- la foi même de Teilhard. Cette lettre ne permet plus en effet de penser qu'il n'ait en vue qu'un « ressourcement » comme on dit aujour­d'hui, du christianisme, qu'un retour à la pureté des ori­gines, lequel, au surplus ne saurait trouver place dans l'irréversible, Évolution. Ce qu'il attend est tout autre chose : c'est bel et bien une « mue » du christianisme, il aurait pu dire dans son langage le passage d'un seuil critique ; et mue, s'il vous plaît, qui ne touchera pas seulement aux institutions et aux mœurs, où des changements sont conce­vables sur certains points, mais à la Foi ; mue au total, « beaucoup plus profonde que la Réforme du XVI^e^ siècle ». Et encore, quand nous disons attendre, le délai ne vaut que pour d'autres : car il s'agit de foi, de ce qu'un jour prochain l'Église, inévitablement, professera de croire : c'est donc que cela, lui Teilhard le croit *déjà* fermement, que pour lui personnellement, cette mue est *déjà* faite. Or, si la Réforme fut qualifiée par l'Église d'hérésie... 128:91 Cependant, hier encore, le P. de Lubac se portait garant du « loyalisme absolu de la fidélité catholique » de Teilhard. Son expression peut bien, çà et là, manquer de fait à l'orthodoxie, mésaventure commune chez les théologiens ; mais non jamais lui-même d'intention. « Le Père Teilhard a toujours eu le souci de rester, en lui-même et dans ses écrits, « théologiquement et traditionnellement » en accord avec la foi de l'Église ([^21]). » L'autorité du P. de Lubac est grande et nous ne sommes pas insensible à ce qu'a d'émouvant cette défense de qui n'a plus la parole par qui se sent le devoir de parler en son nom. Mais précisément, plus est grande l'autorité du P. de Lubac, et plus c'est devoir, aussi, quoi qu'il en coûte, de déclarer fermement que son amitié l'honore, mais qu'en l'occurrence elle l'égare et trompe avec lui tout ce qu'il y a d'âmes confiantes -- et Dieu sait s'il y en a ! -- à juger de Teilhard d'après les livres d'un homme si savant plutôt que sur les préventions et les étroitesses du Saint-Office. Que ne complètent-elles la lecture de ses deux ouvrages par celle de Teilhard lui-même ? Elles y découvriraient un chrétien fort différent de celui qu'il leur peint et trouve­raient peut-être moins d'inintelligence dans les sévérités de Rome. Car comment concilier la profession, fût-ce dans une lettre privée, d'une foi chrétienne nouvelle, -- déclarée plus profondément nouvelle que la luthérienne ou la calvi­niste, qualifiées par l'Église d'hérétiques, -- avec la volonté de rester fidèle à la foi de l'Église ? Il n'y a pas de subtilité qui puisse accorder ceci et cela au même instant dans la même tête. Invoquera-t-on un moment d'égarement ? Il faudrait pour cela qu'il n'y eût pas quantité de pages de Teilhard à aller, quoique moins ouvertement ([^22]), dans le même sens. En réalité, cette lettre n'a d'exceptionnel que sa franchise. Elle est précieuse par le jour crû qu'elle jette sur la pensée de Teilhard, elle ne la révèle pas. Elle confir­me seulement avec éclat ce qui, sans elle, était déjà plus qu'infiniment probable. Nous ne disons pas que Teilhard ne soit pas de bonne foi : il se croit manifestement dans le vrai. Nous ne disons pas qu'il n'ait pas la foi : il croit certainement en Jésus-Christ. Nous disons que sa foi n'est pas celle de l'Église catholique, et qu'il le sait. 129:91 Il a tout de même fait d'assez bonnes études pour n'ignorer point que la « foi de l'Église » est foi en la parole de Jésus-Christ, et, par suite, ne saurait substantiellement changer ; et quant à son conte­nu, qu'il appartient au magistère (c'est-à-dire à la suite des pontifes romains, de saint Pierre à Pie XII, puisque nous sommes en 1950) de le déterminer. Il ne peut ainsi lui échapper qu'il est doublement en désaccord avec cette foi de l'Église : par inintelligence de ce qu'est la Révélation, en voulant un renouvellement substantiel de la foi, con­traire au dogme défini ; et par insoumission au magistère, en lui faisant grief de ne pas comprendre que la foi qu'il enseigne est aujourd'hui dépassée. Nous ajouterons qu'il s'inquiète fort peu de ce désac­cord. Il est trop sûr de ce qu'il « voit » comme il aime à dire. Le magistère est raisonnable, il s'apercevra tôt ou tard de son erreur, et l'accord se rétablira par l' « inéluc­table » conversion de l'Église romaine, « sous la pression des forces en présence » à la foi que les temps nouveaux réclament et dont sa « vocation spéciale » ([^23]), à lui Pierre Teilhard de Chardin, est d'être le prophète. En ce second sens, il est parfaitement sincère en se disant chrétien et même romain, parce qu'à ses yeux le seul désaccord est qu'il pensé dès aujourd'hui ce que l'Église ignore qu'elle pensera demain. Il ne lui est pas infidèle, il la devance, et, par suite, il est plus d'Église que les vieilles gens qui la représentent et qui, sous le poids de l'âge, comme le bon Homère, parfois somnolent : ils ont oublié de remonter sa montre, la sienne marque l'heure juste, l'heure qui sonne au cadran de l'Humanité. **3. **-- *Or, ce geste fondamental de l*'*enfan­tement d*'*une nouvelle Foi pour la Terre* (*Foi en l*'*En-Haut combinée avec la Foi en l*'*En-Avant*)*, seul, je crois* (*et j*'*imagine que vous êtes de mon avis*)*,* 130:91 *seul le christianisme peut le faire, à partir de l*'*étonnante réalité de son* « *Christ-Ressuscité* » : *non pas entité abstraite, mais objet d*'*un large courant mystique, extraordinairement adaptif et vivace. J*'*en suis convaincu* : *c*'*est d*'*une Chris­tologie nouvelle étendue aux dimensions organiques de notre nouvel Univers que s*'*apprête à sortir la Religion de demain.* L'idée maîtresse du second paragraphe était le dédou­blement de notre image de Dieu exigé par l'âge présent de l'Humanité. Celui-ci confie l'opération au christianisme. Mais pourquoi ? La démarche de Teilhard mérite d'être considérée de près. Observons d'abord que ce qu'il déclare « fondamental » n'est pas le message du Christ ; c'est « l'enfantement d'une nouvelle Foi pour la Terre (Foi en l'En-Haut combinée avec la Foi en l'En-Avant) » parce que, comme nous l'avons vu l'expliquer dans *Le Cœur du Problème*, sans cette conjonction, chacune des deux fois reste impuissante dans sa ligne même : prises toutes seules, ni la Foi dans l'En-Avant ne réussit à faire avancer la Terre, ni la Foi dans l'En-Haut à l'élever ; à toutes les deux manque quelque chose d'essentiel, chacune des deux a besoin de l'autre comme de son complémentaire vital. C'est dire que cette « nouvelle Foi » n'est elle-même qu'un moyen, et que la croyance primordiale de Teilhard est encore au-delà, à savoir dans l'Évolution, conçue sous son double aspect dogmatique et moral : l'Évolution étant d'abord certitude que l'Univers progresse et continuera de progresser, mais cette certitude impliquant pour l'homme le devoir de con­tribuer au progrès à la fois matériel et spirituel de la Terre. Les religions n'ont ainsi, par rapport à l'Évolution, qu'un rôle subordonné, mais il est indispensable : elles sont le moteur qui fait marcher la machine, elles fournissent à l'homme l'énergie requise pour les besoins de l' « Anthropogénèse en plein essor » ([^24]) d'aujourd'hui, et l'expérience montrant que la Foi en l'En-Haut ni la Foi en l'En-Avant n'y suffisent, prises séparément, Teilhard conclut qu'il faut en opérer la synthèse. 131:91 C'est cette synthèse qui, selon Teilhard, ne peut être confiée qu'au christianisme, parce que la Foi chrétienne, « par le seul fait qu'elle s'enracine dans la notion d'Incar­nation, a toujours fait une large part dans ses construc­tions aux valeurs tangibles du Monde et de la Matière » ([^25]). Il n'y aurait rien à objecter à cette façon d'aboutir au christianisme, pourvu que ce soit bien au christianisme que l'on aboutisse. Elle n'est pas plus choquante qu'il ne l'est de partir du sentiment de la loi morale pour conclure qu'elle exige comme fondement l'existence de Dieu. Encore sera-t-il alors requis qu'une fois Dieu atteint comme le fondement de la morale, on ne fasse pas dépendre son idée de Dieu de la morale qui nous a très légitimement servi pour l'atteindre et qui peut appeler certaines correc­tions pour être pleinement la loi morale que Dieu a voulue. Teilhard peut ainsi parfaitement aller vers la Révélation par le chemin de sa croyance à l'Évolution, quand on juge­rait cette voie singulière ; mais la révélation atteinte, ce serait abus manifeste qu'il prétendît l'enfermer dans les limites de sa croyance à l'Évolution ; ce serait croire plus à l'Évolution qu'à Jésus-Christ ; ce serait préférer son opinion personnelle à la parole même de Dieu. C'est pourtant ce qu'il fait en réclamant « une Christo­logie nouvelle étendue aux dimensions organiques de notre nouvel Univers » : il n'accepte qu'un Christ qui rentre dans son système. A la vérité, ce pourrait n'être qu'incapacité de rien concevoir que selon son mode personnel de pensée, et l'infirmité serait banale, nous en sommes tous là. Toute la gravité de la chose est dans l'incroyable assurance avec laquelle Teilhard dresse cette Christologie de l'avenir con­tre celle du Magistère jusqu'à prétendre qu'il en va naître une religion si différente du christianisme des Papes et des Conciles qu'il l'appelle « la Religion de demain ». 132:91 Dira-t-on que nous forçons le sens de cette dernière expression ? Mais trois ans plus tard, *l*'*Étoffe de l*'*univers* ne fera pas mystère de l'ampleur des abandons que le mal­heureux envisage pour « payer » c'est son terme, la vision dont il a besoin comme l'intoxiqué de sa drogue : c'est bel et bien le « définitif » lui-même qui devra être « rema­nié » : « Payant une valorisation et une amorisation radi­cales de l'Étoffe des Choses, toute une série de remanie­ments s'imposent, j'en ai parfaitement conscience (si nous voulons franchement christifier l'Évolution), à certaines représentations ou attitudes qui nous paraissent définiti­vement fixées dans le dogme chrétien. De ce chef, et par la force des choses, on pourrait dire qu'une forme encore inconnue de religion (une religion que personne ne pouvait imaginer ni décrire jusqu'ici, faute d'un Univers assez grand et organique pour la contenir) est en train de ger­mer au cœur de l'Homme moderne dans le sillon ouvert par l'idée d'Évolution. » On conviendra que nous n'exa­gérons pas. « Loin de me sentir troublé dans la Foi par un chan­gement aussi profond, ajoutera-t-il, c'est avec un espoir débordant que je salue la montée et que je prévois le triomphe inévitable de cette mystique nouvelle ([^26]). » Nous sommes en plein délire. Il croit à la Révélation ; mais par le plus extraordinaire des retournements, il s'y soumet beaucoup moins qu'il ne l'utilise, l'objet de son enthousias­me n'étant pas la « Bonne nouvelle » que nous devons à Jésus-Christ, mais le rayonnement merveilleusement inat­tendu que sa religion va recevoir de « l'idée d'Évolution ». Rarement le christianisme aura été plus audacieusement vidé de sa substance sous couleur de l'agrandir. On ne voit pas en effet que dans cette Christologie nou­velle la personne du Christ, telle que l'Évangile nous la fait connaître, doive tenir bien grande place. Certes, Tei­lhard croit à son historicité. Il n'en est pas moins curieux qu'il affirme simultanément ici la réalité du « Christ-Ressuscité » et ne pense pas à aller vers lui parce qu'il nous a aimés le premier, mais seulement parce qu'il est l'objet du « courant mystique » le plus capable de s'adapter aux conditions nouvelles de l'Humanité. Le « Christ-Ressuscité » ne serait pour Teilhard qu'un « mythe » parti­culièrement efficace qu'il ne s'exprimerait pas autrement. 133:91 Mais le dernier paragraphe de cette lettre est plus révé­lateur encore. Nous rappelons que Teilhard s'y adresse à un prêtre. Nous rappelons aussi que, d'après le P. d'Ouince, -- c'est-à-dire d'après la conversation de Teilhard avec le P. d'Ouince, -- la lettre qui lui fut répondue était « visi­blement indignée ». Visiblement ? Voyons cette indignation. **4. --** *Ceci posé* (*et c*'*est là que nous diffé­rons* *: mais la Vie ne procède-t-elle pas par bonnes volontés tâtonnantes* *?*)*, ceci posé, je ne vois toujours pas de meilleur moyen pour moi de promouvoir ce que j*'*anticipe que de travailler à la réforme* (*comme définie ci-dessus*) du dedans : *c*'*est-à-dire en attachement sincère au* « *phylum* » *dont j*'*attends le développe­ment. Très sincèrement* (*et sans vouloir critiquer votre geste* *!*) *je ne vois que dans la tige romaine,* prise dans son intégralité, *le support biologique assez vaste et assez différencié pour opérer et supporter la transformation attendue* ([^27])*. Et ceci n*'*est pas pure spéculation.* 134:91 *Depuis cinquante ans, j*'*ai vu de trop près autour de moi se revitaliser la pen­sée et la vie chrétienne -- malgré toute Encyclique -- pour ne pas avoir une immense confiance dans les puissances de réanimation de la vieille tige romai­ne. Travaillons chacun de notre côté. Tout ce qui monte converge. Bien cor­dialement vôtre.* TEILHARD DE CH. C'est tout. C'est bien tout. Nous n'avons rien supprimé. Faut-il croire que Teilhard avait fait une telle dépense d'indignation devant le P. d'Ouince qu'il ne lui en soit plus resté pour sa lettre que juste autant que l'on vient d'en lire ? Mais le principal de ce paragraphe est évidemment dans la profession d' « attachement sincère » pour la « vieille tige romaine » par lequel Teilhard précise ce qu'il disait du christianisme au paragraphe précédent : l'espèce après le genre, ordre classique chez les apologistes. Un mot de ce texte a sans doute surpris le lecteur, qui n'est pas nécessairement familier avec le *Phénomène humain* : « Quelle idée, aura-t-il pensé, d'appeler le catho­licisme un *phylum* ! Ces hommes de science ne pourraient-ils donc s'exprimer comme tout le monde ? » Eh ! il fau­drait d'abord que celui-ci pensât comme tout le monde, et il en est fort loin. Teilhard n'a pas appelé le catholicisme un *phylum* par pédantisme ou par recherche de style. Il l'a appelé un *phylum* parce qu'il pensait *phylum,* parce que *phylum* était le terme propre pour dire ce qu'il voulait dire. Apprenons donc aux personnes qui l'ignoreraient -- ce n'est pas une honte -- qu'un *phylum,* dans la langue de Teilhard, est un « faisceau évolutif » qui a son pouvoir et sa loi particulière de développement autonome ([^28]). Appeler le catholicisme un *phylum*, c'est donc le considérer « dans son enracinement dans le Passé et dans ses développements incessants » ([^29]). -- Autrement dit, c'est s'intéresser à l'histoire de l'Église ? 135:91 -- Pas tout à fait (car l'histoire, chose curieuse, dès qu'on peut l'étudier et la connaître un peu, n'intéresse pas Teilhard ; il n'a de goût que pour les vastes synthèses imaginatives). Plus précisément : c'est s'enquérir de la *genèse* du christianisme, comme il y a une Cosmogénèse, une Biogénèse, une Noogénèse, une Christogénèse, et bien d'autres genèses ; c'est le penser en termes d'évolution. Et là, naturellement, en contexte teilhar­dien, les choses se gâtent. C'est qu'en effet ce langage, qui ne semblait d'abord qu'insolite, transforme fondamentalement le problème religieux, en montrant du même coup à quel point le mode de pensée de Teilhard, par le primat de la recherche de la Vie sur celle de la vérité, est intimement moderniste. On se demandait autrefois : « Quelle est la vraie religion ? » On se demandera désormais : « Quelle est la religion dont le *phylum* est dans « l'axe principal de l'Évolution » ([^30]) ? Et si vous doutiez que la différence soit de bien grande portée, relisez la raison donnée par Teilhard de son atta­chement à l'Église. Parce qu'elle a les promesses de Jésus-Christ ? Non pas. Mais plus positivement : parce qu'elle a celles de l'Évolution ; parce qu'elle a seule un « support assez vaste et assez différencié, etc. ». Et c'est bien tou­jours, si l'on veut, fidélité à l'Église ; mais fidélité d'une sorte très particulière, fidélité à une Église dont le carac­tère surnaturel, que Teilhard ne nie pas cependant, ne lui est plus présent à la pensée. Et si l'on passe de ce qu'il dit à ce qu'il fait... Car enfin, pourquoi Teilhard n'accepte-t-il pas la propo­sition de son correspondant ? Est-ce donc manquer si gra­vement de jugement que de l'inviter à quitter une Église dont il ne partage plus la foi ? Quelles sont donc les raisons qu'il se donne de cet illogisme ? Nous avons déjà dit la principale : parce qu'à défaut de l'être avec celle d'aujourd'hui, il est d'accord avec l'Église de demain, la Vie ne pouvant manquer d'être plus forte que les Encycliques, à commencer par celle qui le vise. Ce ne sont pas ces combats d'arrière-garde qui arrê­teront la marche du monde, et comme l'homme a pris, la tête de l'Évolution, l'Église restera le *phylum* privilégié par où passe l'axe de la Christogénèse. Pourquoi donc la quitterait-il ? 136:91 Pourquoi ? Mais parce qu'il « anticipe » comme il dit, et que sa conscience peut en éprouver de la gêne. Entre l'Église et lui, l'accord se fera, c'est sûr ; mais il est sûr aussi qu'il n'est pas encore fait, et, dès lors, a-t-il le droit de se conduire comme s'il était fait ? ne serait-il pas plus loyal, aussi longtemps que le différend subsistera, d'atten­dre à l'extérieur de l'Église que l'Église vienne le rejoindre et lui rende enfin justice ? Il semble bien en effet que ç'eût été la conduite la plus droite. Solution assurément douloureuse, mais qui du moins respectait la vérité des deux parties : pas de sacrifice de ses convictions, pas de tromperie. Pourquoi donc Teilhard ne s'y est-il pas rallié ? A cause d'une autre raison que notre lettre énonce sans aucune espèce d'ambiguïté : parce qu'il travaillera plus efficacement « à la réforme (comme définie ci-dessus) » -- soit « beaucoup plus profonde que celle du XVI^e^ siècle » « *du dedans* ». Ce qui revient à dire, très exactement, que, si Teilhard reste dans l'Église, c'est pour y propager plus facilement ce qu'il sait que l'Église -- mettons, pour lui faire plaisir : l'Église d'aujourd'hui -- ne peut appeler autrement qu'une hérésie. #### Épilogue L'histoire ne s'arrête pas là. D'après le P. d'Ouince, évidemment informé par Teilhard, la réponse du Père G. à la lettre de Teilhard fut un mot « lui disant qu'il s'était mépris et le priant de lui pardonner ». Toutefois, deux mois plus tard, il aurait « tenté d'interpréter en sa faveur » ce qu'on vient de lire : sans doute quelque propos revenu à l'oreille de Teilhard. Teilhard prit peur. Il n'avait plus son texte, et pour peu que l'ardeur de sa conviction lui eût fait écrire quelques mots de trop, il pouvait craindre les pires ennuis, s'il advenait que la pièce tombât sous des yeux mal préparés à la comprendre. Il jugea nécessaire de prévenir le péril. 137:91 On ne saurait être trop reconnaissant au P. d'Ouince de nous avoir fait connaître le billet, en date du 21 décembre 1950, qu'il reçut à cette fin de Teilhard et qu'il va désormais goûter doublement. Car c'est une manière de chef-d'œuvre que ce peu de lignes : point trop inexactes, et pour qui n'a pas sous les yeux la lettre qu'elles prétendent résumer, lui en donnant exactement l'idée qu'il est souhaitable qu'il en ait. Il n'y a pas pour un teilhardien de meilleure leçon de lecture que la comparaison : *...*Vraiment G. abuse. A une longue lettre de lui en septembre, j'ai répondu « de prêtre à prêtre », reconnaissant certaines difficultés présentes, espérant la convergence, mais maintenant ce que je crois du fond du cœur : à savoir que rien ne peut se grouper que sur l'axe romain. -- Je ne me rappelle naturelle­ment pas mes phrases. Mais si G. s'en est servi, c'est un « abus de confiance ». J'ai du reste arrêté rapidement une conversation qui ne pouvait mener à rien : G. n'étant pas de mon « espèce » intellectuelle... Pardon de vous créer des ennuis de plus. Et que le Seigneur nous donne sa foi (celle qu'il désire nous donner) : « *Dominus et Deus meus.* » ([^31]) On se frotte les yeux. Quoi ! une lettre « de prêtre à prêtre » celle que nous avons transcrite ? Gardons cepen­dant d'être trop sévère. L'expression n'est sans doute pas dans la pensée de Teilhard un mensonge ; elle n'est probablement qu'une très forte « restriction mentale » ; il avait son idée à lui de ce que doit être un prêtre et n'aura pas cru manquer à la sincérité en employant dans sa langue un terme que le P. d'Ouince entendrait dans la sienne. Et la parenthèse finale est une prière émouvante : la foi que le Seigneur désire nous donner ! 138:91 Rien de plus orthodoxe, certes, que pareille formule ; mais combien inquiétante aussi, pour impliquer que Teilhard ne sait pas quelle est cette foi-là ; doute par conséquent que ce soit celle de l'Église... Teilhard s'était alarmé trop vite. Nous ne savons rien de plus de ses rapports avec le Père G., mais tout donne à croire que, soit sur la demande de Teilhard, soit de son propre mouvement, le Père G. se conduisit en galant hom­me et ne commit pas l'abus de confiance redouté. La Compagnie de Jésus sait bien des choses : nous aurions peine à croire qu'elle eût pris aussi résolument qu'elle le fait la défense de Teilhard s'il y avait eu circulation d'une pièce qui met son grand homme en si douteuse posture. Et depuis la mort de Teilhard, les rares teilhardiens qui ne l'ignorent pas, on l'a vu, l'ont soigneusement tenue sous le boisseau. #### Essai d'explication Il est permis de penser qu'avec la place surprenante prise par Teilhard dans la pensée catholique et la pente de ses amis à nous le peindre comme le modèle de toutes les vertus, l'abus de confiance a aujourd'hui changé de sens. Mais la même loyauté qui exigeait qu'un document aussi révélateur fût mis sous tous les yeux, demande aussi qu'il n'en soit pas abusé. Il donne à Teilhard figure d'hérétique camouflé en fidèle pour mieux propager l'hérésie, et c'est bien ainsi, croyons-nous, qu'il faut voir les choses pour les voir comme elles sont. Il n'empêche que d'autres don­nées du problème rendent difficiles d'admettre que la vérité profonde de Teilhard soit si noire. Est-il bien vraisemblable qu'il ait été ce traître -- un Turmel, un Jury -- quand, avec leurs prudences certaines, ses écrits ne montrent du moins pas un atome de perfidie ? Et l'on ne peut non plus écarter d'un revers de main, s'il n'y a pas à le recevoir aveuglément, le témoignage de ses frères en religion. Comment lever dès lors la contradiction manifeste entre la réalité de la pensée et de l'action de Teilhard et d'autre part ses dehors de fidélité à tout ce que l'Église lui demanda, si l'hypocrisie pure et simple, qui serait une solution, jure avec ce qu'on entrevoit de son caractère ? 139:91 Notre réponse sera qu'il y a bien duplicité, mais qu'elle n'est pas tant entre l'apparence que Teilhard se donne et l'homme qu'il se sait et se veut, -- ce qui serait tromperie, qu'entre deux vérités de son être, -- ce qui le réduit à un cas particulièrement remarquable de schizophrénie. Il faut toujours se souvenir avec lui du petit Auvergnat de quatorze ans qu'Henri Bremond avait en face de lui dans sa classe d'Humanités du Collège de Mongré : « Très intelligent, le premier en tout, mais d'une désespérante sagesse » ; impossible d'allumer la moindre flamme dans ses yeux, parce qu'une « passion jalouse, absorbante » le fait vivre dans un autre monde ([^32]). Premier témoignage que nous ayons de cette duplicité essentielle de Teilhard. Il y a l'enfant sage, qui fait tout ce qu'on lui dit, préfet de Congrégation l'année suivante, prix d'Honneur et second prix de Sagesse en fin d'études : l'élève modèle de la Compagnie, promis à devenir un parfait jésuite. Et il y a, déjà, le visionnaire pour qui rien n'existe que le rêve qu'il poursuit à tombeau ouvert. Cette « passion jalouse, absorbante », c'était alors les pierres. Viennent les trois années 1916, 1917 et 1918, qui furent les années cruciales de son existence, années de conversion, au sens religieux du terme, années de sa « seconde naissance » et sa passion deviendra l'ambition d'intégrer dans le christianisme ce qu'on appelait banale­ment avant lui la religion du Progrès (car c'est bien là le fond très simple du teilhardisme), mais d'un Progrès étendu aux dimensions de l'Évolution généralisée. On a vu à quelles extrémités ce *hobby-là* devait fina­lement le conduire -- jusqu'à l'absurde chimère d'un chris­tianisme substantiellement nouveau, si ravissante à ses yeux qu'à peine entrevue, timidement encore, en 1929, elle lui fait paraître « enfantillage » sa vie religieuse d'autrefois, sans qu'il réfléchisse que ce qu'il juge de peu d'intérêt, auprès de son éblouissement de « partager les préoccupa­tions, les espoirs, l'activité qui font vivre le sommet de l'humanité » d'aujourd'hui, -- de « l'humanité *naturelle *» ([^33]), -- n'est autre que la religion des simples et des saints, l'humble piété d'une Bernadette ou d'un curé d'Ars, la « petite voie » d'une Thérèse de Lisieux. 140:91 Voilà, sinon le plus vrai Teilhard (c'est le secret de Dieu), du moins le plus délibéré, le plus visible aussi, le Teilhard des écrits et par conséquent du teilhardisme : essentiellement, c'est un *réformateur,* et, avec l'opiniâtreté de son caractère, doué au plus haut point de la vertu capi­tale des réformateurs et des fondateurs de religion, qui n'est pas l'intelligence, mais la foi : la sienne est à trans­porter les montagnes, et c'est une des raisons de son succès. Mais, en même temps, sous ces rêveries démentielles, l'en­fant sage subsiste, et, pour être plus rassurant, cet autre visage de Teilhard n'est pourtant pas un masque : il répond à cette docilité qui n'est pas moins dans sa nature à l'égard du comportement qu'il ne l'est de croire à ses idées dur comme fer. Et ainsi, ce n'est pas hypocrisie s'il souscrit aux dogmes et fait les gestes d'un chrétien : c'est qu'il a préalablement mis à part l'objet de son intérêt profond. Comprend-on maintenant son refus de la proposition du Père G. ? Il lui en donne deux raisons, mais la plus puissante fut sans doute une troisième, plus honorable aussi : c'est que cette Église, dont il pense et dit si légè­rement, si injustement tant de mal, il y tient malgré tout par ses fibres profondes et ne peut s'imaginer prêtre dissi­dent ; il aurait le sentiment d'une désertion. Maintenant, que l'alliance de sa croyance et de sa conduite soit un modèle de cohérence intellectuelle, personne ne le soutien­dra, ni peut-être lui-même, mais il y a si longtemps qu'il vit dans une situation que d'autres jugeraient fausse qu'il n'en souffre presque plus. Il admet d'ailleurs fort bien qu'on puisse opter, comme le Père G., pour la solution contraire, et la raison qu'il en donne est encore un signe de son modernisme essentiel, par le primat qu'elle défère à « la Vie » sur la vérité. La belle affaire que d'être ou de n'être pas dans la vraie religion, quand « tout ce qui monte converge » et que, dedans ou dehors, on peut faire de bon travail, c'est-à-dire aller dans le sens de l'Évolution. Il reste que deux remarques s'imposent. La première est que c'est plaisanterie, -- mais les meilleures sont les plus courtes, -- de nous bailler Teilhard pour un parangon de l'obéissance. Il est exactement le contraire : le type de l'irréductible avec les dehors de la soumission. Rome lui dit et redit qu'il se trompe, il ne changera pas un iota de son univers mental ; et, certes, on ne lui demanderait pas d'y renoncer d'un seul coup, ces choses-là ne se font pas sur commande ; 141:91 mais il pourrait au moins s'interroger, chercher le moyen de concilier ce qu'il voit ou croit voir avec ce que Rome lui dit. Pas un instant ! Il est trop clair que si Rome et lui ne sont pas d'accord, la faute n'en peut être qu'à Rome. Au fond, il ne pense pas à recevoir de l'Église les paroles de vie ; il pense à les lui donner, et tout son rêve serait d'accoucher la vieille Mère de la foi nouvelle dont elle est grosse sans le savoir et qui sera demain, c'est couru, la religion de l'Humanité. De là d'ailleurs que, même sur le seul plan de l'action, on ne peut dire que sa docilité soit entière. Il est très exact sur le plan de l'obéissance matérielle, il accepte sans murmure des sacrifices qui lui coûtent. Il ne renonce nul­lement à poursuivre de toutes ses forces le but que Rome condamne : il penserait trahir la mission qu'il se sent assignée, comme eût dit Renan, « par un décret nominatif de l'Éternel ». Il faut seulement ajouter, à sa décharge, qu'il semble bien avoir été encouragé dans cette voie par plus d'un ami, dans la Compagnie elle-même, dès lors en réaction marquée contre ce qui ne s'appelait pas encore l'intégrisme. La seconde observation à faire est que le divorce déli­béré du comportement et de la pensée, propre au moder­nisme, est une attitude moins confortable qu'il ne paraît : elle entraîne inévitablement de fréquents manques de droi­ture. Nous ne disons pas qu'il y en ait eu plus dans la vie de Teilhard que dans bien des vies, nous n'en savons rien, mais on vient d'en constater (avec Rome, avec le P. d'Ouin­ce) : ce ne furent certainement pas les seuls, parce qu'il était de l'essence de sa situation qu'il ne pût toujours accorder sa parole et sa pensée. Ses amis ont grand tort de ne pas vouloir convenir de ces ombres. Sainte Bernadette préférait les vies de saints où l'on ne craignait pas de parler de leurs défauts, elle les en aimait davantage : Teilhard n'est pas un saint, mais il gagnerait de même à être montré tel qu'il fut. On s'aper­cevrait alors qu'il est avant tout un « cas » et sa consti­tution mentale pourrait lui valoir d'assez larges circonstan­ces atténuantes. Certes, extérieurement soumis, on ne peut dire qu'il le soit intérieurement, avec si peu de souci de conformer son jugement à celui de l'Église. 142:91 Mais cette insoumission de sa pensée consciente semble bien avoir laissé subsister dans une zone plus profonde de son être une vie spirituelle assez haute, au moins à certaines épo­ques, et nous croyons que ce serait le calomnier de qualifier de menteur l'attachement qu'il professait d'avoir pour Jésus-Christ. Qui sait si son opiniâtreté dans l'erreur n'était pas le fait d'un aveuglement véritablement invin­cible ? Il n'est pas interdit de l'espérer, devant l'accent parfois bouleversant de ses pages de spiritualité. Dommage tout de même, un homme de si bonne foi, que sa foi n'ait pas été la bonne ! #### Saint Pie X prophète Aussi bien le vrai scandale n'est pas que Teilhard soit Teilhard. Le scandale est qu'il y ait des teilhardiens, et, parmi eux, des prêtres éminents, voire des évêques, comme cela se vit la seconde quinzaine d'octobre au Concile. Beaucoup sans doute ne l'ont pas lu, et c'est leur excuse. Mais d'autres l'ont lu, et là, nous ne comprenons plus. Nous ne leur prêtons pas ses folies. Mais comment peuvent-ils les contester ? Ce n'est pourtant pas faute d'avoir été avertis. Même très solennellement. Par une voix entre toutes autorisée, dès le temps qu'elle se fit entendre à toute la chrétienté, et plus encore aujourd'hui, depuis que l'Église l'a consacrée. Écoutez le portrait qu'elle traçait de certains novateurs, qui, disait-elle, « en contact intime avec les consciences » prétendent « mieux que personne, sûrement mieux que l'autorité ecclésiastique, en connaître les besoins » : Que l'autorité les réprimande tant qu'il lui plaira : ils ont pour eux leur conscience et une expérience intime qui leur dit avec certi­tude que ce qu'on leur doit, ce sont des louanges, non des reproches. Puis ils réflé­chissent que, après tout, les progrès ne vont pas sans crises, ni les crises sans victimes. Victimes, soit, ils le seront après les prophètes, après Jésus-Christ. 143:91 Contre l'autorité qui les maltraite ils n'ont point d'amertume : après tout, elle fait son devoir d'autorité. Seulement, ils déplorent qu'elle reste sourde à leurs objur­gations, parce qu'en attendant, les obstacles se multiplient devant les âmes en marche vers l'idéal. Mais l'heure viendra, elle viendra sûre­ment, où il faudra ne plus tergiverser, parce qu'on peut bien contrarier l'évolution, on ne l'arrête pas. Et ils vont leur route ; répriman­dés et condamnés, ils vont toujours, dissimu­lant sous des dehors menteurs de soumission une audace sans bornes. Ils courbent hypocri­tement la tête, pendant que, de toutes leurs pensées, de toutes leurs énergies, ils pour­suivent plus audacieusement que jamais le plan tracé. Ainsi s'exprimait saint Pie X, le 8 septembre 1907, dans son encyclique *Pascendi dominici gregis.* On conviendra que, pour un pontife que beaucoup en France jugent véné­rable et pieux sans doute, puisque l'Église l'a mis sur les autels, mais dépassé, ce n'était pas avoir si peu d'avenir dans l'esprit. En vérité, la ressemblance est si criante que nous n'aurions pas eu le courage de transcrire cette page prophétique si la même encyclique, en appelant les moder­nistes « les pires ennemis de l'Église », -- oui, « les pires », soulignait-elle, « pour tramer sa ruine du dedans » n'avait pris le soin de « mettre leurs intentions à part, dont le jugement est réservé à Dieu ». Henri RAMBAUD. 144:91 ### La religion teilhardienne par Marcel DE CORTE JE ME PROPOSE DE MONTRER, dans les pages qui suivent, que le teilhardisme n'est ni en marge du catholicisme, ni en bordure du christianisme et qu'il n'est pas davantage une hérésie chrétienne. Il est une AUTRE RELIGION qui utilise Notre-Seigneur Jésus-Christ comme un palier de « l'ascension cosmique » et, si un bouddhiste en changeait le nom en celui de Bouddha, rien, absolument et rigoureu­sement rien du système chardinesque ne serait changé. Je défie n'importe quel exégète de me prouver le con­traire. Lorsque Teilhard écrit : « Le Christ total ne se consomme et n'est atteint qu'au terme de l'Évolution uni­verselle » si nous lisons : « Le Bouddha total ne se consomme et n'est atteint qu'au terme de l'Évolution uni­verselle » la bouillie verbale qui tient lieu de pensée chez Teilhard reste identique. Les analogies sont d'autant plus frappantes que le bouddhisme est un système évolution­niste qui s'achève en un point d'identification de l'humain, du cosmique et du divin nommé Nirvana. Nous pourrions citer des dizaines de textes analogues il suffit d'y remplacer le nom du Christ par celui d'une divinité quelconque de nature panthéiste, ou même par « l'homme communiste » pour se convaincre que le teilhar­disme englobe toutes les religions, y compris celle de « l'homme nouveau » du sans-dieu militant, maître du monde dans l'eschatologie marxiste. Identifions en effet *l*'*homme nouveau* de la Foi *communiste* avec le Point Oméga de la Science. Tout se clarifie, s'amplifie, s'harmo­nise dans nos perspectives. 145:91 D'une part, pour la Raison, l'évolution physico-biologique du Monde n'est plus indé­terminée dans son terme : elle a trouvé un sommet concret, un cœur, un visage. D'autre part, pour la Foi *communiste,* les propriétés imposées par la Tradition *marxiste,* à *l*'*homme nouveau* sortent du métaphysique et du juridique pour prendre rang, réalistiquement et sans violence, au nombre et en tête des courants les plus fondamentaux reconnus aujourd'hui par la Science dans l'Univers. Posi­tion fantastique, il faut l'avouer, que celle de *l*'*homme nouveau* : mais*,* justement parce que fantastique, à la vraie échelle des choses. En vérité, la clef de voûte à construire est là entre nos mains. Pour opérer la synthèse attendue par notre génération entre foi en *l*'*homme nouveau* et foi au Monde, rien d'autre et de mieux à faire que de dégager, dans la personne de *l*'*homme nouveau*, la face et la fonction cosmique qui le constituent, organiquement, principe moteur et directeur, « âme » de l'Évolution. Il n'est pas un seul article du *Credo* nicéen que le R.P. récitait pourtant chaque jour, qui ne perde en son œuvre le sens concret, objectif et charnel que deux millénaires de catholicisme lui ont donné, et qui ne se dilue en une image floue et indécise, en une représentation mentale sans rapport avec le réel. Ni le péché originel, ni les suites du péché, ni l'Incarnation, la Rédemption, la Résurrection, l'Ascension, le drame de la Fin des Temps, le Jugement des Vivants et des Morts, ne sont les pôles de la réflexion teilhardienne. Tout ce que le plus humble des Chrétiens a tenu pour vrai en sa foi de charbonnier, tout ce que le Christ nous a révélé, de Lui-même et dont les plus grands mystiques se nourris est fondu et refondu ici en une pâte amorphe, gluante et coulante hérissée de concepts majusculaires dont on serait bien en peine de déceler ce qu'ils désignent dans l'univers réel, et qui va, s'enflant comme la grenouille de la Fable, vers un Point Oméga aussi inintelligible que gratuit. En fait, il n'y a pas de pensée teilhardienne, si l'on entend par pensée la faculté de connaître la réalité. Il y a simplement une imagination chardinesque auprès de laquel­le le roman-fiction écrit par le dernier des scribouillards paraît une œuvre de génie. Lorsque Teilhard écrit : « le phénomène, rien que le phénomène, voilà mon but », un regard critique attentif a tôt fait de restituer à cette intention frauduleuse son exacte portée : « l'imaginaire, rien que l'imaginaire, mais tout l'imaginaire, SANS LA MOINDRE DOSE DE RÉALITÉ » voilà ce que vise le dit Révérend Père. 146:91 Depuis que la croyance en Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai Homme, que les yeux de saint Jean ont vu et que ses mains ont touché, s'est estompée au profit d'un déisme cérébral ou d'un athéisme mental chez les incroyants, ou bien en je ne sais quelle représentation immanente à leur esprit et malléable à leur gré chez bon nombre de croyants, l'ata­visme mystique et l'instinct religieux propres à l'espèce humaine et auxquels le christianisme avait donné une forme, se sont déchaînés sur la planète. Le P. Teilhard est de la lignée des Swedenborg, des Saint-Martin, des Cagliostro, du Mormon John Smith, de Mme Blavatsky, la théosophe, et du « Christ de Montfavet », à cette réserve près que son pédantisme pseudo-scientifique le rend infiniment moins sympathique. Comme eux, avec moins de grâce, de style, de verdeur ou de naïveté, mais avec une capacité accrue de s'immerger jusqu'à la pâmoi­son en ses extravagances et en ses chimères, il se sent porté par un courant spirituel chrétien que la rupture de ses digues dogmatiques a transformé en torrent, vers un au-delà de la religion chrétienne et vers une religion boursou­flée, emphysématique, qui provoque en son esprit une sorte d'orgasme dont un psychanalyste devra bien un jour déga­ger l'inconsciente racine. Il s'en est lui-même aperçu : « On entend souvent dire que, religieusement parlant, la Terre est en train de se refroidir. En réalité, elle n'a jamais été plus ardente. Seulement c'est d'un feu nouveau, mal individualisé et mal identifié encore, qu'elle commence à brûler. Sous l'action de causes multiples et convergentes (découverte du Temps et de l'Espace organiques, progrès de l'unification ou « planétisation » humaine, etc.), l'Homme s'est indubitablement éveillé, depuis un siècle, à l'évidence qu'il se trouve engagé, sur un plan et à des dimensions cos­miques, dans un vaste processus d'Anthropogénèse. Or le résultat direct de cette prise de conscience a été de faire surgir, hors des profondeurs juvéniles, magmatiques, de son être, une poussée encore informe, mais puissante, d'aspira­tions et d'espérances illimitées. Mugissements des vagues sociales, ou voix de la presse et des livres : pour une oreille avertie ou exercée, tous les bruits discordants qui montent en ce moment de la masse humaine résonnent à la mesure d'une note fondamentale unique, la foi et l'espé­rance en quelque salut lié à l'achèvement évolutif de la Terre. 147:91 Non, le Monde moderne n'est pas irréligieux, -- bien au contraire. Seulement en lui, par brusque afflux, à dose massive, d'une sève nouvelle, c'est l'*esprit religieux*, dans sa totalité et son étoffe mêmes, qui bouillonne et se trans­forme. » D'où la conclusion qu'il en tire : « Le Christianisme doit, sans modifier la position de son sommet, ouvrir ses axes jusqu'à embrasser, dans sa tota­lité, la nouvelle pulsation d'énergie religieuse qui monte d'en-bas pour être sublimée. » Car enfin il suffit de lire au hasard dix ou vingt pages du Révérend Père pour s'apercevoir que l'*objet de sa croyance ne relève en rien de ce que nous appelons la Révé­lation chrétienne*. Il ne s'en est d'ailleurs nullement caché. Il déclare solennellement dès 1934 : « *Je crois* en l'Évolution » et, plus fard, il revient sur la même formule dont son immense logorrhée n'est que l'orchestration monotone : « *Je crois* que l'Univers est une Évolution. *Je crois* que l'Évolution va vers l'Esprit » ou encore : « Plus le pro­blème de la Vie paraît grandir à mes yeux, et plus je vois que sa solution n'est pas à chercher ailleurs que dans une « *foi* » plus loin de toute expérience. Il faut forcer et dé­passer les apparences. » « Tout me confirme dans la convic­tion que l'avenir ne peut être forcé et conduit que par le groupe de ceux qui se réuniront dans une *foi* commune à un avenir spirituel de la Terre. » « J'étudie les développe­ments successifs d'une adhésion qui, *de foi en foi,* rejoint le courant (ou *phylum*) chrétien, par convergence. La *Foi* au monde, la *Foi* en l'esprit dans le Monde, la *Foi* en l'immortalité de l'Esprit dans le monde, la *Foi* à la personnalité grandissante du Monde. » « Jamais, peut-être, depuis deux mille ans, la Terre n'a eu plus besoin d'une *foi nouvelle* et n'a été plus dégagée des vieilles formes pour la recevoir. » « Je suis parfois un peu effrayé quand je songe à la transposition que je dois faire subir, en moi, aux no­tions vulgaires de création, inspiration, miracle, péché ori­ginel, Résurrection, etc. pour *pouvoir* les accepter. » « Nécessité urgente pour la Foi chrétienne en l'En-Haut d'incorporer la néo-foi humaine en un En-Avant née (c'est fait et pour toujours...) de l'apparition objective en face de nous d'un Ultra-humain déclenchant un néo-Humanisme, *entraînant automatiquement un néo-Christianisme*. » 148:91 « Le Christ de la Révélation n'est pas autre chose que l'Oméga de l'Évolution. » « Je me sens de plus en plus préoccupé c'est-à-dire passionnément intéressé -- écrit-il en 1953 à la théosophe Maryse Choisy, par la recherche du Dieu, -- *non seulement chrétien, mais transchrétien* -- devenu né­cessaire pour les exigences croissantes de notre adoration. » Si je venais à perdre la foi en Dieu, dit-il enfin ailleurs, ma foi en l'Évolution resterait intacte. En dépit de l'image obsessionnelle de l'évolution qui envahit son champ de vision, le P. Teilhard ne peut igno­rer, après tant d'années passées dans la Compagnie, le sens du mot *croire*. Il s'agit indubitablement pour lui d'une croyance de type religieux, décalque de sa foi chrétienne, projetée sur « le cône » où il schématise sa pensée ou, plu­tôt, ce qui lui tient lieu de pensée. La base en est la Matière, « la divine Matière » comme il pontifie lui-même, pourvue d'une « certaine quantité de puissance spirituelle », « Ma­tière qui caresse et qui virilise (sic) » et qui doit être le réservoir même de la Grâce surnaturelle, chrétienne et « transchrétienne », puisqu'il l'invoque en ces termes : « Par tout toi-même, divinise-moi. » La masse de ce cône en évolution monte vers le Point Oméga qui est le Christ où le Révérend Père ne s'arrête pas puisqu'il rêve d'une Religion suprême qui engloberait toutes les religions et dont le Christianisme ne serait que la manifestation la moins imparfaite. Il est clair que nous nous trouvons ici en présence d'un *panthéisme matérialiste* très net, dont on se demande par quelle aberration et quelle pusillanimité conjuguées les autorités responsables de l'Église n'ont point vu qu'il est *une religion nouvelle où la nature est identifiée à Dieu.* C'est pourtant visible à l'œil nu ! Ce ne sont pas les quel­ques substantifs ou adjectifs empruntés au vocabulaire chrétien qu'on retrouve, semés ça et là en son œuvre, qui peuvent faire illusion. Il serait étonnant que le Révérend Père n'ait pas retenu de son éducation chrétienne une cer­taine phraséologie dont il a poudré son discours par une sorte d'habitude acquise, exactement à la manière du Mor­mon John Smith qui s'inspire de l'Ancien Testament. Mais sous cette carapace verbale, comme sous la cuirasse pseu­do-scientifique qu'il endosse volontiers, c'est un homme qui n'a rigoureusement rien de chrétien qu'on retrouve sans étonnement, pour peu qu'on ait l'œil ouvert. 149:91 Je tiens que le Révérend Père Teilhard de Chardin, prêtre de la Compagnie de Jésus, n'a jamais été chrétien de pensée ni d'âme. Il n'a jamais *cru,* au sens propre du mot *croire,* au Christ des Écritures. Comme l'écrit avec per­tinence et modération le R.P. Guérard des Lauriers, o.p., professeur à l'Université pontificale du Latran, « une doctrine qui implique comme sa conséquence nécessaire d'identifier le Christ à l'âme du cosmos matériel en évolu­tion, cette doctrine-là est *anti-chrétienne*... Car la foi chré­tienne professe que le Verbe de Dieu a assumé personnellement une Humanité issue non du cosmos, mais d'une créature humaine prédestinée personnellement par Dieu en vue de cette mission... *Alors il faut le déclarer tout net* : *le Christ de Teilhard, c*'*est la figure contemporaine de l*'*an­téchrist.* » Une telle évidence est solaire, fulgurante. Le Christia­nisme est universel et l'Église œcuménique dans la stricte mesure où les êtres humains individuels -- *les seuls, les seuls, les seuls,* répétons-le trois fois, *qui aient une âme à sauver* -- ont reçu la Grâce du baptême de foi ou de désir et sont ainsi unis entre eux du Levant au Ponant, parce que chacun d'eux participe, *personnellement,* dans une harmo­nie convergente, à la vie même de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Le Corps mystique et la communauté chrétienne ne peuvent, en aucune manière, s'ériger en une entité collec­tive, planétaire ou cosmique. Cette substance unique exaltée par le Révérend Père en une sorte d'individu gigan­tesque récapitulant en soi d'une manière fantastique et fabuleuse tous les êtres, de la monade primitive à l'homme, *n*'*est autre que* LÉVIATHAN, *le Monstre totalitaire dont nous voyons se profiler l*'*ombre menaçante dans tous les do­maines de la vie moderne* : *théologique, politique, écono­mique et social*. S'il est vrai que le Diable est le Prince de ce Monde, selon l'Écriture et l'ancienne théologie, je ne suis pas loin de penser que le Révérend Père lui a prêté sa voix. Mais nos prêtres de « la nouvelle vague » ignorent superbement le Démon et les Anges. Hier encore, le vicaire de ma paroisse refusait à notre organiste l'autorisation de chanter la Messe des Anges gardiens, arguant de leur inexistence, dûment établie par quelque professeur de Séminaire en évolution accélérée vers l'athéisme. Un docte clerc, catholique au surplus, ne vient-il pas de déclarer, aux applaudissements de la coterie progressiste, que l'Évangile de l'Enfance de Jésus n'est que conte de fées ? 150:91 Que font en effet la Crèche, le Bœuf, l'Ane, les Bergers, les Rois Mages, le Songe de Joseph, la Fuite en Égypte, le Martyre des Saints Innocents, en un monde marqué du sceau de la Science souveraine, en marche vers la rationalisation intégrale et planétaire de la société ? Des hommes du XX^e^ siècle, en habit de clergyman au surplus, croire à pareilles balivernes ! Nous sommes, désormais des « adultes » que diable ! Les problèmes de la sexualité sont autrement intéressants ! Et mon vicaire, col roulé, démarche chaloupée, d'embarquer aussitôt en sa camionnette les éliacins de son patronage pour aller en­tendre à l'*Union des Étudiants Catholiques,* une conférence sur les relations conjugales ! Ça au moins, c'est dans le cône de l'Évolution ! \*\*\* JE NE DIRAI RIEN ICI de la « science » du P. Teilhard. J'ai poussé quelques pointes, en ma jeunesse, du côté de la biologie et je me suis sans cesse tenu au courant des diverses théories imaginées par les savants pour rendre compte d'une évolution des espèces qu'aucune expérience, aucune observation ne font apparaître. Je m'en tiens donc aujourd'hui comme hier à ce qu'écrit mon collègue Louis Bounoure, professeur à la Faculté des Sciences de Strasbourg, dans un livre admirablement pensé et non moins admirablement écrit, intitulé : *Recherche d*'*une doctrine de la vie* (Paris, Robert Laffont, 1964) dont je conseille vivement la lecture à tous les étudiants : « Nulle explication (dit à propos de l'évolution ce probe et grand et vrai savant, fidèle aux principes de la science expérimentale établis par Claude Bernard) nulle explica­tion n'est plus contraire à la réalité, car jamais on n'a vu une espèce se transformer en une autre, ni dans la nature, ni dans les innombrables expériences instituées pour obtenir ce résultat. Quant à l'histoire paléontologique des êtres vivants, elle montre les grands groupes d'animaux anciens séparés les uns des autres par de telles différences d'organisation et de plan structural qu'il est insensé d'imaginer qu'ils ont pu descendre les uns des autres ; chacun d'eux apparaît bien plutôt comme une invention originale ou une création nouvelle. Le mystère de l'origine et de la diversification du monde vivant reste entier ; l'évolution biologique n'est qu'un mythe, entièrement illusoire. » 151:91 Homme de laboratoire et d'une honnêteté scientifique poussée jusqu'au scrupule, Jean Rostand écrit à son tour : « L'évolutionnisme est un conte de fées pour grandes per­sonnes. » Que l'évolutionnisme soit une croyance, une foi, une religion, compensant sa carence de crédibilité par un fana­tisme aveugle, est magnifiquement démontré par le P. Teilhard lui-même dans son aventure avec le fossile sensation­nel de Piltdown. Le R.P. tenait avec lui « le chaînon manquant » le *missing-link* dont parle Darwin ! Il avait enfin sa raison de croire en l'Évolution, grâce à cette man­dibule sur laquelle il lisait le passage du singe à l'homme ! Par malheur, l'*Eoanthropus* n'était qu'un faux grossier ! « Les hommes qui ont une foi excessive dans leurs théories ou dans leurs idées, écrit justement Claude Bernard, sont non seulement mal disposés pour faire des découvertes, mais ils font aussi de très mauvaises observations. » La contribution de Teilhard à la science est du reste infime et l'aurait mis au niveau d'un paléontologiste de nième ordre, si son œuvre « parascientifique » aussi paral­lèle à la science, et ne la rencontrant jamais, que les para­liturgies le sont à la liturgie, n'avait été projetée dans le domaine public de la jobarderie par une des plus brillantes opérations publicitaires que le monde ait connues. Voilà qui est remarquable. \*\*\* COMME TOUTES LES MODES, toutes les vogues, tous les engouements, le teilhardisme -- et les divers évo­lutionnismes qui l'ont précédé -- s'explique entiè­rement par les conditions du milieu où il est apparu. La causalité sociologique s'exerce ici en plein. Les théories évolutionnistes ne s'expliquent que dans la mesure où les conditions sociales dans lesquelles l'homme se trouve depuis deux siècles ont profondément changé. La grande Révolution française a brisé toutes les communau­tés de destin dans lesquelles l'être humain s'incorpore par naissance et par vocation : la famille, le métier, la petite patrie et la grande ne sont plus les prolongements de l'individu ou les corps de surcroît où il rencontre d'autres êtres humains dont il a de la sorte une connaissance vécue. 152:91 Il est inutile d'insister ici sur ces changements dont nous n'avons pas encore mesuré toute l'ampleur et qui se résument tous dans un seul mot : *le déracinement*. L'homme n'a plus rien de stable ou de fixe tout au long de son existence. Comme la feuille morte, il éprouve l'impression, d'être emporté par le vent. Il se sent changer sans cesse. Sa vie change, *et du même coup sa conception de la vie :* tout est désormais pour lui *en devenir*, parce qu'il est lui-même en devenir et que toutes les sociétés nouvelles qu'il édifie autour de soi sur les ruines des communautés natu­relles se remplacent les unes les autres, comme des châ­teaux de cartes successifs, avec une vitesse accélérée. Ce que Michelet appelait *l'accélération de l'histoire* n'est autre que ce devenir qui affecte les sociétés humaines, depuis 1789 et qui s'est reprojeté de la vie de -- l'homme dans la vie tout entière, et, finalement, avec Teilhard, dans l'univers divinisé. La deuxième guerre mondiale n'a fait que renforcer cette indéniable évolution dont la nature sim­ple, évidente, mais peu remarquée, est d'être une révolution continue. On comprend ainsi pourquoi le teilhardisme est le contraire du christianisme. Son caractère révolutionnaire est incontestable : sa révolte se dresse contre tout ce qui relève de la nature et contre tout ce qui relève de la Grâce, exac­tement comme le Communisme avec lequel il a du reste la plus étroite affinité, ainsi que le remarque le marxiste Garaudy. Il n'y a pas pour Teilhard de « nature », puisqu'il n'y a même pas d'être. Il n'y a pas davantage de Grâce surnaturelle puisque Dieu n'est rien en dehors de l'univers dont il est le pur levain immanent, puisque la gra­tuité de la Grâce et la nécessité de l'Évolution s'excluent. Aussi bien, le teilhardisme est-il, comme le montre la plus élémentaire observation, la croyance implicite ou explicite de tous ceux qui veulent chambarder le Christianisme et n'en plus laisser pierre sur pierre. 153:91 Il est aussi la croyance de tous ceux qui ont en haine la nature de l'homme, par orgueil, par vanité, par ressentiment, par angélisme ou, plus souvent encore, par sottise. Toute entreprise de subversion se coule dans le moule du Teilhardisme. C'est en lui que s'opère la jonction du collectivisme et d'un christianisme inverti, vidé de toute sa subs­tance. Plus précisément encore, il est la forme religieuse que revêt le marxisme là où il veut supplanter le catholicisme, ainsi que nous le verrons plus avant. \*\*\* UNE DES RAISONS DU SUCCÈS remporté par le teilhar­disme dans les sphères intellectuelles et religieuses, ecclésiastiques ou laïques, est son caractère émi­nemment subjectif. Que l'on prenne n'importe quelle page dans l'œuvre abondante de Teilhard et qu'on essaie d'y trouver l'ombre même d'un raisonnement fondé sur des réalités et sur les relations objectives que ces réalités soutiennent entre elles, je gage qu'on n'en découvrira aucune. Le P. Teilhard n'a cure des règles qui gouvernent les sciences expérimentales et positives. Il n'a certainement jamais pratiqué Claude Bernard et la discipline de l'imagination n'est pas son fort. A la base de toutes ses conceptions scientifiques, philoso­phiques et théologiques, il y a des affirmations péremp­toires, des allégations d'autant plus intransigeantes qu'elles sont dépourvues de preuves, des décrets dogmatiques et une propension à tenir pour vrai ce qui n'est ni évident ni établi qui n'a son égale nulle part ailleurs. Si le propre de l'homme est de raisonner, il faut bien avouer que le P. Teilhard donne très rarement l'occasion à son lecteur de montrer qu'il appartient à l'espèce raison­nable. Perdu dans une suite indéfinie d'hallucinations et de chimères, il n'argumente jamais : l'induction et la déduc­tion, la vive et ferme expérience du réel et le syllogisme lui sont rigoureusement étrangers. Ses visions oniriques ne portent pas sur la présence des êtres et des choses de l'uni­vers extramental, mais sur des représentations intérieures, sur des êtres de raison, arbitrairement construits, qui n'ont d'existence qu'au sein de la pensée, sur des mirages qui se déploient en son imagination. Jamais intelligence n'a peut-être été disjointe à ce point du réel et de l'*adaequatio rei et intellectus* qui définit le vrai. Le divorce entre la pensée et l'être objectif est ici décisif. On peut dire, sans le moin­dre risque d'erreur, que la pensée imaginative ou l'imagi­nation conceptuelle du P. Teilhard sont hermétiquement closes sur elles-mêmes, emmurées dans une parfaite subjec­tivité dont on se demande parfois si elle ne s'enfonce pas sans retour dans le narcissisme et dans la schizophrénie. « Commençons par écarter tous les faits » ce mot de Rous­seau reflète exactement l'attitude intellectuelle et spiri­tuelle du P. Teilhard. 154:91 Comme l'écrit le grand biologiste Louis Bounoure, « le système cosmologique de Teilhard de Chardin n'est qu'un vaste échafaudage d'*idées gratuites,* sans rapport avec les *faits* du monde réel. » Et si l'on récuse l'avis du professeur Bounoure parce que ce dernier n'est pas évolution­niste, voici le jugement du professeur G.G. Simpson de Harvard, transformiste s'il en fut : « En dépit de ses propres prétentions et de celles de quelques répondants et commentateurs, son système ne saurait être pris ni pour un traité scientifique ni pour l'affirmation de vérités reli­gieuses tirées de prémisses scientifiques... Le *Phénomène humain* sur lequel repose toute la renommée de Teilhard n'est pas un ouvrage de science ; c'est plutôt un ouvrage de piété. » *Aurea dicta*, à cette réserve près : la dévotion de Teilhard ne s'adresse en aucune manière au Dieu de la Bible, de l'Évangile et des Églises chrétiennes, mais à une entité imaginaire vaguement badigeonnée de vocabulaire chrétien et qui n'est autre que l'esprit humain divinisé. Teilhard ne s'en cache point. Relisons des textes déjà cités : « Jamais peut-être, depuis deux mille ans, la Terre n'a eu plus besoin d'une *foi nouvelle* et n'a été plus dégagée de vieilles formes pour la recevoir... Je suis parfois un peu effrayé quand je songe à la transposition que je dois faire subir, en moi, aux notions vulgaires de création, inspiration, miracle, péché originel, Résurrection, etc. pour pouvoir les accepter... J'ai l'impression de tourner, sans y pénétrer autour d'un immense problème. Plus, je le sais aussi, ce problème paraît grandir à mes yeux, et plus je vois que sa solution n'est pas à chercher ailleurs que dans une « foi » plus loin de toute expérience. Il faut forcer et dépasser les apparences. » 155:91 Qu'est-ce donc qui permet au P. Teilhard de diviniser quasi-ouvertement l'esprit humain ? Un processus subjectif que je n'ai cessé de dénoncer « depuis que je tiens la plume philosophique », comme disait Auguste Comte, et qui con­siste en la capacité que possède l'esprit humain de se replier sur soi, de rompre avec la réalité du monde extérieur, de n'avoir d'autre objet de pensée que les idées et les images qu'il construit à l'intérieur de lui-même, de se créer un monde à soi, « un monde de l'esprit » tel celui que dépeint Paul Valéry, « où l'on s'assouvit, où l'on jouit, où l'on extermine, où l'on parfait son bien, où l'on annule son mal, *complètement* ; où l'on se venge, où l'on commande, *complètement* ; où l'on vit éternellement ; où l'on triomphe ; où l'on est aimé, où l'on est beau, sans rien contre soi ; ni gens, ni choses, ni temps. Ce monde *secret* et *évident* de chacun se compose comme il peut avec le monde observé et subi. » L'homme est le dieu de ce monde-là parce qu'il en est le créateur et il n'a de cesse que de le voir envahir, refouler, anéantir le monde réel, afin qu'il soit le seul monde, couronné d'un seul dieu fabricateur : *l'homme, le Moi.* C'est exactement l'attitude adoptée par Teilhard et qui ne s'est jamais modifiée : séparé du monde réel, il a créé un monde de phantasmes : biosphère, noosphère, Christo­sphère, dont il est le géniteur, le régisseur et le dieu archi­tecte. L'univers teilhardien est suspendu à la subjectivité teilhardienne comme l'univers réel au Dieu de la Genèse, à cette différence près que le premier est informe et mal­léable à l'infini, tandis que le second est composé de formes définies aux lois desquelles Dieu ne déroge que par de rares interventions miraculeuses. Teilhard appartient à ce type d'intellectuel, si fréquent aujourd'hui, pour qui la repré­sentation qu'il se fait d'une chose est plus réelle que la chose elle-même dont il bannit la présence du champ de la conscience. La parole fameuse : « Je me suis fait une cer­taine idée de la France », en est l'exemple qui n'est pas le moins éminent et le moins catastrophique. On peut en­core citer les innombrables exemples, des sociétés idéales, préfabriquées de toutes pièces, qui n'ont d'autre existence que dans le cerveau de leurs ingénieurs, et dont les schèmes sont imposés aux hommes de chair et d'os par la violence révolutionnaire. Il n'est pas étonnant que la société com­muniste, modèle suprême où toutes les sociétés artificielles se rencontrent, soit l'œuvre du penseur qui proclama que « la conscience humaine est la plus haute divinité ». De fait, si le sujet humain se soustrait à la régulation de la réa­lité objective, il n'a d'autre ressource, puisqu'il lui faut un monde où se situer, que de construire, à partir de sa sub­jectivité, un cosmos dont il est le maître, le tyran, le dieu, et, de gré ou de force, l'imposer aux autres hommes. 156:91 Le cours suivant lequel la représentation d'un être ou d'une chose se substitue à sa présence et l'élimine est inva­riable et se retrouve, sous des formes diverses, à toutes les périodes décadentes de l'histoire : tout se passe comme si l'homme, devenu incapable de soutenir le poids de la réa­lité, se réfugiait dans un monde mental dont les compo­santes fantasmagoriques, fruits d'une subjectivité aban­donnée à elle-même, échappent aux dures lois de la pesan­teur. C'est le cas de la cité des nuées dont se gausse le génie d'Aristophane, comme celui de toutes les sociétés utopiques de la Renaissance et des États sans société qui ont germé sur les ruines accumulées par la Révolution française. Appelons ce cours par son nom : c'est la pente de la facilité. Rien n'est plus facile en effet que de mettre en lieu et place de la coriace réalité qui résiste à l'examen, même à celui des plus grands génies, un *ersatz* distillé dans les alambics de l'imagination par la prétention de tout com­prendre et de tout expliquer, par la volonté de se mettre en lieu et place de Dieu. Il suffit d'un simple tour de clé don­né à la pensée. Il suffit de détourner l'attention de la réa­lité elle-même vers sa représentation abstraite, son concept, son image, son double, qui n'existe comme tel que dans la pensée. Il suffit de se regarder soi-même en train de pen­ser et de suivre, non les sinuosités du réel, mais les impli­cations de la pensée, les associations d'images, les alliances de mots, les affinités qu'il y a entre nos passions et nos intuitions puisqu'on ne voit le plus souvent que ce qu'on désire voir. Il suffit de se laisser aller à ce sommeil de la raison qui engendre les songes, de laisser dormir l'intelli­gence en face de l'être dont les callosités l'humilient, et de la laisser éveillée en face des chimères qu'elle engendre d'elle-même et qu'elle ordonne en une vision générale, sans jamais sortir de soi, sans jamais subir l'épreuve du réel. En termes simples, il est beaucoup plus facile de rêver que de penser réellement, avec cet avantage supplémentaire que le rêve communique l'enivrante impression d'en être le souverain plasmateur puisqu'on peut lui communiquer n'importe quelle forme et n'importe quelle ordonnance. C'est ce que fait continuellement le P. Teilhard. Si l'on lit et relit les passages de son œuvre consacrés à la *noosphère,* charnière de tout son système, on en aura immé­diatement la preuve. Voir le texte le plus remarquable à cet égard : 157:91 « Le système entier des rayons zoologiques qui, norma­lement, eût donné au nœud un verticille de feuilles diver­gentes, tend maintenant à se recourber sur soi. Au refléchis­sement de l'individu sur soi correspond par suite un inflé­chissement, puis un pelotonnement des feuillets vivants sur eux-mêmes, bientôt suivi (à raison de l'avantage confé­ré au groupe par sa supérieure cohésion), d'un étalement du complexe vivant ainsi formé sur la surface totale du globe. Point critique de réflexion pour l'élément, devenant point critique d' « inflexion » pour les phyla, devenant à son tour point de « circumflexion » (si j'ose dire) pour le faisceau entier des phyla reployés ; ou encore, si l'on veut, enroulement de l'individu sur soi, provoquant l'enroule­ment des phyla les uns sur les autres, provoquant lui-même l'enroulement du système total sur la convexité fer­mée de l'astre qui nous porte ; ou encore, si l'on préfère, centration psychique, enroulement phylétique, enveloppe­ment planétaire : trois événements génétiquement liés, donnant, les trois pris ensemble, naissance à la Noosphère. » Désencombré de son charabia pseudo-scientifique, ce texte signifie seulement que l'esprit inséparable de la ma­tière originelle dont il est l'état supérieur se gonfle de plus en plus, en vertu de l'inéluctable évolution, et finit par pro­voquer en l'homme la naissance de la conscience indivi­duelle. Celle-ci, en se concentrant dans des « myriades de grains de pensée » engendre une superconscience com­mune et une société unique qui, à leur tour, entourent la Terre « d'une seule enveloppe pensante » d'une Noosphère, base de l'incarnation du Christ, de son Corps mystique et de sa Parousie finale. On trouverait malaisément tentative plus imprudente de substituer aux données du réel les constructions fabu­leuses d'un esprit déboussolé. Laissons de côté l'identifi­cation de l'esprit et de la matière originelle à laquelle nul être doué d'un minimum de raison ne pourra jamais don­ner son assentiment. En quoi l'existence d'une Noosphère, c'est-à-dire d'une humanité pourvue de pensée et douée d'une existence aussi effective que vous et moi, est-elle chez Teilhard perçue par les sens ou prouvée au terme d'un raisonnement ? L'existence de la Noosphère ou de l'huma­nité est purement et simplement une affirmation gratuite qui ne résiste pas un seul instant à l'examen. L'humanité n'existe pas, il n'existe que des hommes, disait déjà Joseph de Maistre aux illuminés de son temps. Au contraire, pour Teilhard, l'humanité est une entité collective réellement et substantiellement existante, qui fait de notre globe, par son association avec lui, une Terre pensante où le Christ atteint la plénitude de sa nature cosmique. 158:91 D'une part, Teilhard présuppose que l'humanité existe en fait parce que nous l'avons comme objet de pensée ! Tout objet de pensée existe réellement ! Si je pense à cet objet : les Iles Fortunées, voici qu'elles émergent sur la mer. C'est le comble du subjectivisme. D'autre part, dans la mesure même où ce subjectivisme s'instaure, le sujet humain devient, selon l'expression de Marx, héritée de Kant, le soleil autour duquel tourne le système planétaire des connaissances. Tout doit s'organi­ser autour du sujet humain, car il n'est plus aucun autre repère. Autrement dit, l'homme se proclame, ouvertement ou subrepticement, mesure de toutes choses à la place de Dieu. Ce n'est pas nous qui le disons, mais le *Lexique teilhar­dien* qui rassemble et condense les pensées du « maître » : « L'anthropogénèse, l'humanisation progressive de la terre, la participation active à la noogénèse comportent une dimension sur naturelle. » Cela se comprend puisque le Dieu teilhardien, le Point Oméga est « le Sujet total trans-hu­main dont la réalisation se poursuit à travers les vicissi­tudes de la Terre » et dont la principale constitue la noosphère. *La noosphère parvenue à son point de maturité métamorphose l*'*humanité en divinité* : *telle est la logique interne et implacable du système.* Le subjectivisme de Teilhard ne peut aboutir qu'à la divinisation du sujet pen­sant collectif qu'est pour lui la société planétaire. Lors­qu'il divinisait l'humanité et professait le panthéisme, Renan exprimait la même exigence subjective, mais avec une élégance, une clarté, une franchise que Teilhard, em­barrassé par sa soutane, n'aura jamais. \*\*\* LE SUBJECTIVISME du système teilhardien est précisé­ment ce qui assure son succès auprès de nos con­temporains qui sont pour la plupart en proie à l'une ou l'autre forme du subjectivisme. 159:91 Le subjectivisme teilhardien a en effet l'avantage d'être cohérent, dès que l'on admet le postulat de l'évolution : la matière originelle, emportée par l'élan vital, devient l'homme et l'homme lui-même en se collectivisant devient dieu. Il malaxe en une mixture uniforme, étalée dans le temps, les conceptions subjectives les plus radicalement antagonistes et en extrait un amalgame qui constitue un syncrétisme parfait de toutes les croyances, de toutes les opinions, de toutes les idéologies, et qui n'exclut que les jugements fondés sur la nature des choses telle qu'elle est présentée par nos sens et appréhendée par notre intelli­gence. Il y en a, si l'on peut dire, pour tout le monde, sauf pour ceux qui ne récusent pas le principe d'identité, loi suprême du réel et de la pensée. Les extrêmes se réconci­lient, s'enlacent et s'unissent en cette œuvre bizarre qui n'hésite devant rien : « Comme j'aime à dire, la synthèse du « Dieu » (chrétien) de l'En-Haut et du « Dieu » (marxiste) de l'En-Avant, voilà le seul Dieu que nous puis­sions désormais adorer « en esprit et en vérité ». Les « intellectuels » modernes s'y ébattent comme en leur milieu naturel, cela va de soi puisqu'ils s'imaginent « créateurs » au moment même où ils ont perdu toute créa­tivité. Ah ! si on les écoutait bien, un monde nouveau, un homme nouveau, parfaitement purs, surgiraient de leur pensée parfaitement coupée de toute relation avec le réel. Le Dieu de la Genèse a raté son œuvre et sur la porte du Paradis terrestre, nouveaux Prométhées, les « intellec­tuels » ont inscrit : « Fermé pour cause de reconstruc­tion ». L'ouverture de l'Eden bâti à grands renforts d'encre, de salive et de sang (mais versé par les autres !) est sans cesse reportée dans l'avenir. N'importe ! Le subjectivisme des « intellectuels » donne configuration aux aspirations subjectives des masses qui béent d'admiration devant leurs prouesses verbales. Les hommes d'aujourd'hui, ont renié l'antique définition de la vérité : *adœquatio rei et intellec­tus*. Puisque Dieu est mort, elle est inadmissible. C'est à l'homme seul désormais d'être le critère du vrai et du faux, du bien et du mal, du beau et du laid. C'est à l'homme seul de donner un sens aux êtres et aux choses. Il n'est pas un seul comportement de l'homme contemporain, dans l'ordre spéculatif et dans l'ordre pratique, qui ne soit une projec­tion de ses désirs, de ses passions ou de ses instincts, dans un monde extérieur perçu comme malléable et destiné, par sa plasticité même, à recevoir la forme que l'homme lui impose et qui lui confère une signification. Les « intellec­tuels » de tout acabit ont popularisé ce mythe de l'homme faustien. 160:91 Connaître, ce n'est donc plus conformer sa pensée aux réalités objectives, c'est construire un monde d'objets à partir de la subjectivité créatrice. Depuis Kant, sinon depuis Descartes, l'intelligence humaine estime que l'ordre et l'harmonie du monde sont sa création même, le produit de son activité démiurgique. Les données des sens ne dé­pendent sans doute pas de l'homme, mais l'homme peut les interpréter et les combiner de telle sorte qu'elles obéissent à ses besoins, à ses volontés, à ses caprices mêmes. Ainsi s'édifie peu à peu autour de nous, refoulant le monde objectif des êtres dans le néant, un monde artificiel que nous connaissons à fond parce que nous l'avons fait. Ce monde élaboré par la science et par les techniques avec lesquelles la science se confond de plus en plus, ne cèle plus aucun mystère. Il est le seul monde que la plu­part des hommes connaissent parce qu'il est l'expression de leurs convoitises, de leurs rêves et de leur subjectivité. Il est le reflet de la représentation narcissique que chacun se fait de soi-même et de ses revendications, si bien que tous se retrouvent en ce monde collectif qui les comble, mais à la condition de se soumettre intégralement à ses exigences propres. Si paradoxale qu'en soit l'assertion, la noosphère teil­hardienne qui en est la réplique imaginaire et la justifi­cation théorique, est en train de se constituer sous nos yeux : chaque moi est assuré de sa sécurité de la naissance à la mort, chaque moi est saturé en sa subjectivité dans la mesure où il se fond dans la collectivité. « Loin de mena­cer notre moi, écrit impavidement Teilhard, la socialisation totalitaire « a précisément pour effet de le consolider ». Le totalitarisme vers lequel se précipitent nos contempo­rains pour sauver leur cher moi adorable et leur statut de divinité trouve dans le teilhardisme son plus ferme soutien. Comme cette ruée vers la servitude s'accentue partout, on peut croire que le teilhardisme deviendra la religion de l'avenir. Ainsi que le vaticine je ne sais quel Révérend Père, jésuite ou dominicain, « les assurances sociales sont la forme moderne de la Communion des Saints ». Nous assistons à la lente Parousie de Léviathan. 161:91 Les faits de la vie quotidienne montrent que le subjectivisme pénètre les comportements les plus divers et se justifie par un recours explicite ou implicite à l'enseigne­ment de Teilhard. Sans parler ici de la réduction de tous les savoirs à leur utilité et de leur utilité elle-même au sujet humain indivi­duel ou social, soulignons que l'exaltation de la subjecti­vité se poursuit dans tous les domaines sous le masque de la « personne » ou sous le manteau de la collectivité ou encore sous ces deux déguisements combinés. Les aspira­tions subjectives sont sacrées en vertu de leur source et, par là même, elles sont sanctifiées, qu'elles aboutissent au crime ou à la profanation des droits naturels les plus in­violables. Pour satisfaire à une prétendue aspiration des peuples à se gouverner eux-mêmes, formulée par une poi­gnée de fanatiques, véhiculée dans les masses par associa­tion aux instincts de désordre, de pillage, de ruine, de meurtre, solidement constituée avec eux en réflexe condi­tionnel, la guerre et l'anarchie ont été déchaînées sur toute la surface de la planète. Au nom d'un subjectivisme natio­naliste et d'une prise de conscience collective artificielle­ment suscitée par les propagandes, la plus vaste entreprise de subversion des bases de la vie civilisée a commencé dont nous ne voyons pas la fin. Il est admis qu'on peut tuer, voler, mentir, etc. si ces actes sont conformes à un « droit » subjectif dépourvu de toute assise dans la réa­lité. On a vu un repris de justice, en proie au surplus au délire de la haine, devenir aux applaudissements de l'uni­vers, premier ministre d'une nouvelle « nation » promue à l'effondrement immédiat, et être reçu à la Maison Blanche comme un grand souverain. Mais que n'a-t-on pas vu ? La liste des exemples est inépuisable, du moins pour ceux qui ont leurs yeux ouverts sur le réel. La justification de tels actes repose sur le principe éminemment subjectif et teilhardien que tout ce qui va vers l'unité va vers le bien, et que les assassinats et les destructions qui accompagnent cette évolution sont de purs accidents de l'histoire. « Qu'importe ces quelques millions de sacrifiés », rétorquait Teilhard à un de mes amis qui lui objectait le prix très cher payé pour instaurer sur la terre l'uniformité, qu'importe si l'humanité est enfin uni­fiée ! » 162:91 Un exemple du même phénomène est celui de la trans­formation que subit sous nos yeux la conception chrétienne du mariage. En l'espace d'une seule génération, la théologie catholique du mariage s'est subjectivisée au point non seu­lement d'ériger en fin primaire du mariage l'amour mutuel des époux et de lui subordonner la transmission de la vie, mais de proclamer, avec l'assentiment tacite de certaines autorités épiscopales, que tout ce qui peut entraver l'épa­nouissement de cet amour, la venue d'un enfant par exem­ple, mérite la réprobation, et que l'usage des contraceptifs, qui permettent aux époux de cultiver leur subjectivité sans résultat fâcheux, est parfaitement licite en l'occurrence. Obéir à la nature, quelle blague ! Maintenant que la Noo­sphère est constituée par la marée montante de la super­conscience dans l'univers, c'est après mûre délibération et en suivant un planning familial modèle que les conjoints décideront d'avoir des enfants. \*\*\* QUE LA SUBJECTIVITÉ EXCUSE, légitime ou absolve tout, cela se voit tous les jours. En moins de douze heures, je trouve sur ma table de travail deux textes qui l'invoquent éperdument. Le premier est une lettre de Mgr Garrone, archevêque de Toulouse, vitupérant *Les Nouveaux Prêtres* de Michel de Saint Pierre. On y lit avec stupeur des phrases de ce genre qui font douter de la syndérèse de son auteur : « Et quand même tous les détails de ce livre seraient vrais, jusqu'aux plus violents, cela ne prouverait rien. De quelle générosité ces excès, voire ces extravagances n'étaient pas la rançon ? » A la limite de ce « raisonnement » moral, on en arrive à déclarer « morales » les pires aberrations : « Je l'aimais trop, je l'ai assassinée. » L'amour justifie tout. Ce romantisme de pacotille est de la même veine que l'ivresse collective analysée plus haut : il n'y a point de mal là où l'intention se proclame bonne et, dès lors, il faut donner toute licence au seul « élan apostolique » même s'il va droit vers la catastrophe. La fin poursuivie justifie les moyens et ceux-ci, quels qu'ils soient, sont sacrés, comme la subjectivité dont ils sont issus. Autrement dit, pour Mgr Garrone, comme pour Sartre, le sujet humain est le créateur des valeurs morales et religieuses : il n'est déterminé en rien par quoi que ce soit d'extérieur à sa « générosité ». 163:91 On est d'autant plus étonné de cette nouvelle forme de la mission patronnée par un archevêque qu'elle dédaigne de prêcher Dieu. Ce refus n'est à ses yeux qu'un « détail » qui « ne prouve rien ». Derrière l'apologétique de la « bonne volonté » kantienne entreprise par l'éminent prélat, qui n'entrevoit « la synthèse du Dieu chrétien de l'En-Haut et du Dieu marxiste de l'En-Avant » préconisée par Teilhard ? En tout cas, on n'y aperçoit aucun argument qui soit emprunté à la Secunda-Secundae de saint Thomas. Le second est une étude du T.R.P. Philippe de la Trinité sur les divagations catholico-marxistes du P. Dubarle, au­teur d'un ouvrage intitulé *Pour un dialogue avec le mar­xisme* où l'on peut lire : « Il me faut même ajouter quelque chose que pour aujourd'hui je juge tout à fait essentiel. Dans sa liaison avec la morale, la « praxis » marxiste réussit à poser un fondement -- je pèse ici mes mots -- un fondement authentique, valable en nature et en raison, d'une morale véritablement morale, d'une morale qu'il est possible à partir de là d'édifier de façon justifiable dans ses dimensions historiques. » A partir de là, le R.P. Dubarle peut conclure : « Si le marxisme me convie au travail de l'édification théorique et pratique de cette morale dans ce qu'elle a de positif et de si largement vrai de vérité humai­ne et, terrestre, c'est fort volontiers que je suis de ce travail, nonobstant l'athéisme de ceux avec qui je travaillerai à si noble et excellente chose. » Il est évident que l'expansion de la morale communiste dans le monde est une noble et excellente chose à laquelle un chrétien adulte, professeur à l'Institut Catholique de Paris au surplus, se doit de collaborer de toutes ses forces, avec l'approbation tacite de la Hiérarchie et *cum permissu superiorum*. La définition de la morale communiste donnée par Lénine : « Est moral ce qui sert au triomphe du mar­xisme, est immoral ce qui l'entrave » et qui fut reprise, répétée, mise des milliers de fois en œuvre par ses succes­seurs et en particulier par les communistes français tel que Maurice Thorez lorsqu'il déserta en 1939, n'est évi­demment qu'une fable inventée par les intégristes et que la critique scientifique, à laquelle le P. Dubarle consacre tout son génie, a dénoncée depuis belle lurette. On peut également croire que les Papes n'ont jamais condamné le marxisme et sa morale pour le R.P. et que l'athéisme et l'abolition de la propriété privée, dénoncés par eux comme intrinsèquement pervers, n'ont rien à voir avec l'éthique communiste. 164:91 La vérité toute simple est que le P. Dubarle ignore ce dont il parle, comme l'a très bien souligné le R.P. Philippe de la Trinité, et qu'il superpose à son savoir déficient en matière de marxisme les produits de son imagi­nation philo-communiste. Ne voyant pas son propre subjec­tivisme, il ne voit pas davantage celui que l'athée n'hésite pas à professer : si Dieu n'est pas, c'est l'homme qui est Dieu et qui fixe aux actes humains leur finalité, en l'occur­rence : édifier le socialisme. Une telle éthique est « valable » pour le R.P. Dubarle, et Pie XII a beau affirmer nettement qu' « une fois supprimé le respect dû à Dieu législateur et juge, le droit et sa violation sont des mots vides de sens » et que « la loi morale est réduite à néant » il n'est sans doute pour lui qu'un « Pacelli » qui n'a rien compris au nécessaire dialogue entre les fidèles du Dieu d'En-Haut et les dévots du Dieu de l'En-Avant pour procéder au partage des zones d'influence sur la planète. Le P. Dubarle est dans la ligne du P. Teilhard qui n'hésitait pas à écrire dès 1947 : « Prenez en ce moment même, les deux extrêmes autour de vous : ici un marxiste et là un chrétien, tous deux convaincus de leur doctrine particulière, mais tous deux aussi, on le suppose, animés radicalement *d*'*une foi égale en l*'*Homme.* N'est-il pas certain -- n'est-ce pas là un fait quotidien d'expérience -- que ces deux hommes, dans la mesure même où ils croient (où ils sentent chacun l'autre croire) fortement à l'avenir du Monde, éprouvent l'un pour l'autre, d'homme à homme, une sympathie de fond, -- non pas sympathie sentimentale, mais sympathie basée sur l'évidence obscure qu'ils voya­gent de conserve, et qu'ils finiront, d'une manière ou d'une autre, malgré tout conflit de formules, par se retrouver, tous les deux, sur un même sommet... Car, par nature tout ce qui est foi monte ; et tout ce qui monte converge inévi­tablement. » On comprend alors pourquoi « les nouveaux prêtres » chers au cœur de Mgr Garrone, ne s'évertuent pas à conver­tir les communistes et adjurent plutôt ceux-ci de l'être davantage : plus on est communiste, paraît-il, plus on a des chances de rencontrer la trajectoire chrétienne. Ce n'est pas douteux : il y aura bientôt sur les autels de l'Église de France un saint Staline pour remplacer saint Georges foudroyé par le « noble » et « excellent » Dragon communiste. Le subjectivisme, pourvu qu'il soit total, excuse tout. Il faut le dire et le redire pour comprendre pourquoi et comment le teilhardisme a tourneboulé tant de têtes pré­tendument pensantes, fussent-elles épiscopales. 165:91 Le Teilhardisme, religion de l'homme divinisé au même titre que le marxisme avec lequel il espère conclure un pacte monopolisant et trustant l'exploitation de la conscience humaine pour éviter toute concurrence déloyale, apporte une confirmation systématique au subjectivisme de nos contemporains. Dans l'élan qui va de la matière-esprit jusqu'au point Oméga, c'est en effet la déification du sujet humain qui s'opère invinciblement. Toute l'évolution se dirige vers un point de fusion du cosmos, de l'humanité et du divin, que Teilhard appelle Christ, mais dont la dénomination importe si peu à sa conception de l'univers qu'on peut, sans l'altérer, lui substituer n'importe quelle autre appellation. Un athée même peut adopter le teilhardisme, au prix d'une simple transposition verbale. Nous l'avons montré plus haut. Le *Credo* teilhardien constitue à cet égard le plus parfait syn­crétisme qui soit et la tentative la plus cohérente qu'on ait vue pour amalgamer en une représentation unique des croyances apparemment incohérentes : religion de la science, religion de l'histoire, religion de l'homme, religion de la vie, religion de la terre, religion de l'esprit, religion de la conscience, religion du collectif et, à la condition de les prendre en une perspective strictement immanentiste, toutes les religions révélées et les religions du salut. Le prix payé est lourd : c'est un charabia, un galimatias, un bara­gouin sans nom. Mais une fois payé, on s'aperçoit que Teilhard réduit toutes les croyances, toutes les philosophies, tous les systèmes à un seul et même dénominateur com­mun : l'*eritis sicut dii,* qui est l'éternelle aspiration de la Gnose. Aussi bien n'y a-t-il qu'une seule idole que l'homme ait jamais substitué au Dieu véritable confusément atteint sous les voiles du mythe ou au Père transcendant que nul ne peut connaître qu'en connaissant le Fils, Dieu incarné en un corps visible et palpable : c'est le *sujet humain lui-même*. Toutes les idoles ne sont que les aspects prismatisés de cette subjectivité vésanique par laquelle le moi, inces­tueusement replié sur son immanence, se proclame Dieu. La possibilité de briser les artères vivantes qui le relient au réel et au Principe du réel est permanente à l'esprit humain. 166:91 Il suffit d'un acte de liberté où l'homme se choisit *autre que ce qu'il est*, où il refuse d'accomplir son être propre et d'incarner en soi sa définition d'animal raisonnable. La tentation de l'*angélisme* ne cesse de hanter l'homme. Elle est même, selon nous, la suite la plus visible du péché originel. Les composantes de notre nature : l'esprit et la vie, l'âme et le corps, la raison et la sensibilité sont depuis lors en état de déséquilibre et il ne faut rien de moins que la Grâce pour restaurer en nous l'harmonie première que nous avons perdue. Que nous élisions pour nôtre l'un ou l'autre membre de l'alternative au détriment du tout, c'est toujours par un acte de l'esprit : la brute elle-même n'est brute que parce qu'elle s'est choisie l'espace d'un éclair, supérieure à la condition humaine et déliée de ses obligations envers le réel. La centration, le repliement, l'enroulement de l'es­prit sur lui-même, pour reprendre les termes de Teilhard relatifs à la noogénèse, s'ils sont délibérément voulus, cul­tivés, systématisés, conduisent droit à l'*hubris*, à cette dé­mesure que l'âme grecque estimait à bon droit le péché par excellence parce qu'elle induit l'homme à s'égaler à Dieu. La subjectivité et la divinisation de l'homme par l'homme vont de pair. Elles sont les deux faces d'un même procès où l'homme, se disjoignant de l'être et se disjoignant de soi-même, s'érige en divinité régissant la nature des choses et la sienne propre. La religion teilhardienne fait appel en l'homme au dessein d'être dieu qui travaille qui­conque s'est recroquevillé en soi-même, en ce réduit inté­rieur où l'on règne sur un monde de représentations dont on est le maître souverain. \*\*\* LE SUCCÈS DU TEILHARDISME et l'apothéose de Teilhard dans les milieux ecclésiastiques s'expliquent alors aisément. On peut aujourd'hui compter sur les doigts les théolo­giens et les philosophes fidèles à la tradition grecque et catholique. Il en est du thomisme comme du grégorien : rejetés l'un et l'autre à la poubelle de la plupart des Sémi­naires où l'on ne forme plus des prêtres à la foi ferme, à la doctrine sûre, à la discipline sévère du *nolite confor­mari vos huic seculo*, mais *--* je pèse mes mots et je résume mes observations à ce sujet avec un souci extrême d'objectivité -- *des agents de propagande de l*'*idéologie chrétienne*. 167:91 Que cette mission comporte beaucoup de générosité chez ceux qui l'assument, nous n'en doutons guère, mais qu'elle soit animée par un fanatisme intense, nous en sommes certain. Rares sont les jeunes prêtres qui ont reçu un enseignement philosophique et théologique qui ne soit pas suspect de large complaisance envers le subjectivisme, l'immanentisme, le marxisme, etc. Partout la *theoria* est subordonnée à la *praxis.* Les ravages opérés par l'*Action* blondélienne (et par son verbiage) sont incalculables, un historien de l'Église le dira bien quelque jour. Or une action qui ne jaillit plus de la surabondance de la contemplation et qui n'est pas orientée selon des lignes doctrinales nettes ne peut avoir d'autre ressort que la volonté de puissance et la frénésie qui l'accompagne. Autrement dit, l'action se déclenche alors en faisant appel aux transports de la subjectivité. Et comme la religion teilhardienne est axée à la fois sur la subjectivité et sur la *praxis,* c'est à elle que bon nombre d'ecclésiastiques ont recours, exactement comme les démocrates soucieux de logique finissant par adhérer au marxisme pour motiver leur comportement. Le blondélisme a ouvert la voie où s'est engouffré le teilhardisme. \*\*\* CE NE SONT ÉVIDEMMENT PAS les falotes raisons dont la maigre lueur émerge çà et là dans les exposés de Teilhard qui séduisent nos clercs. Il y a un ecclésiastique sur cent mille qui soit suffisamment frotté de biologie et d'anthropologie pour comprendre les pré­tendus fondements du teilhardisme. Ce qui les empaume ici n'a rien à voir avec les bribes de science, de philosophie et de théologie qui flottent éparses à la surface du système. Tout s'explique purement et simplement par la psycho­logie du clerc et par la pente où il glisse infailliblement si la Grâce n'éclaire pas sa démarche. Le prêtre étant le médiateur entre Dieu et l'homme ne peut pas ne pas rêver de s'approprier le pouvoir qu'il a reçu. Il a pour charge le salut des âmes. 168:91 Il pénètre par sa prédication, par ses conseils, par ses ordres, jusqu'au plus intime de la conscience et jusqu'à la source de tous les actes de l'homme. Il a autorité sur le laïc en matière de foi et de mœurs, c'est-à-dire, pour l'immense majorité des fidèles, en toute matière. Son empire est absolu et ne souffre aucune contes­tation. Qui obéit se sauve. Qui désobéit se damne. Qu'on y songe un instant : il faut avoir la tête solide et des grâces surabondantes pour ne pas s'abandonner au vertige de l'orgueil théocratique, surtout à une époque comme la nôtre où le vide politique et social est tel que la nature aspire à le combler et suscite de toutes parts des volontés de puissance. Comment résister à ce désir de par­ticiper à l'âpre lutte pour la conquête du pouvoir sur les hommes, alors qu'on possède la clef qui ouvre la porte des âmes et qu'il vous est loisible d'y introduire *votre* pouvoir au nom de Celui qui détient la toute puissance ? Dans la société distribuée par ordres de l'Ancien Régi­me, le pouvoir des clercs était canalisé par la coutume et, le droit. Il était en outre contrebalancé par de puissants compétiteurs : les monarques, les nobles, le Tiers-État. D'autre part, la distinction courante entre l'institution et l'individu qui l'occupe permettait à la première de garder sa force et son prestige, tout en interdisant au second de se parer trop souvent de la sainteté de l'Église pour mas­quer ses forfaits possibles. Dante n'a jamais douté un seul instant du caractère divin de la Papauté, mais il n'hésitait pas à mettre au fond de l'Enfer le pape Boniface VIII glorieusement régnant. L'éclat du Sacerdoce ne laissait cependant pas de rejaillir sur le plus humble prêtre qui lui conformait plus ou moins bien sa conduite. La volonté de puissance ecclésiastique était ainsi endiguée. Mais dans la société, ou plutôt dans la dissociété moderne, où le clergé n'est pas reconnu en tant que corps et ne reçoit point comme tel le respect dû à son rang, le clerc voit son lustre réduit à la portion congrue. Pour le récupérer, il n'a d'autre issue que la sainteté ou la démagogie, la première qui tue la volonté de puissance pour faire place à la seule puis­sance de Dieu, la seconde qui lui donne toute licence de s'exercer sous le couvert de l'autorité divine. Il n'est pas excessif de prétendre que la seconde voie est plus fréquen­tée que la première et que, si la sainteté exige le dépouil­lement total du moi, la volonté de puissance est le fruit manifeste et vénéneux de la subjectivité. 169:91 Il est donc normal que la volonté de puissance cléricale se tourne vers la religion teilhardienne de la subjectivité. Le catholicisme traditionnel fondé sur la primauté de Pierre n'accorde à la volonté de puissance de se manifester en toute sa plénitude qu'au prix d'un schisme et la structure hiérarchisée de l'Église habilite le patient à recourir à une instance supérieure pour en recevoir aide et protection. Par contre, la religion teilhardienne, grâce à la place qu'elle fait au processus de socialisation et de collectivisation dans la noogenèse, est le camouflage idoine de la volonté de puissance. En épousant le pouvoir dévolu aux masses ano­nymes par un arrêt inéluctable de l'Évolution, les nouveaux prêtres ont l'avantage de se situer, vent en poupe, dans le sens de l'Histoire. Ils cèdent, avec enthousiasme et « sous le souffle de l'Esprit » à leur ambition, frustrée depuis la Révolution française, de jouer un rôle dans la vie politique et sociale des peuples. Montherlant a eu naguère un mot très dur à cet égard, très juste aussi dans les limites de la patho-sociologie du corps ecclésiastique dont nous effec­tuons ici l'analyse : « le clergé toujours avide de coller au pouvoir dans l'espoir d'être un jour confondu avec lui ». Dieu le veut ! *Vox populi vox Dei* ! L'ascension des masses dans l'Histoire est irrépressible ! Le Dieu de l'En-Avant rejoint le Dieu d'En-Haut ! Comment, encore un coup, ne pas rêver à cette monstrueuse alliance entre le pouvoir spirituel chrétien et le pouvoir temporel marxiste dont Teilhard, « prophète de l'âge totalitaire » nous dessine l'avenir et justifie la symbiose en la plaçant dans le plan divin de la divine Évolution ? Imaginons la tentation : tous les royaumes de la Terre majusculaire sont désormais aux pieds du clerc qui dispose de tous les pouvoirs dans tous les domaines. Il n'est pas un seul recoin de l'homme et de la société, de la nature, qui échappe à sa domination. Le clerc est le représentant du « Christ cosmique » où Teilhard en transes se liquéfie. Il est ce Christ même. Il est en même temps « le grand Inquisiteur ». Et personne, pas même Dieu, ne peut à son sens lui en faire le moindre reproche : non seulement il agit selon les voies de la Providence confondue avec l'Histoire, mais il obéit à la pure loi du pur amour évangélique. \*\*\* 170:91 ON REMARQUE TROP PEU SOUVENT, en effet, que le subjectivisme teilhardien transforme la réalité de l'amour en sa caricature. Alors que l'amour se porte de tout son poids vers l'être aimé, *tel qu'il est en lui-même*, en sa *présence* réelle et qu'il est essentiellement objectif, oblatif et extraverti, son succédané teilhardien ne peut atteindre qu'une *représentation* de l'objet, *tel qu'il est dans la pensée*, construit par la pensée, élaboré par la prétendue créativité du *moi*. Aimer, revient ainsi à s'aimer, soi et les produits de sa réflexion. Il faut bien avouer qu'une telle transposition de l'amour en facilite singulièrement l'activité : il plus aisé d'aimer la femme que sa femme propre, note un humoriste, et le dernier des hommes peut le faire. Comme le marxisme, le teilhardisme n'a cure de l'être humain de chair et d'os, porteur d'un nom propre à nul autre pareil. C'est aux entités collectives : peuple, prolétariat, société, communauté, etc. qui lui sont plus réelles que l'individu doué d'une âme, que vont son zèle et ses affections. Le prochain ne l'intéresse que dans la mesure où il est le socle qui soutient ses abstractions hypostasiées. On ne pourrait trouver philosophie et théologie de l'amour plus apte à dissimuler la volonté de puissance du clerc et à lui communiquer toute la ferveur d'un spécieux apostolat : ce n'est plus à la ligne, une à une, que se pêchent désormais les âmes, c'est d'un seul coup, dans la refonte et la régénération qu'elles subissent en se diluant dans la collectivité, Quiconque collabore à la socialisation œuvre pour l'instau­ration du Royaume de Dieu. On peut ainsi présumer, ainsi que tant de signes avant-coureurs l'annoncent, que l'apostolat nouveau, adapté aux « exigences » et à la « subjectivité » de notre époque, se coulera de plus en plus dans un moule teilhardien et diffusera, non plus le christianisme, mais la gnose, fortement colorée de marxisme, qui réconciliera le citoyen et le fidèle dans un même culte de l'Hu­manité christifiée et mystifiée. « Une étiquette divine sur du social, écrivait Simone Weil, mélange enivrant qui enferme toute licence. Diable déguisé. » Le clerc en proie à la volonté de puissance sait, grâce à la gnose de Teilhard, que « l'Homme, c'est-à-dire l'Huma­nité, est plus vrai que les hommes » et que la tâche de l'Église est de travailler à cette socialisation planétaire par un apostolat inédit, de manière à renouer avec le monde et de récupérer un pouvoir sur lui qu'elle avait perdu, semblait-il, à jamais, en s'isolant dans le ghetto de la Foi en Dieu. 171:91 Il ne s'agit plus de prêcher Dieu ou Jésus-Christ, mais d'aider l'Homme, et non point tel homme, mais le Peuple, le Prolétariat, la Collectivité, les Masses, à s'orga­niser de telle sorte que, de proche en proche, il se forme « une âme humaine commune » dont le théologien de la nouvelle religion sera la tête. Ainsi le clerc réintégrera-t-il sa prérogative originelle qui est d'occuper la première place dans la hiérarchie sociale au prix d'une socialisation et d'une planification totalitaire de l'humanité. On comprend alors pourquoi la nouvelle théologie d'ins­piration teilhardienne s'acharne à remanier la notion d'Église et à en laïciser autant que possible la substance par éviction de la langue et de la musique sacrées dans la liturgie, par rejet de l'habit ecclésiastique et du « triom­phalisme » par rupture avec « l'ère constantinienne » etc. Ce n'est point pour restituer à l'Église une dignité sur­naturelle qu'elle aurait perdue, mais pour la rapprocher de la conception purement profane de la société qui a cours depuis deux siècles et où le pouvoir est toujours vacant. Grâce à cette révision, à cette réforme, l'Église et la Société planétaire totale n'en feront plus qu'un. Si para­doxale que la chose puisse paraître à première vue, l'Église, en cédant à la tentation du profane, vire à la forme la plus aiguë de la théocratie. Un certain « œcuménisme » s'éclaire par là, tant chez les protestants et les orthodoxes que chez les catholiques. \*\*\* CETTE REFONTE de l'Église s'accompagne évidemment d'une refonte analogue et parallèle de la Révélation et du Dogme. Une bonne partie du clergé catholique contemporain n'hésite pas à emboîter ici le pas à Teilhard et à s'engager dans une religion qui ne relève plus de l'Évangile ni de la tradition chrétienne que verbalement : « Car enfin, écrit Teilhard, en toute et profonde vénération pour les paroles humaines de Jésus, est-il possible de ne pas observer que la foi chrétienne continue à s'exprimer (et par force !), dans les textes évangéliques, en fonction d'un symbolisme néolithique ? Le néolithique, c'est-à-dire l'âge d'une humanité (et plus généralement d'un monde) construite, depuis le ciel en haut jusqu'au village en bas, sur le modèle (et quasiment à l'échelle) de la famille et du champ cultivé. Dans un pareil univers, comment imaginer, sans contradiction psychologique, que le monothéisme ait pu se traduire autrement qu'en termes de Dieu Grand Chef de famille et suprême propriétaire du monde habité ? » 172:91 Le plus comique n'est pas ici que le R.P. Teilhard lui-même, lorsqu'il expose sa théorie de « l'Esprit émergeant par opération pan-cosmique de la Matière » en appelle au viscère où s'accomplit la conception : « *Materia Matrix* » selon l'image des idoles paléolithiques qui nous sont par­venues. Le plus risible n'est pas davantage son désir de « féminiser », à la manière des religions préhistoriques, « un Dieu (Iahvé) horriblement masculinisé, en réaction contre un paternalisme néolithique trop souvent présenté comme l'essence définitive de l'Évangile ». Le ridicule est dans la prétention, commune à Teilhard et au nouveau clergé, de définir la vérité religieuse en fonction de l'évo­lution historique. Avec une suffisance digne des docteurs de Molière, on nous assure qu'il n'est plus possible au XX^e^ siècle, à l'âge de la science, de la technique, des spoutniks, de la bombe atomique, du marxisme et de l'O.N.U., de croire à... Les points de suspension couvrent l'entièreté du *Credo* nicéen, les enfances du Christ, nos premiers parents, les anges, la pomme (« *ah ! oui, la pomme* » et mon vicaire de se tordre de rire !), les miracles, la transsubstantiation, etc. Je cite en vrac. Ces clercs, frottés d'une culture scien­tifique qui n'atteint pas celle du lecteur moyen du *Reader*'*s Digest,* décident impavidement, à la barbe de nos Évêques médusés et respectueux, de ce qu'il faut croire, exactement comme Teilhard refondant, ainsi que nous l'avons vu, tou­tes les notions de la théologie. Il est à peine besoin d'ajouter qu'il faut croire non pas seulement à ce qu'ils daignent croire, eux, les clercs barba­resques, mais *en eux-mêmes*. Ils décident en outre de la conduite des affaires de ce monde, avec une morgue, une jactance, une superbe sans égales. Dépassant le mur du son de l'outrecuidance et de la sottise, ils remâchent sans relâche le pauvre argument de Teilhard : « Dans ce milieu nouveau -- de l'organisation évolutive -- il s'agit, et nous sommes en train de transposer notre Physique, notre Bio­logie, notre Éthique et *même notre Religion.* Et dans le milieu ancien, dont nous venons de sortir, il nous serait désormais aussi impossible de rentrer que pour une sphère de se remettre dans un plan. Modification générale et irréversible des perceptions, des idées, des problèmes. » 173:91 Tout ce qu'on a pu croire jusqu'au XX^e^ siècle relève d'une menta­lité prélogique définitivement dépassée. L'objet de la foi, c'est ce que l'homme contemporain, parvenu au sommet de l'Évolution, attend et espère, c'est ce qui comblera son aspiration. Or comme il est impossible à l'homme contemporain auquel on a enlevé toute possibilité de connaissance vraie en substituant le critère du devenir à celui de l'être, de savoir ce qu'il désire, les clercs se chargeront de le lui dire, à l'imitation des marxistes qui utilisent ses énergies reli­gieuses, privées de leur fin propre, à l'édification de la cité collectiviste. Tout un immense appareil de propagande destinée à fabriquer l'étrange et insaisissable entité appelée *opinion publique,* qui est de tous et de personne, a été ainsi cons­truit par des clercs en mal de puissance. Quiconque arrive à persuader l'homme que l'objet de son désir est préci­sément celui qu'on lui propose, est maître de cet homme. Les marxistes l'ont appris depuis longtemps en employant à des fins politiques les mécanismes publicitaires étroite­ment limités jusqu'à eux à des fins commerciales. Ils ont vu que l'homme contemporain, macéré depuis deux ou trois siècles dans l'athéisme et dans la conviction que « Dieu est mort » n'en gardait pas moins, malgré tous les rela­tivismes, et à cause d'eux, son instinct religieux braqué sur l'Absolu. Or le seul être que l'homme puisse considérer comme absolu est lui-même et, puisque l'autodivinisation exige une force morale telle que le plus fier succombe à la tâche, c'est vers la collectivité déifiée, détentrice de la toute puissance, qu'ils tournent l'aspiration béante de l'être humain. L'homme se retrouve démesurément agrandi dans le collectif : « En ces occasions -- l'entrée des troupes françaises à Strasbourg en 1918 -- pour peu qu'on ait l'attention éveillée à ce sujet, on *palpe* la réalité du monde extra-individuel, de celui qui tend à se former par la réu­nion des âmes. Les sentiments qu'on éprouve et qui ani­ment la foule unanime sont positivement d'un ordre supé­rieur à ceux qui s'éprouvent dans la vie privée. Il faut être aveugle pour ne pas voir cette dilatation possible de nos esprits individuels, et les espérances qu'elle ouvre devant nous. Je t'assure qu'hier, devant (dans) cette unanimité, j'ai réellement mieux compris le Ciel, et langui de lui. » 174:91 Tous les démagogues et les meneurs de masse ont pres­senti les possibilités que les extases collectives et le *Zusammenmarschierung* leur offraient dans leurs entrepri­ses de conquête du pouvoir. Tous ont mis au point des techniques de propagande destinées à consolider le pouvoir une fois conquis. Il n'y a là aucun mystère. Il s'agit sim­plement d'orienter par une propagande appropriée le po­tentiel religieux de l'homme vers un objet de pensée et d'imagination profane d'ordre social : le peuple, la classe, la race, le prolétariat, etc. Il s'agit tout uniment de fabri­quer l'idole communautaire ou « la conscience collective » et de prétendre que c'est elle qui exige, attend, espère..., tout en tirant les ficelles de la mécanique et en parlant par sa bouche. Les hommes, en leur immense majorité, une fois soumis au conditionnement publicitaire, se recon­naîtront dans la machine mise en place par les ingénieurs de l'ordre nouveau, et sa voix sera leurs voix. En d'autres termes, il s'agit, dans toute la mesure du possible, de pous­ser à l'extrême le phénomène de socialisation en immer­geant et en anesthésiant les consciences individuelles, les seules capables de connaissance et d'action authentiques, dans la masse dont on détient les leviers de commande. Tout deviendra communautaire en fonction des vœux de la communauté ainsi nivelée, et l'idole collective se renforcera de plus en plus. \*\*\* LES TECHNIQUES LES PLUS DIVERSES sont mises en œuvre à cette fin. La décapitation des élites traditionnelles en est évidemment la première. Il faut rompre surtout avec le passé. Il faut supprimer les anciennes hié­rarchies sociales qui répondent aux différences organiques propres à toute société vivante, de manière à constituer, par leur renversement ou leur mise au pas, une masse homogène, ductile et obéissante. Il faut disposer d'un appareil moteur bien ordonné (le parti) pourvu des moyens appropriés de coercition, d'excitation et de persuasion (police, presse, radio, etc.), afin de communiquer du dehors à la masse inerte l'énergie motrice qui lui manque. 175:91 Le marxisme est le seul système politique et social qui ait pu mobiliser les énergies religieuses de l'homme et les aiguiller vers la vénération (ou la crainte) d'une Idole communautaire dont il éprouve la transcendance en chacun de ses actes. Il a réussi. Il a fait de la Russie un État géant et tentaculaire dont les ramifications s'étendent dans le monde entier. Son prestige est énorme auprès des savants -- car il prétend avoir bâti la société communiste sur des fondements scientifiques -- et sur les politiciens de la planète rendue *save for democracy* -- car il se proclame démocratie réelle en tous les domaines. On peut-dire de lui qu'il entoure la terre d'une « enveloppe pensante » et qu'il constitue le modèle de la Noosphère ultra-socialisée de Teilhard. Enfin, étant par définition une théocratie profane, il exerce une fascination qui confine au sortilège sur les clercs qu'anime la volonté de puissance, pour qui la religion est le moyen par excellence de domination, et qui découvrent dans le teilhardisme un système infiniment plus souple que le christianisme pour parvenir à leurs fins. La religion teilhardienne ne brise-t-elle pas avec le passé dont elle fait table rase ? N'immerge-t-elle pas tous les êtres humains dans un seul et même « Esprit de la Terre » ? N'est-elle pas constituée en secte dans l'Église catholique et son influence ne pénètre-t-elle pas, malgré leur système -- à vrai dire fragile -- de défense, les organes principaux de celle-ci ? Ne forme-t-elle pas pour tout dire une de ces « sociétés de pensée » enkystée dans le corps de l'Église ? N'en est-elle même pas la plus structurée et, pignon sur rue en bien des lieux, la plus visible d'entre elles ? D'autres « sociétés de pensée » existent à ses côtés, assurément, mais elles finiront, comme le mouvement s'en esquisse déjà, par s'agréger à ses équipes, parce que la religion teilhardienne, si évanescente qu'elle soit, est cen­trée sur une doctrine : elle est, par le « Néo-christianisme » qu'elle se veut expressément être de l'aveu de Teilhard son fondateur, un axe de ralliement pour tous ceux qui pres­sentent que la restauration du pouvoir théocratique du clergé passe par la socialisation intensive de l'humanité. Comment ne pas voir l'énorme puissance que détiendrait en Pologne par exemple un clergé qui adopterait simulta­nément le progressisme de Pax -- voisin du teilhardisme -- et l'idéologie communiste ? Par malheur, l'épiscopat polo­nais préfère, en sa stupidité, le martyre au césaro-papisme communiste. 176:91 Lorsqu'une tactique a fait ses preuves et montré qu'elle réussit chaque fois qu'on l'applique adéquatement, on la voit se répéter avec des variantes dues aux circonstances. Là encore, le marxisme montre jusqu'à quel point il influence l'Église catholique en certains de ses membres et même au sein du Concile par l'intermédiaire d'un teil­hardisme plus ou moins diffus. \*\*\* FAUT-IL RAPPELER, à la suite de Peregrinus (« La Re­vendication dans l'Église », *Itinéraires*, janvier 1965, n° 89, p. 104), que « l'*argumentation* autour, à l'occasion, voire à l'intérieur du Concile, *a cessé d*'*être une argumentation de type théologique* »*,* et que la volonté de « faire du neuf » de se détacher de la théologie dite scholastique, d'adhérer a une forme plus ou moins chris­tianisée de la *praxis* marxiste sous le biais de « la Pasto­rale » et de « l'action » est aujourd'hui expressément admise, alors que saint Pie X l'avait expressément condam­née cinquante ans plus tôt ? Il semble que la rupture avec le Passé soit considérée par un certain clergé comme le premier devoir du chrétien. Faut-il encore souligner jus­qu'à quel point l'offensive pour « l'ultrasocialisation » de la Hiérarchie et des fidèles a été poussée, quelque peu refoulée parfois, largement maîtresse du terrain dans la plupart des cas ? Citons l'exemple de « la collégialité » qui tendait à collectiviser le Pape et les Évêques. Citons la réforme, catastrophique à notre sens, de la liturgie : l'abandon du latin et du chant grégorien, la pratique des langues vernaculaires, le dressage des fidèles dans les lieux de culte, le dessein évident de créer des centres de « cons­cience collective » à l'occasion des Messes « communautai­res », le parti pris de mettre en veilleuse les consciences individuelles dans la participation au Saint Sacrifice, etc., tout cela vise à « socialiser » les fidèles de telle sorte qu'ils diluent leurs personnalités respectives dans une collectivité mécanisée du dehors par ses clercs. Pour notre part, nous n'avons jamais assisté à une seule Messe « communautaire » où le regard et l'attention des fidèles fussent braqués sur le Christ présent sur l'autel. Faut-il enfin parler des pressions exercées sur les croyants par « l'aile marchante de l'Égli­se » et par les manipulateurs de l'opinion ? Toute une stratégie sociologiquement organisée est mise en œuvre pour soumettre la Chrétienté ou plutôt ce qui en reste à la domination du parti progressiste. Le nier c'est jouer à l'autruche, oiseau stupide. \*\*\* 177:91 LE SUCCÈS DE LA RELIGION TEILHARDIENNE est dû surtout à la terrible jobarderie et à la redoutable débilité des élites, particulièrement dans le haut clergé. Je cite souvent l'exemple de ce prélat auquel, peu après la cessation des hostilités, je montrais les pages de Teilhard qui circulaient alors sous le manteau et à qui je demandais pourquoi l'autorité n'en interdisait pas la diffusion et ne lançait pas une mise en garde à l'adresse des fidèles : « Y pensez-vous, Monsieur le Professeur, me dit-il avec un air de supériorité offensée, ce serait ébranler une des colonnes de l'Église de France. » Aucun évêque, à ma connaissance, en Belgique, n'a pris la moindre mesure contre la propagande qui se fait ouver­tement, malgré le *Monitum* et en dépit de l'adjuration adressée par le Saint-Office aux autorités diocésaines, en faveur du système de Teilhard dans la plupart des collèges catholiques du pays. Les adolescents et les adolescentes nous arrivent en Faculté, la tête truffée de mégalomanie visionnaire et de morgue cosmique dont il est impossible de les débarrasser. Lorsqu'ils sont passés par les séminaires qu'ils ont quittés pour une raison quelconque, le mal est alors incurable. Leur esprit, faussé à jamais, se refuse à toute vérification, à toute épreuve du réel, à toute argu­mentation fondée sur le respect du principe d'identité. Leur mépris de la tradition philosophique est extravagant. A part Hegel, Marx et Teilhard, dont ils ne connaissent par ailleurs que la pellicule écrémée dans des manuels, ils ignorent absolument tout, et lier correctement entre elles deux idées, même banales, leur est impossible. Ils voltigent d'une « intuition » à une autre, selon les besoins d'une subjectivité viscérale, et selon les poussées d'un instinct vaguement sexuel qui quémande constamment les rallonges de la cérébralité pour s'exprimer. Les moins atteints éprou­vent un dégoût non dissimulé pour l'exercice des facultés intellectuelles et leur apathie devant l'expérience et le raisonnement est considérable. Tout se passe comme si un écran avait été tendu en eux entre l'intelligence et le sens, d'une part, et le réel, de l'autre. 178:91 On comprend alors qu'ils deviennent la proie des mytho­logies politiques et sociales les plus insensées et qu'ils professent avec désinvolture que le péché originel est une fable, le péché tout court un « raté » biologique de l'évo­lution, et la responsabilité un résidu sociologique des temps où régnait la bourgeoisie conservatrice. Celle-ci se soumet du reste docilement à la prédication teilhardienne et, chaque année, le programme d'études de la Fédération des Femmes catholiques belges est gonflé jusqu'à l'éclatement d'une théologie inspirée par le R.P. Les erreurs dont elle fourmille -- *scatet,* dit le *Monitum*, -- s'y étalent à chaque page ou quasiment. Tout se passe comme si la théologie teilhardienne informait doctrinalement les vagabondages de l'*aggiornamento.* On se demandera pourquoi le sens de la vérité comme *adaequatio rei et intellectus* et par suite de la vérité surna­turelle objective se perd ainsi chez les élites catholiques. La réponse est simple : *parce qu*'*il est constant,* ainsi que le disait déjà le Cardinal de Retz, *que tout le monde veut être trompé.* C'est une propension universelle dans l'espèce humaine de préférer l'illusion à la réalité. C'est même la conséquence la plus directe du péché originel : Adam et Ève ont préféré à Dieu la chimère d'être des dieux. Les clercs n'échappent pas à cette loi. Eux aussi optent pour l'illusion et pour la plus énorme qui soit : *l'illusion sociale*, surtout à une époque comme la nôtre où elle dispo­se de ressources et de moyens tels qu'elle peut s'imposer indéfiniment. La vie en société est tissée de conventions dont nous savons très bien qu'elles n'ont aucune racine dans l'authentique réalité sociale, et nous leur obéissons : nous ne pouvons pas nous comporter, par exemple, dans le monde comme nous le faisons dans notre famille. La vie en société est un *paraître* continuel. Il n'est pas exagéré de prétendre que le monde est une assemblée de masques qui échangent entre eux des propos imaginaires. On com­prend que l'Évangile en ait fait le lieu de prédilection du péché, car le péché est comme lui une négation de l'être. Mais notre temps s'est en quelque sorte spécialisé dans la fabrication des illusions sociales, et celles-ci exercent sur la mentalité des clercs une pression telle qu'ils les prennent pour des réalités. \*\*\* 179:91 PRENONS des cas précis. On nous chante sur tous les tons que le type idéal de la société est aujourd'hui LA DÉMOCRATIE et que le monde tend invinciblement vers la démocratie universelle. C'est rigoureusement faux. La démocratie est assurément un régime aussi valable que l'aristocratie et que la monarchie, et l'on ne serait pas en peine de trouver dans l'histoire des exemples de démocratie supérieurs en un cas donné aux systèmes concurrents. Mais la démocratie *actuel­le* ne peut être le modèle des gouvernements *qu*'*à la condi­tion d*'*exister.* C'est trop clair. Or, si l'on définit la démo­cratie, avec Jefferson, comme « le gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple » on s'aperçoit aisément qu'elle a sans doute existé à Athènes, par exemple, ou qu'elle existe encore dans les villages et dans les cantons suisses, mais qu'elle n'existe *nulle part ailleurs* aujourd'hui. La démocratie peut exister sur des territoires géographi­quement restreints où chacun a de telles relations avec ses voisins qu'il puisse constituer avec eux un peuple *réel*, connaître effectivement les problèmes *réels* qui se posent et les résoudre en collaboration avec ses concitoyens en vue du bien *réel* du peuple. Cela s'est vu dans les démo­craties communales du Moyen-Age, dès que la commune ne dépassait pas un nombre assez médiocre d'habitants. Mais, aujourd'hui, non seulement le peuple n'existe pas, ou n'existe plus, mais ceux qui sont censés le représenter n'ont eux-mêmes aucun pouvoir réel, le régime démocra­tique étant de toute évidence un système analogue à la monarchie mérovingienne dont il faut chercher ailleurs les maires du palais. Insisterons-nous sur le phénomène extraordinaire de LA DÉCOLONISATION auquel le clergé indigène et les mission­naires ont le plus souvent apporté leur concours ? Qui oserait encore affirmer que nous sommes en présence de nations ou d'États capables d'agir d'une manière autonome ? Peut-on dire qu'il y ait là le moindre schème d'une com­munauté ? Leurs « dirigeants » ne sont-ils pas, sauf excep­tion, des colons de la même race que les colonisés qu'ils exploitent jusqu'à l'os ? Distribuer simultanément le bul­letin électoral et l'anarchie, est-ce un comportement réa­liste ? Et cependant, « on fait comme si » ces nations nouvellement promues à l'indépendance existaient réelle­ment. 180:91 L'exemple du COMMUNISME est plus remarquable encore. La propriété collective des moyens de production en quoi il consiste est sans doute la plus grande imposture que l'histoire ait jamais enregistrée, s'il est encore un historien assez attentif pour la dénoncer. La vérité pure et simple est que le communisme n'a jamais existé, n'existe pas et n'existera jamais en aucun des endroits où il se glorifie d'être installé pour le plus grand bien du peuple. Comme l'a montré Djilas d'une manière irréfutable et définitive, la propriété des moyens de production appartient à une « nouvelle classe dirigeante » qui détient les pouvoirs dans l'État et qui forme une solide ploutocratie capitaliste. Le communisme est un article à usage d'exportation dont la nature, objectivement analysée, se ramène à de la rudi­mentaire « poudre aux yeux ». Et cependant les clercs sont persuadés qu'il exerce une influence tellement béné­fique sur le destin de l'humanité que je crois bien me souvenir d'un mandement épiscopal ordonnant aux ouailles rétives d'un certain pays de ne plus pratiquer un « anti­communisme négatif » *ce qui revient à dire que le commu­nisme est, au moins partiellement, un phénomène positif*. Pie XI voyait beaucoup plus clair lorsqu'il proclamait le caractère intrinsèquement pervers du Communisme, car la perversité est le mal et le mal une négation de l'être. Le communisme est le mensonge absolu et dégonfler la baudruche dilatée par les fourbes, c'est faire œuvre pie. On pourrait continuer indéfiniment sur cette lancée pour aboutir à cette conclusion manifeste pour qui a des yeux et sait se servir de son intelligence : la COLLECTIVI­SATION CROISSANTE de l'humanité qui est un des dogmes de la religion teilhardienne et de la religion marxiste, est une pure construction de l'esprit, dépourvue de toute réalité extramentale. Tout l'édifice du progressisme vacille et s'écroule lorsqu'on s'aperçoit qu'il est fondé sur le néant d'une socialisation illusoire. Comment adapter le christia­nisme à un monde qui se socialise de plus en plus, alors qu'il n'en est rien ? Bon nombre de clercs n'en tiennent pas moins cette illu­sion pour la réalité historique par excellence de notre temps. Ils y croient parce que tout le monde y croit. Ils sont les dupes de la propagande marxiste et cryptocommuniste. Il est si agréable d'être mystifié, de partager les rêveries et les mensonges de son époque ! On *paraît* intelligent ! 181:91 On recueille toutes les approbations du monde. Voilà pour les faibles, les ignorants, ceux qui ne savent pas combien ils sont manœuvrés. Pour les autres, pour les clercs enivrés de puissance, quelle aubaine que l'illusion sociale ! L'hom­me qu'elle fascine est, au sens le plus fort du mot, un pantin dans les mains expertes qui le manipulent : on dispose de lui comme d'une mécanique. Il suffit de presser sur le bouton dénommé « socialisation » pour qu'il se dévoue au service du meneur, corps et âme. Les martyrs de l'illusion ne se comptent plus et le sang versé pour l'utopie coule à torrent. Le don de soi à soi-même amplifié dans le collectif est la prérogative des systèmes totalitaires contemporains. Des millions d'hommes sont morts pour l'Idole qui n'existe que dans leur imagination. Plus on en parle, en écrit, moins elle est, mais plus les techniciens du verbe accroissent leur puissance... \*\*\* COMMENT LUTTER CONTRE CETTE INVASION de l'irréel dans les âmes, les intelligences, les cœurs, qui submerge, avec la religion teilhardienne, la nature et le sur­naturel ? Aucun appui dans l'expérience pour l'Évolution, néant de la Noosphère collective, image hallucinatoire du « Christ cosmique » vacuité parfaite du système. Et pour­tant le système gagne. Une *autre* religion est en train de supplanter le christianisme sur la terre. Des « élites » qu'elle conquiert, elle ne tardera guère à descendre dans les masses intoxiquées par les mythes conjugués de la Science, de la Technique et de la Socialisation. C'est une religion du *monde* qui absorbe, s'agrège et transmue en elle-même, par une sorte de monstrueuse alchimie spirituelle, la religion du Père, du Fils et de l'Esprit. Et le plus grave n'est pas la substitution du « Dieu qui devient » au « Dieu qui est » avec le relativisme moral qui l'accompagne, ni même le complexe hermaphrodite du dieu marxiste et du Dieu chrétien, avec l'adoration du « gros animal » qui en est la suite et dont Platon entrevoyait déjà l'ombre amor­phe et gigantesque se profilant sur l'écran de la sophisti­que. Non. Le plus grave est la corruption de l'intelligence et du cœur qu'une telle religion entraîne. 182:91 Ni la raison ni la volonté ne sortent d'elles-mêmes, une fois entrées dans l'orbite de le religion teilhardienne et fascinées par ses mitages. Rompu à la pratique de l'examen de conscience, le P. Teilhard s'en est lui-même aperçu : « Ce qui, dans l'Univers, est au-dessous ou au-dessus de moi (*sur une même ligne* pourrait-on dire), je l'intègre facilement à ma vie intérieure... Mais « l'autre », mon Dieu... mais *l'autre* simplement, *l'autre* tout court, -- celui qui, par son Univers en apparence fermé au mien, semble vivre indépendamment de moi, et briser pour moi l'unité et le silence du Monde, -- serais-je sincère si je vous disais que ma réaction instinctive n'est pas de le repousser ? et que la simple idée d'entrer en communication spirituelle avec lui ne m'est pas un dégoût ? » La greffe du Christianisme sur son système que tente Teilhard par le biais de « l'amorisation » échoue pour la même raison. Comment « imprégner l'évolution, et plus spécialement la collectivation, d'un amour absolu et per­sonnel » alors qu'elles n'ont d'autre existence que men­tale ? Le *moi* est toujours en face du *moi* et de l'image du monde et de Dieu élaborée par le *moi* au sein du *moi*, et puisque l'amour suit la connaissance, le vrai nom du *moi* est Narcisse. C'est la destruction totale de la raison et de la volonté par autophagie. On ne pense plus, on imagine ; on ne veut plus, on convoite. L'homme rétrograde de l'es­pèce au genre. L'histoire de la Gnose se répète. Le roman­tisme, c'est ce qui est malade, disait Gœthe, c'est ce qui attaque l'intégrité de l'être humain et la cohésion intérieure de ses composants. Et puisque la maladie n'est autre que la privation de la santé, on ne la vaincra qu'en renforçant la santé elle-même en chacun de nous. Santé d'abord ! Or la santé intel­lectuelle et morale de l'homme dépend essentiellement de sa faculté de distinguer le réel de l'irréel, le vrai du faux, le bien du mal, le beau du laid. Cette faculté n'a jamais été surabondante dans l'espèce humaine et, aujourd'hui, moins que jamais, ainsi que le fait trop bien voir l'expé­rience. Il importe de la récupérer, *chacun pour son propre compte*, en ne se lassant pas de refouler l'obsession du *col­lectif* qui nous assaille, en retrouvant dans l'espace social restreint des communautés de la vie quotidienne, famille, entreprise, profession, région, patrie, les réalités élémen­taires de la naissance, de la vocation et de l'existence, sans lesquelles aucune société plus vaste ne peut exister, sauf en imagination, et enfin en adaptant l'émission de ces billets de banque que sont les concepts et les mots à l'encaisse-or de l'expérience. 183:91 A cet égard, la drogue la plus stupéfiante que l'homme ait inventée pour éteindre l'étincelle de raison et d'amour dans l'espèce humaine est *l'Histoire*, non pas l'histoire du passé dans la mesure où nous pouvons la connaître, non pas l'histoire modeste et savante des historiens, mais celle des prétendues philosophies et théologies de l'Histoire que la décence n'étouffe pas et qui postule effrontément la con­naissance totale des événements que Dieu seul peut avoir, pour en extrapoler la courbe vers l'avenir radieux. Edgar Poë l'avait écrit : « Aussi bien, pendant que l'homme se pavanait et faisait le Dieu, une imbécillité enfantine s'abat­tait sur lui. » La religion du Progrès est la religion par excellence de l'abrutissement qui transforme les pires cri­mes en erreurs d'aiguillage et les maladies les plus graves de l'esprit et de l'âme en crises de croissance. A l'homme-dieu tout est permis. Il ne faut donc laisser passer aucun jour sans dénoncer l'Histoire majusculaire et le Progrès divinisé comme les voies les plus sûres qui ramènent l'homme à l'animalité. C'est une entreprise de salut public. Car l'Enfer, ainsi que le disait Simone Weil, c'est de se croire au Paradis par erreur. C'est pourquoi nous avons été si sévère à l'égard de la religion teilhardienne : loin d'élever l'homme dans « l'ultra-humain » comme le pensait son fondateur, elle le fait dégringoler au niveau de la Bête. Elle ampute l'hom­me de sa différence spécifique. Marcel DE CORTE. Professeur à l'Université de Liège. 184:91 ## NOTES CRITIQUES ### Le privilège du Parti communiste dans le diocèse de Paris Janvier 1965 a vu le recommencement du scandale de janvier 1964 : le scandale de la « Semaine de la pensée marxiste » organisée par le Parti communiste avec le concours et la colla­boration de prêtres catholiques. Le prétexte, déjà discutable en lui-même, de « dialogue avec la pensée marxiste », est en l'occurrence radicalement sans va­leur. Ce ne sont pas des penseurs que les prêtres catholiques ont pour interlocuteurs, ce n'est point avec une pensée qu'ils dialoguent. Ils collaborent à une manifestation de propagande, organisée par le Parti ; une manifestation dont toutes les réu­nions sont ouvertement présidées par des chefs de l'appareil communiste : membres du Bureau politique et du Comité cen­tral, fonctionnant *ès-qualités,* mettant ostensiblement en avant leurs titres de membres du Comité central ou du Bureau poli­tique. Il n'y a ni surprise, ni méprise, ni malentendu. Il y a pleine connaissance et entière volonté. Entre janvier 1964 et janvier 1965, toute la lumière a été faite, ou plutôt refaite à l'intention de ceux qui n'auraient pas bien compris d'abord la nature exacte de la « Semaine de la pensée marxiste ». Bien entendu, en ces matières, on a coutume dans l'Église de France de n'écouter point le laïcat chrétien, de n'écouter point ceux des laïcs qui ont une connaissance approfondie des réa­lités concrètes du communisme, du Parti communiste, de l'appa­reil communiste. On a coutume dans l'Église de France de ne systématiquement point écouter en ces matières les anciens membres de l'appareil dirigeant du Parti qui se sont convertis au catholicisme, et qui ont repensé toute leur expérience du communisme avec un regard maintenant éclairé par la foi. On a coutume de ne vouloir entendre ni les raisons ni les faits. 185:91 Mais on n'écoute pas non plus les marxistes eux-mêmes, ceux qui relèvent de la *pensée* marxiste précisément et non de l'appareil policier du communisme. Il est d'ailleurs notoire, et clairement établi par des textes publics, que l' « effort de pen­sée cohérent et conséquent », c'est dans *Pax* qu'on le voit, dans le réseau policier soviétique chargé de noyauter et d'asservir l'Église ! L'année dernière (dans *Le Monde* du 29 janvier), un penseur marxiste communiste aussi irrécusable qu'Henri Lefebvre, professeur à la Faculté des Lettres de Strasbourg et au­teur de nombreux ouvrages sur le marxisme-léninisme, avait exposé comment et pourquoi, dans ces soi-disant « Semaines de la pensée marxiste » « *la connaissance reste soumise à la tac­tique politique* » comment et pourquoi, dans ces assises, « *le compromis entre la science et la propagande penche toujours en faveur de cette dernière* »*.* La Semaine de la pensée marxiste est purement et simplement une manifestation de propagande du Parti communiste. C'est à ce niveau, et c'est en le sachant, que des religieux dominicains, munis de toutes les autorisations de leurs supé­rieurs ecclésiastiques, apportent leur participation et leur con­cours. \*\*\* Le P. Dubarle n'est pas revenu : son livre, que nous avons analysé, manifestait ses réticences. Expérience faite en janvier 1964, il conservait certes beaucoup d'illusions, mais il déclarait nettement qu'aucune action commune ni aucun dialogue avec le communisme ne lui paraissent possibles dans les circonstan­ces actuelles. On n'a même pas écouté le P. Dubarle ! On l'a simplement remplacé par le P. Bernard Gardey. Et la fête continue. \*\*\* Le Parti communiste jouit donc dans le diocèse de Paris d'un privilège bien réel, d'un privilège confirmé. Il est strictement interdit aux prêtres, dans le diocèse de Paris, de prêter leur concours et d'apporter leur participation à des manifestations et réunions organisées par des partis poli­tiques. Un seul parti politique fait exception : et c'est le Parti communiste. Point par surprise, répétons-le, point par méprise, point par malentendu. PEREGRINUS. ============== 186:91 ### Du nouveau sur la diffusion de la propriété en Allemagne Pourquoi il est urgent et comment il est possible de diffuser la propriété dans toutes les classes de la société : Louis SALLERON : Diffuser la propriété, dix-septième volume de la « Collection Itinéraires » : Il faut de toute urgence accélérer la diffusion de la propriété, déclarait avec insistance l'Encyclique « Mater et Magistra ». Cette recommandation impérative a été mise sous le boisseau en France, dans la plupart des organisations et des milieux ca­tholiques. Il faut lire et faire lire l'ouvrage de Louis Salleron, qui contient tout un programme de propositions constructives. Nouvelles Éditions Latines. Par deux fois déjà nous avons fait écho, dans *Itinéraires,* aux efforts menés en Allemagne pour la diffusion de la propriété ([^34]). Ces efforts continuent et prennent un élan nouveau dont la forme est particulièrement intéressante. Notre attention a été attirée sur eux par un court article de M. H. J. Wall­raff publié dans le numéro de janvier 1965 de la *Revue de l*'*Action populaire* (pp. 107 et s.). Des informations contenues dans cet article, et de celles que nous a aimablement communiquées M. le Conseiller commercial auprès de l'Ambassade de France à Bonn, nous pouvons tirer les indications suivantes. On sait que, depuis la fin de la guerre, l'économie alle­mande se développe dans un climat de liberté. Ce climat s'est manifesté notamment par la dénationalisation de Volkswagen et de Preussag et par des déclarations officielles en faveur de la propriété. Le 29 octobre 1957, le gouvernement allemand affirmait qu' « une très large dis­persion de la propriété est indispensable si l'on veut donner au plus grand nombre possible de citoyens le sentiment de leur propre valeur et celui d'appartenir à la communauté nationale. » Une loi du 12 juillet 1961, dite « loi des 312 marks », (parce qu'elle permet l'attribution aux salariés d'une prime annuelle de cette somme) est venue concréti­ser ces intentions en établissant des mesures destinées à « favoriser la constitution par les salariés d'un capital per­sonnel ». Les résultats de cette loi furent minimes, mais non pas nuls, puisque, nous dit M. Wallraff, 250.000 tra­vailleurs ont pu, grâce à elle, obtenir des titres de propriété. Cependant, tant chez les catholiques, que chez les pro­testants, une propagande vigoureuse était faite pour la diffusion de la propriété, continuant de tenir les esprits en haleine. Est-ce le résultat de cette propagande ? Toujours est-il « la question a rebondi le 10 septembre dernier quand le président du syndicat du bâtiment, Georg Leber, proposa la création d'un fonds d'investissement du bâtiment qui serait alimenté par un versement des employeurs (égal à 1,5 p. 100 des salaires) et géré paritairement par les em­ployeurs et les syndicats, les salariés toucheraient leur part de propriété de ce fonds au moment où ils prendraient leur retraite. 187:91 La formule vaut ce qu'elle vaut. Mais elle est axée sur la propriété au point de vue social, comme elle l'est sur l'investissement au point de vue économique. Bref elle est moderne et sort des vieilles ornières. Inutile de dire que la proposition Leber a fait du bruit. La D.G.B. (Confédération des syndicats allemands) ne s'est pas montrée très chaude au début. Mais les employeurs du bâtiment ont dit qu'ils étaient disposés à étudier la ques­tion. La Commission interconfessionnelle (catholiques et protestants), qui fait campagne pour la diffusion de la pro­priété, a souligné l'importance de l'événement. « Georg Leber reçut de Rome une lettre signée de Mgr Hœffner, président de la Commission sociale de la Conférence des évêques catholiques, qui encourageait le projet. Des repré­sentants de l'Église évangélique, l'évêque Lilje de Hanovre par exemple, se prononcèrent de la même manière. » ([^35]) Du côté gouvernemental on s'est ému. La mariée était trop belle. Le libéralisme de M. Erhard n'a pas les colora­tions sociales de celui de M. Adenauer. Mais le plan Leber avait assez remué l'opinion, pour que le chancelier jugeât nécessaire de provoquer une réunion extraordinaire du Cabinet, le 30 septembre, en vue d'établir un contre-projet. Le ministre du travail, M. Blank, a donc établi un projet de loi qui, reprenant les dispositions de la loi du 12 juillet 1961, porterait la prime de 312 DM à 624 DM et permet­trait que l'affectation de cette prime aux salariés ne soit plus seulement, comme aujourd'hui, décidée par des accords d'entreprise, mais par les conventions collectives. 188:91 Le 19 octobre, le chancelier Erhard recevait une délé­gation des représentants des églises catholique et protes­tante venues l'entretenir du plan Leber et lui dire tout l'in­térêt qu'elles y attachaient, du moins quant à son orienta­tion qui est celle de la diffusion de la propriété dans le plus grand nombre de mains possible. Le même jour, M. Georg Leber était reçu par le chancelier qui lui promettait de faire examiner ses projets et de lui faciliter des entretiens avec les ministères intéressés. Où en est-on maintenant ? Nous ne le savons pas exactement. Mais les précisions que nous venons de fournir suffisent à montrer à quel point la diffusion de la propriété est d'ores et déjà une notion reçue. Outre ce qui est déjà réalisé, tous les esprits sont acquis à l'idée de faire davan­tage. Ce qui est intéressant, c'est que ce sont désormais les salariés eux-mêmes qui veulent participer à la propriété. La D.G.B., d'abord réticente, semble peu à peu incliner du côté de Georg Leber. Le syndicat du textile, d'après M. Wall­raff, aurait en chantier un projet analogue à celui du bâti­ment. Le parti socialiste, pour ne pas rester en arrière, a déposé un projet de loi tendant à généraliser le programme du syndicat du bâtiment pour l'étendre à tous les travail­leurs. Le patronat, divisé, se rallierait semble-t-il, à la formule. Seule, la banque serait hostile, parce qu'elle ver­rait dans l'extension de fonds d'investissement une con­currence possible à ses propres opérations de crédit. Le Ministère du Travail propage une belle brochure en couleur, *Eigenturm für Alle* (La fortune personnelle pour chacun), dans laquelle il rappelle toutes les dispositions législatives qui existent pour favoriser l'accession des tra­vailleurs au capital. Son intention semble être, tout à la fois, de seconder et de canaliser les projets du type Leber. Quoi qu'il en soit, le mouvement est lancé et on ne voit pas ce qui pourrait désormais l'arrêter. Les catholiques allemands l'appuient à fond, en se réclamant de l'encycli­que *Mater et Magistra.* Pendant ce temps-là en France... Mais soyons charitables, et contentons-nous de regretter que ce qui se fait chez nos voisins ne se fasse pas chez nous. Louis SALLERON. 189:91 ### Jean Guitton et le « dialogue » Dans un article sur le « dialogue » publié par *La Croix* des 10 et 11 janvier, Jean Guitton écrit notamment : « ...Dans toute objection il existe une part de vérité, qui nous permet de mieux exprimer ce que nous pensons, de prévenir les confusions, de donner à notre opinion le relief et le contour. Saint Thomas commençait par présenter ce qui allait contre sa thèse. C'est sur l'obstacle qu'il prenait appui, sur l'apparente négation qu'il appuyait son affirmation discrète, filtrée, éprouvée, simple et sûre. Et Lacor­daire, dans le même esprit, disait : « je ne cherche pas à convaincre d'erreur mon adversaire, mais à m'unir à lui dans une vérité plus haute. » On voit bien, du moins on le suppose, ce que Jean Guitton veut dire, ou voudrait dire, et qu'il ne dit pas. En face de toute objection, il importe de rechercher si elle ne contient pas une part de vérité, et laquelle. Mais *se demander toujours* si une objection ne contient pas une part de vérité n'est pas la même chose que *croire et affirmer que toute* objection contient forcé­ment une part de vérité. Saint Thomas est ici allégué par Jean Guitton, nous semble-t-il, doublement et triplement à contresens. Car saint Thomas ne professe nullement que toute objection contient une part de vérité. Il en écarte beaucoup comme en­tièrement erronées, comme sottes, comme perverses, comme absurdes, et il le dit clairement. D'ailleurs il n'est pas exact que saint Thomas « commençait par présenter ce qui allait contre sa thèse ». Il procède ainsi, par exception, dans la *Somme théologique*, qui était dans sa pensée un manuel à l'usage des débutants (la « théologie de manuels » aujourd'hui stigmatisée ; et de fait, le recensement préalable des objections relève beaucoup plus de la pédagogie, et de la confection de manuels que de la recherche et de la pensée proprement dites). Dans le *Contra Gentiles* et dans la plupart de ses œuvres, saint Thomas ne procède pas du tout comme le dit Jean Guitton. Dans la *Somme théologique* non plus, d'ailleurs, saint Tho­mas ne procède pas comme Jean Guitton le croit. Il commence bien chaque article par l'énumération des objections : mais il ne prend aucunement « appui » sur elles, il ne s'occupe pas d'abord de les « filtrer » ni de les « éprouver » ; *après les avoir énoncées il commence par ne plus s*'*en occuper du tout*, il formule ce que Jean Guitton appelle « sa thèse » et seulement ensuite, il revient aux objections pour les réfuter ou leur ac­corder une part de vérité. 190:91 Même dans la *Somme théologique*, la démarche intellectuelle de saint Thomas n'est pas du tout (sauf, si l'on veut, en première et très superficielle apparence), telle que la décrit Jean Guitton. L'illustre académicien nous semble avoir notablement romancé les choses, et n'avoir qu'un souvenir assez lointain des textes de saint Thomas. De plus, la méthode et l' « esprit » de saint Thomas ne sont point ceux du mot de Lacordaire rapporté par Jean Guitton. Saint Thomas n'hésite pas à *convaincre d'erreur* une thèse er­ronée, voire un contradicteur. Et, entre le oui et le non, saint Thomas ne recherche pas habituellement une « vérité plus haute » qui les concilierait. Le mot de Lacordaire vaut, dans la mesure où il vaut, au plan psychologique (qui n'est pas ordi­nairement celui où saint Thomas se situe). Il ne vaut pas beau­coup, ou pas souvent, au plan métaphysique, au plan théologi­que, au plan religieux. Celui qui affirme le principe de non-contradiction, où donc devrait-il rechercher « une vérité plus haute » pour s'unir à celui qui le nie ? Et ceux qui confessent la divinité de Jésus-Christ et l'insti­tution divine de l'Église, doivent-ils « s'unir » dans « une vérité plus haute » à ceux qui les nient ? \*\*\* Les défaillances de plume de Jean Guitton sont navrantes : d'autant que les défaillances de plume d'un écrivain aussi maître de son style sont peut-être un peu plus que des défaillances de plume. Elles nous font penser à ceux qui (par exemple) ont la bonne intention de « réconcilier » les « philosophies de l'être » et les « philosophies du devenir ». Comme si une philosophie de l'être était une philosophie qui oublie ou méconnaît le devenir ; et inversement. C'est bien gentil de vouloir « réconcilier » tout le monde en mélangeant tout (au nom de la « part de vérité »). Mais une philosophie de l'être est une philosophie qui explique le devenir par l'être, qui considère que le devenir est re­latif à l'être. Et une philosophie du devenir est une philosophie qui explique l'être par le devenir, qui considère que l'être est relatif au devenir. Ce ne sont pas deux moitiés de la vérité, mais deux contradictoires. \*\*\* 191:91 Les défaillances de plume de Jean Guitton... Naguère, nous avions été surpris de lire sous cette même plume un aphorisme aussi étonnant que celui-ci : « *La cité marxiste rendrait l'homme malheureux parce qu'il crèverait de bonheur* » (voir notre numéro 88 de décembre 1964, pages 131 et 132). Cette fois-ci, nous sommes aussi surpris et aussi mécontents. D'autant plus que nous sommes à l'heure où tout le monde nous parle du dialogue entre communisme et christianisme. Faut-il penser, selon Jean Guitton, que toute objection que le communisme intrinsèquement pervers fait au christianisme con­tient nécessairement une part de vérité ? Et faut-il que chris­tianisme et communisme cherchent à « s'unir dans une vérité plus haute » ? Ce n'est certainement pas -- du moins je le suppose -- ce qu'a voulu dire Jean Guitton. Mais c'est cela que l'on peut comprendre ; c'est cela qu'ailleurs on proclame déjà, et qu'on met en pratique (voir notamment *Le scandale de Paris*, pp. 12 à 14, déclarations du P. Jolif). Et cela ne va pas. Pas du tout. Ni théoriquement, ni pratique­ment. S'il le faut, on y reviendra. Nous préférerions que ce soit Jean Guitton lui-même qui y revienne, -- s'il veut bien aperce­voir dans nos « objections » une « part de vérité »... J. M. ============== ### La condition imposée par les communistes : le silence Le directeur de la publication américaine *Saturday Review*, Norman Cousins, a exposé dans son numéro du 7 novembre 1964 comment il négocia entre Krouchtchev et le Vatican la libéra­tion de Mgr Slipyi après 17 ans d'emprisonnement. (Mgr Slipyi est l'archevêque ukrainien qui a été créé Cardi­nal par Paul VI.) L'article de Norman Cousins est analysé dans les *Informa­tions catholiques internationales* du 1^er^ décembre (pages 310 et 31). C'est en décembre 1962 que Norman Cousins eut une pre­mière entrevue à Moscou avec Krouchtchev à ce sujet. Il décla­ra qu'il agissait « au nom des dirigeants de l'Église catholique qui pensaient que le moment pouvait être propice pour explorer les possibilités d'obtenir une plus grande (sic) liberté religieuse en U.R.S.S ». 192:91 Krouchtchev répondit qu'il désirait établir de bonnes rela­tions avec le Vatican mais que la libération de Mgr Slipyi serait nuisible, en raison des articles qui paraîtraient alors dans la presse, révélant que l'archevêque avait été torturé par les communistes. (Preuve supplémentaire, remarquons-le en passant, de la vulnérabilité des communistes, et dont ils ont parfaitement conscience, à la seule condition que la presse mondiale ne passe pas sous silence leurs forfaits.) La négociation reprit ultérieurement par l'intermédiaire de l'ambassadeur soviétique aux U.S.A. pour « étudier avec Rome la façon de procéder ». Le lendemain de la libération, Norman Cousins était appelé au téléphone par l'ambassadeur soviétique à Washington, lui reprochant un article qui venait de paraître sur les tortures subies par Mgr Slipyi : « M. Cousins dut avouer qu'il n'était au courant de rien, mais assura l'ambassadeur que le Vatican avait pris dès le début toutes les mesures pour évi­ter de tels articles. Il avait été en effet demandé à Mgr Slipyi de ne faire aucune déclaration à aucun journaliste. L'archevêque, par la suite, devait assu­rer qu'il n'avait rien dit à personne et *L*'*Osservatore romano* devait publier une déclaration rappelant que Jean XXIII avait décidé qu'aucun article traitant de Mgr Slipyi n'était autorisé. Quand il revit Krouchtchev en février 1963, M. Cousins lui fit part de la joie qu'avait éprouvée Jean XXIII à retrouver Mgr Slipyi et l'assura que les fonctionnaires du Vatican regrettaient profondé­ment les erreurs commises par certains journalistes. M. Krouchtchev assura M. Cousins qu'il comprenait fort bien que certains journalistes « ne sachent pas quoi faire avec les bonnes nouvelles » (...). M. Cou­sins remettait d'ailleurs (à Krouchtchev) ce jour même une traduction russe de l'Encyclique *Pacem in terris* avant sa publication officielle... » Ce que veut imposer le communisme, c'est *l*'*Église du Silence.* Imposer à l'Église le silence sur les crimes du communisme. Et pour cela, il se sert des prisonniers comme d'otages, en un chantage monstrueux. Ce que le communisme redoute par-dessus tout, c'est une réédition de l'Encyclique *Divini Redemptoris* de Pie XI sur le communisme : et jusqu'ici le chantage communiste a réussi à différer une telle réédition. 193:91 Le communisme ne voit aucun inconvénient à ce que l'on parle du « marxisme » à ce que l'on « réfute le marxisme » et encore moins à ce que l'on recherche « ce que le marxisme a de bon ». Mais *les crimes du communisme,* c'est cela qu'il faut taire à tout prix. De fait, c'est ce que l'on tait de plus en plus habituellement. Grâce à quoi, le communisme progresse : et d'abord en Italie. ============== ### Notules **« Rétablir le pouvoir temporel chrétien du laïcat » :** tel est le titre nouveau, et parfaitement ex­plicite, de la nouvelle édition que Jean Ousset vient de faire de son article sur la saine laïcité du laï­cat chrétien. Cet article avait pa­ru dans « Permanences », numéro 14 de novembre 1964. Nous l'avons déjà signalé à nos lecteurs. En voici maintenant une édition à part, revue et complétée par l'au­teur. Nous recommandons vive­ment ce texte capital, véritable charte du laïcat et de son action temporelle. « Club du livre civique », 49, rue des Re­naudes, Paris 17^e^. \*\*\* **Les corps intermédiaires. --** Les diverses études de Michel Creuzet sur ce sujet viennent de paraître en un seul volume, édité par les Cercles St-Joseph, à Martigny (Suisse). En vente au Club du livre civique. A ce propos, nous rappelons que « L'Osservatore romano », édition en langue française du 26 juin 1964, nommait Michel Creuzet au nombre des « savants et experts particulièrement qualifiés ». \*\*\* **Ephemerides carmeliticae :** revue publiée à Rome, Piazza S. Pan­crazio 5 A. Dans le numéro 2 de l'année 1964 (paru en janvier 1965), plusieurs articles impor­tants, et notamment : -- Une religion pour l'homme adulte, par le Père Joseph de Sainte-Marie O.C.D. : ample et pénétrante analyse du livre de Robinson « Dieu sans Dieu » tra­duit et présenté par Louis Salle­ron dans la « Collection Itinérai­res ». -- Progressisme doctrinal catho­lico-marxiste par le Père Philippe de la Trinité O.C.D. : étude sévè­re et précise des théories du P­. Dubarle dans son livre : « Pour un dialogue avec le marxisme ». Dans un appendice à cet article, le P. Philippe de la Trinité dé­nonce fermement les scandales et les trahisons de l'affaire Pax en France, et met directement en cause les contre-vérités répandues par José de Broucker. 194:91 **Pour faire plaisir à qui ?** -- Dans « l'Homme nouveau » du 3 jan­vier, ces remarques dures et jus­tes : « Le dernier des grands mouve­ments de jeunesse libre, les Scouts de France, est en train de perdre son sang-froid et d'embarquer cent mille adolescents dans une aventure à chemise rouge, inspi­rée des méthodes qui ont prati­quement fauché la J.O.C. il y a vingt ans et la Route il y a dix ans. « Alors que les mouvements de jeunesse à caractère activiste semblent vivre leur dernière dé­cennie, on tente de rallier les Scouts aux mouvements dits de jeunesse. Pourquoi ? Pourquoi ex­ténuer le seul mouvement voué réellement à l'éducation ? Pour faire plaisir à qui ? » Oui : pourquoi ? \*\*\* **C'est la doctrine même de l'Église qui est en cause. --** Dans « No­va et Vetera » d'octobre-décembre 1984, Charles Journet présente le livre du P. Philippe de la Trinité : Rome et Teilhard de Chardin (Fayard éditeur), et ne manque pas de souligner, comme nous l'avons fait nous-mêmes (numéro 89, page 130), que l'auteur a reçu l'autorisation de préciser que le « Monitum » du Saint-Office re­latif à Teilhard de Chardin avait été l'objet d'un décret des Cardi­naux du Saint-Office le mercredi 27 juin, 1962 et approuvé par Jean XXIII le 30 du même mois. Charles Journet « repose la question majeure » : « Ce n'est pas principalement une philosophie, c'est la doctrine même de l'Église que personnelle­ment je reproche à Teilhard d'al­térer. » C'est d'ailleurs le jugement même du Magistère de l'Église Que ce jugement soit contesté et pratiquement bafoué jusque dans des organes diocésains, et que (par exemple chez les scouts catholiques) on recommande *par­ticulièrement* aux jeunes la lec­ture de Teilhard, c'est un épisode de la dramatique crise de doctri­ne et d'autorité que traverse l'Église, et dont nous sommes tous victimes. \*\*\* Nous avions déjà écrit les lignes qui précèdent quand il a été an­noncé que Mgr Charles Journet était créé Cardinal. On devine, on comprend notre joie. Nous ne l'exprimerons pas autrement, n'é­tant pas des courtisans. Le lecteur sait en quelle haute et admirative estime nous tenons le théologien Charles Journet (il sait aussi que nous ne partageons pas ses incli­nations politico-sociales) : voir dans les « Notes critiques » de notre numéro 80 de février 1964 l'ample étude du P. Calmel : « A propos d'un livre de Mgr Jour­net : le sens du surnaturel en théologie ». Voici donc un Cardinal (un Cardinal de plus) qui voit et dit très clairement que *Teilhard altè­re la doctrine même de l'Église*. \*\*\* « Le Monde » du 27 janvier as­sure que Charles Journet « repré­sente actuellement le courant le plus ouvert de l'Église catholi­que » -- Au sens où l'on entend habituellement ces mots dans « Le Monde », ce n'est pas vrai. Char­les Journet est, et se veut, et se proclame dans la tradition de Garrigou-Lagrange ; il a critiqué Congar et il a combattu Teilhard ; et on ne le trouve pas au nombre des théologiens embarqués dans la riche entreprise d'édition intitulée « Concilium ». Mais au « Monde » on n'en sait manifestement rien, et en matière de théologie on y écrit volontiers n'importe quoi. \*\*\* 195:91 **Le P. Rouquette donne des nou­velles de l'épiscopat. --** Dans les « Études » de janvier, le P. Rou­quette raconte les derniers jours de la 3^e^ session du Concile avec des termes soigneusement pesés : « De nombreux évêques ont été étonnés par cette brusque inter­vention du Pape » (p. 109), « cri­se grave ». On a « achevé de com­promettre (sic : achevé de com­promettre) le résultat qu'on pou­vait escompter du schéma sur l'Œcuménisme » (p. 111) ; « l'im­mense majorité des évêques a ju­gé qu'on traitait le Concile avec une désinvolture et un mépris in­admissibles » (p. 113), « le mal­heur est grand » (p. 116) ; etc., etc. Remarquable praticien de la rhétorique, le P. Rouquette résu­me les sentiments de l'épiscopat en une phrase admirable (p. 116) : « *L'épiscopat n'a pas perdu sa déférence envers le Saint-Siège, Mais une certaine nuance affecti­ve de cette déférence s'est estom­pée chez beaucoup d'évêques. *» Cela est une figure de rhétori­que appelée « litote » -- Le P. Rou­quette l'emploie avec une im­pressionnante virtuosité. Va-t-il falloir ranger le P. Rou­quette et les « Études » au nom­bre de ceux qui « attaquent la Hiérarchie » ? \*\*\* **L'autorité supérieure. --** Dans le même article (p. 100), le P. Rou­quette rappelle (c'est nous qui soulignons) : « La seconde (session) n'avait pu qu'homologuer *l'excellent* sché­ma sur la liturgie et *l'insignifiant* schéma sur les moyens de com­munication sociale. » On aimerait savoir quelle auto­rité supérieure à celle du Concile a mandaté le P. Rouquette pour décréter, parmi les textes *promul­gués*, quels sont les *excellents* et quels sont les *insignifiants*. Et si, horresco referens, c'était « sans mandat » que le P. Rou­quette tranche et juge ainsi, alors, attention au précédent qui vient d'être créé. Si le P. Rouquette le fait, n'importe qui pourra le faire, et donc le faire éventuellement en sens contraire : décréter *excellent* ce que le P. Rouquette décrète *in­signifiant*, et inversement. Mais non : on constate suffi­samment qu'aujourd'hui les « li­bertés » et même les « licences », sont dans le catholicisme français à sens unique... ============== ### Bibliographie #### Jean-Pierre Faye L'Écluse (Éd. du Seuil) On a dit beaucoup de mal de « L'Écluse » : les descriptions minutieuses et apparemment inutiles des attitudes humaines et des objets, chères au « nou­veau roman », lassent beaucoup de lecteurs, qui se ven­gent en portant au compte du snobisme l'intérêt que d'autres prétendent y trouver. 196:91 Bien des pages de « L'Écluse » peuvent paraître fastidieuses et sentir le procédé ; sans éprouver au­cune envie d'écrire dans le style de J.-P. Faye, on peut tout d'abord reconnaître dans son travail une sorte de vir­tuosité sérieuse, et se deman­der ensuite si le monde ne res­semble pas de plus en plus à la vision qu'en ont les écri­vains du « nouveau roman ». Les voyages de Vanna, le per­sonnage central (j'allais dire l'ombre centrale) ne sont-ils pas vrais d'une certaine ma­nière ? Chaque époque a eu du voyage une optique particuliè­re ; comment la nôtre voit-elle le monde ? Ce n'est plus l'a­venture de Cendrars ; les trains, les gares, les chambres d'hôtel se ressemblent partout ; on effectue des parcours en compagnie de voyageurs muets, gardiens jaloux et mornes d'un mystère intérieur dont on se demande s'il ne serait pas le vide même ; on finit par lire les avis et les affiches, avec un peu d'habitude et l'acquisition d'un réflexe polyglotte, sans même remarquer la langue où ils sont rédigés. Nous sommes ainsi peu à peu assimilée à ces personnages de nationalité in­déterminée qui servent au « nouveau roman » de repères plutôt que de héros. Malgré tout le désir que nous avons de parcourir le monde comme des écoliers du temps picaresque, ou comme des paysans allant au marché, nous subissons de plus en plus cette intoxication intérieure, ce conditionnement abstrait du langage, des lieux et de la vie. Les villes sont assez détruites pour paraître uniformes : et il n'y a pas que les destructions de guerre. Tout ce qui les change et mécanise leur vie, les détruit. Le lieu symbo­lique de l'époque, le kilomètre zéro de la géographie, c'est peut-être Berlin. La ville n'est pas nommée, mais elle est le thème essentiel de « L'Écluse » : la cité coupée en deux, avec dans la nuit sa moitié sombre et sa moitié lumineu­se, et entre les deux, l'écluse. Tel est le monde où erre Van­na. Les gens qu'elle rencontre sont soumis à la même aliéna­tion. Un complot vague et mys­térieux concerne Jérusalem, l'autre ville tranchée par les barbelés et les murs. On ne voit guère d'ailleurs le but de ce projet, finalement aussi imper­sonnel que la « structure absolue » rêvée par Abellio. Ces personnages qui n'ont plus de pays et ne sont même plus sûrs de leur nom, sont condamnés à des ambitions immenses et fan­tômales. Les crimes eux-mêmes semblent vides. Ce mythe de Berlin inspire des pages qu'on trouvera belles si on consent à entrer dans le jeu d'un style qui prolonge vainement ses subtilités vaines, car ce siècle qui s'est voulu efficace retrouve le mot de l'Écriture : Vanité des vanités. Les générations précédentes, celles qui ont lu le « Voyage au bout de la nuit » avaient tout prévu, sem­ble-t-il, sauf cette fadeur exté­nuée des existences. Les ténè­bres de Berlin font entendre, par les hauts-parleurs, les télé­phones et les radios, des voix humaines où l'âme semble fi­nalement inutile. Ce langage est dur, mais depuis quand le chrétien le craindrait-il ? J.-B. MORVAN. 197:91 #### Georges Conchon : L'état sauvage (Albin Michel) Ce Prix Goncourt est de ceux qu'on peut se passer de lire. Il a marqué un contraste sensible avec d'autres romans, idéalisés, tou­chants et tendancieux inspirés par la « négritude » ; il se décide à montrer que le racisme n'est pas à sens unique. Si le Blanc reste dans l'ensemble le méchant Blanc, le bon Noir paraît moins idyllique. Mais comme l'auteur ne paraît se soucier que de l'aspect sexuel du problème, n'espérons pas trouver la moindre solution, ni même un véritable exposé des questions. Une jeune femme aban­donne son mari, suit son amant dans une des nouvelles républi­ques africaines et le délaisse à son tour pour un jeune ministre noir ; le ministre est considéré par ses compatriotes comme traître, à la race, et liquidé. Ses collègues lui auraient même mangé la cervelle, mais ce détail n'est pas présenté comme absolument certain. Le mari légitime, fonctionnaire de l'U.N.E.S.C.O. et idéaliste, rem­mènera sa femme après une jour­née de diabolique kermesse. Le lecteur gardera le souvenir des vi­sages grimaçants du président Gohanda, ex-prêtre, du ministre Modimbo et d'un certain nombre de Français diversement abrutis parmi lesquels il fallait bien, n'est-ce pas, qu'il y eût un officier de parachutistes. C'est une « tranche de vie » conçue dans le style d'une littérature vétérinaire. Le choix d'une fiction qu'on a pu qualifier de vaudevillesque ferme la porte à toute méditation sur la situation humaine : est-ce vrai­ment pour conserver au récit son allure, sa nervosité ? Ce style caustique, allègre, trop sûr de soi dans ses effets violente, un peu clinique, un peu soudard, toujours ricanant, donne l'impression d'une maîtrise artificielle enfermée dans une conception romanesque étroi­te : une lampe de poche assez inutile au milieu d'un brasier. Les connaisseurs pourraient parler de « style cravaché ». Mais les pro­blèmes évoqués ne sauraient être ainsi menés ; et ils sont trop pré­sents, trop douloureux pour ne pas faire passer à l'arrière-plan des personnages peu attachants et une intrigue qui n'est qu'un fait divers de l'animalité. Georges Conchon a-t-il flairé subtilement un changement, un tournant dans l'opinion ? A-t-il éprouvé en lui-même la déception des idéologues qui, vexés de leurs échecs, s'en consoleraient en fermant la porte et en présentant les problèmes comme insolubles ? En tout cas, combien il paraît difficile qu'un roman nous fasse aimer l'huma­nité, et même nous permette de l'étudier, quand le cadre qu'il choisît est d'une actualité trop flagrante ! J.-B. M. 198:91 #### René Fallet : Paris au mois d'août (Denoël) Ni l'anticléricalisme de l'auteur, qui lui fait traiter le Sacré-Cœur de Montmartre de crachat jeté à la face des morts de la Commune, ni les évoca­tions érotiques ou grivoises, ne doivent dissimuler dans ce li­vre la valeur du document con­temporain. Les amours fortui­tes d'un vendeur de la Samari­taine et d'une barmaid anglai­se en vacances ne sont qu'un prétexte ; le sujet, c'est bien Paris, dans une période qui, comme les marées basses et les décrues de rivières, laisse ap­paraître toute sorte d'objets pas toujours plaisants à con­templer. L'abus de l'argot, du style parlé, des notations elli­ptiques, cause peut-être quel­que tort aux ingénieuses trou­vailles d'expression qui ne manquent pas. Visiblement Re­né Fallet a voulu que la verve l'emporte sur l'amertume ; mais ce qu'il esquisse d'un trait dur, c'est un document sur le temps du tiercé et de l'obsession automobile. Ces bouts de conversations oiseu­ses, verbeuses et nauséeuses, ces propos d'employés et de clochards, nous les entendons sans les définir, chaque jour, de même que le langage de 1964 envahi de réminiscences publicitaires. Le drame, c'est le ralentissement d'activité qui permet soudain à Henri Plan­tin de réfléchir sur lui-même et de se dire : « Ta femme est médiocre, tes enfants seront des médiocres, tu es un médio­cre comme l'étaient ton père et ta mère. » On nous répète sou­vent que le Français de 1964 est heureux ; dans le Paris du mois d'août, les basses eaux du fameux bonheur laissent trans­paraître un certain désir d'y échapper, soit par une cristal­lisation de la haine -- et c'est la concierge, debout sur son paillasson, comparée à une mé­duse, à une crotte de dinosaure ou à un sac d'engrais -- soit par une cristallisation du rêve, et c'est Patricia, l'Anglaise jo­lie et facile. Le bonheur à la mode de 1964 révèle ses lacu­nes, ses tentations, ses absur­dités et ses dangers, avec une profitable crudité et d'autant mieux que l'auteur ne se soucie pas de philosopher autrement que par boutades. Livre cho­quant sans doute, mais où le cynisme peut ouvrir la voie à d'utiles méditations. Ce Paris populaire, incertain et désar­mé, n'est pas exactement celui que nous présentent bien des enquêtes idéologiques. Il peut nous apprendre à ne pas voir seulement une partie des pro­blèmes. J.-B. MORVAN. 199:91 #### Andry Sorgue : Le prof ne rit pas (Table Ronde) Curieuse idée que celle de col­lectionner tant de motifs de pu­nitions tirés des archives des Ly­cées et Collèges ! Sans doute le lecteur, séduit par la présentation, croit-il trouver un recueil diver­tissant, analogue aux anciens « motifs » militaires du temps de Courteline. En fait, c'est rarement drôle : on trouve, évoqués com­plaisamment, les aspects crasseux et inéluctables de la discipline in­térieure, et l'auteur s'efforce de nous suggérer que toute la faute en revient à une administration tatillonne, sadique, obsédée ou gâteuse. Rabelais, Montaigne et quelques autres avaient aussi émis l'idée que le seul responsable est l'autorité, coupable d'humilier bê­tement la saine et joyeuse nature de la jeunesse. Si Montaigne le fait, c'est que Rabelais n'avait guère persuadé... Quel est donc ce monstre que personne n'arrive à tuer ? Viendrait-elle, cette impu­reté, de la discipline formulée en haut, prescrite par une métaphy­sique gendarmière ? ou bien d'en bas, de la présence collective, à l'était nutritif et végétatif d'une population humaine en voie de croissance ? Cette présence obsé­dante, accablante et massive pour­rait bien finir par user de proche en proche toutes les initiatives humanisantes des maîtres, depuis le maître d'études ou le surveillant de dortoir, jusqu'aux Grands-Maîtres de l'Université. Ne pouvant ni laisser faire, ni mourir de cha­grin, ils doivent recourir à l'au­torité, et les rapports pieusement transcrits ici, ils les ont rédigés sans plaisir On peut s'étonner de la facilité désinvolte avec laquelle en a ras­semblé ici, en les mêlant, des do­cuments de l'époque impériale, de la Restauration, de toutes les ré­publiques jusqu'à la cinquième­. Mais en fin de compte, que veut-on prouver ? Que la bêtise de l'ad­ministration scolaire est indes­tructible ? Je crains que le lec­teur non-prévenu n'en vienne sur­tout à conclure que les problèmes de discipline tiennent à des né­cessités élémentaires, presque ani­males en leur fond, que la nature psychologique des générations sco­laires ne varie pas, et qu'elle im­pose un certain conservatisme. La plupart des gens trouveront que les sanctions correspondent avec une parfaite logique aux délits, et que les exclusions sont motivées par les lois de la psychologie col­lective, sujette à la contagion. Une telle conclusion serait sans doute exagérée ; mais après tout, cer­taines rancœurs acides de l'auteur contre le personnel universitaire diplômé ne trouvent que d'assez faibles raisons dans des évoca­tions de réfectoire, de dortoirs et de cabinets. L'amalgame, et la présentation hâtive, sont les pé­chés mignons de ce livre qui veut être un pamphlet. J.-B. M. ============== fin du numéro 91. [^1]: **\*** -- L'Abbé Berto. Cf. It 132-04-69, p. 28. [^2]:  -- (1). Je mets bien entendu à part, avec le plus grand respect, deux lettres de nos évêques qui ont été rendues publiques. j'ai pu leur donner moi-même, oralement ou par écrit, mes explications person­nelles sur mon livre. [^3]: **\*** -- Cf. It. 94-06-65. [^4]:  -- (1). Ce sont les mêmes qui, obstinément, puissamment, passion­nément, ne voulaient pas que la Sainte Vierge fût proclamée Mère de l'Église. Ce n'est pas une contingence ; ce sont deux effets nécessaires d'une unique pseudo-théologie sous-jacente. C'est ainsi en toutes matières théologiques. [^5]:  -- (1). Carlo Falconi : *Vu et entendu au Concile*, traduit de l'italien par C.-A. Ciccione, Éditions du Rocher, 1965. Clet ouvrage a été pré­cédemment édité en anglais sous le titre : *Pape John and his Council*, Weidenfeld et Nicolson, Londres, 1964. Il n'en existe pas d'édition italienne. [^6]:  -- (1). Voir Pierre Boutang, « L'atome d'abord, l'Évangile ensuite », dans *Itinéraires,* numéro 72 d'avril 1963. [^7]:  -- (2). *Ephemerides carmeliticae*, 1964, pages 422-432 : « Progressis­me doctrinal catholico-marxiste. » [^8]:  -- (1). N.D.L.R. -- Naturellement, il s'agit des *Informations catholi­ques internationales*, numéro du 1^er^ juillet 1962. [^9]:  -- (1). *Lettres de voyage*, 107 (7 août 1927). [^10]:  -- (1). *Esquisse d*'*un Univers personnel*, 4 mai 1936 (Œ., VI, 113). Cf. le fragment de lettre cité par le P. Philippe de la Trinité, *Rome et Teilhard*, 47 : « Je suis parfois un peu effrayé quand je songe à le transposition que je dois faire subir, en moi, aux notions vulgaires de création, inspiration, miracle, péché originel, résurrection, etc. ; pour *pouvoir* les accepter. » (17 décembre 1922).  Teilhard savait-il que sa thèse contredit aussi formellement que possible un des canons du premier Concile du Vatican ? « *Si quis dixerit fieri posse ut dogmatibus ab Ecclesia propositis aliquando secundum progressum scientiæ sensus tribuendus sit alius ab eo quem intellexit et intelligit Eccelesia, anathema sit.* » (Denz., 1818).  [^11]:  -- (2). *Ibid.* [^12]:  -- (3). Qu'on se reporte seulement au *Résumé aide-mémoire d*'*un christianisme sans la foi,* du R.P. Calmel, paru dans *Itinéraires* de novembre 1964, et aux autres articles du même auteur. La liste des « nouveautés » de Teilhard n'y est ni systématique, ni complète ; mais celles qui sont relevées le sont très, fidèlement. Rien de plus instructif que ce parallèle, sur des points précis, du « progressisme » et de la « doctrine traditionnelle ». [^13]:  -- (1). Il est certain que Teilhard avait fini par ne plus croire au péché originel, témoin sa lettre du 8 avril 1955, avant-veille de sa mort, au R.P. André Ravier : « Dans un univers de Cosmogénèse où le Mal n'est plus *catastrophique* (c'est-à-dire né d'un accident) mais *évolutif* (c'est-à-dire sous-produit statistiquement inévitable d'un uni­vers en cours d'unification en Dieu)... » (Janus, n° 4, déc. 1964, p. 32). Nous ne voyons pas comment ce texte pourrait s'accorder avec le *per unum hominem peccatum intravit in mundum* de Rom., V, 12, expressément allégué par le décret du Concile de Trente sur le péché originel -- *Si quis non confitetur primum hominem Adam, cum man­datum Dei in paradiso fuisset transgressus, statim sanctitatem et jus­titiam, in qua constitus fuerat amississe*, etc. *anathema sit* (Denz., 788 et 789). Il semble que Teilhard ait commencé fort tôt à donner dans une interprétation qui ne gardait plus du dogme que le mot, puisque, dès 1922, le pêché originel figure dans la liste des « notions vulgai­res » qu'il doit « transposer pour *pouvoir* les accepter ». Dès 1924, il avait sur ce point des difficultés avec Rome, ainsi contées par lui-même au P. Auguste Valensin dans sa lettre du 13 novembre. « Un de mes papiers (celui où j'expose trois orientations possibles dans la recherche d'une représentation du péché originel) a été envoyé, je ne sais comment, à Rome... Stupeur du réviseur... je m'en tire avec la note d'hérétique ou d'hurluberlu, comme vous pré­férez. » La suite de l'histoire est plus intéressante encore : « Pour couper court à l'accusation, écrit le P. d'Ouince, le T.R.P. Ledochowski de­manda au Père de signer un texte, composé par ses soins, énonçant en termes classiques le dogme du péché originel. Teilhard y sous­crivit. Sa foi se trouvait ainsi hors de cause. » Et en note : « La correspondance du P. Teilhard avec le P. Valensin révèle, non la moindre hésitation à souscrire au dogme, mais le souci de garder le droit de la recherche et la possibilité d'aider des inquiets on des désemparés, qui nombreux s'adressaient à lui. » (René d'Ouince, *L*'*Épreuve de l*'*obéissance dans la vie du Père Teilhard de Chardin,* dans *L*'*Homme devant Dieu*, 111, 335).  Nous croyons très volontiers que la signature demandée fut don­née sans « la moindre hésitation ». Nous sommes moins sûr que le P. d'Ouince qu'elle mette « hors de cause » la foi de Teilhard. Il était très légitime qu'il entendît garder « le droit de la recherche » dans les limites du dogme défini ; il n'est pas certain qu'il ne se réservât pas d'étendre ces limites sensiblement au-delà du sens ma­nifeste de la définition conciliaire. Cependant, à cette date de 1924, nous croirions que son intention de profonde fidélité à l'Église dût être la plus forte. [^14]:  -- (1). *L*'*Homme devant Dieu*, III, 342-343 [^15]:  -- (1). En un Christ aperçu, non plus seulement comme Sauveur des âmes individuelles, mais (justement parce que Rédempteur au sens plein), comme Moteur ultime de l'Anthropogénèse (*Note de Teilhard*) [^16]:  -- (2). Claude Cuénot, *P. T.* *de Ch., Les grandes étapes*, 328. [^17]:  -- (1). *Œ*., V, 339-340 : « A l'usage de ceux qui, mieux placés que moi, ont charge de diriger directement ou indirectement l'Église, je voudrais candidement, au cours de ces quelques pages, faire voir, etc. » Et plus loin -- « *Candidement*, je dis bien. Non pas leçon de ma part, donc, -- ce qui serait prétentieux. Et encore moins critique, ce qui serait déplacé. Mais simplement témoignage de ma vie, etc. » [^18]:  -- (2). Henri de Lubac, *La Pensée religieuse du P. T. de Ch.*, 18. [^19]:  -- (1). *Œ*., VII, 397-398. [^20]:  -- (2). Henri de Lubac, *La Prière du P. T. de Ch.*, 84. [^21]:  -- (1). *La Prière du P. T. de Ch.*, 185 et n. 4. [^22]:  -- (2). Et encore ! Les dernières pages de *l*'*Étoffe de l*'*Univers* (*Œ.*, 404-406) ne vont pas moins loin. [^23]:  -- (1). Retraite de 1940 : « Grâce : suivre *ma* lumière, vocation spéciale. » (*La Prière du P. T. de Ch.*, 96, n. 3.) [^24]:  -- (1). *Le Goût de vivre*, novembre 1950 (*Œ.*, VII, 247). Voir aussi sur le même thème : *Réflexions sur la probabilité scientifique et les Conséquences religieuses d*'*un Ultra-Humain*, 25 mars 1951 (*Œ.*, VII, 279-291). [^25]:  -- (2). *Le Cœur du Problème* (*Œ.*, V, 347). [^26]:  -- (1). *Œ*., VII, 405-406. [^27]:  -- (1). Cette phrase est la phrase citée par M. Claude Cuénot, *Pierre Teilhard de Chardin, les grandes étapes*, 331, sous cette forme : « je ne vois que dans la tige romaine, prise dans son intégrité, le support biologique assez vaste et assez différencié pour opérer et supporter la transformation attendue. » Citation reprise par le P. de Lubac, *Pensée religieuse*, 340, n. 4, sans les points de suspension, mais avec la même leçon fautive (intégrité au lieu d'intégralité). En outre, addition d'une glose explicative : « ...la transformation atten­due (de l'Humanité). » Erreur : le contexte (inconnu du P. de Lubac) montre qu'il s'agit de la transformation du christianisme, comme suffirait déjà à l'indiquer le terme d'*opérer*. [^28]:  -- (1). *Le Phénomène humain*, *Œ.*, I, 123. [^29]:  -- (2). *Ibid.*, 332 [^30]:  -- (1). *Le Phénomène humain*, *Œ.*, I, 332. [^31]:  -- (1). *L*'*Homme devant Dieu*, III, 343 et n. 16*.* [^32]:  -- (1). Cité par Claude Cuénot, *Les grandes étapes*, 16. [^33]:  -- (2). *Note pour servir a l*'*évangélisation des temps nouveaux*, janvier 1919 (*Cahiers T. de Ch.*, IV, 14.) Souligné par nous [^34]:  -- (1). *Itinéraires*, n° 61 de mars 1962 et n° 81 de mars 1964. -- Nous avons repris ces articles dans notre livre *Diffuser la propriété* (An­nexe VI). [^35]:  -- (1). H. J. Wallraff, *art. cit.*