# 92-04-65
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NOTRE ILLUSTRE AMI *Charles De Koninck est mort subitement à Rome le samedi matin 13 février. Illustre, hélas, cet écrivain de langue française l'était partout dans le monde catholique, sauf en France, où la circulation des idées est interrompue.* « *La France catholique* » *écrit à ce sujet :* « *Dans la tristesse où ce deuil plonge bien des chrétiens, naît le regret de n'avoir pas fait davantage, en France, pour qu'une pensée si riche et si sûre soit plus largement connue.* »
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*Charles De Koninck était au Concile l'expert en théologie de l'archevêque de Québec, Mgr Maurice Roy* (*récemment créé Cardinal*) ; *il était membre d'une sous-commission conciliaire aux travaux de laquelle il participait au moment de sa mort. La veille, il avait prononcé une conférence devant les étudiants du Collège pontifical canadien. Le lundi suivant, il devait être reçu en audience privée par Paul VI. Il avait 58 ans.*
*Sa dépouille mortelle a été ramenée à Québec le 17 février et les funérailles ont eu lieu le 19 février.*
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*Charles De Koninck était né à Thorout* (*Belgique*)*, le 29 juillet 1906, d'une famille dont les origines sont flamandes, françaises, espagnoles et autrichiennes. Venu dès son enfance, avec sa famille, à Detroit* (*Michigan*)*, il retournait en 1917 faire ses études secondaires au Collège d'Ostende, puis ses études supérieures à l'Université de Louvain, où en 1934 il fut reçu docteur en philosophie. La même année il s'établit à Québec où lui fut attribuée la chaire de philosophie de la nature de l'Université Laval, chaire qu'il conserva jusqu'à sa mort, c'est-à-dire pendant 31 ans.*
*La Faculté de philosophie de l'Université Laval, à Québec, a le rare privilège d'être une Faculté* CANONIQUE *qui est également reconnue par l'État.*
*En 1939, Charles De Koninck fut nommé doyen, de la Faculté et il exerça cette charge jusqu'en 1956.*
*Il était redevenu doyen de la Faculté de philosophie en juin 1964.*
*D'autre part, Charles De Koninck avait été reçu docteur en théologie de l'Université Laval et depuis 1937 il était professeur à la Faculté de théologie de cette Université.*
*Ses travaux théologiques ont joué un rôle important dans la préparation de la définition du dogme de l'Assomption. Cette partie de ses travaux est rassemblée dans son ouvrage :* « *La Piété du Fils* »*.*
*Le* « *Laval philosophique et théologique* »*, que dirige Mgr Alphonse-Marie Parent, bénéficiait depuis sa fondation en 1945 de la collaboration habituelle de Charles De Koninck.*
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*L'œuvre écrite de Charles De Koninck, en français, en anglais et en flamand, est considérable. La bibliographie établie par l'abbé Armand Gagné, parue dans notre numéro spécial, s'arrêtait en 1962 et comportait 100 titres* (*livres et articles*)*.*
*Ce numéro spécial d'* « *Itinéraires* » *entièrement consacré à Charles De Koninck* (*215 pages*) *est le numéro 66 de septembre-octobre, 1962.*
*Les études philosophiques et théologiques de Charles De Koninck parues dans la revue* « *Itinéraires* » *sont les suivantes :*
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-- Lourdes et la foi catholique (numéro 27 de novembre 1958)
-- Lourdes et la foi catholique : II. -- La scandale de la médiation (numéro 29 de janvier 1959).
-- Lourdes et la foi catholique : III. -- La noblesse de l'amitié divine pour le genre humain (numéro 30 de février 1959)
-- Un mot pour nos frères éloignés (numéro 35 de juillet-août 1959).
-- L'être principal de l'homme est de penser.
-- Le cosmos comme tendance vers la pensée.
-- Sur la tolérance : la bénignité du chrétien.
-- Liberté de conscience et droit naturel (ces quatre derniers textes ont paru dans notre numéro spécial sur Charles De Koninck : numéro 66 de septembre-octobre 1962).
*Le seul ouvrage de Charles De Koninck qui ait été publié et France est* LE SCANDALE DE LA MÉDIATION, *septième volume de la* « *Collection Itinéraires* » (*Nouvelles Éditions Latines*)*, publié en juillet 1962.*
*Voici la table des matières de cet ouvrage :*
Chapitre I. -- Pour nos frères éloignés.
Chapitre II. -- La perfection de l'Incarnation et l'autorité du Souverain Pontife.
Chapitre III. -- Le sacrement du mystère de la foi.
Chapitre IV. -- Le scandale de la médiation.
Chapitre V. -- La part de la personne humaine dans l'œuvre de la rédemption.
Chapitre VI. -- La « plenissima glorificatio » de la personne de Marie.
Chapitre VII. -- Dieu parmi nous en ses saints.
Annexe I. -- Réponse à une demande de précision (sur le problème de la mort de Marie).
Annexe II. -- Note sur la mort glorieuse de la Vierge Marie.
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*A la famille de Chartes De Koninck, à ses enfants, à son fils Thomas De Koninck, nous exprimons notre très vive sympathie. A notre messe du dernier vendredi du mois, nous ferons désormais mémoire de Charles De Koninck, en compagnie d'Henri Pourrat, de Georges Dumoulin, de Joseph Hours.*
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### L'appel aux évêques de France
« *Lequel d'entre vous, si son fils lui demande du pain, lui donnera une pierre ?* »
(Mt., VII, 9 ; Lc., XI, 11.)
LA RÉUNION du 9 février à la Salle des Horticulteurs à Paris a connu un succès d'affluence et d'adhésion enthousiaste qui a très largement dépassé les prévisions les plus optimistes des organisateurs. La réunion était convoquée par le « Club de la Culture française » que préside Michel de Saint Pierre. Compte tenu de l'austérité du sujet, de l'absence de publicité, du silence habituel de toute la presse (seules *La Nation française* et les *Nouvelles de Chrétienté* avaient annoncé la réunion), il avait semblé suffisant, -- sinon ambitieux, de retenir une salle comportant 400 à 500 places assises. Plus de onze cents personnes y entrèrent, c'est-à-dire que plus de la moitié de l'assistance dut rester debout ; et malheureusement plus de cinq cents personnes ne purent entrer. C'est un signe évident de l'intérêt et de l'émotion que rencontre et de l'adhésion que soulève -- l'action publique de Michel de Saint Pierre et de Jean Madiran.
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La qualité d'attention et d'adhésion du public fit une profonde impression sur tous les observateurs.
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LA RÉUNION du 9 février a mis en lumière la force et le retentissement d'une action qui n'est aucunement une agitation politico-religieuse et encore moins une attaque contre la Hiérarchie. Tout au contraire : l'affirmation centrale et répétée de Michel de Saint Pierre et de Jean Madiran est que la situation, épouvantable à plusieurs égards, qui est actuellement celle du catholicisme français, ne peut être surmontée dans chaque cas que par l'autorité religieuse légitime agissant en tant que telle. Il serait non seulement indu, mais entièrement stérile de prétendre se substituer à elle en quelque manière que ce soit. Elle seule peut faire que les catégories entières de prêtres et de fidèles présentement considérées comme des « chiens » et traitées en « pires ennemis de l'Église » soient à tous les niveaux réintégrées dans une communauté chrétienne normale et apaisée.
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IL Y A PLUS DE HUIT MOIS, Georges Sauge a pris l'initiative de proposer entre catholiques divisés un dialogue général. Bien entendu, il ne s'agit pas d'un dialogue privé de personne à personne, qui n'a jamais cessé d'être possible et de se poursuivre dans plusieurs cas. *Il s'agit de rendre droit de cité, d'un bout à l'autre de la communauté chrétienne, aux catégories entières de prêtres et de fidèles qui sont exclues de la vie sociale et institutionnel-le catholique sous l'accusation d'* « *intégrisme* »*, d'* « *anti-communisme* »*, de* « *dévotion mariale* » *et autres prétextes analogues.* Une telle réintégration n'est évidemment opérable que par la Hiérarchie apostolique, QUAND et COMME elle croira devoir le faire. Il n'apparaît pas jusqu'ici que la proposition de Georges Sauge -- toujours maintenue -- ait rencontré la pleine, active et rapide compréhension qui lui aurait permis de porter ses fruits.
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Au début du mois de février 1965, Michel, de Saint Pierre s'est adressé solennellement aux évêques de France. Le texte intégral de cette adresse a été reproduit dans *Itinéraires,* numéro 91 : « A nos évêques et à nos prêtres ».
A cet appel écrit, il fallait peut-être donner en outre la portée et la présence de la parole publique, et de l'assentiment actif publiquement manifesté par ceux au nom de qui s'exprime Michel de Saint Pierre.
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C'est pourquoi, à la réunion du 9 février, Jean Madiran a rappelé et fait acclamer les points principaux de l'appel de Michel de Saint Pierre aux évêques de France.
Puis, dans la même ligne et la même pensée, Jean Madiran a lui-même lancé un appel pressant et précis au rétablissement de conditions normales à l'intérieur du catholicisme français.
La démonstration publique était faite que ni Michel de Saint Pierre ni Jean Madiran n'expriment en l'occurrence des sentiments isolés : ils traduisent l'émotion, la souffrance, la résolution et l'espérance des catégories de catholiques, laïcs et prêtres, qui sont victimes d'une exclusive permanente dans l'Église de France.
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CET APPEL AUX ÉVÊQUES de France, il ne dépend aucunement de nous de déterminer quel accueil lui sera fait ni quelles suites pratiques lui seront données.
L'autorité légitime est maîtresse et responsable de ses décisions comme de ses abstentions.
Mais cet appel, il dépendait de nous de le prononcer, en tout respect, en toute netteté, en toute solennité.
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C'est ce qui a été fait le 9 février 1965, dans une pensée de confiance, sinon sentimentale, hélas, mais surnaturelle, selon la parole qui ne passera point : « Demandez et l'on vous donnera ; cherchez et vous trouverez ; frappez et l'on vous ouvrira. Car quiconque demande reçoit ; qui cherche trouve ; et à qui frappe on ouvrira. Lequel d'entre vous, si son fils demande du pain, lui remettra une pierre ? Ou s'il demande un poisson, lui donnera un serpent ? Ou s'il demande un œuf, lui flanquera un scorpion ? » (Lc., XI, 9-12).
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C'EST DANS SA PÉRORAISON que Jean Madiran a renouvelé l'appel de Michel de Saint Pierre et lancé son propre et identique appel.
Après avoir, pendant plus d'une heure, donné des exemples caractéristiques de ce qu'il a nommé, d'un terme discret, les « anomalies majeures » que nous subissons présentement, Jean Madiran a déclaré :
*DANS LA SITUATION ACTUELLE du catholicisme français, qui se caractérise notamment par une série d'anomalies majeures et arbitraires du genre de celles qui viennent d'être examinées,* NOUS ATTENDONS QUELQUE CHOSE.
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*Nous attendons la réponse qui va être faite ou n'être pas faite à l'acte solennel que vient d'accomplir Michel de Saint Pierre.*
*Depuis qu'il a publié son livre, Michel de Saint Pierre se trouve au premier rang, quille veuille ou non. Il se trouve être le porte-parole d'une immense communauté de souffrance et désespérance, le porte-parole de ceux qui sont traités comme des chiens dans l'Église de France, le porte-parole de ceux qui sont désignés arbitrairement comme les* « *pires ennemis de l'Église* »*, chrétiens de la métropole et chrétiens réfugiés de l'Algérie française. Michel de Saint Pierre se trouve être le porte-parole de millions de baptisés. Et il l'est plus encore depuis l'acte solennel qu'il vient d'accomplir.*
*Michel de Saint Pierre vient de s'adresser solennellement aux évêques de France.*
*Il leur dit premièrement :*
« NOUS VOUS DEMANDONS DE NOUS ENTENDRE. »
*Il leur dit secondement :*
« L'INFILTRATION MARXISTE, NOUS NOUS HEURTONS A ELLE, AUJOURD'HUI, A CHAQUE PAS DE NOTRE VIE CHRÉTIENNE. »
*Il leur dit troisièmement :*
« NOUS ASSISTONS CHEZ UN NOMBRE CROISSANT DE NOS PRÊTRES, A UNE BAISSE DE NIVEAU EFFRAYANTE DANS LA SPIRITUALITÉ. »
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*Il leur dit quatrièmement :*
« DE TOUS LES COINS DE FRANCE NOUS PARVIENNENT DES LETTRES PATHÉTIQUES DE PRÊTRES ET DE LAÏCS QUI SE MONTRENT SCANDALISÉS JUSQU'AUX MŒLLES PAR LES EXCÈS D'UNE CERTAINE PASTORALE ACTIVISTE OÙ NOUS NE RECONNAISSONS RIEN DE L'ENSEIGNEMENT DE L'ÉGLISE. »
*Disant cela, Michel de Saint Pierre n'attaque pas la Hiérarchie apostolique. Au contraire. Il se tourne vers les évêques de France en tant qu'évêques et parce qu'ils sont nos évêques, détenteurs légitimes et responsables du gouvernement de l'Église en France.*
A l'autorité religieuse légitime en tant que telle, Michel de Saint Pierre a lancé un appel solennel. Il a dit :
« NOUS VOUS APPELONS AU SECOURS. SANS NOUS PERMETTRE LE MOINDRE REPROCHE, NOUS DISONS CLAIREMENT QUE NOS CRIS D'ALARME NE SONT PAS ENTENDUS. »
*Et puisque nous sommes, à l'intérieur du catholicisme français, ostensiblement traités comme des chiens, et en permanence désignés comme les* « *pires ennemis* »*, Michel de Saint Pierre a dit solennellement aux évêques de France :*
« NOUS, LAÏCS ADULTES, NOUS INVOQUONS POUR NOTRE HONNEUR ET NOTRE FIDÉLITÉ LA PROTECTION DE LA HIÉRARCHIE CATHOLIQUE. »
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*Voilà quel est l'appel de Michel de Saint Pierre.*
*Nous sommes derrière, lui, nous sommes avec lui, et nous attendons.*
*Respectueux de l'autorité religieuse en tant que telle, c'est de l'autorité religieuse que nous attendons qu'elle fasse cesser la persécution religieuse systématique et permanente qui est organisée contre nous à l'intérieur de l'Église de France.*
*Je n'ai plus que quelques mots à ajouter.*
*Il y a une sorte de guerre à l'intérieur de l'Église. Ce n'est pas une guerre que nous faisons, c'est la guerre que l'on nous fait -- la guerre que l'on fait à une partie des prêtres et des laïcs, qualifiés d'* « *intégristes* »*. La guerre que l'on fait selon le cri de guerre du Révérend Père Liégé qui a proclamé, comme vous le savez :* « *Les intégristes sont les pires ennemis de l'Église, plus dangereux que les communistes.* »
*Je ne disputerai pas le point de savoir si ces prêtres catholiques, si ces laïcs catholiques que l'on désigne comme* « *pires ennemis de l'Église* »*,* « *plus dangereux que les communistes* »*, sont une minorité ou une majorité.*
*J'ai bien mon idée là-dessus. Mais la question principale n'est pas une affaire de majorité ou de minorité.*
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*La question principale est que l'on en soit venu à* TRAITER EN ENNEMIS, *et en* PIRES ENNEMIS, *toute une partie du clergé catholique et du peuple chrétien, la partie la plus traditionnelle, la plus intégriste si l'on veut, et en tous cas la plus habituellement fidèle au Saint-Siège.*
*Cela n'est pas normal.*
*Cela n'est pas moralement, cela n'est pas spirituellement possible.*
*Même dans l'hypothèse -- dans l'hypothèse extrême, dans l'hypothèse de raisonnement -- même dans l'hypothèse ou nous aurions presque universellement tort, même dans l'hypothèse où ceux qui se veulent nos adversaires et nous traitent en ennemis auraient presque universellement raison,* IL Y AURAIT D'ABORD CE FAIT ESSENTIEL QUI LEUR DONNE TORT : *c'est de traiter comme des chiens et c'est de traiter en ennemis, comme ils le font, toute une partie du clergé catholique et du peuple chrétien, -- même si cette partie du clergé catholique et du peuple chrétien est une minorité et même si c'est une minorité qui se trompe.*
*C'est là que* NOUS SOMMES DES TÉMOINS. *C'est là notre témoignage, notre vivant témoignage de chrétiens traités en ennemis et traités comme des chiens à l'intérieur de l'Église de France.*
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*Ceux qui se veulent nos adversaires en sont réduits là.*
*Pour faire triompher ce qu'ils appellent leur* « *théologie nouvelle* »*, et leur* « *christianisme nouveau* »*, et leur* « *construction du monde* »*, ils en sont réduits à nous traiter comme des chiens et à nous traiter en ennemis.* ILS FONT AINSI LA PREUVE QUE CE QU'ILS SONT EN TRAIN D'ÉDIFIER DE CETTE MANIÈRE-LA, CE N'EST *certainement pas* UNE COMMUNAUTÉ CHRÉTIENNE.
*Le moment où l'on fait là guerre à toute une partie du clergé catholique et du peuple chrétien est aussi le moment où, d'autre part, on entame, un dialogue avec le marxisme et où, pour entamer ce dialogue avec le marxisme, on entame un dialogue cordial avec les chefs de l'appareil communiste, avec les membres du Comité central et du Bureau politique du Parti communiste.*
*Je répète :*
*cela n'est pas normal,*
*cela n'est pas moralement et spirituellement possible.*
*Ceux qui entament un dialogue avec les chefs de l'appareil communiste sont ceux qui empêchent d'instaurer et d'organiser un dialogue fraternel entre catholiques si profondément divisés.*
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*Je ne dis pas que le dialogue entre catholiques soit* TRÈS FACILE, *au point où l'on en est, au point où l'on a laissé venir les choses, au point de dégradation qu'atteint la situation présente. Je dis que ce dialogue est nécessaire. Je dis qu'il est temps. Et je dis même qu'il est déjà bien tard.*
*Quand on fait des avances amicales aux chefs de l'appareil communiste au moment même où l'on traite d'ennemis et où l'on traite de chiens toute une partie du clergé catholique et du peuple chrétien, ce n'est pas à nous que l'on fait le plus de tort, ce n'est pas à nous que l'on fait le plus de mal à c'est à l'Église elle-même, et à l'ordre de la charité dans l'Église.*
*CEST POURQUOI je lance moi aussi, ce soir, un avertissement, un cri d'alarme, et surtout un appel : un appel à qui veut l'entendre, à qui peut l'entendre.*
*La main tendue* DU *Parti communiste, et la main tendue* AU *Parti communiste, c'est une opération politique, mais ce n'est pas principalement une opération politique : c'est une opération religieuse de l'athéisme militant.*
*Ce que les communistes recherchent réellement, c'est d'apporter le renfort de leur puissance temporelle à une partie des catholiques, pour combattre et liquider les autres catholiques, les* « *intégristes* »*, les* « *réactionnaires.* »*, les* « *traditionalistes* »*, les* « *simplistes* »*, les* « *chiens* »*.*
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*Et ce que certains catholiques recherchent du côté des communistes, c'est précisément ce renfort temporel, c'est* UN BRAS TEMPOREL *pour combattre et pour liquider* « *les chiens* »*. Quand on a décrété que les intégristes sont* « *les pires ennemis de l'Église, plus dangereux que les communistes* »*, il est affreusement logique de chercher à faire l'union sacrée avec les communistes contre le plus grand péril catholique.*
*On pourra ainsi nous combattre, on pourra éventuellement nous liquider, mais* CE QU'AINSI L'ON DÉTRUIRA SURTOUT, C'EST L'ÉGLISE EN FRANCE*,* COMME ON L'A DÉTRUITE EN CHINE ET AILLEURS, ET DE LA MÊME MANIÈRE, EXACTEMENT.
*Il faut choisir entre les deux dialogues.*
*D'une part, le dialogue avec le Parti communiste, qui aboutit à l'unité d'action des communistes et d'une partie des catholiques pour combattre et détruire l'autre partie des catholiques.*
*D'autre part, le dialogue entre catholiques, pour rétablir l'unité et la charité dans le catholicisme français, et faire face au péril du communisme.*
*Le choix est le même au plan œcuménique.*
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*Car au plan œcuménique, le communisme est également présent et actif, par personnes interposées, et pas toujours par personnes interposées.*
*Le communisme propose son dialogue et son concours aux différentes confessions et communautés ecclésiales chrétiennes, pour les aider chacune à liquider leurs* « *intégristes* » *et pour les inviter à l'unité d'action avec lui-même dans la* « *construction du socialisme* »*.*
*Il faut choisir ici encore.*
IL FAUT CHOISIR ENTRE CE DIALOGUE MONDIAL AVEC LE COMMUNISME, ET LE DIALOGUE ENTRE CHRÉTIENS SÉPARÉS POUR RÉTABLIR L'UNITÉ ET LA CHARITÉ DANS LA COMMUNAUTÉ CHRÉTIENNE ET FAIRE FACE AU PÉRIL UNIVERSEL DU COMMUNISME.
*Voilà ce que nous pensons.*
*Voilà ce que nous disons.*
*Voilà notre appel.*
*Cet appel qui, est le nôtre, nous l'adressons aux hommes qui sur cette terre ont la charge redoutable, écrasante, de l'autorité dans l'Église.*
*Cet appel, avec pleine et filiale confiance, nous le déposons aux pieds de Marie, Mère de l'Église.*
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\[Club de la Culture française...\]
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### Saint Bernard Patron des "chiens"
TOUTE CORPORATION AVAIT AUTREFOIS son saint patron. Celle des « chiens » dont nous sommes, celle qu'a si fraternellement intronisée l'abbé Michonneau dans « Témoignage chrétien » n'a pas de peine à désigner le sien ; elle peut même choisir entre deux saints dont le nom et l'animal symbolique, assez curieusement, sont semblables. En effet, par une mystérieuse correspondance des mots, le joli prénom médiéval de BERNARD se trouve doublement associé à celui du fidèle quadrupède, ami et gardien de l'homme.
L'imagerie populaire présente tout de suite saint Bernard de Menthon, le gentilhomme savoyard devenu, pour Dieu, ascète secourable, avec son gros bon chien cherchant les égarés parmi la neige, un tonnelet de rhum pendu au cou. Les Savoisiens, les réalistes de notre corporation peuvent bien prendre celui-là comme patron. Le symbolisme est même joli : tous ces malheureux en danger de congélation, dans des églises dénudées dont les cérémonies ne leur parlent plus, leurs prêtres mêmes « passant outre » sans les regarder, parce qu'ils ont eu le malheur de s'égarer dans la nef droite, alors que la plupart des semelles sacerdotales ne poussent plus le bon samaritain que vers la nef gauche.
De plus mystiques, pourtant, parmi nos « chiens », de plus exigeants sur la vérité historique, ou simplement... les Bourguignons, choisiront l'autre saint Bernard : l'incomparable, le géant, Bernard de Fontaine-lès-Dijon, de Cîteaux et de Clairvaux, Bernard le réformateur et le pourfendeur d'hérésies, le victorieux adversaire d'Abélard (ce maître-progressiste de l'époque), le sonore olifant de toute croisade pour le Christ Bernard, le bon chien du Seigneur, qui savait aboyer.
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C'est qu'il l'a reçu bien avant nous, son titre de « chien » et il s'en vantait. Une tradition, que les Cisterciens ne relèguent pas encore au grenier des légendes, veut que sa mère, Aleth, ferme autant que douce, ait eu un songe en attendant ce garçon, le troisième parmi les sept enfants qu'elle donnerait à Dieu ([^1]). Elle se voyait accouchant d'un petit chien blanc, taché de roux, qui furieusement aboyait... Consulté, un saint ermite du voisinage l'avait joyeusement rassurée : -- « L'enfant que vous portez sera un grand prédicateur ; pas comme ces chiens muets qui ne savent pas aboyer ! »
S'il évoquait ainsi un verset d'Isaïe, le saint homme n'alla pas jusqu'à prédire à notre Aleth que ses petits-fils, les Cisterciens, porteraient coule blanche et que leurs frères convers seraient vêtus de roux.
Grand prédicateur, ce Bernard le fut, et ses aboiements parfois caressants, souvent courroucés, toujours obsédants, emplirent la chrétienté du XII^e^ siècle. Toutes ses biographies, même la *Vita I^a^* écrite de son vivant, rapportent le songe maternel et Bernard en paraissait lui-même impressionné ; il n'a cessé de se comparer à la bête vigilante du Prophète : -- « Nous avons aboyé devant le mal » écrivait-il à son ami Suger, et rester « chien muet » dans le désarroi de l'Église, surtout quand l'hérésie tentait de défigurer le Sauveur et sa Mère, lui semblait la pire trahison, un impardonnable péché. N'en doutons pas, il serait aujourd'hui aux côtés des Siri, des Ottaviani, et il en ferait, du bruit, dans le Concile ! Il en ferait jusqu'aux marches du trône de saint Pierre, lui qui écrivait encore à son ancien « fils » de Clairvaux, devenu le pape Eugène III, qui sollicitait ses conseils : -- « Quand vous marcheriez sur l'aile des vents, vous n'échapperiez pas à mon affection ; l'amour reconnaît un fils même sous la tiare... »
Certes, de nous réclamer d'un tel patron ne nous donnera pas forcément la grâce, ni le talent, ni le mandat -- roquets de tout poil que nous sommes -- d'aboyer comme lui. Eh bien, nous nous contenterons de jappoter, mais nous le ferons bien, laissant parmi nous les chiens de choc parler plus fort.
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« Chiens du Seigneur », quel beau programme ! Vigilant, attentif, ombrageux, le chien signale de loin le loup qui rôde près du parc aux brebis ou le malfaiteur qui guette la maison. Le péril survenu, il attaque et il mord s'il en a la force, sinon il gronde, mordille, harcèle, jusqu'à ce que son maître ou le voisinage, enfin alertés, puissent en triompher.
Parfois ce sont les brebis elles-mêmes ou les enfants de la maison qu'il malmène, pour leur éviter de faire des sottises et de se nuire, ou encore de suivre un mauvais berger, quelque passant aux paroles trompeuses.
Las ! il arrive que le maître, mal réveillé, inconscient ou leurré, méconnaisse les avertissements du vigilant gardien. Le pauvre « chien » reçoit même parfois des coups et, qu'ils soient de crosse, de goupillon ou de simple bâton, ces coups font mal à sa fidélité. -- « Ne comprends-tu pas que c'est parce que je t'aime que je t'importune ? » disent ses yeux tristes. Les chiens de race, les durs, à peine l'orage passé, reviendront à la charge et finiront bien par se faire entendre. Ce sera parfois trop tard. Parfois aussi, certains (saint Bernard les en garde !) quitteront, meurtris, l'ingrate maison. Pour accueillir trop vite un inconnu, quelque brebis d'ailleurs, on a perdu les chiens...
Les « chiens » de la corporation connaissent bien leur devoir. Ils savent qu'on ne doit pas gronder, mordre moins encore, à tort et à travers, sans avoir discerné sûrement les crocs du loup, l'arme de l'adversaire. Ils ne mettront pas toute la maison en émoi pour de petits malheureux voleurs de pommes. Un apôtre a bien dit quelque part (je cite de mémoire de chien) : « Gronde, avertis, jappe à temps et à contre-temps » mais c'était à une date proche de l'an quarante... Nos chiens seront donc circonspects. Ils savent que le maître est toujours bien intentionné ; il tient à la sécurité de sa maison, mais tandis qu'il devise avec ses brillants amis, Teilhard, Marx et les autres, il ne voit pas que ceux-ci ont laissé derrière eux, dangereusement, la porte ouverte ; il lui arrive même d'inviter à souper le diable, et comme il ne l'a pas reconnu, il n'a pas pris de cuiller assez longue. Si le bon chien grogne, même s'il essaie de mordre, qu'il ne se hâte pas étourdiment de le chasser d'un coup de pied. Une longue obéissance et de loyaux services devraient donner au chien la possibilité de se faire entendre. -- « Si cette bête humble et fidèle s'inquiète ainsi, pensera le maître, c'est qu'il y a danger », et il fera, ce soir-là, plus soigneusement sa ronde.
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Au sortir d'une messe à la liturgie aberrante il arriva ainsi dernièrement qu'un chien -- ou plutôt une chienne de nos amis s'en fut japper, sans hargne mais de voix convaincante et claire, aux oreilles de son clergé. Elle entraîna, si j'ose dire, les chiens du quartier à sa suite, des chiens de bonne compagnie s'entend, qui n'avaient pas, dans la communauté, ménagé leurs services. Eh bien, les dimanches suivants la fantaisie devint plus sage, on suivit presque les dispositions du concile ; surtout l'on soigna le ton, les gestes, la piété, comme si l'on craignait d'exciter l'oreille chatouilleuse des « chiens » qu'on savait dans l'église. Le Seigneur, les fidèles, et pourquoi pas le célébrant, tout le monde y trouva finalement son compte.
Courage donc, les chiens ! L'orchestre des fauves, à l'orée du bois, est impressionnant, mais la réaction de la meute peut l'être aussi. D'une meute compacte et bien dressée s'entend.
Quant à vous, nos bergers, de grâce ne méprisez pas nos appels, même s'ils sont désagréables et obsédants. Le dernier des chiens flaire mieux le danger de la rue que le commerçant à son comptoir ou l'homme de science dans son cabinet ; et s'il est importun, c'est à force d'amour.
Et vous, saint Bernard, illustre patron, obtenez-nous d'être des chiens fidèles, vigilants, efficaces. Obtenez-nous surtout -- et vous êtes de taille -- de réaliser ce beau tour de force : rester des chiens soumis qui ne soient jamais pourtant, devant le danger, des chiens muets.
Ainsi-soit-il !
Louise ANDRÉ-DELASTRE.
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### Rendez-vous à Lausanne pour Pâques
LE CONGRÈS international de Lausanne est une réunion de travail. Et de prière. Et d'amitié. Organisé par l' « Office international des œuvres de formation civique et d'action doctrinale selon le droit naturel et chrétien », le Congrès de Lausanne est l'occasion d'entendre et de rencontrer non seulement les auteurs de rapports et les présidents de séance, mais encore toutes les personnalités qui animeront les divers « carrefours » ou simplement seront présentes aux réunions et activités du Congrès :
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Amédée D'ANDIGNÉ ; Paul AUPHAN ; Luc BARESTA ; Louis BARRAS ; Jean BEAUCOUDRAY ; André CHARLIER ; Bernard COUCHEPIN ; Michel CREUZET ; Marcel DE CORTE ; Olivier DUGON ; Joseph DUPIN DE SAINT-CYR ; Hamish FRASER ; François GOUSSEAU ; Juan-Carlos GOYENECHE ; Juan VALLET DE GOYTISOLO ; J.-F. GUEVARA ; Jean JARSAILLON ; Gaston LACHAUSSÉE ; Arnaud DE LASSUS ; Geoffroy LAWMAN ; Pierre LEMAITRE ; Roger LOVEY ; Jean MADIRAN ; André MALTERRE ; L. MAUGÉ ; Jean-François DU MÉRAC ; Jean OUSSET ; Michel DE PENFENTENYO ; René RANCŒUR ; Henri RAMBAUD ; André RÉCIPON ; François SAINT-PIERRE ; Michel DE SAINT PIERRE ; José SILAS SALINAS ; Louis SALLERON ; Georges SAUGE ; Gustave THIBON ; Eugenio YEGAS-LATAPIE ; Jean-Louis VIDAL
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L' « Office international des œuvres de formation civique et d'action doctrinale selon le droit naturel et chrétien » répond ainsi de manière éclatante à sa vocation, qui est d'assurer la rencontre, la connaissance mutuelle, la coordination amicale de tous ceux qui répondent aux trois critères posés l'année dernière au Congrès de Sion :
1. -- lutte contre l'esprit de la subversion ;
2. -- référence ordinaire à l'enseignement social, formulé dans les documents du Saint-Siège ;
3. -- respect de l'indépendance et de la complémentarité des œuvres.
Il ne s'agit pas d'adhésion et encore moins d'embrigadement. Mais il s'agit bien d'un rassemblement. Seulement, c'est un rassemblement amical, dans l'indépendance et la liberté de tous les participants. Ni fusion d'organismes, ni confédération de mouvements, ni front d'unité d'action politique. Pour la première fois a été créé un cadre et fonctionne une formule qui permettent aux diverses initiatives et, aux diverses vocations de se rencontrer, de se conjuguer librement, en restant elles-mêmes. A l'intérieur de ce cadre et par cette formule, entre chefs de file comme entre militants de base, entre responsables à tous les niveaux, peuvent se créer spontanément des réseaux d'amitié.
25:92
Cette magnifique et extraordinaire réalisation, il faut, sans hésitation, y participer.
Vous n'avez plus le droit\
de vous dire « isolés »
Nous recevons souvent des lettres ou des confidences de personnes qui se plaignent de leur « isolement » au milieu des déferlements actuels. L'isolement est une situation profondément douloureuse. Mais déjà c'est une situation d'hier et non plus d'aujourd'hui.
Constatation faite qu'il y a, spécialement dans le catholicisme français, des dizaines de milliers d' « isolés », la réponse s'impose avec évidence : -- Vous êtes beaucoup trop nombreux pour demeurer en situation d'isolés.
Un conditionnement psychologique que l'on peut dire diabolique fait croire à chacun en particulier, à chacun de ceux qui n'acceptent pas le conformisme et l'arbitraire intellectuel, qu'il est seul de son espèce et seul de son avis.
Mais quand des dizaines de milliers de personnes sont dans ce cas et dans ce sentiment, le problème est seulement de les mettre en relations les unes avec les autres les faire *se connaître et se rencontrer.*
26:92
La revue « Itinéraires »\
et au-delà de la revue
Dans la sphère propre des lecteurs plus ou moins occasionnels ou habituels de la revue *Itinéraires*, nous disons à chacun d'eux :
-- L'abonnement à la revue *Itinéraires* établit un lien permanent, de travail et de prière entre tous ceux qui se croient parfois isolés, mais qui sont pourtant les plus nombreux dans le catholicisme français, et qui deviendront, quand ils s'y mettront tous ensemble, les plus forts.
Nous disons à ceux qui veulent se rencontrer : prenez contact avec *Les Compagnons d'Itinéraires.*
Bien entendu, *Les Compagnons d'Itinéraires* sont une association aux buts modestes et limités. La revue *Itinéraires* est une revue de travail et de réflexion. Nous n'imaginons évidemment pas que tous les catholiques français ni la majorité d'entre eux soient appelés à devenir des abonnés de la revue ou des membres des *Compagnons.*
Mais nous avons des voisins. Nous avons des alliés. Nous avons des amis qui, sur d'autres plans, par d'autres moyens, dans d'autres secteurs de l'étude et de l'action, poursuivent des tâches identiques, analogues ou parallèles.
Pour les connaître et les rencontrer, le moyen court, le moyen ordonné, le moyen commode -- et en outre, souvent, le seul moyen est de passer par le centre de rayonnement, de conjugaison, de coordination, de complémentarité que constitue l' « Office international des œuvres de formation civique et d'action doctrinale selon le droit naturel et chrétien ».
Avec ses *services permanents,* au service de tous, dont le plus universel est le CLUB DU LIVRE CIVIQUE.
27:92
Avec son *service annuel*, également au service de tous : le CONGRÈS INTERNATIONAL.
Au demeurant, les services permanents ou exceptionnels que l' « Office » met à la disposition de tous, cela ne se raconte pas, cela s'expérimente. Comme l'amitié. Car c'est précisément une amitié.
\[...\]
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## CHRONIQUES
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### Une prophétie de Jean XXIII
par Alexis CURVERS
Le 23 décembre 1959, la Typographie « Figlie di San Paolo » à Rome, achevait d'imprimer un volume de 726 pages dont voici la page de titre :
Angelo Giuseppe Card. Roncalli
Patriarca di Venezia
SCRITTI E DISCORSI
Vol. III
1957-1958
Edizioni Paoline -- Roma
L'auteur était devenu pape le 28 octobre 1958 sous le nom de Jean XXIII. Cependant, ce livre est resté introuvable et pratiquement inconnu en France, particulièrement dans les librairies, les bibliothèques et les milieux catholiques où se professe la plus entière vénération pour la mémoire du feu pontife.
Je ne crois donc pas inutile d'en présenter ici une dizaine de pages (491-501) intégralement traduites de l'italien, laissant au lecteur à juger si, depuis quelque sept ans qu'elles furent écrites, ces pages ont perdu de leur intérêt et de leur à-propos.
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#### Notification grave et douloureuse de l'Épiscopat Trivénète.
7 mars 1958
Ceci est l'affirmation de la vérité contre l'erreur, contre les ténèbres, unie à des sentiments de pardon et de paix, et à la prière pour que « la lumière dissipe les ténèbres ».
Le Cardinal Patriarche, les Archevêques et les Évêques de la Province ecclésiastique Trivénète, chacun pour son compte personnel et pour le compte de son diocèse, ont fait acte de présence spirituelle autour du Saint Père, offensé et maltraité, au cours de ces dernières semaines, avec une telle arrogance et insolence de langage, qu'il s'en trouve peu d'exemples dans les pires outrances anticléricales des autres époques.
Et tout cela est arrivé, arrive, et se développe par les organes de la presse, non de toute la presse, mais d'une certaine presse, -- nous le disons à regret -- perfide et astucieuse, qui aujourd'hui est maîtresse de la place et pour qui tout arbitraire semble légitime : affirmer le faux, inventer de toutes pièces, déprécier et confondre les personnes, les faits et les doctrines.
Il est nécessaire de savoir et de répéter que, au nom et à l'exemple du Christ Jésus, nous n'avons que des sentiments de bonté et de pardon pour tous. Mais nous sommes bien décidés à veiller, à prier, à travailler pour que la lumière dissipe les ténèbres.
Pour quiconque lève la main sur ce qu'il y a de plus sacré, l'heure sonnera, le châtiment est prêt. Nous ne le réclamons pas, parce que Celui qui juge le secret des cœurs est le Seigneur, et nous n'oublions pas que dans tout ce qui arrive il y a peut-être plus d'ignorance que de malice. Nous réclamons la résipiscence. Mais c'est notre devoir d'assurer les gens de bien et d'honneur que tout l'Épiscopat Trivénète ne fait qu'un dans l'attachement aux principes que le Saint Père garde et enseigne ; dans la fidélité à la discipline ecclésiastique ; dans l'amour le plus fervent pour l'auguste Personne du Souverain Pasteur de l'Église, et son Père universel.
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Ainsi, que Dieu nous soutienne tous dans cette heure de tristesse ; qu'Il éclaire ceux qui sont dans l'erreur et qu'Il donne aux âmes honnêtes qui croient en Lui la lumière de la vraie doctrine, le sens de la justice, l'amour de la vérité et de la paix.
D'une âme affligée mais confiante, tous ensemble nous saluons, encourageons et bénissons le clergé et le peuple de nos diocèses bien-aimés.
*Venise, du siège patriarcal, 7 mars 1958.*
Angelo Giuseppe Card. RONCALLI.\
*Patriarche.*
Suivent les signatures des archevêques et des évêques de la Province ecclésiastique Trivénète.
\*\*\*
*La célébration de la fête du Pape\
*« *Veillez et priez\
pour que vous n'entriez\
pas en tentation.* » *\
Discours à Saint-Marc*
9 mars 1958
*Mes frères et mes fils,*
Notre rencontre de ce soir, qui réunit clergé et peuple devant l'autel du Seigneur dans le temple majeur du diocèse patriarcal, ne devait être qu'un moment d'évocation sereine et de joie familiale, pour célébrer le dix-neuvième anniversaire de l'élévation du Pape Pie XII à la Chaire de saint Pierre ; rencontre particulièrement joyeuse et, significative, puisqu'elle inaugure la vingtième année d'un pontificat lumineux et glorieux, bienfaisant et béni.
36:92
Elle devait être, de plus, l'expression collective et solennelle de nos vœux filiaux pour l'auguste Personne du Saint Père, en présage de prospérité, de longévité robuste et laborieuse, de consolations célestes et terrestres.
Pourtant, autour de nous, depuis quelques mois, nous remarquons qu'il s'est levé un vent hostile, dirigé surtout contre l'Église dans son ensemble : contre son corps doctrinal, sa hiérarchie, son histoire, contre sa mission divine dans le monde et particulièrement en Italie. Le vent augmente avec une violence imprévue, comme il arrive dans le déchaînement furieux des forces de la nature.
Contre l'Église, disais-je, mais bientôt, peu à peu, plus spécialement contre la Personne même du Souverain Pontife et contre les Évêques de l'Église de Dieu ; et enfin contre ses institutions de tout genre, d'éducation et d'assistance, sans que soit exclu aucun coup ni aucun moyen, et avec un tel ton d'arrogance que c'est à se demander si la liberté de la presse (puisque c'est la presse qui diffuse et accrédite ce désordre) n'est pas résolument interprétée par d'aucuns comme la liberté et le droit d'injurier, de travestir, de salir et de fouler aux pieds tout ce qui fut sacré pour nos pères et l'est encore pour nous, et que nous avons le devoir de défendre, fût-ce au prix de notre vie.
Ce fait aperçu tout à coup dans sa gravité, motif de chagrin et de frayeur, nous engage à remettre à des temps meilleurs le chant du *Te Deum,* qui pourtant voudrait jaillir de nos poitrines, non sans beaucoup de raisons ; et à garder, même en cette « fête du Pape » que nous célébrons aujourd'hui, le ton pénitentiel de ce temps de carême, afin d'affirmer nettement la résistance de la vérité contre les erreurs, de réparer le mal qui s'est commis, et d'implorer d'un seul cœur la grâce divine pour que s'ouvrent les yeux de nos frères égarés et malheureux.
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Hommes d'Église et de franche profession religieuse et catholique, nous reconnaissons que nous ne sommes pas parfaits, précisément parce que nous sommes des hommes, mais nous avons le désir de la perfection et nous nous efforçons d'y atteindre. Je vous prie de ne trouver dans mes paroles aucun esprit ni aucun accent de récrimination ou de vengeance, causé par la douleur qui nous afflige.
Dans l'office de ce matin, saint Augustin nous avertissait exactement dans le même sens : « *Perfectus vir non movetur ulciscendi doloris invidia :* l'homme qui tend à la perfection ne laisse pas l'esprit de vengeance s'emparer de lui, quelque injure qu'il ait soufferte » ([^2]) (*Livre de saint Joseph*)*.*
Je vous parle en humble patriarche, pour qu'il soit porté témoignage de cette heure qui ne fait pas honneur à ceux-là -- certainement bien peu nombreux à Venise -- qui croient venu le moment de tout renverser, de disperser les forces chrétiennes en les divisant, d'épouvanter les croyants, d'intimider l'Action catholique et de détacher de l'Église la jeunesse, en employant l'arme néfaste et vile de l'insinuation calomnieuse, de l'ironie et du mépris.
L'Apôtre saint Paul suggère aux Romains (XV, 4) le remède approprié pour les heures de tristesse : c'est la patience, la lecture et la méditation du Livre saint : « *car tout ce qui a été écrit l'a été pour notre instruction* »*.*
Vous le savez : cette source inépuisable de la révélation divine se hausse jusqu'au Christ et redescend de Lui, et elle s'appelle l'Ancien et le Nouveau Testament.
Je choisirai donc une page de l'Ancien Testament et une du Nouveau.
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D'abord le psaume 82, le cantique d'Asaph. Il nous décrit la hardiesse des ennemis du peuple élu, conjurés tous ensemble comme ils l'étaient au temps de leur « coalition contre le saint roi Josaphat, qui fut dissoute par un prodige.
*Ô Dieu, ne gardez pas le silence* (*et ne vous laissez pas arrêter*)*.*
*Car voici que vos ennemis s'agitent* (*bruyamment*) *et que vos adversaires lèvent la tête.*
*Ils conspirent entre eux contre votre peuple et* (*ils ourdissent un complot*) *contre vos protégés.*
*Ils disent :* « *Allons, anéantissons-les, qu'ils ne soient plus un peuple, et qu'il ne soit plus fait mention du nom d'Israël.* »
*Ainsi ils délibèrent de commun accord, et contre vous ils trament une alliance* ([^3]).
N'est-ce pas là, ô mes frères et mes fils, le spectacle que nous offrent actuellement les partisans de divers courants d'opinion, rapprochés par suite des évolutions les plus imprévues, alors qu'ils sont habitués à se battre tous les jours entre eux dans une guerre sans merci ? Les voilà aujourd'hui réunis en vue d'un but commun : c'est la lutte contre le peuple saint, contre l'Église de Dieu.
Ils se sont donné la main les uns aux autres. Écoutez, écoutez les paroles du psaume :
*Ont conclu ce pacte* « *les Iduméens* (*qui campent sous la tente*) *et les Ismaélites, les Moabites et les Agaréniens, Gebal, Ammon et Amalec, les Philistins et les habitants de Tyr, auxquels s'est joint l'Assyrien qui prête main forte aux fils de Lot* »*.*
Qu'elle est dramatique et tragique, cette page de l'Ancien Testament ! N'est-elle pas pour nous tout à fait transparente ?
Ah ! mes fils, allez vous fier à des alliances et à des compromis, à des ententes fondées sur le mensonge, sur des promesses de respect et de liberté faites par ceux qui piétinent sans scrupules, la vérité, la justice et la liberté ([^4]).
39:92
Voyons maintenant une page du Nouveau Testament. Celle-ci nous offre un autre spectacle, plus douloureux et plus frappant encore. C'est le Juste en personne qui est soumis à un jugement inique : le Christ Fils de Dieu, qui a émerveillé les foules par les prodiges de sa charité et les a transportées par la hauteur de son enseignement ; qui a mis en lumière les principes de l'ordre social le plus élevé, et assuré la base même de la civilisation. C'est Lui qui a tracé les voies les plus sûres pour le règlement pacifique des rapports domestiques, sociaux et internationaux, qui a montré à l'homme le chemin de la fraternité, de la solidarité et du pardon -- hors de quoi il n'y a aucune possibilité d'élévation ni de coexistence humaine. Eh bien, ce Jésus, c'est lui qui est vilipendé et accusé publiquement.
Vous comprenez comment, au-delà du Christ de l'Évangile, le Jésus Fils du Dieu Vivant, c'est le Vicaire du Christ que je vois en personne, tel que Dante l'a vu et décrit à Anagni
*Je vois* (*dans Anagni entrer la Fleur de Lys*
*Et*)*, dans la personne de son Vicaire, le Christ fait prisonnier.*
*Je le vois, une fois encore, tourné en dérision,*
*Je le vois regoûtant au vinaigre et au fiel*
*Et, entre des larrons vivants, mis à mort.*
> (*Purgatoire*, XX, 86-89) ([^5]).
40:92
Il ne s'appelle plus Boniface VIII. Il s'appelle Pie XII. C'est tout un jeu infernal orchestré par une certaine presse largement diffusée, au-delà de tout ce qu'on peut dire, qui depuis plusieurs semaines fait des ravages dans les imaginations, intoxique les esprits, cherche à répandre le dégoût de tout ce qui est sacré : institutions, lois, personnes, depuis les plus modestes jusqu'aux plus haut placées, depuis l'humble prêtre jusqu'au Souverain Pontife sur les épaules de qui on ose jeter la tunique du mépris.
Il est particulièrement déshonorant que, pour outrager et déformer la vérité, on ne rougisse pas de recourir à la parole ou à la plume de quelque pauvre âme sacerdotale, qui a trahi, ouvertement ou en secret, sa dignité et sa mission, et qui, pour peu ou pour beaucoup d'argent, s'est rangé au côté de ce misérable parmi les Douze, qui a scellé son nom de la marque d'infamie la plus abominable.
Et ici se pose la question à la fois spontanée et redoutable : toute cette entreprise d'étouffement de la lumière et de confusion -- Léon XIII l'appelait « embûche et iniquité diabolique » -- coûte des sommes immenses. Eh bien, qui fournit cet argent ? Qui assume la formidable responsabilité de mettre des sommes aussi énormes au service non de l'ordre, mais du désordre, non de l'amour et de la paix, mais de la division et de la haine ?
Vous comprendrez, mes frères et mes fils, quel sujet de tristesse est pour nous ce spectacle de légèreté et de folie, avec ses désolantes perspectives d'avenir.
C'est la scène de Gethsémani : Jésus va entrer dans le mystère des douleurs et de la passion, pendant que la foule tumultueuse se masse à l'entrée du jardin. Les plus audacieux s'approchent. Judas donne le baiser convenu qui trahit le Fils de l'homme, et disparaît.
« *Voici votre heure*, dit Jésus, *et la puissance des ténèbres*. Il n'en était pas ainsi quand *j'étais assis chaque jour dans le temple parmi vous pour enseigner ; alors vous n'avez pas mis la main sur moi*. » (Luc, XXII, 53 ; Matthieu, XIV, 49 ; Marc, XXVI, 55.) Vous aviez peur des humbles et des simples qui me suivaient et qui pourtant, en fin de compte, n'auraient pas fait de résistance, pas plus que n'en font ceux qui à présent m'accompagnent.
41:92
Ce rappel du passé, dans la bouche de Jésus, n'aurait pas moins de valeur dans celle de son Vicaire, c'est-à-dire de notre Saint Père Pie XII, si nous nous référons au temps où sa Maison de Père commun -- *la Maison du Père,* comme on l'appelle généralement -- était ouverte à tous les persécutés ; où ses mains secourables et sa voix en prière les atteignaient partout pour les aider, les réconforter et les bénir ([^6]).
Puisqu'il est traité maintenant de façon aussi indigne, nous pourrions continuer à citer le psaume 82, dont la suite traduit bien l'esprit de l'Ancien Testament :
« Ô Dieu, vos ennemis sont voués à l'extermination ; ils seront le *fumier de la terre*, eux et leurs chefs qui se sont dit : Emparons-nous des pâturages ([^7]) de Dieu ! Mon Dieu, réduisez-les comme la paille chassée par le tourbillon du vent ! Couvrez leur visage de honte, afin qu'ils songent à se rappeler votre nom, et restent à jamais dans la confusion et la crainte ! »
Mais non, nous n'en voulons pas tant. Jacques et Jean, eux aussi, demandèrent à Jésus le feu du ciel pour la cité qui avait refusé de les accueillir. Mais le Divin Maître leur répliqua :
« *Vous ne savez pas de quel esprit vous êtes. Le Fils de l'homme n'est pas venu pour perdre* ([^8]) *les âmes, mais pour les sauver.* »
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Associés, comme nous avons le sentiment de l'être, à la douleur de l'Église et de son Chef, nous prions avec le Christ en oraison à Gethsémani, prosterné devant le Père qui lui tend le calice d'amertume, dans son agonie mystérieuse et souffrante ; avec le Christ qui à ses apôtres, bien qu'il les trouve fatigués et endormis, répète l'injonction solennelle et convaincante : « Veillez et priez. *Vigilate et orate !* » (Marc ; XIV, 38 ; Luc, XXII, 46.) Oui, nous veillons pour que la lumière se fasse et que les cœurs s'ouvrent à la grâce céleste.
Nous avons confiance dans un retour au bon sens, dans une prise de conscience droite, comme on dit aujourd'hui ; avec aussi une plus grande sérénité d'âme, une plus grande compréhension des hommes entre eux et une plus franche coordination des efforts pour l'avènement du règne du Christ, qui n'est pas le règne du désordre, mais de la liberté et de la paix sociale et universelle : *règne de la vérité et de la vie, règne de la sainteté et de la grâce, règne de la justice, de l'amour et de la paix* (préface de la fête du Christ-Roi).
Nous avons donné à cette cérémonie le ton de gravité et de tristesse qui nous est imposé par les circonstances ; ainsi s'est-il fait et se fait-il dans toute l'Italie.
Mais que nos invocations pénitentielles pour nous et pour ceux de nos frères d'Italie qui, aveuglés par la passion ou l'intérêt, nous sont un sujet de douleur, ne nous empêchent pas de faire vibrer plus intensément notre voix dans la prière traditionnelle pour notre Saint Père.
Permettez qu'en vous invitant ce soir à réciter l'oraison *Pro Pontifice nostro Pio*, je répète mes paroles d'il y a deux ans, lorsque nous saluions avec allégresse le début de sa quatre-vingtième année de vie : que le Seigneur le conserve à notre affection et à notre respect dans une robustesse physique prolongée ; que le Seigneur le vivifie et lui remplisse l'âme des plus pures consolations ; et qu'il ne laisse pas l'ennemi du genre humain prendre le dessus sur sa personne sacrée et sa mission divine.
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Sur les mots « *non tradat eum in animam inimicorum ejus* » (que le Seigneur ne le livre pas au bon plaisir de ses ennemis), il me plaît de réaffirmer le sens exact du discours que je prononçais alors ici même, à Saint-Marc.
Pour nous représenter ces ennemis de l'Église et du Pape, ce n'est pas à des hommes qu'il faut surtout penser, mais bien à cet ennemi dont le Seigneur a dit : « *Inimicus homo hoc fecit* » (c'est un ennemi qui a fait cela, Matthieu, XIII, 28). Saint Augustin traduit sans ambages : il n'y a qu'un seul ennemi, c'est le diable. C'est lui qui suggère qu'en ce qui concerne les choses de ce monde on ne doit adorer que lui ; c'est lui qui, ne pouvant abolir le nom chrétien, se sentant chaque jour vaincu et couvert de honte, impuissant à nous convaincre que le Christ a fait son temps (alors que personne ne sait mieux que lui, esprit extrêmement intelligent, que le Christ pénètre et triomphe dans les âmes, dans les cœurs, et dans les multiples manifestations de l'activité humaine), change la manœuvre de son offensive et se mêle à ceux qui chantent les louanges du Christ, comme nous l'avons entendu ces jours-ci ([^9]). Le Christ est hors de toute discussion répète Satan avec hypocrisie, et l'Église n'est nullement attaquée en tant qu'institution proprement religieuse ; mais il ajoute que la doctrine de l'Évangile vaut seulement pour la vie éternelle, non pour la vie terrestre. Quant à cette vie terrestre, c'est lui, le Prince de ce monde, qui s'en occupe.
Grande est la loi chrétienne, semble-t-il insinuer, souveraine, divine. Mais qui l'observe ? Au jugement des hommes, nul ne peut répondre.
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Et c'est ici que saint Augustin poursuit avec une grande vigueur d'expression : « Au nom de Jésus notre Sauveur, foulez aux pieds le lion et le dragon ! Le lion qui rugit et bondit, mais aussi le dragon dont les flatteries sont autant de perfides embûches. »
Que chacun à sa place, pleinement confiant en Dieu, observe les préceptes de l'Évangile : clergé, laïques, parents, éducateurs, dirigeants des affaires publiques. C'est dans le Christ que chacun de nous doit trouver force et fierté. Qui comprend ces pensées porte le Christ en soi, et confesse le Christ par le fait qu'il prend soin de ses frères.
Pourtant, si le diable est à craindre avant tout, il y a des hommes qui par ignorance, mauvaise foi ou intérêt, se mettent à son service, ennemis du Christ et de la sainte Église.
La bataille est engagée contre les embûches de ces créatures maléfiques qui rôdent par les chemins du monde pour perdre les imprudents, les simples, les petits. Oui, nôtre est la bataille engagée contre les puissances, contre les princes, contre les dominateurs du monde des ténèbres, comme saint Paul la définissait déjà dans sa lettre aux Éphésiens (VI, 12).
Bataille grave, qui exige que nous restions fermes dans notre résolution et dans notre armure, laquelle n'est pas faite de métal, mais de conviction, de persévérance, d'abnégation apostolique, et à qui est assurée la victoire finale ; parce que cette victoire qui triomphe du monde, c'est notre foi.
Et nous sommes avec le Pape, et nous resterons avec lui, au service de l'Église et des intérêts de la civilisation chrétienne : tel est l'honneur principal, et le plus splendide, du peuple italien.
Nous prions donc à cette intention, *ut non tradat eum in animam inimicorum ejus :* pour que le Seigneur ne permette pas que ses ennemis l'emportent d'aucune manière sur Lui. Le Pape est au sommet de ce combat, Vicaire du Christ aussi à cette place.
Nous savons que nous devons subir avec le Pape et avec l'Église embûches et oppression, oppression parfois violente et brutale, parfois subtile et séductrice. Mais nous croyons en la parole de Jésus :
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« *Ayez confiance. J'ai vaincu le monde. Et le Prince de ce monde sera jeté dehors.* »
Fils de Venise, mettons fin à nos impressions de tristesse par l'antique acclamation liturgique de tous les temps, en évoquant autour du trône du Pape Pie XII le nom des Pontifes particulièrement familiers à notre histoire glorieuse, nom qui reste attaché à notre chère Venise : celui d'Alexandre III, d'Eugène IV, de Clément XIII, de Pie VII et de saint Pie X, auxquels n'ont pas manqué non plus les épreuves et les amertumes.
Dans leur souvenir, nous saluons et nous acclamons notre Souverain Pontife vivant et glorieux : *Beatissimo Domino nostro Papae Pio XII, Christi vicario, omnium Christianorum Patri et Doctori*, *anni multi, in urbe pax, lenimen cordis, universorum obsequium*. A notre bienheureux seigneur le Pape Pie XII, vicaire du Christ, père et docteur de tous les chrétiens, longue vie, paix dans la cité, joie du cœur, respect de tous. Amen, amen.
#### Une lucidité prophétique
Bien des vertus, et des plus exemplaires, sont admirables dans ce texte bouleversant. Les moindres ne sont pas le loyalisme affectueux d'un prince de l'Église indéfectiblement attaché à son chef ; sa foi tout ensemble candide, ardente et solidement fondée sur un ample savoir ; une sensibilité religieuse et humaine exprimée avec cette fougue et cette chaleur d'âme dont rayonna toujours la personne de Jean XXIII ; enfin l'alliance très rare d'un idéalisme chevaleresque et d'un réalisme qui ne tourne pas autour du pot.
D'où vient l'argent ? Question de bon sens, bien digne du paysan qu'Angelo Roncalli eut la fierté de demeurer sous la pourpre et jusque sous la tiare. D'où vient l'argent qui, depuis, n'a cessé d'alimenter la campagne menée contre Pie XII avec une puissance croissante ? C'est la question que personne ne pose, et la première qui devrait se poser à l'esprit d'un monde par ailleurs entiché de matérialisme et de « facteurs économiques ».
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Mais ce qu'il faut admirer surtout chez le patriarche de Venise, c'est sa clairvoyance dans l'analyse des faits. En 1958, la nouvelle campagne anticatholique se dessinait à peine « *depuis quelques mois* » ou « *depuis quelques semaines* »*.* Elle en était à sa période d'essai, n'ayant trouvé du premier coup ni son objectif majeur, ni ses chicanes décisives. Il fallut d'assez longs tâtonnements aux démolisseurs de l'Église pour comprendre que Pie XII était pour eux l'obstacle à la fois le plus important et le plus facile à abattre, après qu'une savante préparation aurait affaibli sa position jusque là éminente dans l'opinion publique. On lança contre lui des critiques de toute sorte. Et il fallut quelque temps encore pour comprendre que la plus efficace serait celle qui lui aliénerait à la fois les victimes et les vainqueurs de la guerre. Faire de Pie XII un complice de Hitler : c'était viser l'Église à sa tête, et frapper cette tête au point où le coup serait le plus scandaleux. L'expérience démontra que cette tactique la plus insolente, était la plus avantageuse, et que le plus grossier mensonge est celui qui s'insinue, s'impose et se propage avec le plus de succès.
Mais au moment où parle Mgr Roncalli, la stratégie anticatholique est loin d'être fixée. Elle reste prudente, enveloppée et vague. Il en mesure pourtant l'ampleur, il en discerne le plan, les ressorts, les fins et la portée : « *Un vent hostile s'est levé contre l'Église dans son ensemble : contre son corps doctrinal, sa hiérarchie, son histoire, contre sa mission divine dans le monde... Contre l'Église, mais bientôt, peu à peu, plus spécialement contre la Personne même du Souverain Pontife et contre les Évêques de l'Église de Dieu ; et enfin contre ses institutions de tout genre, d'éducation et d'assistance...* » C'était prophétiser, en 1958, tout ce que nous avons vu, en 1964, s'étaler au grand jour.
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Contre la *doctrine* de l'Église, nous avons vu se dresser ouvertement le teilhardisme et les multiples variétés d'hérésie qui forment la théologie nouvelle, négation ou volatilisation des dogmes fondamentaux, humiliation du Saint-Sacrement et de la Vierge Marie, etc. *Humiliation* doit s'entendre au sens propre : on ramène à la terre (*humus*) ce qui est d'ordre surnaturel et céleste. Finalement c'est la divinité de Jésus-Christ et tout ce qui s'y rattache qui est obscurci, contesté, dégradé et quelquefois tourné en dérision.
Contre la *hiérarchie* de l'Église, nous avons vu battre en brèche, par le moyen d'une prétendue collégialité, non seulement la souveraine autorité du pape, mais le principe même de toute autorité.
Contre la *mission* de l'Église, qui est *d'enseigner* toutes les nations, nous avons vu s'instaurer un *dialogue* où l'Église se prête et se borne à répondre *amen* et *mea culpa* non seulement à toutes les nations, mais à ses ennemis les plus indignes, les plus barbares et les plus déclarés.
Contre son *histoire,* nous avons vu refleurir, sous des plumes ecclésiastiques et jusqu'en plein concile, les ragots les plus éculés de l'anticléricalisme, comme quand un orateur, avec la suffisance d'un dindon, prend fait et cause pour Galilée dans un procès dont il ignore manifestement le premier mot. De Constantin au concile de Trente, treize siècles d'histoire ecclésiastique sont reniés en bloc par des gens qui n'ont pas la moindre teinture de science historique ; et les siècles suivants n'en sont pas moins mis dans le même sac et jetés par-dessus bord, « l'ère tridentine » ne valant pas plus cher que la « constantinienne ». Le « ressourcement » est préconisé par des perroquets dont l'information n'a d'autre source que la radio-télévision et leur journal habituel. Des cervelles analphabètes s'occupent de « repenser » le christianisme. Les mêmes novateurs qui prétendent hériter des « premières communautés chrétiennes » leur liturgie de carnaval, rejettent comme interpolés ; par ces mêmes communautés primitives les passages qui les gênent, tel le *Tu es Petrus*, dans les évangiles canoniques qu'ils n'ont d'ailleurs pas lus. Ces partisans du retour à la pureté antique n'admettent ni ne connaissent d'autre Père de l'Église que Teilhard de Chardin, et commencent par éliminer de la tradition ce qu'il y a de plus antique et que les anciens docteurs ont le mieux assuré. Ils réclament la simplicité des catacombes, mais ils sont dans les meilleurs termes avec les lions du cirque.
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Contre les institutions catholiques, œuvres d'enseignement et de charité, c'est à une véritable levée de boucliers que nous avons assisté et assistons, suscitée dans l'Église même par les ennemis de l'Église. Il faut avouer que ceux-ci ont désormais la tâche facile et la partie belle. Les mangeurs de curés d'autrefois seraient agréablement surpris de n'avoir plus qu'à se croiser les bras devant tant de curés d'aujourd'hui qui ambitionnent de se manger eux-mêmes. Tout ce que l'anticléricalisme vitupérait à cor et à cri, l'enseignement libre et les religieuses dans les hôpitaux, un nombreux clergé se charge à présent de le vouer aux gémonies. Les vingt-six curés nantais qui ont milité pour couper les vivres aux établissements scolaires soutenus par leur évêque sont bien loin d'être les seuls. La littérature des bulletins paroissiaux abonde en sarcasmes sur l'école chrétienne, considérée comme un « ghetto ».
Enfin, « *contre la Personne même du Souverain Pontife* », nous avons vu se déchaîner la vague de calomnies qui continuent de salir la mémoire de Pie XII pour mieux discréditer l'autorité de ses successeurs. « *Personne auguste* », disait l'Épiscopat trivénète. « *Personne sacrée* », disait Mgr Roncalli. Mais un critique catholique m'a fait grief d'attribuer ([^10]) à la personne du pape un caractère sacré. C'est bien ce caractère en effet que ce critique et ses pareils couvrent d'un flot de boue afin de nous ôter le respect de la primauté dont il est le privilège.
Mais le trait de génie de Mgr Roncalli est d'avoir deviné d'emblée que toutes ces attaques apparemment incohérentes se concertaient dans une opération dirigée « *surtout contre l'Église dans son ensemble* ». Ne pas voir cela est se condamner à ne rien comprendre à ce qui se passe. Des critiques catholiques m'ont reproché de ne pas m'être limité à plaider pour Pie XII. Or c'est impossible et vain.
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Il est impossible et vain de défendre Pie XII contre ses calomniateurs, sans montrer que ceux-ci agissent en liaison intime et organique avec ceux qui contestent simultanément la doctrine de l'Église, sa hiérarchie, son histoire, sa mission, ses institutions, à quoi il faut maintenant ajouter sa liturgie. La liturgie romaine était comme le joyau de l'Église, sans doute la plus belle chose vivante qui subsistât en ce monde. On ne saurait assez désigner au jugement des siècles futurs les hommes abominables qui l'auront, sous nos yeux, profanée, ridiculisée, défigurée et détruite peut-être à jamais. Mais en 1958 nul n'osait encore toucher à la liturgie. C'est pourquoi Mgr Roncalli n'en a pas parlé.
Il a parlé principalement de Pie XII, parce que c'est sur lui, figure de proue, mainteneur et symbole de l'Église menacée, que se concentrèrent dès lors et se concentrent toujours les feux croisés de l'hérésie, de la révolte, de l'imposture, de la confusion, du matérialisme, enfin de la contre-liturgie, arme récente mais non moins meurtrière. Toutes ces choses sont liées, puisque quiconque adopte l'une embrasse inévitablement les autres. J'attends toujours mais j'attendrai longtemps que se présente un partisan du « dialogue » un teilhardien, un champion de la théologie, de la morale ou de la liturgie nouvelles, un professeur de « pastorale ouverte », un sectateur de Galilée et des tabous « scientifiques », un contempteur des écoles catholiques ou, un prophète du « monde de demain » qui ne soit par le fait même un détracteur de Pie XII. Et la connexion qui régit ces positions spéculativement si différentes ne se marque pas moins fortement entre elles et les applications politiques qui en sont les corollaires également inséparables, bien que n'étant pas du tout de même nature. Les unes et les autres ne peuvent donc se conjoindre que par un fondement invisible et commun, comme elles se rejoignent aussi dans leurs conséquences qui, elles, ne sont que trop visibles, par exemple en Afrique. Si bien qu'on peut affirmer sans crainte d'erreur que les hommes d'État qui ont trempé ou trempent encore dans le crime de la décolonisation sont tous en quelque manière teilhardiens, amateurs d'astronautique, amis de la nouveauté, sceptiques sur la sainte Vierge, adversaires du latin, opposés à l'infaillibilité du pape et peu favorables à Pie XII, c'est-à-dire enclins en ces diverses matières, qui pourtant leur sont le plus souvent étrangères et n'ont aucun rapport formel avec les événements d'Afrique, précisément aux mêmes préjugés antitraditionalistes et à la même illusion générale qui les ont empêchés d'apercevoir et les empêchent de reconnaître que la décolonisation était un crime.
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C'est trahir Pie XII que de le défendre sur des griefs de détail sans remonter au mobile de l'accusation qui s'est prononcée contre lui. Et c'est perdre son temps que de chercher ce mobile sans explorer les autres actions où il s'exerce et qu'il suscite : car il ne se dévoile dans aucune, mais il apparaît dans toutes par l'identité des fins qu'elles n'avouent pas, des moyens qu'elles emploient et des effets qu'elles produisent.
Or, ce mobile, Mgr Roncalli l'a défini d'un mot qui en englobe le principe unique, et les modalités multiples : l'hostilité « contre l'Église *dans son ensemble* »*.* C'est donc à lui plutôt qu'à moi que M. Jacques Nobécourt devrait imputer la responsabilité d'un « amalgame » que le cardinal n'a pourtant fait que dénoncer chez ceux qui en ont inventé et pratiqué la technique, et qui sont justement les amis et les maîtres de M. Nobécourt. Ceux-ci, découvrant que l'obstacle majeur que leur politique rencontre dans l'Église tient à la doctrine et à la figure de Pie XII, ont résolu de réduire cet obstacle non pas en le surmontant, puisqu'il est insurmontable, mais en rendant impopulaire à d'autres titres l'homme qui l'a dressé sur leur chemin ; par exemple en prétendant en France qu'il était trop germanophile et en Allemagne qu'il ne l'était pas assez. Et si vous observez que leur argumentation est viciée par le dessein caché en vue duquel ils l'ont élaborée, ils vous rétorquent que c'est vous qui mélangez les genres. Ils dénient aux défenseurs de Pie XII le droit de contre-attaquer sur l'ensemble du terrain qu'ils ont eux-mêmes investi tout entier. Ils lancent une offensive générale, et voudraient qu'on y résistât comme à une escarmouche. Défendez Pie XII, nous disent-ils, mais laissez donc le progressisme tranquille, et le communisme, à plus forte raison. Or le procès de Pie XII n'est qu'une manœuvre du progressisme, qui n'est lui-même qu'une feinte du communisme, qui n'est lui-même qu'un instrument de la Subversion.
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Avoir amalgamé l'honneur de Pie XII avec les plus odieux épouvantails que le communisme ait choisi d'exploiter pour les besoins de sa cause, c'est un beau triomphe de la propagande. Contrairement aux catholiques, les communistes ou leurs inspirateurs ont fort bien lu Pie XII. Ils savent que, pour gagner la guerre de la Subversion contre Dieu et par conséquent contre l'homme, il est nécessaire et suffisant d'amener l'Église, témoin de Dieu et gardienne de l'homme, à penser et à faire exactement le contraire de ce que Pie XII prescrivait. Le moyen le plus expéditif était de déshonorer sa personne, de manière que l'Église, croyant avoir à rougir de lui, rejetât aussi son enseignement. Et entre mille moyens de le discréditer, le plus démagogique, le plus rapide et le plus sûr était de le compromettre pour connivence avec les auteurs du crime réputé le plus inexpiable. L'énormité même d'un tel soupçon en facilitait le retentissement foudroyant.
Il n'est pas certain qu'en 1958 Mgr Roncalli, pas plus d'ailleurs que les organisateurs du complot, eût déjà une idée précise du chef d'accusation qu'ils éliraient comme arme principale. Il le rencontre cependant par une allusion, discrète mais claire, aux années de guerre où « *la maison du Père était ouverte à tous les persécutés ; où ses mains secourables et sa voix en prière les atteignaient partout, pour les aider, les réconforter et les bénir* »*.* Le patriarche de Venise en parlait d'expérience, lui qui, nonce en Bulgarie et en Turquie, avait efficacement travaillé au sauvetage de nombreux juifs, obéissant par là aux instructions, formelles de Pie XII, comme il le déclara ensuite à M. Pinhas Lapide, consul d'Israël à Milan.
Mais par cette seule phrase où il réfute pour ainsi dire dans l'œuf la calomnie naissante, celle qui allait grandir et s'enfler, en raison de sa vulgarité même, plus démesurément que toutes les autres, le cardinal montre qu'il avait d'emblée percé à jour les projets encore indécis, les astuces encore à l'étude et tout le plan d'opérations que l'ennemi tenait en réserve.
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Que, sur le point particulier où il prévoyait que porterait l'attaque, il fût convaincu que Pie XII était inattaquable, cela ressort de la comparaison qu'il ne craint pas d'établir entre celui-ci et le Christ : de même que l'ennemi, n'osant pas toucher au Christ quand il enseignait au grand jour, avait attendu de le surprendre dans la solitude nocturne de Gethsémani, de même, ayant ménagé Pie XII aussi longtemps que ses bienfaits s'étaient exercés à la vue de tous, il commençait à l'insulter au moment où, vieillard désarmé, l'approche de la mort le retirait de la vie publique.
Était-ce d'ailleurs une crainte bien fondée qui avait si longtemps retenu l'entreprise des bourreaux du Christ, et de ceux de Pie XII ? Non, répond le cardinal. Pas plus dans les jours de lumière qu'à l'heure des ténèbres, « *les humbles et les simples* » dont la foule entourait le Christ et bénissait Pie XII n'auraient opposé de résistance à l'ennemi qui redoutait en vain leur présence. Étrange réponse, qui dénote peu de confiance en la nature humaine, et peu d'illusions sur la lâcheté commune aux petits et aux grands, aux justes et aux méchants, aux fidèles qui désertent et aux agresseurs qui ne surgissent que dans l'ombre. A ceux-ci le cardinal semble dire : « Rassurez-vous ! Pie XII, comme le Christ, n'aurait pas été mieux défendu hier qu'il ne le sera aujourd'hui. »
La suite des événements justifia ce pessimisme.
#### Une singulière inconséquence
C'est ici qu'il faut bien constater, dans la pensée et le caractère du cardinal, une surprenante faiblesse, qui se marque en plus d'un endroit par de soudaines discontinuités du raisonnement et de la résolution.
Certes, avec une vigueur et une netteté parfaites, il définit le mal, il en mesure la profondeur et l'étendue, il en dénonce les causes, les procédés et les intentions, il en prédit les progrès et les suites, il en désigne l'auteur qui n'est autre que Satan lui-même, et les artisans qui sont des hommes, voire quelquefois des prêtres. Il apporte à l'énoncé de ce diagnostic autant de courage que de sûreté. Mais il en esquive une à une les conclusions logiques, tant spéculatives que pratiques.
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Dans la *Notification* de l'épiscopat trivénète comme dans l'homélie de leur patriarche, les catholiques vénitiens, qui en 1958 les ont lues ou entendues, auront trouvé maints sujets de grave inquiétude et de haute édification ; des idées générales aussi émouvantes qu'élevées ; le conseil et l'exemple des sentiments les plus nobles et de la moralité la plus droite. Cependant, mis en face de la situation qui leur était exposée, plusieurs ont dû se demander : Que dire ? Et que faire ? Par quel argument autorisé répliquer aux calomniateurs de Pie XII ? Et par quelle action appropriée empêcher le succès de leur entreprise ? Il faut avouer que les documents épiscopaux semblent avoir été conçus plutôt pour soulever ces questions que pour aider à y répondre, et plutôt pour exciter une juste indignation que pour lui fournir les moyens de s'exprimer par des raisons et par des actes.
\*\*\*
**1. --** La *Notification* interpelle nommément « *une presse perfide et astucieuse, aujourd'hui maîtresse de la place* »*,* et qui ose « *affirmer le faux, inventer de toutes pièces, déprécier et confondre les personnes, les faits et les doctrines* »*.* Comment pourrait-il y avoir là « *plus d'ignorance que de malice* » ? C'est pourtant ce qu'espère l'épiscopat trivénète, d'ailleurs tout prêt à pardonner au premier signe, de « résipiscence »*.* Mais d'où la résipiscence viendrait-elle si l'on ne commence par éclairer les coupables ? Or pas un mot n'est dit pour les éclairer sur Pie XII ; tout est dit pour confirmer ce dont personne ne doutait, le loyalisme de l'épiscopat trivénète. Celui-ci se déclare seulement « *bien décidé à veiller, à prier, à travailler pour que la lumière dissipe les ténèbres* »*.* Mais, contre une presse « *maîtresse de la place* » et qui ment délibérément, en quoi consistera le travail et comment les fidèles y participeront-ils ? Comment amener les coupables à l'amende honorable qui doit les soustraire au châtiment déjà prêt ?
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Car pour eux, à défaut des lumières et des objurgations qui leur inspireraient à -- temps un repentir salutaire, « *l'heure du châtiment sonnera* ». Il est vrai. Et je pense au tragique suicide de la pauvre Françoise Spira, qui peut-être aurait renoncé à livrer Pie XII aux bêtes sur l'infamant tréteau de l'Athénée, si quelqu'un eût brandi devant elle, avant le lever du rideau, les preuves de l'innocence du condamné. « Celui qui mange du pape en meurt » disait crûment Pie XI. « Quel drame secret cachait donc cette jeune femme au visage aigu, plein d'intelligence et de ferveur ? On s'en inquiète. Trop tard. Qui sait si l'intervention d'une amitié, le conseil d'un proche n'eussent pas évité le pire ? » demande prudemment l'excellent Léon Treich dans ses « Notes parisiennes » du *Soir* (8 janvier 1965). « Je crains bien que ce soit le scandale qui me fasse vivre, nous disait-elle avec un mince sourire, à la fin de l'été. J'en profiterai donc en dénonçant un autre scandale. »
En effet, richement entretenu d'autre part, le scandale que défrayait Pie XII remplissait les caisses du théâtre. *Accepit mercedem suam*. Elle en prépara donc un second, à quoi l'infatigable propagande communiste assurât un égal succès. Mais, entre les deux, elle éprouva le besoin de jouer *Bérénice :* moment de grâce et de répit, paradis d'ordre et de vérité où peut chercher refuge et tromper son remords, comme dans une patrie perdue, une âme effrayée par son propre ouvrage et son propre éloignement. « En écoutant les vers de Racine, dit-elle, je me libère magiquement de toute fatigue et de toute déception. » Pourquoi alors s'est-elle tuée ? « Il nous semble, ajoute Léon Treich, qu'elle gardait un cœur bien lourd. »
J'entends ici qu'on pousse les hauts cris : quoi donc, abuser ainsi du secret d'une morte ! Et ce reproche m'est adressé par les gens qui n'ont pas craint d'extraire de la tombe une caricature de Pie XII, ni d'exploiter à leurs fins six millions de cadavres calcinés. J'ai prié pour Françoise Spira. Et c'est Pie XII que j'ai prié d'intercéder pour son repos dans l'autre monde, et d'intervenir en celui-ci pour le salut de tous ceux qui se firent complices de la mauvaise action perpétrée contre lui. Je suis certain qu'il m'exaucera tôt ou tard.
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L'épiscopat trivénète, en tout cas, avait annoncé le châtiment. Il ne l'avait pas appelé, fût-ce à titre d'avertissement.
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**2. --** Le patriarche de Venise, soucieux de ne mettre dans ses paroles « *aucun esprit ni aucun accent de récrimination ou de vengeance* », s'appuie sur le précepte de saint Augustin : *Perfectus vir non movetur ulciscendi doloris invidia.* Mais la traduction qu'il en propose est un peu relâchée.
Ce que saint Augustin juge incompatible avec la perfection, c'est *l'envie de se venger de la douleur* qu'on a subie. Autrement dit, il proscrit la vengeance personnelle où s'assouvit l'envie de rendre coup pour coup, l'envie étant une forme déréglée et malsaine du désir. Mais il ne proscrit aucunement le désir tout à fait légitime de venger la justice ou la vérité offensées, pourvu que le vengeur ait en vue de leur rendre la satisfaction qui leur est due et non de se satisfaire lui-même par des représailles ou des compensations à la mesure de sa colère ou son intérêt propre.
La traduction du cardinal Roncalli étend cette doctrine bien au-delà des limites où saint Augustin la restreint.
Tout d'abord le cardinal met désormais les chrétiens en garde non plus seulement contre *l'envie de se venger,* passion bien définie et certainement mauvaise, mais en général contre *l'esprit* d'où procède aussi le désir légitime de réparer l'injustice. Le bien servant souvent de prétexte au mal qui lui ressemble, les chrétiens craindront donc de céder à tout mouvement d'indignation à la faveur duquel pourrait « *s'emparer* » d'eux cet « *esprit de vengeance* » qui, une fois maître de leurs cœurs, risquerait de les pousser indistinctement tant à la vengeance personnelle qu'au redressement des torts. Ainsi le cardinal nous exhorte à ne pas nous laisser *prendre* ou gagner par cet esprit, saint Augustin à ne pas nous laisser *mouvoir* ou mener par cette envie. La nuance est sensible. Celui-ci nous prévient contre l'excès ou la déviation d'un instinct dont celui-là suspecte la source même.
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D'autre part, alors que saint Augustin nous dissuade de nous venger de *nos souffrances,* le cardinal nous engage à laisser impunies les *injures* mêmes qui en sont la cause, eussent-elles lésé l'honneur d'autrui, fût-ce de Pie XII dans le cas présent. Or ce sont deux choses très différentes que de supporter dans un sentiment de pénitence la souffrance qui ne blesse que nous, et de tolérer l'injure qui attente, plus encore qu'aux droits de la personne, au principe même de la justice *Injuria* signifie à la fois injure et injustice.
Enfin, saint Augustin réserve son conseil à *l'homme parfait,* le cardinal donne le sien à « *l'homme qui tend à la perfection* » c'est-à-dire, en principe, à tous les chrétiens, si éloignés qu'ils soient encore de cette perfection.
De tout quoi il résulte que, dans la pensée du cardinal, mieux vaut dans tous les cas ne pas riposter aux coups d'un ennemi qui pourtant cherche à détruire l'Église par tous les moyens, surtout en employant contre son chef « *l'arme néfaste et vile de l'insinuation calomnieuse, de l'ironie et du mépris* »*.* De peur d'agir sans être sûrs que leur action soit pure de tout mobile vindicatif, les chrétiens qui ne sont pas des saints feront bien de s'abstenir. Jamais conseil ne fut mieux suivi.
Et, plus clairement encore, ce que le cardinal leur recommande comme « *remède approprié pour les heures de tristesse* » c'est tout autre chose que l'action : « *patience*, *lecture et méditation du Livre saint*. » Il est vrai que saint Paul dit à peu près cela. Mais aussi, pour les heures de combat, saint Paul connaissait des remèdes plus énergiques. Je ne sais si, depuis que la meute ennemie est lancée contre Pie, XII, les catholiques ont beaucoup lu et médité le Livre saint. Leur patience du moins a été exemplaire, et sans précédent.
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Comment donc s'étonner que tant de catholiques soient restés impassibles devant les exploits de la meute, et comme sourds à ses aboiements ? Certains même, et non des moindres, pour que leur patience parût encore plus édifiante, ont été jusqu'à prêter aux clameurs de la haine une oreille complaisante, quand ce ne fut pas le secours de leur silence, quelquefois même de leur complicité et de leur trahison ouverte.
Quant aux catholiques qui ont tenté de lutter, ils passent pour avoir perdu patience et font figure de désobéissants. Par un extraordinaire renversement des rôles, ils sont devenus des agresseurs qui pèchent contre la charité. La charité consiste à ne gêner en rien les premiers agresseurs. Quelle charité exigerait-on de ceux-là qui attaquent Pie XII ? Ce sont des historiens. Ceux qui le défendent sont des polémistes. Le cardinal Feltin vient de retourner contre eux précisément les mêmes accusations que Jean XXIII, il y a sept ans, dirigeait dans l'autre sens : il leur impute « une série de mensonges, de calomnies, de jugements téméraires ». Le même cardinal n'avait rien décelé d'aussi grave chez les auteurs du spectacle où Pie XII était traîné dans la boue : à peine s'il leur reprocha « la légèreté de certaines caricatures ». Les positions sont parfaitement claires.
Les défenseurs de Pie XII sont loin d'être des saints. Et depuis quand l'Église n'accepte-t-elle plus d'être aimée et soutenue par des pécheurs qui ont mis en elle leur confiance et leur espoir ? A ne vouloir à son service que des soldats d'une perfection sans ombre, il n'est pas difficile de voir qu'elle est vaincue d'avance par un ennemi qui n'a pas de ces scrupules. D'autant plus que les enfants sages à qui vont momentanément ses faveurs ne brillent eux-mêmes pas plus par la perfection que par le courage. Comme toutes les armées, la milice du Christ compte beaucoup d'irréguliers. Ce ne sont pas toujours eux qui meurent le moins bien pour elle. Et c'est peut-être un signe des temps que, dans notre siècle, les grands amoureux de l'Église ont été justement de ces irréguliers qu'on désavoue mais qui, dans les coups durs, ne sont avares ni de leur génie ni de leur sueur ni de leur sang : Péguy, Maurras, Simone Weil. Et peut-être Pie XII d'une certaine façon.
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**3. --** Le psaume 82 de la Vulgate est une malédiction proférée contre les ennemis de Dieu et de son peuple. Le cardinal Roncalli en cite presque intégralement les neuf premiers versets, qui décrivent et dénoncent la conjuration ennemie. Il réduit cependant à un seul de ses termes (« *Ô Dieu, ne gardez pas le silence !* ») la triple adjuration par laquelle s'ouvre le psaume dans la Vulgate. « Ô Dieu, qui sera pareil à vous ? Ne gardez pas le silence et ne vous laissez pas arrêter. » Crampon, Segond, la Bible du rabbinat traduisent également ce verset par trois propositions, pressant le Seigneur de ne pas rester plus longtemps dans le silence ni dans l'inaction. Même, dans son édition canonique du psautier (Desclée et Cie), Crampon accuse davantage la force de la dernière invocation : « Ne retenez pas votre bras, ô Dieu ! » Et Dhorme : « Elohim, ne te repose pas, ne garde pas le silence, ne t'apaise pas, ô Dieu ! »
Il est remarquable que, de ces trois propositions, le cardinal ne conserve qu'une : celle qui met Dieu en demeure de rompre son silence. Pas plus qu'aux chrétiens, il n'ose demander à Dieu d'intervenir par des actes.
Mais pourquoi omet-il aussi l'interrogation initiale substituée par la Vulgate dont il a le texte sous les yeux : « Ô Dieu, qui sera pareil à vous ? » Erreur de traduction si l'on veut, mais qui reproduit presque littéralement la devise qu'on voit gravée sur le bouclier de saint Michel Archange : *Quis ut Deus ?* Et par là saint Jérôme est fidèle à l'esprit de ce début du texte hébreu : en posant cette question qui évoque la personne de l'archange militant, il paraphrase plutôt qu'il n'altère le sens des mots originaux, que les traducteurs récents rendent avec plus d'exactitude littérale : « Ô Dieu, ne reste pas dans l'inaction... Ô Dieu, n'arrête pas ton action... Elohim, ne te repose pas... » Ces formes diverses d'une même prière tournent naturellement la pensée des chrétiens vers l'archange vainqueur de Satan. Il s'agit dans tous les cas d'appeler à la rescousse les forces invisibles qui militent pour la cause de Dieu.
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Et voilà justement ce qu'il ne faut plus faire. « Saint Michel Archange, défendez-nous dans le combat. Soyez notre sauvegarde contre la méchanceté et les embûches du démon. » Voilà justement ce qu'il ne faut plus dire. Cette oraison de Léon XIII nous engageait dans un combat dont l'idée même est à proscrire. C'est pourquoi elle a disparu de la fin de la messe. Toutes ces diableries ne sont plus de saison, lors même qu'en réalité l'existence et l'activité du diable sont le plus manifestes et le plus menaçantes.
Pourtant, c'est bien au démon que le cardinal Roncalli va, conformément à la tradition, attribuer l'initiative de la campagne contre Pie XII. Parfaitement lucide en présence du danger, mais trop doux pour y opposer les armes décisives. Prévoyant le plus sombre avenir, mais s'en consolant par un systématique optimisme, d'autant plus facile à feindre que d'abord l'ennemi s'en montrera charmé. Tel nous apparaît, à première vue, le commentateur du psaume.
Ayant désigné nommément tous ceux qui trempent dans la conjuration, le psalmiste achève en lançant contre eux une malédiction longue, détaillée, terrible, et n'espère enfin leur assagissement forcé que du châtiment qui les aura « confondus, terrifiés à jamais, saisis de honte et perdus » (traduction du rabbinat français). Non content d'abréger ce passage, le cardinal s'empresse de les rassurer sur ses intentions : « *Mais non, nous n'en demandons pas tant.* » Rompant avec « *l'esprit de l'Ancien Testament* », il se hâte de chercher dans le Nouveau un exemple de mansuétude : c'est Jésus, qui le lui offre, quand il refuse d'envoyer le feu du ciel sur une ville inhospitalière. Mais, si Jacques et Jean sont blâmés, c'est de requérir le feu du ciel comme un instrument de leur vengeance personnelle. L'inhospitalité est une faute qui ne mérite pas un si grand châtiment, et qui n'implique pas de conjuration. Envers des péchés plus méchamment concertés, s'il a été moins violent, Jésus n'a pas toujours été moins sévère que le psalmiste. Au demeurant celui-ci, dans un verset du psaume précédent (81 de la Vulgate), pousse un cri qui, s'il n'est pas évangélique, n'a pas fini de s'adresser aux trop timides serviteurs de l'Évangile :
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« Jusques à quand aurez-vous des égards pour les méchants ? » Le Fils de l'homme veut sauver les âmes et non les perdre. Or, pour les sauver, il est quelquefois inévitable d'affronter sans ménagements les méchants qui ont dessein de les perdre.
#### Variations sur les loups
Le jugement du cardinal Roncalli ne ménage certes pas les méchants ; mais sa bienveillance est telle que la résistance qu'il souhaite contre eux ne semble pas très active. Ce trait de son caractère se marque à des particularités de style qui adoucissent son langage et parfois, de manière plus révélatrice encore, sa traduction du psaume. Par exemple, le mot *pascoli* (*pâturages*) est assurément le plus faible et, si j'ose dire, le plus idyllique par lequel on ait jamais rendu l'idée contenue dans le mot hébreu correspondant, idée que les anciens traducteurs grec et latin ont interprétée dans un sens religieux (*autel, sanctuaire*) et les modernes dans un sens profane (*demeures, domaines*), mais tous dans un sens redoutable, car, selon toutes les croyances antiques, on ne viole pas impunément l'objet, territoire ou édifice, qui appartient à la divinité, même si cet objet n'est pas sacré par nature. La demeure, le domaine, à plus forte raison l'autel ou le sanctuaire sont protégés par une enceinte et pourvus de moyens défensifs. Le pâturage, non. Il est *ouvert* à tout venant. Les ennemis n'auront donc nulle peine à envahir *les pâturages de Dieu*, où ils savent qu'ils ne rencontreront que des bergers pacifiques et des brebis, les plus désarmées de toutes les créatures. La métaphore est peu stimulante pour les chrétiens qu'elle réduit à l'état de brebis attaquées, et qui, par conséquent, n'ont plus qu'à se laisser égorger par les loups ennemis de Dieu.
Mais, d'une autre manière, l'image impliquée dans *pascoli* se rattache à une série de symboles non moins traditionnels et chargés d'un avertissement beaucoup plus positif. Ce n'est pas sans de profondes raisons que les Pères de l'Église ont maintes fois comparé à des loups les porteurs d'hérésie qui ravagent le troupeau du Christ.
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Certes ils lisaient dans saint Matthieu (VII, 15) : « Gardez-vous des faux prophètes. Ils viennent à vous sous des toisons de brebis, mais au-dedans ce sont des loups ravisseurs » (Crampon, comme Bossuet, dit encore *ravissants*). Et, dans les *Actes des Apôtres* (XX, 29-30), le discours de saint Paul. « Il s'introduira parmi vous des loups cruels qui n'épargneront pas le troupeau. Et même il s'élèvera du milieu de vous des hommes qui enseigneront des doctrines perverses pour entraîner les disciples après eux. » Le thème, dans les lettres chrétiennes, est donc classique, et même consacré.
Cependant, à l'examiner de près, il renferme une idée qui d'abord a pu nous échapper. C'est que, pour les brebis, l'ennemi le plus dangereux n'est pas le loup étranger qui se rue à l'assaut du pâturage et force la clôture, mais bien celui qui, sous des dehors inoffensifs, s'est rendu familier dans la place : on ne sait pas que c'est un loup, on ne veut pas le savoir ou on l'a oublié, et sa vraie nature ne se révélera qu'à son premier coup de dent. L'erreur des brebis trop confiantes est d'autant plus explicable que le loup, d'après l'Évangile, les aura trompées par un déguisement. Saint Paul va plus loin : les loups qu'il redoute n'auront même pas besoin de se déguiser pour *s'introduire* dans la bergerie sans coup férir. Et bien plus encore : il s'élèvera *du milieu de vous*, c'est-à-dire qu'il naîtra parmi les agneaux des loups qui grandiront sans éveiller le moindre soupçon, de telle sorte qu'enfin, sûrs de leur vigueur et de leur crédit, ils réussiront à emmener loin de la bergerie la partie du troupeau dont ils ont juré la perte.
Comment une telle supercherie sera-t-elle possible ? Les brebis n'ont qu'un défenseur, qui est le chien. Or rien ne ressemble plus à un chien qu'un jeune loup : même forme physique, même allure, même robe. Brebis et agneaux suivront donc comme un frère, un ami, un gardien et un guide le faux chien qui les égarera pour les dévorer. N'est-il pas de la famille, né dans la maison, nourri du même lait ? Ne parle-t-il pas leur langage ? N'a-t-il pas été le compagnon de leur enfance ?
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C'est ici qu'éclate la vérité des paraboles. Les Pères de l'Église ont souvent repris l'apologue des brebis et des loups, parce qu'aucun autre n'eût plus justement figuré les malheurs dont ils furent témoins. Ils savent d'expérience que l'Église a moins à craindre les persécutions extérieures que les trahisons internes, le païen moins que le faux frère, Dioclétien moins qu'Arius dont il n'est en somme qu'un auxiliaire du dehors. Ils savent que pour l'Église il n'y a pas de mal plus mortel que l'hérésie, et que toutes les hérésies qui la déchirent se fomentent dans son sein.
Le cardinal Roncalli le savait aussi, comme cela se voit à l'inadvertance du mot *pascoli* qu'il interpole dans un psaume guerrier. Ce mot, anachronique en ce qu'il transfère dans l'Ancien Testament un motif propre au Nouveau, atténue la violence de la lutte prédite par le psalmiste, mais il y annonce un surcroît de perfidie. « Emparons-nous du sanctuaire de Dieu. » disaient, selon la Vulgate, les Iduméens, les Amalécites et les Philistins conjurés contre Jérusalem. Ceux qui disent maintenant : « Emparons-nous de ses pâturages » ceux-là ne sont plus des conquérants avides, mais des loups destructeurs, et qui procéderont par les méthodes du loup : déguisement, pénétration insensible, assimilation parfaite et simulacre de fraternité avec les victimes. Quand celles-ci seront complètement séduites et hors d'inquiétude, leur sort sera réglé : il sera trop tard pour donner l'alarme. Qui la donnerait, d'ailleurs ? Et qui l'entendrait ?
Le mot *pascoli* suggère donc qu'il ne s'agit pas d'une guerre ordinaire, encore moins d'une guerre par les armes ou d'une guerre déclarée, mais d'une guerre psychologique où l'ennemi se démasque alors qu'il n'est plus temps de recourir aux armes. Que faire donc ? Les brebis seront toujours sans défense, et d'une candeur d'âme à ne jamais distinguer les loups d'avec les chiens. « Gardez-vous des faux prophètes » dit l'Évangile. Mais il ne dit pas comment. Comment se garder des loups qui viennent sous des toisons de brebis, sous des habits de berger, sous le nom et l'aspect du chien ? « Veillez donc », dit saint Paul plus brièvement encore. « Veillez et priez » répète, après le Christ, le cardinal Roncalli. Mais à quoi bon veiller sans armes -- ? Il y a là un mystère que n'élucideront, jamais les brebis promises au martyre, si ce n'est peut-être à la lumière de la prière et par la grâce du martyre même.
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Cependant, si le conseil du cardinal reste enveloppé, le regard qu'il jette sur le camp adverse est merveilleusement pénétrant. De même que les Iduméens, les Moabites, les Philistins et les autres ennemis d'Israël ne cessent de se haïr mutuellement que pour se coaliser dans une haine plus forte, de même n'avons-nous pas sous les yeux « *le spectacle que nous offrent actuellement les partisans de divers courants d'opinion, rapprochés par suite des évolutions les plus imprévues, alors qu'ils sont habitués à se battre tous les jours entre eux dans une guerre sans merci ? Les voilà aujourd'hui réunis en vue d'un but commun : c'est la lutte contre le peuple saint, contre l'Église de Dieu. Ils se sont donné la main les uns aux autres.* »
C'est la définition même des « fronts populaires » et des « unités d'action » des mouvements groupant « toutes les opinions » des « ouvertures à gauche » des neutralités et des dialogues où se mélange en effet toute la gamme des voix jusque là antagonistes que nous avons entendu récemment se prononcer contre Pie XII avec un accord aussi parfait que soudain, parce que, sur ce point-là comme sur maint autre, le ton leur avait été donné par le diapason unique de la propagande communiste. Lorsque mon livre eut paru, un jeune juif de mes amis, charmant garçon et très intelligent, me téléphona pour me dire que sa famille et son milieu israélites m'approuvaient fort, gêné qu'on y était par une odieuse campagne où les juifs rougissaient d'être compromis, et où d'ailleurs ils voyaient « un coup de l'Allemagne de Bonn ». Je sursautai avant d'avoir compris.
Pourquoi seulement de Bonn ? m'écriai-je. N'y a-t-il pas eu des nazis dans l'Allemagne de l'Est ? Et n'y en a-t-il pas encore ?
Mon ami en resta interloqué, et moi-même avec lui. Le hasard d'une réplique venait de nous découvrir le fond de l'affaire. Lui et les siens répétaient donc de très bonne foi, et sans même s'en apercevoir, une énorme sottise, fabriquée pour leur usage -- mais par qui. ?
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L'intention s'en éclairait brusquement à nos yeux : à ceux des juifs qui désavouaient la calomnie, il s'agissait de présenter les calomniateurs comme liés à celle des deux Allemagnes qui a contre elle précisément les mêmes adversaires que Pie XII, quoique pour d'autres raisons ; en sorte que le mal dont l'un ne pâtirait pas retombât sur l'autre, et profitât de toute façon à ce même parti adverse qui, perdant sur le premier tableau, avait quelque chose à gagner sur le second. Mais quel était-il ?
Qui donc a intérêt à faire d'une pierre deux coups : contre la seule Église romaine et contre la seule Allemagne occidentale ? A disculper l'Allemagne aux dépens de Pie XII, ou du moins Pankow aux dépens de Bonn ? A extirper le nazisme à l'Ouest mais à s'en servir à l'Est ? A maudire l'antisémitisme en Europe et à l'excuser chez les ennemis de l'Europe ?
Et de même, sur un théâtre beaucoup plus vaste, qui donc a intérêt à traquer les nazis partout mais à les choyer au Caire ? A flatter ensemble Nasser et Israël ? A excommunier l'intégrisme catholique mais à auréoler le fanatisme bouddhiste ? A pleurer sur les bonzes du Vietnam et non sur les lamas du Tibet ? A pencher pour la Chine plus que pour l'Inde, mais pour Gandhi plus que pour le pape ?
La réponse est facile, pour peu qu'on repère le but qui détermine l'orientation générale de toutes ces positions contradictoires, allègrement tenues par ceux-là mêmes qui d'autre part font leurs choux gras des « contradictions du capitalisme ». Le but constant de leurs tentatives les plus désordonnées, celui qu'ils finissent toujours par atteindre au terme de leurs détours, de leurs palinodies et de leurs feintes les plus embrouillées, le seul, c'est de nuire à la chrétienté. Contrairement à ce qu'il simule pour éblouir les foules, le communisme ne fait pas la guerre au capitalisme, avec lequel du reste il s'entend comme un frère. Le communisme fait la guerre à Dieu. (Autant dire à l'homme, depuis que Dieu s'est fait homme.) A Dieu, par conséquent d'abord à l'Église et au pape. Tous les metteurs en scène de l'opération théâtrale qui fut montée et lancée contre Pie XII sont des agents communistes et ne s'en cachent pas.
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Ils avaient besoin d'auxiliaires dans l'édition, la presse, les clubs, la radio-télévision, d'experts en toutes machineries de propagande et de publicité. Il s'en trouva d'innombrables de tous les côtés, de toutes les couleurs sous tous les prétextes, dans tous les métiers, dans tous les partis, jusque dans l'Église, accrochés par ce réseau d'alliances inattendues où le psalmiste a si minutieusement identifié *les Philistins et les habitants de Tyr, auxquels s'est joint l'Assyrien qui prête main forte aux fils de Lot...*
Mais qui sont aujourd'hui les Philistins et qui sont les Amalécites ? Où sont les Iduméens, les héritiers de Tyr et la postérité de Lot ? Quels conspirateurs sont de nouveau résolus à *s'emparer du sanctuaire de Dieu*, ou quels loups de ses *pâturages ?* Le cardinal ne nous le dit pas. Il se borne à nous réciter la liste des anciens ennemis d'Israël, sans indiquer en regard les noms de leurs successeurs modernes. A nous de reconnaître ces loups qui se mangeaient hier entre eux, et que voilà réconciliés par le projet commun, mais inavoué, de chercher désormais leur proie dans la bergerie. Ce nous sera difficile, puisque beaucoup de ces loups non désignés se dissimulent sous des peaux de brebis, et que plus d'un même, déjà dans la place, vit en bonne intelligence avec les agneaux parmi lesquels il a grandi. Et nous risquons enfin d'être confirmés dans l'erreur, quand nous verrons des loups, déguisés ou non, se prévaloir des caresses que leur accordera l'un ou l'autre berger : « *quelque pauvre âme sacerdotale qui a trahi, ouvertement ou en secret, sa dignité et sa mission* »*.*
Le cardinal voit et dit cela avec affliction, mais avec calme, et il a raison. A quoi bon pousser les hauts cris devant les conséquences, du moment qu'il suffit d'apercevoir les causes ? A quoi bon s'étonner qu'une partie du clergé actuel sombre dans un désordre allant parfois jusqu'à la trahison ? Ceux qui déplorent ce fait se contentent souvent de l'expliquer par des lacunes de formation ou d'enseignement, telles à vrai dire qu'il serait plus étonnant qu'il n'en résultât rien. Mais la vraie question est de savoir qui a désorganisé la formation et l'enseignement des clercs avec assez d'esprit de suite pour orienter un tel nombre d'entre eux vers les mêmes désordres et les mêmes trahisons. L'enquête est à mener non parmi les élèves, mais parmi les maîtres.
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N'est-ce pas Lénine qui prescrivait aux communistes d'entrer en douceur dans les écoles, dans les églises, dans les couvents et dans les séminaires, afin d'y conquérir, plus adroitement encore qu'ils l'ont fait dans le monde profane, les postes d'influence et d'autorité ? A-t-on lieu de croire que ces instructions sont restées lettre morte ? Tout ne se passe-t-il pas comme si elles s'exécutaient avec persévérance, exactitude et succès ? Voilà les questions redoutables, les seules qui comptent, et devant lesquelles chacun recule en se voilant la face.
Ne lisant ni les Pères de l'Église ni Lénine, les catholiques s'imaginent volontiers que Lénine non plus ne lisait pas les Pères, et que le diable ne lit pas Lénine. Ils supposent que Staline, dans les années où il pensa se faire pope, n'a pas médité mieux qu'eux la fable des loups et des brebis, alors que s'y trouvent décrits en toutes lettres le principe spécifique de la stratégie communiste et le secret de son triomphe : c'est le secret de Polichinelle, mais à la fois si simpliste et si effrayant que tout le monde feint de l'ignorer, et de cette feinte ignorance, bien plus utile que ne serait une ignorance réelle, l'offensive anticatholique, forte de mille complicités inexprimées mais nullement invisibles, tire le double avantage de se développer avec mystère et de s'étaler avec cynisme.
Contre une si formidable entreprise, il semblerait qu'au moins le cardinal dût nous engager à entreprendre une résistance équivalente, et par exemple à bâtir entre chrétiens, non sur le crime, mais sur l'amour, un réseau d'alliances également solides, aussi étendues et aussi fructueuses. Non. Parvenue à ce point, sa pensée se dérobe et se résume en un simple conseil de prudence, amené par une association d'idées plutôt que par une déduction logique : « *Ah ! mes fils, allez vous fier à des alliances et à des compromis, à des ententes fondées sur le mensonge, sur des promesses de respect et de liberté faites par ceux qui piétinent sans scrupules la vérité, la justice et la liberté !* »
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C'est une excellente mise en garde. Ce n'est pas un programme d'action. Le conseil est négatif et de pure précaution : ne vous laissez pas attirer dans le jeu de l'ennemi, ne soyez pas dupes de ses manœuvres séductrices. Nous attendions un ordre de combat, nous recevons une consigne d'abstention. Mais les agneaux auront beau s'éclairer et se défier, comment échapperont-ils à la morsure des loups qui, si la ruse échoue, useront de la force ? Comment, en un mot, vaincront-ils les loups. ? Ou comment les contraindront-ils à rester sur leur faim ? Le cardinal ne le dit pas.
Certes, il faut plaindre les loups, qui ne peuvent se faire végétariens. Et là est justement leur ruse suprême, et la plus fine : on finit par les prendre en pitié, et ce sentiment, qu'ils éveillent en même temps que la terreur, et pour les exploiter tous deux, leur entrebâille la porte des bergeries qu'on supposait les mieux fermées. Les y voilà réintroduits, provisoirement parés de nouvelles peaux de brebis, et tout recommence alors. Au regard de la raison, ce drame ne se terminera jamais, si ce n'est par l'immolation des agneaux.
Mais la doctrine du cardinal se réfère implicitement à une sagesse plus haute, et qui échappe aux calculs de la terre. Elle sous-entend que le troupeau n'a d'autre moyen de salut que son attachement à la vérité même, et que toute action pratique, si elle n'est pas entièrement inutile, n'a qu'une valeur tout à fait accessoire. En toutes matières, mais principalement dans l'ordre surnaturel, le mensonge et l'erreur sont les seuls vrais dangers, moins par les maux qu'ils engendrent que par les maux qu'ils constituent. Au regard de la foi, il importe donc assez peu que les agneaux se barricadent et se confient à la force des armes. Qu'ils veillent seulement à se refuser à cette capitulation intérieure par quoi ils consentiraient à devenir les victimes et le trophée des loups, parce qu'elle aurait d'abord fait d'eux leurs complices et leurs pareils. Les agneaux qui dérogent sont plus funestes que les loups qui usurpent. Que les agneaux restent sans tache, et le reste leur sera donné par surcroît. Il dépend d'eux d'assurer leur propre salut par une victoire qui ne soit pas la défaite de leurs ennemis, mais au contraire le salut de ces ennemis eux-mêmes.
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Ainsi, en dépit de toutes les apparences, il n'y a qu'un seul et même salut, une seule et commune victoire dont le principe est unique et dont la portée est à double extension : sauver les agneaux par la vérité qu'ils détiennent, c'est en même temps sauver les loups et les amis des loups par l'inanité de leurs mensonges, et proprement les convertir en ne leur cédant rien. *Veritas liberabit vos*.
Doctrine sublime, trop pure peut-être pour la terre. Le cardinal Roncalli ne l'a pas développée mais elle se dégage tout entière de son mot *pascoli.* Autant nous l'avons vu pessimiste, et bien plus qu'on ne l'a dit, en face de la nature humaine, autant son espérance est grande quand il regarde le ciel. C'est pourquoi il ne nous pousse pas à lutter par des procédés humains pour l'honneur de Pie XII, mais seulement à patienter, à lire et à méditer. Eussions-nous pleinement obéi, tous les chrétiens, ceints de leurs armes de lumière, auraient formé comme un rempart inexpugnable autour de leur Pasteur, et le faux procès de Pie XII n'aurait jamais eu lieu. Il n'en a pas été ainsi. On excusera l'Enfant prodigue de s'être fait franc-tireur lorsque, sur le chemin du retour, apprenant qu'on outrageait impunément le Père, il échangea son bâton de pèlerin contre celui du polémiste, qui n'est peut-être pas une arme de lumière. Mieux vaut encore se battre avec les loups que garder les pourceaux.
Je me demande pourtant s'il a eu raison ; si, avec son faible bâton, il n'a pas scandalisé plus de monde qu'il n'a remis de choses en place. Les loups sont très prompts à crier au scandale. Un bâton, pour eux, est une arme prohibée, tandis que leurs crocs et leurs embuscades sont des armes parfaitement régulières. Parodiant à leur profit la pure doctrine, au porteur de bâton ils font une loi de s'en tenir aux armes purement spirituelles, parce qu'ils en méconnaissent la puissance ; et ils lui vantent, comme le modèle d'une prétendue passivité sur laquelle ils spéculent, l'homme saint qui patiente, qui lit et qui médite.
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Celui-ci d'ailleurs n'en sera pas mieux traité : pendant qu'il se livre à ses pieux exercices, on emporte quelques agneaux de plus, les communistes gagnent un million de voix aux élections italiennes, des cathédrales se transforment en dancings et l'on extermine en Asie ou en Afrique deux ou trois douzaines de communautés chrétiennes dont nul n'entend les gémissements, les loups ayant statué que les agneaux n'ont d'autre vocation que celle du martyre. Et le plus fort est qu'ils disent vrai, mais ils ne savent pas pourquoi. Ils entonnent alors un hymne de reconnaissance à la louange de l'homme saint dont ils ont excédé la patience, déchiré le livre et ensanglanté la méditation, et qui pleure. Et ils l'appellent le bon pasteur, préconisant en lui cette bonté seule dont ils ont abusé. Tandis que l'autre pasteur non moins, vertueux, mais qui d'une main plus ferme les a tenus en respect, ils le décrient et ils l'injurient. C'est alors que l'Enfant prodigue s'indigne de tels propos qui blessent la mémoire d'un Père toujours vénéré dans son cœur. Il proteste, il réfute, il polémique, il est perdu, car on lui dit :
-- Polémiquer contre nous, c'est polémiquer contre Jean XXIII que nous honorons.
-- Je ne dis pas un mot contre Jean XXIII, répond-il. Je défends Pie XII que vous attaquez, et Jean XXIII lui-même qui l'a défendu le premier, et que vous n'affectez d'honorer que pour trahir l'un et l'autre.
Peine inutile. Vaines explications. Le tour est joué et il a réussi. Le défenseur fait figure d'agresseur. Le désordre s'accroît, la confusion est à son comble. Les agresseurs se frottent les mains. Voilà justement ce qu'ils espéraient, comme l'a bien vu ce même Jean XXIII qu'ils se donnent les gants de défendre *Disperser les forces chrétiennes en les divisant.* »
Les agresseurs se moquent bien de la vertu des papes et de leurs mérites comparés. Leur triomphe n'est pas d'en exalter un pour en éclipser un autre qui les gêne, mais de provoquer, par ce moyen même, la division de l'Église qui leur fait l'honneur de les écouter. Dans l'ombre douteuse où ils sont parvenus à transférer le combat, il semble que toute victoire chrétienne ne puisse plus être qu'une défaite, puisqu'elle serait une victoire d'une partie des chrétiens sur les autres, les instigateurs du conflit se réservant la bonne part du butin. Tel était leur plan de guerre, qu'il n'appartient plus qu'au ciel de déjouer et, selon le vœu du psalmiste, de retourner contre eux.
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Mais en attendant, puisque nous sommes sur la terre, et au point ou en sont les choses, que feront les chrétiens ?
\*\*\*
J'ESPÈRE, malgré la mode vandale du clergé actuel, qu'on ne déménagera pas les belles statues de Jean Hans, élève de Jean Del Cour, qui ornent, depuis le XVIII^e^ siècle, l'église Saint-Remacle de Liége. Ni surtout, parmi elles, celle du saint patron qui a donné son nom au sanctuaire. Elle le représente en habit d'évêque, accompagné d'un loup qui semble lui obéir au doigt et à l'œil et qui porte deux corbeilles remplies de pierres. Ce loup figure, conformément à la tradition, les hérésies, les schismes, les sorcelleries païennes et les troubles affreux que saint Remacle, au VII^e^ siècle, rencontra et dompta dans le pays ardennais. On lira là-dessus le beau livre de Mine Lucie Walin : *L'Apôtre de l'Ardenne* (Éditions de la Dryade, Virton, Belgique, 1962).
Le pays avait été chrétien, mais l'écroulement de Rome l'avait rendu à la sauvagerie parfaite. C'est une loi qui ne souffre aucune exception : au spirituel comme au temporel, partout où surgit la sauvagerie, elle est en révolte contre Rome ; et partout où la voix de Rome ne se fait plus écouter, la sauvagerie renaît. Livrés à eux-mêmes depuis quelque deux siècles, les Ardennais décolonisés n'avaient que la satisfaction de ne plus entendre, fût-ce de la bouche du pape, « un seul mot qui pût, d'une façon ou d'une autre, marquer la supériorité de la foi chrétienne » -- satisfaction que M. Daniel-Rops, dans l'édition française hebdomadaire de *l'Osservatore Romano* du 22 janvier 1965, félicite les Indiens d'aujourd'hui d'éprouver à leur tour ([^11]) -- et de pouvoir se dire (toujours avec le même auteur) :
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« Nous sentons germer des formes de christianisme qui ne seront plus liées à la vieille civilisation occidentale, non plus qu'à la culture gréco-latine. »
Cela signifiait, alors comme aujourd'hui, que toute civilisation et toute culture se mouraient, par séparation d'avec leurs racines, dont la première est l'aspiration à la connaissance du vrai Dieu.
Quant à des formes de christianisme, s'il en subsistait, ce n'était nullement en germe, mais bien plutôt à l'état de vestiges dégénérés : querelles doctrinales, particularismes rivaux, clergés anarchiques assujettis à des chefs rebelles et à des évêques séditieux, le tout brochant sur un fond d'idolâtrie et de druidisme renaissants, de rites sanguinaires, de sévices magiques, de brigandage et de barbarie. A peu près l'Afrique telle que l'indépendance est en train de la refaire ([^12]).
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Remacle, né près de Bourges en Aquitaine, entreprit de reconquérir au Christ et à l'Église romaine, c'est-à-dire à la civilisation, ces Ardennes lointaines et abandonnées. Il les trouva peuplées de loups : loups certes en chair et en os dont s'infestaient toutes les provinces en voie de déromanisation, mais aussi loups symboliques qu'il n'est pas toujours facile de distinguer des premiers, tant, lorsque l'histoire défaille, la légende plus véridique recourt à l'antique métaphore pour nous peindre une époque dont les maux sont tels, au physique et au moral, qu'ils ne se peuvent expliquer que par l'action du diable. Les loups passant pour une émanation du diable, Remacle en tout cas les traita comme tels.
Il procéda contre eux à la manière du cardinal Roncalli : non par la force des armes, mais par la sereine intrépidité d'une foi inébranlable, par la prière, par l'activité créatrice. Il défricha ainsi les forêts, cultiva les campagnes, releva les ruines des villas romaines, rétablit le droit, l'administration, les bonnes lettres, délimita des lieux d'asile, rangea tout dans le devoir, et principalement renoua les liens du diocèse avec le Siège romain, successeur de l'Empire comme seul et universel dispensateur de l'unité, de la paix, de l'ordre et de la vie. Le diocèse était celui de Tongres, florissant jusqu'au V^e^ siècle, anéanti depuis, restauré ensuite à Maestricht, enfin confisqué par un évêque schismatique à la solde d'un prince usurpateur. L'évêque légitime, saint Lambert, trouva refuge à la célèbre abbaye de Stavelot que saint Remacle venait de fonder. Il en avait bâti plusieurs autres, dont les noms sont éloquents ; tel Malmédy, *Malmundarium : a malo mundatum*, purifié du mal. Stavelot, c'est *l'étable du loup*, ainsi nommée parce que le fondateur avait la vertu merveilleuse d'apprivoiser les loups de la forêt, ainsi que leurs congénères de la théologie et de la politique.
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C'est là qu'il chargea l'un d'eux du transport des matériaux nécessaires à la construction de l'abbaye, ce qui prouve bien que le diable porte pierre, mais à condition de rencontrer un saint qui lui résiste avec assez d'autorité. Simultanément, il replaçait Lambert sur le trône épiscopal et mettait à la raison tant les aventuriers que les faux dieux qui avaient si longtemps ravagé l'ancienne province, comme d'ailleurs toutes celles d'une Europe d'où Rome s'était retirée. Avec rigueur et bonté, il formait des moines éducateurs, soumis aux règles judicieusement équilibrées de saint Colomban et de saint Benoît « Il a réhabilité, écrit Mme Lucie Walin, les droits de l'intelligence et de la morale, en ce farouche pays d'Ardenne que ses malheurs avaient fait délaisser par les hommes ; il a ouvert une voie meilleure aux classes pauvres et laborieuses. Il a fait connaître l'amour de Dieu à ces malheureux, et l'espoir, en ce monde comme en l'autre. L'Ardenne est acquise au christianisme définitivement. » La principauté de Liége entrait grâce à lui, avec saint Lambert, dans une destinée glorieuse. La civilisation recommença d'y mûrir sous le soleil romain. Bref, Remacle avait vaincu les loups.
Mais comment ? L'Église abbatiale qui ne fut achevée qu'après sa mort, et que détruisit la Révolution française, reçut de lui les noms des saints Pierre et Paul : ce fut le gage de sa dévotion à la primauté romaine. L'église provisoire où il célébra jusqu'à sa mort, il l'avait consacrée à la Mère du Sauveur : ce fut le gage de sa dévotion envers Marie. Ces deux dévotions furent l'instrument de sa victoire.
La seconde est illustrée par un trait de légende qu'il nous laisse à comprendre et à méditer : c'est précisément l'épisode : du loup domestiqué. Comment Remacle parvint-il à si bien assagir cette incarnation du diable ? Tout simplement en lui passant au cou son chapelet de buis bénit.
Le chapelet d'alors était d'un usage plus laborieux que le nôtre, servant à réciter une cinquantaine de psaumes. Comme la Vulgate en contient cent cinquante, on les comptait sur trois chapelets qui formèrent le rosaire.
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C'est pourquoi les anciens psautiers divisent les psaumes en trois séries, dont chacune commence par une lettrine enluminée. Plus tard, on simplifia le chapelet en récitant sur chaque grain un *Pater*, qui à son tour fut remplacé par un *Ave* lorsque les fils de saint Dominique popularisèrent cette dévotion dans sa forme actuelle : ils maintinrent comme vestige du passé un *Pater* en tête de chaque dizaine, et y ajoutèrent un *Gloria* en souvenir des psaumes.
Mais enfin, quelle que fût la méthode, le chapelet ne perdit rien de son efficace contre les loups. Au contraire, il ne leur fut que plus redoutable en devenant une prière adressée surtout à la Vierge Marie, de qui Pie IX, dans l'encyclique *Quanta cura* (1864), affirme que « c'est elle qui a détruit toutes les hérésies dans le monde entier ».
Ainsi le chapelet de saint Remacle, sanctifié par la longue psalmodie des cantiques d'Israël, était un exorcisme réservé aux doctes et aux clercs. Celui que nous dédions à Notre-Dame est une arme non moins puissante, encore que plus maniable et plus douce, que tous les chrétiens, les simples, les enfants et les pécheurs même (dont Marie est le Refuge), ont en mains pour juguler les loups plus perfides et plus nombreux que jamais. C'est donc en pleine connaissance de cause que la Vierge elle-même nous en a recommandé la pratique généralisée, à Lourdes, à Fatima et dans tous les messages qu'elle lance au monde depuis plus d'un siècle.
Et c'est en pleine connaissance de cause, en lucide considération des dangers qui nous menacent, que tous les derniers papes ont exalté Marie et nous ont adjurés de tourner vers elle nos angoisses et notre confiance. C'est pour de pressantes raisons que Paul VI l'a tout récemment, au mépris des plus savantes oppositions, proclamée Mère de l'Église. Que ce titre lui soit dû, qu'il ait sa place marquée dans les litanies de la sainte Vierge, rien ne fut jamais plus évident. Jésus lui-même n'a-t-il pas dit du haut de la croix : « Homme, voilà ta mère » ? Il l'a dit à saint Jean, qui représentait là l'humanité entière, mais suréminemment l'Église, en sa septuple qualité de vierge, de disciple bien-aimé, d'apôtre, d'évangéliste, de docteur, de prophète et de martyr. Marie, mère du Crucifié est la mère de tout ce qui se tient debout au pied de la croix dans la douleur, mais aussi dans l'attente du salut et dans la certitude de la résurrection : c'est la définition même de l'Église.
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Mère de l'Église, comme de son Fondateur. Ce titre glorieux a été contesté. Il est donc nécessaire, propre à semer la stupeur et l'effroi parmi les loups et les amis des loups conjurés, qui se croyaient déjà maîtres des *pascoli* du Seigneur. Ils ne prévoyaient pas que la Gardienne qui veille sur le bercail serait maintenant priée, par une invocation nouvelle, de protéger le troupeau avec l'énergie d'une mère qui défend ses petits, « pareille à l'aurore qui s'avance » et met les loups en fuite, « belle comme la lune, éclatante comme le soleil ; terrible comme une armée de forteresse en ordre de bataille ».
(*A suivre*.)
Alexis CURVERS.
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### Le Jésuite Robert Bosc contre Pie XII
par Jean MADIRAN
LE JÉSUITE Robert Bosc, distingué « professeur de relations internationales » à l'Institut d'Études sociales des Facultés catholiques de Paris, et membre de l'Action populaire, fait l'éloge, éloge modéré, mais éloge, de la pièce *Le Vicaire* de Rolf Hochhuth : « *Le jeune dramaturge, en dépit des simplifications auxquelles il recourt et d'un certain nombre d'invraisemblances psychologiques, a posé un vrai problème à la conscience des hommes d'aujourd'hui.* »
Le Jésuite Robert Bosc fait l'éloge, non modéré, du livre de Jacques Nobécourt et du livre de Saul Friedländer sur Pie XII.
Le livre de Jacques Nobécourt « *ne condamne pas tellement Pie XII* », dit-il en l'approuvant.
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Et le Jésuite Robert Bosc fait de même. Il ne condamne pas tellement Pie XII. Il se contente de le condamner un peu. Il est magnanime et tient à stipuler que « *dans toute cette affaire, les intentions de Pie XII ne sont pas en cause* » car Pie XII a bien sûr « *agi selon sa conscience* »*,* mais il est trop évident que la conscience de Pie XII n'était pas aussi éclairée que celle de Rolf Hochhuth, que celle de Saul Friedländer et que celle du Jésuite Robert Bosc.
\*\*\*
Selon le Jésuite Bosc, Pie XII faisait des « distinctions confessionnelles ou idéologiques » et aujourd'hui « *tous les catholiques sont franchement scandalisés qu'on ait pu, il y a moins de vingt ans, faire ces distinctions* ». Tous les catholiques, à l'appel du Jésuite Robert Bosc, sont franchement scandalisés que Pie XII ait pu faire ces distinctions.
Tous les catholiques ?
Oui, car Alexis Curvers compte pour rien, et nous de même ; et *La France catholique ; et* tous ceux qui persistent à ne pas être « franchement scandalisés » par Pie XII. Tous ceux-là, nous tous, nous ne comptons point parmi « tous les catholiques » du Jésuite Robert Bosc. Il y a des DISTINCTIONS nouvelles, qui nous suppriment radicalement, qui nous mettent au rang des *chiens,* sans qu'il y ait lieu d'en être « franchement scandalisé ».
\*\*\*
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C'est la guerre. C'est bien la guerre. La guerre dans l'Église, la guerre contre Pie XII. Un Jésuite, lié au Saint-Siège par un vœu spécial, quoi de mieux pour cautionner l'attaque contre l'honneur du Saint-Siège ? -- Désormais, quand on veut attaquer saint Thomas et le thomisme, on prend un Dominicain. Et quand on veut attaquer le Saint-Siège, on finit bien par trouver un Jésuite.
Et même plusieurs Jésuites.
Le texte du Jésuite Robert Bosc n'est pas un libelle individuel. Il a paru à sa place dans le corps d'institutions de la Compagnie de Jésus. Il a été publié par la *Revue de l'Action populaire,* numéro 186 de mars 1965, pages 381 et 382 ; publié sous la responsabilité directe du P. Bigo et du P. Calvez ; publié « cum permissu superiorum » ; recommandé par l'autorité morale de l'Action populaire et de la Compagnie de Jésus.
Licitement ou illicitement, frauduleusement ou à bon droit, c'est la Compagnie de Jésus qui se trouve engagée, ou compromise, par l'affirmation du Jésuite Robert Bosc : *Tous les catholiques sont franchement scandalisés que Pie XII ait pu, il y a moins de vingt ans, faire ces distinctions.*
Le Jésuite Robert Bosc n'a pas écrit cela ?
Il l'a écrit.
Il a écrit « on » dans un contexte où « on » est indiscutablement et manifestement Pie XII.
Voici comment il tortille l'affaire :
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« *Pie XII pensait que son premier devoir était de* « *défendre les catholiques* »* ; l'aide aux Juifs persécutés était une œuvre de charité, non négligeable certes, mais qui ne devait pas compromettre la défense du catholicisme contre son adversaire le plus redoutable de l'époque : l'athéisme communiste. Depuis Jean XXIII et le deuxième Concile du Vatican, l'Église ne reconnaît plus ces distinctions confessionnelles ou idéologiques dans sa défense des droits de tous les hommes et tous les catholiques sont franchement scandalisés qu'on ait pu, il y a moins de vingt ans, faire ces distinctions.* »
Avec des pincettes, on pourrait décortiquer ce tissu de contre-vérités.
Nous ne nous y abaisserons pas.
Il est clair que le Jésuite Robert Bosc affirme bel et bien que *tous les catholiques sont franchement scandalisés que Pie XII ait pu, il y a moins de vingt ans, faire ces distinctions.*
On ne discute pas avec un Jésuite qui écrit une telle infamie.
Simplement, on réclame justice contre lui, s'il y a encore une justice, s'il y a encore une autorité dans le corps ecclésiastique.
Avec n'importe qui nous sommes prêts à discuter du bien-fondé de l'attitude du Pape. Avec n'importe qui sauf avec un Jésuite. Car un Jésuite contre le Pape, c'est un abus de confiance.
Un Jésuite contre le Pape, cela n'appelle aucune discussion. Cela réclame justice.
\*\*\*
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On va d'ailleurs lire plus loin son texte, entièrement reproduit. On pourra en mesurer pas à pas et ligne à ligne l'astuce précautionneuse, tissant sa toile comme une araignée. Cette approbation modérée du *Vicaire,* cette condamnation magnanimement modérée de Pie XII, -- et puis l'éruption préparée : *tous les catholiques sont franchement scandalisés.*
Tout cela finalement placé par le Jésuite Robert Bosc sous le patronage des « termes du schéma 13 du Concile », ce qui veut dire quoi ? A la date de publication, mars 1965, personne ne peut dire ce que deviendront ou ne deviendront pas les *termes* du schéma 13.
\*\*\*
Ils aiment Jean XXIII, ils aiment le Concile : ça fait plaisir à voir. Mais ce n'est pas Jean XXIII défendant Pie XII ; et c'est le Concile à venir dans l'idée qu'ils s'en font, et qu'ils veulent imposer sans attendre. A vrai dire, il est trop visible qu'ils aiment Jean XXIII et qu'ils aiment le Concile *contre* quelqu'un.
Contre Pie XII.
\*\*\*
Disons très nettement que ces choses ne sont pas acceptables.
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Nous le disons aux Supérieurs de la Compagnie de Jésus, en tout respect. Nous le disons, en toute déférence, aux autorités religieuses.
Que l'attentat concerté contre la mémoire de Pie XII ait maintenant une caution jésuite, nous ne marchons pas.
Qu'il invoque, frauduleusement ou non, nous ne savons, une caution cardinalice prétendant que Pie XII « *aurait dû* »*,* nous ne marchons pas davantage.
En faisant désavouer Pie XII par des Jésuites, en opposant à Pie XII la sentence d'un Cardinal, on porte atteinte d'abord à l'autorité morale de la fonction cardinalice, à celle de la Compagnie de Jésus, et finalement à l'Église.
Simple chrétien du rang, je déclare ici avoir le droit indiscutable, si un Jésuite et même si un Cardinal donne tort à Pie XII, de préférer ouvertement, publiquement, ostensiblement l'avis de Pie XII à celui du Jésuite et même à celui du Cardinal.
Et je n'ai pas l'intention de laisser prescrire ce droit.
Jean MADIRAN.
Le texte intégral\
du Jésuite Robert Bosc
Jacques NOBÉCOURT : « Le Vicaire » et l'Histoire. Coll. « L'Histoire immédiate ». Seuil, 1964, 382 p ; 19,50 F.
Saul FRIEDLÄNDER : Pie XII et le troisième Reich, Documents. Collection « L'Histoire immédiate » -- Seuil, 1964, 236 pages, 12 F.
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Ces deux ouvrages, parus à quelques mois d'intervalle, chez le même éditeur, se complètent admirablement. Dans l'un comme dans l'autre, il s'agit de comprendre et d'expliquer l'attitude de Pie XII à l'égard des Juifs et de la politique antisémite du III^e^ Reich ; dans les deux cas, l'occasion du livre a été l'émotion et les polémiques soulevées à travers le monde par la pièce de Rolf Hochhuth depuis sa première représentation à Berlin-Ouest en février 1963. « Le jugement rétrospectif de l'Histoire autorise parfaitement l'opinion que Pie XII aurait dû protester plus fermement. On n'a pas le droit en tout cas de mettre en doute l'absolue sincérité de ses motifs, ni l'authenticité de ses raisons profondes » : ces paroles du cardinal Dopfner, archevêque de Munich, le 8 mars 1964, citées en exergue par J. Nobécourt, expriment aussi la pensée de nos deux auteurs.
J. Nobécourt commence par une présentation de la pièce de Hochhuth, et par les réactions qu'elle a suscitées en Allemagne, en France, en Amérique, en Italie : le jeune dramaturge, en dépit des simplifications auxquelles il recourt et d'un certain nombre d'invraisemblances psychologiques, a posé un vrai problème à la conscience des hommes d'aujourd'hui. La confrontation historique à laquelle procède ensuite M. Nobécourt ne condamne pas tellement Pie XII qu'elle n'accable surtout certains silences et compromissions du catholicisme allemand. A aucun moment toutefois l'auteur ne cherche à noircir le tableau. La réalité de l'histoire est encore plus tragique que la fiction : d'une part on sent l'irrésistible engrenage d'où nul acteur ne paraît pouvoir se dégager ; d'autre part le grand nombre des personnages que l'historien appelle à témoigner donne au récit des événements une ampleur, une profondeur, une variété de nuances à laquelle la pièce de théâtre est loin de pouvoir prétendre. Mais ce ne sont pas seulement les chrétiens allemands qui sont concernés. J. Nobécourt emploie plusieurs fois le terme de psychodrame pour décrire l'ensemble des réactions provoquées par Le Vicaire : le drame des années 1933-1945 oblige en effet le lecteur et le spectateur de 1963-1965, sous les yeux duquel on reconstitue l'histoire en images, à ouvrir son cœur et à révéler ses propres sentiments. Car, comme le suggère plusieurs fois J. Nobécourt, et comme le dit explicitement Alfred Grosser dans la postface au livre de Friedländer, il y a un contraste évident entre les attitudes catholiques à l'époque de la seconde guerre mondiale et l'attitude catholique aujourd'hui, quant à la réponse à donner à la question : « Qui est mon prochain ? » (F., p. 223.)
A l'époque du III^e^ Reich, Pie XII pensait que son premier devoir était de « défendre les catholiques » ; l'aide aux Juifs persécutés était une œuvre de charité, non négligeable, certes, mais qui ne devait pas compromettre la défense du catholicisme contre son adversaire le plus redoutable de l'époque : l'athéisme communiste.
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Depuis Jean XXIII et le deuxième Concile du Vatican, l'Église ne reconnaît plus ces distinctions confessionnelles ou idéologiques dans sa défense des droits de tous les hommes ; et tous les catholiques sont franchement scandalisés qu'on ait pu, il y a moins de vingt ans, faire ces distinctions. Les documents publiés par Saul Friedländer -- la correspondance des ambassadeurs et chargés d'affaires du III^e^ Reich auprès du Vatican de 1939 à 1945 -- complètent et confirment l'interprétation que J. Nobécourt donne de l'attitude de Pie XII durant les années cruciales. Très honnêtement, S. Friedländer rappelle à plusieurs reprises que ces documents reflètent seulement la version des événements que les ambassadeurs nazis avaient intérêt à présenter à leurs supérieurs hiérarchiques à Berlin. Il appartient désormais aux archivistes du Vatican de faire connaître l'autre version, mais après tous les témoignages déjà apportés, il ne semble plus que l'on puisse plaider l'ignorance, comme certains défenseurs un peu trop zélés du pape ont cru devoir faire. Dans toute cette affaire, les intentions de Pie XII ne sont pas en cause : nous savons que le pontife, sur qui reposait la responsabilité de si graves décisions, a connu l'angoisse et a agi selon sa conscience, pensant éviter ainsi « le plus grand mal ». A. Grosser reproche amicalement à Friedländer peut-être d'avoir un peu « trop rationalisé les idées, la volonté, le comportement d'un homme ou d'une institution. Quand la situation présente des exigences contradictoires, quand aucune solution n'est bonne et aucun geste sans conséquences néfastes, l'hésitation, le tâtonnement, l'incertitude sont plus probables que la poursuite d'une politique fixée une fois pour toutes, clairement définie et inébranlablement suivie » (p. 232). Quoi qu'il en soit, pour nous chrétiens de 1965, l'affaire Pie XII pose quelques redoutables questions, bien formulées par Grosser dans la postface déjà citée : « Quelle réponse l'Église catholique donne-t-elle à l'interrogation : qui est mon prochain ? Comment définit-elle le mal qu'elle doit combattre dans la société politique ? A-t-elle le droit, a-t-elle le devoir d'Intervenir dans cette société au nom d'une Morale ? » Telles sont en effet les interrogations posées aujourd'hui à la conscience politique du chrétien qui, selon les termes du schéma 13 du Concile, se sait responsable de la Présence et de l'action de « l'Église dans le monde moderne ».
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### Le souvenir de Pie XII
#### Impressions d'un pèlerin de Rome pour la définition du dogme de l'Immaculée-Conception
par Alphonse ARNOULT
*IL EST TOUJOURS TRÈS ÉMOUVANT pour un catholique, surtout s'il a réfléchi au mystère révélé et défini de la primauté de Pierre continuée en ses successeurs, de voir et d'entendre, quel que soit son nom propre, celui qu'on appelle toujours simplement* « *le Pape* », *ou* « *le Vicaire du Christ* »*, à qui on dit :* « *Saint Père* » *qui est l'Évêque de Rome et, en même temps par le fait même, l'Évêque de l'Église catholique. Combien c'est plus émouvant encore de le voir et de l'entendre, non pas seulement au cours d'une audience, privée, spéciale ou publique, mais dans l'exercice même de sa plus haute prérogative de Pasteur et Docteur, de gardien suprême de la foi, d'interprète authentique du dépôt révélé, proclamer ex cathedra Urbi et Orbi, que tel ou tel point de doctrine dont les théologiens cherchaient encore hier à préciser le rapport à la foi, fait en effet partie du dépôt de la révélation, doit et devra toujours être cru de foi divine et catholique par tous les fidèles de l'univers ; déclarer que nier ou mettre en doute cette vérité serait absolument défaillir en la foi et encourir l'indignation des saints apôtres Pierre et Paul.*
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*Au cours de l'année jubilaire 1950, un nombre immense de catholiques de l'ancien et du nouveau monde, un nombre plus grand que jamais en aucune année jubilaire de l'histoire, ont eu la faveur de voir et d'entendre le Pape glorieusement régnant. La haute personnalité de Pie XII, son noble passé, ses actes pontificaux antérieurs, ses grandes vertus, sa piété, sa bonté rayonnante, sa charité, son affabilité, sa tendresse paternelle et même maternelle pour ses enfants de l'univers, sa sollicitude bien connue pour ceux qui souffrent persécution dans les pays tyrannisés, tout cela contribue à rendre plus attrayant en lui le mystère divin vivant successivement en chacun des successeurs de Pierre. Pie XII est le grand attrait de Rome. Voir le Pape était le désir majeur de ceux qui se rendaient dans la Ville Éternelle.*
*Tous ceux qui l'ont vu et surtout ceux qui lui ont parlé, à qui il a parlé, sont unanimes à dire qu'ils gardent de cette rencontre, si brève qu'elle ait pu être, un souvenir profond, une impression inoubliable, une merveilleuse douceur. Tel homme d'État protestant qui ne voulait pas aller voir le Pape et à qui l'ambassadeur de son pays représenta qu'il ne pouvait s'en dispenser, est revenu de l'audience enchanté et même bouleversé. Pie XII a, de l'aveu de tous, une manière de traiter de plain pied avec les grands et les savants comme avec les petits et les humbles, d'entrer dans leurs pensées et leurs préoccupations, qui ravit les cœurs.*
*L'afflux des pèlerins au cours de l'année jubilaire a rendu impossible, pour eux, les audiences privées ou spéciales, insuffisantes les audiences publiques du type ordinaire ; il a fallu organiser, surtout durant les derniers mois, des audiences massives et publiques dans la basilique Saint-Pierre de Rome. Chaque mercredi et chaque samedi, le Pape venait en voiture de sa résidence d'été à Castelgandolfo pour ces audiences. J'ai eu la joie, une heure après mon arrivée à Rome, le samedi 21 octobre, de m'agenouiller sur le passage du Saint Père au pied de l'Aventin et de recevoir sa bénédiction. Il s'est penché du fond de sa voiture vers notre petit groupe et il nous a bénis en souriant paternellement. Les audiences publiques dans Saint-Pierre avaient un cachet inoubliable, et d'y avoir assisté, non en privilégié, non au premier rang mais perdu dans la foule pieuse, est un souvenir embaumé.*
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*Avant l'arrivée du Saint Père on chantait le* Credo*, le* Salve Regina, *des cantiques en diverses langues. Le cantique des martyrs anglais que j'avais entendu pour la première fois il y a 43 ans dans une petite église du Dorsetshire, m'a paru particulièrement touchant en ce lieu du martyre de saint Pierre :* Faith of our fathers, living still, we shall be true to the till death : *Foi de nos pères vivant toujours, nous te serons fidèles jusqu'à la mort.*
*Très exact, le Pape arrivait ponctuellement à l'heure annoncée. Il entrait dans Saint-Pierre aux vivats de la foule ; avançait lentement sur la Sedia gestatoria, souriant, se penchant tour à tour à droite et à gauche, tendant les bras, les mains ouvertes -- ses belles mains fines -- comme pour prendre à brassées ses enfants et les serrer sur son cœur. Après avoir fait le tour de la confession, il s'asseyait à son trône, parlait aux pèlerinages dont on faisait l'appel, renouvelait en quelque sorte par ses dons extraordinaires de polyglotte le miracle de la Pentecôte où chacun entendit les apôtres en sa langue. Il descendait du trône pour parler familièrement aux personnes toutes proches qu'on lui présentait, bénissant avec prédilection les enfants. De nouveau sur la sedia, il faisait le tour de la confession, remontait la nef immense et, avant de se retirer vers l'ascenseur, se retournait et se dressait pour une dernière bénédiction. Il faut avoir entendu ces acclamations, ces vivats fervents, ces manifestations spontanées des fidèles, au hasard des rencontres avec ses voisins, pour saisir ce que peut être le degré de communion entre le Pasteur suprême de l'Église catholique et les brebis de son immense troupeau, pour percevoir sensiblement la portée des paroles dites par Jésus à saint Pierre, qui brillent en gigantesques lettres d'or, sur la frise à l'intérieur du plus grand temple de la chrétienté :* JE TE DONNERAI LES CLEFS DU ROYAUME DES CIEUX... TU ES PIERRE ET SUR CETTE PIERRE JE BATIRAI MON ÉGLISE... PAIS MES AGNEAUX. PAIS MES BREBIS. ET TOI, CONVERTI, CONFIRME TES FRÈRES... *Ces paroles qui ne passeront pas apparaissaient à l'esprit et au cœur catholique dans une lumière nouvelle en cette rencontre du Berger et du Troupeau, au milieu de ces élans d'amour et de Foi emportant les brebis vers le Pasteur, devant la bonté radieuse du chef visible de l'Église penché vers ses enfants de tout pays et de toute langue. Moment poignant ! Le cœur est dilaté par ce sentiment de se trouver ensemble, des cinq parties du monde, dans la basilique du Prince des Apôtres, aux pieds et sous le regard du successeur de Pierre, qui porte la sollicitude de toutes les Églises et que hante la pensée de ceux qui sont retenus loin de lui par la force.*
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*Je sais des pèlerins privilégiés ayant pu prolonger leur séjour à Rome, voir le Pape déjà à Castelgandolfo, lui être présentés personnellement ; gardant au cœur le souvenir des mots qu'il leur avait dits, qui ont tenu à revenir, plusieurs fois à ces audiences de Saint-Pierre pour y communier avec leurs frères dans la foi catholique à ce mystère de la papauté et témoigner encore leur amour filial à celui en qui présentement il se réalise, Pie XII qu'il faudrait appeler* « *le Bien-Aimé* »*.*
*Mais l'émotion et la joie furent à leur comble, le matin du 1^er^ novembre au cœur des centaines de milliers de chrétiens rassemblés sur l'esplanade de Saint-Pierre, entre les deux bras immenses de la colonnade de Bernini, dans la via della Conciliazione, dans les rues adjacentes, dans les tribunes, aux fenêtres, aux balcons, jusqu'au Tibre. Le cortège pontifical, le Sacré collège, 600 évêques ayant défilé au chant des litanies majeures, après la demande formulée par le Cardinal Tisserand, le chant du* Veni Creator, *Pie XII tout blanc à son trône blanc dressé devant les portes centrales de la basilique, prononça, d'une voix merveilleusement claire, distincte et forte, que les ondes portaient à la foule immense dans tout Rome et dans le vaste monde -- partout du moins où l'on a liberté d'écouter les postes émetteurs de Rome et du Vatican -- la définition solennelle de l'Assomption corporelle de Notre-Dame :*
« A LA GLOIRE DU DIEU TOUT-PUISSANT, A L'HONNEUR DE SON FILS, ROI IMMORTEL DES SIÈCLES ET VAINQUEUR DU PÉCHÉ ET DE LA MORT, POUR AUGMENTER LA GLOIRE DE SON AUGUSTE MÈRE, POUR LA JOIE ET L'EXULTATION DE TOUTE L'ÉGLISE, PAR L'AUTORITÉ DE NOTRE-SEIGNEUR JÉSUS-CHRIST, CELLE DES BIENHEUREUX APÔTRES PIERRE ET PAUL ET LA NÔTRE, NOUS PRONONÇONS, DÉCLARONS ET DÉFINISSONS ÊTRE DOGME DE FOI DIVINEMENT RÉVÉLÉ QUE L'IMMACULÉE MÈRE DE DIEU TOUJOURS VIERGE MARIE, LE COURS DE SA VIE TERRESTRE ACHEVÉ, A ÉTÉ ÉLEVÉE (ASSUMPTAM) CORPS ET AME, A LA GLOIRE CÉLESTE. »
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*Quelle unanimité, quelle communion dans la foi, dans l'amour, dans la joie surnaturelle on sentait alors dans cette foule immense de fidèles ! Le* Te Deum, *imparfaitement chanté, car c'est un chant difficile et qui s'apprend dans les divers pays avec des variantes assez notables, les vivats fervents mais sans concert, ne le faisaient pas assez entendre. Ceux qui ne disaient rien n'éprouvaient pas moins la solennité de l'heure, la grandeur surnaturelle de l'événement. Pour mon compte, après avoir chanté avant l'arrivée du cortège et au début de la solennité, je ne pouvais plus rien, dire, mais j'étais intérieurement bouleversé en pensant à la merveille secrète, elle-même objet de foi*, *de l'assistance de l'Esprit de Dieu, garantie de l'infaillibilité pontificale, à l'exercice actuel de cette infaillibilité, à la certitude de foi, désormais, du privilège de Marie. Sans doute jusque alors je croyais, comme tous les catholiques, à la réalité de la glorification en corps et âme de Marie, mais je ne savais pas encore avec une absolue certitude la qualité de l'assentiment que je lui donnais. Et maintenant je savais que j'y adhérais du même assentiment de foi divine et catholique qu'à toutes les autres vérités définies, qu'aux autres privilèges de Marie, à l'Immaculée Conception, à la maternité divine, à la virginité perpétuelle, à l'infaillibilité pontificale elle-même, telle que le Concile du Vatican l'a définie en précisant les conditions de son exercice. Et je pensais que toute cette foule croyante, tous les catholiques à l'écoute faisaient en même temps le même acte de foi. Quelle révélation sensible de l'unité catholique, du sentiment filial envers Marie, dont la gloire céleste était ainsi déclarée, en même temps qu'envers le vicaire de son Fils qui proclamait cette gloire de son Assomption corporelle.*
*Le ciel de Rome était d'une merveilleuse pureté, d'une incomparable splendeur. Tout s'était passé assez tôt pour que la lune -- image de la Vierge,* « *pulchra ut luna* » *-- parût encore au-dessus de la coupole, quand le Pape, prit la parole pour prononcer en italien une fervente et tendre homélie, toute pleine de la pensée de ceux qui souffrent et de l'espoir que la gloire déclarée de Marie leur apporte dans leurs épreuves un rayon de joie céleste.*
*Je pensais, le relisant dans les notes prises au moment même : Si Marie apparaissait à cette foule, dans sa gloire, comme Jésus ressuscité se montra à ses apôtres, comme elle-même se montra à des privilégiés de son cœur, à notre Bernadette, par exemple, après la définition de l'Immaculée Conception, et comme pour apporter la signature du ciel à la définition de Pie IX...*
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*Si Marie apparaissait à cette foule immense ! Et tout de suite après je me répondais à moi-même. Non, il ne faut pas qu'elle apparaisse : la définition du Vicaire de son Fils sous ce ciel sans nuage et si pur suffit. Si quelques-uns seulement la voyaient, ils devraient se demander s'ils ne sont pas victimes d'une illusion ; si tous la voyaient il faudrait encore faire la critique du miracle et se demander si l'enthousiasme n'a pas produit une hallucination collective. Comme c'est mieux ainsi ! Il n'est pas nécessaire que l'Église du ciel se manifeste visiblement à l'Église militante. La foi, l'humble foi en sa certitude souveraine, supérieure à toute certitude purement humaine, nous suffit pour être sûrs que la définition qui fait exulter sur toute la surface du globe les cœurs catholiques est un surcroît de gloire et de joie à Notre-Dame, et à tous les élus, dont les âmes béatifiées la voient, Reine glorieuse à côté du Roi de gloire !*
Adstitit Regina...
Alphonse ARNOULT.
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### Chaud et froid à Chypre
par Paul AUPHAN
VISITANT L'ÉTÉ DERNIER une église de province, j'achetai par hasard le numéro de juin de RALLYE, publication de la Bonne Presse vendue dans nos paroisses. Ce numéro m'intéressait. Il contenait un reportage attrayant sur la guerre civile de Chypre, une île que j'ai bien connue autrefois. Le récit était vivant, les photos belles. Apparemment aucune arrière-pensée ne se cachait derrière l'émouvante description de cette lutte où Grecs et Tares se battent on ne sait trop pourquoi... Il serait si simple de s'entendre, semblait insinuer l'auteur... L'O.N.U. va y veiller... Le rétablissement de la paix ne dépend que de quelques hommes de bonne volonté... Aucun jugement de valeur n'étant prononcé, le lecteur « hexagonal » moyen ne pouvait qu'attribuer à ce bel article la palme de l'objectivité.
\*\*\*
En réalité deux omissions graves caractérisaient cet exposé, si évidentes qu'on peut se demander jusqu'à quel point elles étaient involontaires.
Tout le long des six ou sept colonnes du récit, il n'était question en effet que de Grecs et de Turcs se côtoyant sans se mêler et n'arrivant pas à vivre ensemble. Mais on ne nous disait pas pourquoi. Or c'est tout simplement parce que les uns sont baptisés et issus d'une tradition chrétienne bientôt deux fois millénaire, tandis que les autres sont de souche musulmane, transplantée il y a trois siècles à peine.
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Ni le mot de christianisme, ni celui d'islamisme n'étaient prononcés. Et cela en parlant de cette Méditerranée, jadis entièrement chrétienne, qui est devenue, depuis l'invasion de l'Islam, sinon toujours un front de guerre, du moins une zone de friction entre les deux civilisations. Même si elles se sont laïcisées depuis l'époque de Lépante, chacune d'elles conserve la marque indélébile de la religion autour de laquelle elle s'est constituée.
Au cours de ma carrière, j'ai fait souvent escale à Chypre. Chaque fois que je passais à Famagouste, seul port convenable de l'île, j'allais contempler une vieille église gothique bâtie par nos ancêtres, les croisés. Dans la campagne environnante gisaient les ruines éparses d'autres sanctuaires médiévaux, lançant vers le ciel, au milieu des palmiers, des colonnades brisées, des départs de voûtes gothiques effondrées, des pans de murs ébranlés... Les pierres de la vieille église avaient pris avec le temps une patine vénérable. Le style rappelait celui de Chartres. Mais -- voilà ! -- la façade roussie par le soleil était flanquée d'un minaret tout blanc : l'église était une mosquée.
Ce petit minaret collé à une grande église, c'est tout le problème de Chypre : 17,5 % de Turcs musulmans (et non 35 % comme l'écrit RALLYE sans signaler ses sources) à côté de 79 % environ de chrétiens surtout grecs-orthodoxes (car il y a aussi quelques maronites et arméniens).
Avec des proportions inversées, (puisque les chrétiens constituent, on le voit, l'immense majorité), le problème de Chypre est analogue à celui qui s'est posé en Algérie et c'est peut-être par conformisme politique qu'on nous le cache, pour éviter des comparaisons et des réflexions rétrospectives sur la transformation des églises en mosquées.
Il n'est d'intégration possible entre deux sociétés que par mariage, au propre comme au figuré, et quand les deux sociétés sont issues de traditions religieuses différentes, voire opposées, le mariage postule la conversion pour réaliser, par la métaphysique, l'unité de culture et de mœurs.
Il est étrange qu'un magazine chrétien ait fait de l'affaire de Chypre un compte rendu neutre, purement technique et racial, comme s'il était jailli d'une cervelle laïque.
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92:92
Ce n'est pas tout.
Il y avait une deuxième lacune inexplicable dans cet article : le silence observé sur l'activité communiste locale. Il me paraît invraisemblable qu'un reporter de grand journal passant à Chypre n'en ait pas entendu parler.
Quand la foi s'atrophie dans les masses et ne soutient plus la vie sociale, le communisme à l'occidentale devient comme un sous-produit du christianisme.
Le Parti communiste chypriote (A.K.E.L.) est le seul parti politique de l'île qui soit fortement organisé. Il groupe, chez les Grecs, près de 20.000 adhérents, auxquels il faut ajouter 40.000 syndicalistes, 10.000 paysans sympathisants et une organisation de jeunesse (E.D.O.N.) qu'on évalue à 30.000 membres ([^13]). Il détient la plupart des municipalités citadines. Il peut mobiliser 30 %, au moins, du corps électoral.
Agissant en relations étroites avec le Parti communiste hellène, dont on connaît la puissance souterraine ([^14]), le parti chypriote est supérieurement dirigé par un ancien garçon de café de Soho, le quartier cosmopolite de Londres. Persuadé -- hélas ! à juste titre -- que le temps et la pagaille travaillent pour lui, le secrétaire général du Parti conserve une position d'attente dans une apparente légalité, laissant les autres s'affronter tout en tirant lui-même beaucoup de ficelles. Avec sa masse électorale, il pèse sur le chef de l'État, Mgr Makarios, et oriente sa politique dans un sens neutraliste anti-occidental.
L'U.R.S.S., la Tchécoslovaquie, la Hongrie, la Yougoslavie, la Pologne ont à Nicosie des ambassadeurs qui se promènent continuellement dans toute l'île (où, ne l'oublions pas, deux importantes bases britanniques restent implantées). Les travaux d'agrandissements du port de Famagouste sont confiés à une centaine de techniciens polonais. Un accord commercial a été signé avec l'U.R.S.S. qui a même promis, à l'automne dernier, à Mgr Makarios un appui politique.
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Aucun problème ne se posait autrefois à Chypre. Terre indubitablement grecque, l'île avait servi de fer de lance à la chrétienté contre l'Islam après la perte de Saint-Jean d'Acre et la chute de Rhodes. Sa conquête par les Turcs en 1570 avait déclenché la campagne de Lépante. Les Anglais l'avaient occupée en 1878 (non en 1914, comme l'a écrit RALLYE). Ils s'étaient fait céder l'île par le sultan de Constantinople moyennant la promesse de protéger et favoriser le culte musulman. Plus tard ils avaient créé le problème gréco-turc pour mieux asseoir leur domination en s'élevant au rang d'arbitre entre deux communautés qu'ils étaient incitées à rivaliser. Obligés malgré tout de partir, ils ont laissé derrière eux une situation instable, pour ne pas dire révolutionnaire, où l'O.T.A.N. risque localement de craquer, Ankara et Athènes soutenant leurs compatriotes respectifs.
Toutes les fois que, par machiavélisme ou égoïsme, une puissance occidentale (on n'ose pas dire chrétienne) prend position en Méditerranée pour le Croissant contre la Croix, elle travaille contre elle-même et se prépare des échéances redoutables. Nous l'avons vu pour le Maghreb. Nous y arrivons pour Chypre.
N'était-ce pas là une leçon à tirer des événements pour les lecteurs chrétiens qui achètent docilement les périodiques vendus dans les églises ?
\*\*\*
Depuis l'époque où parut l'article que je viens de commenter, les événements ont évolué et permettraient à l'auteur, s'il poursuivait son reportage, de tirer un nouvel enseignement.
Ensemble nous allons essayer de le faire à sa place.
Après tout ce que je viens d'exposer, on comprendra aisément qu'à la fin de l'année 1964 la situation à Chypre soit devenue explosive. La Russie soviétique, l'Égypte nassérienne, la Grèce gauchisante y déversaient des armes à plein bord, sans plus se cacher. Ayant apporté son concours à Mgr Makarios, le général Grivas avait constitué en quelques mois une garde nationale grecque de 20.000 hommes, équipés d'autos-mitrailleuses, de bazookas, d'artillerie tandis que les Turcs n'avaient guère que des armes légères. Des marins chypriotes étaient allés à Alexandrie prendre livraison de vedettes lance-torpilles soviétiques. Les arbitres locaux de l'O.N.U. étaient mal tolérés. Par peur de cassures irrémédiables, le gouvernement de Washington modérait les réactions de celui d'Ankara.
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L'archevêque Makarios, homme politique de gauche (de gauche parce que tenu par le Parti communiste et le concours soviétique) s'entendait mal avec le général Grivas, militaire plutôt de droite. Celui-ci était partisan de l'Enosis, ou rattachement de l'île à la Grèce, comme la Crète il y a seulement un demi-siècle ; celui-là restait attaché au rêve d'une indépendance neutraliste, dont les Soviets ne manqueraient pas de profiter en Méditerranée. Mais, en dépit de ces désaccords internes, les Grecs paraissaient sur le point de l'emporter, c'est-à-dire d'obtenir l'annulation de la Constitution bicéphale de Chypre, cadeau des Anglais, et l'érection de l'île en une province ou État unitaire, s'engageant simplement à respecter les minorités implantées sur son sol.
Or voilà qu'au moment où les communistes chypriotes arrivaient presque à leurs fins, tout est remis en cause après le voyage que le vice-premier ministre soviétique Podgorny et quelques autres personnalités russes -- viennent de faire en Turquie au mois de janvier dernier.
Que s'est-il passé ?
Pour le comprendre, il faut se rappeler que la Turquie de Mustapha Kemal (Ata Turk) est née à peu près en même temps que la Russie soviétique, sa voisine, et a été élevée dans les mêmes idées laïques qu'elle. La Turquie moderne et la Russie des Soviets ont toujours fait bon ménage jusqu'au jour où Staline, après la guerre, faisant un accès d'impérialisme, lui adressa brusquement une sorte d'ultimatum comportant droit de passage à travers les Détroits, rectifications de frontière et exigence de réformes « démocratiques » qui l'eussent réduite à l'état de vassale. Sous cette menace inattendue, la Turquie s'était jetée dans les bras des États-Unis et de l'O.T.A.N., où elle est encore.
Il y a quelques semaines Podgorny revenait prendre contact avec elle. Il reconnaissait publiquement que la Russie soviétique et stalinienne avait eu tort vingt ans plus tôt. Il offrait à Ankara des accords économiques, techniques, culturels que le gouvernement turc était d'autant plus enclin à accepter qu'ils avaient sans doute comme contrepartie tacite ou secrète la suspension du soutien apporté aux communistes chypriotes.
95:92
Jusque là, la Russie soviétique avait cherché à subvertir ce coin de la Méditerranée en utilisant le Parti communiste de la petite île « indépendante » de Chypre. C'est tout ce qu'elle avait sous la main. Mais voilà que s'offrait à elle, pour faire pièce à l'Occident une occasion inespérée, aux perspectives beaucoup plus vastes. Se réconcilier avec la Turquie, c'était neutraliser l'appartenance à l'alliance atlantique d'un grand pays de vingt millions d'habitants, arracher peut-être un jour à l'O.T.A.N. son armée (un million d'hommes) qui passe pour une des meilleures du monde, préparer psychologiquement les voies à un arrangement de transit maritime à travers les Détroits pour mieux soutenir les adversaires de l'Occident en Méditerranée...
Entre les deux, la Russie soviétique n'a pas hésité : elle paraît « laisser tomber » doucement Mgr Makarios, qui ne cache pas son dépit.
Peut-être aura-t-elle encore changé de politique quand ces lignes seront publiées. Mais la moralité de l'histoire restera la même : que ce soit à Chypre, en Grèce ou dans tout autre pays, les partis communistes ne sont pas, comme les autres partis, des groupements cherchant à promouvoir ce qu'ils croient être, dans leur optique, l'intérêt des populations ; ils ne sont que des pions aux mains d'un organe central de subversion qui les avance, les joue ou les abandonne sans humanité dans le but exclusif de répandre la révolution mondiale.
Voilà aussi quelque chose qu'on pourrait, à l'occasion, ne pas laisser ignorer aux lecteurs des publications qui se vendent dans nos églises.
Paul AUPHAN,
ancien Secrétaire d'État à la Marine.
96:92
### Ombres et lumières de l'ennui
par Jean-Baptiste MORVAN
LES PÉRIODES où le monde environnant semble manifester ses insuffisances sont peut-être surtout celles où l'esprit a perdu son art et ses méthodes. Nous nous lamentons volontiers sur de fausses pertes, nous déplorons des lacunes qu'un renversement de nos conceptions quotidiennes nous ferait considérer comme des biens. Les siècles passés du christianisme étaient assez familiarisés avec St Paul pour admettre continuellement, journellement, la coexistence d'une vie quotidienne de gains et de pertes concrètes, de soupes, de louis d'or et de maux de dents, avec une autre vie complémentaire et paradoxale, infiniment supérieure à l'autre et capable de rendre à l'homme sa véritable image et son élasticité d'âme. La reconquête du monde par l'esprit tient souvent à une stratégie du paradoxe. On doit toujours repenser le vieux principe philosophique disant que « l'idée d'une pointe n'est pas pointue » il est périodiquement oublié et n'est jamais profondément admis. Disons aujourd'hui que l'idée de l'ennui n'est pas forcément ennuyeuse ; si elle l'est, ce n'est point nécessairement par son sujet même. Ajoutons que la façon d'en parler (malgré le « nouveau roman » et le « nouveau cinéma » qui finiront bien par sortir de leur état présent), n'a pas non plus à se teinter d'ennui et à mesurer ses rythmes sur celui du temps ennuyeux.
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Ceux que l'ennui serre à la gorge, ceux qu'il semble près de tuer, pratiquent en général et le plus souvent à leur insu la philosophie sensualiste du XVIII^e^ siècle ; la mélancolie romantique et le spleen baudelairien en dérivent probablement. L'esprit n'étant plus qu'une collection de sensations photographiques, l'idée d'une pauvreté passe pour être un appauvrissement de l'esprit, que cette pauvreté soit d'ordre pécuniaire ou d'ordre intellectuel et imaginatif. Il n'est que de voir avec quel sursaut horrifié Voltaire se détourne de la théorie pascalienne du divertissement. Le sensualisme et l'expérimentalisme ayant été appliqués au domaine des techniques et des mécaniques, D'Alembert, dans le « Discours préliminaire à l'Encyclopédie », et Diderot dans son « Essai sur les Études en Russie », en arrivent à concevoir un humanisme technique où l'enrichissement de l'esprit est fonction de la richesse et de la complication des mécanismes qui s'offrent à sa compréhension et à son pouvoir créateur : « D'ailleurs il y a dans les arts mécaniques les plus communs un raisonnement si juste, si compliqué et cependant si lumineux, qu'on ne peut assez admirer la profondeur de la raison et du génie de l'homme, lorsque tant de sciences plus élevées ne servent qu'à nous démontrer l'absurdité de l'esprit humain. » Notre siècle a trop bien repris pour son compte la théorie de Diderot ; on peut se demander si les formes actuelles d'érosion de l'esprit, les aspects de l'angoisse, les sentiments de déréliction et d'absurde n'ont pas les mêmes causes, que l'ennui dont se plaint déjà si vivement la fin du XVIII^e^ siècle.
Cette époque chercha le remède sans vouloir en connaître les causes ; elle combattit l'ennui intellectuel par un recours aux émotions du sentiment, toutes plus ou moins calquées sur l'émotion érotique. Cette sensibilité usa vite ses ressources illusoires, et à la veille de la Révolution, révélait déjà nettement sa véritable nature. Aux lacunes psychologiques créées par le sensualisme expérimental, elle croyait trouver un palliatif dans la sensualité, qui n'en était au fond qu'un autre aspect ; on aboutissait à une sensualité expérimentale. A nous de nous demander si nous ne suivons pas le même chemin. Du reste Laclos et Sade ne manquent pas de laudateurs dans nos années soixante. Pour le reste, on conservait l'idée que si l'homme restait malheureux, c'était parce que le progrès des lumières, et le perfectionnement des techniques, restait lent, imparfait et contrarié par de mauvais esprits, insensibles à la faim du monde. Nous ne sommes nullement désireux d'entraver l'essor de l'enseignement technique comme le capucin imaginaire de Voltaire qui voulait briser le « semoir à cinq socs » du Sieur Aveline, bourgeois de Troyes. Mais la difficulté consiste à ne pas accepter en même temps la philosophie des héritiers de Diderot.
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On me rapporte le propos d'un maître de l'enseignement technique : « J'en suis arrivé à avoir de l'univers une conception technologique. » Cela dit sans détresse aucune par un homme d'âge déjà mûr, et assez bien pourvu d'humanité cordiale. Mais la jeunesse ? Serait-il meilleur qu'on écarte d'elle toute tentation d'esprit qui l'empêche de savourer à longueur de temps les satisfactions bues à l'abreuvoir de la pensée technologique ? Nous ne pouvons y croire ; et qui pourrait se dissimuler que des événements extérieurs viendront toujours briser ces systèmes clos, de construction précaire, où l'ennui rentrera à flots comme l'eau dans une vallée par un barrage crevé ? Même sans cela, n'one savons bien aussi que tous n'arriveront pas à la perfection technologique de l'esprit. Nous-mêmes, si nous échappons aux systèmes doctrinaux, nous n'éliminons pas pour autant la vague tristesse qui est le lot commun, car nous ne pouvons faire autrement que de subir notre temps.
Une certaine fatigue, des moments de scepticisme après des périodes de lutte et d'effort, nous imposent malgré nous une attitude d'acceptation du fait accompli, pratiquement l'état d'âme dépeint par la philosophie sensualiste. Ainsi, à certaines époques, au fond des maisons françaises, songent et rêvent des gens qui n'attendent plus rien des gouvernements, des nouvelles, des aventures, et qui vivent en regardant par leurs fenêtres d'autres personnes qui elles-mêmes rentrent à la maison, l'air morne, et ferment leurs portes. C'est ainsi que la crise morale de 1830 frappa des esprits peu nourris de doctrine et enclins à penser harmonieusement selon un mouvement préalablement acquis. Un Lamartine et un Vigny acceptent plus ou moins les impératifs idéologiques nouveaux, sans toutefois émerger de leur retraite et de leur tristesse. Flaubert et Baudelaire n'ont-ils pas été semblablement atteints par la crise de 1848 ? De nos jours, la révolution de 1945 suivie de la catastrophe algérienne, peut enfanter des mélancolies assez semblables. On pourrait dresser, dans l'histoire des idées en France depuis 1789, un arbre généalogique de l'ennui.
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Tout le monde ne s'en console pas en écrivant des chefs-d'œuvre, encore ceux qui en sont capables doivent-ils en conscience se méfier des résultats sur le public et sur eux-mêmes. Et rien ne dit que les crises ne suggèrent la création des chefs-d'œuvre que par les mélancolies d'acceptations mal résignées. Renoncer à d'autres voies spirituelles, c'est se refuser à d'autres chefs-d'œuvre, et surtout à ces chefs-d'œuvre non écrits que sont les vies intérieures des hommes ordinaires. L'ennui des déceptions d'ordre général et collectif réunit autour de lui, concentre et polarise toute sorte d'autres causes d'ennui au long des heures de la vie courante. Et c'est sur celles-ci d'abord qu'on peut faire porter la lutte et le refus.
Serait-il téméraire de penser que l'ennui envahit les âmes dans les temps où la pratique de l'action de grâces diminue jusqu'à être totalement oubliée ? L'élimination tacite des sujets métaphysiques et religieux, l'asservissement aux mécaniques et aux mécanismes détruit ce qui était à certaines périodes, une loi psychologique collective, une réaction instinctive et personnelle aux accidents et incidents de l'existence quotidienne. Les actions de grâce se plaçaient à des moments précis du jour, par exemple aux repas, à l'heure où l'on écoute actuellement la serinette des informations radiophoniques, le dernier coup d'État au Viet-Nam. Les « grâces », comme le « Bénédicité » deviennent à partir du XVIII^e^ siècle des coutumes rurales, sans doute parce qu'elles se réfugient dans un monde où l'efficacité propre des activités personnelles reste assez indépendante des tintamarres collectifs, de leurs scandales réels comme de leurs publicités illusoires. Elles donnaient pourtant un sens à la présence des choses et impliquaient davantage notre personnalité dans nos actions. La musique pouvait accompagner le repas du Roi ou du Bourgeois Gentilhomme, la prière était aussi une musique pour le repas du pauvre et elle lui était commune avec le Roi. Tout cela semble aujourd'hui insolite -- je me souviens d'un reporter qui avait vu avec stupéfaction un riche Irlandais arriver au restaurant dans une luxueuse voiture, et avant de s'attabler faire dévotement son signe de croix.
La pratique serait à renouveler. On peut toujours commencer par prendre de l'eau bénite, comme dit Pascal. En tout cas nous avons le devoir de lutter contre la tyrannie de l'ennui, même si nous ne pouvons supprimer d'emblée, par quelque puérile méthode Coué, la présence de ces lacs amers, de ces zones mortes d'abandon. Car l'ennui est le lieu, où s'installent à notre insu les idées et les doctrines mêmes que nous nous sommes jurés de ne pas accepter.
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L'ennui de l'homme de 1965 fait peur, et pas seulement chez les blousons noirs. Il fourmille d'insectes impurs et de virus de contagion. Comment se défendrait-on ? Les méthodes spirituelles de saint Ignace ou de saint François de Sales excitaient l'esprit à former des images riches de contenu moral et de sens religieux, tantôt sur le mode grandiose et tantôt sur le mode plaisant. L'homme de notre temps est saturé d'images et dépourvu du pouvoir d'en créer qui lui soient personnelles. Si l'ennui n'était que vide, absence et négation pure, il présenterait sans doute une impossibilité, car pour le remplir il faut en avoir envie. Mais si nous le concevons comme un monde hostile, qui ne nous appartient pas et où l'ennemi déjà s'installe, l'idée d'une stratégie de reconquête va trouver sur quoi s'appuyer.
Nous pouvons alors voir surgir les images qui nous permettront de nous détacher de l'ennui, d'extérioriser cet état langoureux que nous sommes bien près de chérir passivement comme le signe de nos mérites déçus. Nous sommes, les éclaireurs et les explorateurs de l'ennui. Il faut franchir l'ennui, rechercher le gué, avoir la patience de retrouver le sentier au coin d'un roncier apparemment infranchissable. Nous sommes les sentinelles placées à l'orée de l'ennui : il nous faut consentir à rester devant un quart d'heure de plus, puis un autre quart d'heure encore. Nous avons à exploiter le jeu de piste de l'ennui. Nous découpons et notons comme précieux le gris sale, mystérieusement intime, du crépi de quelque mur de village, sur un fond de pommiers embrumés ou lavés de pluie maussade. Nous interrogeons les portraits trop vus, les hauts de maisons que jamais on ne regarde.
Nous sommes les paysans de l'ennui. Les heures de l'ennui sont un terrain avec quelques pauvres récoltes. L'ennui est un champ de sarrasin aux fleurs pâles, puis porteur de grappes de grains noirs sur de maigres gerbes. La galette n'est pas la nourriture des rois, mais bon an mal an, la récolte est assurée. Agriculture de l'ennui : certains auteurs se sont donné pour tâche de battre l'ennui comme le blé au fléau. Il semble que ce soit parfois le cas de Péguy. Nous sommes les tisserands de l'ennui, nous travaillons à sa toile d'ombre grise, nous tricotons les minutes de l'ennui, nous en faisons une tapisserie. Les Anges finiront bien par nous aider et y glisseront quelques fils d'une nuance plus tendre.
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Nous sommes les bûcherons de l'ennui, ce bois dévasté qui donnera au moins quelques fagots. Nous sommes les bateliers de l'ennui, le chapelet deviendra le rythme de nos rames ; ce rosaire trop décrié, par un jansénisme simpliste, c'est Dieu qui déjà reprend sa part dans les mécanismes moroses du divertissement. Nous luttons contre l'ennui en revêtant la tenue camouflée de l'ennui même, avec sous ses grisailles un désir patient de reconquête. Nous appliquons à une part de l'ennui les images tutélaires qui préservent sa part de fertilité imprévue.
Quant à ce qu'il garde d'irréductiblement hostile, accablant et étranger, nous possédons là encore une défense. Telle heure d'ennui peut être symbolisée par l'esquisse d'un personnage acariâtre, ridicule, semblable à certaines caricatures littéraires de Dickens ; on peut encore imaginer l'ennui sous la forme burlesque d'une salle d'auberge mal tenue. Nous gagnerons déjà, en pratiquant ces initiations préliminaires, à ne pas nous représenter nous-mêmes sous les traits du Roquentin de Sartre ou de l'Étranger de Camus. Habillons nos tristesses et nos nostalgies, ne laissons pas les autres leur offrir des vêtements tout faits. Car les vraies nostalgies sont sans nom et sans visage, elles montent comme une vibration dans l'air, comme un remous dans l'onde ; ensuite elles trouvent toujours des prétextes et des griefs dans le monde concret. Elles peuvent devenir funestes et meurtrières si elles me deviennent pas pittoresques. On me dira que les images proposées précédemment sont archaïques et en dehors du monde quotidien de la plupart des hommes du temps. Je le crois bien, leur pouvoir d'exorcisme intellectuel réside justement dans la densité de leur héritage poétique, dans le fait qu'elles impliquent déjà un intervalle ménagé. L'homme qui lutte contre son ennui est déjà, à l'état élémentaire, un écrivain classique qui ne craint pas de reprendre les thèmes anciens. Et sa première formation littéraire, celle qui est apte à créer en chacun une vraie « démocratisation de la culture » comme on dit, c'est la pratique des paraboles et des maximes évangéliques. Elle seule peut être simple en étant haute. C'est une opinion toute personnelle, mais il me semble parfois que les plus scandaleuses des maximes sartriennes prennent leur puissance mnémotechnique dans leur aspect de béatitudes à l'envers, de caricature de paraboles. Autrement l'absurde des existentialistes n'est pas un ennui à possibilités littéraires car il reste à mi-chemin des problèmes : il se refuse à la colonisation de l'ennui comme à toute autre colonisation. Il n'accepte rien, mais il accepte l'ennui, il parie pour l'ennui.
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Au fond, la France s'est peut-être toujours ennuyée. L'esprit français, dans ce qu'il a de pétillant, n'est que de l'ennui vaincu et assimilé. Il ne sert à rien de dire « Soyons gais, soyons Français, nous sommes toujours le pays de Voltaire et de Sacha Guitry. » Nous ne gagnons rien à brûler des cierges devant ces statues-là. Et de ce point de vue les délectations moroses du « nouveau roman » sont plus intéressantes à étudier que les épigrammes les plus galamment troussées du XVIII^e^ siècle ; je les relis périodiquement mais ne les admire que comme des feuilles mortes. C'est un esprit de simple consommation, qui ignore de quoi il s'est tout d'abord nourri. Aujourd'hui, l'esprit français est à refaire.
On ne peut se dispenser de cette tâche. Les technocraties diverses peuvent gronder et remâcher le mot de Voltaire : « Le travail éloigne de nous trois grands maux, l'ennui, le vice et le besoin ». Mais ils le comprennent de travers à la façon du ridicule pessimiste Martin, l'antithèse de Pangloss : « Travaillons, sans raisonner, c'est le seul moyen de rendre la vie supportable. » Encore faut-il avoir l'envie de cultiver son jardin, et notre temps nous donne de bien peu désirables jardins. Le « Vous n'avez qu'à travailler » n'a jamais enlevé à certains la tentation d'une dose massive de gardénal. Et nous ne saurions mieux conclure ces réflexions trop courtes et trop longues que par les mots du Saint-Père à Saint-Pierre de Rome, lors de la messe de Noël 1964 : « Il faut réveiller la sympathie humaine, l'affection simple, pure et généreuse, la poésie des choses et l'amour dans le cœur de l'homme moderne, ce cœur de papier, d'acier et de béton. »
Jean-Baptiste MORVAN.
103:92
### Anomalies et omissions dans l'histoire de Lourdes
par Henri MASSAULT
Henri Massault a déjà publié dans *Itinéraires* trois articles sur « Les origines du mercantilisme à Lourdes », articles parus dans notre numéro 85 de juillet-août 1964, dans notre numéro 87 de novembre 1964 et dans notre numéro 90 de février 1965.
Il continue dans notre revue sa série d'études sur l'histoire de Lourdes.
Dans ses précédents articles, comme dans celui-ci et dans les prochains, les sources utilisées et les originaux des textes cités se trouvent aux « Archives Lasserre et Peyramale » conservées à Mauzac-Saint-Meyme (Dordogne).
\*\*\*
104:92
L'apport original et nouveau d'Henri Massault est l'utilisation méthodique de ces Archives qui ont été jusqu'ici mal connues, voire ignorées, ou même rejetées a priori avec une partialité de plus en plus évidente.
L'étude approfondie des Archives Lasserre et Peyramale -- leur étude non point unilatérale, mais menée en corrélation avec les autres fonds déjà connus -- renouvelle considérablement l'état de la question. Il est désormais impossible d'écrire une VÉRIDIQUE histoire de Lourdes sans tenir compte de ces Archives et des travaux, parus et à paraître, d'Henri Massault.
\*\*\*
A tous ceux qui s'intéressent à ces problèmes, la Direction de la revue *Itinéraires* croit utile de donner la triple précision suivante :
1. -- Les Archives Lasserre et Peyramale sont accessibles, sur justification de droits et qualité, aux personnes désireuses d'en connaître. Écrire en ce cas à l'adresse suivante : « Archives Lasserre et Peyramale », Mauzac-Saint-Meyme, Dordogne.
2. -- Les personnes qui souhaitent entrer en communication avec Henri Massault peuvent naturellement lui écrire à l'adresse de la revue : M. Henri Massault, Rédaction de la revue *Itinéraires,* 4, rue Garancière, Paris VI^e^.
105:92
3\. La revue *Itinéraires* est ouverte aux communications éventuelles des historiens et autres spécialistes qui auraient des précisions ou des objections à apporter aux travaux d'Henri Massault.
Jean MADIRAN.
Recours à Lourdes\
après la défaite de 1871
« Dans les grandes calamités publiques, les peuples chrétiens n'ont pas de pire ennemi que la *Désespérance.* N'est-ce pas afin de nous prémunir contre ce mal que la Sainte Vierge, après avoir pleuré à La Salette sur les fautes et les malheurs de la France, lui sourit maintenant à Lourdes comme pour ranimer son espoir ? ([^15]) »
Cet appel s'adressait à tous les Français, à la fin de 1871, pour leur demander de participer à une *Manifestation de Foi et d'Espérance* qui devait avoir lieu l'année suivante devant la Grotte de Massabielle.
Le 1^er^ octobre 1871, un prêtre du diocèse de Dijon, l'abbé Chocarne, accompagnait un ami à Lourdes. Il était très abattu par la récente défaite et par les désordres politiques. Le spectacle des nombreux pèlerins et la ferveur des processions ranimèrent si bien son courage qu'en célébrant la messe dans la chapelle du Rosaire de la future Basilique, il résolut d'amener toute la France puiser comme lui ce même réconfort aux pieds de Notre-Dame ([^16]).
Il en parla tout de suite au Supérieur des Chapelains, le Père Sempé, qui trouva l'inspiration magnifique, à la condition de la bien interpréter et de tout préparer avec soin. Selon lui il convenait avant tout qu'un aussi grand Pèlerinage ne se présentât pas les mains vides. Il importait donc de prévoir une offrande très considérable.
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On pourrait aussi demander aux nombreux sanctuaires dédiés à la Sainte Vierge de se déclarer vassaux de celui de Lourdes en lui apportant ce jour-là, pour le décorer, des bannières brodées à leurs chiffres. Enfin il ne faudrait pas laisser improductif le zèle de tous ceux qui seraient dans l'impossibilité de venir assister à la Manifestation : il n'y aurait qu'à leur faire signer, en gage de leur pieuse adhésion, des feuilles de... souscription ! La générosité serait stimulée par la promesse d'inscrire sur un livre d'or les noms des donateurs d'au moins cent francs, et ainsi on aurait peut-être de quoi donner des orgues à la chapelle.
Le P. Sempé envisageait les avantages matériels du projet en bon administrateur, sans voir qu'il s'écartait de l'intention purement spirituelle de l'abbé Chocarne et des préceptes évangéliques sur l'aumône secrète, seule agréable à Dieu. La souscription devint pour lui la première « condition essentielle de la manifestation ». Pour masquer son utilitarisme, il déclara que les orgues chanteraient « au nom de la France les gloires de l'Immaculée Conception ». ([^17])
En fait il imprégnait de mercantilisme ce qui lui était proposé comme un élan de foi, et ce qui aurait dû le rester toujours, sans aucun mélange de profit pour qui ou quoi que ce soit.
Rentré à Beaune, l'abbé Chocarne confia son idée et les consignes du P. Sempé à une de ses paroissiennes, Mme Maurice de Blic, qui fut, avec un dévouement sans bornes, l'élément laïc de cette entreprise. Notre-Dame de Lourdes a souvent employé des laïcs. L'Action Catholique n'est pas une découverte contemporaine. Elle a eu, au siècle dernier, des précurseurs et des exemples admirables ([^18]).
Il a fallu cette secrétaire providentielle pour réaliser le premier Pèlerinage National à Lourdes. Elle constitua aussitôt un Comité de plus de cent membres et fit répandre partout la circulaire citée ci-dessus d'où rayonnait l'Espérance, et où l'idée des bannières et des orgues n'avait guère d'importance en regard du but spirituel du projet.
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Mise en garde\
contre le mercantilisme
La notoriété d'Henri Lasserre comme historien de Notre-Dame de Lourdes incita Mme de Blic à requérir son appui : « Le but de notre entreprise, lui dit-elle, c'est une manifestation de foi. La quête pour les orgues est *très secondaire*. Nous désirons beaucoup sa réussite, mais *très au second plan*. J'ai pensé, Monsieur, que personne mieux que vous ne comprendrait le but de notre Comité et que vous voudriez bien être un de nos représentants à Paris, et plus tard un des délégués à Lourdes » pour propager l'idée et faire insérer la circulaire dans les journaux ([^19]).
L'écrivain promit de s'associer de tout son cœur au mouvement qui ferait « ployer les genoux de notre malheureux pays devant Notre-Dame de Lourdes ». Mais il déclina l'honneur d'être, dans la Capitale, un représentant de cette œuvre. « Outre que je suis souvent hors de Paris, dit-il, et que je vis dans une grande retraite, je me suis fait une loi de ne me mêler en rien de ce qui, sous une forme quelconque, aboutirait à demander, pour le sanctuaire que je vénère, des souscriptions ou des envois de fonds, à la piété publique, laquelle d'ailleurs comble de dons spontanés l'œuvre de la Grotte \[...\] J'ai eu la cruelle douleur de voir le commerce et les abus établir leur exploitation à l'ombre même \[de la Grotte...\] je crains que cette forme de souscription donnée à votre pieuse entreprise n'en restreigne la réussite ([^20]). »
On voit que Lasserre refusait de se mettre en avant. Cela n'empêchera pas le P. Sempé et ses continuateurs de l'accuser d'avoir toujours recherché les rôles importants.
L'afflux des adhésions montra tout de suite que le projet était viable et pouvait même obtenir un grand succès. Alors les *Annales de N.-D. de Lourdes* s'empressèrent d'annoncer la *Manifestation Nationale* en laissant voir assez lourdement un grand désir de l'exploiter au maximum : « Nous espérons que la même charité qui aura offert les orgues donnera successivement le mobilier et les vitraux, l'escalier monumental, la maison des missionnaires, les quinze chapelles du Rosaire... » ([^21])
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Comment les Chapelains se seraient-ils arrêtés dans la voie du lucre puisque, depuis six ans qu'ils étaient à Lourdes, ils ne comprenaient pas encore combien ces soucis d'argent étaient néfastes.
Le Comité vit que les craintes de Lasserre étaient justes la quête risquait d'atténuer la ferveur de la pieuse croisade. Il répandit donc aussitôt une nouvelle circulaire : « Nous croyons nécessaire... d'expliquer à tout le monde que notre œuvre n'a *qu'un seul but,* celui de réunir sous la forme de signatures un nombre immense d'*actes de foi et d'espérance* en la toute puissante intercession de la Très Sainte Vierge, Patronne de la France. Si nous demandons quelque'obole aux personnes qui nous donnent leur adhésion, c'est afin d'être assurées que leur démarche est sérieuse. La réunion de ces oboles nous permettra *seulement* de ne pas arriver les mains vides ([^22]). »
Réaction de la presse athée
Certains journaux s'alarmèrent devant l'extension de ce mouvement qui recueillait des sommes énormes tout en se prétendant spirituel avant tout. *Le Siècle* s'insurgea : « La France trouve devant son progressisme un clergé qui corrompt la raison publique par les inepties de la Grotte de Lourdes, par les mensonges de La Salette, par les pratiques de la plus ridicule superstition. Tout cela est-il vrai, profondément vrai ? Nous en appelons à tout homme de bonne foi ([^23]). »
Les sectaires qui s'aventuraient sur ce terrain ne tardaient pas à le regretter, car ils voyaient surgir M. Artus, avec son fameux Défi ([^24]), et sa plume qui se faisait souvent aider par celle de Lasserre, autrement redoutable ([^25]). « Je suis cet homme de bonne foi, Monsieur, riposta-t-il au *Siècle.* Mon Défi n'a pas rencontré parmi les fiers ennemis du catholicisme un seul homme qui ait osé tenir le pari...
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J'affirme ce que vous niez ; vous niez ce que j'affirme. Ou je mens, ou vous mentez. L'un de nous deux est un imposteur public, c'est-à-dire un misérable... Je vous mets en demeure de tenir le pari... J'accepte pour juges trois membres quelconques de l'Institut ou de l'Académie de Médecine ([^26])... »
Le brouillon de cette lettre est de la main de Lasserre. Il porte ici les mots : « fussent M. Renan et M. Littré ». Le polémiste n'était donc guère implacable puisqu'il avait la droiture et la charité de faire crédit à l'honnêteté de ses pires adversaires. Mais M. Artus ne transcrivit pas cette clause. Il la remplaça par : « tirés au sort » estimant nul de plein droit le jugement des Renan et des Littré « qui niaient a priori tout miracle ». ([^27])
Chaque fois les détracteurs de Lourdes se retiraient honteusement. Leur évidente certitude de perdre leurs billets de banque devenait même une sorte d'acte de foi qui dénonçait avec éclat leur mauvaise conscience. Les imprudents et les étourdis se taisaient eux aussi, car tous les journaux religieux d'Europe publiaient le Défi de M. Artus, et son texte était envoyé à tous les Directeurs et rédacteurs de feuilles anti-chrétiennes ([^28]).
Devant une prise de position aussi loyale, nul ne voulait se faire prendre dans un engrenage qui obligerait à jeter le masque de la libre-pensée, si commode pour combattre la foi de la multitude dans les miracles.
Après la presse, la science.
Partout en France la célébration du premier *Mois de Marie de Notre-Dame de Lourdes* augmentait encore l'enthousiasme général pour la « *Manifestation Nationale* »*.* La grande presse se voyait impuissante à la décourager. La date était maintenant officiellement fixée au 6 octobre.
Malgré ses déboires, l'opposition ne voulait pas désarmer. Elle crut que, sous le couvert de la science, un certain Docteur Voisin allait lui fournir une bonne arme. Cet aliéniste de la Salpetrière eut l'audace de déclarer dans son cours :
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l° « Le miracle de Lourdes a été affirmé sur la foi d'une enfant hallucinée qui est depuis tenue enfermée dans le Couvent des Ursulines de Nevers. »
2° « J'ai encore aujourd'hui dans mes salles une femme qui, depuis son adolescence, voit la Sainte Vierge dans le Ciel, et qui a ainsi rempli le principal rôle dans le miracle de La Salette. »
Affirmation nette, précise, parfaitement convaincante pour les sectaires, les indifférents et les ignorants qui firent confiance à la haute autorité d'un homme de science comme le Docteur Voisin, supposé a priori incapable de rien avancer sans avoir fait tous les contrôles nécessaires.
Le même procédé sera employé contre Lasserre : le P. Sempé suscitera des affirmations nettes, précises, parfaitement convaincantes pour des auteurs comme l'abbé Laurentin qui feront confiance à la haute autorité d'hommes d'Église comme Mgr Forcade, Mgr Langénieux, le P. Cros, l'abbé Moniquet, etc., supposés a priori incapables de rien avancer sans avoir fait tous les contrôles nécessaires !
Mensonges et calomnies en l'un et l'autre cas !
Ni la voyante de La Salette, ni Bernadette Soubirous n'ont jamais été en traitement ni internées nulle part. Mais pour ne pas s'incliner devant des Apparitions surnaturelles et au lieu de consentir à un examen officiel des miracles, les esprits forts préférèrent se courber très bas et sans rien vérifier devant le soi-disant savant qui les bernait.
*L'Union Médicale* s'empressa de publier la déclaration du Docteur Voisin ([^29]). *Le Siècle* la commenta avec l'espoir que le prestige de son auteur intimiderait les catholiques. Il critiquait le mercantilisme et s'indignait que l'on exploitât des lubies d'aliénées pour faire de l'or. « Ainsi, écrivait-il, à l'origine de deux miracles, deux folies et deux folles !... Si les pauvres gens qu'on abuse les savaient en traitement... ils se reconnaîtraient victimes d'une odieuse exploitation et se déclareraient guéris de leur crédulité ([^30]). »
M. Artus réagit aussitôt en prenant à parti le faux savant personnellement. Il opposa un démenti catégorique à ses allégations et le somma de tenir l'enjeu de son Défi public ([^31]).
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Le Docteur Voisin perdit alors toute dignité. Il montra sa mauvaise foi en ne répondant rien à cette lettre, même après sa publication dans les journaux ([^32]). Il ne bronchera pas davantage devant l'affront que lui infligera le Président de la Société des Médecins de la Nièvre en se portant garant du parfait état mental de Bernadette ([^33]). Il restera de même absolument muet quand l'Évêque de Nevers l'invitera, par lettre ouverte, à venir constater lui-même « scientifiquement » que Sœur Marie-Bernard n'est ni enfermée, ni aux Ursulines, ni suspecte d'aucun déséquilibre ([^34]).
L'opposition impuissante en vient aux coups.
Malgré ses prétentions savantes, cette arme contre les pèlerinages échouait donc lamentablement. Les fidèles continuaient à affluer vers tous les sanctuaires. A Lourdes, où les guérisons extraordinaires se multipliaient, le grand rassemblement d'octobre s'annonçait comme le meilleur démenti de ces sottes calomnies quand, au mois d'août, survint à Grenoble un vif incident qui suggéra un nouveau moyen d'empêcher ces voyages de dévotion.
En se rendant à La Salette, un groupe assez nombreux de membres de l'*Association de Notre-Dame de Salut* ([^35]) fut attaqué à coups de pierres par une bande de voyous. Pour toute riposte, les Pères de l'Assomption, qui conduisaient la pieuse cohorte, organisèrent immédiatement le fameux *Comité Central des Pèlerinages*, propagandiste, encore de nos jours, d'innombrables Pèlerinages à Rome, en Terre Sainte, à Lourdes, à Fatima, etc.
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Rien ne pouvait arrêter l'élan général. Au début de septembre 1872, Lourdes avait déjà reçu, en quatre mois, plus de soixante-dix mille visiteurs. L'Évêque de Nantes l'expliquait ainsi : « C'est pour protester contre l'apathie des hommes de notre temps à qui toute œuvre extérieure coûte et qui, pleins de feu pour leurs affaires, leurs intérêts et leurs plaisirs, sont de glace pour les choses religieuses et leurs intérêts éternels. C'est pour faire une manifestation publique de notre foi. » ([^36])
Quinze jours plus tard, deux mille pèlerins du diocèse de Nantes, dont trois cents prêtres, revenaient de Lourdes en trois trains spéciaux ([^37]). En débarquant ils se heurtèrent à une poignée de misérables qui, durant trois heures, dans la gare et aux alentours, les couvrirent d'injures et les maltraitèrent, avec la complicité tacite des autorités civiles qui ne firent rien pour arrêter ces scènes de sauvagerie. Seule l'armée intervint ; le Colonel du 12^e^ Dragons se fit molester. La canaille avait été grassement payée par des meneurs pour renouveler les violences de Grenoble afin non seulement d'alarmer dans toute la France les catholiques prêts à partir pour Lourdes dix jours plus tard, mais surtout afin d'empêcher le grand *Rassemblement National* par crainte de désordres publics ([^38]).
L'affaire fit grand bruit. Le Comité Catholique de Nantes adressa une pétition à l'Assemblée, à Versailles. L'Évêque protesta auprès du Gouvernement et prit l'attitude la plus énergique en déclarant que, loin de se laisser intimider par de tels agissements, il organisait tout de suite un prochain départ pour Lourdes, malgré l'opposition de la Préfecture ([^39]).
Le courageux Prélat envoya à tout son clergé une circulaire où il disait : « La presse presque entière a partagé nos sentiments, elle s'est indignée au nom de la liberté, au nom de la religion, au nom de l'humanité... Les instigateurs de ces troubles croient-ils lier la France et enchaîner son élan ? Ignorent-ils que dix-sept trains sont préparés par la Compagnie du Midi pour transporter, dans deux jours, des convois de nouveaux pèlerins ? Vont-ils y expédier leurs insulteurs ? » ([^40])
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Les insulteurs, en effet, se préparaient, eux aussi. Déjà « les journaux libres-penseurs répétaient en chœur que les pèlerins avaient voulu faire une *démonstration politique* » ([^41])*,* et que ces fêtes devaient « se terminer par une manifestation monarchique » (sic) ([^42]).
Le 4 octobre, à Clermont-Ferrand, lors du départ des Auvergnats pour Lourdes, quelques apaches tentèrent de renouveler les émeutes de Grenoble et de Nantes. Mais la population désapprouva hautement les cris et les huées. Là encore l'Évêque riposta en annonçant qu'il organisait un second pèlerinage quinze jours après ([^43]).
Le premier pèlerinage national français à Lourdes.
Enfin malgré la malheureuse souscription, les campagnes de presse, les entraves, les attaques et les échauffourées, le grand Rassemblement eut lieu le 6 octobre 1872. Les cérémonies se déroulèrent dans la piété et dans un magnifique enthousiasme patriotique.
L'énorme succès de la souscription avait fait penser aux incroyants que, depuis des mois, tout cet effort cachait et soutenait une propagande politique. Ils résolurent d'obliger le « complot » à se démasquer, en mêlant à la foule de Lourdes des agents provocateurs dans la ville et jusqu'autour de la Grotte. De nombreux témoins ont relaté des incidents, des « acclamations politiques » ([^44]) et la présence de sbires ayant « mission de crier : vive le roi ! pour *entraîner à en faire autant* » ([^45]).
Le mercantilisme avait donc empêché de voir le pur élan de Foi et d'Espérance de la France chrétienne.
Le Comité National de la Manifestation, averti de la présence de ces bandes d'agitateurs, loua Lasserre d'avoir paralysé leurs tentatives en affichant, avec courage et à propos, une proclamation aux pèlerins pour signaler le danger et recommander le calme et la vigilance ([^46]).
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« Pèlerins de France, disait l'historien, votre unique politique devant la Grotte de Lourdes est de prier, de vous convertir, de vous sanctifier et de devenir, en notre siècle mauvais, cette élite de justes qui eût sauvé les villes coupables » dont l'Ancien Testament raconte le châtiment ([^47]).
« Cet acte de haute prudence a déjoué d'odieux calculs. Notre fête est restée une fête purement religieuse, une fête de famille ; les préoccupations politiques ont été écartées. Ah ! si les Français voulaient multiplier ces *saintes importunités.* » ([^48])
Aucun cri séditieux ne trouva d'écho dans l'immense assemblée des fidèles heureusement avertis. Au contraire plusieurs directeurs de journaux sectaires et des fauteurs de désordre furent bouleversés « à la vue de l'attitude pleine de dignité, de calme et de recueillement des pèlerins. Ils avouèrent qu'ils s'étaient sentis désarmés devant la force morale de cette splendide manifestation religieuse. » ([^49])
Le Comité publia une longue relation des cérémonies, des sermons et de la grande procession des 302 bannières. Il insista sur la ferveur des participants qui avaient su conjurer tous les risques de troubles ([^50]). Dans ces 194 pages pas une ligne ne parle de la souscription, ni des orgues offertes à la chapelle.
L'histoire du premier pèlerinage national\
racontée à la manière du Père Sempé.
De son côté le P. Sempé écrivit l'histoire à sa manière et la publia. Selon lui le don des orgues avait toujours été la première condition du pèlerinage.
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Il insista sur « *l'aumône sollicitée partout* » sur « *le travail des quêtes* » sur la valeur de certaines bannières atteignant deux, trois et même, cinq mille francs ! Il traita enfin de « *fantasmagorie* » les dangers de désordres, en admettant toutefois que, mêlés à diverses autres causes, ces dangers avaient « arrêté un très grand nombre de pèlerins » qui, sans cela, seraient venus à Lourdes ([^51]).
Le Comité fut alors obligé de diffuser une rectification très nette pour « aider à un *redressement historique* sur l'origine de la Manifestation... L'Union... a favorisé une erreur fâcheuse \[en disant\] que l'offrande matérielle d'un grand orgue a été le premier but poursuivi... *Jamais on n'a fait cela pour des orgues !* » L'organe du Comité ajoute, la douleur dans l'âme, mais, bien entendu sans l'ombre d'amertume : « *Le démon trouve toujours le moyen de tout travestir.* » ([^52])
Onze mois plus tard, le 6 septembre 1873, le don du premier Pèlerinage National Français était solennellement inauguré dans la future basilique : les grandes orgues complétées par un orgue de chœur. Le tout avait coûté 47.000 francs ([^53]). Si, au dire des Chapelains, « le chiffre des adhésions signées doit dépasser trois cent mille » ([^54]), chaque souscripteur aurait pu ne verser que quinze centimes pour couvrir le prix des orgues. Or une moyenne aussi basse est tout à fait impossible, surtout si on tient compte des très nombreux dons de cent francs et bien davantage. Il est donc évident que le total des versements dépassa de beaucoup le prix des orgues.
Cette magnifique opération financière montre le P. Sempé sous son vrai jour. En cette occasion, comme en bien d'autres, ses entreprises lucratives ont entravé le développement spirituel du Pèlerinage en le faisant tomber sous le coup de la malédiction évangélique : « *Malheur aux riches* »*.*
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Il est bien étrange que, depuis cent ans, au lieu de considérer de tels FAITS et d'en tirer chrétiennement les conclusions qui s'imposent, certains historiens les aient cachés au public, ou aient négligé de les étudier loyalement, pour continuer à accorder au Supérieur des Chapelains le préjugé favorable qu'il exigeait de ses contemporains.
Si l'abbé Laurentin proteste qu'il n'a pas à s'occuper d'épisodes de ce genre, ou des ambitions territoriales des missionnaires de la Grotte ([^55]), ou des polémiques surgies autour de la Protestation de Bernadette contre la *Petite Histoire* des Apparitions ([^56]), parce qu'il veut rester EN DEHORS des querelles passées, il se prive et prive ses lecteurs d'éléments d'appréciation indispensables à la découverte de la vérité historique. C'est un moyen simpliste et peu sérieux de se tirer d'un mauvais pas car, avec le recul du temps, la place d'un historien est AU DESSUS des dissensions. Mais *pour les dominer il faut les connaître à fond,* puis en tirer, toutes les leçons, coûte que coûte.
Dans les recherches historiques, les documents servent généralement à reconstituer les faits avec exactitude. Mais l'inverse se produit aussi car *des faits bien établis enlèvent souvent toute valeur à des documents qui les ont relatés de façon fantaisiste ou tendancieuse.* De toutes parts l'abbé Laurentin était averti que le P. Sempé avait passé vingt ans d'activité débordante dans l'idée fixe de justifier ses moindres actes, de réhabiliter sa *Petite Histoire* et de discréditer ses contradicteurs, accumulant pour cela des masses d'archives, des témoignages dictés ou sollicités et ménageant même des « recoupements » pour mieux convaincre. Si, au lieu de reconstituer les faits d'après ces documents, l'abbé Laurentin avait *contrôlé la valeur des documents à l'aide de faits bien établis par ailleurs*, il aurait vu combien le Supérieur entraîné par la passion méritait peu de confiance. Il aurait achoppé contre de nombreuses erreurs et aurait compris que de telles sources étaient suspectes et ne permettaient pas d'élucider certains points d'un récit exact des Apparitions. Il n'aurait donc pas ajouté à la confusion et au doute, dont le démon se fait toujours des armes contre les manifestations surnaturelles.
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J'étais malade et vous m'avez secouru.
Aurait-il été possible d'éviter des divergences de vues comme celles qui avaient surgi entre les Chapelains et le Comité à propos du but essentiel du premier Pèlerinage National Français ? Aurait-on pu empêcher ces pénibles confusions entre les profits matériels et les intentions spirituelles ? Ç'eut été facile en supprimant *la coupure qu'il y avait à Lourdes entre le clergé et les laïcs.*
Mais le P. Sempé tenait beaucoup à cette coupure, car elle le mettait à l'abri de bien des contradictions. Il la favorisait chaque jour au sein des pèlerinages en invitant à sa table les prélats et les prêtres qui les accompagnaient. Il aimait présider ces assemblées où ses hôtes louaient hautement ses plans et ses idées. Si des commensaux n'étaient pas de son avis, ils n'osaient jamais le critiquer en face.
Il pouvait ainsi se cantonner dans les réalisations dont il avait souci : la magnificence des cérémonies et l'extension des sanctuaires. Il pouvait continuer à *ignorer bien d'autres nécessités que des laïcs lui auraient volontiers rappelées, comme les besoins des malades pauvres et ceux des pèlerins peu fortunés.* N'ayant rien à attendre de ces humbles visiteurs, il estimait qu'il ne devait pas s'en occuper. Si quelqu'un essayait de les secourir, il s'en montrait même irrité car c'était, selon lui, détourner de l'Œuvre de la Grotte des efforts et des générosités dont elle seule devait bénéficier.
Son esprit utilitaire lui faisait renverser l'ordre de la charité puisque les malades ne l'intéressaient qu'à partir du moment où leurs guérisons devenaient un moyen de propagande dont il pouvait parler dans ses *Annales*. Il voyait en eux des possibilités de miracles plus ou moins retentissants. Jusque là, peu lui importaient leur hébergement, leur transport à la Grotte ou comment ils étaient baignés dans l'eau miraculeuse.
Le Père Picard, le pieux organisateur des Pèlerinages Nationaux, agissait tout différemment. Son but était de procurer aux malades les réconforts *spirituels* que la Vierge de Massabielle dispensait à ses visiteurs bien portants. Il voulait aider ces malheureux à profiter avant tout des grâces du pèlerinage dont ils avaient besoin plus que quiconque.
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Il les entourait donc des plus grandes sollicitudes, surtout les non guéris, pour leur faire comprendre que la guérison corporelle est un « reste » *donné* PAR SURCROÎT à tous ceux qui cherchent d'abord la sanctification. C'est pourquoi il a obtenu tant de piété chez ses pèlerins, et aussi tant de miracles.
Pendant plus de cinquante ans l'Œuvre de la Grotte ne se souciera que de la constatation des miracles. Elle refusera de faire aucune dépense pour accueillir et soigner les malades. Ces réalisations charitables seront laissées à des initiatives étrangères au pèlerinage.
En décembre 1872 un chanoine de Tarbes, l'abbé Ribes, acheta le terrain où se trouve maintenant l'Hôpital des Sept Douleurs. Il était co-fondateur, avec une pieuse religieuse, Mlle de Saint Frai, d'une Congrégation pour le soin des vieillards. Il voulait créer à Lourdes un asile qui put recevoir aussi les malades pauvres venant en pèlerinage.
Cette entreprise ne cessera de se heurter aux pires difficultés. La première pierre sera bénite quinze mois plus tard. Puis à côté de la Grotte où coulent à flot les offrandes des pèlerins et les dons des miraculés, les murs ne s'élèveront qu'avec la plus extrême lenteur, *faute d'argent !* Il faudra attendre six ans avant d'y recevoir, -- dans un vrai chantier --, les premiers infirmes, qui seront ceux du sixième Pèlerinage National dirigé par les Pères de l'Assomption.
La chapelle sera bénite au bout de quinze ans ; les réfectoires seront construits après vingt-huit ans, en 1900. Pourtant les malades souffriront encore d'une grande pénurie de logement puisque ceux du 27^e^ Pèlerinage National se verront offrir par la Municipalité le vieux château de la ville ! ([^57]) Ce sera seulement en 1937-38 que l'on pourra achever les plans de 1874 ([^58]). Pendant tous ces délais les Chapelains auront dépensé des millions dans les différents sanctuaires pour les revêtir de marbres et de mosaïques infiniment moins utiles que le gîte nécessaire aux membres souffrants de Jésus-Christ !
Des *faits* comme celui-ci sont plus éloquents et plus vrais que bien des *documents...*
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Heureux qui aime la pauvreté.
Le P. Sempé aimait voir de grands rassemblements à Lourdes, mais il semble ne s'être jamais aperçu de la détresse de beaucoup de pèlerins.
La tradition rapporte qu'avant son départ pour Nevers, Bernadette avait eu souvent pitié des foules qui, encore à jeun à midi après les longs offices de la matinée et la communion, se trouvaient sans abri pour se restaurer avec les provisions que chacun avait apportées de chez soi. Elle ne leur voulait pas du confort, elle qui était messagère de pénitence, et habituée à la misère du foyer Soubirous. Mais au pied des Pyrénées le soleil d'été est brûlant, et les pluies tombent quelquefois bien drues. Elle avait souvent parlé au Curé de Lourdes, dit-on, et même à Lasserre, de son idée d'un refuge commode et surtout très simple où la foule pourrait s'abriter avec moins de distractions et moins de frais que dans les auberges de la ville.
L'historien, voyant que les Chapelains ne s'occuperaient pas de cette construction, songea à ajouter cet ex-voto à celui de son livre sur les Apparitions. Il demanda à l'abbé Peyramale s'il n'était pas « le seul qui pût intervenir utilement » pour cela ([^59]). Mais comment trouver un emplacement convenable ? Autour de la Grotte, tous les terrains appartenaient à l'Évêché. « Si le nouvel Évêque, disait-il encore, veut m'autoriser à faire dresser, soit autour de la maison épiscopale, soit au bord du Gave, des bancs de pierre et des tables pour les pèlerins, j'en serai des plus heureux ([^60]). » Il y avait alors dans l'île de Savy, autour du chalet construit par Mgr Laurence, quelques ombrages qui pouvaient favoriser ce projet.
Lors de sa première visite à Mgr Pichenot, évêque nommé de Tarbes ([^61]), Lasserre lui fit part de ses intentions « Des statues, des autels, des tapis, des tableaux, on en aura toujours, lui dit-il. Mais le reste, il n'y a que moi-qui en ai assez le sentiment pour le faire. A peu de chose près, j'y consacre non pas la dîme, mais le sixième des bénéfices que me donne en France *Notre-Dame de Lourdes* ([^62])*.* »
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Mais il apprit que, depuis la mort de Mgr Laurence les Chapelains se prétendaient héritiers du domaine de Savy et du chalet bien que le tout appartînt non au défunt, mais au diocèse. La fondation de l'abri s'en trouva donc retardée jusqu'à ce que le Conseil d'État et l'Administration des Domaines aient rétabli l'Évêché de Tarbes dans la légitime jouissance de ses droits ([^63]).
« J'ai pitié de cette foule ».
L'écrivain était alors absorbé par son *Mois de Marie de Notre-Dame de Lourdes* et par la réponse que Mgr Pichenot lui avait demandé de faire au *Mémoire Confidentiel du P. Sempé sur le Commerce des Chapelains.* A la fin de cette réponse, il écrivit -- « En assistant aux pèlerinages, j'ai été souvent, au milieu de ma joie, affligé d'un pénible spectacle. Entre le train qui les amène et celui qui les remporte, les pèlerins n'ont habituellement que quatre ou cinq heures à passer à Lourdes. Les processions, la double visite à l'Église et à la Grotte, la messe, les communions absorbent là dessus un temps considérable... Quand la messe est terminée, que se passe-t-il ? Les Missionnaires emmènent souvent chez eux tout le clergé. Les pèlerins sont dès ce moment comme un troupeau sans pasteur. » Pressés par le temps, ils se précipitent alors dans les auberges de la ville, au grand détriment de l'édification. Pour ceux qui ont apporté des provisions de voyage, il n'y a que deux petits bancs en aval de la Girotte et nul abri contre le soleil ou la pluie. « Jésus doit avoir grande compassion de ces peuples venus de loin pour honorer sa Mère... Je voudrais les mettre à même de se réunir en une immense et pieuse agape, comme en virent les commencements de l'Église. » Il demandait donc de bâtir à ses frais sur le terrain du diocèse une rotonde vaste et très simple abritant des bancs et des tables de pierre pour 1.000 à 1.200 pèlerins. « Au lieu de se disperser et de courir dans les auberges, les fidèles viendraient s'asseoir, par groupes de familles et d'amis à ces tables que domineraient d'un côté la croix du Sauveur, de l'autre la statue de Notre-Dame de Lourdes. Le clergé du pèlerinage consacrerait par sa présence le caractère religieux de ces grandes réunions. Autour des tables circuleraient librement, mais sous l'empire d'un règlement sévère qui assurerait l'ordre, tous les divers marchands de comestibles envoyés par les hôteliers et les aubergistes de Lourdes ([^64]). »
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Le P. Sempé essaya de s'opposer à ce projet. Il trouvait que l'on pouvait faire meilleur usage du terrain qu'il avait convoité pour sa Congrégation. Mais surtout il aurait bien préféré un don en espèces. Mgr Pichenot passa outre et donna la permission. Une solide construction s'éleva donc en août 1872, à peu près là où se trouve maintenant la Vierge couronnée. C'était une sorte de cloître circulaire d'aspect rustique et couvert en chaume, à la manière des granges pyrénéennes, bâties pour résister longtemps aux ouragans des montagnes. Le toit reposait non sur des murs, mais sur des piliers de bois recouverts de lierre et de vignes vierges pour éviter l'inconvénient bien connu des locaux fermés où le bruit des conversations monte insensiblement jusqu'à la fin du repas et dégénère en un vacarme fatigant et peu propice au recueillement. La surface couverte avait 110 mètres de tour et contenait 76 tables entourées de 350 mètres de bancs, le tout taillé dans la *peyra malle* (= pierre dure) du pays. Aux alentours 62 arbres furent plantés pour mieux couper le vent. L'accès fut facilité par un pont jeté sur le canal de Savy. Au centre, sous une grande statue de Notre-Dame de Lourdes ([^65]) une fontaine d'eau potable fut installée ainsi qu'une plaque de marbre rappelant que l'usage du tout était *gratuit* pour les pèlerins et pour les marchands de comestibles.
« Abri gratuit\
pour les repas des pèlerins »
Lasserre gardait toujours l'anonymat dans les dons qu'il distribuait avec ses droits d'auteur sur *Notre-Dame de Lourdes*. Il estimait que c'était juste et qu'il n'était pour rien dans le succès du livre écrit en ex-voto de sa guérison. Mais ici de nombreux amis lui firent valoir que son nom était nécessaire pour faire respecter une fondation qui déplaisait tant au P. Sempé. Une inscription mentionnant la gratuité avait donc été conseillée et rédigée, le 28 août 1872, en plein accord avec l'Évêché, par un saint prêtre, l'abbé Metge, archiprêtre de Perpignan, qui venait fréquemment à Lourdes, et par un laïc belge très dévoué lui aussi au Pèlerinage, M. Joseph de Hemptine ([^66]).
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Ainsi les foules allaient être protégées contre les entreprises lucratives des restaurateurs, et rien ne viendrait déformer les intentions charitables du donateur. En même temps la libre concurrence entre les marchands devait les contraindre à ne pas exagérer le prix des approvisionnements. Toute crainte d'être obligé de payer une rétribution était apaisée par des pancartes où on lisait : « Abri *gratuit* pour les repas des pèlerins. »
Dès le mois de septembre 1872, la Rotonde ne cessa d'être utilisée. Pour le grand Rassemblement National du 6 octobre, les Chapelains commandèrent à Bordeaux des charpentes en fer. Mais le mauvais temps empêcha absolument de dresser ce matériel et, au lieu d'être éclipsé, l'abri de Lasserre n'en fut que plus apprécié ([^67]).
L'enthousiasme général montra combien Bernadette avait eu raison. Le nouvel édifice était loin de ne servir qu'aux plus humbles. Ceux-ci y côtoyaient des évêques, comme Mgr de Périgueux, des académiciens, comme M. de Champagny, des directeurs de journaux comme Armand Ravelet. Au lieu de rester confinés dans le sanctuaire, la sainte fusion de la charité entre les chrétiens passait ici dans l'acte le plus banal de la vie courante. Tout le monde va compter désormais avec cette commodité. Les innombrables brochures relatant chaque Pèlerinage en feront le plus grand éloge et, quand l'édifice aura disparu, elles exprimeront longtemps le regret de sa suppression.
Les *Annales* des Chapelains furent même obligées d'en parler une fois : « Le lundi 7 octobre \[1872\] 540 pèlerins de Périgueux, ne pouvant trouver place dans les chapelles et à la Grotte entièrement remplies, s'abritèrent pour le Saint Sacrifice sous la Rotonde rustique que leur illustre compatriote, M. Henri Lasserre, a élevée sur la propriété de l'Œuvre pour les agapes fraternelles des pèlerins ([^68]). »
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Hostilité du P. Sempé contre la rotonde
Ces propos visaient à plaire au public et à mieux dissimuler l'animosité du Supérieur et sa rancune, car il essayait d'appeler encore « propriété de l'œuvre » ce que l'évêché venait d'arracher à son injuste convoitise ([^69]). Le compliment officiel des *Annales* était, comme de coutume ([^70]), la face avouable d'une *attitude double.* En effet, au même moment, il écrivait à l'Évêque, -- pour la faire imprimer et distribuer sous *le manteau* jusqu'à Rome --, une longue lettre de violences et mensonges contre Lasserre, accusé : « de se poser en haut seigneur et maître, évangéliste et apôtre au sanctuaire de Notre-Dame de Lourdes ; à la Grotte où, durant cet été, il introduisait qui il lui plaisait, où lui, LAÏC, pérorait journellement... ; dans la fête du 6 octobre, où il jetait solennellement son étrange *proclamation aux pèlerins de France ;* dans cette *Rotonde de chaume* dont les appuis pourrissent déjà, et dont plusieurs tables furent cassées aussitôt que placées ; dans cette fameuse Rotonde, don tant célébré de six mille francs, qui lui donne l'avantage de poser sa personnalité au premier plan devant Notre-Dame, de Lourdes, et le droit d'y faire graver sur le marbre ses *insinuations et ses calomnies* contre les prêtres qui vous (= l'évêque) remplacent en ce lieu de prière et d'édification ». Cet échantillon montre le ton des 32 pages in-8° dont Lasserre n'eut *jamais* connaissance, car il les aurait trop facilement réfutées ([^71]).
Les *insinuations et calomnies* dont parle ici le P. Sempé sont tout simplement la clause de gratuité pour les usagers de la Rotonde et la libre circulation des marchands de comestibles. Il s'était tout de suite senti visé personnellement, comme dans la 31^e^ prière du *Mois de Marie de Notre-Dame de Lourdes* ([^72])*,* par une légitime barrière élevée contre le mercantilisme.
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Il était indigné qu'une fois de plus un laïc, qui comprenait avant lui et mieux que lui les besoins du Pèlerinage, vienne encore l'empêcher, -- comme au sujet de l'histoire des Apparitions ([^73]) --, d'exploiter des réalisations qui pouvaient enrichir l'Œuvre. Il avait en effet compté, malgré les engagements de l'Évêque, exercer par des gens à lui le monopole de toute vente d'aliments autour de la Rotonde, ou bien il espérait céder à très haut prix à certains hôteliers de Lourdes l'exercice exclusif de ce droit.
Retour à l'Évêché\
des dossiers historiques confiés à Lasserre.
A la fin d'octobre 1872, le P. Sempé crut avoir une importante compensation à ses déboires : les dossiers et documents qui lui avaient tant manqué pour écrire sa *Petite Histoire,* furent enfin rendus à l'évêché par Lasserre. Mais, hélas, il trouva dans cette victoire un nouveau sujet d'irritation, car l'historien avait reçu en retour une décharge signée par Mgr Pichenot et spécifiant : « Toutes ces pièces faisant partie intégrante des preuves de véracité du livre de *Notre-Dame de Lourdes* et pouvant, pour des nécessités de discussion, être un jour ou l'autre nécessaires à l'auteur, nous nous engageons formellement par les présentes à les lui confier de nouveau, sans qu'il en soit rien distrait, et à lui permettre de les garder chez lui pour le temps qui lui sera nécessaire, sur toute demande qui nous en sera faite par lui ou par ses ayants droit ([^74]). »
De plus, la plupart des pièces étaient cotées et paraphées pour les défendre contre d'éventuelles modifications favorables au récit fantaisiste écrit par les Chapelains, ou pour éviter des suppressions infirmant le livre de l'historien ([^75]).
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Décidément ce laïc devenait de plus en plus vexant et insupportable. Une autre de ses idées approuvées par l'évêque avait été de faire indiquer sur le sol, devant la Grotte et tout autour, la configuration primitive des lieux au temps des Apparitions ([^76]) afin que les visiteurs comprennent mieux sur place le déroulement des événements de 1858 dont ils avaient lu le récit. L'extrême susceptibilité du P. Sempé vit là encore non seulement un soin futile et sans intérêt, mais surtout une attaque contre lui et une critique publique des aménagements qu'il avait fait faire.
Le bruit commençait même à courir que Lasserre étudiait le projet d'un large pont sur le Gave en face de la Grotte pour mettre l'immense prairie à la disposition des pèlerins sans modifier les abords de Massabielle. Cette réalisation aurait évité les frais énormes de la déviation du Gave, et surtout l'extension de l'aire de dévotion aurait été pieusement centrée sur la Grotte des Apparitions, choisie par la Sainte Vierge elle-même, au lieu de graviter autour des somptueux sanctuaires construits par les hommes ([^77])
Conséquences, un demi-siècle plus tard,\
de l'impéritie du P. Sempé.
L'opposition systématique du P. Sempé à ce projet devait avoir de graves répercussions. Malgré les offres réitérées des propriétaires, seule fut achetée la bande de terrain nécessaire pour éloigner le Gave de la colline. L'évêché de Tarbes apprit donc avec stupeur en 1928 qu'une Société Foncière avait acquis 3,7 hectares sur la rive droite avec l'intention d'y installer un hôtel de grande classe et des villas destinées aux touristes.
L'opinion publique fut consternée. Pour essayer d'excuser la faute de gestion qui aboutissait à ce dangereux voisinage en face de la Grotte, on trouva un folliculaire qui voulût bien signer un moyen de défense que le Journal de la Grotte pourrait reproduire ensuite sans en prendre la responsabilité.
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Aucun autre journal n'avait accepté d'assumer une telle initiative, tant l'argument était invraisemblable. Il consistait à dire que Mgr Laurence et les premiers Chapelains avaient souhaité acheter toute cette vaste prairie, mais qu'ils en avaient été empêchés par Henri Lasserre ! ([^78])
Même s'il n'existait aucune preuve du contraire, serait-il croyable qu'il y a cent ans, un laïc, aussi honni par le P. Sempé ait fait la loi à Lourdes au point d'obtenir obéissance à l'encontre du bon sens ? Si, comme on le lui reprochait pour les besoins de la cause, l'écrivain avait fait des « campagnes inconsidérées » afin « d'empêcher d'acheter la prairie sacrée lorsque l'heure était propice » il aurait fallu que l'Évêché de Tarbes fût bien couard pour avoir attendu encore vingt-huit ans après sa mort « l'écrasant démenti d'une angoissante menace » ! ([^79]) Le diocèse avait été mal conseillé et trompé, certes, mais pas par Lasserre.
Pour toutes preuves et références le signataire, Jean Lagravouze, présentait d'abord un entrefilet du *Journal de la Grotte* ([^80]) affirmant qu' « un écrivain trop vanté, outrepassant son rôle » avait empêché les Chapelains d'acheter les alentours de Massabielle, Ensuite il citait une page des *Foules de Lourdes* où Huysmans raconte que les Lourdais en voulaient aux Chapelains d'avoir acheté ces mêmes terrains face à la Grotte, car cela empêchait d'y installer « l'armée des touristes qui aurait pu festoyer en assistant au spectacle varié des processions, des prières... et aurait soldé les additions en conséquence ». ([^81])
Les deux sources étaient aussi fantaisistes l'une que l'autre. Le pauvre Lagravouze avait signé sans chercher à comprendre. L'évidente contradiction montre combien il était impossible de défendre les Chapelains. Certes Lasserre avait blâmé les accaparements *pour une Congrégation,* mais c'était pour les préconiser d'autant plus *en faveur du* *diocèse*. Aussi le P. Sempé s'était vengé en n'ayant plus jamais de quoi rien acheter, et en consacrant désormais toutes ses ressources à construire, orner et embellir, sans aucune utilité.
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Quant à « l'antique animosité (de la ville) contre les Missionnaires » comme dit Huysmans, elle avait été provoquée par leur mercantilisme et leur désir de garder « le *monopole* de la fabrication et de la vente des objets de piété qui sont en réalité et en justice la propriété de l'Œuvre. » ([^82]). On avait même parlé à ce sujet de pétition des marchands de Lourdes à l'Évêque ([^83]). Cette animosité n'a pas eu la basse origine décrite dans *Les Foules de Lourdes* puisqu'au contraire les Lourdais furent indignés, en 1928, des projets d'hôtel touristique dans la vallée du Gave. Ils n'eurent de cesse que Mgr Gerlier eût effacé à prix d'or, dès son arrivée à Tarbes, les amers résultats des vues courtes et des partis pris du P. Sempé.
La quinzième lampe.
Lasserre quitta Lourdes à la fin d'octobre 1872, après y avoir séjourné trois mois.
Le P. Sempé considéra alors la Rotonde avec encore plus de dépit si possible. Il était de plus en plus persuadé que nul au monde n'aurait jamais pensé à critiquer son administration du Pèlerinage si l'historien n'avait donné du poids à quelques rares mécontentements suscités par lui seul. De là, pensait-il, dans certaines publications, des écarts comme celui-ci : « Nous avons entendu vivement déplorer par l'unanimité des pèlerins une vilaine petite construction en pierre dans laquelle on vend des cierges, des bidons, des bouteilles, et qui gâte affreusement la Grotte. On se plaint également de l'étroitesse et de l'incommodité des piscines installées en ce même, endroit ; et on regrette la fâcheuse inspiration qu'on a eue d'élever dans les lacets que suivent les processions d'autres constructions qui y sont tout à fait déplacées. » ([^84])
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Quelles que soient les doléances, le Supérieur n'en tenait aucun compte. « Cela se fait dans tous les sanctuaires », disait-il ([^85]). Cette riposte ne tendait qu'à justifier ses initiatives, car en fait il dédaignait d'examiner la portée réelle des inconvénients qu'on lui signalait, tant il était imbu de son infaillibilité. Et puis il avait décidé une fois pour toutes qu'il n'y avait qu'un unique mécontent, et parfaitement négligeable : Lasserre.
L'abri qu'il estimait encombrant, -- et inutile puisque son usage était gratuit --, devenait donc d'autant plus inopportun que le crédit de ce laïc s'en trouvait agrandi. Mgr Pichenot lui-même en était parfois influencé, si bien qu'il venait d'accorder de l'importance à la lettre d'un Belge fort influent qui, entre autres plaintes, racontait qu'il avait versé aux Chapelains une forte somme pour la fondation d'une lampe devant le Saint-Sacrement ([^86]) et que personne n'avait pu lui indiquer son ex-voto lors de son récent pèlerinage à Lourdes.
Le Supérieur avait pourtant expliqué à M. de Hemptine qu'après avoir acheté 14 lampes pour les quatorze premiers donateurs, l'encombrement était jugé suffisant, il n'avait ajouté aucune nouvelle installation. Il n'avait pas publié cette décision, car il eût été coupable d'entraver la Piété des nombreux pèlerins qui continuaient à s'intéresser à cette dévotion. Il ne pouvait ni accrocher des centaines de lampes aux voûtes de la chapelle, ni brider la générosité des fidèles. D'ailleurs le même problème s'était posé pour les cierges et on l'avait résolu depuis longtemps : quand il y en avait trop pour les brûler à la Grotte, on n'en arrêtait pas la vente « assez lucrative pour l'œuvre » ([^87]). Et voilà maintenant que l'évêque voulait une 15^e^ lampe pour M. de Hemptine ! Il trouva cette exigence très amère, bien que la France entière et lui-même soient à ce moment absorbés par la Neuvaine de *Réparation* qui précédait les prières publiques votées par l'Assemblée Nationale ([^88]).
« Ordre de Monseigneur »
Cet incident mit le comble à l'exaspération du P. Sempé. Il explosa ouvertement et ordonna la suppression immédiate du mot « gratuit » sur les poteaux indicateurs de la Rotonde.
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Puis*,* pour cacher ce même mot sur la plaque de dédicace, il prescrivit de cimenter devant le marbre un parement de rocaille. Les maçons, outrés refusèrent d'obéir, même quand le Supérieur, usant de son habituel stratagème, prétendit que c'était un « ordre de Monseigneur » ([^89]) ; mais bientôt la vilaine besogne fut accomplie. Que n'obtient-on pas, hélas, d'un malheureux, avec de l'argent !
« L'opinion publique a trouvé cela fort petit, fort misérable » écrivit l'abbé Peyramale ([^90]). Les pèlerins risquaient de souffrir de la suppression du mot « gratuit ». Mais ils confondaient tellement, dans leur reconnaissance, l'abri et le donateur, qu'ils le considéraient tous comme la principale victime de cette querelle. Aussi, quand il apprit ce forfait, l'historien craignit de buter encore le coupable s'il s'opposait publiquement au mépris de la condition essentielle de la donation.
Il était impossible de recourir à l'Évêque de plus en plus « *malade, malade de chagrin* » ([^91])*.* Le Prélat s'était peu à peu laissé enlacer par les abus qu'il devait réformer, et il avait été subjugué par les hommes qu'il devait diriger. Il avait manqué de caractère. De concession en concession, pour avoir la paix, il en était venu à une situation qui n'était plus tenable. A Pâques 1873 l'abbé Peyramale affirmait à son entourage : « Dans six mois Mgr Pichenot ne sera plus évêque de Tarbes : ou il mourra de chagrin, ou il s'en ira ailleurs ([^92]). » Qui dira le martyre de certains dignitaires ecclésiastiques de tous rangs, affligés de sous-ordres, indomptables qu'ils ne peuvent éliminer sans scandale, qui usurpent leurs prérogatives, les informent avec partialité, les annihilent, et entravent leur zèle apostolique !...
Quant au P. Sempé, il était plus irréductible que jamais. Ayant réduit à merci l'autorité épiscopale, il commandait en maître à Lourdes, -- croyant bien faire --, tout ce que lui suggéraient ses propres fantaisies, comme de ne plus photographier la Rotonde et l'inscription, ou d'en maculer la plaque de marbre « d'une manière ignoble » ([^93]). Depuis son récent séjour à Rome, au début de 1873, il se sentait encore plus de prestige et d'assurance.
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La presse avait publié que ses démarches avaient eu un plein succès et qu'après avoir été admis en audience particulière par le Pape, il avait fait de somptueux cadeaux aux Cardinaux Patrizzi, Préfet du Saint-Office, et Pitra. Le principal but de ce voyage était de joindre ses efforts à ceux de Mgr Forcade pour éviter les mauvaises suites des plaintes contre la *Petite Histoire* et le commerce des Chapelains. Mais, par une grâce singulière, le Saint-Office ne devait pas se laisser circonvenir.
Cependant à Lourdes les abus du mercantilisme opposaient les gestes des hommes à ceux de Dieu ([^94]). « A chaque pas l'œuvre de Dieu y est visible ; malheureusement celle des hommes l'est également. On dirait qu'à la Grotte et à l'Église, on pense plus à plaire aux hommes qu'à Dieu. Il y a, en ce qui regarde le service divin, un sans gêne, un laisser aller qui m'a péniblement surpris. On y voit une foule d'employés pour VENDRE une foule de choses, mais on n'a pas pensé à instruire et organiser les enfants de chœur pour servir la messe ([^95]). » Gagnée par la contagion du lucre, « la Compagnie du Midi, d'abord bienveillante pour l'œuvre de Notre-Dame de Lourdes, retirait peu à peu ses concessions ». Mais les pèlerins affluaient toujours, nombreux et fervents.
Au mois de juin 1873, Mgr Pichenot fut transféré à l'archidiocèse de Chambéry ([^96]). Les *Annales* du 30 juin n'en informèrent même pas leurs lecteurs. Celles du 31 juillet n'en parlèrent qu'incidemment, presque à la fin de la livraison, en relatant une ordination que le Pontife était venu célébrer à Lourdes. Il ne tarda guère ensuite à s'éloigner de ce diocèse où il avait tant souffert. A Chambéry, sa santé se raffermira. Il pourra y faire enfin le bien que sa piété aurait voulu accomplir à Lourdes. Il ne cesser a d'entretenir avec Lasserre d'excellentes relations d'amitié.
Mgr Langénieux, évêque de Tarbes.
Le nouvel Évêque de Tarbes, Mgr Langénieux, ancien vicaire général de Paris, avait la réputation d'un homme de capacité considérable.
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On lui attribuait surtout un caractère très arrêté et la volonté de rester le maître chez lui. Mais il était très pénétré du sentiment de la prudence. Il préférait tourner les difficultés plutôt que de les renverser. Il était diplomate avant d'agir, stratège pendant l'action. Il évitait le combat de front et se donnait une réputation de succès et de constante réussite.
En allant aux eaux de Barèges, il s'était arrête à Lourdes et avait été choqué par le mercantilisme des Chapelains. Il le dit spontanément à Lasserre et lui annonça la résolution d'y mettre bon ordre ([^97]). « Toutefois, ajouta-t-il, il ne faut ni brusquer, ni se faire des ennemis. J'attendrai donc d'être allé à Rome pour imposer des réformes, afin de pouvoir répondre à toute réclamation : « Rome l'exige. »
Lasserre lui fit confiance, tout en déplorant qu'il ne profitât pas de l'occasion d'un début de pontificat pour supprimer au moins les abus les plus criants. Des délais ne donneraient qu'une facilité illusoire car, après quelques mois, le problème serait aggravé par des questions de personnes encore inexistantes pour un nouveau venu.
De toutes façons la suppression du mot « gratuit » sur la Rotonde empêchait l'historien de retourner à Lourdes en 1873, puisqu'il ne voulait pas protester ouvertement. Par amour de la paix, il préféra feindre d'ignorer de loin ce qu'il n'aurait pu changer sur place. Le P. Sempé aurait suscité un scandale plutôt que de céder devant un laïc surtout si aucun Évêque résidant n'était là pour l'apaiser.
Lasserre, voulut aussi se soustraire aux ovations que les pèlerins, faisaient souvent à l'auteur de *Notre-Dame de Lourdes* et au fondateur de l'abri. La Providence lui fit donner là, à son insu, un démenti aux calomnies répandues contre lui par le P. Sempé, dans le pamphlet imprimé du 15 décembre 1872. S'il passait 20 mois sans mettre les pieds à la Grotte, il devenait évident qu'il ne cherchait pas à « s'y poser en seigneur et maître » ni en personnalité de premier plan. Sa conduite fut sincère et nullement dictée par le souci de se blanchir de ces accusations, puisqu'il a toujours ignoré les termes, et même l'existence, de ce Pamphlet ([^98]). Une fois de plus la constatation de Dom Bérengier, Père hôtelier de l'abbaye de Solesmes, se trouva corroborée, qui disait : « Je reconnais que votre théorie de la Providence a du bon, parce que vous l'appliquez, ce qui est rare, d'un cœur humble et loyal ([^99]). »
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Il fit donc le sacrifice de son pèlerinage annuel, en cette année 1873 où l'affluence fut énorme et très pieuse. « Tout le monde ici réclame votre présence » lui écrivait l'abbé Peyramale ([^100]). Mais il résista. Il ne vit pas le premier Pèlerinage National conduit par les Assomptionnistes, avec les Pères d'Alzon et Picard ([^101]) ; il n'assista pas aux célèbres guérisons de Caroline Esserteau ([^102]), de Lucie Fraiture ([^103]), de l'abbé de Musy ([^104]). Il ne vécut pas l'origine vraiment extraordinaire des invocations publiques surgies spontanément de la foule en présence du Saint-Sacrement, sur la montagne du Calvaire ([^105]).
Le P. Sempé change de tactique.
Mgr Langénieux reçut la consécration épiscopale en grande pompe à Notre-Dame de Paris, le 28 octobre 1873.
Sa réputation de fermeté était si bien établie que la terreur fut grande chez les Missionnaires de Lourdes. Résister leur sembla impossible. Le P. Sempé résolut donc de suivre une autre voie. Alors que, dans ses fréquents voyages à Paris, il n'avait jamais mis les pieds chez Lasserre, il vint, à l'occasion du sacre, lui présenter ses civilités avec le plus grand empressement. Il y avait ce jour-là une nombreuse assemblée ; aussi nul ne fit allusion aux graves questions en suspens, mais la démonstration était faite du changement de tactique. L'excès de résistance qui avait réduit Mgr Pichenot à l'impuissance se transformait en un excès de soumission des mieux calculé pour amadouer quiconque s'attendait à trouver un esprit dominateur et intraitable.
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C'était évidemment la meilleure façon de ne pas irriter le caractère bien trempé du nouvel Évêque dont la finesse parisienne n'était pas de force à lutter contre cette rouerie de montagnard.
En peu de temps le Supérieur parvint à reconquérir une indépendance à laquelle Mgr Langénieux fut bientôt dans l'impossibilité de toucher sans se créer d'incessantes difficultés et sans avoir à combattre les oppositions invincibles et quotidiennes de son entourage immédiat, soumis depuis longtemps au terrible Lourdais.
-- L'abbé Peyramale fit les frais une fois de plus de cette victoire des Chapelains. « *Je trouve que vous avez eu assez d'humiliation,* écrivit-il à Lasserre avant le voyage à Rome projeté par le Pontife. *Vous avez été prophète. Vous souvient-il m'avoir dit un jour : votre tour viendra, vous serez traité comme moi. Ce jour est venu. J'accepte toutes les contradictions que Dieu voudra me faire souffrir. Je ne lui demande qu'une chose, c'est de protéger l'Œuvre de la Grotte contre laquelle sont ligués tous les démons de l'Enfer. Vous aviez dit aussi : on compromettra cette Œuvre. Dieu veuille que vous ne soyez pas aussi prophète à cet égard*. » ([^106])
Quand Mgr Langénieux fut revenu de Rome, le ton changea : « L'Évêque reconnaît que vous avez été l'instrument de la Providence, que vous avez rendu un immense service à l'Œuvre de la Grotte. *Il reconnaît que les accusations que vous formulez sont légitimes...* Il veut faire cesser tous les abus et mettre toutes choses sur un bon pied. » ([^107])
Est-ce la fin du mercantilisme
Mgr Langénieux publia peu après ([^108]) les faveurs qu'il avait rapportées de Rome pour le Chapitre de sa cathédrale, pour la Basilique de Lourdes, pour le P. Sempé, pour l'abbé Peyramale. Lasserre l'en remercia : « Votre Grandeur se préoccupe avec une égale sollicitude d'écarter du temple certains trafics qu'un zèle peu éclairé croyait compatible avec la sainteté d'un tel lieu.
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*Les caisses d'eau ne se vendent plus que ce qu'elles coûtent* (ce qui coûtait 100 francs n'en coûte plus que 40). Nul n'est changé et tout est changé. Votre Grandeur a fait là un miracle sur le sol même des miracles ([^109]). »
Henri Lasserre écrivit à l'abbé Peyramale sa joie devant ce recul du mercantilisme : « C'est une magnifique chose. Saint Jérôme dit qu'avoir chassé les vendeurs du Temple est le plus grand miracle de Jésus-Christ. Le jour où Monseigneur, sous la forme qui lui conviendra, aura désavoué la légende, il aura délivré l'œuvre de la Sainte Vierge de toute entrave terrestre et elle prendra un développement dont ce que nous voyons n'est que l'aurore ([^110]). »
L'écrivain pouvait donc reparaître à Lourdes. Mais auparavant il voulut consulter Bernadette, puisqu'elle était à l'origine de la clause de gratuité de la Rotonde.
L'Évêque de Nevers, Mgr de Ladoue, répondit de la façon la plus chaleureuse à l'annonce de sa visite : « Très digne et vénéré Monsieur, l'illustre historien de Notre-Dame de Lourdes, l'ami de cœur du vénérable Monseigneur Peyramale, a toute espèce de droits à l'Évêché de Nevers. Celui qui l'occupe serait bien honoré et bien satisfait si vous lui faisiez l'amitié de le prendre pour votre hôte en passant à Nevers... ([^111]) » La Supérieure Générale des Sœurs de Nevers lui écrivit aussi : « Nous recevrons avec plaisir la bonne visite que vous nous faites l'honneur de nous annoncer... Quant à ma Sœur Marie-Bernard, elle pourra recevoir votre visite... ([^112]) »
Bernadette acceptait tout de suite de voir Lasserre, elle qui fuyait « le bruit et l'éclat avec autant de soin que d'autres en mettent à le rechercher » elle qui suppliait son entourage de lui épargner toute rencontre inutile. Il est certain que l'on aurait évincé l'historien et qu'on ne lui aurait pas écrit en ces termes si, lors de sa précédente visite ([^113]), il avait « *extorqué à Bernadette* »*,* la Protestation qu'elle avait signée contre la *Petite Histoire ;* s'il n'avait « *pas moins cherché à tromper* \[l'Évêque de Nevers\] *qu'à tromper Bernadette* » s'il s'était « *conduit indignement vis à vis de Bernadette, vis à vis de* \[l'Évêque\]*, vis à vis de Mgr Laurence, vis à vis de tout le monde* »*.* ([^114])
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Telles étaient pourtant les affirmations formelles faites, à TITRE D'EXPERT par Mgr Forcade au Saint-Office pour tenter de sauver la légende et le commerce du P. Sempé, et pour attirer un blâme sur le laïc TROP zélé et TROP clairvoyant. Mais, par une assistance providentielle, ni Mgr de Ladoue fortement prévenu contre Lasserre par son prédécesseur, ni les pieuses compagnes de Bernadette pourtant très fermes quand il le fallait ([^115]), ni, encore une fois, le Saint-Office ne se laissèrent tromper par ces mensonges et ces calomnies.
Henri Lasserre à Nevers.
Ici encore le FAIT de la réception de Lasserre à Nevers avec joie et empressement ([^116]) est plus valable aux yeux d'un historien impartial que des « documents authentiques » élaborés avec passion pour tromper l'opinion et faire croire qu'en 1869 il s'y était conduit comme un imposteur et s'y était rendu odieux.
Il puisa dans cette visite des grâces de force et d'humble soumission pour revenir à Lourdes sur la brèche où l'appelait son devoir de pieux laïc. Il y reçut aussi de sages conseils qu'un *témoin,* qui avait toutes ses entrées au Couvent de Saint-Gildas, a résumés en ces termes : « Ne craignez pas de faire disparaître complètement l'inscription... sans manifester le moindre mécontentement, sans vouloir entrer dans la moindre explication, sans rien exiger, pas même les mots *Abri gratuit*. Puis*,* sans arrière pensée, il faudrait vous dire : tout est terminé maintenant, je laisse tout à la conscience des Pères sous l'œil de Dieu et de leur Évêque. Cette solution est digne de la fermeté de votre caractère et de l'élévation de vos sentiments chrétiens.
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Je vous propose là un acte d'humilité, de charité et de vraie prudence. LA PROVIDENCE, POUR VOUS RÉCOMPENSER, FERA PAR DES MOYENS A ELLE CONNUS CE QUE VOTRE ZÈLE VOUS POUSSE A FAIRE ([^117]). »
Mgr Rhodain ignorait ce texte prophétique quand il écrivit en 1957 : « Nous n'avons rien inventé. La *Cité-secours de Lourdes* n'est pas une idée nouvelle surgie par hasard l'an dernier. Bernadette a toujours été soucieuse des pèlerins pauvres. Elle avait confié ce souci à Henri Lasserre \[d'où\] l'abri offert \[en 1872\] pour accueillir GRATUITEMENT les pèlerins pauvres ([^118]). »
Il faut que l'abnégation du laïc ait été totale et bien méritoire pour que, soixante-quinze ans plus tard, la Providence ait en effet suscité ce magnifique rebondissement du zèle de l'historien en faveur des pauvres.
Henri Lasserre revient à Lourdes.
Dès lors l'écrivain consentit à tout : à la suppression totale du mot *gratuit* et même à l'enlèvement de la plaque de marbre. Mgr Langénieux étudia avec lui et approuva un autre texte ([^119]) ou rien ne blessait « la charité et la justice » comme disait le P. Sempé, c'est-à-dire sans clause officielle de gratuité. Car l'humble origine du supérieur lui donnait des réactions de « nouveau riche » au point qu'il trouvait injurieux pour les pèlerins de les traiter en pauvres en leur faisant l'aumône d'un abri gratuit. Que tout ceci était loin de l'Évangile et des exemples de Bernadette ! Il anticipait sur le matérialisme actuel qui révère tellement la richesse que les gestes de la charité chrétienne sont bannis comme des gestes insultants.
Il refusa évidemment de faire poser la nouvelle plaque de dédicace de la Rotonde qui, de ce fait, ne le fut jamais. Lasserre n'insista pas, car elle n'avait plus de raison d'être, ne portant que le nom du donateur et une demande de prières pour lui et pour tous les siens. La reconnaissance des bénéficiaires était telle qu'elle n'avait pas besoin d'être sollicitée pour cela.
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L'historien n'essaya pas de se prévaloir du sentiment de Mgr Langénieux qui lui écrivait : Je n'ai pas besoin de vous dire que je condamne la forme de ces suppressions partielles dont vous vous êtes plaint ([^120]). La diplomatie du Prélat consistait à apaiser chacun en sa présence, plutôt qu'à supprimer les fondements des conflits. Avant tout il ne fallait « *en rien humilier* » le P. Sempé ([^121]) qui n'aurait jamais admis « vis à vis du public » d'être dompté par un laïc.
Lasserre se laissa même inviter à dîner à la Résidence des Chapelains ([^122]) pour que chacun puisse penser qu'il était satisfait de la récente convention épiscopale relative à la Rotonde ([^123]) et que tout était rentré dans l'ordre comme il l'avait désiré. Ceux-ci ne perdirent pas un jour pour confirmer leur victoire en envenimant la querelle qui tournait si bien à leur profit. Ils répandirent aussitôt le bruit que le particulier fondateur de l'abri faisait payer « *deux sous pour s'y asseoir et y manger* » ([^124])*.* Dès lors on revit des groupes de pèlerins pauvres étaler leurs provisions autour de la Grotte par tous les temps, et venir laver leurs écuelles à la source miraculeuse en troublant, bien involontairement, la prière et le recueillement. Cependant l'écrivain dut renoncer à faire ajouter à sa fondation les quarante tables prévues dans le projet primitif.
Lasserre accepta les sacrifices qui lui étaient imposés.
Il suivit en cela l'exemple de l'Abbé Peyramale que l'on trouvait indiscret ([^125]) « dans sa manière de quêter pour son église » et pas assez zélé pour « toutes les grandes affaires de la Grotte ». ([^126]) Depuis l'origine ils n'avaient jamais eu, ni l'un ni l'autre, l'intention de faire quoi que ce soit *eux-mêmes.* Ils avaient simplement voulu que Dieu agisse *à travers eux*, dussent-ils refouler leurs capacités et leurs rêves d'idéal. Tous deux se réfugièrent non dans l'inaction, mais dans « l'abnégation complète » qui est le meilleur témoignage du chrétien, prêtre ou laïc, car alors la vie devient « inexplicable si Dieu n'existe pas ». ([^127])
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Tous deux souffrirent en silence, avec les pèlerins qui s'écriaient : « Quand le Diable sortira-t-il de nos affaires où il est fortement fourré sous bien des formes ? ([^128]) » Ils laissèrent à Notre-Dame de Lourdes le choix du jour et de l'heure où la légende parée d'authenticité et le mercantilisme cesseraient de profaner son domaine pyrénéen. Dans cette attente, leur espérance fut immense puisqu'ils ne comptaient plus que sur l'action divine toujours prête à poursuivre son œuvre surnaturelle à Massabielle, à condition que l'orgueil des hommes n'étouffe plus la charité et veuille bien s'effacer devant la Vierge.
Henri MASSAULT.
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### La collégialité de l'épiscopat
*d'après la Constitution dogmatique\
"Lumen Gentium"*
par M.-R. GAGNEBET, o.p.
Le Père M.-R. Gagnebet, maître en théologie, expert au Concile, a publié le 25 décembre 1964 une étude sur la collégialité que nous avons aussitôt souhaité faire connaître à nos lecteurs. Grâce à son aimable autorisation et à celle de la direction de « La France catholique », dont nous les remercions très vivement, nous pouvons en reproduire ici le texte intégral. Les inter-titres appartiennent à l'original.
LE POINT CENTRAL de la Constitution dogmatique sur l'Église approuvée par le Concile se réfère à la Collégialité de l'Épiscopat. Qui n'admirerait pas l'action invisible de l'Esprit, qui préside aux Conciles, dans cette unanimité enfin retrouvée sur cette doctrine qui suscita tant d'oppositions au Concile et plus encore en dehors du Concile ? Dès la première annonce de sa convocation par Jean XXIII, on présenta la collégialité de l'épiscopat comme l'aspect fondamental de l'enseignement sur les Évêques qu'aurait à élaborer Vatican II. Malheureusement, beaucoup de ceux qui propageaient cette doctrine par la presse n'en avaient qu'une idée assez imprécise.
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Elle ne compléterait pas seulement disait-on, Vatican I, mais corrigerait sa doctrine unilatérale sur la primauté et l'infaillibilité du Pontife romain. Ces prérogatives personnelles du Vicaire de Jésus-Christ, pasteur de l'Église universelle, furent même présentées par quelques-uns comme appartenant au Collège, sujet premier et unique du pouvoir dans l'Église, et qui peut les exercer soit par lui-même, soit par son chef qui n'est jamais séparé de ses membres. On se promettait beaucoup d'avantages pratiques et œcuméniques de cette nouvelle ecclésiologie, plus biblique et plus complète, disait-on.
Cette présentation de la collégialité fit naître des craintes pour le dogme fondamental de la primauté du successeur de Pierre et son infaillibilité personnelle sur lesquelles reposent toute « la force et la solidité de l'Église », affirme Vatican I. L'an passé dans *La France Catholique* du 15 novembre 1963, nous nous efforcions d'exposer l'authentique notion de la collégialité et de montrer son plein accord avec la constitution « Pastor Aeternus ». Aujourd'hui, nous voudrions rapporter l'enseignement sur ce point de l'admirable Constitution dogmatique « Lumen gentium » (Ch. III, n° 22).
Pour définir la nature du collège, son pouvoir collégial, et les conditions de son exercice, nous tiendrons le plus grand compte de la « note explicative » qui accompagne le texte de cette Constitution dans les Actes du Concile. Cette note précise le sens dans lequel les Pères ont été invités à voter ce chapitre aussi bien à la Congrégation générale du 19 novembre qu'à la session publique du 21 novembre. C'est donc cette interprétation de la doctrine que les Pères ont approuvée par deux mille cent cinquante et une voix contre cinq. Le Saint Père a déclaré ne pas hésiter à promulguer cette doctrine, compte tenu des explications données dans cette note sur le sens des termes employés. C'est dire que cette note est l'interprétation authentique de la doctrine de la collégialité proposée par Vatican II.
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#### Nature du Collège épiscopal
Une première difficulté qui fit hésiter de nombreux pères provenait du mot lui-même. Dans son sens strict, « collège » signifie une société de collègues égaux en dignité et en pouvoir. Le chef du collège n'est que le mandataire de ses pairs et il n'agit qu'en vertu des pouvoirs qu'il lui délègue. Mais ce mot peut désigner aussi une société hiérarchisée, composée de membres inégaux et dont le chef possède des pouvoirs personnels qu'il ne tient pas de ses collègues.
Pour qu'il soit bien clair que le corps épiscopal est appelé « collège » dans ce sens plus large, la Constitution alterne notre mot avec ses synonymes : « corps épiscopal » ou « ordre épiscopal ». Elle précise son intention de désigner par ce mot un groupe stable « cœtus stabilis » qui rassemble dans son unité le Pape, successeur de saint Pierre, et les Évêques, successeurs des Apôtres. Notre-Seigneur n'a pas voulu que les chefs de son Église soient des individus isolés les uns des autres, mais il les a unis dans l'unité d'un corps moral auquel il a confié la mission d'enseigner toutes les nations, de les gouverner et de les sanctifier. (Matth. XXVIII 20). Ainsi sera mieux assurée l'unité de leur action dans l'église entière.
Mais pour sauvegarder l'unité de ce corps de Pasteurs, et par elle celle de l'Église tout entière, il a établi à la tête son propre Vicaire auquel il a communiqué ses propres pouvoirs et qu'il a chargé de conduire l'universalité de son troupeau aussi bien les pasteurs que les brebis (Jean, XXI, 15-18). Le Pape n'est donc pas seulement le chef du collège épiscopal, ne possédant que les pouvoirs du collège qu'il ne pourrait exercer que dans la dépendance de ses membres. Tel est le dogme de Vatican I et tel est aussi l'enseignement de l'Écriture, ainsi que l'ont montré récemment d'admirables études du R.P. Benoît, professeur à l'École Biblique de Jérusalem (*Exégèse et théologie*, éd. du Cerf, 1961, II, pp. 251-308).
Pierre, pasteur universel (Jean, XXI, 15-17) est aussi le roc dans lequel on creuse les fondements, et sur lequel repose toute la solidité de l'édifice (Matth. XVI, 18) selon la parabole (Luc, VI, 48). A lui le Seigneur confie l'office de majordome symbolisé par le don des clefs de la maison de Dieu sur la terre. Enfin, il jouira personnellement du pouvoir de « lier et de délier » qui implique non seulement le pouvoir de remettre, les péchés, mais aussi celui de gouverner.
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Or, ainsi que le remarque ce savant exégète (p. 280), ces titres désignent dans l'Écriture les prérogatives du Christ lui-même. En un sens unique, il se dit le Bon Pasteur (Jean, X, 11 ; Matth., XXV, 32 ; XXVI 31). Le rôle de direction suprême du peuple messianique lui est encore attribué (Heb., XIII, 20 ; I Petr., II, 25 ; Apoc., VII, 17 ; XII, 5). L'Ancien Testament lui décerne ce titre en tant que Messie-Roi (Ez., XXXIV, 11-16 ; Mich., V, 3 ; cfr Matth., II, 6) représentant de Dieu, pasteur d'Israël (Is., XI, 11 ; Jér., XXXI, 10 ; Ez., XXXIV, 11-16 ; Ps., LXXIV, 1 ; LXXVIII, 2, etc.). « En un mot, la charge de Pasteur -- en ce sens supérieur et universel -- c'est la charge de conduire le peuple de Dieu, charge qui appartient en propre à Dieu et à son Christ, mais qui se trouve ici déléguée à saint Pierre. »
Il en est de même pour « le pouvoir des clefs » et la fonction de « Roc » -- Ce sont là aussi des attributs messianiques. D'après Apocalypse III, 7 reprenant l'oracle d'Isaïe XXII, 22, le Christ est « celui qui détient la clef de David : s'il ouvre personne ne fermera et, s'il ferme, personne n'ouvrira ». D'autre part, il est désigné de diverses manières comme Pierre et Roc : pierre d'achoppement (Rom., IX, 33 ; I Petrus, II, 8) mais aussi pierre de fondation (I Petr., II, 6) rejetée par les bâtisseurs, mais choisie par Dieu comme pierre de faite (Matth., XXI, 42 ; I Petr., II, 7), enfin Roc qui conduit le peuple élu dans le désert (I Cor., X, 4). Dès lors, quand il accorde ces titres à Pierre, il le désigne clairement pour continuer sa mission de gouverner le peuple messianique (*op. cit*., p. 283). Pierre devait mourir. Mais cette mission unique devait durer « tant qu'il y aura un troupeau à conduire, une maison à maintenir ferme sur ses bases et à administrer » (Ibid.). Si l'Église doit exister jusqu'à la fin des temps (Matth., XXVIII, 20), il lui faudra toujours « un chef qui la dirige et la garde dans l'unité en lui assurant, de façon visible, la présence continuée du Christ, Roc, clavigère et Pasteur » (*op. cit*., p. 283).
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Le chef du Collège apostolique n'est pas seulement le détenteur des pouvoirs du collège. Il est le Vicaire de Notre-Seigneur Jésus-Christ, chef invisible de l'Église : « L'Église unique, enseigne la bulle « Unam sanctam » dans sa partie dogmatique, n'a qu'une seule tête, non pas deux comme un monstre, le Christ et son Vicaire » (Denz. Sch. 871). Au Vicaire du Christ conviennent les pouvoirs propres du Christ, chef invisible de l'Église qu'il représente visiblement.
Fidèle écho de cet enseignement scripturaire, Vatican II, comme Vatican I, reconnaît au Pape des prérogatives personnelles qui lui conviennent à lui seul comme Vicaire du Christ et pasteur universel de l'Église. A lui appartient personnellement la plénitude du pouvoir suprême sur toute l'Église. Cette juridiction pleine et universelle, il peut librement l'exercer tout seul par des actes qu'il pose en vertu de son autorité propre, ainsi que l'ont fait tous les successeurs de saint Pierre au cours des siècles. A lui appartient aussi le don de l'infaillibilité personnelle qui lui a été obtenue par la prière toujours efficace du Christ pour confirmer dans la foi ses frères dans l'épiscopat et par eux toute l'Église (Luc, XXI, 32 ; Const. dogm. n° 25).
Le Pape Paul VI s'est félicité dans son discours de cette reconnaissance explicite et souvent répétée par notre texte de ces prérogatives personnelles du Successeur de Pierre. Cette reconnaissance, ajoute-t-il, honore la parole du Christ, assure la cohérence de l'enseignement de Vatican II avec celui de toute la tradition et donne au gouvernement de l'Église une garantie d'unité et d'efficacité. Elle était opportune au moment où le Concile traitait la question des pouvoirs épiscopaux. Ainsi, ils apparaissent non en contraste, mais en pleine harmonie, avec les pouvoirs propres du Vicaire du Christ et chef du collège, selon la Constitution de l'Église.
#### Le pouvoir collégial
Au corps des Évêques uni au Souverain Pontife, jamais sans lui, est attribué aussi le souverain pouvoir sur l'Église universelle. Car le Seigneur qui a donné à Pierre, « le pouvoir de lier et de délier » (Matth. XVI, 16-19) l'a aussi concédé à tout le corps des Apôtres uni à Pierre (Matth. XVIII, 18). A ce corps tout entier uni à son chef il a confié la mission d'enseigner, de gouverner et de sanctifier toutes les nations (Matth. XVIII, 20). Il lui a promis son assistance jusqu'à la fin des temps dans l'accomplissement de cette tâche (Ibid.).
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Le corps apostolique persévère dans le corps épiscopal, qui lui succède dans la mission, non pas de fonder l'Église, mais de l'enseigner, et de la gouverner. Aussi hérite-t-il, non pas des pouvoirs exceptionnels confiés aux Apôtres pour fonder l'Église, mais des pouvoirs ordinaires destinés à enseigner l'Église et à la gouverner. Le corps épiscopal est lui aussi « le sujet de la souveraine et pleine puissance sur l'Église ».
Beaucoup de Pères hésitaient encore devant cette affirmation du schéma. Comment un tel pouvoir concédé au successeur de Pierre tout seul pourrait-il convenir au corps des Évêques, sans limiter au moins dans son exercice le pouvoir personnel du successeur de Pierre ? Cette hésitation était fortifiée par des interprétations divulguées autour du Concile. Aussi la « note explicative » était-elle nécessaire pour écarter ces fausses interprétations et dissiper ces hésitations. Elle fut le trait de lumière qui permit a l'unanimité de se réaliser en quelques heures.
« Du collège, explique-t-elle, on affirme qu'il est aussi le sujet de la pleine et souveraine puissance sur l'Église universelle. » Cette affirmation doit être nécessairement admise : autrement on mettrait en péril la plénitude du pouvoir souverain du Pontife romain. Le Collège comprend nécessairement et toujours son chef, qui, dans son sein, garde intacte sa charge de Vicaire du Christ et de Pasteur de l'Église universelle.
En d'autres termes, la distinction n'est pas entre le Pontife romain et les Évêques pris collectivement, mais entre le Pontife romain pris à part et le Pontife romain considéré avec l'ensemble des Évêques. »
Dans l'Église, il n'y a qu'un pouvoir suprême et ce pouvoir appartient en propre au successeur de Pierre, mais, en vertu de leur union avec lui, les successeurs des Apôtres reçoivent communication de son autorité suprême au point de pouvoir exercer conjointement avec lui les actes de la juridiction souveraine sur toute l'Église.
Mgr Journet, avant le Concile, avait déjà exprimé parfaitement cette doctrine traditionnelle : « Le pouvoir de régir l'Église universelle réside d'abord dans le Souverain Pontife, puis dans le collège épiscopal qui lui est uni... Il peut être exercé soit, uniquement par le Souverain Pontife, soit solidairement par le Souverain Pontife et le Corps épiscopal :
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le pouvoir du Souverain Pontife uni au collège apostolique constituant non pas deux pouvoirs adéquatement distincts, mais un seul pouvoir suprême considéré d'une part dans la tête de l'Église enseignante, où il réside tout entier et comme dans sa source, d'autre part à la fois dans la tête et dans le corps de l'Église enseignante, auquel il se communique et dans lequel il trouve son sujet plein et intégral. » (*L'Église du Verbe* incarné, 3 éd., p. 531.)
Le pouvoir suprême, unique dans l'Église, existe à la fois dans le Pape et dans le collège uni au Pape. Mais il n'a pas dans le Pontife romain et dans le Corps épiscopal uni au Pape le même mode d'existence. Dans le premier, il existe comme dans sa source et dans l'épiscopat uni à lui comme dans son terme. Aussi appartient-il au Pape personnellement et sans aucune dépendance par rapport à l'épiscopat tandis que l'épiscopat ne le détient que collectivement et en dépendance de sa tête le Pontife romain. Le Seigneur a voulu, écrivait saint Léon, que la charge d'annoncer la vérité « revint en telle manière à tous les apôtres qu'elle fut d'abord déposée dans le bienheureux Pierre, le premier d'entre eux ; et il veut que de Pierre, comme de sa tête, ses dons se répandent dans le corps entier ». (Epist. I, PL LIV, c. 629.)
Telle est l'explication traditionnelle que les plus grands théologiens, depuis le Moyen Age jusqu'à nos jours, ont donnée du pouvoir collégial. Cette explication, relevant de la théologie, n'est pas proposée dans le texte de notre Constitution. Mais elle s'accorde pleinement avec ses affirmations dogmatiques. Aussi n'est-ce pas sans surprise que nous avons lu, sous la plume de commentateurs trop avides de faire sanctionner par le Concile leurs vues propres, qu'on ne saurait la concilier avec notre document.
Selon leur opinion, représentée par quelques théologiens secondaires et isolés dans les siècles passés, chaque évêque recevrait par la consécration épiscopale ce pouvoir collégial sur l'Église universelle conçu comme distinct du pouvoir personnel de Pierre. « Lumen gentium » affirme bien que la consécration épiscopale confère, avec la charge de sanctifier, la charge de gouverner et d'enseigner. Mais la « note explicative » précise qu'on a évité à dessein le mot « potestas » qui s'entend d'un pouvoir capable de passer à l'acte par lui-même. Ces théologiens pourront continuer à défendre leur opinion. Mais, ils devront nous expliquer comment peuvent exister dans l'Église deux puissances souveraines sans se limiter mutuellement.
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Pourquoi le Pape n'est-il jamais obligé de faire exercer par le Corps épiscopal une juridiction universelle que chacun de ses membres tiendrait directement de Dieu par sa consécration épiscopale ?
#### Conditions d'exercice du pouvoir collégial
L'originalité propre de l'action collégiale au sens strict de ce mot, c'est d'être une action collective exercée par le Corps épiscopal uni à son chef, « Paulus, episcopus, servus servorum Dei una cum Sacrosanctii Concilii patribus », lisons-nous en tête de notre Constitution. « Actiones sunt suppositorum », enseigne le vieil adage scolastique. Ici, le sujet agissant est une personne morale qui rassemble dans son unité tous les membres du Corps épiscopal uni à leur tête. Avec le Pape, les évêques exercent leurs fonctions de docteurs de la foi et de législateurs sur toute l'Église.
Mais parce que ce Corps est un corps hiérarchisé, il est dans l'action collégiale, certains actes qui relèvent exclusivement de la compétence de la tête, nullement de celle des membres du Corps épiscopal. Sans doute, avec le temps, pourront varier les modalités juridiques selon lesquelles s'exercera le pouvoir collégial. Mais il est des conditions essentielles qui dépendent de la Constitution immuable du Corps épiscopal divinement institué par Notre-Seigneur Jésus-Christ. Ce sont les seules que devait mentionner notre Constitution dogmatique : convoquer le Collège, le diriger, approuver les normes de son action, et donner force d'obliger l'Église universelle à ses décisions.
Le Collège existe toujours, mais il n'exerce pas sans cesse son autorité souveraine, ainsi que le montre l'histoire de l'Église. Le Pape n'est jamais obligé d'avoir recours à ce mode d'exercice du pouvoir suprême. « C'est au jugement du Souverain Pontife, déclare la « note explicative », à qui a été confiée la charge de tout le troupeau du Christ, qu'il appartient, selon les nécessités de l'Église variables avec les temps, de déterminer la manière d'exercer cette charge, soit selon son mode personnel, soit selon son mode collégial. »
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Le Christ a bien institué le Collège, mais il n'a pas imposé l'exercice du pouvoir collégial, ni déterminé les formes de son exercice, ni prescrit les circonstances dans lesquelles on devrait y avoir recours. La plénitude du pouvoir du Collège uni à Pierre n'est pas supérieure à la plénitude du pouvoir personnel propre à Pierre. L'infaillibilité du Collège n'ajoute rien à son infaillibilité personnelle. Aussi, selon les circonstances, il appartiendra au Pape, en vertu de son autorité propre, de choisir celui de ces modes d'exercice qui sera le plus adapté à procurer le bien de l'Église et l'accomplissement de sa mission. A lui seul appartient ce choix, et personne ne pourra jamais lui imposer l'un ou l'autre de ces modes d'action.
Aussi le texte de notre Constitution affirme-t-il fortement que jamais ce pouvoir collégial ne peut s'exercer sans son consentement, « quae quidem potestas nonnisi consentiente Romano Pontifice exerceri potest ». Qui, en effet, en dehors de lui aurait autorité pour obliger les membres du Corps épiscopal à prendre part à l'action commune ? De son autorité suprême relève aussi la fixation des matières sur lesquelles s'exercera ce pouvoir collégial et la détermination des modalités de cet exercice : « Le Pontife romain, explique la note, pour ce qui regarde l'ordonnance du Pouvoir collégial, son développement et son approbation, procède selon sa propre discrétion, en considération du bien de l'Église universelle ». Si, dans des circonstances exceptionnelles, les évêques s'unissaient dans une action commune, sans son consentement préalable, cette action ne deviendrait collégiale que par la libre approbation subséquente que lui donnerait le Pontife romain.
Du côté des membres, l'exercice du pouvoir collégial exige que tous les membres du Corps épiscopal puissent y participer. Ce pouvoir n'appartient pas aux évêques pris isolément, ni même à des groupes d'évêques, il appartient à tout le Collège uni à sa tête. Aussi ne peut-il être exercé que par l'unanimité morale des évêques unis au Pape. En vertu de son autorité suprême, le Pontife romain peut inviter à y participer des prélats non évêques, tels que des cardinaux non évêques ou des supérieurs religieux, mais il y a cette différence entre les premiers et les seconds que les membres du Collège y participent de droit divin tandis que les autres n'y sont admis que par le droit ecclésiastique.
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Ces conditions d'exercice du pouvoir collégial sont expliquées par les théologiens dans leurs traités du Concile. Nous les avons longuement exposées ici même l'au passé. Elles reçoivent aujourd'hui la sanction du Magistère suprême de Vatican II.
La Constitution « Lumen Gentium » affirme que ce pouvoir s'est exercé solennellement dans les Conciles. Tout le monde est d'accord sur ce point. Des théologiens pensent qu'il s'exerce aussi dans le Magistère ordinaire. Ils seront libres de continuer à défendre cette manière de voir. Le pouvoir collégial pourrait s'exercer aussi d'autres manières par les évêques dispersés dans l'Univers unis au Pape. Les théologiens du siècle dernier donnaient comme exemple une définition dogmatique qui serait prononcée par le Pape au nom de tout le collège après qu'il se serait assuré de leur consentement à cet acte commun.
#### Conséquences pratiques de cette doctrine
Le Pape dans son discours déclare que les conséquences de cette doctrine dans l'avenir de l'Église sont pour le moment imprévisibles. Mais dans le futur immédiat, il précise quelques points où s'exercera cette collaboration de l'épiscopat mondial avec le Pasteur suprême. Les commissions post-conciliaires de liturgie et de réforme du Droit canon en fournissent un premier exemple qui pourra s'étendre à d'autres commissions chargées de traduire dans la vie quotidienne de l'Église les directives générales du Concile.
Déjà, la nomination des cardinaux Meyer et Lefebvre au Saint-Office, et la présence des patriarches orientaux à la Congrégation orientale annoncent la présence d'évêques résidentiels dans les dicastères de la Curie romaine par lesquels le Pape exerce son pouvoir sur toute l'Église. Quand se poseront des questions d'intérêt général ; si fréquentes dans le monde actuel, le Pape choisira des évêques qu'il convoquera et consultera à des moments déterminés.
On a beaucoup parlé de la création par le Pape d'une commission permanente qui serait le « symbole » de la coopération du pouvoir collégial au gouvernement de l'Église. Ce serait un symbole, disions-nous, et non pas une représentation au sens parlementaire actuel. Car si des groupes particuliers d'évêques ne possèdent pas le pouvoir collégial, ils ne sauraient le déléguer.
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Enfin, les évêques pris isolément, auront une plus vive conscience de leur responsabilité par rapport à la mission universelle de l'Église. Ils s'efforceront toujours plus de faire fructifier dans leurs Églises particulières les richesses de l'Église universelle : la foi commune, le culte et la sainteté. Ils auront à cœur de promouvoir les œuvres destinées à propager l'Évangile dans le monde entier.
Conscients d'appartenir à un Corps chargé d'une mission commune, ils s'aideront mutuellement dans l'accomplissement de leur charge pastorale en mettant en commun leurs ressources en hommes et moyens de toute sorte. Cette entraide mutuelle trouvera son expression dans les conférences épiscopales, qui permettront aux évêques d'une même région de traiter ensemble les questions qui intéressent leurs Églises. De ce sens ravivé de la collégialité épiscopale naîtra une collaboration plus étroite entre la tête et les membres et entre les membres entre eux pour le plus grand bien des âmes et pour la plus grande gloire de Dieu dont l'Église est l'humble servante.
#### Conclusion
Il n'y a pas eu de « Révolution dans l'Église », malgré les titres flamboyants de la presse à sensation. Le régime de l'Église reste tel que l'a institué le Christ et tel qu'il a toujours existé : « monarchique et hiérarchique » ainsi que l'affirme Sa Sainteté Paul VI dans son discours après la promulgation. Au successeur de saint Pierre, Vatican II reconnaît toutes les prérogatives que le Christ lui a conférées et que Vatican I lui attribuait solennellement.
Le pouvoir concédé au Collège uni à lui n'a pas pour fin de limiter son autorité souveraine, ou même de contrôler l'usage personnel qu'il en fait. Il est destiné à coopérer avec lui et dans sa dépendance à l'accomplissement de sa charge immense. Ce pouvoir ne confère pas aux évêques même pris collectivement, un droit au co-gouvernement de l'Église universelle, mais c'est une aptitude et une capacité à être associés par le Pasteur suprême à l'exercice de son autorité souveraine, quand il le voudra et comme il le voudra.
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En face d'un monde qui s'unifie et se diversifie chaque jour davantage, l'Église prend une conscience plus vive du double aspect que présente le Collège chargé par Notre-Seigneur de la gouverner. « Le Collège, déclare notre Constitution, par sa composition de membres multiples exprime la variété et l'universalité du peuple de Dieu. Par le rassemblement de tous ses membres sous une unique tête, il manifeste l'unité du troupeau du Christ. » Une plus étroite collaboration entre les membres, image de la diversité, et la tête, symbole et source de l'unité, permettra à l'Église de sauvegarder l'unité de foi, de gouvernement et de culte dans la légitime diversité des peuples et des races qui constituent le peuple de Dieu.
Ainsi, l'Église, sans changer dans sa constitution essentielle, s'adapte aujourd'hui, comme elle le faisait hier, aux conditions du monde dans lequel elle doit exercer sa mission qui continuera parmi les hommes jusqu'à la fin des temps la mission du Christ-Roi, prêtre et docteur infaillible de la vérité qui ne passe pas.
M.-R. GAGNEBET o. p.
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### L'Évangélisme ambigu
par R.-Th. CALMEL, o.p.
La première partie de cette étude a paru dans notre numéro 89 de janvier 1965. Elle comportait : I. -- Les Institutions et la charité ; II -- Pauvreté évangélique et propriété privée.
#### III. -- Vie évangélique et réforme de l'Église
Surtout depuis le début du Concile, tout se passe comme si nombre de conférenciers et de publicistes, frottés d'une théologie hâtive sinon douteuse, avaient entrepris de nous donner un commentaire abracadabrant des maximes de l'Évangile. Ne nous assure-t-on pas en effet que, par exemple, au nom même de l'évangélisation, l'Église doit abandonner les écoles où elle forme la jeunesse à la vie chrétienne ; non pas réformer vaillamment ses écoles de façon à ce qu'elles préparent mieux garçons et filles à bâtir une chrétienté, mais renoncer au droit de posséder des écoles en propre ; et cela au nom de la spiritualité de l'Évangile, au nom de l'apostolat ; ou bien au nom de la « majorité » de l'État laïque. D'autres invitent l'Église à supprimer elle-même les processions du Corpus Christi -- parce que disent-ils, ces manifestations publiques accaparent rues et carrefours pour l'exaltation du Sacrement Eucharistique et par là même usurpent un statut de privilège qui serait inadmissible.
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D'autres encore demandent à l'Église de ne pas interdire aux simples fidèles ni à ses ministres de collaborer à l'édification de l'État socialiste qui serait porteur de l'évolution de l'humanité. -- Telles seraient quelques-unes des « requêtes », comme l'on dit, de l'humilité de l'Église, de son esprit de service.
\*\*\*
Que d'une certaine manière, l'Église se réforme et, de toute façon, que les clercs, lorsqu'ils en sont encombrés, se dépouillent de leurs flonflons et falbalas, il est sans doute inévitable de s'en préoccuper pour peu que l'on tienne à l'Évangile. Mais il faut, en être préoccupé selon l'Esprit même du Seigneur, dans la lumière d'une Sagesse inspirée, avec cette paix ardente que nous donne l'Agneau de Dieu immolé (et qui est tout le contraire de la paix dans la tiédeur, la tiède paix, la paix écœurante et fausse de ceux qui ne veulent aimer qu'à demi). On s'aperçoit alors qu'il faut commencer la réforme par soi-même. Si, par exemple, c'est de la légèreté que de reprocher au clergé espagnol la modique réduction sur les *ferrocariles* de la Péninsule, que lui procure la feuille d'*obediencia*, c'est en plus une inconscience voisine de l'hypocrisie de faire ce reproche lorsque l'on voyage soi-même somptueusement en caravelle, après s'être fait attribuer habilement par les ministères ou les ambassades de la Cinquième République je ne sais quel papier officiel de représentant ou de délégué. Plus on aspire à la pauvreté dans l'Église, plus il faut imiter de près l'exemple de saint Dominique n'adressant des exhortations aux riches légats pontificaux, ne les invitant à renvoyer leurs mules magnifiquement harnachées, que lorsqu'il avait lui-même parcouru à pied, la besace sur l'épaule, les longues routes de Languedoc et d'Italie, pendant des mois et des mois, tantôt brûlé par le soleil torride, tantôt grelottant sous les grandes averses glacées.
D'autre part, qui aspire à la pauvreté dans l'Église selon la sagesse de l'Évangile, -- comprend tout de suite que cette marque particulière de l'Évangile, qui d'ailleurs n'a jamais été effacée de l'Église, ne saurait mettre en cause là reconnaissance officielle de l'Église malgré les dangers qu'elle présente. Que l'Église soit honorée par la société ce n'est pas une infidélité au Christ ni une usurpation, c'est un droit pour elle ; et pour la société c'est un devoir dont l'accomplissement se tourne en bienfait.
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Je n'ignore pas qu'une certaine manière d'honorer est une véritable dérision parce qu'elle enchaîne et réduit en esclavage. L'Église a toujours refusé cette servitude camouflée, quoi qu'il en soit des hommes d'Église. Mais enfin le droit de l'Église de jouir de ses libertés et franchises et d'être traitée avec honneur n'est pas anti-évangélique parce que des prélats en abusent. Quel est le droit le plus assuré dont les hommes n'abusent pas ? La puissance la mieux fondée qu'ils ne détournent honteusement ? Faut-il abolir pour cela le droit et la puissance ?
Enfin lorsque c'est avec la sagesse de Dieu que l'on recherche dans l'Église la pauvreté, l'humilité, la pureté, on s'aperçoit bien vite que rien n'est fait une fois pour toutes car *le monde* est toujours là ; aux heures terribles des persécutions ou d'apostasie évidemment, mais aussi aux époques lumineuses de chrétienté.
Dans les temps de persécutions, *le monde* est armé de la force de la loi et dispose du pouvoir ; dans les temps de chrétienté *le monde* ne dispose pas de ces armes formidables, mais il essaie d'utiliser le pouvoir à son profit ; et que de fois il y parvient ! Il est quand même fréquent que les confesseurs ou les vierges des régions et des siècles de chrétienté ressemblent comme des frères, par les épreuves et les tourments, aux bienheureux martyrs des pays et des périodes de persécution ; comparez plutôt de ce point de vue sainte Jeanne d'Arc et sainte Catherine d'Alexandrie, saint Jean de la Croix et saint Ignace d'Antioche. Dès lors, qui médite sur la réforme de l'Église et néglige de méditer sur *le monde,* celui-là chevauche des chimères, élabore des projets pour une Église de la terre qui n'existera jamais sur la terre. La Rédemption n'a pas fait une Église miraculeuse ; c'est assez qu'elle soit sainte avec des pécheurs tirés du monde sainte et victorieuse par la croix.
Si le Seigneur Jésus, avant la fin des siècles, visite notre pauvre monde par une conversion d'une ampleur immense -- (et cette visite ne se fera pas sans des châtiments préalables pour *le monde,* et sans la croix pour tous) -- alors sans doute l'emprise de Satan sur la société civile sera desserrée ; Satan ne disposera plus de César pour prêter au mal la force de la loi, la solidité de l'institution, la séduction de l'art et de la propagande. Ce sera un merveilleux progrès. Mais Satan ne se retirera pas pour autant de la société. Il ne se retirera qu'à la Parousie, lorsque le Seigneur Jésus le réduira implacablement dans le cercle infranchissable de *l'étang de feu et de soufre.*
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Mais jusqu'à cette heure, et même dans une société rénovée à partir de la réforme intérieure, même là le diable continuera de rôder et trouvera sa pâture. Même là *le monde* continue, et donc l'exigence demeure aussi vive de la lutte contre nos démons intérieurs et contre les ennemis du dehors, encore que la lutte ne soit plus contrariée par le scandale officiel et permanent des institutions. L'homme demeure, invariablement pécheur, toujours capable de trahison, de perfidie, de méchanceté. Le monde sera toujours l'enjeu d'une lutte déchirante entre les enfants de lumière et les artisans d'iniquité.
C'est toujours à refaire ; mais Justement la fidélité à l'Église dans sa constitution immuable permet tout le temps de recommencer. C'est ici qu'il est essentiel de saisir que la constitution de l'Église *par le fait que la charité lui est consubstantielle, se trouve pleine de vie, porteuse de tous les recommencements, source intarissable et pure ; par elle-même cette constitution fait des esprits humbles et ouverts, des cœurs généreux et amis du risque.* Son expression fidèle est une expression de jeunesse ; regardez-la plutôt non pas dans ses caricatures mais dans les martyrs et les docteurs, les confesseurs et les vierges. Si l'on rencontre des tenants de la constitution de l'Église et de son droit qui sont d'esprit buté et légaliste, qui nous laissent une impression navrante d'hommes au cœur sec, de dominateurs cruels, ou bien de fonctionnaires figés et durcis, enfermés dans les paperasses et les routines, ce n'est pas la faute de la constitution de l'Église et son droit n'y est pour rien. C'est la faute de la faiblesse humaine, de l'infantilisme, de l'ambition égarée dans le sanctuaire ; que sais-je encore ?
Ce que je voulais dire c'est que le principe des renouveaux dans l'Église et des réformes dignes de ce nom, n'est pas situé à côté de sa constitution, encore moins à l'encontre, mais au cœur même de celle-ci parce que cette constitution c'est l'Évangile continué et que l'Évangile est *la vie et la vertu de Dieu pour le salut de ceux qui croient,* tout au long des vicissitudes de l'histoire. La constitution de l'Église est faite *indivisiblement* avec les pouvoirs d'ordre et de juridiction et la divine charité. Les pouvoirs ne peuvent pas être, *de soi,* principes de routine ou de sclérose, puisqu'ils ont une relation intime avec la charité et sa vie jaillissante. C'est grâce aux pouvoirs que le Christ communique la vie à l'Église (la vie, avec l'esprit de pauvreté, de service et de pureté). La charité à son tour, avec toutes ses manifestations de renoncement et de zèle, ne tient que grâce aux pouvoirs ; elle est, en effet, par institution, *sacramentelle et orientée* ([^129])*.*
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La constitution de l'Église étant cela, on ne saurait être fidèle à cette constitution sans devenir sensible aux trahisons et durcissements, à l'encroûtement et à la paresse. Celui qui aura senti ces grands maux en présence de Dieu sera brûlé du désir d'y porter remède ; il voudra permettre à l'Église de manifester la vie et la jeunesse qui lui appartiennent en propre. Humblement, il osera, il ne sera pas épouvanté par les risques à courir.
Vous me direz : il ira de l'avant. Je veux bien le dire avec vous à condition de ne pas tomber dupe de cette métaphore spatiale. Elle donne l'idée d'un dépassement par juxtaposition, comme dans une marche le pas s'ajoute au pas. On penserait facilement que le dépassement n'aurait pas de limites ; on imaginerait facilement les renouveaux dans l'Église comme des dépassements sans fin. Or ces renouveaux ne sont pas un dépassement, mais un approfondissement, une participation renouvelée, chaque fois originale, à un mystère comblant, parfait, donné une fois pour toutes. C'est un progrès non par substitution indéfinie du nouveau à l'ancien comme dans l'ordre matériel, -- dans la mécanique par exemple, -- mais un progrès par une participation intime et toujours neuve à une réalité immuable comme dans l'ordre de l'esprit, dans la contemplation, l'amitié ou l'amour. Car l'ordre de l'Église est celui de l'Esprit du Christ, l'ordre de la charité.
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Le terme *évangélique* a changé de sens en passant par le cœur des prophètes d'illusion. Ils ne l'entendent plus comme les humbles chrétiens ou les théologiens traditionnels. Pour les petits enfants du catéchisme comme pour les commentateurs dociles de la Somme de saint Thomas d'Aquin, le mot évangélique évoque d'abord la vie terrestre de Jésus.
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Il évoque ensuite l'union à Jésus et la divine charité, la pauvreté et la douceur, la pureté et le détachement, la force, et l'amour de la croix, les fêtes et la liturgie mais toutes ces réalités mystérieuses et surnaturelles appartiennent essentiellement à l'Église telle que Jésus l'a constituée avec le Pape comme pasteur suprême, les évêques et les prêtres unis au Pape. Lorsque je prêche une vie évangélique -- cette voie qui doit être celle de tout baptisé, du prédicateur encore plus que de ceux qui l'écoutent -- je veux bien sans doute ne pas faire d'exposé formel sur la constitution de l'Église, avec les droits et prérogatives qui en découlent, mais je trouve impensable de les opposer à la vie évangélique. La question ne s'était même pas posée. Il m'a fallu subir les déclarations inlassables de certains clercs pour m'apercevoir que lorsqu'ils prononçaient le mot *évangélique* ils lui donnaient un sens nouveau : ils entendaient je ne sais quelle chimère, étrangère à la constitution de l'Église ; de même lorsqu'ils parlaient des droits de l'Église, ils prétendaient qu'ils sont extérieurs à l'Évangile. Rien de commun dans leur discours avec la distinction évidente (et douloureuse) entre l'Église et les hommes d'Église, la cléricature et le cléricalisme, mais une antinomie, forgée de toute pièce, entre la vie selon l'Évangile et les « structures ecclésiastiques ».
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Ils souffrent de ce que l'Église ne soit pas toujours facilement reconnaissable. Nous en souffrons comme eux ; mais accuserons-nous l'Église ou les mauvais chrétiens (sans oublier de battre personnellement notre coulpe) ? Les mauvais chrétiens, les tièdes, les médiocres par tiédeur, qu'ils soient prélats ou simples fidèles, s'efforcent de plaquer sur le visage de notre Mère les marques repoussantes de l'ambition ou de l'avarice, de la luxure, de l'épicurisme, de la lâcheté. Comment ne pas en être affligé ou indigné ? Malgré cela nous savons que le visage de l'Église n'est pas atteint ; le masque ne trompe pas un regard simple ; une Jeanne d'Arc, un Jean de la Croix et combien d'autres n'ont cessé d'apercevoir le visage véritable, pour diaboliques que fussent les tentatives de le couvrir de plâtres et d'enduits. (D'ailleurs le moyen de faire reconnaître l'Église ce n'est sûrement pas de l'empêcher de se montrer librement à découvert, ni de lui refuser toute distinction extérieure qui l'honore, mais bien de nous laisser convertir par l'Église, illuminer au profond de nous-mêmes par la lumière ardente de son enseignement, la splendeur de sa grâce christiforme.)
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Mais on déplace les questions et par là même on fausse tout ; la question de la sainteté (et de l'évangélisme comme on dit) qui est la grande question de l'Église, et la question de la justice qui est la grande question de la cité. On déplace la question de la sainteté, en mettant la sainteté à part de tout ce qui, dans l'Église, est un pouvoir et présente un aspect juridique ; comme si la grâce, principe de la sainteté, ne dérivait pas normalement des pouvoirs conférés à l'Église. On déplace d'autre part la question de la justice, en séparant de Dieu la société civile, en prétendant que la cité n'a aucun devoir vis-à-vis de la religion véritable.
Et le pire, on déplace les questions en se réclamant à la fois de la pureté de l'Évangile et du progrès de la justice. On nous dit : vous voyez bien qu'un régime de reconnaissance officielle et de reconnaissance qui rende honneur, est pour l'Église très opposé à la pureté de l'Évangile. Considérez en effet comme tant de chrétiens s'en servent pour mener une vie anti-évangélique. Et l'on nous fait, assister à un défilé sinistre d'évêques fainéants, d'abbés commendataires, de prélats de cour licencieux, de tous ces prêtres qui, aux grandes époques de la chrétienté, ont fait carrière dans le siècle en mettant à profit leur dignité de prêtres. Abus insupportables pour sûr. Mais le principe de l'honneur rendu à l'Église n'est pas de lui-même une cause d'abus ; la source mauvaise est dans le cœur de l'homme. Ce n'est pas en supprimant toute distinction pour l'Église que vous ramènerez les chrétiens à une vie évangélique. Le retour à l'Évangile est plus intérieur. L'Évangile est plus profond. Et surtout l'Évangile n'est pas opposé à l'Église, car l'Église avec sa constitution, c'est l'Évangile continué.
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A mesure que j'ai réfléchi sur la Révolution, que j'ai mieux connu ses éclatements violents et sa persistance sournoise, il m'a paru qu'elle présentait trois caractères décisifs : non pas remédier aux abus mais *s'attaquer à la nature même des choses ;* non pas faire aboutir les tendances nobles et généreuses et sages aspirations au renouvellement, mais les confisquer au profit de la destruction et par là même les empoisonner ;
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non pas dominer par une autorité visible, serait-elle tyrannique, mais réduire en esclavage par *une autorité occulte*, contre laquelle le recours est presque impossible, parce qu'elle ressemble à un poison répandu dans le tissu du corps social. -- Reprenons ces trois caractères l'un après l'autre.
Avoir décrété que la loi civile serait légitime uniquement du fait de la majorité des voix et non par la conformité à un ordre naturel venu de Dieu, et compte tenu des justes traditions d'un pays ; avoir dépossédé les parents et les corps constitués de maîtres -- les universités -- du droit d'éducation et d'enseignement pour en faire un monopole d'État ; avoir déclaré que l'État ne reconnaît aucune religion, ne s'incline devant aucune ; poursuivre insidieusement l'étatisation du commerce, de la culture du sol, du soin des malades, après avoir en grande partie nationalisé le sous-sol et les moyens de communication : toutes ces réalisations politiques, et bien d'autres encore, révèlent une volonté sinistre de s'en prendre aux racines mêmes de la société par un mouvement sacrilège et vraiment satanique : et ce n'est point parce que beaucoup d'hommes s'y sont habitués, ou qu'ils sont conditionnés par la propagande, que la Révolution a cessé d'être satanique ; un cancer a-t-il cessé d'être mortel parce que l'organisme s'y est en quelque sorte adapté ? ([^130])
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Mais enfin tout l'effort révolutionnaire n'aurait pas grande portée s'il ne réussissait à faire entrer dans son orbite, à utiliser pour son œuvre de mort, les sentiments nobles et généreux. Si le soulèvement de 89 avait été servi seulement par des bandits et des tarés, s'il n'avait pas séduit et mis à son service des caractères fiers, des êtres purs (mais il y avait des taches dans leur pureté) ce mouvement fût bien vite retombé, incapable de secouer la France et le monde. Pour aller au fond des choses nous dirons que si le diable n'était pas habile à opérer le détournement de nos aspirations les meilleures, s'il n'avait pas appris à les faire entrer dans son jeu de perversion et de mort, il ne lui servirait pas à grand'chose d'être pur esprit et totalement immergé dans le mal. Il reste que toute son astuce est déjouée par une foi simple et confiante : *Haec est victoria quae vincit mundum* (*et diabolum*) *fides nostra :* il reste que les idées de Satan sont vouées à l'échec depuis l'aube ineffable de l'Immaculée Conception : *Ipsa conteret caput tuum*.
On saisit très bien cependant le caractère perfide des procédés et des manœuvres révolutionnaires : capter les désirs véhéments de justice et d'harmonie ou les aspirations pleines de sève vers des rajeunissements nécessaires et faire servir ces aspirations à la fois contre la justice et contre la vie. Que, par exemple, à un moment de l'histoire de l'Église le besoin se fasse sentir d'un renouveau biblique, ou liturgique, ou missionnaire, ou « laïque », que ce renouveau soit dans l'air, voyez comment la Révolution va s'y prendre pour le circonvenir, le capter, le falsifier. On commence par écarter les chrétiens traditionnels et vivants qui allaient faire fleurir le renouveau dans la fidélité à la tradition de l'Église ; on met en place des révolutionnaires qui veulent le *ressourcement* contre la tradition et l'Évangile contre l'Église ; petit à petit on enseigne au peuple chrétien, affreusement dupé, à lire l'Écriture contre la théologie traditionnelle, à célébrer la Liturgie contre l'adoration et le recueillement, à magnifier le mariage contre la virginité consacrée, à exalter la pauvreté évangélique contre la propriété privée, à devenir apôtre des incroyants en faisant abstraction de la foi et du baptême. Ce détournement incroyable, cet art de confisquer pour fausser est tout à fait essentiel à la Révolution. C'est en partie de là qu'elle tire sa virulence et son pouvoir de contagion parce qu'elle s'est approprié les énergies les meilleures de l'être humain.
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Il reste que beaucoup d'hommes cependant n'ont pas une capacité infinie de vivre dans l'état de dupe. Certaines victimes risquent bien de se réveiller et de faire du tapage. Le malheur est que le réveil vienne souvent beaucoup trop tard, lorsque la Révolution a déjà mis en place son incroyable système de domination. Car justement pour empêcher que ne soit efficace le sursaut de la révolte, la Révolution a combiné un appareil d'asservissement terrible ; les victimes sont tenues et ficelées par un système occulte de pouvoir qui se dissimule partout : hiérarchie parallèle, courroies de transmission, noyautage, maniement de l'opinion de façon à manipuler les esprits et les consciences, bref toutes les techniques des sociétés secrètes et leurs procédés policiers. Or cette manière inouïe d'exercer l'autorité est consubstantielle à la Révolution. C'est le mérite d'un Augustin Cochin de l'avoir mis en lumière. Et l'on sait avec quelle précision aiguë Madiran dénonce cet aspect fondamental de l'entreprise révolutionnaire.
Cependant toutes ces remarques sur la Révolution et ses trois notes constitutives, ce long détour pour analyser l'esprit révolutionnaire ne m'éloigne qu'en apparence de mon propos sur *l'évangélisme ambigu et sur les chrétiens illusionnés, ceux qui se sont laissés tenter et égarer par cet évangélisme ;* ils ont fait déchoir l'Évangile de son altitude surnaturelle pour l'aplatir au niveau des aspirations impures de l'homme charnel. Or ces chrétiens illusionnés font le jeu de la Révolution et lui procurent le puissant renfort des énergies religieuses falsifiées. Ils ont bien vu par exemple que l'Église doit être proche du monde pour le sauver, mais n'ayant pas accepté pleinement que cette proximité soit celle de la compassion divine, *et non pas la proximité misérablement humaine de la faiblesse et de la connivence*, ils en viennent à lâcher l'Église au moment où ils prétendent la rapprocher du monde. -- Ils savent également que l'Évangile est mystique et qu'il transcende les sociétés humaines ; *mais n'ayant pas accepté pleinement que cette mystique fasse accomplir la loi naturelle, bien loin de l'éluder*, ils en viennent à prêcher l'Évangile contre le droit naturel, à excommunier au nom de l'Évangile les humbles tenants de la constitution naturelle des sociétés.
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Ils savent que les ministres du Christ sont, par état, les serviteurs de leurs frères en vue du Royaume de Dieu, *mais n'ayant pas accepté pleinement que ce service soit celui d'un chrétien constitué en dignité* -- et une dignité qui vient d'En Haut, qu'il n'a pas le droit de mépriser, -- ils en viennent à réclamer une Église pauvre qui bazarde la dignité de ses ministres ; ils ne s'aperçoivent même pas que, s'ils en avaient le pouvoir (mais cela n'arrivera point), ils feraient une Église indigne et une pseudo-Église, en travaillant à faire ce qu'ils appellent une Église pauvre ; ils feraient une Église vidée de ses pouvoirs hiérarchiques qui sont absolument indispensables pour qu'elle soit vivante dans la foi et l'amour.
Mais si tant de réclamations et de déclamations contemporaines sur l'Église libre et dégagée de compromissions, ou bien l'Église servante et pauvre, ou bien l'Église apostolique et présente au monde, si tant de doctrines équivoques exercent une grande séduction c'est qu'elles sont enseignées par des apôtres égarés. Une grâce apostolique déviée se devine à travers leurs propos ; d'où leur magnétisme étrange, leur pouvoir de séduire des âmes généreuses mais trop faibles et pas assez pures. Ces faux apôtres, ces apôtres d'illusion nous atteignent dans les régions mystiques de l'âme sans contredire ce que nous y cachons peut-être d'impur ou de trop humain ; ils nous feraient croire que tout en nous peut être satisfait également par l'Évangile même du Seigneur Dieu ; à la fois l'esprit de service et la lâcheté à porter notre dignité ; l'amour de la justice mais aussi le ressentiment ; le zèle des âmes aussi bien que le consentement au monde. Les dégâts que peuvent faire ces apôtres d'illusion sont incalculables ; rien ne me paraît dévastateur pour le peuple chrétien comme une grâce apostolique, je ne dis pas reniée et piétinée, mais déviée. Il me paraît certain que la Révolution n'a pas de meilleurs auxiliaires à l'intérieur de l'Église du Christ -- (et même dans le monde en général) -- que les apôtres déviés, et tant de chrétiens illusionnés qui se sont rangés à leur suite.
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Bien souvent j'ai médité sur la fin du monde. La considération de ce cas-limite dans l'histoire de notre espèce permet de mieux préciser la nature de l'action du diable, mais aussi les suprêmes ressources de la puissance et de l'amour du Christ crucifié. Je trouve cette méthode éclairante, de même que, dans un autre domaine, pour mieux pénétrer le mystère de notre psychologie, il est éclairant de méditer sur les anges et les démons ; de faire attention aux pensées dont s'entretiennent les purs esprits, aux desseins qu'ils nourrissent sans jamais dormir, sans nul fléchissement, sans aucune négligence, -- aucune fatigue de l'amour chez les saints anges et archanges, comme aucun attendrissement du cœur chez les anges maudits.
Eh ! bien donc, d'après les textes unanimes de l'Écriture Sainte, la dernière étape de l'humanité sur notre planète sera l'étape de la grande apostasie. Pour sûr, l'Église restera ; la sainteté, et même une sainteté extraordinaire réussira quand même à fleurir, mais sur une terre submergée par le tiède déluge d'une apostasie sans doute généralement tranquille et sans angoisse. Les saints habiteront encore parmi le monde ; pourtant si ces jours inimaginables n'étaient pas abrégés, les saints eux-mêmes seraient entraînés et séduits. Comment donc le monde en sera-t-il venu à cette extrémité ? D'autant que le grand retour se sera accompli ; je veux dire que les enfants d'Abraham selon la chair, le peuple qui fut charnellement choisi, sera revenu vers le Seigneur ; l'Israël selon la chair sera enfin réintégré dans l'Israël selon l'Esprit et sa conversion aura donné le signal d'une ferveur inconnue. C'est vrai ; mais il est également probable que certains parmi les ennemis de l'Église auront mis au point la technique d'un messianisme inversé, d'une matérialisation universelle particulièrement redoutable, parce qu'elle portera les masques du spirituel et de l'Évangile. Il est permis de croire que la conséquence de la conversion des Juifs sera d'un double effet : ferveur redoublée chez les chrétiens, grâce aux Juifs devenus chrétiens, mais aussi redoublement de science et d'effort chez les artisans d'iniquité, plus que jamais rebelles, endurcis dans leur messianisme sans Dieu. Cependant l'humanité finira par tomber dans une apostasie à peu près universelle. Or ce que je conjecture à partir de ce que j'ai sous les yeux dans les temps actuels (comme du reste à partir de l'histoire de la Révolution française) c'est que cette apostasie sera le fait simultanément de la malice éclairée de quelques-uns et de l'illusion plus ou moins consciente d'un grand nombre, qui feront le jeu des premiers comme des instruments dociles,
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trop heureux de servir à ce qui leur sera présenté comme une grande œuvre, une œuvre de retour aux sources de l'Évangile. (Comme si les sources évangéliques pouvaient jaillir autre part que dans la sainte Église avec sa constitution divine et immuable.) La grande apostasie s'étendra sur le monde, non seulement par les manœuvres de quelques suppôts de Satan, parfaitement lucides sur le rôle qu'ils assument et sur la gravité de l'enjeu, mais encore par la docilité complice des chrétiens et d'abord des clercs illusionnés. La manœuvre des uns n'aurait pas de prise sans l'illusion des autres.
Or de cette illusion quelle peut être, la racine ? L'une des racines me paraît être une médiocrité cachée, une tiédeur trop bien défendue. Et le remède n'est pas une lucidité dure et peut-être stérile, mais une lucidité pénétrée d'amour, tendre et forte. Et donc « que le Dieu de Notre-Seigneur Jésus-Christ, le Père, de la Gloire, nous donne un esprit (une grâce) de sagesse et... les yeux illuminés du cœur... ». ([^131])
Fr. R.-Th. CALMEL, o. p.
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### Le Carême
L'ÉGLISE ouvre le temps du Carême par ces paroles de S. Paul : « *Frères, nous vous exhortons à n'avoir pas reçu en vain la grâce de Dieu, car il dit :* « *Au temps favorable je t'ai exaucé ; au jour du salut, je t'ai secouru.* » *Voici maintenant le jour favorable, voici maintenant le temps du salut.* » (2 Cor., VI, 1-2.) Et S. Paul parle ensuite de toutes les « tribulations, nécessités, détresses » que lui apporte son apostolat. Tous les chrétiens doivent s'attendre, suivant leur-force, à quelque chose de semblable ; on ne saurait écarter la Croix.
Ce temps du salut est donc un temps de pénitence. L'Église a tellement adouci les pénitences corporelles que les jeunes gens ne se doutent même plus de ce qu'elles étaient dans les familles chrétiennes il y a seulement cinquante ans. La vie dans les villes, qui retiennent aujourd'hui l'immense majorité de la population, est devenue tellement inhumaine, ainsi que l'organisation du travail, que l'Église a voulu soulager le fardeau de la pénitence promise à notre père Adam comme fruit de sa désobéissance.
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Le laboureur levé bien avant le jour pour donner la botte à ses chevaux, pouvait cependant se reposer quand il le voulait ; au bout du sillon, il laissait souffler ses bêtes, s'appuyait aux mancherons de sa charrue et regardait les alouettes s'élever en chantant dans l'air. Aujourd'hui, hélas, le travail est organisé non pour l'homme mais dans l'intérêt des sociétés financières. L'Église a donc adouci et presque supprimé les pénitences corporelles, en laissant aux chrétiens et aux confesseurs l'initiative et la régulation. Chacun est à même de choisir ce qu'il peut ; il semble que dans une société où le superflu est offert en abondance, chacun trouvera quelque cigarette à supprimer, quelque colifichet, quelque vanité inutile qu'il puisse offrir à Dieu.
Car une pénitence est nécessaire. La Très Sainte Vierge le répète à chacune de ses interventions ; et Notre-Seigneur lui-même a dit : « *Si vous ne faites pénitence, vous périrez tous*. » Cette parole n'est pas légère. Pour nous d'abord la pénitence est nécessaire à cause de nos péchés et ensuite, dans la misère du temps présent, à cause de ceux des ignorants pour lesquels il faut obtenir des grâces.
L'Église nous fait dire et même chanter (c'est un répons du temps de Carême) : « Seigneur, mes péchés, comme des flèches, se sont fixés en moi, mais avant que ne s'enveniment leurs blessures, guéris-moi, Seigneur, par le médicament de la pénitence, ô Dieu -- car je reconnais mon indignité et mon péché est devant moi toujours ; c'est contre toi seul que j'ai péché. Guéris-moi, Seigneur, par le médicament de la pénitence. »
Ces lignes ne sont lues certainement que par des chrétiens de bonne volonté. Qui suis-je, pour m'adresser à eux, sinon quelqu'un qui a l'expérience de ses péchés, qui a le même besoin du même médicament ? S. Paul disait de lui-même : « Je fais le mal que je hais, et ne fais pas le bien que je veux. » Or l'apôtre avait entendu dans le ciel (« *était-ce en corps ? je l'ignore ; était-ce hors du corps ? Dieu le sait* ») *des paroles ineffables qu'il n'était pas permis à un homme d'exprimer.* Qu'en sera-t-il de nous ? Il est bon en ce temps de se souvenir des péchés passés et pardonnés ; mais ceci fait, songeons aux négligences et aux omissions qui sont monnaie courante de notre vie, alors qu'il y a un « unique nécessaire ».
166:92
Vous me direz : « J'ai tant à faire ; tant de petits soucis journaliers sans compter les grands. » Le remède est très simple et très commode ; il est dans l'exercice de la présence de Dieu, qui peut se pratiquer par de simples exclamations intérieures comme celle de S. Paul : *Abba* (Père), indéfiniment répétées. Sans doute c'est déjà là une grande grâce, mais que faire sans la grâce ? C'est elle qui sauve notre liberté ; il faut seulement la demander dans la prière. L'amour de Dieu brûle de se donner, brûle de nous submerger de grâces, Il y met cette seule condition : de nous entendre les demander. Mais n'y a-t-il pas des chrétiens qui craignent ces grâces ? qui craignent d'être envahis par Dieu au point d'être obligés à renoncer à ce qu'ils aiment de la terre et du monde ? Certainement il y en a ; ils voient que nous songeons à eux en écrivant car l'apôtre a dit encore : « Soyez toujours joyeux. Priez sans cesse... et la paix de Dieu qui surpasse tout sentiment, gardera vos cœurs et vos esprits dans le Christ Jésus. » (Phil., IV, 8-9.)
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Il y a la charité encore, qui nous demande de faire pénitence pour nos frères. Le monde va très mal ; il est ensorcelé par le désir de gagner de l'argent et de jouir. L'Église est atteinte dans beaucoup de ses membres par une conception trop naturelle du salut. Le dialogue engagé avec le monde ne va pas sans que les imprudents y laissent des plumes ; ils oublient que le fossé entre la nature et l'ordre surnaturel n'est franchissable que par la grâce de Dieu. C'est donc un salut venant uniquement de Dieu qu'il convient d'annoncer. S. Paul dit à ce sujet : « *Ne vous attelez pas au joug avec les incroyants.* Car quel rapport y a-t-il entre la justice et l'iniquité ? Ou quelle communion entre la lumière et les ténèbres ?
167:92
Quel accord peut avoir le Christ avec Bélial ? » S'agit-il de « dialoguer » sur des questions d'ordre naturel, économiques ou sociales ? S. Paul dit encore : « Ne vous conformez pas à ce siècle, mais transformez-vous par le renouvellement de l'esprit... » Et en présence de toutes les misères de cette terre voici le remède que nous pouvons apporter : « Je vous exhorte donc, mes frères, par la miséricorde de Dieu, à présenter vos corps en sacrifice, vivant, saint, agréable à Dieu, comme le culte raisonnable de votre part. »
Il en est un profond besoin. La France est très coupable au point de vue religieux et depuis longtemps. C'est elle qui a donné le mauvais exemple à l'Europe et au monde. Son abaissement depuis un siècle surtout est la conséquence directe de sa conduite anti-religieuse. Les Français d'Algérie en sont les victimes évidentes. Tous nos gouvernements, de Louis-Philippe à aujourd'hui, ont interdit l'apostolat du clergé séculier auprès des populations indigènes de l'Afrique du Nord. Même interdiction aux Pères Blancs qui sont allés convertir l'Ouganda. Les Français d'Algérie expient pour la France entière. Qui le leur a dit ? Qui les a accueillis comme nos victimes ? Qui leur a montré le rôle chrétien de leurs souffrances, et quelle intercession ils représentent pour le pardon de la France entière ? Ils en eussent été confirmés dans la vérité de la foi ? Nos « *nouveaux prêtres* » les ont traités de telle sorte que beaucoup ont quitté l'Église.
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Voilà des motifs pour nous de faire pénitence « afin de compléter ce qui manque aux souffrances du corps du Christ ». Il ne faut pas croire que la France est maintenant exempte de souffrances analogues à celles de nos Algériens. La guerre civile nous guette, dans laquelle cinq cent mille Nord-Africains, musulmans par notre faute, se joindront aux communistes pour écraser chez nous (qu'ils croient) les derniers restes d'une civilisation chrétienne.
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Ce désastre ne menace pas seulement la France, mais l'univers entier. Souvenez-vous de la prière d'Abraham pour Sodome :
« Est-ce que vous ferez périr aussi le juste avec le coupable ? Peut-être y a-t-il cinquante justes dans la ville : les feriez-vous périr aussi et ne pardonnerez-vous pas à cette ville à cause de cinquante justes qui s'y trouveraient ? Loin de vous d'agir de la sorte, de faire mourir le juste avec le coupable ! Ainsi il en serait du juste comme du coupable ! Loin de vous ! Celui qui juge toute la terre ne rendrait-il pas justice ? » Dieu dit : « Si je trouve à Sodome cinquante justes dans la ville, je pardonnerai à toute la ville à cause d'eux. »
« Abraham reprit et dit : « Voilà que j'ai osé parler à mon Seigneur, moi qui suis poussière et cendre. Peut-être que des cinquante justes, il en manquera cinq : pour cinq hommes, détruirez-vous toute la ville ? »
Abraham abaisse petit à petit le nombre des justes. Mais l'innocent s'arrête à dix et Dieu dit : « A cause de ces dix je ne la détruirai pas. » Hélas, les dix ne se trouvaient point dans Sodome et la ville fut détruite. Mais lisez toute cette prière et en famille (Genèse 18-23). Faites comme Abraham, et visez à faire des saints ; il n'en est pas besoin d'un si grand nombre, et ce n'est jamais qu'avec des pécheurs que Dieu fait les saints.
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Enfin tous les chrétiens devraient avoir cet idéal de rester, ou de redevenir ce que le baptême les a faits. Car un très petit nombre, hélas, a pu garder l'innocence baptismale. Or il la faut retrouver. Pour cela tout le monde a des occasions de « crucifier la chair » soit dans les simples gourmandises comme on le demande aux enfants surtout pendant le carême, soit dans les concupiscences qui atteignent les adultes, et les vanités rarement innocentes.
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Ô femmes, véritablement seules éducatrices de l'humanité qui grandit, nous vous l'avons déjà dit ici même, la décence de votre toilette, la modestie de votre attitude sont d'une importance immense pour le salut de notre peuple et l'avenir de la société chrétienne. Voilà en ce nouveau carême l'occasion de vous examiner là-dessus et de faire des sacrifices bénis de Dieu. Ne soyez pas de ces « *incrédules dont le dieu de ce siècle a aveuglé les pensées* ». Voici le jour favorable, voici le temps du salut. Nous sommes tous appelés par le baptême à la perfection. La perfection de l'homme n'est pas celle de l'enfant, celle de la mère de famille n'est pas celle de la religieuse. Mais en tous et en toutes, plus de rancune, plus de jugements téméraires, plus de médisances, plus de mensonges, plus de scandales ; mais patience et charité. L'effort vers la perfection commence lorsqu'on évite les péchés véniels de propos délibéré. Enfin « *tout concourt au bien de ceux qui aiment Dieu* » même et quelquefois surtout les fautes dont ils font pénitence. S. Pierre a certainement gagné à faire pénitence de son reniement ; gagné en foi, en espérance et en charité.
Prenons confiance, vivons dans l'amour. « La vie spirituelle et la sacramentelle n'est pas une entreprise aride et contractée », dit Péguy. Et Isaïe, il y a seulement vingt-cinq siècles, reprochant aux Hébreux de ne pas assez prier, déclarait : « *Ainsi, parle Yaweh : Je suis venu : pourquoi n'y avait-il personne ? J'ai appelé ; pourquoi personne n'a-t-il répondu ? Ma main est-elle donc trop courte pour délivrer ? Ou bien n'ai-je pas assez de force ?* »
Les paroles maladroites et certainement insuffisantes que nous ajoutons à tous ces grands textes sont tout de même, malgré la misère de leur auteur, des appels de la grâce pour tous ceux qui les liront. Petites causes et grands effets, c'est la manière du Seigneur.
D. MINIMUS.
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Un long voyage, mais surtout en de petits bourgs et paroisses de campagne, nous a permis de nous rendre compte de la manière dont s'appliquait la réforme liturgique. Nous avons remarqué beaucoup de bonne volonté pour bien faire ; de courtes allocutions avant la messe, très bien faites et substantielles. Un curé demandait aux paroissiens de répondre « Ainsi soit-il ! » aux prières de la messe ; c'est en effet ce qu'il faut demander aux fidèles d'abord et avant toute autre chose pour qu'ils suivent réellement la prière du prêtre et participent effectivement à l'office.
Mais qui empêchait il y a vingt, cinquante ou cent ans de leur demander de répondre amen ? Nous avons assisté en semaine à une messe en français (pour Notre-Dame de Lourdes) où tous les fidèles répondaient avec chaleur amen à toutes les prières en français. Mais nous avons vu dans une autre paroisse, où toute l'assistance chantait convenablement *Kyrie, gloria, credo, agnus*, ces chants remplacés par la récitation en français des mêmes textes. C'est simplement une dégradation de la louange et du besoin d'expansion, religieuse des fidèles.
Au fond c'est le clergé qu'il faudrait d'abord instruire pour qu'il puisse former les fidèles. Il ne se rend nullement compte de l'instruction utile pour qu'une assemblée de fidèles prenne part avec tout ce qui est en elle d'humain et de chrétien à la célébration de la messe. Voici un témoignage de son ignorance : un excellent prêtre, connu de nous comme tel, humble, bienveillant, sans rancune, charitable, recherchant l'exercice d'une vraie pauvreté, écrit dans son bulletin paroissial à propos de la messe : « C'est dans cette participation intense et vécue que se concentre la réforme liturgique. C'est dans ce mouvement profond, *réservé hier au prêtre, qu'entrent maintenant les fidèles*... ». Ce n'a jamais été réservé au prêtre, sinon à cause de son aveuglement sur la nécessité primordiale d'en instruire et d'y intéresser les fidèles, comme sur les moyens de leur participation : combien de fidèles réalisent que réunis à la grand'messe autour du trône de l'Agneau, ils participent exactement au même mystère divin qui fera leur béatitude dans le Ciel ?
Pour y atteindre, dans un pays de langue romane où tout le monde possède la traduction des textes, même sur les livres de chant, il n'était nul besoin de faire pratiquement schisme liturgique au sein de l'Église universelle. Il faut, pour que petits et grands entendent quelque chose aux offices, enseigner très soigneusement l'Histoire sainte, c'est-à-dire l'histoire religieuse de l'humanité. Apprendre aux enfants à se servir d'un missel, à savoir ce qu'est le propre, le commun, l'ordinaire, leur expliquer en classe l'office du dimanche, enfin faire chanter petits et grands sur les mélodies des saints fondateurs de nos chrétientés, tels sont les moyens à employer. Car c'est le Saint-Esprit lui-même qui a choisi lectures et chants de notre missel, et il l'a ratifié au Concile.
D. M.
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## NOTES CRITIQUES
#### « Le laïc dans l'Église »
L'hebdomadaire *La Nation française,* que dirige Pierre Boutang, a inauguré le 10 février 1965 une page hebdomadaire d'information religieuse intitulée *Le laïc dans l'Église.*
Cette page d'information religieuse sera très différente de tout ce qui s'imprime dans la presse sous la rubrique « information religieuse ».
En effet, cette page hebdomadaire de *La Nation française,* c'est notre ami Louis Salleron qui la rédige.
Voici en quels termes Louis Salleron a présenté au public cette nouvelle page :
J'ai téléphoné à Pierre Boutang. Je lui ai demandé : « Que diriez-vous, dans La Nation française ; d'une page où l'on parlerait de toutes ces questions qui remuent l'Église de France ? » Il m'a répondu : « Amen. »
A vrai dire, ces questions sont souvent abordées ici. L'intérêt d'une page qui leur serait tout entière consacrée n'en est pas moins évident. Elles seraient suivies plus attentivement et le lecteur s'y retrouverait plus facilement. Le laïc, nous explique-t-on, doit jouer un plus grand rôle dans l'Église. Nous sommes « le peuple de Dieu ». Nous avons notre mot à dire.
Pierre Boutang a ajouté : « Faites donc cette page. »
Je préférerais que ce soit un autre. -- J'espère qu'un jour ce sera un autre. Mais il faut un commencement à tout. Je veux bien commencer.
Oui, le laïc a son mot à dire. Le laïc ordinaire. Celui qui n'est que le paroissien de sa paroisse, qui ne fait pas partie de l'Action catholique, qui n'est pas « mandaté ».
C'est mon cas. C'est le cas de l'immense majorité des fidèles. Ceux-là sont silencieux Comment parleraient-ils ? Où parleraient-ils ? Et, d'ailleurs, que diraient-ils ? Ils ne sont pas savants. On leur clouerait toujours le bec, s'ils s'aventuraient à l'ouvrir. Alors, ils se taisent. Ils n'en pensent pas moins. Ils n'en souffrent pas moins.
172:92
Nous parlerons pour eux.
« Comment ! Quelle audace ! Quelle insolence ! Vous prétendez vous faire les interprètes des catholiques français ! Qui vous donne le droit d'affirmer qu'ils pensent comme vous ? »
Paix, mes beaux messieurs ! Paix ! Nous parlerons pour ceux qui pensent comme nous. Pas pour les autres. Vous voilà rassurés. Quelques dizaines seulement, peut-être. Ou quelques dizaines de millions. Nous n'en savons rien.
Vous admettrez bien que toutes les tendances doivent être représentées ? Non ? Oui ?
Bon ! Vous l'admettez. Alors c'est parfait.
Donc, pour un certain, nombre -- un petit nombre ou un grand nombre, nous n'en savons rien, -- nous parlerons de ces questions dont on parle partout et qui ont fait la fortune d'un Fesquet et d'un abbé Laurentin.
Elles ne feront pas notre fortune. Dans aucun sens du mot.
Et ici, Louis Salleron évoque au passage un épisode douloureusement regrettable, bien caractéristique de la situation interne du catholicisme français. Cet épisode a été conté aux pages 92 à 97 de notre supplément sur *L'affaire Pax en France ;* aux mêmes pages, on trouvera la LETTRE DE JEAN MADIRAN, DIRECTEUR d' « ITINÉRAIRES » A PIERRE BOUTANG, DIRECTEUR DE « LA NATION FRANÇAISE », lettre qui avait été provoquée par cet épisode douloureusement regrettable. ([^132])
Louis Salleron en écrit :
Ni notre plume, ni notre tribune -- excusez, Boutang -- n'ont de quoi émouvoir personne.
Le 29 janvier 1964, Son Excellence Mgr Stourm, archevêque de Sens et président de la Commission épiscopale de l'information, écrivait à Georges Hourdin :
« Je n'ai jamais accordé aucun crédit aux campagnes de publications telles que *Itinéraires* ou *La Nation française*. »
Il s'agissait de l'affaire *Pax*.
Voilà, au départ, notre crédit.
Dans un milieu laïque, le président d'une commission de l'information qui tiendrait de tels propos s'exposerait à de vives interpellations. Mais, de laïc à évêque, les interpellations ne sont pas de mise.
173:92
Nous n'interpellerons pas. Nous informerons. Nous observerons. Nous discuterons. Nous réfléchirons.
Trois mots seront notre code : *liberté*, *justice, Vérité.*
Dans *La Nation française* du 17 février, Louis Salleron parle notamment du *texte* de la Constitution conciliaire sur la liturgie :
Cette constitution est un texte admirable. Combien de catholiques l'ont lue ?
S'ils ne l'ont pas lue, ils ont une excuse. On ne leur en facilite pas l'accès.
Certes, on peut aller la chercher dans la *Documentation catholique.* Certes, on peut se la procurer aux *Éditions du Centurion,* c'est-à-dire aux éditions de la Bonne Presse, pour le prix minime de 2 F. Mais, à vous lecteur qui me lisez, je vous demande : « Vous a-t-on, dans votre paroisse, distribué cette Constitution ? Ou bien vous a-t-on dit que vous pouviez la trouver à l'entrée de l'église, gratuitement ou pour 2 F ? » Je gage que non.
Ainsi, dans nos églises où, la plupart du temps, figurent quantité de magazines, sans parler des organes pro-révolutionnaires tels que les *Informations catholiques internationales* et *Témoignage chrétien*, vous ne trouvez pas la Constitution conciliaire sur la liturgie. Ou bien, si vous la trouvez, c'est au milieu de cette littérature nauséabonde qui déshonore le temple de Dieu, au mépris de toute décence et au mépris des interdictions de la hiérarchie. Alors, vous ne la trouvez pas, parce que vous passez devant ces étalages en refusant d'y jeter seulement un coup d'œil.
Je signale ce point parce qu'il est significatif.
On nous dit et on nous répète, du matin au soir, à longueur de journée, que nous-sommes devenus, après deux mille ans, des chrétiens « adultes ». La première, chose qu'on puisse faire à l'égard des chrétiens adultes, c'est de *leur donner les textes.*
Tous ceux qui vont à l'église ont constaté que le français faisait son introduction à la messe. Tous ont entendu là-dessus quelques explications de leurs curés. Tous ont lu là-dessus des articles dans la grande presse ou dans des organe religieux. Je suis prêt à parier qu'il n'y en a pas *un sur dix* (peut-être pas un sur cent) qui a lu la Constitution conciliaire sur la liturgie.
174:92
Or la lecture de ce texte est indispensable.
Tout d'abord c'est un document admirable. On le lit et on le relit pour sa seule beauté. Ensuite, par le seul fait qu'il vous fixe sur l'essentiel, il donne au détail de ses prescriptions leur valeur propre, qui est de relation à l'essentiel et, pour chacune d'entre elles, relation de détail (ce qui ne veut pas dire : sans importance).
Tout ainsi prend sa place et sa proportion et, du même coup, dispose l'esprit à l'accueil.
Et pourtant -- on ne le constate que trop -- « ça ne va pas ». Louis Salleron désigne « ce qui ne va pas » :
Ce qui ne va pas, c'est tout simplement que la Constitution conciliaire et les ordonnances épiscopales ne sont réellement respectées ni dans l'esprit, ni dans la lettre.
Car dans l'esprit tout dit essai, lenteur, adaptation, étapes, respect de la tradition, instruction, formation, etc.
Et dans la lettre, le français n'est jamais qu'*autorisé,* autorisé plus ou mains largement, autorisé compte tenu de l'avis de la communauté chrétienne, etc.
Or, en fait, le français a été rendu obligatoire. D'un seul coup. A la seule discrétion, quant à son extension, des curés.
Et on ne compte pas les églises où chacun en fait à sa guise.
Il y a désordre.
Il y a malaise.
Dans *La Nation française* du 24 février, Louis Salleron ajoute :
Nous avons toujours connu le français à l'église. Nous avons appris le catéchisme en français. On nous a toujours prêché en français. On nous a toujours fait chanter des cantiques en français. On nous a presque toujours lu l'évangile en français.
175:92
La nouveauté, c'est le français à la place du latin dans une partie de la messe.
D'aucuns pensent et disent : « Les gens ne viennent plus à l'église parce que le latin les en chasse. »
On peut le dire. On peut le penser. Personnellement, je n'en crois rien.
Depuis quinze cents ans que le latin est une langue morte, les gens sont venus à l'église, l'ont désertée, y sont revenus -- car il y a eu de nombreux allers et retours -- sans que le latin y soit pour rien.
De nos jours, chez les protestants -- français, anglais, allemands, américains -- l'assiduité au temple est la même que, chez les catholiques, l'assiduité à l'église. Latin ou langue moderne, la désaffection à l'égard de l'église est identique (je la crois plus forte chez les protestants).
On peut même craindre que la substitution du français au latin ne chasse définitivement de l'église les nombreux catholiques qui n'y viennent que rarement -- aux Rameaux, à la Toussaint, pour les enterrements. Quand ils ne reconnaîtront plus les cérémonies qui leur sont familières, ils s'abstiendront.
Cet argument, qui semble virtuellement accepté par les partisans de la plus grande extension du français, ne leur fait pas peur. « Ces gens-là n'ont plus la foi, disent-ils. Il n'y a qu'à les laisser à leur incroyance foncière. Ce sont les autres que nous voulons conquérir, pour en faire de vrais chrétiens, convaincus et pratiquants. »
C'est peut-être écraser un peu vite la mèche qui fume encore et c'est peut-être aussi faire un pari que n'éclaire aucun sérieux calcul des probabilités.
Ce qui déchristianise les masses depuis cent ans, c'est l'école laïque, c'est la science, c'est le matérialisme. Ce n'est pas le latin.
......
Voilà près de trois ans, avant le Concile, commentant dans « Itinéraires » (n° 63, de mai 1962) la Constitution apostolique *Veterum sapientia*, j'écrivais : « En tant que fantassin de la piétaille catholique, je formule un vœu très modeste : c'est que dans tout l'univers catholique on sache par cœur, en latin, le *Pater, l'Ave* et le *Credo.* C'est un moyen de communion universelle irremplaçable, je souhaiterais de même qu'un chant du *Credo* fût fixé pour le monde entier. Celui de Dumont, pour n'être pas d'un grégorien très pur, n'en est pas moins excellent et reçu un peu partout. Mais on peut en choisir un autre. »
176:92
Ce vœu, je le renouvelle. S'il était exaucé, je crois que la portée de cet effort minime serait immense. Quelle paroisse unie dans le culte du français le refuserait ? Et quelle paroisse « résistante » oserait s'y dérober ?
Qu'on n'objecte pas la difficulté pour ceux qui n'ont pas fait de latin. A l'étranger, ils savent en quinze jours toutes les bribes d'allemand, d'anglais, d'italien ou d'espagnol qui leur sont nécessaires. Pour l'Européen, quelques mots de latin très simple sont d'un accès aisé. Qu'on médite la réflexion de Simone Weil : « Ce qui rend notre culture si difficile à communiquer au peuple, ce n'est pas qu'elle soit trop haute, e'est qu'elle est trop basse. On prend un singulier remède en l'abaissant encore... » n'est que de voir le véritable engouement pour la culture la plus haute -- qui existe aujourd'hui dans les milieux ouvriers -- musique classique, visite des cathédrales et des châteaux, livres d'histoire et d'art, ils veulent prendre possession de leur patrimoine. Les priverons-nous du patrimoine chrétien ? Et quel est le « militant de base » qui ne comprendra cet argument souverain : par le latin, vous êtes en union avec le monde entier des chrétiens, vous faites « l'internationale » de la Foi, réalisez « l'unité du genre humain » au sein du catholicisme ?
D'autres propositions peuvent être faites. Par exemple, outre la grand-messe, une messe basse en latin pour une messe basse en français -- ce qui serait le meilleur referendum possible.
Tout cela serait strictement dans la ligne de la Constitution conciliaire.
Dans *La Nation française* du 3 mars, Louis Salleron fait promptement écho au numéro 91 d'*Itinéraires* qui vient de paraître et au document capital publié et commenté par Henri Rambaud : la lettre où Teilhard explique que s'il reste dans l'Église, c'est pour travailler de l'intérieur à la transformation de la Foi.
Il constate d'autre part que la « sélection catholique de 50 livres religieux parus en 1964 » dans sa section « le pensée actuelle » contient 5 titres, et que sur ces 5 titres il y en a 2 sur et pour Teilhard. La « sélection » s'est bien gardée de retenir le livre magistral, paru en 1964, du P. Philippe de la Trinité : *Rome et Teilhard de Chardin* (Fayard).
177:92
Nos lecteurs savent de longue date combien est tendancieuse cette « sélection ». Louis Salleron rappelle qu'elle avait même à l'origine la prétention exorbitante de désigner chaque année les cinquante *meilleurs* livres catholiques et que, sur les justes observations de la revue *Itinéraires*, elle fut contrainte de retirer le mot « meilleur ».
\*\*\*
Dans la même page « Le laïc dans l'Église » du 3 mars, Louis Salleron revient sur le livre de Carlo Falconi (voir sur ce livre l'article de Pierre Boutang dans notre numéro 91). Il en cite ces passages extraordinaires, extraits des pages 251-252 :
« *Il est évident que, conscients de tout cela, les progressistes se gardent bien d'accepter le terrain de lutte que leur proposent leurs adversaires. Et il leur suffira probablement de tenir bon pour l'emporter. Outre qu'ils contrôlent les épiscopats de l'Europe du centre et de l'ouest et qu'ils recrutent des adhérents de plus en plus nombreux dans d'autres majorités conservatrices, ils sont appuyés par la plus grande partie des églises uniates et par la quasi-totalité de celles de couleur.*
*Les progressistes qui aspirent à retourner au christianisme des premiers siècles, tant dans le domaine de l'idéologie que dans celui de la structure -- liturgie, discipline, etc. -- sont en substance des évangéliques, même si c'est dans un sens particulier. Et c'est précisément parce qu'ils sont ainsi que toutes leurs initiatives ouvrent une brèche dans la citadelle romaine et visent fatalement à décentraliser l'Église.*
« *Mas les progressistes réussiront-ils à obtenir la majorité au Concile et, surtout, parviendront-ils, à ce que le pape se fasse leur leader ?... Toutefois, ce qu'il y a de plus paradoxal dans la situation, c'est la bonne foi de la plupart de ces hommes, qui sont loin de s'apercevoir de la destination à laquelle l'Histoire* (*ou, si l'on préfère, leur sensibilité aux exigences du temps*) *est en train de les conduire. Comme Jean XXIII, ils croient ne promouvoir qu'un* aggiornamento *de l'Église.*
178:92
*Alors que le salut de l'Église et sa survie ne sont plus désormais que chez les hérétiques du dedans, et avec les schismatiques du dehors.* »
Louis Salleron, remarque :
On discerne mal, dans ces propos, quelle est la part de la conviction, et celle de la provocation. Le ton est-il « irénique » ou « luciférien » ? On hésite à se prononcer. La position de Falconi est, à peu de chose près, celle dans laquelle se fixa très tôt Loisy, et dans laquelle il se maintint toute sa vie. C'est, en somme, la position du modernisme à l'état pur.
Notons que le livre de Falconi a été publié en anglais et en français, mais pas en italien. Chacun en tirera les conclusions qu'il veut.
Tels sont les débuts de la page religieuse hebdomadaire « Le laïc dans l'Église » rédigée par Louis Salleron dans *La Nation française.*
Cette page hebdomadaire de Louis Salleron sera certainement suivie avec la plus vive attention par tous ceux qu'étouffent le conformisme et l'arbitraire intellectuel qui sont présentement imposés dans le catholicisme français.
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#### « Recherche d'une doctrine de la vie »
M. Louis Bounoure a publié il y a environ six ans un livre très remarquable : *Déterminisme et finalité* dans lequel se trouve réglée scientifiquement la question de l'évolutionnisme.
179:92
Aujourd'hui paraît un nouveau livre : *Recherche d'une doctrine de la vie*. Il n'est pas comme le premier un ouvrage proprement scientifique. Il expose les travaux de quelques biologistes notoires que son auteur a connus ou connaît mais qui tous cherchaient au travers de leurs études une doctrine de la vie. Nous disons : *au travers*, parce que tout travail scientifique, même en une suite d'équations une interprétation est nécessaire. En elle s'exerce, sans que les savants eux-mêmes s'en doutent toujours, un travail de réflexion philosophique.
Certains de ces savants étaient évolutionnistes, les autres non ; les uns, comme Lucien Cuénot, dont M. Bounoure fait un portrait très vivant, étaient évolutionnistes malgré leurs propres trouvailles scientifiques. L'auteur place au milieu d'eux, avec juste raison, Claude Bernard, leur maître à tous, et il abat avec énergie l'idole contemporaine, Teilhard de Chardin, impossible à défendre par tout esprit ayant une habitude moyenne des conditions du savoir. Nous avons dit ici même que cette œuvre était simplement la dernière en date des tentatives pour donner du surnaturel une explication naturelle ; entreprise forcément vouée à un échec complet scientifiquement et philosophiquement, mais à peu près innocente, semble-t-il, de la part de son auteur. La physionomie de cet homme fait soupçonner qu'il avait quelqu'idée fixe, comme ceux qui dans un asile, se croient Dieu le Père ou le prophète prédit par Moïse. C'est à lui surtout que le livre de M. Bounoure doit la seconde partie de son sous-titre : *Vrais savants et faux prophètes.*
\*\*\*
L'idée de l'évolution est née au début du XIX^e^ siècle. On prit conscience à cette époque de l'immense durée des temps géologiques, du fait aussi que de nombreuses races d'animaux avaient disparu et avaient été remplacées par d'autres à un moment donné de l'histoire de la terre. C'était un problème nouveau. Lamarck donna vers 1810 une première hypothèse : nous avons lu les *Leçons d'Ouverture* de son cours où il exposait sa thèse. Le transformisme était une hypothèse sans aucun commencement de preuve, et comme pour défendre sa thèse Lamarck niait l'existence des espèces, il eut peu d'adeptes. C'était un nominalisme pur, mais si peu conforme à la simple observation qu'il fallut attendre la publication de *l'Origine des Espèces* de Darwin en 1859 pour que la thèse de l'évolution prit une allure apparemment scientifique. Le chapitre III de M. Bounoure a pour titre : « *Gloire de Darwin et infirmités du darwinisme.* » « La nouvelle théorie » écrit-il, « *envahit tout comme une inondation*, débordant de l'histoire naturelle, dans la philosophie, la morale, la politique ; l'évangile du darwinisme règne désormais pour longtemps sur la pensée biologique. »
180:92
On peut bien dire ici, ce que M. Bounoure ne dit pas, que le succès du darwinisme est lié à l'esprit antireligieux de l'époque. Il paraissait donner des raisons pour ruiner scientifiquement le créationnisme de toute la philosophie chrétienne et la foi elle-même. Il introduisait dans l'étude des origines de la vie l'idée de progrès ; elles y sont difficilement applicables car les conditions de la vie sont étroitement limitées. Enfin il rejetait la finalité, livrant l'évolution au hasard, pour rendre Dieu inutile. Les maîtres qui gouvernaient l'opinion étaient antireligieux. Le public voyait d'un bon œil l'idée d'un progrès fatal de l'humanité qui enlevait l'inquiétude des « fins dernières ». L'évolutionnisme donnait à penser aux hommes de ce temps qu'ils étaient, sans se donner de peine, ce qu'on avait jamais vu de mieux sur la terre.
De tout cela nous sommes nous-même un témoin impartial. Nous ne croyions guère, au temps auquel se rapporte M. Bounoure (entre 1900 et 1910), qu'à une force en nous-même, capable de chercher la vérité et de faire quelque chose pour elle, à notre idée. Nous ne fûmes jamais évolutionniste simplement parce qu'on n'en donnait pas de preuves sérieuses incontestables. Mais nous nous souvenons d'avoir en ce temps-là interrogé un physiologiste, René Quinton, qui venait de publier en 1904 un livre : *L'eau de mer, milieu organique ;* il répondit à ma question sur l'évolutionnisme -- « Je ne sais, mais on ne voit pas comment les choses auraient pu se passer autrement. » En l'absence de preuves contraires, l'évolutionnisme gardait son aspect d'hypothèse plausible. Le déterminisme scientifique, privé des limites qu'aurait pu lui donner une saine philosophie, poussait à chercher du côté d'un transformisme mécanique la raison d'une succession des espèces. Or Claude Bernard n'avait jamais parlé d'un déterminisme mécanique ; l'organisation et la finalité d'un organe s'opposent au mécanisme. Quinton était un très bon esprit, un expérimentateur sérieux, un homme de bien agissant ; il nous plaît de l'ajouter à la liste de ceux qui cherchaient une *doctrine de la vie.* Son livre n'était pas évolutionniste. Il n'eut aucun succès parce qu'il présentait la succession des espèces comme chargées de maintenir les conditions primitives de la vie. En présence d'un refroidissement progressif de la terre, il avait paru des animaux capables d'élever leur température d'un, puis de deux degrés et ainsi de suite. Quinton ne cherchait pas à prouver le transformisme, mais comme manifestement les animaux dont l'espèce est la plus jeune ont le pouvoir de maintenir leur température intérieure à un niveau fixe et qui est élevé, il en cherchait la raison.
181:92
Son idée est toujours bonne, mais le point de départ est lui-même hypothétique ; il faudrait mieux connaître l'histoire de la terre et de sa température ; nous en sommes loin. Mais à l'époque où l'évolution était conçue comme un progrès continu vers un but livré au hasard, il était impossible que fût écouté un homme présentant le changement comme nécessaire pour conserver les *conditions optima* de la vie.
Être évolutionniste, en ce temps-là, était un brevet de républicanisme et d'esprit démocrate ; cela était fort utile pour accéder aux postes élevés de l'enseignement. Il convient encore aujourd'hui d'être contre l'enseignement libre.
\*\*\*
Dans les dernières pages de son livre, M. Louis Bounoure ne peut éviter de faire allusion à la philosophie proprement dite. La science de la vie est très exposée à voir les philosophes, des faits contrôlés par les biologistes, tirer des conclusions bien incertaines. Claude Bernard a rejeté ces « généralisateurs » qui ne sont pas de vrais savants de laboratoire. La lenteur des travaux scientifiques rend les vrais savants circonspects lorsqu'il s'agit de tirer des conclusions philosophiques.
Le livre de M. Bounoure *Déterminisme et finalité* expose dans son titre même la pensée de son auteur ; pensée méthodologique plutôt que philosophique, car le déterminisme tel que l'a entendu Claude Bernard est bien la méthode normale des sciences naturelles, mais Claude Bernard lui-même savait que l'esprit y échappait. Il a écrit sur l'inspiration dans les sciences des pages qui valent pour l'art et la philosophie. Enfin, il a fait des confidences sur le *sentiment* qui font de lui un adversaire du matérialisme scientifique. La conscience qui, sur un point de l'univers, a conscience de tout, est irréductible à la matière, elle échappe au déterminisme, et par conséquent, quelles que soient les apparences, le monde dont fait partie cette conscience échappe au déterminisme philosophique qui nie la liberté de l'esprit humain et celle de Dieu.
182:92
Or les phénomènes de la vie qui puisent dans le monde physique les éléments même dont ils se servent pour lutter contre ce monde physique et s'y maintenir par la génération, rendent nécessaire à l'esprit d'envisager leur finalité ; la plupart des biologistes en sont d'accord. Mais la finalité implique comme conséquence nécessaire une pensée directrice qui ne saurait être que celle du Créateur de l'univers Lucien Cuénot lui-même écrivait en 1928 : « Une expression favorite du langage positiviste est de dire que l'être vivant est une machine physico-chimique ; or qu'est-ce qu'une machine ? C'est une pensée mise en acte... Pourquoi la machine vivante n'impliquerait-elle pas, comme tout autre, la nécessité d'un esprit organisateur ? »
A la fin de sa vie, Lucien Cuénot opta néanmoins pour l'immanence dans la matière de cet esprit organisateur. Mais un esprit organisateur sans conscience qui, dans l'amibe, organiserait la préadaptation à la vie de l'hydre d'eau et puis celle du ver de terre, ressemble fort à la virtus dormitiva de Molière. Une telle vertu mutative n'explique rien ; elle cache le problème aux naïfs sous un faux semblant. C'est le type de preuves employé par Teilhard de Chardin.
Pour nous catholiques, il ne devrait pas y avoir de problème. Descartes parlant de la durée du monde en fait une création continuée ; Bergson rectifie et dit : « Création continue. » Car la durée du monde implique le soutien permanent de Dieu et depuis Descartes on s'est aperçu qu'il y avait comme nouveauté dans le monde, non seulement les âmes, mais le rat d'égout ou le serin des Canaries. Or nous estimons cette idée acceptable car Notre-Seigneur a dit, (S. Jean, V, 17) : « Mon Père œuvre jusqu'à présent, et moi aussi, j'œuvre. » On traduit généralement œuvrer par agir : « Mon Père agit toujours. » Mais le mot grec comme le mot latin dit bien : œuvrer et non agir. Pourquoi la traduction minimisante ? Pour ne pas créer un problème avec le repos du septième jour ? Devant un problème né des progrès du savoir, et en présence d'un texte aussi clair, nous attendons à l'œuvre, eux aussi, les théologiens.
\*\*\*
En lisant le livre de M. Bounoure on se rend compte à quel point sont lentes les méthodes de la science. Il a fallu plus de cent ans d'expériences minutieuses, un travail d'équipe considérable qui absorba la vie d'un très grand nombre d'hommes instruits et travailleurs pour mettre définitivement à bas les hypothèses hasardées par Lamarck ou Darwin, et s'apercevoir que l'esprit humain, dans toutes ses activités, recherche l'unité dans le multiple. L'évolutionnisme est une théorie de l'unité, mais elle est contraire aux faits connus et prouvés jusqu'ici.
183:92
Pour montrer que cette recherche répond à un aspect fondamental de l'esprit humain (et du monde dont il fait partie) prenons un exemple très abstrait, comme l'architecture qui évite ce qui peut paraître d'affectivité dans l'art. Ce problème philosophique par excellence se pose en architecture comme le problème des proportions. L'unité d'un bâtiment dans la diversité de ses membres, de ses pleins et de ses vides dépend d'elles. Comment les architectes ont-ils résolu ce problème dès les plus anciens temps, dès l'ancien empire égyptien ? Ils ont emprunté à la géométrie les plus simples des proportions qu'ils trouvaient liées entre elles par la nature et qui se traçaient facilement. Les principales sont la diagonale du carré et la division d'une ligne entre moyenne et extrême raison, et qui se trace aussi à partir du carré ; c'est la section d'or. Ces systèmes de proportion ont servi à notre Moyen-Age. Le style dit roman dépend de la diagonale du carré ; les œuvres du XIII^e^ siècle en général, de la section d'or. Chaque œuvre est comme une nouvelle expérience de physique sur un cas nouveau ; si elle réussit, la preuve est faite, l'homme a trouvé le moyen de montrer l'unité dans le divers et l'éclat de cette vérité qui est le beau.
Le fait qu'il n'y ait pas qu'un seul système de proportions satisfaisant (racine carrée de 5 a été employé au Parthénon et à Notre-Dame) prouve que les résultats de la pensée ne sont jamais qu'approchés, comme dans la science ; car nous ne saurons jamais TOUT. La réussite n'est pas plus commode pour les artistes que pour les savants et les philosophes. Ces méthodes ne donnent pas des idées ; Claude Bernard est exactement de notre avis là-dessus, car l'expérimentation sans idées directrices ne mène à rien. Mais ces procédés architecturaux facilitent le travail comme toute bonne méthode et assurent la réussite de ceux qui ont des idées. Ceci dit, on comprend que les artistes n'envient pas les savants.
De plus, un fait extraordinaire gît au fond de ces systèmes de proportions. Ils reposent sur des figures qu'il est aisé de tracer, mais qui répondent à des nombres *incommensurables*. Si vous analysez un de ces beaux monuments en prenant des mesures, il est impossible d'en trouver arithmétiquement le secret. Ainsi, dans un art où l'architecte doit donner partout des mesures précises, les proportions, l'unité du divers *échappe au nombre*. C'est l'homme qui a créé le nombre, Dieu n'en a pas besoin et la nature l'ignore ; mais l'homme trouve dans le nombre le moyen de créer une analogie quantitative de l'être, lorsqu'il sait lui appliquer ce langage. Les Égyptiens ignoraient probablement l'incommensurabilité de racine carrée de 2, mais le fait est là.
184:92
Que l'architecture résolve la question de l'un et du multiple en échappant au nombre en fait un admirable, exemple d'un type de pensée qui adhère parfaitement à l'étant sous une forme particulièrement abstraite et non conceptuelle ([^133]).
Comme le dit très bien M. Bounoure en terminant son livre, et empruntant à Pascal ce mot d'une des lettres à Mlle de Roannez : « Toutes choses couvrent quelque mystère. »
Henri CHARLIER.
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#### La doctrine sociale de l'Église selon le P. Bigo
Le R.P. Bigo vient de publier un nouveau livre : *La doctrine sociale de l'Église* ([^134]). Je l'ai lu, et je vais en dire quelques mots. Mais ce livre m'a remis en mémoire d'autres textes de lui sur lesquels j'avais porté naguère quelques réflexions.
J'ai eu la curiosité de relire ce que j'avais écrit sur ces textes. C'est ancien. On le trouvera dans les numéros 8, 9, 10 et 11 d'*Itinéraires* (de décembre 1956 à mars 1957).
Je me rappelais bien le sens de mes articles -- dont la brièveté fait plutôt des notes. Mais je ne m'en rappelais ni le contenu, ni le ton. N'avais-je pas été injuste, agressif à l'excès ? J'ai été surpris, et heureux, de constater que mes critiques -- car il s'agissait de critiques -- étaient d'une objectivité totale et non seulement courtoises, mais déférentes.
J'en ai été frappé parce que j'y trouvais la vérification de ce que Jean Madiran dit souvent : nos adversaires n'ont que le mot « dialogue » à la bouche, mais le dialogue n'est pas pour nous.
185:92
Amertume de ma part ? Ressentiment ? Je n'en ai pas l'impression. En ce qui concerne ma propre personne je suis d'un naturel tellement irénique que je me reprocherais plutôt et même que je me reproche effectivement une indifférence coupable pour tout ce qui ne fait que me concerner moi-même. Car on ne peut se dissocier complètement des idées qu'on défend.
Depuis la Libération, il y a toute une catégorie de catholiques qui doivent prendre leur parti d'être traités, dans l'Église, comme des « chiens ». Que l'abbé Michonneau, que je considérais, sans le connaître, comme un très saint prêtre, ait lancé ce mot, me prouve que la division du monde catholique est beaucoup plus profonde que je ne me le figurais.
Il n'est donc pas très étonnant que les idées qui émanent du milieu des « chiens » ne soient pas prises en considération dans le milieu des « saints ». A plus forte raison leurs critiques.
La critique que je faisais au P. Bigo était précise. Je disais -- je montrais -- que derrière une condamnation verbale du marxisme et du communisme, il manifestait à l'égard du marxisme et du communisme une indulgence subtile qui inclinait le lecteur en faveur de la doctrine et du régime qu'il condamnait. Ses exposés et ses démonstrations rendaient à peu près le son suivant : « Le communisme est condamnable. Ah ! quel dommage qu'il ne soit pas chrétien ! Il le serait si parfaitement s'il n'était athée ! »
J'ai donc lu *La doctrine sociale de l'Église* pour voir où en était le P. Bigo.
Je dois dire que j'ai été agréablement surpris. Ou c'est moi qui ai changé, ou c'est le P. Bigo qui a mis de l'eau dans son vin. Est-ce à dire que son livre me satisfasse pleinement ? Il s'en faut. Mais enfin le ton est différent.
\*\*\*
*La doctrine sociale de l'Église* se divise en sept parties.
Première partie : *l'élaboration* (les prophètes, l'Évangile, les Pères, saint Thomas d'Aquin, les encycliques).
Deuxième partie : *L'insertion de la foi dans la vie sociale* (les analyses incomplètes ou erronées, civilisation et évangélisation, l'approche chrétienne des faits sociaux).
186:92
Troisième partie : *La doctrine confrontée à l'histoire* (le capitalisme, libéralisme et néo-libéralisme, la socialisation, le socialisme).
Quatrième partie : *Les questions cruciales* (A la recherche d'un modèle, les dimensions de la justice, la propriété privée, le rôle de l'État, les corps intermédiaires).
Cinquième partie : *Les parts* (la répartition actuelle des ressources, le juste prix, le juste salaire, le juste profit, la prévoyance sociale, l'institution fiscale, les solidarités internationales, les responsabilités du possédant).
Sixième partie : *Les rôles* (la distribution actuelle des rôles, l'entreprise, la concentration économique, les nationalisations, le syndicalisme ouvrier, la « profession », le plan).
Septième partie : *Les conflits* (la lutte des classes, lei conflits collectifs du travail).
Conclusion : *L'Église à l'époque des révolutions sociales.*
Tout plan en vaut un autre et celui-là ne soulève pas d'objection particulière.
Quant au contenu, un seul point m'a frappé qui fera l'objet de mon unique réflexion.
(Il va de soi que dans un aussi gros livre on relèverait par dizaines les phrases et les paragraphes qui appelleraient la discussion. Le P. Bigo a le secret d'enchaîner des mots de manière allusive pour plonger l'esprit dans les nuages. On lit par exemple, en note, page 59 : « Il y a eu un progressisme en France pendant les années 1948-1955. Il y a un progressisme en Pologne, en Chine... » On bien, p. 46 : « L'ère des absolutismes est close. Ce sont les peuples qui font désormais l'histoire... » Ce serait perdre son temps que courir après ces idées-images-fantômes que la plume du P. Bigo fait lever fréquemment.)
Le point qui m'a frappé n'est pas très facile à expliquer. Disons que c'est une tension, mal surmontée, entre l'idée d'évangélisation et celle de *doctrine sociale.*
Le P. Bigo tient à enraciner la doctrine sociale de l'Église dans les prophètes, l'Évangile et les Pères. Rien de plus normal. Mais rien de plus difficile. La religion est d'abord religion. Plus on la creuse, plus elle est religion. Quand on la scrute dans la référence à l'Économie, elle s'en révèle comme le contraire. C'est Dieu ou Mammon. Toutes les réflexions du P. Bigo sur l'Évangile tournent autour de cette opposition.
187:92
Des jugements de l'Évangile sur l'argent, il déclare : « Ces jugements sont inédits. Ils représentent la première réflexion religieuse sur un système économique basé sur l'argent. Et les trois tares que le Christ y discerne d'emblée sont : spoliation, fétichisme, aliénation » (p. 21)
Pour le Christ, l'argent « est un univers antinomique de Dieu » (p. 22).
C'est pourquoi « la pauvreté se présente souvent dans l'Évangile comme un précepte, de même que la richesse comme un péché » (p. 23).
Ce sont ces idées que les Pères de l'Église rappellent et présent constamment.
Tout cela est certain, incontestable et incontesté. Mais qu'en conclure ? On pourrait dire que la conclusion est dans l'Évangile lui-même, qu'il s'agisse des idées ou de la vie personnelle. C'est la parole au jeune homme, qui s'en attrista. Sois *parfait,* et renonce à tout. Ou bien sois *juste*, et c'est assez pour être sauvé. Depuis deux mille ans l'Église *prêche* la *perfection*, et *enseigne* la *justice*. La doctrine sociale, est un enseignement. Un enseignement de la justice sociale.
C'est apparemment ce que pense le P. Bigo. Mais il a tout le temps dans la bouche et dans la cervelle un arrière-goût, et une arrière-pensée de perfection qui gâtent ses réflexions sur la doctrine sociale.
Certes entre la prédication et l'enseignement, entre la perfection et la justice, le raccord n'est pas facile à faire. Il y faut l'intelligence souveraine d'un Thomas d'Aquin. Le P. Bigo l'invoque et s'en inspire, mais (à mon avis) avec un succès très relatif.
Au total, l'impression que me laisse le livre du P. Bigo, c'est un hiatus profond entre : 1°) son *désir de faire un monde économique* qui soit à la fois *juste* et *moderne.* 2°) ses *instruments d'analyse* du monde moderne.
Hanté par la conception évangélique de la pauvreté, le P. Bigo dit à maintes reprises sous des formes diverses, que l'on n'est légitimement propriétaire que du nécessaire et que le superflu appartient aux pauvres. Il distingue longuement, à cet égard, l'*usage* de la *propriété*. Tout cela est fort bon, mais comment ne pas voir que les images de la Bible s'appliquent très mal à la réalité contemporaine ?
188:92
Le riche de jadis, c'est celui qui a beaucoup de terres et qui doit en assurer la destination commune en en répartissant les fruits. Mais le riche d'aujourd'hui c'est celui qui a beaucoup d'argent et qui doit le rendre productif par des investissements valables. L'investissement peut-il s'analyser en *usus *? S'il s'agit d'accroître la richesse de tous, le devoir du riche s'aperçoit *d'abord* dans la production. La répartition ne peut que suivre. Et si l'on estime qu'il y a une trop grande inégalité dans la répartition, il est nécessaire d'examiner soigneusement si une répartition plus égalitaire augmentera la richesse des plus pauvres. La justice sociale bute sur les problèmes les plus ardus de l'Économie politique. Toujours se profilent, sur les plus beaux raisonnements, les deux silhouettes des États-Unis et de l'U.R.S.S. Aussi haïssables soient-ils avec leur culte de Mammon et leurs milliardaires innombrables, les États-Unis assurent au plus grand nombre la plus grande richesse avec la plus grande liberté ; l'U.R.S.S., la moindre richesse avec la moindre liberté. Si donc on veut combattre et la richesse en soi et une inégalité qu'on juge excessive, il faut envisager une civilisation radicalement différente de celle d'aujourd'hui et, bien entendu, proposer cette civilisation comme l'objectif à atteindre. Le P. Bigo ne s'y aventure pas.
Passons de l'Évangile à saint Thomas. Le P. Bigo insiste beaucoup sur la différence entre la justice *commutative* et la justice *distributive.* La distinction est fondamentale, mais offre-t-elle un outil très utile pour l'analyse des phénomènes économiques contemporains ? Il est vrai que Madiran me répondra probablement que oui. Je n'avancerai donc qu'en tremblant sur ce terrain glissant. Personnellement, je pense que pour résoudre les problèmes économiques, ceux de l'entreprise notamment, il faut se fixer des objectifs précis de justice, d'efficacité, de liberté et voir quelles sont les meilleures structures permettant d'y atteindre. Que la justice, là-dedans, soit commutative on distributive ne me paraît pas aider beaucoup à la solution, car c'est sur les points où la solution est difficile qu'on peut discuter de savoir si la justice est commutative ou distributive.
189:92
Passons de saint Thomas à Marx. « ...nous avons eu le souci, écrit le P. Bigo, de proposer la pensée chrétienne en l'ordonnant aux deux grandes interrogations introduites par Karl Marx en économie politique : celle de l'échange et de la valeur, celle de l'entreprise et du capital. Par là, le présent ouvrage se situe dans la ligne du précédent. » En note, le P. Bigo rappelle qu'il écrivait dans *Marxisme et humanisme :* « Notre étude... nous conduira... à proposer un jour une doctrine sociale fondée sur une théorie de la valeur et du capital qui rejette les grandes erreurs du marxisme mais fasse droit à sa vérité » (p. 2). On eût préféré que le P. Bigo parlât de l'*erreur* du marxisme et de *ses vérités.* Mais passons. S'insérer dans l'analyse marxiste de l'Économie politique pour contredire ou rectifier ses conclusions est une mauvaise méthode -- d'abord parce que cette *analyse* est d'une nature qui mène presque fatalement aux conclusions de Marx, ensuite parce que l'*objet* de cette analyse n'a presque plus de rapport avec la réalité contemporaine. Certes l'échange, la valeur, le capital, le travail sont-des catégories éternelles, mais ce que Marx met sous ces mots ne correspond plus à rien de ce qu'on peut observer de nos jours.
Qu'il s'agisse de l'Évangile, de la scolastique ou du marxisme, les références du P. Bigo, ses outils logiques, ses instruments d'analyse, son vocabulaire nous paraissent constamment en décalage avec son projet. Et quand il aborde concrètement des problèmes concrets, ce qui est fréquent, les précisions qu'on attend s'évaporent dans des phrases sibyllines. Par exemple, évoquant, à propos de *Mater et magistra*, la participation des salariés à la vie de l'entreprise, il écrit : « Quant à la désignation du chef d'entreprise, elle n'est pas tranchée par la nature des choses, mais par le contrat constitutif de l'entreprise comme communauté, le travail et la propriété devant pouvoir librement donner leur consentement à ce contrat et rester ainsi « maîtres de leurs décisions économiques », selon l'expression de Pie XII » (p. 400). Allez donc savoir avec cela comment doit être désigné le chef d'entreprise !
\*\*\*
On se doute bien qu'avec tous les sujets auxquels touche le P. Bigo j'aurais mille observations, contestations, discussions à présenter. Mais je veux m'en tenir là. Au fond, ce que je reproche au P. Bigo, c'est le flou et le mou de ses principes. Une doctrine sociale n'est pas faite que d'orientations et d'éclairages. Il faut construire, ou poser les pierres d'angle sur lesquelles on peut construire.
190:92
Néanmoins je le répète : à la différence de *Marxisme et humanisme, La doctrine sociale de l'Église,* n'insuffle ni n'insinue le marxisme ou le communisme. Le patron ou l'ingénieur qui le lira y trouvera, au niveau de ses problèmes et de ses préoccupations, des réponses valables.
Une expression revient à plusieurs reprises, sous la plume du P. Bigo : celle de « médiation de la conscience ». Il écrit, par exemple, à propos du marché : « ...si... les acteurs sur le marché sont capables de référer leurs conduites à une norme de justice, par la médiation de leur conscience, et au sein d'institutions régulatrices, alors il est possible d'accepter le marché et l'extraordinaire bienfait dont il est le soutien : une vraie pluralité sociale » (p. 203)... (j'allais faire un compliment sans réserve au P. Bigo, tant sur l'idée que sur son expression. Mais il y a toujours, chez lui, une veine dans le marbre, une paille dans l'acier, une fêlure dans la tasse. Car si les acteurs du marché *ne* sont *pas* capables etc. alors faut-il *refuser* le marché ? L'alternative est la planification centrale, c'est-à-dire le communisme. Est-ce mieux ?) Laissons la parenthèse et la réserve. L'idée de la médiation de la conscience est parfaitement juste. Toutes les institutions ne se valent pas, mais les meilleures ne valent encore que par ceux qui les animent. Je crois profondément que le *comportement* des individus, lequel résulte finalement de leurs *idées*, de leurs *principes* et de leurs *croyances,* est capital pour *justifier* un régime (politique ou économique) *possible.* Un même système de mécanismes économiques où le profit est moteur peut être substantiellement différent si c'est l'*esprit de service* qui est au cœur des individus à la place de l'*esprit de gain.* En fin de compte, c'est toujours l'esprit qui mène le monde.
Lisant *La doctrine sociale de l'Église,* je me disais que le P. Bigo devrait laisser l'enseignement et se faire prédicateur. Ne parler ni de valeur, ni d'échange, ni de travail, ni de capital, ni bien sûr de démocratie. Prêcher le royaume de Dieu et sa justice -- aux patrons, aux cadres, aux ouvriers. Quel programme !
Il me semble que le P. Bigo n'aurait pas tant à se forcer pour se faire prédicateur exclusivement prédicateur.
Quel plus beau compliment pourrais-je lui faire ?
Louis SALLERON.
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191:92
### Notules
**Saisie. --** Comme les numéros précédents, le numéro 90 de la revue « Itinéraires » a été saisi à Alger par les obscurantistes totalitaires du soi-disant « socialisme arabe ».
Voir à ce sujet notre numéro 83, pages 1 à 4, et notre numéro 90, pages 143 à 145.
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**De plus en plus fort. --** Mais au moment où nous mettons sous presse le présent numéro, les N.M.P.P. nous annoncent qu'elles viennent d'être informées de « l'interdiction définitive » de la revue « Itinéraires » en Algérie.
Définitive ?
C'est une prétention bouffonne et démesurée de la camarilla provisoire qui tyrannise l'Algérie
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**A suivre. --** Nous attendons des renseignements, complémentaires nous indiquant quelle est la soi-disant « autorité » qui a prononcé cette « interdiction définitive » :
S'il s'agissait, comme pour les saisies en cascade, des soi-disant « autorités judiciaires », alors nous déclarons que nous tiendrions pour personnellement responsable de cette meure le dénommé Hervé Bourges, ancien rédacteur en chef de « Témoignage chrétien » qui a « pris » la nationalité algérienne et qui sévit présentement au soi-disant « Ministère de la justice » d'Alger.
Nous tiendrons nos lecteurs au courant.
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**La revue « Itinéraires » continuera à pénétrer en Algérie** -- De toutes façons, les chrétiens et les musulmans d'Algérie qui désirent continuer à lire la revue « Itinéraires » n'en seront pas privés. Nous leur enverrons la revue sous pli fermé ou de toute autre manière. Les ukases délirants des obscurantistes n'auront pas force de loi.
\*\*\*
**Un nouveau crime de l'Église :** découvert et dénoncé par André Vimeux dans « Témoignage chrétien » du 4 février. Il s'agit de la liturgie catholique avant l'introduction massive du français. Cette liturgie, André Vimeux la définit ainsi :
« Pendant des siècles une minorité a imposé la culture à laquelle elle avait accès sans se soucier du peuple ignorant et condamné à la routine ».
Nous, nous commençons à en avoir assez que l'on nous impose dans les églises l'inculture et les mensonges de « Témoignage chrétien ».
\*\*\*
**Gedda remis en selle ?** Cette interrogation est de « Témoignage chrétien », numéro du 4 février, page 6.
On sait que « Témoignage chrétien » ne voulait rien de moins qu'exclure Gedda du monde catholique, parce qu'il a été un « ami de Pie XII » : texte cité dans notre numéro 88 de décembre 1964, pages 134 à 137, et commenté dans Les Chiens, pages 36 et 37 du tiré à part. Nous disions notamment : exclure Gedda du monde catholique, « Témoignage chrétien » n'est pas en situation de l'obtenir en Italie ou de l'imposer au Saint-Siège.
192:92
Le 4 février, sous le titre : « Gedda remis en selle ? », le même « Témoignage chrétien » reparle de Gedda en ces termes :
« La réception en audience solennelle, par Paul VI de 2000 dirigeants des « comités civiques » de l'Action catholique italienne conduits par leur président M. Luigi Gedda a provoqué, en Italie, une certaine émotion. Ami personnel de Pie XII, M. Gedda avait été tenu à l'écart par Jean XXIII.
Dans son allocution Paul VI a tracé les limites de l'action des comités civiques, dont les activités politico-religieuses antérieures ont été souvent contestables. Le Pape a-t-il voulu ainsi éviter le retour de pareilles ingérences cléricales ou au contraire, souhaite-t-il relancer l'activité des comités civiques au moment où la Démocratie chrétienne italienne est dans la confusion ?
La question est posée. Mais il faut espérer qu'il s'agit plus d'un coup de frein que d'une relance. »
On remarquera que « Témoignage chrétien » du 4 février 1965 reproche à Gedda d'avoir été l'instrument *d'ingérences cléricales*. Le 1^er^ octobre 1964, « Témoignage chrétien » reprochait au contraire à Gedda d'avoir été l'instrument de l'immixtion de l'État en matière religieuse.
En somme -- on le constate une fois de plus -- contre ses ennemis « Témoignage chrétien » imprime n'importe quoi.
\*\*\*
**Jean XXIII désavoué ?** Selon « Le Monde » du 26 février, Mgr Paul Zoungrana, archevêque d'Ouagadougou, un des nouveaux cardinaux créés par Paul VI, aurait déclaré à Rome, à l'occasion de son élévation au cardinalat
« Il ne faut pas craindre d'instaurer un socialisme africain ayant des bases spirituelles, qui aurait sur le communisme athée l'avantage de mieux respecter la personne humaine. »
Tous les Papes, et encore Jean XXIII en termes catégoriques dans « Mater et Magistra », ont rejeté le socialisme.
Faut-il croire que Jean XXIII est maintenant désavoué ?
Et faut-il croire que maintenant des cardinaux vont se consacrer à la tâche politique d' « Instaurer le socialisme » ?
Quant à « mieux » respecter la personne humaine que ne le fait le communisme, cela voudrait donc dire que le communisme la respecte, encore qu'imparfaitement ?
Tout cela est trop incroyable. Jusqu'à preuve éventuelle du contraire, nous supposerons qu'il y a eu quelque « erreur de transmission » et que « Le Monde » a fait tenir au Cardinal Zoungrana un langage qui ne peut être le sien.
\*\*\*
**Sur Michel de Saint Pierre. --** Une très remarquable brochure de Pierre Debray -- « Charles Péguy, Michel de Saint Pierre et les nouveaux prêtres », éditée par le Centre Sainte-Geneviève, 18, rue des Quatre-Vents, Paris VI^e^.
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193:92
**Congar et Marx. --** Dans « Esprit » de février 1965, le P. Congar écrit notamment (p. 349) : « Le catholicisme romain a fait la preuve, dans l'histoire, qu'il a puissamment le génie de l'organisation de la vie sociale humaine, le génie politique. Il semble n'avoir pas au même degré le génie technique ou celui de l'analyse de la structure des *choses*. Un militant syndicaliste C.F.T.C. remarquait (peu avant la suppression du second « C ») que, quand il voulait penser son action à l'égard des structures économiques, il se reconnaissait tributaire des analyses marxistes. Cela n'enlève rien au travail et aux initiatives du catholicisme social. On peut reconnaître, cependant, que ses analyses économico-sociales sont plus sociales qu'économiques et qu'elles s'attachent largement aux intentions et aux finalités, à l'organisation socio-politique et à ses critères éthiques : toutes choses qui ont leur vérité et leur immense valeur, mais pourraient bien laisser de côté une certaine vérité des *choses* et une dimension du *monde* dans l'histoire duquel l'Église est enveloppée et doit faire son chemin. »
On peut lire et relire ce texte terriblement insinuant et précautionneux.
S'il ne veut pas dire que le chrétiens doivent s'instruire chez Marx en matière d'analyse économique et de sens de l'histoire, alors il ne veut rien dire...
\*\*\*
**Le Commentaire de « Mater et Magistra » par le P. Paul-Émile Bolté. --** La revue « Studia Montis Regis », publiée par la Faculté de théologie de Montréal, vient de faire paraître son premier fascicule de l'année 1965. Il contient la suite du commentaire, déjà plusieurs fois signalé ici, de « Mater et Magistra » par le P. Paul-Émile Bolté. Cette fois-ci, traduction et commentaire des paragraphes 60 à 67 (suite du passage sur la « socialisation »)
\*\*\*
**Sensationnel progrès de la presse catholique en France. --** Le 8 mars le quotidien catholique « La Croix » a fêté son 25.000^e^ numéro au milieu d'un grand déploiement publicitaire. Annonçant cet événement dans leurs numéro du 1^er^ mars, les « Informations catholiques internationales » écrivaient (p. 10) :
« Quand « La Croix » fut fondée en 1883 il y avait sept quotidiens catholiques à Paris et plus de vingt en province. Aujourd'hui elle est seule en France de son espèce. »
Comme on nous l'explique à jet continu, le « pluralisme » a fait d'étonnants progrès dans la presse catholique
\*\*\*
**Vous les reconnaîtrez à leurs fruits. --** Dans « Aspects de la France » du 25 février, Xavier Vallat fait écho à une étude du P. Naïdenoff sur l'Église de France :
« En 1965, où en sommes-nous ? Trois tableaux vont nous l'apprendre.
Premier tableau : sur près de 50 millions d'habitants, 40 millions de baptisés, 35 millions de catéchisés, 64,% de funérailles religieuses, 70 % de mariages à l'église ; mais 15 millions seulement de « pascalisants » et 10 millions de « messalisants » dominicaux.
Second tableau : de 1900 à 1960, le nombre des vocations sacerdotales, sur 10.000 jeunes hommes de 25 à 29 ans, tombe de 52 à 20 !
Troisième tableau : de 1951 à 1964, le chiffre annuel des missionnaires en partance est tombé de 150 à 60 : la relève n'est plus assurée. »
194:92
A partir du moment où l'on a commencé à parler de « l'Église missionnaire » -- à en parler *d'une certaine manière* qui est, en gros, la manière *de* « *Parole et Mission* » -- le nombre des missionnaires s'est mis à décroître.
A partir du moment où l'on a lancé de grandes campagnes « pour les vocations » -- mais campagnes faites d'une certaine manière, selon la « pastorale nouvelle » du P. Liégé et de ses pareils -- alors le nombre des vocations a connu une chute verticale.
Xavier Vallat cite cette remarque du P. Naïdenoff :
« Tandis que l'Église de France se met en « état d'interrogation », des apôtres impétueux vont de l'avant en tranchant dans le vif des situations établies. L'impatience d'éprouver des méthodes nouvelles a fait de l'Église de France le banc d'essai, le laboratoire de la chrétienté. Combien vaste est le cimetière des initiatives mortes ! »
On en est ainsi arrivé à l' « immense désastre spirituel de l'Église de France », dont a parlé. Jean Madiran dans « Les Chiens ».
Xavier Vallat ajoute très justement qu'il ne faut pas oublier le rôle capital de l'école chrétienne dans les vocations :
« L'effort extraordinaire accompli par Mgr Cazaux dans son diocèse (Luçon, Vendée) pour y multiplier les écoles libres donne des résultats que traduisent ces chiffres éloquents :
- 215 prêtres nés entre 1893 et 1902 ;
- 274 prêtres nés entre 1903 et 1912 ;
- 331 prêtres nés entre 1913 et 1922 ;
- 397 prêtres nés entre 1923 et 1932 !
Ainsi pour 306 paroisses, le diocèse de Luçon, grâce à ses écoles libres, disposerait d'un total de 1.217 prêtres si, pour la gloire de Dieu et le salut des âmes, il n'en exportait la moitié. »
195:92
## CORRESPONDANCE
### Une lettre de l'abbé Laurentin
*En décembre 1964, l'abbé Laurentin nous a écrit au sujet du troisième éditorial de notre numéro 81 de mars 1964, intitulé :* « *Pour parler net* »*.*
*Après une correspondance qui s'est poursuivie sur ce même sujet jusqu'en février 1965, l'abbé René Laurentin a finalement arrêté les termes de la lettre que l'on va lire, et qu'il nous demande d'insérer au titre du droit de réponse.*
\*\*\*
*Procédons par ordre.*
*Voici d'abord les phrases* (*avec leur contexte*) *de notre éditorial de mars 1964 où l'abbé Laurentin était incidemment nommé :*
Ces Dominicains étaient persécutés. Ils le disent aujourd'hui, ou le font dire. Le P. Congar est publiquement réhabilité ; l'abbé Laurentin dans le *Figaro* et même une voix épiscopale reproduite dans *La Croix* nous ont tracé le triomphal tableau de la revanche actuelle. Le P. Chenu, qui a été à la peine comme le P. Congar, est maintenant, comme lui, à l'honneur. Plus discrètement le P. Boisselot, animateur des Éditions du Cerf et de la presse qui en dépend, a goûté la consolation d'une audience du Saint-Père à l'automne 1963. Aux Éditions du Cerf l'événement a été commenté en ces termes : « *C'est la première fois depuis 1936 que nous recevons une parole aimable du Pape.* » Depuis 1936, c'est-à-dire en somme depuis l'aventure de *Sept*, depuis plus d'un quart de siècle, cette équipe de religieux dominicains n'avait reçu aucune parole aimable du Pape.
196:92
Que ç'ait été de leur faute ne change rien au poids d'une telle situation, qui peut-être explique tant d'amertumes de leur part, tant de démesures polémiques dans leurs libelles de combat, une aussi horrible tension qui ressemblait à de la haine pour leurs frères catholiques, pour leurs frères dominicains... Qu'ils soient maintenant consolés, et détendus, et enfin magnanimes : ils n'avaient pas su l'être dans la tristesse et l'affliction, qu'ils le deviennent dans la joie et la paix retrouvées.
......
Les Pères dominicains (ou jésuites) qui se plaignent aujourd'hui d'avoir été sous Pie XI et sous Pie XII frappés par l'autorité romaine ne le furent pourtant pas au point de perdre leur prépotence à l'intérieur du catholicisme français, de ses structures, de ses mouvements, de sa presse. L'abbé Laurentin nous a raconté dans le *Figaro* que le P. Congar, que le P. de Lubac ne purent rééditer tel ou tel de leurs ouvrages : du moins ils avaient pu l'éditer, avec *nihil obstat* et *imprimatur*, et ils avaient conservé par eux-mêmes, ou par leurs amis, le pouvoir de faire refuser l'imprimatur à des ouvrages de sens contraire, ainsi condamnés à l'inexistence totale. Le P. Congar, le P. de Lubac et leurs amis, même frappés par l'autorité romaine, avaient conservé la vedette et tous les honneurs dans la presse catholique, y compris *La France catholique* et *L'Homme nouveau*, dans les séminaires, dans les congrès. Les mesures prises contre eux leur furent douloureuses, mais elles furent aussi entièrement inefficaces. Pour cette raison, les plaintes rétrospectives qu'ils font entendre apparaissent objectivement très exagérées. Mais la souffrance est subjective : nous nous réjouissons de tout ce qui peut être fait pour apaiser cette souffrance.
Leur souffrance apaisée, ils vont retrouver la liberté de l'esprit et du cœur, et apercevoir, et apaiser, et consoler la souffrance de leurs frères en religion, persécutés par leurs disciples et partisans, par leur clan. Car tandis qu'ils étaient frappés par les mesures romaines dont ils laissent aujourd'hui publier la nomenclature indignée, leur clan frappait et persécutait leurs confrères, par le truchement des autorités ecclésiastiques locales, régulières ou séculières.
197:92
Si le Pape Paul VI leur a donné la paix, c'est sans doute pour eux-mêmes ; c'est aussi pour qu'à leur tour ils la donnent aux autres, et d'abord à leurs propres victimes.
......
Simplement, aujourd'hui comme hier et demain comme aujourd'hui, nous ne pouvons pas être de leur avis, et nous ne saurions dire comme eux. Mais il n'y a rien là qui puisse effaroucher les champions du pluralisme théologique et de la liberté d'option temporelle.
Nous ne pouvons pas être de leur avis et nous ne pouvons pas dire, comme eux en ce qui concerne Simone de Beauvoir, dont la presse parisienne directement ou indirectement d'obédience dominicaine vient une fois de plus de faire l'éloge, recommandant son dernier livre, athéisme mis à part, et voyant toujours en elle « la femme forte sans l'Évangile ». Simone de Beauvoir ne cache point où elle place son espérance, elle dit de l'U.R.S.S. : « *Sa cause, ses chances sont les nôtres* ».
On pense à Bernanos qui prophétisait il y a trente ou quarante ans : « *Une nouvelle invasion moderniste commence. Nos fils verront le gros des troupes de l'Église du côté des forces de mort. Je serai fusillé par des prêtres bolchéviks.* » Bernanos n'a pas été fusillé et ces prêtres ne sont pas bolchéviks. Mais ils pensent sur le temporel comme Simone de Beauvoir. Nous ne pouvons penser comme eux sur le temporel.
\*\*\*
Nous ne pouvons non plus penser comme eux sur l'Église.
L'abbé Laurentin, triomphal et triomphaliste thuriféraire de la revanche du P. Congar, nous ne pouvons dire comme lui :
« *L'Église qui depuis Pie IX s'était repliée sur elle-même, concentrée sur la contemplation des éléments les plus stricts et les plus autoritaires de sa structure, sort de sa chrysalide pour devenir l'Église vivante que le Christ veut susciter.* »
Nous ne pouvons pas dire, comme le prélat cité dans *La Croix* faisant l'éloge du P. Congar : « *Il existait, en dessous d'un état statique de l'Église, comme un courant inconnu et insoupçonné, de même que sous une couche de glace que le froid produit à la surface de nos rivières circule une eau vive.* »
198:92
Cette eau vive, ce courant existent, nous dit le même prélat, chez le P. Congar, et « *dans l'esprit de beaucoup d'évêques* », et « *dans une élite de chrétiens* », mais apparemment point sur le siège de Pierre, chez les Papes modernes. La Papauté en général, Pie XII en particulier, ne sont pas nommés au chapitre de l'eau vive.
Tout au contraire, notre pensée et notre vie ont été éclairées, orientées, nourries par l'œuvre extraordinaire du Pape Pie XII ; par celle aussi de ses prédécesseurs Pie XI, Benoît XV, saint Pie X, Léon XIII.
......
Nous devons beaucoup à d'autres ; au Père Garrigou ; à Gilson et Maritain ; à Charles De Koninck ; nous devons beaucoup à Péguy, à Claudel, à Chesterton, à Bernanos. Tout cela existait et tout cela existe, ce n'est pas précisément « une couche de glace », tout cela et bien d'autres choses encore, fort distinctes du fameux *courant* unique, voire fort opposées. Il y a beaucoup de demeures dans les domaines de l'esprit. Il y a beaucoup de richesses, et diverses, dans l'Église de notre temps. Il y a beaucoup d'esprits distingués, de grands talents, d'hommes de Dieu à l'intérieur de l'Ordre de saint Dominique et de la Compagnie de Jésus, en dehors des quatre ou cinq vedettes dont tous les journaux et l'abbé Laurentin nous font l'éloge obsessionnel.
\*\*\*
Ces quatre ou cinq vedettes, nous ne leur voulons aucun mal. Nous ne leur refusons rien, sauf de leur donner dans notre âme la place unique que cinquante Laurentins leur donnent dans les journaux. Si cela peut dépendre de nous, nous approuvons et au besoin nous demandons qu'on leur donne encore plus d'apaisements, de consolations, de satisfactions. L'expérience personnelle que nous avons eue de plusieurs d'entre eux nous a montré des hommes incapables de vrai dialogue intellectuel et même de prière en commun, du moins avec nous : mais notre expérience personnelle est forcément limitée et nous n'en faisons pas un critère absolu. Simplement, nous ne pouvons penser et agir comme ils font et comme on leur fait.
199:92
Nous ne pouvons absolument pas dire que c'est par eux que l'Église cesse d'être morte et va enfin devenir vivante. Nous ne pouvons absolument pas dire qu'à côté de leurs œuvres l'œuvre immense de Pie XII apparaît comme une couche de glace étendue à la surface de l'Église. Et si nous avions quelque chose à demander, ce serait la liberté de ne pas penser comme eux, de ne pas dire comme eux, de ne pas faire comme eux.
Mais cette liberté, nous n'avons pas besoin de la demander, car une fois pour toutes, nous l'avons prise.
*On peut si on le désire relire cet éditorial en entier dans notre numéro* 81 *de mars* 1964*, pages* 16 *à* 23*. Nous pensons même à le republier en entier, plus ou moins prochainement, quand nous composerons le* « *livre blanc* » *qu'il faudra enfin faire paraître sur* « *les chiens* » *et sur la faction religieuse qui -- même au temps où elle était censurée par le Saint-Siège -- gardait en France cette formidable prépotence cléricale par laquelle elle imposait, et impose toujours, que des catégories entières de prêtres et de fidèles soient en permanence ostensiblement traités comme des chiens à l'intérieur du catholicisme français. Mais ce n'est pas la question qui intéresse l'abbé Laurentin.*
\*\*\*
*La lettre que l'abbé Laurentin nous prie d'insérer, nous n'étions -- comme on le verra par son contenu -- ni légalement ni moralement obligés de la publier. Mais nous sommes, comme on le sait, extrêmement libéraux en matière de* « *droit de réponse* »* ; et nous préférons y accorder* « *trop* » *que de risquer de ne pas lui accorder* « *assez* » *-- surtout en un temps où la presse catholique installée s'arroge, par un souverain arbitraire, le droit de ne pas publier nos lettres de rectification.*
*Voici la lettre de l'abbé Laurentin :*
200:92
MONSIEUR LE DIRECTEUR,
*Dans votre article de mars 1964, où je suis mis en cause à quatre reprises, vous exprimez le regret de vous trouver en face d'hommes* « *incapables de dialogue et même de prière, en commun, du moins avec nous* »*. J'avoue ne pas bien saisir ce que signifie ce* « *du moins* »*. En tout cas, bien volontiers je prierais avec vous, si vous le voulez de votre côté.*
*Puis-je ajouter quelque chose ? Vous regrettez le manque de dialogue et de prière en commun. Croyez-vous faciliter le dialogue en mettant en cause la réputation des personnes ? Relisez ce que vous dites à mon sujet. Le début insinue que d'autres me* « *font dire* » *des choses ; ce qui n'est pas exact. Au milieu, je suis qualifié de* « *triomphal et triomphaliste thuriféraire* »*. A la page 22, vous parlez de* « *4 à 5 vedettes* » *dont je ferais* « *l'éloge obsessionnel* »*. Je voudrais bien savoir qui sont ces 4 ou 5, et combien de fois j'en ai fait l'éloge. Le seul que j'ai cité à plusieurs reprises avec quelque ampleur est le P. Congar. J'ai eu l'occasion de le citer précisément parce que Paul VI lui-même a fait son éloge en des termes que le cardinal Feltin a publiquement rappelés à plusieurs reprises, sans obsession assurément. Ce que j'admire dans ce théologien, c'est sa patience dans des épreuves dont j'ai été témoin, c'est son oubli des diffamations qui ne lui ont pas été ménagées, c'est sa bienveillance à l'égard de ceux qui ne pensent pas comme lui, c'est son respect des personnes et de la réputation d'autrui. Je ne pense donc pas que votre terme* « *obsessionnel* » *soit justifié.*
*Enfin, la dernière page de l'article parle de* « *50 Laurentins* » (*est-ce correct ?*)*, et de la* « *place unique* » *que je donnerais à* « *4 ou 5 vedettes* »*. Je vous serais reconnaissant de retirer cette phrase inexacte, dans l'intérêt du dialogue dont vous parlez en terminant.*
*Ne pensez-vous pas que de tel**l**es manières de parler sont de nature à provoquer les réflexes de défense plus que le dialogue et la prière commune ? Il faut vraiment faire appel à la grâce de Dieu pour dépasser ces réflexes-là, et négliger la crainte que le dialogue et la prière en commun ne fournissent la matière aux mêmes manières de faire.*
*La réputation d'un homme, quel qu'il soit, appelle le respect. Cherchez un seul homme que j'aie mis en cause à des termes approchant ceux où vous me mettez en cause. Malgré le grand nombre de mes écrits, vous ne trouverez pas. Pourquoi ne pas m'appliquer le même traitement qu'à cette* « *voix épiscopale* » *à ce prélat dont vous critiquez les expressions sans le nommer ?*
201:92
*Le dialogue suppose l'estime et la confiance. La prière suppose qu'on se réconcilie d'abord avec son frère, nous dit l'Évangile : une réconciliation dans la justice et bienveillance. C'est cela que je souhaite dans le Christ, même avec ceux qui me traitent avec hostilité.*
*Veuillez agréer, Monsieur le Directeur, l'expression de mes sentiments respectueux,*
R. LAURENTIN
Ce langage de l'abbé Laurentin (et nous le lui avons dit) provoque en nous une vive répulsion. Que ses accusations soient enrobées dans un prêchi-prêcha de bons sentiments, cela donne la nausée. Mais l'abbé Laurentin l'a voulu. Il y tenait. Surmontons notre répulsion pour ce genre de prose. Allons-y.
**1. --** C'est une assez belle tromperie que de nous accuser de « *mettre en cause la réputation des personnes* » et de nous faire un sermon, la main sur le cœur, la larme à l'œil, et de pieux vocables à la bouche, sur le respect de la réputation d'autrui. C'est l'abbé Laurentin qui met en cause, et injustement, notre réputation, par cette accusation qu'il tient à rendre publique. Nous n'avons pas mis en cause la réputation de l'abbé Laurentin. Ni « ÉLOGE OBSESSIONNEL », ni « TRIOMPHAL ET TRIOMPHALISTE THURIFÉRAIRE » ne sont des insultes, des injures ou des diffamations. Mais en revanche, c'est une diffamation, et une calomnie, de prétendre que nous avons « mis en cause » la réputation de l'abbé Laurentin.
L'abbé Laurentin, en rendant publique cette diffamation et cette calomnie, n'agit point par inadvertance : de décembre 1964 à février 1965, nous lui avons respectueusement et privément fait remarquer que son accusation n'a aucun fondement, qu'elle est grave, qu'elle est diffamatrice. Nous l'avons fait en vain.
On peut relire les termes qu'allègue l'abbé Laurentin. On peut relire les passages plus haut cités de notre éditorial. Nous n'attaquons pas la réputation de l'abbé Laurentin.
202:92
Nous n'attaquons pas sa réputation de prêtre, d'homme, de personne. Nous ne l'avons pas diffamé. Ni injurié. Mais lui, il nous en accuse publiquement : nous disons qu'il commet ainsi une diffamation, et une calomnie. Et qu'il la commet dans un contexte d'exhortation pieuse, ce qui est véritablement horrible ; spirituellement insupportable.
**2. --** L'allusion de notre éditorial aux hommes incapables de prière en commun, du moins avec nous, ne visait manifestement pas l'abbé Laurentin. Il a pu s'y tromper ? De décembre 1964 à février 1965, nous le lui avons respectueusement et privément expliqué. En vain. Nous lui avons écrit notamment :
« La mention (dans notre éditorial de mars 1964) de l'expérience que nous avons d' « hommes incapables de vrai dialogue intellectuel et même de prière en commun, du moins avec nous » ne vous concerne nullement. Nous n'avons aucune expérience de ce genre à votre sujet. Rien n'indique que ce passage de l'article incriminé vous concerne ou vous vise. Toutefois, si vous estimez qu'une équivoque est possible sur ce point, nous ne voyons aucun inconvénient à préciser que vous n'êtes pas en cause à cet endroit. »
L'abbé Laurentin n'a rien voulu entendre. Il tenait à faire son numéro public. « *J'avoue ne pas bien saisir... En tous cas, bien volontiers je prierais avec vous, si vous le voulez de votre côté.* » Il priera avec nous au futur, ou au conditionnel, dans la lettre publique où il nous calomnie publiquement, à l'indicatif. C'est formidable, une religion de cette sorte.
**3**. -- Quant au P. Congar, et à sa « réhabilitation » il y aurait beaucoup à en dire, sans la séparer de la « réhabilitation » connexe du P. Chenu, magnifique cérémonie au cours de laquelle les paroles prononcées nous ont appris de bien belles choses. « *C'est à une véritable réhabilitation que nous avons eue la joie d'assister* » disait le 3 février le compte rendu de *La Croix,* qui répétait et ajoutait :
203:92
« *Rien ne manquait à cette réhabilitation* » (il y manquait tout de même, à la différence du P. Congar, des paroles élogieuses du Pape ; mais « *rien ne manquait* »*,* dit *La Croix*)*.* D'après ce même numéro de *La Croix*, le Cardinal qui présidait cette cérémonie dit au P. Chenu : « *Vos écrits et vos discours nous ont appris ce que l'Église demandait dans les circonstances présentes.* » Nous ne sommes pas, quant à nous, incapables de lire le P. Chenu, ni même de trouver parfois quelque profit à une telle lecture : voir l'article : « Le P. Chenu avait raison » publié dans *Itinéraires*, numéro 78 de décembre 1963. Mais la pensée que c'est le P. Chenu qui a appris, et à qui ! ce que l'Église demande dans les circonstances présentes, est une pensée énorme. Le même Cardinal a fait hommage au P. Chenu d'avoir « *apporté au problème des prêtres-ouvriers une note théologique qui garde sa valeur* » : quand on se souvient que le résultat de l' « expérience » des prêtres-ouvriers, soutenue et défendue par le P. Chenu, ce fut zéro conversion de communistes, mais 41 prêtres d'un coup quittant l'Église... Quarante et un, plus de la moitié de l'effectif des séculiers engagés dans cette « expérience »... Pour ce qui est des « *difficultés* » que connut le P. Chenu (dont les principales furent la mise à l'Index d'un de ses livres et les mesures prises à son encontre par le Saint-Siège), le Cardinal les a expédiées en ces termes : « *Lorsqu'on sait ce que certains mêlent de sociologie et de politique à la théologie, on oublie le but que poursuit l'auteur et on lui attribue des intentions qu'il n'a jamais eues.* » En somme, c'est le Saint-Siège, c'est la Curie romaine qui ont mêlé de la « sociologie » et de la « politique » à la théologie, et c'est le P. Chenu qui a toujours fait de la pure théologie, sans jamais y mêler rien qui soit « politique » ou « sociologie » ! -- Le P. Chenu lui-même prit la parole au cours de la cérémonie pour révéler (toujours selon le compte rendu cité de *La Croix*) que l'archevêché de Paris ne s'était jamais laissé impressionner par les censures romaines à son endroit : « *Vous m'avez gardé la confiance que m'avait gardée le Cardinal Suhard. Cela a été pour moi une garantie d'intrépidité. Le Cardinal Suhard m'avait dit une fois :* « *Je ne veux pas vous permettre cela, mais faites-le.* » *Merci à vous, Éminence...* » Il n'y a pas lieu de s'étonner si ces choses admirables, imperturbablement rapportées par *La Croix,* ont provoqué un article assez vif d'Édith Delamare dans *Rivarol* du 25 février. -- Pour en traiter convenablement, il faudrait plus de temps de place que nous n'en avons aujourd'hui.
204:92
Limitons-nous donc à ce que l'abbé Laurentin nous écrit, au sujet du P. Congar.
L'éloge du P. Congar par Paul VI, qu'évoque l'abbé Laurentin, n'avait apparemment pas pour signification de porter une condamnation des Pontifes précédents qui sévirent contre lui. Le texte même de cet éloge est incertain, les versions qui en circulent sont différentes. Personne, ne semble en mesure d'attester que cet éloge était universel, et absolument sans réserve ; et encore moins qu'il avait pour intention manifeste de nous faire obligation d'adopter en conscience toutes les théories du P. Congar.
Enfin, il serait tout à fait absurde (au sens logique du terme) d'invoquer l'autorité de Paul VI pour cautionner et couvrir le P. Congar jusque sur les points où il se sépare de Paul VI. Et il s'en sépare avec une belle désinvolture verbale, par exemple sur la proclamation de Marie, *Mère de l'Église*.
**4**. -- En ce qui concerne la « place unique », elle est manifeste, nous ne retirons pas, nous persistons, et réitérons. Dans sa chronique du *Figaro,* l'abbé Laurentin fait une place d'honneur uniquement aux théologiens de la tendance du P. Congar. A cause de l'éloge du P. Congar par Paul VI ? Simple prétexte : car le P. Garrigou-Lagrange, avait bien reçu les éloges (et des éloges écrits, ceux-là, dans des documents publics et officiels) de Pie XII et de Paul VI, l'abbé Laurentin n'y a pas trouvé une raison de mettre en honneur sa personne et sa doctrine dans ses articles du *Figaro.* Dans ses chroniques du Concile, l'abbé Laurentin n'avait pas de place pour des théologiens tels que Charles De Koninck (qui vient de mourir) ou Charles Journet (qui vient d'être créé Cardinal). L'abbé Laurentin fait de l' « information » à sens unique. On a d'ailleurs vu *Témoignage chrétien*, adversaire déclaré du *Figaro,* approuver et louer les chroniques religieuses du *Figaro* faites par l'abbé Laurentin.
\*\*\*
205:92
Parenthèse. Nous venons de mettre là le doigt sur l'organisation en *trompe-l'œil* de l' « information religieuse » dans la presse française. Ce sont des catholiques « de gauche » ou approuvés explicitement par les catholiques « de gauche » qui font l' « information religieuse » jusque dans la presse dite « de droite ». Ce que le *Figaro* ou *Paris-Match* ont écrit sur le Concile était dans la ligne de *Témoignage chrétien.* Autre constatation ; quand Gilbert Cesbron, en qualité invoquée explicitement de catholique « de gauche » a fait un article contre Michel de Saint Pierre, il l'a fait dans le *Figaro.* Et Michel de Saint Pierre n'a eu accès au *Figaro* que par une lettre de réponse. Gilbert Cesbron aurait dû normalement publier son article dans *Libération,* dans *Paris-Jour* ou dans *France-Soir,* bref dans un quotidien « de gauche » puisqu'il s'exprimait en tant qu'homme « de gauche » ; et Michel de Saint Pierre devrait normalement s'exprimer dans le *Figaro*, puisque ce quotidien prétend s'adresser à un public « de droite ». Mais non : dans les questions religieuses, les quotidiens, « de gauche » ou « de droite » sont ouverts uniquement aux catholiques « de gauche » ou à des Laurentins qui s'expriment de manière telle que *Témoignage chrétien* les approuve. Cette organisation *en trompe-l'œil* de l'information religieuse dans la presse (identique à l'unilatéralité fondamentale de l'unique quotidien catholique, *La Croix*) induit en erreur sur l'état réel de l'opinion catholique et des mouvements de pensée : elle induit en erreur semble-t-il, jusqu'aux autorités religieuses elles-mêmes. Fin de la parenthèse : une parenthèse qui n'est pas absolument étrangère au cas Laurentin, à l'étrange cas de l'abbé Laurentin exprimant dans le *Figaro* des idées qu'approuve *Témoignage chrétien.*
\*\*\*
EN CONCLUSION, nous ne trouvons pas bon, nous trouvons même fort mauvais, que l'abbé Laurentin vienne nous parler de justice, de bienveillance, de réconciliation, de prière, dans la lettre même où il porte publiquement contre nous l'accusation fausse, l'accusation grave, l'accusation calomnieuse d'avoir *mis en cause sa réputation.*
Nous trouvons fort mauvais, et même détestable, que l'abbé Laurentin évoque et invoque son « appel à la grâce de Dieu » dans la lettre même où il lance contre nous cette calomnie. Comme il faut toujours retenir l'hypothèse la plus favorable, nous supposerons l'inconscience.
206:92
#### Des diverses « réputations »
« Mettre en cause la réputation des personnes » « manquer au respect des personnes et de la réputation d'autrui », « respecter la réputation d'un homme » : ces expressions concernent manifestement la réputation *morale.* C'est à la *réputation morale* qu'il est moralement interdit de porter atteinte sans motif très grave. Notre éditorial de mars 19164 ne contenait RIEN contre la *réputation morale* de l'abbé Laurentin.
Pourtant, une équivoque reste possible concernant le terme de « réputation ». Dire qu'un acteur a mal joué, qu'un auteur a écrit une pièce qui n'est pas bonne, qu'un chroniqueur a omis ou altéré la vérité, qu'un théologien a commis un paralogisme, c'est aussi porter atteinte à leur « réputation ». Mais point à leur réputation morale. En un sens, mais en un sens équivoque et à la limite frauduleux, toute personne publique qui se heurte à des objections publiques pourrait déclarer : Vous portez atteinte à ma réputation.
Si la « réputation » de l'abbé Laurentin signifie une réputation d'intelligence, d'objectivité, de lucidité, de droiture intellectuelle, alors, bien sûr, toute critique de ses écrits peut porter atteinte à cette réputation-là. De même que, en ce sens-là, saint Thomas critiquant saint Bonaventure, et Charles Journet critiquant le P. Congar, auraient porté atteinte à leur « réputation ».
La réputation *intellectuelle* de l'abbé Laurentin, sa réputation de *journaliste religieux* et sa réputation d'*écrivain ecclésiastique* sont en grand danger, à moins qu'elles ne soient en pièces. Mais c'est lui-même qui y porte atteinte, par ce qu'il écrit. Dans notre éditorial de mars 1964, nous citions, -- nous citions SANS AUCUN COMMENTAIRE, ce n'était même pas la peine, cette phrase de lui :
207:92
« *L'Église qui depuis Pie IX s'était repliée sur elle-même, concentrée sur la contemplation des éléments les plus stricts et les plus autoritaires de sa structure, sort de sa chrysalide pour devenir l'Église vivante que le Christ veut susciter* ([^135])*.* »
Une telle DIFFAMATION DE L'ÉGLISE, une telle ATTEINTE A LA RÉPUTATION DE L'ÉGLISE, injustes et arbitraires, n'étaient pas dans l' « aggiornamento » de Jean XXIII ni dans *aucun* de ses propos ; une telle diffamation, une telle atteinte ne sont dans *aucun* des enseignements de Paul VI et dans *aucun* des textes conciliaires promulgués.
Jusqu'en 1963, l'Église n'était pas l'Église vivante que le Christ veut susciter ? Elle n'était pas l'Église vivante que le Christ veut susciter, cette Église à laquelle se sont convertis Psichari, Péguy, Lotte, Massis, les Charlier, Maritain, Chesterton, Claudel... On ferait peut-être bien de se demander pourquoi il y eut un tel mouvement de conversions à l'Église du temps de saint Pie X, et pourquoi ce mouvement s'est arrêté, à moins qu'il ne se fasse aujourd'hui en sens contraire...
Église repliée sur elle-même, Église concentrée sur la contemplation des éléments les plus stricts et les plus autoritaires de sa doctrine, l'Église de sainte Bernadette et de Lourdes, l'Église de Fatima, l'Église de Pie XII, l'Église qui va de la proclamation de l'Immaculée Conception à la proclamation de l'Assomption, l'Église de sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus !
Quand un écrivain ecclésiastique écrit de telles choses, il porte *lui-même* à sa réputation une atteinte qui n'est pas petite.
\*\*\*
Les écrits de l'abbé Laurentin blessent trop souvent notre foi. Il porte une atteinte qui n'est pas petite à la *doctrine sociale de l'Église*, il aboutit à nous en priver radicalement, quand il écrit :
« On sait aujourd'hui que les rédacteurs de l'Encyclique « Rerum novarum », où Léon XIII tenta de restaurer les préoccupations sociales, virent la « propriété privée » là où saint Thomas parlait de la « destination commune » de droit divin.
208:92
Ce contresens favorisa la dévalorisation des droits des pauvres et une certaine exagération des droits de la propriété privée. La récupération de la doctrine traditionnelle fut lente, difficile. Pie XII, le premier, y fit allusion dans un de ses discours. Jean XXIII fit un nouveau pas dans « Mater et Magistra » et dans « Pacem in terris ». Le texte conciliaire consacre le rétablissement de cette doctrine... » ([^136])
PERSONNE. ne semble avoir trouvé à redire quoi que soit à un tel énoncé de l'abbé Laurentin, personne de la presse qui passe pour avoir quelque connaissance et quelque estime de la doctrine sociale de l'Église.
Au cours de sa conférence du 9 février, à Paris, Jean Madiran donna lecture de ce texte ébouriffant de l'abbé Laurentin, et le commenta en ces termes :
*Ce texte est faux point par point. Mais sur les 400.000 lecteurs du* « *Figaro* »*, combien savent qu'il est faux ? Combien iront vérifier dans* « *Rerum novarum* » *de Léon XIII et y découvrir que l'Encyclique rappelait en toutes lettres la doctrine de la destination commune des biens ?*
*Or ce texte de l'abbé Laurentin, pour tous ceux qui le reçoivent sans méfiance, détruit radicalement la doctrine sociale de l'Église. Je ne dis pas que ce soit l'intention consciente de l'auteur. Je suis même tout prêt à lui accorder en l'occurrence l'excuse de la parfaite inconscience.*
209:92
*Mais enfin je dis que ce texte détruit radicalement la doctrine sociale de l'Église. Si l'on admet que* « *Rerum novarum* » *contient un contresens fondamental au sujet de la propriété -- sujet central de toute doctrine sociale, spécialement aujourd'hui, puisque Marx disait que l'on pourrait résumer le communisme par l'abolition de la propriété privée ; -- si l'on admet que successivement saint Pie X, Benoît XV, Pie XI ont tranquillement vécu sur ce contresens, sans s'apercevoir de rien, et ont imperturbablement continué à le cautionner et à l'enseigner ; -- si l'on admet que Pie XII fut* LE PREMIER *à s'apercevoir du* « *contresens* » *de* « *Rerum novarum* »*, mais qu'il ne fit rien de plus qu'une* ALLUSION, *une seule fois, à la vraie doctrine si longuement bafouée par les Papes ; -- si l'on admet que Jean XXIII fit seulement* UN PAS *vers le rétablissement de la vraie doctrine, -- alors il ne reste rien de cette* « *doctrine sociale de l'Église* » *qui est matériellement, qui est précisément constituée par les enseignements sociaux de Léon XIII à Jean XXIII.*
*Je vois bien que l'abbé Laurentin nous octroie tout de même une consolation : la vraie doctrine, bafouée par les Papes, va être rétablie par le Concile. Elle va l'être* PEUT-ÊTRE. *Peut-être : car le* « *texte conciliaire* » *dont parle l'abbé Laurentin n'est pas encore adopté ni promulgué, il fait partie de ce schéma 13 dont on nous annonce qu'il est sans cesse profondément remanié. Donc,* DEMAIN SEULEMENT, *et* DEMAIN PEUT-ÊTRE, *nous aurons enfin récupéré la vraie doctrine sociale.*
*Mais si nous admettons cela, il n'y a plus et il n'y aura jamais plus de* « *doctrine sociale de l'Église* »*.*
*Il n'y a plus de doctrine sociale de l'Église aujourd'hui.*
210:92
*Aujourd'hui, 9 février, en la fête de saint Cyrille d'Alexandrie, docteur de l'Église, la doctrine sociale de l'Église est constituée* PAR LES DOCUMENTS EXISTANTS ET NON PAR LES DOCUMENTS ÉVENTUELLEMENT A VENIR. *Les documents existants, selon l'abbé Laurentin, sont victimes d'un contresens central sur un point aussi essentiel, et aussi contesté que la propriété. Alors, présentement, nous n'avons plus rien, nous sommes les mains vides.*
*Mais il n'y aura jamais plus de doctrine sociale de l'Église. Si l'on admet que l'Église nous a fourvoyés en cette matière pendant si longtemps, depuis le début* (*le début explicite*)*, depuis* « *Rerum novarum* »*, depuis 1891, depuis trois quarts de siècle, depuis soixante-quatorze ans, -- si l'on admet que toute l'histoire réelle, toute l'histoire réellement vécue jusqu'à ce jour de la doctrine sociale explicite de l'Église est tributaire d'un contresens fondamental, -- pourquoi aurait-on davantage confiance demain ? Si l'abbé Laurentin a raison qu'est-ce qui nous garantit que l'on ne va pas maintenant entrer dans un autre contresens fondamental ? Si c'est l'abbé Laurentin et ses pareils qui nous le garantissent, on s'apercevra très vite qu'une telle garantie est tout à fait insuffisante.*
*Je vous prie de remarquer, je vous fais remarquer de la manière la plus nette et la plus catégorique, qu'en disant ce que je viens de dire, je ne me* « *mandate* » *pas pour* « *défendre l'orthodoxie* »*.* (*Au point où elle en est dans la littérature catholique, l'orthodoxie, il est d'ailleurs trop évident que nous ne suffirions pas à la défendre, même si nous en formions le dessein et même nous avions la prétention de* « *nous mandater* » *pour cela.*) *Je vous fais remarquer qu'en disant ce que je viens de dire, je ne m'emploie absolument d'aucune manière à* « *imposer l'orthodoxie* » *à qui que ce soit et je n'utilise absolument aucun* « *argument d'autorité* »*.*
211:92
*Mes remarques sont en deçà de l'argument d'autorité, en deçà de l'orthodoxie, en deçà de la théologie. Ce que je viens de dire sur la doctrine sociale selon l'abbé Laurentin, un bouddhiste, un musulman, un incroyant pourraient le dire pareillement, à la seule condition de lire les textes, de respecter les textes tels qu'ils sont. Un bouddhiste, un musulman, un incroyant peuvent aussi bien, en lisant* « *Rerum novarum* »*, constater que l'abbé Laurentin a énoncé une contre-vérité en prétendant que cette Encyclique ignore la* « *destination commune des biens* »*. Un bouddhiste, un musulman, un incroyant peuvent aussi bien demander quelle est donc la valeur d'une doctrine sociale dont on nous explique qu'elle s'est toujours trompée depuis son origine explicite, et qu'elle rétablira la vérité seulement demain,* DEMAIN PEUT-ÊTRE.
*Je vous fais également remarquer, je vous fais constater de la manière la plus nette et la plus catégorique qu'en disant ce que je viens de dire sur la doctrine sociale de l'abbé Laurentin, pas plus qu'en aucune autre circonstance, je ne fais aucune* « *attaque contre la Hiérarchie* »*. Mais il me semble que si en l'occurrence quelqu'un* « *attaque la Hiérarchie* »*, c'est l'abbé Laurentin.*
============== fin du numéro 92.
[^1]: -- (1). Aleth de Montbard eut six fils et une fille, qui tous se consacrèrent à Dieu et dont plusieurs portent le titre de saints ou de bienheureux. Son époux lui-même.. après sa mort, s'en fut rejoindre sas fils à Clairvaux. -- On peut lire, de l'auteur de cet article, LA BSE ALETH, mère de saint Bernard (E.I.S.E., Lyon).
[^2]: -- (1). Je traduis aussi littéralement que possible la version italienne du cardinal : *L'uomo che tende alla perfezione non si lascia prendere dallo spirito di vindicarsi dell'ingiuria patita*. Cette version n'est pas tout à fait conforme au texte latin. Saint Augustin dit simplement : *L'homme parfait n'est pas mû par l'envie de se venger de sa souffrance.*
[^3]: -- (1). Début du psaume 82 de la Vulgate. Je rétablis dans les parenthèses quelques passages omis par le cardinal Roncalli.
[^4]: -- (2). Ces trois derniers termes seront repris dans *Pacem in terris*, complétés par un quatrième : l'amour, comme définissant les principes de la paix véritable.
[^5]: -- (3). Dante ajoute :
*Ô mon Seigneur, quand aurai-je la joie*
*De voir le châtiment dont le suspens*
*Adoucit ta colère dans le secret de ta pensée ?*
[^6]: -- (1). Cette seule allusion révèle que le futur Jean XXIII, en mars 1958, percevait déjà, parmi les bruits qui commençaient à courir contre Pie XII, le murmure qui allait dominer tous les autres et devenir le thème principal de la diffamation : le reproche de s'être désintéressé du sort des juifs pendant la guerre.
[^7]: -- (2). Pascoli, Crampon, Segond, Bible du rabbinat français et Bible de Jérusalem : *demeures*. Dhorme : *domaines*. Vulgate : *sanctuarium*. Septante : *thusiastêrion, autel des sacrifices*. -- Cette version du cardinal Roncalli n'est qu'un résumé assez libre des dix derniers versets du psaume, où les malédictions sont beaucoup plus explicites.
[^8]: -- (3). *Perdere*. Le cardinal traduit : *mandare a rovina* (envoyer les âmes à la ruine). La scène racontée par Luc, (IX, 51-56) a précisément lieu « *quand les jours où Jésus devait être enlevé du monde furent près de s'accomplir* »* *; ils l'étaient aussi pour Pie XII.
[^9]: -- (1). Il serait intéressant de savoir à quel incident de la vie vénitienne le cardinal faisait ici allusion.
[^10]: -- (1). Dans mon livre *Pie XII, le pape outragé* (Laffont, 1964).
[^11]: -- (1). Bien que Paul VI, annonçant son voyage aux Indes, ait au contraire déclaré : « *Le Pape se fait missionnaire.* »
[^12]: -- (1). « Le journal de la Haye *Het Vrije Volk* annonce qu'un lot de quelque 600 défenses d'éléphants ont été mises en vente à Anvers. Elles provenaient du Congo et étaient noircies par le feu.
« Le journal relate les circonstances de l'arrivée, sur la place d'Anvers, de ce lot.
« Des rebelles de la région de Stanleyville, partis à la recherche de Blancs, qui s'étaient cachés dans la forêt, essayèrent de les débusquer en mettant le feu à la forêt. La manœuvre réussit, mais il n'y eut pas que les Blancs à quitter précipitamment la forêt. Ils furent suivis d'un troupeau d'éléphants qui furent aussitôt abattus. Les rebelles enlevèrent les défenses qui parvinrent finalement entre les mains d'un négociant international. Ce dernier, conscient de la valeur du lot (près de 2 millions de francs belges), de la pénurie d'ivoire sur le marché mondial et du manque de transports au Congo, affréta aussitôt un avion qui transporta le lot à Anvers, où il fut vendu notamment à des négociants de Hong-Kong et du Japon. » (*La Meuse,* 27 janvier 1965.)
Tout y est : racisme et férocité, destruction des règnes animal et végétal pour le plus grand mal du pays lui-même, mais pour le plus grand bien des trafiquants internationaux, c'est la suite parfaitement logique d'une « rébellion » d'origine communiste qui a pour premier soin de massacrer les missionnaires et d'éliminer l'Église du Christ. Il n'y a pas à s'étonner que la haine contre le Créateur entraîne l'anéantissement de la création. Ne parlons pas des hommes blancs ou noirs que la « manœuvre » a « débusqués » : les journaux ont renoncé même à nous renseigner sur leur sort. C'est encore une chance qu'il se soit trouvé un journal hollandais pour en dire un mot, et un journal belge pour le répéter aux principaux intéressés. Plus intéressant est le butin de l'opération ; il est admirable de penser que cet ivoire nous reviendra sous forme de bibelots ciselés qui seront vendus chez nous, avec bénéfice, par des « magasins chinois » dont beaucoup, plus ou moins camouflés, sont d'actives officines de propagande communiste. Tout fait farine au bon moulin.
[^13]: -- (1). Population totale de l'île : 560.000 habitants.
[^14]: -- (2). Depuis 1949 les chefs du Parti communiste grec vivent en exil. A l'intérieur même de la Grèce, tous les éléments de gauche sont rassemblés dans un parti, l'E.D.A., qui sert de prête-nom au Parti communiste. Son influencé politique est grande.
[^15]: -- (1). 8 décembre 1871. Première Circulaire intitulée « La *France à l'Immaculée Conception Manifestée à Lourdes* » et portant les noms des 106 membres d'un Comité présidé par la Marquise de Mac Mahon.
[^16]: -- (2). « *La France à Lourdes* » *par* le Comité de la Manifestation, Albanel, 1873, p. 3.
[^17]: -- (3). « *Les Bannières de la France à N.-D. de Lourdes* » par un Missionnaire gardien de la Grotte. Lourdes 1873, pp. 7 et 8.
[^18]: -- (4). Mme Maurice de Blic, née Marguerite de Gravier de Vergennes, consacra sa vie aux bonnes œuvres. Elle fonda, à Beaune, avec son mari, les Petites Sœurs Gardes Malades des Pauvres qu'a décrites Renée Zeller (Alsatia, 1948).
[^19]: -- (5). 11 janvier 1872, Mme de Blic à H. Lasserre.
[^20]: -- (6). 12 janvier 1872, H. Lasserre à Mme de Blic.
[^21]: -- (7). *Annales de N.-D. de Lourdes*, 29 février 1872, p. 218
[^22]: -- (8). Mars 1872.
[^23]: -- (9). 13 janvier 1872, *Le Siècle,* article d'Adolphe Michel.
[^24]: -- (10). *Cf.* *Itinéraires*, n° 90, p. 67 et ss. En juillet 1871, M. Artus avait déposé chez un notaire de Paris 10.000 frs d'enjeu, plus 5.000 frs pour frais d'enquêtes à la disposition de quiconque prouverait la fausseté d'un seul miracle relaté dans le livre de Lasserre
[^25]: -- (11). Les Archives Lasserre conservent plusieurs brouillons qui montrent cette collaboration des deux laïcs.
[^26]: -- (12). 20 janvier 1872. E. Artus à Adolphe Michel.
[^27]: -- (13). « *Histoire Complète du Défi Public à la Libre Pensée sur les Miracles de N.-D. de Lourdes* » par E. Artus, p. 130
[^28]: -- (14). *Id.*, p. 88.
[^29]: -- (15). 27 juin 1872.
[^30]: -- (16). Cité dans « *l'Histoire Complète* » *id*. p. 172.
[^31]: -- (17). *Id.*, p. 165 et ss.
[^32]: -- (18). 16-17 août 1872 dans *le Monde,* 18 août dans *l'Univers.*
[^33]: -- (19). 3 septembre 1872, Dr Robert Saint-Cyr au Dr Damoiseau, Président de la Société des Médecins de l'Orne.
[^34]: -- (20). 3 octobre 1872.
[^35]: -- (21). Association pour le Salut de la France Chrétienne, constituée le 24 janvier 1872, à Auteuil, sous l'égide des Pères de l'Assomption.
[^36]: -- (22). 12 septembre 1872, circulaire de Mgr Fournier.
[^37]: -- (23). Le 26 septembre 1872, entre 18 et 21 heures.
[^38]: -- (24). *Les prodiges de N.-D. de Lourdes,* par A. Laurent, Casterman, 1873, p. 202.
[^39]: -- (25). *Les Pèlerinages de la France à N.-D. de Lourdes en 1872,* par le Ch. Ricard. Paris 1873, pp. 174 et ss.
[^40]: -- (26). 3 octobre 1872.
[^41]: -- (27). *Civiltà cattolica*, 4 janvier 1873.
[^42]: -- (28). *La France à Lourdes*, *ib*., p. 27.
[^43]: -- (29). Le parcours de ce second pèlerinage de Clermont fut stoppé par un incident ferroviaire. La population d'Aurillac donna alors, à l'instigation des autorités religieuses et civiles, un bel exemple d'*antimercantilisme* en hébergeant et nourrissant pendant trois jours les 500 pèlerins en panne, sans accepter d'aucun d'eux la moindre rémunération.
[^44]: -- (30). *Civiltà Cattolica*, 4 janvier 1873.
[^45]: -- (31). *Histoire Illustrée des Pèlerinages,* par Doulroy de St Romain.
[^46]: -- (32). *La France à Lourdes*, par le Comité, p. 37.
[^47]: -- (33). Le texte de la *Proclamation aux Pèlerins* fut reproduit *in extenso* dans un grand nombre de journaux, revues, brochures et ouvrages sur le Pèlerinage du *6* octobre.
[^48]: -- (34). 10 octobre 1872, Vte de Chaulnes à H Lasserre.
[^49]: -- (35). *La Semaine Catholique* des Diocèses de Bayonne, Tarbes et Aire-Dax, 27 octobre 1872, p. 707.
[^50]: -- (36). *La France à Lourdes*, par le Comité.
[^51]: -- (37). *Les Bannières... ib*. On y insiste (p. 62) sur les colères vraies qui « par toute l'Europe ont conspiré contre cette Manifestation »
[^52]: -- (38). *Encore un mot sur Lourdes*, publié par les soins du Comité, Douniol, 1873, p. 30.
[^53]: -- (39). *Lourdes, le Domaine de Notre-Dame,* par J.-B. Courtin, p. 180.
[^54]: -- (40). *Les Bannières...*, *ib*., p. 53.
[^55]: -- (41). *Cf. Itinéraires,* n° 87, pp. 293 et ss.
[^56]: -- (42). *id*., pp. 283 et ss. et *Histoire Authentique*, par R. Laurentin, T. 1 et 2, où l'auteur prétend passer le témoignage signé par Bernadette au crible des dires du P. Sempé et des témoins circonvenus par ce dernier.
[^57]: -- (43). 20 au 23 août 1899.
[^58]: -- (44). *Lourdes, le Domaine de N.-D.*, *ib*., p. 384.
[^59]: -- (45). 17 novembre 1869, Lasserre à l'abbé Peyramale.
[^60]: -- (46). Fin mars 1870, Lasserre à l'abbé Peyramale.
[^61]: -- (47). 20 avril 1870, *Cf. Itinéraires,* n° 87, pp. 298 et ss.
[^62]: -- (48). 22 avril 1870, Lasserre à l'abbé Peyramale, p. 18.
[^63]: -- (49). Cf. Itinéraires, n° 87, pp. 293 et ss, et n° 90, p, 87, note 104.
[^64]: -- (50). 2 juillet 1872, Lasserre à Mgr Pichenot.
[^65]: -- (51). Cette statue fut offerte par la Maison Raphl, de Paris, qui en refusa le paiement à Lasserre, pour participer à sa bonne œuvre.
[^66]: -- (52). Manuscrit de Lasserre, p. 303.
[^67]: -- (53). *Bulletin Catholique*, 12 octobre 1872, p. 6.
[^68]: -- (54). *Annales de N.-D. L.,* 30 novembre 1872, p. 180.
[^69]: -- (55). *Cf. Itinéraires,* n° 87, pp. 293 et ss.
[^70]: -- (56). *Id*., p. 289.
[^71]: -- (57). Lettre du P. Sempé à Mgr Pichenot, 15 décembre 1872, p. 28. Cette lettre fut imprimée en une brochure de 32 pages. Elle est suivie de la note attribuée à Mgr Laurence, datée du 28 nov. 1869, et dont il est prouvé qu'elle est un faux. (*Cf.* *Itinéraires* n° 87, pp. 299 et 300). Le tout fut envoyé à Rome et largement distribué au Évêques et aux pèlerins que le P. Sempé tentait de circonvenir.
[^72]: -- (58). Cf. *Itinéraires*, n° 90, p. 87.
[^73]: -- (59). *Id*., n° 87, pp. 277 et ss.
[^74]: -- (60). Acte signé à Tarbes le 23 octobre 1872
[^75]: -- (61). Cette précaution a protégé les dossiers de Lasserre dont certaines pièces auraient pu être « remaniées, aménagées, déformées, retouchées, corrigées, tronquées, » etc. Ces termes sont ceux de l'abbé Laurentin parlant de nombreux documents des enquêtes du P. Cros qui « suivant une trop fréquente habitude, harmonise le *témoignage* avec les *conclusions* qu'il a établies par ailleurs ». (Documents Authentiques, t. I., p. 285, note 5.)
[^76]: -- (62). *Journal de Lourdes,* cité dans *La France à Lourdes*, *ib*., p. 33.
[^77]: -- (63). Les archives Lasserre conservent un devis d'entrepreneur Pour un pont de 73.862 frs et une mise en garde contre des spéculateurs qui cherchaient à acheter la prairie en face de la Grotte. 24 octobre 1872.
[^78]: -- (64). 5 juillet 1929, *Action Catholique,* article signé Jean Lagravouze, pseudonyme de l'abbé Villeneuve, curé de Cenon (Gironde).
[^79]: -- (65). Id.
[^80]: -- (66). *Journal de la Grotte* du 18 novembre 1928.
[^81]: -- (67). Lagravouze renvoie ses lecteurs à la page 219. C'est en réalité la page 238. Huysmans avoue s'être documenté dans les pamphlets de l'abbé Moniquet contre H. Lasserre. Ces compilations des calomnies du P. Sempé allaient être interdites par l'Évêque de Tarbes.
[^82]: -- (68). Mémoire confidentiel du P. Sempé sur le commerce. Janv. 1871.
[^83]: -- (69). 22 avril 1870, Lasserre à l'abbé Peyramale.
[^84]: -- (70). Histoire illustrée des Pèlerinages, par Doulroy de St-Romain.
[^85]: -- (71). Mémoire confidentiel ; *cf.* *Itinéraires*, n° 85, p. 111.
[^86]: -- (72). 4 janvier 1872, Cte de Hemptine au P. Sempé.
[^87]: -- (73). Mémoire confidentiel. *ib*.
[^88]: -- (74). Neuvaine du 9 au 17 novembre 1872.
[^89]: -- (75). 26 novembre 1872 et 13 février 1873, Roudy, maçon à Lourdes, à H. Lasserre.
[^90]: -- (76). 26 janvier 1873, l'abbé Peyramale à H. Lasserre.
[^91]: -- (77). *Id*.
[^92]: -- (78). 30 juin 1873, l'abbé Peyramale à H, Lasserre.
[^93]: -- (79). 13 février 1873, Roudy à Lasserre.
[^94]: -- (80). 9 février 1873, Bon de Férussac à Lasserre.
[^95]: -- (81). 27 avril 1873, Mgr Kalinski à Lasserre.
[^96]: -- (82). Le Décret de transfert est du 19 juin 1873.
[^97]: -- (83). 3 juillet 1873.
[^98]: -- (84). *Cf.*, ci-dessus, note 57.
[^99]: -- (85). 15 décembre 1869, Dom Th. Bérengier k Lasserre.
[^100]: -- (86). 3 juin 1873.
[^101]: -- (87). 17-19 août 1873.
[^102]: -- (88). 2 juillet 1873. Malade de Niort atteinte depuis onze ans de myélite chronique.
[^103]: -- (89). 23 juillet 1873. Malade de Paris atteinte d'ulcère fongueux.
[^104]: -- (90). 15 août 1873. Malade d'Autun paralysé depuis onze ans.
[^105]: -- (91). 1^er^ octobre 1873, pendant une allocution « Mgr Lequette, évêque d'Arras, aux pèlerins du Nord, de Nantes, de la Lozère et de Lyon
[^106]: -- (92). 2 février 1874, l'abbé Peyramale à H. Lasserre.
[^107]: -- (93). 28 mars 1874, Mgr Peyramale à H. Lasserre.
[^108]: -- (94). 7 avril 1874.
[^109]: -- (94 bis) 2 mai 1874, Lasserre à Mgr Langénieux.
[^110]: -- (95). 2 mai 1874, Lasserre à Mgr Peyramale.
[^111]: -- (96). 7 juin 1874, Mgr de Ladoue à Lasserre.
[^112]: -- (97). 8 juin 1874, Mère Imbert, Supérieure Générale, à Lasserre.
[^113]: -- (98). 13 octobre 1869. *Cf.* *Itinéraires,* n° 87, p. 283.
[^114]: -- (99). 27 décembre 1872, Mgr Forcade à Mgr Pichenot.
[^115]: -- (100). Le 25 juin 1878, Mgr de Ladoue refusera catégoriquement au P. Cros l'autorisation de voir Bernadette. Quand, deux mois plus tard, le même enquêteur aura l'audace de venir à Nevers pour essayer de forcer cette consigne au nom de l'Évêque de Tarbes (?), il sera évincé avec la même rigueur.
[^116]: -- (101). 20 juin 1874. *Cf. Les Écrits de Ste Bernadette,* par le P. Ravier, p. 338.
[^117]: -- (102). 9 juillet 1874, Abbé Delost, aumônier de Ste-Marie, à Nevers, à H. Lasserre.
[^118]: -- (103). *Messages du Secours Catholique*, déc. 1957 et janv. 1958,
[^119]: -- (104). 8 août 1874.
[^120]: -- (105). 14 août 1874, Mgr Langénieux à H. Lasserre.
[^121]: -- (106). 31 août 1874, Abbé Sire, Directeur à St-Sulpice, à Lasserre.
[^122]: -- (107). Le 16 août 1874, lettre du P. Sempé à Lasserre du 12 août.
[^123]: -- (108). 14 août 1874, 2^e^ lettre de Mgr Langénieux à Lasserre.
[^124]: -- (109). 17 août 1874, l'abbé Limoges à Lasserre.
[^125]: -- (110). Mgr Peyramale venait d'obtenir l'approbation de Mgr Langénieux pour sa circulaire au 27 juin sur la construction d'une nouvelle église paroissiale à Lourdes.
[^126]: -- (111). 31 août 1874, l'abbé Sire à Lasserre.
[^127]: -- (112). Cardinal Suhard, cité dans *Les Nouveaux Prêtres*, par Michel de Saint Pierre, p. 173.
[^128]: -- (113). 9 février 1873, Bon de Férussac à H. Lasserre.
[^129]: -- (1). C'est là un des thèmes majeurs des études admirables de Mgr Journet sur l'Église.
[^130]: -- (1). Le réformateur digne de ce nom commence par respecter la nature -- qu'il s'agisse d'une personne ou d'une institution ; il ne lutte contre les vices, les déformations, les encroûtements que pour favoriser l'accomplissement de la nature en ce qu'elle a d'authentique et d'original. Mais le révolutionnaire, lui, s'attaque à la nature elle-même, poussé par je ne sais quelle fièvre, je ne sais quelle jalousie ; plus encore que les routines ou les abus c'est la nature même des êtres et des choses qu'il veut abattre pour la transformer. C'est ainsi que le révolutionnaire s'attaque non seulement à l'excès des privilèges mais à toute saine hiérarchie avec les prérogatives qui lui sont inévitablement liées ; de même il ne veut pas seulement corriger les abus de la propriété, mais détruire celle-ci ; ou bien il ne veut pas seulement mettre un frein à la prépotence cléricale dans la vie publique mais il prétend laïciser la vie publique, interdire à l'Église *de dire le droit* au sujet des institutions de la cité ; pire encore, il voudrait que le magistère ecclésiastique décrète *motu proprio* le laïcisme des lois et des mœurs. On n'en finirait pas de citer des exemples. -- En lisant l'étude de Salleron, *Diffuser la Propriété,* on saisit sur le vif quel abîme sépare la réforme de la Révolution, l'attitude intérieure du réformateur et celle du révolutionnaire. -- Pour ma part, si je comprends, en le désapprouvant de toutes mes forces, le désespoir au spectacle d'une certaine énormité du scandale dans la société ou parmi les gens d'Église, je n'arrive pas à comprendre que l'on puisse avoir conscience de la condition de créature et cependant consacrer sa vie à ce chambardement *essentiel* en quoi consiste la Révolution, car elle s'en prend à l'être profond des choses pour tenter de le subvertir et de le corrompre. Cependant les faits sont là. La gratuité et la monstruosité du mal atteignent à cette profondeur.
[^131]: -- (1). Épître de saint Paul aux Éphésiens I, 17-18
[^132]: **\*** -- Voir \\Itin\\Extraits \[2007\]
[^133]: -- (1). On trouvera des exemples dessinés et des explications supplémentaires dans ma brochure, *Arts et Missions*, publiée par l'abbaye St-André-lez-Bruges (Belgique).
[^134]: -- (1). Aux Presses Universitaires de France, Paris 1965, 544 pages.
[^135]: -- (1). René LAURENTIN, *Figaro* du 8 novembre 1963.
[^136]: -- (1). René LAURENTIN, *Figaro* du 5 novembre 1964. Ce texte ahurissant a déjà été relevé dans *Itinéraires*, numéro 83 de décembre 1964, pages 137 et 138.