# 93-05-65
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CE N'EST PAS UN DIALOGUE PRIVÉ de personne à personne que nous demandons présentement : un tel dialogue n'a jamais cessé d'être possible et de se poursuivre dans plusieurs cas. Il s'agit désormais d'autre chose. Il s'agit de rendre droit de cité, d'un bout à l'autre de la communauté chrétienne, aux catégories entières de prêtres et de fidèles qui sont exclues de la vie sociale et institutionnelle catholique sous l'accusation d' « intégrisme » d' « anti-communisme », de « dévotion mariale » et autres prétextes analogues. Une telle réintégration n'est évidemment opérable que par la Hiérarchie apostolique. Tel est le sens de l' « appel aux évêques de France ».
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Cet appel, il ne dépend aucunement de nous de déterminer quel accueil lui sera fait ni quelles suites pratiques lui seront données. L'autorité légitime est maîtresse et responsable de ses décisions comme de ses abstentions.
Mais cet appel, il dépendait de nous de le prononcer, en tout respect, en toute netteté, en toute solennité.
C'est ce qui a été fait, dans une pensée de confiance, sinon sentimentale, hélas, mais surnaturelle, selon la parole qui ne passera point :
« Demandez et l'on vous donnera ; cherchez et vous trouverez ; frappez et l'on vous ouvrira. Lequel d'entre vous, si son fils demande du pain, lui remettra une pierre ? Ou s'il demande un poisson, lui donnera un serpent ? Ou s'il demande un œuf, lui flanquera un scorpion ? » (Lc., XI, 9-12.)
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## CHRONIQUES
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### Détournement de l'Écriture sainte
par R.-Th. CALMEL, o.p.
UNE SEMAINE RELIGIEUSE, déjà un peu ancienne, me tombe sous la main. Je la lis attentivement. Il n'est sûrement pas inutile de lire les semaines religieuses. On y trouve d'excellentes choses comme des monitions pastorales, des enseignements liturgiques, des nouvelles de Rome. On risque également d'y saisir sur le vif comment sont traduites pour le peuple chrétien, adaptées et monnayées, les idées et les théories des théologiens à la mode ; plus exactement des théologiens que l'on impose d'office à l'admiration des catholiques. Car si l'on retrouve dans nombre de bulletins religieux des citations, des adaptations (ou de simples resucées) de Teilhard, de Rahner ou de Hans Küng, en revanche on nous laisse ignorer généralement les travaux et les thèses des théologiens thomistes traditionnels, par exemple Monseigneur Journet ; on ne signale pas ses explications à la fois solides et larges de l'axiome : *hors de l'Église pas de salut ;* ses considérations sur la sainteté de l'Église, qui est *sans taches ni rides* malgré les péchés, la tiédeur ou l'encroûtement de trop de chrétiens ; -- ses exposés sur la charité de l'Église qui est *à la fois sacramentelle et orientée*, de sorte qu'il est vain de dresser une antinomie entre la grâce et les pouvoirs hiérarchiques, les grandeurs juridiques et les grandeurs de contemplation et de zèle.
J'ai donc lu attentivement, dans une semaine religieuse de langue française, l'article intitulé *Le livre de l'Exode et Nikita Krouchtchev.* L'intention de l'auteur, qui est très bonne, est de nous enseigner à lire dans la foi l'événement historique de la démission de Krouchtchev.
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Or pour juger comme il convient de cette démission, il est nécessaire de connaître l'environnement historique mais aussi d'avoir des critères valides et assurés sur la constitution naturelle des États, leur justice et leur injustice. Et si nous sommes informés sur la conjoncture historique, si nous sommes familiers de la doctrine sociale de l'Église, il sera encore très utile, et même indispensable, pour saisir en profondeur la portée spirituelle des événements d'ordre temporel, d'avoir médité les Saintes Écritures. En particulier les textes du Nouveau Testament sur la Seigneurie du Christ glorieux, sur le monde et le démon, nous préserveront aussi bien de l'optimisme des imbéciles que du désespoir des *hommes de peu de foi.* « Le disciple, n'est pas au-dessus du Maître : s'ils m'ont persécuté ils vous persécuteront, s'ils ont gardé ma parole ils garderont la vôtre... Dans le monde vous aurez à souffrir, mais confiance j'ai vaincu le monde... Ne craignez pas petit troupeau parce qu'il a plu à votre Père de vous donner le Royaume. »
Eh ! bien pour porter un jugement dans la foi sur la démission de Krouchtchev, l'auteur commence par télescoper la doctrine de l'Église sur le communisme et sa perversité intrinsèque ; le mot communisme n'est pas prononcé ; nous ne trouvons pas non plus un seul mot sur la conjoncture présente du communisme ; pas davantage d'allusion au type d'oppression très nouveau qui est celui du communisme ; car depuis qu'il y a des hommes et qui oppriment, il y a un genre d'oppression qu'ils n'avaient pas su imposer avant le XX^e^ siècle, -- celui qui est codifié dans l'article 126 de la Constitution soviétique. -- Pour juger dans la lumière de la foi la démission de Krouchtchev on nous précipite dans l'*Exode*. Voici un long passage de l'article :
« *Aujourd'hui, nous nous demandons souvent : Comment découvrir le sens profond d'un événement ? Qu'est-ce que Dieu veut nous dire... par la démission de Krouchtchev ?... Pour répondre à cette question demandons-nous quels sont les facteurs qui ont aidé le peuple de Dieu à découvrir peu à peu le sens de leur* (sic) *migration hors de l'Égypte.*
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*Il a fallu que des gens voient l'événement, qu'ils y soient mêlés, qu'ils se sentent concernés par lui, qu'ils le jugent digne d'intérêt. Il a fallu que, dès le début, des hommes regardent l'événement avec les yeux de la foi. Pour les Égyptiens, la fugue* (*sic*) *des Hébreux est restée un événement d'ordre social ou politique, mais en même temps un événement religieux. Quand nous* « *jugeons* » *les événements, le faisons-nous comme des politiciens, des sociologues ou encore des moralistes ? Ou bien portons-nous un jugement éclairé par la foi en Dieu qui nous fait signe à travers ces événements ? Pour qu'Israël découvre le vrai sens de l'Exode, il a fallu que des milliers et des milliers de personnes regardent cet événement ensemble dans la foi. L'Exode est devenu la propriété de tout un peuple avant de devenir la propriété de toute l'humanité. Aujourd'hui, Dieu ne nous livre pas tel fait en propriété privée. C'est ensemble que nous sommes appelés à lire l'action de Dieu dans le monde, comme c'est ensemble que nous sommes invités à lire la Parole de Dieu dans la Bible. Avons-nous l'habitude de regarder ensemble la vie des hommes et du monde ? En équipe de prêtres ou mieux : prêtres et laïcs ensemble ? Personne n'est branché individuellement sur le Saint-Esprit...* »
Je note cette introduction à l'article :
« *Il est une façon de lire l'Ancien Testament qui ressemble à la lecture d'un livre pieux ou d'un livre d'histoire. Aujourd'hui, Dieu parle par le livre de l'Exode. Non pas d'une façon mystico-magique, mais en nous aidant à travers les textes, à retrouver l'esprit qui anime l'auteur. Le même et unique Esprit, qui continue aujourd'hui, à travailler l'histoire humaine et l'intelligence des croyants.* »
Certes j'aime bien *l'Exode* et je chante avec allégresse le Psaume intrépide qui célèbre la sortie d'Égypte : *In exitu Israël de Egypto, domus Jacob de populo barbaro*. Mais pour interpréter la démission de Krouchtchev je trouve que cela ne suffit pas. Comme du reste le dit l'auteur en conclusion : « Nous ne verrons peut-être pas jaillir devant nous la colonne de feu de l'Exode... » Cependant, comme l'auteur a essayé de nous convaincre que la réponse ne peut se trouver que *si l'on réfléchit en équipe* il arrivera peut-être qu'une fraction, dûment stylée, de l'équipe dans laquelle nous serons entrés nous fera découvrir une interprétation progressiste de l'événement ; et nous nous imaginerons avoir découvert l'interprétation chrétienne, alors que nous serons seulement une pauvre dupe du « sens de l'histoire ».
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Vous me direz peut-être que dans un article de quatre pages sur l'Exode et Krouchtchev, on n'a pas le temps de dire grand chose.
J'entends bien qu'un article de quatre pages n'est pas un traité, mais je sais aussi que l'idée maîtresse de l'auteur peut apparaître nettement dans une note brève et pas seulement dans un long exposé. Si je parle de Krouchtchev, et si je veux dire que le communisme, après lui comme avant, reste démoniaque, qu'il est esclavagiste par nature, que nous devons nous y opposer à la fois par la conversion intérieure et par un effort constant pour établir un ordre chrétien (en commençant dans notre zone d'action la plus immédiate), si je veux attirer l'attention sur ces vérités premières à propos de Krouchtchev, je n'ai pas besoin de cinquante pages. Et si d'aventure je ne faisais aucune réflexion de ce genre ce n'est point parce que la place me serait mesurée mais parce que (ce qu'à Dieu ne plaise) je ne croirais pas à l'importance du communisme ; parce que surtout je me figurerais que *l'enseignement de l'Apocalypse sur les deux Bêtes* ne présenterait pas d'intérêt, qu'il serait la curieuse fantasmagorie d'une imagination orientale, intéressante tout au plus pour les communautés d'Asie à la fin du premier siècle.
Les omissions de l'article sur *Le livre de l'Exode et Nikita Krouchtchev* sont quand même inquiétantes. Le silence total sur les principes du droit naturel en un tel sujet peut laisser croire que ces principes, en un tel sujet, n'ont pas grande importance (pas plus du reste que la réalité et les méthodes du communisme) et que c'est bien assez de l'Écriture Sainte. Cependant l'Écriture ne suffit pas ; d'abord parce qu'elle ne doit pas être isolée, mais être Luc dans l'Église en étant docile au Magistère ; ensuite, bien souvent, les applications et déterminations du droit naturel, du moins au sujet de la situation présente, ne sont pas contenues dans l'Écriture ; on bien y sont-elles contenues d'une manière seulement voilée, trop implicite pour que, sans l'aide du magistère, nous parvenions à les découvrir.
Il serait quand, même paradoxal de vouloir fonder sur *la Parabole du Bon Samaritain* le devoir de décoloniser sans condition ou de collaborer « à la montée de l'humanité » avec tous les hommes y compris les communistes. On ne tire ces applications de la Parabole que si l'on pratique une interprétation tendancieuse et même nettement abusive, parce qu'elle est opposée à la doctrine du magistère.
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Car enfin si le magistère donne un enseignement au sujet par exemple de la décolonisation c'est justement qu'elle ne doit pas se faire sans condition. Prétendre trouver le contraire dans l'Écriture c'est ne pas lire l'Écriture dans l'Église. Or il suffit de suivre d'un peu près les questionnaires ou commentaires d'Évangile de certains groupes d'Action catholique pour constater hélas ! que la pratique y devient habituelle d'une lecture du Nouveau Testament (ou de l'Ancien) qui n'est plus dans l'Église, dans la lumière de la doctrine de l'Église, notamment sur les questions de droit naturel. La lecture de l'Écriture Sainte, pour assidue et fervente qu'elle soit, devient un détournement de l'Écriture Sainte.
Il est certes très souhaitable que les chrétiens redécouvrent l'Écriture et qu'ils soient présents aux événements temporels. On a raison de les y convier. Mais qu'ils redécouvrent l'Écriture en se familiarisant aussi avec les principes du droit naturel. Qu'ils soient présents aux événements de la cité en étant armés d'une doctrine politique chrétienne ; alors peut-être seront-ils capables de s'engager quand il faut et de rompre quand il faut. Faute d'une telle doctrine ils risquent de devenir les artisans illusionnés, puis les jouets inconscients et les victimes lamentables, des meneurs révolutionnaires.
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La façon dont certains chrétiens, notamment certains groupes d'Action catholique, prétendent *lire les événements dans la foi* témoigne d'une utilisation peu rassurante de l'Écriture Sainte. Il y a plus. Il y a le *consentement à être dupe*. Je ne crois pas exagérer. J'essaie de voir. Donc tel groupe de « militants » ou de « militantes » prendra comme sujet de « révision de vie » un événement social ou politique ; par exemple « la crise de la démocratie en France » ou les troubles du Congo, ou une grève. Sans songer une seconde à se demander si l'événement politique qui est pris comme thème de la « révision de vie » ne serait pas monté de toutes pièces, fabriqué par des agents de subversion, aussi bien dissimulés qu'ils sont conscients du but à atteindre ([^1]), notre groupe d'Action catholique tient pour assuré que l'événement est naturel et spontané ;
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aussi spontané que la raréfaction des moissonneurs à la faucille depuis l'invention des moissonneuses-batteuses ; non seulement l'événement est tenu pour naturel, mais il est encore promu à la dignité de manifestation de Dieu ; c'est une « nouvelle page de l'histoire sainte » déclare-t-on avec la mimique et l'intonation si particulières des mystiques irréels. Et certes nous savons que Dieu se manifeste par les événements et *qu'il nous fait signe *: mais tantôt il nous fait signe pour que nous ayons le courage de nous opposer, selon nos moyens, quand il s'agit d'un scandale, -- scandale des personnes ou des institutions, -- tantôt pour que nous apportions notre sage concours à notre place, quand il s'agit d'une entreprise certainement honnête et juste. Mais cette distinction très simple sur la façon dont *Dieu nous fait signe* à travers les événements demeure inaperçue de ces chrétiens intoxiqués par l'espèce d'hégélianisme qui est dans l'air.
Cependant comme si ce n'était pas assez d'être dupe soi-même on essaie encore de duper les autres ; on dirait que c'est le peuple chrétien tout entier que l'on veut faire marcher dans les ténèbres. On posera donc en principe que la lecture des événements dans la foi *n'est pas possible sans des réunions en équipe, sessions et assemblées*. -- On écrira par exemple : « Aujourd'hui Dieu ne nous livre pas tel fait en propriété privée. C'est *ensemble* que nous sommes invités à lire la Parole de Dieu dans la Bible. Avons-nous l'habitude de regarder *ensemble* la vie des hommes et du monde ? En équipe de... prêtres et laïcs ensemble. Personne n'est branché individuellement sur le Saint-Esprit. » C'est quand même contestable. Le chrétien fervent, humble et docile, fidèle à la sainte Église, entendra l'Esprit Saint lui parler au cœur, même sans prendre part à une réunion d'équipe ; inversement la réunion d'équipe ou de comité, surtout quand elle néglige le Magistère de l'Église, ne jouit pas du privilège d'une assistance divine infaillible et ses conclusions ne sont pas dictées du Ciel.
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Il arrive même qu'elles aient une origine peu avouable. Il arrive qu'une petite fraction dissimulée, occulte, de l'équipe ou du comité, tienne depuis longtemps toutes prêtes les conclusions décisives de « la lecture de l'événement dans la foi ». Deux mots résumeront tout : l'événement est irréversible ; ensuite une grande idée chrétienne s'y fait jour. Depuis quelques années et *grâce à des conclusions d'équipe ou de comité*, il y a ainsi une foule d'aberrations et d'imbécillités dont on essaie de convaincre le peuple chrétien qu'une idée évangélique s'y fait jour...
Au nom du principe religieux qu'il importe de lire les événements dans la foi, on aboutit à la conclusion impie et sacrilège de déclarer divins le crime et la révolution. Pour obtenir ce beau résultat, il a fallu au préalable pratiquer le noyautage des équipes et des comités et faire accepter le principe hégélien très absurde de l'histoire qui permet à Dieu de se faire. Hegel en effet a immergé le Créateur dans le mouvement de l'histoire de sorte que Dieu n'est plus Dieu.
Jadis on trouvait des Prélats pour justifier les iniquités du Prince ; rappelons-nous par exemple le règne d'Henry VIII. Cependant l'imposture n'était pas organisée aussi savamment qu'aujourd'hui : d'abord on ne disposait pas de moyens perfectionnés pour intoxiquer le peuple chrétien et lui faire appeler justice l'iniquité ou vérité le mensonge ; ensuite le Prince ne ressemblait pas au Parti communiste et ses crimes demeuraient d'une portée limitée, bien loin de s'intégrer à un plan général de subversion et d'apostasie. J'en reviens à l'article sur Krouchtchev qui décidément m'entraîne dans une foule de réflexions. Puisque l'on tient tellement à nous ramener aux récits de l'*Exode*, il serait fort utile de nous rappeler d'abord la place exacte de l'Ancien Testament. Car s'il est vrai que tout l'Ancien Testament perdure comme leçon et prophétie, il est terminé comme histoire. Il n'avait en effet de sens que par rapport à Jésus et à la Nouvelle Alliance. Or avec Jésus et en lui, avec la Nouvelle Alliance, c'est la lumière totale qui a brillé. (Surge, illuminare Jerusalem, quia venit lumen tuum) ([^2]).
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C'est la plénitude de la grâce qui a été répandue sur nous, *car la loi a été donnée par Moïse, mais la grâce et la vérité ont été faites par Jésus-Christ* ([^3])*.* Dès lors puisque nous avons tout en Jésus, nous ne devons pas attendre de l'histoire qui se déroule depuis Jésus un progrès de même nature que celui de l'histoire d'Israël avant Jésus. *L'Exode* par exemple marque un progrès dans la Révélation, notamment dans la Révélation du Dieu unique et dans l'espérance du Messie ([^4]). Mais depuis Jésus nul événement de l'histoire des peuples, et même nul événement de l'Église, ne marque un progrès dans le *contenu* de la Révélation, pas plus au sujet de la Trinité Sainte que de l'Incarnation rédemptrice ou des sacrements qui produisent la Grâce. Je ne dis pas que les conciles d'Orange ou de Trente (pour nous en tenir à ces deux) ne marquent pas un progrès dans l'*explicitation* du dogme de la grâce ; je ne dis pas non plus que la sainteté ne se manifeste pas d'une façon nouvelle et imprévisible tout au long des siècles, dans les temps de chrétienté ou les temps d'apostasie, de sorte que la robe sans tache de notre Mère l'Église se met à resplendir au cours de l'histoire de perles précieuses d'un orient inconnu. En ce sens-là l'Église connaît un progrès, c'est évident. Mais il est d'une toute autre nature que le progrès de l'histoire biblique. Moïse et son *Exode* ajoutaient à Abraham et à la Genèse ; la révélation sur le Sinaï et la promulgation de la Loi ajoutaient une lumière et une richesse qui faisaient défaut à notre père Abraham ; de même Isaïe et Daniel ajoutaient à Moïse et à David. Rorate cœli desuper et nubes pluant Justum... ([^5]). Ecce virgo concipiet et pariet filium et vocabitur nomen ejus Emmanuel ([^6])... Voici, venant sur les nuées du ciel comme un Fils d'homme ; il s'avance jusqu'à l'Ancien des jours... ([^7]).Cependant depuis Jésus personne parmi ses disciples, aucun des membres de son Corps mystique n'ajoute rien à Jésus. Rien ne fait défaut à sa vérité ni à sa grâce. Nous participons de lui, tout le bien de notre âme procède de lui ; nous devons lui permettre de manifester en nous sa grâce multiforme, mais à proprement parler nous ne lui ajoutons pas, car il est la plénitude.
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Ainsi donc l'histoire de l'Église, à plus forte raison l'histoire des cités, même chrétiennes, n'est pas du même type que l'histoire de l'Ancien Testament. L'Ancien Testament est fait de progrès vers une plénitude à venir ; l'histoire de l'Église au contraire est la participation d'une plénitude à jamais réalisée ; et le progrès porte uniquement sur deux points bien précis : la multiplication de ceux qui participent à la plénitude du Christ ; la variété de la participation. -- De plus dans le premier Israël qui formait une sorte de théocratie, où la religion était nationale, où le spirituel et le temporel n'étaient pour ainsi dire pas différenciés, il est bien vrai que « les événements d'ordre politique, tels la sortie d'Égypte, étaient en même temps des événements religieux ». Mais dans l'Israël selon l'Esprit, dans l'Église de Dieu, les événements politiques ne sont évidemment pas confondus avec les événements religieux, quelles que soient les inévitables relations. Encore que l'Église doive fleurir en chrétienté (je l'ai rappelé maintes fois), la chrétienté n'est pas identifiée à l'Église ; une défaillance, une défection de la civilisation chrétienne n'est pas une défection, une défaillance de l'Église ; et parce que l'Église, en elle-même, demeure hors d'atteinte, elle fournit aux chrétiens le moyen de réparer les défaillances de la civilisation chrétienne.
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Voilà les distinctions premières qu'il est urgent de rappeler quand on affirme que « c'est le même et unique Esprit (qui parlait par le livre de l'*Exode*) qui continue aujourd'hui à travailler l'histoire humaine et l'intelligence des croyants ».
C'est vite dit. Mais enfin l'Esprit de Dieu a parlé dans le livre de *l'Exode* par des enseignements et des actes qui, étant situés *au sein du peuple élu,* préfiguraient manifestement le Sauveur qui devait venir : Agneau Pascal, traversée de la Mer Rouge, Miracle de la Manne. Mais, au temps même de l'Exode, en dehors du peuple élu, dans l'immense *histoire humaine*, par exemple dans l'Empire Chinois, à l'époque de Moïse, dirons-nous que l'Esprit de Dieu parlait par les événements de cet Empire, comme il parlait par les faits et gestes de l'*Exode ?*
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Comment oser le soutenir ? Nous affirmerons seulement que Dieu *faisait coopérer les événements* de cet Empire, gisant dans les *ténèbres et l'ombre de la mort, au bien de ceux qui l'aimaient.* (Diligentibus Deum omnia cooperantur in bonum... Romains, VIII.) Mais de quelle façon ? Qui exposera la manière, qui dévoilera le comment mystérieux ? Si, dans le peuple élu, la Pâque, la traversée de la Mer rouge et le miracle de la Manne sont transparents par rapport à la venue du Messie, aucune transparence pareille dans les événements de « l'histoire humaine » contemporaine de la Manne, de la traversée de la Mer Rouge et du Sacrifice de l'Agneau Pascal.
Et depuis l'*Exode*, plus exactement depuis la Nativité du Seigneur, la Passion, la Résurrection et la Pentecôte, il est certes tout à fait vrai que l'Esprit de Jésus est présent dans l'Église, la soutient et la conduit. Il se manifeste par les événements de la vie de l'Église, comme par exemple les Conciles *approuvés*. Il parle, non pour rien modifier à la Religion de Jésus, mais pour en expliciter les richesses, au long des âges, dans l'ordre de la doctrine, du culte et de la sainteté. Mais quand il s'agit de « l'histoire humaine » c'est tout autre chose. Si les événements de l'histoire de l'Église manifestent l'Esprit de Dieu, comment dirons-nous la même chose des événements de « l'histoire humaine » ? Si Vatican II (dans *la mesure* de ce qu'approuve le Pontife romain) est une manifestation de l'Esprit de Jésus, dirons-nous encore cela de *l'histoire humaine* contemporaine, par exemple des manigances de Mao, au fond de la Chine nouvelle ? Nous dirons simplement que l'Esprit de Jésus fait coopérer, mystérieusement, les manigances de Mao (et malgré Mao) au bien de ceux qui préfèrent le Seigneur Dieu dans la Chine communiste (*Diligentibus Deum omnia cooperantur in bonum*). -- De soi, par son intention et son contenu Vatican II (dans la mesure où le Pape l'approuve) coopère directement au bien des élus. Mais, de soi, les manigances de Mao, par leur contenu et leur intention, s'opposent au bien des élus et à la vie surnaturelle ; certes Dieu est assez bon et puissant pour faire coopérer ce mal à un grand bien ; mais, de soi, ce mal n'y coopère pas du tout : il s'y oppose.
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Impossible d'identifier *histoire humaine* et vie de l'Église. Impossible de soutenir, comme on le fait couramment de nos jours, que tout événement historique c'est purement et simplement de l'histoire sainte. Car l'histoire humaine, les événements historiques sont le lieu de rencontre de trois cités : la cité de Dieu, la cité de Satan, enfin la cité temporelle qui, entre inévitablement sous la mouvance des deux autres cités, illuminée et purifiée par le Christ-Roi ou bien corrompue et pervertie par le Prince de ce monde. Trois cités du reste foncièrement inégales, car la cité de Dieu a les promesses de la vie éternelle et Dieu fait tout concourir à son bien. Mais de quelle façon Dieu fait concourir *l'histoire humaine* au bien de la Cité Sainte, dans beaucoup de cas cela nous échappe et la réponse est différée jusqu'à l'heure unique et inimaginable, jusqu'à l'émerveillement du plein jour dans la vallée de Josaphat.
De toute façon, rien n'est dangereux pour la foi, rien n'est décevant pour la vie spirituelle et pour l'action apostolique, comme d'interroger « l'histoire humaine » en nous imaginant que l'Esprit de Jésus s'y trouve caché, qu'il va nous apparaître et qu'il va nous dicter la conduite à tenir. En revanche, si nous sommes fidèles à écouter l'enseignement de l'Église, *qui transcende l'histoire humaine*, si nous vivons de foi, (ce qui demande d'abord de connaître et de garder les dogmes immuables de la foi) alors sans doute serons-nous capables de discerner ce que le Seigneur attend de nous *à l'occasion* des événements, et quelle conduite nous devons tenir ; comment nous devons donner une réponse d'honneur et d'amour. Mais cette attitude chrétienne traditionnelle, en présence des événements, est tout l'opposé de l'attitude hégélienne et progressiste ; car l'attitude hégélienne et progressiste commence par négliger la doctrine immuable de l'Église et se met à l'écoute de « l'histoire humaine » pour y saisir comme on nous dit « l'Esprit de Dieu qui la travaille ». -- Que le Seigneur Jésus, unique Sauveur des hommes et Roi souverain des siècles, que la Vierge Marie, qui lui est associée comme *Reine et Mère de Miséricorde* nous préservent de tomber victimes des prestiges de cette ténébreuse idole moderne : « l'histoire humaine ».
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J'en suis à me demander s'il n'arrive point, au moins dans certains cas, au mouvement biblique actuel de dévier et s'égarer, et parfois même jusqu'à couvrir par l'autorité des Livres Saints des tendances hérétiques. On pratique, sans peut-être en avoir claire conscience, un détournement de l'Écriture Sainte.
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Inévitablement le chrétien qui lit la Bible tient par-devers lui quelques thèses théologiques et même philosophiques. Quand elles sont orthodoxes cela va bien. Il s'expose tout au plus, s'il est par trop ignorant de l'exégèse, à mettre dans tel passage de la Bible l'affirmation expresse de tel ou tel dogme, alors qu'il y a seulement une allusion lointaine. Ce n'est pas bien grave. Mais si la philosophie ou la théologie du chrétien sont aberrantes, s'il est imprégné à son insu d'un vague hégélianisme, d'un teilhardisme inavoué, d'un protestantisme latent, d'un rousseauisme sournois, il sera porté, sans même s'en rendre compte, à retrouver dans les textes de l'Écriture ces divagations et ces erreurs. Et s'il est frotté d'exégèse son assurance « scientifique » en l'absence des critères d'une saine doctrine aboutira bien souvent à aggraver son cas. La lettre du texte sacré, faute d'être illuminée par la doctrine de l'Église, sera sollicitée dans le sens de l'hérésie. Misérable détournement de l'Écriture Sainte. -- Le *debetis alter alterius lavare pedes* ([^8]) et les autres versets sur l'humilité dans l'Église permettront d'escamoter la prérogative de la Primauté de Pierre et feront glisser vers le Protestantisme Le *vidit Deus cuncta quœ fecerat et erant valde bona* ([^9]) et une foule de textes sur la bonté *ontologique* de la créature, seront tirés dans le sens du laxisme moral et de la méconnaissance pratique du péché et de la pénitence ; Rousseau sera canonisé ; le *omnia et in omnibus Christus* ([^10]) viendra autoriser le syncrétisme religieux, la fusion de toutes les religions dans un *néo-christianisme* ([^11]) à la Teilhard
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qui aura dépassé dogme, morale et discipline ecclésiastique en vertu de « la convergence générale des religions sur un Christ universel qui au fond les satisfait toutes -- qui paraît être la seule conversion possible du monde et la seule forme imaginable pour une religion de l'avenir » ([^12]) Je n'exagère rien. -- Or le bon moyen de surmonter les dangers d'une théologie erronée, mais peu consciente, c'est d'être formé ou de se former à la théologie traditionnelle ; le bon moyen d'éviter que le retour à la Bible ne légitime des hérésies de toute l'autorité du texte inspiré, c'est de lire la Bible en ayant par-devers soi non pas des hérésies inavouées mais la doctrine traditionnelle dûment formulée ; non pas des arrières-plans hétérodoxes dont on n'a guère conscience mais les principes chrétiens convenablement mis au clair. -- Ne craignons pas que la théologie traditionnelle nous cache l'Écriture Sainte et notamment que la *Somme Théologique* nous fasse oublier la Bible. Si nous sommes fidèles à lire la Somme comme elle est écrite nous ne courons pas le risque de passer à côté de l'Écriture sainte, puisque le Docteur commun est nourri du texte sacré et qu'il argumente constamment dans sa lumière.
R.-Th. CALMEL, o. p.
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### La mécanique en marche
par PEREGRINUS
LES CONVERSATIONS CATHOLIQUES avec les chefs du Parti communiste « se poursuivent et se développent ».
Le 12 mars 1965, deux membres éminents du P.C.F., Jean Bruhat et Gilbert Mury, ont été invités à prendre la parole aux assises de la Semaine des intellectuels catholiques.
Jean Bruhat est l'un des intellectuels les plus en vue du Parti ; parfois quelque peu indocile, ces derniers temps, à l'égard de la direction.
Gilbert Mury est un homme de confiance de la direction du P.C.F., l'un des spécialistes du « rationalisme » et de la lutte anti-religieuse. Rédacteur habituel à *France nouvelle,* hebdomadaire des cadres du Parti, il n'est pas membre du Comité central, mais il est chargé de tâches dirigeantes dans les milieux intellectuels. Il s'occupe notamment des contacts avec le clergé et éventuellement avec la Hiérarchie catholique, et point seulement en France ; il suit également de très près, comme on peut le voir par son article de *France nouvelle* des 17-23 mars 1965, les manœuvres et efforts communistes de pénétration dans l'Église du Brésil.
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L'opération catholico-communiste lancée en janvier 1964 à Paris, par la soudaine participation de deux religieux dominicains à la « Semaine » communiste, continue donc à progresser avec l'approbation et sous l'impulsion de l'autorité religieuse locale.
Les responsabilités ont été prises et un choix a été fait.
A Paris, le dialogue est pour Gilbert Mury et ses acolytes.
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L'anathème est pour Michel de Saint Pierre et ses semblables, traités de « chiens » et promus « les pires ennemis de l'Église ».
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Car on ne fait rien d'autre, en tout cela, qu'appliquer la « pastorale nouvelle » énoncée et enseignée par le P. Liégé en ces termes :
« *Les intégristes sont les pires ennemis de l'Église, plus dangereux que les communistes*. »
On n'invoque point explicitement ce théorème trop brutal et trop clair. Mais on l'applique selon sa lettre et selon son esprit. Le catholicisme sociologiquement installé se met de plus en plus en posture d'accueillir les communistes et d'excommunier les intégristes. Un formidable mouvement de bascule est en train de s'opérer.
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Dans son « appel aux évêques de France » ([^13]), prononcé pour la première fois le 9 février 1965 à Paris, Jean Madiran a défini avec précision l'alternative :
« *Ce que les communistes recherchent réellement, c'est d'apporter le renfort de leur puissance temporelle à une partie des catholiques, pour combattre et liquider les autres catholiques, -- les* « *intégristes* »*, les* « *réactionnaires* »*, les* « *traditionalistes* »*, les* « *simpliste* »*, les chiens* »*.*
« *Et ce que certains catholiques recherchent du côté des communistes, c'est précisément ce renfort temporel, c'est un* « *bras temporel* » *pour combattre et pour liquider* « *les chiens* »*. Quand on a décrété que les intégristes sont* « *les pires ennemis de l'Église, plus dangereux que les communistes* »*, il est affreusement logique de chercher à faire l'union sacrée avec les communistes contre le plus grand péril catholique.*
« *On pourra ainsi nous combattre, on pourra éventuellement nous liquider, mais ce qu'ainsi l'on détruira surtout, c'est l'Église en France, comme on l'a détruite en Chine et ailleurs, de la même manière, exactement.*
« *Il faut choisir entre les deux dialogues.*
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« *D'une part, le dialogue avec le Parti communiste, qui aboutit à l'unité d'action des communistes et d'une partie des catholiques pour combattre et détruire l'autre partie des catholiques.*
« *D'autre part, le dialogue entre catholiques pour rétablir l'unité et la charité dans le catholicisme français, et faire face au péril du communisme.*
« *Le choix est le même au plan œcuménique. Car au plan œcuménique, le communisme est également présent, par personnes interposées, et pas toujours par personnes interposées. Le communisme propose son dialogue et son concours aux différentes confessions et communautés ecclésiales chrétiennes, pour les aider chacune à liquider leurs* « *intégristes* » *et pour les inviter à l'unité d'action avec lui-même dans la* « *construction du socialisme* »*.*
« *Il faut choisir ici encore.*
« *Il faut choisir entre ce dialogue mondial avec le communisme, et le dialogue entre chrétiens séparés pour rétablir l'unité et la charité dans la communauté chrétienne, et faire face au péril universel du communisme.* »
Le choix, certains l'ont déjà fait dans l'Église.
Certaines Églises locales l'ont déjà fait. Sans le dire encore trop nettement. On n'a dit nulle part, au moment de la Semaine des intellectuels catholiques de mars 1965 : -- Nous avons invité des communistes. On a dit simplement : -- Nous avons invité des incroyants, en ajoutant quelquefois : et même des marxistes. Sous le couvert du « dialogue avec les incroyants » se poursuit une négociation avec les chefs du Parti communiste.
C'est la direction du Parti communiste qui avait fait inviter des religieux dominicains aux assises de la Semaine de la pensée marxiste. C'est la direction du Parti qui a envoyé Gilbert Mury aux assises de la Semaine des intellectuels catholiques. Ces négociations relevaient en dernière analyse, d'un côté, de la direction du P.C.F., de l'autre côté, de l'autorité religieuse locale.
On sait très bien que ces négociations, et la partie visible de leurs résultats, heurtent le sentiment du peuple chrétien et du clergé catholique. C'est pourquoi l'on procède de biais, en parlant des « incroyants » et en invoquant « le dialogue voulu par Jean XXIII et par Paul VI avec les incroyants ». Les enseignements eux-mêmes de Jean XXIII et de Paul VI ne recommandent point, mais excluent au contraire le dialogue avec le communisme : des précisions officieuses ont été encore récemment données sur ce point par la *Civiltà Cattolica* du 5 décembre 1964 (article du P. de Rosa), par *L'Osservatore romano* du 3 mars 1966 (éditorial de première page) et des 22-23 mars (article de seconde page : « Comment Moscou entend le dialogue avec les catholiques ») :
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il y est précisé une fois de plus que l'Église « *n'a nullement modifié son jugement sur le communisme, exprimé par les Papes depuis Léon XIII jusqu'à nos jours* ». Mais les thèses autorisées de la *Civiltà cattolica* et de *L'Osservatore romano*, il devient impossible de seulement les exposer en France sans se faire aussitôt accuser d' « intégrisme » et d' « attaquer la Hiérarchie » !
Invoquer le « dialogue avec les incroyants voulu par Jean XXIII et par Paul VI » pour, sous ce prétexte, instituer et étendre progressivement un dialogue avec le Parti communiste, c'est un abus de confiance, et il faut bien que cet abus de confiance soit très conscient. Sinon, on ne mettrait pas un soin aussi rigoureux à dissimuler les choses, et à éviter de prononcer les mots de « communisme » et de « communistes » pour parler d'une opération qui concerne principalement les communistes et le communisme. On parle seulement des « incroyants » : mais on installe en fait des communistes, on cherche à créer un fait accompli, une « situation irréversible ».
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Parlant de l'invitation du communiste Gilbert Mury à la Semaine des intellectuels catholiques, André Vimeux écrivait dans *Témoignage chrétien* du 11 mars 1965 :
« *Cela ne va pas sans provoquer quelque émoi chez des catholiques du* « *ghetto* » *pour qui dialogue avec les incroyants signifie trahison. Mais ce ne sont là que les derniers soubresauts d'une pensée dépassée.* »
On le voit : c'est bien partout la même imposture. On parle de dialogue avec les incroyants, alors qu'il s'agit des chefs communistes.
Les catholiques qui s'élèvent contre le dialogue avec les chefs communistes, on les accuse de refuser tout dialogue avec les incroyants.
Procèderait-on de manière aussi oblique, aussi biaisante, aussi vicieuse, si l'on n'avait pas fort nettement conscience d'être en marge de la vérité et du bon droit ?
Si les auteurs de cette opération n'avaient rien à se reprocher, ils oseraient dire :
-- *Oui, nous avons institué un dialogue cordial avec les chefs du Parti communiste*.
Ils ne le disent pas.
Ils disent et font dire : « avec les incroyants ».
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Et s'ils étaient entièrement loyaux, ils ajouteraient nettement :
-- *Nous le faisons malgré les avis contraires du Saint-Siège*.
Ils ne le disent pas davantage.
Mais ils disent qu'ils le font malgré les avis contraires... du « ghetto » et des « derniers soubresauts d'une pensée dépassée ».
Ils s'avancent ainsi sous le couvert du mensonge, au service du mensonge.
Du dialogue\
à l'unité d'action
De même, les agents catholiques de ce dialogue avec le communisme se défendent de rechercher avec lui une quelconque action commune.
Mais alors pourquoi dialoguer ?
En réalité, la finalité secrète mais véritable d'un tel dialogue est bien l'unité d'action.
Et ce dialogue ne peut faire autrement que s'orienter déjà vers sa finalité.
Luc Baresta l'a mis en lumière dans La France Catholique du 19 mars, 1965 :
« *Certes, au début de cette soirée, M. Bédarida* ([^14]) *précisa bien que cette rencontre n'avait nullement pour but d'éphémères et vaines embrassades intellectuelles, non plus que la recherche de* « *terrains communs d'action* »*. Mais les deux membres du Parti ne respectèrent nullement cette discipline. Leurs deux interventions étaient conçues, précisément, pour entraîner les chrétiens à une action commune avec le Parti communiste.* »
C'est trop évident.
Et nous ne croyons pas un mot des dénégations que l'on prononce : on nous a trop menti déjà en toute cette affaire. La suspicion légitime est devenue, en l'occurrence, une nécessité et un devoir.
Ceux qui ont présenté leur dialogue avec les chefs du Parti communiste sous le masque du « dialogue avec les incroyants voulu par Jean XXIII et par Paul VI » sont manifestement des menteurs ou des inconscients. Probablement, des inconscients manœuvrés par des menteurs.
\*\*\*
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Le dialogue « avec les incroyants » tel qu'on l'entend et le pratique à Paris est orienté principalement vers le dialogue avec les chefs du Parti communiste.
Ce dialogue avec les chefs du Parti communiste est orienté vers une commune « construction du monde ».
Et cette construction du monde est finalement la « construction du socialisme » telle que l'entend et la pratique le communisme.
Naturellement, aucun enseignement de Jean XXIII, aucun enseignement de Paul VI aucune décision du Concile ne va d'aucune manière dans cette direction.
C'est pourquoi l'on procède de biais, et par imposture, en prétendant « appliquer » les décisions du Concile, de Paul VI et de Jean XXIII -- et en accusant bruyamment d'infidélité à Jean XXIII, à Paul VI, au Concile, ceux qui démasquent la trahison et s'organisent pour lui barrer la route.
Une machination\
supplémentaire
Le dernier jour et le plus solennel de la Semaine des intellectuels catholiques, sous la présidence de Mgr Veuillot, le mardi 16 mars, on entendit, entre Jean Guitton et *le* P. Lœw, un « catholique hongrois », Georges Ronay. Selon le compte rendu de *Témoignage chrétien* (18 mars, page 16) :
*Il pose la question essentielle :* « *comment annoncer Dieu aux marxistes, au sein même du marxisme.* » *Aucune réponse intellectuelle n'est possible, il n'y a que la pratique. --* « *Il appartient aux croyants de montrer la vie de Dieu en se révélant eux-mêmes les plus vivants de tous les hommes,* LES PLUS EFFICACES DANS LA CONSTRUCTION DU SOCIALISME. »
Nous y voilà et c'est bien là que l'on veut nous conduire : à la « construction du socialisme » dirigée par le communisme. Non seulement il faut l'accepter, non seulement il faut y collaborer, mais il faut y être les plus efficaces. On nous le demande au nom de l'évangélisation, au nom de l'apostolat, au nom de Dieu lui-même. Tel est le christianisme nouveau, et blasphématoire, dans lequel nous ne reconnaissons plus rien de l'Évangile.
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Au demeurant, ANNONCER DIEU AUX MARXISTES, AU SEIN MÊME DU MARXISME, c'est un « euphémisme » qu'il faut, une fois encore, traduire. *Au sein même du marxisme* signifie : en régime communiste, sous la domination du communisme. Et les *marxistes*, en régime communiste, c'est la caste dirigeante. Ce n'est donc plus aux pauvres que l'on annonce Dieu, ce ne sont plus les pauvres qui sont évangélisés dans ce système : on annonce Dieu « aux marxistes, au sein même du marxisme » c'est-à-dire à la minorité tyrannique qui exerce une domination abhorrée. En Hongrie précisément. *Signes du temps*, qui est pourtant le magazine des Dominicains de Paris, l'a reconnu une fois, dans son numéro d'octobre 1964 (pages 14 à 16), écrivant en propres termes :
« Le Parti communiste, en Hongrie, c'est au total une infime minorité -- ce sont 400.000 hommes et femmes noyés parmi 10 millions d'individus. Les membres du Parti communiste sont terriblement isolés. » ([^15])
Cette minorité honnie et isolée, 4 % de la population, ce sont « les marxistes au sein du marxisme », c'est la caste sociologique qui possède la plénitude du pouvoir, ce sont les Maîtres et les bourreaux : les seuls interlocuteurs valables du nouveau christianisme.
Ce qu'a fait, en pleine Semaine des intellectuels catholiques, le « catholique hongrois » Georges Ronay, c'est rééditer, mais avec plus d'audace et de brutalité, les thèses de Pax et de Piasecki ([^16]). Ces thèses n'ont plus besoin de s'insinuer, de se cacher, elles sortent de la clandestinité, elles sont homologuées.
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Le « catholique hongrois » Georges Ronay a été « très longuement applaudi » précise *Témoignage chrétien*. Les néo-chrétiens de la « construction du socialisme » n'en firent pas autant pour Mgr Veuillot, qu'ils n'écoutèrent même pas, le laissant «* conclure devant un public clairsemé *» dit encore *Témoignage chrétien* avec une ironie satisfaite.
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Tout cela n'aurait pas été possible s'il n'y avait eu quelque part une machination très volontaire, une duperie organisée. Luc Baresta a eu le courage, qui devient fort rare, de soulever explicitement la question dans *La France catholique* du 26 mars :
« *Qui est M. Georges Ronay ? Aux consonances françaises de son nom, nous l'eussions pris, au seul vu du programme, pour un militant* « *de chez nous* »*, qui allait témoigner peut-être de l'une des entreprises apostoliques qui se déroulent actuellement en France. Point du tout. M. Georges Ronay est Hongrois. Il collabore à une revue mensuelle,* « *Vigilia* »*, ainsi qu'à un hebdomadaire,* « *Uj Ember* »*, dans un régime dont on sait les exigences, les censures, les techniques de domestication à l'égard de la presse et, d'une manière générale, à l'égard des moyens de communication sociale* (...).
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« *Quatre jours auparavant, à travers des considérations idéologiques adaptées, MM. Bruhat et Mary, membres du Parti communiste, avaient* « *tendu la main* » *aux catholiques pour l'unité d'action. Or, par-dessus l'exposé de M. l'abbé Wackenheim, qui avait montré, par contre, la radicale divergence du christianisme et du marxisme, M. Ronay consacrait, en quelque sorte, l'éventuelle acceptation de la* « *main tendue* » *son témoignage étant pratiquement favorable, dans son ensemble, au communisme installé.*
« *Ce témoignage pris en lui-même, dans quelle mesure était-il libre, désintéressé ? Nous pouvons poser la question, puisque l'événement était public, et que son caractère public, précisément, soulignait sa relation avec le monde officiel du communisme, c'est-à-dire avec un régime dont on sait à quel point il a l'œil sur ses voyageurs, et par quelles attaches il s'efforce de les tenir...* »
En 1953, on avait reçu Piasecki, mais en privé. On ne l'avait point fait parler en public, dans des assises catholiques, sous la présidence d'un prélat.
Certains de ceux qui reçurent alors Piasecki en privé, et même en secret, en sont aujourd'hui fort quinauds et embarrassés. Mais la leçon n'aura servi de rien, puisque maintenant c'est en public que l'on reçoit Georges Ronay, et qu'on le charge d'expliquer aux catholiques comment ils ont le devoir d'être les plus efficaces dans la « construction du socialisme » entreprise et dirigée par le Parti communiste.
Il y a des dupes, bien sûr, d'éternelles dupes, des dupes incurables, d'une ignorance abyssale. Mais cela n'explique pas tout et même, à soi seul, n'explique rien. Il faut bien qu'il y ait aussi, qu'il y ait d'abord, des machinateurs perfides.
Un nombre croissant de prêtres et de fidèles ont la conscience très nette qu'ils sont ainsi livrés par ceux qui devraient au contraire les défendre contre de telles machinations.
\*\*\*
LE SCANDALE DE PARIS, inauguré en janvier 1964, a très vite atteint des proportions monstrueuses.
La mécanique est maintenant lancée ; l'opération est en marche, une partie du catholicisme français est poussée de manière à basculer du côté du communisme.
Une autre partie du catholicisme français refuse de basculer.
Le point de rupture est proche.
*Mater Ecclesiæ, ora pro nobis.*
PEREGRINUS.
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### Jean XXIII avait dénoncé le complot contre Pie XII
par Alexis CURVERS
La première partie de cet article (avec la traduction française des textes du Cardinal Roncalli) a paru dans notre numéro 92 d'avril 1965.
PENDANT QUE LE CARDINAL Roncalli donnait l'alarme à Venise, on peut supposer que Pie XII, déjà retiré dans le silence et l'ombre qui précèdent l'agonie, voyait également bien le cercle des loups se rapprocher de lui. C'est à ce moment que le cardinal nous montre sa personne dans la posture même du Christ à Gethsémani. L'analogie s'étend à tous les détails et à tous les prolongements de la scène.
Pie XII achève sa vie dans une grande solitude. Jésus, entrant au jardin, dit aux disciples : « Asseyez-vous ici. » Et il s'enfonce parmi les oliviers, accompagné seulement de Pierre, Jacques et Jean à qui il demande de rester avec lui, et de veiller, parce que son âme est triste jusqu'à la mort. Lui-même, s'avançant un peu plus loin, va pour prier. C'est alors que, dans le secret, libre encore de se dérober au sacrifice, il se soumet aux volontés du Père et accepte le calice d'amertume qu'il boira jusqu'à la lie.
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De même Pie XII, d'un mot qu'il ne prononça pas, pouvait encore prévenir et confondre ses persécuteurs. Il préféra s'en remettre au jugement de Dieu et s'immoler à ses desseins. La sueur de sang n'eut pour témoin qu'un ange du ciel. Nous ne saurons jamais dans quelle faible mesure il compta sur le secours des rares fidèles qu'il gardait autour de lui, à quelque distance...
Il revient une première fois vers eux et les trouve endormis. « Ainsi vous n'avez pu veiller une heure avec moi. » Ce soupir de détresse, ce mot de tendre reproche, sous quelle forme ont-ils filtré d'entre les feuillages de Castelgandolfo déjà environnés de murmures et d'intrigues ?
Une deuxième fois, de nouveau rendormis, il ne leur dit plus rien, car ils ne sauraient que répondre. Oh ! oui, la chair est faible : c'est lui qui leur a fourni cette excuse.
La troisième fois : « Dormez désormais et reposez-vous. » Mais déjà il est trop tard. « Voici que l'heure est proche... » Ils se lèvent, maintenant qu'il n'importe plus qu'ils veillent ou qu'ils dorment. Il n'y a plus rien a tenter. L'ennemi est là. Jésus se montre à découvert. Il fait face, plus seul que jamais. « Qui cherchez-vous ? » Des mains se tendent pour le saisir. Il reçoit le baiser de Judas, -- « *quelque pauvre âme sacerdotale, qui a trahi, ouvertement ou en secret, sa dignité et sa mission, et qui, pour peu ou pour beaucoup d'argent, s'est rangé au côté de ce misérable parmi les Douze...* »
« Seigneur, frapperons-nous avec le glaive ? » Clovis, qui regrettait de n'avoir pas été là avec ses Francs, n'aurait certainement pas interrogé de la sorte, sachant trop bien que la réponse serait non. Ceux qui demandent la permission d'agir n'agissent pas. Ils espèrent en réalité la permission de ne pas agir, qui ne leur est jamais refusée. Et c'est très bien ainsi, puisque, pendant qu'ils attendent la réponse, le temps de l'action est passé pour eux, et mis à profit par les assaillants qui, eux, ont pris l'initiative d'agir sans consulter personne. C'est pourquoi ceux qui tirent les premiers sont toujours sûrs de gagner. Ceux qui tirent les seconds ne tirent pas, parce que, s'ils tiraient, ils auraient tiré les premiers.
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De tous les conseils de l'Évangile, celui de ne pas frapper avec le glaive est le seul que les chrétiens observent sans mitigation ; non par obéissance, mais au contraire par inclination naturelle. C'est aussi le seul qui leur est constamment rappelé, et même sur un ton de plus en plus impératif, avec une insistance d'autant plus rigoureuse qu'elle devient plus inutile. Quand vint se perpétrer à Lyon l'infâme forfait contre Pie XII, un communiqué de l'archevêché prescrivit une vertueuse passivité, non pas aux auteurs et complices du scandale, mais seulement aux catholiques qui auraient eu l'étrange velléité d'y faire obstacle.
#### Pendant que les disciples dorment
Il est clair que des gens qui dorment n'excellent pas à manier le glaive. « Veillez et priez » avait dit Jésus, et le cardinal Roncalli l'avait répété, avant que le drame commençât. Les disciples aussitôt s'endorment. Une première fois, Jésus les réveille. La deuxième fois, il les laisse dormir. La troisième : dormez maintenant tant que vous voudrez. L'ennemi étant entré pendant votre premier sommeil, aucun sursaut n'arrêtera plus le drame.
La même gradation se marque dans les consignes que nous donnent les représentants les plus éminents de l'autorité ecclésiastique. « *Nous sommes bien décidés à travailler pour que la lumière dissipe les ténèbres* »*,* avait dit le cardinal Roncalli en 1958. En 1963, dans les ténèbres qui décidément dissipaient la lumière, l'archevêché de Paris ne trouvait plus à déplorer que « la légèreté de certaines caricatures ». En 1965, les ténèbres s'étendant partout, on nous ordonne expressément ou tacitement de ne rien faire contre elles. Quelques laïcs s'indignent et manifestent en ordre dispersé : ils sont bientôt découragés, sinon désavoués. A Rome, les représentations sont suspendues par le pouvoir civil. Le scandale gagne la Belgique. Un directeur de la radiotélévision flamande lui refuse la publicité des ondes.
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On interpelle à la Chambre. Suit un échange de lettres, au terme duquel le haut fonctionnaire non conformiste est contraint de présenter ses excuses à l'interpellateur. La radiotélévision de langue française, dans le même pays, est au contraire tout à fait conformiste : elle ne donne la parole qu'aux ennemis de Pie XII, et personne n'interpelle. Le cardinal Suenens intervient enfin par un communiqué où il flétrit « l'insulte grave » faite à Pie XII et à la vérité. Saluons la netteté de ce langage qu'on n'espérait plus. Mais elle ne va pas jusqu'à exhorter les catholiques à une résistance quelconque, ni même jusqu'à leur interdire d'assister à l'insultant spectacle. Puisque personne ne bronche, aucun incident n'est à craindre. A quoi bon calmer davantage des disciples qui dorment à poings fermés ?
Aussi le geste imprévu de Pierre est-il inopérant et presque ridicule, lorsque, les yeux toujours appesantis, il s'avise de frapper au hasard un coup qui n'est qu'un coup d'épée dans l'eau. Ce simulacre intempestif passe complètement inaperçu. Jésus a tôt fait d'en réparer le très léger dégât et d'obtenir que le délinquant ne soit pas inquiété : « Puisque c'est moi que vous cherchez, laissez ceux-ci s'en aller. » On les laisse en effet s'en aller sans encombre, Pierre en tête, « et les disciples, l'ayant abandonné, s'enfuirent tous ». A la désertion par le sommeil succède l'évasion au pas de course. Et la preuve que l'étourderie de Pierre, bien qu'ayant égratigné l'oreille d'un policier, n'a pas été prise plus au sérieux qu'une protestation de cardinal, c'est que les policiers, au lieu d'emmener Pierre au poste, « se saisirent de Jésus et le lièrent ». C'est l'Innocent qu'ils mettent hors d'état de nuire. C'est le seul Pie XII qu'ils réduisent à l'impuissance, alors même que celui-ci se livre sans combat : « Voici votre heure, et la puissance des ténèbres. »
Cette puissance est de celles contre lesquelles il est vain de s'insurger. Elle est certes mal représentée par une foule porteuse de lanternes et de bâtons, badauds et noctambules en quête d'aventure, lie des carrefours et des tavernes, fretin douteux qu'il est facile d'ameuter par la perspective d'un rôle à jouer dans n'importe quelle mauvaise affaire.
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Mais ce n'est là que la figuration pittoresque d'une équipée qui ne tirerait pas à conséquence si tous les mouvements n'en étaient machinés de loin par des mains invisibles et savantes. Les bandes braillardes qui prennent les Bastilles seraient vite dispersées sans les têtes à perruque qui pendant ce temps délibèrent dans les clubs. Marc et Matthieu indiquent que la canaille qui escortait Judas était envoyée par les prêtres, les scribes et les anciens du peuple. Luc précise que des grands prêtres et des officiers du Temple s'y mêlaient en personne ; Jean, que Judas conduisait une cohorte officielle, choisie parmi les satellites du Temple et des Pharisiens, et assistée d'un tribun, qui devait être une sorte de commissaire politique. Et les quatre évangélistes s'accordent à désigner l'homme à qui Pierre coupa l'oreille comme un serviteur du Grand Prêtre, ce qui explique la surprenante indulgence de ses réactions personnelles : il était là en service commandé et n'avait pour mission que d'arrêter Jésus. Comme dans toutes les émeutes jaillies spontanément des profondeurs du peuple, le populaire qu'on poussait en avant s'aperçut avec dépit qu'il marchait pour la frime. Sa férocité s'en accrut.
L'opération, en tout cas, avait été montée de main de maître. Presque aussi bien que la campagne contre Pie XII, laquelle, inaugurée sous les dehors d'une libre invention d'histrions, se découvre maintenant avoir été génialement conçue et organisée comme l'une des entreprises majeures de la Subversion mondiale, et des plus fructueuses. C'est ce que le cardinal Roncalli, avant tout le monde, avait parfaitement annoncé, sans que personne le crût. Par ce parallèle qu'il esquissait entre le Christ et Pie XII abandonnés aux mains de leurs ennemis, il éclairait d'avance maint rapprochements qu'il n'a pas formulés mais qui désormais s'imposent à nos yeux. Autour de Pie XII comme autour du Christ, l'ennemi n'a rencontré que des disciples qui dormaient et ne se sont réveillés que pour prendre la fuite. Et comme l'ennemi savait qu'il s'attaquait dans les deux cas moins à un homme qu'au Verbe de Dieu, la première chose qu'il avait à tenter était de bâillonner le Verbe en empêchant cet homme de Lui servir d'interprète. C'est pourquoi un autre trait commun au procès du Christ et à celui de Pie XII est le silence de l'accusé.
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Celui-ci est condamné d'avance, et dans ni l'une ni l'autre de ces parodies de justice le tribunal n'a songé au détail qui en trahit la partialité : ce sont les seuls procès de l'histoire où ne figure aucun avocat et où, fût-ce pour sauver les apparences, la défense n'a jamais la parole.
Jésus n'objecte à ses agresseurs qu'une seule phrase, celle que rappelle Mgr Roncalli : « Comme contre un brigand, vous vous êtes mis en campagne avec des glaives et des bâtons pour m'arrêter. Quand chaque jour j'étais avec vous, dans le Temple à enseigner, vous n'avez pas porté la main sur moi. »
Or il vient d'ordonner à Pierre de rengainer son glaive. Dieu lui-même désarme ceux-là seulement dont il est écouté. Il n'a pas la candeur de conseiller le désarmement à ses ennemis. Aussi, dans l'éternel « dialogue » entre les bons et les méchants, les armes sont-elles toujours du même côté. L'autre n'est armé que de la vérité, qui est tout le contraire d'un moyen de défense. La vérité qui convainc les méchants de l'absurdité de leur conduite les marque d'un trait de feu. Mais elle les provoque plus qu'elle ne les fléchit. La vérité énoncée ici par Jésus est une parole de justicier, ce n'est pas une phrase d'avocat. Elle ne peut qu'exaspérer leur fureur. En la prononçant, le juste se prive du bénéfice de toute plaidoirie. Et dès lors en effet plus un mot en sa faveur ne s'échappera de sa bouche ni d'aucune autre. Ni par la force donc, ni par l'habileté, le Juste ne sera défendu.
Mgr Roncalli brûle de même ses chances d'avocat, lorsque lui aussi évoque le passé tout proche où Pie XII, comme le Christ, « était chaque jour assis dans le Temple pour enseigner » lui qui, comme le Christ (et l'assimilation se fait ici particulièrement saisissante), « *a transporté les foules par la hauteur de son enseignement ; qui a mis en lumière les principes de l'ordre social le plus élevé, et assuré la base même de la civilisation ; qui a tracé les voies les plus sûres pour le règlement des rapports domestiques, sociaux et internationaux ; qui a montré à l'homme le chemin de la fraternité, de la solidarité et du pardon...* »
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C'est le résumé de la doctrine sociale de l'Église, telle que Pie XII l'a magistralement développée. Ne disons pas que cette doctrine est la plus solide qui se puisse opposer au matérialisme athée, communiste ou autre : c'est la seule. Et c'est pour la battre en brèche que l'on s'en prend avec tant d'acharnement à la personne de Pie XII. Avec elle et avec lui disparaîtra le principal obstacle auquel se heurte encore l'envahissant progrès des diverses formes, du matérialisme, en particulier du communisme avide et impatient de conquérir le monde. En magnifiant, certes à juste titre, l'enseignement de Pie XII, le cardinal Roncalli ne fait donc que représenter avec force aux ennemis de Pie XII les raisons qu'ils ont de le haïr et de renverser son œuvre. En leur remettant devant les yeux l'autorité jusqu'alors incontestée d'un si grand docteur, il la leur rend plus importune et plus redoutable que jamais, et leur rage en est redoublée.
Le Christ fait exactement la même chose quand il rappelle à ses ennemis les jours où il enseignait librement dans le Temple, puisque cet enseignement, qu'ils n'osaient alors troubler, est précisément ce qu'ils lui pardonnent le moins. Ils ne sont venus cette nuit avec des armes et des bâtons que pour couper court à cet enseignement qui les a confondus : Avec une sublime maladresse, Jésus évoque un souvenir qui leur découvre en même temps, sans la moindre précaution oratoire, l'hypocrisie de leur tolérance passée et la lâcheté de leur présente violence.
Le cardinal Roncalli va plus loin : il leur reproche aussi leur ingratitude. Le Juste, dit-il, « *a émerveillé les foules par les prodiges de sa charité* » quand « *sa Maison de Père commun était ouverte à tous les persécutés* » et que « *ses mains secourables et sa voix en prière les atteignaient partout pour les aider, les réconforter et les bénir* »*.* On croirait lire le texte d'un de ces messages de condoléances par lesquels, cinq mois plus tard, tant d'éminentes personnalités juives rendirent le plus éclatant hommage à la générosité de Pie XII, par exemple ce télégramme de Mme Golda Meir, ministre des Affaires étrangères d'Israël « ...Pendant la décennie de la terreur nazie, quand notre peuple a subi un martyre terrible, la voix du Pape s'est élevée pour condamner les persécuteurs et pour invoquer la pitié envers leurs victimes... Nous pleurons un grand serviteur de la paix. »
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Avec une délicatesse divine, Jésus à Gethsémani s'était réclamé des vertus de son enseignement, non du souvenir de ses bienfaits. Ceux-ci au demeurant ne furent pas une seule fois discutés au cours du procès qui suivit. Les juges et les bourreaux estimèrent prudent de n'en point parler, craignant avec raison qu'il se trouvât dans la foule cent témoins contre un pour confirmer ce que tout le monde avait vu. Lazare n'aurait eu qu'à comparaître, Béthanie était à deux pas. Et la fille de Jaïre, et le fils de la veuve de Naïm. Et les paralytiques secouant leurs béquilles, l'aveugle-né bénissant la lumière, les lépreux purifiés. Et les pauvres dont l'eau s'était changée en vin, les affamés dont le pain s'était multiplié. Et les bateliers du lac, et les pécheresses réconciliées, et les déments que l'esprit impur laissait en repos... Et tous les délivrés du mal, tous ceux à qui il avait dit : « Lève-toi et marche » et qui marchaient... Nous avons aujourd'hui la mémoire plus courte, et faussée. Les miracles de la bonté de Pie XII ne sont pas seulement oubliés, ils sont tus quand ils ne sont pas effrontément niés, et tout se passe comme si la trace s'en était soudainement effacée, recouverte par l'indifférence de ceux qui les éprouvèrent et le silence de ceux qui naguère encore les publiaient. Les témoignages écrits ont été retirés de la circulation -- mais par qui ? avant même que l'encre en fût sèche. Il n'est pas jusqu'au discours du cardinal Roncalli qui ne soit introuvable en librairie, surtout dans les librairies catholiques. Et pareillement vingt ouvrages sérieux qui établissent avec une clarté parfaite, tous documents à l'appui, la vérité sur Pie XII. En revanche, la surabondante littérature pseudo-historique qui a fleuri ces derniers temps pour le calomnier s'étale merveilleusement partout, mal ressuyée de la boue où on l'a ramassée pour la circonstance ; ses auteurs défraient avantageusement la chronique et brillent de mille feux dans tous les journaux, dans les « débats » radio-télévisés, dans les diverses officines où se conditionne la pensée moderne, dans les réunions académiques, parfois sous le porche des églises.
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Le Vatican consent à leur livrer ses archives en pâture, et à mon avis c'est dommage. Il est dommage de contrevenir en leur faveur à la règle très sage qui veut que les États civilisés gardent leurs secrets pendant cinquante ans. Ces gens-là ne méritent vraiment pas l'honneur d'une pareille exception. L'Église n'a pas à se justifier devant la mauvaise foi de ses ennemis les plus bas. La seule réponse digne d'elle serait de canoniser solennellement Pie XII à la face du monde, comme l'exemple lui en est donné par ces Israélites de Rome qui entreprennent, paraît-il, d'élever un monument au grand Pape qui les protégea (le journal *Il Tempo* recueille les souscriptions).
Je crois de plus que cette divulgation prématurée des archives est dangereuse. Elle a été trop demandée, avec une insistance doucereuse et suspecte, par les calomniateurs eux-mêmes. Que cherchent-ils à savoir encore, alors que leur siège est fait ? Puisqu'ils avancent leur thèse comme suffisamment assurée par des preuves décisives, quel besoin ont-ils d'un complément d'enquête qui risque de faire éclater une vérité contraire et de tourner ainsi à leur confusion ? Pour braver un tel risque, il faut qu'ils aient quelque puissant motif. Il serait plaisant que l'amour de la vérité pure les poussât à s'enquérir si curieusement des documents qui leur manquent, après qu'ils ont si laborieusement mutilé ou travesti les documents déjà publiés qui ne leur manquaient pas. Il y a plutôt apparence qu'ils espèrent surprendre dans les révélations qu'on leur concède enfin certains secrets politiques dont ils tireront moins des lumières nouvelles que des armes nouvelles : de quoi nuire soit à Pie XII par quelque biais imprévu, soit à l'Église par quelque obscur dessein au terme duquel se découvrira peut-être un jour le véritable objet de toute l'opération, très différent de celui qu'on nous désigne. J'ai eu plus d'une fois le sentiment que la manœuvre se dessinait, à travers maintes offensives où il me semblait que Pie XII n'était visé que pour la galerie : comme si toute cette campagne n'était en réalité qu'une immense entreprise de chantage, tendant à extorquer à l'Église, moyennant l'honneur de Pie XII, je ne sais quel aveu, quelle complaisance ou quelle abdication. Il est de fait que les moments les plus furieux de la diffamation ont coïncidé avec les moments les plus critiques du Concile :
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chaque fois que le Concile a fait mine d'hésiter dans la voie progressiste, un nouvel assaut de la tempête est venu le rappeler à l'ordre. Et d'autre part, chaque fois que la tempête avait causé trop de scandale, les semeurs de vent nous ont calmés en protestant avec une sorte de clin d'œil : « Nous ne sommes pas si méchants, nous n'en voulons pas à la personne de Pie XII. » Mais alors à qui en veulent-ils, et que veulent-ils ?
Et nous, pauvres imbéciles que nous sommes, qui n'y voyons que du feu et nous laissons distraire et fatiguer à raisonner sur ce qui n'est que des prétextes, pendant que ceux qui les inventent jouent sous main une partie autrement sérieuse ! A des maîtres chanteurs qui relèvent de la simple police, nous ouvrons nos archives et nous envoyons des fondés de pouvoir, -- d'ailleurs tièdes.
Souverainement sage est le silence de Jésus, qui, harcelé de questions par ses juges indignes, ne les honore d'aucune explication.
A Caïphe qui l'interroge d'abord « sur ses disciples et sur sa doctrine » (impossible de mieux marquer qu'il s'agit d'un procès d'opinion), Jésus explique une fois pour toutes son silence par la même déclaration qu'il a faite à la soldatesque : « J'ai parlé ouvertement au monde ; toujours j'ai enseigné en synagogue et dans le Temple, là où tous les Juifs se réunissent ; et je n'ai rien dit en secret. Pourquoi m'interroges-tu ? Interroge ceux qui ont entendu... » Un garde l'interrompt par un soufflet. Cette brute qui fait du zèle aura le privilège d'une douce remontrance, la dernière et la seule : « Si j'ai mal parlé, dis-moi où est le mal ; si j'ai bien parlé, pourquoi me frappes-tu ? » On ne sait si ce dilemme, d'un tour assez grec, éveilla quelque lueur d'intelligence dans cette pauvre cervelle, à qui sa rudesse même confère une sorte d'innocence digne de plus d'égards que la fourberie des habiles.
Caïphe a convoqué beaucoup de faux témoins, dont les contradictions l'embarrassent. C'est lui, le Grand Prêtre, qui a pris l'initiative du crime légal. Il n'entend pas y renoncer. Et la condamnation doit être exécutée aussi vite qu'expédiée, avant que ne commence la Pâque. Un témoignage lui permet enfin de brusquer la procédure :
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« Es-tu le Christ, le Fils de Dieu ? » Jésus, pour la première fois, va répondre : « Tu l'as dit, je le suis. Et je vous le déclare, vous verrez le Fils de l'homme s'asseoir à la droite de la Puissance de Dieu et revenir sur les nuées du ciel. » C'en est fait. Tout est dit. Caïphe déchire ses vêtements. L'aveu est tellement massif, tellement inespéré, tellement incroyable que tous en réclament confirmation : « Tu es donc le Fils de Dieu ? » Jésus répète : « Vous l'avez dit, je le suis. »
A Pilate il dira : « Tu l'as dit, je suis Roi. »
C'est tout. Devant Anne, devant Hérode, il est resté muet. Il ne discute pas les témoignages, ne murmure pas contre les sévices, ne justifie pas sa conduite, ne s'excuse pas sur ses intentions, ne plaide pas les circonstances atténuantes, ne chicane pas sur les mots, ne se plaint pas qu'on ait mal interprété sa pensée, ne produit pas de certificat de moralité, ne manifeste pas ombre de repentir ni de bonnes dispositions, ne s'abaisse pas à réfuter les infamies ni les sottises, enfin n'offre pas de communiquer ses archives au tribunal. Il ne retrouve la voix que pour proclamer qu'il est bien le Fils de Dieu, et qu'il est Roi. Hors ce point capital, il se tait. Il se fait gloire seulement de ce qui est cause de sa perte.
Si le Christ s'est ainsi défendu, c'est ainsi qu'il convient aux chrétiens de défendre aussi son vicaire. Que l'humilité de leur divin Maître ne leur fasse pas oublier sa fierté.
#### Comédiens et docteurs de la Loi
Il y a dans la passion du Christ, et dans celle de Pie XII, un mystère. Le ressort en reste caché. L'essentiel n'y est pas formulé, Quel événement secret, dans les quatre jours qui ont suivi le triomphe des Rameaux, comme dans les quatre années qui ont suivi l'apothéose finale du pontife, a précipité le retournement de l'opinion et l'explosion des haines jusque là contenues ?
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Quelle force imprévue ou quelle peur soudaine a tout d'un coup armé le courage et les bras d'un parti adverse qui depuis longtemps hésitait à se démasquer ? Quelle hâte d'en finir s'est emparée au même instant des juges et des bourreaux ? Quelle menace les pressait ? Quel danger ont-ils éventé ? Quel éclaircissement ou quel acquiescement ont-ils senti l'urgente nécessité d'arracher à celui qui leur résistait ?
Aucun de ceux qui ont condamné Jésus ne l'a fait de son plein gré ni sous sa responsabilité propre.
Anne le renvoie, toujours lié, chez Caïphe. Ce grand prêtre honoraire et très influent a participé aux délibérations préalables du sanhédrin. Il n'ignore rien de ce qui s'est tramé. Mais Une désire, jouer dans l'affaire aucun rôle officiel. Il évite avant tout de se compromettre : il n'intervient ni pour soustraire le condamné aux vexations de la populace, pas davantage pour l'accabler. Mais il sait ce qu'il fait en le renvoyant chez Caïphe.
Caïphe a déjà décrété la mort. Il met en forme le chef d'accusation : cet homme blasphème en se disant Fils de Dieu. Mais il s'abstient de prononcer la sentence. « Que vous en semble ? » demande-t-il au peuple. Et c'est le peuple qui répond, : « Il mérite la mort. »
Mais le peuple non plus n'a décidé de rien et ne s'engage à rien : il est manœuvré par des agitateurs anonymes, comme il l'est aujourd'hui par la presse et la radiotélévision. Ce que les évangélistes marquent admirablement en désignant confusément le peuple par le pronom *ils*, sans jamais le déterminer par un antécédent personnel. *Ils*, c'est ce qu'on appelle à présent les masses. « Et s'étant levés tous ensemble, ils le conduisirent chez Pilate. »
Réveillé avant l'heure, Pilate à son tour se dérobe « Jugez-le selon votre loi. » On lui force aussitôt la main lui seul peut infliger la peine capitale, qui donc est déjà résolue. Les griefs ne seront plus ici d'ordre théologique, mais politique : cet homme crée, du désordre, il dissuade de payer l'impôt à César... Autant de mensonges. On les étaie d'un argument sans réplique : « Si ce n'était pas un malfaiteur, nous ne te l'aurions pas livré. » L'argument n'a rien perdu de sa force : si Pie XII n'avait pas eu des torts, on n'en parlerait pas tant ; il n'y a pas de fumée sans feu... C'est ainsi que les foules raisonnent.
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Il suffira donc de mettre en circulation n'importe quelle rumeur pour que cette rumeur se nourrisse d'elle-même et, tirant son crédit de son propre accroissement, finisse par donner consistance au néant qu'elle véhicule, chacun de ses progrès suscitant des échos qui lui servent de preuves. Il est sans conséquence que des rumeurs ainsi propagées se contredisent entre elles, puisqu'elles se recommandent non par leur contenu, mais par leur propagation même. Devant Caïphe, le péché qu'on impute à Jésus est une imposture religieuse ; devant Pilate, c'est une subversion politique. Ceux qu'on impute à Pie XII sont plus variés encore, selon les pays et selon les milieux. S'il a parlé, son devoir était d'agir ; s'il s'est tu pour mieux agir, son rôle était de parler quoi qu'il en résultât. S'il s'en est tenu aux principes, il aurait dû prendre parti ; le soupçonne-t-on d'avoir pris parti, il a trahi les principes. Remontant le cours de l'histoire dans un récent article, M. Jacques Nobécourt étend le « problème » aux prédécesseurs de Pie XII et leur applique le même système de jurisprudence élastique : en 1914, « Pie X intervient trop tard » mais en 1917 « Benoît XV intervient trop tôt ». Il faut avouer que les papes n'ont pas de chance.
Pilate ne s'émeut guère. Tout cela lui paraît ridicule. Mais on en appelle à l'autorité romaine. Cette grosse flatterie, dont il n'est pas dupe, lui dicte une certaine attitude. Un troisième grief lui fournit l'amorce de l'interrogatoire qu'il entame sans conviction : l'accusé se dit roi des Juifs. C'est tellement bouffon que Pilate reprend l'assertion comme une plaisanterie, sûr que Jésus va la rejeter d'un haussement d'épaules. Mais pas du tout. Jésus observe très bien que Pilate n'est pas sérieux : « Dis-tu cela de toi-même, ou si d'autres te l'ont dit de moi ? » La question est fort pertinente, dans un débat où chacun règle sa position non sur les faits, mais sur le commentaire des faits (comme dans le procès de Pie XII chacun des censeurs allègue non ce qu'il pense en connaissance de cause, mais ce que tous pensent par ouï-dire et de seconde main).
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Elle est, par là même, un peu insolente. Pilate n'est pas homme à convenir que sa pensée n'est pas originale. D'ailleurs elle ne l'est pas, mais cela lui est égal : il n'est pas juif, ces affaires de prêtres ne l'intéressent pas, il n'a pour métier que de les arbitrer. Aussi tranche-t-il sur le ton d'un magistrat qui n'a pas de temps à perdre : « Qu'as-tu fait ? » Il est très remarquable que la plupart des phrases prononcées par les protagonistes au cours de ce procès ont la forme interrogative : chacun fait ou laisse dire à un autre ce qu'il craint d'affirmer pour son compte, bien que l'affirmation soit toujours sous-entendue. (Le procédé a fait école.) « Tu es donc roi ? » insiste Pilate.
Cette fois, Jésus ne se contente pas de répondre : « Tu l'as dit, je le suis ». C'est en ces termes catégoriques que, devant Caïphe, il s'était déclaré Fils de Dieu. Pour sa qualité de roi, devant Pilate qui est intelligent et sans inimitié, il la définit par une explication lumineuse : « La royauté qui est la mienne n'est pas de ce monde... Je suis venu en ce monde pour rendre témoignage à la vérité. Quiconque procède de la vérité écoute ma voix ».
Pilate, à ces mots, se souvient qu'il a lu les philosophes, et que les sceptiques sont à la mode à Rome. Rêveur, il exhale dans un mélancolique soupir toutes ses incertitudes de civilisé qui ne croit plus à rien. « Qu'est-ce que la vérité ? » Et, disant cela, il s'éloigne aussitôt sans attendre la réponse, comme nous faisons tous. Il ne sait pas que le misérable qui allait peut-être lui fournir cette réponse qu'il n'espère plus a dit un jour : « Je suis la Vérité ».
Pourtant, de ce bref échange de paroles inachevées, Pilate sort assez ému pour que sa résolution soit prise : il va tenter de sauver ce misérable. Lui qui doute de tout, il ne doute plus de l'innocence de celui qu'il doit condamner. Il a senti en lui une dignité très supérieure à celle de ses persécuteurs. Le Romain va montrer à ces Juifs fanatiques comment un civilisé entend le respect du droit, de la justice, et de la vérité fût-elle insaisissable... Mais cette résolution est froide. C'est un acte de raison pure. Il y manque l'adhésion du cœur, cette flamme, ce courage que seule donne la foi.
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Pilate a pour Jésus de l'estime intellectuelle, d'où naît une certaine sympathie. Il l'interroge sur sa pensée et, dans cette conversation d'homme à homme, le traite sans dureté ni dédain, presque en égal. Et Jésus ne refuse pas de l'éclairer. Il lui dévoile le mystère de sa double nature, lui expose, avec précision, l'idée singulière qu'il se fait de lui-même et de sa mission en ce monde... Peut-être va-t-il en dire davantage, mais Pilate n'écoute plus : au moment où la Vérité est prête à se révéler à lui, exigeant de sa part non plus une simple honnêteté d'esprit, mais un acte de foi sans réserve, voire un dévouement total, héroïque, il se détourne et reporte son attention sur la foule dont il méprise la violence et la cautèle mais qui, dehors, s'impatiente et gronde. Il ose cependant la contredire en face : « Je ne trouve rien de criminel en cet homme. » La foule hurle : « Il soulève le peuple dans toute la Judée, depuis la Galilée jusqu'ici ! »
Soulever le peuple, il semble que ce soit là le grief le plus propre à inquiéter un gouverneur romain. Non. Un autre mot a produit sur Pilate un effet magique et détermine en lui une saute d'humeur tout à fait imprévue : c'est le nom de la Galilée, laquelle est sous la juridiction d'Hérode le tétrarque. Belle occasion de se débarrasser d'une insoluble affaire. Voilà Pilate brusquement soulagé : il renvoie à Hérode ce malencontreux Galiléen qui ne l'a que trop importuné et qui, pour comble de maladresse, n'a pas tardé à se renfermer dans un insolent silence. Que tous ces Juifs se débrouillent entre eux. Chez Hérode, au moins, ils pourront s'en donner à cœur joie. Le tétrarque est friand de spectacle. C'est une politesse à lui faire.
L'exemple de Pilate a été fidèlement suivi par « grand nombre de ceux qui, exerçant parmi nous une magistrature intellectuelle, ou simplement un pouvoir disciplinaire, ont abandonné Pie XII à la fantaisie des histrions.
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Eux aussi lui ont distraitement demandé : « Qu'est-ce que la vérité ? » et n'ont pas attendu la réponse avant de se retourner vers la foule ; c'est-à-dire qu'ils ont refermé le dossier à peine ouvert, suspendu l'enquête à peine commencée, et se sont épargné l'effort de chercher la vérité plus avant dans les témoignages, dans les documents, dans les encycliques, dans les innombrables textes où elle restait enfouie. Eux aussi, intimement convaincus de l'innocence de l'accusé et même l'ayant une fois reconnue du bout des lèvres, se sont bientôt inclinés devant le caprice d'une foule sans conscience. Quittes à peu de frais des devoirs dont ils se démettaient, ils ont accepté que la balance de la justice fléchit sous le poids des passions populaires savamment grossies, et que le tribunal fût transféré du prétoire au théâtre.
Le théâtre, pour Jésus, fut le palais d'Hérode, pharaon en l'honneur de qui le nouveau Moïse ne pourrait faire moins que de se fendre de quelque prodige. La représentation malheureusement tourna court, l'acteur principal ne condescendant pas à desserrer les lèvres. *Non irridetur Deus*, dira saint Paul. Hérode fut mortifié de l'apprendre à ses dépens. Ses interpellations gouailleuses retombèrent sans écho, couvertes d'ailleurs par les aboiements des prêtres et des scribes qui continuaient d'exciter la foule. Il est surprenant dans ces conditions que la déception du tyran n'ait pas entraîné de représailles plus graves que des moqueries et cette robe blanche dont il affubla Jésus comme un roi de carnaval. Ce même Hérode Antipas avait-il hésité à offrir à Hérodiade la tête de Jean-Baptiste ? Quel scrupule le retient de traiter Jésus avec la même férocité, qui serait cette fois légalisée par d'unanimes applaudissements ? Ce renard est méfiant. L'affaire d'aujourd'hui est grave entre toutes. Elle n'est plus du ressort d'un prince qui se plaît à bouffonner, fût-ce dans le sang des justes, pour amuser sa cour. Puisque le sanhédrin, Anne, Caïphe et Pilate ont tour à tour reculé devant la sentence de mort que tout conspirait à leur arracher, pourquoi prendrait-il seul la responsabilité d'une telle décision ? Il sent qu'un piège lui est tendu et, malin qui fait la bête, il se récuse en cachant son jeu.
Cependant, l'intermède théâtral, s'il ne conclut rien, a son utilité, qui est de tuer le respect et d'enhardir la canaille (j'entends celle qui est embusquée au cœur de tout homme). Il démontre que personne, fût-il pape, fût-il Christ n'est à l'abri des sarcasmes, ni du ridicule qui déconsidère plus sournoisement que l'insulte.
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Et que personne n'en réchappe. L'arme la moins meurtrière devient ainsi la plus perfide. Une femme à qui on coupe les cheveux et dont on barbouille le visage de suie se sentira toujours, au regard de l'opinion publique, peut-être même dans son être intime, plus décontenancée que par le viol le plus brutal. Pas plus que la mascarade hérodienne, la caricature de Pie XII qu'on, a, hissée sur les tréteaux ne prouve absolument rien, si ce n'est la vilenie de ses auteurs. Elle a fait rougir de honte jusqu'à ceux des critiques qui, se piquant de quelque délicatesse, y souscrivirent pourtant par devoir. Il était comique de voir ces aristarques de service, comme il s'en trouva sûrement plus d'un parmi l'intelligentsia de Jérusalem, pincer les lèvres devant la goujaterie du spectacle, mais soutenir à haute voix que l'argument en était considérable (ils disent même : *valable*)*.* Qui veut la fin veut les moyens. Si vous avez de graves raisons politiques ou philosophiques de crucifier Jésus-Christ, force vous est d'aller d'abord le huer chez Hérode. Et pour discréditer la théologie de Pie XII, parce qu'elle gêne l'action d'une certaine politique, payez un peu de votre personne, messieurs les penseurs, surmontez un peu vos dégoûts et feignez de prendre au sérieux l'image grotesque qu'il faut bien d'abord exhiber à la foule. Le baladin est l'auxiliaire obligé du bourreau, celui qui lui donne du cœur au ventre et balaie les dernières prudences du juriste Pilate. Le bastringue d'Hérode est l'antichambre du Calvaire. Mieux encore qu'elle ne la pimente, la pitrerie libère la cruauté.
-- Pardon, proteste ici Hérode, l'homme qui pour payer ses femmes coupait la tête à Jean-Baptiste. Pardon, je ne suis pas cruel. Le Galiléen chez moi n'a pas été maltraité. On s'est tout juste un peu moqué de lui. Il n'avait qu'un mot à dire, un petit prodige à accomplir, ma protection lui était acquise. Mais il n'a rien voulu entendre. Il est resté de pierre, quand je ne cherchais qu'à le dérider. Son arrogant silence a découragé mes bonnes intentions. Je ne demandais qu'à rire un peu. J'ai horreur des longues figures. Aussi l'ai-je renvoyé à Pilate, mais sans lui faire de mal. Une robe blanche n'est pas un instrument de supplice. La plaisanterie n'est pas un crime.
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-- Pardon, disent à leur tour les metteurs en scène de Pie XII, nous n'avons rien contre Pie XII. Notre pièce de théâtre n'est pas un jugement en règle. Si elle brode un peu sur l'histoire, ce n'est pas une pièce historique. C'est plutôt une « tentative de transfert » un « phénomène d'interprétation » un « mélange de fiction et de réalité », un « mythe » un « psychodrame » un « exorcisme » une « prise de conscience » une sorte de « mystère du Moyen Age », un « rite purificatoire », une œuvre « foncièrement religieuse » et même « chrétienne ». Nous avons imprimé tout cela noir sur blanc. Que désirez-vous de plus ? Vous n'avez que l'embarras du choix. Nous avons posé un « problème » voilà tout, sous une forme propre à émouvoir les foules, à réveiller en elles un « sentiment de culpabilité individuelle et collective ». Si notre Pie XII, de l'avis de M. Claude Roy, « n'est qu'un guignol vêtu de blanc, qui parle comme un personnage de mélodrame » regardez-le comme un symbole et, sur le conseil du même docteur, fixez votre attention sur la base historique et la thèse « très solides » du mélodrame, qui redevient ainsi une pièce historique. Ce sera tantôt l'un, tantôt l'autre. Prenez notre pièce comme vous voudrez, du bon ou du-mauvais côté, mais enfin prenez-la.
-- Messieurs, vous avez raison. Vous êtes tous innocents. Comme Hérode. Pie XII sort de vos mains sans une égratignure. Ce fantoche vêtu de blanc que vous promenez sur les planches n'est pour vous qu'un sujet de divertissement, ou de spéculation sur mille objets qui le dépassent. Vous êtes sans animosité. Vous ne vous livrez qu'à un jeu de l'esprit. Et finalement cela ne vous mène à rien, puisque après tant de circonvolutions vous ne savez toujours pas sur quel pied danser. Vous êtes assurément ridicules. Vous êtes donc très intelligents, car vous aviez précisément pour mission de créer cette situation burlesque où, la tragédie dégénérant en farce, vous espériez que le Juste couronné d'épines s'effondrerait avec vous dans le ridicule. Malheureusement, il vous a déçus. Votre fantoche ne vous a rien appris sur le Juste. Il se tait et, jusque sous l'oripeau dont vous l'accoutrez, il joue son rôle avec une majesté qui vous écrase. Vous restez seuls dans le ridicule.
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« Or, en voyant Jésus, Hérode éprouva une grande joie ; car il y avait longtemps qu'il souhaitait de le voir pour ce qu'il avait entendu dire de lui, et il espérait lui voir faire quelque miracle. Il lui fit de nombreuses questions. Mais Jésus ne lui répondit rien... Hérode, avec son escorte, le traita avec dédain. Et, pour s'en amuser, il le revêtit d'un vêtement d'un blanc éclatant. »
Hérode ne signe pas l'arrêt de mort. Il en assure la préparation psychologique. Sa fonction est de dégrader la victime avant de la présenter au juge. La Françoise de Proust commençait par traiter de sale bête le poulet qu'on allait égorger. C'était pour rire. On riait. Et la dérision dissipe toute pitié, toute réflexion et tout scrupule.
De là l'importance extraordinaire que nos penseurs de gauche attachent au mélodrame qui vilipende Pie XII, à sa réclame et à sa diffusion. Non qu'ils en aient une très haute idée. Ils le savaient ignoble. Mais ils savaient que l'ignominie si elle souille ceux qui la commettent, ne démoralise pas moins ceux qui la subissent. Ils étaient prêts à toutes les concessions sur les défauts, d'ailleurs criants, d'un ouvrage qui n'était ni du vrai théâtre, ni de la bonne littérature, ni de l'histoire digne de ce nom. Ils ont admis toutes les objections, sauf une : celle qui aurait dispensé le public d'aller voir une si mauvaise pièce. De quelque façon que celle-ci fût accueillie et critiquée, l'essentiel était que la salle fût comble tous les soirs. On recrutait moins des adeptes que des spectateurs, et l'on comptait moins sur les spectateurs, pour influencer les juges, que sur le spectacle lui-même, qui n'eût pas été possible sans spectateurs. Il s'agissait de montrer aux juges et aux greffiers, qui dans la coulisse attendaient leur tour, jusqu'où on peut impunément outrager un pape, -- comme il s'agit pour Hérode de montrer à Pilate combien envers Jésus, il y a peu de précautions à prendre, peu de ménagements à garder.
C'est pourquoi les ennemis de Pie XII insistèrent avec tant d'ensemble et d'acharnement sur le droit qu'avait cette méchante pièce d'être « acceptée » d'être « reçue » (ils ne disaient pas à quel titre). Elle le fut si bien qu'elle sévit maintenant au fond des provinces, suivant un plan minutieusement tracé.
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N'eût-elle pas tenu l'affiche assez longtemps à Berlin, à Londres ou à Paris, tout le plan était compromis et l'opération principale qui devait en être la phase suivante aurait débuté dans de moins bonnes conditions. Elle consisterait à diriger l'enquête des juges et des historiens qui se prononceraient en dernier ressort, prévenus, sollicités, séduits, subornés ou intimidés qu'ils seraient sous la pression de l'opinion commune, elle-même convenablement éblouie par les feux vulgaires de la rampe.
Nous examinerons plus loin comment cette seconde phase a moins bien réussi que la première. Historiens et magistrats ont raté leur entrée, sur la scène que pourtant les histrions qui les appelaient à la rescousse leur avaient supérieurement préparée, ils ont convaincu moins de monde que ceux-ci n'en avaient remué. Hérode s'est mieux que Pilate acquitté de son office, C'était une idée de génie que d'habiller Jésus de la robe des fous, et de l'exposer ainsi aux regards de tout Jérusalem. Peut-être sans cet artifice de théâtre qui avilît préalablement la victime, Pilate aurait-il conservé assez de maîtrise de soi pour ne pas céder aux entraînements de la populace, -- et MM. Jacques Nobécourt, Saül Friedländer et tutti quanti, pour ne pas hurler avec les loups. Ils s'exécutèrent sans parvenir à dissimuler leur malaise.
On attendait d'eux bien davantage : non pas un consentement embarrassé, mais une ratification officielle en bonne et due forme ; non pas de nouvelles questions tendancieuses, mais un acte d'autorité indiscutable ; non pas une continuation du procès, mais sa conclusion. On espérait d'eux le renfort de la compétence et du droit ; on obtint un surcroît de perplexités, des complications inutiles, de louches arguties et quelques coups de pouce où l'absurdité était encore plus visible que le parti pris. Chaque époque a les Pilates qu'elle mérite. Ceux qui nous en tinrent lieu surpassèrent le premier en médiocrité. Comme lui, au terme d'une enquête à double tranchant, ils ont piteusement renoncé à rendre le verdict qu'on exigeait d'eux pour justifier une comédie sanglante. Comme lui, après le scandale qui avait besoin d'eux, ils se sont retranchés derrière des points d'interrogation, d'ailleurs perfides à souhait.
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Cependant, comme enfin il faut un verdict, force était de retourner secouer Pilate, avec le condamné que personne ne veut se mettre sur la conscience. On repasse alors du théâtre au prétoire ; après les histrions, on va reconsulter les historiens de rencontre qu'on a chargés de trancher le débat. Loin de le trancher, ils l'obscurcissent davantage, ils l'embrouillent et ils l'enveniment.
Hérode n'a pas signé l'arrêt de mort et ce n'était pas son rôle. Pilate non plus mais c'était le sien.
#### Sub Pontio Pilato
Pas plus qu'il n'a eu d'avocat, Jésus n'a non plus trouvé aucun juge. Personne n'a condamné Jésus, comme personne en définitive n'a formellement condamné Pie XII. Les deux procès ne sont que des débats envenimés, dont l'issue était fixée d'avance par la haine politique. Ceux qui les ont conduits se sont faits les instruments d'une force dont ils ne connaissent ni le visage ni le nom.
La première station du chemin de la croix a pour titre : Jésus est condamné à mort. Par qui ? Cela n'est pas dit. Cette faute grammaticale, l'omission du complément d'agent après le verbe passif, trahit une lacune, voulue ou non, de la pensée. Elle est par conséquent très commune de nos jours, âge d'or des actions sans auteur, saison de ténèbres où l'éclipse du principe de causalité nous laisse tâtonner à l'aveugle dans la quête du vrai. Observez bien la fréquence de ce tour barbare sous le couvert duquel passe toujours quelque grosse muscade -- « Il a été constaté... Il a été décidé... il a été ordonné... » On ne dit jamais par qui, et nous serons mis à toutes les sauces sans savoir qui nous mange. Nos loups gardent l'anonymat.
Mais cette locution tronquée et menteuse n'est pas susceptible d'être complété ni corrigée à l'endroit de Jésus, puisque véritablement, il a été condamné sans que personne le condamne : ni Anne, ni Caïphe, ni Hérode, ni Pilate, ni le peuple dont quelques meneurs tiraient les ficelles, ni même les prêtres qui, manœuvrant dans l'ombre du Temple, ne disposaient pas du pouvoir judiciaire ;
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à preuve le mal qu'ils se sont désespérément donné, et par personnes interposées, et d'ailleurs en vain, pour obtenir la caution de quelque tribunal compétent que ce fût. Tous les tribunaux se déclarant incompétents, il ne restait plus que le faible Pilate pour accorder de guerre lasse le simulacre de caution sur lequel les instigateurs du crime, anonymes et irresponsables, se rabattirent, eux aussi de guerre lasse, avec un simulacre de satisfaction.
Simulacres, puisqu'en dernière analyse ni la Loi juive ni le Droit romain n'offraient aucun article en vertu duquel on pût inculper Jésus. Qu'il se fût déclaré Fils de Dieu n'était pas un délit, du moment que sa conduite ne le démentait pas, et partout on l'avait vu « passer en faisant le bien ». Qu'il eût soulevé le peuple, ce n'était pas vrai, puisqu'il recommandait expressément de rendre à César ce qui est à César et interdisait à ses disciples toute ambition terrestre. Qu'il se fût proclamé Roi ne portait ombrage à aucune puissance de ce monde, auquel la royauté spirituelle dont il se disait investi était totalement étrangère. Il voulait qu'on cherchât d'abord « le royaume de Dieu et sa justice » (c'est-à-dire son ordre, son harmonie et sa loi propres), et tout le reste (c'est-à-dire le bon ordre des choses d'ici-bas) suivrait « par surcroît ».
Or plus Jésus apparaissait juridiquement impunissable, plus aussi la rage de ses assassins s'acharnait contre lui, et plus ils délirèrent dans l'obsédant souci d'inventer quelque grief juridique par où l'attaquer légalement. L'assassinat légal est le rêve de tous les oppresseurs de la liberté spirituelle, lesquels ne s'aperçoivent pas que le factice appareil de légalité dont ils s'entourent les trahit et les déshonore encore plus que l'assassinat qu'ils préméditent. Pourquoi les tyrans qui n'ont qu'un mot à dire pour se débarrasser sans bruit des adversaires qu'ils redoutent, éprouvent-ils le besoin de monter contre eux des procès à grand spectacle où la forfaiture des juges éclate encore plus que l'innocence des condamnés ? Nous touchons ici au mystère qui veut que le diable se révèle toujours comme le singe de Dieu, et perde par là même le bénéfice de la singerie.
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Rien n'était plus simple, pour Caïphe, que de dépêcher à Gethsémani quelque tueur discret dont les gages ne se fussent même pas élevés à trente deniers. Ni, pour les ennemis de Pie XII, que de tramer dans l'ombre les doctrines qui eussent étouffé dans l'inattention générale jusqu'au dernier écho des siennes. Alors que c'était pratiquement déjà fait, ils ont renchéri par des procès truqués qui n'ont servi qu'à étaler aux yeux du monde leurs impostures et leurs desseins.
Pilate, qui se croyait tranquille, dut être fort ennuyé de voir échouer le bon tour qu'il avait joué à Hérode, et qui n'aboutissait qu'à ramener vers lui, plus menaçante que jamais, la bande d'énergumènes qui, depuis la veille au soir, promenaient en vain Jésus de tribunal en tribunal, comme on se repasse Pie XII de cabotin à chroniqueur et de journaliste à « historien », dans l'espoir toujours déçu d'un verdict plausible et définitif. Pilate cette fois ne s'en tirerait plus. Les énergumènes revenaient à la charge. Ils tentaient auprès de lui leur dernière chance et ne lui laisseraient plus d'échappatoire. Il se drapa dans sa toge romaine et son discours débuta noblement.
« Je n'ai, trouvé cet homme coupable d'aucun des crimes dont vous l'accusez. Mais Hérode non plus, puisqu'il nous l'a renvoyé. Il n'a rien fait qui mérite la mort. Donc, après l'avoir fait châtier, je le relâcherai. »
La conclusion est admirable. C'est celle de tant de moralistes, souvent catholiques, qui, persuadés de l'innocence de Pie XII, et pour mieux l'établir, concèdent qu'il a eu « des torts » et poussent l'esprit de conciliation jusqu'à permettre qu'il soit, pour cela, flagellé en échange d'un acquittement, qu'ils imaginent ou feignent d'imaginer justement dû à leur belle tolérance. Châtier l'innocent pour radoucir les assassins, c'est l'éternelle transaction qui n'a jamais eu d'autre effet que d'aiguiser en eux le goût du meurtre. Pilate aura beau, et jusqu'au bout, rester ferme sur le principe (« Je ne trouve en lui aucun motif de le condamner »), le voici fatalement engagé dans la voie non plus seulement du désistement, mais de la complicité. D'hésitation en compromis, il achèvera de se déjuger, de se renier et de se trahir en ce qu'il a de meilleur : sa dignité d'homme, son sens intime de la justice, et jusqu'au respect de sa fonction et de l'honneur de Rome.
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Première transaction : Barabbas. Vous n'allez tout de même pas condamner Pie XII, qui à tout prendre n'est pas le plus coupable, et mettre hors de cause tels Barabbas de plus grande envergure, ces Hitlers, ces Stalines et tant d'autres de leurs imitateurs qui dorment ou qui sévissent en paix, sans que vous les portiez sur vos théâtres ni sur vos piloris ? Réponse : Haro sur le seul Pie XII, ! C'est sa tête qu'il nous faut ! Qu'il paie pour les autres, et qu'on laisse courir Barabbas.
Deuxième transaction : la flagellation, le couronnement d'épines. Peut-être les bourreaux se lasseront-ils avant le coup de grâce ? Peut-être est-ce un bon stratagème politique que de leur abandonner la victime sans défense, afin de la sauver ensuite ? Peut-être leur cruauté sera-t-elle assouvie moyennant une satisfaction partielle qui n'entraîne pas l'irréparable ? La vue du sang, au contraire, l'exaspère. Jusque là, les coups n'avaient pas été sanglants. Maintenant, la limite est franchie qui contenait l'outrage en deçà de la férocité. Ce qu'Hérode n'avait pas osé, ni même Caïphe, Pilate l'autorise, dans la meilleure intention du monde. Le sang coule. La férocité ne s'arrêtera plus. Non contente de l'aliment qui la stimule, elle requiert l'adjuvant du mépris. « Et ils crachaient sur lui. »
A ce moment, Pilate prend peur. L'événement dépasse tout ce qu'il avait prévu. La voix de sa conscience, en la personne de sa femme, l'avertit : « Ne trempe pas ta main dans le sang de ce juste. » Trop tard. La machine de mort est en marche. Pilate, qui l'a accélérée en cherchant à la modérer, est happé dans l'engrenage. Il s'affole. C'est alors qu'il a ce geste puéril de se laver les mains déjà teintes de sang. Il demande pitié et pardon pour lui-même. « Je suis innocent du sang de ce juste. » Point de pitié pour le trembleur : « Que ce sang retombe sur nous et sur nos enfants. » Ce souhait ne fut que trop bien exaucé. Deux mille ans ne suffiront pas à en épuiser l'efficace. Les pères qui hurlent à la mort du juste sont sans pitié pour leurs propres enfants. Lorsque ceux-ci, un jour, en butte à leur tour à l'iniquité, subiront le déluge du sang, la faute en sera à Pie XII. Lui seul pourtant, avec le Christ, aura vraiment eu pitié d'eux.
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Troisième transaction : *Ecce Homo*. N'obtenant pas de pitié pour lui, Pilate essaie d'en solliciter pour le Juste. Afin de rendre plus pitoyable la victime pantelante, il recourt comme Hérode à un moyen de théâtre. Seulement, il ne s'aperçoit pas que sous sa direction le théâtre est devenu de la réalité : la couronne de carton s'est muée en vraie couronne d'épines, et la robe blanche des tous, en ce manteau de pourpre jeté sur de vraies plaies, emblème de royauté qui symbolise opportunément l'argument majeur de l'accusation. Et Pilate, offrant ce spectacle à la foule comme s'il était de nature à la ramener à la raison, répète, dans son inconscience : « Sachez que je ne trouve en cet homme aucun sujet de condamnation. » Cette obstination contredite par les actes, puisque cet homme est réduit sur l'ordre de Pilate lui-même au dernier degré de l'ignominie manifeste, fait l'effet d'une provocation. Bien entendu, les cris redoublent : « Crucifie-le ! crucifie-le ! » C'est là tout le fruit de la transaction. Et Pilate, comme dans un cauchemar, redit encore une fois : « Prenez-le et crucifiez-le vous-mêmes. Car moi, je ne trouve en lui aucun motif de le condamner. » Comme s'il n'était pas déjà condamné, et que l'exécution ne fût pas déjà très avancée. Bien plus, elle est dès à présent consentie par les mots qui viennent d'échapper à Pilate : crucifiez-le vous-mêmes. Il se mord les lèvres sur cet aveu de défaite, qui signifie que, dans son esprit, la partie est gagnée par les meurtriers. Il ne s'oppose plus à la crucifixion, à peine en décline-t-il encore la responsabilité, que les légistes juifs entendent bien lui endosser : ils y parviendront dans un instant. Jamais exemple aussi clair ne témoigna : que le mal résulte moins de l'entreprise des méchants que de la démission de ceux qui devraient être les bons.
Démission progressive et comme insensible. Ceux qui devraient être les bons reculent pas à pas, les yeux couverts d'un bandeau qu'ils rajustent volontiers eux-mêmes, par crainte de voir où on les conduit. Tandis que pas un instant le regard des méchants ne quitte le but de leur entreprise, fixé dès, le principe, et déjà bien visible dans ces ténèbres initiales où ils ont surpris les justes endormis.
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Ceux-ci ne se réveillent tout à fait que quand le but est presque atteint et ne peut plus être évité. C'est le moment où les présumés défenseurs de Pie XII, jusque là si tièdes, si souriants dans le dialogue, constatent avec stupeur que la menace qui ébranle l'Église est autre chose qu'un jeu de l'esprit ; où politiques et magistrats complaisants entendent craquer ensemble les tables de la loi et le monde qu'ils avaient charge de maintenir debout ; où Pilate, « encore plus effrayé » se sent décidément débordé par la prêtraille et la populace qui crient de plus belle : « Crucifie-le ! crucifie-le ! » Ainsi, plus il a proclamé l'innocence de Jésus, plus il a hâté son supplice. Arguments de droit et de fait, bon sens, philosophie, morale, sympathie secrète, pouvoir souverain, majesté romaine, rien n'a résisté aux dialectiques de la haine. Pilate avait tout pour lui. Mais il est vaincu parce qu'il a manqué de foi en sa juste cause. Il y a de quoi perdre la tête.
Pilate la perd en effet, voyant que ce qu'il a fait est à l'opposé de ce qu'il pensait faire. Il n'est plus en état de raisonner, et laisse sans réponse le dernier sophisme, et le plus spécieux, lancé dans le débat par les meurtriers désormais sûrs de leur victoire : « D'après notre Loi il doit mourir, parce qu'il s'est fait Fils de Dieu. »
C'est la thèse que reprendra, trois siècles plus tard, l'hérésie arienne, et que propageront ensuite sous diverses formes toutes les autres hérésies, qui ne sont que des variantes de celle-là. Et c'est toujours en s'y référant que les ennemis du Christ, impuissants par eux-mêmes, requerront contre lui le concours des puissances du siècle.
Mais cette prétention, à l'égard de Pilate, se double d'une impudence particulière. Pilate représente le pouvoir civil, et jusque là on ne lui avait présenté que des griefs d'ordre civil : cet homme soulève le peuple, il désobéit à César, etc. Pilate s'entêtant à ne trouver dans l'inanité de ces griefs aucun motif de condamnation, on lui en propose maintenant un autre, de nature spirituelle, qui ne relève pas de sa compétence, mais bien de celle du sanhédrin qui d'ailleurs s'en était réservé l'examen.
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Autrement dit, c'est sur un terrain qui n'est pas le sien que le pouvoir temporel est maintenant sommé d'intervenir : coupable selon la loi religieuse d'Israël, Jésus doit être châtié selon la loi civile de Rome. L'abus de droit est criant. Dupe bénévole de la dialectique absurde et mouvante où l'enferment ces inquisiteurs insolents, Pilate n'a pas l'idée de leur répliquer que la législation romaine n'est pas au service de leur fanatisme, et qu'ils n'ont pas à miser sur les deux tableaux à la fois. Ainsi accusera-t-on Pie XII de s'être trop mêlé des affaires de ce monde, et de les avoir trop méconnues ; de n'avoir pas assez agi par les moyens de la terre quand il était une voix du ciel, ni assez parlé le langage des anges quand il se souciait du sort des hommes. Cette confusion du spirituel et du temporel est grossière, mais d'une habileté éprouvée. Elle se renouvelle chaque fois qu'il s'agit de les employer l'un et l'autre, et l'un sous le prétexte de l'autre, à quelque fin toujours mauvaise.
Complètement désemparé sous ce coup de massue que le moindre juriste de Rome eût esquivé du revers de la main, Pilate rentre dans le prétoire et là, de nouveau face à face avec Jésus, il l'interroge comme à la dérobée : « D'où es-tu ? » Décidément du ciel, ou de la terre ? Fils de Dieu ou roi des Juifs ? La question marque chez Pilate une inquiétude intime, une perplexité dont il n'est plus maître, peut-être un espoir de se délivrer enfin du scepticisme qui le ronge : si une lueur de cette vérité dont il doute par système allait enfin éclairer sa vie ? si c'était vrai qu'il y eût un Dieu dans le ciel, et qu'il eût envoyé ce Juste sur la terre ? Le prodige est qu'en présence de Jésus l'hypothèse ait cessé de paraître absolument invraisemblable.
Mais la question est d'un intérêt pratique plus urgent. Il s'agit de trancher le problème juridique soulevé par la finasserie des prêtres : Jésus, en fin de compte, ressortira-t-il au spirituel ou au temporel ? Rien de plus expédient que de le reconsulter lui-même à ce sujet. « D'où es-tu ? »
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Jésus ne répond rien. Sa réponse serait inutile et il l'a déjà faite. Son corps ensanglanté répond maintenant pour lui. Un roi de la terre serait-il, ainsi, dans cet abîme de détresse et d'humiliation, à la fois invincible et soumis ? Dédaigneux de se défendre et prêt à expier le crime d'être innocent ? Un tel abaissement surpasse la nature par un mystère unique.
Cette fois encore, devant le mystère qu'il entrevoit, Pilate bat en retraite. Il se gendarme et se retranche dans une imbécile susceptibilité de haut fonctionnaire en danger de perdre la face. Jouet de la foule qu'il méprise, il le prend de haut avec Jésus qu'il respecte. « Tu ne me parles pas ? Tu ne sais donc pas que j'ai le pouvoir de te relâcher et celui de te crucifier ? » Façon d'autant plus ridicule de faire sonner ses titres que précisément, le pouvoir de gracier, il en est déjà dessaisi ; quant au pouvoir de crucifier, il n'est déjà plus libre de décommander ce supplice qu'il abhorre. Alors Jésus, compatissant à ce désarroi du haut fonctionnaire qui se rengorge, répond avec cet accent, qui n'est qu'à lui, de supériorité transcendante et de douceur infinie : « Tu n'aurais aucun pouvoir sur moi s'il ne t'avait été donné d'en haut ; voilà pourquoi celui qui m'a livré à toi a commis un péché plus grave. »
Parole irréprochable, bien digne du Fils de Dieu. Elle replace Pilate, sans contester son pouvoir, dans sa fonction d'exécutant et, d'avance, l'absout du crime auquel, contraint et forcé, il est sur le point de prêter la main. Si Pilate avait besoin de pardon et de pitié, c'est de Jésus seul qu'il en a reçu. Il n'aura péché que par médiocrité. Et cette consolation de ses remords futurs lui est procurée par celui-là même que, dans sa médiocrité, il sacrifie à la méchanceté du vrai coupable. Quel est-il ? Cela n'est pas dit. Dieu seul connaît les vrais coupables.
Pilate cependant est touché et, coupant court une fois de plus aux réflexions qui le troublent, il retourne tenter auprès de la foule un dernier, un faiblissant effort. « Ensuite de cela, Pilate cherchait à le relâcher. Mais les Juifs crièrent, disant : « Si tu le relâches, tu n'es pas ami de César : quiconque se fait roi se déclare contre César. »
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Et cette fois encore, maintenant que Pilate n'est plus auprès de Jésus et n'écoute plus la Vérité, la foule reprend sur lui son terrifiant empire. Il sait qu'il va capituler, comme il en a presque obtenu la permission de Jésus puisqu'en tout cas son péché ne sera pas le plus grave. Et il va capituler devant une nouvelle palinodie : ce n'est plus le Fils de Dieu qu'on le presse de condamner en vertu de la loi juive, mais de nouveau, en vertu de la loi romaine, le prétendu roi, rival dérisoire de César. Il est temps d'en finir. Toute honte bue, Pilate jouera le jeu. Il amène Jésus et dit : « Voilà votre roi. »
C'était, pour sauver Jésus, la dernière chose à dire. Il l'a dite, et l'écho ne s'en fait pas attendre : « Crucifie-le ! crucifie-le ! »
Reste à provoquer la dernière réponse, celle qui rendra le dénouement inéluctable. Et Pilate demande : « Crucifierai-je votre roi ? » Cette fois, les cris sont inutiles. Le cercle s'est refermé comme un piège que Pilate s'est tendu lui-même. Les princes des prêtres tiennent leur proie. Et ce sont eux seuls qui répondent dans le silence : « Nous n'avons d'autre roi que César. » Pilate s'était assis. « Et il prononça qu'il serait fait selon leur volonté : il leur relâcha Barabbas, et livra Jésus pour qu'il fût crucifié. »
Personne ne signe la sentence. Elle n'émane pas de la volonté de Pilate. Il la prononce sans l'édicter. Il la constate. L'arrêt de mort est sous-entendu. Il va de soi. Il est tombé comme un fruit mûr. La crucifixion du Christ résulte automatiquement du fait que les prêtres ont soudain affecté de se convertir au culte de César, et le gouverneur Pilate de se conformer au bon plaisir des prêtres.
Dans celles de nos églises où l'on n'a pas encore dépendu les tableaux du chemin de la croix, on distingue à peine, à l'arrière-plan du premier d'entré eux, Pilate en train de se laver les mains. C'est une figure effacée et banale, nullement celle d'un premier rôle. « Jésus est condamné à mort. » On ne saura jamais par qui. Tout le monde, dans cette tragédie, se flatte d'avoir les mains propres. Chacun des complices s'est prudemment borné à livrer Jésus au suivant, de manière qu'enfin la condamnation n'est imputable à personne. Il a manqué seulement un homme qualifié pour assumer la responsabilité de la non-condamnation.
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Quand on fera un jour l'histoire du procès de Pie XII, on verra qu'il en fut de même. Ce n'est pas un hasard que ce procès ait commencé dans des salles de théâtre. Il fallait surtout des coulisses. Chacun des acteurs, jusqu'à ceux qu'on déguise en historiens, en moralistes ou en prêtres, est venu réciter le boniment dubitatif qu'on lui soufflait, en protestant qu'il ne portait pas de jugement personnel. Pie XII, comme le Christ, n'a été condamné que par des gens qui se lavaient les mains. Mais il a tout de même été crucifié. Comme dans l'Évangile, l'auteur du péché le plus grave ne sera pas nommé.
*Crucifixus etiam pro nobis sub Pontio Pilato*. Le symbole de Nicée (si tant est qu'on le chante encore) ne dit pas *a Pontio Pilato :* crucifié par Ponce-Pilate. Mais seulement *sous Ponce*-Pilate. Pilate n'est là qu'un point de repère chronologique, un témoin occasionnel, encore qu'officiel, de ce qui s'est passé. Cela suffit à lui valoir l'honneur d'être dans toute l'humanité, hormis Jésus et Marie, la personne dont le nom a été le plus fréquemment prononcé depuis deux mille ans. Cette gloire est le salaire de la lâcheté dont il reste l'exemple. Quand la postérité cherchera à savoir quels furent les auteurs responsables de l'infamie commise contre Pie XII, personne ne pourra répondre. On citera tout au plus, pour situer la date, l'un ou l'autre de nos contemporains-en vue et en fonctions, un personnage décoratif comme il y en a tant, sous les yeux distraits duquel se sera déroulé le procès frauduleux. Ce ne sera ni le plus coupable ni peut-être même le plus compromis. Du moins l'un des plus timorés. Un prévaricateur de rencontre, un mandataire involontairement historique, qu'on n'aura que l'embarras, de choisir au hasard dans l'aréopage des autorités inactives. C'est arrivé sous Ponce-Pilate.
(*A suivre*.)
Alexis CURVERS.
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### L'Institut Pontifical de Haute Latinité
*Pontificium Institutum\
altioris latinitatis*
*Son but, son statut, son programme*
par Paul PÉRAUD-CHAILLOT
DANS LE TEMPS MÊME où le Concile œcuménique Vatican II, pour assurer une participation plus active des fidèles à la sainte Liturgie et une meilleure intelligence par tous des textes sacrés qui y sont lus ou chantés, autorise, en le réglant ([^17]), un assez large emploi des langues des divers pays, Rome poursuit sans relâche ses efforts ([^18]) séculaires pour la culture du latin, spécialement chez les prêtres et futurs prêtres.
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Pour l'Église catholique, en effet, le latin est langue vivante : c'est en latin que, depuis les premiers siècles du Christianisme le Magistère romain s'adresse et entend continuer à s'adresser à la catholicité ; en latin qu'ont écrit leurs œuvres les Pères et les Docteurs d'Occident, les théologiens les plus considérables du passé ; la version officiellement reçue de la Bible est la Vulgate latine. On a ainsi une langue commune que recommandent ses qualités intrinsèques et toute sorte de circonstances de fait. On sait avec quelle force le Pape Jean XXIII, dans la Constitution *Veterum Sapientia,* a mis en lumière les raisons -- celles que nous rappelons et d'autres -- du maintien de la langue latine comme langue de l'Église, et qu'il a tenu à signer solennellement ce document dans la basilique Saint-Pierre, pour bien marquer l'importance qu'il lui attribuait et sa ferme volonté que les prescriptions à longue portée en fussent observées.
Il n'y aurait rien de plus malavisé que de voir, comme certains intrépides censeurs, qui se croient toujours fondés à donner, du haut de leur sagesse, des leçons à l'Église, une incohérence et une contradiction entre l'adoption limitée, répétons-le, des langues nationales dans la liturgie d'une part, les recommandations instantes d'étudier le latin et les mesures pratiques édictées pour promouvoir cette étude, d'autre part. Il s'agit en effet de deux choses certes fort différentes, mais parfaitement conciliables : loin de s'opposer comme oui et non, elles se complètent et, pour ne dire que cela, n'importe-t-il pas beaucoup à l'établissement de bonnes versions des textes inspirés dans toutes les langues du monde, qu'il y ait partout dans l'Église de bons latinistes (et hellénistes) capables de lire les textes liturgiques dans la langue originale. Il ne faut pas oublier que le Nouveau Testament a été écrit en grec. Et l'ancien en hébreu. Et l'Église ne se désintéresse pas non plus de l'étude de la langue hébraïque et des autres langues orientales nécessaires aux biblistes, mais le latin est sa propre langue usuelle, et c'est sur elle que doit porter le plus général et constant effort.
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Cela s'impose d'autant plus que, la culture classique jadis très répandue, est plus généralement abandonnée dans les programmes d'instruction publique à l'âge technique où nous sommes, et tend à devenir une spécialité réservée à un plus petit nombre.
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Dans sa Constitution *Veterum Sapientia*, Jean XXIII prescrivait notamment la fondation à Rome d'un Institut de haute latinité. Avec l'esprit de suite qui est celui de la Papauté, le Pape Paul VI, dès la première année de son Pontificat, écrivait la lettre apostolique *Studia Latinitatis*, du 22 février 1964, où nous lisons :
EN EXÉCUTION DES PRESCRIPTIONS DE LA CONSTITUTION APOSTOLIQUE VETERUM SAPIENTIA, PROMULGUÉE PAR NOTRE PRÉDÉCESSEUR JEAN XXIII, NOUS FONDONS ET ÉTABLISSONS L'INSTITUT PONTIFICAL DE HAUTE LATINITÉ.
Tout ce qu'il faut savoir de ce *Pontificium Institutum altioris latinitatis* est exposé dans une élégante brochure publiée par Son Éminence le Cardinal Pizzardo, Préfet de la Sacrée Congrégation des Séminaires et Universités. (Elle est éditée par l'Athénée pontifical Salésien.)
On y trouve d'abord en exergue deux textes capitaux Le premier est de Pie XI dans sa lettre *Officiorum omnium* du 1^er^ août 1922 au Cardinal Bisleti, alors préfet de la Congrégation des Études, sur les études ecclésiastiques précisément : le premier point abordé par Pie XI était la culture du latin : *Primum est de lingae latinæ Studio in litterariis clericorum ludis omni cura fovendo, atque procehendo, quam linguam scientia et usa habere perceptain non tam humanitatis et litterarum quam religionis interest.* Et la suite explique les raisons, préludant aux considérations de *Veterum Sapientia.* Le second texte est justement tiré de ce dernier document « ...la langue latine, que nous pouvons vraiment appeler catholique, consacrée qu'elle est par l'usage perpétuel du Siège apostolique, de l'Église, Mère et maîtresse de toutes les Églises doit être estimée un trésor... d'une incomparable valeur, et comme une porte ouvrant à tous l'accès aux vérités chrétiennes reçues de l'antiquité et à l'interprétation des monuments de la doctrine ecclésiastique, et enfin un lien parfaitement apte à unir en une admirable continuité le présent de l'Église avec les âges passés et à venir ».
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Suivent deux magnifiques photographies en pleine page : l'une de Jean XXIII signant *Veterum Sapientia*, le 22 février 1962, et l'autre de Paul VI qui, deux ans après jour pour jour, fonde l'Institut voulu par son prédécesseur.
Nous trouvons alors la *Ratio studiorum* du nouvel Institut et un programme très élaboré et prometteur.
L'Institut pontifical de haute latinité est établi dans les vastes locaux parfaitement aménagés et adaptés, généreusement offerts au Pape par les Salésiens de Dom Bosco (« *la Société Salésienne* ») au *Monte Sacro*, Nova Salaria. La couverture de la brochure en donne deux vues qui permettent déjà d'apprécier l'ampleur des bâtiments. L'Institut dépend tout naturellement de la Sacrée Congrégation des Séminaires et Universités, étant conçu pour aider le Siège apostolique en tout ce qui touche au progrès de la langue latine dans l'Église. C'est le Cardinal Préfet de la S.C. qui est le grand Chancelier : il est aidé ou assisté à ce titre par le Supérieur Général actuel (*pro tempore*) des Salésiens et par le Recteur magnifique de l'Athénée Pontifical Salésien. La direction ordinaire est assurée par un président proposé par la S.C, et nommé par le Saint-Père : il se tient en rapports étroits avec la S. C. pour tout ce qui touche à la vie et au fonctionnement de l'Institut.
Le but, nous le savons déjà par les documents cités et nous l'apprenons mieux par de nouvelles citations, est de former des hommes capables de parler et d'écrire parfaitement le latin, des professeurs capables de l'enseigner avec succès dans les maisons de formation du jeune Clergé, des hommes aptes à continuer les traditions de latinité dans les divers organes de gouvernement du Saint-Siège, les curies ecclésiastiques des diocèses ou des ordres religieux.
La *Ratio studiorum* envisage successivement :
-- l'étude proprement dite de la langue latine,
-- l'étude des auteurs latins,
-- les notions subsidiaires.
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L'étude de la langue comprend toute la grammaire (phonétique, morphologie, syntaxe, stylistique), histoire de la langue, art de la composition et, discours latins. Syntaxe et stylistique seront enseignées selon l'ordre « diachronique » afin que les étudiants se familiarisent avec les façons diverses de penser de sentir, de s'exprimer des diverses époques. A l'étude du latin sera unie celle du grec, selon les mêmes principes, avec notamment de fréquents exercices et essais de version de textes grecs en latin.
En ce qui concerne les auteurs, on étudiera : classiques chrétiens anciens, médiévaux, humanistes, auteurs plus récents. Une attention spéciale sera donnée à la latinité d'Église et de curie. De même seront traités les auteurs grecs : anciens, chrétiens des premiers siècles, byzantins. Sont prévus des cours plus généraux et d'autres de caractère plus « monographique ».
Les disciplines concernant les notions subsidiaires visent à instruire les étudiants de l'évolution de la vie civile et culturelle et à préparer spécialement aux recherches scientifiques plus poussées.
Puisqu'il s'agit aussi de former des professeurs, des maîtres de latin, non seulement compétents mais bons pédagogues, sachant intéresser leurs élèves, discerner les dispositions et favoriser l'éclosion des jeunes talents, une place importante est prévue pour la pédagogie : on tiendra évidemment compte des progrès de cette science et des acquisitions éprouvées des méthodes modernes.
Naturellement dans un tel Institut de latinité, la langue des cours sera le latin, prononcé à la romaine, cette prononciation étant devenue pratiquement, surtout par l'usage liturgique, internationale, familière aux clercs et aux prêtres.
Nous ne pouvons reproduire ici le programme complet vraiment très étoffé des cours. Cela ne se résume pas. Il faut le lire dans le texte et les tableaux adjoints. Disons seulement que sont prévus :
-- un cycle « académique » donnant accès aux grades spéciaux ;
-- des cours plus brefs : de latinité ecclésiastique et de curie, de littérature latine, de littérature grecque ; un cours propédeutique.
Les conditions d'admission d'examens d'entrée et de passage sont précisées et diverses indications d'ordre administratif.
Tous les cours et cycles ne seront pas immédiatement ouverts, mais dès octobre 1965 commenceront : le cycle académique, le cycle abrégé de lettres latines et le cours de propédeutique. Le autres (de lettres grecques, de latinité ecclésiastique et de curie) ne commenceront pas avant 1966.
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La création, la mise en marche, le fonctionnement durable d'un tel Institut demanderont des efforts considérables et de grandes dépenses. C'est une œuvre de magnificence. Une si importante entreprise témoigne éloquemment de la ferme volonté du Saint-Siège de ne pas céder à la tentation de facilité, au pessimisme ou à l'hostilité de ceux qui pensent et disent qu'à l'ère technique et atomique où nous sommes, c'en est fini de la culture latine, désormais anachronique, que l'Église doit en faire son deuil, qu'il faut abandonner le latin, « langue morte » et qui ne peut ressusciter, non seulement de manière partielle et limitée dans la liturgie, mais complètement. Rome veut remonter le courant de résignation à l'étiolement ou à la disparition d'une langue universelle et, comme elle dit, « catholique » ([^19]). Elle sait que la revalorisation nécessaire, indispensable, des études théologiques, dont tant de signes de fléchissement ont été constatés ou le sont tous les jours avec les dangers que cela comporte pour la transmission authentique du message chrétien ; que la prise de connaissance exacte, par l'ensemble des membres de la hiérarchie dispersée dans le monde entier, et la totalité des membres du clergé, des documents du Magistère dont, même quand ils sont originairement rédigés en d'autres langues, seul le texte latin fait foi ; que les échanges souhaitables entre les évêques du monde entier même après le Concile, ont pour condition *sine qua non* la formation en nombre assez considérable de latinistes, et de maîtres de latin qualifiés. Certes beaucoup d'autres efforts s'imposent pour la vie de l'Église, mais celui dont la création de l'institut de latinité est plus que le signe n'est pas à compter parmi les moins urgents.
Paul PÉRAUD-CHAILLOT.
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### Les intellectuels américains
par Thomas MOLNAR
CE N'EST PAS aujourd'hui vaine préoccupation que de se poser quelques questions à propos du climat intellectuel des États-Unis, ou plus précisément de l'intellectuel américain. Puisqu'en Amérique les intellectuels ne forment plus une classe à part et pénètrent toute la société de leurs idées et de leurs attitudes, notre réponse rendra nécessairement compte de l'état d'esprit et du comportement de la société américaine à l'égard des grands problèmes d'aujourd'hui.
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En Europe, les intellectuels sont les héritiers de la classe sacerdotale, ou en termes plus généraux de ces clercs qui, depuis le haut Moyen-Age, qu'ils fussent orthodoxes ou hérétiques, étaient formés à voir le monde d'un regard quasi-religieux et se distinguaient du commun comme une élite d'initiés. En Amérique rien de semblable. Quelle importance particulière aurait pu avoir l'intellectuel dans ce Nouveau Monde construit par des propriétaires terriens (tels Jefferson et Washington), des pionniers, des barons d'industrie et des hommes d'affaires, tous gens pratiques et de tournure d'esprit peu spéculative.
Mais en raison de l'évolution durant les dernières décades, le tableau y est maintenant tout différent. Depuis surtout la guerre de Sécession, les États-Unis sont devenus une société pluraliste. C'est le résultat de l'immigration, et aussi de la poursuite d'un idéal : la coexistence entre les hommes par l'abolition de tout ce qui les différencie, race croyances ou couleur.
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Le principal instrument destiné à parachever la cohésion de cette diversité fut *l'éducation* laquelle, selon certains auteurs, est même la véritable religion de l'Amérique. Conséquence : des milliers de grandes écoles, de collèges et d'universités se sont ouverts, en partie comme de grandes routes conduisant à la « recherche du bonheur » et à « l'égalité des chances » garantie par la Constitution -- en partie aussi parce qu'il est admis que *l'éducation* est la spécialité américaine la plus remarquable. En 1927, John Dewey ne voyait-il pas dans « l'intellectualisation du public » le gage d'un avenir plus brillant et plus démocratique ?
Dans les écoles des divers degrés comme dans les Universités, le niveau de l'instruction est étonnamment bas. C'est qu'elles n'ont jamais eu pour objectif d'ouvrir l'esprit à la méditation, à l'examen de conscience, mais d'inculquer des connaissances pratiques et surtout de souder la nation en l'inclinant non pas sur quelque tradition à demi légendaire mais sur une conception rationnelle du consensus social. Ainsi chaque Américain au sortir de l'école peut-il être appelé « intellectuel » en ce sens qu'il a été gonflé de recettes utiles et agréables pour la conduite d'une famille, d'une réunion, d'une communauté et, tout au sommet, d'un gouvernement.
Je ne veux pas insinuer que l'intellectuel américain s'en tienne à ces phases de son éducation ou qu'il considère comme tout à fait suffisant ce qu'il a appris à l'école à propos de la coexistence-dans une société pluraliste. Ce que je suggère, c'est qu'en général son univers mental est définitivement influencé par ce qu'on appelle « valeurs sociales » et que, toute sa vie, consciemment ou non, il s'efforce de réaliser le mieux en fait de famille, de communauté, de gouvernement -- et finalement de « meilleur des mondes ».
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Cette aspiration de l'intellectuel américain, on la comprendra plus facilement en la comparant à celle de l'écrivain américain. En Europe, pas de ligne de démarcation entre l'écrivain et l'intellectuel, entre le *vates* et l'insociable : ils ont des ancêtres communs, les prophètes Juifs et Socrate, ce philosophe qui bravait la société. Aux États-Unis l'écrivain est un anarchiste, un hors-la-loi inquiet, un errant jamais tout à fait enchaîné qui ne fait jamais de compromis avec la civilisation. De Thoreau, Melville et Mark Twain à Hemingway, Fitzgerald, Nathanaël West et J. D. Salinger, le héros de roman fuit la société, non parce que celle-ci rejette sa façon de voir, qu'il juge la meilleure, ni non plus en raison du « Familles, je vous hais » de Gide, mais parce qu'il tient vraiment pour contraire l'existence de la société, pour intolérable l'existence de la loi, et qu'il regarde la civilisation comme une monumentale tromperie.
En fait, l'écrivain en Amérique -- l'artiste aussi -- est en guerre contre l'intellectuel. A vrai dire, ces combattants ne représentent pas deux types différents d'Américains ; ils illustrent la cassure fondamentale de la personnalité américaine : d'un côté le puritain qui se gargarise de formules (et de formules sociales) par crainte des explosions possibles de la nature (et de l'humaine nature), de l'autre côté l'anarchiste qui rejette les contraintes, se bâtit sa solitude, et finalement détruit tout ce qu'il touche, y compris lui-même.
Il se peut qu'ainsi présenté leur conflit apparaisse bien théorique ; pratiquement ils n'en coexistent pas moins dans l'esprit américain et par conséquent dans la pensée de l'intellectuel américain. L'anarchiste qui vise à détruire l'ordre établi suit de près le puritain qui ritualise le désordre, et vice versa. Ils constituent en fait un seul et même personnage. Quand un éducateur américain se rend compte des ravages que produit dans l'esprit une pédagogie progressiste appauvrissante et qu'il décide d'entourer de son attention un élève exceptionnellement brillant, aussitôt il apprend à celui-ci comment on devient brillant, les limites et les recettes psychologiques que cela impose et suppose, et il avertit les parents que, pour favoriser plus tard l'envolée définitive de l'intelligence et de l'imagination du jouvenceau, il faut recourir à une dose supplémentaire de « formation sociale ».
66:93
Rien de forcé dans cet exemple. En Amérique en effet, pour les raisons brièvement indiquées plus haut, l'école est en petit la réplique de la société, et le maître est supposé y jouer très exactement le rôle qui est, sur une plus grande échelle, celui de l'intellectuel. Du maître et de l'intellectuel on attend qu'ils forment, non pas des révoltés, mais de solides citoyens capables d'affronter le nombre X des circonstances probables qu'ils rencontreront au cours de leur vie. C'est ce qu'on appelle à l'école « la préparation aux situations vitales » lesquelles peuvent même être méticuleusement reproduites en classe. Il en résulte à la sortie une imagination appauvrie et une assez rigide « manière de vivre » (way of life) que l'on a tort à l'étranger de confondre avec la manière bourgeoise ; elle n'est ni bourgeoise ni prolétarienne ; tout simplement elle ne rentre dans aucune des catégories connues en Europe. La « way of life » américaine est l'exemple de la satisfaction sociale, et même de « l'hypothèse » métaphysique qui admet tacitement que les choses sont telles qu'elles doivent être. Elle pousse jusqu'au conservatisme, mais uniquement parce que la machinerie sociale doit être sauvegardée afin de canaliser, le cas échéant, les bouleversements qui se révéleraient nécessaires. Elle est aussi l'expression du credo social essentiel dans une société récemment fondée qui veut éviter les vicissitudes historiques des autres continents.
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Mais si les « Pèlerins » fondèrent l'Amérique pour s'y réfugier contre la persécution, si les immigrants y ont vu un abri contre l'injustice et l'inégalité, cet idéal messianique ne pouvait rester improductif depuis que pays et nation possèdent des intérêts bien définis sur la scène du monde. J'ai dit plus haut que ce pays n'a pas connu de classe sacerdotale de qui les intellectuels auraient pu hériter une mission ; cependant les Prédicants puritains ne se référaient-ils pas eux-mêmes à l'antique Sion et à la Jérusalem nouvelle que devait devenir l'Amérique ? Des hommes d'État modérés, comme Jefferson et John Adams, n'étaient-ils pas convaincus que « l'Amérique représentait l'idéal universel » et que « notre République pure, vertueuse, altruiste... gouvernera le monde et y fera naître l'homme parfait » ?
67:93
Il est vrai, pendant tout le XIX^e^ siècle, le pays fut occupé à l'acquisition de frontières définitives, à l'assimilation des immigrants, à la transformation d'une société rurale en société urbaine, à la construction du système industriel le plus important de la terre. Mais avec le XX^e^ siècle et la consolidation apparurent la tentation et le besoin de devenir une grande puissance et d'appliquer à l'extérieur les leçons de l'expérience américaine. Pour cette tâche les intellectuels devaient s'associer aux industriels, aux hommes d'affaires et autres leaders de la société.
Pour eux -- et cela n'est-il pas significatif ? -- c'est vers le domaine social qu'ils tournèrent leur regard : ainsi le juge Oliver Wendell Holmès, l'éducateur Dewey, l'historien sociologue, Charles Beard, etc. Ils se firent les pionniers de la philosophie de la technique et de la doctrine sociale selon laquelle c'est l'équipement industriel qui porte la « bonne société » à son point de perfection. Environ le temps où F. D. Roosevelt fut élu Président, l'intellectuel américain avait découvert sa véritable vocation : former l'avant-garde du progrès social. Les années 1930 favorisaient l'examen de toute chose à la « lumière du socialisme ». Mais le rêve américain d'une société juste absorba, non sans quelque difficulté, l'idéologie marxiste et d'une partie de celle-ci, tout en s'efforçant de préserver ses propres caractéristiques, cuisina un mélange agréable au goût national.
Dans cette tentative progressiste, les intellectuels prirent une part décisive. La politique, jusqu'alors domaine des majoritaires, désignés par les urnes locales gagna en considération sous la bureaucratie créée par Roosevelt et développée par ses successeurs. A l'instar de Normale Supérieure en France, l'Université Harvard devint le centre de recrutement des brain-trusts, des conseillers présidentiels et des chargés de mission ; la « tête d'œuf », c'est-à-dire l'intellectuel politicien, fit son apparition. La vie publique américaine était auparavant fondée sur les droits des États, l'autonomie régionale et les associations privées. On eut une « République des Professeurs » et de structure centralisatrice, ce qui, pour la perpétuation de sa classe politique, lui assure les votes des larges masses urbaines et suburbaines.
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Cette évolution intérieure ne pouvait pas ne pas influencer la politique étrangère. En fait, c'est là que les intellectuels trouvent leur objectif réel : la scène nationale, s'encombrant d'obstacles concrets et de servitudes locales, la sphère internationale leur apparaît en effet comme un libre terrain de chasse ouvert à leurs expériences, à leurs solutions idéologiques et à leur irrésistible besoin de bien faire.
Au début de cet article, j'ai insisté sur l'enthousiasme des intellectuels américains pour la « bonne société » et le perfectionnement de l'homme. En vérité ce credo est la raison d'être de la République, et sa justification au regard de son peuple. Quand nous signalons que les Américains désirent « être aimés » nous présentons ce désir, non pas comme une expression de pure sentimentalité, mais comme le besoin de se justifier aux yeux de l'univers. Quoi de plus naturel par conséquent que de chercher à étendre la « way of life » américaine à la race humaine tout entière puisque le consentement universel constituerait précisément la justification la plus parfaite.
Dans cette entreprise l'intellectuel n'est pas seul. Pour les raisons esquissées plus haut, l'ensemble de la nation fait sienne cette mission, de même que, hormis les non-conformistes qui tracent leur propre chemin, il a fait sienne la « way of life ». Voilà peut-être ce qu'il importe le plus de ne pas oublier. Il se peut que l'on découvre aux États-Unis différentes classes sociales plus ou moins marquées ; toutes ont en commun ce que l'on peut appeler « l'idéologie américaine », avec son zèle missionnaire, son goût pour l'éducation, sa croyance au progrès par l'éducation, son intellectualisme enfin, pauvre mais généralisé. Comme l'a écrit le Professeur Richard Hofstadter : « Notre destinée n'est pas d'avoir des idéologies, mais d'en incarner une ».
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Ainsi donc, on peut comprendre le rôle des États-Unis dans les affaires mondiales rien qu'en observant la « way of life » américaine dont il est l'application. Intellectuels et politiciens ne font que mettre en formules la contexture de l'américanisme, et, comme ils en sont l'avant-garde, ils travaillent naturellement à le promouvoir. Au bout du compte, c'est à l'écartèlement de la personnalité américaine, au heurt perpétuel du puritanisme et de l'anarchie, qu'il faut se reporter pour avoir une vue plus claire de la politique des États-Unis.
« C'en est fini de l'isolationnisme » a-t-on dit. Je pense qu'il faut être de l'avis contraire. L'Amérique reste isolationniste en ce sens qu'elle croit que le monde deviendra américain, pourvu seulement qu'elle se montre patiente et compréhensive. Cela aussi a été mis en formules. N'en soyons pas surpris, pas plus que de l'utopie desdites formules et de leur prétention à l'universalité. La tranche anarchiste du mélange américain affirme que le pays n'est pas un corps politique, mais l'épure d'un système irréalisable et la démonstration quotidienne de l'impuissance de l'homme à franchir les bornes de sa condition. Pourquoi en irait-il autrement du reste du monde ? Pourquoi ne renoncerait-il pas à ses antagonismes traditionnels et à ses guerres, et n'adopterait-il pas les techniques de coopération d'une société mondiale pluraliste ? La politique c'est le mal, suggèrent les Américains ; il faut, ajoutent-ils, imposer aux gouvernements la coexistence entre les peuples. Dans le monde entier, les individus ont les mêmes aspirations, ils doivent donc chercher à se connaître et la compréhension sera le fruit normal de leurs contacts. Le Président Woodrow Wilson, qui fut le premier intellectuel installé à la Maison-Blanche appela l'humanité à renverser l'ordre ancien, à se dresser contre ses gouvernements coupables d'étroitesse d'esprit et à entrer hardiment d'elle-même dans une nouvelle ère de la liberté. Quarante ans plus tard, le Président Eisenhower, qui n'est pas un intellectuel, mais plutôt le type de l'Américain moyen, suggérait que tous les peuples fissent connaître, par des bulletins de vote, le régime qu'ils veulent : communisme ou démocratie.
En cela, toutefois, comme en beaucoup d'autres outrances, il faut faire la part du goût pour l'eschatologie. Voici un exemple frappant : le même Wilson qui s'obstina à transformer l'histoire à coups de nouveautés révolutionnaires croyait que l'égoïsme national (à ses yeux reflet d'un particularisme néfaste) peut être légitimement détruit par l'institution d'un parlement mondial, gigantesque formule d'abolition des maladies politiques. Et naturellement, sur le conseil des intellectuels du Brain-Trust, Roosevelt poursuivit le même dessein.
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C'est pourquoi la politique américaine se trouve désavantagée quand elle a à faire au Vieil Adam. George F. Keenan l'a remarqué, c'est le seul motif pour lequel la société américaine a perdu toute conscience du mal qui est en elle et a laissé les problèmes de ce genre au spécialiste en sciences sociales et au psychologue. D'où sa répugnance à reconnaître le mal dans les autres sociétés, ou bien son idée que le bon exemple et la persuasion peuvent l'exorciser. En tout cas, elle s'interdit absolument d'employer la force, sous prétexte que celle-ci va contre la nature raisonnable de l'homme et vicie les bonnes intentions de celui qui se sert d'elle. Depuis que Hitler et Staline en ont fait leur principal instrument de gouvernement, la force lui répugne davantage encore. Et elle approuve le Professeur Hans Morgenthau affirmant la foi des Américains dans un ancien âge d'or où la politique étrangère était inconnue (ainsi que l'emploi de la force) et dans l'avènement d'un autre âge d'or quand la force, c'est-à-dire la politique étrangère sera de nouveau éliminée. Ce deuxième âge d'or, les Américains considèrent que leur mission est de l'instaurer, et pour cela de remplacer la *politique* par la *technique sociale.* Telle est l'authentique version américaine de la pensée des utopistes, de Saint-Simon à Lénine, dont le premier a dit : « Le gouvernement des hommes ressortit à l'administration des biens », et le second : « L'État (c'est-à-dire le système bourgeois) périra d'inanition », en sorte que n'importe quelle ménagère sera capable d'assurer les quelques besognes quotidiennes réclamées par l'administration d'une société sans classes.
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On le voit, la pensée des Américains touchant les affaires mondiales se rattache étroitement à celle des utopistes : ils croient que les communautés sont capables des mêmes vertus que les individus (surtout les Protestants) ou du moins qu'on peut en confier la pratique à une espèce d'agrégat politique de substitution, tel le « programme du peuple au peuple » ou le « Peace Corps ». Au niveau de la planète, et grâce à l'universelle communication entre les peuples, ils attendent d'une structure nouvelle -- les Nations Unies -- qu'elle amortisse tous les antagonismes qui séparent encore les nations parce qu'elles sont situées « à des stades différents du développement économique ».
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C'est la thèse de W. W. Rostow et c'est aussi l'idée qu'exprime le Professeur Arthur Schlesinger quand il dit que les Nations-Unies incarnent une « conscience de l'humanité » qui se fait lentement jour, tout comme depuis le XIII^e^ siècle, les parlements nationaux ont incarné les consciences nationales.
Quelle vérité y a-t-il dans ces affirmations ? Ce n'est pas la question. Mais elles indiquent que la doctrine évolutionniste est appliquée à la politique à laquelle elle substitue autre chose. Et l'on commence à voir pourquoi : de même que pour les marxistes la société communiste parfaite ne sera jamais réalisée et restera toujours un idéal à atteindre, de même pour l'idéologie américaine la société sert de modèle pour la création de la *future société universelle ;* si elle vise à supprimer le mal chez elle -- et c'est son intention profonde -- c'est pour se prouver qu'il peut être supprimé dans le monde entier. Parce qu'il est de la nature de la conscience puritaine de s'accuser elle-même, nombreux sont les publicistes et les politiciens qui affirment que nous devons d'abord extirper nos propres maux (la ségrégation par exemple, et l'égoïsme économique) avant de condamner les méfaits de l'Union Soviétique. N'empêche que notre pureté n'en est encore qu'à l'état d'essai, cependant que nous invitons tous les peuples à une commune recherche d'une conscience de l'humanité. Et pourquoi d'ailleurs nos ennemis ne nous rejoindraient-ils pas dans cette intention, fournissant par là même la preuve qu'ils ne nous sont pas ennemis ? Comme le remarque à propos de la Russie de Krouchtchev un homme politique aussi cultivé que Keenan : « Un ennemi avec qui l'on peut s'asseoir et causer n'en est plus un ».
Dans une perspective aussi confuse les *buts concrets immédiats de la politique* ne se distinguent plus d'une vague et lointaine vision *historique,* ni, par-delà, des illusions inspirées par l'idéologie. Perdu dans ce monde fuyant et abstrait, l'intellectuel américain accepte facilement le risque de perdre la proie qu'il tient, son clocher, pour cette ombre : l'universalité.
72:93
Récemment un éditorialiste du *New-York Times,* cette forteresse des intellectuels et des politiciens, proposait que les États-Unis rompent avec les puissances colonialistes européennes, avec les visées occidentales sur le monde, et même avec la race blanche, afin de montrer la sincérité de leur amitié pour les races de couleur naissant à l'indépendance et pour les intérêts non-occidentaux. Tout cela au nom d'un monde « révolutionnaire. » et d'un ordre mondial meilleur dans lequel les « Valeurs Américaines » pourraient être à l'origine d'une totale régénération.
On voit clairement à présent comment, dans cette perspective, les affaites internationales perdent pour ainsi dire, de leurs poids, comment passé et présent sont dédaignés à titre de simples catégories historiques et remplacés par le sentiment que n'importe quoi est faisable en tout temps : désarmement, gouvernement mondial, réconciliation universelle, abolition de l'histoire et de la condition humaine. M. William Shannon, journaliste libéral, reprochait il y a peu à l'administration Kennedy d'être trop conservatrice. Du même point de vue, le gouvernement actuel paraît « bâti en porte-à-faux par rapport à la direction qui semble la plus réaliste ». Dans ces conditions, c'est la démission du réalisme rejeté comme déviationniste et c'est l'utopie que l'on installe sur le trône de l'humanité. Déjà, Pascal nous en avait avertis : « Qui veut faire l'ange, fait la bête ».
Thomas MOLNAR.
73:93
### Images du Venezuela
par Jean-Marc DUFOUR
AU PETIT JOUR, le soleil se lève sur les collines entourant Caracas, et pour le visiteur c'est une symphonie de rose et de vert pistache, ponctuée de mauve et de bleu lessive : ces maisons aux couleurs aussi vives que celles des villages de la côte de la Méditerranée, ce sont les *ranchitos*, les demeures des paysans qui ont fui la campagne, ou mieux qui sont venus vers la capitale pour bénéficier de la manne pétrolière, pour grappiller les dollars nés d'une industrialisation effective, pour saisir au passage les miettes d'une abondance réelle.
Ce ne sont pas des quartiers sinistres comme les zones qui entourent et Mexico, et Bogota, comme les maisons de bois pourrissantes -- mais surmontées d'antennes de télévision -- que l'on rencontre à Panama et à Colon. Je suis allé un soir visiter un de ces barrios. J'étais en compagnie d'un prêtre qui avait bien voulu me servir de cicérone.
-- Vous allez voir, m'avait-il averti, ce n'est pas la misère que certains décrivent...
Il n'avait pas ajouté « et qu'ils sont secrètement désolés de ne pas rencontrer » mais je me demande s'il ne le pensait pas.
-- Ce sont des quartiers pauvres, mais des quartiers où l'on peut vivre. La preuve : j'y ai vécu.
Et comme je lui demandais s'il y régnait le même climat d'insécurité qu'à Bogota, au sein des « invasions » il éclata de rire.
74:93
-- Vous faites du romantisme ! Ce ne sont pas des hors la loi ! Ce sont des travailleurs, d'ailleurs, regardez.
Nous arrivions dans le *barrio.* La première chose que je constatai, c'était que l'électricité était installée. Sur une espèce de plate-forme accrochée à flanc de coteau, sous quelques becs électriques des gens jouaient à la pétanque, un peu plus loin d'autres travaillaient : ils reconstruisaient en briques le mur d'une cabane.
-- Vous voyez, me dit mon compagnon, ici, tout se transforme : cette maison de bois va faire place petit à petit, mur par mur, à une maison « en dur » comme vous dites. Les maisons ont la lumière, les planchers de bois remplacent petit à petit le sol de terre battue. Ce que beaucoup de gens ne comprennent pas c'est que les *barrios* de Caracas ne sont pas un cul-de-sac de la misère : leurs habitants ont un avenir. Vous les côtoyez dans les rues de la ville et vous ne les distinguez pas des autres vénézuéliens : ils ne sont pas réduits aux métiers marginaux : vendeurs de billets de loterie ou même mendiants. Bien sûr, il y a des vendeurs à la sauvette, ceux qui se trouvent dans l'Avenida Urdaneta par exemple, qui vivent ici. Mais souvent ce n'est qu'un stade de leur vie.
Un ami français devait me dire la même chose :
-- J'ai eu une secrétaire qui vivait dans un de ces *barrios.* Je vous jure que si vous l'aviez rencontrée en ville, vous n'auriez pas pu le deviner. Moi-même je ne l'ai su qu'au bout de deux ans.
Je me souvenais des « invasions » de Bogota et des organisations qui les dirigeaient. Je ne pus m'empêcher de demander si, ici aussi, le Parti communiste régentait la vie quotidienne. Là, les réponses furent plus nuancées.
-- Il n'y a pas de dictature du Parti, me dit-on, certainement il a essayé de contrôler ces quartiers plus défavorisés que les autres. Mais on ne peut pas dire qu'il est le maître. D'ailleurs la police vient régulièrement faire des rondes...
75:93
On ne pouvait en dire autant dans la capitale colombienne.
-- Il y a plus de communistes dans certains vieux quartiers de la ville que dans les *barrios* ajouta l'un.
-- Et certainement plus à l'Université libre, reprit l'autre.
Les inscriptions sur les murs chantaient bien plus les louanges de la Démocratie Chrétienne que celle des groupes révolutionnaires et c'est en effet dans le centre de la ville que je devais rencontrer celles qui réclamaient « *amnistia ya !* » « L'amnistie maintenant ! » en plus grand nombre.
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Le centre de la ville ! je n'écris pas ces mots sans me repentir aussitôt ! comme si Caracas avait un centre, comme si cette longue vallée -- et les cinq courtes vallées qui débouchent dessus -- pouvait permettre de donner un centre et une structure à cette suite incohérente de banlieues de luxe et de lotissements populaires. Pourtant c'est dans ce « centre », dans le quartier du *Silencio* ainsi nommé après une épidémie qui le ravagea, et le rendit « silencieux » par manque d'habitants, que se trouvent les ministères et le Palais du président de la République, et aussi la Place Simon Bolivar, la seule jolie place de la ville avec ses arbres immenses où se déplacent au ralenti les paresseux, les réverbères 1900, et les vasques soutenues par des amours de bronze.
C'est là que je rencontrais les premiers membres des groupes terroristes qu'il me fut donné de fréquenter au Venezuela.
Les derniers jours que je passais à Bogota, un ami m'avait demandé :
-- Voulez-vous rencontrer un délégué des *Forces armées de libération nationale vénézuélienne ?* Il pourrait faciliter votre enquête dans son pays.
Je ne demandais que cela. Rendez-vous fut pris. Après des précautions dignes des meilleures traditions romanesques, je rencontrais ce garçon. Il me promit que ses amis me téléphoneraient lorsque j'arriverais à Caracas. Je n'avais qu'à faire connaître mon adresse.
76:93
J'attendis huit jours, puis quinze, puis trois semaines... rien ne venait. J'allais perdre tout espoir lorsque, un beau matin, « on » me donna rendez-vous sur la place Simon Bolivar, au pied même de la statue équestre du Libertador.
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Je rencontrais un petit homme, qui fut extrêmement stupéfait de mes demandes. Je crois que les arrestations qui avaient suivi l'enlèvement du colonel américain Smolen avaient désorganisé tant de liaisons et tant d'habitudes que ce bon révolutionnaire avait vu s'écrouler son univers familier. Il m'emmena tout près de là dans les bureaux d'une administration publique où je rencontrai un autre révolutionnaire, plus jeune, mais tout autant dépassé par les exigences d'un reportage sur les mouvements révolutionnaires de son pays.
Tous les deux disparurent dans les ténèbres de la clandestinité après m'avoir promis de me retéléphoner.
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Deux jours plus tard, de nouveaux interlocuteurs m'appelèrent au téléphone. Il y eut des représentants des deux groupes révolutionnaires en compétition -- les durs et les mous. Les premiers que je rencontrais furent les mous. Enfin, un représentant de ce groupe.
Il commença par me faire l'historique du mouvement terroriste, et tandis que cet homme aux cheveux gris, modestement vêtu, m'expliquait « comment ils en étaient arrivés là » je ne pouvais m'empêcher de penser que les échecs secrètent le même type d'individus, qui se réfugient dans le souvenir des temps anciens et qui rejettent sur la méchanceté des choses la responsabilité de leur défaite.
Celui-ci avait appartenu au M.I.R., le *Mouvement de la Gauche Révolutionnaire.* C'était la fraction marxiste du parti actuellement au pouvoir : l'*Action Démocratique.* Cette fraction qui se composait principalement de gens qui s'étaient formés dans les prisons de Perez Jimenez, et s'était groupée, après la révolution qui avait vu la chute du dictateur, autour de Domingo Alberto Rangel, avait tenté de se saisir du pouvoir à l'intérieur de l'A.D.
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-- Nous avons commencé alors, me disait-il, à organiser la gauche dans le parti. Nous avons monté des sections, organisé des réunions, nommé des responsables. Nous avons eu près de 300.000 membres, nous avions des sections partout : jusque chez les Indiens de l'Orénoque, jusque dans le Delta Macuro !
Et puis la méchanceté des choses est apparue : les autres chefs de l'*Accion Democratica*, ceux qu'ils rêvaient d'éliminer, se sont révélés de meilleurs manœuvriers :
-- Celui-là, me dit-il, en parlant d'un de ses anciens camarades, celui-là nous a trahis, et d'autres ont préféré « l'unité du parti » : nous avons été mis en minorité alors que nous étions les plus nombreux... C'est alors que nous sommes passés à l'illégalité.
Et devant moi, il recommence à rêver du temps des splendeurs :
-- Trois cent mille adhérents, lui demandais-je, pour le Venezuela, c'est beaucoup ?
-- C'est énorme ! Jamais le Parti communiste n'a eu autant de rayonnement ! C'était une apothéose !
-- Mais comment avez-vous été vaincus ?
-- Nous avons confondu l'enthousiasme populaire avec une situation révolutionnaire... Et puis, à la longue nous avons compris qu'il fallait rompre avec les « putschistes » et Domingo Alberto Rangel, de sa prison, a pris la décision de faire cesser le terrorisme.
-- Et vous pensez que la situation va s'améliorer pour vous ?
-- Oui, si nous pouvons constituer un parti légal et recommencer le travail d'organisation. Nous devons tout reprendre, et reconstituer ce qui a été détruit dans la période du terrorisme. Il faut rebâtir un parti de gauche puissant qui puisse faire la révolution par des voies pacifiques.
Il repartit, perdu dans ses rêves de sections et de congrès, de noyautage des Indiens motilones, et d'organisation des llaneros des bords de l'Orénoque.
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A peu de temps de là je devais rencontrer ses frères ennemis. Ceux-là ne sont pas disposés à déposer les armes, et même lorsqu'ils ne sont pas d'accord sur certaines opérations comme l'enlèvement du colonel américain Smolen, ils ne se cachent pas de préparer d'autres opérations terroristes à Caracas même. D'ailleurs, si j'ai bien compris leurs pensées, ce qu'ils reprochaient aux membres du Parti communiste vénézuélien qui avaient opéré cet enlèvement, c'est que la police au cours de l'enquête découvrit des dépôts d'armes patiemment organisés en vue de ces attentats.
Nous étions sur la terrasse d'un appartement et au-dessous de nous les lumières de Caracas scintillaient. Une sourde rumeur montait du centre de la ville. C'était la seconde fois que nous nous rencontrions, la première il avait fini par me confier que, « s'il fallait choisir » il se rallierait à la ligne chinoise ainsi que tous ses amis. La nouvelle de la chute de Krouchtchev avait été annoncée quelques jours auparavant et, loin de le remplir de joie, cette nouvelle lui semblait pleine de menaces. J'avais l'impression que le « s'il fallait choisir » qu'il avait employé quelques jours auparavant lui paraissait s'approcher dangereusement.
Nous parlions de la guerre civile et des perspectives qui s'ouvraient devant la révolution :
-- Nous ne nous faisons aucune illusion, me dit-il, ce sera dur, plus dur qu'à Cuba.
Je lui demandais pourquoi.
-- Parce que le sucre, ce n'était pas le pétrole.
Il réfléchit un instant puis reprit :
-- Ici, nous avons le pétrole, le fer, la viande. Tout ça est exploité au bénéfice des Nord-Américains. Alors ils ne peuvent pas perdre ces ressources sans se battre. Mais le jour où le premier « *marine* » mettra le pied sur la terre du Venezuela, alors ce sera « *la guerra patria* » ! et tout le pays se soulèvera avec nous.
Nous regardâmes la ville en silence, puis il me dit :
-- Il faut que tu ailles visiter un *Frente guerillero*.
Je partais deux jours plus tard pour Mexico et le lui expliquais.
-- Tu ne peux pas retarder ton départ ? Nous avons des groupes guerilleros tout près de Caracas, tu sais ?
-- Dans le cerro de El Baschiller ?
79:93
-- Oui. Il te suffirait de huit jours.
J'étais tenté par l'aventure.
-- Et si je peux revenir de Mexico, ce ne sera pas trop tard ?
-- Reviens vite, me dit-il, je peux être obligé de quitter Caracas et ceux que tu connais aussi...
Je revins deux semaines plus tard.
\*\*\*
Je ne raconterai pas ici le voyage qui me conduisit de Caracas au poste de commandement du *Frente Guerillero Simon Bolivar* situé dans l'État de Lara. Cela se fit, -- quelques contre-temps mis à part -- avec une déconcertante facilité. Après quelques heures de marche, commencées dans la nuit par des sentes pour chèvres acrobates, le trajet se termina dans une forêt maigre, plus un fort taillis qu'une véritable futaie, lorsque le garçon qui me servait et de guide et d'escorte me demanda de l'attendre quelques instants. Je m'assis sur la piste, la carabine qu'il m'avait confiée posée à côté de moi : quelques minutes plus tard il revint accompagné d'un homme qui se présenta comme le Commandant Gonzalèz, chef militaire du maquis. Nous contournâmes le buisson qui se trouvait là et, à même pas cent mètres, les chefs politiques du maquis m'attendaient.
Il y avait là un homme grand, barbu, visiblement un intellectuel, qui se présenta sous le pseudonyme de Tancredo, et une femme mulâtresse, que je connus sous les noms de « Jacinta » ou « La Negra ». Elle était une ancienne député communiste et avait le titre de commissaire politique du « frente ».
Puis vinrent les commandants de brigade : le capitaine Belésario et le capitaine Zapata.
-- Tu as de la veine, me dit Tancredo, c'est la fin de l'année, alors ils viennent à la « comandancia » et tu peux les voir. Le reste du temps tu auras dû aller dans les détachements.
Je n'aurais pas demandé, mieux que de visiter les « détachements » mais cela se révéla impossible, :
80:93
-- Tu comprends, nous sommes sur la défensive. Cela ne nous gêne pas beaucoup. Nous avons nos guides, nos émissaires, nos informateurs, alors nous savons tous les mouvements de « l'ennemi » ; (l'ennemi, c'était l'armée vénézuélienne, et la *Digepol*, la Direction Générale de la police). Mais pour toi qui n'as pas l'habitude de circuler en montagne, ce n'est pas pareil.
Et il ajouta :
-- Il faudra que tu reviennes, si tu as deux mois de libres nous te ferons visiter tout le « frente ». Il faut un mois et demi en marchant vite, « à pas de mule » comme nous disons. Mais pour toi il faudra bien deux mois.
Ce « frente guerillero Simon Bolivar » que je ne pus visiter en détail, les divers chefs politiques et militaires que je rencontrais m'en expliquèrent abondamment la naissance et les activités.
-- C'est ici qu'est né le premier maquis du Venezuela, me raconta Bélisario, je faisais partie de cette première tentative...
Ce fut une parfaite histoire de fous. Encombrés d'un poste radio qui devait être transporté par quatorze maquisards, les guerilleros occupèrent un village, puis s'enfoncèrent dans la montagne, afin de lancer un appel radio en direction de Caracas :
-- Arrivés à El Candao, nous lançâmes une proclamation. Le lendemain l'armée était là.
Et ce fut un combat en retraite, avant de se réfugier sans vivres, car ils avaient abandonné les rations de réserve pour hisser le poste émetteur -- à plus de trois mille mètres, où ils se nourrirent de tubercules, puis « de vers blancs de huit centimètres de long, gras et délicieux » qu'ils trouvèrent dans des morceaux de bois. La suite fut simple : ils revinrent chercher des vivres, se heurtèrent à nouveau à l'armée et furent fait prisonniers après un ultime combat. Bélisario, lui, s'évada de sa prison. Il devait me dire le dernier jour, après m'avoir accompagné jusqu'à la route :
-- Tu vois, maintenant, je ne pourrais plus vivre autrement. Il faut que je sois dans ces montagnes à me promener, et à « organiser les masses ».
Cette « organisation des masses » tout le monde devait m'en parler. Ce fut Zapata qui m'expliqua en détail en quoi cela consistait.
81:93
-- Nous entrons dans un village, après avoir pris le maximum de renseignements, et l'avoir bien observé. Nous réunissons les paysans et nous leur expliquons ce que nous faisons.
-- De quoi leur parlez-vous ?
-- Nous ne leur parlons ni de socialisme, ni de communisme, ni de questions religieuses ! Nous parlons des problèmes agricoles et du programme du Front de Libération National.
Et puis nous repartons. Mais nous restons à proximité à examiner ce qui se passe, ce que fait l'armée, ce que font les paysans.
Et puis après nous revenons, nous aidons les habitants du « caserio » nous entrons dans toutes les maisons pour que tout le monde soit compromis et que personne ne puisse prévenir « l'ennemi ».
Et que disent les paysans ?
Ils sont méfiants. Ils répondent au début : « oui, oui » « pourquoi pas » « peut-être ». Et puis un jour, il y en a un qui sans que nous demandions rien nous donne à manger. Alors, c'est une maison gagnée...
-- Et pourquoi ?
-- Parce que nous n'avons rien demandé, et qu'en nous donnant à manger, il se compromet. Et puis pour qu'un paysan qui n'a presque rien partage avec nous !
Et nous continuons notre « propagande armée ».
Alors Zapata eut cette phrase terrible :
-- En trois jours de propagande armée nous commençons à avoir des résultats. Combien crois-tu qu'il eût fallu de temps pour arriver au même résultat en faisant de la propagande « légale », en collant des affiches et en distribuant des tracts ?
La propagande armée conduit à la « domination des masses ».
-- C'est grâce à la « domination des masses » que nous sommes en sécurité. L'ennemi ne peut pas faire un mouvement sans que nous soyons avertis.
Je devais voir les billets apportés par des émissaires et indiquant que « trois soldats sont dans la maison de X... au caserio Y... et que le reste de la section se trouve au village de Z... ». Pauvres papiers, couverts d'une écriture malhabile, pliés et repliés, salis d'avoir été transportés dans les caches les plus invraisemblables.
82:93
-- Et lorsque vous avez obtenu cette domination, que se passe-t-il ?
-- Il faut d'abord éliminer les « sapos ».
Les « sapos », les crapauds, ce sont les partisans du gouvernement.
-- Et quels sont les plus dangereux ?
Ce fut La Negra, la commissaire politique qui assistait à tous les entretiens, qui répondit :
-- Les plus dangereux, ce ne sont pas les gens de l'Accion democratica, ou de l'U.R.D., ceux-là, ce sont des comitards ; les plus dangereux ce sont les démocrates chrétiens. Ils sont les seuls avec nous à posséder une mystique, une organisation et un programme !
-- Et après ?
-- Après les paysans membres du Front de Libération Nationale élisent un Comité de Libération qui est le représentant du pouvoir révolutionnaire.
-- Et c'est tout ?
-- Oh non ! Mais le reste ce n'est plus le travail des Forces Armées, mais celui du F.L.N., les militaires s'effacent et les politiques interviennent.
Le travail des politiques me fut expliqué par Tancredo. Tancredo est le responsable politique du Front. Dans la « vie civile » il est le docteur Mujica, chirurgien des hôpitaux, président de la Société de Traumatologie du Venezuela. Il me parla des chirurgiens français qu'il avait connus dans divers congrès internationaux et me chargea d'aller leur dire bonjour de sa part.
-- Oh, me dit-il, le Comité de Libération c'est trop lourd : il comprend de trois à cinq membres, c'est difficile de les réunir, alors il ne joue que le rôle de « représentant du pouvoir révolutionnaire » mais pour administrer réellement le village, c'est le « secrétariat » qui s'en occupe...
-- Et le secrétariat est élu lui aussi ? demandais-je.
-- Non. Il est nommé par nous, comme le « Comité secret » qui doit remplacer le comité élu, au cas où ce dernier serait arrêté.
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-- Et lorsque ces trois organismes sont en place ?
-- Alors le village est entièrement gagné. Nous n'avons en théorie plus besoin de nous en occuper : il possède tout ce qui lui est nécessaire pour s'administrer lui-même.
Tout cela paraissait un peu schématique, et c'est au cours des diverses conversations, mieux, en écoutant les conversations qui se tenaient devant moi, que je voyais se préciser petit à petit la forme de cette « domination des masses » et que je comprenais les raisons de la persistance des guerilleros, et leur force.
-- Un jour, disait Zapata à Tancredo, nous sommes arrivés devant une maison. Nous frappons à la porte, pas de réponse. Pourtant nous savions qu'il y avait quelqu'un à l'intérieur. Nous sommes entrés, et nous avons trouvé une vieille femme. Elle était complètement nue ! Elle ne possédait plus aucun vêtement, et attendait dans sa cabane que les gens viennent lui apporter sa nourriture. Quelquefois, elle allait la nuit dans les champs...
-- Et qu'avez-vous fait ?
-- On lui a donné ce qu'on a pu, et puis, *nous avons chargé le comité du village de s'occuper d'elle...*
Le lendemain Tancredo me disait :
-- Tu sais, une des choses les plus importantes c'est quand nous rendons la justice, quand les paysans viennent plaider devant « el gobierno de las montafias »...
Et je devais lire dans un reportage publié par l'hebdomadaire vénézuélien *Venezuela Grafica --* qui fut d'ailleurs saisi pour l'avoir publié -- : « Dans le maquis, (il s'agit de celui de l'État de Trujillo, plus au sud que celui où je me trouvais) les guerillos célèbrent des mariages... »
\*\*\*
Nous avons longtemps cru, et je l'ai cru comme les autres, que le pouvoir des guerilleros, -- qu'ils soient Vietminh, viet-cong, fellaga, ou membres des Frente d'Amérique latine -- était basé sur la terreur. Je crois bien que cette vue des choses est erronée. Bien sûr la terreur joue son rôle. L'exécution des « sapos », celle des « chefs de villages » à qui on reproche telle ou telle action de police, -- mais j'ai l'impression qu'on leur reproche surtout de ne s'être pas ralliés au « pouvoir révolutionnaire » -- ces exécutions personne ne les nie. Elles sont liées à une étape de la conquête du pouvoir, de la domination des masses, mais ne jouent qu'un rôle limité.
84:93
Il y a la complicité, dont le rôle est bien plus important :
-- Tu comprends, et c'est Belisario qui parle, tu comprends, *au bout de six mois de cohabitation, les paysans ont tous commis un acte que l'ennemi tient pour répréhensible.* Alors ils sont tous avec nous...
Et petit à petit je voyais s'ajouter les uns aux autres les pièces du puzzle, et tout à coup je me dis que nous avions très bien connu cette forme d'organisation qui groupait les pouvoirs juridiques, administratifs, religieux (car le marxisme possède ses côtés religieux) et qui créait surtout une cohésion parmi les habitants d'une même agglomération. Nous l'avions très bien connu : cela s'appelait des paroisses.
Ce qui naissait sous mes yeux, ce dont on me racontait la formation pénible, c'était un ensemble de « *paroisses rouges* » ancrées dans le sol, dans la réalité quotidienne, constituant un monde nouveau au sein duquel les patrouilles de l'armée et de la Digepol pouvaient circuler jour et nuit, étrangères. Elles continuaient à sillonner les routes, leurs hommes entraient dans les villages et dans les fermes, pourtant elles ne voyaient que l'extérieur des choses, un aspect qui n'était pas toujours hostile, mais neutre, indifférent, muet.
-- Nous avons retourné les villages, m'avait dit Zapata...
Et c'était cela : le masque était toujours tourné vers la ville et « el gobierno de afuera » « le gouvernement du dehors », mais la figure, la face parlante, ne répondait plus qu'à « el gobierno, de las montañas ».
Jean-Marc DUFOUR.
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L'autre jeunesse
### Le Centre culturel de Cluny
par Dominique DAGUET
Voici qu'il se passe aujourd'hui un étrange phénomène : étrange parce qu'imprévu ; étrange, parce que d'une qualité méconnue et méprisée : la générosité ; étrange enfin parce que venant d'une jeunesse, d'une certaine jeunesse que l'habitude de l'ombre et de la défaite n'a pas pliée, n'a pas placée, selon l'espoir de trop de gens, dans une tombe de honte et de regrets stériles... Une jeunesse que l'on aurait pu croire soumise désormais au silence, aux acquiescements sans nombre et sans fin des partis vaincus, des minorités bafouées... Une jeunesse qu'une habile propagande présente comme vieille de plusieurs siècles, une jeunesse serrée dans une gangue de mots absurdes et sans signification : ce siècle n'a plus besoin de ces vertiges qui précipitaient des peuples entiers dans de somptueuses croisades, qui faisaient tomber en extase des foules de mystiques, qui faisaient découvrir à des multitudes la fascination créatrice de l'au-delà...
Il y avait pourtant bien des raisons pour que ce phénomène ne se passe point : trop d'à-coups ont été donnés à nos espoirs pour que leur énergie à la fin ne disparaisse ; trop d'exemples aussi d'abdications dans les luttes où nous entendions briller pour que revienne le courage d'inventer un nouveau combat. Et cependant...
Cependant il semble que quelques-uns connaissent ce courage et qu'ils se soient inventés un combat à leur mesure. Ou d'une mesure telle qu'ils soient sûrs d'avoir à le mener jusqu'à leur mort. Un combat dans l'ordre le plus élevé, et qui requiert attention, force, courage, étude. Un combat sur un terrain trop longtemps déserté par les nôtres, trop longtemps laissé aux seuls labours de ceux dont nous savons qu'ils sont les ennemis farouches de tout ce qui est notre Foi.
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Terrain difficile sans doute : vouloir porter les armes dans ce domaine qu'on appelle « la culture » c'est s'exposer de toutes parts. C'est se rendre à la nécessité d'une permanente patience et d'une irréductible volonté -- volonté de ne livrer que des luttes avec des armes de la plus haute qualité, de la plus intransigeante dureté, et mises au point avec la sollicitude la plus attentive. Volonté de ne rien avancer qui ne soit soutenu à la fois par la certitude de la connaissance et l'énergie de la nécessité : car enfin, ce domaine aux possibilités si bien exploitées par nos ennemis, il est tout aussi bien nôtre : et sans doute plus justement nôtre.
\*\*\*
Voilà pourquoi aujourd'hui la naissance du Centre culturel de Cluny, et cette promesse de quelques jeunes gens décidés à ne pas livrer leur âme comme à ne pas accepter que celles de leurs frères soient aveuglées par le mensonge. Jeunes gens certes qui se lancent dans une aventure qui peut leur être cruelle : leur pauvreté présente, qui sera sans doute leur pauvreté de tous les instants, n'est pas faite en effet pour leur faciliter une tâche difficile entre toutes.
Quand Kepler, après ses recherches sur le monde des étoiles, offre ses découvertes capitales au Dieu responsable de ce monde, il montre un homme plus souverain dans la justice que celui qui, au nom de découvertes semblables en intérêt, se croit autorisé à renier Celui sans lequel ses recherches mêmes seraient inutiles. Il nous est bien apparu qu'aucune démarche scientifique ne venait contredire notre Foi -- comme il nous apparaît d'une façon certaine qu'aucune aventure dans ce monde de la Beauté, qui est une part du monde des poètes et des peintres ne pourra nous faire renoncer à l'approche promise de l'Indicible. Et simplement vouloir, aussi démunis que l'on soit, aussi pauvres de connaissances et de pouvoirs, simplement vouloir pénétrer dans cette exubérance et cette foisonnante prolifération des formes inventées, des paroles jetées par des multitudes de poètes et d'écrivains inquiets de l'inconnu, simplement vouloir, prenant connaissance de ce monde où la chair de l'homme se révèle plaie de doute, plaie d'inquiétude, source d'espoir, source elle-même de l'image d'une Joie, d'une Grandeur, d'une Lumière, simplement vouloir, servant cette cause des créations humaines, faire servir les œuvres du génie de l'homme à l'exaltation de la Vérité, à la Gloire de la justice, à la manifestation de la Beauté, c'est faire en même temps œuvre de Foi, d'Espérance et de Charité.
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Disant ces mots, toute sorte de compromis deviennent impossibles : comme aussi les négligences, les approximations, les incertitude de l'expression. Et plutôt savoir retraiter dans le silence que de hasarder une place par un manque de préparation. Le temps ne se marchande pas : il est le seul abri d'où il ne faut sortir qu'avec prudence et sagesse, les vertus de l'audace.
\*\*\*
Mais qu'est-ce donc que le Centre culturel de Cluny ? Ou plutôt, quel visage sera le sien, lorsque le temps lui aura permis de devenir véritablement « Centre culturel » ? Un centre où de jeunes chrétiens, se réunissant pour une action commune, affirment ne plus vouloir accepter qu'on leur présente « l'effigie de Marx » quand ils attendent qu'on leur montre la Face du Christ, ou la faucille quand il s'agit de la Croix.
« Mais n'est-ce pas un paradoxe que de se fixer ce noble but, dira-t-on, et de vouloir, en même temps, s'arrêter aux œuvres humaines, souvent trop humaines, comme celles du théâtre, ou du cinéma, de la littérature, enfin de tous les arts, trop éloignés de l'Évangile ? Et qui peuvent par des séductions mauvaises troubler ceux qui les contemplent ? » Il est vrai, les visages les plus angéliques peuvent être quelquefois contemplés comme on contemplerait des idoles, et le paradis de la reine Sybille présenter plus d'attraits que la parole spirituelle ouvrant le Royaume du Père. C'est le destin de toutes les œuvres humaines de pouvoir contenir en elle, à la fois, les lumières de la vérité et les troubles du mensonge.
Et il faut bien reconnaître que « l'action culturelle » sert souvent de masque à cette entreprise de propagande et de subversion qui, peu à peu, dissout les volontés, embue les regards les plus clairs, fait douter les clairvoyances les plus assurées. « L'action culturelle » a trop souvent d'autres fins que la culture, que la pure connaissance : la pure émotion devant le chef-d'œuvre, devant ce témoignage de l'étrangeté de l'homme, devant cette preuve nouvelle d'une situation unique, à la frontière de deux mondes. Et pour nous, devant cette preuve émouvante d'une inquiétude, comme si l'appel divin, tenu dans l'ombre de notre chair, tentait chaque fois d'illuminer tout notre être. Que l'on pense ici aux « Pèlerins d'Emmaüs » de Rembrandt, ou bien à la « Sainte Véronique » de Rouault, à la « Pietà Rondanini » de Michel-Ange, au « Mystère de la Charité » de Péguy, ou bien encore à certains poèmes de Max Jacob...
\*\*\*
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Il fallait ces justifications pour présenter le « Centre culturel de Cluny » : elles disent une ambition et une ligne de conduite. Le travail à faire est considérable, mais prévu. Les ressources à découvrir, immenses : si le travail est utile, les ressources se découvriront. Si non, eh ! bien, il restera à mettre la clef sous la porte, et à prendre d'autres dispositions.
Olivier Fenoy, qui vient donc de le fonder, avec quelques amis, déclare qu'il s'agit là d'un « mouvement de jeunes fait par des jeunes, afin de conserver l'enthousiasme de la jeunesse et sa pureté ». Par quels moyens ? Les arts sont divers : il faut une troupe de théâtre, une organisation de ciné-clubs, des musiciens, des peintres, des sculpteurs, des conférenciers...
La troupe de théâtre commence à voir le jour : déjà, une petite tournée, avec une pièce de Marivaux, a permis de se faire les dents, de s'habituer à la dure vie du comédien pauvre, d'apprendre à résoudre les différents problèmes matériels que posent cette organisation, cette vie en commun. Sur ces bases, il est possible de voir l'avenir plus clairement. Ainsi, le répertoire se composera résolument de pièces très belles allant dans le sens de l'idéal du Centre : « Condamné pour manque de Foi » de Tirso de Molina ; « Grégoire VII ou le Royaume de Dieu » de Jean Ducaud-Bourget ; encore « Domremy », de Brasillach, et du Claudel et du Péguy. Le répertoire utilisable est vaste, trop peu joué, et qui pourra être pour beaucoup, sans doute, une source nouvelle. La venue au Centre du metteur en scène roumain W. Siegfried, resté en France avec sa femme, décoratrice au même Théâtre de Bucarest, après avoir présenté un magnifique spectacle au Théâtre des Nations, à Paris, permettra à cette jeune troupe d'atteindre une maturité nécessaire tout en conservant ce merveilleux allant, ce caractère juvénile si plaisants.
Il y a encore la troupe des musiciens, où se comptent plusieurs premiers prix du Conservatoire de Paris : qui donnera bien entendu divers concerts, mais surtout des conférences-concerts, dont la formule me paraît très heureuse. Et ainsi le Centre pourra-t-il organiser, pendant les mois d'été, en quelques villes accueillantes, des « semaines festivals » pendant lesquelles seraient vus des spectacles de théâtre, entendus des concerts de musique de chambre -- Henri Sauguet est tout prêt à donner de ses œuvres à Philippe Aimé qui anime un excellent petit orchestre -- des concerts spirituels, avec Paul Guilloux, organiste de la cathédrale de Bourges : enfin, des récitals de poésie, quelques conférences compléteraient un programme de festivals qui pourrait être itinérant.
\*\*\*
89:93
Mais cela ne suffit pas à l'ambition d'un Centre qui veut avoir de l'ouvrage pour longtemps : dès octobre, l'organisation des ciné-clubs se mettra en mouvement. Déjà, dans une vingtaine de villes des jeunes se sont réunis et ont formé de ces ciné-clubs qui grouperont ainsi comme une famille « de Cluny » -- plus ils seront nombreux, plus ils bénéficieront d'avantages et plus ils seront à même de soutenir, par leur seule existence, la vie du Centre, dont la fondation, il faut le dire, fut un acte de foi plus que de raison. Enfin, divers projets verront peu à peu le jour : une école dramatique, dont s'occuperont le metteur en scène W. Siegfried et son assistant Patrice Laffont ; des foyers-bibliothèques qui devront compléter les ciné-clubs ; un jour peut-être, un foyer d'artistes, où se grouperaient toutes les disciplines des arts plastiques, (peinture, céramique, ferronnerie, vitrail, etc.) ; des centres civiques, enfin de formation doctrinale, indépendants : où l'on aurait à méditer non seulement sur les œuvres des hommes mais aussi et surtout sur les œuvres de Dieu.
Il va sans dire que tant d'énergie déjà dépensée, tant d'enthousiasme mis au service d'une cause noble et belle, méritent l'aide de tous ceux qui sentent la nécessité d'une telle action : et qui se doutent que monter « Condamné pour manque de Foi » ou « Grégoire VII » coûte cher, que la location de locaux, que la vie quotidienne simplement, et le travail de secrétariat, et le temps passé à prendre tous les contacts nécessaires, que tout cela demande de l'argent, toujours plus d'argent. Un argent qui peut être trouvé en organisant, dans la ville où l'on se trouve, et en le faisant correctement fonctionner, un « ciné-club-foyer-bibliothèque-discothèque » en assurant, lorsque la troupe passe dans la ville où l'on habite, le succès d'une manifestation théâtrale sinon déficitaire, d'une façon angoissante. Olivier Fenoy, directeur du Centre ; Marine Delbe, directrice de la troupe ; Philippe Aimé, directeur de l'ensemble musical, attendent, ainsi que les autres collaborateurs du Centre, l'attention et l'aide du plus grand nombre de sympathisants possible.
Dominique DAGUET.
Centre culturel de Cluny : pour toutes demandes de renseignements, s'adresser au Secrétariat du Centre, 47, rue Cler, Paris VII^e^.
90:93
### La propriété
*seul fondement juridique\
du pouvoir dans l'entreprise*
par Louis SALLERON
A l' « Entreprise moderne d'édition » (4, rue Cambon, Paris 5^e^), Louis Salleron publie un ouvrage sur « Le fondement du pouvoir dans l'entreprise ». Nous en publions ici le chapitre central.
L'IDÉE QU'ON PUISSE AVOIR À OBÉIR à quelqu'un dont le pouvoir de commandement procède de la propriété paraît à la plupart une monstruosité. Que j'aie à obéir, passe encore, mais que j'aie à obéir à quelqu'un parce qu'il dispose d'un capital, voilà qui paraît une offense intolérable à la dignité de la personne humaine.
Comme toujours en ce genre de questions, on est ici en pleine confusion.
Tout d'abord, et c'est important, rappelons que ce n'est pas la propriété qui, par elle-même, donne le droit de commander. Si la propriété donnait au propriétaire le droit de commander et au non-propriétaire l'obligation d'obéir, ce serait l'esclavage.
Le régime de l'esclavage a existé et, très logiquement, l'esclave est juridiquement une « chose » dans ce régime, car la propriété ne concerne que les choses. Dès l'instant que l'homme est considéré comme un être libre, c'est-à-dire comme un être ayant capacité juridique à disposer de lui-même (quelles que soient les limitations de fait de cette capacité), il ne peut être objet de propriété.
91:93
Dans un régime où la liberté personnelle est reconnue, les rapports entre hommes sont réglés par la loi ou le contrat.
Qu'ils soient réglés par la loi ou par le contrat, toute la science politique et tout l'art politique ont pour objet de faire en sorte que les hommes trouvent dans le cadre juridique les meilleures conditions de leur épanouissement.
Il ne s'agit donc de rien de moins que du problème de l'organisation totale de la société. Vouloir en traiter exhaustivement, ce serait annoncer des volumes entiers de Philosophie, de Politique, de Droit et de Sociologie. Or nous n'avons que quelques paragraphes pour en parler.
Procédons donc simplement, et en partant, pour ainsi dire, *d'en bas.*
Me voici, moi, individu parmi des milliers et des millions d'individus, obligé de travailler pour gagner ma vie. C'est-à-dire, me voici, moi individu, contraint à une activité économique au sein de la société économique, pour faire mon trou, vivre, élever une famille, et me développer dans ma valeur économique et dans ma valeur personnelle. A quoi est-ce que je me heurte ? A un système de forces. Il s'agit, en l'espèce, de forces sociales. Mais si ce n'était pas des forces sociales, ce serait des forces naturelles. Robinson, dans son île, se heurte à un système de forces naturelles. Les forces sociales, si je les vois comme des obstacles, ont commencé toutefois par me libérer des forces naturelles ou de la plupart d'entre elles. La société organisée pose un certain nombre de droits inhérents à ma qualité de personne humaine. Ce sont les Droits de l'Homme, aujourd'hui « déclarés » dans quantité de textes, mais qui ont toujours existé, plus ou moins développés, écrits ou coutumiers, dans toutes les sociétés.
Ces droits généraux sont explicités, précisés, détaillés dans d'innombrables textes qui finissent par constituer le Droit Social de chaque pays -- quoique ce Droit Social ne les épuise pas et n'en constitue que l'aspect le plus sensible pour les salariés ou les plus défavorisés.
A l'intérieur de cette armature légale, je suis « libre » d'agir. Cette liberté s'exprime normalement par la voie contractuelle. J'achète, je vends, je loue, je m'associe à d'autres, je prête, j'embauche des salariés, je m'embauche comme salarié, etc.
Quel motif d'irritation peut se faire jour ici ? *L'inégalité des rapports de force.* En effet, il peut y avoir inégalité des rapports de force. C'est même le cas général. Il appartient au Pouvoir politique de faire en sorte, par ses lois et éventuellement par ses interventions, que cette inégalité soit la moindre possible. Peut-il aller plus loin ? Peut-il réaliser l'égalité entre tous les individus ? Non. Nous allons voir pourquoi.
92:93
Mais d'abord à quoi tient apparemment l'inégalité des forces dans la société ? A la propriété. Si je suis riche, si je possède beaucoup de bien, si j'ai une grande entreprise, je suis socialement plus fort que les individus dépourvus de ces avantages. Cette inégalité n'apparaît pas seulement dans les rapports entre employeur et salarié, elle apparaît aussi dans les rapports entre acheteur et vendeur et dans les rapports entre concurrents. Je peux faire céder mon acheteur (ou mon vendeur) ; je peux mener mon concurrent à la faillite, ou l'absorber. Propriété est Pouvoir. Plus grande propriété, plus grande richesse, est plus grand Pouvoir.
Toutes les doctrines qui prétendent établir une égalité *absolue* entre les individus concluent toutes, sans aucune exception, à la suppression de la propriété privée. Il n'est pas douteux, en effet, que la propriété est l'institution où se manifeste le plus visiblement l'inégalité dans la société.
Mais est-il possible de supprimer l'inégalité ? Encore une fois : non. Toute l'Histoire le prouve surabondamment.
Imaginons une société où la propriété soit supprimée. Pour qu'elle soit, sinon strictement égalitaire (c'est toujours impossible), du moins très égalitaire et pour le plus grand nombre d'individus, il faut que la suppression de la propriété soit totale, c'est-à-dire qu'elle s'applique aux biens de consommation comme aux biens de production. Alors, des millions d'individus exécutant leur travail sous les ordres d'agents de l'État et recevant de l'État leur ration de nourriture et leur part de logement, sont pratiquement des esclaves. N'ayant aucun pouvoir de disposition des choses, ils sont privés de liberté, ou de tout contenu de la liberté. Dans la meilleure hypothèse, ils ne jouissent que de droits élémentaires définis par la loi.
La société reconnaît-elle la propriété des biens de consommation ? L'inégalité commence à naître, car s'il s'agit d'une véritable propriété, ces biens vont être échangés, achetés, vendus, loués, accumulés, etc. Des services (payés) se grefferont sur cette richesse, et toute une société économique se constituera au sein de la zone concédée. Mille fraudes y feront naître des inégalités multiples. Pour rétablir l'égalité, le Pouvoir politique devra constamment limiter le phénomène monétaire, poursuivre les activités s'exerçant librement, bref faire régner la terreur dans un demi-esclavage.
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Mais ne poursuivons pas la description de ces sociétés utopiques. L'observation des sociétés réelles suffit. Des millénaires d'Histoire montrent qu'*on a toujours vu croître parallèlement propriété et liberté, prospérité collective et moindre inégalité*. L'Histoire contemporaine le vérifie avec éclat. Quoi qu'on pense, par ailleurs, des mérites et des défauts respectifs des États-Unis et de l'U.R.S.S., on ne peut pas ne pas reconnaître que c'est aux États-Unis qu'on trouve à la fois le plus de liberté et le plus de propriété, la plus grande prospérité collective et la moindre inégalité. Et dans la mesure où l'U.R.S.S. sort aujourd'hui de la misère et de la servitude, c'est dans un développement social où la propriété et la liberté font leur réapparition.
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*Les faits* ont beau être patents, *ils se heurtent aux idées.* Et quand on y réfléchit, ce qui choque peut-être le plus les esprits dans la relation Propriété-Pouvoir, c'est la relation elle-même. Qu'à partir de la propriété puisse naître, quel que soit le cheminement par lequel on y arrive, un pouvoir sur les hommes, n'est pas « digéré » par la plupart de nos contemporains. Leur protestation est, en quelque sorte, pure. Elle est désintéressée. Elle irait jusqu'à accepter la contradiction d'une réalité qui, simplement, *devrait* être dépassée. Oui, il est possible qu'un Pouvoir, économique lié à la propriété ne crée pas plus d'inégalité, pas plus d'injustice qu'un autre. Peut-être en crée-t-il moins. Peut-être a-t-il favorisé dans le passé, et favorise-t-il encore dans le présent, la liberté individuelle et la prospérité collective. Mais ce n'a été qu'un pis-aller, une recette empirique. Ce n'est qu'à partir du Pouvoir sur les choses que l'homme peut établir son Pouvoir sur les hommes. Il faut que le Pouvoir de l'homme sur l'homme soit constitué et institué directement. C'est la seule manière d'affirmer la dignité humaine. L'Économie suivra. Il est inconcevable qu'elle subisse une diminution fatale parce qu'elle aura respecté la loi de l'homme. »
Erreur. Ou plutôt vérité de la proposition que l'Économie ne sera pas diminuée si elle respecte la loi de l'homme ; mais erreur de l'idée selon laquelle la loi de l'homme impliquerait un système de relations tel que le Pouvoir de l'homme sur l'homme *ne saurait être légitime qu'en faisant abstraction des choses*.
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Si nous sortons des droits « corporels », nous nous apercevons vite que la plupart des droits *personnels* naissent des droits *réels*. La personne humaine n'est pas une abstraction. Elle entre en relation avec les autres personnes humaines par une *double médiation,* celle de la société et celle des *choses.* La liberté de la personne exige, en première instance, *l'ordre politique, qui concerne directement les hommes,* et en seconde instance, *l'ordre économique, qui concerne les choses ou, si l'on veut, qui concerne les hommes par l'intermédiaire des choses.*
L'ordre politique est *pour* les hommes, *pour* la liberté des hommes. Il a pour objet de permettre aux hommes de s'organiser dans leurs activités naturelles, parmi lesquelles l'activité économique vient au premier rang et a pour terme immédiat la propriété. *Supprimer la propriété, c'est subordonner intégralement l'individu à la société.* C'est lui refuser expressément la personnalité, c'est-à-dire le mutiler radicalement dans sa nature d'homme. C'est du même coup *supprimer l'échange, le contrat, tout ce qui n'a de sens qu'à partir de la propriété.*
Ce n'est pas la propriété qui donne le droit de commander. C'est le régime juridique de la propriété qui institue entre les hommes des rapports de *liberté*, c'est-à-dire des rapports de *pouvoir,* en *respectant* et en *minimisant* autant que possible le *phénomène de l'inégalité naturelle,* laquelle est totale en l'absence d'organisation sociale (C'est-à-dire en l'absence de Pouvoir politique) et laquelle, d'autre part, ne peut être supprimée par le Pouvoir politique sans que soit supprimée la liberté elle-même (c'est-à-dire la personnalité humaine).
Quand nous disons que « la propriété est le fondement du Pouvoir dans l'entreprise » ce n'est donc qu'une formule synthétique, parfaitement exacte, pour exprimer une relation entre deux termes qui se situent au même niveau. Car dès l'instant qu'on parle d'entreprise, on évoque un type d'institution économique qui implique une organisation politique et un régime de Droit. C'est donc à ce plan et dans ce contexte qu'on précise le fondement du pouvoir de l'entreprise. Si l'on disait, par exemple, que l'ordre naturel est le fondement du pouvoir dans l'entreprise, il y aurait rupture entre les deux termes « ordre naturel » et « entreprise ». Le développement de l'idée est le suivant : la nature humaine exige l'organisation sociale ; la personne est à la fois individuelle et sociale, elle s'épanouit dans une tension perpétuelle entre les deux pôles de l'individu et de la société ; la société suprême, la société « parfaite » est la société politique, qui a pour objet le bien commun de ses membres ; le Pouvoir politique ne réalise pas ce bien commun directement, mais indirectement en réglant par la Loi les activités des individus et de leurs groupements ; parmi ces activités figurent au premier rang les activités économiques qui sont l'expression, la projection de la personne humaine et de sa liberté dans le domaine des choses ;
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le Pouvoir politique règle donc par la Loi, par le Droit, le jeu de ces activités personnelles, de ces libertés personnelles, de ces pouvoirs personnels ; la catégorie juridique fondamentale de la relation de l'homme aux choses c'est-à-dire la catégorie juridique fondamentale de l'Économie est la propriété ([^20]) ; le pouvoir économique est donc « médiatisé » par la propriété ; dans le régime économique actuel « la propriété est le fondement du pouvoir dans l'entreprise » ; le Pouvoir politique règle ce pouvoir afin qu'il s'exerce conformément au bien commun de l'entreprise et, par-delà l'entreprise, conformément au bien commun de la société.
Au fond, ce que nos contemporains souffrent impatiemment, c'est que des relations entre personnes puissent s'établir par la voie des choses. Ils y voient une aliénation, alors que c'est, au contraire, le moyen normal (pourvu qu'il soit correctement utilisé) d'une libération. Dans le livre que nous venons de citer en note, J.-Y. Calvez et J. Perrin écrivent :
« ...Ainsi une tendance a pu se faire jour, elle devait nécessairement se faire jour, à considérer l'entreprise comme une communauté de personnes, comme une société. Dans la constitution de l'entreprise, dans sa vie tout entière, on tiendrait compte des personnes et d'elles seules, de leurs qualités propres, nullement -- ou du moins tout à fait secondairement -- des relations d'échange de biens ou de services entre ces personnes.
« L'idée est généreuse..., mais on risque par là d'omettre le trait spécifique qui distingue la société économique de toute autre forme sociale. L'économie sociale consiste en effet dans des relations entre personnes toujours *médiatisées* par les choses (biens ou services) qu'elles échangent entre elles...
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« En d'autres termes, dans une communauté de personnes, toutes les relations sont par la justice distributive -- ainsi dans le cas de la société politique, l'État ; tandis que dans la société économique considérée en elle-même, les relations sont *d'abord* des relations d'échange, soumises à la justice commutative... » (p. 357).
Quand M. Bloch-Lainé se demande pourquoi la « démocratie industrielle » serait différente de la « démocratie politique », et quand il propose « que l'Entreprise soit, comme la Commune, une République » ([^21]), il commet l'erreur, grosse de totalitarisme, de méconnaître radicalement la nature propre de la société économique.
Ces explications devraient, nous semble-t-il, satisfaire ceux qui, sans trop savoir pourquoi, se sentent gênés à l'idée que le pouvoir dans l'entreprise procède de la propriété.
Faudrait-il développer légèrement la formule ? Nous pourrions dire : *Au sein de la société organisée par le Pouvoir politique,* la propriété est le fondement *juridique* du pouvoir dans l'entreprise.
Ainsi, sur d'autres plans, pourrions-nous dire que le bien commun de l'entreprise est le fondement *moral* du pouvoir qui s'y exerce, que l'expression de la liberté personnelle dans l'ordre économique est le fondement *naturel* du pouvoir dans l'entreprise, que Dieu est le fondement *métaphysique* du pouvoir dans l'entreprise (tout pouvoir venant de Dieu), etc. Si, au lieu de nous placer au point de vue du pouvoir, nous nous plaçons au point de vue de l'*obéissance*, nous arrivons à la même conclusion : le fondement de l'obéissance est la soumission à l'ordre naturel (au plan religieux : voulu par Dieu) qui implique, au plan économique, une règle de Droit dans laquelle la propriété, et le pouvoir qui en découle, s'avère la formule institutionnelle la plus apte à favoriser l'épanouissement de la personne humaine.
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Ceux qui n'accepteraient pas ces propositions auront vite fait, s'ils y réfléchissent, de dégager la pensée suivante : que dès l'instant qu'il y a nécessité d'obéir, le seul fondement légitime du Pouvoir, dans tous les domaines, c'est la désignation de ceux qui commandent par ceux qui sont commandés. L'homme est libre, estiment-ils, et il ne peut aliéner sa liberté. Puisque, toutefois, la société est une nécessité et qu'elle exige une organisation où apparaissent le commandement et l'obéissance, l'homme peut résoudre cette difficulté en désignant lui-même ceux à qui il aura à obéir, dans un secteur donné et pour un temps donné. Ainsi n'aliène-t-il pas sa liberté. Il en délègue seulement une portion à titre provisoire, ne s'obéissant finalement qu'à lui-même par le truchement fonctionnel d'un égal.
Cette idée, de nos jours, est extrêmement répandue. Si le procédé de désignation du titulaire du Pouvoir par l'élection est parfaitement licite et normal, si on peut d'autre part admettre que c'est de l'ensemble du *corps* social que procède le Pouvoir (revient pratiquement à la constatation de la nécessité du pouvoir dans la société), par contre il est faux de considérer que les gouvernés soient la source du Pouvoir des gouvernants. C'est faux au point de vue philosophique, comme c'est faux au point de vue de l'observation de la réalité. Encore s'agit-il là du Pouvoir politique, à propos duquel on peut bâtir toutes les théories qu'on veut. Mais la fausseté de cette conception est aveuglante dès qu'il s'agit des autres Pouvoirs. Qui soutiendrait que le Pouvoir du père sur ses enfants procède des enfants ? Et qui soutiendrait que le Pouvoir spirituel procède de ceux chez qui il imprime sa force ? Si je deviens marxiste après avoir lu Marx, en quoi le Pouvoir de Marx procède-t-il de moi ?
C'est ici le lieu de rappeler que si tous les Pouvoirs sont différents dans leurs aspects et leurs modalités, ils sont identiques dans leur essence. Au niveau du Droit et de la réalité sociale ils ont des fondements divers, mais ils ont un même fondement ultime, une même source première : c'est toujours l'*autorité* qui est à l'origine du *pouvoir*, de tout pouvoir quel qu'il soit.
Que cette vérité, pourtant éclatante, soit si mal aperçue est un sujet d'étonnement. Louons Bertrand de Jouvenel de l'avoir mise brillamment en valeur dans son livre récent « De la politique pure » ([^22]). Son vocabulaire est différent du nôtre. Il distingue *autorité* (avec un petit *a*) et *Autorité* (avec un grand A), donnant au premier mot le même sens à peu près que nous lui donnons, et au second le sens que nous donnons à « Pouvoir légitime ». Ceci dit, il montre que « l'individu est la source ultime de l'énergie » (p. 131) et que toute la politique procède de l'autorité, c'est-à-dire de l'action en chaîne d'un individu sur d'autres individus.
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On obtient, dit-il, « une compréhension plus dynamique de ce que l'on reconnaît communément contre la Politique, si l'on définit la mise en mouvement de l'homme par l'homme comme l'action politique élémentaire et fondamentale » (p. 161). Cette relation d'autorité n'existe-t-elle que dans la Politique, au sens strict du mot ? Pas le moins du monde. Elle est universelle. « Il n'y a pas de différence de nature entre des relations sociales et des relations politique ne sont que des relations humaines » (p. 126). Mais la « politique pure » qui est l'objet de l'examen de Jouvenel en est vivement éclairée.
\*\*\*
L' « économie pure » (non pas au sens reçu de cette expression, mais au sens qu'on pourrait lui donner au niveau de son incarnation sociale) ferait-elle exception à cette loi de l'autorité créatrice ? Bien au contraire. Elle en fournit un autre exemple, non moins probant que le premier.
L'entrepreneur, c'est précisément l'homme d'autorité économique. Chaque fois qu'on pense aux grands fondateurs des entreprises modernes, c'est un nom d'homme qui vient à l'esprit. On dit Ford, Michelin, Citroën. Même après la nationalisation, on dit « Renault ». Le pouvoir de ces créateurs n'a pas plus procédé de leurs ouvriers et de leurs employés que n'a procédé du peuple français le pouvoir de Napoléon, ou des étudiants en philosophie le pouvoir de Descartes.
Il s'agit, dira-t-on, des fondateurs. Nous ne disons pas autre chose. Nous nous en sommes longuement expliqué au début de ce livre. Après les fondateurs il faut les institutions, qui ont pour but d'assurer la succession, la dévolution des pouvoirs, les nominations, les promotions, la possibilité de dégagement et d'accession des hommes d'autorité (lesquels sont comme de nouveaux fondateurs, de nouveaux créateurs). C'est à quoi s'emploie le Droit. Dans le secteur économique, la propriété s'est révélée le pivot juridique du système institutionnel, et c'est en quoi elle est le fondement du Pouvoir dans l'entreprise.
Louis SALLERON.
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### Les hommes de bonne volonté
par J.-B. MORVAN
« ENFIN, étant arrivé près de Jérusalem, et jetant les yeux sur la ville, Il pleura sur elle, en disant : Ah, si tu connaissais au moins, en ce jour qui t'est encore donné, ce qui peut te procurer la paix ! Mais maintenant tout cela est caché à tes yeux... » Pourtant, cette ville est en paix. Pourquoi désirerait-elle la paix ? Il semble que nous soyons en train de bénéficier de la même paix négative ou neutre, une absence de guerre, le monde comme il va et comme on le laisse aller. Un ami grincheux lisait avec agacement je ne sais quelles divagations moralisantes où l'on s'étonnait des frénésies soudaines des automobilistes et des piétons, des coups de poing et des crises cardiaques, comme de choses inexplicables. « En fait, me dit-il, voilà bien des gens rendus à leur vraie nature et à la logique de leur temps. Leur véritable personnalité, elle est dans leur comportement de la rue. C'est là qu'ils sont vraiment ce que le siècle les a faits, tous égaux, tous étrangers, tous ennemis. L'homme est un loup pour l'homme -- ou un encombrement ce qui revient au même. Pourquoi ces gens se croient-ils si pressés ? Ils le sont, car la nature d'une machine bien réglée est de ne pas ralentir sa marche. L'homme en retard ne trouvera aucune faveur lors du pointage des entrées, ou bien c'est son train qui ne l'attendra pas. Il fut sans doute un temps où l'on s'inquiétait surtout d'arriver dignement à ses fins dernières. Mais les performances que ce monde exige de nous n'ont plus rien de commun avec la parabole des lis des champs. Pourquoi ne pas voir un ennemi dans l'homme qui vous barre le passage ? On sait trop bien qu'on a peu à attendre de lui. »
EST-CE DONC CELA, l'état de paix ? Au temps de la guerre, nous avons cru de bonne foi que nous saurions tirer un parti infini de la paix quand elle nous serait rendue. Et puis, voici qu'elle nous paraît étrangement vide de ressources spirituelles.
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Cela me rappelle une vieille plaisanterie rurale : l'homme qui, ayant sa faucille, ne trouvait plus la pierre à repasser, et réciproquement. Vais-je donc imaginer un retour de la guerre pour reprendre conscience de la paix, « en ce jour qui m'est encore donné » ? Il est un autre moyen, me semble-t-il : me transporter en imagination quelque dix ou vingt ans dans l'avenir, anticiper sur lui et appliquer le vers de Virgile :
*Forsan et haec olim meminisse juvabit*
« Peut-être même un jour le souvenir de ces choses vous réjouira », et substituer dès aujourd'hui, à de futurs regrets stériles, une vision équitable ; estimer à sa juste valeur le grain mêlé à l'ivraie, faire à Dieu l'hommage d'un acte de compréhension, au titre de la bonne volonté.
CAR LA BONNE VOLONTÉ elle-même peut se trouver confondue avec les bonnes intentions. On s'est ému d'une traduction transformée du texte sacré, à propos de la phrase : « Paix sur la terre aux hommes de bonne volonté. » Mais il est bien vrai que le concept d'homme de bonne volonté a été frappé d'affadissement. Que l'on songe simplement au titre de Jules Romains, à ce qu'il recouvre, et que l'on pèse cette « bonne volonté » laïcisée. Nos ancêtres citaient l'ancienne formule, mais ils ne citaient pas moins volontiers le proverbe qui dit que l'enfer est pavé de bonnes intentions. A partir du moment où l'on oublie le proverbe (et l'enfer), la forme traditionnelle du verset risque de devenir dangereuse. Le plus curieux, c'est que les catholiques « évolués » qui admettent trop facilement des « bonnes volontés » de plus en plus réduites à de très terrestres « bonnes intentions » n'auront pas manqué d'approuver hautement la transformation du texte.
N'y voyons pas trop une espèce d'équivoque destinée à flatter les protestants, ou une intégration déguisée de la prédestination calviniste. Je ne suis pas théologien, mais je m'étonne toujours que bien des catholiques oublient que ce problème se situe dans l'éternel et non dans le temps. « Paix sur la terre aux hommes que Dieu aime » équivaudrait pour eux à « Bienheureux ceux qui dès leur entrée dans l'usine sont pistonnés et bien vus du patron ». A quoi ils opposent le programme plus équitable : « Le patron est juste et donnera l'avancement au choix à ceux qui auront manifesté un zèle sans défaillance et assuré la productivité selon les normes prévues. » Demandons en passant aux contempteurs du christianisme médiéval, jugé naïvement féodal en ses structures mentales, si l'inconsciente assimilation du monde moderne à l'univers de la foi est exempte de puérilités éventuelles. L'homme de ce temps admet volontiers, avec un brin de culture, que dans les mathématiques et la physique, les anciennes définitions sont trop courtes ; mais il reste obstinément euclidien en matière de religion.
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D'où le dialogue : « Pour avoir la grâce, il faut la demander ; pour la demander, il faut une grâce ; et celle-là, il faut sans doute la demander ? -- Pourquoi pas ? Ce n'est nullement un cercle vicieux, c'est l'entrée du sentier qui ouvre sur l'infini. Nous admettrions bien l'infini s'il s'agissait de navigations intersidérales ; mais pour notre destin, il déplaît à notre inquiétude de s'engager sur un si long chemin. Et celui-là même qui, par snobisme ou par curiosité, s'intéressera par exemple aux théories de Cantor sur les nombres transfinis, s'enfermera frileusement en religion, dans un pélagianisme de petit épargnant ou de syndiqué moyen. » Mais notre réponse sera-t-elle admise ? Paradoxalement, un monde mécanisé qui emprunte ses moyens aux plus hautes spéculations, enclôt l'homme quotidien dans une vie rebelle aux appels de l'imagination. Pascal lui-même, l'homme des deux infinis, n'a-t-il pas un jour laissé aux mémoires complaisantes le bon mot démagogique sur « la grâce suffisante qui ne suffit pas » ?
IL ME SERAIT TROP FACILE de dire que nos contemporains ne sont pas privés de bonnes intentions, même ceux qui s'assomment pour des froissements imprimés à leur précieuse carrosserie, ou pour une rêverie indiscrètement prolongée devant un feu vert. Mais que manque-t-il à cette Jérusalem des bonnes intentions, pour devenir une Jérusalem de bonne volonté ?
Plus tard, quand nous regretterons ces années-ci, nous serons peut-être plus indulgents, l'illusion aidant, pour le manque de charité dont nos contemporains ont fait preuve à l'égard des Français d'Algérie, et dans bien d'autres cas. Ne dirons-nous pas : « Ces années-là avaient bien des charmes. Il y avait tant de jeunes ménages bien gentils, beaucoup d'enfants ; on n'y parlait que de maisons neuves, on assiégeait les boutiques des fleuristes pour la fête des Mères. Il nous arrivait d'être un peu tristes, trop lourds d'arrière-pensées, mais nous sentions une affection naturelle pour tous ces gens qui entraient et sortaient de leurs autos. Vous souvient-il de ce retour d'une réunion, familiale, ? On voyait des nuages blancs dans le ciel bleu, au-dessus du clocher qui grandissait -- au bout de la route, les peupliers étaient à peine marqués d'automne. Les étés semblaient plus longs, en ces années-là, et duraient jusqu'au temps des dahlias. » Et cela est vrai, aussi vrai que les blousons noirs, le grand hiver et les avortements clandestins. Il serait injuste et peut-être impie de renier ce chant profond qui dans nos cœurs est déjà commencé. Nous y avons droit parce que Dieu y a droit. Il existe une mystérieuse communion de Dieu et de l'homme dans cette contemplation du monde qui nous est donné.
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Mais elle n'existe que si, pour donner le vrai prix aux choses, nous essayons d'y appliquer une géométrie insolite, une algèbre nouvelle, celle où la grâce suffisante ne suffit pas. Comment transcender l'amour du temps et la méfiance envers le temps, en faire autre chose qu'un optimisme bonasse ou un pessimisme grincheux ? Nous ne songeons point à conquérir une prodigieuse mutation de notre esprit : l'intelligence véritable dont nous sommes capables est une adhésion à l'imprévu, dans l'incommensurable, une confiance spontanément accordée à la mystérieuse géométrie des Anges, non point comme à un univers hostile, mais à un univers qui nous serait fraternellement obscur.
Les magasins immenses consacrés aux bébés, le bonheur en boîtes de conserves pour les chiens et les chats, est-ce là décadence, splendeurs perverses de Babylone ? On peut évidemment se demander s'il n'existe pas, bien cachée, insoupçonnable, une Babylone du « fonctionnel ». Mais les bébés doivent être vêtus, les chats et les chiens galeux ou faméliques ne nous paraissent pas nécessaires à notre exaltation spirituelle. Ce n'est pas l'abondance qui nous déconcerte, mais une inconscience de ce bonheur qui en fait finalement un bonheur mutilé, car il ne serait complet que s'il avait le pouvoir de donner à la postérité une image sensible de bonheur : la charité à l'égard de l'avenir.
JÉRUSALEM, c'est aussi l'image éternelle de Jérusalem. Elle ne se réduit pas au peuple qui habite en ses murs, elle n'en est pas séparable non plus. Donner une image n'est pas nécessairement tailler une idole, même si, étymologiquement, les deux mots ont le même sens. Tout ce peuple qui passe dans les rues comme un flot indifférencié, est-il une Jérusalem ? Est-il d'abord véritablement un peuple ? Ni la race, ni « l'ethnie » ne peuvent vraiment nous définir, contrairement à l'Allemagne ou à quelques autres peuples ; ni la religion, présentement, ni l'option politique. Nous voudrions voir ce peuple avec un visage, une silhouette, un costume ; mais nous craignons de ne lui imposer qu'un masque et un déguisement. Pourtant nous ne concevons pas la « bonne volonté » sans la conscience de la bonne volonté, ni cette conscience sans une poésie spontanée, sans un style. L'intellectuel a-t-il le devoir de travailler à ce style, et, en somme, d'imaginer son peuple ? Autrefois, on eût tout de suite répondu oui. Plus timides nous craignons en affirmant que « La France est toujours la France » de lui imposer un travestissement archaïque, de vouloir habiller les employés du gaz et les facteurs en costume Louis XV. Mais nous ne pouvons ignorer que la France d'aujourd'hui sera historique un jour, que son image influencera d'une certaine manière les générations futures, que si elle ne lègue pas d'image, elle ne pourra faire croire à sa bonne volonté.
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Alors, faut-il repartir à zéro, créer, fabriquer une philosophie des H.L.M. ? Jusqu'à présent il n'y a pas en France une philosophie du béton, seulement une philosophie progressiste qui joue à être la philosophie du béton, et déguise notre temps aussi ridiculement qu'une tentative de folklorisation pseudo-historique.
ON PARLE BEAUCOUP de la prospective ; mais souvent on invente les mots quand les idées s'affaiblissent, et les sentiments. Une classe d'enfants de treize ou quatorze ans, invitée à rédiger un petit essai intitulé « Rêves, projets et réflexions au début de l'année nouvelle » fut incapable d'imaginer quoi que ce soit de précis. Et les confusions d'orthographe entre le futur et le conditionnel présent semblaient trop nombreuses pour être fortuites. Les enfants raisonnent comme les adultes : un présent accepté et un « éventuel » dépourvu d'intentions directrices. Au-delà de la voiture à remplacer ou de la maison à construire, il n'y a ni espérance ni désespérance. La conscience du destin manque en même temps que le sens de l'avenir. Devons-nous nous en réjouir, comme d'un signe de sécurité ? Mais la paix insignifiante est une paix fragile. Si la sécurité diminue ou disparaît, le sens de la durée risque de se réveiller au profit d'un rêve dynamique d'efficacité violente.
Pour ceux qui se proposent de vouloir susciter une bonne volonté profonde, celle qu'il faut demander à Dieu, en demandant aussi la grâce de la demander, en consentant à la répercussion infinie de cette demande dans l'éternel -- pour ceux qui veulent amener leurs contemporains à retisser leur vraie durée, intérieure et spirituelle, quelles incertitudes et quelles difficultés ! Prédicateurs, mais sans mission ; intellectuels, mais sans public, du moins encore ; incapables de souhaiter la persistance de l'atonie, et non moins anxieux à l'idée de voir le peuple en sortir à l'occasion d'une catastrophe ; voyant çà et là de multiples possibilités d'éveil, mais craignant à toute heure qu'elles n'avortent ou disparaissent ; soucieux d'imaginer leur peuple, mais toujours ex-posés à le mal imaginer et à en être un jour méprisés et maudits ; telle est leur situation morale. Du moins leur prière peut-elle retrouver Jésus devant les murs de Jérusalem, non pour se complaire en une grandiose, romantique et puérile résignation à la catastrophe, mais avec la pensée que cette fois, dans la Jérusalem nouvelle du Christ, « ce jour nous est donné », qu'il dure encore et qu'un appui infini est à notre portée. La demande est le dernier mot, et le secret profond des hommes de bonne volonté.
Jean-Baptiste MORVAN.
104:93
### Anomalies et omissions dans l'histoire de Lourdes
*Laurentin contre\
Laurentin*
par Henri MASSAULT
Henri Massault a déjà publié dans *Itinéraires* quatre articles sur « Les origines du mercantilisme à Lourdes » et sur les « Anomalies et omissions dans l'histoire de Lourdes » ; articles parus dans les numéros suivants :
-- numéro 85 de juillet-août 1964 ;
-- numéro 87 de novembre 1964 ;
-- numéro 90 de février 1965 ;
-- numéro 92 d'avril 1965.
Il continue dans notre revue sa série d'études sur l'histoire de Lourdes.
Dans ses précédents articles, comme dans celui-ci et dans les prochains, les sources utilisées et les originaux des textes cités se trouvent aux « Archives Lasserre et Peyramale » conservées à Mauzac-Saint-Meyme (Dordogne).
L'apport original et nouveau d'Henti Massault est l'utilisation méthodique de ces Archives qui ont été jusqu'ici mal connues, voire ignorées, ou même rejetées a priori avec une partialité de plus en plus évidente.
105:93
L'étude approfondie des Archives Lasserre et Peyramale -- leur étude non point unilatérale, mais menée en corrélation avec les autres fonds déjà connus -- renouvelle considérablement l'état de la question. Il est désormais impossible d'écrire une *véridique* histoire de Lourdes sans tenir compte de ces Archives et des travaux, parus et à paraître, d'Henri Massault.
\*\*\*
A tous ceux qui s'intéressent à ces problèmes, la Direction de la revue *Itinéraires* croit utile de donner la triple précision suivante :
1\. -- Les Archives Lasserre et Peyramale sont accessibles, sur justification de droits et qualité, aux personnes désireuses d'en connaître. Écrire en ce cea à l'adresse suivante : « Archives Lasserre et Peyramale », Mauzac-Saint-Meyme, Dordogne.
2\. -- Les personnes qui souhaitent entrer en communication avec Henri Massault peuvent naturellement lui écrire à l'adresse de la revue : M. Henri Massault, Rédaction de la revue *Itinéraires* 4, rue Garancière, Paris-VI°.
3\. -- La revue *Itinéraires* est ouverte aux communications éventuelles des historiens et autres spécialistes qui auraient des précisions ou des objections à apporter aux travaux d'Henri Massault,
Jean MADIRAN
DANS UNE LETTRE-PRÉFACE écrite en 1960 par Mgr Théas, Évêque de Tarbes et Lourdes, à l'abbé Laurentin pour le premier tome de l'ouvrage intitulé *Lourdes, Histoire Authentique des Apparitions*, on lit ceci « Votre synthèse reste ouverte à tout contrôle, à tout progrès de détail qui pourrait résulter de la découverte toujours possible de méthodes nouvelles ou de documents nouveaux. Vous n'avez coupé aucun des ponts qui permettent de repasser derrière vous, pour contrôler et refaire votre travail ; vous en avez donné intégralement les bases... » ([^23])
106:93
Nous sommes donc tout à fait à l'aise pour nous engager dans la voie que les lecteurs de nos précédents articles désirent parcourir avec nous. Cet aspect plus actuel des *Anomalies et omissions dans l'histoire de Lourdes* n'est qu'une anticipation sur la suite de notre étude du Pèlerinage centenaire.
\*\*\*
Il n'est pas question ici de méconnaître les efforts de l'abbé Laurentin ni les mérites de ses collaborateurs. Nous pensons qu'il n'a pas voulu tricher avec la vérité et qu'il est de bonne foi. Notre propos est d'apprécier, aussi librement qu'il nous invite lui-même à le faire, la valeur historique de son travail en examinant sa documentation, ses méthodes et ses conclusions, sans avoir, pour autant, la prétention d'en rien « refaire ».
En moins de quatre ans, six tomes in-8° ont été imprimés, formant en tout plus de 2.000 pages ([^24]).
Il faut à ce formidable colosse des assises d'autant plus solides qu'il vise à établir un récit des Apparitions le plus complet possible et rigoureusement exact jusqu'en ses moindres détails.
Tout d'abord, quels sont le sens et la portée du titre ? La qualification d'*authentique* n'est-elle pas fâcheusement équivoque ? Le langage courant l'applique à quelque chose d'absolument incontestable. N'est-il pas très audacieux pour une œuvre d'histoire qui reste perfectible, comme le dit la préface ? Il y a encore des flous que l'avenir précisera peut-être, tandis que les certitudes actuelles peuvent s'avérer illusoires avec une utilisation différente des sources.
Cela est arrivé pour la *Protestation* de Bernadette contre la *Petite Histoire* des Apparitions composée par les Chapelains de la Grotte ([^25]). Elle a été longtemps tenue pour un faux par l'abbé Laurentin. Ce n'est qu'après avoir poussé ses travaux déjà très loin qu'il s'est vu contraint de reconnaître l'authenticité de ce témoignage ([^26]).
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L'auteur semble avoir voulu dire que son *Histoire* est basée sur des documents jugés par lui authentiques. Mais ceux-ci peuvent n'être pas véridiques, sincères, dignes de foi, surtout s'ils ont été inspirés par la passion, le parti pris, un souci de justification personnelle ou un esprit de coterie.
Pour déterminer l'autorité de l'ouvrage, il est donc primordial d'en étudier la genèse et de savoir comment a été appréciée l'authenticité de ses sources.
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C'est dans *Sainte Bernadette Soubirous,* par Mgr Trochu ([^27]), que l'abbé Laurentin a trouvé, comme il dit, « la première révélation de l'intérêt du sujet » ([^28]). « Lourdes a enfin son historien, s'est-il écrié aussitôt... L'auteur a patiemment dépouillé la masse des ouvrages, manuscrits, notes archives de toute sorte. Il en a tiré un récit à la fois rigoureux et limpide, pleinement satisfaisant à la fois pour les historiens les plus exigeants et pour les gens les moins cultivés... L'historien a le suprême mérite de se faire oublier... \[Ce livre\] me semble appelé à remplacer dans les rayons chargés d'ouvrages sur Lourdes et Bernadette, tous ses devanciers. Il en réunit les données valables et en élimine les outrances. Tout y est dit et nul ne sera blessé. Tout est fondé et tout est vivant. » ([^29]) C'est, selon lui, le « *récit définitif* » que Lourdes attendait depuis un siècle ! ([^30])
Il n'avait donc pas encore de prétentions d'historien quand, peu après cette découverte, il commença un opuscule intitulé : *Sens de Lourdes* ([^31])*.* S'il y parlait de « retour aux *sources* au double sens matériel et spirituel de ce mot » c'était pour avoir « une vue dépouillée, simple et synthétique des événements » et pour en mieux dégager les enseignements. ([^32])
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Ces sources, il les indiquait clairement. C'étaient celles de Mgr Trochu, c'est-à-dire les archives du Couvent de Nevers, et avant tout les écrits et enquêtes du Père Cros, jésuite, et la *Petite Histoire*, par le Père Sempé, premier supérieur des Chapelains de la Grotte.
Avec de tels guides il se sentait en parfaite sécurité. « Le Père Cros, écrivait-il, a réuni tout ce qui avait pu être dit ou écrit en tous journaux, plaquettes, archives, correspondances ou carnets intimes ; il a pourchassé tous ceux qui détenaient le moindre souvenir. » ([^33])
Pourtant, il ne tarda pas à se heurter à d'étranges difficultés auxquelles il n'avait pas voulu croire quand des spécialistes les lui avaient annoncées. Il constata que le P. Cros transcrivait « *très librement* » certaines dépositions, comme celles de Jeanne Védère, cousine de Bernadette, ou de l'abbé Pène, vicaire à Lourdes en 1858 ([^34]). « Ici, comme souvent, notait-il, le P. Cros omet de citer des données qui vont contre sa thèse » ([^35]), et il *néglige des témoins* sous prétexte qu'ils confirment les dires de Bernadette et contredisent ses opinions personnelles ([^36]).
L'abbé Laurentin avouait même qu'il surprenait « un des travers qui ont égaré \[le P. Cros\] en plusieurs circonstances. *Il subissait un peu trop hâtivement l'emprise de certaines idées ou hypothèses* qu'il ne lui était que trop aisé d'étoffer en puisant dans l'inépuisable masse de ses dossiers » ([^37]).
Cependant, malgré ces constatations, il garda confiance dans la « belle assurance » de l'enquêteur. Il ne se demande pas ce que valait *en vérité* cette masse de dossiers. Il ne flaira pas qu'elle pouvait être oblitérée par quelque parti pris initial. Il ne chercha ni l'origine, ni le but de ces « *idées ou hypothèses* »*.* « Reste qu'on ne peut le dépasser, concluait-il, que sur la base de sa propre documentation. » ([^38])
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Le chercheur était donc un peu trop novice. Il ne voyait nulle autre ressource que ce cercle bien fermé. Tout n'y était pas parfait, ni facile. Mais il fallait bien y trouver pâture, sauf à en sortir peut-être, de ci de là, en découvrant un dossier inconnu. C'était, à ses yeux, le seul moyen de compléter, mais non pas de critiquer ou contrôler, cette intouchable documentation.
Les quelques essais de critique historique contenus dans *Sens de Lourdes* montrent l'auteur déjà profondément engagé, en 1955, dans la voie où le P. Cros s'était égaré avant lui. Ainsi, tout au long de 25 pages de recherches minutieuses sur les textes et les dates des paroles de la Vierge à Bernadette ([^39]), l'abbé Laurentin a systématiquement éliminé une source importante. Tout ce qu'a pu dire là dessus Henri Lasserre ([^40]) a été relégué au niveau des « témoignages sans intérêt ». Le premier historien de Lourdes a pourtant longuement consulté Bernadette elle-même, et ses contemporains ont tous proclamé qu'ils retrouvaient dans son livre une relation très exacte des événements de Massabielle, tels qu'ils les avaient vécus ([^41]).
Après avoir annoncé qu'il tenait compte de TOUS les apports valables et ne négligeait que les « témoignages sans intérêt » ([^42]), cet ostracisme paraissait à l'abbé tout à fait naturel. C'est donc la preuve que, dès l'origine, son parti était pris : Lasserre n'avait rien apporté à l'histoire de Lourdes. Il ne s'en occupera pas et tranchera très doctoralement sans se soucier de cet intrus.
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A vrai dire, l'abbé Laurentin a cité deux fois Lasserre au début de *Sens de Lourdes.* D'abord dans la note 7 ([^43]) pour s'appuyer, non pas sur son texte, mais sur une citation d'un article de l'*Ère Impériale de Tarbes.* Puis dans la note 31 ([^44]) en référence d'une affirmation qui permet de prendre l'abbé Laurentin en flagrant délit de partialité. En effet, au sujet des dates des Apparitions, il écrit ceci : « Le troisième système proposé *pour la première fois,* et *de façon un peu vague,* par les Chapelains de Lourdes, les PP. Sempé et Duboé en 1868-1869... » et il ajoute en note : « H. Lasserre... *se ralliait au même système* » ([^45]).
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Cette conclusion est typique et révélatrice. Pour l'abbé Laurentin, les Chapelains ont droit à tous les éloges, et Lasserre mérite tous les blâmes. Aussi n'a-t-il pas contrôlé ce qu'il avance en justification de son éloge et de son blâme. Autrement il aurait vu que la timide prise de position dont il parle fut publiée par le P. Sempé dans les *Annales de Notre-Dame de Lourdes* du 30 novembre 1868 ([^46]) où elle n'était qu'un plagiat de la solution étudiée par Lasserre et adoptée *six mois plus tôt* et *très clairement* par lui dans la *Revue du Monde Catholique* ([^47])*.*
Un ouvrage de théologie peut délaisser un auteur, pour se référer avec prédilection à un autre dont l'inspiration est mieux goûtée. Mais on n'a pas le droit de s'engager dans un travail d'histoire en rejetant une *source* des plus authentiques. Les disciplines théologiques et historiques sont sur ce point foncièrement différentes.
Ce choix arbitraire se renouvelle constamment dans toute l'œuvre soi-disant « authentique » de l'abbé Laurentin. A priori les sources Sempé et Cros sont pour lui sacro-saintes, tandis qu'il suspecte toujours les dires de Lasserre de n'être que des « clauses rédactionnelles ». A priori les témoignages inspirés par Sempé sont admis en contradiction du récit de Lasserre et en confirmation de la *Petite Histoire.* Ainsi quand, vingt ans après l'événement, l'ancien meunier Antoine Nicolau, devenu domestique des Chapelains, *dépose pour la première fois* en faveur de l'incohérente scène du moulin (deuxième Apparition), cela suffit pour authentiquer cet épisode que tous les contemporains, et Bernadette elle-même ([^48]), ont démenti dès sa publication dans la *Petite Histoire* ([^49])*.* Par contre, tout témoin qui corrobore Lasserre est soupçonné d'avoir été corrompu par la lecture de l'historien.
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Le docteur Dozous ou le Père Marie-Antoine, « le saint de Toulouse », ont beau avoir, ou assisté aux Apparitions, ou interrogé plusieurs fois la Voyante, tout ce qui, dans leurs écrits, recoupe ceux de Lasserre, est d'emblée qualifié de « résumé servile » ([^50]) ou de « résumé consciencieux et littéral de Lasserre » ([^51]).
Dans le *Répertoire des Témoins,* publié à la fin du premier tome, l'abbé Laurentin écrit à propos d'une Supérieure de Saint Vincent de Paul qui a assisté à de nombreuses Apparitions en 1858 : « Son mémoire du 29 juillet 1878 n'est qu'un résumé de Lasserre dans lequel elle a, tant bien que mal, repiqué ses souvenirs. Cros, furieux du procédé, n'a retenu de ce mémoire \[de 13 pages\] que quelques lignes accompagnées d'appréciations peu flatteuses (« un fouillis non seulement d'erreurs, mais de patentes inventions ») Une critique attentive permet d'en extraire des précisions utiles. » ([^52])
« Et tirer son mouchoir, c'est tirer son linceul ». Être en accord avec Lasserre, confirmer son récit, y retrouver ses propres souvenirs, employer quelques mots dont il s'est servi, c'est se faire récuser.
L'abbé Laurentin pratique cet ostracisme avec une parfaite sérénité, et même avec une conscience d'autant plus tranquille qu'il pense réagir sagement contre la proscription absolue exigée par quelques-uns de ses prédécesseurs.
Seigneur ! Il vous rend grâce de ce qu'il n'est pas comme le reste de ces hommes ! Comme Sempé qui s'est acharné contre Lasserre par des pamphlets, des correspondances, des démarches multiples ([^53]) ; comme Cros qui, loin de consulter dans ses enquêtes « tout ce qui a pu être dit ou écrit » ([^54]), s'est bien gardé de questionner Lasserre, le spécialiste qu'il n'aurait pas pu corrompre ([^55]), et n'en a tenu compte que pour le « démolir comme historien et comme homme d'honneur » et pour « relever, chez l'ennemi n° 1, 526 erreurs » ([^56]) ; comme Mgr Trochu pour qui « Lasserre est un auteur à l'index » ([^57])
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Seigneur, il vous rend grâce d'avoir trouvé la mesure prudente dans laquelle il doit utiliser la source Lasserre, c'est-à-dire pour justifier avant tout les hostilités publiques du P. Sempé et légitimer les positions agressives que ce Chapelain a fait prendre au siècle dernier par quelques autorités ecclésiastiques trop confiantes.
Seigneur, il vous rend grâce pour le bon vouloir que vous lui avez inspiré. Mais pour le résultat, c'est tout autre chose !
Le public est loin de s'être jeté, comme il l'espérait, sur l'*Histoire Authentique* et aucune des « chapelles » qu'il croyait ménager n'a été satisfaite. Il l'avoue avec amertume : « Si certains de mes critiques m'ont parfois reproché une tendance à la partialité, c'est précisément la *part trop belle que j'ai faite à Henri Lasserre* » ([^58])
Car ils existent, ces textes rédigés contre le premier historien pour entraver le succès prodigieux de son livre et ruiner le crédit que donnait à ce laïc l'approbation du Pape Pie IX et la vénération de la Voyante ([^59]). Croyant bien faire, aux Archives la Grotte, on les a maladroitement produits à tous venants. Aussi beaucoup les connaissent. Faut-il alors les renier comme ils le méritent ou les justifier a posteriori ?
C'est le refus apparent, -- mais faux quand au fond, -- de Mgr Laurence, évêques de Tarbes, d'approuver l'ouvrage d'Henri Lasserre ([^60]). Ce sont des lettres véhémentes et même une brochure, signées par Mgr Forcade, évêque de Nevers, puis archevêque d'Aix, où la vérité sur la Protestation de Bernadette est travestie de la façon la plus éhontée pour seconder la hargne du P. Sempé et circonvenir Rome en sa faveur ([^61]). C'est une prétendue condamnation de Lasserre par le Saint-Office, diffusée entre guillemets en des termes inexacts par le P. Sempé, au mépris du secret formellement imposé par le Tribunal Romain ([^62]).
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C'est aussi une longue lettre à Henri Lasserre, signée par Mgr Langénieux qui, après avoir occupé très peu de temps le siège de Tarbes ([^63]), était devenu archevêque de Reims ([^64]). Sans retracer ici en détail l'histoire et le contexte pénibles de ce document, disons seulement que c'est une violente diatribe entièrement fondée sur des données mensongères. Elle est dans la manière habituelle et dans le style du P. Sempé qui était furieux que, huit jours après la mort de Mgr Peyramale ([^65]), Lasserre ait déploré dans l'*Écho des Pèlerins* l'arrêt depuis neuf mois *faute d'argent* de la construction de l'église paroissiale de Lourdes, tandis que l'Œuvre de la Grotte dépensait sans compter les dons des pèlerins dans des travaux superflus ou dans des embellissements. Le Supérieur savait bien ce que pensaient et murmuraient là-dessus les Lourdais et les pèlerins. Mais il redoutait qu'une publicité donnée à cette indignation générale ne l'obligeât à participer pécuniairement à l'achèvement du sanctuaire rival du sien et dont il ne voulait pas dans Lourdes ([^66]). Hors de lui et ne pouvant réagir au nom de Mgr Jourdan, évêque de Tarbes, alors absent, il avait imploré le secours de Mgr Langénieux, de passage à Lourdes. Il avait réussi à obtenir non pas une admonestation verbale de Lasserre qui se serait facilement disculpé en remettant toutes choses dans le vrai et en balayant les calomnies, mais une lettre. L'occasion était excellente de se procurer ainsi une pièce qui mettait l'acrimonie et les accusations des Chapelains sous une autorité moins suspecte que celle du P. Sempé.
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Et Dieu sait combien on a abusé de cette lettre dont les nombreuses erreurs sont pourtant si faciles à démentir, avec les preuves que la Providence a voulu conserver pour cela ! Mais l'intention de polémique était manifeste en ce cas comme en bien d'autres ([^67]), car la lettre était revêtue tout exprès de la mention : « Je laisse copie de cette lettre à Mgr de Tarbes, avec la liberté d'en faire l'usage qu'il jugera utile ».
Bien qu'il s'en défende, l'abbé Laurentin s'est laissé imprégner, dès l'origine de ses travaux sur Lourdes, par toute cette littérature sans en faire la critique qui s'imposait, sans en discerner le venin calomnieux, sans s'apercevoir qu'elle a été réprouvée par tous les contemporains. Non seulement il s'est appuyé sur elle, mais il y a même renvoyé ses lecteurs sans les mettre en garde.
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Ainsi, quand il expose l'affaire de la *Protestation* de Bernadette contre la *Petite Histoire*, il relate ce qui lui semble authentiquer les poncifs imaginés par le P. Sempé pour anéantir la valeur de ce témoignage de la Voyante. Il le dit obtenu « par surprise » et « non sans peine ». Il transcrit quelques passages de lettres dans ce sens et, quand il faudrait conclure, il se dérobe en prétendant que l'affaire est « embrouillée » ([^68]). Mais auparavant il n'a pas manqué de citer en référence deux pièces précises, *une lettre* et *une brochure,* dont il sait parfaitement que tout y est entièrement faux puisqu'il a été éclairé là-dessus lors de ses investigations aux Archives Lasserre ([^69]).
**1. *-- ****La lettre* est de Mgr Forcade, archevêque d'Aix, à Mgr Jourdan, évêques de Tarbes ([^70]). C'est le type du document de complaisance où une évidente mise en scène cherche à soutenir une polémique. Outre que les deux prélats étaient alors ensemble à Rome et n'avaient donc pas besoin de correspondre par écrit ; outre la mention chère au P. Sempé :
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« Votre Grandeur pourra faire de cette lettre tel usage que bon lui semblera » ; on y peut compter dix-neuf affirmations que contredisent formellement des documents irréfutables. Par exemple ceci : « Dans la matinée m'arriva *inopinément* à Nevers M. Henri Lasserre que je n'avais *jamais* vu et avec qui je n'avais jamais eu *aucune relation...* » Or l'évêque connaissait l'écrivain au moins depuis 1863 : ses lettres autographes conservées aux Archives Lasserre en font foi ([^71]). Quant à l'arrivée du visiteur à Nevers, elle ne fut guère inopinée puisqu'elle répondait à une pressante invitation écrite trois jours plus tôt par le prélat lui-même : « Mon cher Monsieur... je serai mardi soir à Nevers... Soyez persuadé que je serai très heureux de vous voir » ([^72]). Toute la lettre est démentie point par point de la même manière. Quand on a constaté, preuves en mains, que les souvenirs du signataire étaient aussi fantaisistes sur des faits précis, il est bien peu correct de s'y référer, d'en adopter les conclusions et d'indiquer le tout comme base d'information historique !
**2. --** *La brochure* est signée par le même Mgr Forcade. Elle a pour titre : *Notice sur la Vie de Sœur Marie-Bernard* ([^73])*.* L'abbé Laurentin écrit que l'auteur « se plaint de manière très vive et circonstanciée que l'autorisation de faire signer Bernadette lui a été arrachée par surprise » ([^74]). L'abbé sait très bien que ce « par surprise » est faux et que *les circonstances* relatées sont imaginées après coup pour tirer le P. Sempé d'un mauvais pas ; il sait que les pages 52 à 62 qu'il indique sont un amas d'inexactitudes énormes dont il a vu les démentis avec stupeur. Il sait qu'à l'analyse chaque argument, chaque date, chaque raisonnement devient une charge accablante pour leur auteur !...
Est-ce ainsi que l'on écrit sérieusement l'histoire ? Même un simple publiciste, traitant un sujet futile dans une revue éphémère ne se permettrait pas de tels écarts ! Que ces textes portant des signatures d'archevêques aient été acceptés sans examen par quelques écrivains superficiels, cela peut se comprendre. Mais il est inadmissible qu'on se dise historien si on n'a pas fait une critique sérieuse des propos de ces prélats, pour savoir s'ils sont bien fondés et sans passion.
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Puisque l'abbé Laurentin a renvoyé ses lecteurs à des documents notoirement erronés, nous devons nous demander s'il a négligé de faire cette critique ou s'il l'a faite assez mal pour ne pas discerner une totale non-valeur, ou si, voyant cette non-valeur, il n'a pas osé l'avouer.
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C'est, on le voit, une bien mauvaise méthode que de défendre une thèse sur des faits ou sur des hommes, en utilisant un choix d'opinions émises par telles ou telles personnalités. L'historien digne de ce nom suit le processus inverse, surtout là où une polémique a suscité des opinions diamétralement opposées. Il recherche d'abord, en toute indépendance, ce qu'ont été en réalité ces faits ou ces hommes. Ce n'est pas toujours aisé. Mais pour Lourdes c'est possible et même très facile, grâce à de nombreuses sources. Ainsi édifié, il optera pour les seules opinions librement exprimées et dénotant une saine information, en harmonie avec les faits et non plus avec des interprétations plus ou moins partisanes.
Il est clair que l'abbé Laurentin n'a pas su employer le bon procédé. Il n'a pas examiné si Henri Lasserre méritait réellement les reproches formulés contre lui. Il est, au contraire, parti de ces reproches pour réunir ensuite des avis corroborant l'accusation. Cette pente l'a conduit à accepter comme valables a priori les témoignages infirmant celui de Lasserre. Puis, refermant le cercle vicieux, il a cru avoir prouvé que le premier historien de Lourdes était une source douteuse.
Cette erreur de méthode est visible dans toute son œuvre et la vicie d'un bout à l'autre, parce que l'esprit de corps l'a empêché de jeter publiquement au panier une littérature mensongère dictée et répandue par le P. Sempé. Chaque fois qu'on a essayé de lui indiquer combien ces libelles fourmillaient d'inexactitudes, il a tenté d'éluder la question, en prétextant qu'il était résolu à ne s'occuper aucune polémique passée. Il n'a pas compris qu'il prolongerait ces vieilles querelles en préférant les textes qu'elles seules ont suscités, pour se justifier.
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Nous verrons à quels excès aboutit ce préjugé défavorable venu des fameux documents, et où conduit le refus de voir dans l'ouvrage de Lasserre une source authentique et fiable.
L'abbé Laurentin s'est donc engagé dans une impasse. Il s'est privé -- et ses lecteurs avec lui -- de la lumière qu'il voulait répandre. De là tant de fondrières, de zones troubles et de contradictions ([^75]) qui ont rebuté le public. De là les échecs qu'une savante réclame ne parvient pas à masquer.
Lourdes mérite mieux que cela, mieux que « les recherches consciencieuses, les excellentes intentions et la conduite irréprochable » ([^76]) dont le P. Sempé disait déjà, il y a cent ans, que c'était là les qualités suffisantes pour écrire l'histoire des Apparitions.
Au tome I de son *Histoire Authentique* l'abbé Laurentin énonce de grands principes qu'un bon historien doit respecter : « L'histoire qui cacherait, dit-il, les écrits des opposants parfois calomnieux serait fautive dès le principe ([^77]). » Ou bien : « Faire crédit à un document, cela revient parfois à la pire erreur possible ([^78]). » Ou encore : « Tout reprendre à neuf à partir des seules sources dûment critiquées (c'est-à-dire évaluées exactement pour ce qu'elles sont) ([^79]). »
La transgression de ces préceptes et de plusieurs autres dans les 6 tomes de l'*Histoire Authentique* continuera à justifier le titre de cette étude : « Laurentin contre Laurentin. »
Henri MASSAULT.
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### Au temps pascal
LE MOIS DERNIER nous avons parlé des premiers effets du nouvel esprit liturgique, nous avions conclu que vraisemblablement il fallait d'abord le faire comprendre du clergé. Car rien n'empêchait il y a vingt ans, comme il y a cent ans, de « faire participer le peuple fidèle d'une manière intense et vécue à la célébration des mystères », comme dit le bulletin paroissial que nous avons cité. Cela était même plus facile alors car l'assistance aux offices était générale. C'est donc le clergé, mal formé, qui n'a pas su instruire. Le latin n'y était pour rien, car tout le monde sait lire en France et tous les missels portent la traduction française. Beaucoup de paroissiens ont des livres insuffisants ; mais on ne leur a pas montré la nécessité d'en avoir d'autres pour *participer* à l'office.
L'origine du mal vient d'une fausse idée des fonctions sacerdotales. La première et la plus importante n'est pas la parole de Dieu ni l'administration des sacrements, mais la prière. Lorsque Pierre invite les premiers chrétiens à choisir des diacres pour suppléer les apôtres dans « le service des tables », il ajoute : « *Quant* *à nous, nous demeurerons assidus à la prière et au service de la parole.* »
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Il met la prière avant la parole. Il était en cela fidèle à l'histoire de la Révélation, car, lorsque fut institué le ministère d'Aaron, Moïse lui dit : « Approche-toi de l'autel ; offre le sacrifice pour le péché et ton holocauste, et *fais l'expiation pour toi et pour le peuple ;* présente aussi l'offrande du peuple et fais l'expiation pour lui... »
En réponse à ces ordonnances de l'Ancien Testament voici les paroles de saint Paul : « *Le Christ entrant dans le monde dit : De sacrifice et d'oblation tu n'as pas voulu, mais tu m'as formé un corps. Holocaustes et victimes pour le péché tu n'as pas agréé. Alors j'ai dit : Voici que je viens pour faire ta volonté ; dans le rouleau du livre c'est écrit de moi* » (Heb. X, 5). Et encore : « Il est entré dans le ciel même *afin de se présenter maintenant* devant la face de Dieu pour nous » (Heb. IX, 24).
Saint Paul dit encore aux Colossiens : « Maintenant je me réjouis de mes souffrances pour vous, et *je parfais à ce qui manque aux afflictions du Christ en ma chair, pour son corps qui est l'Église.* D'elle en effet je suis devenu le ministre selon la charge que Dieu m'a donnée à votre égard, de parfaire la prédication de la parole de Dieu. » Saint Paul prie et souffre en union avec le Christ pour parfaire la prédication. Il ajoute aussitôt : « Je parle du mystère qui était caché aux siècles et aux générations, mais qui maintenant a été révélé à ses saints. Car à eux, Dieu a voulu manifester quelle est la richesse de Sa gloire parmi les Gentils : *à savoir le Christ en vous, lui, l'espérance de la gloire*. » (Col. I, 24, 27.)
Et Bossuet, parlant de la Présentation de Jésus au Temple, résume ainsi l'esprit de cette fête : « L'abrégé de ce mystère est que Jésus s'offre et nous offre en lui et avec lui, et que nous devons entrer dans cette oblation et nous y unir comme à la seule et parfaite adoration que Dieu demande de nous. » *En lui* et *avec lui ;* tel est l'esprit de la liturgie.
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Le Christ dans la gloire, prêtre pour l'éternité, y continue cette oblation en dehors du temps. Sur la terre il a laissé sa personne et l'oblation de son sacrifice à renouveler par la participation du prêtre à son sacerdoce. Telle est la fonction primordiale du prêtre. L'oublier, ou ce qui revient au même, la subordonner dans la pratique aux tâches complémentaires, instruction des fidèles, apostolat auprès des ignorants, ruine dans sa base « l'édification du corps du Christ ».
L'évêque clandestin, dont nous avons reproduit la lettre au mois de mars, considéra comme une grande grâce de s'être aperçu pendant la persécution de ce rôle primordial du prêtre. En voici de nouveau le passage essentiel :
« Nous étions sept cents prêtres et religieux dans un même camp. Au début, les prêtres se sentaient comme des poissons sur la berge, parce qu'il leur était impossible d'administrer les sacrements ou d'exercer leur ministère. Mais nous comprenions bien vite que nous n'étions que les serviteurs du seul Pontife qui célébra sa Messe au Calvaire pour racheter le monde. C'est ainsi que nous avons compris notre véritable vocation. Ce qui fut un enfer au début, devint un paradis. Nous apprenions que la tâche principale de l'Église ne consiste pas dans la prédication, l'enseignement, la construction d'églises ou autres succès, mais dans la souffrance. Car maintenant encore, le Seigneur veut souffrir dans son Corps Mystique pour la rédemption du monde. »
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Sans doute Jésus-Christ ne se forme pas en nous d'un seul coup, sans quoi saint Paul ne dirait pas : « Mes petits enfants que j'enfante encore jusqu'à ce que Jésus-Christ soit formé en vous. » Nous ne le savons que trop. Or beaucoup de jeunes prêtres qui ne peuvent prétendre que Jésus soit entièrement formé en eux croient davantage à l'action qu'à la prière ; et non seulement ils agissent ainsi eux-mêmes, mais ils enseignent par l'Action catholique cette fausse méthode ; nous le voyons par nos jeunes gens.
Or nous ne pouvons être des sources de la grâce par nous-mêmes ; la source est la Très Sainte Trinité ; la source est le Verbe incarné pour nous sauver, nous instruire et s'offrir comme modèle. Nous ne pouvons être que des canaux de la grâce ; et on ne peut donner que ce qu'on a reçu.
Mais « *demandez et vous recevrez* »*.* La condition pour recevoir c'est la prière*.* Cette prière est avec la grâce une nécessité absolue pour passer de la nature (déchue) à la surnature inaccessible à tout moyen naturel.
Saint Marc raconte que le lundi-saint, Jésus, sortant de Béthanie, eut faim. « Et voyant de loin un figuier qui avait des feuilles, il vint (voir) si par hasard il y trouverait quelque chose. Et étant venu près de lui, il n'y trouva que des feuilles, car ce n'était pas le temps des figues. Et prenant la parole il lui dit « Que jamais plus personne ne mange de ton un fruit ». Et ses disciples entendaient. Et en passant de bonne heure, ils virent le figuier desséché. » (Marc, XI, 12.)
Jésus ne faisait rien qui n'eût pour but d'instruire. Le figuier ne pouvait avoir de figues hors de saison. Mais nous, nous ne pouvons faire par nature aucun acte méritoire et même aucun bien. Il nous est demandé d'avoir des figues hors nature, c'est-à-dire de dépasser la nature pour vivre selon la nouvelle loi d'amour instaurée par le Christ, par lui, en lui.
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Les païens qui ont gardé la morale naturelle (le décalogue) n'ont pu le faire que par grâce (car beaucoup ont prié, comme ils savaient). La grâce nous est indispensable ; et la prière pour l'obtenir ; car la prière est une offre gratuite qui nous est proposée de participer à la toute puissance de Dieu. Et saint Marc poursuivant son propos rapporte les instructions de Jésus qui suivirent le miracle du figuier desséché : « C'est pourquoi je vous dis : tout ce que vous demanderez en priant, croyez que vous l'avez obtenu, et cela vous arrivera. »
Il faut seulement demander ce qui convient et comme convient. Saint Matthieu (VI, 7) dit : « Lorsque vous priez, ne bredouillez pas comme les Gentils... » On ne bredouille pas que chez les païens. Ce qu'il faut demander, c'est l'augmentation de la foi, de l'espérance et de la charité, et ce qui en est la condition : l'humilité.
Dieu est plus intime à nous que nous-même ; pourquoi ne se révèle-t-il pas en nous, à nous, plus vite et mieux ? Parce qu'on le lui demande peu ou mal. Le prêtre a pour première fonction de prier ; il est à la même enseigne que tout baptisé ; son propre salut doit être le premier but de sa vie ; mais sa charge est plus lourde car il doit prier pour le troupeau qui lui est confié.
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Sa Sainteté Paul VI présente ainsi la constitution du Concile sur la liturgie : « *Il faut se rendre compte qu'une nouvelle pédagogie spirituelle est née du Concile dont elle est la grande nouveauté.* »
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Cela est très vrai et très juste ; sauf en ceci que cette pédagogie ne paraît nouvelle que parce qu'elle était négligée, car c'est celle qui est écrite en toutes lettres dans l'office de l'Église, bréviaire, missel et antiphonaire. Mais si le livre d'oraison du prêtre n'est pas son bréviaire et l'Écriture Sainte, comment voulez-vous qu'il enseigne aux fidèles à entrer dans la prière de l'Église à la Sainte Messe ?
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S'il écourte cet office autant qu'il le peut, supprimant les répons chantés qui sont là pour donner un esprit de méditation, comment veut-il que le fidèle y trouve une quiétude spirituelle qui l'ouvre à la grâce. Comment un jeune prêtre qui apprit au séminaire à contester toutes les attributions traditionnelles des Livres Saints, à les critiquer pour des raisons souvent très contestables et toujours conjecturales, et d'après lesquelles aucun juge dans un tribunal n'oserait condamner un accusé, comment ce jeune prêtre enseignerait-il de bon cœur l'Histoire Sainte qui reste cependant l'histoire religieuse de l'humanité ; car ce que les Hébreux ont pu emprunter aux traditions de Sumer et de l'Égypte, ils l'ont assimilé dans un esprit supérieur qui est celui de la révélation surnaturelle. Il suffit de lui comparer la pensée grecque pour se rendre compte que dans son ensemble celle-ci aspirait confusément à ce qu'apportait la Révélation en Israël. Les grands tragiques se heurtaient au péché originel sans même, sauf Eschyle, entrevoir une solution et c'est ce qui en faisait des « tragiques ». L'histoire sainte est bien l'histoire surnaturelle du monde entier, et on retrouve chez les peuples d'Afrique ou d'Asie les préoccupations essentielles du temps des patriarches, des Juges et des prophètes.
Si le fidèle ne connaît pas l'Histoire Sainte (dont il est très avide en général dès l'enfance) que peut-il comprendre à la venue d'un Messie annoncé par les prophètes ? Nous avons une religion historique ; elle n'est pas née dans l'esprit d'un homme supérieur ; elle s'est formée lentement dans l'humanité ; on en voit les progrès ; les événements principaux en ont été annoncés à l'avance pour aboutir à la présence de Dieu parmi nous dans la chair d'un homme. Pur et saint, Jésus a voulu souffrir tout ce que nous sommes appelés à souffrir, les délaissements, les injustices, les peines, afin que nous aspirions au royaume de Dieu, et enfin il a souffert la mort. Il en a triomphé, nous « préparant une place » dans le monde éternel où il est entré, lui « *l'espérance de la gloire* »*.*
124:93
L'étude exégétique des textes peut être bonne en soi, elle peut être fructueuse ; mais il est bien plus nécessaire de savoir ce qu'en ont pensé et dit Notre-Seigneur et ses apôtres.
Or la formation de nos jeunes prêtres est certainement défectueuse, car on les voit nier l'existence des anges dans leurs catéchismes, ces anges qui ont parlé à la Sainte Vierge et assisté Notre-Seigneur, qui Lui-même en a confirmé l'action. Ils refusent des messes pour les défunts, enlèvent les bouquets placés en l'honneur de la Sainte Vierge, et s'ils le peuvent, enlèvent sa statue. Ils apprennent dans leurs études que le psaume *Dixit Dominus* paraît bien être postexilique. Or Notre-Seigneur s'en est servi pour faire entrevoir aux Juifs la divinité du Sauveur annoncé. Jésus, en ce cas-là, ne saurait vouloir « parler le langage de son temps ». Ou il se trompe, ou il trompe ? Une foi qui admet en ce cas particulier une exégèse, toujours très conjecturale et souvent changeante, ressemble davantage aux « sentiments religieux » qu'à la foi surnaturelle.
\*\*\*
D'ailleurs la première édition du Manuel d'Écriture Sainte en usage dans les séminaires a été supprimée sur l'ordre de Rome (mais elle n'a pas dû être jetée au feu par ceux qui la possédaient). Rome a fait ajouter à chaque chapitre une page pour rappeler sur chaque point la pensée de l'Église. *Mais cela ne change pas l'esprit des professeurs ni de ceux qui ont suivi leurs leçons.*
125:93
« La nouvelle pédagogie spirituelle » née du Concile, n'ayant aucune chance d'être appliquée par un clergé qui a vécu cent ans à côté du trésor qu'elle représente sans s'en apercevoir, ni par un jeune clergé formé à mépriser non seulement tout ce qui est « traditionnel », mais *la Tradition* même, aussi bien théologique que liturgique, on a tablé sur une réforme d'apparence radicale qui consiste à dire la messe en français. C'est là assurément un gros changement bien visible ; on s'apercevra rapidement que son efficacité est bien réduite, car entendre du français ne veut pas dire qu'on le comprend. Et nous avons constaté qu'*il est plus sûr de lire les textes soi-même que les écouter*, ils sont toujours lus trop vite ; on perd toujours des membres de phrase ou des mots. Il suffit d'un tousseur. Écouter au lieu de faire lire favorise plutôt la paresse, et ce n'est pas là une nouvelle pédagogie spirituelle.
Mais c'est un moyen de supprimer le chant traditionnel de l'Église, celui des saints qui ont fondé nos chrétientés, et qui a soutenu la spiritualité de nos pères. Il nous relie même à la plus antique spiritualité humaine. L'un des *Kyrie ad libitum* est un pur chant des anciens Doriens, les chants de la Chandeleur sont orientaux, la première antienne des laudes de Noël est un chant des pâtres du Latium contemporains d'Évandre et que Virgile a pu entendre, c'est-à-dire que les chants populaires de la plus ancienne humanité y sont mêlés aux aspirations des premières générations chrétiennes, à celles des saints moines du Haut Moyen Age, et des chantres de nos cathédrales. S. Pie X a voulu que son peuple priât sur de la beauté et il a mis son zèle à donner une édition correcte du chant de l'Église. Sous prétexte de nouvelle pédagogie voici son œuvre liturgique aussi compromise que l'est son œuvre dogmatique par nos modernistes contemporains.
La vraie pédagogie spirituelle *ne pourra renaître que lorsqu'elle aura été enseignée au clergé ;* lorsque les évêques iront dire les Heures diurnes avec leurs séminaristes, leur apprendront à prier, à comprendre les psaumes et à faire de leur bréviaire la base de leur oraison.
126:93
A cette condition-là les prêtres pourront apprendre aux fidèles à prier comme le Saint-Esprit, auteur de l'office, et comme le Concile le demande.
\*\*\*
Ces lignes paraîtront au début de mai, pendant les quarante jours de gloire que les apôtres ont vécu avec Notre-Seigneur ressuscité. Pas seulement les apôtres mais de simples disciples comme étaient les pèlerins d'Emmaüs et, nous dit S. Paul, « *plus de cinq cents frères dont la plupart vivent encore* »*.* Tout ce monde a vu, comme Thomas, les cicatrices des mains et des pieds.
La meilleure lecture que puissent faire des chrétiens en ce bienheureux temps pascal est certainement celle des Évangiles. Mais depuis la dernière montée à Jérusalem, les faits abondent et surabondent ; Jésus dans la dernière quinzaine de sa vie, parmi les controverses, les oppositions, les haines, ouvrait les esprits par de lumineuses paraboles, les *Deux fils*, les *vignerons homicides ;* il tranchait les questions, éventait les pièges, annonçait l'avenir de Jérusalem, la fin des temps, et courait par sa mort à la gloire de la Résurrection.
Pour suivre jour par jour la vie de Notre-Seigneur en un temps qui est le centre de l'histoire du monde, les évangélistes ne peuvent suffire, car sauf un d'entre eux, Luc, aucun ne s'est soucié de l'ordre chronologique. Saint Marc a rapporté des souvenirs de saint Pierre et ils sont très savoureux ; ils portent la marque d'un témoin oculaire très observateur, d'un esprit vif et primesautier ; saint Matthieu a ordonné son évangile pour prouver que Jésus est bien le Messie attendu des Juifs. Saint Jean écrivit le sien dans sa vieillesse, y mettant les récits omis par les autres évangélistes, comme les noces de Cana, la rencontre avec la Samaritaine, et tous les récits importants pour la doctrine qui l'ont fait appeler Jean le Théologien.
127:93
Saint Luc doit à la Sainte Vierge l'évangile de l'enfance. Mais saint Jean, qui avait recueilli dans sa maison la mère du Sauveur, ne lui doit-il pas d'avoir pris garde à ces paroles mystérieuses qui forment l'évangile de l'amour ?
Chacun des apôtres suit sa pensée personnelle. Pour avoir une vue d'ensemble précise. Il est nécessaire de se servir d'une « Synopse » comme celle que le Père Lavergne a traduite d'après la synopse grecque du Père Lagrange ([^80]). Les faits y sont groupés jour par jour, en suivant l'ordre général adopté par saint Luc. Nous lisions nous-même chaque jour aux enfants de l'école ce qui concernait chacun des jours de la grande quinzaine qui précède Pâques. Cette synopse est très utile aussi pour démêler l'ordre des événements du matin de la Résurrection. Si on s'en rapporte à chacun des évangélistes, ils paraissent fort embrouillés. Il faut profiter des travaux des savants hommes qui se sont appliqués à les mettre en ordre.
Les apôtres, les saintes femmes étaient aussi bouleversés les uns que les autres. Tous ont couru plusieurs fois du Cénacle au tombeau, sainte Madeleine la toute première ; ils se sont croisés, se sont rapidement raconté ce que chacun avait ou n'avait pas vu ; il en est résulté une grande confusion dans le récit des évangélistes. Sans rien perdre de ce qu'apporte chacun d'eux, la synopse éclaire cette aurore d'un jour de printemps qui est le fondement pour nous tous de la sainte espérance du ciel.
Essayons donc de vivre avec Jésus ressuscité. Ce ne devrait pas être difficile puisque Jésus a trouvé le moyen d'habiter toujours parmi nous dans la Sainte Réserve. Sa gloire est cachée, et ne se révèlera qu'au dernier jour. Jésus attend des actes d'amour issus de notre foi car il a vaincu la mort.
128:93
Le fait éclatant de sa résurrection en est la preuve ; c'est un homme comme nous qui est ressuscité en la personne de Jésus. Le fait est si étonnant que les apôtres y crurent difficilement. « Celle-ci (la Madeleine) alla l'annoncer à ceux qui avaient été avec lui, et qui étaient dans le deuil et dans les larmes. Et ceux-ci ayant entendu dire qu'il vivait et avait été vu par elle, ne crurent pas. » (Marc XVI, 10.)
Que tous ceux qui le peuvent aillent donc vénérer dans l'église la présence du ressuscité, pour eux-mêmes, et pour tous ceux qui ne le peuvent pas à cause de leur métier, de leur faiblesse ou de leur éloignement. S'ils persévèrent, Jésus parlera bien un jour à l'intime de leur cœur. Comme aux apôtres lors de sa dernière apparition à. Jérusalem, il leur « ouvrira l'intelligence pour comprendre les Écritures », il emplira leur foi de charité.
D. MINIMUS.
129:93
### WEYGAND
Au X^e^ Congrès de *La Cité catholique, à* Issy-les-Moulineaux, en 1960, Weygand déclarait :
Dans ce que je veux dire, si j'arrive à me montrer sévère envers ces laïcs chrétiens qui ne font pas leur complet devoir, c'est que dans ma longue existence j'ai toujours été chrétien, mais bien longtemps j'ai cru égoïstement qu'il suffisait d'avoir une vie chrétienne, une vie chrétienne sans plus et que l'exemple suffisait ; par conséquent, les reproches que je peux avoir à faire tout à l'heure, je les ai très bien compris parce qu'ils s'adressent d'abord à moi.
Vous avez placé cette année votre Congrès National sous le signe de la Civilisation et des Corps intermédiaires. C'est un programme admirable, mais aussi quelle responsabilité vous avez eue de le choisir. Vous avez voulu vraiment toucher au fond du problème institutionnel en soulignant la finalité civilisatrice, finalité dernière des Sociétés qui n'ont pas de promesse d'éternité, mais qui ont pour charge d'acheminer leurs membres vers le but ultime de toute vie humaine.
La Civilisation n'est-elle, pas ce Bien commun transposé, que les Sociétés ont pour mission de sauvegarder et de promouvoir ?
Qu'en est-il actuellement ? Où en est la mission civilisatrice de la Fille aînée de l'Église ? Où sont ses œuvres ? Que font ses hommes ?
Force nous est de reconnaître qu'oubliant les engagements de leur baptême et de leur confirmation, trop de nos compatriotes ont démissionné ; ils n'ont pas entendu la grande voix de Pie XII réclamant « l'intervention prompte et courageuse... de tous les chrétiens engagés dans le Corps Social », afin de promouvoir dans le Christ et sous Son Règne « le Salut du monde avec toutes ses structures et celui des hommes avec tous leurs problèmes. » (Aux Comités Civiques Italiens, 14-IV-53).
130:93
Et que voyons-nous, hélas ! trop souvent ? Les élites -- bien loin de donner l'exemple de la fidélité -- se laissent gagner aux concepts matérialistes d'une Civilisation technique qui serait -- à les en croire -- le visage moderne du règne du Christ.
Vous savez que ce n'est pas par hasard que, prenant la plume pour combattre le matérialisme sans Dieu, Pie XI commence par définir la Civilisation chrétienne : réalité transformée par la venue du Rédempteur qui la fonde en lui ouvrant l'éternité. Cette réalité ne peut -- pas plus maintenant qu'il y a 2000 ans -- être remplacée par un messianisme temporel de quelque masque qu'il se revête.
Le drame le plus profond des temps que nous vivons est que cette réalité est ignorée de ceux qui, justement, ont pour mission de la défendre. Qu'étant ignorée elle n'est pas vécue et qu'elle ne progresse plus ou trop peu au milieu des combats de ce monde.
Car malgré toutes les promesses de coexistence et de paix, le combat continue. Les sirènes de la propagande ne changent rien au véritable sens de l'histoire, qui est celui d'une lutte entre le Christ et le monde. Il faut que cesse le scandale de cette promiscuité entre la Vérité et les erreurs, de cette impossible alliance que tant des nôtres tentent en vain de nouer.
Après les émeutes de Berlin, après les massacres de Budapest, tout récemment encore après l'échec de la Conférence au Sommet, tous ceux qui font profession de penser, de parler ou d'écrire ont découvert avec une surprise à peine dissimulée que le Gouvernement des Soviets était communiste ! On croit rêver devant tant de naïveté et d'ignorance.
La responsabilité des élites est écrasante et c'est bien tout le sérieux de cette incroyable mascarade, car c'est sur elles que convergent les aspirations des masses déchristianisées. C'est leur exemple que -- inconsciemment peut-être -- ces masses cherchent afin d'y conformer leur attitude. Car ne l'oublions pas ! c'est toujours par leurs élites que les collectivités sont sauvées ou perdues. Ce sont toujours elles qui font œuvre civilisatrice. Il est une chose bien plus grave que la misère intellectuelle et spirituelle des masses, c'est la misère spirituelle et intellectuelle des élites naturelles, a fortiori des élites chrétiennes (...)
131:93
La civilisation de demain, la forme que prendra demain la vie des sociétés, et qui plus que par le passé sans doute, grâce au progrès des techniques sera une civilisation des loisirs, dans cette civilisation le monde sera ce que nous le ferons : Esprit ou Matière.
Je ne doute pas de votre choix, votre présence ici a valeur de témoignage, car à l'exemple de la Grande Sainte de la Patrie, vous avez compris que servir Dieu en premier est encore le meilleur moyen de servir par surcroît, mais avec surabondance nos patries charnelles.
Vous le savez, mais votre foi doit être aussi espérance et charité, car votre engagement au service de la Vérité est magnifique et terrible. Magnifique et on ne fera que se réjouir de voir enfin clairement professées ces vérités trop méconnues. Terrible aussi, car vos responsabilités, nos responsabilités sont écrasantes. L'appel de l'Esprit n'est jamais en peine, au départ, et tout accroissement, tout enrichissement spirituel et intellectuel doit marquer un nouvel élan vers de nouvelles conquêtes. Vous n'aurez jamais fini d'apprendre mais -- bien avant -- vous n'aurez jamais fini d'agir, de convaincre, de faire partager vos convictions. Vous avez l'admirable vocation de participer -- à votre place de laïcs chrétiens -- mais d'une manière irremplaçable à la mission confiée aux disciples le jour de l'Ascension. Détenant une pareille part de Vérité, vous avez le devoir, nous avons le devoir impératif de faire de cette doctrine de vie le ferment des jours à venir.
Ne vous contentez pas de la satisfaction d'avoir raison, mais que vos raisons soient dynamiques et victorieuses. Considérez-vous, nous disait Pie XII, « comme en état de mobilisation générale » à l'instar de ces chrétiens des premiers siècles, qui ont osé attaquer et s'imposer à une culture païenne et matérialiste. Certaines formules ont du succès de nos jours : « Passage aux barbares », « retour au christianisme primitif ». Mais ce qu'on oublie trop c'est la fermeté de la Foi, c'est le sang des martyrs qui ont payé sans compter le droit d'avoir raison.
Chacun à notre place dans tous les secteurs de l'activité nationale, dans tous les milieux, dans les villes et dans les campagnes, dans les bureaux et dans les usines, soyons des ferments de civilisation, des apôtres de la Vérité.
Je vous connais depuis suffisamment longtemps pour savoir vos difficultés, les obstacles qui entravent votre action. Je sais que les coups les plus rudes et les plus injustes ne viennent pas toujours de ceux qui refusent explicitement les principes que vous rappelez et que c'est parfois une croix lourde à supporter.
132:93
Mais je sais aussi que le danger est chaque jour plus pressant, que le sens de votre combat prend chaque jour une actualité plus brûlante et que moins que jamais, ce n'est l'heure de relâcher vos efforts.
Si parfois, vous sentez fléchir votre volonté d'agir parce que les résultats de votre action sont longs à apparaître, dites-vous qu'il n'y a pas d'efforts bien dirigés sans résultats et prenez patience.
Dans la guerre qui est faite à la Civilisation chrétienne, vous avez choisi le bon combat. Avec les armes de lumière qui sont les vôtres, ne vous arrêtez pas avant la victoire finale qui ne peut que couronner, avec l'aide de Dieu, vos efforts.
133:93
### Le général Weygand
par Jacques DINFREVILLE
MAXIME WEYGAND a vécu près d'un siècle de l'Histoire de France, cette histoire qui a connu des sommets et des marécages, cette histoire éolienne, où soufflent tour à tour le chaud et le froid, la victoire et le désastre, le progrès et la misère, cette histoire au profil heurté que sculpte le Dieu de Bossuet, dont l'homme créé à l'image du Tout Puissant détermine les événements.
Dans le bon et le mauvais, aux heures fastes comme aux jours sombres, toujours Weygand est resté égal à lui-même.
Chef d'état-major de Foch durant la guerre de 1914-18, il s'est satisfait du rôle d'assister, d'épauler celui qu'il a appelé « un chef incomparable, à l'autorité souveraine, au cœur indomptable, à l'esprit jamais à bout de ressources ». N'est-ce pas là son propre portrait ?
S'il fut le *brillant second* de Foch, celui-ci n'en voulut point d'autre pour organiser la victoire de 1918, pour lui dicter les ordres qui ont jeté les Allemands hors de France. Quelques instants avant de mourir, le généralissime de la coalition a murmuré : « Si la France est en danger, il faudra appeler Weygand... »
Pendant l'intermède entre les deux guerres mondiales, en 1920, Weygand contribua à sauver Varsovie, à endiguer le flot du bolchevisme qui s'essayait déjà à vassaliser l'Europe orientale.
En 1940, lorsque la France fit appel à ses talents à la suite de la désastreuse bataille des Ardennes, afin de tenter de stopper l'invasion de la *Wehrmacht,* Weygand accepta de sacrifier sa gloire, de combattre pour l'honneur du drapeau, et que soit négociée cette suspension d'armes qui sauvait les restes de notre armée vaincue, les réservait pour d'autres chefs : Alphonse Juin, Jean de Lattre de Tassigny. Il prit cette responsabilité le cœur lourd mais sans hésiter. Les plus hautes autorités alliées n'ont-elles pas reconnu depuis que cet armistice a été salutaire à l'Occident, a détourné la *Wehrmacht* de l'Afrique du Nord ?
134:93
Aussitôt Weygand a préparé la revanche, maintenant par son habileté hors des atteintes d'Hitler cette base d'où est partie l'armée de la libération, cette armée que notre grand proconsul africain contribua tant à organiser.
Afin de l'empêcher de parfaire ce bel ouvrage, Hitler exigea bientôt du maréchal Pétain le rappel de Weygand en France. Mis en résidence surveillée, puis arrêté en novembre 1942 par la Gestapo, celui que les Allemands considéraient comme *personnifiant la résistance de l'armée française* ([^81]) fut bientôt déporté outre-Rhin.
Ce fait n'a point épargné à Weygand les injustices du Pouvoir : incarcéré par des Français, inculpé, jugé, malade, il lui fallut attendre de longs jours pour se voir acquitter.
Depuis il s'est tenu à l'écart dans une retraite sereine, refusant tous les honneurs, sans toutefois laisser aucune occasion de dire aux Français la vérité. Souvenons-nous de son avertissement avant la perte de l'Algérie :
« Si nous abandonnons sans mot dire, à leur sort affreux les Musulmans d'Algérie qui ont eu foi en la parole donnée au nom de la France, l'honneur de notre Patrie sera perdu. Ce mot, mon titre d'ancien gouverneur et commandant en chef en Algérie me fait un devoir de le prononcer à la face du monde en rompant le silence que j'ai voulu observer jusqu'ici. »
Si Saint-Louis des Invalides lui a été fermé pour ses obsèques, qu'importe ! Cet ostracisme ajoute encore à la gloire de celui qui a connu le fond de la douleur humaine, par le terme d'une longue vie sans autres ombres que celles qu'y mirent des barbouilleurs officiels.
Comment peut-on expliquer une telle constance en face d'un destin si souvent adverse ?
Cet homme de petite taille. -- comme Louis XIV et Napoléon -- aux yeux étincelants, aux pommettes saillantes méritait bien son prénom de Maxime. Ce qui frappait dès l'abord en lui c'était sa vivacité d'allure, sa jeunesse qu'il sauvegarda jusqu'à ses derniers ans. Il était enraciné dans le sol de la Patrie qu'il avait choisie, de l'armée où il servait. Et ses racines secrètes contribuaient, à le rendre plus solide encore...
135:93
Toutes les qualités de l'homme, du soldat, du citoyen, du chrétien, cet homme illustre les dissimulait sous une modestie bonhomme : « Pourquoi donc-perdez-vous votre temps, mon ami, nous dit-il un jour, à consulter une vieille lune ? » C'est là un langage dont le temps qui passe nous a fait perdre l'habitude... Il y a tant de vieilles lunes qui ne s'avouent point.
Foch avait décelé chez lui l'intelligence des grands ensembles, ceux de la stratégie, ceux de la politique. Il se mouvait aisément dans les sphères les plus hautes, sans dédaigner la beauté et l'élégance. Aux jours sombres de 1940, alors qu'il revenait d'une tournée au plus fort de la bataille déjà perdue, il jetait un regard au bouquet de roses qu'un fidèle mettait sur sa table de travail.
Cette élégance sobre, on la retrouve dans le style de l'académicien qui a consacré l'essentiel de son talent à écrire sur l'armée française et sur son chef, Foch.
Strict et exigeant dans le service, parfois même caustique, il se montrait d'une grande bonté vis à vis de ses subordonnés. Il savait retenir une critique, une moquerie inutiles.
Peu de chefs ont eu à un tel degré le sens de l'honneur.
Ce cavalier celait une âme de chevalier. Sans doute avait-il médité cette inscription que les Templiers gravèrent jadis sur le mur d'une galerie du Krak des Chevaliers en Syrie.
« Aie la richesse,
« Aie la sagesse,
« Aie la beauté,
« Mais garde-toi de l'orgueil, qui souille tout ce qu'il approche. »
Si l'adversité, si l'injustice eurent si peu de prise sur Weygand, c'est sans doute à sa foi chrétienne qu'il le devait. « Il nous reste à prier. Prions pour la France » nous a-t-il dit, en juin dernier, la dernière fois où nous avons eu l'honneur de l'écouter.
Son exemple nous reste.
Jacques DINFREVILLE.
136:93
### Weygand chrétien
par Paul AUPHAN
LE 10 JUIN 1956, il y a affluence à Montmartre, dans la basilique du Sacré-Cœur qui domine Paris comme une sorte de paratonnerre spirituel. Du chœur, où flotte encore l'encens de la messe pontificale, une voix ferme et bien timbrée s'élève dans le silence d'une foule recueillie :
« ...Cœur de Jésus, nous voici assemblés devant vous. Nous venons vous consacrer la France. Représentants de toutes les familles chrétiennes françaises, nous avons le droit de parler en son nom... Nous croyons en sa vocation chrétienne. Elle est divisée : rapprochez les esprits et les cœurs ; faites que les Français s'aiment entre eux ; rendez à notre pays son prestige et son rayonnement... Cœur de Jésus, la France est à vous : nous vous la consacrons. » ([^82])
Ayant achevé sa prière, le laïc fin et menu qui vient de la lire à genoux sur les marches de l'autel se lève, salue profondément le cardinal-archevêque et retourne à sa place dans l'assemblée des fidèles : tout le monde a reconnu le général d'armée Maxime Weygand.
137:93
Nous ne sommes plus au temps de Clovis, de saint Louis ou même du vœu de Louis XIII, mais à l'époque du laïcisme, de l'école sans Dieu, des prétoires sans crucifix, de la religion ravalée au rang d'une simple opinion privée... Faut-il que la France soit, malgré tout, restée chrétienne pour qu'elle offre encore un tel spectacle et que personne ne s'étonne de voir un de ses plus célèbres généraux venir sans respect humain offrir à Dieu la prière de tous.
Constatation réconfortante, qui nous fait aussi prendre la mesure de la foi simple et forte qui a soutenu toute sa vie le général Weygand.
Même à ceux qui l'ont approché, il est difficile de dire ce qu'ils en savent, non seulement parce qu'il s'agit d'un domaine où Dieu seul pénètre, mais parce que le général avait la pudeur, l'humilité de n'en jamais parler. Il a beaucoup écrit, de sa belle écriture loyale et racée, qui respirait la sérénité. Dans ses notes intimes ou dans ses innombrables lettres, les historiens futurs trouveront peut-être le moyen de compléter ce qu'il a publié et de reconstituer ainsi un jour le cheminement de sa vie intérieure. Que l'on songe à ce qu'ont pu être pour lui les sacrifices de plus en plus amers qui, après la gloire de l'âge mûr, ont jalonné sa vieillesse et ont dû affiner sa prière : l'armistice déchirant de 1940, les jours douloureux de l'occupation, la déportation en Allemagne, l'humiliation d'y être au contact quotidien d'hommes politiques français qui le détestaient et finalement le reniement par sa propre patrie, plus exactement par ceux qui s'en étaient arrogé la direction, lui qui n'avait jamais vécu que pour elle.
Laissant à d'autres le soin de retracer ce douloureux calvaire, nous voudrions simplement rappeler ici deux ou trois étapes de sa carrière où, derrière les positions prises par le chef, la foi se devine, solide comme le roc.
\*\*\*
138:93
Un des plus grands dons humains de la foi est le réalisme.
Le réalisme est une disposition de l'esprit qui fait voir les choses comme elles sont, non comme on voudrait qu'elles fussent. Il est une condition sine qua non de sagesse dans toute action, surtout dans l'action du chef par excellence : la décision.
Mais le réalisme chrétien est beaucoup plus que cela. Il empêche de s'égarer dans l'idolâtrie des idées. Le chrétien sait qu'il doit se guider dans la vie, non avec ses sentiments (comme, hélas, tant de nos contemporains) ou en fonction d'idéologies n'ayant pas valeur d'absolu mais avec l'intelligence et la volonté que Dieu lui a données pour cela et dont sa conscience, éclairée par la foi, lui dicte l'emploi avant que Dieu le juge.
C'est de ce réalisme là, clairvoyant et fécond, que le général Weygand n'a cessé de donner l'exemple.
Quand il devient Haut Commissaire des États du Levant en avril 1923, la sécurité du pays qui lui est confié est loin d'être assurée. La guerre a laissé des séquelles. De nombreuses régions sont aux mains de ce que nous avons appelé depuis des fellagha et qu'on nomme alors là-bas des tchétés ou « coupeurs de chemins ». Dès son arrivée il fait instruire le procès de quelques-uns d'entre eux dont le cas est flagrant et qui seront bientôt pendus à des gibets. Débarrassé de sa lèpre, le pays restera tranquille et sûr tant qu'il sera là. Justice réaliste, qui affirme sa nécessaire autorité. Justice charitable qui lui vaut la reconnaissance de la population tout entière, traduite à son départ par la manifestation grandiose dont nous parlerons plus loin.
139:93
Le problème qu'il affronte en débarquant est un des plus difficiles que puisse connaître outre mer un représentant de la France. Carrefour de vieilles civilisations, le Levant sort à peine d'une longue domination ottomane-qui a brouillé les structures. Les États français forment un entrelacs compliqué d'une vingtaine de nationalités ou religions différentes. Les Anglais ont miné notre influence. Occupés jusqu'alors à lutter contre les Arabes ou contre les Turcs, nous n'avons fait que de l'occupation militaire. Il s'agit maintenant d'organiser politiquement le pays, en vue précisément de pouvoir plus tard s'en retirer, la conscience en paix.
Ce travail sera l'œuvre du général Weygand. C'est lui qui inaugure le système du mandat. Le statut provisoire qu'il promulgue en septembre 1923 pose les bases, dont beaucoup demeurent, d'une action gouvernementale féconde dans tous les domaines : enseignement, justice, hygiène, cadastre, état civil, armées nationales. Des assemblées consultatives sont constituées. S'il était resté, les choses eussent tourné différemment. Mais on sait qu'après l'arrivée au pouvoir à Paris du Cartel des Gauches en 1924, la présence à Beyrouth d'un général -- et, qui plus est, d'un général catholique pratiquant fut jugée intolérable. La presse commença à faire courir le bruit de son remplacement par un fonctionnaire civil. L' « Orient » le grand journal francophone de Beyrouth, réagit vivement. Le 12 septembre il écrit que tout le monde préfère à un politicien civil « l'incapacité de compromissions dont a toujours fait preuve le général Weygand ». Le gouvernement sent que l'affaire n'est pas mûre ; il se résigne à un compromis : pour faire accepter une réduction des effectifs, il laisse un militaire à Beyrouth, mais remplace Weygand par Sarrail qui, par manque précisément de réalisme, provoquera en 1925 la révolte des Druzes en un pays dégarni de troupes.
Les dix-huit mois que le général Weygand a passés dans le Levant ont laissé derrière eux un souvenir ineffaçable. Si l'on avait le loisir de les cueillir, mille « fioretti » en témoigneraient. Comme saint Louis et tant d'autres croisés français qui avaient foulé cette terre, avant lui, il s'y est toujours montré fervent chrétien, meilleur exemple à donner à des musulmans, mais sans sectarisme ni ostentation.
140:93
« Je l'ai vu -- m'écrit un religieux ([^83]) -- pendant quelques dimanches d'été à Tanaïl, où il venait d'Aley pour assister à la messe. Il refusait le prie-Dieu des messes consulaires, installé à son intention dans le chœur, se mettait à genoux dans les bancs comme tout le monde, communiait de façon édifiante. » Cette simplicité sans respect humain soutenait son réalisme lucide. Dans un mémoire du 23 juillet 1924 au conseil représentatif du Liban, il laissait entendre que le rôle de la France, naguère puissance protectrice des seuls chrétiens, avait évolué en celui d'arbitre entre les diverses communautés ([^84]).
Naturellement, il n'avait pas voulu quitter le Levant sans être allé faire le pèlerinage de Jérusalem.
Cette attitude ferme et pure devait lui valoir plus tard une marque particulièrement émouvante de fidélité. Après les épreuves de la deuxième guerre mondiale et les quatre ans d'instruction pendant lesquels la justice française l'avait retourné sur le gril, le président de la république libanaise Becharra el Khoury lui proposa de venir « se revigorer le cœur » au milieu de ses amis du Liban. Invitation significative si l'on songe que le Liban, dans l'intervalle, s'était séparé plutôt brutalement de la France, alors représentée par le gouvernement provisoire d'Alger...
141:93
Le 8 février dernier, un ancien ministre libanais de l'époque du mandat, Georges Tabet, saluant la mémoire du général Weygand qui venait de disparaître, déclarait dans un journal de Beyrouth : « Il fut sans contredit le plus aimé et, pourquoi ne pas le dire, le meilleur haut commissaire de la France au Levant. D'une rectitude d'esprit absolue, sa droiture, son intégrité, son sens du devoir et de la justice avaient véritablement forcé le respect. » A quarante ans de distance, ce jugement fait écho à celui des deux mille jeunes gens qui, à son départ, l'avaient porté en triomphe jusqu'au port au milieu d'une multitude éplorée et que la presse locale traduisait ainsi à l'époque : « Cet invraisemblable départ navre, non seulement les élites qui ont collaboré avec le général, mais jusqu'au petit peuple qui se rend compte qu'il est impossible d'en retrouver un autre comme lui. »
Combien de décolonisations prématurées d'aujourd'hui envieraient de tels témoignages !
\*\*\*
Faisons un saut de seize années et voici de nouveau le général Weygand quittant Beyrouth où, dès septembre 1939, il est venu à 72 ans remettre son prestige et son épée au service de son pays. Mais cette fois son départ est furtif, presque clandestin. Un avion militaire inconfortable l'emporte vers Paris, où le gouvernement l'appelle en hâte pour essayer de redresser une bataille déjà perdue.
Je ne referai pas l'histoire des journées tragiques qui ont suivi. Ayant eu l'honneur dès cette époque d'approcher quelquefois le général, ayant ensuite souvent discuté avec lui des problèmes qui s'étaient posés au haut commandement, je voudrais simplement montrer combien ses décisions ont été méditées, mûries, affermies dans le réalisme que donne la foi.
142:93
Pour bien comprendre le drame, il faut avoir présent à l'esprit le pacte moral informulé, mais aussi sacré, qu'un serment, qui lie tout chef militaire à ses subordonnés.
Quel que soit son échelon hiérarchique -- sergent, capitaine ou général -- le subordonné reçoit d'en haut un ordre, une mission qu'il exécute de son mieux, au besoin jusqu'à la mort. Mais, en contrepartie d'un sacrifice accepté d'avance, il sait que son chef ne risquera sa vie, dans le plan que sa compétence a conçu, que si le résultat le justifie, mieux : l'exige. La discipline militaire est fondée sur cette confiance réciproque.
La conséquence de cette définition est qu'on viole aussi bien la discipline en se dérobant à un ordre supérieur qu'en prenant soi-même, comme chef, des décisions qui feraient tuer des subordonnés pour rien ou par une sorte de tromperie, comme il en est, hélas, des exemples.
Le commandant en chef de juin 1940 avait profondément conscience de cette responsabilité. Il la dominait de toute la hauteur de son expérience. Mais il ne voulait pas qu'elle fut bafouée. Dans la tradition française, fille de la tradition chrétienne, le chef respecte la vie de ses subordonnés ou de ses adversaires dans toute la mesure où le but poursuivi à travers une guerre légitime le permet. Il est le chevalier qui défend sa patrie, le « pacifique » que chantent les psaumes, celui qui combat pour une meilleure paix. Il n'est pas un belliciste.
En 1918, Foch, flanqué de Weygand, n'avait pas voulu retarder d'une heure la signature de l'armistice, en pensant aux vies humaines à épargner ; ce fut la seule fois de toute la guerre, nous dit son biographe, où il ne se coucha pas.
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De même en 1940, Weygand, appuyé par Pétain, ne pouvait pas tolérer, qu'on continuât à faire tuer du monde sans aucun espoir de redressement, simplement parce que les hommes politiques n'arrivaient pas à terminer leurs palabres et à prendre une décision. D'où les étincelles, jaillies d'une conscience chrétienne, dont on parle encore... « De plus grands sacrifices en hommes, de plus amples destructions de villes seraient sang objet, disait Weygand. L'honneur militaire est sauf. Il faut sauver ce qui peut l'être dans l'intérêt même d'une reprise ultérieure de la lutte, car l'armistice n'est qu'une suspension d'armes. » ([^85])
J'ai montré plus haut que le général Weygand savait faire des exemples quand c'était nécessaire. Mais je pense, je suis même certain qu'il était trop chrétien pour avoir jamais songé comme d'autres, dans les deux camps, à des bombardements massifs de villes sans nécessité militaire. C'est à lui, et à lui seul, que les Parisiens doivent que leur cité, au lieu d'être défendue rue par rue et d'avoir tous ses ponts détruits, comme il était prévu, ait été déclarée ville ouverte en juin 1940, le président du conseil d'alors s'étant borné, nous dit-il, à ne formuler ni objection, ni, approbation.
\*\*\*
L'armistice conclu, le général Weygand ne se dérobe pas à la demande que lui adresse le maréchal Pétain de s'asseoir avec lui à la table du gouvernement pour essayer de redresser, comme en 1917, le moral d'un pays encore pantelant
Trop entier pour y rester, il ne passera que onze semaines au gouvernement avant de recevoir carte blanche pour aller organiser la résistance militaire en Afrique française. Mais il inaugure ces onze semaines par un geste où se peignent à la fois sa loyauté, sa conscience et la profondeur de ses convictions religieuses.
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Appelé, explique-t-il dans ses mémoires, pour la première fois de sa vie à côtoyer des hommes politiques, il ne veut pas les tromper, ne serait-ce que par omission, sur ce qu'il pense et entend faire. Aussi, dès la première réunion, il distribue à la ronde aux autres ministres, ses collègues, une sorte de profession de foi.
Je ne sais comment il se fait que l'un de ces textes soit parvenu jusqu'à moi. Il figure d'ailleurs dans ses mémoires. Peut-être le maréchal Pétain, quatre ans plus tard, m'a-t-il donné son exemplaire avec d'autres papiers, preuve touchante du soin avec lequel il l'avait conservé. Cet exemplaire est ponctué dans la marge, de la main du général, de grands numéros qui soulignent la succession des idées. Il est revêtu de son inimitable signature et daté à la main de Bordeaux, le 28 juin 1940.
En quelques mots le général situe le mal. L'ancien ordre de choses nous a conduits où nous sommes... La lutte des classes a divisé le pays... La baisse de la natalité a diminué le potentiel de la France ([^86])... La famille doit être remise à l'honneur... L'éducation de la jeunesse est à réformer... « La vague de matérialisme qui a submergé la France, l'esprit de jouissance et de facilité -- expose-t-il dans le paragraphe essentiel -- sont les causes profondes de nos faiblesses et de nos abandons. Il faut revenir au culte et à la pratique d'un idéal résumé en ces quelques mots : Dieu, Patrie, Famille, Travail. »
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Voilà le grand mot lâché. Dieu est tellement gravé dans le cœur de Weygand qu'il n'a pu en taire l'expression dans des cercles où, jusque là, on ne devait pas beaucoup l'entendre. Comme Jeanne d'Arc, il veut qu'il soit « premier servi ». Instinctivement, par réalisme chrétien, il substitue le droit naturel aux abstractions idéologiques précédentes.
Quelques jours plus tard, l'Assemblée nationale réunie à Vichy donnait tous pouvoirs au maréchal Pétain pour promulguer une nouvelle constitution de l'État « qui devait garantir les droits du travail, de la famille et de la patrie » ([^87]), termes d'ailleurs déjà utilisés dans la constitution de 1848.
Le mot de Dieu avait disparu. Pouvait-il en être autrement dans une France qui n'était plus uniformément croyante et pratiquante... Mais le soubassement moral posé par le général Weygand restait.
\*\*\*
Retiré depuis vingt ans dans son appartement parisien, le général Weygand ne restait pas inactif. On le voyait partout où il croyait que sa présence, comme un drapeau, pourrait réconforter et unir les bonnes volontés. Il était au premier rang des fidèles à la Madeleine, lors de la messe qui y fut célébrée en réparation des outrages faits à Pie XII et au Saint-Siège sur une scène parisienne voisine. Beaucoup de visiteurs défilaient dans son bureau. Il aimait à s'entretenir avec les ecclésiastiques ou les religieux qui s'y présentaient des problèmes de la foi. Accueillant toutes les générations, il voulait « rendre à une jeunesse tourmentée, insatisfaite, trop souvent sceptique par crainte d'être trompée, des-raisons de croire, d'admirer, d'aimer » ([^88]).
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Il était discipliné jusqu'au scrupule vis-à-vis de la Hiérarchie. Ce qui ne l'empêchait pas de souffrir, comme nous tous, des polémiques entre chrétiens, se plaçant toujours d'instinct, comme un chevalier, du côté des persécutés. Les lecteurs de cette revue seront amusés de la plaisanterie qu'il me lança un jour dans un sourire railleur après quelque méchanceté qu'il venait de lire contre le catholicisme traditionnel et qui l'avait mis en boule : « *Si j'étais en âge de me faire refaire des cartes de visite, je mettrais simplement : Weygand, intégriste.* »
L'âge l'avait apaisé sans rien lui enlever jusqu'au dernier jour de sa vigueur intellectuelle. Ce qui frappait chez lui, c'était la sérénité. Cette paix intérieure malgré des épreuves qui ne lui furent pas ménagées, le général Weygand la devait pour une part à sa dévotion au Saint-Sacrement, exposé jour et nuit dans la chapelle du « Corpus Christi », proche de son domicile. Il n'avait que l'avenue à traverser pour s'y rendre ([^89]). Chaque dimanche tout le quartier l'y voyait à la messe de huit heures. Contraint par sa santé ces dernières années de n'aller qu'à celle de onze heures, il considérait que c'était presque du relâchement... C'est le Provincial des Pères du Saint-Sacrement, chapelain du « Corpus Christi », qui l'assista à ses derniers moments.
Je crois juste et conforme à ses convictions intimes de terminer cet hommage comme je l'ai commencé en évoquant cette dévotion au Sacré-Cœur, traditionnelle en France, depuis le XVIII^e^ siècle, qui avait contribué à faire de lui « un grand-Français et un grand chrétien », suivant l'expression même du cardinal Feltin, venu en personne, sans se soucier d'un ostracisme tenace, prononcer sur son cercueil les dernières prières de l'Église.
Paul AUPHAN.
Ancien Secrétaire d'État à la Marine.
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### Merci, mon général
par Joseph THÉROL
Mon Général,
Voici le mois de la Sainte que Dieu envoya en France pour protéger la Patrie et la Foi. Voici cette fête que nous ne célébrerons plus avec vous ici-bas. Je vous revois assis sur ce banc de bois de l'Église votive Sainte Jeanne d'Arc enfin consacrée l'an dernier, simple fidèle parmi les simples fidèles et, comme Jeanne qui aimait s'agenouiller parmi les enfants pauvres pour recevoir « le corps du Christ », allant vous agenouiller humblement parmi les humbles pour communier. Et je me rappelle que par notre Sainte m'a été donnée cette chance que je tiens pour une grande grâce : la chance de vous être présenté et de servir auprès de vous.
Tout jeune officier de troupe, perdu dans le détachement bleu horizon qui faisait la haie près de la Porte Maillot, je vous avais vu, derrière Foch, à votre rang de major-général des armées alliées, passer à cheval le 14 juillet 1919 et monter en triomphe vers l'Étoile. Mais combien d'entre nous, les obscurs, savaient-ils déjà votre nom et votre valeur ? Nos yeux étaient tournés vers nos hommes, nos compagnons des nuits de relève et des postes de première ligne, beaucoup plus que vers ces états-majors d'où par tant d'échelons, dont nous ne connaissions que les plus proches, les ordres tombaient jusqu'à nous.
Mais, avant que je vous fusse présenté, depuis quinze ans, depuis la catastrophe que votre génie nous aurait évitée si l'on ne vous avait pas appelé trop fard, vous n'étiez plus pour moi, mon Général, le grand chef lointain perdu dans une espèce de légende. Je voyais en vous celui que la Providence avait choisi, -- aux côtés du Maréchal Pétain, comme victime expiatoire et méritoire en faveur de mon pays.
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Vous le saviez très bien, comme lui, que vous alliez être humilié et vous y aviez consenti. Nous, les membres, et vous, le Chef, nous avions souffert du même désastre, et cette concélébration du même sacrifice, et cette communion dans la même Passion avaient créé entre nous des liens beaucoup plus serrés que ceux du triomphe. « Le 12 juin 1940, avez-vous dit, mon Général, j'ai touché le fond de la douleur humaine. »
Cependant, vous n'aviez pas cédé, vous aviez reforgé nos armes, elles allaient être victorieuses, mais on les avait arrachées de vos mains. N'était-il pas devenu évident qu'il y avait, en cette obstination de l'adversité, la volonté de Dieu ? Ces victoires-là n'étaient plus assez dignes de vous. Il vous en était réservé une autre, combien plus grande. Et de même que « c'est à l'heure de son plus grand anéantissement que Jésus sauva le monde » ([^90]), de même que c'est sur le bûcher de Rouen que notre Jeanne sauva la France, de même, quand Dieu le voudra, nos pauvres prières et nos médiocres efforts pour la résurrection de la France chrétienne trouveront, dans les balances de sa Justice, le précieux appoint dont sa Miséricorde pourra faire état, l'appoint des mérites que vous avez eu la vertu d'acquérir par la fidélité dans l'abaissement.
Deviniez-vous ce que j'aurais voulu vous dire quand vous me tendiez la main, mon Général ? Votre modestie refusait qu'on vous parlât d'admiration. Je me souviens à ce propos d'un incident dont plusieurs milliers de Parisiens purent être témoins aux Arènes de Lutèce en 1956. L'Alliance Jeanne d'Arc -- vous veniez de la fonder -- les y avait appelés pour célébrer le cinquième centenaire de la réhabilitation de Jeanne. Vous étiez au centre de la haute estrade et quand, après plusieurs discours, vint votre tour de prendre la parole, à peine vous fûtes-vous levé, une ovation formidable éclata qui n'en finissait plus. De quelques balancements de la main droite, vous n'imposiez pas, vous demandiez gentiment le silence. On vous en acclamait davantage. Et votre confusion augmentait visiblement, à tel point que, tout en m'associant de tout cœur à cet hommage public, j'en étais gêné pour vous. Soudain l'on entendit que vous disiez au micro : « Je vous en prie, je vous en prie, je ne mérite pas, aucun homme ne mérite cela. »
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Deviniez-vous ce que je voudrais vous avoir dit ? Je cherchais, quand je vous écrivais, des formules terminales à la fois satisfaisantes et discrètes. Hélas ! La seule qui m'aurait satisfait, je peux l'aventurer maintenant. J'aurais voulu vous dire que je vous aimais. Mais comment exprimer cet amour-là ? Cet amour que tous les « loyaux Français » -- pour parler comme Jeanne -- vous avaient voué et que je sentais croître en moi à chacune de nos rencontres. Quoi de plus naturel pourtant ? C'était un amour de vénération et de reconnaissance, celui qu'un fils, qui sait tout ce qu'il lui doit et qui est heureux de le lui devoir, ressent pour son père. Car, avec tous les loyaux Français, je vous plaçais au premier rang des Pères de la Patrie.
L'Alliance dut être dissoute -- encore un sacrifice et qui vous fut douloureux --. Restait l'Association Universelle des Amis de Jeanne d'Arc dont vous étiez le Président d'honneur, mais aussi le guide et le conseiller. Les fonctions qu'on voulut bien m'y confier m'amenaient chez vous, dans ce cabinet de travail où l'on vous trouvait discret, presque silencieux et comme volontairement effacé parmi tant de glorieux souvenirs. C'est là, grâce à vous, que l'on pouvait le mieux comprendre combien est vraie cette phrase de Mgr Johan, l'évêque d'Agen : « Toute âme qui s'élève élève la France. » Ces quelques mots, vous les avez lus dans le Bulletin des Amis de Jeanne d'Arc, mais telle était votre humilité que l'idée ne vous est jamais venue que vous en étiez pour nous la plus émouvante illustration. En votre présence, le désir nous prenait de nous élever, nous aussi, à votre exemple, et nous vous en aimions davantage. Votre vie se calquait si bien, mon Général, sur celle de notre Sainte bien-aimée ! La victoire, et puis l'échec, la prison, la constance dans l'épreuve et le sacrifice. Non pas, bien sûr, le feu d'un bûcher, mais un autre, et en tout cas la même abnégation, le même abandon à la volonté du Roi du Ciel qui est roi de France. « Puisqu'ainsi plut à Dieu, c'est mieux que j'aie été prise. »
Et nous vous quittions, tout pleins de Jeanne. Ses paroles et ses actes affluaient à notre mémoire ; entre elle et vous nous apparaissaient nombre de ressemblance.
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« Aucun homme ne mérite cela. » Ne répétiez-vous pas là, en d'autres termes ce qu'elle a dit ainsi : « Toute victoire revient à Notre-Seigneur » ou bien, à propos des hommages que lui adressaient les foules : « Je m'en défendais autant que je pouvais » ?
Relisant dans votre *Idéal Vécu* (p. 120) votre récit de la nuit du 9 au 10 septembre 1914 qui vit l'ennemi, enfin battu, décrocher devant l'armée Foch -- votre armée, mon Général -- qu'il accablait depuis trois jours, quand je lisais : « Une reconnaissance infinie débordait de nos cœurs envers Dieu d'abord qui avait permis qu'un tel rêve se réalisât », je n'avais pas à torturer ce texte pour entendre cette parole de la Pucelle à ses « juges » : « N'était la grâce de Dieu, moi-même ne saurais que faire », ou celle-ci : « Tout ce que j'ai fait au monde, ce fut de par Dieu. » Et, me reportant à votre dernière page, quand je lisais : « Idéal vécu parce que c'est aux croyances qui avaient guidé notre existence de soldats, la confiance en Dieu, la foi dans les destins de la France, que nous devions de voir cette heure sublime », comment ne me serais-je pas rappelé la déposition de Jean Lhuillier, bourgeois d'Orléans : « Jeanne exhortait tout le monde à espérer en Dieu ; si l'on avait bon espoir et confiance en Dieu, on serait délivré des ennemis » -- ou la déposition du page Louis de Contes : « Lorsqu'elle entraîna ses hommes vers Orléans, elle leur recommandait d'avoir grande confiance en Dieu. »
Quant à la foi dans les destins de la France, vous repreniez là, mon Général, maintes paroles de la Sainte de la Patrie. En voici deux exemples. D'abord la lettre aux habitants de Troyes : « ...Jehanne La Pucelle vous mande et fait scavoir de par le Roy du Ciel, son droiturier et souverain Seigneur, duquel elle est chascun jour en son service roïal, que vous fassiez vraye obéissance et recongnoissance au gentil roy de France *quy sera bien brief à Reins et à Paris, quy que vienne contre, et en ses bonnes villes du sainct royaume,* à l'ayde du roy Jésus... » Ensuite, sa lettre aux Anglais dictée le mardi saint 1429 : « ...Et n'ayez point en votre opinion que vous tiendrez jamais le royaume de France de Dieu le roy du Ciel, fils de saincte Marie, *mais le tiendra le roy Charles, vray héritier...* » Deux exemples entre bien d'autres. Entendons Jeanne, réduite à l'impuissance, proclamer encore devant ses juges : « Et vous verrez que les Français gagneront bientôt une grande besogne que Dieu leur enverra. » (Procès 17 mars 1431)...
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« Je sais bien... que Dieu enverra victoire aux Français... » (Procès, même jour.)
Bref, servir près de vous, mon Général, c'était servir dans la compagnie de Jeanne d'Arc.
\*\*\*
Un soir de 1957, salle Pleyel, plus de 2.000 Parisiens étaient venus vous voir et vous entendre. Il y avait sur le plateau une table, derrière cette table un fauteuil, sur cette table un micro. Vous parûtes et les applaudissements se déchaînèrent. Mais l'auditoire assista alors à une curieuse scène. A votre demande, on alla chercher un autre micro que l'on plaça à quelques pas de la table. On voulait en approcher le fauteuil quand un geste de vous le refusa. Et l'on comprit ce que signifiaient ces préparatifs : pour remercier vos auditeurs de l'honneur qu'ils vous faisaient -- car vous ne pensiez pas que l'honneur pouvait venir de vous -- et par respect pour eux -- car la dignité de l'homme ne vous était pas un vain mot ni un argument démagogique -- vous vouliez parler debout. Et quand on eut compris, un profond silence s'étendit sur la salle gagnée par l'émotion quasi-religieuse que suscitaient non pas seulement cette énergie -- vous aviez alors 90 ans -- mais surtout cette courtoisie. Oh ! l'admirable leçon par l'exemple ! Le chef est le premier des serviteurs. Et vous avez parlé debout pendant une heure et demie, coupée d'un court entracte.
C'est ce soir-là que nous avons entendu ces phrases qu'un disque et une brochure ont, par bonheur, sauvées de l'oubli :
« Sommes-nous en règle avec notre Sainte ? N'y a-t-il pas contradiction entre la fidélité du chrétien à sa vocation essentielle qui est surnaturelle, et la ferveur de ses sentiments et de son dévouement à l'égard des communautés terrestres, en particulier les plus essentielles, les seules existant depuis que le monde existe, la Famille et la Patrie ? En somme pouvons-nous nous dire fidèles au legs spirituel de Jeanne d'Arc en exaltant notre amour de la France et en préconisant le don total de nous-mêmes à son bonheur, à sa dignité, à son honneur, alors que Jeanne nous dit : « Dieu premier servi. » Je n'ai ni la science ni la sainteté d'un Père de l'Église ; mais, m'appuyant sur son enseignement, je crois pouvoir dire que cette contradiction n'est qu'apparente.
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Il n'y a pas en chacun de nous deux êtres : un chrétien et un Français. *Et c'est dans la parfaite unité de l'homme chrétien et français qu'est la solution à ce doute.* Si nous situons les réalités temporelles à leur niveau véritable, nous constatons que c'est au contraire la fidélité spirituelle à l'enseignement du Christ qui permet au chrétien d'être véritablement efficace à l'intérieur des communautés humaines. La principale vertu du chrétien, la première que Dieu lui ordonne, la charité, l'oblige à la pratiquer dans tous les actes de sa vie quotidienne, dans sa famille, comme dans la société où il vit, sa Patrie. Par là il sert Dieu en servant la France. »
Tendre à l'unité parfaite du chrétien et du Français, vous vous y êtes toujours efforcé, mon Général. Parce que vous étiez un soldat, et que vous portiez en vous ce mot de notre Jeanne : « Il a plu à Dieu faire ainsi par une simple pucelle » vous avez toujours été persuadé que sans la grâce de Dieu vous ne pouviez rien. Dès le début de votre carrière militaire vous vous êtes voulu ce soldat que vous avez ainsi défini : « Le soldat français doit être chrétien parce que le sacrifice qu'il doit consentir de sa vie est rendu plus méritoire par l'union à la Victime divine, modèle et dispensatrice de tous les mérites ; parce qu'il est « faiseur de paix » et qu'il n'y a de paix réelle et durable que la paix chrétienne, dictée par l'esprit de justice et de charité » (Encore des phrases de vous où se retrouvent les mots de Jeanne, ceux de sa lettre priant et requérant le due de Bourgogne de faire avec le roi Charles « une bonne paix ferme qui dure longuement... ainsi que doivent faire de loyaux chrétiens ».)
Aussi de toutes vos leçons, de tous vos combats, retiendrons-nous surtout cette invitation au combat essentiel : pour être de parfaits Français, devenons de parfaits chrétiens.
\*\*\*
Cette question : « Deviniez-vous, mon Général, que j'aurais voulu vous dire que je vous aimais ? » comment, au moment d'écrire ces pages, ai-je pu encore me la poser ? Je relis les lettres dans lesquelles, pour m'encourager, vous aviez la condescendance d'accorder quelque importance à mes efforts.
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Avais-je donc oublié que certaines se terminent par l'expression de vos affectueux sentiments ? Merci, mon Général, de me laisser cette joie : vous m'aviez fait une place dans votre cœur. C'est encore une grâce dont je suis redevable à notre Sainte.
Maintenant que, près d'elle, à ses côtés, vous poursuivez la chevauchée pour la délivrance de la France chrétienne et catholique, maintenant que vous avez le bonheur de la voir, si belle « la plus sainte après sainte Marie », et de l'entendre, juste, franche, vraie, bénir le Roi du Ciel dans le langage de France que parlaient ses Voix, maintenant que pour le saint royaume vous suppliez avec elle le Fils de sainte Marie, dites-lui, s'il vous plait, mon Général, combien nous l'aimons, dites-lui que vous avez laissé les loyaux Français en peine et la France en grande pitié, dites-lui qu'elle nous obtienne le courage d'aimer comme, à son exemple, vous avez aimé, jusqu'au don total, jusqu'au sacrifice le plus difficile, -- si, pour la Foi et la Patrie, il doit nous être demandé -- bientôt peut-être -- de donner la plus grande preuve d'amour.
J. THÉROL.
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## NOTES CRITIQUES
### La messe en latin et autres considérations
« *Le laïc dans l'Église* » *--* la page hebdomadaire d'information religieuse rédigée sous ce titre par Louis Salleron dans *La Nation française* remporte un vif succès auprès du public. Le lecteur y trouve ce que ne lui apporte aucun journal catholique. Dans le numéro du 17 mars, Louis Salleron écrit :
Le dimanche 7 mars, Paul VI a célébré la messe du soir à l'église de Tous-les-Saints en italien. Ce même jour, à midi, parlant aux fidèles rassemblés sur la place Saint-Pierre, il avait dit : « La réforme a été décidée sur l'avis du Concile, parce que l'Église a voulu rendre sa prière plus intelligible et rendre ainsi plus active la participation des fidèles à l'acte liturgique. C'est un sacrifice que l'Église accomplit en renonçant au latin, langue sacrée, belle, expressive, élégante. Elle a sacrifié des siècles de tradition et d'unité de langue pour une aspiration toujours plus grande à l'universalité. »
Les paroles du pape sont émouvantes. Elles nous changent de trop d'autres paroles que nous entendons sur ce sujet. Elles sont graves.
*C'est un sacrifice que l'Église accomplit...*
*Le latin, langue sacrée, belle, expressive, élégante...*
L'Église a *sacrifié des siècles de tradition et d'unité de langue...*
On sent la peine du pape, lui qui, récemment, disait aux moines du Mont Cassin, son désir de voir « la noble et sainte famille bénédictine « demeurer » la gardienne fidèle et jalouse des trésors de la tradition catholique, l'abri des études ecclésiastiques les plus patientes et les plus strictes, l'arène des vertus religieuses, et surtout l'école et l'exemple de la prière liturgique », dont, ajoutait-il, « Nous sommes heureux de savoir que vous, les Bénédictins du monde entier, vous la tenez toujours en très grand honneur et la garderez toujours, espérons-le, comme il convient, dans ses formes les plus pures, par son chant sacré et authentiqué, par votre Office divin récité dans sa langue traditionnelle, le noble latin, et spécialement dans son aspect lyrique et mystique. »
\*\*\*
155:93
Nous ne savons pas si Paul VI désirait personnellement l'extension à la messe des langues vernaculaires. C'est possible. C'est peu probable. (Si le pape avait voulu cette réforme, il aurait dit : « Nous avons voulu et décidé... »). Mais la question n'a guère d'importance. Ce qui importe, c'est que le pape voit, sent et proclame l'énormité du sacrifice accompli : « *des siècles de tradition et d'unité...* » Il accepte ce sacrifice « pour une aspiration toujours plus grande à l'universalité ».
Ne disait-il pas le 17 février dernier, parlant de lui-même : « Devant l'énorme et démesurée complexité de ses devoirs, de ses problèmes, de ses responsabilités il éprouve une souffrance qui ressemble quelquefois à une agonie... »
Dans un siècle de démocratie exaspérée, où les racismes, les nationalismes et les particularismes de toute sorte sont déchaînés, où la haine contre l'Occident et sa racine romaine est générale, le Souverain Pontife a pensé qu'il valait mieux montrer aux peuples la disponibilité infinie de l'Église, en faisant confiance à la Providence. On verrait plus tard...
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J'ai rencontré des personnes que les paroles du pape ont déconcertées. C'est vraiment qu'elles les ont lues bien rapidement. Se figuraient-elles que l'évêque de Rome allait agir dans son évêché différemment des autres évêques ? Le merveilleux, c'est qu'avant d'aller dire la messe en italien dans une paroisse de la banlieue romaine, il ait prononcé les paroles si lourdes de sens que nous avons reproduites.
Quand un pape, qui sait ce que parler veut dire, nous explique que l'Église a « *sacrifié *» *cette réalité substantielle* que sont « des siècles de tradition et d'unité de langage » à une « aspiration » c'est-à-dire à un simple *sentiment,* nous sentons bien à quel point il n'y voit qu'une expérience. Cette expérience il la tente loyalement parce que devant le nombre et l'importance des problèmes qui lui sont posés, il préfère garder son autorité pour ce qui lui apparaît être le plus nécessaire et le plus urgent. Gouverner oblige à choisir. A la veille de la quatrième session du Concile, quand les groupes de pression de l'univers entier s'apprêtent à peser de tout leur poids pour faire quelque brèche massive dans l'Église, le pape doit utiliser au mieux les forces du chef. Lui seul est en mesure de savoir ce qu'il faut faire.
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Le rôle des laïcs s'en accroît d'autant. Leur faiblesse est d'être inorganisés, mais leur force est dans leur fidélité spontanée qui constitue un barrage très puissant aux entreprises de subversion. C'est eux qui, au V^e^ siècle, ont sauvé l'Église de l'arianisme. C'est eux qui, au XVI^e^ siècle, ont sauvé la France du protestantisme. C'est eux qui, au XX^e^ siècle, peuvent sauver l'Église, la France et le monde du modernisme et du communisme.
\*\*\*
Il ne s'agit pas de gémir et de lever les bras au ciel en disant : « Que faire ? Que faire ? » Il s'agit de défendre l'Église attaquée de tous les côtés à la fois de la défendre intelligemment et le plus efficacement possible.
En ce qui concerne le latin, il n'y a ni à se révolter, ni à désobéir. Il y a à avoir présentes à l'esprit quelques vérités simples et à les rappeler constamment à qui de droit :
**1. --** Comme l'a dit Jean XXIII dans la Constitution «* Veterum sapientia *» le 22 février 1962, « le latin est la langue vivante de l'Église ».
**2. --** Comme l'a *décidé* et *ordonné* Jean XXIII dans la même Constitution les évêques et les supérieurs généraux des ordres religieux « veilleront avec une paternelle sollicitude à ce qu'aucun de leurs subordonnés, par goût de la nouveauté, *n'écrive contre l'usage du latin*, soit dans l'enseignement des langues sacrées, *soit dans la liturgie*... »
**3. --** Comme l'a précisé la Constitution conciliaire sur la liturgie (4 décembre 1963), «* l'usage de la langue latine, sauf droit particulier, sera conservé dans les rites latins *» (§ 36). Une certaine place, si l'utilité s'en fait sentir, pourra être faite aux langues populaires. « On veillera cependant à ce *que les fidèles puissent dire ou chanter ensemble en langue latine aussi* les parties de l'ordinaire de la messe qui leur reviennent... » (§ 54).
**4. --** Comme l'a précisé, *en France,* la note de la commission épiscopale de la liturgie, en date du 14 octobre 1964 : « exception faite pour la proclamation de l'épître et de l'évangile, *l'usage de la langue française n'est pas obligatoire. Il est autorisé...* »
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Tout cela est d'une clarté lumineuse. Ce n'est pas seulement un *droit* de le rappeler. C'est un *devoir* *impérieux*. Rien n'est irréversible, et surtout pas ce qui va contre l'esprit et la lettre des décisions de l'Église.
Dans la même page du 19 mars, Louis Salleron reproduit la lettre qu'il a reçue d'un religieux. En voici les passages principaux :
Le slogan « comprendre, faire comprendre » est une terrible erreur. Croire, voilà d'abord, ensuite et enfin ce dont il s'agit... La liturgie propose et donne la force, la vertu de croire. Elle est l'Évangile en acte : la *dynamis... théou... eis sôtêrian panti tô pisteuonti* (Rom. I, 16, la définition formelle de l'Évangile). Je donne le grec, car nous n'avons pas de mot propre à traduire dynamis. Or ce n'est pas la lecture de l'épître et de l'évangile qui donne l'intelligibilité. Matériellement parlant, le plus souvent mal lus. Pas toujours audibles. Et la moindre distraction fait perdre le fil. Lire dans un missel était plus efficace et les meilleurs continueront de le faire. Chez les peuples anciens ou barbares (V^e^-XV^e^ siècles pour les campagnes et le peuple urbain), la foi tombait de l'autorité enseignante de l'Église, et c'est ainsi toujours de même pour les savants ! Le fond de la foi n'est pas l'intelligible, mais le mystère auquel la charité fait adhérer l'intellect. Un grand rite (profond, non spectaculaire) y réussit merveilleusement et encore bien mieux avec le latin qui réserve, en le laissant transparaître, le secret de Dieu, -- surtout parce qu'il est un *drame*, une réitération, une « *présentation *» de l'unique drame et de son principe, le dessein divin (que le I^er^ chapitre des Éphésiens appelle *mysterion*). En cela la liturgie est existentielle, elle initie à ce qui est le terme de tout (*myein, mysterion, mystagogia* -- les homélies mystagogiques de saint Cyrille de Jérusalem) et elle *achève* (*téléiosis*, dans l'Ép. aux Hébreux, *consummatio *!), elle introduit à Dieu (elle est foi et grâce -- sacrement : Thomas d'Aquin résume tout : *fides et sacramenta fidei*). Non seulement il est enseigné que, *de fait*, elle octroie la foi (baptême et eucharistie) et donne la grâce (id.) mais elle seule adapte l'âme à en percevoir ce qui en est accordé et perceptible... Enfin, elle est expérience et cause d'expérience...
158:93
...Oui il y a aussi à comprendre. *Fides quaerens intellectum*. Comprendre quoi ? *L'objet de la foi*, ce que l'on croit, *l'article du Credo.* Il nous est proposé par l'Église (dans la liturgie, le *Credo* est « donné et rendu » au cours des rites baptismaux)... Comprendre, mais avec notre intellect plongeant dans cette lumière qui descend toute du mystère. C'est la naissance de la contemplation et de la théologie, les deux « sagesses » surnaturelles.
Et comment fait-elle, l'Église ? Par la « prédication » par le *Kérygma.* C'est l'*homélie* (les Pères n'ont fait que cela, Chrysostome, Augustin, *enarrationes*, *tractatus*, etc. Le dimanche, au cours du rite, l'évêque donnait lui-même l'homélie du haut de sa cathédrale !)... Et l'homélie se donne dans la langue populaire, vernaculaire, véhiculaire (on ne sait plus !)...
...Mais il faut maintenir « l'assemblée » elle est fondamentale à la religion biblique, connaturelle. C'est la « paroisse », les baptisés, non la confrérie. Le mal a commencé quand les chanoines se sont clos derrière leur jubé, et que les « confréries » ont eu chacune leur chapelle dans le pourtour de la cathédrale... L'Église se réalise chaque dimanche en chaque église. Voyez saint Paul, Ignace d'Antioche...
Vous avez raison de dire que le français s'usera vite, surtout ce français !... Le merveilleux latin de la liturgie romaine ne passera jamais dans une traduction, surtout façonnée par les cuistres qui ont bâclé celle-là ! (Ce latin des collectes qui ravissait Batiffol, des hymnes que Rémy de Gourmont adorait.) Et ce « surcus » ce rythme, ce *chant* incomparable était une *incantation*, un *enchantement*, un « charme »... La liturgie *initie.*
\*\*\*
*Retour aux sources*. -- Oui, l'argument est fallacieux. D'abord, il n'est pas vrai que les premiers chrétiens priaient dans leur langue -- tout au moins, dit aussi brutalement. Même Jésus : la Bible était en hébreu, on ne le parlait plus de son temps, mais l'araméen. (L'araméen de Jésus, on le reconstitue d'après certains lectionnaires, et il y a, aujourd'hui, Qumran !) La scène dans la synagogue de Nazareth (St Luc) : on lit la Bible, sans doute en hébreu, on l'explique en araméen, peut-être en faisant précéder cette explication de la lecture d'une paraphrase en araméen qu'on appelait Targum ; nous en avons, on en retrouve à Qumran... Il y avait, du reste, des Grecs à Jérusalem. Une grande mobilité. L'Ancien Testament, dans les premières communautés chrétiennes, est lu dans les Septante... A Rome, la liturgie est grecque, encore au début du III^e^ siècle... Comment les barbares, aux V^e^ et VI^e^ siècles, et plus tard, comprenaient-ils la liturgie latine ?
159:93
Le manifeste des catholiques\
américains en faveur du latin
Dans *La Nation française* du 24 mars, Louis Salleron a présenté au public français le mouvement des laïcs catholiques américains (dont les journaux catholiques français s'étaient bien gardés de dire un mot)
Tout comme les pays d'Europe, les États-Unis d'Amérique subissent l'assaut des novateurs qui, sous prétexte d'aggiornamento, créent la pagaille dans l'Église. Mais les catholiques, dans leur majorité, voient d'un fort mauvais œil cette révolution pseudo-liturgique et ils s'organisent pour y faire échec.
En décembre dernier, des laïcs et des prêtres venus de diverses régions des États-Unis se sont réunis pour participer à un colloque sur la situation de l'Église.
A la suite de plusieurs réunions, il fut décidé de communiquer à la presse un « Manifeste catholique » et d'annoncer la constitution d'un « Mouvement catholique traditionaliste », dont les initiateurs, se fondant sur un sondage effectué du 10 au 24 décembre, estimaient qu'il représentait la majorité du laïcat catholique des États-Unis.
Cependant une action menée ainsi publiquement pouvait offrir des inconvénients. Certains le soulignèrent, et en premier lieu l'un des prêtres participants, le Révérend Docteur Gommar A. de Pauw, professeur de théologie au grand séminaire de Mount Saint Mary (Emmitsburg, Maryland), expert privé au Concile.
Après une longue discussion, le P. de Pauw obtint que fut remise temporairement toute action publique, étant entendu qu'il reverrait personnellement le manifeste adopté et qu'il prenait la responsabilité de son contenu doctrinal. Le manifeste serait envoyé par lui à tous les évêques américains.
160:93
Accompagné d'une lettre d'envoi, datée du 31 décembre 1964 et signée du Père de Pauw, le manifeste du « Catholic Traditionalist Movement » fut reçu par la hiérarchie du pays dans la première semaine de 1965. Des exemplaires en furent également envoyés au Saint-Père, aux cardinaux de curie et aux cardinaux modérateurs ou présidents de Vatican II. Selon le P. de Pauw, la réaction de la hiérarchie à sa communication fut « des plus encourageantes ».
Le 10 février dernier, le P. de Pauw adressa une seconde lettre personnelle à la hiérarchie afin de « présenter quelques observations nouvelles en réponse à plusieurs questions que plusieurs évêques lui avaient aimablement posées ». A la lettre était joint un mémoire intitulé : « Les affirmations des catholiques traditionalistes sont-elles bien fondées ? »
Dès le 1^er^ mars, il s'avérait que ces documents commençaient à circuler. Plusieurs évêques les avaient, en effet, fait connaître autour d'eux. L'un d'entre eux les avait remis aux prêtres-étudiants de l'Université catholique d'Amérique pour que chacun pût les lire. Un autre les avait donnés directement à un journaliste. Bref ils tombaient dans le domaine public, suscitant de toutes parts des demandes de renseignements et des témoignages d'encouragement.
Constatant le fait, les fondateurs du « Catholic Traditionalist Movement » se réunirent au week-end du 14 mars et décidèrent que la phase du dialogue confidentiel avec la hiérarchie devant être considérée comme terminée, il convenait d'entreprendre une action publique. Le P. de Pauw continuant à conseiller le mouvement sur le plan théologique, l'action publique serait menée sous la seule responsabilité des laïcs.
Le secrétariat général du Mouvement a été confié à Mrs A. Cuneo, diplômée du Collège de New Rochelle, qui enseigne à temps partiel tant dans les écoles publiques que dans les écoles libres de New York. L'adresse postale est : Catholic Traditionalist Movement, G.P.O. Box 2225, New York, N.Y. 10 001.
Nous donnons ici la traduction du « Manifeste » adressé aux évêques américains par le P. de Pauw, le 31 décembre 1964.
Le texte du manifeste
Voici cette traduction, publiée par *La Nation française* du 24 mars. Elle mérite d'être lue attentivement et il est souhaitable qu'elle inspire des initiatives analogues :
161:93
Considérant que la Constitution sur l'Église, récemment promulguée, déclare que « l'opinion publique » a un rôle vital à jouer dans l'Église catholique ;
Considérant que les laïcs, selon ce document conciliaire œcuménique, « ont le droit de s'ouvrir... de leurs besoins et de leurs désirs avec toute la liberté et la confiance qui conviennent à des fils de Dieu et à des frères dans le Christ » ;
Considérant que ce même document conciliaire précise que les laïcs « ont le droit, et parfois même le devoir, de manifester leur sentiment sur les matières qui concernent le bien de l'Église... » ;
Considérant qu'on ne peut nier que les récentes réformes liturgiques, et notamment les changements dans la messe ont été introduits sans consultation du catholique moyen, homme ou femme ;
Considérant que ces changements liturgiques n'ont pas été demandés par « l'opinion publique », mais ont bien plutôt été adroitement extorqués à nos évêques par une minorité, petite, mais bien organisée, de soi-disant experts liturgiques mandatés par eux-mêmes dans leurs tours d'ivoire
Considérant que la majorité du laïcat accueille avec reconnaissance les avantages spirituels réels d'un usage partiel de l'anglais dans la célébration de la messe et l'administration de certains sacrements, mais désire en même temps la préservation du latin dans la liturgie en signe extérieur de notre unité avec tous les catholiques du monde entier ;
Considérant que l'usage toujours croissant du missel latin-anglais par les laïcs et l'encourageant succès de la messe dialoguée en latin dans de nombreuses paroisses montrent avec quelle aisance nos catholiques, à condition d'être intelligemment conduits par leurs prêtres, s'accommodent du latin ;
Considérant que la « participation active » à la messe, introduite depuis novembre 1964, n'a pas rencontré cette approbation enthousiaste complaisamment décrite par une certaine presse, mais a bien plutôt engendré des sentiments qui vont de la résignation passive à la franche hostilité ;
162:93
Considérant que le fruit principal de l'agitation « progressiste », dans la liturgie et ailleurs dans l'Église, est le durcissement rapide et croissant de la minorité radicale et de la majorité traditionaliste au sein du peuple de Dieu dont l'unité visible centrée sur le Christ devient ainsi de moins en moins apparente ;
Considérant que le « progressivisme » liturgique apparaît à beaucoup, de manière croissante et alarmante, comme simplement la première phase d'un plus vaste plan tendant à « protestantiser » l'Église catholique toute entière ;
Nous, fils et filles loyaux et aimants de notre Sainte Mère l'Église catholique, croyant représenter les sentiments de la majorité des catholiques américains, invitons tous les catholiques, hommes et femmes, qui partagent les vues exprimées dans ce manifeste, à se joindre à nous pour faire tenir à nos guides spirituels bien-aimés, les évêques catholiques des États-Unis, divinement désignés comme gardiens de notre foi catholique, les suggestions suivantes que nous leur soumettons respectueusement « pour considération urgente » :
**1. --** Que -- halte étant marquée à toute nouvelle progression du « vernacularisme » -- l'anglais continue d'être autorisé et qu'il est présentement utilisé dans les messes lues, mais en gardant nos messes chantées entièrement en latin ; que le latin soit matière obligatoire dans toutes les « high schools » catholiques et continue d'être reconnu comme la langue liturgique et théologique de l'Église de rite latin et comme le signe supranational de l'unité parmi les catholiques de toutes nations et cultures.
**2. --** Que dans les séminaires où sont formés nos futurs prêtres le latin retrouve la place d'honneur à lui assignée par tous les papes des temps modernes, et que notamment la défiance qui prévaut ouvertement dans beaucoup de séminaires américains à l'égard de la Constitution apostolique « Veterum sapientia » du pape Jean XXIII fasse immédiatement place à une adhésion intelligemment adaptée, mais toujours obéissante.
**3. --** Que la nature *permissive* de la Constitution de Vatican II sur la liturgie soit sauvegardée aux échelons locaux de manière à éliminer l'embrigadement dans des innovations que cette Constitution n'a jamais rendues obligatoires, mais a simplement permises comme des « privilèges », et que, en conséquence, prêtres et fidèles soient autorisés à poursuivre la défense et la promotion de l'usage de la langue et des coutumes de la liturgie traditionnelle avec la même liberté qui est accordée-aux partisans du « vernacularisme ».
163:93
**4. --** Que la forme liturgique latine de la messe, qui a la sanction des siècles, ne soit pas bannie mais qu'à tout le moins, si on ne lui donne pas pleine priorité, elle soit autorisée à coexister avec les nouvelles formes vernaculaires, de telle sorte que les prêtres et les fidèles aient pleine option et adéquate opportunité de célébrer la Messe on d'y assister dans la forme latine traditionnelle, le dimanche aussi bien qu'en semaine.
**5. --** Que les nouvelles méthodes de participation collective à la messe ne soient pas rendues obligatoires à toutes les messes publiques, mais que les individus soient autorisés à participer en silence, s'ils le désirent, en reconnaissant qu'une telle participation silencieuse est aussi fructueuse et méritoire que toute forme de participation collective.
**6. --** Que dans les nouvelles méthodes de participation communautaire, et particulièrement dans le champ de la musique sacrée et de l'architecture, notre héritage catholique soit préservé, et qu'un contrôle strict soit exercé pour éliminer et prévenir toute innovation qui ne contribue pas à préserver notre identité catholique, notamment ces pratiques et ces hymnes marqués par des harmonies ou des thèmes non catholiques ayant un relent d'indifférentisme ou d'égalitarisme religieux.
**7. --** Que le caractère de la Messe comme acte suprême d'adoration à la très Sainte Trinité et comme renouvellement du sacrifice du Christ sur le calvaire par la médiation sacerdotale de ses prêtres ordonnés soit dûment souligné, et que des précautions spéciales soient prises pour éviter que les aspects sociaux de la messe, qui sont secondaires, soient affectés de l'erreur d' « homocentricité » ou d'une conception exagérée de ce qu'on appelle le sacerdoce des laïcs.
**8. --** Que la présence réelle du Christ dans nos tabernacles continue d'être saluée comme notre possession la plus grande et uniquement catholique ; que les manifestations de respect au Saint-Sacrement, telles que les génuflexions, demeurent obligatoires ; que l'habitude de s'agenouiller pour la réception de la sainte communion soit maintenue ; que la formule de la communion, théologiquement moins expressive « The Body of Christ » (*Le Corps du Christ*), soit remplacée par « The living Christ » (*Le Christ vivant*) ; que, notamment pour des raisons d'hygiène, la communion sous les deux espèces ne soit pas introduite ; que nos coutumes traditionnelles de respect dans la manipulation des pains d'autel destinés à la consécration soient préservées.
164:93
**9. --** Que notre dévotion éminemment catholique à la bienheureuse Vierge Marie, mère de notre divin Sauveur et mère de son Église, soit continuée et encouragée dans la ligne de notre axiome traditionnel et théologiquement solide : « par Marie à Jésus ».
**10. --** Qu'à l'égard du suprême Pontife romain, Vicaire du Christ sur la terre et tête visible de son Église, une loyauté respectueuse d'hommes et une obéissance de fils continuent d'être prêchées et pratiquées, par tous les catholiques, et que tous les efforts, francs ou dissimulés, pour miner dans la pratique la primauté suprême du Saint Père sur les pasteurs comme sur les fidèles soient effectivement démasqués et vigoureusement contrés.
**11. --** Que nos prêtres continuent de vivre dans le célibat et de porter le costume noir et le col romain qui permettent de les distinguer, et que nos religieuses maintiennent dans leurs nouveaux vêtements ce qui indique leur consécration spéciale dans le peuple de Dieu.
**12. --** Que, tout en respectant sincèrement tous les non-catholiques qui suivent leur conscience dans ce qu'en honnêteté candide nous devons continuer d'appeler des erreurs objectives ou des vérités partielles, nos évêques, prêtres religieux et laïcs renouvellent ensemble leurs efforts vraiment œcuméniques pour proclamer, pleine et intacte, la doctrine de l'Église catholique du Christ, dans un monde qui en a désespérément besoin.
Ce « manifeste » est un signe remarquable de vitalité catholique ; un « signe des temps », assurément ; un exemple et un espoir. Un exemple de foi vivante, informée, résolue, parmi le peuple chrétien ; et un espoir : il est possible, même dans l'immédiat, de s'unir et de s'organiser pour barrer la route à certains délires destructeurs.
Des catholiques hollandais\
écrivent à leurs évêques
Nous apprenons d'autre part que seize personnalités catholiques hollandaises ont écrit une lettre -- rendue publique le 11 mars -- au Cardinal Alfrink et à l'épiscopat hollandais.
165:93
Naturellement -- c'est encore un signe à retenir -- les organes d'information ont essayé d'étouffer la chose.
On veut des « laïcs adultes », oui, mais à condition qu'ils s'expriment dans un sens prédéterminé.
Or de plus en plus, d'un bout à l'autre de l'univers catholique, des laïcs se mettent à parler dans un sens tout à fait « inattendu ».
Inattendu pour ceux qui détiennent un quasi-monopole les moyens d'expression et qui exercent une prépotence dans le catholicisme sociologiquement installé.
Et le premier réflexe est de tenter d'étouffer leur voix. Le Bureau de presse catholique néerlandais (KNP) a refusé de transmettre le texte de la lettre aux journaux catholiques.
Quelques journaux en ont publié un résumé insuffisant, voire tendancieux, et ont généralement dissimulé le fait que cette lettre est ouverte à la signature de tous ceux qui le voudront.
Le texte de la lettre\
des laïcs hollandais
Voici le texte intégral de cette lettre (C'est nous qui soulignons, en italiques, certains passages) :
Éminence, Excellences,
L'effervescence qui travaille les esprits dans l'Église et dans la vie religieuse des Pays-Bas n'est pas sans nous inquiéter par certaines de ses manifestations. Nous ne représentons pas un groupe de tendances uniformes, mais nous partageons le même souci et nous croyons bien faire en vous présentant quelques réflexions que nous avons sérieusement mûries. Ces réflexions que nous voudrions soumettre à votre jugement concernent :
**a**) *La catéchèse*. Dans un esprit de sincère obéissance, nous faisons nôtres les directives que l'épiscopat des Pays-Bas a données ces dernières années pour le renouvellement de la catéchèse des enfants et des adultes et que la lettre pastorale pour le carême de 1965 a élucidées.
166:93
Nous voudrions cependant attirer l'attention sur un aspect particulier que, dans l'application de ces directives, on semble souvent négliger. En effet, avant d'entamer la nouvelle méthode d'enseignement religieux, il serait souhaitable de tenir compte des buts que, dans son Encyclique « Ecclesiam suam », le pape Paul VI assigne de façon si précise à une prédication catéchétique en recommandant : « une prédication simple, claire, ferme et pleine d'autorité » et un peu plus loin : « une formulation intelligente, une méthode appropriée et une pratique régulière » (n. 95).
S'il est vrai qu'en fin de compte l'homme doit apprendre à agir suivant sa propre conscience, *il ne peut en être ainsi que si cette conscience a été formée et fortifiée par un enseignement* « *ferme et compétent* »*.*
Aussi croyons-nous que seule une catéchèse « claire », c'est-à-dire concrète, est capable de servir le but que poursuit la formation religieuse et que c'est une illusion de croire que la jeunesse et les fidèles pourraient tirer profit de vagues spéculations, comme si l'homme pouvait connaître par lui-même les vérités dogmatiques et appliquer les normes morales nécessaires à son salut. Guider en instruisant et en formant, voilà bien la tâche qui incombe à l'Église.
On est loin d'atteindre ce but lorsque, à défaut de la simplicité nécessaire, des spéculations sont débitées dans un langage métaphorique qui, ou bien est incompréhensible, ou donne presque inévitablement lieu à des « explications » divergentes et à des contresens.
Le but de la catéchèse des enfants et des adultes n'est pas une « tutelle » empirique, mais une « direction spirituelle » qui relève de certaines normes et répond au précepte : « Allez et instruisez » (n. 66).
**b**) *Dogme et Morale.* Nous croyons qu'il est extrêmement important que ceux qui veulent encourager les fidèles dans la voie des nouvelles conceptions théologiques et dogmatiques, entreprise très louable en soi, soient tenus à observer la plus grande prudence et à éviter, dans leurs publications, de présenter au grand public, comme choses admises, des idées qui, jusqu'à nouvel ordre, restent des interprétations personnelles ; encore moins doit-on traiter avec scepticisme et minimiser des vérités bien établies.
167:93
Nous voudrions signaler à ce sujet l'outrecuidance de certains propos sur la divinité du Christ, ses miracles, sa résurrection, sa présence réelle dans l'eucharistie, l'importance du baptême, la confession sacramentelle, l'indissolubilité du mariage, le culte de la sainte Vierge et des saints, la spiritualité de l'âme, la vie future, l'autorité de l'Église infaillible, l'obéissance au Pape, la différence entre la révélation divine et la raison humaine. On ne peut pas admettre davantage les conceptions théologico-morales qui se multiplient actuellement sur la grâce, la loi naturelle, le péché originel, le péché individuel, la morale entre fiancés, le néomalthusianisme, l'avortement, la valeur du célibat et de la vie monastique, la conscience individuelle et le soi-disant « amour » comme seule norme.
En ce qui concerne la solution des points litigieux avec les autres confessions, il semble bien que, dans notre pays, *on s'adonne à ce que Paul VI qualifiait, le 18 janvier 1965, d'œcuménisme excessif,*
A la lumière de ces symptômes, il est à craindre que la doctrine de Vatican II soit utilisée, non pas comme guide sûr dans une évolution qui va trop vite, mais *comme moyen pour relativiser dangereusement des définitions antérieures de l'Église.*
**c**) *Liturgie.* Nous vous prions instamment de bien vouloir user de votre autorité pour que, dans la province des Pays-Bas, à côté de la langue nationale, le latin soit maintenu, conformément aux articles 36, 54, 116 de la Constitution sur la Liturgie, non pas en guise de concession devant des difficultés d'adaptation, mais pour reconnaître une spiritualité consolidée par une tradition séculaire.
Nous demandons donc
qu'outre le dimanche et les jours de tête, il y ait tous les jours, dans chaque paroisse, *au moins une messe en latin,* grand'messe ou messe basse ;
que les organes d'information des évêchés et des paroisses et les tableaux d'annonces des églises *indiquent clairement en quelle langue* il sera officié dans les différentes églises les dimanches et jours de la semaine ;
que les catholiques de la province des Pays-Bas reçoivent publiquement, à des heures commodes, un enseignement convenable et suffisant sur le sens de l'office divin (art. 19) et que le sermon, en tant que partie intégrante de la Liturgie (art. 52), reçoive l'attention qu'il mérite.
En expérimentant trop librement en matière de service divin, en propageant prématurément des élucubrations qui amoindrissent la vérité, et en négligeant de pourvoir à une catéchèse correcte, *on met en péril les convictions, la piété et la vie morale de milliers de fidèles.* Un désarroi fatal s'empare d'un grand nombre d'entre eux, maintenant qu'une vie qu'ils ont appris à aimer sous la conduite de l'Église semble se désagréger.
168:93
Nous espérons donc de tout cœur que, grâce à votre réponse, tous les catholiques des Pays-Bas pourront garder le sentiment d'aller de l'avant dans la rénovation, en toute solidarité et respect réciproque, sous la sage et sûre direction doctrinale de leurs évêques.
C'est à bon droit que nous voyons en vous nos « episopi » les Pasteurs qui nous guident, et *ce serait une chose précieuse pour nous de vous entendre plus souvent témoigner en public votre propre foi dans des vérités qui sont en dehors de toute discussion,* et mettre en garde avec autorité contre des erreurs qui menacent ou qui ont déjà cours, et contre la tendance à méconnaître ou minimiser l'autorité du Pape.
En donnant de la publicité à cette lettre, nous espérons pouvoir, dans un proche avenir, voir et faire voir plus clair, dans la mesure où notre préoccupation est partagée.
Daignez agréer, Éminence, Excellences, l'expression de notre attachement dévoué et très respectueux.
Comme dans le manifeste dès laïcs américains, on aperçoit dans cette lettre hollandaise un « signe des temps » et un exemple de foi vivante et résolue.
\*\*\*
La presse et les organisations catholiques ne sont, en général, pas *représentatives* des pensées, des sentiments, des aspirations du peuple chrétien.
La plupart des organisations constituées et des moyens de communication sociale ont été *colonisés* par une faction sectaire et minoritaire.
Elle a cru *conditionner et fabriquer* l'ensemble de l'opinion catholique.
Mais voici que se manifeste et s'organise la résistance au conditionnement.
En France, le succès du livre de Michel de Saint Pierre : *Les nouveaux prêtres* -- et le retentissement des conférences que Michel de Saint Pierre fait depuis des mois dans la plupart des villes de France -- atteste l'existence d'un laïcat nombreux, décidé, ardent, mais *qui n'est pas représenté* dans les congrès officiels, dans les journaux officiels, dans les organisations officielles ; et qui, il faut bien le dire, n'est pas habituellement entendu par l'épiscopat.
169:93
Il semble que depuis un certain nombre d'années, l'épiscopat ait entendu surtout les turbulents, les agités, les révolutionnaires, et que l'on ait supposé que les silencieux étaient passifs et négligeables.
Les silencieux étaient en général occupés, à des *œuvres réelles* d'apostolat, de charité, d'action sociale et professionnelle, et ne se souciaient pas de « se faire valoir » dans les journaux.
Mais la situation est trop grave maintenant pour qu'ils puissent continuer à rester silencieux, et à laisser le monopole de l'audience aux bavards et aux subversifs.
\*\*\*
L'apparition d'un laïcat si contraire aux pronostics, aux schémas pastoraux préfabriqués, aux idées à la mode, est tenue d'abord pour un phénomène incongru, voire monstrueux.
A ce laïcat, on répond dans un premier temps :
-- Silence dans les rangs !
Il faudra bien pourtant prendre en considération l'existence de ce laïcat tel qu'il est.
Il faudra bien passer outre aux calomnies systématiques par lesquelles la faction installée cherche à le discréditer aux yeux de l'épiscopat.
Il faudra remettre en cause les monopoles artificiels, les prépotences fabriquées qui ont établi un écran permanent entre la plupart des structures ecclésiastiques et la plus grande partie du peuple chrétien.
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### Le progressisme en désarroi
Autre signe : l'inquiétude et le désarroi chez les animateurs de la tendance « progressiste » (au sens large).
C'est encore « le laïc dans l'Église », Louis Salleron dans *La Nation française* du 31 mars, qui le met en lumière :
170:93
Les travaux du Concile ne sont pas faciles à suivre. Il y a d'abord la presse qui constitue, dans son ensemble, un immense groupe de pression, de tendance progressiste, il y a ensuite les débats du Concile, que nous ne connaissons guère que par les comptes rendus tendancieux de la presse. Il y a enfin, les *textes promulgués,* qui sont la seule chose qui importe et dont, malheureusement, le grand public est mal informé.
Ce qui comptera le plus, et même exclusivement, dans l'avenir ce sont les textes promulgués.
Ce qui compte le plus, aujourd'hui, c'est la presse, qui nous permet de prendre la température du progressisme.
Or, cette masse accuse curieusement, depuis quelque temps des flottements significatifs.
Pendant des mois, des mois et des mois, elle a salué l'annonce du Concile, puis l'ouverture du Concile, puis les travaux du Concile, puis les textes promulgués du Concile, comme la grande révolution de l'Église. On flanquait tout par terre, et on repartait à zéro. Deux mille ans d'une affreuse histoire constantinienne et cléricale étaient effacés, l'Église « corps de péché » retrouvait son angélisme originel. On célébrait les noces du christianisme et du monde. L'âge d'or s'ouvrait à l'Esprit Saint.
Fini ce bel optimisme. On s'inquiète. On s'interroge.
Les « signes du temps » deviennent sujets à interprétations diverses.
\*\*\*
On nous avait expliqué que la « collégialité » remettait Vatican I à sa place. Bien sûr, *Tu es Petrus*, mais si bien arrangé qu'il était entendu que c'était désormais le contraire.
Reste le texte promulgué. On le lit. On le relit. Ce n'est pas, quant au style, du Bossuet. Mais quant au fond, on peut le presser, l'étirer, le triturer, le tordre, l'essorer, il ne dit rien d'autre que ce qu'il avait à dire, ce qu'aurait dit, plus élégamment sans doute, « Vatican I » si la guerre n'en avait suspendu les travaux.
Nos compères progressistes commencent à s'en apercevoir. Ils laissent transparaître leur dépit. Ils s'emploient à ployer le texte, dans le sens d'églises nationales. Ils retrouvent motif à espérer. Mais pour combien de temps ?
Le texte demeure.
\*\*\*
171:93
Le débat sur la liberté religieuse a été reporté à la quatrième session. Faute de temps, il était strictement impossible de faire autrement.
Pour l'observateur naïf, cette remise à plus tard était toute normale. Elle pouvait s'interpréter comme une « victoire » de la « majorité ». On allait, en effet, pouvoir réfléchir longuement et discuter largement, ce qui donnerait un grand poids aux formules auxquelles on s'arrêterait.
Pas du tout ! Tempête dans la presse. C'est un coup monté ! C'est un torpillage
On reste éberlué.
Dans un curieux « reportage » qu'il donna au « Monde » du 27 février, le curé de Saint-Jacques-du-Haut-Pas, M. l'abbé Daniel Pézeril -- l'ami des derniers jours de Bernanos -- nous raconte que Paul VI lui a fait une « mise au point » sur la question. « La constitution sur la liberté religieuse, lui dit le Saint Père, a été reportée par respect pour le droit des minoritaires. Le règlement du Concile le leur attribuait expressément. C'eût été un précédent redoutable d'en faire fi. D'ailleurs, ce qu'on ignore, c'est que le cas avait été soumis au tribunal administratif du Concile, présidé par le cardinal Riberti. » Et le Pape répète, martelant ses paroles : « C'est par respect... C'est uniquement par respect. Je ne pouvais passer outre... On ne transige pas avec le respect... Dites bien à quel point c'était par respect. »
On se doutait bien que c'était ou cela ou quelque chose d'analogue, et je dois confesser l'étonnement que j'avais éprouvé à la fureur de la presse.
Une idée m'avait effleuré, à laquelle je n'avais pas cru devoir m'arrêter, mais qui maintenant me hante : est-ce que cette fureur, objectivement inexplicable, ne tenait pas tout simplement au fait que le progressisme avait à cœur de faire voter, sur la liberté religieuse, un texte qui, quel qu'il fût, aurait pu être présenté comme le contraire du *Syllabus,* l'année même du centenaire de celui-ci ? L'aveu solennel, et bien daté, par l'Église elle-même, qu'elle est « corps de péché » ([^91])...
172:93
En 1965, l'aveu aura moins de goût, à supposer que qui que ce soit y trouve un aveu. Le cardinal Wyszynski est un des plus ardents à réclamer la liberté religieuse. Il risque, à lui tout seul, de fausser le sens des proclamations espérées !
\*\*\*
« Le Monde » du 2 mars a rendu compte d'une rencontre franco-allemande qui s'était tenue la semaine précédente à Paris sur les problèmes du catholicisme allemand.
Le R.P. Rahner y a parlé. Je transcris la fin de l'article :
« ...*Enfin, dans un appel à la compréhension mutuelle avec les protestants, envisageant l'apport du concile, le R.P. Rahner a exprimé la crainte que celui-ci ne soit à l'origine d'un danger pour la théologie vivante, en imposant la théologie du Concile comme un modèle pour l'avenir, alors qu'elle ne correspond pas au style de l'homme du vingtième siècle.*
« *Le R.P. Rahner a exprimé la crainte également que le schéma XIII ne reste en deçà des espoirs qu'il a suscités. Le catholicisme de demain, estime le R.P. Rahner, a le devoir de faire une théologie de dialogue avec les hommes qui ne peuvent pas croire, pour leur expliquer le mystère du Christ. Sinon, la théologie œcuménique ne sera qu'une idylle un peu mièvre.*
« *Il ne faut pas, a-t-il conclu, en rester au christianisme tel que l'entendaient les bons chrétiens, qui ne sont que les vestiges d'une idéologie du passé.* »
Faisons la part des déformations possibles d'un compte rendu. Celui-ci doit tout de même bien refléter le sens des propos du P. Rahner. Or quand on sait l'immense autorité dont jouit ce jésuite, non seulement en Allemagne, mais en France et dans le monde entier, on doit bien constater que lui aussi est déçu du Concile.
\*\*\*
« La France catholique » du 5 mars nous apporte un document plus caractéristique encore.
Pierre Lenert nous y dit ce que furent les « journées de la paix » organisées à Berlin-Est, en novembre dernier. Ces journées, d'après « Slowo Powszechné » le journal de *Pax,* étaient consacrées aux « devoirs actuels des catholiques dans le travail de la consolidation de la paix mondiale et pour le désarmement surtout nucléaire ».
173:93
Tout le gratin du progressisme était là. Pour la France : l'abbé R. Becart, aumônier de jeunes, le professeur Jean Boulier (prêtre réduit à l'état laïque), membre du Conseil national français du Mouvement pour la Paix, l'abbé Maurice Combres, de Saint-Étienne, Madeleine Garrigou-Lagrange, de « Témoignage Chrétien », le Dr Yves Grenet, économiste, le R.P. Jean-Yves Jolif, dominicain, professeur de théologie, l'abbé Francis Vico, d'Angoulême.
Le Dr (?) Yves Grenet, économiste (?), fit, selon l'hebdomadaire de Pax, « Kierunk », d'importantes déclarations dont je recopie la fin :
« ...L'Église n'a pas reconnu suffisamment le fait de l'existence du socialisme... Cependant il y a des signes qui inspirent de la confiance. Dans son encyclique *Pacem in terris,* Jean XXIII a exprimé le désir d'entrer en dialogue avec les adhérents, même athées, du socialisme... Il (le socialisme) sera reconnu, n'en doutons pas. Ne sommes-nous pas ici pour accélérer cette reconnaissance, pour préparer le troisième Concile du Vatican, qui ne pourra passer cette affaire sous silence ? »
(Je rappelle que le mot « socialisme » signifie toujours « communisme » dans ces congrès de « rencontres ».)
Ce texte est intéressant, parce qu'il révèle que le progressisme considère qu'il a déjà perdu la partie à « Vatican II ». Soyons bien certains toutefois qu'il ne négligera rien pour faire de la dernière session *sa* session. Néanmoins l'aveu est là : le progressisme n'a pu triompher à « Vatican II » (Comment aurait-il pu ?).
Les articles de presse s'envolent. Restent seuls les textes promulgués.
Pour ce qui est de « Vatican III », j'ose dire qu'on a le temps d'en reparler.
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### Après le pèlerinage pour l'amnistie
« Quand j'ai eu connaissance des conditions très spéciales imposées aux chapelains de Montmartre pour la célébration de la Messe concédée au Sacré-Cœur pour un pèlerinage en faveur de l'amnistie », écrit Xavier Vallat dans *Aspects de la France* du 18 mars, « me souvenant de l'accueil paternel que m'avait toujours réservé Mgr Feltin au temps de la Fédération Nationale Catholique et sous l'occupation, je me suis permis de lui adresser la requête suivante. »
174:93
Voici le texte, publié dans le même numéro d'*Aspects de la France*, de la lettre de Xavier Vallat au Cardinal Feltin,
Éminence,
Pendant les dix années que j'ai passées à Paris, après ma sortie de prison en 1952, avant de regagner mon Haut-Vivarais, je me suis abstenu de vous importuner de lettres et de visites, par discrétion, et parce que j'étais devenu un personnage compromettant. Il me restait l'occasion annuelle de vous voir et de vous entendre à nos Assemblées générales des Conférences de Saint-Vincent-de-Paul et j'avais des nouvelles de votre santé, tant qu'ils furent de ce monde, par le chanoine Louis Frachon et par mon camarade de guerre Lionel Cabany.
Si je vous écris aujourd'hui, c'est parce que je m'y sens tenu, non pas seulement par le respectueux attachement que je dois à un Prince de l'Église dont j'ai été longtemps le diocésain, mais surtout par l'intense désir que j'ai de ne pas voir grandir jusqu'à l'irréparable le malentendu qui est en train de s'installer entre un pasteur dont je crois connaître le fond de la pensée et de bons Français dont l'ardent patriotisme ne saurait être un défaut aux yeux de l'Aumônier Général de nos Armées.
Que le pèlerinage pour les prisonniers politiques et leur amnistie à Notre-Dame de Paris vous ait paru inopportun *quant au lieu choisi*, vous en étiez seul juge, et je m'étais d'ailleurs réjoui qu'il ait été transféré par vos soins à la Basilique du Vœu National, érigée par la piété de toute la nation.
Mais j'ai été vraiment consterné en apprenant les conditions dans lesquelles il s'était finalement déroulé.
J'ai refusé l'insertion dans l'hebdomadaire *Aspects de la France,* dont je suis le directeur, de l'expression violente de la peine de l'un des pèlerins, dont le fils, soldat du contingent, est en prison pour dix ans. Nous ne publierons pas davantage la lettre de Mme Francine Dessaigne, bien que le ton en soit celui de la tristesse plus que de l'indignation, mais je me permets de la joindre à ma lettre afin que vous sentiez combien de cœurs croyants ont été meurtris par cette messe escamotée, sans une parole de circonstance, même dans la prière commune qui est au centre de la nouvelle liturgie de la Parole.
175:93
Je viens de lire dans le *Courrier* de M. Paul Dehème les incroyables et impérieuses consignes données aux chapelains de Montmartre pour que cette messe, qui fut expédiée en 27 minutes, n'en excède pas 35 !
Je sais bien qu'il est impossible que ces instructions -- qui rendent le son des consignes de la Préfecture de Police à ses agents en prévision d'une émeute -- aient été données par vos soins.
Mais, puisqu'elles ne sont ni votre fait ni celui des chapelains, vous ne pouvez, par votre silence, paraître en accepter la paternité.
Ni pour vous, ni pour l'Église de France que l'évêque de Paris incarne aux yeux de la nation, vous ne pouvez vous laisser accuser par les apparences.
Je connais un couple qui est venu d'Aix-en-Provence au Sacré-Cœur pour y recevoir la Sainte Hostie entre des grilles. Imaginez leur état d'âme...
En décembre 1947, j'ai eu la joie, dans ma cellule de Fresnes, d'apprendre que le 16 octobre précédent, les six cardinaux français avaient écrit à M. Vincent Auriol pour lui demander d'entendre « la protestation de douleur qui jaillit du cœur de tant de Français » devant les conséquences de l'épuration.
Des signataires de cette lettre digne et ferme, seul survit aujourd'hui S. E. le cardinal Liénart.
Ne croyez-vous pas qu'il serait grandement opportun qu'avec lui, et en invoquant ce précédent, vous invitiez les autres Princes de l'Église de France à adresser à M. Charles de Gaulle une requête qui pourrait reprendre presque sans changement les termes dont vos prédécesseurs se sont servis ?
Pour ma part, je le souhaite ardemment, afin qu'on ne puisse plus m'écrire, non sans une apparence de raison, que la Hiérarchie, quoi que j'en dise, démontre par son attitude qu'elle pousse jusqu'à la détestation son hostilité envers les Français qui ont combattu la politique d'abandon de l'Algérie et sur qui s'acharne le Pouvoir.
Daignez agréer, Éminence, l'expression de mes sentiments de sincère attachement personnel, et croire à mon très respectueux dévouement en N.-S.
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176:93
### Notules
**Des Bénédictins donnent l'exemple de la soumission au Concile. --** Le Monastère bénédictin de Chevetogne (Belgique) publie une revue trimestrielle intitulée « Irenikon ». L'éditorial du 4^e^ trimestre 1964 contient les lignes suivantes :
« L'impression de fin de session du Concile, en novembre 1964, fut très mélangée, troublante, incertaine (...).
« Une mise au point de la collégialité, par une note imposée après que tous les votes partiels eurent été nettement concluants en faveur de la majorité, parut un acte peu conciliaire. Le texte de la Constitution « De Ecclesia » n'en fut nullement changé, mais l'approbation semblait tempérée d'une sorte de contrainte, à laquelle on ne s'attendait pas. Le Pape voulait-il donner quelque satisfaction à la minorité pour avoir un vote final à peu près unanime ? On l'a cru et il y a des raisons de le croire.
« Le schéma sur l'Œcuménisme subit lui aussi une retouche en dernière minute. On sacrifiait de nouveau à la minorité, bien faible mais agissante. Le coup fut durement ressenti. Deuxième atteinte, croyait-on, à la « collégialité ». Le chapitre sur la liberté religieuse, dont le vote avait été promis, fut subitement reporté à la session suivante, décision qui amena des troubles dramatiques. Enfin, la proclamation par le Pape, après la promulgation de la Constitution et des Décrets, du titre de « Marie, Mère de l'Église », que le Concile n'avait pas cru devoir adopter, fut un dernier coup inattendu.
« Que penser de ces incidents ? Ils semblent devoir s'expliquer finalement par un désir, de la part du Pape, d'adoucir la rude acceptation des décisions conciliaires par ceux qui leur étaient opposés. C'est cette explication qui restera sans doute. Mais il a fallu pour cela que le Pape s'isolât au moins en un cas du Concile, dans lequel il s'était totalement engagé par sa promulgation. Il ne semble pas que la Papauté sorte agrandie de s'être ainsi distancée de l'apostolicité tout entière : ceux qui l'ont pensé verront peut-être un jour qu'ils ont mal calculé, car le Pape dans et avec le Concile est plus grand que le Pape seul. »
Voilà qui est parler.
Voilà qui est être « soumis au Concile et à la Hiérarchie » -- au sens où de plus en plus souvent on l'entend désormais.
Ceux qui s'élèveraient contre les vues éditoriales des Bénédictins de Chevetogne seraient aussitôt et systématiquement accusés d' « attaquer la Hiérarchie et le Concile », comme nous le montrent des exemples récents.
Tel est le nouveau sens des mots.
Et tel est, aussi, l'exemple éclatant qui nous est donné « cum permissu superiorum ».
\*\*\*
**Fin de la doctrine sociale de l'Église ?** -- Nous avons déjà remarqué que certains -- notamment par la manière dont ils parlent du schéma XIII en préparation -- semblent vouloir supprimer la doctrine sociale de l'Église.
(Voir à ce sujet « Itinéraires », numéro 88 de décembre 1964, pages 137 et 138 ; numéro 92, pages 207 à 211.)
Un « signe » analogue est apporté par « Signes du temps », magazine illustré des Dominicains du Cerf, numéro de mai 1965, page 31.
177:93
Un lecteur de ce magazine écrit :
« ...Cette chance (de l'Église dans le Tiers Monde) risque de diminuer progressivement et même de disparaître si, avec l'Évangile, nous n'apportons pas à ces populations notre doctrine sociale et surtout la pratique de cette doctrine qui, en définitive, est l'application de l'Évangile à la société quel que soit son degré d'évolution. »
Réponse de la rédaction dominicaine de « Signes du temps » :
« Apporter notre doctrine sociale et surtout la pratique de cette doctrine. Ici, nous nous interrogeons. Alors que les éléments d'une doctrine sociale de l'Église tiennent pour beaucoup à notre civilisation occidentale, faut-il les transposer tout de go en d'autres pays, d'autres cultures et d'autres mentalités ? Ne vaudrait-il pas mieux mêler les ferments du Royaume de Dieu à cette pâte pour qu'elle lève ? Plutôt que de livrer une doctrine sociale, l'important ne serait-il pas de transmettre aux esprit, celui de l'Évangile ? »
Il ne vient manifestement pas à l'idée de la rédaction dominicaine que la doctrine sociale de l'Église est l'esprit de l'Évangile appliqué aux questions sociales.
\*\*\*
L'Encyclique « Quadragesimo anno » de Pie XI était adressée *à tous les fidèles de l'univers catholique* (particularité que dissimule, il est vrai, la traduction française reçue, telle qu'elle est publiée par exemple par la Bonne Presse)
L'Encyclique « Divini Redemptoris » de Pie XI, dans son texte même, s'adresse directement, à plusieurs reprises, *à tous les hommes de bonne volonté*.
Et point seulement aux hommes d'Occident.
\*\*\*
L'Encyclique « Mater et Magistra » de Jean XXIII s'adresse explicitement aux fidèles de *tout l'univers*.
L'Encyclique « Pacem in terris » de Jean XXIII s'adresse explicitement *à tous les hommes de bonne volonté*.
Mais Jean XXIII, ils s'en moquent.
Ils rejettent son enseignement
Ils disent qu'ils aiment Jean XXIII ?
Ils l'aiment dans une certaine mesure et d'une certaine façon.
Ils l'aiment *contre* quelqu'un
Ils l'aiment *contre Pie XII*.
Et en dehors de cela, ils en prennent à leur aise.
\*\*\*
**Suite : la raison secrète. --** Sur le même sujet (ou sur un sujet très voisin) un de nos lecteurs nous écrit :
« Voilà bien des années maintenant que les Jésuites de XXX, qui font partie de l'aile marchante et enseignante de « l'Église de France », répètent : L'avènement du communisme est inévitable ; il faut que l'Église se prépare dès maintenant à être présente dans le monde communiste de demain. Par suite, il faut que la presse catholique « de gauche » soit soutenue, encouragée, afin d'avoir droit de cité. Par contre la presse catholique « de droite » doit être ignorée, rejetée ou combattue pour qu'elle ne risque pas de nous compromettre. La doctrine, sociale de l'Église n'est plus -- selon eux -- qu'une vue de l'esprit dans la conjoncture actuelle ; il faut être réaliste ; elle est véritablement dépassée.
178:93
« Plusieurs évêques raisonnent ainsi de façon plus ou moins nuancée ; on en a eu l'écho dans leurs diocèses (...)
« A Rome, on paraît se refuser à admettre la gravité du problème, ou à se décider aux grandes décisions ; ce n'est pas la première fois c'est malheureusement une longue histoire. Mais c'est là, et là seulement, qu'il peut être résolu... »
\*\*\*
**Le Procès-verbal des excuses de l'abbé Michonneau à Michel de Saint Pierre. --** A la fin du mois de février a été rendu public le communiqué suivant, revêtu des signatures de l'abbé Michonneau, de Michel de Saint Pierre et des Éditions de la Table Ronde
1°) Le 26 novembre 1964, M. Michel de Saint Pierre et les Éditions de la Table Ronde ont assigné le Directeur de Témoignage Chrétien devant le Tribunal correctionnel de la Seine, pour obtenir les réparations prévues par la loi, en matière de diffamations.
2°) M. l'Abbé Michonneau a publié dans Témoignage Chrétien à l'occasion de la parution, du roman « Les nouveaux Prêtres » de Michel de Saint Pierre, un article auquel Michel de Saint Pierre fait grief de le calomnier gravement ainsi que son éditeur et ses lecteurs.
3°) Répondant à l'appel exprimé par la récente déclaration de l'Épiscopat français qui a formé le vœu de ne pas voir les Chrétiens s'affronter, les parties se sont rencontrées.
4°) M. l'Abbé Michonneau a tenu à assurer à M. Michel de Saint Pierre qu'il s'excusait des termes qui auraient pu porter atteinte à son honneur d'écrivain chrétien. Il retire les expressions qu'il a employées à son égard et à l'égard de ses lecteurs et lui exprime ses regrets, affirmant publiquement qu'il ne doute pas de la sincérité de ses intentions.
5°) M. Michel de Saint Pierre et les Éditions de La Table Ronde, satisfaits des explications ainsi données se désistent de la procédure engagée.
M. l'Abbé Michonneau et M. Michel de Saint Pierre ne se sont pas dissimulé leurs divergences de vue sur le fond du problème. Ils expriment le souhait que le débat se poursuive sur le plan élevé qui doit être le sien.
Ce communiqué a été intégralement reproduit dans « La Croix » et dans « Témoignage chrétien ».
En revanche, « Le Monde » n'en a donné qu'un extrait qui le rendait inintelligible.
\*\*\*
**Le processus et la vraie finalité de la décolonisation. --** On pouvait lire dans « Le Monde » du 27 mars cette déclaration de Bourguiba, faite le 26 mars pour célébrer l'installation d'une sous-préfecture dans ce qui était l'église du Sacré-Cœur de Tunis :
« Nous avions juré nous autres destouriens, de lutter pour briser les trois maillons de la chaîne que formaient le soldat français, le colon et le curé. Le Premier maillon a été rompu avec le départ de Bizerte du dernier soldat français. Le deuxième est tombé en poussière avec la récupération des terres des colons. Et tout naturellement enfin la dernière heure a sonné pour le troisième maillon avec le départ du curé. »
179:93
**Suppression de la « Note explicative » sur la collégialité. --** Les Éditions du Cerf, dans la collection des « I.C.I. », viennent de publier un volume des *Actes du Concile Vatican II*. C'est le tome I, contenant les « textes intégraux des Constitutions et Décrets Promulgués » par le Pape Paul VI à la fin des deuxième et troisième sessions.
Le volume *ne contient pas* la « Note explicative » sur la collégialité dont Paul VI *a ordonné qu'elle figure avec les Actes du Concile*. Il n'y a pas même une mention quelconque de l'existence de cette Note.
Une telle omission ressemble à un abus de confiance.
Le volume est revêtu de il « imprimatur » donné à Paris le 31 janvier 1965.
\*\*\*
**De plus en plus teilhardiens. --** Dans les « Cahiers d'action religieuse et sociale » (du 1^er^ avril) ! mais ce n'est pas une excuse... que publie l'Action populaire, un article du P. Abel Jeannière qui est un record de sectarisme fanatique.
L'auteur ne connaît personne qui ait fait au teilhardisme une objection *fondamentale* digne de considération (pas même le Cardinal Journet !).
Il ne connaît, contre le teilhardisme, que « pamphlétaires », qu' « incompréhensions ou interprétations hâtives » et que « contresens ».
Est-ce là de l'information honnête ?
En outre, il « oublie », et en tous cas il *dissimule* que les œuvres de Teilhard, au jugement de l'Église, *fourmillent d'erreurs graves portant atteinte à la doctrine catholique*. Tel est en effet le jugement porté par l'autorité compétente : Par le Saint-Office, en un « Monitum » qui a été approuvé par Jean XXIII.
Mais si l'on est toujours avide, dans les publications de l'Action Populaire (voir l'article du P. Bosc contre lequel nous avons protesté dans notre précédent numéro), d'invoquer Jean XXIII *contre Pie XII,* on « oublie » volontiers Jean XXIII quand on le trouve... gênant.
Une publication religieuse qui présente et recommande Teilhard en omettant le jugement de l'Église, est-ce de l'information religieuse ?
\*\*\*
**Progrès dans l'information religieuse ?** -- Les Dominicains du Cerf (voir plus haut), publient *les Actes du Concile* en omettant un document dont le pape a ordonné qu'il y figure.
Un rédacteur de l'Action populaire présente et recommande Teilhard en omettant de mentionner le Jugement de l'Église, et en passant outre à ce jugement.
Jusqu'où de tels « progrès » n'iront-ils pas ?
\*\*\*
**Fesquet et Falconi. --** Nos lecteurs connaissent le livre de Carlo Falconi par l'article de Pierre Boutang paru dans notre numéro 91 de mars, et par les citations faites dans notre numéro 92 (pages 177 et 178)
Falconi est un point de repère sur la crise actuelle du christianisme, crise fondamentale de la foi ; un point de repère comme Robinson de son côté ; et comme Teilhard.
180:93
Nous disions (n° 91, p. 111) :
-- Si l'on additionne Teilhard, Robinson et la chronique de Carlo Falconi, on a un parfait témoignage tripartite de ce qui subsiste dans les esprits où le parfum du vase vide laisse encore quelque imprégnation...
Or voici qu'Henri Fesquet, dans « Le Monde » du 1^er^ avril (en page 10), a présenté et recommandé le livre de Falconi.
Sans aucune critique, sans aucune réserve quant au fond.
Avec, au contraire, force éloges.
Cela aussi en dit long.
\*\*\*
**La lettre de Teilhard. --** Publiée et commentée par Henri Rambaud dans notre numéro 91 de mars 1965, la lettre décisive de Teilhard de Chardin a jeté une consternation *silencieuse* parmi les propagateurs du teilhardisme.
Louis Salleron y a aussitôt fait écho dans *La Nation française* du 3 mars, -- dans sa page : « Le laïc dans l'Église ».
La revue *Permanences*, numéro 19 d'avril 1965, souligne l'importance de la lettre de Teilhard et en publie le texte.
Les *Nouvelles de Chrétienté* du 1^er^ avril reproduisent la lettre et une grande partie des commentaires d'Henri Rambaud.
Mais on attend maintenant le commentaire et la prise de position, qui ne sauraient tarder, du P. Henri de Lubac.
\*\*\*
**C'est « Pax » qui édite Teilhard en Pologne. --** D'après les « I.C.I. » du 1^er^ avril (page 23), « en Pologne les Éditions Pax ont eu l'autorisation de publier un volume regroupant le « Groupe zoologique humain » et « Le P. Teilhard de Chardin », étude théologique du P. Wildiers ».
Toujours bien informées sur « Pax », les « I.C.I. » ne manquent pas de nous donner des nouvelles de son activité, en omettant de rappeler qu'il s'agit, selon les termes de la Note du Saint-Siège, d'un « réseau policier chargé de noyauter et d'asservir l'Église ».
\*\*\*
**Euphémisme. --** Un peu plus loin (p. 24) le même numéro des « I.C.I. » assure : « L'opinion est plutôt hostile à Teilhard, à Fribourg où le Cardinal Journet enseigne : le Cardinal demeure très critique à l'égard de l'auteur du « Phénomène humain », malgré les mises au point du P. de Lubac. »
On avait plutôt l'impression que *ce sont les thèses du P. de Lubac qui avaient fait l'objet d'une mise au point*, d'un rappel à l'ordre et d'une mise en garde, par le « Monitum » du Saint-Office et l'article conjoint de « L'Osservatore romano »...
Quant à dire que le Cardinal Journet demeure « très critique », c'est un aimable euphémisme.
Le Cardinal Journet reproche à Teilhard d'*altérer la doctrine même de l'Église*.
Ce qui est le jugement même de Jean XXIII, qui avait approuvé le « Monitum » du Saint-Office.
\*\*\*
Mais les « I.C.I. » accommodent la vérité à leur façon (pp. 26 et 27) et présentent Pie XII -- malgré son Encyclique « Humani generis » -- et Jean XXIII -- malgré son approbation du « Monitum » -- comme favorables à Teilhard !
C'est ça, l' « information » !
\*\*\*
181:93
**Le faux « imprimatur » du « Milieu divin ». --** Page 26, le même numéro des « I.C.I. » prétend que *Le Milieu divin* de Teilhard « avait reçu l'*imprimatur* de la Compagnie de Jésus à Louvain en 1929 ».
Cette prétention est une contrevérité flagrante, une de plus, que les « I.C.I. » n'ont pas inventée, car déjà en janvier 1958 le Directeur des « Études » avait protesté contre ce mensonge :
« Nous regrettons que les éditeurs aient cru pouvoir faire paraître ce livre (*Le Milieu divin*) sans le consentement des supérieurs et sans l'*imprimatur* du diocèse. »
Il ajoutait en note :
« Le jugement favorable du P. Charles et des réviseurs désignés jadis par le « Museum Lessianum » ne peut en tenir lieu (ne peut tenir lieu d'*imprimatur*) et le rappel de ce jugement nous paraît une maladresse peu délicate.)
Les « I.C.I. » n'ont pas hésité devant la répétition de cette indélicatesse et de cette contre-vérité.
\*\*\*
**La politique de Mgr Cuminal mise en cause. --** Mgr Cuminal est « secrétaire général de l'enseignement libre ». La politique qu'il énonce, qu'il préconise et qu'il met en œuvre est vigoureusement contestée par Étienne Boivin, dans un article intitulé « Les Parents trahis » que publie *Permanences*, numéro 19 d'avril 1965.
Va-t-on faire à l'enseignement libre le coup de la C.F.T.C. ?
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**Pueri educati in monasterio. **-- On nous communique :
« A la rentrée d'octobre 1965, les Chanoines Prémontrés de Nantes accueilleront à nouveau douze enfants qu'ils associeront à leur vie liturgique, tout en leur assurant une éducation religieuse et une instruction de qualité unissant les avantages du préceptorat à l'émulation nécessaire.
« Pour être admis, les enfants devront appartenir à des familles profondément chrétiennes ; être âgés de 11 ans au maximum ; être admissibles en 6^e^ classique ; être eux-mêmes désireux de participer à la vie du Prieuré.
« Pour tous renseignements, s'adresser au T.R.P. Prieur des Chanoines Prémontrés, 15, rue du Landreau, Nantes, Loire-Atlantique, tél. : 74-14.31. »
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#### Une requête du Directeur de « La Pensée catholique » à l'Official de Sens
Le directeur de *La Pensée catholique,* l'abbé Luc J. Lefèvre, a rendu publique -- par insertion le 4 mars 1965 dans les *Notes hebdomadaires de la C.T.I.C.* (Centrale technique de l'information catholique) -- la requête qu'il a adressée à l'Official de Sens, et dont voici le texte :
182:93
MONSIEUR L'OFFICIAL,
Je prends connaissance des lignes suivantes, dans la *Semaine religieuse de Sens et d'Auxerre,* numéro du 9 janvier 1965), page 5 :
« ...*la campagne d'attaques non dissimulées et de critiques parfois violentes contre l'Église, contre l'épiscopat. Ces critiques viennent d'horizons différents et de groupes réduits, mais puissants, comme* « *Action-Fatima* »*,* « *Le Monde et la Vie* »*,* « *Défense du Foyer* »*,* « *Nouvelles de Chrétienté* » « *La Pensée catholique* » *et d'autres périodiques, brochures ou feuilles clandestines. Toute novation au plan liturgique, dans la formation des Séminaires, la presse catholique, l'action missionnaire, les directives épiscopales elles-mêmes sont suspectées de favoriser le progressisme. Beaucoup de chrétiens sont intoxiqués par ces publications, troublés dans leur foi*, *inquiets de l'orientation de l'Église. Il nous faut accepter cette croix comme la rançon de ce qui se fait au Concile, mais nous avons le devoir de dire la vérité...* »
Ces allégations, attribuées à S. Exc. Mgr l'Archevêque de Sens par l'auteur de l'article, intéressant mes droits et devoirs, en tant que prêtre et directeur de la revue *La Pensée catholique,* je suis dans l'obligation de porter à Votre Tribunal la requête suivante :
Fondé sur le Canon 1552-2, 1° du Code de droit canonique, je vous demande de déclarer, en forme judiciaire, les faits juridiques suivants :
1. -- Les paroles précitées, en ce qui touche la revue *La Pensée catholique,* ont-elles été prononcées par S. Exc. Mgr l'Archevêque de Sens, telles qu'elles ont été rapportées ?
2. -- Dans l'affirmative :
*a*) à quel ou quels cahiers de *La Pensée catholique* se réfèrent les phrases précitées ?
*b*) à quels faits spécifiques précis se rapportent, pour ce qui touche *La pensée catholique,* les allégations suivantes :
« *Beaucoup de chrétiens sont intoxiqués par ces publications, troublés dans leur foi, inquiets de l'orientation de l'Église ?* »
Je donne à la présente requête le sens et la portée d'un *libellus litia introductorius,* selon la norme des Canons 1706 et 1710.
Je vous prie d'agréer, Monsieur l'Official, etc.
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183:93
## DOCUMENTS
#### L'éditorial du 3 mars de « L'Osservatore Romano » : Responsabilité et fidélité
L'éditorial non signé, paru en première page de *L'Osservatore romano* du 3 mars 1965, avait une grande importance, soulignée par le journal *Le Monde,* escamotée par le journal *La Croix :* mais *La Croix* et *Le Monde* n'en ont donné que de brefs extraits, insuffisants pour comprendre exactement le contenu et la portée de cet éditorial.
La première traduction intégrale de ce texte a été publiée en France par *La Nation française,* le 10 mars, dans son excellente page d'information religieuse, rédigée par Louis Salleron : « Le laïc dans l'Église ». Cette page hebdomadaire manifeste ainsi une fois de plus quel précieux service elle rend aux catholiques français.
Nous reproduisons ci-après la traduction de *La Nation française.*
Cet éditorial de *L'Osservatore romano* étant plein d'allusions historiques et actuelles, nous l'avons assorti de nombreuses et amples notes explicatives.
Toutes les notes sont de notre rédaction et engagent naturellement notre seule responsabilité.
Les événements italiens de ces derniers jours, observés avec la sérénité que permettent les circonstances, sont un motif de préoccupation profonde ; bien qu'ils aient leur origine dans les rivalités politiques actuelles, ils touchent et blessent la conscience religieuse des catholiques -- ceux du moins (presque tous) qui se sentent responsables de l'unité.
184:93
Chacun sait qu'en Italie l'union des catholiques, à laquelle la démocratie chrétienne doit sa force parlementaire et politique, fut et reste déterminée par le besoin de garder et protéger les libertés religieuses menacées, avec toutes les autres, par le développement totalitaire de l'athéisme communiste ([^92]). Or, à l'unité des électeurs, ces derniers temps, n'a pas répondu celle des élus, ainsi que le révèlent des épisodes humiliants encore proches, et que semblent le confirmer des querelles intérieures mal éteintes, ou des attitudes personnelles qui conduisent à voir de l' « humour » là où il n'y a motif que de peine ([^93]).
185:93
Les préoccupations contingentes demandent, comme il est juste, l'attention des hommes politiques, surtout de ceux qui ont des responsabilités majeures dans la vie du pays.
Mais si ces forces, si la nécessité de viser des buts de nature contingente masquent d'autres devoirs, il peut venir un jour où seront subordonnés, et peut-être sacrifiés, au « résultat concret » l'inspiration et les valeurs idéales et morales dont on prétend porter témoignage. Et peut venir l'abandon.
En sommes-nous là ? La spéculation qui a été tentée, à Rome même, sur « le Vicaire » avait clairement le sens d'un défi ([^94]).
Aurait-elle été lancée de cette manière, en aurait-il résulté les mêmes conséquences, si l'unité des catholiques dans la foi aux principes était apparue comme réelle, ferme et sans fêlure ? Et, surtout, eût-elle été possible sans la connivence de certains qui se disent catholiques, mais qui, par conformisme non-conformiste, multiplient les déclarations, sans doute en termes d'hypothèse angoissée, pour avaliser des campagnes visant, à travers l'offense à la mémoire d'un grand pape, bien d'autres objectifs ? ([^95])
186:93
Il est impossible de ne pas élargir la question. Un certain provincialisme culturel, dont sont victimes quelques-uns d'entre nous -- « laïcs » et « clercs » --, semble les condamner à reprendre comme des nouveautés les thèmes et les concepts qui, par exemple en 1937, conduisaient un ami français à définir l'Église « corps de péché » ([^96]).
187:93
« On a l'impression -- écrivait alors l' « Osservatore romano » par la plume du P. Mariano Cordovani, o.p., que l'auteur redoute d'être trop clairement compris, et qu'il laisse à entendre plus qu'il ne dit expressément ; mais ce qu'il dit est déjà beaucoup : le reproche fait au monde chrétien de s'enrôler dans le camp qui ne protège l'Église que pour mieux l'asservir ; l'affirmation que le chrétien, prisonnier d'un monde chrétien fermé, traitera facilement l'incrédule en ennemi et cherchera contre lui des alliances suspectes ; voilà qui est très significatif et grave » (o.r. 14-11-1937) ([^97]).
188:93
Des attitudes analogues se manifestent aujourd'hui en Italie même ; elles incitent à un « dialogue » tout différent de celui auquel exhorte Paul VI dans « Ecclesiam suam », et même à recueillir en volumes le récit de ses différents moments. Dialogue bien singulier : d'un côté, les communistes affirment que jamais, pour aucune raison, ils ne pourront renoncer à leurs principes, ou seulement les atténuer ; de l'autre, ces « catholiques » répondent que l'on verra, qu'il ne faut pas se décourager. A un esprit conséquent répond un empirisme équivoque et dangereux ([^98]).
189:93
Le résultat de tout cela est que les communistes peuvent accompagner le « dialogue » du mépris systématique de l'Église, de son Chef visible, de ses institutions, de sa mission même ([^99]). Ils appellent de jeunes catholiques à l'unité d'action (comme dimanche dernier à Padoue), au moment même où ils insultent le pape. Cependant, le « verbiage » ([^100]) sur la fin de « l'âge constantinien » ([^101]) -- en un moment historique où Constantin, c'est-à-dire l'État, tend à accroître toujours plus sa domination sur les individus et les consciences -- conduit certains à des discours ouvertement anticoncordataires, ou du moins révisionnistes.
190:93
L'heure est grave. Tous le voient, et il n'est pas besoin que nous le disions : la confusion des idées -- et celle des conduites, qui en résulte -- peuvent la rendre plus grave encore au point de vue religieux et à celui de la politique générale. C'est donc aussi l'heure de la responsabilité et de la clarté, où l'infidélité doit être appelée par son nom.
Dans leur numéro du 15 mars 1965, page 16, les *Informations catholiques internationales* ont rendu compte, si l'on peut dire, de cet éditorial de *L'Osservatore romano.*
C'est-à-dire qu'elles l'ont étouffé en quelques lignes *qui ne parlent ni du dialogue avec le communisme, ni du* « *verbiage sur la fin de l'ère constantinienne* »*, ni de l'allusion précise aux idées françaises de 1937...*
Mais si les *Informations catholiques internationales* s'abstiennent ainsi d'INFORMER, elles ne s'abstiennent pas pour autant de JUGER. Elles déclarent que « *l'avis exprimé est dur et le ton plutôt tranchant* »*.*
Quant à faire connaître réellement et exactement cet « avis », les *Informations catholiques internationales* ont préféré s'en dispenser.
191:93
### Le dossier des nouveaux prêtres
Sous ce titre, *Le dossier des nouveaux prêtres*, Pierre Debray publie aux Éditions de la Table ronde un livre très remarquable.
Il a lui-même exposé son dessein dans un article d'*Aspects de la France* du 8 mars 1965 :
Si j'ai décidé d'écrire ce livre, c'est parce que Michel de Saint Pierre était traité de calomniateur. Paroissien de « la boucle » -- le secteur missionnaire qui va de Courbevoie à Saint-Denis -- j'avais eu l'occasion, en quinze ans, de constater que le romancier n'avait nullement poussé le tableau au noir. Comment pouvais-je permettre qu'un écrivain catholique soit traîné dans la boue, alors que je disposais de toutes les preuves de sa bonne foi ?
Cependant à mesure que j'avançais dans la composition de ce dossier, je constatais que le « naturalisme » qui conduisait au désastre spirituel les « nouveaux prêtres » trouvait son origine dans l'œuvre d'un certain nombre de théologiens, et d'abord dans celle du R.P. Chenu. Progressivement l'entreprise moderniste se découvrait à moi dans toute son ampleur. De quoi s'agissait-il ? D'une véritable subversion du fait chrétien. En effet, les nouveaux théologiens et, à leur suite, les nouveaux prêtres, adoptaient, à leur insu ou pas, le mode de raisonnement dialectique des marxistes. Ce qui leur faisait perdre le sens de l'unité, les constituait en partisans, les dressait contre le magistère, les portait à mépriser, par système, le passé. On en venait à ce point qu'un dominicain, le R.P. Jolif, osait déclarer, dans une réunion communiste, que la conception chrétienne de l'homme et la marxiste étaient « vraisemblablement inadéquates à l'homme réel ». D'où, selon lui, la nécessité d'un double dépassement des « dogmatismes » afin de s' « enrichir mutuellement » et d'aboutir à « une compréhension plus totale, dans une action mieux accordée au réel ». Grâce au R.P. Jolif tout devient clair : la conception chrétienne de l'homme constitue la thèse, la conception marxiste, qui la contredit, fournit l'antithèse. En avant vers la synthèse ! Christianisme et marxisme se rejoindront dans un « humanisme », réputé, comme il se doit, total.
192:93
Il importe de prendre conscience de la portée de l'enjeu. Les communistes ont commis l'erreur de vouloir détruire la religion. Leur échec est maintenant acquis. Même en Union soviétique les Églises ont résisté à la persécution. Les modernistes proposent une stratégie beaucoup plus souple, et autrement efficace. Plutôt que d'abolir le sentiment religieux (ce qui se révèle impossible), il importe de le mettre au service de ce que le R.P. Chenu nomme pudiquement « la civilisation du travail » -- c'est-à-dire de la « praxis » marxiste, de l'entreprise prométhéenne des socialismes bureaucratiques.
Dans mon « dossier », je n'ai pas traité du teilhardisme. Ce n'est certes pas que j'en sous-estime le rôle, dans l'effort de naturalisation de la religion que mènent les nouveaux théologiens. Mais il convenait de poser le problème dans son ensemble. Sans doute le teilhardisme imprègne-t-il d'innombrables catholiques. Néanmoins c'est « l'école théologique du Saulchoir » telle que le R.P. Chenu l'a définie, qui a ouvert la voie, préparé le terrain, et finalement conduit, du début à la fin, toute l'opération. En d'autres termes, le teilhardisme ne constitue qu'un instrument parmi d'autres, qui sera jeté à la ferraille dès qu'il ne pourra plus servir. Or, il se révèle d'un emploi de moins en moins efficace, et de plus en plus dangereux. Analysant, de façon très remarquable, l'article consacré par le R.P. Leys à la réfutation de *l'Osservatore romano*, le R.P. Philippe de la Trinité constate que ce défenseur zélé du R.P. Teilhard n'aboutit qu'à l'accabler. C'est ainsi que le R.P. Leys soutient que « *l'erreur serait de confondre les méthodes, de vouloir résoudre un problème scientifique par des considérations métaphysiques ou religieuses, ou l'inverse* ». Mais, interroge le R.P. Philippe de la Trinité : que fait donc d'autre le R.P. Teilhard ? Il n'est besoin que de citer un passage du « Dieu de l'Évolution » (de 1953) où le R.P. Teilhard soutient que « les deux Omegas... celui de l'Expérience et celui de la Foi s'apprêtent certainement à réagir l'un sur l'autre, dans la conscience humaine et finalement à se synthétiser... ». Une fois débarrassée de son jargon prétentieux, cette phrase se réduit à « du mauvais concordisme ».
193:93
L'un des mérites principaux du R.P. Philippe de la Trinité est d'ailleurs dans un choix, toujours heureux, de citations. Ainsi dans une lettre de mai-juin 1952, l'éminent jésuite écrit : « Comme j'aime à dire, la synthèse du « Dieu » (chrétien) de l'en Haut et du « Dieu » (marxiste) de l'En-Avant, voilà le seul Dieu que nous puissions désormais adorer « en esprit et en vérité ». En 1947 le R.P. Teilhard était encore plus explicite : le marxisme et le christianisme parce qu'ils possèdent « une foi égale en l'Homme... voyagent de conserve... Ils finiront bien par se retrouver tous les deux sur un même sommet... Les deux trajectoires finiront certainement par se rapprocher... ». L'un des grands prêtres du teilhardisme, M. Cuénot, est donc en droit de parler d'un « néo-christianisme » qu'il définit comme « le christianisme traditionnel ayant assimilé le sens de l'évolution, de l'humain et de l'En-Avant ».
Le Pape a provoqué une certaine surprise en donnant le chapeau de cardinal à un professeur de Fribourg, Mgr Journet. Ce théologien, en effet, n'avait jamais eu les honneurs de la « grande presse ». N'était-il pas l'un des critiques les plus rigoureux (et les plus vigoureux) du teilhardisme dont il écrivait qu'il prétendait « devenir la religion spécifiquement motrice de l'Évolution »... Il est permis de penser que le geste de Paul VI n'est pas sans signification. Ainsi le R.P. Teilhard et ses disciples ont eu le tort de montrer trop clairement leur dessein de changer le christianisme de l'intérieur, d'en faire ce « nouveau christianisme » que préconisait déjà le comte de Saint-Simon. Les sinuosités savantes du R.P. Chenu sont assurément plus habiles. Il devenait donc urgent de démontrer, par-delà le teilhardisme désormais démasqué, l'imposture permanente du modernisme. C'est ce que j'ai voulu tenter.
194:93
### L'information fausse dans "La Croix"
*Dans son reportage sur le Brésil,\
le quotidien catholique a été dupé\
par une documentation d'origine communiste*
Le reportage sur le Brésil publié par LA CROIX en janvier 1965 a fait l'objet d'une étude dans la revue EST ET OUEST numéro 339 du 1^er^-15 avril 1965.
Cette étude montre que le quotidien catholique a été « intoxiqué » par une information fausse, d'origine communiste. Et que cette intoxication a été d'autant plus facile que le rédacteur de LA CROIX ignorait visiblement (comme le montrent quelques énormes bévues) les réalités dont il parlait.
En attendant que LA CROIX donne les rectifications et mises au point détaillées qu'elle doit au public, nous reproduisons ci-après l'étude d'EST ET OUEST
Le journal *La Croix* dans ses numéros des 8, 9, 10, 13, 14 et 15 janvier dernier, a publié sur le Brésil un « grand reportage » de M. Christian Rudel qui, étant donné le crédit dont jouit ce quotidien auprès du public catholique, réclame une mise au point.
Ce « grand » reportage apparaît d'abord comme constellé d'erreurs énormes de documentation qui enlèvent tout crédit à ce qu'il pourra dire par la suite. Quand il écrit par exemple que « Janio Quadros (...), l'homme au balai, (a) été contraint de démissionner par les forces occultes. » (article du 10), M. Rudel fait bon marché des véritables motifs de cette chute (maladresses tactiques à l'égard des partis ; absence de majorité au Congrès ; impossibilité de contester l'accusation publique, portée par Lacerda, de préparer la dictature ; refus des Forces Armées de l'appuyer dans son dessein de coup d'État ; instabilité psychique héréditaire ; abus quotidien de whisky écossais), motifs que personne, au Brésil, ne conteste plus aujourd'hui. De même quand il note en passant que l'Amérique a accordé « *quelques prêts* » (article du 13), notre confrère paraît ignorer totalement l'énorme somme de 970 millions de dollars officiellement promise par les U.S.A. au Brésil pour son relèvement. Plus loin, il écrit (article du 15) :
195:93
« Pendant, que les « senhors de engenho » s'enrichissent, il faut importer 80 % de la maigre nourriture des coupeurs de canne ».
Or, cette maigre nourriture consiste exactement en viande séchée, en riz et en haricots noirs, qui sont précisément trois productions parfaitement brésiliennes, au point de constituer matière d'exportation...
M. Christian Rudel ne paraît guère plus heureux dans la statistique proprement dite. Nombre d'électeurs au Brésil ? *Quatorze millions*, écrit-il (article du 10), alors qu'au dernier scrutin (référendum sur le retour au régime présidentiel), il y en avait déjà plus de vingt et un millions... Pour la mortalité infantile, il la cote à 45 %, (article du 9) et nous donne comme vérité d'Évangile (article du 15) que : « ...*la moitié des Cariocas* (*Rio*) *meurent avant 19 ans* » (sic). Ce qui est d'une fantaisie tellement désarmante qu'elle enlève même le courage de consulter l'encyclopédie brésilienne la plus proche. Et comme si cela ne suffisait pas, M. Rudel nous apprend que :
« Vargas put donc accorder en 1945 des élections qui désignèrent son homme, le général Dutra » (article du 10).
Ce qui est strictement vrai à deux détails près :
1°) que Vargas n'a rien accordé du tout, car il était déposé depuis quinze jours quand l'élection fut décidée (précisément pour désigner son successeur) ;
2°) que Dutra était tellement « son homme » que c'était lui qui venait de déposer Vargas !
Pour en finir, M. Rudel « suicide » Vargas en 1955 (article du 10), alors que le vieux président était mort depuis le 24 août 1954...
Cependant, les « lacunes » de cette documentation surprennent moins quand on voit à qui M. Rudel s'est adressé pour obtenir ses informations. Dans l'article du 8, ses interlocuteurs ignorent tout de ce que sont les « Ligues paysannes » et les syndicats agricoles chrétiens.
« Qui le lui a appris : les syndicats chrétiens ou bien les ligues paysannes -- les « ligas componesas » de Juliao ?
-- *Les ligues paysannes ?* Non, inconnu, me répond-on.
« Et les *Syndicats agricoles chrétiens ? Pas davantage connus*. Cela aussi est étrange. Bien sûr, ces syndicats ont eu quelque peu *à souffrir de la révolution :* eux aussi travaillaient à l'organisation de la masse paysanne. »
196:93
Plus loin, le reporter s'en va prendre ses renseignements chez un adversaire notoire du régime :
« Surtout ne citez, pas mon nom. Vous savez, *je suis devenu* un suspect, un « subversio », comme on dit maintenant. *En avril, ils m'ont mis en prison.* Et maintenant, je suis surveillé... »
Un peu plus loin encore, son informateur est :
« *Un étudiant encore tout excité par les campagnes d'alphabétisation aux quelles il avait pris part... *»
campagnes qui n'étaient autres qu'un instrument direct de la propagande communiste ainsi que nous le verrons plus loin. M. Rudel semble d'ailleurs avoir un goût particulier pour ces étudiants excités, car il s'en remet encore à eux (article du 13) :
« *Il avait fait partie de ces équipes d'alphabétisation que Paulo Freire* (communiste en fuite N.D.L.R.) *commençait a lancer à travers le Brésil.* »
Le 13 encore, l'auteur va chercher son inspiration auprès du « *sage et optimiste Alcea Amoroso Lima* » dont il ignore sans doute la collaboration permanente au journal crypto communiste *O Semanario.* Mais cela ne suffit pas encore à M. Rudel, qui se rappelle soudain le Père Crespo :
« L'un des deux grands organisateurs avec le P. Meio, de ces syndicats. Petit, volubile, le P. Crespo maniait les statistiques, les progrès de la science, les possibilités techniques devant une carte de l'État de Pernambouc, et son doigt courait le long du fleuve Sao Francisco. »
Le malheur veut que le Père Crespo ne se contente pas de « manier les progrès de la science ». C'est lui qui tente en ce moment de déclencher une grève générale dans le Nord-Est (Diario de Noticias du 10 janvier 19651). Nulle part, en tout cas, le journaliste ne fait mention d'une source quelconque qui soit liée de près ou de loin au régime nouveau. Il est visiblement résolu à n'entendre qu'une cloche.
Il va de soi que, avec des informateurs de cette qualité, M. Rudel devait finir par prendre une vue assez spéciale de la réalité brésilienne. Encore aurait-il pu la corriger si ses capacités critiques avaient été à la mesure de ses facultés imaginatives.
Nous sommes malheureusement réduits à en juger d'après un certain nombre de contradictions flagrantes qui n'aident guère à se faire une idée bien nette des choses. C'est ainsi, par exemple, que, dans l'article du 8, on construit au Brésil « *quelques automobiles* » mais dans l'article du 14 « *plus d'un million de véhicules ont déjà été fabriqués* »*.*
197:93
Le 10, « *Celso Furtado était* « *suspecté* » *de marxisme...* » alors que le 13, « *Celso Furtado avait adopté -- il ne s'en cachait pas -- le marxisme comme instrument d'analyse et de travail* »*.*
Dans l'article du 8, on peut lire, à quelques lignes d'intervalle, que « *un pouvoir militaire dur, ne reculant ni devant les emprisonnements, ni devant les intimidations de toute sorte, s'est appesanti sur le Brésil et tout spécialement sur le Pernambouc* » *mais* que, d'après un syndicaliste de ce même État de Pernambouc : « *maintenant les militaires voient ce travail ; au fond ils se rapprochent de nous...* »
Le 10, c'est l'ex-Président Goulart qui « *lança entre autres l'idée de... la réforme agraire* » mais le 15, le mérite en est mystérieusement passé à l'ex-Président Kubitschek (... « *le seul homme capable de mobiliser les masses, de les lancer dans une nouvelle aventure. Cette aventure, il l'avait désignée : ce serait la réforme agraire.* »)
Parlant du communisme, l'article du 10 nous apprend que : « *ce danger communiste fut fortement grossi* » mais il nous dit textuellement huit lignes plus bas que : « ...*les communistes s'étaient emparés de presque tous les leviers des syndicats ouvriers* »*.*
Enfin, quand il s'agit d'expliquer l'origine de l'insurrection nationale du 31 mars 1964, M. Rudel affirme, le 14, que : « ...*cette classe moyenne, craignant que son avenir ne soit compromis par les réformes projetées de Goulart, s'en remit aux militaires du soin de les faire échouer* ». Il oublie seulement qu'il avait écrit juste trois jours avant, dans son article du 10, que : « *l'actuel Gouvernement a fait voter une loi de réformes* (il s'agit de la réforme agraire N.D.L.R.) *tout aussi hardie que les projets de Goulart* »*.*
Comprenne qui pourra...
#### De prétendues victimes
Cependant, à travers cet amas d'informations inexactes et de contradictions, subsiste tout de même une ligne logique (la seule, hélas !) continue, persistante et presque monotone. On la découvre déjà dans certains silences révélateurs sur des vérités désagréables, dans des omissions que le catéchisme qualifierait aisément de péchés, dans des ignorances étranges qui convergent toutes dans le même sens, à savoir le besoin de cacher la réalité angoissante de l'influence conquise par le communisme sur le régime de Goulart. C'est ainsi que (article du 10) on regrette que soit « *fortement ralentie l'action de la* SUDENE » (Institut de développement du Nord-Est), mais l'auteur se garde de nous dire que cet organisme était infesté de communistes, engagés par son propre directeur général, le camarade Francisco de Oliveira, dont l'action principale consistait à saboter le développement de la région, conformément à la tactique de la « politique du pire ».
198:93
Le 8, M. Rudel s'attendrit sur l'agitateur Bezerra « *promené à travers la ville, ligoté et passablement malmené...* » Mais il ignore le sort identique infligé, sous Goulart, à des dizaines de propriétaires et ingénieurs par les bons soins de la populace communiste.
Le 10, notre confrère fait un éloge ému de « ...*la lutte contre l'analphabétisme, déclenchée par Paulo, Freire et vivement soutenue par le démocrate-chrétien Paulo de Tarsu...* »*.* L'affaire vaut, en effet que l'on s'y arrête si l'on veut bien se rappeler les faits rapportés par *Est et Ouest* (n° 320 du 1-15 mai 1964) et notamment l'existence de la leçon n° 29 de cette campagne d'alphabétisation, apprenant aux enfants à mépriser les magistrats et les parlementaires, annonçant pour bientôt que les ouvriers dirigeraient eux-mêmes les usines, et injuriant nommément le gouverneur Carlos Lacerda. L'inventaire des documents abandonnés en hâte par les hommes de Goulart au matin du 31 mars 1964, a d'ailleurs permis de découvrir que cette « Campagne d'alphabétisation » était entièrement aux mains des communistes, qui en avaient rédigé tous les textes et en choisissaient eux-mêmes les instructeurs.
Quant au ministre Paulo de Tarso (exactement Paulo de Tarso Santos) cité comme référence par M. Rudel, c'était précisément un des crypto-communistes les plus actifs de l'opération « ouverture à gauche ». Assisté à son Cabinet par trois militants léninistes (Ferreira Gular, Roberto Freire et Roberto Pontual), il n'a pas cessé de favoriser par tous les moyens l'action de l'*Union Nationale des Étudiants*, entièrement aux mains des communistes, Union à qui il accordait les subventions par centaines de millions... Ce pieux démocrate-chrétien ne s'oubliait point, d'ailleurs, dans la distribution, et l'enquête ouverte au lendemain de la révolution a découvert que, sur le *Fonds National de l'Enseignement Primaire,* Paulo de Tarso prélevait discrètement un million et demi par mois « pour nécessités de famille »...
Un autre personnage qui fait figure de victime dans le « grand » reportage de M. Rudel est le fameux gouverneur de Pernambouc, Miguel Arraes, dont notre confrère nous garantit la virginité politique (article du 8) :
« Arraes travaillait pour le peuple. Il favorisait au maximum tous les mouvements d'alphabétisation (...) J'ai rencontré de nombreux catholiques qui lui faisaient confiance (...) Il n'était pas communiste. Sa famille est catholique... »
199:93
On nous permettra de dire, d'abord, à M. Rudel, que ses critères de non-communisme nous semblent un peu courts. On sait déjà pourquoi Arraes favorisait la campagne (communiste) d'alphabétisation. Et des catholiques « confiants », nous en connaissons des dizaines. Il y en a même qui font confiance aux *Informations catholiques internationales*, à *Signes du Temps*, à *Témoignage chrétien* et au *Mouvement Pax...* Quant aux familles « catholiques », celle de M. Pierre Cot l'était aussi, de même que celle où est né le Révérend Père Tondi, ce jésuite italien qui, un jour, a jeté le froc aux orties en révélant qu'il était communiste depuis l'âge de 23 ans... Toute cette eau bénite ne prouve pas grand chose.
En fait, M. Miguel Arraes, inscrit au Parti Communiste depuis 1946, avait déjà, comme maire de Recife, transformé son administration en une succursale du Parti. Avec une astuce et une technique qui font honneur à son intelligence pratique, il avait placé tout de suite des militants sûrs aux véritables leviers de commande, c'est-à-dire aux Finances (Paulo Cavalcanti), à l'Agriculture (Djaci Magalhaes) et au Ravitaillement (Dias da Silva). C'est depuis cette époque que l'Aéroport récifain de Guararapès était devenu la porte d'entrée de la propagande communiste au Brésil, grâce à la directrice du Bureau de Tourisme, communiste tchèque mariée à l'agitateur Clodomir Moraes. C'est de là également que s'envolaient régulièrement pour Cuba les « boursiers » de la SUDENE, invités à faire un « petit cours spécial » chez les camarades de La Havane.
Passé de la mairie au gouvernement de l'État, Arraes s'était entouré tout de suite d'autres éléments du parti : Joao Guerra (Finances), Germano Coelho (Éducation) et Humberto Freire (Police de l'État). Son vice-gouverneur, Pelopidas Silveira, appartenait également au P.C.B. depuis des années. On ne s'étonnera plus, dans ces conditions, que les leaders communistes des syndicats ruraux fussent subventionnés sur le budget du Secrétariat à l'Agriculture et que les propriétaires et industriels de Pernambouc fussent soumis à un système de *racket* qui leur assurait une protection temporaire (contre les LIGUES PAYSANNES) en échange de fonds destinés à la caisse du Parti. Ceux qui ne « marchaient pas » étaient livrés aux représailles des ligueurs sous forme de grèves, sabotages et invasions de terres en face desquels la Police militaire avait l'ordre de ne pas réagir. En juillet 1963, à Condato, l'administrateur d'une entreprise sucrière était saisi, ligoté et traîné comme un otage dérisoire à travers la ville par une populace armée de faux. Il fallut la force publique pour lui rendre la liberté.
Signalons pour finir que les Services de renseignements de la IV^e^ Armée ont eu la preuve, en juin 1964, que la sœur d'Arraes, Violeta, avait collaboré intensément avec son frère dans l'exécution du plan de bolchevisation de l'État de Pernambouc. Dans ses archives ont été trouvés des documents importants, montrant les rapports étroits existant entre le Mouvement de culture populaire de Recife et les communistes français. La liaison était faite par un certain Dumazelier.
200:93
Le même genre de mise au point s'impose à l'égard d'un autre « orphelin » de M. Rudel, ce pauvre gouverneur Mauro Borges, pour lequel notre confrère ne cite d'autre reproche que « d'avoir permis l'entraînement sur son territoire (État de Goias) de guérillas du type castriste » (article du 10). Les choses sont malheureusement beaucoup moins simples. Il résulte, en effet, des diverses enquêtes que M. Mauro Borges :
-- avait livré à des communistes connus comme tels la direction de tous les organes d'information de son État (presse, radio, imprimeries, instituts de culture) ;
-- avait choisi comme membres de son Cabinet des communistes notoires, dont certains avaient même participé à des coups de main de guérilla ;
-- était en liaison avec les agents communistes internationaux par l'intermédiaire du nommé Pavel Gutko, qui a d'ailleurs fait des aveux complets et particulièrement révélateurs.
Gutko, polonais de naissance, avait une vaste correspondance avec les communistes de son pays, non pas directement, mais par l'intermédiaire de la Légation de Pologne au Brésil. Des enveloppes spéciales venues de l'étranger étaient soigneusement enfermées dans un tiroir du bureau du gouverneur, auquel n'avaient accès que Muro Borges, Gutko, Zacariotti et le père de Gutko, homme de confiance du gouverneur.
*Le mécanisme du réseau* fonctionnait de la façon suivante : l'Ambassade russe en Uruguay -- Ambassade de Pologne ou de Tchécoslovaquie au Brésil -- Consulat polonais de Sao Paulo Dr Simao Kossobudski -- Pawel Gutko -- Palais du Gouverneur par l'intermédiaire de J.-B. Zacariotti ou H. Brockes.
La plupart des individus du schéma (Haroldo de Brito, Gog, Joao Benio, Abbé Rui, Eleusi Soares Machado, etc.) recevaient de l'argent, venu de l'U.R.S.S., tandis qu'Atico Vilasboas Mota en recevait d'Allemagne Orientale et de Roumanie.
Pawel Gutko a déclaré que le Dr Simao, ainsi que lui-même, étaient convaincus que Mauro Borges allait opter pour la ligne russe, et cette décision du Gouverneur aurait eu comme cause « la promesse faite par les Russes de le maintenir dans le Gouvernement de la région centre-ouest au cas où la révolution communiste serait victorieuse au Brésil ».
D'ailleurs, a déclaré Gutko à Mauro Borges envoyait régulièrement des informations vers l'U.R.S.S. sur la *situation politique ou syndicale du pays*.
#### Attitude de certains catholiques
On regrette que tous ces détails n'aient pas trouvé place dans le « grand reportage » de M. Rudel. Nul doute qu'ils auraient captivé l'intérêt dès lecteurs de *La Croix* au moins autant que les larmes versées sur certaines victimes.
201:93
« Quant aux personnes poursuivies, emprisonnées ou obligées à s'exiler, on s'aperçoit qu'elles furent plus *nombreuses du coté catholique* (jeunes de la J.L.C., de la J.O.C., du Mouvement Açao Popular, parti démocrate-chrétien, etc.) que du côté communiste » (article du 10).
Ce que le reporter oublie malheureusement encore une fois, c'est que la révolution n'avait pas à demander aux agitateurs s'ils croyaient ou non à l'existence de Dieu, et que la répression qui s'est abattue sur certains ne les visait nullement en tant que catholiques (il suffit, à cet égard, de se reporter au discours de Paul VI aux élèves du collège romain Pio Brasileiro) mais en leur qualité d'agents de la subversion orientée par Moscou. S'il y eut plus de catholiques arrêtés que de communistes, M. Rudel nous en donne lui-même les raisons un peu plus loin :
« A cela, il faut quand même une explication, *devait me dire un député démocrate-chrétien qui, réfugié dans une ambassade,* attendait son transfert vers un autre pays plus accueillant. Les communistes, depuis la « longue marche » de Prestes, ont acquis un sens de l'organisation et une discipline au service de l'action souterraine que nous n'avons pas -- par principe, et aussi parce que, en tant que Mouvement d'opinion, nous sommes jeunes. On voyait bien ici et là quelques communistes, mais on ne connaissait pas leur appareil. Les policiers et les militaires pas plus que nous. *Alors, ils ont pris ce qu'ils ont pu, c'est-à-dire presque rien, et l'organisation communiste est toujours en place*. Nous, au contraire, on agissait au grand jour. Deux ou trois mois d'observation de la vie brésilienne avaient amplement suffi à nous faire repérer » (article du 10).
On ne le leur fait pas dire... Aussi bien les preuves sont-elles là. Le même numéro d'*Est et Ouest* déjà cité rapportait les noms des trop nombreux prêtres (Henrique Vaz, Père Josaphat, Alipio de Freitas, Henrique Lage, Archimedes Bruno, etc.) qui participaient ouvertement à l'action subversive, tandis que l'évêque de Saint-André, Marcos de Oliveira, envoyait sa bénédiction aux jeunes étudiants communistes et que Mgr Helder Camara, alors archevêque auxiliaire de Rio, encourageait son « cher Samuel », directeur du journal crypto-communiste de Rio de Janeiro. Pendant ce temps l'*Action populaire* (catholique) était en relations suivies avec le Parti communiste (rapport de l'enquêteur, colonel Foncesa Viana, 18 septembre 1964).
Ce n'est qu'avec la victoire de la révolution du 31 mars qu'on a pu faire un bilan de l'infiltration communiste dans les différentes organisations catholiques. Les documents trouvés par les services secrets de l'Armée montrent indubitablement qu'un vaste processus de *noyautage* communiste s'effectuait plus ou moins ouvertement *dans la plupart des associations religieuses laïques* (J.U.C., J.E.C., J.O.C.) *et au sein même du clergé*.
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La J.U.C., par exemple, avait lancé en janvier 1963 un manifeste avec le titre suivant : « *Les communistes de Minas Geraes dans la lutte pour un gouvernement nationaliste et démocratique* ». A.P. (Action Populaire) qui imprimait un journal du même nom et d'orientation communiste, recevait des ordres directement du Secrétaire général du P.C. de Minas Geraes, *M. Elson Costa*, et tenait ses réunions au *Couvent des Dominicains* à Belo Horizonte.
L'activité subversive de certains prêtres était bien connue depuis longtemps. Ainsi le Père Lage avait un volumineux dossier dans lequel existait même une déclaration faite par lui au journal «* Ultima Hora *» (12-1-1961) où il s'avouait adepte du communisme et déclarait que ses supérieurs ecclésiastiques avaient connaissance de ce fait. D'ailleurs, c'était un des prêtres communistes les plus agissants, qui prenait part à d'innombrables activités du Parti.
Naturellement, après la révolution, les autorités militaires ont arrêté tous les individus ouvertement déclarés communistes et dont l'activité s'était montrée nocive. Parmi ceux-ci, il y avait une bonne quantité de prêtres catholiques. L'un d'eux, l'abbé *José Silveira Drumont*, vicaire du Rio Vermelho (Minas Geraes) a été arrêté avec l'autorisation de son propre évêque, *Dom Geraldo Proeça Sigaud*, qui l'a suspendu « a divinis ». Ces cas de Minas Geraes ne sont pas isolés. Il y en a un peu partout et, surtout dans le Nord.
Il est donc absolument faux de prétendre qu'il y ait au Brésil une persécution religieuse. Ce qu'il y a, c'est une répression à l'activité d'individus sans scrupules qui profitaient de leur soutane pour faire du communisme.
#### Hostilité systématique
Mais l'insistance mise sur ce thème par M. Rudel, dans un journal comme *La Croix*, démontre que l'on vise surtout à dresser les croyants de France contre l'équipe nouvelle qui gouverne le Brésil. Par delà les inexactitudes, les omissions, les interprétations tendancieuses et les insinuations malveillantes, c'est essentiellement de cela qu'il s'agit : discréditer la révolution du 31 mars et le régime national qui en est issu. Dans ce but M. Rudel est bien obligé d'en venir finalement aux attaques directes, aussi peu fondées, d'ailleurs, que ses précédents exercices, mais qui ont au moins le mérite de la netteté :
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« *On cria alors au communisme, à l'infiltration des communistes dans tous les appareils État*, à l'action grandissante du communisme dans toutes les structures, dans toutes les institutions : *c'était la seule justification possible* (aux yeux d'une grande partie du peuple brésilien, aux yeux aussi des grands voisins du Nord), *au coup d'État* qui se préparait » (article du 10).
Ce n'est pas aux lecteurs d'*Est et Ouest* qu'il faut démontrer la fausseté de cette accusation, alors que notre revue a pu consacrer un numéro entier de 26 pages (celui de 1-15 mai 1964) au résumé des activités communistes au Brésil et de la manière dont les agents de Moscou avaient su s'infiltrer dans tous les rouages de l'État-Goulart. On nous affirme ensuite (article du 8) que :
« *un pouvoir militaire dur, ne reculant ni devant les emprisonnements, ni devant les intimidations de toute sorte*, s'est appesanti sur le Brésil (...) Pour un simple citoyen, *la conséquence logique d'une I.P.M.* c'est un jugement devant un tribunal militaire et *sa condamnation* (*presque*) *certaine* » (article du 10).
Le même article va plus loin et annonce le crépuscule des libertés :
« Flairant l'étranger -- et surtout l'étranger non américain -- mon voisin m'interpelle (je saurai tout à l'heure qu'il est professeur).
-- Vous étiez bien, tout à l'heure, à la séance de la Chambre. Je vous ai aperçu, il me semble, à la tribune du public. Eh bien, vous venez d'assister à l'*enterrement de la démocratie brésilienne...*
*-- *Mais si, mais si, poursuivit-il. Désormais, *la route est ouverte à la dictature*, le gouvernement a prouvé qu'il disposait d'une Chambre docile à laquelle il pourra tout demander. Après Borges, ça va être le tour d'autres gouverneurs, l'épuration va s'accélérer. *Tout le monde finira pas être suspect pour les militaires* qui nous gouvernent. Il ne nous reste plus qu'à prendre les devants : partir avant qu'il ne soit trop tard... »
D'ailleurs, M. Rudel nous avait déjà prévenus dès son article du 9 :
« *Il est devenu très dangereux d'être syndicaliste*, me disait l'un d'eux. Nous sommes surveillés, *la censure veille.* »
Enfin, pour comble d'infortune, ce gouvernement tyrannique serait en outre formé d'incapables, au moins en ce qui concerne le redressement de l'économie nationale :
« ...lorsque Kubitschek et son équipe abandonnèrent le pouvoir, *Brasilia construite, le dollar U.S. valait environ 200 cruzeiros, alors qu'il en vaut actuellement plus de 1800.* »
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Or ce « pouvoir militaire dur » est précisément celui qui est accusé depuis six mois au Brésil même de se montrer trop indulgent à l'égard de trop de coupables. Il a accordé des centaines de sauf-conduits à des communistes militants réfugiés dans les ambassades étrangères à Rio. Dans le milieu culturel (un des plus infiltrés), l'épuration n'a atteint qu'une quarantaine d'individus sur plus de 4.000 compromis. Les tribunaux ne cessent de distribuer des *habeas-corpus* qui garantissent les pires coupables contre toute espèce d'arrestation. Des philo-communistes notoires comme le directeur de *Ultima Hora* (Bocayuva Cunha) et l'architecte Niemeyer se promènent librement à Rio de Janeiro. A la Cour Suprême, une majorité de conseillers, nommés par Kubitschek et Goulart, libèrent automatiquement tous les communistes qui comparaissent devant eux. L'un de ceux-ci Taurino de Rezende a été relaxé par cette Cour parce que, étant professeur, « il n'a fait qu'exercer son droit de libre exposition de ses opinions durant les heures de cours ». Un autre, Tomas Bernardino, a bénéficié du même traitement, mais pour le motif exactement inverse : « n'ayant jamais prêché ses idées subversives durant les heures de cours » -- Et le 5 septembre dernier, un parlementaire du P.S.D., le député Augusto Amaral Peizoto, révélait que, rien qu'au Ministère du Travail, se trouvent encore une série de communistes notoires qui n'ont pas été dérangés par la révolution et qui se permettent de disposer de leurs services pour des activités subversives. Il a nommé Pablio Jose Correa, communiste connu, appartenant au groupe Dante Pelacani, et Gilberto Cavalcanti Ramos. Après avoir montré l'activité nocive de ces communistes, Amaral Peixoto a ajouté : « Je fais cet appel pour sauver la révolution elle-même ».
Telle est la « terreur » qui règne au Brésil...
Quant à la censure, l'affirmation de M. Rudel a la même valeur, si l'on en juge d'après les quelques citations empruntées à la presse de Rio :
« La terreur fiscale imposée par Lacerda. » (*Correio da Manha,* 9 octobre 1964.)
« Le masque est jeté, personne ne peut plus douter des intentions de la faction qui s'est saisi du pouvoir. » (*Correio da Manha*, 26 novembre 1964.)
« La discussion entre le Gouverneur Lacerda et la Hanna n'est qu'une farce » (*Ultima Hora*, 5 décembre 1964.)
« Le Brésil est actuellement soumis à un régime de force brutale. » (*Correio da Manha*, 31 décembre 1964.)
C'est de cette façon que la « liberté de la Presse » est « brimée » au Brésil.
Il n'est même pas jusqu'à la petite note finale sur la détérioration de la monnaie qui ne constitue une fausseté par omission. Car s'il est vrai que le dollar était à 200 cruzeiros au moment où Kubitschek a laissé la place à Quadros, et qu'il atteint aujourd'hui 1.800 cruzeiros, M. Rudel dissimule à ses lecteurs deux faits capitaux, à savoir :
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-- que déjà le Président Janio Quadros a laissé la monnaie à Goulart au taux de 250 cruzeiros pour un dollar.
-- que c'est exactement sous le règne de Goulart que la chute vertigineuse du cruzeiro s'est réalisée, à telle enseigne que, quelques jours avant la révolution, soit, exactement le 25 mars 1964, l'ex-président avait réussi le tour de force de dévaluer la monnaie de 1.450 cruzeiros par dollar, en moins de deux ans et demi...
Ce petit détail arithmétique n'a peut-être l'air de rien, mais il est extrêmement révélateur, dans la mesure même où l'article de *La Croix* voudrait endosser la révolution nationale du Brésil non seulement des méfaits absolument imaginaires, mais encore les erreurs et les désastres du régime qui l'a précédée. Or cette manœuvre équivaut à la signature d'une campagne. Elle en révèle le but et en démasque les véritables inspirateurs dont M. Rudel paraît n'avoir été que l'instrument.
L'article de *La Croix* s'insère de la sorte dans une offensive générale des vaincus du 31 mars, impatients de calomnier leurs vainqueurs devant l'opinion internationale, afin d'améliorer leurs chances de revanche en trouvant des appuis à l'extérieur.
============== fin du numéro 93.
[^1]: -- (1). On sait que Pendant la Révolution de 1789 bien des événements, prétendus spontanés, avaient été montés en vue de l'interprétation révolutionnaire que l'on avait auparavant décidé d'en donner ; voir les ouvrages de Gaxotte ou de Bernard Faÿ.
[^2]: -- (1). Épître de la Messe de l'Épiphanie. « Lève-toi Jérusalem et resplendis parce que ta lumière est venue. »
[^3]: -- (2). Saint Jean I. 17.
[^4]: -- (3). Voir notamment Exode chap. III ; voir aussi Deutéronome, XVIII, 18.
[^5]: -- (4). Isaïe ; Introït du mercredi des Quatre-Temps de l'Avent, que Racine traduit dans Athalie : Cieux répandez votre rosée, Et que la terre enfante son Sauveur.
[^6]: -- (5). Isaïe, deuxième épître de ce même mercredi. « Voici que la Vierge concevra et enfantera un fils et son nom sera Emmanuel. »
[^7]: -- (6). Daniel VII, 13. Voir dans l'Évangile de Jésus-Christ, du père Lagrange, o.p. (Gabalda, édit. à Paris) page 632.
[^8]: -- (1), « Vous devez vous laver les pieds les uns des autres » (saint Jean, XIII, 14).
[^9]: -- (2). « Dieu vit tout ce qu'il avait fait et c'était très bon » (premier chapitre de la Genèse).
[^10]: -- (3). « Toutes choses et en toutes choses le Christ » (Colossiens, III, 11).
[^11]: -- (4). Sur ce terme voyez : *Lexique Teilhard de Chardin*, par Cuénot (édit. du Seuil à Paris). Ce livre que l'auteur a dédié à sa femme se vend un peu cher ; j'en ai payé, voici deux ans, 850 francs les 90 demi-pages. Mais je reconnais que j'en ai pour mon argent ; car l'auteur certainement sans le faire exprès, ne m'a pas médiocrement diverti. J'ai trouvé fort plaisantes les définitions sur l'humanité en *structure écaillée,* sur *l'angoisse cosmique* comme « peur de ne pas pouvoir sortir, impossibilité d'entrer en contact direct avec qui que ce soit de trans-humain », sur le *saint* « bon serviteur de l'évolution » ; enfin l'extraordinaire définition du *féminin *: « forme la plus haute prise par la matière ».
[^12]: -- (1). Teilhard de Chardin dans *Comment je crois.*
[^13]: -- (1). Voir « L'appel aux évêques de France », supplément de la revue *Itinéraires*, 24 pages, 1 F franco.
[^14]: -- (1). L'un des principaux animateurs de la Semaine des intellectuels catholiques.
[^15]: -- (1). Cité et commenté en détail dans *Itinéraires,* numéro 88 de décembre 1964, pages 142 à 144.
[^16]: -- (2). Voir : « L'affaire Pax en France », 200 pages, supplément de la revue *Itinéraires*.
[^17]: -- (1). Tout ce qui s'est fait et s'est vu çà et là avant la Constitution *de Sacra Liturgia,* et depuis, n'était pas ou n'est pas toujours conforme aux prescriptions ou permissions édictées. Il y a eu des fantaisies et des anticipations parfois affligeantes, sans rapport avec la réforme authentiquement voulue et réalisée par le Concile.
[^18]: -- (2). On prendra une première idée de ces efforts persévérants en lisant par exemple la série des textes des Papes et des Congrégations romaines sur le sujet dans l'*Enchiridion Clericorum* dont on attend une nouvelle édition. La table analytique au mot *Lingua Latina* précise l'idée dominante de chacun de ces textes. Voir surtout le recueil publié en 1957 par la S.C. des Séminaires et Universités ; *Summorum Pontificum cum de humanioribus litteris tum praesertim de lingua latina documenta praecipua.* Cf. également la lettre de la même S.C. *De Lingua latina rite excolenda* du 27 octobre 1957 ; les statuts généraux annexés à la Constitution *Sedes Sapientiae* du 7 juillet 1956, art. 44 § 2. 2 ; art. 45 § 5. Rappelons en passant qu'au cours du XIX^e^ siècle un très grand nombre de Conciles provinciaux de divers pays et continents avaient insisté sur la nécessité du latin pour tous les ecclésiastiques. Ces efforts alors n'avaient pas été vains.
Comme la langue latine était mieux connue des prêtres il y a cinquante ou soixante ans qu'elle ne l'est aujourd'hui ! C'est en ce siècle que la décadence a été rapide et presque générale.
[^19]: -- (3) Rappelons ce qui a été dit et bien dit : de même que les académies des langues nationales pourvoient à leur conservation et à leur enrichissement selon leur génie propre, car il y a toujours de nouvelles choses à exprimer et des mots nouveaux à introduire, l'Église a conscience de son droit de faire la même chose pour le latin qui encore une fois est pour elle langue vivante devant continuer à vivre et susceptible de progrès et d'apports à son riche vocabulaire.
[^20]: -- (1). Dans un livre dont certains aspects appellent de notre part des réserves mais dont l'ensemble est excellent, les RR. PP. J.-Y. Calvez et J. Perrin écrivent justement : « ...l'Église voit dans la propriété une relation de base qui domine toute la vie économique » (*Église et Société économique*, Aubier, Paris, 1959, p. 254). Mais tout le paragraphe vaut d'être cité : « En raison (du) lien de la propriété à la liberté, dont elle est la faculté d'expression nécessaire pour un être corporel engagé dans la nature, mais engagé en elle comme un être « raisonnable » l'Église voit dans la propriété une relation de base qui domine toute la vie économique. C'est donc de la défense de la liberté humaine personnelle qu'il s'agit toujours, et nullement d'une protection des droits acquis des nantis quand l'Église, souvent mal comprise à cet égard, insiste sur la propriété, le droit de propriété et les institutions de la propriété. Ce qu'elle reproche toujours aux doctrines qui en font peu de cas, c'est de sacrifier à la légère cette dimension propre de la nature humaine. Celles-ci tendent en effet à ravaler en principe la personne au rang de l'animal, capable lui aussi du simple usage limité et déterminé des choses du monde matériel. »
[^21]: -- (1). *Chronique sociale*, cahier 7-8 de décembre 1963, p. 440.
[^22]: -- (1). Calmann-Lévy, éd., Paris, 1963,
[^23]: -- (1). *Lourdes, Histoire Authentique des Apparitions*, tome I, p. 9. Nous nous y référons par le sigle HA.
[^24]: -- (2). Tome I (1961) 187 p. -- T. II (février 1962) 384 p. -- T. III (décembre 1962) 319 p. -- T. IV (juillet 1963) 464 p. -- T. V (fin 1963) 367 p. -- T. VI (fin 1964) 301 p. Soit 2.022 pages en 44 mois.
[^25]: -- (3). Cf. *Itinéraires,* n° 87, p. 283.
[^26]: -- (4). Id. p. 292.
[^27]: -- (5). Lyon, Vitte 1954, 586 p.
[^28]: -- (6). HA., t. I, p. 112.
[^29]: -- (7). *La Vie Spirituelle,* n° 395, mai 1954, p. 510-512.
[^30]: -- (8). Cet éloge de l'ouvrage de Mgr Trochu est à rapprocher de ce qu'on lira quelques années plus tard dans HA, I, p. 112 : « Mgr Trochu n'a guère fréquenté les originaux : il ne s'est rendu ni aux archives Cros, ni aux archives Lasserre, ni à bien d'autres. Il n'a passé à celles de Lourdes et de Nevers que quelques heures... Effort critique loin d'être soutenu... Il tient Estrade pour un guide sûr \[d'où\] ses plus sérieuses inexactitudes. »
[^31]: -- (9). Lethielleux, 1955, 144 pages. Nous nous y référerons par le sigle SL.
[^32]: -- (10). SL, pp. 9 et 10.
[^33]: -- (11). SL, p. 19.
[^34]: -- (12). SL, p. 22.
[^35]: -- (13). SL, p.. 27.
[^36]: -- (14). SL, p. 3 2.
[^37]: -- (15). SL, pp. 34-35.
[^38]: -- (16). SL, p. 35.
[^39]: -- (17). SL, pp. 116 à 140.
[^40]: -- (18). *Notre-Dame de Lourdes,* Palmé 1869, 468 p.
[^41]: -- (19). Les Archives Lasserre en conservent de nombreux témoignages.
[^42]: -- (20). SL, p. 118.
[^43]: -- (21). SL, p. 13.
[^44]: -- (22). SL, p. 26.
[^45]: -- (23). SL, p. 26.
[^46]: -- (24). *Annales de Notre-Dame de Lourdes*, 1^e^ année. p. 119.
[^47]: -- (25). *Revue du Monde Catholique*, 25 mai 1868. pp. 519 et ss. 10 juin 1868, p. 665.
[^48]: -- (26). En marge de la *Protestation*, à la quatrième page, on lit cette mention que Bernadette a authentiquée par une signature à part : « Toute la scène du moulin est imaginaire. La Vision ne m'a jamais poursuivie. Sœur M.B. »
[^49]: -- (27). HA 1I, pp. 240 et ss. Cf. *Itinéraires* n° 90, pp. 78 et 79, notes 72 et 73.
[^50]: -- (28). HA 1, p. 138, article Dozous.
[^51]: -- (29). HA 1, p. 155, article P. Marie-Antoine.
[^52]: -- (30). HA 1, p. 167. Il s'agit de Germaine Raval qui avait 20 ans à l'époque des Apparitions. Elle pouvait donc avoir enregistré des souvenirs très précis. Le P. Cros ne put faire varier ce témoignage dans le sens de ces conclusions préétablies, comme il le faisait couramment pour les témoins de condition subalterne.
[^53]: -- (31). Cf. *Itinéraires* n° 85, pp. 106 et ss. -- N° 87, p. 302.
[^54]: -- (32). Cf. ci-dessus au niveau de la note 11.
[^55]: -- (33). Lasserre prit l'initiative d'une rencontre avec le P. Cros le 11 septembre 1879. Elle fut « passablement dramatique », dit le Père Ravier (Écrits de Bernadette, p. 170). Le P. Cros en a laissé un témoignage probant dans une lettre du 15 septembre 1879 dont nous parlerons.
[^56]: -- (34). HA 1, p. 134.
[^57]: -- (35). HA 2, p. 238.
[^58]: -- (36). 26 juillet 1962. L'abbé Laurentin au Conservateur des Archives Lasserre.
[^59]: -- (37). Cf. *Itinéraires*, n°, 87, p. 280. Bref de Pie IX à Henri Lasserre du 4 septembre 1869. *Itinéraires*, n° 90, p. 90.
[^60]: -- (38). Cf. *Itinéraires,* n° 85, pp. 114 et ss. et n° 87. p. 298 et notes 125, 126.
[^61]: -- (39). Cf. *Itinéraires,* n° 87, pp. 300 et ss.
[^62]: -- (40). Pamphlet du P. Sempé contre Henri Lasserre, imprimé à Lourdes chez Bertrand Pujo en janvier 1878, p. 8. L'exposé inédit de cette affaire doit paraître dans *Itinéraires*, d'après des dossiers dont Lasserre a ignoré la plupart des pièces. -- Sur la diffusion de sentence, cf. la Constitution du Pape Pie IX, 12 oct. 1869, par. I, n° 9 (Canon actuel n° 2360) dont l'application fat suggérée par Dom Piolin, de Solesmes (31 octobre 1878).
[^63]: -- (41). Arrivé à Tarbes le 6 novembre 1873. Mgr Langénieux fut si vite transféré à Reims (11 novembre 1874) que Mgr Pie cria au scandale !
[^64]: -- (42). L'expédition de cette lettre est datée du 18 septembre 1877. Mais le P. Sempé la diffusa sous la date du 17.
[^65]: -- (43). Mgr Peyramale, curé de Lourdes, venait de mourir le 8 septembre 1877. Bernadette venait d'écrire (15 septembre 1877) : « Il paraît que le chagrin qu'il (= Mgr Peyramale) aurait éprouvé au sujet de la nouvelle église aurait contribué beaucoup à sa mort. » (Écrits de Bernadette, par le P. Ravier. p. 490.)
[^66]: -- (44). Cf. *Itinéraires,* n° 90, pp. 73 à 76
[^67]: -- (45). Notamment pour des lettres de Mgr Forcade, archevêque d'Aix destinées à être diffusées dans un but tout autre que charitable.
[^68]: -- (46). HA 1, p. 166.
[^69]: -- (47). Dès le 22 juillet 1957.
[^70]: -- (48). 25 mars 1878.
[^71]: -- (49). Archives Lasserre. Correspondance de Mgr Forcade à H. Lasserre.
[^72]: -- (50). 10 octobre 1869. Mgr Forcade à H. Lasserre.
[^73]: -- (51). Publiée à Aix en septembre 1879.
[^74]: -- (52). HA 1, p. 166.
[^75]: -- (53). Quelques-unes seront l'objet de prochaines études.
[^76]: -- (54). « *Note sur M. Henri Lasserre* », 28 novembre 1869, faussement attribuée à Mgr Laurence. Cf. *Itinéraires*, n° 85. p. 119, et n° 87 au niveau des notes 118 et 124.
[^77]: -- (55). HA 1, p. 17.
[^78]: -- (56). HA 1 p. 18.
[^79]: -- (57). HA 1, p. 26
[^80]: -- (1). Chez Gabalda ; c'est un livre bon marché.
[^81]: -- (1). Ce sont là les propres termes d'une lettre qu'Hitler adressa au gouvernement de Vichy qui venait de protester contre l'arrestation de Weygand.
[^82]: -- (1). Cérémonie organisée par Pierre Lemaire à Paris et dans de nombreux diocèses. Référence : revue *Paternité-Maternité* de juillet 1956.
[^83]: -- (1). Le Révérend Père Charles, s.j., officier de réserve interprète de la Marine actuellement à Beyrouth, m'a permis de reconstituer l'essentiel de l'œuvre du général Weygand au Levant. Je lui en exprime ici ma respectueuse gratitude.
[^84]: -- (2). Au moment de livrer ce texte à l'impression nous parvient un hommage rendu au général Weygand, à Beyrouth, dans le Bulletin de la paroisse Saint-Louis par le premier Président Choucri Cardahi : « On peut le considérer, entre tous ceux qui ont été chargés de cette haute fonction dans notre pays par la France, puissance mandataire, comme le chef qui a été le plus respecté. le plus aimé de tous : chrétiens et musulmans. »
[^85]: -- (1). Tome III des Mémoires du général Weygand.
[^86]: -- (1). Il ne faut pas oublier que, de 1934 à 1938, il mourait plus de Français qu'il n'en venait au monde. Sur cent familles françaises, cinquante-deux n'avaient pas d'enfant ou n'en avaient qu'un seul.
Le salut devait venir du Code de la Famille voté en 1939, du sauvetage biologique des Français par l'armistice (prisonniers compris), de la politique de redressement suivie par le maréchal Pétain, toutes mesures qu'on a trop tendance à oublier aujourd'hui.
[^87]: -- (1). Loi constitutionnelle du 10 juillet 1940, votée par 569 voix contre 80.
[^88]: -- (2). Extrait de *La vie du général Frère* par le général Weygand.
[^89]: -- (1). La chapelle du « Corpus Christi », tenue par les Pères du Saint-Sacrement, est au numéro 23 de l'avenue de Friedland. Il habitait au numéro 22.
[^90]: -- (1). P. Charles de Foucauld.
[^91]: -- (1). Ce n'est pas une simple supposition. Ces choses ont été dites, ces choses ont été voulues, comme en témoigne l'abbé V.-A. Berto. Voir son article : « Remarques sur un incident conciliaire », dans *Itinéraires*, numéro 91 de mars 1965. spécialement pages 66 et 66.
[^92]: -- (1). RAPPEL DE LA MISSION FONDAMENTALE DU « PARTI DÉMOCRATE-CHRÉTIEN » ET DU MOTIF DE SON PRIVILÈGE : les catholiques d'Italie sont en effet invités par la Hiérarchie, lors de chaque élection, à sacrifier leur liberté d'option politique et à voter en masse, avec discipline, pour le parti démocrate-chrétien et pour lui seul. La raison essentielle et au demeurant unique de ce sacrifice imposé par l'autorité religieuse, c'est la *défense contre le communisme*. Il est bien évident que ceux des chefs de la démocratie-chrétienne qui prêchent et pratiquent le renoncement à tout anti-communisme commettent un abus de confiance et une trahison.
Beaucoup d'Italiens font remarquer, depuis des années, mais surtout depuis la politique d' « ouverture à gauche », qu'il y a, en fait, duperie : c'est par anti-communisme que l'on appelle les catholiques à voter pour le parti démocrate-chrétien, et les dirigeants de ce parti, ou du moins certains d'entre eux, n'ont qu'un anti-communisme à éclipses, voire inexistant.
Il est important que *L'Osservatore romano* ait ainsi rappelé au parti démocrate-chrétien que la défense contre le communisme est sa mission essentielle et l'unique fondement de son privilège.
[^93]: -- (2). C'EST « LE CAS » LA PIRA : il avait qualifié d' « humoristique » l'invitation qui lui était faite d'organiser l'administration municipale de Florence *sans* les communistes.
Cette mise en cause de La Pira par *L'Osservatore romano* a provoqué un incident : le *Tempo* a vivement déploré le 4 mars que la réaction du Vatican, au sujet de La Pira, soit si tardive.
On sait que le *Tempo* (droite constitutionnelle) est en polémique politique quasiment permanente contre *L'Osservatore romano* qui a soutenu l'expérience d' « ouverture à gauche ».
[^94]: -- (3). EN FACE DU « VICAIRE », la réaction des autorités religieuses italiennes a été beaucoup plus énergique que celle des autorités religieuses françaises. La sorte de « condamnation modérée » (quand elle est modérée...) de Pie XII qui a cours dans de larges zones du catholicisme français, et même chez des jésuites français -- voir sur ce point l'article de Jean Madiran dans notre précédent numéro (n° 92 d'avril 1965) : *Le Jésuite Robert Bosc contre Pie XII* -- cette sorte de « condamnation modérée » est pour le moins un phénomène d'affadissement et de dégénérescence spirituelle qui commence à entamer le catholicisme italien lui aussi.
[^95]: -- (4). CONFORMISME : on reconnaît là une idée que Paul VI a souvent exprimée par ailleurs, *retournant* l'accusation de « conformisme ». A l'origine, et dans l'emploi le plus courant, « *conformiste* » est l'injure lancée aux catholiques qui *se conforment* aux traditions et aux enseignements de l'Église : on veut leur en faire honte, et insinuer qu'ils manquent de liberté d'esprit, qu'ils agissent par routine, par simplisme, etc. Mais l'expérience quotidienne montre que, sous prétexte d'anti-conformisme et de liberté, on a créé un immense conformisme au monde, aux propagandes, aux puissances idéologiques temporelles.
Dans l'Encyclique *Ecclesiam suam,* Paul VI écrivait :
« ...*Au jugement de ces derniers, la réforme de l'Église devrait consister surtout à régler ses sentiments et sa conduite sur ceux du monde. Si puissante est aujourd'hui la séduction exercée* par *la vie profane ! A bien des gens le* CONFORMISME *apparaît comme inévitable et même sage. Aisément, quiconque n'est pas solidement enraciné dans la foi et dans l'observation de la loi de l'Église croit le moment venu de s'adapter à la conception profane de l'existence...* »
Le « conformisme » que Paul VI condamne, c'est le conformisme qui consiste à « régler ses sentiments et sa conduite sur ceux du monde », à « s'adapter à la conception profane de l'existence ». Pour échapper à ce conformisme, il faut être « solidement enraciné dans la foi »...
Dans le présent passage de *L'Osservatore romano,* c'est le « conformisme non-conformiste » qui est mis en cause. C'est le même, comme on peut le comprendre en se reportant à *Ecclesiam suam*.
Ce passage de l'éditorial est d'une grande précision, qui vaut aussi, assurément, pour la France : les attaques contre Pie XII trouvent *la connivence de certains qui se disent catholiques ;* ceux-ci s'expriment souvent *en termes d'hypothèse angoissée,* mais pratiquement *ils avalisent des campagnes*, qui, à travers l'offense à la mémoire de Pie XII, *visent bien d'autres objectifs.*
[^96]: -- (5). L'ÉGLISE CORPS DE PÉCHÉ. -- Sur ce point, on peut se reporter au livre d'Aline Coutrot, *Un courant de la pensée catholique, l'hebdomadaire* « *Sept* », paru en 1961 aux Éditions du Cerf (voir la recension et la critique détaillée de cet ouvrage dans les « Notes critiques » de notre numéro 56 de septembre-octobre 1961 et de notre numéro 57 de novembre 1961, sous le titre : « Perplexités sur l'histoire et sur la postérité de l'hebdomadaire *Sept* ».)
Aux pages 298 à 302 du livre d'Aline Coutrot, on trouve le récit de cet épisode de 1937 que rappelle aujourd'hui, non sans raisons, l'éditorial de *L'Osservatore romano*.
L' « ami français » mis en cause est Étienne Borne. Sous le pseudonyme de « Christianus », il avait publié une note intitulée : « L'Église, corps de péché » dans la *Vie intellectuelle* (des Dominicains du Cerf) du 10 septembre 1937, en introduction à un article d'Henri Guillemin : « Par notre faute ». La thèse de Guillemin était que si la foi n'avait cessé de décroître depuis des siècles, dans l'Occident chrétien, la faute en était à l'Église. Cette publication, différée depuis des mois, fut décidée en guise de protestation indirecte des Dominicains de Paris contre la suppression par le Saint-Siège de leur hebdomadaire *Sept* (suppression intervenue au mois d'août 1937).
C'est seulement à l'automne 1963 que -- pour la première fais depuis 1937 -- le Pape a voulu en quelque sorte tourner la page sur les errements passés des Dominicains du Cerf (voir sur ce point *Itinéraires,* numéro 81 de mars 1964, pages 16 et suiv.).
Le présent éditorial de *L'Osservatore romano* traduit ici, croyons-nous, l'agacement compréhensible de Paul VI devant le « provincialisme » d'intellectuels italiens qui *lui opposent*, en 1965, comme des « nouveautés » qu'on viendrait de découvrir, des idées françaises de 1937 que Jean-Baptiste Montini a connues, en leur temps, mieux que personne en Italie.
[^97]: -- (6). L'ARTICLE DU P. CORDOVANI ET LA RÉPONSE DU P. CONGAR. -- L'article de la *Vie Intellectuelle* avait violemment mécontenté Pie XI ; selon Aline Coutrot (page 301), « il fallut toute l'autorité du Cardinal Liénart, de passage à Rome, pour que l'affaire en restât là et que la *Vie intellectuelle* puisse continuer de paraître... »
Le P. Mariano Cordovani, maître du Sacré Palais apostolique, fut chargé de publier dans *L'Osservatore romano* du 14 novembre 1937 l'article très sévère dont un passage est cité ici. Il est important, et très significatif, que le passage cité soit celui où le P. Cordovani reprochait à l'article de la *Vie intellectuelle* de LAISSER ENTENDRE PLUS QU'IL NE DIT EXPRESSÉMENT. Ce grief très précis n'est pas exhumé sans raison. Trop souvent, certains auteurs du Cerf donnent l'impression très nette qu'ils en pensent plus qu'ils n'en disent, et qu'ils procèdent par insinuations. Les révélations de Georges Suffert sont venues confirmer cette crainte (sur ces révélations, voir *Itinéraires*, numéro 90 de février 1965, pages 4 à 14, et numéro 77 de novembre 1963, pages 133 à 136).
La *Vie intellectuelle* reproduisit l'article du P. Cordovani dans son numéro daté du 10 novembre 1937 (et paru en fait plusieurs jours après *L'Osservatore romano* du 14 novembre).
Mais, le 25 novembre, la même *Vie intellectuelle* publiait un article du P. Congar intitulé : « Loyauté et correction fraternelle » qui, selon Aline Coutrot (p. 301) était « une réponse détournée, teintée d'humour impertinent » au P. Cordovani.
Cette fois-ci encore, l' « humour impertinent » du P. Congar va-t-il répondre à *L'Osservatore romano ?*
En tous cas, cette fois-ci, le P. Congar est directement mis en cause (voir plus loin note 10).
[^98]: -- (7). LE DIALOGUE AVEC LE COMMUNISME. -- Une fois de plus, *L'Osservatore romano* s'élève avec énergie contre le « dialogue » que des catholiques prétendent établir avec le communisme. En France, ce dialogue est en quelque sorte institutionnalisé, avec l'assentiment ou même sous l'impulsion de certaines autorités religieuses locales, par les échanges concertés et négociés entre la « Semaine de la pensée marxiste » (organisée par le Parti communiste) et la « Semaine des intellectuels catholiques (organisée avec l'approbation de l'archevêché de Paris).
Le fossé se creuse davantage chaque jour, sur ce point, entre les directives romaines et certaines entreprises françaises.
[^99]: -- (8). *Témoignage chrétien*, du 11 mars 1965, page 14, article d'André Vimeux, se réjouit au contraire que le communiste Gilbert Mury reçoive une tribune à la « Semaine des intellectuels catholiques », et ajoute :
« Cela ne va pas sans provoquer quelque émoi chez des catholiques du « ghetto » pour qui dialogue avec les incroyants signifie a priori trahison. Mais ce ne sont là que les derniers soubresauts d'une pensée dépassée. »
On remarquera le système de l'imposture : si vous refusez le dialogue avec le communisme, on vous accuse de refuser le dialogue avec les incroyants.
Faut-il croire que *Témoignage chrétien* ignore que c'est sur le Saint-Siège que retombent directement ses invectives, « ghetto » et « derniers soubresauts d'une pensée dépassée » ? Ou faut-il croire que *Témoignage chrétien* le sait fort bien ?
[^100]: -- (9). En français dans le texte.
[^101]: -- (10). LE VERBIAGE SUR LA FIN DE L'AGE CONSTANTINIEN. -- Les termes employés sont sévères. La motivation qui suit est grave. Elle souligne (comme nous l'avions fait nous-mêmes, spécialement depuis 1962, mais jusqu'ici sans être trop entendus) que le « néo-constantinisme » actuel est plus impérieux et plus dangereux que l'ancien, la pression sociologique des puissances temporelles étant actuellement plus générale et plus violente que jamais sur les consciences, -- et sur l'Église elle-même...
C'est avec beaucoup de netteté et de décision que l'éditorial de *L'Osservatore romano*, écarte et rejette LE VERBIAGE SUR LA FIN DE L'AGE CONSTANTINIEN (ou de l'ère constantinienne). Le P. Congar est directement visé -- Il est sans doute le plus ardent et le plus abondant prédicateur de ce « verbiage ». Cette prise de position de *L'Osservatore romano* mettra fin à quelques illusions, si tant est du moins que l'on se faisait encore vraiment des illusions à ce sujet. Bien plutôt, on *feignait* de croire que tout le « verbiage sur la fin de l'ère constantinienne » était cautionné par Paul VI. Cette longue *feinte* et son orchestration publicitaire sont sans doute la raison pour laquelle *L'Osservatore romano* a mis tant d'énergique vigueur à rejeter ce « *verbiage* ».