# 94-06-65 1:94 ### Après Lausanne : l'action temporelle d'un laïcat chrétien Voici le texte de la motion finale du Congrès : Mille cinq cents ([^1]) animateurs et militants d'œuvres et d'organisations civiques, sociales, culturelles, professionnelles, réunis en congrès à Lausanne, les 17, 18 et 19 avril 1965, sous l'égide de l' « Office interna­tional des œuvres de formation civique et d'ac­tion doctrinale selon le droit naturel et chré­tien » pour étudier le phénomène sociologique moderne de L'INFORMATION, 2:94 prennent acte du caractère nouveau dans l'his­toire humaine, universel par son extension, et profondément désordonné par rapport aux fina­lités humaines, de cette activité qui est devenue essentielle aux sociétés actuelles. Au terme de ces trois journées d'études, ils déclarent que l'information qui se prétend neutre est soit une illusion soit une tromperie. L'information n'est pas et ne peut pas être une activité autonome. Elle est forcément dans la dépendance de l'intention de l'informateur, et de l'attente ou des besoins de l'informé. Elle dépend aussi, de la manière la plus étroite, de la nature des sociétés et des civilisations au milieu desquelles elle se développe, en même temps qu'à son tour elle contribue à orienter ou à égarer le développement de ces civilisations et de ces sociétés. En raison de cette interdépendance, la néces­saire réforme des mœurs et des modalités actuel­les de l'information ne peut être séparée de la réforme intellectuelle, morale et sociale qu'ap­pelle la crise spirituelle fondamentale que tra­verse le monde aujourd'hui. Conscients des études doctrinales et des actions pratiques qu'il importe de poursuivre à cet effet, les congressistes déclarent faire leur charte du discours de Pie XII sur l'opinion publique du 18 février 1950, et du Décret conciliaire « Inter Mirifica » sur les moyens de communication sociale. Ils appellent le laïcat chrétien à prendre conscience de ses responsabilités, à s'unir et à s'orga­niser pour être en mesure d'exercer le pouvoir temporel qui est le sien. Le dernier alinéa de cette motion a fait l'objet de commen­taires particulièrement incompétents, notamment dans un quo­tidien parisien du 22 avril qui y a vu l'intention de « *prendre le pouvoir *». 3:94 S'il s'agit du pouvoir gouvernemental, il est fort douteux que le laïcat *chrétien* puisse *en tant que tel* prendre prochaine­ment ce pouvoir dans des nations qui ne se reconnaissent pas ou qui ne se reconnaissent plus chrétiennes. Aussi bien n'est-ce aucunement de cela qu'il s'agit. Il s'agit pour le laïcat chrétien non pas de *prendre* tel ou tel pouvoir qu'il n'a pas présentement, mais d'abord d'*exercer*, dit la motion, le pouvoir temporel *qui est le sien.* Pouvoir du citoyen. Pouvoir du chef de famille. Pouvoir à tous les niveaux de la société, de tous ceux qui ont une responsabilité effective, dans l'ordre familial, professionnel, social, civique, culturel, s'ils ont une responsabilité effective, c'est qu'ils ont, à ce même niveau et dans cette même mesure, un « pouvoir temporel ». Ils *l'ont*. Il ne s'agit pas de *le prendre*. Il s'agit de *l'exercer.* Et d'abord de ne pas le laisser tomber en désuétude. \*\*\* Quand par exemple les évêques français, à la veille de cha­que consultation électorale, insistent solennellement sur le *devoir* de voter, c'est parce que les citoyens *ont* effectivement ce « pouvoir temporel ». Les évêques n'invitent point par là les citoyens catholiques à « prendre » un pouvoir qu'ils n'au­raient pas, mais à *exercer* un pouvoir qui est bien entre leurs mains. Le bulletin de vote n'est pas, il s'en faut, la seule forme de « pouvoir temporel » qui se trouve entre les mains des citoyens. La motion de Lausanne invite le laïcat chrétien à « *s'unir et s'organiser pour être en mesure d'exercer le pouvoir temporel qui est le sien* »*.* Étant sauve la doctrine chrétienne sur la foi et les mœurs -- qui comporte une doctrine sociale -- il appar­tient en effet aux laïcs de régler eux-mêmes leurs affaires tem­porelles, sous leur propre responsabilité. C'est ce qu'exprime également la « Déclaration fondamen­tale » de la revue *Itinéraires,* en son chapitre quinzième : 4:94 « *L'Église laisse aux laïcs, aux familles, aux hommes de métier, aux gouvernements, le soin de trouver et d'employer les moyens pratiques qui mettent en œuvre les principes moraux du bien commun et du salut. Tel est le lieu de nos initiatives.* » S'il veut être « en mesure » de faire sentir son influence dans la société temporelle, le « laïcat chrétien » doit évidem­ment « s'unir et s'organiser » à cet effet. S'organiser comment ? Nous lui proposons les méthodes expérimentées et dévelop­pées par Jean Ousset depuis plus de quinze ans. Ce sont des méthodes profondément nouvelles, adaptées aux temps nouveaux. Leur réussite progressive est la preuve de leur adaptation. Mais leur nouveauté est la raison principale pour laquelle elles se heurtent aux résistances obstinées de l'incompréhension, de la routine, du conservatisme borné qui demeure habitué aux méthodes anciennes malgré leurs échecs éclatants. A quoi il faut ajouter, bien sûr (mais ce n'est qu'un autre aspect de la même question) la hargne intéressée des monopoles, des prépotences, des privilèges, des situations acquises d'un certain catholicisme installé, dont les organisa­tions pourtant font eau de toutes parts, pénétrées jusqu'à l'os par la subversion révolutionnaire. Selon les paroles de Jean Madiran à Lausanne, « Jean Ousset est l'animateur et l'organisateur des seules formes d'action contre-révolutionnaire qui depuis plus de quinze ans aient fait la preuve de leur solidité, de leur durée, de leur permanence ». Naturellement, si l'on veut connaître la réalité de ces métho­des, il ne faut pas s'en rapporter aux « informations » aberran­tes de la plus grande partie de la presse profane ni aux « infor­mations » tendancieuses et malveillantes, et encore plus aber­rantes, de la plus grande partie de la presse catholique. Nous recommandons à nos lecteurs, une fois de plus, l'étude attentive de l'opuscule de Jean Ousset : *Le pouvoir temporel du laïcat chrétien*. \*\*\* 5:94 Mais si, dans une telle entreprise, *on se réclame de la doc­trine catholique*, *--* ne cesse-t-on pas dès lors d'être une « ins­titution de la société civile » et ne devient-on pas forcément une « institution d'Église », ayant besoin d'être « mandatée », ou faisant une concurrence illicite à l'Action catholique au sens français du terme ? Vieille querelle. Vieille chicane. Simple prétexte. Sans aucun fondement doctrinal, moral ni religieux. Prétexte dépassé, au demeurant, querelle périmée, qui ne peuvent plus faire impression que sur les esprit sans compé­tence et sans réflexion. Le P. Bigo lui-même, en effet -- même le P. Bigo ! -- vient de donner nettement et clairement raison à Jean Ousset, dans son livre récent sur *La doctrine sociale de l'Église* (pages 102 et 103). Ce texte du P. Bigo commence à être connu. Il a été cité par François Gousseau au Congrès de Lausanne. Il a été repro­duit par Luc Baresta dans *La France catholique* du 23 avril. Le voici : « ...*Les chrétiens peuvent aussi s'unir entre eux en des institutions qui sont de la société civile et non de l'Église : syndi­cats ouvriers, unions agricoles, instituts de toutes natures. Ces groupements peuvent s'ouvrir à des non-chrétiens ou à des non-croyants. Ils peuvent s'inspirer de la doctrine chrétienne sans s'y référer explicitement.* MAIS ILS PEUVENT AUSSI PROFESSER OUVERTEMENT CETTE DOCTRINE, *afin d'y trouver une lumière, une force, une unité, une diffusion, une audience plus grandes.* CETTE RÉFÉRENCE EXPLICITE NE LES TRANSFORME NULLEMENT EN MOUVEMENTS D'ÉGLISE. *Elle ne leur enlève pas* LE CARACTÈRE D'INSTITUTIONS DE LA SOCIÉTÉ CIVILE. *En de très nombreux cas, quand elles ont été menées par des chrétiens, soucieux de pen­ser et d'agir* SELON LA DOCTRINE DE L'ÉGLISE, *toutes ces institutions ont été grandement efficaces non seulement à promouvoir le bien commun temporel, mais à faire pénétrer dans les mœurs et les structures sociales les principes de justice et de charité. Dans tous les domaines de la vie professionnelle et civique, elles ont leur place et leur rôle, selon les besoins et les situations*. » 6:94 Ainsi le P. Bigo lui-même a-t-il très bien marqué la place, le rôle, l'autonomie et la légitimité des entreprises temporelles catholiques qu'a pour mission de susciter, d'aider, de servir, l' « Office international des œuvres de formation civique et d'action doctrinale selon le droit naturel et chrétien ». Peut-on espérer que la vieille chicane et le faux prétexte cesseront dès lors leurs arguties ? Ce serait trop attendre sans doute. Du moins cette vieille chicane et ce faux prétexte sont-ils maintenant discrédités comme ils méritaient de l'être. 7:94 ### L'appel aux évêques de France *Une lettre de Gabriel Marcel* GABRIEL MARCEL a lui-même rendue publique, dans *La Nation française* du 5 mai, la lettre qu'il a adressée à Jean Madiran et par laquelle il apporte son appui à l'appel aux évêques de France. ([^2]) Cet appui est d'autant plus précieux et d'autant plus significatif qu'il ne vient manifestement pas de la même « école » ni, comme on dit, de la même « tendance ». Gabriel Marcel, et il le dit dans sa lettre, ne trouve pas suffi­sante la « théologie traditionnelle » : il est sur ce point beaucoup plus proche du P. Fessard que de nous-mêmes Il n'en est que plus décisif que le voir penser et déclarer comme nous que l'on tend aujourd'hui à substituer à « l'Église des Saints » une « Église des Tribuns » qui n'est pas l'Église des pauvres, mais qui en est la contre-façon. Comme le commu­nisme tout entier est, selon l'Encyclique « Divini Redemptoris », une contre-façon de la Rédemption. Notre appel aux évêques dit notamment : « *L'infiltration marxiste, nous nous heurtons à elle, aujourd'hui, à chaque pas de notre vie chrétienne. *» Des aveugles, incurables ou volontaires, voient là, comme ils disent, une calomnie, une accusation gratuite, une généralisation abusive ou une caricature Gabriel Marcel au contraire, confirme la réalité, à l'intérieur du catholicisme, de cette situation angoissante. Une « lecture marxiste de l'histoire » se substitue à la vie chrétienne. 8:94 Voici le texte intégral de la lettre de Gabriel Marcel à Jean Madiran, datée du 28 avril 1965 : Cher Monsieur, J'ai sous les yeux l'émouvant appel aux Évêques de France, et je tiens à vous dire combien la situation qui y est dénoncée me paraît angoissante. Elle est pour l'instant à peu près inextricable. Je crains bien que ce ne soit une Église des Tribuns qui tend à se dresser contre l'Église des Saints, et il est certain que cette contre-Église ne peut éveiller que répugnance et indignation. Seulement, vous le comprenez bien, ce n'est pas si simple. Beaucoup de braves gens (qui sont tout de même encore des chrétiens) égarés par une propagande que nous connaissons s'imaginent de bonne foi que ce j'appelle l'Église des Tribuns est en réalité celle des pauvres, c'est-à-dire celle du Christ. Dans cette perspective, on est con­duit à dire que dans le passé l'Église a été recouverte ou déviée -- et sans doute l'un et l'autre -- par une immense mystification dont les classes possédantes ont été les bé­néficiaires, et c'est à cette mystification qu'on entend mettre un terme. Bien entendu, je ne songe pas à contester que, par le passé et encore aujourd'hui, le comportement de nombre de bien-pensants appartenant aux classes dirigeantes aient apporté à cette thèse une justification plus qu'apparente, mais l'extrapolation dont des faits semblables ont été l'objet implique une mauvaise foi qu'il est à peine utile de dénoncer. Il n'en reste pas moins que pour beaucoup d'esprits honnêtes et abusés, le marxisme se présente comme l'expression contemporaine de la probité intellec­tuelle. C'est au philosophe et à lui seul qu'incombe le devoir impérieux de démêler cet écheveau de vérités et de mensonges Ainsi tout se trouve commandé par une lecture mar­xiste de l'histoire. Ce qui me paraît presque inconcevable, c'est que tant de religieux aient pu souscrire à cette lecture qui est pourtant incompatible avec les principes fondamentaux du christianisme. 9:94 Ceci s'explique pour une bonne part, je crois, par les insuffisances de la théologie traditionnelle (sur ce point, je crains bien que nous ne soyons pas d'accord), par le fait que le thomisme, en ne tenant pratiquement aucun compte de l'histoire, a laissé subsister hors de lui, un vide où une telle pensée a pu se développer sans difficulté. Mais c'est justement là ce qui donne, même sur le plan spéculatif, une exceptionnelle gravité à la situation pré­sente, car elle met aux prises des théologiens qui se cram­ponnent à une doctrine philosophiquement dépassée et dont on ne peut soutenir qu'elle satisfasse aux exigences de la conscience contemporaine -- et d'autre part des marxistes ou des crypto-marxistes qui ne s'aperçoivent pas qu'en accordant une telle place à l'auteur du *Capital*, ils abandonnent en fait l'essentiel des principes dont ils croient pouvoir encore se réclamer. J'emploie d'ailleurs à regret le mot principe. Ce qui compte c'est une certaine Vie qui a pris naissance dans l'Incarnation et n'en est que l'exfoliation à travers l'histoire. Et, malheureusement, le temps presse. Du côté des Tri­buns, hélas, la route est ouverte et l'on peut aller bon train. De l'autre, c'est tout différent. Justement, peut-être, parce que c'est le côté de la Vie et que celle-ci ne com­porte pas les possibilités d'accélération démesurée que nous rencontrons dans le domaine de la technique il fau­dra beaucoup de temps pour que s'édifie me nouvelle syn­thèse chrétienne, et n'allez pas vous imaginer qu'on puisse en faire l'économie. Je pense que le Père Teilhard ne nous en a présenté qu'un brouillon tout à fait imparfait et dont il est indispensable de souligner le caractère provisoire. En attendant, nous risquons fort, comme vous le dites, de connaître une ère de persécutions analogue à celle qui a sévi au Mexique, pour ne pas parler de la Chine. Une multitude de dupes risquent fort de se muer en une multi­tude de complices et aussi sans doute de victimes, -- je laisse de côté volontairement ceux qui seront les profiteurs d'une telle tragédie. Comme je comprends l'angoisse dont il m'a semblé que le visage du Saint Père était empreint pendant le court entretien qu'il a bien voulu m'accorder en septembre dernier ! 10:94 Il va de soi, cher Monsieur, que je suis tout disposé à m'entretenir avec vous, si vous le souhaitez, de ce drame dont, vous le voyez, je mesure la gravité bouleversante. A vous, très cordialement. Gabriel MARCEL,\ de l'Institut PAR UN COMPLÉMENT aux insuffisances de la théologie tradi­tionnelle, pense Gabriel Marcel -- ou par un nouveau déve­loppement de son contenu et de ses virtualités, pensons-nous, comme Pie XII en a donné l'exemple -- il faut que s'édifie une « nouvelle synthèse chrétienne », mais cela ne peut être ni une œuvre immédiatement achevée, ni une entreprise accélérée. On a pu accélérer le temps des machines ; on n'ac­célère pas le temps de la pensée, le temps de l'âme. En attendant, à chaque instant, la vie chrétienne est mise en cause, psychologiquement et sociologiquement persécutée, et peut-être bientôt physiquement. C'est la raison de notre « appel aux évêques de France ». \*\*\* DANS L'IMMÉDIAT -- le plus immédiat -- il s'agit de rendre droit de cité, d'un bout à l'autre de la communauté chré­tienne, aux catégories entières de prêtres et de fidèles qui sont exclues de la vie sociale et institutionnelle catholique sous l'accusation d' « intégrisme », d' « anti-communisme », de « dévotion mariale » et autres prétextes analogues. Une telle exclusion, tendant à une « liquidation sociologique », est la principale revendication préalable du parti communiste. Elle est maintenue et étendue dans l'Église par les courroies de transmission, conscientes ou inconscientes, qu'installe et que manipule le Parti communiste. La réintégration nécessaire, dans la justice et la charité, n'est évidemment opérable que par la Hiérarchie apostolique, qui est responsable de la charité, de l'unité de la communauté chré­tienne. Tel est le sens de l' « appel aux évêques de France ». 11:94 Cet appel, il ne dépend aucunement de nous, répétons-le une fois encore, de déterminer quel accueil lui sera fait ni quelles suites pratiques lui seront données. L'autorité religieuse légitime est maîtresse et responsable de ses décisions comme de ses abstentions. Mais cet appel, il dépendait de nous de le prononcer, en tout respect, en toute netteté, en toute solennité. C'est ce qui a été fait, dans une pensée de confiance, sinon sentimentale, hélas, mais surnaturelle, selon la parole qui ne passera point : « Lequel d'entre vous, si son fils demande du pain, lui donnera une pierre ? » 12:94 ### Appel à l'union fraternelle Dans une nouvelle réunion présidée par Michel de Saint Pierre, le 28 avril à Paris, Jean Madiran a lancé de nouveau l' « appel aux évêques » du 9 février. Et cette fois Jean Madiran y a ajouté un autre appel, un appel aux laïcs res­ponsables, à leur action, à leur union : ON NOUS A DIT de toutes parts : « C'est l'heure du laïcat. Le laïcat doit prendre la parole. Il doit sortir de son sommeil ». Et puis voici que ceux qui avaient formulé d'aussi pressantes invitations se mettent à faire la grimace à mesure que prend la parole un laïcat qu'ils n'attendaient pas, un laïcat qu'ils n'avaient pas prévu. Ou qu'ils croyaient avoir liquidé. Ce n'est pas seulement un phénomène fran­çais. Aux États-Unis s'est créé depuis plusieurs mois un mouvement -- laïc -- de catholiques sainement traditionnels, robustement actuels, qui déclarent représenter les sentiments de la majorité des catholiques américains. Ils se font rabrouer. 13:94 En Hollande, des catholiques ont écrit à leurs évêques : une sorte d' « appel aux évêques analogue à celui que Michel de Saint Pierre et moi-même avons lancé au mois de février. On s'efforce d'étouffer leur voix. Les uns et les autres se réfèrent, comme nous, à la lettre et à l'esprit des Constitutions et Décrets conciliaires effectivement promulgués, selon leur teneur authentique. Contre eux, contre nous, on lance l'abominable calomnie, l'accusa­tion menteuse d'être « opposés aux orientations conciliaires » et d'être « contre » le Concile, parce que nous refusons les aberrantes fabrications de toute une littérature para-conciliaire ou pseudo-conciliaire puissamment orchestrée, mais qui précisément n'a pas pu faire passer ses revendi­cations dans les textes conciliaires promulgués. On voit se manifester ainsi l'existence d'un laïcat nombreux, résolu, ardent, mais qui N'EST PAS REPRÉSENTÉ dans les congrès officiels, dans les journaux officiels, dans les organisations officielles. La presse et les organisations catholiques ne sont pas, en général, représentatives des pensées, des sentiments, des aspirations réels du peuple chrétien. 14:94 La plupart des organisations catholiques constituées et des journaux catholiques installés ont été colonisés par une faction minoritaire, sectaire, mais puissante, qui ne rêve que d'une « construction du monde » qui serait plus ou moins la « construction du socialisme » menée en collaboration avec les communistes. L'APPARITION d'un laïcat si différent de ce que l'on prévoyait, si contraire aux schémas sociologiques ou pastoraux pré­fabriqués, si entièrement libre à l'égard des idées à la mode et des soi-disant courants irréversibles, cette apparition est fatalement tenue DANS UN PREMIER TEMPS pour un phénomène incongru, voire monstrueux. Et dans ce premier temps, on répond en sub­stance à ce laïcat inattendu ! -- Silence dans les rangs ! Nous sommes dans ce premier temps, qui est bien sûr un temps d'épreuves et de souffrances, voire de persécutions, et qui est susceptible de se prolonger plus ou moins. La faction installée dans les journaux et les organisations officielles nous calomnie systématiquement, parce qu'elle veut, défendre à tout prix son monopole artificiel et sa prépotence, arbitraire. Elle se sert de cette prépotence et de ce monopole pour tenter de faire pression sur l'Église. 15:94 Cette faction veut maintenir L'ÉCRAN PERMA­NENT qu'elle avait réussi à établir entre la plupart des structures ecclésiastiques et la plus grande partie du peuple chrétien. Depuis trop d'années, ce sont surtout les tur­bulents, les agités, les révolutionnaires, les sub­versifs qui se faisaient entendre à peu près seuls et qui prétendaient, « représenter » la « majo­rité » du peuple chrétien. On supposait que les silencieux étaient passifs et, négligeables. Or les silencieux étaient en général occupés AILLEURS, à des ŒUVRES RÉELLES d'action sociale ou professionnelle, civique ou culturelle, chari­table ou apostolique, et ne se souciaient ni de « se faire valoir » dans les journaux ni de « se faire entendre » des grands de ce monde. Mais la situation est trop grave maintenant pour qu'ils puissent continuer à rester silencieux, et à laisser le monopole de l'audience -- et des audiences -- aux bavards, aux intrigants et aux subversifs. C'est, maintenant l'heure de l'effort et c'est l'heure de l'union. EN RAISON MÊME de cette situation, il y aura encore, sans doute, des remous, des difficultés, éventuellement des batailles. 16:94 C'est pourquoi il faut maintenant, par-delà les incompréhensions ou les divisions d'hier ou d'avant-hier, mettre sur pied l'union fraternelle ; et j'ose dire l'union sacrée de tous ceux qui mènent une action équivalente, parallèle ou ana­logue. L'UNION SACRÉE POUR LE SALUT de nos sociétés temporelles, de notre civilisation chré­tienne, et des âmes dont nous avons, à un titre ou à un autre, plus ou moins directement la charge et la responsabilité. Nous sentons bien que tout est menacé et qu'il y va de tout. Oui ; c'est maintenant l'heure de l'effort et c'est l'heure de l'union. Courage ! Et confiance ! Comme disait Jeanne d'Arc : « Les hommes batailleront, et Dieu donnera la victoire. » 17:94 ## ÉDITORIAL ### Blâme à l'épiscopat Les dirigeants de l'Action catholique ouvrière de France (A.C.O.) ont rendu public au mois d'avril le blâme qu'ils ont infligé à l'épiscopat français. Le texte inté­gral de ce blâme a paru dans *La Croix* du 24 avril, et ce journal précisait : « La publicité ainsi donnée à un texte très vif de ton ne manquera pas d'émouvoir nombre de catholiques ». Nombre de catholiques : mais pas tous. Il ne nous a aucunement émus, en ce sens qu'il ne nous a pas surpris. On a vu se manifester là au grand jour une réalité que nous connaissions parfaitement ; et nous la connaissions non point par quelque révélation secrète ou privilégiée, mais parce que nous avons gardé l'habitude, aujourd'hui en voie de disparition, de *lire* les textes. Depuis des années nous lisons des textes sans doute beaucoup moins clairs et beau­coup moins explicites, mais dont l'examen attentif suffisait à faire comprendre *où allaient* les dirigeants de l'A.C.O. (Action catholique ouvrière). Avec discrétion et mesure, mais publiquement, et avec netteté, *nous avions averti.* On nous a constamment répon­du, avec une totale incompréhension et une acrimonie invraisemblable, que nos études sur pièces, motivées et détaillées, étaient « calomnies » (*sic*)*,* « accusations gra­tuites » (*sic*)*,* et même qu'elles manifestaient notre coupable « hostilité » (*sic*) à toute forme d' « apostolat ouvrier ». On voit aujourd'hui que ce n'était pas très malin de la part de nos détracteurs. Ils auraient mieux fait d'écouter et d'examiner. Et d'entendre la part de vérité (la part de véri­té, car nous ne prétendons certes à aucune infaillibilité), la part de vérité en l'occurrence assez large et assez notable qui était donc contenue dans nos travaux. Ne serait-ce que dans notre étude sur les *Structures et techniques des socié­tés de pensée dans le catholicisme* et très précisément dans l'Action catholique. 18:94 Ou encore dans notre analyse répé­tée d'une incroyable déclaration faite par Félix Lacambre, secrétaire général de l'A.C.O. : sur cette déclaration, nous allons revenir tout à l'heure. \*\*\* On en est arrivé à ceci : les dirigeants de l'A.C.O., « man­datés » par la Hiérarchie, utilisent leur mandat pour infli­ger un blâme à l'épiscopat français. Il apparaît qu' « on » ne s'y attendait pas. Il était enten­du une fois pour toutes que l' « attaque contre la Hiérar­chie » était la spécialité de ce que le P. Wenger appelle, généreusement et largement, « la presse de droite »... Or, « on » avait simplement confondu le *franc-parler*, voire la *liberté de langage* (éventuellement excessive) à l'égard de telle ou telle personnalité religieuse -- qui, même s'il s'agit d'une personnalité épiscopale, n'est en tout cas point « la Hiérarchie apostolique » à elle seule -- on avait confondu, disons-nous, cette liberté de langage avec le sys­tème idéologique et sociologique qui tend à *se substituer dans l'Église à la Hiérarchie apostolique. Ou* plutôt, « on » n'avait quasiment rien aperçu de ce système, profondément installé et on avait omis de contrecarrer son installation et son noyautage, obnubilé que l'on était par quelques libertés de plume, voire quelques écarts de plume, qui venaient d'un autre point de l'horizon. Ce que l' « on » réclamait, c'était la *charité* et la *docilité,* mais on les jugeait DANS LES MOTS. Toujours « on » était très prompt à réagir avec la dernière sévérité contre les libertés *verbales* prises éventuellement par ce que le P. Wenger appelle globalement « la presse de droite » (et sans doute elle n'avait pas toujours raison de les prendre : enco­re que les époques de chrétienté, elles, n'en aient jamais fait un tel drame). En revanche « on » prenait pour argent comptant, exemple admirable, réalité consolante, les propos, discours et communiqués de ceux qui *se rendaient à eux-mêmes témoignage de leur propre docilité et de leur propre charité,* en enrobant jusqu'à leurs pires diatribes ou leurs pires manœuvres dans les clauses de style : « Nous sommes charitables », « Nous sommes dociles », « Nous sommes mandatés ». \*\*\* 19:94 Il faut insister sur ce point. Insistons donc. Le P. Wen­ger, interprétant à sa guise un « communiqué » du Cardi­nal-Archevêque et de son Coadjuteur paru dans la « Semai­ne religieuse de Paris » du 10 avril, considère que « *la presse de droite* » tout entière, et en tant que telle, est fondamentalement et caractéristiquement une presse de calomnies incessantes, d'accusations gratuites, qui « affec­te » de servir l'Église : point c'est tout ([^3]). En substance donc, une presse qui n'a que des défauts, et les plus horri­bles, et jamais aucune qualité ni aucun mérite : une presse intrinsèquement perverse. Qu'est-ce donc qui a pu provoquer chez le P. Wenger une telle démesure dans le jugement et dans l'accusation ? Sans doute a-t-il été révulsé par le franc-parler, la liberté de langage et les écarts de plume de « la presse de droite », comme il dit, ou d'une partie de cette presse. Que ces écarts aient été parfois regrettables, que ces libertés aient été des licences, c'est bien possible : cela n'autorisait pas à y voir le principal péril, ou le seul, qui menaçât présentement l'Église en France et dans le monde. La « presse de droite », quand elle est catholique, et même souvent quand elle ne l'est pas, ne conteste pas l'au­torité religieuse dans l'Église, ne cherche pas à se substituer à elle, la reconnaît pleinement selon les canons en vigueur. Même quand elle s'en prend, et même quand elle s'en prend à tort, à telle personne d'évêque (qui de son côté lui a mani­festé le premier une hostilité plus systématique que pasto­rale), elle n'a pour autant aucun « mépris de l'autorité épiscopale » en tant que telle. Bien sûr, on peut le dire si on veut, on peut le prétendre, on peut tout prétendre. Mais la « presse de droite » distingue entre l'Église et l'autorité dans l'Église, d'une part, et d'autre part les hommes d'Église. La distinction est fondée. Si d'aventure la « presse de droite » fait de cette distinction un usage excessif, ou abusif, elle n'en respecte pas moins, par-delà des personnes accidentellement discutables ou peu aimables, l'autorité religieuse légitime. 20:94 Cela fait une grande différence avec les groupes qui, fussent-ils de dirigeants ou d'aumôniers d'Action catholi­que, *premièrement* n'ont même pas la moindre notion de CE QU'EST l'autorité religieuse légitime, qui *secondement* la bafouent, non point en brocardant verbalement des person­nes mais en contestant jusqu'aux principes, et qui *troisiè­mement* se substituent en fait à la Hiérarchie apostolique. De même, il y a une grande différence, une différence fondamentale, quels que soient par ailleurs les mérites et les démérites personnels entre ceux qui combattent l'athéis­me communiste et ceux qui collaborent avec lui. Et de même encore, il y a une différence radicale entre ceux qui se prétendent « pour » le Concile parce qu'ils diffusent les thèmes aberrants de toute une littérature para-conciliaire ou pseudo-conciliaire, et ceux que l'on répute « contre » le Concile parce qu'ils s'en tiennent à la lettre et à l'esprit des textes conciliaires promulgués et refusent les balivernes, moralement honteuses et intellectuellement sordides, que trop souvent l'on nous raconte en lieu et place des Constitutions et Décrets selon leur teneur authentique. Les délires collectifs du moment peuvent estomper ou même *inverser* des différences aussi fondamentales. Mais elles demeurent ; et demeureront, devant l'histoire et devant Dieu. L'Action catholique ouvrière française (A.C.O.) porte la responsabilité d'avoir, contrairement à la doctrine du Saint-Siège et aux documents officiels de l'épiscopat français, carrément engagé des chrétiens dans *la collaboration habi­tuelle avec le Parti communiste,* ainsi qu'en témoigne son secrétaire général Félix Lacambre déclarant en propres termes : « En France, nous avons la chance inouïe de travailler habituellement avec les Évêques. Et c'est un peu grâce à cela que lorsqu'en 1949 un décret du Saint-Office interdit de col­laborer avec les communistes, le texte fut interprété dans son sens le plus restrictif, c'est-à-dire la seule appartenance au Parti. » 21:94 La seule appartenance au Parti ! A part quoi, tout est permis... Cette déclaration de Félix Lacambre est d'octobre 1963 Elle fut prononcée à Rome, s'il vous plaît, devant le Centre de coordination des communications du Concile. Depuis lors, c'est-à-dire depuis plus de 18 mois, nous n'avons cessé d'interroger publiquement ce texte révélateur, d'en réclamer l'explication, la rectification, éventuellement le démenti. En vain. Il est resté entendu, il est resté établi que, sauf l'adhésion formelle, on peut tout faire avec le Parti commu­niste. Nous avons prouvé, textes en main, que l' « interpréta­tion » officielle donnée par les évêques français en 1949 n'était nullement celle que prétend et que diffuse Félix La­cambre ([^4]). Mais Félix Lacambre se présente comme un té­moin digne de foi, un témoin « mandaté » un témoin qui « travaille habituellement avec les évêques », et au demeu­rant un témoin qui n'a pas été récusé depuis 18 mois que nous posons et reposons la question en toutes occasions. En fait d' « attaque contre la Hiérarchie » il est impossi­ble de trouver nulle part depuis dix ans un texte qui soit aussi profondément offensant et, on le suppose, aussi gra­vement diffamateur et calomnieux à l'égard de l'épiscopat français. La déclaration de Félix Lacambre signifie en effet : 1° que l'épiscopat français, en contradiction avec la doctrine et la discipline de l'Église, aurait prôné ou permis la colla­boration habituelle avec le Parti communiste (à la seule exception de l'adhésion en forme) ; et 2° que Félix Lacam­bre aurait donc oralement reçu sur ce point des consignes épiscopales contraires aux documents publics et officiels de ce même épiscopat. Néanmoins personne n'a apparemment rien trouvé à y redire. Aucune mise au point d'aucune sorte n'est venue. Aucune commission épiscopale n'a donné le moindre éclaircissement, le moindre apaisement, la moindre lumière. Aucune voix autorisée ne s'est élevée. Le P. Wenger n'a fait aucun éditorial. On était sans doute trop occupé à filtrer ailleurs le moucheron, et on a laissé passer cette énormité, dévastatrice des consciences et ruineuse pour les âmes. \*\*\* 22:94 Félix Lacambre lui-même aurait pu s'expliquer. Il a préféré ne rien dire non plus, n'apporter aucune réponse à nos questions répétées pendant 18 mois, mais chercher une odieuse vengeance en allant réclamer secrètement, derrière notre dos, que les évêques prononcent notre condamnation. Voilà les mœurs actuelles, pour un dirigeant de l'A.C.O., du « franc débat démocratique ». En effet, le blâme public infligé à l'épiscopat par les diri­geants de l'A.C.O. révèle simultanément que ces bons apô­tres faisaient clandestinement le siège de l'épiscopat, réclamant notre condamnation, et réclamant qu'elle soit unanime. Délation calomnieuse, avec l'intention de nuire. Délation secrète. Ce qu'on appelle couramment « procédé intégriste » est donc, une fois de plus, le fait des organisateurs (ou des victimes) de la diversion anti-intégriste. Les dirigeants de l'A.C.O. ont blâmé publiquement l'épiscopat parce qu'ils n'ont point obtenu de lui une condamnation unanime et solennelle de Michel de Saint Pierre, de Jean Ousset et de la revue *Itinéraires*. C'est dans leur texte, publié par La Croix du 24 avril. \*\*\* Les délateurs clandestins de l'A.C.O. avaient dénoncé à l'épiscopat, à titre de « campagne marquée d'une absence totale de charité », la « *campagne intensive que mène Michel de Saint Pierre* »*.* Une absence totale de charité ! On voudrait tout de même savoir une bonne fois qui est juge, et de quel droit ces délateurs peuvent décréter Michel de Saint Pierre coupable d'une absence totale de charité : autrement dit, réputer Michel de Saint Pierre en état permanent de péché mortel. La « charité » pour eux, semble-t-il, c'est d'aller exiger que Michel de Saint Pierre soit « blâmé publiquement et nominativement » (*sic*) par « le Conseil permanent unani­me » (*sic*)*.* Ils précisent jusqu'aux modalités nécessaires de l'exécution. Il faut que ce soit le Conseil permanent de l'épiscopat. 23:94 Il faut qu'il soit unanime. Il faut que le blâme soit public et qu'il soit nominatif. Rien n'est laissé au ha­sard ou dans l'imprécision. Et ils déclarent benoîtement, pour justifier une telle attitude de leur part : « *C'est aussi une forme de la tâche apostolique d'évangélisation du monde ouvrier qui est la nôtre* ». Ah ! les bons apôtres ! \*\*\* Ces malheureux ne mériteraient que commisération s'ils n'étaient pas, aussi, dangereusement malfaisants, et si leurs entreprises au sein de l'Église n'appelaient pas la suspicion légitime, la vigilance, la légitime défense. Ils sont manifes­tement influencés, démolis, défigurés par leur contact avec le communisme. A travers ce contact, ils sont manipulés par les agents de l'appareil communiste. Ils sont, en d'aussi affreuses démarches, inconsciemment téléguidés et télécommandés par le Parti. Au nom du « monde ouvrier », du « contexte ouvrier » et des « réactions ouvrières » ils intro­duisent dans l'Église des exigences et des manœuvres qui ne sont pas OUVRIÈRES mais COMMUNISTES. Par la pression secrète et au besoin par le blâme public, ils veulent impo­ser à l'Épiscopat les conditions et exigences qui sont celles du Parti communiste : le renoncement à tout anti­communisme politique et social, la condamnation des anti­communistes, l'excommunication de la moitié des catho­liques. Ils ont travaillé dans l'ombre. Le « communiqué » de la Semaine religieuse de Paris visant, selon le P. Wenger, toute « la presse de droite » c'est eux, disent-ils eux-même, qui l'avaient secrètement réclamé, c'est eux qui l'ont voulu et eux qui l'ont obtenu : eux qui sont devenus, notam­ment en cela, une courroie de transmission du Parti com­muniste. Mais ils voulaient beaucoup plus que ce « commu­niqué ». Ils exigent que l'épiscopat unanime rejette ostensi­blement dans les ténèbres extérieures toute « la droite » catholique, comme ils disent en leur langage. Ils ne font d'ailleurs qu'appliquer la pastorale nouvelle que le P. Liégé est « mandaté » pour enseigner, pastorale selon laquelle, désormais, « les intégristes sont les pires ennemis de l'Église, plus dangereux que les communistes ». 24:94 Le blâme public infligé à l'épiscopat par l'A.C.O. professe la même pastorale que le P. Liégé, il déclare qu'un article du communiste Garaudy est moins dangereux pour l'Église, qu'un livre de Michel de Saint Pierre ou qu'un numéro de la revue *Itinéraires,* et il exige que l'épiscopat unanime contresigne cette nouvelle conception du bien et du mal. Ils sont, les malheureux, tourneboulés par quelques vagues reliefs de la théologie du P. Chenu, désorientés par la pastorale du P. Liégé ; et d'autre part, mais de façon « convergente », manipulés par le Parti communiste. \*\*\* Malfaisants sans doute, mais surtout abandonnés. Ils avaient le droit, ces dirigeants de l'A.C.O., de n'être pas abandonnés aux conseils de P. Chenu, aux sophismes du P. Liégé : ils avaient le droit, au contraire, d'être défendus, et ils ne l'ont pas été. Ils avaient le droit de n'être pas livrés sans défense aux manipulations, aux infiltrations et aux noyautages du Parti communiste : pour tout bagage on les a prémunis, quand on l'a fait, contre l' « athéisme » du communisme, voire contre la « doctrine » du marxisme. Mais on les a laissés désarmés en face de la pratique de la dialectique et en face de la technique de l'esclavage. Ce n'est tout de même pas en ce sens-là, en ce sens d'in­compétence, d'ignorance, d'irresponsabilité, d'abandon, qu'il a été dit que les chrétiens sont envoyés « comme des agneaux au milieu des loups ». \*\*\* Il y a des Français, et notamment des catholiques fran­çais, et entre autres d'anciens membres de l'appareil com­muniste convertis au catholicisme, qui connaissent la technique communiste de l'esclavage et qui connaissent la pratique communiste de la dialectique. 25:94 Le Parti communiste a besoin que ces catholiques-là ne soient entendus ni dans la cité ni dans l'Église. Il exige leur excommunication, au sens figuré et si possible au sens propre. La mise hors-la-loi, métaphorique ou réelle, de tout « anti-communisme » et de tous les « anti-communis­tes » est la revendication préalable et fondamentale du communisme. Le Parti communiste tolère n'importe quel *anti-marxisme métaphysique,* il l'encourage au besoin, comme voie de garage, pour détourner ses dupes et ses vic­times de tout *anti-communisme politique et social compétent et informé*. Il veut bien que l'on critique l' « athéisme marxiste » *à la place* de L'ESCLAVAGISME COMMUNISTE ; et que l'on s'en prenne aux « erreurs du marxisme » plutôt qu'aux CRIMES DU COMMUNISME. Il y a longtemps que les dirigeants de l'A.C.O., et point seulement de l'A.C.O., sont engagés dans cette voie. Il y a longtemps qu'une partie du clergé est pénétrée par ces idées, et point seulement par ces idées : car il y a aussi, beaucoup plus directement, comme dans l'affaire des prêtres-ouvriers, les manipulations et les noyautages des agents de l'ennemi. En 1937, dans l'Encyclique *Divini Redemptoris,* Pie XI avertissait que les agents communistes -- non pas « les idées », non pas seulement « les idées marxistes », mais bien les agents du communisme, les chefs communistes *travaillent maintes fois, de toutes leurs forces, à s'infiltrer perfidement dans des associations catholiques* (§ 57). De­puis 1937, depuis vingt-huit ans, on a bien oublié en France l'Encyclique *Divini Redemptoris* en général et cet avertis­sement en particulier. Mais depuis vingt-huit ans, l'appareil communiste n'a pas interrompu son travail de pénétration. En 1954, parmi les prêtres-ouvriers, il y avait *au moins* un agent communiste, le seul des insoumis qui ait été récu­péré par l'appareil du Parti et qui y occupe aujourd'hui encore une fonction de confiance. On ne voit pas pourquoi cette pénétration communiste, nullement contrecarrée, aurait régressé d'elle-même. On voit au contraire très bien pourquoi et comment elle est en 1965 beaucoup plus avancée qu'en 1937 et qu'en 1953. Tant qu'aux avertissements, aux précisions et aux preu­ves de ceux qui savent, on s'obstinera à répondre « calom­nie » « accusation gratuite » « absence totale de charité », la pénétration des agents de l'appareil communiste se pour­suivra et s'amplifiera dans le catholicisme. \*\*\* 26:94 Depuis bientôt dix ans, et encore au mois de mars de l'année dernière, nous avons répété : *-- Nous ne croyons pas beaucoup à la seule vertu des* « *interdictions* »*. Elles sont à nos yeux, comme disait Péguy, l'équivalent ou l'analogue des poteaux indicateurs au bord des chemins. Elles renseignent ou plus souvent elles confir­ment ceux qui suivent la route. Elles précisent les choses, mais pour ceux qui avaient déjà quelque idée, et qui déjà cheminent. Ceux qui ne veulent pas suivre la route, elles ne suffiront pas à leur donner le désir d'avancer dans la direction indiquée.* *Une frange catholique, très réduite numériquement, mais très importante par sa prépotence de fait dans la presse confessionnelle et dans les organisations mandatées, est tentée en permanence par la collaboration avec le com­munisme. Les* « *interdictions* » *ne la retiennent pas, ou ne la retiennent pas vraiment, ou ne la retiennent qu'un temps. Elles ne sont qu'un pis-aller, et à la longue un pis-aller inef­ficace ; le cœur n'y est pas.* *Ce n'est certes pas à coups d'* « *interdictions* » *que l'on modifiera une situation qui se caractérise par une dégrada­tion continue : cette dégradation, on s'obstine à en mécon­naître la nature et même à en nier l'existence. Elle se pro­longera donc, et s'approfondira, multipliant les catastrophes spirituelles et les catastrophes civiques, jusqu'au moment où l'on décidera enfin d'entreprendre une révision, déchi­rante sans doute, mais nécessaire, et radicale, des structures et des méthodes en vigueur dans les mouvements catholi­ques.* 27:94 Les catastrophes spirituelles que nous annoncions ainsi, nous avons commencé d'y entrer visiblement : C.F.T.C., scoutisme, J.E.C., A.C.O.... La révision déchirante, mais nécessaire -- la réforme des méthodes, la réforme des structures, la réforme intellec­tuelle et morale -- n'est pas encore entreprise ; ou elle ne l'est que d'initiative privée, dans la sphère autonome du temporel chrétien, comme on vient heureusement de le voir à Lausanne. 28:94 ## CHRONIQUES 29:94 ### Calomnie et médisance par Eugène LOUIS La calomnie La calomnie consiste à accuser faussement quelqu'un d'un péché, d'un crime qu'il n'a pas commis ; ou bien d'une erreur où il n'est pas tombé, de propos qu'il n'a pas tenus, d'articles ou de livres pernicieux qu'il n'a pas écrits. Et si celui qui accuse, serait-ce devant une seule personne ou un tout petit cercle, sait que l'accusé est innocent, a conscien­ce de mentir, il y a calomnie au sens précis, calomnie « for­melle » comme dit le vocabulaire classique de la théologie morale. -- Car on peut imaginer, et il arrive, que quelqu'un, sans erreur coupable de sa part, sans jugement téméraire, mais parce qu'il a été lui-même induit en erreur de façon « convaincante », soit convaincu de la réalité de ce dont il accuse telle(s) personne(s) : la calomnie n'est plus alors que « matérielle » (elle n'est même alors une médisance que si celui qui se trouve accuser faussement « médit »). La calomnie (formelle) est un péché contre la justice, contraire donc, pour peu que la matière soit grave, aux exigences élémentaires de la charité qui veut que la justice soit respectée envers tous. Le péché de calomnie est d'autant plus grave évidemment que le mal dont on accuse un ou des innocents est lui-même plus grave et qu'on nuit davan­tage à la réputation de ce(s) innocent(s) en répandant la fausse accusation devant un plus grand nombre de person­nes, ou qu'on la publie dans un livre, une revue, un journal que tout le monde peut lire. L'ÉCRIVAIN, LE JOURNALISTE CALOMNIATEUR L'EST EN QUELQUE SORTE « PAR EXCELLENCE » ET D'AUTANT PLUS QUE SON AUDIENCE EST PLUS GRANDE ET SON JOURNAL OU SES ÉCRITS PLUS TIRÉS. 30:94 Que la calomnie soit odieuse n'a pas besoin de démons­tration. Aucune raison, c'est clair, ne saurait jamais justi­fier -- « cohonestare » -- une calomnie. Aucun bien, si précieux soit-il à procurer, aucun mal, si grave soit-il à éviter, ne peut autoriser à calomnier consciemment qui que ce soit, fût-ce l'ennemi le plus dangereux de la société ou de l'Église. La calomnie est une action intrinsèquement mau­vaise ; aucune intention bonne ne peut l'excuser : « non sunt facienda mala ut eveniant bona, ut vitentur mala » (on ne doit pas faire le mal pour qu'en sorte le bien ni pour qu'un mal soit évité). Ce principe est absolu. La médisance La médisance consiste à *faire connaître sans nécessité, sans raison suffisante* un mal, l'auteur d'un péché ou d'un crime effectivement commis, alors que ceux à qui on révèle sa faute et (ou) son nom *n'ont pas à le savoir et que le cou­pable a encore droit à sa réputation auprès d'eux.* Moins grave, toutes choses égales par ailleurs, que la calomnie, puisqu'elle n'implique pas de mensonge, la médi­sance -- qui nuit au prochain -- n'en est pas moins un péché contre la justice ; dès qu'il y a matière grave, elle va donc contre les exigences de la charité qui veut, répétons-le, que la justice soit observée envers tous. \*\*\* CES DÉFINITIONS à la fois traditionnelles et si naturelles que nul, s'il est de bon sens, ne peut les contester, une fois données, il est clair que toute révélation d'un mal, d'un péché ou d'une erreur, et la désignation de l'au­teur n'est pas du tout nécessairement une calomnie ou une médisance. 31:94 Il ne saurait y avoir calomnie quand l'action ou l'écrit qu'on incrimine sont *objectivement* contraires à la morale ou à la vérité et s'ils sont bien le fait de ceux à qui on les impute. Et d'autre part, si la révélation *injustifiée* (à qui n'y a pas droit) d'un mal et de son auteur (alors que celui-ci a encore droit à sa réputation auprès de ceux à qui on les révèle) est d'autant plus grave que le mal divulgué est plus grave et plus grand le nombre de ceux auprès desquels on médit, *inversement*, plus la raison de faire connaître ce mal à quelqu'un, personne privée ou société, est sérieuse et urgente, et plus le *coupable perd son droit à sa réputa­tion*, plus il devient légitime ou obligatoire de le divulguer. Quand les faits sont non seulement réels mais publics, quand les erreurs pernicieuses, les opinions dangereuses sont publiées, les dénoncer auprès d'un public qui ne sait pas les reconnaître pour ce qu'ils sont et risque d'en subir grand dommage, les discuter loyalement en montrant par des arguments solides et nullement sophistiques leur oppo­sition à l'enseignement de l'Église, ce n'est ni calomnier ni médire. Et non seulement il n'y a pas là d'injustice, mais si on le fait d'une façon désintéressée, à l'honneur de Dieu, par amour pour Lui et pour les hommes, c'est un acte de charité. \*\*\* ASSURÉMENT c'est à l'Évêque qu'il appartient de quali­fier d'*hérésie* ce qui l'est : docteur de la foi, il est le seul à pouvoir *déclarer hérétiques* un homme ou une pensée. Mais on ne saurait pour autant traiter d'inquisiteur sans mandat le simple prêtre ou le simple fidèle qui entre­prennent de montrer l'inconciliabilité *logique* d'une opinion hasardeuse avec ce que l'Église enseigne certainement, s'ils le font avec honnêteté et compétence. Si le théologien a une fonction spécifique dans la communauté chrétienne, c'est justement celle de manifester *par l'argumentation ration­nelle* ce qui est ou ce qui n'est pas homogène à la foi catho­lique, notamment ce qui, dans les opinions de son temps, est ou n'est pas chrétien ou christianisable. Un théologien vraiment compétent et vraiment honnête ne s'aventurera pas à déclarer inconciliable avec la doctrine de l'Église une position nouvelle parce que nouvelle ; il n'interviendra pas pour barrer la route à une opinion inédite, pour la seule raison qu'elle le déconcerte ; mais il n'hésitera pas non plus, instruit qu'il est de la doctrine de l'Église et sûr qu'elle ne changera pas, à montrer que telle théorie ou telle pratique sont absolument inconciliables avec le christianisme. C'est que, vérité bien oubliée aujourd'hui, quelles que soient les ignorances actuelles de l'homme et quelles que doivent être ses découvertes futures, 32:94 il est des vérités philosophiques définitivement acquises, il est des vérités définitivement définies par l'Église, des vérités à comprendre comme les comprenaient ceux qui les ont définies et comme l'Église les a toujours comprises ; des vérités qu'on peut sans doute approfondir mais « eodem sensu eademque sententia ». Ce n'est pas, comme on le croit si facilement aujourd'hui, par­ce qu'un théologien est « vieux jeu » c'est parce qu'il y a des vérités définitives, qu'il entreprend de manifester l'in­conciabilité présente *et à venir* de certaines opinions nou­velles avec le christianisme ; qu'il l'entreprend légitimement et qu'il peut en effet mener à bien cette entreprise en démontrant effectivement cette inconciabilité définitive. Ce faisant, un simple prêtre ou un simple fidèle ne sortent pas de leur rôle : ils ne prétendent nullement juger à la place de l'évêque la foi de ceux dont ils prouvent les erreurs *objectives ;* ils mettent au service des Pasteurs et des fidèles leur intelligence de la foi chrétienne. Héritiers des conceptions individualistes des derniers siècles, bon nombre pensent de nos jours que les fidèles sont assez grands pour discerner eux-mêmes le vrai du faux et qu'ils n'ont que faire des services des théologiens. Qu'on se détrompe. Il y a deux catégories de fidèles capables de discerner à coup sûr ce qui est vraiment d'inspiration chré­tienne de ce qui ne l'est pas dans les idées qui circulent : les saints et les théologiens. Les saints dont la foi tout éclai­rée par les dons du Saint-Esprit discerne infailliblement son objet de tout faux semblant ; les théologiens dont la foi soutenue et servie par la raison discerne selon un mode humain, rationnel et discursif, mais avec certitude, ce qui est ou ce qui n'est pas homogène à son objet. Les autres fidèles, moins saints ou moins cultivés, discernent plus ou moins -- à proportion même de leur sainteté ou de leur culture -- le vrai du faux dans les idées nouvelles ; mais ils sont incapables d'en fixer avec netteté les contours et d'en faire une critique en forme. Et qu'on ne s'y trompe pas non plus : les opinions contemporaines qu'on dit « charis­matiques » pour les « préserver » du jugement des théolo­giens ne sauraient pourtant lui être soustraites ; si elles sont vraiment charismatiques, elles sont *objectivement* confor­mes à la doctrine catholique et ceux qui les proposent n'ont rien à craindre d'un vrai théologien, qui ne dira pas le contraire ; mais si ce qu'on baptise « charismatique » n'est ni chrétien ni christianisable, alors oui, le théologien en fera justice et il *montrera* ce qu'elles sont : du démoniaque travesti. 33:94 Que le diable redoute particulièrement les vrais théologiens (qu'ils soient même ce qu'il redoute le plus après les saints), qu'il fasse donc tout pour qu'on les ostracise, qu'il fasse tout aujourd'hui pour qu'on les accuse de manquer du sens de l'histoire, d'avoir une mentalité de caste et, si ce sont de simples prêtres ou de simples fidèles d'être des inquisiteurs sans mandat, de vils calomniateurs ou d'odieux médisants, cela se conçoit aisément. Qui donc a plus intérêt que le diable à brouiller toutes les notions ? A identifier indûment controverse avec médisance ou calom­nie, il faudrait laisser se répandre sans rien dire, sans faire valoir aucune raison contre elles, les opinions les plus mani­festement fausses, les aberrations les plus contraires à la doctrine authentique de l'Église, telle qu'il est possible à une tête bien faite et instruite de la reconnaître en ses expo­sés officiels (définitions conciliaires ou pontificales, docu­ments du magistère ordinaire universel) ; il faudrait laisser passer tout cela à moins d'être Pape ou évêque. Un simple théologien aurait bouche cousue et, s'il l'ouvrait, il manque­rait à la justice et à la charité ! Dénoncer les erreurs les plus spécieuses deviendrait un péché : quel triomphe pour l'esprit des ténèbres ! Il est de bon ton de dire aujourd'hui que « les intégris­tes » « voient de l'hérésie partout » et qu'un zèle indiscret pour l'Église et la foi catholique leur fait prendre leurs craintes pour des réalités ; qu'une peur maladive de la nouveauté et de toute adaptation les amène à reconstituer d'une façon *chimérique* la pensée et les opinions de ceux qui travaillent à la rénovation de l'Église et, *par conséquent, à les calomnier*. Facile à dire, pas facile à prouver. \*\*\* PRENONS UN CAS PRÉCIS. On accuse actuellement « les intégristes » d'avoir sinon monté de toutes pièces, du moins scandaleusement gonflé la question des « Nouveaux Prêtres ». Or, au moment même où la question bat son plein, où l'on peut croire que ceux que « les inté­gristes » ont « calomnié » seront particulièrement prudents, *Témoignage chrétien* du 8 avril 1965 publie en page 10 sous la rubrique « Église d'aujourd'hui et de demain » et sous le titre « Qu'est-ce donc qu'un prêtre ? » un article où on lit notamment ([^5]) : 34:94 (*La Théologie catholique officielle du Sacerdoce n'est pas chrétienne*)*.* « Michel de Saint Pierre diffuse (...) la conception du sacerdoce qui n'a pas encore été contestée par trois sessions du Concile Vatican II. (...) « A cause de son insuffisance, de l'absence d'une théo­logie du sacerdoce ministériel, la lettre des Pères du Concile aux prêtres n'a heureusement atteint aucun destinataire. La formulation théologique est très en retard par rapport aux réalités sacerdotales. Le prêtre ne sait pas plus que l'homme ce qu'il est. (...) Après trois sessions du Concile les prêtres sont écrasés entre la plénitude du sacerdoce, l'épiscopat, et le commencement d'émergence d'un peuple sacerdotal. « ...Nous sommes en présence d'une conception lévitique du sacerdoce qui exprime la réalité d'une Église sacramentaliste. Selon le mot hideux, les sacrements sont distribués, administrés sans référence à la foi. (...) Nous avons fait et faisons encore de la religion sans la foi. « ...Tout un monde n'a pas renoncé à sa volonté d'an­nexer l'Église. Une grande masse de pratiquants, de catho­liques formels, sont tout au plus des sacramentalisés ; ils n'ont jamais été évangélisés. Aussi ne tolèrent-ils qu'un corps social de notables, cette caste de préposés au culte, assortis d'une morale de classe : le clergé. » (*La Théologie catholique officielle de l'Incarnation n'est pas chrétienne.*) « Il faut dès lors bien reconnaître la théologie dont s'ins­pirent les conceptions lévitiques du sacerdoce : représen­tation de Dieu et comportement sacerdotal s'appellent mu­tuellement. Le prêtre confiné dans le spirituel suggère un Dieu en dehors du monde, à incarnation passée, épisodique. Le Dieu de puissance dominatrice furtivement incarné fait surgir le prêtre étranger au sort des hommes. (...) 35:94 « Tout vient d'une méconnaissance de l'Incarnation (...) Nous n'osons pas voir que Dieu lui-même se trouve dans l'histoire. Nous avons peur de ce qui donne à la foi son caractère spécifiquement chrétien : Dieu est humain. Dieu est un homme. Réponse vivante à l'appel d'un Paul Nizan : « ...C'est de ceci qu'il s'agit : énoncer ce qui est et ce qui n'est pas dans le mot *homme.* » (*Le sacerdoce authentiquement chrétien.*) « ...Or nous prêtres, nous n'avons pas donné notre vie pour devenir les figurants de la cérémonie religieuse d'une société à maintenir. Notre vitalité apostolique, notre force évangélique n'adoptera jamais la mesure du clergé. (...) « Il faut maintenant faire entendre la voix de ceux qui donnent leur vie et se voient refuser toute garantie des autorités officielles de l'Église. La seule mesure du prêtre, c'est un peuple. On ne vit pas, on ne respire pas sans un peuple. Le renoncement à l'amour d'une femme (...) ne trouve sa raison d'être que dans la nécessité d'une prodi­gieuse renaissance. Si je n'épouse pas quelqu'un, c'est pour épouser un peuple. Si je n'enfante pas tel vivant déterminé, c'est pour enfanter un peuple. Mais frustrer le prêtre de l'accomplissement conjugal en lui refusant de vivre à plein le destin politique d'un peuple, c'est le mutiler, en faire tout au plus un lévite, un membre du clergé. (...) Pour peu que nous la regardions avec lucidité, cette attitude relève d'un onanisme sacerdotal. » « ...Prêtre du Christ, je ne donne pas ma vie à l'ensei­gnement religieux. (...) L'Évêque, père du peuple de Dieu m'a imposé les mains pour inviter le monde à un compor­tement au cœur duquel se découvre sa signification vivan­te : l'amour personnel des hommes vécu jusqu'à en mourir -- Jésus-Christ. L'évêque ne m'a pas imposé les mains pour moins que ce labeur d'envergure ; sinon, ce serait un malen­tendu. » \*\*\* AINSI DONC le sacerdoce catholique, tel qu'il existe depuis la sainte Cène, centré autour de la Croix et de l'Eucharistie, n'est qu'une contrefaçon « sacramentaliste », du sacerdoce institué par le Christ ! 36:94 Ainsi donc la hiérarchie catholique n'est qu'une résurgence anti-chrétienne du sacerdoce lévitique ! Ainsi donc la plénitude du sacerdo­ce n'est que le comble de l'imposture et de la domination cléricale ! Ainsi donc les prêtres traditionnels, les prêtres selon le cœur de l'Église catholique, ne sont que les cory­phées d'une religion de classe, les complices d'un ordre injuste dont la religion couronne et cautionne l'injustice ! Ainsi donc la morale catholique n'est que le code des con­ventions sociales d'une caste de notables qui en font l'ins­trument de leur oppression ! Ainsi donc la consécration sacerdotale à Dieu n'est rien d'autre que la « sublimation » de l'oblativité conjugale : l'amour d'un peuple compris comme une participation politique à son destin proprement politique Ainsi donc l'Incarnation a aboli la transcendance de Dieu. Qui pourra jamais prouver que cet amalgame de psy­chanalyse mal digérée, de marxisme et de vocabulaire chré­tien est homogène à la foi catholique ? Car c'est le Prêtre par excellence, Jésus-Christ, qui repoussa avec horreur le messianisme politique que lui pro­mettait Satan s'il consentait à l'adorer (Mt., IV, 8-9) ; c'est le Prêtre par excellence, Jésus-Christ, qui, lors de la multiplication des pains, a transformé un succès politique en « scandale » sacramentel (Jn., VI, 1-71) ; c'est le Grand-Prêtre du christianisme, Jésus-Christ, qui a exclu toute portée politique de l'ovation que lui a faite son peuple après la résurrection de Lazare, c'est Lui qui a fait des Rameaux l'entrée triomphante dans Son Royaume -- qui n'est pas de ce monde -- alors qu'il avait là une magnifi­que occasion de prendre en mains la destinée politique de son peuple (Jn., XII, 1-36) ; c'est le Grand-Prêtre du christia­nisme, Jésus-Christ, qui, au moment de quitter les siens et de passer de ce monde au Père n'a pas donné des consignes politiques à ceux qu'il chargeait d'édifier son Église, mais un sacrement, le Saint-Sacrement, son corps broyé et son sang répandu « in remissionem peccatorum ». C'est le Prê­tre que nous adorons, Jésus-Christ, qui au lieu de rétablir le Royaume d'Israël est remonté au Ciel (Ac., I, 6-11) là où il était avant que le monde existât (Jn., VI, 62 ; XVII, 5). \*\*\* 37:94 MAIS ALORS, si ce ne sont pas « les intégristes » qui pré­tendent que la conception traditionnelle du Sacer­doce de Jésus-Christ est mise en question, si c'est l'un de ces prêtres « en avance » sur la formulation théolo­gique qui, après avoir refusé de vivre le sacerdoce confor­mément aux maximes de l'Église, en vient à exiger que l'Église « maxime sa pratique » à lui, nouveau prêtre d'un nouveau sacerdoce « historique » et d'une nouvelle incar­nation, quelle calomnie, quelle médisance y a-t-il à appeler un chat un chat et un scandale un scandale ? \*\*\* SERAIT-CE donc calomnier « la personne » de l'auteur que de faire *la preuve* de l'aberration *objective* de ses écrits ? Ce que je juge, ce n'est pas la personne, c'est l'œuvre. Si ses intentions sont droites et sa foi intacte, Dieu le sait et tant mieux ; mais les meilleures intentions du mon­de ne sauraient rien changer au sens d'un texte qui, de quelque manière qu'on le retourne, s'oppose point par point non seulement à la discipline mais aux dogmes fondamen­taux de l'Église. N'y aurait-il donc plus d'autre façon d'être juste et charitable aujourd'hui que d'accepter le dia­logue à tout prix, fût-ce sur la base d'une contestation radi­cale de l'incontestable ? Parce que quelqu'un confond, peut-être de bonne foi, la Seigneurie de Dieu avec l'aliénation de l'homme, et sa transcendance avec une extériorité au monde telle que Dieu en serait absent, devrai-je commencer par bannir du christianisme la juste notion de la transcen­dance et de la Seigneurie de notre Créateur et Maître ? Parce qu'un prêtre n'a pas su se prémunir contre la vision marxiste de la religion catholique, devrai-je le laisser ré­pandre la version communiste, de l'histoire de l'Église selon laquelle celle-ci, inféodée jusqu'à l'avènement du marxisme aux puissances d'argent et de domination, trouverait dans le socialisme et l'idée qu'il se fait de la justice sociale le « révélateur » évangélique qui lui permettrait « providen­tiellement » de devenir enfin elle-même ? Parce qu'on voit la foi et l'Église dans une optique déformante, devrons-nous pour être justes et charitables et vrais, accepter comme objective leur caricature et vomir, comme on nous en som­me, l'Église telle qu'elle a toujours été, de Jésus-Christ à nos jours, et la foi telle qu'elle l'a toujours définie pour toujours ? 38:94 Alors que des insanités comme celles que nous citons sont de plus en plus prises au sérieux par un nombre chaque jour croissant de catholiques, serait-ce par hasard semer le trouble et la division, serait-ce par hasard *médi­re* que de dénoncer *publiquement* comme un danger *public* leur *publication ?* \*\*\* IL EST TOUT DE MÊME un peu simple d'accuser « les inté­gristes » d'avoir outragé les prêtres de France en soulevant la question des « nouveaux prêtres ». Il est un peu simple d'imputer leurs cris d'alarme à leur man­que de sens pastoral, à leur orgueil de classe et à leurs parti pris politiques. Que l'évangélisation des ouvriers et des mi­lieux humbles soit au premier plan des préoccupations pastorales de nos évêques, c'est tout naturel et surnaturel et ce n'est pas du tout ce que contestent Michel de Saint Pierre, Jean Madiran et les catholiques dont ils sont les porte-parole. Nous ne contestons pas non plus la nécessité pratique où se trouvent nos Pasteurs de laisser de larges franchises à leurs prêtres missionnaires en milieu ouvrier : c'est en les laissant « essayer » telle ou telle pastorale qu'on pourra l'éprouver et mettre ainsi peu à peu au point une pastorale qui sauvegarde ce qu'il y a de pur et de droit dans les aspirations du milieu auquel elle s'adresse. Ce que nous contestons ce n'est pas l'aggiornamento voulu par l'Église, ce ne sont ni les adaptations pastorales de la Liturgie ni les efforts missionnaires d'une présentation de l'Évangile adaptée, aux hommes auxquels on l'annonce. Ce que nous contestons, ce n'est pas que des prêtres « sortent de la sa­cristie » et enseignent la doctrine sociale de l'Église. \*\*\* CE QUE NOUS CONTESTONS, c'est que des prêtres confon­dent ministère sacerdotal et engagement politique ; ce que nous refusons, c'est d'identifier avec eux démo­cratie populaire et « Peuple de Dieu ». Ce que nous trouvons injuste, c'est qu'après avoir identifié tout effort constructif de rénovation sociale avec « la construction du socialisme », des chrétiens se permettent de traiter de sectaires « politico-religieux » ceux de leurs frères qui, conformément à l'en­seignement constant de l'Église, s'opposent pour *des raisons religieuses* à la construction de la cité socialiste. 39:94 Ce que nous trouvons scandaleux, c'est que des prêtres enseignent au nom de l'Évangile, au nom de Jésus-Christ, « la construc­tion du socialisme » condamnée cent fois par l'Église du Verbe Incarné. Ce à quoi nous barrons la route de toutes nos forces et ce à quoi nous la barrerons toujours avec l'aide de Dieu, c'est à une nouvelle et insoutenable théolo­gie de l'incarnation selon laquelle l'union hypostatique des deux natures en Jésus-Christ, l'union sans confusion de la nature divine et de la nature humaine dans la person­ne du Verbe, est conçue comme une union globale de Dieu avec « le monde » (« l'homme » « le peuple »), de sorte que ce n'est plus seulement *cet* homme Jésus-Christ, qui est Dieu, mais l'homme, le peuple, le monde, et la matière elle-même -- « la sainte matière » -- qui sont substantiellement divins ; de sorte que « Dieu » et « Homme » « Spirituel » et « Temporel » « Christianisme » et « Progrès matériel » sont devenus synonymes pour un nombre chaque jour croissant de prêtres et de chrétiens. Eugène Louis. 40:94 ### Note doctrinale au sujet de l'ordre surnaturel par R.-Th. CALMEL, o.p. QUE NOUS ASSISTIONS de nos jours à une poussée géné­rale et plus ou moins dissimulée du *modernisme,* je sais bien que beaucoup ne veulent pas l'admettre. Un de leurs arguments est que ce serait trop épouvantable. Argument quand même bien faible et qui ne prouve rien contre les faits, car les faits, hélas ! ne sont pas moins réels, qu'ils soient ou non épouvantables. Nous savons du reste que le Seigneur dans sa sagesse, sa justice et sa miséricorde peut permettre des dangers extraordinaires pour son Église. Certes il en est le maître souverain, et s'il les permet c'est en définitive pour les faire concourir au bien des élus. *Diligentibus Deum...* mais il ne faut pas oublier aussi que le bien des élus peut s'accomplir à travers les attaques les plus sournoi­ses et les plus perfides du Prince de ce monde. \*\*\* En tout cas, le diagnostic redoutable de l'encyclique *Ecclesiam suam* sur « les erreurs du modernisme qui prennent une vie nouvelle sous nos yeux » n'a pas éveillé un grand écho ; je ne crois pas qu'on en parle beaucoup parmi les chrétiens, dans la prédication dominicale, les semaines religieuses, les publications d'Action catholique. 41:94 Il arrive du reste, et c'est très heureux, que des fidèles écoutant des sermons imprégnés de modernisme ou lisant des écrits pareillement gâtés mettent sous des paroles inacceptables une doctrine à peu près sûre. Mais la *pia interpretatio* ne dure pas indéfiniment ; ou bien les fidèles finissent par se trouver désorientés, mal à l'aise, et ils s'abandonnent au découragement ; ou bien, par un progrès imperceptible, ils en viennent à se laisser gagner aux thèses hérétiques. Petit à petit, mais infail­liblement, ils changent de religion. Puisqu'on le leur dit si souvent et si fort ils arrivent à penser que la religion catholique « jette du lest » qu'elle passe même par une mutation substantielle, tout à fait comparable à la fon­dation de l'Église par rapport à la synagogue. Ils arri­vent à penser par exemple que la différence des confes­sions religieuses n'importe pas au Salut éternel, encore moins à la vie d'ici-bas. Ils ne doutent plus que la morale chrétienne ne soit à réviser dans le sens d'une adapta­tion à l'histoire. Ils se disent que le véritable apostolat consiste à se faire accepter par tout le monde et ils appellent les reniements des adaptations. Ils trouvent qu'on exagère beaucoup en parlant de la perversité du communisme et que d'ailleurs il est ridicule de s'ima­giner que le diable soit à l'œuvre dans la société, a fortiori soit l'inspirateur d'une véritable contre-Église. Le péché originel est relégué parmi les conceptions dépassées d'un *christianisme tridentin ;* on ne doit plus prononcer le mot de transsubstantiation ; on n'attache plus d'importance à la présence réelle ; ce qui compte c'est le rassemblement fraternel pour le « repas com­munautaire ». On n'en finirait pas de relever les indices d'une substitution calculée, graduée, mais incontestable de la religion moderniste à la vraie religion. J'en avais déjà donné en détail des exemples navrants dans une étude sur le *sens du surnaturel* ([^6]). Ce qui frappe peut-être le plus c'est la manière insidieuse dont s'opère l'al­tération de la foi. 42:94 Les questionnaires, destinés à certaines réunions d'équipe d'Action Catholique, sont particuliè­rement révélateurs de cette manière. Ainsi dans tel bulletin ronéotypé, destiné à des militants, on part du récit de l'institution de l'Eucharistie, convenablement expliqué du reste, pour arriver, par un dégradé insen­sible et après une dizaine de questions, à proposer à la fin la définition suivante : « la messe est la réponse de Dieu à l'effort de l'homme vers la réussite et le progrès ». Qui aurait la patience de dépouiller les bulletins reli­gieux et questionnaires *officiellement* répandus parmi les chrétiens de France composerait sans peine un recueil de définitions, un *Denzinger*, qui serait l'exacte contre­partie du *Denzinger* classique. \*\*\* L'infiltration moderniste n'est pas une imagination de pourfendeurs d'hérésies. Notre résistance sera d'au­tant plus efficace que nous viserons au point central, au foyer caché à partir duquel s'organise l'infection, et qui est l'altération totale du surnaturel. Sans doute est-il sage de ne pas sous-estimer les méthodes du modernis­me, son art de faire pression et d'intimider, son système d'autorités parallèles, ses connivences avec des forces certainement anti-chrétiennes. Tout cela n'est que trop réel et il importe bien d'en être averti quand on veut mener la lutte. Mais il importe plus encore de nous affermir dans la foi, parce que le mal du modernisme consiste à vider la religion du surnaturel, à la détruire de l'intérieur par l'évacuation de tout surnaturel. Ni les livres saints, ni les dogmes définis ne sont (en géné­ral) rejetés avec franchise mais on en fournit une inter­prétation qui les fausse radicalement, qui volatilise leurs affirmations. Au profit de quoi ? Serait-ce du moins au profit d'une nature plus ou moins saine ? Pas même cela ; c'est au bénéfice d'un mythe. A la place du sur­naturel on met une nature de rêve, ou plutôt de cauchemar, parce qu'elle est confondue avec un dépassement sans fin, une évolution sans terme, une promotion indé­finie, technique et révolutionnaire, de l'humanité. 43:94 On substitue au surnaturel une humanité mythique, em­portée dans le sens de l'histoire ; autant dire qu'on sup­prime toute religion et toute transcendance pour tomber dans l'apostasie. Le plus affreux c'est que la chute est ouatée ; elle se fait sans fracas, en douceur, sans nier de front l'enseignement du Magistère. Pour répondre à un mal aussi grave, essayons de prendre conscience du caractère essentiellement surna­turel de notre religion ; nous verrons ensuite que toute notre foi peut se résumer à croire dans l'amour surna­turel de Dieu qui nous a donné son Fils unique ; un amour qui nous honore infiniment, et dont le dessein est de nous conduire à la gloire du Fils de Dieu incarné, si du moins nous souffrons avec lui. \*\*\* Nous appliquons le terme « surnaturel » aux mystè­res révélés et aux vertus qui nous donnent d'entrer dans ces mystères ; ces vertus transcendantes qui sont au-delà de toute nature spirituelle créée ou créable, qui ressor­tissent à l'ordre de la vie divine en ce qu'elle a d'abso­lument propre et réservé. Quelles vertus ? D'abord cette faculté de connaissance qui est la foi théologale, qui surpasse à l'infini nos possibilités naturelles de connaître car elle se prononce avec certitude, « à cause de l'auto­rité de Dieu révélant » sur l'intimité de Dieu, impéné­trable à aucune créature : la Trinité des personnes, la filiation divine de Jésus-Christ, la maternité divine de la Vierge, l'efficacité infinie de la Passion, la sainteté de l'Église. L'espérance théologale n'est pas moins sur­naturelle puisque son attente porte sur ces biens divins qui sont au-delà de toutes nos aspirations et sur la grâce de Jésus-Christ qui nous les fait mériter ; cette attente est ferme et inébranlable parce qu'elle se fonde sur le secours de Dieu toujours suffisant, sur la Rédemp­tion surabondante. 44:94 La charité enfin est surnaturelle puisqu'elle établit notre cœur au-delà de tout amour créé, et quels que soient les inévitables renoncements, dans l'ami­tié de Dieu lui-même ; nous sommes alors capables de vouloir le bien divin pour tous nos frères, même nos pires ennemis ; nous les aimons *afin qu'ils croient en Dieu.* Cependant, la foi, l'espérance, la charité, qui suré­lèvent à l'infini les capacités de savoir, de désir, de souvenir, d'attachement et de don présupposent que la substance humaine soit surélevée au plus intime de soi ; le jaillissement de tels actes ne peut se passer d'une source dans la profondeur de la substance, et c'est la grâce. La grâce est cette nouvelle nature, au cœur de notre nature, qui fait de nous des enfants de Dieu dans le Christ, *qui nous rend participants de la nature divine,* selon les paroles mêmes de saint Pierre. Il serait faux d'imaginer la grâce comme une sorte de fronton qui s'ajoute à un édifice, qui achève sa beauté, mais en lui demeurant extérieur. Il faut plutôt la comparer à la sève qui monte du cep dans les branches ; elle nous pénètre en effet à l'intime de nous-même, de sorte que nous vivions en enfants de Dieu comme surélevés en ce que nous avons de plus propre et personnel. -- Sans doute, même devenus enfants de Dieu, nous continuons de faire beaucoup d'actes dont l'objet demeure naturel, à la portée de notre nature : composer une œuvre d'art ou faire prospérer des champs et des vignes ; fonder un foyer ou servir notre patrie. Il reste que les actes natu­rels eux-mêmes, les vertus naturelles elles-mêmes doi­vent être accomplis dans un climat de grâce ; les vertus naturelles doivent s'exercer dans la charité, de sorte que les actions qui en procèdent prennent un sens et reçoi­vent un mérite surnaturel, non certes par leur objet qui est de la terre et de la vie d'ici-bas, mais par le mode et l'animation qui viennent d'En-Haut. -- C'est du reste d'autant plus nécessaire que, sans la grâce, les vertus naturelles ne tardent pas à tourner court ; notre nature pécheresse et blessée depuis Adam n'est plus en mesure d'atteindre, longtemps et comme il faut, même ses fins naturelles ; elle a besoin pour y parvenir d'être guérie et surélevée par la grâce qui descend du Cœur du Christ. 45:94 Fonder un foyer par exemple est la chose la plus natu­relle du monde ; c'est inscrit dans le cœur et dans la chair des hommes. Qui ne voit cependant que, hors de la grâce, l'amour humain est vite obligé d'avouer ses faiblesses et son impureté ; de même hors de la grâce l'éducation des enfants ne réussit pas à éveiller le meil­leur de leur être ; en tout cas ne préserve que fort imparfaitement les frêles bourgeons de la vertu, les premiers commencements de fidélité à la loi divine. De tout ceci retenons deux choses : d'abord c'est bien à l'intime de notre nature que la grâce nous guérit et nous surélève, nous rend capables de vivre toujours plus en enfants de Dieu ; ensuite c'est en vue d'un objet sur­naturel, en vue précisément de vivre toujours plus en enfants de Dieu, que nous sommes surélevés et guéris. Le plus chétif d'entre nous est rendu capable par le bap­tême (ou par la pénitence après le baptême) de demeu­rer en Dieu Père, Fils et Saint-Esprit, de se mouvoir dans cette vie ineffable qui est propre au Seigneur Dieu, d'être établi en cet ordre de *la grâce et de la vérité qui ont été faites par Jésus-Christ.* Notre exposé de la vie surnaturelle serait mutilé si nous omettions de mentionner en plus de la foi, de l'espérance, de la charité, et d'abord de la grâce, les vertus morales infuses et les sept dons du Saint-Esprit. Par ces dons mystérieux la vie morale et surtout la vie théologale ne sont plus abandonnées à la seule interven­tion de notre liberté débile et pécheresse ; au contraire c'est l'Esprit Saint qui prend en main tout notre agir, qui l'inspire et le meut de sorte qu'il devienne digne de Dieu et vraiment conforme au Modèle Unique, Jésus-Christ Notre-Seigneur. « *Ceux qui sont conduits par l'Esprit-Dieu ceux-là sont les enfants de Dieu.* (Rom. VIII, 14.) 46:94 Cependant cet univers surnaturel dans notre état présent n'existerait pas sans l'Homme-Dieu, sans le Christ Jésus né de la Vierge Marie, sans l'Incarnation rédemptrice et la sainte Église. Dès lors le mot surna­turel doit évoquer, plus encore que notre participation à la vie divine, celui qui en est *l'auteur et le consomma­teur*, cet homme infiniment à part entre les hommes et les anges, cet homme-Dieu qui est Jésus-Christ ; né de la femme dans le temps humain cet homme n'est pas, cependant, une personne humaine, mais le Fils de Dieu en personne, engendré du Père dans l'éternité. Étant Fils de Dieu il a consacré la virginité de Notre-Dame, la Vierge Marie, l'ayant d'abord préservée de tout péché ; il en a fait sa digne mère, associée à son œuvre de salut comme la nouvelle Ève au nouvel Adam. Cet Homme-Dieu ayant souffert pour nous mort et passion n'a pas seulement laissé un exemple ineffable de sainteté, mais encore il a lavé réellement de ses péchés toute l'espèce humaine ; sorti vivant du tombeau le troisième jour, il a envoyé le saint-Esprit, il vivifie et garde son Église, il gouverne l'histoire, il reviendra juger les vivants et les morts. Ainsi l'ordre surnaturel embrasse le mystère de la participation des hommes et des anges à la vie de Dieu par la grâce ; le mystère de la constitution de l'Homme-Dieu ; le mystère de son œuvre rédemptrice, accomplie dans sa Passion et sa Résurrection, continuée par l'Église. Enfin puisque le but de l'Incarnation rédemptrice est de nous faire vivre dès maintenant comme des enfants de Dieu ([^7]), il apparaît que la réalité surnaturelle par excellence c'est Dieu même en la vie intime de ses trois Personnes, la Trinité sainte ; non le Dieu des philo­sophes, connaissable à partir de la création, mais le *Dieu* de Jésus-Christ qui ne saurait être connu, espéré, aimé, possédé, sinon par grâce, dans le Christ Jésus et son Église. Car nul ne connaît le Fils sinon le Père ; et nul ne connaît le Père *sinon le Fils* et celui à qui le *Fils* aura voulu le révéler ([^8]). Nous entrevoyons dès lors les étage­ments de l'ordre surnaturel et ses liaisons organiques : la sainte Trinité ; Père, Fils et Saint-Esprit ; l'Incarna­tion rédemptrice, la grâce des vertus et des dons en Jésus-Christ, au sein de l'Église, puis la consommation de toutes choses lors de la Parousie, la résurrection, le jugement de gloire et de condamnation. \*\*\* 47:94 De tout ceci le fondement se trouve dans l'Écriture. Encore que le mot « surnaturel » n'y figure pas, cepen­dant si l'ordre surnaturel n'était pas une réalité l'Écriture deviendrait inintelligible. Inutile de prétendre que l'Évangile est plus simple que les définitions dogma­tiques, car la simplicité de l'Évangile ne serait qu'un vide trompeur si les définitions dogmatiques au sujet du surnaturel étaient une spéculation gratuite. Evangelium Regni, dit saint Matthieu, l'Évangile du Royaume. Mais qu'est ce Royaume qui ne vient pas de ce monde, qui ne dispose pas de forces armées, qui de toute évidence ne peut être confondu avec aucun des royaumes terrestres, -- qu'ils soient honnêtes d'ailleurs et ordonnés au bien commun ou tyranniques et pervers ? « Je te donnerai tous les royaumes du monde » disait Satan à Jésus-Christ au jour de la tentation. Cette promesse n'eut pas la moindre prise sur l'âme du Seigneur ; manifestement ce langage lui était étranger. Lorsque Jésus annonçait le Royaume il désignait la vie de la grâce, la rénovation surnaturelle de notre cœur, la sainte Église, et non pas les royaumes de ce monde -- encore qu'il soit évident que la vie de la grâce tire à conséquence pour le statut des royaumes de ce monde. D'aucuns n'ont voulu voir autre chose dans l'Évangile du Royaume qu'une morale supérieure, l'amen­dement des mœurs, l'amour confiant dans le Père cé­leste, la bienveillance envers tous les hommes. Pour sûr la rénovation intérieure est une part essentielle de l'en­seignement de Jésus. Mais à quel niveau est-elle située ? Au niveau de la sagesse des philosophes ou à celui de la vérité et de l'amour éternels ? -- Lorsque Jésus nous donne le précepte nouveau de nous aimer comme il nous a aimés il fait bien allusion à la bienveillance envers notre prochain, mais c'est une bienveillance qui passe infiniment l'homme ; il est précisé en effet d'aimer *comme lui-même* nous a aimés. 48:94 De même lorsque Jésus proclame : si *le Fils de l'homme vous délivre alors vous serez vraiment libres,* il s'agit à n'en pouvoir douter, d'une libération au-delà de nos forces qui est un effet de l'union à Dieu, qui est nécessairement réservée au pouvoir du Rédempteur. De même encore lorsqu'il affirme : *nul ne vient au Père que par moi, il* désigne une connaissance et un amour qui procèdent de lui seul, qui transcendent à l'infini les lumières de notre intelli­gence, les effusions de notre cœur. C'est tout l'enseignement moral de l'Évangile qui s'inscrit dans l'ordre surnaturel. Le tirer de cette attitude c'est le rendre inintelligible. La loi nouvelle, cette loi qui consiste avant tout dans la grâce et le Saint-Esprit, se résout alors en un code bizarre de moralité, tour à tour paterne et subversif, qui n'a plus que l'apparence de la loi nouvelle. Du reste ce qui dans l'Évangile importe plus encore que la doctrine morale et l'annonce du Royaume ce sont les affirmations de Jésus sur sa propre personne et sur la société religieuse qu'il est venu fonder. Or la lecture des textes fait ressortir immédiatement que Jésus s'est donné comme le Fils de Dieu en personne cependant que la société religieuse qu'il établit est présentée comme seule véritable, seule assistée de Dieu infailliblement, seule habitée par le Saint-Esprit et comblée de ses dons. Même sans recourir pour l'instant aux miracles et aux prophéties qui prouvent si clairement le caractère intrinsèquement surnaturel de l'Évangile ; même en nous limitant aux prérogatives que le Seigneur s'attri­bue en toute tranquillité, que peuvent signifier en de­hors de l'ordre surnaturel des paroles comme celles-ci : « Je vous donne ma paix, je ne vous la donne pas comme le monde la donne... Le Prince de ce monde va être jeté dehors... Ceci est mon sang versé pour vous et pour la multitude humaine en rémission des péchés... Je vous donnerai le Paraclet que le monde ne peut recevoir. » Il nous faut situer l'Évangile dans le surnaturel ou le déclarer vide ; il n'existe pas de troisième position, de position intermédiaire. 49:94 C'est trahir la lettre de l'Évangile autant que son esprit de vouloir en faire soit une expression, entre bien d'autres, de la religiosité hu­maine, soit une étape marquante, mais seulement une étape, sur la route sans fin de l'évolution religieuse de l'humanité. Pour ce qui est du culte chrétien, sa qualité surnatu­relle, son contenu de grâce nous est manifesté de la ma­nière la plus parlante. Celui qui assiste religieusement à la Messe par exemple, la Messe avec la consécration, les prières du Canon, la communion ne peut pas la réduire à un culte qui contiendrait simplement la ré­ponse aux aspirations naturelles de l'homme, qui serait situé à leur niveau. Le prêtre qui définissait le sacrifice eucharistique comme « la réponse de Dieu à l'effort de l'homme vers la réussite et le progrès » n'avait pas pris conscience, du moins je le suppose, de ce qu'il faisait et disait. Car l'effort de l'homme vers la réussite et le pro­grès vise un objet naturel, bien souvent d'ailleurs gâté par nos chimères et nos convoitises ou par des mythes insensés ; mais ce que Jésus nous apporte en offrant à la Messe, par le ministère du prêtre, son corps et son sang divin c'est la rémission des péchés, la réconcilia­tion avec Dieu, l'accès à la vie même de Dieu ; ce sont des biens célestes *que l'œil de l'homme n'a pas vu*, *que son cœur ne peut se représenter ;* or l'effort de l'homme vers le progrès et la réussite n'a point cette élévation, n'est pas situé dans cette zone. Sans doute le saint sacri­fice se reverse-t-il en bénédictions merveilleuses sur les réalités de cette terre et c'est pour cela d'ailleurs que nous trouvons dans le Missel des oraisons contre la famine, les guerres et toute pestilence. Cependant les bénédictions sur les biens de la terre aussi désirables soient-elles sont un effet de surcroît ; l'effet propre et premier de la sainte Messe, comme l'expriment claire­ment les paroles de la consécration, c'est la rémission des péchés, l'adoration parfaite, l'accomplissement de l'œuvre de notre Rédemption par l'offrande du corps et du sang du Christ, rendu réellement présent sous les espèces eucharistiques. \*\*\* 50:94 Voilà donc exposé en bref l'ensemble du mystère surnaturel. Si nous recherchons pourquoi cet ordre, et pourquoi dans cette forme, nous devons conclure : parce que cela convenait souverainement à l'amour de Dieu. Dieu a tant aimé le monde qu'il lui a donné son Fils unique afin que quiconque croit en lui ne périsse pas, mais qu'il ait la vie éternelle. (Jo. 111, 16.) Précisons qu'il a donné son Fils au monde par l'Immaculée Vierge Marie, ensuite que le salut ne peut être réalisé qu'à l'inté­rieur du Royaume à la fois saint et « juridique » cons­titué par le Fils de Dieu -- à l'intérieur de l'Église ; *hors de l'Église pas de salut.* Certes on voit sans peine comment la surélévation de l'homme et de l'ange à la vie même de Dieu -- infini­ment au-dessus des corps et des esprits -- convenait à l'amour divin. On saisit sans difficulté que, le propre de l'amour étant de se répandre, c'est par amour que Dieu a créé ; à plus forte raison c'est par amour qu'il fait participer à sa vie absolument propre et réservée la créa­ture spirituelle. Mais la permission du péché et la dam­nation comment comprendre qu'elle convenait au su­prême amour ? De même quelle convenance existe entre le suprême amour et la croix du Christ, et nos propres croix si nous voulons vivre dans le Christ ? Et encore quelle convenance entre l'amour infini et la situation d'une Église qui est sainte sans doute, mais composée de pécheurs ; une Église où il peut toujours arriver à ceux qui détiennent les pouvoirs sanctifiants d'en faire un si mauvais usage qu'ils dégoûtent leurs frères d'y recourir ? Enfin convenait-il à l'amour divin de faire durer l'histoire dans ces conditions cruelles et périlleuses où le péché est toujours au travail ; où persécutions et hérésies recommencent périodiquement ; tandis que se préparent les grandes ténèbres de l'avènement de l'An­téchrist ? 51:94 Toutes ces questions se résument en une seule : puis­que l'ordre surnaturel est le signe par excellence de l'amour de Dieu, comment n'a-t-il point supprimé le mal ? Comment se fait-il qu'il coexiste avec le mal ? Voici la réponse, conforme à la doctrine de la foi, des Pères et des théologiens ([^9]). Sans doute un ordre surna­turel miraculeux n'est pas impensable ; on peut ima­giner sans tomber dans l'absurde que les anges et hommes eussent été créés dans l'état de terme et de béa­titude ; selon cette hypothèse, pas de souffrance, ni de péché, ni d'Enfer ; mais aussi, selon cette hypothèse, la liberté de l'être spirituel n'était pas honorée puisqu'il était créé dans la béatitude sans avoir à choisir et à mé­riter. Or c'est une preuve d'amour de la part du Créa­teur d'honorer la liberté qu'il a créée en lui donnant de se déterminer d'elle-même, secourue par la grâce, avec tous les risques que cela comporte. Parmi d'autres voies possibles, le Seigneur Dieu a choisi pour sa créature spirituelle une voie qui respecte, qui honore la liberté de la créature, en tenant compte de sa condition conna­turelle qui est la défectibilité. Ce qui est connaturel à des libertés défectibles (c'est-à-dire à toutes les libertés créées) c'est qu'elles ne soient pas nécessairement indé­fectibles ; qu'elles défaillent quelquefois. Dieu n'a pas voulu abolir cette règle. Ce n'est certes pas un défaut de son amour. Nous y voyons au contraire la preuve d'un amour qui traite avec honneur les êtres qu'il a créés ; un amour qui veut être aimé librement par sa créature, au risque d'être méprisé ou trahi. Sans être pour rien dans aucun péché, le Dieu très saint respecte les libertés créées au point de permettre le péché. Il le permet, mais il est évident qu'il n'y prend aucune part, sinon il ne serait pas la sainteté, l'innocence même. *Sanctus Dominus Deus Sabaoth*. 52:94 Si nous nous demandons comment Dieu qui permet le péché n'en est aucunement responsable, nous devons répondre que la volonté permissive de Dieu, qui crée les libertés et les meut de l'intérieur, ne peut pas être assimilée à la volon­té d'une créature laquelle par définition est inapte à créer une liberté et à la mouvoir. Vouloir permettre le mal ne peut pas avoir la même signification selon qu'il s'agit de l'homme ou de notre Père qui est dans les cieux. Ainsi Dieu a-t-il permis le péché, le *mal de coulpe ;* et il a voulu le *mal de peine* qui en est le nécessaire châti­ment. -- Quant à l'éternelle damnation la cause pre­mière n'est pas à chercher en Dieu mais bien dans la révolte obstinée de la créature contre l'invitation de l'amour divin. Dieu ne prédestine personne à l'éter­nelle damnation mais c'est la créature (ange ou homme) qui prend l'initiative première de se destiner à l'Enfer par le refus obstiné de l'appel de Dieu ; et Dieu fait tout pour prévenir ce refus, car sa grâce est toujours suffisante. A la différence de l'ange qui est esprit pur et se décide irrévocablement dans un éclair d'intuition l'homme, composé d'esprit et de matière, est sujet à la succession, au changement, aux variations et aux reprises. Il est susceptible de repentir et de conversion. Il est donc sus­ceptible d'être racheté après son péché. Si Dieu l'a racheté c'est évidemment par pure miséricorde ; et c'est par un excès de cette pure miséricorde qu'il l'a racheté avec la surabondance que nous savons, puisqu'il a donné pour nous son propre Fils. *Qui propter nos hommes et propter nostram salutem descendit de cœlis et incarnatus est... Il n'a épargné son propre Fils,* dit saint Paul, *mais il l'a livré pour nous tous* (Rom. VIII, 32). Ainsi l'ordre primitif de la grâce, l'ordre surnaturel en son premier état, celui d'Adam et Ève au Paradis ter­restre, n'a sans doute pas été restauré ; mais il a été remplacé dans le Christ par un état plus beau. Les pri­vilèges préternaturels n'ont pas été rendus car il ne convenait pas que l'humanité fut dispensée des peines et de la mort encourues justement ; mais ce qui nous a été donné est plus beau sans comparaison que l'état de jus­tice originelle, puisque *le Verbe s'est fait chair et de­meure parmi nous :* puisqu'il rend au Père un amour, une adoration, une réparation sans prix ; 53:94 puisque désormais notre amour, notre adoration, nos épreuves répara­trices sont dans une relation intrinsèque avec sa charité de Verbe de Dieu Rédempteur ; puisque toute notre vie de grâce est agréée par le Père dans la grâce de son Fils unique -- car *c'est de sa plénitude que nous avons tout reçus.* Lorsque nous contemplons un crucifix nous savons que la souffrance du Christ est inimaginable et que le péché est affreux, mais nous savons aussi que le péché est réparé avec une surabondance extraordinaire et que notre Père du Ciel reçoit un amour digne de lui, et combien meilleur que celui d'Adam. Cela nous le sa­vons encore plus au moment de la consécration à la sainte Messe lorsque le corps et le sang du Fils unique deviennent réellement présents sur l'autel et sont offerts réellement pour notre salut. Or la présence réelle, la consécration, le sacerdoce catholique dureront parmi l'humanité indéfectiblement jusqu'à la Parousie, et même pendant l'envahissement des ténèbres dans les années de l'Antéchrist. Vraiment l'ordre surnaturel qui existe de fait, en­core qu'il ne soit pas miraculeux, est le signe d'un amour confondant. Comment ne pas nous écrier avec l'Apôtre bien-aimé : *credidimus caritati quam habet Deus in nobis :* Nous avons cru à l'amour de Dieu pour nous (I Jo. IV, 16). C'est faute d'une foi suffisante en cet amour que nous sommes portés à perdre courage lors­que nous faisons l'expérience que l'ordre actuel de la grâce n'est pas miraculeux. Par ailleurs cette foi dans l'amour de Dieu nous permet de réduire l'objection tirée de la condition présente de l'Église qui est compo­sée de pécheurs (avec tous les péchés possibles) encore qu'elle soit sainte et sans péché, sans tache ni ride. Il convient en effet à l'amour de Dieu de vouloir que l'Église soit sainte dans la conformité à Jésus-Christ ; et donc qu'elle soit sainte à travers la souffrance qui vient de la lutte contre le péché, à travers les épreuves de toute sorte, non seulement les persécutions de ceux du dehors mais encore à l'intérieur les tracasseries, les per­fidies, les trahisons des fidèles qui sont tièdes ou méchants. On peut certes concevoir pour l'Église un état particuliè­rement favorisé dans lequel la souffrance lui viendrait uniquement de l'extérieur et jamais de membres tièdes ou méchants. 54:94 C'est bien à un tel état que l'Église aspire ; elle en approche dans les périodes de grande ferveur. Cependant il plaît à Dieu qu'elle ait aussi à porter la croix plus ou moins fréquente, plus ou moins lourde, des médiocres, des traîtres, des faux frères et même parfois des suppôts de l'apostasie qui se dissimulent et s'orga­nisent dans son propre sein ; *in sinu et gremio Ecclesiœ,* disait saint Pie X. Le Seigneur ne fait pas toujours le miracle de la préserver de cette épreuve, la plus cruelle de toutes, la plus redoutable. Cependant, même cette épreuve, *puisqu'elle est un genre de conformité à la Passion du Christ,* est certainement une preuve d'amour. Comme c'est une preuve d'amour que l'histoire de l'humanité doive se dérouler immanquablement, jusqu'à la Parousie, dans cette condition dramatique qui est la lutte de la cité de Satan avec ses deux bêtes contre la Cité de Dieu, la sainte Église. Les vicissitudes boulever­santes de ce combat ne sont pas un scandale pour notre foi dans l'amour, parce que nous sommes sûrs que Satan est vaincu d'avance ; parce que le Christ avec la pléni­tude indépassable de sa lumière et de sa grâce demeure chaque jour avec nous ; parce qu'il fait durer les siècles en vue de nous faire participer à sa victoire en nous faisant participer d'abord à sa passion : à tout moment il est vainqueur et nous donne de vaincre avec lui ; ja­mais assurément il n'est vaincu par le diable. Quand on lit l'Apocalypse, ce grand livre de la révélation divine sur la raison d'être de la durée de l'histoire, sur le pour­quoi de la lutte de l'Église, le pourquoi des châtiments divins, quand on lit les révélations de saint Jean exilé à Patmos, on comprend encore mieux que si notre Dieu prolonge les siècles c'est avant tout pour la manifesta­tion de son amour, en vue de permettre une participa­tion multiforme à la grâce et à la victoire de Jésus-Christ. \*\*\* Ce qui détourne souvent les hommes de croire au surnaturel et à l'amour de Dieu c'est la séduction des faux messianismes. Le récit des trois tentations du Sei­gneur est à ce point de vue tout à fait éclairant, il con­vient de le méditer à nouveau ([^10]). 55:94 Pourquoi donc le Seigneur a-t-il refusé de changer les pierres en pains ? Pourquoi n'a-t-il fait non plus le miracle fantastique et gratuit de tomber indemne du haut en bas du pinacle du temple, de sorte que les hommes sachent bien que la religion nous met désor­mais tout naturellement à l'abri des suites fâcheuses de nos actes les plus insensés, empêche notre démesure et notre orgueil de porter leurs fruits de mort ? Enfin pourquoi n'a-t-il pas accepté cette domination univer­selle dont la paix générale aurait été la conséquence ? Est-ce qu'il ne lui suffisait pas de se mettre à genoux devant l'Ennemi pour que l'humanité fut à jamais déli­vrée de la faim, comblée de miracles, établie dans l'uni­té et la tranquillité ? Non assurément. D'abord il était impensable que le Sauveur des hommes s'agenouille devant le tentateur, devant *celui qui est homicide dès le commencement* (Jo. VIII, 44). Et même si le Seigneur (par une hypothèse absurde) eût consenti à cette pros­ternation, un tel sacrilège fut demeuré effroyablement vain. Certes la promesse de Satan était très explicite : *haec omnia tibi dabo*, mais c'était un immense mensonge. Cette promesse faisait abstraction de la purification du cœur et de la conversion à Dieu ; elle ne contenait au­cun sens digne de Dieu ([^11]) ; dès lors elle était absolument irréalisable. Nous ne pouvons en effet avoir part à la vraie paix, à la vraie béatitude, si notre âme n'est point purifiée ; et comment cette purification serait-elle pos­sible si nos aspirations les plus mélangées, les plus em­poisonnées de convoitises, étaient tranquillement satis­faites ainsi que le suggérait Satan. 56:94 Admettons que les propositions du diable qui se situaient à un tout autre niveau que l'union avec Dieu aient été réalisées par le Seigneur, que serait-il arrivé ? Notre cœur n'ayant pas été d'abord purifié, converti, uni à Dieu par l'amour, l'abondance des biens matériels aurait engendré le dégoût ; la facilité de vivre assurée par des miracles fantastiques aurait provoqué un ennui sans fond et même le désespoir ; la paix générale n'au­rait pu tenir sans le recours à l'oppression, à l'esclavage plus ou moins déguisé, au conditionnement systéma­tique, puisque la psychologie des pécheurs que nous sommes serait demeurée, d'après la proposition du ten­tateur, étrangère à la loi divine et à la sanctification. En vérité les promesses de Satan, parce qu'elles ne vou­laient rien savoir de notre conversion et de la croix qui en est inséparable, n'étaient qu'un mirage inventé par l'Enfer ; un mirage peut-être assez bien monté mais qui s'éloigne à l'infini et ne saurait nous conduire à la béa­titude. Ainsi le Seigneur a-t-il opposé un refus catégorique. Ainsi l'Église du Seigneur, la seule véritable, continue au long des siècles à refuser le messianisme satanique, -- le messianisme des pierres transmuées en pains ; des inter­ventions miraculeuses dans l'intérêt de nos caprices ; de la paix des royaumes fondée sur le totalitarisme de l'État. Le Seigneur a rejeté toutes les propositions de Satan. Il n'a voulu autre chose pour l'humanité que le salut surnaturel, l'accès à la vie même de Dieu par la conversion du cœur et le consentement à la croix. Il nous a introduits dans le bonheur et la paix de Dieu par pure grâce, -- une grâce accordée à des pécheurs qui ont à porter la croix avec lui. Est-ce à dire que rien n'ait été modifié dans la condi­tion temporelle de l'humanité ; que nous ayons en parta­ge la vie et le bonheur de Dieu sans que rien ne bouge dans notre univers de misère et d'injustice ? Non assu­rément. Et depuis vingt siècles nous voyons les consé­quences, dans l'ordre même des choses ici-bas, de la volonté du Seigneur de nous apporter le salut surnaturel et le salut par la croix, en refusant tous les faux messia­nismes.  57:94 -- Sans doute les hommes ont-ils continué d'avoir faim ; mais depuis la passion du Seigneur les vrais fidèles, ayant préféré le pain eucharistique à la nourriture du corps, sont devenus capables en vertu de cette préférence de secourir le prochain, dans sa détres­se spirituelle et physique, au péril de leur vie elle-même. Les pierres n'ont pas été transmuées, la sentence édic­tée contre notre race *de manger le pain à la sueur de notre front* n'a pas été rapportée, mais, depuis le jeudi-saint et l'institution de l'Eucharistie, on a vu fleurir parmi les hommes une charité et une bonté dont jusque là on n'avait pas d'exemples. La détresse et le malheur n'ont pas été abolis, mais ils sont illuminés. De même les guerres ont continué de semer la déso­lation ; la nécessité demeure pour les patries et les socié­tés de veiller et de se défendre ; par ailleurs on a vu s'allumer des persécutions religieuses d'une ampleur et d'une férocité inouïes. Mais depuis le crucifiement du vendredi-saint et le *Pax vobis* du matin de Pâques, guer­res et persécutions sont éclairées d'une lumière divine ; on a vu, on verra toujours des centurions dignes de Dieu, des cohortes de soldats chrétiens et l'armée radieuse des saints martyrs : *Te martyrum candidatus laudat exercitus*. Des peuples et des nations ayant accepté la régence du Christ sont parvenus, malgré la poussée con­tinuelle de l'iniquité et du mensonge, à fonder la paix sur la fidélité à l'Église et le respect du droit naturel des hommes rachetés ; ils ont fait fleurir une pensée chrétienne, un art chrétien ; ils abritent d'innombrables foyers qui vivent en paix dans l'héroïsme inapparent des humbles fidélités domestiques. \*\*\* Le messianisme irrévocablement choisi par le Sei­gneur et son Église et qui n'est pas de ce monde, qui est surnaturel et crucifié, bien loin d'être inopérant dans l'ordre de la cité temporelle se reverse au contraire en bienfaits merveilleux. 58:94 Il est aussi, il sera toujours l'oc­casion de conflits déchirants au sujet des choses de la terre parce qu'il n'admet pas que nous en fassions notre tout. *Cherchez d'abord le Royaume de Dieu et sa justice et le reste vous sera donné par surcroît*. Si le monde refuse ce messianisme c'est moins encore parce qu'il est crucifié que parce qu'il est surnaturel. Le monde, pour accepter de la part des chrétiens le pain et l'aumône, voudrait qu'ils ne leur soient pas présentés par des mains qui ont tenu le corps du Christ et le pain céleste. Pour accueillir de la part des chrétiens la paix et l'ordre, le monde voudrait qu'ils ne leur soient pas proposés par des hommes *qui adorent Dieu en esprit et en vérité* et qui aspirent d'abord à la paix d'un cœur purifié et con­verti. En un mot le monde voudrait de surcroît du Royaume de Dieu et du messianisme de Jésus-Christ en commençant par refuser ce Royaume et la qualité surnaturelle de ce messianisme. Le monde ne supporte pas un amour de Dieu qui nous offre un Royaume surnaturel et crucifié. N'impor­te quoi, mais pas un tel amour ! Mais un Dieu qui aime des pécheurs peut-il leur offrir un Royaume d'une au­tre espèce ? C'est faute de croire que Dieu aime à la manière de Dieu que le monde moderne abaisse les mystères révé­lés ; il multiplie ses efforts et ses machinations pour parvenir à vider et falsifier les saints mystères. Croyons que Dieu nous aime d'une façon divine et nous accep­terons l'ordre surnaturel, tel qu'il nous est donné à jamais en Jésus-Christ. Nous saurons aussi que le Sei­gneur dispense des bienfaits terrestres de surcroît mais ces bienfaits terrestres ne sont pas comme ceux du monde et ils procèdent d'une autre source ; ils sont accordés par le Seigneur (à la prière de Notre-Dame) à ceux qui cherchent d'abord le Royaume céleste, royau­me surnaturel et crucifié. R.-Th. CALMEL, o. p. 59:94 ### Théologie et psychologie de la Foi par Paul PÉRAUD-CHAILLOT *Est triplex cognitio hominis de divinis. Quarum prima est secunduni quod homo naturali lumine rationis per creaturas in Dei cognitionem ascendit. Secunda est secundum quod divina veritas, intellectum humanum exce­diens, per modum revelationis in nos descendit ; non, ta­men quasi demonstrata ad videndum, sed quasi sermone prolata ad credendum. Tertia est secundum quod mens humana elevabitur ad ea quae sunt revelata perfecte intuenda* Il est pour l'homme une triple connaissance des cho­ses divines. La première consiste en ce que l'homme, par la lumiè­re de la raison naturelle, s'élève à la connaissance de Dieu. La deuxième, en ce que la Vérité divine, qui dépasse l'intellect humain, descend en nous, par mode de révéla­tion, non pourtant comme démontrée et à voir, mais comme proférée en parole et à croire. La troisième consistera en ce que l'esprit de l'homme sera élevé à la parfaite intuition de ce qui a été révélé. Saint THOMAS D'AQUIN : *Somme contre les Gentils, Proœmium* du Livre IV. LA FOI aux mystères divinement révélés est elle-même un mystère. Tout fidèle qui réfléchit en a conscience ([^12]). Tout théologien, surtout formé à l'école de Saint Tho­mas d'Aquin en qui l'Église vénère son « Docteur commun » et qu'elle loue spécialement d'avoir parfaitement distingué l'ordre surnaturel de l'ordre naturel, le sait et sait pourquoi... 60:94 Ces mystères divins inaccessibles en eux-mêmes non seulement à la raison humaine, mais à toute intelligence créée laissée à ses seules forces de nature, sont proposés à l'adhésion de l'homme voyageur en énoncés humains, dans les pauvres mots de nos langues terrestres, par des prophè­tes à qui Dieu parle et qu'il inspire et qui parlent en son nom, puis par Jésus-Christ lui-même, Verbe incarné, hom­me-Dieu, Révélateur des secrets du Père. « *Après avoir à bien des reprises et de bien des manières parlé jadis à nos pères par les prophètes, Dieu en ces temps qui sont les der­niers, nous a parlé à nous par le Fils qu'il a établi héritier de toutes choses et par qui il a créé le monde*. » Ainsi commence solennellement l'Épître aux Hébreux. Et cette révé­lation achevée à la mort du dernier des apôtres choisis par Jésus-Christ et envoyés par lui dans le monde prêcher et baptiser, faire part de ce qu'il leur avait appris, est trans­mise aux croyants des générations successives par l'Église, dont il est de foi que le Christ est avec elle jusqu'à la fin, et qu'elle est infaillible ([^13]) par l'assistance de l'Esprit du Père et du Fils. La foi se donne elle-même comme attei­gnant Dieu dans l'intimité de sa vie, au-delà des formules vraies, comme appuyée sur la seule autorité de Dieu révéla­teur. Elle n'est possible et cela aussi fait partie de son contenu que par une lumière essentiellement surnaturelle, qui donc ne peut venir que de Dieu, le surnaturel subsis­tant. Comment ne serait-elle pas un mystère ? Aussi bien, pour se faire une juste idée de la foi, faut-il soi-même l'avoir. Aux yeux de l'incroyant, à qui manque ce *Lumen fidei*, surtout s'il est sous l'influence d'idéologies et de philosophies hostiles à la religion, la foi en Dieu, au Christ, à l'Église, à l'au-delà, à la résurrection des corps, paraît folie, illusion lamentable, aliénation de l'homme, captivité indigne de lui, cancer haïssable de l'esprit humain, à extirper totalement pour rendre l'homme à lui-même et à ses tâches temporelles. C'est la raison profonde des per­sécutions contre les chrétiens, surtout des plus récentes et qui n'ont pas cessé. 61:94 L'incroyant de meilleure composition et porté à la bienveillance et à la tolérance, surtout s'il est éprouvé sans être révolté contre le sort, constatant chez les croyants fervents le réconfort qu'ils puisent dans leur foi, l'inspiration de générosité et de dévouement à autrui qu'ils y trouvent, peut aller jusqu'à envier leur foi, regretter de ne l'avoir pas, souhaiter l'avoir pour être consolé, fût-ce par une illusion. Mais les premiers, les idéologues antireligieux, ont une idée toute contraire à la réalité ; les derniers, les bienveillants, n'ont qu'une idée bien imparfaite de la foi. Ils ne voient pas qu'elle vient d'En-Haut. Ils ne la regardent que d'en-bas. Et comment pourraient-ils faire autrement ? (Mais à travers tous les obstacles et toutes les opacités, la grâce peut se frayer un chemin et conduire les plus in­croyants à la foi la plus ferme et la plus héroïque, et c'est ce que demandent les chrétiens pour leurs persécuteurs les plus implacables et pour les sceptiques et indifférents.) Seule la théologie sacrée, dont les vérités de foi sont les principes, peut donner de ce mystère de la foi et des mys­tères qui en sont l'objet, une notion vraie, une certaine explication. Cette théologie, cette *doctrina sacra*, il n'est pas néces­saire que chaque fidèle la cultive et la possède à fond. On peut avoir une foi très vive et très opérante par la charité sans être personnellement capable d'analyser sa vie théo­logale ni de disserter savamment sur aucun des mystères (Trinité, Incarnation, Eucharistie, Résurrection, etc.) tout de même qu'on peut vivre d'une vie physique et spirituelle naturelle florissante sans rien connaître, de la physiologie ou de la psychologie. Mais il est très important pour l'Église, pour l'ensemble des fidèles, pour l'action missionnaire et la propagation de la foi, que cette étude « scientifique » soit faite et bien faite, comme il est important pour l'ensemble des hommes que soient cultivées par certains d'entre eux, parmi les sciences ayant pour objet l'homme sous ses divers aspects, la physiologie et la psychologie dans toutes leurs dimen­sions. Nous parlons d'étude scientifique, car, à partir des principes inévidents pour lui, le théologien raisonne et prouve rigoureusement. Et cela suffit pour que la théologie soit science. Pour mieux dire, elle est sagesse parce qu'elle connaît par les causes les plus hautes. 62:94 A l'Église pérégrinante -- *per fidem ambulamus* ([^14]) et au fidèle au sein de l'Église, qui veut non seulement vivre intensément de sa foi, être prêt à la confesser jusqu'à l'effu­sion du sang s'il le faut, mais encore se rendre compte à lui-même et rendre compte aux autres qu'en adhérant à des mystères insondables il offre à Dieu un hommage raison­nable -- *rationabile obsequium* -- ([^15]), se faire l'annoncia­teur et l'apôtre de sa foi surtout auprès de gens intellec­tuellement exigeants, de multiples questions se posent qu'il doit absolument résoudre. En s'y appliquant, -- à moins d'être touché par la grave erreur du semi-rationalisme réprouvé à plusieurs reprises par l'Église ([^16]) --, le fidèle théologien sait parfaitement d'avance et se convainc de plus en plus que jamais ici-bas, en deçà du voile que rompt seule la mort, il n'aura l'évidence intrinsèque des mystères pour la confession desquels il est prêt à mourir, et du mys­tère même de sa foi ; que cette évidence est par nature propre à Dieu et, par participation, le privilège des bien­heureux dans la Patrie ; il sait que la foi est justement le substitut temporaire et d'attente de la vision dans la lumière de gloire qui l'évacuera ([^17]), mais il sait aussi, l'Église le lui enseigne expressément et toute l'histoire de la théologie en témoigne, qu'il peut arriver à toujours mieux saisir en quoi précisément consistent les mystères qu'il tient par la foi, et celui de la foi par laquelle il les tient avec une abso­lue certitude ; à mieux percevoir leurs rapports, à en acqué­rir une « certaine et très fructueuse intelligence » ([^18]). C'est ce qu'il cherche en s'adonnant à l'étude de la théologie, qui peut être et a en effet été définie : *fides quaerens intellec­tum*, la foi cherchant l'intelligence de son objet et d'elle-même. Cette recherche, cet effort de constitution d'une science ou d'une sagesse dont les principes resteront tou­jours inévidents à tout enquêteur, eût-il à la fois le génie d'un saint Augustin et celui d'un saint Thomas d'Aquin, comme au « charbonnier » et à la « *vetula* » analphabète, doit répondre, en ce qui concerne la foi, à des questions comme les suivantes : 63:94 -- Que se passe-t-il au juste dans l'esprit de l'homme qui vient de l'infidélité (rationalisme, panthéisme, matéria­lisme, athéisme, paganisme, etc.) à la foi ; qui commence à croire que Dieu a vraiment révélé aux hommes ce qu'il est en lui-même dans le mystère intime de sa vie trinitaire, ses desseins accomplis ou encore à accomplir pour l'hom­me ; qui croit que ces mystères sont souverainement vrais parce qu'affirmés par Dieu, vérité première *in essendo* et *in dicendo,* souverainement véridique ? comment, dans la foi qu'il reçoit comme une grâce d'En Haut, atteint-il l'in­tervention révélatrice de Dieu ? quelles démarches, précè­dent normalement, chez un adulte né et éduqué hors de l'Église et de sa doctrine, l'adhésion de foi ? Puisque l'esprit humain ne peut voir intuitivement d'emblée ni démontrer positivement en eux-mêmes les mystères cachés en Dieu, en sa lumière inaccessible, et proposés en langage humain inadéquat et déficient par l'Église au nom de Dieu, comment en vient-il à croire avec une fermeté totale, sans plus aucu­nement douter -- sauf à subir des tentations de doute aux­quelles il ne doit jamais céder ? Comment le croyant est-il, peut-il être plus certain de la révélation divine et de son contenu qu'il ne l'est des signes, perceptibles à sa raison, de l'intervention divine révélatrice, à l'examen desquels il a pu se livrer ? Comment s'opère le passage -- il faudrait dire le saut -- de la simple crédibilité reconnue certaine, évidente, à la foi proprement dite, plus certaine ? Quelle est dans la prépa­ration de l'assentiment et dans l'assentiment même, le rôle respectif des deux facultés spirituelles entrant seules ici en ligne de compte, l'intelligence et la volonté ? Comment l'esprit, fait pour voir immédiatement ou à la suite de démonstrations rigoureuses, peut-il être non seulement cer­tain mais satisfait, et s'il ne l'est pas -- car on voit vite qu'il ne peut l'être faute d'évidence -- que cherche-t-il encore forcément ; quelles pensées continue-t-il d'agiter et de rouler en lui (*cogitatio*) quand il réfléchit sur les mystè­res impénétrables (Trinité des personnes dans l'unique nature de Dieu, incarnation du Verbe, passion du Verbe incarné, sa résurrection glorieuse, sacrements sanctifica­teurs, sacrement de l'Eucharistie surtout, dont la célébration est l'exercice même de la rédemption ([^19]), Église-corps et Épouse du Christ) : il la croit divine mais il la voit si humaine en ses membres pécheurs et jusqu'en ses minis­tres ? 64:94 Y a-t-il dans le croyant une disposition permanente et stable, un habitus, une vertu, et en quoi consiste cette vertu qui permet de faire quand on veut des actes de foi ? Quels rapports soutient-elle avec celles d'espérance et de charité -- *nunc autem manent fides, spes, caritas, tria haec* ([^20]) -- ? Que devient-elle quand le croyant pèche, perd la charité sans cesser de croire ? Subsiste-t-elle et en quel état ? Peut-on encore l'appeler vertu quand elle n'est certaine­ment plus méritoire, et qu'on l'appelle foi morte ? Tels sont à propos de la foi quelques-uns des problèmes théoriques qui se posent, qui se sont posés à la réflexion du théologien « spéculatif ». Et comme il s'agit là de choses qui se passent dans l'âme humaine à propos et au sujet de Dieu et des choses divines ; puisque croire est acte humain procédant vitalement de nos facultés spirituelles prévenues, aidées, surélevées par la grâce divine, ces problèmes théolo­giques et d'autres semblables sont aussi bien et peuvent être appelés problèmes psychologiques. Ils n'appartiennent évidemment pas à la psychologie commune ou profane. Pourtant il arrive souvent que de simples psychologues, ne disposant que des lumières de leur spécialité, sans religion ni foi positive, soient particulièrement curieux de psycho­logie de la religion, de la foi, voire de psychologie des mys­tiques, ces croyants sublimes, et s'estiment capables, de tout expliquer adéquatement par le sujet, sans tenir compte aucun, sans se préoccuper le moins du monde de la Réalité transcendante à laquelle adhère la foi ([^21]) celle du plus haut mystique comme celle du plus humble fidèle. Ils ne peuvent qu'échouer dans leur entreprise et le théologien sait pourquoi. La psychologie dont il s'agit ici est psycho­logie surnaturelle, théologique. Nous voyons donc dès main­tenant qu'un livre qui en traite et s'y limite (s'abstient d'aborder tout un ensemble d'autres problèmes relatifs à la foi), pourra justement s'intituler sans cesser d'être un ouvrage strictement théologique : Psychologie de la foi, et l'étudier spécialement chez quelque grand Docteur. 65:94 Les questions recensées en une longue liste ne se sont pas toutes posées d'emblée. La problématique elle-même de la « psychologie de la foi » a évolué depuis les Pères apos­toliques et apologistes jusqu'à ceux de l'âge d'or patristique (IV^e^ et V^e^ siècles : saint Augustin est mort en 430). Les théologiens de toute époque les ont posés à partir des énon­cés de l'Écriture. L'Écriture en effet ne les résout pas, elle ne les pose même pas en termes « scientifiques », mais l'on sait combien souvent et splendidement elle parle de la foi, quels admirables exemples elle en propose, à commencer par celui d'Abraham « père des croyants » avec quelle force elle en réprouve l'abandon, la trahison, les falsifica­tions, exhorte à y progresser, a en demander l'accroisse­ment, à la défendre jusqu'au martyre ! ([^22]) Après les Pères sont venus les Docteurs, les théologiens et les maîtres pour qui l'Écriture est toujours l'autorité souveraine, les Pères et Docteurs et théologiens précédents sont des guides et des « sources ». Ils en reçoivent données et lumières, ques­tions et réponses de plus en plus élaborées par leurs prédé­cesseurs, essais plus ou moins heureux, intuitions à véri­fier, vues à retenir et à intégrer en une synthèse plus har­monieuse et plus complète, de tous apports bien éprouvés. Pères et, après eux, Docteurs et théologiens trouvaient par exemple dans l'Épître aux Hébreux cette définition de la foi : *Est autem fides sperandarum substantia rerum, argumentum non apparentium* ([^23]) qui s'imposait à eux comme formule inspirée, infailliblement vraie et dont il fallait déterminer le sens exact et faire valoir le riche conte­nu ; saint Augustin différenciait la foi des autres assenti­ments en disant *Credere est cum assentione cogitare* ([^24])*.* Il distinguait de même trois aspects de la foi *Credere Deo, Deum, in Deum* ([^25])*.* Nul ne pouvait se permettre de passer sous silence ces formules vénérables du plus grand des Pères occidentaux. Il fallait les expliquer. 66:94 Mais si « spéculative » que soit d'abord la théologie, elle est, par extension, « pratique » directrice de la conduite humaine. La morale chrétienne sort du dogme ; la théologie morale, de la théologie dogmatique. Pour mieux dire, l'uni­que et indivisible théologie a des aspects plus spéculatifs on plus immédiatement pratiques dont on peut organiser l'en­seignement en disciplines distinctes, pourvu qu'on ne les sépare pas au point que la dogmatique risque le dessèchement, et la morale la chute dans une médiocre casuistique. Parmi les questions morales touchant la foi surgissent immédiatement par exemple celles qui concernent : l'obli­gation de croire -- librement, bien sûr -- la vérité révélée dûment proposée ; l'obligation pour le croyant d'exercer sa foi en en faisant des actes intérieurs et extérieurs en temps voulu, de la confesser devant les hommes, même, en cas de persécution, au péril de la vie devant les autorités pres­crivant d'abjurer, de ne jamais la renier, même, seulement en apparence et par geste, extérieur -- en la gardant dans le cœur -- à la manière des anciens *Libellatici* achetant des attestations mensongères d'apostasie conforme aux ordres impériaux ; le devoir de s'instruire du contenu de sa foi, selon sa condition et ses possibilités ; le devoir de ne pas l'exposer témérairement par des lectures dangereuses et prohibées, des fréquentations imprudentes, des discussions pour lesquelles on est insuffisamment armé, avec des incroyants subtils et retors. Distinguer les divers péchés contre la foi, en apprécier la gravité respective est une tâche indispensable de la théologie morale au traité de la foi. On est encore en ce traité, si on le veut complet, en étudiant les Dons du Saint-Esprit (objet d'abord sans doute d'enseigne­ment dogmatique) les dons spécialement au service de la foi, principes de contemplation infuse, les purifications et les nuits de la foi, de la foi vive s'entend « seul moyen propre et proportionné » parmi toutes les connaissances ici-bas, d'union à Dieu, dont un saint Jean de la Croix est le Docteur incomparable. Il est vrai que, selon les distinctions modernes, on est alors plutôt dans ce qu'il est convenu d'appeler théologie spirituelle ou théologie de la perfection, ou théologie mystique, mais c'est là, si l'on ose dire, l'étage supérieur de la théologie en tant que concernant la pratique humaine à l'égard de Dieu surnaturellement révélé. 67:94 Outre les questions essentielles et intemporelles dont la solution progressivement acquise -- et d'ailleurs toujours susceptible de perfectionnements -- doit être enseignée par leurs maîtres aux étudiants en sciences sacrées, reçue par ceux-ci avec une intelligente docilité et bien assimilée, il est des problèmes plus spécialement urgents selon les époques et les lieux, plus relatifs au temps, aux formes de civilisation, de culture (ou d'inculture religieuse), à l'am­biance intellectuelle, aux courants dominants de la pensée profane, aux incidences qu'elle peut avoir, à la déchristia­nisation de vastes milieux, à l'intensité et à l'efficacité des propagandes idéologiques. Il résulte en effet de tout cela et de bien d'autres causes encore pour les hommes d'aujour­d'hui dans les pays plus industrialisés des obstacles supplé­mentaires à la foi, des périls plus menaçants et prochains, des entraînements plus puissants vers l'infidélité, l'athéis­me, l'apostasie, l'oubli des devoirs dont la négligence conduit à l'assoupissement et à la perte de la foi. Les témoins *ex officio* de la foi chrétienne, prédicateurs et catéchistes, pasteurs et missionnaires, publicistes catholi­ques doivent évidemment se rendre compte des difficultés ainsi accrues dans le *Nouvel âge* comme dit Henri Van Lier ([^26]). On ne peut, les connaissant, travailler à les résoudre que si l'on possède la théologie spéculative et pratique de type classique, mais il s'agit alors moins d'approfondir celle-ci que d'en faire l'application pastorale adaptée, de montrer aux contemporains que les obstacles qui les arrê­tent ne sont pas insurmontables, que les objections qui retardent dans le cheminement vers la foi ou la font perdre à ceux qui l'avaient reçue, mais ne l'ont pas cultivée ni défendue, ni professée comme il fallait, ont aussi leur solu­tion et donc ne sont pas décisives. A cet égard le livre de M. l'Abbé André Brien, qui porte précisément pour titre *Le cheminement de la foi* nous paraît répondre heureusement aux nécessités de la pasto­rale à l'époque technique. La formation intellectuelle et théologique de l'Auteur, ses ministères successifs à des pos­tes de choix, l'expérience enrichie par des contacts humains les plus variés, l'ont préparé à cette tâche délicate d'écarter du chemin des hommes d'aujourd'hui les difficultés qu'ils ont d'embrasser ou de garder la foi. Plutôt que par des réponses particulières à telle objection de détail envisagées l'une après l'autre, il procède par exposés synthétiques de grands secteurs du domaine de la foi, fidèle en fait au principe souvent et diversement formulé que la meilleure apo­logie des dogmes est celle qui résulte de leur exposé bien compris. 68:94 Une présentation simpliste, surtout de mode auto­ritaire et rude, accroît la répugnance, tandis qu'une pré­sentation expressément rattachée au mystère central de l'Agapè divine, et ainsi vraiment conforme à l'enseignement authentique de l'Église dans ses tenants et aboutissants, éveille la sympathie et écarte déjà bien des obstacles en rendant plus désirable, plus recevable un tel enseignement. Nous trouvons donc ce livre très propre à aider efficace­ment l'incroyant qui cherche d'un cœur sincère, et aussi le croyant de naissance et d'éducation mais tenté à l'âge adulte parce que sa culture religieuse n'a pas progressé du même pas que sa culture profane et sa spécialisation pro­fessionnelle. Il peut aider aussi beaucoup les catéchistes et instructeurs religieux d'adultes à les acheminer, les conseil­lers spirituels à raffermir des chrétiens vacillants, à condi­tion que, selon le mot de Newman, ils ne pèchent pas contre la lumière. Car il est de foi que la condition du croyant n'est pas la même que celle de l'incroyant qui n'a jamais eu la foi, et que, ainsi que l'a défini le concile du Vatican, « les catholiques ne peuvent avoir juste cause de révoquer en doute, en suspendant leur assentiment, la foi qu'ils ont reçue sous le magistère de l'Église, jusqu'à ce qu'ils aient achevé la démonstration scientifique de la crédibilité et de la vérité de la foi » (Denzinger-Schönmetzer n° 3036). Mais ce n'est pas principalement sur ce livre que je voudrais insister ici aujourd'hui. Je me borne à le recom­mander ainsi de façon sommaire. ([^27]) 69:94 L'ouvrage à propos duquel j'ai écrit les pages qui précèdent et que je veux surtout signaler à l'attention du lec­teur est *La Psychologie de la foi chez saint Thomas d'Aquin*, du R.P. Benoît Duroux, o.p. ([^28]) \*\*\* Quelqu'un pourrait penser : mais quel intérêt y a-t-il, sinon d'histoire et d'érudition, à un livre sur la psychologie de la foi chez saint Thomas d'Aquin ? Bon pour une thèse scolaire, un mémoire d'études supérieures si l'on veut, mais pour les hommes d'aujourd'hui, quelle utilité cela présente-t-il ? La psychologie de la foi comme tout le reste a fait de grands progrès depuis le XIII^e^ siècle et ce qu'il nous importe aujourd'hui de savoir ce n'est pas celle d'un médiéval, fût-il « le prince des théologiens », mais une psychologie de la foi pour aujourd'hui. Laissons donc ce livre aux spécialistes. -- Que ce soit une thèse présentée pour le doctorat en théologie, le P. Duroux le déclare lui-même et il nous infor­me qu'elle a été précédemment publiée en fragments en diverses revues et qu'elle l'est seulement maintenant dans son intégrité. -- Qu'elle intéresse l'histoire des idées et fasse preuve d'une sobre information historique puisée aux meilleures sour­ces ([^29]), c'est ce que nous avons constaté. Que l'intérêt en soit uniquement historique et d'érudition, c'est ce que nous sommes loin de penser. Dès les premières pages où l'auteur précise ce qu'il entend par psychologie de la foi ; ce que j'ai moi-même, en accord avec lui, expliqué ci-dessus plus longuement ; il souligne l'importance toute spéciale de saint Thomas qui recueille et achève de faire mûrir les fruits de la pensée théologique antérieure. 70:94 Et il résulte clairement de tout le livre que le génie de l'Aquinate, en ce domaine com­me en tant d'autres, est parvenu à des résultats tels que quiconque veut s'appliquer à ces questions doit commencer par s'instruire de sa pensée avec le plus grand soin. Il s'épargnera ainsi la peine de chercher, sans être sûr de les retrouver, des vérités bien établies et qu'il est plus facile d'apprendre d'un maître en comprenant ses raisons que de réinventer. Essayons à notre tour de nous en expliquer. Au cours des XII^e^ et XIII^e^ siècles l'effort de la théologie spéculative a été particulièrement poussé. Les théologiens et les maîtres *in sacra pagina,* comme les Pères et leurs devanciers dans l'École, avons-nous dit, prenaient appui sur l'Écriture profondément méditée et qui avait fait l'objet de commentaires pénétrants. S'ils ne disposaient pas des ressources et des instruments des sciences auxiliaires de l'exégèse moderne, ils n'étaient nullement dépourvus de moyens de la comprendre de mieux en mieux. On peut s'en rendre compte par exemple en lisant le livre du Père Spieq, *Esquisse d'une histoire de l'exégèse latine au Moyen Age* (Paris, Vrin 1944) et l'ouvrage monumental du P. de Lubac en quatre volumes de la collection « Théologie » *Exégèse médiévale. Les quatre sens de l'Écriture.* Or, disait Léon XIII, parmi les interprètes des Écritures au Moyen Age Thomas d'Aquin tient la palme. Et Pie XI après avoir, dans *Studiorum ducem*, rappelé l'excellence du Docteur Commun comme philosophe et métaphysicien, apologète et théologien dans toute l'ampleur du terme, ajoute : « Et tous ses ouvra­ges, Thomas les a soigneusement basés et construits sur les saintes Écritures. Persuadé en effet que l'Écriture est, dans toutes ses parties et dans chacune d'elles, la parole véritable de Dieu, il a établi avec soin les règles d'interprétation que récemment nos prédécesseurs... ont sanctionnées. Il a posé ce principe : l'auteur principal de l'Écriture sainte est l'Esprit saint... Il fonde sur la signification des mots au sens littéral la fécondité et la richesse du sens spirituel dont il a expliqué avec une grande profondeur les trois sortes, l'allégorique, le tropologique ([^30]), l'anagogique. » Qu'on ne dise pas que c'étaient là choses universellement admises et que saint Thomas exégète ou théologien biblique n'est guère original. On verra ce qu'a de particulier son exégèse en lisant ce qu'en écrit le P. Spic dans le DTC. ([^31]) 71:94 Parmi les livres de la Sainte Écriture particulièrement importants pour la théologie et la psychologie de la foi, on sait que saint Thomas -- sans parler de la *Catena aurea in quattuor evangelia --,* a commenté saint Matthieu et saint Jean, toutes les épîtres de saint Paul. Il a même expliqué celles-ci deux fois. Pour l'Épître aux Romains et les six premiers chapitres de la Première aux Corinthiens, nous avons le 2^e^ commentaire écrit par saint Thomas de sa main à Naples, et pour le reste la reportation de la première *lectura* par son fidèle disciple, secrétaire et ami Reginald ([^32]). Il a notamment expliqué l'épître aux Hébreux et sa définition de la foi, dont il reprendra la justification dans ses œuvres théologiques. En ce qui concerne les Pères, la vénération qu'il profes­sait pour eux et l'étude qu'il en fit le rendirent en quelque sorte héritier de leur intelligence à tous selon un mot de Cajetan que cite Léon XIII ([^33]). Comme pour tous les théo­logiens médiévaux l'autorité d'Augustin était pour Thomas sans égale. Mais, péripatéticien, il s'était rendu compte à quel point saint Augustin était imbu des doctrines des pla­toniciens -- *erat doctrinis platonicorum valde imbutus --* et il ne pouvait pas le suivre jusqu'au bout notamment en matière de psychologie de la connaissance. Le platonisme à cet égard contenait des éléments démontrés depuis long­temps caducs ([^34]). 72:94 L'outillage philosophique de l'Aquinate était sûrement plus perfectionné que celui de ses devanciers, grâce préci­sément à Aristote dont, mieux que personne avant lui, il avait pénétré la doctrine authentique ; la purifiant de ses erreurs et la dégageant des interprétations gauchissantes du « Commentateur » Averroès. Qu'on se rappelle sa lutte contre l'averroïsme latin de Siger de Brabant, jadis étudiée par le P. Mandonnet et, depuis lors, par d'autres savants chercheurs. Saint Thomas était mieux équipé en fait de philosophie de l'esprit que les augustiniens de diverses ten­dances, bien que ceux-ci alors ne pussent plus se dispenser de tenir compte d'Aristote et de l'aristotélisme. ([^35]). Certes le Stagirite ignorait tout de la révélation divine et du Révé­lateur, de la foi surnaturelle et de toutes les vertus infuses, mais il savait mieux que Platon son maître -- pour qui il ne fut pas toujours juste -- ce qu'est l'esprit humain et son activité naturelle, cet esprit en lequel le théologien sait que la foi divine est reçue ; et cela est capital pour élaborer une psychologie de la foi. Thomas d'Aquin était donc particu­lièrement bien préparé et son génie ordonnateur -- *sapien­tis est ordinare* -- était d'une puissance sans pareille. Il possédait les trois sagesses, la philosophique, la théologique acquise, et l'infuse ou don de sagesse. \*\*\* C'est donc la pensée de saint Thomas en la matière que le P. Duroux s'est attaché à préciser en tenant compte, comme il se devait, des divers exposés qu'au cours de sa carrière en a donnés le saint Docteur : -- Dans ses commentaires de l'Écriture, nous l'avons déjà dit. -- Dans son *Scriptum super Sententiis* de Pierre Lom­bard, sa première grande œuvre théologique au cours du premier enseignement parisien. On sait que tout bachelier sententiaire, comme le nom l'indique, devait expliquer l'œuvre du Lombard, qui était et restera longtemps encore le manuel classique, avant d'être remplacée par la Somme théologique de Thomas d'Aquin précisément. 73:94 Le commentateur des Sentences rencontrait, au livre III consacré au mystère du Christ rédempteur, -- lequel, ayant la vision de Dieu, n'avait pas la foi, incompatible avec cette vision claire -- des distinctions, 23ss, sur la foi et les deux autres vertus théologales. D'où pour saint Thomas l'occasion d'écrire un premier traité de la foi (de l'espé­rance et de la charité). -- Dans les questions disputées, grande œuvre, théologi­que magistrale. La 4^e^ est *De Fide.* En douze articles, le maî­tre explique à loisir sa propre solution des problèmes classiques et répond à toutes les objections rencontrées ou qu'il s'est faites à lui-même. Les premiers articles sont spécia­lement importants pour notre propos. -- Dans la *Somme contre les Gentils*, 1. III*,* chap. 152 : *Que la grâce divine cause en nous la foi* et les suivants. -- Dans la *Somme théologique* enfin et surtout, sous une forme décantée et simplifiée. La foi donne lieu aux 16 pre­mières questions de la IIa-IIae. Elle y est étudiée sous tous ses aspects ([^36]). Mais il faudrait mentionner aussi comme source d'infor­mation sur la pensée de saint Thomas touchant la foi, ses commentaires de Denys et de Boèce. Si la pensée personnelle du Docteur Angélique est l'objet propre du P. Duroux dans ce livre, il a parfaitement com­pris qu'il s'imposait, pour la mettre en tout son jour, la rendre plus pleinement intelligible, en faire apprécier la nouveauté et l'excellence, l'ampleur synthétique, d'instituer au moins sur chaque point important des comparaisons avec celle des théologiens du XII^e^ siècle, des prédécesseurs immédiats et des contemporains. Ce livre simplement parcouru à la hâte serait de peu de profit. Dense, sans nulle concession à la facilité, il demande du lecteur une attention soutenue et suppose déjà une cer­taine initiation théologique, mais il mérite l'effort ; le théo­logien de profession, déjà familier du traité de la foi dans la *Somme théologique*, y trouvera lui-même intérêt et lumière, et se rendra compte en quel sens il est vrai que la pensée de saint Thomas est un achèvement magnifique d'un long travail antérieur. Ce qui aide à comprendre quel rôle incom­parable elle a joué dans l'histoire du traité de la foi depuis le XIII^e^ siècle. \*\*\* 74:94 -- J'ai fait sur ce livre une expérience, personnelle qui demande un temps dont sans doute peu de lecteurs dispo­seront mais qui ne s'impose pas pour en tirer grand profit. Je l'ai lu une première fois en me reportant, sinon toujours, du moins souvent, aux ouvrages dont sont extraits les pas­sages traduits ou résumés et interprétés dans le texte, transcrits ou simplement indiqués par la référence dans les nombreuses notes. Dans quelques cas très rares, c'était nécessaire pour m'assurer qu'un texte qui me faisait quel­que difficulté, était correctement transcrit et j'ai pu ainsi constater deux ou trois minuscules fautes d'impression ([^37]). Alors j'ai relu en leur suite propre les textes de saint Thomas, base de l'étude du P. Duroux. Il y faut de longues heures mais c'est un merveilleux commerce avec une pensée géniale toujours substantiellement la même mais qui s'ex­prime chaque fois avec des nuances complémentaires. Ceci fait, j'ai relu *Psychologie de la foi* et transcrit pour mon propre compte des pages particulièrement bien venues me semblait-il. Il y en a trop pour les reproduire ici, même en partie. Il serait difficile et long de suivre l'auteur en toutes ses démarches. Je me borne donc à noter l'ordonnance géné­rale du livre. La vision en trois parties est dictée par la nature des choses correctement interprétée par saint Tho­mas. Dans ses commentaires de textes d'autrui, l'ordre lui est dicté, la problématique imposée. Dans ses œuvres magis­trales, la *Somme théologique* surtout, il est libre d'ordonner les questions selon les rapports ontologiques. Un des points qu'il a particulièrement bien mis en lumière est que les actes sont spécifiés par leur objet, et les habitus (les vertus) par les actes, à la production desquelles elles habilitent les puissances, pour que ces actes en procèdent connaturellement. 75:94 L'objet de la foi spécifie donc l'acte de foi, et celui-ci la vertu de foi. Il est donc tout indiqué, pour le théologien-psychologue de la foi, de traiter, comme saint Thomas dans la Somme (IIa IIae, qq. 1, 2, 3) d'abord de l'objet, puis de l'acte et enfin de la vertu. Le livre a donc trois parties. Voici la table des matières : Introduction. Première partie : L'OBJET DE. LA FOI. I. Les trois textes principaux. II\. Sur le sens de « *Veritas prima* » comme objet de la foi. III\. Le témoignage et l'autorité de Dieu. IV\. Le caractère surnaturel de l'objet de foi. Objet de foi et béatitude. V. points de comparaison. Deuxième partie : L'ACTE DE FOI. I*. La structure psychologique de l'acte de foi.* 1\. La formule « *Credere est cum assentione cogi­tare* »*.* 2\. Qu'est-ce que croire ? (*De veritate,* q. 14, a 1). 3\. La quête de l'évidence dans la foi (*cogitatio fidei*). 4\. La foi est-elle plutôt d'ordre moral que logique ? 5\. La « raison de croire » (III *Sent.* d. 23. q. 2 a 3). II\. *L'acte de foi considéré dans le rapport à son objet.* I*.* « *Credere Deo* » 1\. La détermination des objets de foi par *l'auditus fidei.* 2\. Le motif ou la raison qui incline à la foi. 3\. La résolution de l'acte de foi chez saint Thomas. A\) La genèse de la foi a\) L'instinct qui meut à croire b\) La valeur des signes de crédibilité c\) Les signes évidents et la foi. B\) La résolution théologique de l'acte de foi a\) L'acte de foi par rapport à son objet formel b\) L'illumination dans la foi. II\. « *Credere Deum* » 1\. La réalité atteinte par la foi surnaturelle 2\. Deux caractères propres de la connaissance de foi surnaturelle 3\. L'impuissance de la foi naturelle à l'égard des mystères révélés. 76:94 III\. «* Credere in Deum *» 1\. Nature et qualité morale de la volonté de croire 2\. La charité, « forme de la foi ». Troisième partie : L'HABITUS DE FOI. I. La foi, habitus de l'intellect spéculatif. II\. La foi qui discerne. Conclusion. La première et la 3^e^ parties sont relativement brèves. La deuxième est la plus ample car elle aborde le plus de ques­tions importantes. C'est elle surtout qui répond au titre. Pour une large part elle s'articule autour de la formule tripartite augustinienne : *Credere Deo* = croire à Dieu révélateur, à la révélation comme motif et objet formel (objet formel quo, diront les thomistes postérieurs) ; *Credere Deum =* croire ce que Dieu révèle et c'est avant tout lui-même, le reste ne l'étant qu'en référence à lui. La vérité première *in essendo*, Dieu lui-même est l'objet principal et premier *objectum formale quod* selon la terminologie posté­rieure ; *Credere in Deum* = croire en aimant Dieu et en se portant vers lui par la charité. Mais il y a beaucoup plus dans ces développements que l'explication de la formule utilisée comme principe d'agencement des questions d'où elle ressort supérieurement manifestée. On a trouvé d'abord clairement expliquée l'autre formule augustinienne, logiquement antérieure en effet : *Credere est cum assentione cogitare*, plusieurs fois justifiée par saint Thomas, plus amplement dans l'art i de la Q.D. *de Veritate*. Il sait lui faire exprimer toute sa doctrine de la foi dans sa distinction irréductible d'avec tout autre assentiment ou absence d'assentiment ferme. Dans la foi l'assentiment de l'intelligence sous la motion indispensablement requise de la volonté (après la *cogitatio* préalable sur les signes de la révélation divine, que nous appelons motifs de crédibi­lité) comporte, faute d'évidence satisfaisant pleinement l'intelligence selon sa loi propre, une *cogitatio*, allant de pair et comme *ex-œquo* avec l'assentiment, et c'est ainsi que s'expliquent : et l'aspiration à la vision réservée à la patrie, et l'humble effort pour pénétrer le révélé, la recherche de l'intelligence, *fides quaerens intellectum*, en quoi consiste la théologie acquise dans le labeur de l'école, et la nécessité des dons au service de la foi pour rendre la foi pénétrante et savoureuse dans la contemplation infuse. 77:94 Celle-ci est en effet acte de la foi *illustrée par les dons*. A son sommet ici-bas le contemplatif est encore dans la foi, en deçà de la vision, mais alors en lui le commencement de la vie éternelle qu'est la foi est à son comble. De même sont bien mis en lumière selon le Docteur commun la portée des motifs de crédibilité, des signes de la révélation perceptibles à la raison qui peut en avoir l'évi­dence, ce qui rend raisonnable l'assentiment de la foi ; la différence irréductible entre la saisie, si pénétrante soit-elle, de ces signes, et l'assentiment même de la foi qui est d'un tout autre ordre ; le rôle respectif et convergent de l'intelligence et de la volonté, la nécessité absolue et le caractère propre de la lumière essentiellement surnaturelle qui ne rend pas évident l'objet lui-même, mais montre qu'il est indispensable de croire pour atteindre à la béatitude promise ; la raison de la certitude supérieure de la foi qui ne se résout pas en celle des démarches préalables, mais en elle-même, car elle atteint tout ensemble et d'un seul acte simple son motif, Dieu révélant, et son objet premier, Dieu révélé. Ce qui fera dire au génial commentateur de saint Thomas Cajetan que la *révélation divine est id quo et quod creditur*. La foi croit ce que Dieu révèle précisément parce que c'est lui qui le révèle, mais, qu'il révèle cela même dont on peut avoir par l'examen rationnel des signes une certaine évidence, elle le croit, et, le croyant, elle en a une toute autre certitude que de la crédibilité saisie dans cet examen, si concluant qu'il ait pu être. La foi n'est pas conclusion d'un syllogisme dont une prémisse serait seule­ment garantie par un examen rationnel. Elle, n'en dépasse­rait pas alors la certitude. Elle atteint immédiatement Dieu révélant. C'est pourquoi nous disions, en commençant ces pages, que l'acte de croire est lui-même un mystère. \*\*\* Mais qu'on lise le livre. On trouvera parfaitement justifiée la conclusion. Celle-ci tient en trois remarques. La première est qu'il n'y a pas d'évolution essentielle dans la pensée de saint Thomas, d'une œuvre à l'autre, mais seulement différence dans les formules et l'ordre des questions. 78:94 Voici la seconde et la troisième qui s'enchaînent : « Ce qui nous a frappé surtout dans la psychologie de la foi chez Saint Thomas, c'est l'équilibre. Simple est l'acte de foi, mais il procède de deux puissances diverses et il exige des conditions intérieures et extérieures. Il n'est pas aisé de faire la place exacte à chacun de ces éléments. On le voit bien par l'histoire du traité de la foi. Il fut un temps où l'on insistait sur le caractère raisonnable de l'adhésion au point de la faire dépendre d'un raisonnement, tandis que, depuis le début du XIII^e^ siècle, c'est l'aspect volontaire, reli­gieux, personnel qui a la faveur. Ces déplacements d'intérêt ne vont pas sans de fâcheux exclusivismes. La psychologie de la foi élaborée par Saint-Thomas accueille et justifie tous les aspects sous lesquels se présente la foi : surnaturalité, liberté, obscurité, certitude, recherche de la vision et as­sentiment simple, jugement de vérité et soumission volon­taire de l'intelligence, caractère raisonnable, valeur de salut, intériorité et règle extérieure. On sera peut-être tenté de lui reprocher sa méthode analytique, mais le moyen pour notre intelligence de connaître la réalité sans distinguer des formalités diverses ? Vouloir traiter de la foi d'une manière « existentielle » comme on dit aujourd'hui, expose à des confusions regrettables, si l'on prétend faire ainsi une théologie de la foi. Mieux vaut, selon la nature de notre esprit, distinguer pour unir. A lire ce que Saint Thomas a écrit sur la foi, on se rend compte de l'unité profonde de la conception qu'il s'en faisait. C'est à cette unité que tou­jours il se réfère, et voilà pourquoi tous les éléments qu'il distingue, s'appellent et s'éclairent mutuellement. Aucun d'eux n'est exagéré ou négligé. Aussi (et c'est notre dernière remarque) la psychologie de la foi élaborée par saint Thomas représente-t-elle davantage qu'un moment de la pensée théologique. Et sans méconnaître les développements apportés par les problématiques modernes, nous ne crai­gnons pas de dire que le traité de la foi est déjà écrit, qui peut les juger et les assimiler. » (pp. 231-2) On ne saurait mieux dire. Paul PÉRAUD-CHAILLOT. 79:94 ### Sur un incident conciliaire *Une page de Mgr Carli* par l'Abbé V.-A. BERTO Le présent article complète celui que l'Abbé V.-A. Berto avait publié, sous le titre : « Remarques sur un incident conciliaire », dans notre numéro 91 de mars 1965. BIEN QUE nous ayons eu le bon propos de faire un récit irréprochable de l' « incident » survenu à la fin de la troisième session conciliaire, à propos du schéma sur la liberté religieuse, notre mémoire s'est trouvée en défaut : nous avons étendu sur quatre jours, du mardi 17 au ven­dredi 20 novembre, une suite d'événements qui n'en a occu­pé que trois, le dernier épisode ayant eu lieu non le vendredi 20, mais le jeudi 19. Nous avons l'obligation de nous corriger, et la bonne fortune de le pouvoir faire en citant un témoin tout à fait irrécusable, S. Exc. Mgr Carli, évêque de Segni. Mgr Carli est connu -- et reconnu même par ceux qui ne partagent pas ses vues -- pour l'un des Pères les plus remarquables du deuxième Concile du Vatican, tant par la vigueur de sa doctrine et la merveilleuse clarté de son expo­sition que par la courageuse précision de sa parole. « *Est, est ; non, non :* oui quand c'est oui, non quand c'est non » en Mgr Carli se rencontre à un degré éminent cette droiture évangélique. 80:94 Le texte que nous rapportons (traduit par nous de l'italien en un mot à mot très littéral) se trouve p. 3, n° 4 du tiré à part d'un article de Mgr Carli paru dans la revue *Palestra del Clero* (Rovigo, Istituto Padano di arti grafiche), livraison du 15 février 1965, sous le titre : « *La questione giudaica davanti al Concilio Vaticano II* ». Voici ce texte : « Pour corriger tant d'inexactitudes et de malveillances propagées par la presse, nous sommes en mesure de rétablir les faits selon la plus absolue fidélité. « Le nouveau texte sur la liberté religieuse -- la troisiè­me rédaction pour être précis -- fut distribué aux Pères conciliaires pendant la Congrégation Générale du mardi 17 novembre, 1964, avec la notification qu'il serait voté dans la Congrégation Générale du jeudi 19. « Un groupe d'évêques (Français, Brésiliens, Italiens, Chiliens, Espagnols, etc.) accoutumés à se réunir tous les mardis après-midi pour un échange fraternel d'idées sur les schémas conciliaires, constatèrent ce mardi-là que le texte reçu le matin présentait une rédaction substantielle­ment et formellement différente de la rédaction précédem­ment discutée *in Aula.* « En fait, en face des 271 demi-lignes ([^38]) du texte précédent, s'offraient les 556 du nouveau, et de ces 271, 75 seulement étaient demeurées sans changement. Et surtout étaient nouveaux le point de vue et les motivations de la question, un long *excursus* historique et la preuve scriptu­raire. Voter un tel texte quelques heures à peine après sa présentation parut donc à ces évêques chose non sérieuse et, en outre, contraire au Règlement. « Recueillant, dans le temps très court dont ils dispo­saient, environ 150 signatures, ils présentèrent vers les 11 heures du mercredi 18, un exposé dans lequel ils deman­daient un renvoi du vote, parce que : a\) le temps suffisant n'avait pas été accordé, contraire­ment à la prescription de l'art. 30 § 2 du Règlement (« les schémas des décrets et canons et tout texte quelconque à approuver doivent être distribués aux Pères de telle maniè­re qu'il leur soit laissé un espace de temps convenable pour prendre des conseils, mûrir leur jugement et arrêter leur suffrage. » 81:94 b\) s'agissant d'un texte substantiellement nouveau, était nécessaire la discussion préalable, conformément à l'art. 36 du Règlement. « Peu d'instants après la réception de l'exposé, le Doyen du Conseil de Présidence, s'étant consulté avec les Modéra­teurs, donna lecture publique de cet exposé, et disposa que le lendemain matin, l'Assemblée entière, par vote écrit, aurait à décider si le texte serait voté immédiatement, ou si le vote serait renvoyé. « Le soir de ce même mercredi, le groupe des Évêques... *protestataires* fit connaître aux organes compétents qu'il considérait la décision prise comme illégale, non tant parce qu'elle concernait collégialement le Conseil de Présidence, que plutôt parce que l'Assemblée était absolument incompé­tente pour décider s'il serait dérogé ou non à des articles prescriptifs d'un Règlement émané du Souverain Pontife. Le matin du jeudi 19, après consultation collégiale, le Conseil de Présidence reconnut loyalement l'erreur de pro­cédure dans laquelle on était tombé et décida de renvoyer, par manque de temps utile, l'examen et le vote du schéma sur la liberté religieuse à la quatrième session du Concile. Nonobstant l'appel immédiat adressé au Souverain Pontife : « *Instanter, instantius, instantissime* »*,* par 500 Pères au plus ([^39]), la décision du Conseil de Présidence reçut confirmation autorisée. 82:94 Et ainsi avec l'esprit et la lettre du Règle­ment, fut sauvé le principe même de la... liberté religieuse qui appartient aussi aux minorités conciliaires, et fut sauvé surtout le sérieux du Concile engagé dans une question extrêmement délicate. » V.-A. BERTO. 83:94 ### La paix sur la terre *Tour du monde dans un univers\ parvenu à l'âge du progrès* par Thomas MOLNAR D'APRÈS UN RÉCENT ARTICLE du *Monde* sur la crise de l'O.N.U., cette organisation, « en dépit de ses faibles­ses et de ses échecs, continue de porter les espoirs de la plupart des peuples en l'organisation progressive d'une communauté mondiale, de caractère démocratique, etc., etc. » L'etc. suffit car dans tous les journaux du monde les formules sont toujours les mêmes lorsqu'on parle de l'O.N.U. du désarmement, de la paix, de la décolonisation et de l'exploration de l'espace. Ce ton est de rigueur dans la rubrique des livres également -- je lis dans *Le Monde* que *L'État sauvage,* roman de M. Georges Conchon, montre « quelle vitalité et quelle capacité de résurgence possède *encore* (c'est moi qui souligne) le racisme ». « Nous signa­lons », continue l'antiraciste de service, « l'essai de Pierre Paraf, *Le Racisme dans le monde*, bilan de ces manifesta­tions éparses que l'auteur croit néanmoins vouées à la dis­parition dans un assez proche avenir ». Évidemment, car on s'imagine bien que si M. Paraf avait donné une autre conclusion à son ouvrage, celui-ci n'aurait pas obtenu l'im­primatur de l'éditeur. Sous régime communiste, dirigé « dictatorialement » par Staline ou « collégialement » par les successeurs de Krouchtchev, dans chaque morceau de littérature, que dis-je, dans les textes parus dans le journal des agriculteurs ou des dentistes, le nom du « chef bien-aimé » doit être obliga­toirement mentionné. Dans notre Occident « démocratique », un texte « progressiste » est non moins obligé de conclure sur une petite promesse de disparition de tous les maux, remplacés demain par le bien le plus exaltant. 84:94 Du point de vue de l'historien, ou de l'historien des civi­lisations, il y a là une leçon : chaque époque se ressemble par l'idolâtrie de quelque chose, par l'érection en ortho­doxie d'une série de clichés vides de sens, par l'intolérance au nom de ceci ou de cela. Ce n'est pourtant pas un exercice futile que d'étudier ces idées reçues et de montrer combien peu sont en accord avec la réalité. Ce faisant, nous démas­quons, bien entendu, l'escroquerie intellectuelle d'une épo­que ; mais en même temps nous décelons la faille par laquelle s'introduiront les changements historiques : plus l'orthodoxie est aveugle et stupide, et plus la réalité qui s'agite en dessous la choquera violemment, la détruira, l'obligera -- mais ce sera trop tard -- à regarder la vérité en face. \*\*\* Si je me propose maintenant de faire le compte (incom­plet) des conflits raciaux, nationaux, idéologiques, religieux et autres dans le monde d'aujourd'hui, ce n'est pas pour m'en féliciter. Seulement, il faut sans cesse signifier à l'im­posteur son imposture, et rétablir le tableau qu'il cherche à brouiller. Commençons par l'Europe. Tout récemment, les Suisses votent contre l'envahissement de leur pays par des éléments étrangers (italien, turc), lesquels, tout en étant économique­ment utiles, défigurent le caractère paisible des villes et des campagnes. Les Suisses, ces inventeurs de la démocratie et de la coexistence raciale-nationale-linguistique, réagissent au moment où leur statut de majorité même commence à être mis en question. En Belgique, autre pays pluri-national, Wallons et Flamands se sentent mal à l'aise dans le cadre d'une même nation. L'état d'esprit actuel est dû à la mésen­tente idéologique, religieuse, au degré de développement éco­nomique différent, enfin au conflit linguistique et à la pré­pondérance numérique des Flamands. Grave conflit également entre l'Autriche et l'Italie au sujet de certaines régions du Tyrol : attentats, escarmou­ches, violences de toute sorte. Éclatement du racisme dans l'Albion placide : près d'un million de Noirs, de Jamaïcains, d'Indiens, bref, de gens de couleur, se sont établis en Angleterre depuis le début de la décolonisation. 85:94 Bagarres, violen­ces électorales, refus d'employer et de loger les « coloreds ». Un ministre, M. Walker, a été battu par son adversaire conservateur dans un district d'ouvriers. La raison : son parti est favorable à l'admission de nouveaux contingents de « coloreds ». Derrière le rideau de fer, la poussée nationaliste -- seul moyen qu'ont les dirigeants communistes hongrois, roumains, polonais, etc., de se montrer « patriotes » partant encouragée par eux, -- ravive la haine ancestrale entre Roumains et Hongrois, Allemands et Polonais, Hongrois et Tchèques, sans parler de l'hostilité féroce des Croates à l'encontre des Serbes qui dominent la Yougoslavie commu­niste comme ils ont dominé celle des rois. A l'intérieur de la Russie Soviétique il y a, c'est le moins qu'on puisse dire, une guerre civile permanente mais dont la presse locale ne parle évidemment pas. Le NKVD mène une guerre sourde contre les insurgés jamais désarmés de l'Ukraine, et il y a quelques années la Géorgie a été le théâtre de véritables batailles rangées. De semblables répressions derrière l'Oural et en Asie Centrale indiquent la résistance désespérée des populations autochtones contre l'impérialisme et le colonia­lisme soviétiques. Mais il y a une autre catégorie de citoyens soviétiques qui, sans habiter une région particulière, est la cible perpé­tuelle des persécutions de nature raciale : les Juifs. Le vieil antisémitisme russe n'a pas désarmé avec l'arrivée d'un régime qui se dit au-dessus de ces discriminations. La chro­nique des persécutions antisémites est longue, durable et sanglante : des Israélites condamnés à mort par douzaines (on leur attribue des « crimes économiques » c'est-à-dire le commerce dans le secteur « parallèle » non-autorisé par l'État), les synagogues incendiées, l'interdiction du culte, la publication d'écrits qui feraient rougir Julius Streicher, rédacteur du Stürmer nazi, etc. Si l'on pense que j'exagère et si l'on désire se documenter, il suffit d'entrer en contact dans les grandes capitales occidentales avec le bureau spécialement chargé par l'Ambassade d'Israël du lieu de réunir les documents provenant de la Russie Soviétique par des moyens évidemment clandestins. A Chypre les communautés turque et grecque s'affron­tent dans un conflit sans fin prévisible. En Israël, après l'expulsion et l'émigration des Arabes palestiniens, la population est à peu près homogène, c'est-à-dire juive, sauf un peu moins de deux cent mille Arabes. 86:94 Mais la tension « raciale » n'en est pas pour autant absente : les Juifs d'origine européenne, les Ashkénazes, et ceux venus d'autres points comme l'Afrique du Nord -- réfugiés d'Algérie -- le Yémen, l'Irak, etc. -- les Séphardim -- se méprisent et se détestent les uns les autres. Les plus civilisés cherchent à conserver les postes importants dans l'État et les affaires, même dans l'armée, et refoulent les autres aux emplois inférieurs. A l'école et à l'armée les deux éléments sont obligatoirement amalgamés ; mais la tension demeure et le temps ne semble pas y apporter un remède définitif. En ce qui concerne l'Afrique, la place me manque pour étudier comme il le faudrait les multiples conflits dont le continent est en ce moment le théâtre. Je dis en ce moment, et certains pourraient penser que c'est provisoire, que ces conflits sont les effets de la décolonisation et qu'ils cesseront lorsque disparaîtront les dernières traces de l'histoire récente. Au contraire : la présence des Blancs, au cours du siècle de la colonisation, a été bénéfique en ce qu'elle a *suspendu* les hostilités, les massacres et les guerres inter­tribales. Pendant des années les tribus relayaient dans la nuit congolaise le message suivant : Le départ des Blancs sera le signal de la reprise des hostilités. Voilà qui est fait. Au Nigeria un recteur d'Université récemment nommé n'a pu occuper ses fonctions qu'à l'aide de la police : les étudiants étaient dans leur majorité d'une autre tribu. Au Kenya la proclamation du régime de parti unique sème l'alarme chez ceux qui ne sont pas membres de la tribu puissante des Kikuyus. Dictature politique veut dire ici la domination d'une race sur les autres. En Angola j'ai parlé avec des soldats noirs enrôlés dans l'armée portugaise, et qui sont plus ardents contre les rebelles de Holden Roberto que les Blancs eux-mêmes. Raison : ils sont des tribus plus évoluées du Sud, tandis que les rebelles sont du Nord moins civilisé... En Rhodésie la mésentente des deux partis nationalistes noirs s'explique par l'hostilité séculaire entre deux races noires dont l'une organisait des razzia d'extermination contre l'autre, l'obligeant à se réfugier dans les montagnes. Au Zanzibar, l'an dernier, les Noirs se sont soulevés contre les maîtres arabes et les ont exterminés après leur avoir fait subir les pires tortures. Au Mali on or­ganise une pareille campagne contre les Touaregs nomades du Sahara. En Afrique du Sud, seule la police blanche empêche que les Zoulous ne massacrent les Indiens dans les grandes villes de population mixte. 87:94 En 1949 des milliers d'Indiens ont succombé à une tuerie atroce à Durban après qu'un gosse noir ait été pris en flagrant délit de vol par un marchand indien. D'ailleurs, partout en Afrique centrale et orientale les Noirs vous disent qu'il faut chasser tous les Indiens. Certains disent ceci : Les Nazis avaient leur pro­blème juif ; nous autres, nous détestons les Indiens. Cette haine ne s'adresse pas qu'aux Indiens ; les Noirs de toute l'Afrique détestent les Arabes (qui les asservis­saient, les exploitaient et les vendaient comme esclaves), et ceux-ci le leur rendent. Les seigneurs et rois arabes s'entou­raient traditionnellement de gardes noires car la population ne pouvait sentir ces dernières, ces soldats noirs protégèrent leur maître avec la dernière énergie. Encore aujourd'hui le roi Hassan est entouré d'une garde noire. Quand les Noirs sont chrétiens, la haine et la peur de l'Arabe sont encore accentuées : au Soudan les Arabes du nord du pays cher­chent à supprimer et même à exterminer les Noirs catholi­ques (un demi-million) du Sud. Faut-il parler du véritable génocide infligé par les Bahu­tus aux Watutsi, de la guerre atroce au Congo, assortie de cannibalisme et de tortures raffinées ? Il ne faudra pas s'étonner de voir dans les années qui viennent l'Afrique sombrer dans un bain de sang effroyable, préparé par tri­bus, nations, races et groupements idéologiques pour les autres tribus, races, etc. Ces guerres et ces atrocités ne sont pas les conséquences du colonialisme. Les Noirs, les Arabes et les autres ne sont, en tant qu'êtres humains, ni plus doux ni moins violents que les Blancs. Le péché originel est implanté en eux comme chez les autres. Il faut la naïveté et la malveillance expresse d'un Sartre et des autres com­pères irresponsables et bavards pour s'imaginer que c'est l'homme blanc qui a introduit les préjugés, la haine raciale, l'amour du sang versé et le désir de dominer parmi les peuplades conquises par lui. Tout y est, sous la peau noire, jaune ou brune, comme sous la peau blanche. Et l'Asie ? Au Yémen, cinquante mille soldats égyptiens font de l'impérialisme le plus pur, harcelés d'ailleurs cons­tamment par les troupes tribales fidèles à l'Imam déposé. En Irak, les Kurdes sont engagés depuis des années dans une guerre sans merci contre l'armée du gouvernement. Au Liban on a peur de Nasser, en Syrie, on le déteste. 88:94 Sans parler de la guerre israélo-arabe qui continue à couver et peut plonger demain le monde dans une guerre d'où l'arme atomique ne sera pas nécessairement absente. Plus loin, dans l'Inde, l'indépendance du pays sous le paisible Gandhi avait déclenché, en 1947, un génocide sans exemple : des dizaines de milliers de Musulmans ont été massacrés par les Hindous lorsqu'ils se replièrent sur le Pakistan. Le conflit sanglant continue : quand j'étais, l'an dernier, à Calcutta, j'ai vu les réfugiés -- Hindous, cette fois-ci -- chassés du Pakistan et qui racontaient des histoires horri­bles. A l'intérieur même de l'Inde, sous le paisible Nehru et son successeur, Shastri, on vient de voir la répression des Dravidiens, (habitants du Sud) qui sont coupables de parler Tamil et non pas le Hindi, et qui veulent par conséquent garder l'anglais comme langue véhiculaire du pays. Petite querelle linguistique, si l'on peut dire, mais qui coûte des centaines de morts et de « suicides volontaires » par le feu. En Chine le régime du père des peuples (pas Staline, Mao) a jusqu'ici massacré quarante millions de Chinois, « ennemis du peuple ». Mais laissons de côté ces bagatelles, elles n'entrent pas dans la catégorie de conflits dont nous parlons dans ces pages. Parlons plutôt des trois mille moines tibétains que Mao a fait châtrer pour avertir les autres moines et fidèles. Dans le même empire de Mao, ou plutôt à ses confins, Russes et Chinois s'affrontent jour et nuit (à Sinkiang), et la population, selon qu'elle se sent plus russe que chinoise ou vice-versa, se réfugie dans le pays de son choix. Nous n'avons guère parlé du Congo, nous ne le ferons pas davantage du Vietnam ; nous notons simplement que ce qui s'y passe est à la fois une guerre idéologique et une guerre raciale, car en Indochine on a peur des Chinois même non-communistes. En Malaisie, pour constituer le nouvel État, il fallait y incorporer les Cingalais et les Malais pour faire contrepoids aux Chinois de Singapour, trop enclins un jour (peut-être) à suivre les mots d'ordre venus du Nord. Dans la même région-clef de l'Asie, l'Indonésie de l'aventu­rier Soekarno (fasciste pro-Japonais jadis, pro-communiste à présent) crée le chaos le plus invraisemblable, semant la panique jusqu'en Australie qui s'arme et cherche des garan­ties du côté des Britanniques et des Américains. 89:94 Traversons le Pacifique afin de chercher un peu de paix dans l'hémisphère occidental sous la protection de la puissante Amérique du Nord. Déplorable tableau ! En Colombie les paysans épouvantés quittent leurs villages de crainte d'être massacrés par les bandes qui opèrent sans entrave et dont on ne sait au juste si elles sont des bandits ou des rouges. Leur comportement indique qu'elles sont un peu l'un et l'autre : les tourments qu'elles infligent sentent la terreur systématique, mais aussi le procédé pour extorquer les petites économies des habitants. La méthode dite de la « cravate » consiste à tailler un trou dans la gorge et à y faire sortir la langue. Peu de gens y survivent... La terreur rouge, au Venezuela (arrêtée au Brésil) et dans quelques autres pays du continent, va de pair avec l'exploi­tation par les communistes des conflits raciaux sous-jacents entre Indiens, Noirs et Blancs. Ces conflits, endigués pour l'instant sur le continent sud-américain, éclatent un peu partout dans les îles Caraïbes. A Cuba, la révolution cas­triste est un peu aussi la revanche de l'élément noir qui menace aujourd'hui les Blancs. A Haïti les Noirs dominent, et ils repoussent l'élite mulâtre. La Guyane britannique retarde la proclamation de son indépendance car Noirs et Indiens s'opposent et s'entretuent à l'occasion. Le commu­nisme du Docteur Jagan vient se greffer sur ce conflit et l'exaspère davantage encore. Et finalement, est-ce mieux aux États-Unis, et même au Canada ? Les Musulmans noirs et autres groupes radicaux ne désarmeront pas de si vite, étant donné qu'il s'y passe ce qui se passe un peu partout ailleurs : le radicalisme (parfois le communisme) s'y combine avec la prise de conscience non seulement nationale, mais nettement racia­le. On ne sait plus ce qu'exigent les dirigeants noirs, parmi lesquels il y a des agitateurs bien entraînés. Qu'on leur donne (dans les États sudistes) le droit de vote et (dans les États du nord) l'égalité des emplois et des salaires, ils demanderont demain que l'on découpe à leur intention un État noir dans le corps des États-Unis. Pleine indépendance -- ce sera le slogan de demain, et représentation au sein de l'O.N.U. en tant que nation souveraine. Pourquoi pas ? Au Canada, la Commission royale elle-même dut recon­naître que les Français sont à tous points de vue désavan­tagés. On augmentera le nombre des inscriptions françai­ses, etc., mais cela ne suffira évidemment pas. On m'a raconté à Montréal que lors de la visite récente de la Reine Elizabeth les Québécois refusèrent de la saluer dans les rues, et que le parcours des visiteurs royaux n'était peuplé que de soldats. 90:94 On m'a raconté également que le gouverne­ment d'Ottawa se rend compte à présent qu'il ne fallait pas mépriser les exigences françaises des dernières décennies, mais que la génération nouvelle est ardemment nationa­liste et déteste les Canadiens de souche anglaise. La vio­lence éclate avec une fréquence inquiétante, aussi les jour­naux n'en font-ils pas mention... Nous terminons ce tour du monde un peu étrange et pas le moins du monde exhaustif. Il fallait omettre, raccourcir, se contenter de constatations de surface. On pourrait conclure en disant que tout cela n'est guère rassurant. Mais je me demande si le monde unifié sous un gouvernement mondial totalitaire le serait davantage. La nature humaine étant ce qu'elle est, dans un monde onusifié les mêmes conflits, guerres et atrocités auraient certainement lieu, seulement les Tartufes au pouvoir ne les appelleraient pas de ces noms. Il vaut mieux vivre en un monde diversifié et variable, que dans un monde mis au pas. Le chrétien qui sait que le Mal accompagnera le Bien tout au long de l'his­toire n'est pas étonné outre mesure de ce que je viens de décrire. On m'objectera, du côté de l'O.N.U., qu'il faut chercher la paix, et l'organisation de la paix, précisément parce que ces conflits existent. Et, dira-t-on encore, dans un monde menacé par l'explosion nucléaire c'est plus urgent que jamais. A quoi il convient de répondre ceci : ces conflits sont autant de manifestations de la nature humaine, pour toujours mi-ange, mi-Satan. Autant de preuves que la vio­lence, l'avidité, l'ambition sans frein, la passion, la libido dominandi, etc., sont des traits permanents de l'homme et de sa condition. Il faut les freiner, les modérer, en empê­cher les effets dévastateurs. Mais comme il s'agit, justement, de quelque chose de permanent, il faut ne pas avoir l'illu­sion que si l'on réussit à universaliser la planète, on anéan­tira de ce fait tous ces maux. Au contraire, on les univer­salisera, on les rendra plus puissants encore et plus meur­triers. Il faut préférer le mal éparpillé à son accumulation en une agence centrale, même si cette dernière porte, le beau nom de gouvernement de l'humanité. Thomas MOLNAR. 91:94 ### L'économie de l'Algérie depuis Évian par Georges LAFFLY LE 11 JUILLET 1965 finira la période transitoire des accords d'Evian. L'Algérie sera indépendante depuis trois ans. Dans l'esprit des signataires des accords, ce délai permettrait de voir les choses se mettre en place, et la coopération prendre un régime normal. Voilà ce délai passé. Trois ans. Nous avons eu le temps de voir les conséquences des accords d'Evian : un million de Français arrachés à la terre où ils étaient nés, où leurs parents étaient nés. Plus de trois mille « disparus » que notre gouvernement n'a pas essayé sérieusement de retrou­ver. Le massacre en Algérie de plus de cent mille Français de confession musulmane, que le F.L.N. a jugés en traîtres. L'unité nationale, niée. Alger devenue un des principaux centres révolutionnaires du monde, encourageant les rebel­les du Congo et de l'Angola, attisant la haine de l'Europe. Alger devenue un lieu où Russes et Chinois sont chez eux, préparant un nouveau Bandoeng. \*\*\* Ces conséquences politiques ne seront vues pleinement que dans quelques années. A ceux qui en parlent on répond d'ordinaire qu'ils sont de parti pris, et trop pessimistes. Nous verrons bien. 92:94 Il est en tout cas une des suites d'Evian qu'il est impor­tant de connaître. L'indépendance a-t-elle apporté la pros­périté à l'Algérie ? Elle était dominée, nous disait-on, par des exploiteurs. Libérée, les choses y vont-elles mieux ? Là-dessus, les témoignages s'accordent. Il n'est pas un reportage sur l'Algérie, une dépêche d'agence, et jusqu'aux articles des journaux révolutionnaires du crû qui ne prou­vent le désordre, l'indigence, un recul économique certain. Même les enthousiastes le constatent. Cependant une étude de l'Algérie économique est rendue difficile parce que les informations sont fragmentaires, et les statistiques incertaines. Les handicaps de l'Algérie. En mai 1963, Nasser faisait une visite officielle à Alger. C'était la revanche de Suez. Il visita l'Algérois et l'un des membres de sa suite confiait à un journaliste F.L.N. : « Que ce pays est riche ! Ces Algériens ont tout... Pour l'infra­structure, laquelle d'entre nos nations pouvait se comparer à l'Algérie au moment de l'indépendance ? » Bel hommage au colonialisme français. Certainement, l'équipement économique et social de l'Algérie la mettait à part, dans les pays du Tiers-Monde. Mais cet avantage était contre-balancé par l'existence d'une agriculture archaïque, à côté d'une agriculture moderne, par l'érosion, qui détruisait chaque année des dizaines de milliers d'hectares de terre arable, et surtout par une démographie vertigineuse. Aujourd'hui, qu'en est-il ? Alger a publié récemment que la population du pays était au 1^er^ janvier 1964 de 10.500.000 personnes, et que l'accroissement, au cours de 1963 avait été de 400.000 personnes. Un excédent de natalité de 4 % par an, un des plus forts pourcentages du monde. On peut penser qu'il y a là des causes provisoires (retour des maris après la guerre, etc.) Certainement, cet écart sera réduit, aussi, par l'augmentation de la mortalité, maintenant que le bled s'est vidé de ses médecins, et qu'il n'en reste plus que mille environ. Mais il est peu probable que l'excédent de natalité descende au-dessous de 2% par an dans les années prochaines. 93:94 L'arrivée des jeunes générations à l'âge d'homme fait qu'il serait nécessaire de créer chaque année 100.000 nou­veaux emplois. Or, à l'automne dernier, le ministre Boumaza annonçait triomphalement que grâce au développe­ment de l'industrie, 16.000 nouveaux emplois seraient créés en 1965. On voit l'écart. L'afflux vers les villes. Or, l'agriculture est saturée. Malgré la diminution de la motoculture, il est difficile de trouver du travail pour de nouveaux bras. Au début de 1963, le gouvernement algérien affirmait que le chômage sévissait à 45 % dans les villes, et à 65 % dans les campagnes. Cela explique que le bled se vide, et que des milliers de fellahs viennent chercher leur chance dans les villes, parce que dans les villes on se « débrouille » toujours. Il y a bien un cousin ou un oncle qui a déjà un emploi, et dont on viendra grossir la famille ; ou l'on deviendra marchand à la sauvette, en attendant mieux. Et comme les villes, ce sont avant tout les ports, cette migration vers Alger, Oran ou Bône n'est souvent qu'une première étape d'une migra­tion vers la France. (A ce sujet, *il serait intéressant de connaître vraiment le nombre des Algériens en France,* mais c'est impossible. Nos services officiels parlent d'un demi-million de personnes. C'est un chiffre insuffisant, et qu'il faudrait peut-être dou­bler : Mohamed Khider parle d'un million, dans son interview à *Combat* du 7 octobre 1964.) Un exemple entre cent. Philippeville, port de la côte Est, ainsi nommé en hommage au roi Louis-Philippe, et que l'on appelle maintenant Skikda, comptait 90.000 habi­tants en 1962, dont 40.000 Européens. (La population s'était grossie, depuis 1954, de milliers de paysans fuyant l'insé­curité.) Les quarante mille Européens sont partis, à quel­ques centaines près. A la fin de 1964, la population de Phi­lippeville était cependant de 110.000 personnes. Malgré les immeubles abandonnés par milliers, il y a une crise du logement dans toutes les villes, et malgré la destruction des bidonvilles, périodiquement, il s'en reforme de nouveaux. 94:94 Cette situation est un indice de mauvaise santé écono­mique. On ne sait exactement le nombre des chômeurs, mais les estimations algériennes varient entre deux et trois mil­lions. C'est-à-dire entre 40 et 60 % de la population active. Et il faut compter avec les chômeurs partiels, ceux qui ne sont pas recensés, etc. L'agriculture. On se rappelle que le coup qui permit à Ben Bella d'af­fermir son pouvoir fut, en mars 1963, la nationalisation des terres appartenant aux Européens. C'est encore aujourd'hui un des éléments de sa puissance. Dans l'interview que nous avons déjà citée, M. Khider faisait remarquer qu'il existait 8.000 comités de gestion. A cinq responsables en moyenne par comité (et c'est plus souvent 10 que 5) cela fait 40.000 pères de famille qui sont des favorisés du régime. Sans compter les organismes qui s'y rattachent (comme l'office de commercialisation, l'ONACO) où fleurit le fonctionnaire. Il est douteux que cette mesure politique ait favorisé le développement de l'agriculture. Le départ des Européens a signifié un recul technique. D'abord dans le domaine de la motoculture. En novem­bre 1964, Ben Bella déclarait dans un discours : « Il y avait 25.000 tracteurs pendant la période colonialiste... Il n'en reste plus que 14.000 ». Or, les Européens n'ont pas emporté les tracteurs, c'était interdit, et les conditions de leur départ ne le permettaient pas. Et l'Algérie a, depuis 1962, acheté des centaines de tracteurs, en Yougoslavie en particulier. La vérité est que, mécaniciens négligents, les fellahs ont vite mis hors d'état de marche le matériel dont ils dispo­saient. A chaque période de moisson, les journaux F.L.N. font appel aux volontaires. On a recours à la « touiza » (récolte en commun, à la faucille, par tous les habitants du village). Il arrive donc qu'une partie de la récolte soit perdue. Au cours d'une conférence de presse, le 18 septembre 1964, un fonctionnaire, Bendaïkha signalait que « 27.000 hectares dans l'arrondissement de M'Sila et 70.000 hectares dans l'arrondissement de Chellala avaient dû être livrés au pâtu­rage sans avoir été moissonnés ». 95:94 Dès 1963, un gros effort avait été fait pour que le nom­bre d'hectares ensemencés soit plus grand que jamais en Algérie : on avait semé trois millions d'hectares en céréales. La récolte, qui avait été très belle en 1963, a pourtant été moyenne en 1964. (En 1963, les Algériens annonçaient 22.500.000 quintaux de céréales. Pour 1964, je n'ai pas trou­vé de chiffres, mais partout cette indication de « moyen­ne ». Le 13 juillet pourtant, *Le Peuple* annonçait que pour 1.200.000 hectares moissonnés, la récolte était de 5.700.000 quintaux, soit un rendement faible, même pour l'Algérie, de 5 quintaux à l'hectare.) Il faut noter que les conditions de culture sont telles en Algérie que les colons européens laissaient, dans beaucoup de cas, la moitié de leur terre en jachère. Ensemencer à outrance n'aura sans doute pas de bons résultats, si l'expé­rience est poursuivie plusieurs années. L'Algérie produisait de 15 à 18 millions d'hectolitres de vin en période normale. Depuis deux ans la production ne dépasse pas 12 millions d'hectolitres. Sans doute, la vigne est-elle mal soignée. Sans doute aussi, il faut compter que la qualité de ce vin va baisser rapidement, avec le départ des vinificateurs qualifiés. Cependant cette production est largement suffisante : la consommation intérieure est en principe très réduite, et les exportations sont en baisse. La France absorbe encore 8.000.000 d'hectolitres (les importa­tions diminueront, théoriquement, de 500.000 hectolitres chaque année) mais l'Algérie trouve difficilement des clients ailleurs. Pour les agrumes, la production est, d'après les statis­tiques, en hausse : 450.000 tonnes en 1964. Mais les expor­tations diminuent : 250.000 tonnes en 1963-1964, alors qu'elles étaient de 296.000 tonnes en 1961-1962. La baisse de la qualité est sans doute une des causes de cette diminu­tion, sans parler des inconvénients propres au régime socia­liste : à Perrégaux, dans l'Oranais, plus de la moitié des récoltes d'agrumes a été perdue parce que les caisses d'em­ballage que devait fournir l'ONACO ne sont pas arrivées à temps. On cite, ailleurs, des cas de mauvaise gestion : dans la Mitidja, des haies de cyprès qui protègent les orangeraies ont été sciées, les arbres n'ont pas été taillés, etc. En fait avec le système des comités de gestion, tout dépend de la valeur professionnelle des responsables. Ceux-ci sont élus. Mais un fier-à-bras qui se vante d'avoir été « moujahid » a plus de chances de l'être que l'ouvrier qui connaît son travail. 96:94 Les congrès des comités de gestion, dont les débats sont assez largement rapportés par la presse (c'est le seul point où elle paraît libre, preuve de l'importance des paysans) sont pleins de récriminations : l'administration « sabote », promet du matériel et n'en livre pas, promet des semences et se trompe, etc. A la fin de décembre, au dernier de ces congrès, un délé­gué d'Aïn-Témouchent s'est écrié : « Il paraît que tous les ouvriers doivent gagner 800 anciens francs (par jour -- enco­re souvent sont-ils payés en nature, en semoule, par exem­ple). Nous n'avons jusqu'à présent que 750 anciens francs. Et encore, on nous enlève les cotisations pour la sécurité sociale dont on ne profite pas. Nos enfants sont renvoyés de l'école parce qu'on dit qu'ils sont sales. Mais qu'est ce qu'on peut faire avec 750 francs par jour ? Alors que d'au­tres gagnent 120.000 francs par mois, sont nourris et logés gratuitement. » Un autre délégué parle des saisonniers qui n'ont pas de quoi vivre « alors qu'il y a des responsables de l'ONRA (organisme de contrôle des comités de gestion) qui viennent en 404 vous dire qu'il manque de l'argent pour les faire travailler. » Un délégué de Saïda remarque que ses camarades n'ont pas été payés depuis deux mois. En bref le départ de techniciens sérieux, le désordre général, l'incompétence s'ajoutent aux tares de la bureau­cratie socialiste. Un dernier point en ce qui concerne l'agriculture. L'éro­sion, nous l'avons dit, est un des maux de l'Algérie, de­puis longtemps, et la guerre n'a fait qu'aggraver les choses : de nombreuses forêts ont brûlé. Le gouvernement américain a lancé un programme de reboisement dans les Aurès. Ben Bella, de son côté, anime des « journées de l'arbre ». La population des villes est amenée en cars, en camions, et dans une sorte de foire joyeuse, chacun plante son arbre. Opérations spectaculaires, mais dont on n'est pas sûr qu'el­les soient durables : les soins aux jeunes plants, leur pro­tection sont une œuvre de longue haleine. L'industrie, le pétrole, le gaz. Il existait en Algérie de petits établissements industriels, pas de grande industrie. 45.000 entreprises au total. En 1963, seulement 9.000 d'entre elles fonctionnaient. Il doit y en avoir davantage actuellement, mais là encore, le départ de compétences est grave. 97:94 *Révolution africaine* citait le cas, l'an dernier, de cette briqueterie du Constantinois où l'on continuait à fabriquer des tuiles que l'on cassait ensuite : elles étaient toutes défectueuses, par suite d'une avarie des machines que l'on ne réparait pas. Et le cas d'Acilor, l'usine d'Oran qui fabriqua pendant des mois l'acier le plus cher du monde, est encore dans les mémoires. Le départ de techniciens du crû fait que dans beaucoup de cas, le gouvernement algérien a reculé devant la nationa­lisation. Certaines entreprises françaises fonctionnent tou­jours dans l'Algérie socialiste : c'est le cas des ciments Lafarge, par exemple. La chance de l'Algérie, c'est en fait le pétrole et le gaz. Le pétrole continue de jaillir au Sahara. La production a atteint 24 millions de tonnes l'an dernier, et ce qui la freine, c'est l'insuffisance des pipes. Certains experts estiment que le Sahara pourrait fournir 40 millions de tonnes chaque an­née, en fonction de récentes découvertes. L'ennui, c'est que du pétrole, il y en a partout dans le monde, et la maniè­re dont le gouvernement de Ben Bella entend tirer bénéfice de la production n'encourage pas les pétroliers qui vont chercher ailleurs des partenaires plus accommodants. Quant au gaz, les ressources sont également immenses. Ben Bella a imaginé le complexe pétrochimique d'Arzew, dans l'Oranais. Dès cette année, l'Angleterre importera 7.00.000 tonnes de gaz. C'est la grande victoire de Ben Bella. Mais il a tort de dire que ce complexe pétrochimique et le troisième pipe qui est en construction sont des victoires socialistes. Ce n'est pas plus vrai que lorsqu'il « imagine » un hôpital, une école, qui existent depuis vingt ans, et qu'il se contente de rebaptiser. « Au-dessus de nos moyens. » « Nous vivons au-dessus de nos moyens » déclarait Boumaza en octobre dernier. C'est certain. Le dernier budget de l'Algérie prévoit 600 millions de F. pour les investissements. La France en fournit 400 millions. Le reste est en grande partie fourni par des prêts à longs termes, français ou internationaux. 98:94 Pour le fonctionnement le budget est en principe, en équilibre. Encore faut-il que les impôts rentrent. Chaque année, c'est le même échec. Et ce sont encore les « coopéra­teurs » qui en payent une bonne part. (N'oublions pas que sur les 300.000 abonnés au gaz de l'Algérie, la moitié ne payent pas ce qu'ils doivent ; que les journaux sont pleins de protestations parce que les services de l'eau coupent l'eau dans les immeubles où certains locataires ne payent pas la redevance etc.). Cependant le budget de l'Algérie est en équilibre. 80 % de son commerce se fait encore avec la France. En 1963, la France a exporté pour 2,730 milliards de F. ; en 1964 pour 2,440 milliards. Soit une diminution de 290 millions de francs en une année (10 % du total). L'Algérie au contraire nous vend un peu plus chaque année, principalement grâce au pétrole, et ses échanges avec nous sont bénéficiaires. Un détail : elle nous vend en particulier du blé dur, que la France produit en quantité insuffisante. En 1964, l'Algérie non plus n'en possédait pas assez. Elle en a acheté au cours mondial (12 F. le quintal) et nous l'a revendu au prix fran­çais, soit avec 30 F. de bénéfice par quintal. Malgré cette balance favorable, malgré l'aide française, l'Algérie est au bord de la faillite. Il faudrait rajouter pour­tant l'argent que les travailleurs algériens en France envoient à leurs familles (de 400 à 500 millions au bas mot). Les pensions versées par la France aux anciens fonctionnai­res et militaires qui sont restés en Algérie (Ils sont 400.000). Il faudrait rajouter l'aide américaine : deux millions de quintaux de blé chaque année, sans compter le reste : dol­lars, vêtements, machines, etc. L'Algérie est au bord de la faillite parce qu'elle ne pro­duit pas assez. Et si sa balance commerciale est favorable avec nous, elle est déficitaire avec tous ses autres partenai­res. Comme la production stagne, comme la masse de ses habitants grandit, elle se trouve chaque jour un peu plus enfoncée dans la misère. Tel est le tableau que l'on peut tracer, trois ans après Évian, de l'économie algérienne. Il est certainement incom­plet. Il n'est pas partial. Les conséquences de l'indépendance ne sont pas heureuses de ce côté là, mais cela importe peu sans doute à ceux qui ont voulu cette indépendance, puisque ce sont les mêmes qui ne parlaient que de « pro­grès » et disaient en même temps que « l'Algérie coûtait trop cher ». Georges LAFFLY. 99:94 Un nouveau livre de Jean Servier ### L'homme et l'invisible par Henri CHARLIER JEAN SERVIER n'est pas un inconnu pour nos lecteurs. Nous avons rendu compte de ses livres sur l'Algérie, qui ont paru avant qu'elle fût devenue indépendante. Né en Algérie, connaissant le berbère et ses dialectes au point de n'être pas reconnu pour un *roumi* par les habitants de la montagne, il était probablement l'homme le plus ins­truit de l'esprit des populations et de ce qu'il fallait faire. Il s'est trouvé dans l'Aurès juste au moment où éclata la révolte et tout de suite, grâce à sa connaissance de l'homme de ces régions et à sa sympathie pour lui, il put réunir un corps franc d'indigènes décidés à être fidèles à la France. On en trouvera le récit dans son livre : « *Dans l'Aurès sur les pas des rebelles* »*.* Employé un temps par les militaires qui reconnaissaient sa compétence il fut écarté par le pou­voir ; c'est alors qu'il publia ses autres livres : *Adieu Dje­bels, Demain en Algérie*, dont les titres seuls montrent à quel point la perte de l'Algérie lui paraissait certaine. Sa clairvoyance fut ratifiée par l'événement comme en témoi­gnent ces lignes : « *Il est hors de doute que le gouvernement provisoire de la République contrôle le terrorisme urbain.* *Ailleurs, je veux dire dans le bled, dans les campagnes, les montagnes abruptes aux villages perchés, ce Gouvernement ne représente rien. Seuls, sont connus les chefs de ban­des, et ils sont jaloux de leur autorité. Leur pouvoir quasi féodal a trouvé aisément place dans les mailles immobiles du stupide quadrillage de l'armée française. Dans les ban­des, il y a les jeunes, les purs, ceux pour qui la Révolte est une vie nouvelle, celle qui vaut la peine que l'on meure pour elle : le you-you* *d'honneur des femmes en parure de fête, le mouton de* « *l'hôte d'honneur* » *égorgé dans la flam­me fauve des incendies -- une vie qui est à l'opposé de celle que la France leur offrait : celle de manœuvre dans une cour d'usine, dans la brume glacée d'un jour d'hiver* »*.* 100:94 « *Le gouvernement algérien est débordé par ses extré­mistes : les Français sont expulsés d'Algérie. Mais il y a eu de tels bouleversements au Maroc et en Tunisie que person­ne n'y fait attention. Et puis, n'est-ce pas, avec la constitu­tion d'un Maghreb unifié, l'O.T.A.N. a d'autres chats à fouetter : la citadelle* « *Afrique* » *est désormais en d'autres mains.* *C'est là, je l'accorde, une vision pessimiste des choses. Mais il reste que la négociation avec le Gouvernement Provi­soire de la République Algérienne réfugié à Tunis est à repousser, simplement parce que ce contrat ne pourrait que reposer sur une équivoque.* *La reconnaissance de ce gouvernement illusoire par la France serait le début d'une aventure aussi tragique que les précédentes, aussi ruineuse pour son prestige que désas­treuse pour son économie.* » Ces lignes ont été écrites en 1959, deux ans avant que les évènements prédits n'arrivent. Sans doute notre gouvernement espérait possible une coexistence pacifique des deux populations algériennes ; mais il avait tout fait pour qu'elle fût impossible et il a sa­crifié une œuvre nationale plus que séculaire au désir de jouer personnellement un rôle en Europe. Les évènements sont arrivés exactement comme Jean Servier avait dit qu'ils se passeraient ; et c'est un bon témoignage pour le livre dont nous parlons aujourd'hui. \*\*\* Car ce livre a pour base la connaissance profonde que l'auteur avait acquise dans la familiarité du peuple berbère. Il l'a aimé et ce peuple s'est ouvert à lui de ses plus secrètes traditions. Dans une entrevue avec le directeur de la revue *Le monde et la vie* Jean Servier raconte : 101:94 « *Après dix ans de guerre, on ne peut pas ne pas s'interroger sur le sens de la vie, sur la valeur de l'être humain, sur la mission des hom­mes sur la terre. Sommes-nous des moisissures* « *évoluées* » *de l'écorce terrestre, nés du hasard, ou l'aventure humaine a-t-elle un sens ? Ces problèmes se posaient à moi avec une telle insistance, que pour y répondre j'ai modifié le cours de ma vie, recommencé des études tout près de trente ans pour acquérir la formation qui me paraissait nécessaire. J'ai ob­tenu le diplôme dei l'École Nationale des langues orientales. J'ai appris le berbère pour comprendre les montagnards qui vivent dans mon Algérie natale ; des voisins dont j'ignorais tout... J'ai partagé mon temps entre les montagnards d'Algé­rie et les bibliothèques de Paris. Ma thèse de doctorat por­tait sur les rites agraires des Berbères ; elle a paru sous le titre :* LES PORTES DE L'ANNÉE (chez Laffont). » D'origine protestante, mais sans pratique religieuse, Jean Servier avoue : « C'est *en partageant la vie des paysans d'A­frique du Nord que j'ai découvert l'importance du sacré dans la pensée humaine, dans les structures de la vie de certaines sociétés.* » Il reconnut la faiblesse de l'enseigne­ment sur ces sujets, car cette manifestation du *sacré* est te­nue pour un désir d'obtenir par magie des résultats prati­ques. « On essaie, dit-il, d'expliquer l'homme uniquement en termes d'économie, de géographie et d'histoire. De nos jours un ouvrage qui porterait pour titre : « *La lutte des classes dans les sociétés préhistoriques* » serait bien certai­nement considéré comme un ouvrage extrêmement sérieux ». Le livre que nous analysons aujourd'hui remet donc en question les idées banales qui ont cours à cette heure sur l'infériorité des races dites primitives, et sur le progrès. L'orgueilleuse société occidentale court à sa ruine, nous le pensons comme lui, pour vouloir éliminer le sacré et pour­suivre sur terre un bonheur et un équilibre impossibles sans lui. \*\*\* Jean Servier dit dans son introduction : « *Il devient de plus en plus difficile de garder comme de pieuses reliques les idées reçues au début du XIX^e^ siècle. Des observations récentes, des études menées dans tous les domaines remettent en question l'évolutionnisme et la notion de progrès : une théorie qui n'a pas changé ses argu­ments depuis cent cinquante ans, un mensonge rejetant sans fin dans l'avenir la solution de nos problèmes, l'apaisement de notre angoisse.* » 102:94 Il y a dans l'idée de progrès une grossière confusion ; le progrès matériel, plus ou moins rapide, est constant depuis le premier homme ; il est manifestement voulu de Dieu pour le développement de la société humaine, il est comme une conséquence de ces paroles de la Genèse : « Dieu bénit Noé et ses fils et leur dit :... « Vous serez craints et redoutés de toute bête de la terre, de tout oiseau du ciel, de tout ce qui se meut sur la terre et de tous les poissons de la mer, ils sont livrés entre vos mains... Et votre sang, à vous, j'en demanderai compte à cause de vos âmes ». Il y eut, dans les temps les plus anciens, des sociétés pratiquant la loi morale (telle qu'ils la connaissaient) avec exactitude et scrupule. Nos sociétés, à la pointe du progrès matériel, sont très corrompues moralement, elles sont en pleine décadence justement à cause de leur corruption, et malgré les appa­rences elles courent à leur ruine, car elles ne trouveront plus de citoyens capables de mourir pour elles. Le chapitre premier : L'homme et l'animal, est une cri­tique parfaitement renseignée de l'évolutionnisme. L'expé­rience humaine prouve que le succès de l'évolutionnisme, malgré son manque de preuves, vient de l'espérance de rendre Dieu inutile, de se débarrasser de la morale natu­relle, telle que tous les peuples de la terre l'observent en gros. Car l'ethnologie contemporaine, armée de faits précis et d'une connaissance plus intime et approfondie des peu­ples de la terre, met au jour une mythologie et une méta­physique précises et compliquées qui sont l'armature vivan­te de ces sociétés, et les ont fait durer. « Les gestes d'un homme nu, dans la forêt équatoriale, accomplissant les rites immuables de sa tribu près de son frère mort, posent, en face de l'Occident, la première ques­tion, le premier de tous les problèmes, car ces gestes sont répétés en termes identiques, mettant en mouvement des symboles analogues d'un bout à l'autre de l'humanité, sup­posant la même foi en une même réalité »... « Dans l'esprit de l'homme des civilisations traditionnelles, l'invisible n'a pas le vague d'un concept métaphysique, il est une réalité dans laquelle se meut chacun des hommes composant l'hu­manité entière » (Introduction p. 9). 103:94 On nous disait que la religion chrétienne était une reli­gion comme une autre, que tous les sauvages en avaient une et que c'était une simple survivance des terreurs de l'homme primitif. Mais nous savons maintenant que la reli­gion est nécessaire à l'homme et qu'il y en a une qui, les résumant toutes, a précisé la transcendance de cet invisible dont parle Jean Servier. Si les ethnologues connaissaient le peuple même dont ils font partie ! Ils auraient des surprises ! Nous passions nos vacances auprès d'une chapelle isolée dans les monts d'Au­vergne. Il y avait trois pèlerinages annuels en été sur cette montagne inaccessible en hiver. Et nous assistions à ce dialogue, d'un montagnard vêtu d'une blouse, coiffé d'un grand chapeau, type gaulois à grosses moustaches échappé de la colonne Trajane, avec un gendarme chargé sans doute de veiller à l'ordre dans ce pèlerinage ; entre eux deux une chopine de rouge. Le montagnard expliquait au gendarme qu'il venait par reconnaissance car il avait été miraculé. Il était fort mal en point dans une ambulance qui le menait d'urgence à Clermont ; il avait une hernie étranglée. La rou­te passait au pied de la montagne que dominait la chapelle de la Vierge. La religieuse qui l'accompagnait à l'hôpital lui dit au passage : « Priez donc la Sainte Vierge qu'elle vous guérisse ». Il dit aussitôt un Je vous salue Marie et se trou­va guéri instantanément ; plus de douleur, plus de hernie. La voiture tourna et ramena l'homme à son domicile. Et il disait au gendarme : « C'est sûr, y a quéque chose ». Et le gendarme se mirant dans la chopine, forcément moins convaincu que l'autre, répétait en hochant la tête : « Y a quéque chose ! » Voilà l'invisible que le miraculé lui-même n'osait nommer. Jean Servier exagère un peu en disant que la géographie n'a pas d'effet sur la constitution des sociétés. Presque tous nos anciens villages, se sont fondés autour d'une source. Avant les Gaulois déjà. Mais ces sources étaient vénérées comme des dons de l' « Invisible ». Auprès de la chapelle dont je viens de parler il y avait une source sainte, et les ethnologues auraient pu y voir jeter des pièces de monnaie. Ces pèlerinages sont encore d'une autre manière des lieux où l'invisible se manifeste étrangement. Ils ont sou­vent une allure de fête populaire : et ils attirent des misères morales inconnues. Ils voient déborder dans le silence un flot de terribles aveux dont on n'ose se décharger auprès d'un prêtre qui vous connaît ou peut vous connaître. Les aumôniers y doivent avoir une expérience renforcée ; ils sont appelés à débrouiller des cas de conscience effroyables dont l'homme se sent impuissant à sortir seul, pour lesquels il demande le secours de l'invisible auprès d'une source sainte et d'une chapelle miraculeuse. Car il a violé quel­que « interdit ». 104:94 Nous avons pu voir dans ces montagnes encore un paysan qui montait les chevaux à cru, sans selle et sans étriers. Il lui arrivait pour montrer son pouvoir et sans nécessité, d'appeler les vaches qui paissaient au loin, à l'aide d'une certaine mélopée. A la limite de sa voix, jus­qu'à un kilomètre, les vaches, lâchant la bouchée d'herbe accouraient au galop, sautaient les clôtures et venaient tou­tes frémissantes frotter leurs mufles contre sa poitrine. Et ces vaches ne lui appartenaient pas. Nous ne doutons nullement que les hommes qui ont orné les grottes de la Vézère n'aient eu leur Platon, leur Hésiode, leur Homère, puisqu'ils ont été capables de faire de si beaux dessins. Chesterton dans son livre « L'Homme Éternel » dont nous ne saurions trop recommander la lecture nous dit : « *le romancier écrivant :* « *des lueurs fauves s'allumèrent dans les prunelles du comte ; il sentit se réveiller en lui les fureurs de l'homme des cavernes* » *ne s'attend certainement pas à ce que son personnage descende dans le salon et pei­gne sur le mur des vaches grandeur nature. C'est cependant ce qu'on connaît de plus certain touchant l'homme des cavernes.* » C'est là le sujet du second chapitre de Jean Servier. Le troisième : « *Sommes-nous des hommes préhistoriques* » aboutit à cette conclusion : « *Si un bébé du Néandertal s'était miraculeusement conservé dans une caverne réfrigé­rée, il pourrait, s'étant réveillé, au XX^e^ siècle, recevoir une éducation occidentale et devenir inspecteur des finances, notaire ou ingénieur en fonction de ses aptitudes individuel­les, aussi bien qu'un Africain, un Maori ou un Papou actuels.* *L'inverse est vrai : un enfant blanc pourrait, s'il était élevé par des Pygmées, tuer son éléphant d'un coup de sagaie en plein ventre.* *Les races humaines ne peuvent donc être considérées comme les étapes d'une évolution linéaire. S'il en était autrement, il serait impossible d'accélérer un prétendu processus en avant, impossible aussi de le renverser.* » 105:94 Le quatrième chapitre « *L'hôte invisible* » débute par cette déclaration d'un Esquimo à l'explorateur danois Ramunssen : « Nous considérons l'âme comme la chose la plus importante et la plus mystérieuse de toutes. » La mère de l'explorateur était de race esquimo ; son fils avait une entrée favorable pour recevoir des confidences sincères. Jean Servier ajoute : « *Ce qui est vrai de la matière devrait l'être aussi des croyances de l'homme, de l'idée qu'il se fait du monde et de la place qu'il occupe dans l'univers.* *S'il y a des peuples qui n'ont pas la roue, certains devraient aussi ignorer l'âme et ne pas croire, bizarrement, à un principe invisible, invérifiable par les sens : une croyance apparemment inutile.* » Et : « *Il a fallu de longues années de recherches patien­tes pour pouvoir affirmer qu'il ne se trouve nulle part de civilisation sans métaphysique, c'est-à-dire sans opinion sur l'existence d'un monde invisible conçu comme seul capable d'expliquer la présence de l'homme sur terre.* *Il n'y a pas d'homme si engourdi par les pires nécessités du milieu ou du climat qui n'ait conscience d'avoir en lui un hôte invisible plus réel que ses mains de chasseur, plus pré­sent que ses vêtements de peau ou son épieu de bois : un hôte invisible dont il s'est préoccupé au point d'ignorer ce qui fait la fierté de l'Occident, le téléphone, l'électricité et le compte en banque.* » Suit une discussion appuyée par les faits maintenant connus sur la mentalité dite « prélogique » et les théories qui découlent de cette vaine hypothèse. L'auteur ajoute : « *Des hommes, à l'aube de l'humanité, se sont avoués impuissants devant ce sommeil* (*de la mort*) *qui durait de façon inquiétante ; cela, nous le comprenons sans peine. En prévision du réveil, ils ont disposé près du corps endormi des provisions, des armes, des parures, nous le comprenons aussi. Mais des millénaires se sont écoulés et, malgré l'expé­rience constante, rien n'est venu à aucun moment ébranler cette confiance, sauf à certaines époques matériellement prospères et chez certains intellectuels, en Occident ou en Asie.* *Voilà donc un fait ethnologique qui mérite attention car ses conséquences sont lourdes.* » *...* « *Partout ailleurs, l'homme a eu la sagesse d'organiser sa conception de l'univers en tenant compte de la mort et non en l'ignorant ; il a su garder cette sagesse aussi long­temps qu'il n'a pas croisé sur sa route la folie de l'Occi­dent.* » 106:94 *...* « *Dans toutes les civilisations l'âme humaine est conçue comme un principe divin créé par un Dieu unique ayant une essence analogue et distincte.* » La grande majorité de nos contemporains n'ont aucun souci de cet hôte invisible, sinon en de très grandes circons­tances, comme un danger de mort imminent. L'enseigne­ment et le bien-être sont causes de cet aveuglement ; admet­tons un déterminisme parfait de toutes choses dans l'uni­vers, nous butons sur cette constatation extraordinaire : en un point de cet immense circuit existe une *conscience* inex­plicable. \*\*\* Les chapitres qui suivent sont remplis d'exemples pris dans toutes les régions de la terre, de ce qu'avance ici l'au­teur. Nous ne pouvons que donner envie de les lire. C'est ainsi qu'on trouve dans *le livre des morts* tibétain : « *Si le mort est un être ordinaire, dites alors :* « *Médite sur le grand Seigneur de la Compassion...* » *Le prêtre qui lit le Livre des Morts s'adresse maintenant à l'âme :* « *Ne reste pas attachée à cette vie par sentiment et par faiblesse... Tu n'as pas le pouvoir de demeurer ici. Ne sois pas attachée, ne sois pas faible, souviens-toi de la précieuse Trinité* »*.* Nous ignorons ce que les tibétains entendent par cette « précieuse Trinité ». Constatons simplement qu'en dehors même de la vraie religion des hommes ont conçu que ce qui fait le problème essentiel de la métaphysique, celui de l'un et du multiple dans l'univers, trouvait son exemplaire et sa solution dans la nature même de Dieu. \*\*\* 107:94 Jean Servier étudie ensuite la constitution des sociétés. « *La Société, dit-il, est une projection des conceptions reli­gieuses et sociales de l'homme* »*.* « *L'homme nous paraît indépendant de tout déterminisme géographique ; il choisit son mode de vie en fonction de sa conception du monde et de la place de l'homme en ce monde ; il choisit ensuite le relief et le climat qui lui conviennent le mieux... Si le vent et les courants marins agissent sur une épave et la ballottent à leur gré, le pilote d'un navire bien armé saura les utiliser pour aider sa marche ; de même une civilisation qui a su garder intact son système de correspondance avec l'univers visible et invisible échappe aux déterminismes géographi­ques et poursuit son avenir, guidée par une étoile.* » Jean Servier cite en exemple le peuple juif : « *L'État d'Israël n'est pas autre chose que l'aboutissement de la volonté d'un peuple pour que s'accomplisse la promesse millénaire de l'Éternel, selon Sa parole, ici, sur ce rivage, et pas ailleurs. Les marais ont été desséchés, le désert irrigué ; là où quelques nomades vivaient difficilement, un État de deux millions d'habitants est né ; moins une entité économique qu'une arche d'alliance.* » Cet exemple n'étonne pas suffisamment nos contempo­rains. Mais le peuple juif par lui-même et souvent contre lui-même (car personne ne paraît plus matérialiste que le juif occidental) demeure un témoin extraordinaire de la Révélation. Aucun des peuples qui étaient ses contempo­rains au temps de Tibère César ne subsiste comme peuple ; comme race ? peut-être, mais non comme peuple. Nous avons donné en exemple, au début de ce propos, un Gaulois de la colonne Trajane, mais c'est un Auvergnat dévot de la Sainte Vierge, ce n'est pas un dévot d'Épona se recom­mandant de Brennus et de Vercingétorix. Les sionistes se recommandent d'Abraham, de David et des Macchabées. Ils trouvent leur avenir écrit dans les prophètes. Péguy, qui avait connu beaucoup de Juifs au temps de l'affaire Dreyfus, particulièrement Bernard Lazare dont il a laissé un très beau portrait, nous disait que la survivance extraordinaire du peuple juif l'avait amené à beaucoup réfléchir à ce sujet et que tel était le point d'origine de sa conversion. Nous pouvons observer quelque chose de bien différent dans le même instant de l'univers mais qui fait aussi la preuve des dires de Jean Servier. Les esprits naturalistes de notre temps, poussés par l'appât des hauts salaires et de plaisirs, rarement innocents, s'amoncellent dans de grandes villes incapables de les contenir. Ce fait est un grand signe de décadence, Alexandrie eut huit millions d'habitants sous l'Empire romain. Et tous ces habitants y étouffent, ils fuient leur ville à la fin de chaque semaine, il faut pour leurs enfants des classes de neige ou des camps de vacan­ces. 108:94 Ils ont besoin de la nature, et ils ne la connaissent plus que d'une manière artificielle sans la peine et le soin néces­saires pour l'humaniser. Et voici un autre fait qui va lui aussi dans le sens des idées de J. Servier. Nos anciens mis­sionnaires, les bénédictins qui ont évangélisé l'Allemagne et les États nordiques, comme les religieux qui allèrent les pre­miers au Canada, emportaient dans leur bagage des sar­ments de vigne et du blé, pour pouvoir dire un jour la mes­se avec les produits du pays. Ils créaient ainsi partout une civilisation de la vigne et du blé, un esprit plus producteur que commerçant, un système d'échange, entre la plaine et les coteaux qui dure toujours dans les nations ancienne­ment catholiques. \*\*\* Mais il est temps de conclure. L'auteur nous dit : « La vraie cause d'une détérioration morale n'est pas un fait physique, mais bien spirituel, en l'occurrence, la dégra­dation de l'idéal de l'individu par des conditions de travail qui restent déshumanisées. » Et il ajoute : « *Chaque matin, les paysans Zuñi du Nouveau Mexique offrent au soleil une poignée de grains. Ce simple geste suf­fit à exorciser l'Homo Œconomicus, comme la piécette que la pauvresse glisse dans un tronc à l'église ou que le pèlerin jette au fond d'une grotte ou dans une source : une offran­de tellement discrète qu'elle est passée sous silence dans les traités d'économie politique et n'est jamais mentionnée dans les analyses savantes et nombreuses de budgets familiaux artificiellement établis. L'Homo Œconomicus doit être rationnel, logique, et un tantinet matérialiste. Ce n'est pas lui qui dépenserait au-delà de ses possibilités pour le Réveil­lon ou les cadeaux de Noël, ce n'est pas lui non plus qui entretiendrait par dizaines de milliers les voyantes et les cartomanciennes, ce n'est pas lui qui dilapiderait trois mois de salaire en trois semaines de congé* « *payé* »*.* *Si l'homme occidental ne ressemble pas à l'Homo Œco­nomicus, c'est qu'il porte en lui, comme son frère de civili­sations traditionnelles, un reste d'élan vers l'Invisible ou simplement une nostalgie de liberté...* » ...... 109:94 *Les institutions humaines se présentent à nous comme autant de tentatives faites pour accéder à la ressemblance d'un archétype harmonieux. Partout dans le monde, ce sont des tentatives adultes et non des balbutiements.* » *...* « *Une institution humaine est toujours rationnelle si l'on connaît le postulat d'où elle tire son origine, c'est-à-dire la conception de l'organisation du monde dans une certaine civilisation. Le législateur n'a de chance de voir son œuvre lui survivre que dans la mesure où il tient compte des conceptions traditionnelles et de l'horizon social de sa civi­lisation.* » *...* « *Notre civilisation, a gardé cette nostalgie d'une cité sainte, immuable, aux lois parfaites : la cité d'où nous venons, que nous avons quittée et où ne retournerons jamais plus parce que nous avons perdu le sens de l'absolu et la notion même de l'Invisible. Dans le sang et les boule­versements des révolutions, nous cherchons désespérément à retrouver ce que les civilisations traditionnelles ont gardé si longtemps : l'immuable Jérusalem céleste faite de struc­tures sociales harmonieuses, née d'une communion cons­tante de l'homme et de l'Invisible.* » Notre enseignement cache que la société française avant la Révolution était une société religieuse, si religieuse que son Roi sacré avec l'huile sainte avait des pouvoirs rappe­lant les charismes des apôtres. Il guérissait des écrouelles par simple attouchement, prononçant ces mots : le Roi te touche, Dieu te guérit. François 1^er^, assis à côté du Saint-Père, guérit ainsi en sa présence un évêque italien. Ce cha­risme a continué jusqu'au dernier de nos rois (Louis XVI). Les nations occidentales si orgueilleuses de leur science, de leur force, et de leurs richesses sont en même temps aveuglées par l'orgueil, car elles s'engouffrent dans la voie par où toutes les anciennes civilisations ont péri, la civilisa­tion grecque comme la société romaine ; la voie qui s'écarte de la loi morale et de la religion. Elles ont remplacé le désir du ciel par l'appétit des richesses et la hâte de jouir. Leur chute était certaine ; la nôtre l'est de même. Le progrès matériel est normal ; il suffit d'exercer un art de père en fils pour le perfectionner. Mais la science, c'est un fait, a été donnée aux peuples chrétiens pour qu'ils puissent porter l'Évangile aux extrémités de la terre. Le transport et l'entretien des missionnaires est aujourd'hui aussi facile qu'il était hasardeux il y a seulement cent ans. 110:94 Mais les Européens se sont enorgueillis de ce don comme s'ils en étaient eux-mêmes la source. Ils s'en sont servis par une incroyable illusion diabolique pour combattre la religion dont ils le tenaient. Ils ont exploité tous les peuples de la terre, alors qu'il était de leur devoir de les amener à une religion vraiment surnaturelle. Nul doute qu'ils n'en soient sévèrement punis et le châtiment est manifestement commencé, dans les âmes et la société même. Un peuple comme le nôtre qui a fait six ou sept révolutions en un siè­cle et demi et s'est donné au moins dix constitutions ne peut pas prétendre avoir la main heureuse. Voici sur ces sujets les admirables paroles du Père Emmanuel dans ses « Lettres à une mère sur la foi ». Elles furent écrites en 1882 : « Quand Dieu, par le baptême, efface en nous le péché originel, il nous donne la foi, et avec la foi le besoin de connaître les vérités chrétiennes, et l'inclination à les rece­voir et les garder. » ... « Le flambeau de la foi étant allumé dans le monde, et y étant allumé de la main de Dieu, est par cela même inextinguible. Il brille, quand même. Tous les esprits le savent ; et alors, à cause du besoin de savoir que la foi dépose en nous au baptême, il se fait en ceux qui ont l'amour de la science, un travail intérieur qui les pousse à des conquêtes grandioses sur l'ignorance : ils veulent savoir. « Nous disons que c'est là un effet de la foi. Est-ce que l'Asie ou l'Afrique sont animées de cette passion de la scien­ce que nous voyons si brûlante dans notre Europe, bapti­sée ? Nullement. Là les esprit dorment, ici ils sont éveillés. La raison de la différence est facile à saisir. Là le flambeau de la foi est éteint. On ne baptise pas. Ici l'on baptise, et la foi verse au milieu de nous ses lumières les plus puissantes et les plus abondantes. Et les esprits stimulés par l'opéra­tion de l'Esprit de Dieu qui nous a donné la foi, s'éprennent d'un beau feu pour la science : encore un coup ils veulent savoir. « Tous les baptisés ont reçu le stimulant divin. Et chez nos hommes de science, le point de départ c'est la foi. Mais les uns l'ont conservée, les autres perdue. Les esprits mar­chent dès lors dans des voies bien différentes, quoique ayant reçu les uns et les autres dans le don de la foi, l'énergie du désir qui les porte vers la science. 111:94 « Par une conséquence logique, la science tendra vers un double but, selon que les esprits auront ou gardé ou perdu la foi. Et jamais peut-être on n'a été à même de constater aussi clairement que de nos jours cette sorte de bifurcation dans la direction suivie par la science. « Il y a aujourd'hui une science qui veut croire : en cela elle marche au vrai, selon Dieu, et selon la loi immuable du développement de l'esprit humain. « Il y a aussi une science qui ne veut pas croire : et elle entreprendrait tout, pour se maintenir dans une négation qui cependant n'est pas du tout scientifique : Ne pas croire. ... « Il faut le dire : la science qui marche contre la foi a aujourd'hui le verbe haut. Elle a pour elle mille appuis dans le monde extérieur. Forte de son échafaudage, elle aspire à éteindre le flambeau divin de la foi. « Mais dans tout cela il n'y a rien de nouveau. Nous lisons dans le plus ancien livre du monde, que les hommes se dirent un jour : A l'œuvre ! bâtissons une tour qui s'élève jusqu'au ciel. Et ils se mirent à l'œuvre et ils bâtirent une tour, et ils n'escaladèrent pas le ciel. « Les hommes d'aujourd'hui se disent de même : A l'œu­vre ! élevons l'édifice de la science, et nous escaladerons la foi. Ils travaillent, et leur édifice, comme celui de leurs devanciers, se nommera Babel. « L'homme n'a pas créé la lumière ; le jour où il croira avoir prouvé que la lumière n'est que ténèbres, Dieu lui criera malheur ! l'appellera à son jugement, et continuera à verser dans les âmes la lumière de la foi. « La science qui combat la foi n'aboutira pas. Elle ne prévaudra pas contre la foi, c'est évident ; mais de plus elle ne subsistera pas même comme science ; elle finira, l'Écriture le dit, par l'évanouissement. « La science sera sauvée par les hommes de foi ; et c'est pour eux un grand devoir d'avancer dans la science et dans la foi ». ... « A l'œuvre, dirons-nous, et si ceux qui ont perdu la foi travaillent pour Babel, nous croyants, édifions Jérusa­lem. » 112:94 Tel est le témoignage d'un grand esprit de chez nous. Achevons par celui d'un Chinois qui confirme les idées de Jean Servier. Les « Souvenirs et Pensées » de dom Pierre Célestin Lou TSENG-TSIANG, ancien premier ministre, ancien ministre des affaires étrangères de la première République chinoise, offrent un admirable tableau de l'éducation confu­céenne et un portrait significatif des nobles âmes qui tra­vaillèrent alors à la rénovation, de leur patrie. Jeune inter­prète à la légation de Saint-Pétersbourg en 1892, il y trouva comme ministre de Chine Shu King-Sen, qui devint pour lui un maître très aimé. Or celui-ci « avait été frappé, dit dom Lou, par l'exis­tence d'un gouvernement spirituel mondial, dont l'ancien­neté remonte jusqu'au Fondateur de la religion chrétienne. Pour observer ce fait de plus près, au cours du voyage qui l'amenait en Europe, il s'était arrêté à Rome et y avait passé les fêtes de Noël ». Telle est l'observation fondamentale. Le christianisme a opéré dans les faits la distinction entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel ; seul moyen, toujours menacé et fina­lement toujours vainqueur, de conserver intactes les vérités spirituelles. Les Européens jouissent de ce bienfait depuis si longtemps qu'ils ne remarquent plus tout ce qu'ils lui doivent, la liberté de conscience vis-à-vis des gouvernements souvent violée mais jamais discutée, et la liberté d'esprit dans la recherche des idées, et des faits. Comme le dit le Père Emmanuel : « Les esprits stimulés par l'opération de l'Esprit de Dieu qui nous a donné la foi, s'éprennent d'un beau feu pour la science ». Ils en abusent, c'est certain, comme les femmes abusent par leur impudeur de la liberté que leur apporta le christianisme ; cette liberté leur vient pourtant des principes de leur religion. Un esprit supérieur formé dans une toute autre société s'en était aperçu et il disait au jeune Lou Tsieng-Tsiang : « La force de l'Europe ne se trouve pas dans ses arme­ments ; elle ne se trouve pas dans sa science ; elle se trouve dans sa religion. Au cours de votre carrière diplomatique, vous aurez l'occasion d'observer la religion chrétienne. Elle comprend des branches et des sociétés diverses. Prenez la branche la plus ancienne de cette religion, celle qui remonte le plus près des origines ; entrez-y. Étudiez sa doctrine, pra­tiquez ses commandements, observez son gouvernement, suivez de près toutes ses œuvres. Et, plus tard, lorsque vous aurez terminé votre carrière, peut-être aurez-vous l'occa­sion d'aller encore plus loin. Dans cette branche la plus ancienne, choisissez la société la plus ancienne. 113:94 Si vous le pouvez, entrez-y également ; faites-vous disciple, et obsvervez la vie intérieure qui doit en être le secret. Lorsque vous aurez compris et capté le secret de cette vie, lorsque vous aurez saisi le cœur et la force de la religion du Christ, em­portez-les et donnez-les à la Chine. » Le principal acteur dans la rénovation de la Chine fut le docteur Sun Yat-Sen, médecin cantonais de religion protes­tante, donc un chrétien dont notre auteur écrit : « Sun Yat-Sen était un grand homme social, intelligent et désin­téressé qui avait fait cent fois le sacrifice de sa vie ». Lou Tsien-Tsiang était aussi d'origine protestante. Il se convertit au catholicisme et, après la mort de sa femme qui était belge, il se démit de toutes ses charges et entra en religion. Nous l'avons connu moine à Saint-André-lès-Bru­ges. Lui aussi, comme le Père Emmanuel, voulut travailler à « *édifier Jérusalem* »*.* C'est manifestement à quoi travaille Jean Servier. Il a comme nous tous une multitude de saints parmi ses ancêtres pour l'y aider. Henri CHARLIER. 114:94 ### La Fête des Tabernacles par J.-B. MORVAN TOUS les ans, après la moisson, les Hébreux commémo­raient le souvenir de leur vie au désert par la fête des « tabernacles », c'est-à-dire des tentes ou des cabanes : tout travail était interdit pendant sept jours et ils habitaient alors sous des tentes ou sous la ramée. Cette fête nous apparaît comme une sanction religieuse du camping, une volonté d'exorciser les détresses des grands exodes en les répétant, un effort périodique pour affronter et apprivoiser le péril séculaire qui peut, renaître, en même temps qu'on donne une satisfaction ano­dine au secret désir de fugue qui travaille si souvent l'humanité. Les Hébreux élevaient ces huttes de feuillage comme nous, au temps de notre enfance, nous nous précipitions sur les rameaux d'un arbre abattu dans le jardin, pour en construire, une cabane. Faire un jeu, construire une hutte, tenir un conseil : nous avons besoin de ces actes primitifs et presque sacrés. Nous en retrou­vons l'image idéale dans les retours à la nature champêtre, au paysage minéral, végétal et animal. Mais que représente la « nature » pour l'homme de notre temps ? 115:94 Il semble que les appels puissants qu'elle renfermait depuis le début du romantisme jusqu'aux premières années de ce siècle se soient éteints, ou tout au moins très assourdis. Les aspects divers d'un même sentiment reparaissent dans le tissu des siè­cles, et le Parisien de 1965 qui veut fuir Paris retrouve les mêmes raisons qui, trois cents ans plus tôt, poussaient Boileau vers les campagnes assez proches du Vexin : la recherche d'une liberté fruste, un simple desserrement des obsessions, une offrande aux Dieux du sommeil et du silence, après les jours sacrifiés à Déci­bèle, la muse des tapages urbains... Notre mémoire recèle moins de clichés attendris et de chromos imaginatifs que celle de nos grands-parents. La racine d'arbre est devenue chez Sartre l'exem­ple d'une nature étrangère à l'homme et métaphysiquement clo­se. Reparler des huttes de feuillages, ou du foyer de pierres brutes, ce serait rendre un signal oublié. Du reste on peut prévoir un retour assez proche des paysages poétiques ; la jeune chan­son, ce baromètre des nouveaux publics, leur manifeste déjà une secrète tendance. Et puis les teilhardistes nous invitent à prier sur le monde. Prenons donc la route des champs, sous le signe des « tabernacles » bibliques ; et voyons comment nous pour­rons choisir dans la création ce qui est à la mesure de la prière. Tous les siècles l'ont tenté ; ils n'y ont pas tous réussi. IL n'est point si facile de prier sur le monde. A la vue des paysages, on peut éprouver dans la première minute l'exal­tation de Teilhard, et plus longtemps ensuite les angoisses de Viqny, Leconte de Lisle et Sartre. Ici les printemps bretons déploient un excès proliférant de verdures : il n'est point de pré entouré de chênes (il y en a encore, malgré le succès de la campagne officielle pour l'arasement des talus) qui ne fasse songer à ces boudoirs Louis-Philippe surchargés de capitons et de tentures. Tous les sommets de collines, où affleure le rocher, ont été troués, fendus de longues ravines, anciennes carrières maintenant invisibles sous les ajoncs arborescents. Une eau noire sommeille au fond de ces excavations ; tout autour, des kilomètres de silence vert. On se prend à s'imaginer tombé, puis noyé, introuvable pendant des jours et des jours. Ces houp­pes de verdure infinie, ces arbres immenses et négligés occupant la vallée abrupte d'un ruisseau ignoré, tout cela crée une sensa­tion d'étouffement, moins le mutisme hargneux de la racine sartrienne qu'une permanente embuscade, un guet-apens omni­présent. 116:94 CERTAINS printemps irritent par les vagissements d'une vie multiforme et apparemment désordonnée. Les oiseaux, comme les bonnes femmes sur le pas des portes, semblent parler sans avoir rien à dire. Toute cette eau qui sourd de partout amollit la terre ; ces nuages d'orage gonflent la part charnelle, déjà trop forte, de la vie. Une sorte de panthéisme sensuel, de mythologie naturiste, pouvait charmer le méditerranéen Virgile. Ici, en terre celtique, sous les nuées lourdes, le retour des forces végétales a quelque chose de mena­çant et d'invincible. On lutte contre l'herbe la faux à la main, comme un homme seul, dérisoirement armé d'un sabre, verrait s'avancer aux extrémités de la plaine des troupes renouvelées d'ennemis, qu'il faut combattre avec le fer, à qui il faut imposer les cadres d'un langage. Comme on cherche à réduire la sottise, le mensonge et les illusions, il faut attaquer la ronce. Elle évo­que le fil de fer barbelé et le serpent, la captivité et la perfidie, elle pousse d'une heure à l'autre, sans forme comme un mauvais poème. Le fouillis de ses lanières sèches, à la mauvaise saison, suggère un désordre voulu, ironique et laid, cynique. Les touffes de chiendent inspirent les mêmes sentiments. La pioche avec laquelle on les arrache procure le même soulagement que la serpe qui tranche le roncier ou le sécateur qui réduit l'épine noire de la haie : il semble qu'on y mêle une sorte de haine naturelle et sans emploi. L'agressivité est-elle libérée ou accrue par l'allégresse de l'action ? Cette joie du bras lancé à l'attaque est-elle riche de toute la puissance recluse des combats non livrés ? Qui veut, vivre dans la nature ne peut méconnaître l'ur­gence des destructions justifiées, et pourtant on ressent quelque méfiance à l'égard de ces rythmes imposés à l'esprit. AUSSI dois-je avouer que je n'arrive pas à trouver ces heureux moments où la prière serait l'offrande irénique d'un monde intégral. Tout garder, ce serait l'euphorie de J.-J. Rousseau : elle est dolente et paresseuse, sans responsabilité, elle m'est étrangère et je n'en tire rien. Comprendre les paysages nous apparaît comme un devoir à l'égard de la Création, comme autre chose qu'une jouissance immédiate. Ce vallon de La Chantelleraye, derrière la maison, semble souffrir quand les herbes et les branches folles l'envahissent. 117:94 Et je ressens comme une impression de scandale à l'idée que tel chemin qui, par le mys­tère particulier de ses lignes, contient et peut révéler un état d'âme salutaire et pur, n'a même pas reçu un nom. Peut-être cette « philosophie intentionnelle » de la vallée et du chemin nous amènerait-elle à concevoir que la nature a besoin de renaî­tre, purement et difficilement, par les œuvres de l'esprit. De la nature il faut faire une fête, et il n'est de fête que sacrée. Le festin est aussi un sacrifice d'animaux et de végétaux, un arrêt historique dans la lignée de leurs fécondités, pour qu'ils se trouvent pendant un jour ou quelques heures hissés au-dessus de la ligne du présent. Je songe au titre de Kafka « Préparatifs de noce à la campagne. » Il s'agit d'interrompre le cours régulier des ruminations, des reproductions, des croissan­ces par un recours à l'événement. Et le véritable événement appartient au domaine du fait religieux. JE comparais l'an passé les tableaux du peintre hollandais Potter avec « L'Enfant prodigue » de Rubens. Il y a des cochons dans « L'enfant prodigue » ; mais si la rusti­cité y est aussi grasse que dans les sujets simplement animaliers de Potter, la nature animale y prend un intérêt supérieur. L'in­tention religieuse fait office de « donateur » et subordonne la nature à la mystique. La présence de l'animal seul, en art, est toujours plus ou moins comique. On peut s'en convaincre par certaines séquences du film de « Tom Jones » ; la présence joyeu­sement encombrante de l'animal écarte l'esprit de l'action essen­tielle et souligne la part animale de l'homme par une sorte de communauté burlesque. L'œuvre d'art, littéraire ou picturale, se passe difficilement d'un embryon de prière et il est difficile de laisser à lui-même l'homme ou le cochon. ET sans doute pour le végétal en est-il de même. L'arbre isolé de Ruysdael implique un certain sentiment de privation mélancolique et d'élection sacrificielle ; les coupes de bois chez Corot me semblent plus émouvantes que ses sous-bois trop garnis. 118:94 On pourrait écrire une histoire artis­tique de l'arbre d'après les intentions de l'esprit. Dans les minia­tures du Moyen-Age, les arbres, peut-être par tradition byzantine, semblent tout récemment plantés, boules vertes comme des oran­gers de serre, plançons ayant encore la bêche à leur pied : temps des fondations difficiles. Les charmilles du XVII^e^ siècle semblent tranchées par quelque Vauban des remparts végétaux. Certaines frondaisons de Fragonard, malgré leur exubérance de décors d'opéra, créent déjà un retour rêveur de l'âme, auprès des fontaines désertées, des colonnes abandonnées et de l'amour disparu. Nous n'échappons pas à la conscience, nous mesurons dans la nature nos lacunes et nos servitudes, en même temps que nous y choisissons le meilleur comme digne d'être effort. Ronsard ne pouvait pas sans doute s'empêcher d'écrire les « Discours sur les misères de ce temps » après avoir écrit le « Bel Aubépin », et les « Discours » ont peut-être légué un sup­plément de tristesse à l'élégie « Aux Bûcherons de la forêt de Gastine ». NOUS ne renoncerons jamais sans doute au rêve d'une prière parfaite dans la nature : une prière qui serait un soupir de l'âme exaltée, qui n'aurait plus besoin de mots, qui se ferait, d'emblée et tout à la fois, iris bleus, chant de rouge-gorge, voix incessante de ruisseau. Mon enfance aurait pu, me semble-t-il, trouver une telle prière. Mais aujourd'hui la prière que je puis tirer de la nature est d'abord, contrainte de se raconter à elle-même l'histoire de ses enthousiasmes, de com­poser ses joies de printemps ou d'automne par le jeu des réfé­rences, des comparaisons, des échos ou des réfractions. Si pour la prière mes jours ne peuvent plus être d'or, qu'ils soient au moins des jours de cristal. On se résigne à contempler dans un après-midi trop gris des touffes d'œillets car ils rappellent ceux des jardins des grands-mères, et le ciel s'en trouve éclairci. Au besoin qu'un faux souvenir, une identification erronée vienne faire illusion ; la plante que je viens de voir n'était peut-être pas le « désespoir du peintre » qui fleurissait à Auxerre près du vieux poirier du fond ; 119:94 mais du moins j'ai senti pendant quelques secondes le réconfort d'une halte cordiale ; c'est un sondage dans le fleuve de la vie. J'ai besoin de reprendre cette conscience temporelle de mon être pour élaborer un langage de priè­re. Le passage « une bête d'eau », fendant la surface de l'étang au barrage de Bobital vient éveiller le souvenir d'autres gibiers, ou tombés, ou manqués, devant les fusils familiaux, et qui dispa­raissent de plus en plus dans les feuilles mortes et les crépuscu­les d'un automne éternel. Ainsi, peu à peu, du temps du fagot jusqu'au temps de la gerbe, puis de la gerbe au fagot, le cycle annuel de la nature compose un langage enrichi d'appels, de souvenirs et de prière. LA prière dans la nature est la hutte de branchage, le travail de ma pelouse grossière : il a fallu le fer, le mouvement de ce qui détruit, l'intervention de l'histoire et de la date tranchée ou marquée durement. C'est une sorte de dîme, prélevée, de sacrifice obtenu par choix, séparation, dégagement d'un événement ou d'un objet élu. L'anecdote personnelle accomplit cette sélection, cette libation et la piété du souvenir vient remplacer la fraîcheur enfantine désormais perdue. L'insen­sibilité même de notre époque à tout ce qui peut ressembler à des clichés laisse à notre esprit la liberté de faire mûrir ces visions ; elles ne sont pas soumises à une cristallisation préma­turée et à des références littéraires pesantes. La pensée peut rester plus longtemps au stade indéterminé où elle hésite entre la création, d'un langage d'admiration destiné aux autres hommes, et le simple élan spontané d'adoration dirigé vers Dieu. Nous pouvons même la laisser sans formulation, l'enfouir dans la conscience comme un trésor pour les prières futures. DÎME et sacrifice, rameaux pour le « tabernacle »... La nature dans l'âme humaine a besoin, elle aussi, de renaître « de l'eau et de l'esprit ». La prière sur le monde doit subir l'épreuve de la purification selon des voies toujours personnelles. 120:94 Ce n'est pas en épaississant les couleurs qu'on arrive à rendre l'émotion communicable et salutaire. Le paysage est le domaine d'une enfance qui n'est pas, d'une cer­taine manière, « née de la volonté des hommes ». Qu'il nous soit permis, pour conclure, d'affirmer que le culte marial nous paraît seul capable de donner à la prière née de la nature sa transparence, son épreuve de pureté et son intelligence. Jean-Baptiste MORVAN. 121:94 ### La Fête-Dieu L'AN DERNIER nous étions appelé pour la Fête-Dieu dans une ville de plus de 50.000 habitants, et là nous apprîmes que le clergé avait décidé de sup­primer la procession. Elle est reportée généralement en France, comme la messe elle-même, au dimanche qui suit. La messe ne fut pas reportée, on célébra celle du dimanche incident. La Fête-Dieu fut escamotée. Et les raisons étaient la décence, l'humilité, la charité de ne pas occuper trop de place dans les rues au détriment des autres. Incroyables sophismes qui se propagent de l'un à l'autre sans que personne réfléchisse. Sous je couvert des Vertus et des Dons, de véritables loups sous des peaux de brebis envahissent l'Église. \*\*\* Or la ville possède d'admirables promenades ombra­gées ; il n'y a pas d'animosité contre la religion et la municipalité est même favorable. Pendant les huit jours que nous passâmes en ce lieu, la circulation fut complètement interrompue deux fois sur toutes les grandes artères pour l'arrivée d'une course de bicyclettes et quelques jours après d'une course de motocyclettes cer­tainement plus dangereuse qu'une procession. 122:94 Nous ne pouvons voir dans cette démission des chré­tiens qu'une illusion diabolique. Quelle charité peut-il y avoir à ne pas montrer Jésus-Christ ? Quelle humilité à ne pas montrer sa foi en un miracle extraordinaire qui est la pierre d'achoppement de beaucoup d'incro­yants ? C'est toujours l'exemple de la foi qui peut la com­muniquer ; la procession de la Fête-Dieu est un de ces exemples. Jésus ne s'est-il pas promené dans toutes les villes de Palestine, semant les miracles, particulièrement celui de la foi, qui est toujours un don mystérieux. Il se promenait sans craindre les contradictions ; les gens de Nazareth -- voulurent le précipiter, ceux d'une ville de Samarie lui ont refusé l'hospitalité. Et Jésus n'a-t-il pas dit : « Ne mettez pas la lumière sous le boisseau... Ce que je vous dis en secret, prêchez-le sur les toits. » ? Les inspirations de la grâce, telles sont les choses que Jésus dit en secret pour que nous les proclamions ensuite. Beaucoup d'incroyants, beau­coup d'hérétiques ont été convertis par la présence réelle et le désir de la posséder. Les martyrs ont-ils caché leur foi par humilité ? Et quelle bénédiction pour les rues, les maisons et ceux qui y habitent que le passage de Notre-Seigneur ! Que savez-vous des personnes qui regardent par leur fenêtre passer une procession ? Elles peuvent y retrou­ver un ressouvenir de grâces évanouies, ou s'étonner d'un pareil acte de foi, peut-être désirer l'état d'esprit des chrétiens, arriver enfin à ce « point d'inquiétude » dont parle Péguy et qui est souvent le point d'entrée de la grâce. Quelle plus simple et plus belle prédication pour tous, petits et grands, faibles et forts, que montrer le mystère insondable légué par le Christ aux chrétiens ? \*\*\* 123:94 Jésus est glorieux dans le ciel, mais reste présent sur la terre dans l'Eucharistie. Il y continue sa Passion, il y passe par le Calvaire. Comme dans les meurtres rituels d'agneaux et de boucs qui étaient l'annonce et la figure de celui de Notre-Seigneur, le Sang est séparé du corps. Jésus qui s'offre éternellement à son Père dans la gloire, demeure sur la terre pour continuer à s'y offrir en sacrifice pour nos péchés. Nous y participons, nous nous offrons avec Lui, comme Lui et nous chantons « *Il nous a nourris de la fleur du froment, Alleluia !* » Et comme notre passage par le temps est une suite continuelle de négligences, d'omissions, et de fautes aussi, hélas, nous avons pour nous sauver ce recours quotidien « jusqu'à ce qu'Il vienne » au moment de notre mort. Alors nous serons confrontés au Christ qui nous a donné sur terre, dans les sacrements, tous les moyens *d'être d'autres Christ*, voués à l'amour, à la mort, et à la résurrection. Attendrons-nous cette confrontation pour rougir de honte, et nous aviser de l'insigne froideur, de la lamen­table indifférence avec laquelle nous avons accepté ce gage du salut éternel ? Avec lesquels nous avons endossé la chair du Christ dans son âme ? L'abandon de la Fête du Saint-Sacrement est un triste signe. \*\*\* L'Incarnation du Verbe est le mystère des mystères, et parlant de l'Eucharistie les théologiens nous disent Dieu tout-puissant ne pouvait faire plus. Dieu peut tout ; il peut faire cela ; il n'y a aucune difficulté de foi pour nous à acquiescer ; mais comme dit l'hymne : « le sens et la raison défaillent », et Dieu atteint les limites de ce que la nature qu'il a créée peut supporter : les signes du pain et du vin demeurent alors que leur substance changée au corps et au sang du Seigneur n'existe plus. Cette merveille nous oblige à considérer l'Incarnation non plus seulement du côté de la terre comme en a l'ha­bitude de le faire, du côté de l'homme pécheur et du côté de la Vierge Marie, mais du côté de la Sainte Trinité. 124:94 Ce mystère est lié à celui de la création elle-même. Dieu est le *vivant* par excellence ; et sa vie est une vie d'amour ; la Révélation nous apprend que la puissance en est telle que de toute éternité elle s'est manifestée en Dieu même par l'existence de trois Personnes dans l'unité divine. La création est une œuvre de cet amour et nous y retrouvons le même mystère qu'en Dieu : une infinie diversité dans l'unité, cela non d'une manière *semblable,* bien sûr, mais *analogue.* Et ce monde n'a d'explication profonde et parfaite que par l'Incarnation du Verbe éternel. Dieu a montré que ce monde a été créé par amour en s'y incorporant lui-même. Certains se demandent si ce n'est pas seulement la faute d'Adam qui a rendu l'Incarnation indispensable. C'est parler suivant le temps. Or Dieu pense dans l'éter­nité ; tout a été pensé hors du temps, avant que le monde existât. Et l'Église chante le Samedi Saint : « *Heureuse faute qui nous a valu un tel Rédempteur !* » Adam fut coupable et nous nous en ressentons, mais l'Incarnation dépasse certainement les besoins de la Rédemption pro­prement dite, étant donnée la Toute Puissance et l'in­finie majesté du Verbe qui s'est incarné. En sus de la Réparation, l'Incarnation était indispensable pour mon­trer aux hommes qu'il y aurait un *au-delà du monde,* voué à l'Amour, quand le temps ne serait plus. \*\*\* Car ce monde où nous vivons est un mystère ; le mal n'y est certes qu'une privation, un manque d'être. Les excès de passion animale auxquels se livrent les hom­mes viennent d'un manque du véritable amour du pro­chain, donc de Dieu. C'est un manque qui est la cause, mais le résultat est un mal positif pour celui qui souffre de ce manque ; et, dit saint Paul (Ro. VII, 19) « l'attente anxieuse de la création aspire à la révélation des fils de Dieu. La création, en effet, a été soumise à la vanité, non de bon gré, mais à cause de celui qui l'y a soumise, avec l'espérance que la création, elle aussi, sera affran­chie de l'esclavage de la corruption pour avoir part à la liberté de la gloire des enfants de Dieu. Car nous savons que la création tout entière gémit ensemble, souffre ensemble les douleurs de l'enfantement jusqu'à présent. » 125:94 Dès que la vie est apparue sur la terre, il y a eu souffrance, avec des degrés de conscience très variables, mais souffrance. L'Incarnation est venue nous donner le sens du monde naturel même, car le Verbe en s'in­carnant pour souffrir comme un simple animal et aimer comme Dieu nous a fait comprendre que ce monde gémit comme la doublure d'un riche vêtement dont nous se­rions héritiers « *si toutefois nous souffrons avec Lui* (*le Christ*) *pour être glorifiés avec Lui* »*.* L'Incarnation a réparé la faute d'Adam et l'injure faite à Dieu, chose aussi impossible à la nature et à la bonne volonté supposée de l'homme qu'à une pierre de remonter la pente où elle a roulé. Le Christ a payé pour nous et surabondamment, car le moindre acte d'une per­sonne divine, le premier vagissement de l'Enfant-Jésus aspirant sa première bouffée d'air suffisaient pour trans­former le monde et élever la nature humaine au royau­me de la grâce. Mais qu'eussions-nous compris si Jésus en fût resté là ? Car la nature restait ce qu'elle est, un champ d'épreuves, même pour les simples animaux, et l'homme restait soumis à la mort. L'Incarnation et la Passion ont rendu claire la pen­sée divine sur l'œuvre créatrice elle-même. Elles ont prouvé que ce monde passager n'est que le prologue de l'éternité, car Jésus *a déposé son âme et l'a reprise ;* il est entré en corps et en âme dans la gloire des cieux : il nous en a ouvert le chemin et nous a *préparé une demeure.* Saint Jean dit : « Si le grain de blé ne meurt après qu'on l'a jeté en terre, il demeure seul, mais quand il est mort il porte beaucoup de fruits. » Et saint Augustin ajoute : « Lui-même était le fruit qui devait mourir par le manque de foi des Juifs, et se multiplier par la foi de tous les peuples. » \*\*\* 126:94 Ce monde dont nous faisons partie est en effet bien étrange. Seule l'habitude nous empêche d'y penser. Cependant toutes les recherches scientifiques sérieuses ne font qu'en accroître le mystère. L'astronome pense savoir que telle nébuleuse est à un milliard d'années lumière. Cela signifie qu'elle était là il y a un milliard d'années. Où est-elle maintenant ? En attendant qu'on sache quel chemin elle a pris, s'il est jamais possible d'en être sûr, le temps et l'espace sont disloqués pour la pensée ; l'infinité de l'espace est comme rendue sensible et le mystère est mis en évidence. Or ce monde matériel où semble régner la nécessité est doublé, sur notre terre tout au moins, par le monde de la vie. Dieu l'a créé pour lutter contre l'aveugle néces­sité imposée aux minéraux ; une vieille pierre ne donne pas naissance à de jeunes pierres, l'eau ne se reproduit pas en se dédoublant comme font les plus simples des animaux. Les êtres vivants n'échappent pas au temps et ils meu­rent, mais après avoir donné naissance à des êtres semblables à eux qui continuent et entretiennent cette lutte contre la nécessité. Les deux parties de l'animal qui se dédouble pour se survivre sont devenues deux individus de sexe différent, nouveau mystère qui est un raffine­ment de l'unité dans la diversité. La famille humaine est une amorce de l'unité spirituelle qui est sa vraie fin. Le sommeil qui endort la conscience est un autre mys­tère. Créé pour nous laisser reprendre force dans la lutte contre un monde infini en puissance et en étendue, il exige un abandon à Dieu complet. Il est l'aboutisse­ment et la fin de toutes nos journées ; chacun désire entrer dans cet abandon de soi-même sans comprendre ou vouloir connaître que sa nécessité est une prépara­tion à ce grand abandon qui nous sépare de l'autre vie et sera un pareil bienfait. 127:94 Mais il a fallu pour nous le faire comprendre, non seulement que le Verbe s'incarnât pour payer en homme à son Père la dette des hommes, mais qu'il ouvrît l'œil de nos âmes à notre destinée future après la transfor­mation de ce monde transitoire. Jésus a souffert la faim, le froid, le chaud, il a dormi, comme nous. Tout à son Père, il a dormi comme Lazare pour ressusciter glorieu­sement. Et sans une pierre où reposer sa tête, sans bien terrestre, il nous a légué, par un nouveau testament, tout ce qu'il possédait, son corps, son sang, témoins et gages de l'éternité. D. MINIMUS. P.S. -- Nous avons fait allusion dans notre causerie du numéro 91 d'*Itinéraires* (La Voix de Marie) aux apparitions de Garabandal, et on nous avertit alors qu'avaient paru les conclu­sions d'une commission ecclésiastique déclarant ces faits sim­plement naturels. Nous nous sommes renseigné. La note en question est de 1962. Or le nouvel évêque de Santander favorise les enquêtes des prêtres espagnols et étrangers ; il tient seulement à les voir personnellement ; la conduite canonique du principal propa­gateur de ces événements, le Dr Bonance, est irréprochable. Seule est à déplorer la conduite du malheureux Père Collin, prétendu « Clément XV », prêtre interdit du diocèse de Nancy, qui est monté à Garabandal sans autorisation. Les enquêtes sur les événements de Lourdes et de la Salette durèrent quatre et cinq ans avant que l'Église fît connaître son jugement. Mais la Sainte Vierge n'était pas obligée de l'attendre pour se manifester ; et il fallait bien qu'il y eût un public pour qu'il y ait des miracles. En attendant ce jugement, publions le message que les enfants croient tenir de la Très Sainte Vierge. Nos lecteurs jugeront s'ils risquent beaucoup à l'accomplir : > « *Il faut faire des sacrifices,* > > *Nous devons visiter le Saint-Sacrement,* > > *Il faut faire des pénitences, mais d'abord il faut être très bons.* > > *Si nous ne le faisons, un châtiment arrivera.* » Déjà la coupe est en train de se remplir... Et si nous ne changeons pas nous serons châtiés. D. M. 128:94 ## NOTES CRITIQUES ### Le « socialisme » de Jean Fourastié Des économistes français contemporains, Jean Fourastié, est probablement le plus connu du grand public. On ne peut que s'en féliciter. Car si certaines de ses positions sont discutables, il a eu le mérite de dire, dans une langue claire, et vigoureuse, des vérités fondamentales extrêmement toni­fiantes. Nul mieux que lui n'a parlé de la productivité, sen­sibilisant heureusement industriels et ingénieurs au progrès technique pour le plus grand profit de l'économie nationale. Jean Fourastié publie un nouveau livre : *Les 40.000 heures*, qui connaîtra sûrement le même succès que les pré­cédents, et plus heureusement encore, car allant au-delà de problèmes purement économiques et techniques, il pose à l'homme la question de son propre destin. Fourastié n'avait certes pas tort de souligner la nécessité de la productivité. Mais à se cantonner dans cet univers, strictement matériel, on finissait par y étouffer. Le matériel, indéfiniment analysé et scruté, crée un climat matérialiste. Le risque n'est pas mince. *Les 40.000 heures* nous ouvrent d'autres horizons. D'où vient, d'abord, ce titre bizarre ? De la probabilité que, dans un avenir assez proche -- quelques décennies on travaillera 30 heures par semaine, avec 12 semaines de congé par an. A raison de 33 années de travail par vie, on aurait donc 40.000 heures de travail dans 700.000 heures de vie totale. D'où mille problèmes. Fourastié part du postulat que tout le monde, consciem­ment ou inconsciemment, est socialiste, et qu'en conséquen­ce c'est le socialisme qu'il s'agit d'organiser. Les mots sont ployables en tout sens. Fourastié explique qu'il donne au mot *socialisme* « le sens qu'il prend de plus en plus nettement aujourd'hui : *régime économique dans lequel la masse du peuple accède à un haut niveau de vie et où les privilèges de propriété* « *s'estompent* » (p. 22). L'inconvénient de cette définition -- inconvénient grave à mes yeux -- c'est qu'elle est passablement étrangère à celles des doctrinaires (d'ailleurs en désaccord entre eux). L'avantage, c'est qu'elle correspond effectivement assez bien à la pensée du plus grand nombre. 129:94 Il y a deux idées dans cette définition : 1) une plus grande richesse pour tous, 2) une plus grande égalité dans la répartition de cette richesse. Pour l'homme de la rue, c'est surtout l'égalité qui carac­térise le socialisme. (Pour le doctrinaire aussi, d'ailleurs). Pour Fourastié, c'est surtout l'accroissement de la richesse générale. Son idée là-dessus est nette -- « le socialisme, répè­te-t-il, c'est essentiellement l'élévation du niveau de vie » (p. 36). Mais à ses yeux -- et il a mille fois raison -- les deux idées vont de pair, car une augmentation générale de la richesse bénéficie nécessairement à tous et réduit ainsi l'inégalité. Finalement, le socialisme c'est *le niveau de vie élevé de l'homme moyen.* Bref, le modèle le plus approché du socialisme qu'on puisse trouver aujourd'hui nous est fourni par les États-Unis. Cela, Fourastié ne nous le dit pas, non pas, semble-t-il, parce qu'il craindrait de le dire, mais parce qu'il ne veut pas tomber dans l'ornière d'un débat sur le capitalisme et le communisme, jeu où certainement à ses yeux tous les dés sont pipés. Il fuit les débats doctrinaux. Mais il accepte et même revendique les faits avec une tranquille impavidité. Si vous vouliez demander à Fourastié d'illustrer les ver­tus du « capitalisme » à l'aide des vertus du « profit » il se déroberait, mais si vous voulez savoir ce qu'il pense, techni­quement, du profit, il vous le dit sans ambages : « ...cinquante ans de débats politico-économiques et de discussions sur des thèmes marxistes *nous ont fait voir* ce que le profit prend à la collectivité, mais *nous ont fait oublier ce qu'il lui apporte*. Nous raisonnons toujours com­me si l'on pouvait supprimer ou amputer le revenu indivi­duel sans diminuer en rien la production qui engendre ce revenu. « Réserve faite des injustices personnelles que compte le système... est-il trop dur pour la collectivité de payer 3 %, 2 % et le plus souvent beaucoup moins (puisque... les taux de profits purs sont, à l'échelle des grandes masses, beau­coup plus faibles qu'on ne le croit), pour garantir une orga­nisation du travail, des contrôles financiers et techniques, des initiatives créatrices, qui peuvent faire gagner des 10 %, des 20 % et même des 30 % sur les prix de revient ? « A ces dangers de gaspillage s'ajoutent des dangers de baisse de production et de chute de taux de croissance. Même dans le cas de taux de profit exceptionnellement éle­vés, pour un profit de 5 ou de 10, il faut une production de 100. Si l'on veut supprimer ce profit de 5 ou de 10, et si l'on y parvient maladroitement, il arrivera que la production de 100 tombera non pas à 90 seulement, mais à 80, 60, 40, 20, ou même parfois 0. 130:94 Ainsi la collectivité qui recevait 90 ou 95 dans le premier cas, ne recevra que 80, 60... dans le second. On me dit qu'un certain Wallace H. Carothers a fait en peu d'années d'énormes profits et légué une immense fortune à ses héritiers falots ; je m'indigne. Mais ce Caro­thers est l'inventeur du nylon... « Un exemple plus général fera comprendre la réalité des faits. Le tableau suivant décrit l'évolution de la pro­ductivité brute du travail agricole dans trois pays, des années 1910-13 aux années 1960-63. Nombre de personnes nourries par personne active dans l'agriculture : France U.R.S.S. ÉTATS-UNIS 1910-13 4,2 2,8 10,2 1960-63 12 4 31 « En admettant que les profits moyens soient de 5 % en France et aux États-Unis (ce qui n'est pas puisque... les profits agricoles sont négatifs en France, ils ne sont que faiblement positifs aux U.S.A.), chaque agriculteur français livre de quoi nourrir fort bien 11,4 consommateurs, et cha­que agriculteur américain de quoi nourrir 29,5 consomma­teurs ; tandis que, tout profit annulé, l'agriculteur russe ne livre que de quoi nourrir 4 personnes. La productivité a triplé en 50 ans aux États-Unis et en France ; elle n'a été multipliée que par 1,6 en U.R.S.S. Qu'est un prélèvement de 0,05 en comparaison de ces multiplicateurs ? « Si l'on pouvait penser qu'il aurait suffi de maintenir les profits pour obtenir que l'agriculture russe progresse autant depuis 1910 que les agriculteurs américains et fran­çais, on pourrait dire que le consommateur soviétique a perdu par le ralentissement du progrès 22 fois plus qu'il n'a gagné par la suppression des profits » (pp. 145-147). On objectera peut-être qu'il n'y a pas que le profit. Non certes, mais tout se tient. Un raisonnement analogue à celui que fait Fourastié à partir du *profit* pourrait se faire à par­tir de la *propriété,* de *l'économie de marché,* de la *liberté d'entreprendre*, etc*.* Un système économique est fait de mille pièces qui fonctionnent ensemble dans un ajustement complexe. Elles ne s'identifient l'une à l'autre ni dans leur nature, ni dans leurs effets directs, mais elles dépendent les unes des autres. C'est pourquoi on peut partir presque équivalemment de l'une ou de l'autre pour expliquer des effets globaux. 131:94 L'étonnant, chez tant d'intellectuels de nos jours, c'est que pour nier les causes ils vont jusqu'à nier les effets. L'U.R.S.S. n'est plus un paradis pour les ouvriers. Elle semble le demeurer pour les intellectuels, ou du moins pour cette race bizarre qui s'appelle les intellectuels catho­liques. Fourastié n'a pas de peine à démontrer de surcroît que l'accroissement de la richesse (provoqué, jusqu'ici, par un régime caractérisé par la propriété, le profit, le marché, etc.) atténue l'inégalité. La cause en est que « c'est avant tout par la réduction de la rareté que les profits injustes ou excessifs peuvent être diminués ou annulés » (p. 147). D'une part, comme les classiques l'ont dit dès Adam Smith et surtout Ricardo, les profits tendent toujours à la baisse, par la concurrence. (Le prix de vente, en concur­rence, est égal au prix de revient.) D'autre part, l'abondan­ce généralisée tend à supprimer -- c'est une lapalissade -- la rareté. Or il n'y a de rente que de la rareté. Le profit n'est autre chose que la captation d'une rente. Quand les rentes naturelles de rareté s'évanouissent il faut en créer par l'invention. Le moteur du profit pousse à l'invention du produit nouveau, qui est une rareté. Mais à la fin, il y a une abondance suffisante des biens et services utiles aux satis­factions de la vie moyenne. D'où la moindre inégalité qui se vérifie dans les sociétés les plus évoluées. Ainsi s'expli­que « que l'éventail des salaires soit plus fermé aux États-Unis qu'en France, et en France qu'en U.R.S.S., ce qui est inattendu pour les doctrinaires » (p. 143). Tout cela n'a d'ailleurs qu'une importance secondaire pour Fourastié qui s'interroge surtout sur le « socialisme » de demain (1985) et sur celui d'après-demain (XXI^e^ siècle). Nous ne retiendrons qu'un point de ses réflexions, en ce qui concerne 1985 : il faudra, en toute hypothèse, *choisir* entre la satisfaction des besoins collectifs et la satisfaction des besoins individuels. Et en fait, nous n'aurons pas le choix, nous serons contraints à dépenser pour nos besoins collectifs. Or les dépenses collectives, contrairement à ce qu'on pense, croissent proportionnellement davantage que les autres. « Le Service des études économiques et financiè­res qui tient la comptabilité nationale française a calculé que les dépenses annuelles *d'équipement* collectif devraient, pour seulement maintenir les normes actuelles dans une nation de niveau de vie double, atteindre 40 à 60 milliards de francs en 1985 contre 14 en 1965 et 8 en 1960 » (p. 101). 132:94 En ce qui concerne le XXI^e^ siècle, tout change, le pro­blème n'est plus celui de l'*homo œconomicus,* mais celui de l'*homme* lui-même. « Alors les faits économiques ne sont plus des objectifs, mais des moyens. Les objectifs sont des valeurs intellectuelles, culturelles, spirituelles... » (p. 219). En fait, il en a toujours été ainsi. Mais cela devient plus évident dans une société qui n'est plus seulement une socié­té d'abondance, mais une société où, techniquement, l'hom­me peut tout -- ce qui l'oblige à *choisir.* Le problème *économique* se trouve devenir, en lui-même, un problème *philosophique*, un problème *métaphysique*, un problème *religieux.* *Quel homme* voulons-nous satisfaire par nos moyens *Quelle société ? Quel destin ?* Du socialisme, Fourastié dit encore : « Le socialisme a pour objectif une société sans classes, sans privilèges, dans laquelle l'homme le plus pauvre et le plus défavorisé diffère le moins possible de l'homme moyen ; ayons le courage de le dire, le socialisme se propose le *bonheur* de l'homme » (p. 34). Une fois de plus on retrouve les États-Unis qui font de la « poursuite du bonheur » un objectif constitutionnel. La question n'est pas là. Elle est dans le fait que la notion de bonheur est *qualitative,* alors que le domaine de l'Économie est celui du *quantitatif.* Étant qualitative, la notion de bonheur est une notion *personnelle.* Fourastié est hanté par l'idée de *sauvegarder la personne* dans le socia­lisme du XXI^e^ siècle. Il en montre les difficultés. Au point de vue purement scientifique, on pourrait faire une objection à Fourastié. C'est que la différence des pro­blèmes qu'il prévoit pour l'an 2000 *and after* est probable­ment une illusion quant à la nature des rapports entre les faits économiques et les faits concernant l'homme total. Il est vrai que la différence du degré fait peut-être une diffé­rence de nature. Mais il y a toujours eu le problème de l'*homme,* simultanément au problème de l'*homo œconomi­cus*. Au fond ce n'est que l'irruption du progrès technique à la fin du XVIII^e^ siècle qui a majoré jusqu'à nos jours le problème économique. Mais auparavant le problème humain dominait tout. Si la rareté existait, elle était statique. C'est le statisme qui fait le problème humain. A cet égard, si on doit le retrouver, ce sera moins, à mon sens, du fait de l'abondance, que du fait d'une régularité dans le progrès qui en fera, si l'on peut dire, un statisme dynamique -- un équilibre de mouvement, au lieu d'un équilibre de repos. A cette nuance près, ses réflexions demeurent. Elles rejoignent étrangement celles de Stuart Mill dans son célè­bre chapitre sur « l'état stationnaire ». Que faire, se deman­dait Stuart Mill, quand nous aurons *épuisé* les ressources du progrès -- c'est-à-dire prochainement (à ce qu'il pen­sait) ? 133:94 Pourquoi ces brèves réflexions sur le livre de Jean Fou­rastié ? Parce qu'aujourd'hui où il est tant question chez les catholiques de la pauvreté, du sous-développement, de la faim du monde, il est bon d'examiner ces problèmes sous toutes leurs faces. L'influence marxiste tend à faire adopter les solutions communistes, partout ruineuses et oppressi­ves. Le retour au « pur Évangile » fait prêcher l'abandon d'un « superflu » qui appartiendrait de droit aux pauvres. Tout cela est utopique et du plus parfait irréalisme. Le livre de Fourastié ne donne pas la solution des problèmes, mais il invite à y réfléchir sérieusement. On peut discuter, contester, refuser maints et maints aspects de ses positions, mais il y a des faits, des chiffres, des observations, des points d'interrogation qui balayent bien des préjugés et bien des idées a priori. « est pourquoi je souhaite qu'on le lise. Louis SALLERON. ============== ### « Le thomisme est vivant » ([^40]) Beaucoup aujourd'hui pensent qu'il est mort et, loin d'en porter le deuil, s'en réjouissent, même s'ils ne se flattent pas d'avoir contribué à l'occire. D'autres, qui le voient vivre, esti­ment qu'il se survit et escomptent à brève échéance sa mort, convaincus que personne au monde ne pourra jamais le ressusciter. Il est à leurs yeux, comme ils disent, tellement « dépassé » par la marche irréversible de l'Histoire ! Et puis, quelle appa­rence qu'une philosophie et une théologie élaborées au XII^e^ siècle, en dépendance si étroite d'Aristote, tributaire du géo­centrisme des anciens, de la théorie des sphères concentriques des corps célestes « incorruptibles », puisse encore être reçue, après tant d'efforts de la pensée humaine, tant de conquêtes scientifiques, à l'époque de la science thermonucléaire, de l'ex­ploration de l'espace, et, bientôt, des voyages interplanétaires ! En s'obstinant à tenir saint Thomas pour son Docteur par excel­lence, à l'appeler « Docteur commun », c'est-à-dire universel par destination, maître que tous doivent écouter, l'Église retarde manifestement. 134:94 Au reste sur ce point ses clercs même ne l'écou­tent guère. Ils suivent le mouvement irrésistible de leur tempe. D'ailleurs, s'il faut une sorte de docteur commun, le monde d'aujourd'hui, indifférent à Thomas d'Aquin, se met spontané­ment et d'instinct à l'école d'un Père Teilhard de Chardin. L'édition posthume des œuvres du célèbre Jésuite se poursuit, et chaque nouveau volume apporte un complément à l'éblouissante révélation dont il est le prophète. Là-contre, que peut un Monitum du Saint-Office ? Cette institution elle-même est vieillie et quelles protestations ses procédés d'un autre âge n'ont-ils pas suscitées jusque dans l'Aula du Concile ? Si l'Église ne veut pas se « couper » définitivement du monde, qu'elle reconnaisse le mouvement de l'histoire et renonce à soutenir, entre autres causes perdues, celle du thomisme, à tenter de prolonger arti­ficiellement la vie de cet agonisant, ou à ressusciter ce défunt. Aux clercs et aux laïques qui écoutent cette chanson et sont tentés de faire chorus, mais qui gardent encore quelque respect pour l'autorité de l'Église, leur Mère, nous conseillons de lire et de méditer la brochure de Mgr Staffa. Il ne pose pas le problème dans les termes où je viens de le faire mais c'est bien le même problème qu'il pose... et résout. « Le Thomisme est vivant » est le titre d'ensemble de deux importants discours tenus en 1963 et enrichis pour l'édition de notes substantielles. Et c'est spécialement le titre du second. Le premier a été prononcé à l'Université Pontificale du Latran pour l'inauguration solennelle de la chaire de saint Thomas d'Aquin le 10 mars 1963 ([^41]). Le deuxième a été lu le 14 mars à la séance solennelle qui célébrait l'élévation par Jean XXIII de l'Athénée Pontifical Angelicum au rang d'*Université Pontifi­cale Saint Thomas in Urbe.* Mais, dira-t-on, des discours, des discours d'apparat en des solennités académiques d'universités romaines par un archevê­que, secrétaire d'un de ces Dicastères de la Curie, tout entière globalement attaquée par les mêmes voix qui s'en prenaient à la « suprême Congrégation du Saint-Office », comme elle s'appelle, à quoi pensez-vous de nous proposer une telle lecture ? Nous n'avons que faire de pareille pâture. N'avons-nous pas nos théo­logiens autrement ouverts, nos maîtres à penser ? Pour eux, et pour nous, grâce à eux, saint Thomas d'Aquin, grand saint et grand génie du XIII^e^ siècle, c'est entendu, n'est qu'un théologien du passé parmi d'autres. Il ne saurait plus être pour nous ques­tion de thomisme. Nul plaidoyer pour le thomisme ne saurait nous convaincre. 135:94 RESPONDEO : DICENDUM QUOD. Un Archevêque, Secrétaire de la Sacrée Congrégation romai­ne des Séminaires et Universités a quelque droit à parler au nom du Pape à des clercs dont ce Dicastère surveille et dirige la formation intellectuelle et spirituelle. Il n'est pas moins membre du Concile qu'un autre, fût-il Cardinal, qui trouve au Concile qu'on parle trop de saint Thomas. S'il discourt, à tête reposée, même hors de l'Aula conciliaire, dans l'Aula major d'universités pontificales, à Rome ou ailleurs, et s'il écrit en faveur de saint Thomas et du thomisme, il mérite qu'on l'écoute et le lise. Il serait par trop désinvolte et irrespectueux de se boucher les oreilles pour ne pas entendre ce qu'il dit ou de faire fi de ce qu'il publie simultanément en diverses langues ([^42]). Mais laissons ces raisons extrinsèques. Qu'on ouvre la brochure. On se rend compte immédiatement qu'elle pose les vrais problèmes avec une netteté, une franchise qui fait a priori penser que l'auteur se sent en mesure de les résoudre. Il en pose quatre, répond au premier dans le discours du Latran ; aux trois autres dans le discours à l'Université Saint-Thomas, sous les trois sous-titres *Philosophie et autorité*, *le Thomisme et les autres systèmes*, *le Thomisme est universel*. Voici dans l'ordre ces quatre questions : -- Pourquoi les Souverains Pontifes n'ont-ils commencé à rendre obligatoire l'enseignement du Thomisme qu'au XIX^e^ siècle ? -- Comment l'Église peut-elle imposer une philosophie déter­minée sans violer les droits de la raison à la recherche, en quoi consiste la philosophie ? -- Si l'Église a fait sienne la doctrine de saint Thomas, si lui seul est le Docteur commun, c'est-à-dire universel de l'Église, les autres docteurs que l'Église a cependant exal­tés sont-ils donc à mettre de côté, les efforts et les con­quêtes de la pensée moderne sont-ils donc à rejeter ? -- Comment le thomisme, expression propre de la culture occidentale, pourra-t-il être accueilli par des peuples lointains, spécialement du Moyen et de l'Extrême-Orient, qui ont une culture propre, une philosophie propre, une civilisation propre et antique ? 136:94 Tenter de résumer les réponses à ces quatre questions si franchement posées serait s'exposer à en trahir les nuances, à en énerver la force. Il faut les lire en leur intégrité et sans omettre aucune des notes dont plusieurs sont comme l'ébauche d'amples exposés que pourrait faire l'Auteur. Je me borne à dire qu'ayant lu et relu ces pages, elles m'ont paru vigoureusement charpentées et leur argumentation des plus pertinentes. Des choses avancées, les raisons sont données, et les « autorités » abondamment citées sont non seulement des textes autorisés par leur origine mais des pages riches de raison et de raisons quant au contenu. On trouvera là un ensemble de passa­ges particulièrement lumineux et convaincants de Léon XIII et de ses successeurs. Même pour qui connaît bien et a médité les nombreux documents du magistère relatifs à saint Thomas et à sa doctrine, il est réconfortant de retrouver là de grands extraits parfaitement en situation. Des penseurs catholiques sont invoqués à bon escient. Dans le premier discours surtout, Jacques Maritain, dont nul ne peut contester l'exceptionnelle valeur comme philosophe, pour qui, d'abord disciple de Bergson à Paris et de Driesch à Heidelberg, la lecture de la Somme de saint Thomas, en laquelle sa femme Raïssa l'avait précédé, fut une merveilleuse illumination et qui a tant fait pour le thomisme (« *Vae mihi si non thomistiva­zero* »), est souvent cité. Plusieurs savants en des disciplines fort diverses apportent leurs témoignages ; des philosophes, des historiens de la philo­sophie, des philosophes du droit étrangers à la foi catholique apparaissent à leur tour en témoins qualifiés de la valeur péren­ne du thomisme. Je n'en citerai qu'un, qui dit fort clairement ce que tant d'autres auraient pu dire si, ayant comme lui ignoré longtemps le thomisme, ils avaient eu comme lui le bonheur de le découvrir avant d'achever leur carrière : « *Je me demande avec stupeur comment de telles vérités* (*de droit naturel*) *une fois exprimées* (*par saint Thomas*) *ont pu être si complètement oubliées par notre science protestante. Quelles déviations elle eût pu éviter si elle s'en était souvenue. Pour mon compte je n'aurais peut-être jamais écrit mon livre, si je les avais connues. Les idées fondamentales que j'ai traitées se trouvent déjà exprimées avec une parfaite clarté et en formu­les extrêmement expressives chez ce puissant penseur.* » Qui parle ainsi ? R. v. Ihering dans la deuxième édition de son livre *Der Zweck im Recht.* Mais il n'est pas le seul à penser de même en ce domaine et en tant d'autres. Une longue citation du discours de Pie XII aux participants du 4^e^ congrès thomiste international, Rome, 14 septembre 1955, résume les déclarations de maints savants sur l'accord parfai­tement possible du thomisme avec la pensée philosophique mo­derne en ce qu'elle a d'acceptable et les découvertes les plus récentes de la science. 137:94 Il va de soi que Mgr Staffa, pas plus que les Papes qui prescrivent si persévéramment l'étude de saint Thomas, pas plus qu'aucun des thomistes contemporains, n'entend lier les hommes d'aujourd'hui à ce qui est manifestement périmé, mais qui n'a avec la métaphysique et la théologie de saint Thomas qu'un rapport accidentel et contingent en sorte qu'on peut l'abandonner sans dommage pour tout ce qui a valeur perma­nente ([^43]). Recommandons particulièrement la réponse à la quatrième question. Le principe en est que pour qu'une doctrine soit de droit universelle il est nécessaire, mais aussi suffisant, qu'elle soit vraie, car toujours et partout l'esprit humain est fait pour la vérité. Conçu en Occident, le Thomisme, malgré la diversité des cultures, est valable pour l'Orient et l'Extrême-Orient. Un signe entre beaucoup : la traduction en japonais de la Somme théologique est en bonne voie. Alphonse ARNOULT. ============== ### Notules **Henri Duquaire, du « Figaro », et le Congrès de Lausanne. --** « Envoyé spécial » du Figaro au Con­grès de Lausanne, Henri Duquaire a publié dans le numéro du 20 avril un compte rendu qui est une sorte de chef-d'œuvre. 138:94 Il a simplement passé sous si­lence -- entièrement passé sous silence -- les exposés et même la présence de *Gustave Thibon,* de *Louis Salleron,* de *Marcel De Cor­te,* d'*André Charlier,* de *Joseph Dupin de Saint-Cyr.* Du point de vue de l' « informa­tion », c'est un record. \*\*\* **Piteuse réponse. --** A ce grief, Henri Duquaire a répondu dans le « Figaro » du 24 avril que la pré­sence à Lausanne de ces person­nalités, et ce qu'elles ont pu di­re, «* n'offrait, du point de vue de l'information, aucun intérêt *». Mentionner Thibon, Salleron, De Corte etc. eût été, selon lui, «* faire de la propagande *». C'est bien ce qui a été analysé en détail à Lausanne. Les « infor­mateurs » présentent les choses comme ils veulent, et passent carrément sous silence les « in­formations. » qu'ils veulent supprimer, sous prétexte que « ce n'est pas de l'information », que c'est « de l'interprétation » ou « de la propagande ». En revanche, on va voir ci-des­sous ce qui, « du point de vue de l'information » selon Henri Du­quaire, « offrait de l'intérêt » : c'était de faire, sous couvert d'in­formation, une très grossière po­lémique. \*\*\* **« L'adversaire de choix ». --** En effet, selon le même compte rendu, le Congrès de Lausanne s'occupa surtout de... Teilhard de Char­din ! Il y fut l' « adversaire de choix » ! Cela, *qui n'est pas vrai*, est ce qui, « du point de vue de l'infor­mation » selon Henri Duquaire, « offre de l'intérêt ». On ne pouvait souhaiter une plus rapide et plus nette illustra­tion pratique des études de Lausanne sur les mœurs et procédés... étranges d'une certaine « infor­mation ». \*\*\* **La provocation. --** Ayant prétendu que Teilhard avait été l'objet principal et l'adversaire de choix du Congrès de Lausanne, Henri Duquaire a osé inventer en outre à ce propos, concernant les prêtres qui assurèrent à Lausanne la méditation du Rosaire et la prédi­cation de la grand'messe, cette phrase offensante, mensongère, délatrice : « *Ces prêtres ne respectaient pas la trêve pascale à l'égard d'un autre prêtre... *» (C'est-à-dire à l'égard de Teil­hard.) On peut être sûr que les prê­tres ainsi dénoncés ne vont pas s'en tirer aisément devant leurs Supérieurs religieux. Et Henri Duquaire, « informateur religieux », ne peut l'ignorer. On leur dira : -- Vous n'avez pas *respecté la trêve pascale à l'égard d'un au­tre prêtre !* vous avez scandalisé jusqu'à Henri Duquaire, du « Fi­garo », connu pourtant pour un homme « de droite » ! 139:94 Dans le climat actuel de per­sécution et de répression à l'égard des prêtres et religieux « intégristes », la délation calomnieuse d'Henri Duquaire portera ses fruits de douleur et de souffrance. L'un des deux prêtres accusés par Henri Duquaire était d'ailleurs *nommément* désigné par lui : cela « offre de l'intérêt », n'est-ce pas, « du point de vue de l'Informa­tion ». Du point de vue, sans doute, de cette *information répressive* dont a parlé Jean Madiran dans son rapport à Lausanne. \*\*\* Jean Ousset a très dignement répondu dans une lettre publiée par le « Figaro » du 24 avril : 1° Aucun prêtre n'a dit à Lau­sanne un seul mot sur Teilhard. 2° Il se trouve seulement que les idées religieuses de Teilhard « *fourmillent *», au jugement du Magistère de l'Église, d' « *erreurs graves *» : en conséquence une prédication catholique peut être normalement appelée, à n'importe quel moment, à contredire telle ou telle conception de Teilhard. 3° Parler à ce propos de « prêtres qui ne respectent pas la trê­ve pascale à l'égard d'un autre prêtre » est à la fois mensonger et offensant. \*\*\* **Un texte qui n'existe pas. --** Et ce n'est pas tout. Dans son compte rendu du 20 avril, Henri Du­quaire a produit entre guillemets le prétendu texte de « conseils » épiscopaux qui auraient été envo­yés à Jean Ousset du temps de « La Cité catholique ». Ce texte n'a jamais existé ; en tout cas, n'a été ni publié, ni en­voyé à Jean Ousset. Mais ce texte inexistant « of­frait de l'intérêt », sans doute « du point de vue de l'informa­tion ». \*\*\* Au démenti catégorique de Jean Ousset, Henri Duquaire a répon­du le 24 avril en parlant d'une « étude » épiscopale sur la revue « Verbe », par l'Assemblée des Cardinaux et Archevêques de mars 1960 dont « la presse, à l'époque, a longuement fait état ». Nouveau tissu de faussetés. La presse en a fait état non point « à l'époque », mais pres­que deux ans plus tard, à la fin de 1961. Le texte de cette étude, au de­meurant, ne contenait pas les phrases citées par Henri Duquai­re entre guillemets. \*\*\* Henri Duquaire prétend qu'un « résumé » de cette « étude » fut communiqué « le mois suivant », soit en avril 1960, à Jean Ousset. C'est inexact. L'histoire de ce prétendu « ré­sumé », qui a existé en un sens, et d'une autre manière, sera pu­bliée en cas de besoin. Elle n'est pas belle. En tous cas, ni dans ce « ré­sumé », ni dans l' « étude » épis­copale concernant « La Cité ca­tholique », ne figurent les phra­ses citées par Henri Duquaire en­tre guillemets. \*\*\* 140:94 **Communiqué. --** Le « Mouve­ment pour l'Unité », 1, place Saint-Sulpice, Paris VI, organise du 4 au 24 août un pèlerinage à Éphèse, « la mère des cités mariales », avec circuit à Rhodes, Millet, Istamboul, etc. A toute demande de renseignements (à l'adresse ci-dessus) joindre trois timbres à 0,30 F. ============== ### Bibliographie #### L'homme (*L'uomo come fine*)* *par Alberto Moravia (Flammarion) « L'homme comme fin », titre exact de ce recueil d'essais, n'é­tait pas moins ambitieux que le titre français. Les promesses n'en sont pas exactement tenues, et d'ailleurs les études sur le poète Belli, sur Orgosolo et Leopardi, pour intéressantes qu'elles soient, concernent plutôt les problèmes internes de la littérature italienne que la constitution d'un nouvel humanisme. Moravia dans sa pré­face dresse un constat de carence du « néo-capitalisme » qui sem­ble caractériser pour lui le monde de l'après-guerre. Sans doute les essais relatifs à Boccace et sur­tout à Machiavel se rapprochent davantage des problèmes éternels : « Aujourd'hui les États, qu'ils soient ou non socialistes, sont tous plus ou moins machiavéliques. Mais comment est-il possible que l'art, la chose la plus sérieuse du monde, devienne matière à ma­chiavélisme ? » Nous ne songeons pas à nier que la question de l'art donne lieu à de fructueuses méditations. Et, de fait, l'essai in­titulé : « Le communisme au pou­voir et les problèmes de l'art » constitue une vigoureuse critique ; le communisme prétend à une efficacité universelle : lui retirer son infaillibilité en ce domaine c'est l'atteindre assez profondément -- encore qu'on se fasse parfois beaucoup d'illusions sur les dissidences d'intellectuels au sein du Parti. Mais le chapitre (ou plutôt le groupe de chapitres) qui a donné son titre à l'ouvrage entier, nous réserve, avec d'inté­ressantes méditations, une décep­tion finale et on se demande si l'humanisme n'appartient pas à l'espèce des cautères sur jambes de bois. Retenons cependant l'apo­logue de la Route. Il y a deux ma­nières de tracer une route : la méthode rectiligne qui détruit sur son passage les fermes, les chapel­les et les humanités rétrogrades soucieuses de préserver ces restes du passé ; et la méthode humai­ne, plus sinueuse et plus respec­tueuse de ce qui est. Nous abou­tirions au traditionalisme, peut-être à un conservatisme, si l'au­teur croyait à la valeur profonde de ce que sa route humaine, se propose d'épargner. Mais, comme ce fut le cas pour beaucoup de nos « humanistes » français du XX^e^ siècle, Moravia ne nous pro­pose qu'un système incertain en son fond. 141:94 L'essentiel de l'homme, la part indestructible de son être, C'est, pour Moravia., la souffrance. On songe à Vigny et à Albert Camus, mais on trouve en plus un anticléricalisme italien dont le pittoresque extérieur ne peut faire méconnaître l'insuffi­sance intellectuelle. Le Christia­nisme est repoussé avec désinvol­ture : « Hitler était aussi chré­tien que le Pape et Roosevelt » on comprend les propos un peu trop vifs que se permettait Don Camillo, et dont il se punissait par la privation de son cigare quotidien... « L'homme ne devrait pas souffrir d'être un moyen, mais souffrir de ne pas être une fin ». Moravia prévoit l'objection du Christ -- « Le Christianisme tour­na la difficulté en faisant peser toute la douleur de l'humanité sur le Christ qui souffrit sur la Croix pour les hommes. Le monde mo­derne doit se libérer de la même angoisse en prenant conscience du caractère cathartique de la joie. Cette joie consistera en la décou­verte de pouvoir être une fin, l'ef­fort pour être une fin, la pleine, l'absolue conscience d'être une fin ». Je cherche vainement, je l'avoue, une pensée réelle sous cet­te rhétorique pour distributions de prix. Pour découvrir le dieu qui est en nous il faudra faire un rude effort ! Au fait, l'humanis­me, avec son Homme abstrait, n'est-il pas un épouvantail à faire fuir la charité ? « Il n'est pas be­soin d'être grand prophète pour prévoir que dans un siècle ou deux l'humanité aura retrouvé une image décente d'elle-même » -- Ex­cusez-nous, mais nous sommes un peu pressés. Et qui convaincra les partisans de la route rectiligne et du bulldozer totalitaire que leur méthode n'est pas la bonne pour arriver à cette « image décente » ? Je me consacrerais plus volontiers à bâtir fermes et chapelles, sous le signe du Christ et de la Sainte-Famille, pour persuader les futurs cantonniers de la nécessité des routes sinueuses. En dehors de la foi, le cantonnier a toujours rai­son contre l'antiquaire. Jean-Baptiste MORVAN. ============== #### Les Vaincus de la Libération par Paul Sérant (Laffont) C'est une histoire de l'épu­ration en Europe occidentale à la fin de la seconde guerre mondiale. Trois citations nous paraissent la jalonner parfaite­ment. « Le vainqueur est toujours le juge, et le vaincu toujours l'accusé. » Ainsi Goering tra­duisit-il, devant le tribunal in­terallié qui jugeait à Nuremberg les grands « criminels de guerre » allemands, le fameux vers de La Fontaine : La raison du plus fort est toujours la meilleure. Deuxième citation : « Nous ne sommes pas pour le moment sous le signe de la balance mais sous celui de la mitrail­lette. » Ainsi parla, le 22 août 1944, le Secrétaire général à la Justice en France. 142:94 Il est vrai que c'était un avocat commu­niste. Plaçons ici deux paroles que rappelle aussi Paul Sérant et qui méritent d'être qualifiées d'historiques : celle-ci, d'un juré criant en séance à Pierre Laval : « Tu gueuleras moins fort dans quinze jours » ; et celle-là, d'un policier d'occa­sion à un blessé de guerre am­puté depuis quelques heures : « On t'a coupé les jambes ; maintenant on va te couper la tête. » Et concluons ce para­graphe par ce texte du philo­sophe Jean Lacroix, relevé dans le n° d'août 1947 de la Revue *Esprit :* « Celui qui n'é­prouve aucune colère contre un Pétain ou un Laval (...) n'est pas digne de les juger. En ce sens même, c'est jusqu'à la no­tion de vengeance que nous oserions réhabiliter. » Et voici la troisième cita­tion : « Je dis que la France n'a jamais connu de régime plus médiocre que celui qui, en 1945, s'est imposé à elle comme libérateur, et n'a cessé de pros­tituer depuis, ou plutôt de ri­diculiser en sa faveur, le mot de libération. Jamais la plus basse et la plus vulgaire cor­ruption n'a atteint ce degré, non de cynisme -- où il y a encore quelque amer défi -- mais d'inconscience presque puérile, infantile, dans le mar­chandage des places, l'étouffe­ment des scandales et l'étalage obscène des médiocrités assou­vies. » Ces phrases-là sont de Bernanos dans l'Intransigeant du 13 mars 1948. Paul Sérant, qui les cite ainsi que les précédentes, et par conséquent savait bien quel grouillement il allait fouiller, n'en a pas moins eu le courage d'étudier les blessures qui furent alors infligées à la Justice. Nous en savions déjà beaucoup sur ce qui s'est passé en France dans ce temps que Jean-Pierre Abel a appelé « L'âge de Caïn ». Mais ce que nous savions mal ou ce que nous ignorions tout à fait, c'est ce que fut la libération chez nos voisins. Ce livre de Paul Sérant nous apprend qu'au tableau de déshonneur, si la palme reste à une certaine France fort mâtinée, la Belgique et surtout l'Italie ont bien failli frôler l'ex-æquo. Le fanatisme idéologique fut l'une des causes des injustices et des atrocités. Or, d'après no­tre auteur, l'Europe s'éloigne de ce fanatisme et les Européens prendront conscience de la fra­gilité et de la précarité des principes au nom desquels ils se sont déchirés ; ainsi l'inhu­manité aura-t-elle contribué à l'apaisement futur. Nous voudrions le croire. Mais ne peut-on craindre qu'en trop d'êtres à face humaine le loup, le porc et le rapace se soient seule­ment remis à sommeiller ? Vienne une nouvelle occasion, « régime d'abattoir » et foire d'empoigne ! Europe ou pas, on reverra alors de quoi ils sont capables. ============== 143:94 #### Aleijadinho par Germain Bazin (Éditions du Temps) De l'Aleijadinho nous ne savions que la légende héroïque, d'un homme sans mains qui sculptait la pierre et le bols. Avait-il seulement existé, cet habile architecte baroque, qui se tenait à l'aise dans le libre mouvement musical de ses décors, ce prodigieux sculpteur d'une inspiration tout à coup mé­diévale, de la Terrasse des Pro­phètes et de la Via Cruels à Con­gonhas do Campo, voie très mon­tueuse le long de laquelle, en sept compositions, se tiennent quel­ques-unes des figures les plus hau­tes de toute la statuaire chrétien­ne ? Au Brésil même, patrie d'An­tonio Francisco Lisboa, ce métis « estropié », des historiens allaient jusqu'à douter de cette existence difficile à saisir par les docu­ments : et c'est que les œuvres de Lisboa présentent des caractè­res apparemment contradictoires. Germain Bazin se trouvait de­puis longtemps fasciné par le gé­nie de l'infirme d'Oure Preto, sa ville natale : comment d'ailleurs ne pas être saisi d'étonnement lorsque l'on sait que ces grandes œuvres doivent d'être à la main paralysée de l'Aleijadinho, si for­tement atteint dans sa chair qu'il se traînait sur les genoux, et quel­quefois apostrophait le Christ de ses sculptures, afin qu'Il mette enfin les pieds sur sa poitrine ? Comme il n'existait aucun ou­vrage sérieux sur cet artiste, si l'on excepte celui, tout de même insuffisant, de Rodrigo Bretas (1858), le père de la recherche historique au Brésil, Germain Ba­zin s'est attaché à en éclairer la vie : Aleijadinho, « petit infir­me », ainsi était-il surnommé af­fectueusement, à cause des at­teintes tertiaires d'une probable syphilis, à moins qu'elles ne fus­sent celles d'une lèpre nerveuse. Peu à peu mutilé -- ses orteils se détachaient deux-mêmes, les doigts de ses mains se repliaient et se durcissaient, sièges de douleurs intolérables, au point qu'il lui arrivait de les couper avec ses outils de sculpteur. Ses escla­ves, ses élèves, devaient attacher à ses bras le maillet et le burin avec des lanières de cuir. Travaillant à la Via Cruels, l'A­leijadinho montait sa propre voie de douleur : d'où vient peut-être cette étrange et belle sérénité de l'Homme-Dieu trahi, fouetté, mis en croix, dignité exemplaire et signe du divin, au milieu de ces hommes monstrueux qui l'assail­lent sans parvenir à l'atteindre, semble-t-il au centre de la canail­le qui l'invective et le torture. Un halo de silence isole le Christ : au-delà se tiennent les armes, les bâtons de ses bourreaux. Mais au sommet de la Via Crucis, voici la Terrasse des Prophè­tes : la danse inspirée de douze grandes figures dont l'agitation très ordonnée cherche à traduire en signes quelque chose de l'Inex­primable, dont la bouche exhale un parfum de violence et de ten­dresse. Le pays, sur l'ouest, se ferme par des montagnes tandis qu'à l'est il s'ouvre à la voix de ces géants solitaires et cependant liés, qui lancent sans trêve le grand appel, qui fait vibrer même la pierre. Le livre que Germain Bazin vient de publier peut être consi­déré comme un ouvrage fonda­mental, il tient compte de tous les documents, fussent-ils des plus humbles, et situe enfin l'œuvre de l'architecte et du sculpteur dans l'histoire générale de l'art, non seulement au Brésil, mais aussi dans les nations de l'Europe : L'Espagne et le Portugal, comme « un terme dans la glorieuse co­horte des œuvres des grands ima­giers chrétiens ». Dominique DAGUET. ============== 144:94 #### L'Opoponax par Monique Wittig (Éditions de Minuit) Existe-t-il des sujets rebelles à l'exploitation littéraire pour la seule raison que le travail du sty­le les altérerait profondément, qu'ils exigeraient une attitude d'esprit absolument incompatible avec les états d'âmes évoqués ? Peut-on par exemple faire revi­vre les pensées, les sensations en­fantines dans leur exactitude, sans les soumettre à l'alchimie du souvenir ? L'enfance et l'adoles­cence ont leur optique, leur style propre d'associations psychologi­ques, leurs échelles de valeurs : c'est ainsi que l'enfant voit de plus près les herbes, les fruits, la terre et les cailloux. Il se consti­tue un monde du sacré où les mystères de la mort, les enterre­ments et les tombeaux prennent une place d'autant plus grande que les rêves passionnels et les urgences sociales ne viennent pas la leur disputer. L'enfance a son style de culture : un exemple de grammaire latine peut devenir une devise poétique, et les mots que l'on ne comprend pas sont loin d'être toujours une gêne. La petite fille ne sait pas la signifi­cation de « l'opoponax » -- Colette enfant croyait que « presbytère » désignait la coquille d'un escar­got. L'opoponax résume gratuite­ment tout le mystère des choses inconnues pour les filles à l'aube de l'adolescence. Mais quand l'a­dulte essaye de soumettre cet uni­vers foisonnant à un travail litté­raire, il y fait entrer un humour bien étranger à l'enfance ; il ré­duit à une fiction perverse les vagues aspirations amoureuses de l'adolescence ; il relie par une logique mûrie des faits psychologiques souvent coexistants et non successifs : une histoire au lieu d'une mosaïque. Monique Wittig cherche à tout prix la vérité inté­rieure de l'enfance. Elle renonce au style, mêle dans le cours d'une même phrase le discours direct et le discours indirect. Le « on » qui traduit l'âme commune de la tribu scolaire, se substitue au « nous » et au « je ». Les alinéas sont supprimés : les enfants dans leurs premières rédactions en ignorent l'usage, car ces blancs sont déjà le signe d'une distance, d'une volonté d'organisation pro­pre aux adultes. Le lecteur en se­ra sans doute irrité, et mettra cette forme au nombre des artifices du nouveau roman. Mais pour qui connaît la psychologie de l'enfance, l'intérêt du problème ne saurait échapper. Peut-être est-il insoluble. « L'opoponax » garde cependant un intérêt littéraire constant à cause de la précision poétique des sensations, et un intérêt humain pour la vérité que nous retrouvons en nous, pour les souvenirs enfouis qu'ils font re­paraître. Personne n'a résolu le problème de la naïveté dans l'art. Je concède que « L'Opoponax » n'est pas « littéraire » -- Qu'on me permette néanmoins de le con­server comme un assez précieux document des jours enfouis. Jean-Baptiste MORVAN. 145:94 #### La cathédrale vivante par Louis Gillet (Flammarion) Lorsque le vieil homme de « l'Annonce faite à Marie », Anne Vercors, décide de quit­ter tout ce qu'il possède, sa terre, sa femme, ses enfants, parce qu'il en a assez d'être heureux, et que tout ce bon­heur l'écrase, qu'est-ce qui le pousse ? « *Dieu soit loué qui m'a com­blé de ses bienfaits !...* *Mais moi, je ne suis pas ras­sasié de ses biens,* *Et parce que j'ai reçu ceux-ci, pourquoi laisserais-je à d'autres les plus grands ?* » Ce qui le prend donc et le pousse, c'est cette idée que peut-être l'homme est ce qui veut et doit être dépassé : Claudel parle d'un homme du siècle de saint Louis, du temps de la Croisade, où toute une « bande de cro­quants » s'est laissée changer en une troupe de héros. « *Je ne suis pas seul,* dit encore le vieil homme, *c'est un grand peuple qui se réjouit et qui part avec moi,* *Le peuple de tous mes morts avec moi,* *Ces âmes l'une sur l'autre dont il ne reste plus que la pierre, toutes ces pierres baptisées avec moi qui réclament leur assise !* » Peuple des morts ; mais aussi peuples de vivants s'en allant par routes de mer jusqu'à ce trou en terre « *qu'y fit la Croix lorsqu'elle y fut plantée* ». Louis Gillet, dans son livre si beau « La Cathé­drale vivante » parlait des mêmes hommes, qui réussirent l'une des aventures les plus prodigieuses de toute l'histoire. Et dans cette aventure d'un siècle, celle plus précisément sur laquelle s'arrête notre mé­ditation, l'aventure des cathé­drales. Quelle aventure ? Faire pas­ser dans la pierre le grand souffle de réveil, cette bourras­que d'un effet durable qui avait arraché à son travail au ras de terre, à sa morne attente dans la peine, tout un peuple hon­teux de vivre dans ses limites, éclatant de joie à l'idée de s'ac­corder enfin avec le monde : bourrasque, tempête des Croi­sades victorieuses, qui furent, parmi les épopées des hommes, l'une des toutes premières, in­surpassée, insurpassable. Et de l'aube de ce réveil, l'architecture témoigne : elle devient entreprenante, fière. Les murailles, comme les re­gards, se haussent : elles s'é­paississent pour conquérir la hauteur ; les appareils de pier­re rivalisent en perfection avec les ouvrages des fameux anciens ouvriers grecs de Sicile : un lent travail s'opère. Viennent au monde des ambitions nou­velles et les techniciens, tout soumis à cet idéal qui les em­porte, réinventent ou imaginent ces merveilles d'art qui nous fascinent encore. La voûte de pierre remplace le toit de bois : berceaux, coupoles, voû­tes brisées. Les façades sont de hauts cris de joie : des flè­ches viennent se poser comme des guerriers en veille. \*\*\* 146:94 En même temps que l'Occi­dent chrétien affirmait sa force et sa foi, l'architecture portait témoignage : comme ces poèmes épiques -- le Roman de Troie, le Roman d'Alexandre, la Philippide -- témoignaient pour une France qui se portait pour « *héritière de ce qu'il y avait de plus noble dans l'his­toire* »*.* Et pour bien marquer que c'est l'heure de la Chrétien­té, le moment où, « *quitte en­fin des menaces et des alarmes barbares, guérie du défaitisme de l'an mille, elle se redresse et attaque le musulman dans son repaire* »*,* tout se précipite en avant, tout se soulève en un grand mouvement de conquête et de création. Les cathé­drales en sont le signe le plus émouvant et le plus fort : tes­tament de ceux qui firent aussi notre habitation temporelle, ce signe au long de notre vie nous accompagne et nous donne à chaque heure difficile le sou­tien de cette musique de pierre de cette parole transfigurée et comme impérissable. Signe d'u­ne radieuse certitude, d'une joie spirituelle sans limites. Le livre de Louis Gillet, pu­blié en 1936, reste l'une des méditations les plus belles sur la Cathédrale : et il faut louer les éditions Flammarion d'avoir édité cette œuvre en lui adjoi­gnant des cahiers d'illustra­tions tout à fait remarqua­bles. Cette illustration en effet échappe au travers le plus fré­quent ce genre d'ouvrages, qui est de vouloir fournir une iconographie trop variée, si bien que l'on retrouve les mê­mes photographies en plusieurs livres différents. Ici, un pre­mier et beau cahier montre quelques-unes des photogra­phies prises par Étienne Hou­vet, qui fut longtemps le pas­sionné gardien de la cathédrale de Chartres. Un second cahier illustre le chapitre que Louis Gillet consacre aux chantiers et aux maîtres d'œuvre qui servirent avec génie cette « fo­lie des évêques » comme le di­saient si bien les médiocres et les affairistes de ces temps-là, qui s'ils ne reprochaient pas à l'Église son « triompha­lisme », lui reprochaient de vouloir les empêcher de profi­ter à l'aise. Peu de maîtres nous sont connus : l'abbé Su­ger, qui fit Saint-Denis, l'ancien ; Pierre de Montereau, qui fit le nouveau Saint-Denis, ce reliquaire des rois de France, Maître Mignot, qui s'irrita con­tre les Milanais ignorants : ceux-ci l'avaient appelé en « consultation » au chevet de leur fameuse cathédrale, dont ils ne parvenaient pas à résou­dre les difficiles problèmes de construction : « *L'art sans la science n'existe pas* » leur dit-il avant les architectes de la Renaissance « *Irrité contre leur imbécile empirisme* » ajoute Louis Gillet. Quelques autres certes et en­fin Villard de Honnecourt, l'au­teur de la délicieuse collégiale de Saint-Quentin : nous possé­dons de lui un document ines­timable, un carnet de route de trente-deux pages, qui fut te­nu par un grand voyageur, qui fit son tour de France et son tour d'Europe -- il alla jus­qu'en Hongrie -- qui fit preuve en même temps d'une intelli­gence très ouverte, d'un juge­ment très sûr et d'une con­naissance très précisé de la langue latine. Il dessinait sur son carnet des plans d'église, des morceaux d'architecture, des éléments de sculpture : et ses dessins sont souvent admi­rables. 147:94 On y trouve les diverses sources d'un architecte de ce temps : des morceaux d'anciens : qui n'étaient donc pas inconnus des artistes du Moyen Age ; puis des bêtes, des têtes d'hommes prises sur le vif, des études de drapé, des scènes très vives -- ainsi ce cavalier tombant de cheval, -- des for­mules pratiques pour trouver tout de suite la bonne propor­tion d'un dessin : il inscrit ses sujets dans des figures géo­métriques, mais oui, comme on fait faire aux débutants. Tout ce cahier est donc reproduit dans cette édition du livre de Gillet, et cela seul pourrait justifier l'acquisition d'un tel ouvrage. Est reproduite aussi la « Bible des pauvres » qui est en images ce qu'est la ca­thédrale pour le fidèle : une source d'enseignements. L'est aussi la naïve et fraîche « Lé­gende dorée » de Mathieu Husz et de Pierre Hongre, avec la « Grande danse macabre » de Guyot Marchand, faite en 1486. Enfin un art de « bien mou­rir », un incunable xylogra­phique allemand vient con­clure à la fois le texte de Louis Gillet et celui développé par les illustrations. Mais je crois utile de conclure cette lecture en citant les dernières paroles de ce li­vre, qui feront sans doute sou­rire un certain nombre de ces personnes qui imaginent que la cathédrale dont nous avons héritée, grande machine difficile à remplir, à chauffer à entretenir, n'est plus ce qu'il faut au peuple chrétien : « *J'ai connu un saint hom­me de prêtre, enfant de Char­tres, et devenu l'archiprêtre de Notre-Dame. C'était un homme de haute distinction, à qui ses amis promettaient un évêché. Ses mérites l'en rendaient di­gne. Mais si on lui parlait de cet avancement, il se contentait de sourire, et embrassant sa cathédrale d'un geste de ten­dresse :* « *Quand on est le curé de ça !...* » *Quand on est les enfants de* « *ça* »*, les fils des pères qui ont fait* « *ça* »*, il en reste toujours quelque chose. Rien de médiocre ne peut plus suffire. Tant que les monuments sont là, on n'oublie pas si facile­ment qu'on est le peuple de la Croisade et de la Cathédrale.* » Dominique DAGUFT. #### Arlok l'Esquimau par Maurice Métayer o.m.i. (Nouvelles Éditions Latines) Voici le pays où le R.P. Buliard, « le curé, du Pôle Nord » a vécu les héroïques aventures qu'il a contées dans *Inuk-Au dos de la terre.* A son tour, le R.P. Métayer nous y entraîne, non pas pour nous montrer la vie du missionnaire, mais pour nous y faire vivre l'existence de deux esquimaux, Arlok et sa femme Nanogak, leur enfance, leur amour à tra­vers les contrariétés, et leur incessant combat contre une nature si cruelle à l'homme et contre les hommes eux-mêmes. 148:94 Au pays du froid polaire, les passions sont aussi brûlantes qu'ailleurs. Le R.P. Métayer réside, lui aussi, dans le Grand Nord de­puis de longues années et le parcourt de long en large au service du peuple des glaces. Ces scènes extraordinaires, il les a vues et les rapporte de si vivante manière que l'on peut dire de son *Arlok l'Esqui­mau* ce qui a été dit d'Inuk : « Document ethnographique d'une valeur incomparable. » (Georges Duhamel.) « Une œuvre éminente. » (*Daily Telegraph*.) Bravo pour nos magnifiques Pères Oblats de Marie Imma­culée, « spécialistes, a dit Pie XI, des missions difficiles ». J. T. ============== #### Attitudes face à l'Islam par J. Garrido (Éditions du Cèdre) Le Cercle Saint-Bernard se propose d'étudier certains aspects du problème islamique à la lumière de la doctrine de l'Église. Voici sa première étude, avec ce premier Cahier Saint-Bernard. C'est une re­marquable introduction géné­rale due à M. Jules Garrido, Di­recteur de Recherches au Cen­tre National de la Recherche Scientifique. L'auteur expose d'abord les causes des diverses attitudes modernes en face de l'Islam : les partis pris d'indif­férence ou d'hostilité, l'attrait du folklore, la crainte ou l'in­térêt politique, la fausse érudi­tion, l'illusion progressiste. Puis il analyse la position par rapport au problème islamique des principales « familles spiri­tuelles » d'aujourd'hui : agnos­ticisme, syncrétisme, marxis­me et enfin catholicisme. Ana­lyse rapide mais qui n'en est pas moins satisfaisante et qui est menée avec une rigueur scientifique. C'est, bien sûr, l'attitude du catholicisme qui nous intéresse plus directement. Conformé­ment à l'exposé des causes, J. Garrido signale et critique parmi les catholiques les indif­férents, les craintifs, les poli­tisés, et les islamophiles chez lesquels une érudition incom­plète masque l'absence d'idées fondamentales claires et que l'irénisme, taxé d'imprudence par Pie XII dans l'Encyclique *Humani Generis*, entraîne dans « l'hérésie mahométiste ». Quelle attitude en face de l'Islam sera donc celle des ca­tholiques réalistes ? Elle doit être commandée par une *exacte* fidélité aux dogmes et à la doc­trine de l'Église et par la con­naissance *objective* de l'Islam historique et de l'Islam actuel. 149:94 A l'appui de cet exposé très clair viennent quatre annexes d'un très grand intérêt. I : sur les condamnations des thèses musulmanes (où l'on apprend que les définitions dogmatiques de l'Église donnent un ensem­ble de près de mille condamnations) ; II : sur l'évolution des idées par rapport à l'Is­lam dans la littérature occi­dentale (où se trouvent rappe­lées des proclamations indi­gnées de Voltaire contre le « faux prophète » Mahomet et la « barbarie » musulmane) ; III : le problème de l'apostolat auprès des musulmans ; IV : les rapports de l'Encyclique *Ecclesiam suam* avec le pro­blème islamo-chrétien. Ce premier cahier Saint-Bernard est à lire de près, à méditer et à recommander, car l'Occident et l'Église sont bien loin d'en avoir fini avec l'Islam. Nous suivrons attenti­vement les travaux du Cercle Saint-Bernard. J. T. ============== #### Jeanne la mal jugée par André-Marie Gérard (Desclée et Cie) « Une histoire racontée avec la rigueur de l'histoire, portée par un travail de 12 000 fiches, et écrite avec une épée. » « Il fallait la sagesse d'une philosophie chrétienne pour raconter la sainte, l'alacrité du journaliste pour mettre en valeur le piquant d'une chroni­que truculente... et probable­ment une tendresse de longue date pour une payse. » « De grands ouvrages ont marqué à chaque époque les progrès de l'histoire johanni­que. Celui-ci fait vraiment le point des connaissances et nul désormais ne pourra prétendre connaître le vrai visage de Jeanne sans avoir découvert celui, combien inattendu, qu'on nous présente ici. » Les lignes qui précèdent sont extraites de la notice publici­taire qui annonce cet ouvrage de A.-M. Gérard, et rappelle que cet auteur « fut le dernier directeur des journaux parlés et télévisés de la R.T.F. avant que l'O.R.T.F... » On sait bien que ces notices ne sont pas toujours à prendre au pied de la lettre. Tout de même ! « Nul ne pourra connaître le vrai visage de Jean­ne... » Alors Régine Pernoud, Raymond Oursel, le P. Rankin, ne connaissaient pas ce visage pour ne citer que trois vivants, avant que M. A.-M. Gérard n'en retraçât les traits ? Et le P. Doncœur, le P. Ayrolles, le cardinal Touchet sont morts sans l'avoir connu ? Voilà qui est bien difficile à admettre ! D'ailleurs, d'un ouvrage qui « fait le point des connaissan­ces » peut-on dire sans con­tradiction qu'il apporte quelque chose d'inattendu ? Si c'est déjà connu, ce ne peut être inattendu. Sans doute aurait il mieux valu que nous ne lisions pas cette notice publicitaire avant d'ouvrir le volume en question. Comment ensuite ne pas suc­comber à la vilaine envie de prendre en défaut l'une de ces 12 000 fiches on de prouver que l'épée n'est pas l'instru­ment rêvé pour qui veut écrire ? 150:94 Ce qu'il y a d'inattendu dans ce livre ce n'est pas le visage de Jeanne, c'est le ton de l'auteur. Le passage de celui-ci à la R.T.F. n'y serait-il pas pour quelque chose ? Les adapta­tions radiophoniques se per­mettent tant de libertés à l'égard de l'histoire, les adap­tateurs sacrifient tellement au désir d'amuser et de plaire ! Si A.-M. Gérard -- et nous l'en félicitons -- a respecté l'essen­tiel, il a par trop cédé à ce que la notice appelle « l'ala­crité du journaliste ». Voyons d'abord ce que don­ne l'épée-machine à écrire. Dès la page 37 du livre -- laquelle, en raison des illus­trations et des pages de début genre « club » est en réalité la dixième de son texte -- brille une image que nous ne résistons pas au plaisir de ci­ter : « De partout donc, et aussi de cet immense lambeau du Nord que fixent encore à la Patrie française quatre clous de fidélité, le Mont Saint-Mi­chel, Tournai, Vaucouleurs, Orléans... » Un peu recherchée peut-être, cette image, mais fort belle, à notre humble avis ! Hélas ! Il n'en sera pas tou­jours de même ; par exemple nous trouverons à la page 271 : « En nom Dieu, son expression favorite, n'est rien d'autre qu'un appel au Ciel avec toute la vigueur d'une prière en ar­mure qui met des ailes à son casque. » Plus humblement encore, avouons que nous ne sommes pas sûrs d'avoir bien compris. Appeler Jeanne d'Arc une « prière en armure » cela serait très beau. Pourquoi faut-il qu'un travers fréquent chez les « speakers » abîme, par excès, cette invention poétique et montre, en dissociant ce bel ensemble, que, prises une à une, les pièces s'ajustent mal ? Et par exemple ces ailes, qui rappellent la légion gau­loise l'*Alouette,* on se deman­de ce qu'elles viennent faire sur une « salade » du XV^e^ siè­cle. Prolixité, d'où naturellement l'écrivain tombera dans le pro­cédé. En voici trois exemples en une seule page (p. 236) : 1° « Jeanne de Luxembourg rend à Dieu son âme, et à son neveu le pouvoir de vendre sa captive. » 2° (une ligne plus loin) « ...à la grande peine de son épouse, mais au grand soulagement de son suzerain... » 3° (seize lignes plus loin) « Jeanne est expédiée vers le marché, c'est-à-dire vers la mer. » Ce qui d'ailleurs est inexact, car ce n'est pas vers le marché -- déjà conclu -- mais vers l'acheteur que la Pucelle est « expédiée ». Et comment un « speaker » ne se laisserait-il pas aller aux à-peu-près, aux mots d'auteur, aux traits d'esprit ? Exemple page 332. Mais avant de citer il faut rappeler de quoi il s'agit. Jeanne a promis de s'habiller dorénavant en fem­me. Un matin, sur l'ordre de Cauchon, ses geôliers subti­lisent la « robe longue » et la remplacent par un sac conte­nant ses effets masculins. Elle proteste, puis se voit contrainte de revêtir l'habit d'homme. Et voici le trait d'esprit : « Le sac est vide ; c'est l'affaire qui est dedans. » On cherche un peu, on comprend enfin ; cela signifie : « L'affaire est dans le sac ». Cauchon tient sa cause de relapse. Non ! l'histoire rigoureuse ne nous semble pas pouvoir admettre de ces jeux-là. Cherchons maintenant si dans les 12 000 fiches il n'y aurait pas quelque chose à re­prendre. 151:94 *Page 39* -- Jacques Darques -- Pourquoi cette graphie tout au long du livre ? A la page 305, A.-M. Gérard invoquera *l'ins­trument officiel* et il écrira : « Son nom était Darques ou Romée parce qu'en son pays les filles portaient (aussi) le nom de leur mère. » Or, d'après Quicherat (I, 191), le texte de l'instrument officiel est celui-ci : « ...erat cogno­minata *D'Arc* seu Rommée, et quod in partibus suis filiæ portabant cognomen matris ». C'est cette même orthographe *D'Arc* que l'on retrouve dans la réédition critique du Procès de condamnation établie et pu­bliée *d'après les manuscrits* par Pierre Tisset et Yvonne Lanhers pour la Société de l'Histoire de France. La note 1 du chapitre XIV de A.-M. Gérard donne lieu à la même remarque : le texte original auquel elle renvoie porte *D'Arc* et non pas Dar­ques (Quicherat I, 46 -- Tisset, page 40 -- Tisset signale ici la variante Tarc sur la mi­nute française). *Page 40* -- Comment l'alacrité du journaliste ne ferait-elle pas un sort au dialogue dans lequel Jeanne aurait dit à Beaudri­court : « J'aurai trois en­fants », et se serait vantée de ce que l'un serait Pape, l'autre empereur, le troisième roi. Cette invention « piquante » figure en effet dans l'article XI de l'Acte d'accusation lu à Jeanne le 27 mars 1431. Mais a cet article Jeanne a répon­du « ...que de cela, c'est-à-dire qu'elle aurait trois enfants, de cela elle ne s'est pas vantée ». Ce qui n'empêche A.-M. Gérard de présenter ce dialogue com­me réel. Est-ce là de l'histoire rigoureuse ? *Page 82* -- « Le secours que je vous apporte est meilleur que celui qui ait jamais pu venir d'un capitaine ou d'une cité. » Ainsi notre auteur traduit-il ce passage de la déposition de Dunois. « ego adduco vobis meliorem succursum quam venerit unquam cuicumque mili­ti aut civitati ». C'est au datif, Monsieur Gérard ! Il faut donc traduire, non pas d'un capi­taine ou d'une cité, mais à un capitaine ou à une cité. -- Pour autant que capitaine puisse traduire miles, ce que nous acceptons volontiers. *Page 150* -- Jeanne est montrée comme disant aux femmes de Reims qui lui tendent leurs patenôtres et autres objets : « Touchez-les vous-mêmes ; ils se trouveront aussi bien de vo­tre toucher que du mien. » On reconnaît là le célèbre passage de la déposition de Margue­rite La Touroulde : « Elle en riait et disait : touchez vous-même car ils seront aussi bien de votre toucher que du mien ». Mais cela se passait à Bourges. Il n'est certes pas im­possible que Jeanne ait parlé de même manière à des Ré­moises ; seulement quand on raconte l'histoire « avec la ri­gueur de l'histoire » mieux vaut s'en tenir rigoureusement au document. *Page 202* -- C'est « sans doute, quoi qu'on en ait, avec la permission du roi » écrit A.-M. Gérard, que la Pucelle s'échappa de Sully-sur-Loire pour retourner guerroyer. No­tre auteur n'est donc pas d'ac­cord avec Perceval de Cagny que Quicherat tient pour le mieux instruit, le plus complet, le plus sincère des chroni­queurs qui ont parlé de la Pu­celle. Or que dit Perceval de Cagny ? « La Pucelle, qui avait veu et entendu tout le fait et la manière que le roy et son conseil tenoient pour le recouvrement du royaume, elle, très malcontente de ce, trouva manière de soy départir d'avecques eulx ; et *sans le sceu* (à l'insu) *du roy* ne prendre congé de lui, elle fist semblant d'aler en aucun esbat et sans retourner s'en ala à la ville de Laigni sur Marne... ». 152:94 Quoi qu'on en ait, Perceval de Cagny n'était pas si mal placé pour savoir mieux que nous ce qu'il est advenu en cette occasion-là. *Page 218 --* D'après A.-M. Gérard, le fameux Xaintrailles aurait été pris devant Compiè­gne en même temps que la Pu­celle par les Anglo-Bourgui­gnons. Xaintrailles était sur­nommé Poton, mais quand les chroniques l'appellent ainsi, elles disent Poton tout court. Le Poton qui fut capturé ce 24 mai 1430, ce n'est pas ce Poton tout court, mais un Po­ton qu'Enguerran de Monstrelet (familier du Luxembourg dont les hommes firent cette belle prise) appelle Pothon le Bourguignon, et que Georges Chastellain (historiographe du duc de Bourgogne adversaire de Jeanne) appelle Pouthon le Borgongnon. Et justement, quel­ques pages plus tôt. Monstrelet, comme pour nous inviter à ne pas confondre, a appelé l'au­tre, à propos d'un autre événe­ment, Pothon de Sainte-Treille et Pothon de Saincte-Treille (Xaintrailles). Qui était ce Poton le Bour­guignon ? D'après Hervé Pino­teau ([^44]) il aurait été le frère de l'écuyer de la Pucelle, Jean d'Aulon, avis que ne partagent pas d'autres bons historiens. En tout cas, si l'on veut res­pecter la rigueur de l'histoire, on ne peut affirmer que Xain­trailles ait été pris à Compiègne. En note d'ailleurs, A.-M. Gérard est moins affirmatif : cette capture y devient seule­ment probable. *Pages 264 et suivantes --* Notre auteur s'est attelé, lui aussi, à la difficile besogne d'exposer de manière satisfai­sante quoiqu'en résumé le Pro­cès de condamnation. Il ne s'en tire pas mal du tout. Regret­tons qu'il n'ait pas serré de plus près les expressions de la Pucelle, et portons à son crédit une autre phrase très belle : « C'est la grâce de Dieu qui scintille et ruisselle en ces mots-là ». Les mots de Jeanne, s'il les répète autrement, on sent bien qu'ils l'ont enchanté et qu'il se les rappelle avec amour. *Pages 276 et suivantes* -- Il réduit en miettes à son tour les hypothèses de la bâtardise et de la survie de Jeanne. Il avance même des arguments intéressants. Mais l'erreur et la réfutation sont si étroitement mêlées qu'on suit trop difficile­ment sa démonstration. Quand vous parlez, ô « speakers », vous pouvez, pour vous faire comprendre, changer de ton, modifier votre voix. Mais quand vous écrivez... *Page 281 --* Parmi les faux historiens, il en est un, M. Gé­rard Pesme pour ne pas le nommer, qui a osé faire appel à l'autorité d'un mort, c'est-à-dire d'un témoin incapable, croyait-il, de protester. Ce té­moin, Édouard Schneider, au­rait affirmé dans des lettres adressées à M. Pesme qu'il avait eu la *chance inattendue* de retrouver au Vatican le *Li­vre de Poitiers*, que ce registre des interrogatoires et des ré­ponses de Jeanne à Poitiers prouverait la bâtardise et la survie, mais que le cardinal Tisserand lui aurait interdit de le publier. 153:94 Le cardinal fit dé­mentir : ni lui ni Pie XI n'ont jamais interdit cette publica­tion. M. Pesme n'en perdit rien de son aplomb. Dans son livre *Jeanne des Armoises, vraie Pucelle d'Orléans*, il affirma que la présence du Livre de Poitiers au Vatican ne pouvait être mise en doute, un conser­vateur de la Bibliothèque Vati­cane, le Père H. L., ayant re­connu qu'il existe bien. Hélas pour M. Pesme ! La *Semaine religieuse* d'Angoulême publia le 26 septembre 1961 un nou­veau démenti, que voici : « Je n'ai jamais eu connaissance qu'il existe ou ait existé aux Archives du Vatican ou à la Bibliothèque Vaticane un volume, concernant de près ou de loin sainte Jeanne d'Arc, qui se serait appelé Livre de Poitiers ou Procès de Poitiers. Ce manuscrit m'est absolument inconnu ; je ne l'ai jamais eu sous les yeux, j'en ignore totalement le contenu ; je n'ai jamais refusé à personne de le con­sulter ou de le transcrire... » Signé H. Laurent, conserva­teur à la Bibliothèque Vati­cane. D'un côté le très affirmatif M. Pesme, de l'autre des dé­mentis ; il fallait tirer cela au clair. Ce fut fait publique­ment, grâce à l'abbé Paul Guillaume, ancien président de la Société Historique de l'Or­léanais. Le 21 mai 1964, un débat public opposa à Orléans M. Pesme à l'abbé Guillaume, entouré de M. G. Bernard, di­recteur des Archives de l'Aube, et de M. Jean Roche-Boitaud qui, dans deux brochures défi­nitives, avait déjà vigoureuse­ment fustigé ledit M. Pesme. Il arriva ce qui devait arriver. On lut, pour conclure, une lettre d'Édouard Schneider à M. Pesme, -- ainsi le témoin qu'il croyait muet avait déjà protesté avant de mourir -- et cette lettre, rédigée en termes très durs pour le destinataire, réduit à néant les allégations de celui-ci. A.-M. Gérard n'a sans doute pas eu connaissance de cette histoire « piquante » avant de remettre son manuscrit à l'édi­teur. L'imprimatur est en effet d'octobre 1964. Il n'en a donc que plus de mérite à avoir écarté le mensonge de la dissi­mulation d'un Livre de Poi­tiers par le Vatican. A lui et à tous ceux que cette question intéresse, nous signalons que tout cela est exposé en détails dans les ouvrages ci-après, qui les amuseront beaucoup : 1° de Paul Guillaume : *Jeanne d'Arc est-elle née à Domremy et morte à Rouen ?* 2° de J. Roche-Boitaud : *La fin d'une plaisanterie.* 3° du même : *La minute de vérité*. *Page 286* -- « du tiers-ordre de saint François auquel Jean­ne appartient en effet très vraisemblablement. » Si, après un nouveau « quoi qu'on en ait », A.-M. Gérard avait écrit ici : « Je veux persister à trouver vraisemblable que Jeanne... » on passerait, en grommelant un quelconque : tant mieux pour lui ! Mais le *très*, qui est tout à fait de trop, appelle la contradiction. Cette thèse de Siméon Luce (dans son livre *Jeanne d'Arc à Dom­remy* -- Hachette, 1887, p. 241 et suivantes) a perdu toute vraisemblance, surtout depuis qu'Olivier Leroy l'a démolie point par point dans son ou­vrage *Jeanne d'Arc, son esprit, sa vie* (Collection Sagesse et Culture, dirigée par Jacques Maritain, Éditions Alsatia, pp. 185 et suivantes). 154:94 *Pages 289-290* -- Oui ou non, A.-M. Gérard croit-il que Jean­ne a réellement vu « de ses yeux » saint Michel, et les deux saintes et les anges ? Tan­tôt on en a l'impression, et tantôt l'impression contraire. Il écrit d'abord à propos des saintes Catherine et Margueri­te, que Jeanne « les embrasse, les serre, les sent, les touche », ce qui ressort en effet très réellement des réponses qu'elle a faites à Rouen. Mais alors pourquoi écrire plus loin que ce qu'elle a vu, sans discus­sion possible, avec les yeux du corps, ce sont les deux saintes statufiées en pierre on en bois dans les églises de son pays ? Après quoi on lit ces trois mots : « Tout est en elle. » Oui, tout, les apparitions et la lumière qui les accompagne, au même titre que le « con­fort » qu'elle ressent. Que con­clure ? En tout cas il n'est pas vrai que dans ces apparitions « seule la sainteté offre de l'in­térêt ». Il est également du plus haut intérêt que ces an­ges et ces saintes soient appa­rus en personnes réelles et bien distinctes, prouvant aux bons chrétiens qu'ils ont rai­son de prendre pour interces­seurs, non pas la sainteté en général, mais leur ange gar­dien, ou saint Michel, ou tel autre saint sous son nom per­sonnel. *Page 293* -- A.-M. Gérard écrit : « Rien de surprenant à ce qu'elle (Jeanne) parle d'un autre ange, d'un autre messager. Il peut être invisi­ble : c'est le soutien de Dieu. Il peut être aussi Vendôme, envoyé par Dieu certes, et aus­si probablement par la reine Yolande... » Disséquons cela. D'abord il y a beaucoup de probablement dans cet ouvrage, texte et notes. M. Gérard peut objec­ter : « Voilà tout justement ce qui autorise à présenter mon livre comme soucieux de la rigueur de l'histoire : quand ce n'est pas certain, je précise que c'est seulement probable. » Pas toujours, M. Gérard, pas toujours ! Et puis, ces proba­bilités se glissent dans la mé­moire et le lecteur ne pourra pas s'en débarrasser sans des études qu'il n'a pas le loisir de faire. Témoin vous-même qui, avant d'avouer (p. 282) : « Na­guère, troublé, ébranlé, tenté, désormais convaincu... » avez dû faire un travail de 12.000 fiches. Ici surtout.-- et nous allons voir pourquoi -- ce Ven­dôme ne peut être confondu avec l'ange, ni l'ange défini comme un soutien invisible. Que Louis de Bourbon, com­te de Vendôme, soit allé, com­me vous l'écrivez sur cette pa­ge, chercher Jeanne, puis, comme vous l'avez écrit sur la p. 55 à laquelle vous renvoyez, l'ait menée chez le roi, c'est un fait attesté par la déposition du Fr. Pasquerel, chapelain de la Pucelle. Que Vendôme ait été envoyé par la Reine Yolan­de, c'est possible mais pure supposition. Que, ce faisant, il ait agi comme envoyé de Dieu, nous n'y contredirons pas, puisqu'il agissait suivant le plan divin, fût-ce à son insu comme à l'insu de Yolande. Cela dit, voici ce que conte Jeanne le 13 mars à ses juges : « J'étais en mon logis, chez une bonne femme près du châ­teau de Chinon, quand l'ange vint. Et puis, nous allâmes en­semble chez le roi ; il était bien accompagné d'autres an­ges avec lui que tout le monde ne voyait pas. Si ce n'avait été pour l'amour de moi et m'ôter du souci des gens qui me harcelaient, je crois bien que plusieurs qui virent l'ange ne l'au­raient pas vu. » 155:94 Vendôme n'était nullement de nature invisible, il y avait donc là un troisième person­nage accompagné d'êtres sem­blables à lui et que quelques spectateurs seulement purent voir. « Quand l'ange vint, je l'ac­compagnai et j'allai avec lui à la chambre du roi. L'ange en­tra le premier et moi je dis au roi : « Sire, voilà votre signe, prenez-le. » S'il est vrai que, pour ne pas révéler ce qu'elle avait juré de taire, Jeanne parle parfois d'elle-même comme d'un ange dans le sens étymologique d'envoyé, il est tout aussi vrai qu'elle nous montre ici quel­qu'un qui n'est pas plus elle qu'il n'est Vendôme. Qui est donc ce quelqu'un ? D'abord « il venait de Dieu et de personne d'autre » (Procès 12 mars) et cela écarte la reine Yolande. Ensuite il n'est pas seulement le « soutien invisible de Dieu » à preuve, ces mots de Jeanne « Quand le roi et ceux qui étaient avec lui virent le signe et *même l'ange qui l'apporta...* »*,* (Procès, 10 mars). C'est bien un ange au sens de pur esprit céleste, puisque ceux qui étaient « en sa com­pagnie avaient des ailes... et parmi la compagnie il y avait sainte Catherine et sainte Mar­guerite... » (Procès, 13 mars) et que, lorsqu'il s'en alla, Jeanne eut cette pensée : « Je m'en serais volontiers allée avec lui, je veux dire mon âme. » (13 mars.) Et voici, dans l'interrogatoi­re du 12 mars, plus précis en­core. Questionnant sur cet ange qui apporta le signe au roi, le juge demande : « Était-ce celui qui vous apparut pour la première fois, ou un autre ? » et Jeanne répond : « Toujours le même. Il ne m'a jamais failli. » Toujours le même qu'à Domremy. Impossible donc de confondre avec Ven­dôme. Le juge, ce 12 mars, pose alors onze autres questions sur différents sujets, puis tout à coup celle-ci : « Quand vous voyiez saint Michel et les an­ges, leur faisiez-vous la révé­rence ? » D'où l'on peut con­clure qu'il a dans l'idée que l'Ange de Chinon était peut-être saint Michel. Mais, en une autre occasion, nous trouvons sur les lèvres de Jeanne ces mots : « Saint Michel, je ne le vois pas très souvent. » (Pro­cès, 1^er^ mars.) L'ange de Chi­non, au contraire, est de ceux dont elle dit le 12 mars : « Ils viennent souvent au milieu des chrétiens ; moi, je les ai vus beaucoup de fois. » Et de là certains auteurs déduisent que cet ange toujours le même et qui ne lui a jamais failli était son ange gardien, ce « fidèle et charitable guide » de notre prière du matin. Pour notre part, nous sommes de cet avis. Quand donc, en cette scène de Chinon, A.-M. Gérard sup­pose que l'ange peut être invi­sible ou peut être Vendôme il s'empêtre. Ne faudrait-il pas voir en cette confusion quel­que reste de son ancienne fa­veur pour ces thèses qui l'ont naguère ébranlé et tenté et qu'il a le bon esprit de rejeter désormais ? Il faut conclure. Nous ne nous serions pas aussi longue­ment étendu sur cet ouvrage s'il nous avait paru sans inté­rêt ni valeur. Nous avons don­né des coups de griffe, nous en pourrions donner d'autres, mais nous n'avons pas ménagé les marques d'estime et pour­rions aussi les multiplier. Ah ! si son auteur avait su résister au désir de « faire choc » ! 156:94 Mais passons ! Le livre est remarquablement présenté sous un agréable entoilage, avec une abondante illustration (125 images, sauf erreur). Et sur­tout, encore une fois il respec­te l'essentiel. Cette « Jeanne la mal jugée » reste l'héroïne et la sainte de l'exacte tradi­tion, de l'histoire vraie. A.-M. Gérard l'aime et veut la faire aimer. Cela mérite tout de même un grand compliment. J. THÉROL. ============== #### Philippine Duchesne par Anne Leflaive (Éditions France-Empire) Religieuse Visitandine de­puis quinze ans, Sœur Duches­ne voulut, après la tourmente révolutionnaire, reconstruire en 1802 son monastère de la Visi­tation, à Sainte-Marie-d'en-Haut, près de Grenoble. Pour pouvoir en disposer légale­ment, elle se vit amenée à en­visager d'y ouvrir une école pour élèves venant de l'exté­rieur. Elle aurait ainsi repris les premières intentions des fondateurs, saint François de Sales et sainte Jeanne de Chan­tal. Les Visitandines disper­sées qu'elle rappela voulurent au contraire rester fidèles à leurs Constitutions définitives, et se séparèrent d'elle. Elle fut alors mise en relation avec la future sainte Madeleine Sophie Barat, qui venait de fonder les Dames de la Foi, devenues Da­mes de l'Instruction chrétien­ne puis Dames du Sacré-Cœur. Vue émouvante sur les des­seins de la Providence. Alors que les intentions premières des fondateurs de la Visitation paraissaient délaissées, cette visitandine, Philippine Du­chesne, allait aider à les réa­liser dans ce nouvel Institut, et cet Institut était justement consacré au Sacré-Cœur, dévo­tion révélée un siècle plus tôt à une autre Visitandine, sainte Marguerite-Marie Alacoque. La vocation d'enseignante qui était celle de Mère Duches­ne se doublait du désir d'aller enseigner les « infidèles ». En 1818, à 49 ans, elle put enfin partir pour l'Amérique et, après deux mois et demi d'u­ne traversée fertile en inci­dents plus ou moins dramati­ques, aborder la lointaine Louisiane où l'attendaient plus de difficultés, de privations et de mécomptes que de consola­tions. Le pays commençait à peine à sortir de la « sauvage­rie ». Les peines spirituelles et corporelles ne ménagèrent pas la fondatrice du Sacré-C­œur aux États-Unis d'Améri­que. Elle les accepta dans un magnifique esprit de foi et d'abandon à Dieu. Citons ces mots d'un domes­tique indigène qui venait de la voir communier : « J'ai vu une chose extraordinaire. Quand le prêtre lui a posé l'hostie sur la langue, le visage de Mère Duchesne s'est illuminé comme si l'on avait tenu à côté d'elle un flambeau éclatant. C'est une sainte. » 157:94 Par la bouche de ce témoin, la « vox populi » annonçait la décision que devait prendre l'Église. En 1940, en effet, S.S. Pie XI, en la proclamant Bien­heureuse, reconnut l'héroïcité des vertus de Mère Philippine Duchesne. C'est cette vie exemplaire que raconte, trop rapi­dement à nôtre goût, Anne Le­flaive, de qui nous connais­sions déjà un précieux petit ouvrage de spiritualité, publié à propos de l'Encyclique « Sa­cra Virginitas » et intitulé *Épouse du Christ.* J. THÉROL. ============== #### Kléber Haedens : Paradoxe sur le roman (Grasset) Sganarelle reprochait à son maî­tre Don Juan d'être aussi « im­pie en médecine ». Je crois bien être devenu « impie en littérature » ; en tout cas je me sens as­sez voltairien en matière de ro­man. Et si je tombe d'accord, en général, avec les « paradoxes » de Kléber Haedens, les éloges que je décernerais à son livre ne tien­nent pas essentiellement à la question littéraire abordée : je vois surtout dans cet ouvrage l'expression d'une personnalité, le travail original qui provoque la sympathie grâce à la précision pittoresque de la pensée. L'élo­quence allègre et piquante nous fait sentir que la formule heureu­sement trouvée est un outil indis­pensable de l'exposé critique : telle cette phrase : « L'idée que le style ou, si l'on préfère, le langage est un simple vêtement dont se recouvre la pensée lorsqu'elle a décidé de sortir en ville est un concept de professeur de troisiè­me, en retraite à Montastruc-La-Conseillère sous la présidence de Jules Grévy ». Ce ton nous donne l'impression de rajeunir de vingt ans ; le monde et le langage, de­puis, se sont bien assombris et considérablement épaissis. « En dépit des clairons de l'engage­ment et des théories philosophiques, toute cette littérature est marquée par une profonde veu­lerie et nous avons vu ses figures re défaire sous nos yeux. Sartre pro­duit du désarroi et de l'angoisse comme d'autres fabriquent du lin­ge de table ou des fers à repas­ser ». Le nouveau roman reçoit de K. Haedens une volée de bois vert bien amusante : « ...livres ap­pelés romans, lents et gris comme une pluie d'automne en banlieue. Tout ce qui ressemble à la vie doit être étouffé par des publications rogues, d'une démarche obstinée et bégayante, pleines de mots à têtes de termites forant sans trêve pour atteindre au vide du néant multi­plié par le rien ». Pourtant là, le crois qu'il faut distinguer : je n'ai pas trouvé de chef-d'œuvre dans le nouveau roman, mais je me demande si dans l'état intel­lectuel et moral de notre temps un roman qui serait un chef-d'œu­vre ne constituerait pas un men­songe supplémentaire et plus ef­ficace. Et le nouveau roman me paraît souvent fort intéressant en tant qu'il représente pour ce gen­re littéraire, et pour toute une pensée pervertie, un purgatoire bien mérité. Le roman a puissam­ment contribué au désordre. Il n'a pas su nous mettre en garde con­tre les idoles qu'il a dressées. 158:94 Le roman, c'est le bourgeois-gen­tilhomme de la littérature moder­ne : accaparant, proliférant, en­combrant il prétend tout savoir et tout remplacer. Il est difficile au chrétien d'en vouloir à ceux qui ont fait de ce miroir dérisoire un miroir brisé. On peut toujours fai­re du nouveau roman un bouc émissaire ; mais, comme dirait Phèdre, « mon mal vient de plus loin » -- Les jeunes générations de l'après-guerre n'ont point bénéficié, comme X. Haedens et nous mêmes encore, d'une ambiance intellectuelle corrective et compen­satrice. Il y avait à ce moment-là une poésie et un théâtre, il y avait l'école critique de l' « Action Fran­çaise ». « Paradoxe sur le roman » est un diptyque : la première par­tie date de 1941, la seconde de 1964. Ce petit livre qui abonde en aperçus captivants peut nous ai­der à faire une salutaire remontée dans le temps, accompagnée d'une reprise de conscience. Jean-Baptiste MORVAN. ============== #### Les Harkis en France par Georges Jasseron (Éditions du Fuseau) Ah ! le beau livre ! Il est dédié « au harki Rabah Slima­ni, du 9^e^ R.I.C. », qui s'est fait tuer le 18 mars 1958 en se je­tant entre son lieutenant et la mitraillette d'un rebelle. Et ce sacrifice d'un musulman nous rappelle le geste héroïque de l'un de nos plus exemplaires officiers d'Indochine et d'Algé­rie, le Capitaine Gérard de Ca­thelineau, tué en protégeant de son corps un de ses sous-offi­ciers ([^45]). Georges Jasseron n'a jamais été capitaine. C'est pourtant ainsi que l'appellent les harkis réfugiés qui, dans leur mal­heur, viennent lui demander conseil et secours. Cet homma­ge qu'en sa personne ils ren­dent aux officiers français qui, fidèles aux règles de l'honneur, ont vécu et sont morts à leur service. « en protégeant -- a dit le Cardinal Feltin -- les populations en butte aux exac­tions des bandes armées » ([^46]), cet hommage ira droit au cœur des lecteurs français de ce li­vre, s'ils sont, eux aussi, vrai­ment français. De par son métier, Georges Jasseron a eu à s'occuper de nombreux harkis passés en France, et il s'est dévoué à cette tâche de tout son cœur. D'où cet ouvrage, impression­nant au plus haut point. Par sa forme d'abord. Un person­nage par page, on presque, et donc une suite d'histoires vé­cues. L'auteur les raconte sans la moindre intention de pro­duire une œuvre d'art, un chef-d'œuvre littéraire. N'em­pêche qu'aucun des bouquins qui décrocheront cette année un quelconque Goncourt ne donnera pareille impression de vérité et de vie. 159:94 Ces Saïd, ces Mouloud, ces Bachir, les voici chacun avec ses particularités, ses étranges mœurs, ses pro­blèmes ; les voici dans leur in­quiétude, leur misère, leurs be­soins. Quel écrivain de métier saurait aussi bien créer en son lecteur la sensation qu'ils nous entourent, nous pressent, nous parlent, nous supplient ? L'in­tention n'y était pas, mais l'œuvre d'art est parfaitement réussie. Et quel admirable sujet ! La faim dans le monde. L'aide aux pays sous-développés. Oui, cela aussi peut et doit être œuvre française. Mais qu'on n'oublie pas ce prochain le plus proche, tous ces braves gens, car c'est pour nous, c'est à cause de nous qu'ils conti­nuent de souffrir. Aussi que de réflexions cuisantes et salutai­res soulève ce livre ! Il y a la France -- « Merci, la France ! » s'écrie une jeune musulmane enfin tranquille avec son mari -- la France qu'évoquaient voilà cent ans les Polonais persécutés pour leur foi catholique (déjà et toujours) quand ils disaient dans leur détresse. « Dieu est trop haut et la France trop loin » -- la France du service du prochain pour l'amour de Dieu. Il y a l'autre France, la na­tion métissée, colonisée, para­lysée par le Veau d'or et ses domestiques, la France « désa­cralisée » où l'on n'entend même plus dans les écoles primai­res ce proverbe -- règle de conduite qu'on y entendait en­core voilà cinquante ans : « Bonne renommée vaut mieux que ceinture dorée », la Fran­ce dont un harki (deux frères tués dans nos rangs) ne com­prenant pas qu'elle laisse aux prisons de Ben Bella ce qu'il lui reste de famille, a dit à Jasseron : « La France, elle a jamais su dire merci. » Et il y a les Français ! Les indignes, ceux qui ne méritent pas d'être appelés « capitai­ne », ces exploitants égoïstes, ces jouisseurs, ces pantou­flards qui professent : « Mieux vaut être renégat vivant que fi­dèle mort. Emplissons nos po­ches. » Il y a aussi les vrais, les loyaux Français, ceux qui n'ont pas leur ventre pour dieu, gentilshommes de chré­tienté quelle que soit leur con­dition sociale, ceux qui ne laissent pas les blessés gémir entre les lignes, ceux qu'on n'appelle jamais en vain, et sur lesquels la France pourra compter quand Dieu demande­ra les dix Justes dont sa Misé­ricorde acceptera de se con­tenter. Ils ne sont pas tous morts dans les hécatombes, dans les holocaustes d'Indochi­ne et d'Algérie. Ces coupes ter­ribles, en apparence inutiles, pour quels desseins la Provi­dence nous les a-t-Elle infligées ? L'histoire a déjà main­tes fois prouvé la vérité de ces trois vers de Ronsard : > *Le Français semble au saule verdissant :* > > *Plus on le coupe et plus il va croissant.* > > *Rejetonnant en branches d'avantage.* Aussi, par-delà les accents émouvants de G. Jasseron, nous semble-t-il entendre la prière des Macchabées : « Exo­riare aliquis nostris ex ossibus ultor ! » (De nos ossements faites surgir un vengeur.) Toutefois, Seigneur, parce que nous sommes chrétiens, ce n'est pas notre vengeance que nous vous demandons, mais la vôtre, afin que par la France revenue à Vous, si Vous le vou­lez bien, s'établisse Votre règne, qui est le règne de la Jus­tice, de l'Amour et de la Paix. J. THÉROL. ============== 160:94 ## DOCUMENTS ### Le communisme en Italie *Le Parti communiste peut arriver au pouvoir\ par la voie légale* Le Père A. Gliozzo s.j. dirige en Italie le Centre S. Pietro Casinion, Via Navacella 50 à Rome, spécialisé dans l'étude du communisme. Nous reproduisons ici une conférence du P. Gliozzo traduite et publiée par la revue « Est et Ouest » dans son numéro des 1^er^-15 avril. Nous risquons, en Italie, de voir le Parti communiste, actuel­lement le plus nombreux et le plus efficient du monde occidental, s'emparer légalement du Pouvoir par le seul moyen des élections. Ce jugement dramatique est fondé sur des faits. #### Les chiffres Le Parti Communiste Italien, sorti en 1921, à Livourne, d'une scission du Parti Socialiste, a vécu dans la clandestinité pen­dant la période fasciste. Il se renforça pendant la résistance dans laquelle il joua un grand rôle grâce aux leaders qu'il avait su former. Aux élections de 1946, la situation lui était, de ce fait, favorable et il obtint 4.356.000 voix, 19 % des suffrages valablement exprimés. Deux partis seulement le dépassaient : la Démocratie Chrétienne qui obtint 8.080.664 voix, soit 35,2,%, et le P.S.I. qui en obtint 4.758.129, 20,7 %. Dès ce premier scrutin, on notait déjà que le P.C.I. se pré­sentait avec une force d'organisation bien supérieure à celle des deux autres partis. C'est alors que commença la marche ascensionnelle du communisme italien. Elle a été accomplie grâce à un programme d'organisation sans défaillance. Nous parlerons plus loin de cette action. Voyons d'abord les effets. En 1963, aux élections du 28 avril, le P.C.I. a obtenu 7.767.601 voix, c'est-à-dire 25,3 % des suffrages exprimés. L'augmentation par rapport à 1946 est, en chiffres absolus, de 3.410.915 ou 71,6 %. 161:94 Pratiquement : s'il existait en 1946, un électeur communiste sur 5 votants, en 1963 il en existe un sur 4. La D.C. est encore au premier plan avec 11.763.854 voix, soit 38,3 %, mais le P.S.I. est descendu au troisième rang avec 4.251.966 voix, soit 13,8 %. Voici donc une première caractéristique du P.C.I. -- c'est un parti de masse qui vient au second rang, immédiatement après la D.C. Au cours de ces dix sept années, tous les autres partis se sont amenuisés. En 1963, le P.S.I., bien que fortement dis­tancé par le P.C.I., figurait toujours parmi les partis de masse. Après 1963, il a quitté cette catégorie, parce qu'il s'est trouvé affaibli par le départ de son extrême gauche qui s'est constituée en parti indépendant : le P.S.I.U.P., Parti Socialiste Italien d'Unité Prolétarienne, de telle façon qu'aucun des deux tron­çons n'a atteint plus de 10 % des voix. C'est pourquoi les deux protagonistes de la vie politique italienne restent la D.C. et le P.C.I. \*\*\* Seconde caractéristique que le P.C.I. ne partage avec nul autre -- c'est un parti en constante ascension. Tous les partis ont connu des hauts et des bas. Le P.C.I., de 1946 à ce jour, n'a jamais enregistré de fléchissement dans les élections. En 1958, il y a eu une pause dans le rythme de son ascension : elle était due à la crise mondiale du communisme après la mort de Staline. Depuis, le mouvement ascensionnel a repris. En 1948, les socialistes et les communistes se présentèrent ensemble, sous le nom de « Bloc du Peuple », dans l'espoir d'at­teindre la majorité au moins relative. En fait, ce bloc recueillit 31 % contre 48,8 % à la D.C. pour conjurer le péril. Dans de nombreuses provinces, le nombre des suffrages obtenus était inférieur à 20 %. Les plus grands succès du bloc socialo-communiste furent obtenus dans le centre et dans le triangle industriel du Nord : Milan, Turin, Gênes. En 1963, les deux partis, socialiste et communiste, se sont présentés séparément. Comparativement à 1946, les progrès du P.C.I. sont considérables. Il représente presque partout une grande force électorale. Il n'y a plus que trois provinces où il ait obtenu moins de 20 % des suffrages. Même au centre de l'Italie, là où l'on prétendait qu'il avait atteint en 1958 son point de saturation, les communistes ont encore gagné des voix. C'est même dans ces provinces qu'il a le plus progressé par rapport à 1958 : en Ombrie 11,8 dans la Marche 4,3 % en Toscane 4,1 %, et Émilie 4 %. 162:94 Ce mouvement ascensionnel, surtout en regard du déclin des autres forces politiques, devrait donner l'alarme. L'audience électorale du P.C.I. se rapproche de celle de la D.C. qui est l'unique force lui disputant encore l'accès du pouvoir. Or, à moins d'un élément nouveau, il semble que la D.C. entre dans une phase de déclin. La différence entre les forces électorales des deux partis est encore grande, il est vrai, mais il est éga­lement vrai que les grands courants d'opinion publique, c'est-à-dire la sympathie et l'antipathie des masses -- très souvent après un acheminement lent et presque indécis -- tendent à l'accélération. Nous voulons dire par là que toutes les marges de sécurité pourraient se révéler fictives au contact de la réalité. \*\*\* En tout cas, le P.C.I. avec l'alliance du P.S.I.U.P. qui lui est très proche, pourrait aux prochaines élections arriver à égalité avec la D.C., peut-être même la dépasser. Qui pourrait alors écarter du Gouvernement une masse aussi compacte ? \*\*\* Il existe une troisième caractéristique de la marche ascen­sionnelle du communisme italien : *Elle a été aidée par la phase économique dans laquelle se trouve l'Italie* qui est un pays où le bien-être se développe. Nous ne sommes pas, on le comprend, contre le développement du bien-être en Italie. Nous espérons même que ce mouvement s'accélèrera de façon à réduire le déséquilibre entre le nord et le sud. Nous avons voulu faire cette remarque car elle ne s'accorde pas avec ce qu'on pense généralement, à savoir que le communisme s'accroît à cause de la misère et qu'il suffirait de travailler à accroître le bien-être et diminuer le déséquilibre entre les classes pour barrer la route au communisme. Le bien-être constitue assurément une sauvegarde contre le communisme, mais seulement à longue échéance et dans un État stable, quand il s'est consolidé et qu'il a créé des conditions favorables à l'épanouissement de la per­sonne humaine et de la démocratie. Au contraire, durant le début du mouvement vers le bien-être, le communisme trouve un terrain propice et s'y affermit, à moins que des décisions et des actes utilisant la loi et la doctrine le contiennent, ce qui est le cas en Italie, mais dans une mesure malheureusement insuffisante. Dans la phase où nous sommes, se manifestent les deux phénomènes typiques de la civilisation moderne : la création de centres industriels modernes avec un nombre croissant d'ouvriers, et l'urbanisme. L'un et l'autre se prêtent à l'exploitation politique quand il existe un parti comme le P.C.I. qui engage ses forces dans l'organisation des masses et exploite tous les motifs de protes­tation, de mécontentement et d'espérance. 163:94 Cette dernière caractéristique ressort clairement de l'ana­lyse des résultats électoraux de 1946 à 1963 dans les trois gran­des zones géographiques de l'Italie : Nord, Centre, Sud et les îles. Le tableau qui suit donne, en pourcentages, les variations des suffrages obtenus par la D.C., le P.C.I. et le P.S.D.I. dans ces trois grandes zones, entre 1946 et 1963 ([^47]). VARIATIONS : 1946-1963. ----------------------------------- -------- ----------- ----------------- Grandes zones géographiques D.C. P.C.I. P.S.I.-P.S.D.I. Italie Septentrionale \+ 1,1 \+ 1 \- 5,4 Italie Centrale \+ 2,8 \+ 7,4 \+ 1,3 Italie Mérid. et insulaire \+ 6,4 \+ 13,9 \+ 5,2 Total \+ 3,1 \+ 6,3 \+ 0,7 ----------------------------------- -------- ----------- ----------------- La partie septentrionale de l'Italie est, économiquement parlant, la plus avancée. En 1963, le revenu net par habitant y a été de 455.071 lires. L'Italie centrale, elle, est une zone mixte, naguère encore en majeure partie agricole. Elle a subi ces dernières années de notables transformations, grâce à un intense développement du tourisme sur les plages de l'Adriatique et de la mer Tyrrhénienne, ainsi qu'à un accroissement modéré de l'industrie. Le revenu net, par habitant, y était à la même date de 367.083 lires. L'Italie méridionale et insulaire qui a un long passé de pauvreté et de chômage, a commencé ces dernières années à s'industrialiser et à moderniser son agriculture en même temps que la grande propriété se trouvait pratiquement éliminée. Les premiers pas ont donc été faits vers une organisation plus rationnelle et un système de vie plus humain. Mais le rythme de progression est plutôt lent et l'émigration des forces les plus valides vers le nord et l'étranger est encore très forte. En 1963, le revenu net par habitant, dans cette zone, était de 229.545 lires, à peine la moitié de celui de l'Italie septentrionale. 164:94 Le comportement électoral de ces trois zones vis-à-vis du P.C.I. est inversement proportionnel à leur situation économique. L'influence communiste est devenue à peu près station­naire avec une légère pointe d'augmentation dans l'Italie sep­tentrionale ; elle s'est accrue sensiblement dans l'Italie Centrale et beaucoup plus fortement encore en Italie Méridionale et insu­laire où elle n'a pas été compensée par une augmentation paral­lèle de l'influence de la Démocratie Chrétienne. Toutefois, les adhésions électorales que le P.C.I. recueille dans le Midi sont beaucoup plus qu'ailleurs des adhésions inté­ressées, et dans un certain sens, incomplètes, bien qu'elles se manifestent avec constance à toutes les élections. La masse de la population méridionale, politiquement parlant, n'est pas enco­re mûre et le vote qu'une partie des citoyens de cette contrée apporte aux communistes n'implique pas une adhésion à la doc­trine. C'est plutôt un acte de protestation, une adhésion fidéiste à un communisme idéal, tel que se le représente l'esprit des masses populaires peu évoluées et que le dépeignent les acti­vistes du P.C.I. Mais ces votes comptent autant que ceux des personnes qui savent de quoi il s'agit et ils pourraient mettre en péril la Démocratie et l'Église en Italie. Le centre nerveux des forces communistes se situe toujours dans le centre (Émilie-Romagne, Toscane, Ombrie et Marche) et dans les zones industrielles du nord. Là, le communisme est devenu norme de vie, presque religion. Conjointement avec le parti socialiste, le P.C.I. recueille l'adhésion de 50 % du corps électoral dans de nombreuses régions et s'approche de ce chiffre dans beaucoup d'autres. Dans ces zones, le commu­nisme italien se prépare à revenir régime \[*sic*\] et trouvera là des hommes sûrs pour gouverner l'Italie. #### Les artisans des succès communistes en Italie Il ne faut pas chercher ailleurs que dans le Parti commu­niste italien lui-même la raison de ce succès. Les défauts et les erreurs commises par les forces qui auraient dû lui barrer la route ne sont que des causes secondaires. La situation écono­mico-sociale qui l'a aidé est une condition. Le P.C.I. est l'artisan de son propre succès. Après la victoire remportée par la D.C. en 1948, le P.C.I. eut un moment de désarroi, mais se reprit immédiatement et se jeta dans la réorganisation et la propagande. Il put le faire parce que la D.C. s'endormit sur sa victoire et se laissa absorber par les problèmes de reconstruction matérielle de la nation sans se préoccuper de combattre le communisme, convaincue qu'elle était que la reconstruction de la nation éliminait implicitement un tel péril. Or, cette période de domination presque incon­testée de la D.C. coïncida avec le plus grand développement numérique du parti communiste. Le nombre des inscrits au parti, à la C.G.I.L., la Fédération des Jeunes atteignit son apogée entre 1950 et 1954. 165:94 Il réussit même à s'approprier aux yeux des masses le mérite de ce que la D.C. avait réalisé. La victoire obtenue par le P.C.I. en 1953, fut le résultat de cet énorme travail d'orga­nisation et de propagande, en même temps qu'une douloureuse surprise pour la D.C. Après 1953, vint un moment de relâchement pour le P.C.I., contrecoup de ce qui s'était passé en Russie et dans le monde communiste. L'organisation même du P.C.I. se relâcha. Le nom­bre des inscrits commença a décliner ; la C.G.I.L. subit des revers dans beaucoup d'industries et le nombre des adhérents diminua sensiblement. On put en voir les conséquences aux élections administratives de 1956 qui marquèrent la période la plus noire du P.C.I. avec un lourd fléchissement, soit par rapport aux élections politiques de 1953 (- 3,4 %), soit par rapport aux élections administratives de 1952 (- 0,8 %). La reprise commença en 1957 aussitôt après que la situation se fût stabilisée et que les spoutniks eurent apporté à nouveau prestige et force au communisme mondial. C'est ce qui permit au parti d'éviter la défaite en 1958 et de conserver les positions acquises en 1953. De 1958 à 1963, le P.C.I. consolida ses posi­tions ; la C.G.I.L. reconquit quelques positions perdues : les organisations parallèles se multiplièrent, atteignant et organisant des masses toujours plus importantes dans toutes les classes. Le fruit de ce travail intelligent et inlassable s'est retrouvé aux élections de 1963. Voyons maintenant de plus près les forces du P.C.I. : « Rinascita », l'hebdomadaire communiste dirigé par Togliat­ti, publiait le 7 mars 1964, à la veille de la Conférence Natio­nale d'Organisation ([^48]), les données suivantes : en 1964, le P.C.I. comptait 113 fédérations, 18 Comités régionaux, 334 Comités de zones, 87 Comités citadins, 387 Comités communaux, 11.222 sections et noyaux, 33.646 cellules (au total) dont 4.536 cellules féminines. Il y avait à la fin de 1963, 1.615.112 inscrits au parti qui, géographiquement se divisaient comme suit : Italie septentrio­nale, 861.322 (53,4 %) -- Italie Centrale, 419.490 (29,5 %) Italie méridionale et insulaire, 334.000 (20,7 %) ([^49]). 166:94 Pour se rendre compte de la puissance de cette machine, il est nécessaire de confronter le total des cellules (33.646) et des sections (11.222) avec le total des paroisses, l'unique organisation hiérarchique efficiente existant en Italie, en dehors du P.C.I. : celles-ci sont au nombre de 26.000. Au petit « Kremlin », rue des « Botteghe Oscure » à Rome, où est installée la direction générale du P.C.I., il existe au moins 15 commissions centrales de travail qui dirigent, planifient, contrôlent l'entière et multiple activité du P.C.I. sur chaque plan de la vie nationale. Le seul énoncé desdites commissions donne motif à réflexion : 1) Presse et propagande ; 2) Travail de masse ; 3) Commission agraire ; 4) Commission économique ; 5) Commission pour le Midi ; 6) Problèmes des régions auto­nomes 7) Commission des étrangers ; 8) Éditions ; 9) Organi­sations 10) Bureaux locaux 11) Écoles ; 12) Commission culturelle ; 13) Activités variées 14) Rapports avec les groupes parlementaires ; 15) Commission féminine. Il s'agit en réalité de véritables petits ministères qui, non seulement s'occupent des problèmes internes du Parti, mais surtout des problèmes de pénétration et de propagande dans la Société italienne et même d'une certaine façon hors des fron­tières de l'Italie. Il est désormais connu que l'U.R.S.S. a confié au P.C.I. les tâches de direction, de contrôle et de financement, d'un grand nombre de partis communistes de l'Europe occiden­tale, du Proche-Orient, de l'Afrique : par exemple, le parti travailliste suisse, le parti communiste d'Allemagne Occiden­tale (clandestin), ceux de Chypre, d'Algérie, du Maroc, de Tuni­sie, du Liban, de Syrie, d'Irak, de Jordanie, d'Égypte, du Congo, etc. ([^50]). Pour la formation des cadres locaux, le P.C.I. possède deux écoles de formation : l'Institut des Études Communistes à Rome et l'Institut d'Études « A. Marabini » à Bologne, qui fonctionnent sans relâche depuis 15 ans. Il s'y donne des cours de six mois pour les dirigeants destinés au niveau provincial ; de trois mois pour les dirigeants de sections et zones, de deux et d'un mois pour les dirigeants des mouvements divers ; de deux ou trois semaines pour les dirigeants activistes ; pour la mise à jour (stage d'information) des dirigeants, pour les ensei­gnements élémentaires, pour l'étude des problèmes particu­liers ([^51]). 167:94 Il existe également un Institut de type académique fréquenté surtout par les intellectuels et étudiants universitaires, « l'Ins­titut Gramsci » de Rome. Les plus grands dirigeants du P.C.I. et un corps restreint de professeurs titulaires y enseignent. Des professeurs d'université, communistes ou de tendances marxistes sont invités à y donner des cours et conférences ([^52]). L'Institut organise en outre des conférences et réunions d'études, des cours par correspondance et il projette l'institu­tion de « Sections » autonomes dans les villes les plus impor­tantes. Ici surgit un problème. En confrontant les données de 1963 avec celles des années précédentes, on constate que, dans les dix dernières années, le P.C.I. a vu diminuer constamment le nombre de ses inscrits. De 2.145.317 qu'ils étaient en 1954, ils sont passés en 1963 à 1.615.112, soit une perte d'un peu plus de 530.000. Un phéno­mène analogue est enregistré dans la Fédération des Jeunesses Communistes -- de 430.908 en 1964, leur nombre est descendu en 1963 à 172.206, c'est-à-dire une perte nette de 258.000 ins­crits. Par contre, nous savons que, dans la même période, le P.C.I. a gagné près d'un million et demi de votes. Voici donc, pour employer le jargon communiste, une con­tradiction. Toutefois, Togliatti se préoccupait bien peu du fléchisse­ment des inscriptions au parti communiste. Dans un discours tenu à la Conférence Nationale, à Naples, en mars 1964, il souli­gnait que ce mouvement régressif pouvait être considéré comme dépassé et même renversé puisque par rapport à l'année précé­dente, on comptait, en 1964, 200.000 inscrits de plus. Il confir­mait les buts et méthodes du Parti et le lançait dans une action de propagande des plus intenses ([^53]). Donc, d'après Togliatti, le P.C.I. possède la force nécessaire pour atteindre ses buts. Ce qui importe, c'est de savoir l'utiliser. 168:94 D'autre part, le travail d'influence et de pénétration du P.C.I. dans la Société est confié, comme on le sait, moins au parti lui-même qu'à des organisations parallèles. Certaines sont plus ouvertement dépendantes du P.C.I., d'autres moins, mais tout en ayant des communistes aux postes de direction et tirant du P.C. leurs ressources, elles ne sont pas composées exclusive­ment de membres du Parti et la besogne leur en est facilitée. Ces organisations se sont tellement multipliées au cours des dernières années qu'il est difficile de les énumérer. Claudio Cesaretti, dans le livre « *Les communistes chez nous* » a regroupé toutes ces organisations en cinq secteurs. 1\. *Organismes à caractère culturel*. -- Association Italie-U.R.S.S. -- Centre d'études pour le développement des rela­tions avec la Chine -- Association Italo-Tchécoslovaque -- Société Italienne des Amis de la Hongrie -- Association Ita­lienne pour les rapports culturels avec la Pologne -- Associa­tion pour les rapports culturels avec la Roumanie -- Associa­tion Italie-République allemande -- Centre Thomas Mann -- Cercle culturel Berthold Brecht -- Centre libre Populaire -- Cercles de Cinéma -- U.N.U.R.I. (Union Nationale Universitaire Représentative Italienne) -- Union professionnelle de l'École, etc. 2\. *Associations Pacifistes, de résistance et antifascistes. --* A.N.P.I. (Association Nationale des Partisans Italiens) -- Association des femmes de la résistance -- Partisans de la Paix -- Comité anticolonialiste italien -- Comité de solidarité démo­cratique -- Comité pour l'amnistie et la liberté démocratique du Portugal -- Comité pour la liberté du peuple espagnol -- Comité d'amitié et de solidarité avec Cuba -- Conférence de la Paix -- Comité pour le désarmement atomique et conventionnel, etc. 3\. *Associations récréatives, sportives et similaires*. -- A.R.C.I. (Association récréative et culturelle italienne) -- INTERSPORT -- Centres Juvéniles provinciaux -- C.R.U.E.I.L. (Centre pour les relations universitaires avec l'étranger) -- Agences de voyages telles que : Italturist et Inturist -- etc. 169:94 4\. *Associations à caractère économique, syndical et d'assis­tance*. -- Confédération Générale du Travail, C.G.I.L. ([^54]) (organisme du patronat de la C.G.I.L.) -- CARI (Coop­érative d'assistance et de divertissement de l'enfance) -- Comité de renaissance (pour la renaissance du MIDI, du Delta de Padano, de la Sardaigne, etc.) -- Comité de la terre -- Ligue nationale des Coopératives -- Union nationale pour le secours à l'enfance -- Service Civil international -- Union des travail­leurs tuberculeux. 5\. *Associations de catégorie et professionnelles*. -- Union des Femmes Italiennes -- Association des Jeunes filles d'Italie -- Association des pionniers italiens (API) -- Association Nationale des Juristes démocratiques -- Alliance paysanne -- Association nationale des chefs de famille -- Association des Femmes au Foyer. Beaucoup de ces associations ont un caractère de bienfai­sance et déploient une activité considérable, louable même, mais elles relèvent toutes du P.C.I. et n'oublient jamais de faire œuvre de propagande politique. \[Le père Gliozzo examine ensuite l'activité de la *Confédé­ration Générale Italienne du Travail* (C.G.I.L.), *de l'Institut Na­tional Confédéral d'Assistance* (I.N.C.A.), organisation de secours de la C.G.I.L., dirigée par le sénateur communiste Bitosi, des Coopératives rouges, de l'*Association Récréative Culturelle Ita­lienne*) (A.C.I.), organisation de loisirs qui possède actuellement près de 38.000 cercles. Suit l'analyse de l'action menée par le P.C.I. dans les mi­lieux universitaires.\] Pour la pénétration dans l'Université Italienne, le P.C.I. dis­pose principalement de deux organismes : le *Comité Univer­sitaire Démocratique Italien* et l'*Union Nationale Universitaire Représentative Italienne* (U.N.U.R.I.). Il n'est pas facile de connaître le nombre exact d'universitaires communistes ou sympathisants, mais d'une première étude que nous avons faite et qui est certainement incomplète, il appert que plus de 250 professeurs d'Université sont inscrits au P.C.I. L'influence du P.C.I. à l'Université est en continuelle aug­mentation grâce surtout aux professeurs titulaires ou assistants qui réussissent à s'y faire nommer. Certaines facultés, en parti­culier celles des Sciences, en sont littéralement envahies, si bien qu'il est difficile aux étudiants non communistes d'y de­meurer. A Gênes, les facultés de mathématiques, physiques et sciences naturelles ont au moins 11 professeurs communistes ou sympathisants ([^55]). 170:94 Dans la seule université de Rome, nous avons relevé les noms d'au moins 130 professeurs communistes. Il y en a dans pres­que toutes les Facultés, mais le plus grand nombre est dans les facultés scientifiques : Architecture -- Ingénieurs, Sciences na­turelles -- Physique et Mathématiques. Il est à noter que même la chaire d'histoire du christianisme, à Rome, est occupée par un communisme, le Prof. Ambrogio Donini. La fameuse École Normale de Pise est devenue elle aussi un fief communiste. En février 1964, Togliatti fut invité à y pro­noncer un discours : les normaliens débordaient du grand am­phithéâtre, remplissant les embrasures des fenêtres et les esca­liers. L'U.N.I.R. déploie son action parmi les étudiants des uni­versités, en cherchant selon les directives du P.C.I., à obtenir une alliance avec l'Intesa (Organisme des catholiques), c'est-à-dire en essayant de parvenir à une espèce de « front popu­laire » universitaire. L'influence sur la formation des jeunes est peut-être encore plus grande pendant la période où ils fréquentent les écoles moyennes. Plus que sur une seule association, le P.C.I. a tenté de peser de tout son poids sur l'enseignement en général, en plaçant le plus grand nombre possible de communistes mili­tants aux chaires de philosophie, d'histoire et de sciences natu­relles, en soutenant politiquement une école moyenne privée de fondements humanistes (suppression de l'étude du latin dans les trois premières classes), en combattant l'école libre et l'enseignement religieux dans les écoles publiques. On a assisté dans les derniers lustres à une véritable invasion de professeurs communistes ou marxistes dans les chaires de philosophie et d'histoire, ce qui a souvent neutralisé, quand il ne l'a pas éli­miné, l'enseignement de la religion. Nous ne possédons pas, malheureusement, de statistiques, même partielles, mais les per­sonnes compétentes soutiennent que la proportion des profes­seurs communistes ou marxistes de philosophie et d'histoire atteint 70 %. Le mal causé dans l'esprit des jeunes par un tel enseignement est incalculable. A Palerme, après avoir visité l'exposition de l'Église Martyre, une mère s'exprimait ainsi : « J'ai noté que mon fils, qui fréquente le lycée classique, ren­trait souvent troublé à la maison. Il ne savait m'en donner la raison. Après avoir vu l'exposition, je comprends la raison de son trouble : ce sont les idées inculquées par le professeur de philosophie et d'histoire qui le tracassent. » 171:94 \[L'auteur étudie ensuite la presse communiste, ses trois quotidiens, l'*Unità* (Rome et Milan), le *Paese Sera* (Rome), l'*Hora* (Palerme), ses neuf hebdomadaires ([^56]), ses quarante-trois journaux locaux édités par les fédérations communistes avec un tirage global de 250.000, les sept maisons d'éditions ([^57]) qui appartiennent au P.C.I. en pleine propriété, et les cinq dans lesquelles il a une participation, sans parler des maisons amies comme Einaudi et Feltrinelli.\] Il montre également la place qu'occupent les communistes dans le monde de la culture, place telle qu' « *il est impossible pour un écrivain, un artiste, un dramaturge de faire son che­min s'il ne suit pas le courant. M. Saragat, ministre des Affai­res Étrangères, déclarait récemment que 50 % du personnel de la Radio-Télévision était composé de communistes.* » #### Conclusion Ainsi donc, il n'existe plus aucun secteur de la société ita­lienne où les communistes n'aient pas réussi à pénétrer et même à s'infiltrer dans les postes de direction y compris les plus élevés de l'administration. Ils ne sont absents ni de l'Armée, ni de la magistrature, grâce à des organisations appropriées d'ordre syndical ou professionnel. Le P.C.I. en est arrivé à ce point dans la maîtrise de l'opi­nion publique qu'il peut la dominer et la changer à son gré... Quels sont les buts qu'il se propose ? Togliatti, dans son discours du 16 mars 1964, a justifié aux yeux du parti la ligne politique qu'il a suivie en Italie. En pre­mier lieu, il a affronté les critiques « a posteriori » selon les­quelles : « nous aurions dû appeler les masses à l'insurrection aussitôt après la guerre ». -- Réponse : « Nous aurions séparé une petite avant-garde de la grande masse : cette petite avant-garde se serait exposée au danger, la grande masse serait tombée sous l'influence des groupes conservateurs et réactionnaires et toute la situation de notre pays en aurait été changée. » 172:94 En d'autres termes, l'Italie entre 1945 et 1947 n'était pas mûre pour l'accès au pouvoir du P.C.I. Une transformation plus étendue et plus profonde de la société italienne était néces­saire. Le P.C.I. a consacré les dix-sept dernières années à cette tâche. Il ne lui fut pas difficile de gagner une partie de la gau­che. La masse la plus forte lui barrant le passage était celle des catholiques. C'est la raison de la triple manœuvre : a) Atti­rer par une vaste opération de propagande les individus, agis­sant ainsi sur le bloc pour le désagréger (action organique) ; b) Isoler progressivement la D.C. de toutes les autres forces anti-communistes (action politique) ; c) Diviser intérieurement la masse catholique (action stratégique). Avant tout, il était nécessaire d'atténuer, dans les masses catholiques, l'horreur du communisme. Togliatti n'avait pas oublié que la victoire de la D.C. en 1948 avait été due à deux facteurs : a) Le P.C.I. en s'unissant au P.S.I. avait donné l'impression qu'il était sur le point de s'emparer du pouvoir et, par là même, déclenché l'alarme ! b), Le coup de Prague avait eu un énorme retentissement en Italie. Il n'entendait pas retomber dans la même erreur. Son effort consista à présenter le P.C.I. comme un parti démocratique, presque bourgeois, toute idée de révolution, sans être désavouée théoriquement, étant, pratiquement, mise en réserve. A satiété, on répète en Italie : « Ici, ce sera autre chose ». « Le communisme ne pourra pas ne pas tenir compte des situa­tions particulières, des traditions et de la foi du peuple ita­lien. » On cultive avec grand soin l'équivoque : que l'on peut être bon chrétien tout en étant communiste. Et, surtout, on étudie, avec ténacité, l'établissement d'un dialogue avec les catholiques. Togliatti a affirmé avec autorité « *que la voie vers le socialisme, dans les conditions historiques de notre pays, passe par l'actualité de la réforme* »*.* Fini donc l'anathème communiste au réformisme traître ! Le réformisme est la « voie », car c'est justement ce que désirent les catholiques. Il ne s'agit pas de tous les catholiques, car tous ne désirent pas des réformes, en particulier « *les forces conservatrices et réac­tionnaires des hiérarchies catholiques contre lesquelles il est nécessaire de continuer la lutte quand lesdites hiérarchies exercent un rôle social conservateur et réactionnaire* »*.* Mais il s'agit, au contraire, des grandes masses des travailleurs et même des cadres des organisations catholiques qui, eux, sentent qu'aujourd'hui, les nouvelles valeurs doivent s'affirmer dans le monde, si l'on veut sortir de la crise qui tourmente la société humaine. Il est nécessaire d'attirer cette masse et de la séparer de ses chefs. 173:94 Même à celui qui suit des doctrines sociales de l'Église, les communistes ne doivent pas dire : « Nous voulons te porter vers le socialisme, pour cette raison : abandonne ces doc­trines » mais : « Quelles valeurs voulez-vous réaliser quand vous parlez d'une société chrétienne ? Nous n'avons pas encore compris ce qu'entendent par là les dirigeants de la D.C., mais nous, nous vous avons fait comprendre ce que nous entendons par une société socialiste dans laquelle lesdites valeurs sont la base de la vie collective. » Il découle de cela que la « progressivité » est la stratégie essentielle du P.C.I. pour se rendre maître du pouvoir, sans secousse, sans alarme, en séparant la masse de ses pasteurs, en attirant à lui dans un seul bloc tous les éléments de gauche de tout parti ; en usant de la violence et de la force organisée quand c'est nécessaire, de temps en temps, pour atteindre des objectifs limités ayant pour objet l'ébranlement ou la dégra­dation de l'État, jusqu'à ce que les gens disent : « Ça ne peut pas continuer. Essayons le communisme, ça ne peut être pire que ce qui existe. » Cela peut paraître une énormité, mais l'opinion italienne est très voisine de cette position. 174:94 ### Le dossier des nouveaux prêtres Nous avons déjà signalé dans notre précédent numéro le livre important que Pierre Debray a publié aux Éditions de la Table ronde sous le ti­tre : « Le dossier des nouveaux prêtres ». Voici, sur ce livre, l'article qu'André Charlier a écrit dans « La Nation française » du 21 avril : Le roman de Michel de Saint Pierre appelait le livre que Pierre Debray nous présente aujourd'hui : « Le dossier des nouveaux prêtres » -- Le roman est œuvre de fiction et laisse planer un doute sur la vérité du tableau qu'il nous offre. L'ima­gination transfigure les éléments du réel sur lesquels elle se fonde : ne risque-t-elle pas de les trahir ? Dans le grave débat que le livre de Michel de Saint Pierre vient d'ouvrir, Pierre Debray nous apporte son témoignage et c'est un témoignage émouvant, parce qu'il fut un ami et un collaborateur des *nou­veaux prêtres*, parce qu'il a cru profondément à la générosité de leur apostolat missionnaire et qu'il a partagé leur foi. Or que nous dit-il ? « *Dans l'ensemble, le tableau que Michel de Saint Pierre trace d'une paroisse de la banlieue parisienne est exact. Ou plutôt, parce qu'un romancier sait que le vrai n'est pas tou­jours vraisemblable, il reste en deçà, parfois très en deçà d'une réalité encore plus triste. Il ne m'en fait que plus mal. Le bilan de faillite qu'il dresse est un peu le mien. Il est celui de ma jeu­nesse. Il est celui d'une certaine* « *Jeunesse* de l'Église » *qui fut ma jeunesse* ». On ne peut accuser Pierre Debray de parti pris. Il a été de ceux qui, au lendemain de la débâcle de 1940, ont fait le pre­mier pèlerinage à Chartres. Il a suivi l'effort du R.P. Montu­clard, dans «* Jeunesse de l'Église *» *;* il a collaboré à *Témoi­gnage chrétien* et à *Esprit*. Si quelqu'un est capable de mesurer la générosité de ceux qui ont cru que la classe ouvrière allait infuser un sang nouveau à l'Église, c'est bien lui. Il parle des prêtres ouvriers avec la sympathie la plus compréhensive. Pour lui l'abbé, Michonneau a été un « apôtre héroïque », et il n'a pas cessé de lui vouer, même depuis son article plein de haine, une affection douloureuse. 175:94 Pierre Debray s'est même avancé assez loin à la rencontre du marxisme, puisqu'il a été secrétaire national du Comité France-U.R.S.S. Son livre est donc un exa­men de conscience. « On n'a rien à reprocher aux nouveaux prêtres, écrit-il... Je comprends leur colère. Ils ont le sentiment d'une injustice. Et c'est vrai qu'ils ne sont pas les principaux coupables. Les principaux coupables, il faut les chercher ail­leurs, parmi nous, les intellectuels de la bande, les journalistes, les économistes, les sociologues, les théologiens, d'abord les théo­logiens. Ils ont fait leur travail et s'ils l'ont fait mal, à qui la faute ? A ceux qui faisaient le travail ou à ceux qui s'étaient chargés de l'organiser ? » Un témoin de choix Nul livre ne mérite plus d'estime et de sympathie. Pierre Debray est un témoin de choix qui a assisté de l'intérieur à la naissance du modernisme dont nous voyons sous nos yeux l'explosion et qui continue le modernisme contre lequel saint Pie X a lutté : c'est parce qu'il est un témoin de l'intérieur que son témoignage est plus précieux qu'un autre. Il nous fait com­prendre par quel cheminement des catholiques -- des prêtres -- ont pu être orientés vers le marxisme comme vers le salut de l'humanité, en dépit de l'enseignement du Magistère, en dépit de la doctrine sociale édifiée par l'Église au cours du XIX^e^ siècle ; et certains ont pris cette orientation jusqu'à sa conséquence extrême, qui est de détruire l'ordre social établi avant de songer à l'évangélisation des masses prolétariennes, ces masses portant d'ailleurs en elles la mission de racheter le monde. Je me suis toujours demandé comment des théologiens, formés à l'école du réalisme thomiste, avaient pu se faire les prophètes de la nou­velle mystique catholico-marxiste. C'est qu'on peut être docteur en toutes les théologies et manquer de ce sens si précieux et si rare qui permet de distinguer ce qui est dans l'ordre du réel et ce qui ne l'est pas. Que la création d'un prolétariat soit désas­treux, nous en sommes tous d'accord avec eux ; mais Simone Weil faisait déjà remarquer que le marxisme ne portait pas remède à cette situation : au contraire, il aboutissait à ce résul­tat inattendu de faire de tous les hommes des prolétaires. Stérilité du renoncement Personnellement je dois avouer une tentation qui m'a sou­vent saisi, c'est d'estimer que, pour passer du thomisme au marxisme, quand on observe l'histoire qui se fait sous nos yeux -- et nous avons pour juger presque cinquante ans d'une his­toire où le marxisme a fait ses preuves -- il faut une forte dose de naïveté. 176:94 Mais cette tentation risquerait de m'entraîner très loin ; car enfin tout ce que j'entends dire par nos nouveaux prêtres choque mon intelligence. Je ne parle pas simplement de la pauvreté des sermons où tout l'Évangile se trouve ramené à « du social ». Je ne parle pas non plus de cette obsession chez le prêtre d'être un homme comme les autres, alors que juste­ment il n'est pas un homme comme les autres. Ni de cette manie d'autocritique par laquelle une certaine partie du clergé charge l'Église du passé et même celle du présent de tous les péchés, lui donnant tous les torts à l'égard des églises séparées. Mais que l'admirable Constitution sur la Liturgie élaborée par le Concile aboutisse à des cérémonies aussi pauvres et laides, comme si chanter en français et remplacer l'autel par un pétrin, comme cela se fait chez moi, suffisait à transformer les âmes, qu'on vienne nous assurer que maintenant tout le monde com­prend la messe, alors qu'auparavant on n'y entendait rien, je trouve cela prodigieusement niais, et vis-à-vis des protestants ou des incroyants qui nous regardent, nous nous donnons l'air d'imbéciles. Je dis comme je le pense. Je le pensais un jour où j'assistais à une réunion d'A.C.G.H., où l'archiprêtre de la cathé­drale ouvrit la séance par ces mots : « Alors, qu'est-ce que vous faites de nouveau ? » Je le pensais encore plus en entendant à la radio un révérend père dont j'ai oublié le nom défen­dre son dernier livre sur Johnny Halliday en face d'un inter­locuteur goguenard. Qu'on lise le livre de Pierre Debray si on veut comprendre l'origine de la crise dont nous souffrons actuellement. Je précise le point à mon avis essentiel, qui est que la maladie dont souffre une partie de notre clergé -- en même temps que le restant de la société -- est le naturalisme. Et j'ajoute que ce naturalisme vient de ce qu'on a perdu le sens de la transcen­dance de Dieu. Et, en fait, on n'ose plus guère parler de Dieu dans l'Église, ni de ce que Dieu exige de nous. Un incroyant de mes amis, plein de sympathie pour le catholicisme et cher­chant timidement son chemin en attendant que la grâce le prenne par la main, me disait il n'y a pas longtemps : « Qu'est-ce qui se passe donc dans l'Église catholique ? Elle n'ose plus dire qu'elle possède la Vérité ? Pourtant nous avions besoin de le lui entendre dire. » Ce n'est pas ainsi que nous convertirons ni les masses ni les personnes. Il est vrai qu'il ne s'agit plus de convertir : il paraît qu'ainsi le veut le nouvel apostolat. 177:94 ### Concile : le P. Schillebeeckx a-t-il dit vrai ? *Il faudrait enfin tirer au clair\ des équivoques apparemment calculées\ qui servent à la guerre dans l'Église* Les « Nouvelles de Chrétienté » ont publié le 15 avril un texte du P. Schillebeeckx qui ouvre de singulières perspectives sur certains états d'es­prit, en même temps qu'il confirme certaines sus­picions légitimes. \*\*\* Le P. Edward Schillebeeckx est l'un des plus émi­nents (et des plus sérieux) théologiens de la ten­dance conciliaire que journaux et radios appellent « progressiste ». Né à Anvers en 1914, il entra chez les Domini­cains en 1934 et fut ordonné en 1941. Il poursuivit ses études au Saulchoir et à la Sorbonne. Il est docteur et maître en théologie. Depuis 1958, il est professeur de dogmatique à l'Université de Nimègue. Il est au Concile conseiller auprès de l'épiscopat hollandais. Il patronnait pendant les sessions conci­liaires l'agence DOC (Documentation hollandaise du Concile) \*\*\* Les « Nouvelles de Chrétienté » ont reçu d' « une haute autorité romaine, unanimement respectée », ce texte du P. Schillebeeckx qui donne de la *Nota praevia* (Note explicative préliminaire sur la collégialité, imposée par Paul VI, et dont il a ordonné qu'elle figure dans les Actes du Concile) une interprétation fort curieuse et qu'il faut, à tout le moins, connaître. 178:94 Le P. Schillebeeckx confirme ce qui, selon nous, est un fait manifeste, encore que contesté par plu­sieurs : à savoir que dans ce que l'on a appelé la « majorité » conciliaire, on voyait trop souvent « évêques et théologiens parler de la collégialité en un sens qui n'est exprimé nulle part dans le sché­ma ». Nous ajouterons même que ceux qui parlaient et parlent ainsi ont été les plus bruyants à dénoncer comme étant « contre » le Concile ceux qui ne parlaient pas comme eux. L'interprétation du P. Schillebeeckx explique, cro­yons-nous, comment il peut se faire que soient ré­putés « contre » le Concile ceux qui précisément s'en tiennent à la lettre et à l'esprit des Constitu­tions et des Décrets promulgués. Voici donc que le texte du P. Schillebeeckx tel que l'ont publié les « Nouvelles de Chrétienté » du 15 avril : Un mois, déjà avant la « dernière semaine », au cours d'une conférence de presse aux journalistes, à Rome, je leur avais dit qu'ils ne devaient pas se faire d'illusions sur la collégialité épiscopale « selon le Concile Vatican II » ; j'avais dit qu'il faudrait encore un troisième concile pour approuver la collé­gialité papale (autrement dit, pour que le pape soit obligé en conscience, naturellement suivant son propre discernement, de tenir compte le plus possible de l'épiscopat mondial). Toutefois, évêques et théologiens continuèrent à parler de la collégialité en un sens qui n'est exprimé nulle part dans le schéma. Mais la minorité, -- qui n'était pas stupide assurément, -- comprenait bien que cette manière vague de parler dans le schéma, serait interprétée, après le Concile, dans un sens « maxi­maliste », même si la commission doctrinale ne l'avait pas voulu explicitement, et ne l'avait pas exprimé comme tel dans le texte. La minorité n'était pas contre la collégialité telle qu'elle est exprimée, selon la lettre, dans le texte, mais bien contre cette orientation pleine d'espérance, que la majorité de la commission doctrinale, recourant à une façon de parler déli­bérément vague et même trop diplomatique, souhaitait voir sous-entendue dans le texte, même si les termes de celui-ci ne l'expri­maient pas directement. Il y a déjà longtemps que le Père Congar, lui-même, avait soulevé des objections contre un texte conci­liaire qui eût été consciemment équivoque. Un théologien de la commission doctrinale auquel j'avais déjà exprimé, au cours de la seconde session, ma déception au sujet du minimalisme à propos de la collégialité papale, me dit avec l'intention de me tranquilliser : 179:94 « *Nous le disons, nous, de manière diplomatique, mais après le concile nous en tirerons les conclusions implicites *». Je jugeais que cela était déloyal et, d'autre part, je ne crus pas à une interprétation conciliaire suivant laquelle une catégorie de votants eût nié la collégialité papale et l'autre l'eût implicitement reconnue. Il devait y avoir soit un texte clair où serait exprimé sans équivoque le maximum de la collégialité, soit un texte où la conception plutôt minimaliste (qui se trouve formulée explicitement dans le texte), serait dégagée de ce manque de clarté équivoque résultant du silence gardé autour du vrai problème. Or, la Note préliminaire laisse le texte intact suivant sa propre orientation, mais elle le dégage de son « implication passée sous silence ». Tout est là. C'est la raison pour laquelle la minorité pouvait même accepter sans aucun doute le texte de la Constitution. Elle n'était pas opposée au schéma comme tel, mais bien à ce qu'il contenait de « potentialités cachées » qui d'ailleurs n'ont pas de fondement dans le texte lui-même. Voir l'objection que j'ai déjà formulée pendant la deuxième session contre les adversaires de la collégialité (selon le sché­ma du texte), dans mon opuscule « Le Second Concile du Va­tican » (« Het tweede Vaticaans concilie » -- Tielt-Den Haag, 1964, pp. 101-102), ceci pour confirmer le fait que mon inten­tion n'est pas de donner une interprétation bienveillante « post factum ». Maintenant, je veux dire ceci : si le troisième chapitre du « De Ecclesia » avait été approuvé sans la Note préliminaire, on eût approuvé un texte équivoque. En d'autres termes, qu'eût alors décidé le Concile ? Évidemment, on avait évité de pro­poser le « cœur » du problème : le faire approuver ou désap­prouver ouvertement. Telle est l'origine de la crise autour de la Note préliminaire. Pour moi, il s'agit d'un fait évident, et je me réjouis que le Père Congar soit arrivé à la même conclusion. Le fait reste cependant que tout cela s'est joué d'une ma­nière « étrange et mystérieuse » et qu'il est si difficile de faire comprendre aux fidèles la véritable signification de la Note préliminaire. A tort, mais cela se comprend, ils voient dans la Note plus qu'elle ne signifie, c'est-à-dire l'élimination d'une équivoque peu recommandable, qui était même, en un certain sens, voulue, -- s'il m'est permis, en ce moment, de m'exprimer de façon claire et énergique. ============== fin du numéro 94. [^1]:  -- (1). Ainsi que l'a déclaré Jean Ousset, le chiffre de 1.500 partici­pants est non seulement « sans inflation », mais encore un chiffre minimum, ne tenant compte que des congressistes qui participèrent à la totalité des travaux. L'affluence maximum, selon *La France catholique* et selon *La Nation française,* atteignit « prés de deux mille » voire « deux mille » personnes. [^2]: **\*** « L'appel aux évêques de France » contient : -- l'adresse de Michel de SAINT-PIERRE « à nos évêques » -- l'appel de Jean MADIRAN du 9 février 1965. \[p. 11 dans l'original\] [^3]:  -- (1). Voir les invraisemblables éditoriaux du P. Wenger dans *La Croix* du 10 avril et dans celle du 14 avril. [^4]:  -- (1). Voir notamment *Itinéraires*, numéro 81 de mars 1964, édi­torial : « Une dégradation continue. » [^5]:  -- (1). A seule fin de mettre un peu d'ordre dans un exposé qui n'en a guère, nous regroupons sous trois chefs ce qui concerne : 1) la théologie catholique officielle du sacerdoce ; 2) la théologie catholi­que officielle de l'Incarnation ; 3) le Sacerdoce authentiquement chrétien, tels que les voient l'auteur. La lettre des sous-titres est de nous mais ils ne disent rien d'autre que les textes cités ; la ponctuation indique clairement les regroupements opérés. [^6]:  -- (1). *Itinéraires,* numéro 80 de février 1964, dans les « Notes critiques »* : A propos d'un livre de Mgr Journet : le sens du surnaturel en théologie.* [^7]:  -- (1). I Jo III, 2 [^8]:  -- (2). Saint Matthieu, XI, 27. [^9]:  -- (1). Se reporter en particulier à l'étude magistrale de Mgr Journet : *le Mal* (chez Desclée de Brouwer, à Paris) surtout le chap. 6 : Dieu est-il responsable du péché ? -- le chap. 7 : La peine du péché actuel, le mystère de l'enfer ; -- le chap. 9 : Le mal dans l'histoire. [^10]:  -- (1). Voir nos premières réflexions sur ce thème au chap. IV de notre livre : *Sur nos routes d'exil, les Béatitudes* (Nouvelles Éditions Latines) [^11]:  -- (2). Dans *la légende du Grand Inquisiteur,* au livre cinquième des *Frères Karamazov,* Dostoïevski ne marque peut-être pas assez l'in­tention foncière du tentateur ; il veut amener l'homme à refuser d'être aimé de Dieu *saintement* (c'est-à-dire d'une manière surna­turelle et en étant purifié par la croix). [^12]:  -- (1). Cf. Joachim BERTHIER, o.p. *Sanctus Thomas Doctor communis*.-- PIE XI, Encyclique STUDIORUM DUCEM du 29 juin 1923. Cf. la traduction avec notes et commentaires de Léopold LAVAUD, *Saint Thomas guide des études*, Paris, Téqui, 1925. \[manque l'appel de note dans l'original\] [^13]:  -- (2). Fidei doctrina quam Deus revelavit... *tanquam divinum depo­situm Christi sponsae tradita fideliter custodienda et infallibiliter declaranda*... CONCILIUM VATICANUM I. *Constitutio De fide*, DENZINGER-SCHÖNMETZER. N. 3020. [^14]:  -- (3). II Co. V, 7. [^15]:  -- (4). Ro. XII, 1. [^16]:  -- (5). Avec des nuances diverses Hermès, Gunther, Froschhammer, enseignaient que les vérités reçues par révélation pouvaient être positivement rejointes par démonstration rationnelle et raisonnement philosophique. Cette doctrine fut réprouvée par Grégoire XVI et Pie XII. Cf. Denzinger-Schönmetzer. nn. 2738, 2850 ss. [^17]:  -- (6). Cf. I Co. XIII, 19-10 : Cum... evenerit quod perfectum est eva­cuabitur quod ex parte est. [^18]:  -- (7). At ratio quidem, fide illustrata, cum sedulo, pie et sobrie quaerit, aliquam, Deo dante, mysteriorum intelligentiam eamque fructuosissimam assequitur. Denz.-Schön. n. 3016. [^19]:  -- (8). Quoties hoc sacrificium celebratur, opus redemptionis exer­cetur. [^20]:  -- (9). I Co. XIII, 13 [^21]:  -- (10). Et ils n'ont pas tous le respect ni la pénétration d'un Bergson que l'étude des mystiques catholiques orienta en direction de la foi. [^22]:  -- (11). Sur la foi dans l'Écriture sainte, voir pour un premier aper­çu d'ensemble le *Vocabulaire de théologie biblique,* au mot Foi, col 389-399. L'art. est de Jean Duplacy. -- Cf. *Supplément au Dictionnaire de la Bible* (*DBS*)*, Foi* (dans l'Écriture) t. III, col 276-310. Art. de P. Antoine. [^23]:  -- (12). He. XI, 1 [^24]:  -- (13). *De praedestinatione sanctorum*, cap 2. (PL 44. 963). [^25]:  -- (14). Cf. *Serm. ad popul.* serm. CXLIV, cap. 2 (PL 38, 788). [^26]:  -- (15). Le nouvel Age, Casterman, 1962. [^27]:  -- (16). Voici les titres des chapitres et les sous-titres entre paren­thèses. I. *L'homme moderne devant la foi* (Évasion et religion. Une civilisation de l'homme. Les convictions cachées). -- II. *Le sens du sacré* (La découverte du sacré. Les événements qui font retrouver le sacré. Les insuffisances du sacré. Le sacré du Dieu vivant). -- III. *L'entrée dans la foi* (Science et sagesse. La rupture d'un monde clos. La conversion du cœur). -- IV. *La foi en Jésus-Christ* (Le Christ chemin du Dieu caché. La foi qui sauve). -- V. *La foi et les dogmes* (Le Christ est-il d'aujourd'hui ? Peut-on croire en l'Église ? Les dogmes ne sont pas des choses. La foi peut elle avoir une règle ?). -- VI. *La raison et la foi* (La certitude de la foi. La connaissance par l'amour. La nature des signes. La grâce et la foi). -- VII. *Le désir de la foi* (Une double vie. Où trouver la sécurité ? La foi rend-elle heu­reux ? La volonté de puissance contre la foi). -- VIII. *La liberté devant la foi* (La liberté par la révolte, La liberté par l'obéissance. Le refus et. l'obéissance dans la foi). -- IX. *La foi et l'action* (On ne peut pas croire sans agir. Les engagements qui font communier aux mystères. Action chrétienne et intégrité de la foi). -- X*. La foi et l'existence adulte* (Qu'est-ce que la foi adulte ? Les infantilismes de la foi. Les étapes manquées. L'enracinement de la foi). -- XI. *Les collec­tivités et la foi* (Le drame de l'isolement spirituel. Ce qu'est une communauté. L'Église retrouvée dans les communautés. Communau­tés ouvertes et communautés fermées). -- XII. *La foi et la technique* (L'affrontement de la foi et du monde technique. La mentalité techni­que. La foi et la technique. L'impersonnalité de la technique. Le Christ fraternel aux hommes techniques. Sens chrétien de la technique). -- XIII. *L'homme moderne peut-il croire à la vie éternelle ?* (Paradoxes de la vie éternelle. La nostalgie de l'éternel. L'appel du Dieu vivant. L'énergie de la grâce). Conclusion : Ombre et clarté. [^28]:  -- (17). Un vol. de 238 pages, Desclée 1963. [^29]:  -- (18). Il les indique en notes et dans la bibliographie. Il a utilisé en particulier *Die Entwcklung der dogmatischen Glaubens lehre der mittellaterlichen Scholastik, Développement de la doctrine dogmati­que de la foi dans la scolastique médiévale,* de G. Englaardt. [^30]: **\*** -- figuré \[sens\] ; ANAGOGIQUE : qui tient de l'anagogie ; ANAGOGIE : (gr. *ana*, en haut, et *agôgos*, qui conduit). Interprétation des Écritures par laquelle on s'élève du sens littéral au sens mystique. \[N.P.L.I.\] -- note de 2002. [^31]:  -- (19). Article *Thomas d'Aquin*, t. XV, col. 694-738. Cf. H. de Lubac, op. cit., t. IV, ch. IX, 2. a « nouveauté » de saint Thomas, pp. 285-301. Le P. de Lubac veut surtout montrer que S. Thomas était « traditionnel » plutôt que « révolutionnaire ». [^32]:  -- (20). Cf., en attendant l'édition critique léonine, la VIII^e^ édition Marietti du commentaire des Épîtres procurée par le P. Cai, o.p. La préface donne de très intéressantes précisions. [^33]:  -- (21). « Cependant parmi les Docteurs scolastiques, s'élève à une hauteur incomparable leur prince et maître à tous, Thomas d'Aquin, lequel, ainsi que le remarque Cajetan, pour avoir vénéré les saints Docteurs qui l'ont précédé, a hérité en quelque sorte de l'intelligence de tous. » (*Æterni Patris*) Il est piquant de noter que Cajetan a écrit cela en commentant un article de saint Thomas (IIa IIae, 148, 4), sur la distinction des diverses espèces de gourmandise ! Voici le texte latin à la fin de la discussion des objections faites à saint Thomas sur ce point : « Unde patet fundamentum Auctoris esse solidum, peripateticum et consonum, non solum. sibi, sed sacris Doctoribus, quos quia summe veneratus est Auctor, ideo intellectum omnium quodammodo sortitus est. » N° VI du commentaire, Édition Léonine, t. X. p. 174 [^34]:  -- (22). Cf. Gilson, *Pourquoi saint Thomas a critiqué Saint Augus­tin, Archives d'Histoire doctrinale et littéraire du M.A.,* 1926-27, pp. 5 à 28. [^35]:  -- (23). C'est ce que montre bien le P. Frédéric Copleston dans sa remarquable *Histoire de la Philosophie,* t. II, Le *Moyen Age,* passim. Cette Histoire de la philosophie, dont six volumes ont paru en anglais, trois à ce jour en excellente traduction française, est la meilleure que nous connaissions et la mieux adaptée à sa fin déclarée, l'initiation et la culture des étudiants ecclésiastiques. [^36]:  -- (24). Intégralement éditées, traduites, annotées et commentées par le P. R. Bernard, o.p. en 2 vol. de l'éd. dite de la Revue des Jeunes. Les « renseignements techniques » comme on appelle le commentaire suivi, dans cette édition sont excellents. [^37]:  -- (25). Il est clair que p. 217. 1^e^ ligne, c'est XII^e^ et non XVII^e^ qu'il faut lire. Même page, note 2. De virt. in omm., manque le c de comm. P. 40, note 1, il faut lire « *Patet quod fides non potest essd de visis* » : « de » manque. [^38]:  -- (1). Chaque page était imprimée sur deux colonnes (*Note du tra­ducteur***.)** [^39]:  -- (2). D'après le P. Caprile s.j. (*Civiltà Cattolica* du 20 février 1965), exactement 441. Nous avons fait état de 800 ou 900 signatu­res, d'après la presse favorable à ce violent effort pour arracher un vote sans délibération. On voit s'il faut en rabattre. Le P. Wenger (*La Croix*, 2 mars 1965) dit que l'on dit que l'article du P. Caprile est « inspiré ». Certainement, il sent d'une lieue la « vérité officielle ». Le P. Wenger ajoute que l'article « s'efforce d'expliquer et de justifier l'attitude des organismes directeurs au cours de la dernière semaine de la session ». « *S'efforce* » donne assez à entendre qu'il n'y parvient pas. En quoi le P. Wenger a raison, quoique d'une autre manière qu'il ne l'entend. « L'attitude des organismes directeurs « est facilement explicable et cent fois justifiée, mais non par les considérations de tactique qu'emploie *exclusivement* le P. Caprile. Sous l'emphatique et horrible affectation d'objectivité caractéristique des documents de cette sorte, on ne trou­ve que l'idée la plus basse, et par là même la plus fausse, de la nature et du déroulement d'un Concile œcuménique. Plus l'analyse phénoménologique est parfaite dans son ordre, plus inévitablement elle laisse échapper l'essentiel, qui n'est pas de cet ordre. Qui ne lirait que le P. Caprile ne soupçonnerait seulement pas que l'affaire d'un Concile n'est pas de rallier à une « majorité » une « minorité » -- au besoin en usant, flouant et roulant ladite « minorité » -- mais de rallier « majorité » et « minorité » à une certaine valeur non mesurable, qui est la vérité. Le même lecteur soupçonnerait encore moins, s'il est possible, que l'honneur, la loyauté, le courage ne sont pas pour tout le monde des mots radicalement dénués de toute es­pèce de signification. Mais comment nous faire comprendre ? (*Note du traducteur*.) [^40]:  -- (1). Grand in octavo de 52 pages par Dino STAFFA, Archevêque de Césarée de Palestine, Secrétaire de la Sacrée Congrégation des Sémi­naires et Universités, Rome 1964. [^41]:  -- (1). Cette chaire a été fondée pour l'étude « scientifique » des textes de saint Thomas. Son premier titulaire est Mgr André Combes. [^42]:  -- (1). La revue *Seminarium*, qu'il dirige, accueille des articles en diverses langues avec résumé latin et donne des sommaires de chaque fascicule en italien, français, anglais, allemand, espagnol et portu­gais. [^43]:  -- (1). A ce propos signalons ici pour notre propre compte l'ouvrage considérable du R.. Thomas Litt, O.C.S.O. : -- Les corps célestes dans l'univers de saint Thomas, (Louvain-Paris, Nauwelaerts, 1963). Il constate que des expositeurs très qualifiés du thomisme comme le P. Sertillanges et Étienne Gilson passent vite sur la place des corps célestes dans l'univers de saint Thomas -- et je viens de constater que Hans Meyer dans la seconde édition de son ouvrage *Thomas von Aquin, sein System und seine geistesgeschilliche Stellung* n'écrit à ce sujet qu'une page, d'ailleurs fort exacte. Mais le P. Litt explique aussi pourquoi saint Thomas et les docteurs ses contemporains n'ont pas senti le besoin de soumettre à une critique spéciale dont les moyens leur manquaient encore, le vieux géocentrisme et la théorie des sphères célestes, admis alors universellement, et, tout en décla­rant qu'un exposé complet et rigoureusement historique du contenu des œuvres de saint Thomas doit faire une place proportionnée aux sphères et corps célestes, il sait aussi, et reconnaît à son tour -- sans y insister car ce n'est pas l'objet de son étude propre -- que la philosophie et la théologie de l'Aquinate ne dépendent pas essentielle­ment de cela. On ne peut traduire saint Thomas *intégralement*, dans certaines œuvres surtout, sans traduire aussi les nombreux passages relatifs aux Corps célestes, mais on peut exposer et embrasser dans leurs éléments permanents sa philosophie et sa théologie en omettant ces allusions, références et illustrations, pour la raison même que nous venons de dire : le caractère accidentel et contingent du lien qui rattache dans l'œuvre du Docteur commun ces éléments vieillis à ceux qui restent jeunes et le resteront, parce qu'ils sont vrais. [^44]:  -- (1). Dans le calendrier Jeanne d'Arc 1965. Excellent document riche de précieux renseignements historiques et remarquablement illustré d'armoiries en couleurs et en noir par Claude Le Gallo (Collection Calendriers de l'Histoire, aux Éditions du Palais-Royal, 20 rue de Montpensier, Paris). [^45]:  -- (1). *Un officier français : le capitaine Gérard de Cathelineau,* par le R.P. Michel Gasnier, o.p. (Nouvelles Éditions Latines). [^46]:  -- (2). Discours à la cérémonie de rentrée de l'Institut catholique 1954. [^47]:  -- (1). Nous introduirons un 4^e^ élément, le P.S.D.I ; car en 1946, il était encore uni au P.S.I. et, pour cette raison, est nécessaire pour la confrontation avec l'année 1963. [^48]:  -- (1). Le rapport présenté à cette Conférence par la Commission d'Organisation du Parti a été longuement analysé par Rocco Astori dans « Est et Ouest », n, 392, 16-31 décembre 1964. « *Effectifs et organisation du P.C.I.* »*.* [^49]:  -- (2). La répartition pour certains groupes de régions est significative -- Régions du Triangle (Piémont, Ligurie, Lombardie) 353.145 (21,9) -- Régions rouges (Émilie, Toscane Ombrie, Marche) 748,761 (46,4 %) Vénétie, Trentin, Julienne 93.488 (5,6 %). [^50]:  -- (3). « Est et Ouest » dans le n° 325 du 16-31 juillet 1964, analysait les rapports entre le P.C.F. et le P.C.I. Il faisait ressortir la trans­mission de la dépendance des partis communistes marocain, algé­rien et tunisien, du P.C.F. au P.C.I. autour de l'année 1958. En 1958, en outre, après l'avènement de la V^e^ République, les dirigeants com­munistes soviétiques craignant que le P.C.F. soit dissous, ordonnè­rent à ses chefs de préparer le repli de leurs centres d'action sur l'Italie. La prééminence du P.C.I. sur le P.C.F ; dans l'ordre hiérar­chique, date de cette époque (note du Père Gliozzo). -- Ajoutons qu'il semble bien que, depuis cette date, le P.C.F. ait repris sous sa coupe certains des partis dont il avait dû abandonner le contrôle au P.C.I. [^51]:  -- (4). De janvier 1963 à mars 1964, il a été tenu à l'école de Rome 23 cours et séminaires d'études avec participation de 1.050 élèves (femmes 78, hommes 972). A l'école de Bologne, 12 cours avec participation de 471 élèves (femmes 57, hommes 414). [^52]:  -- (5). L'Institut se subdivise en sections qui élaborent les program­mes spécifiques de chaque matière comme suit : Sciences physiques, mathématiques et naturelles ; 2) Critique art et esthétique ; 3) Histoire et Philo ; 4) Économie, Droit et Pédagogie ; 5) Études politiques internationales. [^53]:  -- (6). « Il résulte que nous sommes une grande force politique de masse existant dans tout pays et capable de développer dans celui-ci une action efficace. Il s'agit de savoir comment nous utiliserons cette force pour exercer le rôle d'orientation et de guide des masses populaires dans les conditions actuelles. Nous voulons, aujourd'hui, au moyen de notre organisation et de notre action politique, péné­trer plus à fond dans la société italienne... On a trop peu parlé de la propagande de notre parti » (« Unità », 16 mars 1964). [^54]:  -- (7). En 1958, la C.G.I.L. affirmait avoir 3.597.635 inscrits, ainsi divisés : agriculture : 1.263.754 ; industrie : 1.361.911 ; commerce (et artisanat) : 971.979. D'après des estimations qui paraissent valables, les adhérents de la C.G.I.L. qui subissent l'influence du P.C.I. formeraient 15 % des effectifs. [^55]:  -- (8). Prof. Pancini, titulaire de la chaire de physique. -- Prof. Rebolla, assistant de phys. nucléaire -- Prof. Carassi, chargé de cours de phys. atomique. -- Prof. Iandelli, titulaire de la chaire de géométrie analytique, sympathisant. -- Prof. Borselino, titulaire de a chaire de physique théorique. -- Prof. Ri Beato, Argan, Gigli, chargés de cours de phys. expérimentale. -- Prof. Beltrametti, chargé de cours de physique nucléaire. -- Prof. Luzzato, chargé des Ex. physiques. -- Prof. Nasali, chargé de cours d'astronautique. [^56]:  -- (9). Voici les chiffres approximatifs des tirages : *Rinascita*, heb­domadaire culturel, édité à Rome, 32.000 exemplaires. *Vie Nuove*, hebdomadaire, édité à Rome, 100.000. *Il Calendario dal Popolo*, men­suel, édité à Milan, 40.000. *Il Contemporeano*, mensuel, Rome, 4.500. *Critica Marxista*, mensuel, Rome, 5.000. *Studi storici*, trimestriel, Rome, 1500. *Riforma della scuola*, mensuel, Milan, 2.100. *Giornale dei Genitori*, mensuel, Turin, 2.000. *Il comune democratico*, mensuel, Rome, 3.000. [^57]:  -- (10). Les maisons d'éditions propriété du parti sont : Editori Riuniti (Rome) ; Tipografia editrice torinese (Turin) ; STED (Bolo­gne) ; Editrice il Rinnovamento (Rome) GATE (Rome) ; Tipogra­fia editoriale milanese (Milan) ; Società editrice Rinascita (Rome) ; Le case editrici in compartecipaziene : Editrice Sindacale Italiana (Rome) ; Editrice Laterza (Bari) ; Editore La Pietra (Milan) ; Editrice Cooperativa (Rome) ; Editore Parenti (Milan).