# 95-07-65 1:95 ## Un schisme pour décembre PUISQUE TOUT LE MONDE *et n'importe qui parle du schisme qui se produira au mois de décembre prochain parmi les catholiques, il ne nous sera sans doute pas interdit d'apporter à notre tour, sur ce sujet, quelques documents, quelques témoignages, quelques précisions et quelques réflexions, que nous avions jusqu'à présent gardés dans le silence de nos archives et dans le secret de notre cœur.* 2:95 ### I. -- Préambule La nouvelle phase\ de la guerre dans l'Église Un éditorial de « La Croix »\ appelle l'équivalent\ d'une affaire d'Action française ON NOUS A DONC ANNONCÉ comme certain, comme réglé d'avance, comme inévitable -- et, si nous comprenons bien, comme quasiment souhaitable, assez soulageant, et simultanément négligeable -- qu'au mois de décembre l' « extrême-droite » catholique, ou l' « intégrisme » fomente un schisme. On nous a simulta­nément expliqué, dans toute la presse, que l' « intégrisme » se trouve durement *éprouvé par les décisions conciliaires,* et que « ces milieux », qui ne sont au demeurant qu' « un petit groupe » préparent un schisme pour la fin de l'année. « Depuis que le Concile a abordé le problème de la collé­gialité, précisait le *Figaro* du 13 mai, on entend parler dans les milieux en question de la possibilité d'un schisme. 3:95 Ces chrétiens laissent entendre qu'ils sont prêts à rompre avec l'Église (...). De telles menaces, même si elles n'abou­tissent à rien, ne peuvent qu'aviver la division des esprits. Or, elles sont proférées au nom de l'union des catholiques contre l'athéisme marxiste et assorties d'appels au dialo­gue. » Il serait ridicule de nous prendre nous-mêmes pour « l'intégrisme » ou pour « l'extrême-droite ». Mais il serait indigne, et dangereux, de ne pas voir les choses telles qu'elles sont. On ne « vise » jamais personne « en parti­culier » dans de telles accusations : c'est pour mieux atteindre tout le monde à la fois, sans s'exposer aux répli­ques de qui que ce soit et sans laisser nulle part la moindre possibilité de défense. Vous n'êtes pas accusé, voyons. Vous n'êtes pas nommé. Il n'était pas question de vous. Mais d'un « milieu ». D'un « état d'esprit ». De « certaines publications ». Oui-dà. Nous commençons à connaître cet excellent procédé. Quand le P. Wenger nous attaque en des termes qui se rapportent strictement à nous seuls, il nous gratifie d'un pluriel de majesté et il écrit : « des revues ». Ainsi la suspicion est-elle largement disséminée sans que personne ait qualité pour répondre quoi que ce soit. Nous avons affaire à des artistes de l'amalgame et de la diffa­mation. Avant de produire les documents que j'avais jusqu'ici passés sous silence, espérant que nos ennemis éviteraient de créer eux-mêmes une situation qui nous oblige à en faire état, je voudrais au préalable développer une autre observation. La condamnation de l'Action française en 1926 n'a pas été, en fait la condamnation de l'Action française *seule­ment.* Par le système de la suspicion et de l'amalgame, elle a servi à déconsidérer ou à disqualifier plus de la moitié du catholicisme français et à faire basculer en direction opposée une grande partie de l'Église de France. Cette opération, ses conséquences, ses résultats, ont été décrits et analysés par ceux-là mêmes qui s'en félicitent, les historiens de l'école d'Adrien Dansette et de René Rémond. 4:95 La prépotence sociologique de ce qu'ils appellent « la gauche chrétienne » a été le fruit éloigné mais certain de la con­damnation de l'Action française et surtout de l'exploitation sans mesure qui en a été faite. *On veut aujourd'hui recom­mencer l'opération.* On veut la recommencer d'abord parce que la condamnation de l'Action française a été « malen­contreusement » levée par Pie XII en 1939. Pie XII étant dénoncé comme un misérable complice des criminels de guerre, et le Jésuite Robert Bosc se portant garant que *tous les catholiques* -- il dit : « tous » -- *sont franchement scandalisés*, aujourd'hui, par Pie XII, l'occasion est bonne. On veut recommencer la condamnation de l'Action fran­çaise, ensuite, parce que du recommencement de la cause on attend le recommencement des effets : la neutralisation, relative ou absolue, de toute résistance organisée aux entre­prises tyranniques de la « gauche chrétienne ». Le peuple chrétien se montre de moins en moins disposé à subir l'arbitraire, les insolences, les impostures et les trahisons de la « gauche chrétienne », d'autant plus que cette « gau­che » -- et j'entends par là, très précisément, celle qui a été ainsi nommée, désignée et dénombrée par son apologiste Adrien Dansette -- est aujourd'hui carrément militante du teilhardisme malgré les mises en garde du Magistère, et ouvertement complice de la « construction du monde » machinée par le Parti communiste. Cette minorité tyran­nique se heurte à la résistance, de plus en plus consciente et organisée, d'un « laïcat » qui n'est pas du tout celui qu'elle attendait et qu'elle appelait. Il faut donc recom­mencer, contre ce laïcat en voie d'organisation dans la sphère autonome du temporel catholique, une « affaire d'Action française ». Je n'invente pas. Je n'imagine pas. Je ne suppose rien. Cela était écrit très clairement, *juste avant* que ne soit lancée dans le public l'annonce du schisme pour décembre, par un éditorial de *La Croix*, numéro des 8 et 9 mai. Je cite : 5:95 « Nous sommes à une heure qui rappelle douloureusement ce temps de l'entre-deux-guerres où Pie XI éloigna du troupeau des meneurs redoutables, sans parvenir à empê­cher que telle ou telle brebis soit entraînée avec eux, plus ou moins longtemps, sur des chemins de perdition. Cette façon de « *faire la part du feu* » avait été infiniment doulou­reuse pour Rome et pour tous les catholiques français soucieux de charité lucide. Sans elle, cependant, n'auraient pu se développer ulté­rieurement en France ni la J.O.C. ni les autres mouvements d'Action catholique. » Tout est dit en trois phrases. Voilà donc la clé. Nous sommes aujourd'hui, selon *La Croix,* dans une situation analogue à celle de 1926. Il faut pareillement trancher et « faire la part du feu » c'est-à-dire rejeter hors de l'Église une partie des catholiques. Ce ne fut jamais ni la pensée ni la volonté de Pie XI. Mais ce furent la pensée et la volonté de ceux qui, avec quelle atroce sauvagerie spiri­tuelle, et au prix de quels ravages dans les esprits et dans les âmes, exploitèrent sans mesure et sans merci la condam­nation de l'Action française et qui ne se consolèrent jamais que la condamnation ait été levée. Oui, tout est dit. Car enfin on pourrait se demander en quoi et pourquoi l'Action française, d'une part, d'autre part les catholiques qui sans être d'Action française furent atteints indirectement ou amalgamés dans cette condam­nation, auraient donc *empêché* le développement de l'Action catholique. Ils ne l'auraient pas empêché, c'est trop évident : ils y auraient été, ils en auraient été. *Et l'Action catholique en eût été différente.* Elle s'est trouvée amputée en France, dès l'origine, d'une partie bien déterminée des prêtres et des fidèles. Et l'on déclare aujourd'hui que cette amputa­tion était nécessaire à son développement : à un *certain* développement, dans un *certain* sens. Il fallait en ces années-là faire l'Action catholique *mais* SANS les catholi­ques d'Action française. 6:95 Il faut maintenant faire la « promotion du laïcat ». La promotion du laïcat *mais.* Mais *sans.* La promotion du laïcat *mais* SANS les laïcs que l'on déclare « de droite » « intégristes » d' « un certain milieu » d' « un certain état d'esprit » coupables de « papisme » et de « dévotion mariale ». Une promotion du laïcat sélective et discriminatoire. On dit même, à propos des victimes désignées de la discrimination, qu'elles se reconnaissent à leur *fidélité à une certaine Église,* qui se trouve être l'Église de Jeanne d'Arc et du curé d'Ars, de saint Louis et de saint Thomas, de saint Pie X et de Pie XII. On veut faire une autre Église. On nous a assez dit, et l'abbé Laurentin lui-même, que par le présent Concile, et seulement aujourd'hui, *l'Église sort de sa chrysalide pour devenir l'Église vivante que le Christ veut susciter.* Nous n'avions pas encore connu, ni nos pères, l'Église vivante et la véritable Église. Nous avions eu pendant vingt siècles « une certaine Église » : ceux qui y demeurent fidèles seront donc les schismatiques de la nouvelle Église. Ils le seront en décembre. Dans l'hypothèse où, en décembre, le Concile aurait fait sortir de sa chrysalide cette Église nouvelle. Nous prenons date. Nous serons au rendez-vous. A notre rang, dans le cortège du peuple chrétien ras­semblé autour du Siège de Pierre et des évêques en com­munion avec Pierre. A notre place, dans l'Église d'hier et de demain, dans l'Église de toujours, dans l'Église romaine, une, sainte, catholique, apostolique. La nouvelle Église, que l'on nous prêche par avance, n'existera ni en décembre, ni jamais. 7:95 Ou si elle existe, ce qu'à Dieu ne plaise, c'est elle qui sera schismatique. \*\*\* Pour brouiller ce qui est clair, et pour empêcher d'être entendus ceux qui disent ce que nous disons, on veut recommencer en France la condamnation de l'Action fran­çaise. On veut créer de toutes pièces et mettre sur pied une opération analogue ou équivalente. Croyez-vous vraiment ? dira-t-on. Cette affaire de l'Action française est bien ancienne et bien oubliée. Qui en parle encore ? Qui sait encore de quoi il s'agit ? Les temps ont changé. Désormais l'on regarde vers l'avenir et non vers le passé... Qui en parle encore ? On vient de le voir. C'est d'abord *La Croix.* Ce n'est pas rien. Et ceux qui auraient oublié ou n'auraient jamais connu ce dramatique épisode ont préci­sément l'occasion de s'instruire : Lucien Thomas vient de publier aux Nouvelles Éditions Latines un fort volume inti­tulé *L'Action française devant l'Église, de Pie X à Pie XII,* avec tous les documents. Ceux qui reliront maintenant ces documents pourront être sûrs qu'ils ne feront pas de l'ar­chéologie. Ce n'est pas par hasard, ni sans raison, ni sans inten­tion, que l'éditorial de *La Croix* a RESSORTI l'affaire de l'Action française, en assurant que la situation est aujour­d'hui comparable et qu'il importe de procéder de la même façon. Les plus jeunes des « nouveaux prêtres » n'auront sans doute pas compris grand'chose aux allusions de cet édito­rial. Mais à *La Croix* l'affaire de 1926 n'est ni inconnue ni oubliée. Elle n'est ni inconnue ni oubliée des nouveaux théologiens et des nouveaux stratèges de la nouvelle Église des nouveaux temps qui eux-mêmes, par parenthèse, sont tous très âgés, et ont personnellement vécu les péripéties de 1926. 8:95 L'éditorial de *La Croix* a donné le ton et transmis la consigne à quantité de personnes qui ont fort bien entendu ce que parler veut dire. Le mot d'ordre était lancé en clair. La « gauche chrétienne », comme dit Dansette, la gauche chrétienne tout entière est mobilisée pour machiner -- analogiquement -- une nouvelle affaire d'Action française, et elle est invitée à se tenir prête. C'est LE LENDEMAIN de l'éditorial de *La Croix* qu'a com­mencé la campagne publique sur le schisme de décembre, avec référence précise et répétée au « précédent » de l'Action française. La guerre dans l'Église entre ainsi dans une nouvelle phase. Nous sommes prévenus du dessein des persécuteurs. Ils ont choisi avec concupiscence le précédent qui est spiri­tuellement le plus atroce : la privation des sacrements, l'espionnage et la délation jusque dans les confessionnaux, l'inquisition jusque sur les lits de mort. On avait déjà remarqué, au moment des concélébrations du 25.000^e^ numé­ro de *La Croix*, que ce journal racontait sa propre histoire de manière telle que la lutte contre l'Action française en était le principal combat et le point culminant. On avait remarqué aussi que *La Croix* y renouvelait la condamnation de l'Action française en annulant la levée de la condamna­tion. Ce n'était pas sadisme spirituel purement gratuit. C'était la préparation lointaine d'une opération qui est maintenant entrée dans sa phase de préparation rapprochée. \*\*\* Reste à choisir l'organisation qui en 1965 tiendra la place qui était celle de l'Action française en 1926. Nous croyons que ce choix est déjà fait ; et point d'aujourd'hui. Plusieurs tentatives ont d'ailleurs déjà eu lieu qui visaient *La Cité catholique* et cherchaient à fabriquer, contre elle et autour d'elle, une nouvelle affaire d'Action française, pour « amputer l'Église de son aile droite » selon l'expression des stratèges. 9:95 *La Cité catholique* a disparu en tant que telle, ce qui a laissé bien quinauds les machiavels de stratégie spirituelle et les bourreaux des âmes en puissance. Mais les « successeurs » de *La Cité catholique* seront la cible nouvelle, et c'est contre eux que l'opération est préparée. L'une des bases du lancement de l'opération est le *Figaro,* dont les rubriques religieuses sont manifestement colonisées par des influences et des directives étrangères à la direction de ce journal. Tout Paris en chuchote et s'en esclaffe, il n'y a apparemment qu'au Rond-Point des Champs-Élysées que l'on ne s'aperçoit de rien : la « gauche chrétienne » se vante non sans raison d'avoir réussi à an­nexer les rubriques religieuses d'un grand quotidien pari­sien « de droite ». Et depuis plus de deux mois, on y glisse les insinuations les plus calomnieuses contre l' « Office international des œuvres de formation civique et d'action doctrinale selon le droit naturel et chrétien ». Cela com­mença au moment du Congrès de Lausanne. Un sous-ordre y multiplia les mensonges et les provocations. Puis, le 27 mai, en la fête de l'Ascension, ce fut l'abbé Laurentin en personne. Sans nommer l' « Office international » l'abbé Lauren­tin désigne et dénonce « un groupe qui », « un groupe que », « *le groupe français qui joue le rôle pilote* »*,* « un groupe restreint mais agissant », « un *groupe qui refuse par principe le Concile* ». Qui refuse par principe le Concile ! Cette accusation vaut l'autre : « *Les bombes morales ont pris le relais de certaines bombes matérielles qui faisaient tant de bruit il n'y a pas si longtemps.* » Il y a des prélats qui croient sur parole l'abbé Laurentin, il y a des prélats qui font une entière confiance à son étalage spectaculaire de sentiments objectifs et charitables. L'abbé Laurentin use largement de ce crédit pour avaliser les calomnies les plus énormes, « refuse par principe le Concile » et « les bombes morales ont pris le relais de certaines bombes maté­rielles ». De telles infamies seraient incroyables, mais c'est l'abbé Laurentin qui s'en porte garant, et en première page du *Figaro *: alors on le croira. 10:95 Au demeurant son article se termine par « cette parole du Christ : à cela seulement le monde reconnaîtra que vous êtes mes disciples : si vous vous aimez les uns les autres ». L'abbé Laurentin montre combien et comment il aime les chrétiens du « groupe res­treint mais agissant ». Mais il le montre à qui ? Qui sait encore lire ? Qui le verra ? Nous avons plusieurs fois cons­taté qu'aujourd'hui les pires haines et les pires mensonges passent pour autant d'œuvres de miséricorde, si l'auteur prend la précaution de commencer ou de terminer son arti­cle en rendant lui-même un éclatant témoignage à sa propre charité. L'invocation de la charité est devenue la clause de style la plus habituelle des diffamateurs ecclésiastiques : et ils ont affreusement raison, puisque même des prélats paraissent s'y laisser prendre. L'abbé Laurentin, dans l'article même qui énonce les calomnies que nous venons de citer, et quelques autres, a l'extraordinaire cynisme de n'en déplorer pas moins que « les calomnies altèrent le climat évangélique dans l'Église ». Comme il est bon ! comme il est évangélique ! puis­qu'il le *dit *! Combien doivent être affreux les gens qu'un homme aussi doux et aussi charitable s'est vu contraint de couvrir d'injures ! On croira donc l'abbé Laurentin. Le croiront surtout ceux qui d'avance étaient prêts à croire n'importe quoi, pourvu que l'on puisse arriver, par n'importe quel moyen, à recommencer une affaire d'Action française. \*\*\* Le « groupe pilote » le « groupe restreint mais agis­sant », le groupe calomnieusement dénoncé comme celui des « bombes morales qui ont pris le relais de certaines bombes matérielles » le groupe présenté par calomnie comme « anti-Concile » a tenu deux Congrès internationaux, à Sion en 1964, à Lausanne en avril 1965. 11:95 Si l'on dresse la liste des principaux orateurs de ces deux Congrès, on comprend aus­sitôt qu'en calomniant, qu'en condamnant, qu'en excommu­niant en droit ou en fait ce groupe-là précisément, on atteindra l'objectif stratégique : d' « amputer l'Église de son aile droite ». Car à l'un ou l'autre de ces deux Congrès, il y avait Jean de Fabrègues, Michel de Saint Pierre, Gustave Thibon, Louis Salleron, Marcel De Corte, Luc Baresta, Henri Rambaud, André Charlier, Jean Ousset (et nous pouvons bien ne pas omettre de nous nommer nous-même à côté d'eux, puisqu'il s'agit en l'occurrence de recevoir des coups), il y avait tout entière ou à peu près ce que le P. Wenger appelle « la droite » catholique. Chacun y était venu libre­ment, et sans « adhérer » à quoi que ce soit, sinon aux trois principes, d'action, aux trois critères formulés à Sion en mai 1964 : 1. -- lutte contre l'esprit de la Révolution ; 2. -- référence ordinaire à l'enseignement social du Saint-Siège ; 3. -- respect de la complémentarité des œuvres. Sans « adhérer » à rien d'autre, mais qu'importe : c'est l'affaire de l'Action française que l'on veut recommencer, une opération d'amalgame donc, de compromission, de disqualification, d'*amputation.* Dans les années qui suivirent 1926, la « gauche chrétienne » sut faire rejaillir directe­ment ou indirectement la condamnation de l'Action fran­çaise, dans l'ordre civique, jusque sur le général de Castel­nau, et dans l'ordre doctrinal, voir le livre de Nicolas Fon­taine, jusque sur le thomisme traditionnel. Aujourd'hui la « gauche chrétienne » en conjonction de moins en moins clandestine avec le Parti communiste, et pénétrée par les réseaux de Pax d'une manière dont l'historien Maurice Vaussard est certainement en train d'écrire l'histoire, veut *recommencer et cette fois réussir définitivement* l'amputa­tion. Et aujourd'hui en outre, cette amputation est la con­dition préalable ouvertement formulée par les communistes pour accepter le dialogue et la collaboration des catholiques de gauche. 12:95 C'est la condition préalable pour laquelle militent puissamment les réseaux, les chantages et les zlotys de *Pax*. C'est l'exigence publiquement formulée par les diri­geants de l'A.C.O. (Action catholique ouvrière) : il faut une condamnation ; il faut qu'elle soit publique et nominative ; il faut qu'elle soit prononcée à l'unanimité par le Conseil permanent de l'épiscopat. Les dirigeants de l'A.C.O. ont transmis cet ultimatum d'abord en secret, puis par voie de communiqué de presse ([^1]). C'est leur « appel aux évêques » à eux : appel non à l'unité, mais à la condamnation et à l'amputation. Mais en avril, il était trop tôt. « L'opinion ne suivrait pas » a objecté quelqu'un que nous savons. On prépare donc l'opinion, avec l'appui du *Figaro* quoique à l'insu de sa direction, selon la consigne lancée par l'éditorial de *La Croix*. Seulement, on aurait tort de croire que ce machiavé­lisme soit principalement politique, La politique y joue les divers rôles, selon les niveaux, d'instrument, d'auxi­liaire, de prétexte, de masque, d'alibi. La politique sert à faire marcher les comparses et à mobiliser l'appui de quel­ques puissances temporelles. En vérité, c'est une guerre de religion. Il y va de la foi elle-même. 13:95 ### II. -- Un document capital J'EN VIENS DONC aux documents annoncés. Comme d'ordinaire, et comme on peut s'y attendre, ils sont tout à fait publics ; et tout à fait ignorés. Selon le mot de Brunetière que rappelait Henri Rambaud, *le véri­table inédit, de nos jours, c'est l'imprimé.* L'imprimé que l'on n'a pas lu, que l'on n'a pas voulu lire, ou que l'on n'a pas su lire. Le lecteur verra immédiatement quel rapport direct les documents que je vais citer peuvent avoir avec le schisme, la préparation d'un schisme, les menaces de schisme et les manœuvres d'amputation. Dans l'hebdomadaire protestant *Réforme,* le pasteur Georges Richard-Mollard écrivait de Rome, le 17 octobre 1964, parlant des experts au Concile : « Certains d'entre eux nous disaient que si le premier schéma sur la Révélation était pas­sé, ou si la déclaration sur la liberté, par exemple, n'était pas assez nette, *ils ne ver­raient pas comment il leur serait possible de se soumettre.* » 14:95 Ces déclarations-là n'étaient pas, elles, extraites de lettres d'anonymes ou d'irresponsables. Des experts au Concile, qui sont l'élite, au moins en théorie, l'élite ecclé­siastique de l'intelligence catholique contemporaine, envisa­geaient une *décision conciliaire* à laquelle ils *refuseraient de se soumettre,* et ils l'annonçaient à un éminent repré­sentant du protestantisme. Ils auraient pu trouver le sché­ma sur la Révélation mal rédigé, mal présenté, peu pédago­gique : ce n'est manifestement pas de cela qu'il s'agit ; on ne refuse pas de *se soumettre* à une décision conciliaire (à une décision conciliaire sur la Révélation !) pour de tels motifs. On refuse de se soumettre à une décision conci­liaire sur la Révélation seulement si l'on estime en conscience *être d'une autre religion*. S'il s'agit seulement d'une rédaction maladroite, d'une terminologie que l'on juge trop technique, trop abstraite, ou vieillie, on peut le déplorer, on peut en pleurer, on peut si l'on veut donner sa démission de sa charge d'expert, on n'en est pas pour autant au point de *ne pas voir comment on pourrait se soumettre*. Une telle extrémité, et sur la Révélation elle-même, suppose nécessai­rement une divergence dans la foi. Non pas même un doute secret, ni une simple tentation, mais une détermination concertée, arrêtée, que l'on va confier au pasteur Richard-Mollard en le priant, ou au moins en lui permettant d'en faire état publiquement. Car le pasteur Richard-Mollard n'est pas homme, semble-t-il, à divulguer des confidences pour lesquelles on lui aurait demandé le secret. Le premier schéma sur la Révélation a été repoussé par la majorité des Pères conciliaires -- mais il n'a pas été repoussé comme *hérétique ;* il a été repoussé pour obtenir une *autre* rédaction du *même* contenu. C'est-à-dire que les Pères hostiles, si le schéma avait été adopté, ne se seraient nullement sentis, on le suppose du moins, acculés à NE PAS VOIR COMMENT IL LEUR SERAIT POSSIBLE DE SE SOUMETTRE. Ils auraient déploré avec plus ou moins de douleur une rédaction qui leur aurait paru trop scolastique ; ils n'au­raient aucunement pensé que la foi exprimée dans ce texte n'était pas la foi catholique. 15:95 Car ce texte avait été préparé par les commissions qu'avait nommées Jean XXIII ; il avait été, par Jean XXIII, approuvé et présenté à l'assemblée conciliaire. Le critiquer, et même le repousser, était permis. *Ne pas pouvoir s'y sou­mettre*, c'est autre chose, c'est déclarer que deux religions différentes se trouvaient en présence. Les experts qui étaient dans de telles dispositions ont exercé une grande influence sur les comptes rendus du Concile publiés dans la presse profane et dans la presse catholique. Ils sont à l'origine de tant d'affirmations selon lesquelles l' « aggiornamento » devrait consister à changer non seulement certains modes d'expression, mais encore la doctrine elle-même. Si maintenant il y a « malaise » et « protestations », ce malaise n'est pas sans cause et ces protestations ne sont pas sans motif. Et ce ne sont pas les protestataires qui ont tort. \*\*\* Mais cela n'est rien encore. Le pasteur Georges Richard-Mollard, à propos du Concile, a fréquemment attaqué, notamment dans *Réforme,* nos dogmes et notre foi. Il l'a fait assurément avec toute l'hon­nêteté, la conviction ardente, l'intransigeance de sa foi pro­testante. Son attitude était pourtant surprenante. On nous avait dit qu'entre protestants et catholiques un progrès appréciable avait eu lieu : du stade de la polémique, et même du stade de la controverse, nous étions passés au stade du dialogue. Certes, c'est un progrès infiniment précieux. Mais comment faut-il l'entendre ? Les catholiques ne polémiquent plus contre les protestants. Mais le pasteur Richard-Mollard polémique toujours contre les dogmes et les institutions du catholicisme. Il accuse les catholiques d'avoir, en la personne du Pape, « donné toujours plus d'autorité à un seul homme » et d'avoir « laissé croire à la masse que chaque fois qu'il parle, c'est l'Esprit Saint qui intervient » ; il accuse « le pouvoir central catholique » d'agir « de façon inadmissible et machiavélique » (*Réforme* du 17 octobre 1964). 16:95 Parlant de l'intervention de Paul VI à la fin de la 3^e^ session, il ose écrire : « L'épilogue lamen­table de cette session était certes prévisible selon la malice des hommes. » Il accuse Paul VI d' « acte manifestement anti-conciliaire » (*Réforme* du 28 novembre 1964). On pour­rait multiplier les traits de ce genre. Faut-il s'indigner de voir un homme aussi éminent faire la guerre pendant la trêve, et polémiquer sans danger après qu'ait été conclue une suspension réciproque des polémiques ? Le pasteur Richard-Mollard n'a probablement pas conscience de l'ano­malie de son attitude. Il se sait en accord avec « les » catho­liques, avec ceux qui prétendent représenter le « vrai » catholicisme, celui de « demain ». Il l'a dit lui-même (*Ré­forme* du 28 novembre 1964) : « Si j'écris ainsi, c'est que je sais être en pleine communion des souffrances du Christ avec des centaines de frères catholiques. » En pleine communion même avec des évêques, comme on le verra tout à l'heure. *Une partie* de l'Église catholique est en accord et pleine communion avec le pasteur Richard-Mollard précisément quand il attaque le Saint-Siège, le machiavélisme du pouvoir central catholique, la dévotion mariale, et en général « les intégristes ». Il n'est donc pas contraire à l' « œcuménisme » de maintenir et prolonger contre ceux-là d'inexpiables polémiques. Ceux-là sont exclus d'avance. D'avance schismatiques, d'avance excommuniés. L'*amputation* à venir est considérée comme virtuellement acquise, comme déjà faite en somme. Contre eux, et contre des institutions catholiques, des doctrines catholiques « dé­passées » le pasteur Richard-Mollard poursuit sans trêve une polémique qui ne lui paraît pas anti-catholique, et qui doit même lui paraître pro-catholique, puisqu'elle aide le catholicisme à s'amputer de ses poids morts et de ses doc­trines mortes. Il aurait inventé cela tout seul, on lui en demanderait compte. 17:95 Mais il est *en accord*, il est *en pleine communion*, ce faisant, avec des théologiens catholiques et des évêques catholiques parmi les plus célèbres (les plus célèbres dans les journaux) ; avec ceux qui vont de l'avant et préparent l'Église catholique à devenir enfin l'Église que le Christ veut susciter. Le pasteur Richard-Mollard a sans doute bonne conscience et au demeurant nous ne voulons lui faire aucun reproche. La polémique à nos yeux est un signe et non un crime ; et nous préférons nous heurter à une polémique brutale, mais loyale, plutôt qu'aux men­songes insinuants et doucereux de soi-disant « informa­teurs religieux ». La polémique est un signe, disons-nous : l'œcuménisme ainsi signifié ne concerne pas *toute* l'Église catholique, mais seulement une Église catholique amputée de ses « intégristes » par quelque excommunication de droit ou de fait. Attaquer le pasteur Boegner, de la part d'un catholique, serait contraire au dialogue œcuménique ; atta­quer le cardinal Liénart, de la part d'un protestant, serait également contraire à l'œcuménisme. Mais attaquer le car­dinal Ottaviani ou attaquer le « machiavélisme » et la « malice » du « pouvoir central catholique » cela n'est pas et ne saurait être un acte anti-œcuménique de la part d'un protestant ; c'est même plutôt, au contraire, un acte parfai­tement œcuménique à ses yeux, puisque dans une telle attaque se réalisent l'accord et la pleine communion de certains protestants et de certains évêques catholiques, fra­ternellement unis dans un même combat... (Par parenthèse, c'est là que l'œcuménisme actuel risque de faire naufrage. L'œcuménisme n'est pas principalement menacé, comme on semble le croire, par des « imprudences » ou des « hâtes excessives ». Toute entreprise humaine en comporte. Ne risquent d'être irrémédiables que les erreurs fondamentales d'orientation. L'œcuménisme est radicale­ment menacé par ceux qui entendent faire en sorte que l'Église catholique entre dans le dialogue œcuménique, *mais point tout entière,* mais point *telle qu'elle est.* On a laissé croire à des protestants de bonne foi que l'Église catholique était sur le point de s'amputer de son « aile droite », de ses « intégristes » et de son « pouvoir central machiavé­lique ». 18:95 *On les a trompés*. Si bien que les protestants ne « dialoguent » pas en l'occurrence avec des représentants *de l'Église catholique,* mais avec les représentants *d'une faction*. Quoi qu'il en soit des épisodes obscurs ou tragiques qui nous attendent encore, comme à presque chaque page de l'histoire de l'Église, il n'est pas vrai que l'Église catho­lique s'amputera vraiment d'une partie de ses dogmes, de sa doctrine, de ses fidèles. Et il n'est ni loyal ni habile de laisser croire aux frères séparés qu'en entrant dans l'œcu­ménisme, l'Église catholique a implicitement promis ou accepté une telle amputation.) \*\*\* La digression que voilà n'était qu'apparente. Elle per­mettra de mieux lire le texte du pasteur Richard-Mollard dont nous n'avons encore cité que les premières lignes (*Ré­forme* du 28 novembre 1964, c'est nous qui soulignons), et qui constitue notre document capital : « ...Si j'écris ainsi, c'est que je sais être en pleine communion des souffrances du Christ avec des centaines de frères catholiques. Il suffirait pour s'en convaincre de relire ce que j'ai écrit dans le passé et de lire ce que disent de ces journées ténébreuses les chroniqueurs de la grande presse française, catholiques ardents eux-mêmes : « Mauvais goût... grave, très grave... plus grave encore... atteinte à la liberté du Concile... ces jours-ci, je n'ai enten­du que des réflexions attristées, sinon amères ou désabusées... » Tels sont les propos sans cesse revenus sous leurs plumes et *qui tra­duisent ceux des Évêques,* des experts et des observateurs. 19:95 Que s'est-il donc passé de si grave ? Rien sans doute pour le petit peuple suivant sur ses écrans de télévision la cérémonie de clô­ture. Il aura vu que tout va très bien dans l'Église catholique, que l'ordre règne, que les Évêques ont applaudi... que des tas de choses ont été décidées... Il n'aura pas remarqué que *nombre d'Évêques n'ont pas applaudi et ne se sont même pas levés* quand le Pape a eu l'in­vraisemblable idée de proclamer Marie « Mère de l'Église ». Comme si cela représentait quelque importance, voire quelque rapport avec l'ampleur des travaux conciliaires. Comme si cela n'était pas déjà un premier désaveu du Concile à propos du schéma sur la Vierge, réduit à un chapitre et presque une offense aux Églises de la Réforme ! Je pense à ces Évêques demandant instamment que la dévotion mariale soit canalisée. Je songe à *ces prêtres ou Évêques me disant à Rome que si la Déclaration sur la liberté était édulcorée, ils ne pourraient plus se soumettre :* au car­dinal XXX ou à Mgr XXX qui en avaient fait une question d'honneur de Dieu. » On mettra en doute, si l'on veut, la parole du pasteur Richard-Mollard. Un tel homme ne semble pas commode, ni d'une douceur manifeste ; mais s'il est une chose que l'on ne puisse mettre en doute, croyons-nous, c'est sa parole. Des évêques catholiques ont prévu qu'*ils ne pourraient plus se soumettre*, et ils ont jugé bon d'informer de leurs projets un membre éminent d'une Église réformée. Ils lui ont même demandé, ou au moins permis, d'en faire état publique­ment. On nous croira si l'on veut : ce texte du pasteur Richard-Mollard, qui est de novembre 1964, nous ne venons pas de le découvrir, nous l'avons lu en novembre 1964 très exac­tement. Nous n'avons rien dit. Nous avons enfermé ces choses dans notre cœur, et avec la grâce de Dieu dans notre prière silencieuse. Ces choses, et beaucoup d'autres ana­logues. 20:95 Mais puisque maintenant l'on parle de schisme, de pré­paration d'un schisme, de menaces de schisme ; puisque l'on en fait une arme empoisonnée contre nos amis et peut-être contre nous-même ; puisqu'on outrage publiquement l'honneur chrétien de laïcs qui ont toujours donné l'exem­ple, je dis l'exemple, et je dis l'exemple peu suivi par les animateurs ecclésiastiques du catholicisme installé, l'exem­ple d'une scrupuleuse soumission religieuse aux décisions religieuses de l'autorité religieuse légitime, alors à chacun son dû, en toute clarté. Il ne m'appartient pas de prononcer la qualification de « schismatique », ni aucune autre qualification, concernant les propos, les dispositions concertées et les desseins décla­rés des évêques qui ont lancé la menace de ne pas se sou­mettre, et qui ont demandé ou permis au pasteur Richard-Mollard de le faire publiquement savoir par voie de presse. Il ne m'appartient pas non plus, du moins pour le mo­ment, de publier ce que l'on peut connaître de leur identité. Mais une chose au moins devait être établie dans une parfaite clarté. S'il y a malaise et effervescence parmi les laïcs, ceux-ci sont largement excusables, et dans beaucoup de cas entiè­rement justifiés. Car il y a *d'abord des désordres majeurs dans l'Ordre du clergé*, et point seulement, comme on vient de le voir, aux rangs inférieurs de cet Ordre. Le Concile a été l'occasion d'établir de ces désordres une radiographie que nous préférerions, quant à nous, et si l'on veut bien ne pas trop nous échauffer les oreilles, abandonner aux historiens. Ce sont d'ailleurs les historiens qui nous apprennent que, pour faire une hérésie qui ait quelque consistance, il y a toujours fallu des théologiens, et que pour faire un schisme qui ait quelque durée, il y a toujours fallu des évêques. 21:95 ### III. -- Précisions sur le refus de soumission LES « *journées ténébreuses* » du Concile dont parle le pasteur Richard-Mollard, ce sont les journées que tant de publicistes catholiques, dans des publications officiellement recommandées et vendues à l'intérieur des églises, ont semblablement maudites ou déplorées : les der­nières de la 3^e^ session. Dans *Témoignage chrétien* du 26 no­vembre 1964, André Vimeux parlait de « *l'amertume et la déception qui ont marqué la fin de la session conciliaire* »*.* Dans le même numéro, le Père dominicain François Biot assurait : « *En dépit d'une mauvaise fin, la session est posi­tive* ». Ici aussi, on pourrait accumuler les citations : mais tout le monde les a encore plus ou moins en mémoire. Pourtant, il faut les comprendre, à cette heure où une diversion éhontée prétend que ce serait nous, et non eux, qui refuse­rions les décisions conciliaires. Eux, ils ont dit que la session a été bonne et positive, *la fin* mauvaise. Seulement la fin. Uniquement les dernières journées. Mais voilà : ces der­nières journées furent celles de *cela seul qui compte,* elles furent les journées des DÉCISIONS CONCILIAIRES. Des déci­sions promulguées, des décisions ajournées, des décisions refusées. 22:95 Ce ne sont pas les DÉCISIONS conciliaires que nous, nous refusons. Ce n'est pas nous qui refusons les DÉCISIONS conciliaires. Ce refus est insinué dans toute la presse et toutes les organisations du catholicisme installé qui nous attaquent. Ils sont « pour » le Concile, *sauf en ses décisions promul­guées.* La « session » était positive dans ses travaux et ses débats, mais les « dernières journées » celles des décisions, furent ténébreuses, tragiques, amères. Est-ce clair ? \*\*\* Nous avons refusé et nous continuons à refuser ce qui, dans le Concile, n'est pas le Concile. Nous avons refusé et nous refusons une certaine concep­tion de la collégialité : celle que le Concile a refusée, mais que l'on continue à prôner, en jouant sur les mots, ou en se référant à un certain Concile, *au Concile entendu par dis­tinction d'avec le Pape,* ce qui précisément N'EST PAS le Concile. Au témoignage du Père dominicain Schillebeeckx, qui est l'une des lumières de ce que l'on a appelé et de ce qu'il a nommé lui-même la « majorité » de l'assemblée conci­liaire, *évêques et théologiens de la majorité parlaient trop souvent de la collégialité en un sens qui n'est exprimé nulle part dans le schéma*. Certains d'entre eux avaient le dessein, par une ruse abominable, *de tirer après le Concile les consé­quences implicites* ([^2])*.* La Note explicative a fermé cette porte : elle l'a fermée, du moins en théorie. La même ma­chination, dont la « déloyauté » dit-il, avait indigné le P. Schillebeeckx, continue sporadiquement sous nos yeux ; et pas toujours sporadiquement. On veut encore insinuer la notion et la pratique d'une « collégialité » qui « n'est exprimée nulle part » dans la Constitution conciliaire et qui est explicitement récusée par la Note explicative. 23:95 Qui donc est schismatique en l'affaire ? Personne, espérons-le. En tout cas point nous. Nous sommes « pour » la Constitution conciliaire sur l'Église, et sur le chapitre de la collégialité, pour l'expliquer à nos lec­teurs, nous avons choisi de publier un texte magistral du Père dominicain M.-R. Gagnebet, que l'on n'a pas encore réussi à faire passer pour « schismatique ». La *décision* conciliaire a *refusé* une certaine conception de la collégialité que nous avons combattue et que nous com­battrons. Les inventeurs de cette conception-là, et aussi plu­sieurs qui s'étaient ouvertement engagés et imprudemment mis en avant, sur l'avis ou la pression de leurs conseillers et sans trop savoir ce qu'ils faisaient, crient vengeance, nous accusent, nous diffament, nous traitent de « schisma­tiques ». Et alors ? Ils peuvent nous persécuter. Nous serons en cela persécutés pour la foi, ce qui est une béatitude, et le début du Ciel sur la terre. \*\*\* Le Décret *Inter Mirifica* sur les moyens de communi­cation sociale est une autre DÉCISION CONCILIAIRE. On a craché dessus. Le Père jésuite Rouquette, dans les *Études,* l'a déclaré « insignifiant ». Bon. C'est une opinion. Nous, nous étions au Congrès de Lausanne, actifs participants aux travaux qui ont abouti à déclarer solennellement *faire leur charte* de cette décision conciliaire. Schismatiques ? Oui à l'égard du Magistère clandestin fonctionnant secrètement dans l'Église, et qui s'arroge le droit de ba­fouer ou d'annuler une décision conciliaire. 24:95 Schismatiques à l'égard de la nouvelle Église que l'on prétend « faire sortir de sa chrysalide » et qui *n'est pas l'*Église du Christ. \*\*\* La Constitution sur la liturgie : nous ne demandons, nous n'espérons, en la matière, que son application réelle. Schismatiques en cela ? Oui, à l'égard de ceux qui en sabotent consciemment la mise en œuvre, et qui frappent de nullité, notamment, ses stipulations concernant le latin et le grégorien. \*\*\* Le Décret *unitatis redintegratio* sur l'œcuménisme : nous y plaçons notre espérance et notre cœur, nous en fai­sons la règle de nos rapports avec les frères séparés (et no­tamment, soit dit par parenthèse, avec les frères séparés qui apportent leur collaboration à cette revue). Schismatiques donc ? Sans doute, à l'égard de l'œcuménisme-sic qui se conçoit lui-même comme une complicité inter-confessionnelle pour l'abaissement du Siège romain et pour la mutilation des dogmes de la foi. \*\*\* Mais le reste ? Les travaux ? les discours ? Tout ce que racontent les journaux ? Toute la littérature para-conci­liaire ? Et le Concile considéré comme *point de départ ?* Le reste n'est rien. Rien du point de vue « schisme » ou « pas schisme ». Ce sont les décisions promulguées qui nous lient. Le reste est matière à discussions, si l'on veut, ou promis à l'oubli, voire au manteau de Noé, si l'on préfère. Quant à la conception du Concile comme « *point de dé­part* » elle s'est révélée, en fait, contenir une redoutable ambiguïté. 25:95 Les décisions conciliaires sont le « point de départ » de toute une mise en œuvre : une mise en œuvre des décisions promulguées, conformément aux décisions promulguées. On ne l'entend pas toujours ainsi ; ou pas seulement ainsi. On l'entend comme *un point de départ vers ce que le Concile n'a pas* (*encore*) *décidé*, en ajoutant quelquefois que Vatican III y viendra un jour. Or les décisions négatives du Concile sont elles aussi des décisions. Prendre les décisions conciliaires comme un « point de départ » vers ce que le Concile a décidé de ne pas décider, c'est au moins facultatif. Dans certains cas, c'est une imposture. Le dogme de la Sainte Trinité n'est pas un point de départ en ce sens-là. Il n'est pas un point de départ vers un « enrichissement » ultérieur qui nous donnerait un Dieu en quatre, en cinq, en six personnes. Le chapitre conciliaire sur la collégialité n'est pas un point de départ vers une forme de collégialité que précisé­ment il exclut. Et le schéma XIII ne pourra en aucune manière être un point de départ vers une nouvelle doctrine sociale, subs­tantiellement différente de celle qu'enseigne le Saint-Siège. \*\*\* La guerre dans l'Église est une guerre de religion. De manière souvent implicite, mais toujours contraire aux authentiques décisions conciliaires, *une autre religion* cherche à s'insinuer au sein de l'Église, *in sinu gremioque Ecclesiæ*. C'EST UNE RELIGION QUI PARLE DE CHARITÉ, MAIS QUI EST PERSÉCUTRICE DES CATHOLIQUES ROMAINS : toujours vous la reconnaîtrez à ses fruits. Elle persécute les catho­liques romains par les moyens modernes de l'information-diffamation, de la prépotence sociologique, de la puissance financière, de la complicité concertée avec les ennemis du dehors, et de la pratique systématique du mensonge, qu'elle tient du Père du Mensonge. Elle persécute la foi. Elle persécute la vérité. Elle persécute l'honneur des chrétiens fidèles, présentés d'avance et dénoncés comme les schismatiques de demain. 26:95 Avec la grâce de Dieu nous tiendrons ferme dans la foi. Nous tiendrons ferme pour et dans l'Église des Papes et des Conciles, l'Église des Saints, l'Église de la Tradition, l'Église d'hier et de demain et de toujours, l'Église de Jésus-Christ, la seule Église. \*\*\* Ici non plus, nous n'inventons rien. Ici encore, nous avons un texte (et même plusieurs). L'abbé Laurentin, dans l'article même du jour de l'Ascension où, en première et en dix-huitième page du *Figaro*, il dénonçait longuement et tentait d'écraser sous le poids de ses calomnies « le groupe français qui joue le rôle pilote », l'abbé Laurentin lui-même, au même endroit, par inadvertance, ou par l'effet de quelque connivence promise et de quelque assurance d'im­punité, a tout avoué. Il sait très bien, pour sa part, que les « intégristes » ne font et ne feront aucun schisme. Il sait très bien, et il écrit, que ce schisme-là est un « mythe ». *Non, il n'y aura pas de schisme*, assure-t-il. Il ne compte pas sur un schisme. Il sait très bien qu'on ne réussira pas a amputer l'Église de son « aile droite » simplement en attendant que cette « aile droite » fasse dissidence. Il écarte l'idée de ce schisme spontané, qui induirait à une regrettable passivité les chirurgiens de l'amputation. Et sur sa lancée, il en vient à cet aveu inouï : « Ils (le groupe restreint, le groupe pilote, etc.) sont apparentés aux « judaïsants » du premier siècle : ces chrétiens zélés pour qui l'abandon de certaines observances juives était scandale et trahison vis-à-vis de la tra­dition, édulcoration du don de Dieu au profit du paganisme. Le Christ n'avait-il pas procla­mé : « Pas un iota, pas un accent de la loi ne sera supprimé jusqu'à ce que tout soit accompli. » 27:95 Comme l'afflux des païens convertis était encombrant pour ces hommes-là ! Com­me il était inquiétant, comme il changeait du petit troupeau de prosélytes dûment circoncis, qui gravitaient à leur humble place au­tour des synagogues ! Les judaïsants assis­tèrent à l'évangélisation du monde païen comme à une catastrophe. Ils mirent saint Paul en difficulté, à maintes reprises, et furent cause de son arrestation ; mais ces « tradi­tionnels » ne firent pas et ne pouvaient pas faire schisme d'avec l'Église. C'est l'Église qui dut quitter la synagogue. » On voit aussitôt l'immense portée de la comparaison qu'a choisie l'abbé Laurentin. Il compare les « intégristes » aux « judaïsants », les traditions chrétiennes d'aujourd'hui aux traditions de la synagogue, *comme si* nous pouvions avoir aujourd'hui une Révélation nouvelle et un nouveau saint Paul. C'est tout le problème et c'est toute la question. Si l'on se souvient que l'abbé Laurentin est celui-là même qui prétend qu'aujourd'hui seulement l'Église sort de sa chrysalide pour devenir enfin l'Église vivante que le Christ veut susciter, alors tout devient clair. On a représenté le Concile comme l'équivalent d'une nouvelle Révélation et comme le point de départ d'une nouvelle Église. On a voulu par le Concile rompre avec deux mille ans de tradition chrétienne, comme l'Église naissante a rompu avec la syna­gogue. On accuse d'être « anti-Concile » ceux qui, selon le mot de Gustave Thibon, *ne marchent pas :* ceux qui ne marchent pas dans cette *religion nouvelle*. Il n'y a pas et il n'y aura jamais plus de religion nouvelle qui soit la vraie religion du Dieu vivant. Teilhard n'est pas saint Paul. Et il est bien vrai, il est visible, par exemple, que le teilhar­disme nous demande à présent une démarche analogue à celle que demandait saint Paul. Mais la démarche que demandait saint Paul à l'égard de la synagogue, le teilhardisme nous la demande à l'égard de l'Église de Jésus-Christ. 28:95 On garde simplement le nom du Christ ; on insinue, et dans le cas de l'abbé Laurentin on dit même très carrément, que *l'Église que le Christ veut susciter* n'existe pas encore mais va enfin exister, par « le Concile ». C'est le faux et chimérique Concile opposé au vrai. C'est l'imposture cardi­nale sur le Concile. Et je dis bien : l'imposture. Car après tout l'abbé Laurentin peut bien, en son nom propre, penser et raconter ce qu'il veut sur l'Église. Mais à partir du moment où il prétend nous imposer ses vues au nom du Concile, et où il ose réputer « anti-Concile » ceux qui précisément s'en tiennent aux DÉCISIONS conciliaires d'au­jourd'hui et de toujours, alors nous sommes manifestement en présence d'une intolérable imposture. Aucun enseignement authentique, aucune décision pro­mulguée d'aucun Pape et d'aucun Concile n'a jamais dit et ne dira jamais que « l'Église que le Christ veut susciter » n'existe pas encore. L'Église *est.* A tout moment, mystérieu­sement, invisiblement (hélas, trop invisiblement parfois, et sous des apparences humaines bien désolantes), l'Église *est* une, sainte, catholique, apostolique. Nous le savons par la foi. Nous l'affirmons par la foi. Nous le confessons dans la foi. C'est la foi qui est en cause. Si pécheurs et indignes que nous soyons, c'est à cause de la foi que l'abbé Laurentin nous diffame et nous calom­nie : notre foi n'est pas la même que celle qu'il exprime dans les textes que nous avons cités. Et l'abbé Laurentin poursuit la comparaison : ce ne sont pas les « judaïsants » qui firent schisme, *c'est l'Église qui dut quitter la synagogue*. Aujourd'hui les « intégristes » ne font aucun schisme, c'est la chimérique Église nouvelle qui est en situation de *quitter*, de s'en aller. Mais ce n'est plus la synagogue qu'aujourd'hui l'on quitte. 29:95 Oui, si indignes et si pécheurs que nous soyons, c'est à cause de la foi que l'abbé Laurentin, et tant d'ecclésiastiques de ses pareils ou de ses supérieurs, nous calomnient et nous persécutent. Amis lecteurs, peut-être inquiets, peut-être désorientés, il vous est dur de subir la calomnie et la persécution. Mais relevez la tête. *Sursum corda.* C'est pour la foi, et c'est Dieu, il l'a promis, qui rétribuera. 30:95 ### IV. -- Autres documents : Vers le schéma XIII A L'AUTOMNE 1963, nous avons interrompu nos chro­niques sur le Concile. Elles avaient pourtant un grand succès auprès du public. Elles étaient assu­rées, avec la compétence et la vigueur que l'on sait, par l'équipe qui signe « Peregrinus », pseudonyme collectif sur lequel nous avons donné en temps voulu toutes explications nécessaires. La décision d'interrompre ces chroniques fut dans cette revue une décision directoriale. Il devenait de plus en plus évident à nos yeux que la vérité phénoméno­logique sur le déroulement du Concile n'était pas bonne à dire. Notre interruption fut une protestation explicite contre un trop large envahissement d'aspects et de calculs dont nous ne voulions ni faire le récit détaillé, ni dissimuler l'existence par des chroniques expurgées à l'usage de la bibliothèque rose. Il est un temps pour parler et un temps pour se taire. En nous taisant, nous avons épargné bien des réputations qui pourtant faisaient tout pour ne pas s'épargner elles-mêmes. D'autres Conciles dans l'histoire de l'Église, parfaitement réguliers, parfaitement légitimes et parfaitement saints dans leurs résultats, ont eux aussi, à cer­taines étapes de leur déroulement, donné un spectacle peu édifiant. 31:95 A celui-ci, les Pères qui, à peine terminée leur intervention dans l'aula conciliaire, se précipitaient pour en remettre le texte aux journalistes, avec une hâte qui montrait bien pour qui ils avaient parlé et quelle « caisse de résonance » ils escomptaient surtout, n'ont manifesté qu'un des plus bénins travers -- mais non sans consé­quences parfois ruineuses -- que nous aurions pu raconter. Une autre considération est venue s'y ajouter. Nous voyions une certaine partie de l'épiscopat mondial non seulement jouer un rôle brillant au sein de la « majorité » mais encore s'engager, par exemple pour une certaine collégia­lité ou *contre* Marie Mère de l'Église, dans des voies qui devaient lui valoir de cruelles déconvenues. Nous avons jugé opportun, et même filial, de ne point narrer ces choses en détail. On ne nous en a su aucun gré ; mais si nous nous sommes abstenus, ce n'était point pour que l'on nous en sût gré, c'était l'effet d'un respect de l'autorité épiscopale que précisément l'on nous accuse de n'avoir point : ceux qui bafouent réellement l'autorité de l'Église, tout en pro­testant verbalement de leur docilité, sont beaucoup mieux estimés que ceux qui essaient d'accomplir leur devoir sans aller se faire valoir dans les journaux ou dans les anti­chambres. Il en est toujours plus ou moins ainsi en ce monde, et même dans l'Église, sauf quand Dieu envoie des saints ayant le don du discernement. Donc, disions-nous, nous avons interrompu notre chronique conciliaire, pour nous en tenir aux seuls résultats, aux seules *décisions.* Il est tout à fait naturel, dans la logique de la diffamation, que l'on nous accuse d'être « éprouvés » par les décisions conciliaires, ou d'y être hostiles, ou de les refuser. Ce ne sont pas nos personnes et ce n'est pas cette diffamation qui, dans l'affaire, importent au premier chef. Visiblement, l'accusation a valeur de diversion et veut procurer à certains un alibi. Nous savons bien *qui les* décisions conciliaires ont « éprouvé » : ils n'ont pas caché leur « épreuve ». Les décisions conciliaires, c'est-à-dire les décisions que le Sou­verain Pontife a promulguées, ce furent les « ténébreuses journées » de la fin de la 3^e^ session, ce fut la « mauvaise fin », et ce n'est pas nous, mais le Père dominicain François Biot, et vingt autres, qui nous ont tracé le tableau de ces heures effroyables à leurs yeux : 32:95 « *Mines tendues, visages défaits, des Évêques se regroupaient dans les bas-côtés de Saint-Pierre.* » Ce n'est pas nous, c'est le Père jésuite Robert Rouquette dans les *Études* de janvier dernier qui, par une litote empoisonnée jointe à une généralisation indue, et sans soulever aucun démenti ni aucune protestation, a révélé au monde entier la conséquence des DÉCISIONS conciliaires : « *L'épiscopat n'a pas perdu sa déférence envers le Saint-Siège, mais une certaine nuance affective de cette déférence s'est estompée chez beaucoup d'évêques*. » Quand on a admis cela, il faut bien en admettre la suite inévitable, qu'un autre Rouquette pourrait décrire avec les mêmes mots : « *Le laïcat n'a pas perdu sa déférence envers l'épis­copat, mais une certaine nuance affective de cette déférence s'est estompée chez beaucoup de laïcs.* » Au moment où un autre Rouquette prononcerait ce second diagnostic, il serait entièrement vain de lui imposer silence, de le blâmer ou de crier au scandale. Il fallait arrêter cette dégradation en chaîne, si on voulait l'arrêter, au niveau du premier diag­nostic, qui portait sur la cause de tout le reste. Par négli­gence, à moins que ce ne soit par une certaine complaisance dans un certain mirage, on a laissé se multiplier les sous-entendus, et les allusions, et les affirmations explicites, dont il ressortait qu'un certain nombre d'évêques, tout en hono­rant beaucoup le principe de la primauté pontificale, mon­taient vaillamment à l'assaut des organes par lesquels cette primauté s'exerce, et au demeurant s'occupaient avec soin de restituer à cette primauté elle-même sa pureté perdue, en y adjoignant des compléments qui seraient des contre­poids. Tout cela nous a été dit de toutes les manières dans la presse catholique la plus recommandée par les évêques eux-mêmes. Nous n'avons commenté ce phénomène et nous ne le commentons aujourd'hui encore qu'avec beaucoup de discrétion. Et nous n'allons certainement pas nous arroger le droit de le qualifier, ni prendre la responsabilité d'y discerner un relent, un risque ou une esquisse de « schis­me ». Simplement, nous déclarons inadmissible et honteux que l'on se mette soudain aujourd'hui à traiter de « schis­matiques » ceux qui ont eu la clairvoyance d'analyser en temps utile le processus de cette dégradation en chaîne de l'autorité dans l'Église, et ceux qui ont eu le mérite d'y résister comme ils ont pu ; sans mandat, bien sûr. 33:95 Alibi, avons-nous dit. Assez misérable. Au niveau ordi­naire de l'humanité moyenne, assez excusable peut-être. Mais il ne faudrait pas que ce misérable et peut-être presque excusable alibi ait valeur et fonction, sans l'avoir voulu espérons-le, de provocation. Les choses de la foi sont déli­cates. Les certitudes de la foi sont d'une espèce particulière. Beaucoup de ceux qui ont résisté aux dégradations et aux délires ecclésiastiques de notre temps l'ont fait non pas en vertu d'un raisonnement, mais par les seules lumières de la foi. Ils ont cru en l'Église de toujours. Ils ont cru au Pape. Ils ont cru qu'il n'était pas vrai que l'Église se soit trompée depuis deux mille ans. Ils ont eu raison. Mais ils ne savent pas pourquoi ils ont eu raison. Ils ne le savent, que par la foi. Si maintenant on leur assure qu'en cela ils ont été ou vont être *schismatiques,* ne vont-ils pas se l'imaginer eux-mêmes ? Ne va-t-on pas réussir à les en persuader ? Ils ont et ils auront encore et toujours les lumières de la foi que Dieu donne à ceux qu'Il aime, mais aller si loin, les soumettre à une telle accusation, n'est-ce pas *tenter Dieu ?* N'est-ce pas tenter Dieu que de leur faire subir une telle pression, de tels artifices, de tels pièges, et venant de qui ! Pour trouver un alibi, fallait-il mettre tant d'âmes en un tel danger ? Aurions-nous eu en 1965 le privilège historique de voir naître une nouvelle catégorie de « pousse-au-crime », la catégorie des « pousse-au-schisme » ? La presse italienne l'a pensé. L'un de ses organes les plus distingués et les mieux informés écrivait, dès le 14 mai, que l'accusation prospective de schisme prochain apparais­sait « pour ainsi dire comme une action provocatrice, visant à libérer l'Église de France de son aile traditionaliste ». 34:95 L'expérience et l'histoire nous apprennent au demeurant qu'en ces sortes de machinations, ceux qui prennent la parole ne sont souvent que des porte-parole, prononçant ou publiant des textes qui leur ont été préparés sans qu'on leur en ait découvert les pièges implicites, les intentions profondes, les arrière-pensées. Puisque *La Croix* nous a prévenus qu'il s'agit maintenant de recommencer une affai­re, d'Action française, nous rappellerons que le cardinal Andrieu n'était pour presque rien, sauf hélas quant à la signature, dans la lettre où il accusait l'Action française de « proposer de rétablir l'esclavage » de faire « table rase de la distinction du bien et du mal » de « diviser l'huma­nité en deux classes » de proclamer « Défense à Dieu d'entrer dans nos observatoires » et où enfin, des diri­geants de l'Action française, il affirmait qu'ils étaient « catholiques par calcul et non par conviction ». L'histoire, même celle de l'école Dansette et Rémond, a été fort sévère pour ces énormités, sur lesquelles il était parfaitement vain à l'époque d'interpeller le cardinal Andrieu lui-même. Seu­lement il faut bien aujourd'hui, après le mot d'ordre lancé par l'éditorial de *La Croix,* en saisir et en retenir l'aver­tissement. S'il s'agit de recommencer une affaire d'Action française, *l'épisode correspondant à celui du cardinal Andrieu a* DÉJA *eu lieu.* Des contre-vérités aussi énormes, aussi évidentes, aussi insoutenables, aussi injustement offensantes à l'égard des personnes, ont *déjà* été non seule­ment orchestrées dans la presse, mais encore inclues ici ou là dans des propos épiscopaux, où elles acquièrent de plus en plus droit de cité. Il était, je le crains, déjà beaucoup plus tard que nous ne pouvions le penser, quand l'éditorial de *La Croix* a abattu les cartes. \*\*\* Dans la mesure même où se précisent de telles machi­nations, il devient urgent de pousser une vive offensive contre les confusions à l'abri desquelles ces machinations se développent. Nous sommes responsables de la part de clarté qu'il dépend de nous de livrer. Si elle entraîne par accident quelques gémissements, s'en plaindront ceux qui l'auront rendu nécessaire : c'est à eux-mêmes, et à eux seuls, qu'ils pourront s'en plaindre et s'en prendre. 35:95 Je disais donc que nous avions interrompu nos chroni­ques des débats conciliaires, et j'ai dit pourquoi. D'autres ont poursuivi les leurs. Quand ils n'étaient pas ralliés d'avance à l'Église nouvelle qu'annonce l'abbé Laurentin, leur embarras était grand, il fut parfois tragique, ils en étaient certains jours à ne plus savoir s'il fallait parler ou se taire, ni quoi dire. Certains d'entre eux ont porté un témoignage qui est naturellement passé inaperçu. L'heure est venue de produire de tels documents, que l'on va lire comme des inédits, car ici encore se vérifie la remarque selon laquelle « le véritable inédit, de nos jours, c'est l'im­primé ». Ces documents sont extraits de *L'Homme nouveau*, dont les comptes rendus conciliaires ont sans défaillance fait la preuve d'une pondération et d'une discrétion extrêmes, universellement reconnues. Le 18 octobre 1964, à propos du schéma sur l'apostolat des laïcs, on pouvait lire dans *L'Homme nouveau :* « Ce début de discussion laisse perplexe. Une question surtout se pose : pourquoi, mais pourquoi donc le schéma n'a-t-il pas tenu compte de l'élaboration doctrinale de Pie XII ? Dans son discours du 14 octobre 1951, il dis­tinguait (etc.)... ...Et dans le discours du 5 octobre 1957, Pie XII précisait les rapports de la hiérarchie et de l'apostolat, soulignait les droits en pré­sence, et formulait les règles de formation des apôtres laïcs et celles de l'exercice de leur apostolat. Tout cela formait un corps de doctrine subs­tantiel, sur lequel auraient pu s'élever utile­ment les interventions des Pères... » 36:95 La question ainsi posée va s'élargir et prendre toute son ampleur tragique à propos du schéma XIII, de la vie économique et sociale, de l'Église et du monde. On lisait dans *L'Homme nouveau* du 15 novembre 1964 : « Les évêques se trouvent en face d'un sujet traité de mille façons par les Papes, et on leur présente un texte qui semble ignorer tout cela, où les banalités (répartition des biens) voi­sinent avec des équivoques (pas de préférence pour tel système économique). Car enfin ! Les questions économiques et sociales ! Depuis les principes posés par Léon XIII, les ajustements de Pie XI dans *Quadragesimo anno,* les quelque cent vingt discours de Pie XII jusqu'à la toute récente Encyclique de Jean XXIII *Mater et Magistra --* dont on ne fera croire à personne qu'elle est déjà « dépassée » -- s'il y a un problème sur lequel l'Église ait été en « aggiornamen­to » permanent, c'est bien celui-là. Alors, pourquoi ne pas l'avoir dit ? Pourquoi ne pas s'y référer de façon explicite dans le texte même ? » Et *L'Homme nouveau* citait la demande formulée par le cardinal Wyszynski : « Le schéma devrait (...) répéter expressé­ment que le Concile adhère et applaudit à toutes les Encycliques sociales des Souve­rains Pontifes, qui expriment non pas la pen­sée personnelle des Papes, mais celle de l'Église. » 37:95 Jusqu'ici on ne semble pas vouloir souscrire à une requête aussi naturelle. On ne désire pas proclamer explicitement, semble-t-il, qu'on adhère et applaudit aux Ency­cliques sociales et qu'on y voit non la pensée personnelle des Papes mais la doctrine de l'Église. On préfère appa­remment que ce point soit omis et passé sous silence. Cela pose un problème que nous allons être amené dans les prochains mois à regarder en face, dans les termes mêmes de la demande pressante et solennelle du cardinal Wyszynski. L'effort du communisme, notamment par l'intermédiaire des réseaux policiers de Pax, est d'obtenir que l'ensemble des Encycliques sociales ne soit plus EXPLICITEMENT considéré comme partie intégrante de la doctrine de l'Église. Il n'est pas étonnant que, face à cet effort de Pax à l'intérieur de l'Église, ce soit le cardinal Wyszynski qui ait réclamé de l'assemblée conciliaire une adhésion explicite aux Encycliques sociales des Souverains Pontifes. On voit le formidable enjeu d'un tel débat. Un schéma XIII qui contiendrait, selon l'expression de *L'Homme nouveau,* des « banalités » et des « équivoques », et qui simultanément omettrait de réaffirmer une adhésion explicite à la doctrine sociale des Papes, n'en serait pas moins exempt d'erreur, selon l'assistance du Saint-Esprit : et nous n'aurions aucune difficulté, cela va sans dire, à nous y « soumettre ». Mais un schéma XIII qui maintien­drait une telle omission et un tel silence serait un étrange recul de l'esprit. Précisément le recul qu'escompte le com­munisme et que Pax, dans diverses Églises locales et à Rome même, par ses zlotys et ses chantages, s'emploie à obtenir. Ce n'est pas être « schismatique » ni « révolté », c'est au contraire être dans le droit fil de l'Église, de réclamer très haut, avec le cardinal Wyszynski, et contre *Pax*, que le schéma XIII sur l'Église et le monde *répète expressément que le Concile adhère et applaudit à toutes les Encycliques sociales des Souverains Pontifes, qui expriment non pas la pensée personnelle des Papes, mais celle de l'Église*. 38:95 Car le recul que constitue une telle omission serait un recul calculé. L'abbé Laurentin encore a vendu la mèche. Selon lui, les Papes se sont trompés, l'Église s'est trompée en matière sociale, et le présent Concile aurait pour fonc­tion et pour mission de rétablir la vraie doctrine bafouée par le Magistère *depuis le début explicite* de la doctrine sociale de l'Église. Nos lecteurs connaissent déjà les vues de l'abbé Laurentin sur la question. Il faut les produire de nouveau à cette place, les voici : « On sait aujourd'hui que les rédacteurs de l'Encyclique *Rerum novarum*, où Léon XIII tenta de restaurer les préoccupations sociales, virent la « propriété privée » là où saint Thomas parlait de la « destination commune » de droit divin. Ce contresens favorisa la déva­lorisation des droits des pauvres et une cer­taine exagération des droits de la propriété privée. La récupération de la doctrine tradi­tionnelle fut lente, difficile. Pie XII, le pre­mier, y fit allusion dans un de ses discours. Jean XXIII fit un nouveau pas dans *Mater et Magistra* et dans *Pacem in terris.* Le texte conciliaire consacre le rétablissement de cette doctrine... » Ce qui nous sépare de l'abbé Laurentin, ici encore, c'est une question de foi. Nous n'avons pas la même religion. La religion qu'il professe devant Dieu, nous l'ignorons. Celle qu'il professe dans ses écrits n'est pas la nôtre. De même que nous ne croyons pas comme lui que l'Église vivante que le Christ veut susciter soit encore à naître, de même nous ne croyons pas que les Papes se soient trompés dans leur fonction doctrinale depuis Léon XIII. Au demeu­rant, dans ce cas précis, la *preuve matérielle* que l'abbé Laurentin ne dit pas la vérité a été produite. 39:95 Il affirme que Léon XIII a enseigné l'erreur, que saint Pie X, Benoît XV et Pie XI n'y ont rien vu et ont vécu sur cette erreur, que Pie XII n'a fait qu'une « allusion » à la vraie doctrine, et Jean XXIII seulement « un pas » vers son rétablissement. Mais quelle erreur ? L'abbé Laurentin a cru sur parole Dieu sait qui, sans aller y voir, et il a répété que l'Encyclique *Rerum novarum* parlait de « propriété privée » là où saint Thomas parlait de « destination commune ». Or, tout au contraire, la doctrine traditionnelle de la « destination commune » figure explicitement dans *Rerum novarum*. Ce n'est pas une question d'opinion, c'est une question de fait. L'abbé Laurentin s'est trompé. Se trompant, il a eu la grossièreté de croire aussitôt, et de prétendre publiquement, que quatre Papes successifs avaient erré, et que deux autres n'avaient fait qu' « une allusion » ou qu' « un pas » vers le rétablissement de la saine doctrine. Prévenu de son erreur, l'abbé Laurentin N'A RIEN RECTIFIÉ. Sa grotesque accusation contre les Papes a paru dans le *Figaro* du 5 novembre 1964. Depuis lors, c'est-à-dire depuis plus de sept mois, il laisse croire aux 400.000 ou 500.000 lecteurs du *Figaro* que la doctrine sociale des Papes a été, depuis son début explicite, toujours hypothéquée par une erreur cen­trale sur la propriété. L'abbé Laurentin a gravement calom­nié la Hiérarchie apostolique en la personne de six Papes. C'était peut-être à l'origine une calomnie matérielle. Mais il ne-s'en est pas excusé. Il ne l'a pas réparée. Il persiste et maintient. Nous n'avons pas, non plus, la même morale que M. Laurentin. \*\*\* Ce n'est point un hasard si, dans notre propos actuel, nous rencontrons ce personnage à tout instant. Il n'est sans doute, trop évidemment, ni l'inspirateur ni le chef des manœuvres et machinations en cause. Il est un joueur de grosse caisse parmi d'autres : mais puissamment protégé. 40:95 Comment un ecclésiastique ayant écrit tant et d'aussi vio­lentes énormités n'a-t-il pas été invité à se corriger ou à disparaître ? C'est qu'on a besoin de lui et que tout est bon en l'occurrence. Contre les Papes, contre, la « fidélité à une certaine Église » contre « le groupe français qui joue le rôle pilote » et pour la nouvelle « Église que le Christ veut susciter » on peut dire n'importe quoi, pourvu que cela fasse du bruit et que cela fasse chorus. L'abbé Lau­rentin est un signe des temps, et un symptôme. Son intro­duction au *Figaro*, sur l'intervention auprès de Pierre Brisson d'un bureau ecclésiastique que nous savons, a été un atout majeur dans les manigances de la « gauche chré­tienne ». Soutiennent Laurentin ceux qui ont la même religion que lui ; et la même morale. \*\*\* Ce que deviendra finalement le schéma XIII, nous n'en savons rien, à la différence des soi-disant prophètes qui, tels le Jésuite Robert Bosc, y trouvent d'avance matière à condamner Pie XII et à prétendre que « tous les catholiques sont franchement scandalisés » aujourd'hui et rétrospec­tivement, par ce Pape scandaleux. Mais ce que nous savons très clairement, en revanche, ce que nous savons de mieux en mieux, c'est qu'en dernière analyse c'est bien la foi chré­tienne qui est en cause dans ou derrière ces grandes manœuvres de la diffamation et de la haine. Et nous voyons, aux multiples spectacles que l'on nous donne sans aucune pudeur, que la foi est en cause d'abord en certaines zones de l'Ordre du clergé. C'est d'abord dans le clergé, et par tels membres du clergé, que l'on attaque de toutes les manières la fidélité à une certaine Église, qui se trouve être justement l'Église que dénigre et calomnie un Laurentin, l'Église des Papes qui enseignent une fausse doctrine, l'Église qui n'est pas encore l'Église vivante que le Christ veut susciter, *et cetera*. 41:95 Ce que deviendra le schéma XIII, nous en savons seule­ment que plusieurs L'ESCOMPTENT TEL qu'il soit *une épreuve* pour « les intégristes ». Eh bien oui ! S'il revêtait l'apparence -- car il ne *pourra* pas l'être en réalité -- d'un désaveu ou d'une mince estime pour la doctrine sociale des Papes modernes, ce serait une épreuve pour nous, réjouissez-vous. Mais ce serait surtout une terrible épreuve pour la sainte Église de Dieu. Nous savons par la foi que Dieu épargnera cette épreuve à son Église. Ou qu'Il lui donnera les grâces et les saints pour y faire face. Jean MADIRAN. 42:95 ## ÉDITORIAUX ### Dans la guerre qu'ils nous font *Les sept points de notre attitude* L'actuelle « *guerre dans l'Église* » redoublant de vio­lence et d'étendue est ainsi devenue visible même aux regards les moins aigus. Mais elle ne date pas d'aujour­d'hui. Nous avons été parmi les premiers (voire les pre­miers) à l'appeler par son nom, ayant été parmi les pre­miers à la subir. Ses formes actuelles et son nouveau développement trouvent leur origine au début de l'année 1962, il y a plus de trois ans. Nous la subissions déjà depuis fort longtemps, -- et sous sa forme nouvelle, ou renouvelée, depuis plus d'une année -- lorsqu'en mars 1963, dans notre numéro 71, nous avions été amenés à définir *les sept points de notre atti­tude dans la guerre que l'on nous fait.* Si nous reproduisons maintenant, en juillet 1965, notre texte de mars 1963, on pourra peut-être compren­dre par là que ce n'est pas un « texte de circonstance ». On pourra remarquer aussi qu'il n'a rien perdu de son actualité. En tout cas, notre attitude, inchangée, la voici, clairement énoncée. Nous parlons rarement à nos lecteurs des attaques qui visent directement la revue ITINÉRAIRES. Il nous arrive beaucoup plus souvent de défendre autrui : parce que défendre son prochain s'impose dans certains cas comme un devoir de justice, et dans d'autres résulte de la libre démarche de l'amitié. Si bien qu'en définitive nous parlons très peu de nos propres affaires. Mais puisque, pour une fois, nous en parlons, parlons-en donc une bonne fois. 43:95 Il n'est pas douteux que nous avons des *ennemis*. Il se confirme de plus en plus que, phénomène remarquable, ces ennemis sont spécialement des ecclésiastiques et spécialement d'un certain Ordre ([^3]). Nous n'y pouvons rien. Nous n'y avons rien pu. Nous avons multiplié en vain les démarches pacifiques, dans le privé et quelquefois en public. C'est même ce qui rend l'affaire de *Parole et Mission* tellement significa­tive et probante ([^4]) : nous avons, lorsqu'elle fut fondée, accueilli cette nouvelle revue avec courtoisie et sym­pathie, sans nous arrêter à ses origines, au milieu intellectuel farouchement hostile à notre égard dont elle est issue ; nous l'avons signalée et fait connaître au public. Nous n'avons par la suite jamais écrit contre elle une ligne ni un mot. Que ce soit précisément cette revue, ses quatre directeurs, et spécialement l'un d'entre eux, qui aient quatre ans plus tard lancé contre nous les calomnies que l'on sait, voilà encore une *leçon de choses* de première importance. Elle confirme exemplairement qu'ils se veulent nos ennemis, et que nous n'y pouvons rien. Nous leur avons plusieurs fois, en privé et en public, tendu la main. Leur seule réponse fut de nous cracher au visage. Nous ne pouvons, quant à nous, que veiller à ne trai­ter en ennemi aucun de nos frères dans la foi, pas même ceux qui nous calomnient. Quand nous avons dû répon­dre aux violences accusatrices du P. Liégé, nous ne l'avons point traité en ennemi, nous l'avons traité en chrétien, en prêtre, en fils de saint Dominique, nous adressant à sa vocation apostolique, comme chacun peut le constater ([^5]). 44:95 Nous entendons conserver notre franc parler, et nous pouvons parfois parler de certaines idéologies ou de certains actes avec la gravité ou la sévérité -- explicite­ment motivée -- qui nous paraît nécessaire. Mais nous ne faisons pas, fût-ce métaphoriquement, *la guerre* aux personnes. Or, nous avons *des ennemis* qui nous font *la guerre*, et point seulement par métaphore, mais par tous les « moyens psycho-sociologiques » en leur pouvoir. Ils ont établi un *état de guerre*. Et dans cet état de guerre, ils ne nous accordent même pas ce que l'on accorde à des adversaires : *à nous, leurs frères dans la foi, ils n'accordent même pas ce qu'ils accordent tous les jours aux adversaires de l'Église*. C'est cela qui, à nos yeux, définit le plus exactement L'ÉTAT DE GUERRE qu'ils ont établi à notre endroit. \*\*\* (De cette significative disparité, un exemple parmi cinquante. Un religieux, celui-là d'un autre Ordre, mais personnellement de sentiments analogues, a organisé dans une grande ville une salle de lecture très bien faite, où l'on trouve toute sorte de revues, chrétiennes ou non, et jusqu'à des revues communistes. Nous avions rencontré une fois ce religieux, vers la fin de l'année 58 ou le début de l'année 59, sans savoir et sans compren­dre, dans notre candeur, qu'il se voulait notre ennemi. A la suite de cette rencontre nous lui faisions par cour­toisie l'envoi de la revue ITINÉRAIRES ; laquelle, avons-nous appris deux ans plus tard, ne figura jamais parmi les revues chrétiennes, profanes ou communistes qu'il mettait en lecture. Nous allâmes jusqu'à lui en écrire, et à lui proposer un second exemplaire : nous nous deman­dions si peut-être il ne trouvait pas la revue ITINÉRAIRES tellement précieuse qu'il tenait à garder pour lui seul l'unique exemplaire qu'il recevait. Il ne nous lit aucune réponse, et ne changea rien, jugeant qu'une salle de lecture catholique peut procurer à ses lecteurs même des revues communistes, mais en tout cas point la revue ITINÉRAIRES. 45:95 C'est donc bien l'état de guerre. Ce que l'on accorde aux ADVERSAIRES communistes, on ne l'accorde point à nous, qui sommes traités en ENNEMIS.) \*\*\* Un tel état de guerre est strictement conforme à ce qu'a proclamé le P. Liégé, au nom de la pastorale nou­velle qu'il est, paraît-il, mandaté pour enseigner. Sans l'ombre d'un motif ou d'un prétexte exprimé, il nous a rangés au nombre des « intégristes », et il a décrété, annoncé, promulgué que les intégristes sont *les pires ennemis de l'Église, plus dangereux que les commu­nistes*. Telle est la conclusion pratique la plus claire, et aussi la plus impérative, de la « théologie missionnaire » qu'il inculque aux jeunes clercs et aux laïcs. C'est bien une DÉCLARATION DE GUERRE, et de nombreux faits sont venus montrer qu'elle n'est ni métaphorique ni platonique, mais qu'elle constitue le point-clé de la pensée missionnaire qu'il propose et du comportement pastoral qu'il préconise. \*\*\* Il y a la guerre dans l'Église. A l'intérieur de l'Église. Elle s'avoue pour telle. Des religieux la déclarent et la font, ouvertement, à des catégories entières de prêtres et de laïcs, des catégories dont ils ont arbitrairement tracé les limites. Cela au vu et au su de leurs Supérieurs qui depuis des années que cela dure n'ont pas voulu, pas pu ou pas su les détourner d'appeler à la guerre, de déclarer la guerre, de faire la guerre à l'intérieur de l'Église ([^6]). 46:95 Comme l'histoire de l'Église permet de le constater, ce n'est pas la première fois que des religieux plus ou moins fanatiques et plus ou moins animés par une vo­lonté de domination que l'on nomme aujourd'hui « clé­ricalisme » font la guerre dans l'Église. La nouveauté est dans les moyens inédits de *guerre psychologique* que leur procurent les techniques modernes d' « informa­tion » et de fabrication de l'opinion. Cette nouveauté amplificatrice et destructrice n'est sensible, l'expérience semble le montrer, qu'à ceux qui la subissent directe­ment. C'est pourquoi il nous paraît que tirer ces choses au clair a aussi une valeur de témoignage. Nous n'allons certes pas imaginer que dans cette guerre qu'ils nous font, nous sommes leur principal ou leur seul ennemi. Nous sommes au nombre des ennemis qu'ils s'efforcent d'écraser, voilà tout ; au nombre de ceux qu'ils désignent et qu'ils combattent comme *les pires ennemis, plus dangereux que les communistes.* Mais parce que nous sommes du nombre, parce que cette situation nous est faite à nous aussi, nous sommes responsables de notre attitude dans cette situation : responsables de l'attitude que nous observons nous-mêmes, responsables de celle que nous recommandons à nos lecteurs. Cette attitude, il ne suffit plus de la vivre comme nous pouvons, il nous faut essayer de la formuler clairement, car le nombre croît sans cesse de nos amis qui prennent conscience d'une telle situation et qui nous demandent quoi faire. Nous n'avons aucun titre à leur dicter leur compor­tement. Mais nous avons leur confiance amicale qui nous impose de ne pas nous dérober, de ne pas refuser notre avis. Les sept points de notre attitude L'attitude qui est la nôtre, et que nous recomman­dons, nous la formulerons pour l'essentiel en sept points : 47:95 **1. --** Avant tout, s'établir et se confirmer, avec la grâce de Dieu, dans la résolution de ne jamais rendre le mal pour le mal, ni traiter en *ennemis* les catholiques qui nous traitent en ennemis. La guerre qu'ils nous déclarent et qu'ils nous font, nous ne l'avons ni voulue, ni déclarée, ni faite. Ils sont nos frères dans la foi, malgré leur égarement et leur fureur. A leur tête se trouvent des religieux qui scandalisent les âmes par leurs calomnies et par leurs manœuvres cléricales de domination des esprits : ils ne relèvent pas de notre justice, ils relèvent de la justice et surtout de la miséricorde de Dieu, qu'il faut appeler sur eux par la prière. C'est de leurs ana­logues et homologues, et quelquefois d'eux-mêmes, que Pie XII avait dit : « *Ils ne savent pas ce qu'ils font.* » **2. --** De même qu'il convient de ne pas suivre leur exem­ple misérable, et de ne pas faire *la guerre à leurs personnes*, de même il convient de ne pas défendre *nos personnes* quand elles sont seules en cause. Cela est d'une appréciation parfois délicate, car à travers nos personnes ils visent nos idées et l'œuvre entreprise, que nous devons défendre avec modération et fermeté. En tout cas il n'y a pas à leur disputer le terrain de l'excitation à la colère ou à la haine contre les personnes. C'est un terrain qu'on peut leur abandonner tout entier. Qu'ils y restent seuls, et entre eux -- cela leur donnera peut-être l'idée salutaire d'en sortir enfin ; et de se rallier à une recherche commune de la coopération des complémentaires dans l'unité. **3. --** Tandis qu'ils font la *guerre,* et par quels moyens, nous avons à poursuivre notre *combat spirituel.* Leur plus grande, leur plus abominable victoire serait de réussir à nous en détourner. Nous recherchons la vérité ; nous cherchons à la faire connaître ; nous nous tenons attentifs aux objections ; nous confrontons les arguments et les critiques, les idées et les faits ; ils in­sultent, ils diffament, ils veulent dominer -- nous travail­lons. 48:95 La réforme intellectuelle et morale à laquelle nous travaillons a pour principe celui que nous répétons depuis sept ans : *commencer par soi,* et s'étendre s'il plaît à Dieu de proche en proche, de prochain à prochain. Tel est le sens du chapitre quinzième et dernier de notre « Déclaration fondamentale » : Il y a une attente du monde à l'égard des chré­tiens. Ce que le monde attend véritablement de nous, ce n'est pas un changement des structures pour être heureux sur la terre, car les hommes ne peuvent l'être tout à fait ni tout le temps ; l'aspiration au bonheur et les autres sentiments naturels que l'on ne peut arracher du cœur humain y ont été déposés comme une pierre d'attente pour la grâce et l'intelligence du surna­turel. Le monde attend des chrétiens un sens pour la mort et une raison de vivre. Tous nos actes dépendent de nos raisons de vivre, tirées du sens de la mort. Tous doivent être regardés dans cette lumière, qui n'est pas celle d'une considération théorique, mais celle d'une Personne. La pensée chrétienne consiste à rechercher en toutes choses, dans l'accomplissement du devoir d'état temporel, la présence et la volonté de Dieu. L'Église laisse aux laïcs, aux familles, aux hommes de métier, aux gouvernements, le soin de trouver et d'employer les moyens pratiques qui mettent en œuvre les principes moraux du bien commun et du salut. Tel est le lieu de nos initiatives. Nous nous adressons aux Français là où ils sont, et nous ne leur demandons pas d'en sortir, ni d'adhérer à un parti ou mouvement s'ils ne sont d'aucun, ni de quitter les organisations où ils militent s'ils sont militants. Nous ne leur demandons de changer ni de groupement ni d'oc­cupation : mais pour les aider à y mieux rem­plir leur fonction, 49:95 à y poursuivre selon leur état de vie la conversion permanente à laquelle nous sommes tous appelés, à mesurer plus exactement les applications de la doctrine de l'Église aux responsabilités de chacun, nous leur apportons le résultat de notre expérience et de nos flexions. Par la chronique mensuelle des idées et des faits actuels, nous travaillons à notre place, par les moyens propres à notre état, et pour au­tant qu'il est en nous, à rendre la France et le monde à Jésus-Christ. **4. --** C'est ainsi qu'il faut *leur répondre.* Et d'abord ne pas céder à leurs tentatives de chantage, d'intimi­dation, d'intoxication : ils n'ont aucun droit ni aucun mandat pour cela, car pour cela il ne peut y avoir ni droit ni mandat. Ils n'ont et ne peuvent avoir aucun droit ni mandat contre la vérité, contre la charité, contre le droit naturel et surnaturel du laïc chrétien. A leur entreprise de guerre, menée sur leur terrain, celui de la diffamation des personnes, de la prépotence sociologique, de l'intoxication publicitaire de masse, il faut répondre avec chaque jour davantage d'intensité et de vigueur : mais répondre sur notre terrain, celui de la recherche, de la discussion, du dialogue, du travail intellectuel, de l'examen contradictoire du pour et du contre par une réflexion personnelle. *Nourrir et cultiver la réflexion personnelle est l'antidote direct aux pres­sions des conformismes sociologiques organisés.* Qu'ils ne se prêtent pas au dialogue N'EMPÊCHE PAS QUE LE DIALOGUE OBJECTIF ET RÉEL AIT EFFECTIVEMENT LIEU EN PERMANENCE, non pas chez eux ni auprès d'eux qui font la guerre, mais chez nous, à l'intérieur de la revue ITINÉRAIRES : le dialogue a lieu *sans* leurs personnes, mais *il a lieu,* les idées sont confrontées les unes aux autres : *ils nous insultent sans nous réfuter,* nous conti­nuons *à les réfuter sans les insulter.* 50:95 **5. --** A tout moment, s'ils renoncent à nous *faire la* *guerre* et s'ils nous *demandent la paix,* nous sommes et nous devons rester prêts à la conclure immédiatement, car nous la leur offrons en permanence : même en fermant les yeux -- à partir du moment où l'un ou plusieurs d'entre eux recherchent la paix -- sur ce qui pourrait nous être dû en justice. La paix entre catho­liques est un bien infiniment plus grand que la répara­tion des torts personnels. **6. --** *C'est seulement chacun pour soi-même,* que l'on peut, au profit du bien supérieur qu'est la paix, renoncer librement aux réparations qui sont dues en justice. Vou­loir IMPOSER SANS SON CONSENTEMENT la même attitude à son voisin, à son prochain, serait illégitime et indiscret ; *ne pas lui prêter aide et assistance quand il est injuste­ment assailli serait contraire à la charité réelle et con­crète.* **7. --** La paix n'est pas d'accepter en silence des idées qu'en conscience l'on ne peut accepter. La paix n'est pas d'interdire ou d'écraser la libre discussion de tout ce qui peut et doit être légitimement discuté. La paix n'est pas la prépotence ou l'omnipotence d'une faction idéologique, qu'il convient de refuser avec une sérénité sans retour. La paix n'est pas dans le système d'intimidation et d'oppression de ceux qui nous font la guerre en répu­tant systématiquement que toute objection à leur endroit est une offense, que toute critique est une controverse, que toute controverse est une polémique et que toute polémique est odieuse et monstrueuse par essence -- mais seulement quand elle leur est contraire. Alors qu'eux-mêmes s'arrogent le droit de nous couvrir d'accusations calomnieuses et violemment injurieuses, ils prétendent simultanément nous retirer le droit de la libre chroni­que et du libre commentaire. Contre eux nous défen­dons la légitime liberté de l'esprit. Nous défendons cette liberté en la prenant et en l'exerçant. 51:95 La paix n'est pas dans le système simpliste et tyrannique par lequel *toute approbation devrait à leur égard être tenue pour globale et pour totalement absolutoire,* et nous lier à leur conformisme intellectuel et moral, tandis qu'inversement *toute critique à leur encontre devrait être réputée acte odieux d'hostilité, plaçant auto­matiquement son auteur au ban de la société*. Nous maintenons, en l'exerçant, la liberté d'approuver et de critiquer les divers aspects de leur idéologie et de leurs entreprises, sans devenir pour autant ni leurs serfs ni leurs ennemis. Nos sept points sont probablement incomplets. Ils ne prétendent d'ailleurs pas réduire à quelques règles simples l'infinie diversité des cas particuliers. On apercevra du moins l'esprit général de notre attitude. Nous ne proposons pas cette attitude comme « *la seule authentiquement catholique* »* :* nous disons simplement que c'est la nôtre, ici et maintenant. Le *silence* lui aussi peut être « authentiquement catholique », par exemple quand il est celui de la Carmélite ou du Chartreux, ou celui de saint Vincent de Paul injustement accusé d'être un voleur. La *polémique* elle aussi peut être « authentiquement catholique », par exemple quand elle est celle d'un Veuillot ou d'un Péguy. Nous ne nous interdisons d'avance ni toute espè­ce de polémique ni toute espèce de silence. Mais, dans la situation actuelle, dans la guerre implacable que l'on nous fait à l'intérieur de l'Église, l'effort essentiel qui est le nôtre, et auquel nous convions nos lecteurs, et pour lequel nous demandons leur aide, est celui des sept points énoncés. J. M. 52:95 ### L'appel aux évêques de France *JEAN OUSSET vient de prendre position au sujet de* L'APPEL AUX ÉVÊQUES. *C'est, dit-il, cet appel-là qu'il importe au­jourd'hui de lancer et de relancer. Dans la situation actuelle*, « L'APPEL AUX ÉVÊQUES » précède *nécessairement* « L'APPEL AU DIALOGUE ». *Nous avions fait écho à l'appel au dialogue entre Catholiques que Georges Sauge avait lancé voici environ un an.* *Le sort qui a été réservé à l'initiative louable et généreuse de Georges Sauge est extrêmement instructif.* *Dans* PERMANENCES *du mois de juin, Jean Ousset vient de publier à ce sujet une* « *Lettre à Georges Sauge* » *que nous reproduisons intégralement :* VOICI UN AN bientôt que vous avez lancé votre appel au dialogue. Dialogue non exclusivement offert aux catholiques dits « de gauche » comme il advient presque toujours. Mais dialogue offert à tous les catholiques de France. Appel au dia­logue dont je vous ai félicité aussitôt. Tant il me parut opportun et heureusement formulé. Je fus, d'un coup, enthousiaste et craintif. 53:95 Enthousiaste : parce qu'il est clair que c'est là un excellent moyen d'éviter les pires déchirements entre catholiques français. Craintif : comme on l'est dès qu'on souhaite ardem­ment le succès d'une opération salvatrice. Mais où en sommes-nous ? Si j'ai bien compris, cela parut marcher au début. Pour ralentir ensuite. Au point qu'aujourd'hui l'échec semble évident. Et donc est-il déraisonnable de se demander pourquoi un appel, qui paraissait correspondre si bien aux formules en vogue, est quand même resté sans effet ? \*\*\* Je ne pense pas qu'il faille mettre en doute la vo­lonté de dialogue de ceux qui jusqu'ici ne passent point tant pour nos amis. Je suis persuadé que beaucoup souhaitent même, sincèrement, une rencontre. Mais rencontre à certaines conditions. Qui sont celles d'un dialogue à huis-clos. Cordial, peut-être. Pourvu qu'il reste sans écho. Autrement dit : *un dialogue tout différent de celui que nous voyons si constamment en­gagé entre certains chrétiens et les communistes, par exemple.* Dialogue qui, lui, est le bon. Parce que loyal. Parce qu'il est celui dont on ne rougit pas. Celui dont on ne cherche pas à étouffer l'écho. Celui qu'on affiche. Celui dont on est fier. Celui qui compte aux yeux du public. Alors que le dialogue qu'on souhaite, peut-être, avoir avec nous est bien différent. 54:95 Dialogue honteux. Dialogue dont on ne se vante pas. Dialogue dont il n'est surtout pas question de publier les termes. Dialogue... « pieuse-corvée-de-famille ». De ceux qu'on accorde, par scrupule sentimental, à l'oncle gâteux ou à la vieille tante qui radote. Œuvre de mi­séricorde ! Bien sûr ! Mais rien d'un dialogue sérieux, d'un dialogue « sociologique », comme on dit aujour­d'hui... Le seul qui soit accordé aux « interlocuteurs valables » ! Autant dire : à n'importe qui. Car tous sont conviés : orthodoxes, protestants, juifs, bouddhistes, hindouistes, athées, communistes, francs-maçons. Tous. Sauf nous ! Ce qui -- sans le moindre jugement d'intention -- permet d'affirmer que ce dialogue d'universelle con­corde offre quand même le petit inconvénient de dia­lectiser l'Église, avant tout autre résultat. Preuve, comme dit Madiran, que «* ce qu'ils sont en train d'édi­fier de cette manière-là, ce n'est certainement pas une communauté chrétienne. *» Phénomène permanent de ségrégation sans aveu, ou, comme on l'a dit, d'apostolat sélectif. \*\*\* Voilà, cher Georges Sauge, ce que l'échec de votre « appel » aura mis au moins en lumière. Car désor­mais il sera clair que ces gens ne veulent pas de ce dialogue ouvert, affiché, qui dans une société réputée « pluraliste » pourrait seul «* rendre droit de cité *» comme dit Madiran, «* d'un bout à l'autre de la com­munauté chrétienne, aux catégories entières de prêtres et de fidèles qui sont exclues de la vie sociale et insti­tutionnelle catholique sous l'accusation d'intégrisme, d'anti-communisme... etc. *» Moins naïfs, nous aurions compris depuis long­temps que ce genre de dialogue leur était impossible. Pourquoi ? Parce que ce dialogue, ouvert, public, nous, « réhabiliterait » aux yeux de tous. Et que c'est là qu'ils ne veulent pas, ne peuvent pas vouloir. 55:95 Voici dix ans et plus qu'en ce qui nous concerne, ils ont tout fait pour nous écarter. Nous déconsidé­rant. Nous calomniant. Nous accusant de soutenir la torture. Nous présentant comme condamnés ou en instance de l'être. Constituant des dossiers menteurs pour nous faire expédier en prison. Et, parce qu'ils disposent d'une supériorité maté­rielle écrasante ; parce qu'ils règnent sur les stands de presse, dans les séminaires, les commissions..., nous passons désormais aux yeux d'une foule de braves gens pour une sorte de vermine, dont il importe de débarrasser l'Église au plus tôt. « Les pires ennemis de l'Église. Plus dangereux que les communistes. » Ce qui veut dire quelque chose. Surtout quand le propos a pour auteur un Père do­minicain, qu'on suppose avoir fait des études, et qui sillonne le monde pour dire quel doit être, désormais, le christianisme. Or tout ce qui a été fait pour obtenir un semblant de justice n'a servi à rien. Les défroqués ont pu se multiplier dans les rangs de nos insulteurs, leur ver­dict fondamental demeure. Et aucune autorité n'est intervenue pour le leur faire changer on seulement adoucir. Et donc, cher ami... supposez que vous-même, après les avoir déshonorés, refouliez en quelque ladrerie un assez joli nombre de pauvres types et les y mainte­niez... vous sentiriez-vous, ensuite, l'estomac assez solide pour leur rendre visite ? Et leur dire, la bouche enfarinée : or ça, chers amis, dialoguons. Convenez-en. Il faut pour ces audaces un « culot » que ni vous, ni moi, ni eux n'avons. Dieu merci. 56:95 Et dire que nous avons failli être assez « bonnes poires » pour accepter la comédie. Pour abominable qu'il soit, le déchirement actuel n'est-il pas préférable, en effet, à ce dialogue menteur qui, je le crains, nous aurait été réservé. D'autant que si, au plan des responsables d'organismes ou pério­diques, le dialogue ouvert a été refusé, pendant qu'on l'accorde aux communistes, il n'est besoin d'aucun « appel », d'aucune invitation pour lier conversation avec qui l'on veut : Sosthène ou Jules, piétons lamb­das ; qui, parce qu'ils sont moins publiquement pri­sonniers d'une étiquette ou d'une thèse, sont beaucoup plus ouverts et accessibles. Or ce dialogue, vous le savez, est tout notre travail. \*\*\* Reste qu'entre catholiques la situation est atroce, me direz-vous. Certes. Encore que plusieurs -- et non des moindres -- se félicitent de la voir manifester, face aux progrès de la Révolution, la pureté d'une Église enfin débarras­sée, prétendent-ils, de toute attache capitaliste. Dommage que pour ces prophètes cette libération soit aussi promptement, aussi servilement conçue en accueil du tyran qui vient. Ce qui ne rappelle que de fort loin cette loi des « fenêtres de symétrie » en vigueur au temps de nos débuts. Temps où ceux qui passaient pour « extrêmes » étaient renvoyés dos à dos. « Un coup à droite, un coup à gauche. » Cette ère des balances -- peut-être contestable -- est, en tout cas, bien terminée. Car il est plaisant d'entendre dire qu'aucune diffé­rence n'est faite entre catholiques de droite ou de gauche, quand tout dénie dans la réalité l'assurance du propos. Ainsi les choses vont et iront en s'aggravant. 57:95 Il est vrai qu'un combat précis nous appelle au tem­porel. Livrons-le d'autant mieux que nous y pouvons être plus normalement efficaces. Car en ce qui concerne l'aspect du drame propre au catholicisme actuel, vous connaissez la règle à ce degré : « *rien sans l'Évêque* »*.* C'est pour cela qu'après un an d'attente vaine et de croissante désillusion, je pense que c'est moins un APPEL AU DIALOGUE qu'il importe de relancer qu'un APPEL AUX ÉVÊQUES. Appel qu'ont lancé Michel de Saint Pierre et Jean Madiran. Appel qu'à notre tour nous devons lancer avec eux et comme eux. Jean OUSSET. *ON A COMPRIS que notre* APPEL AUX ÉVÊQUES *ne place pas d'abord son espérance dans les réactions spontanées de personnes charnelles, dont plusieurs propos peuvent accidentellement paraître discutables, peu aimables, peu pastoraux, du moins à l'endroit d'une partie des catholiques.* *Avec la grâce de Dieu c'est une espérance surnaturelle qui seule peut donner son sens à une telle démarche.* *Dans la prière.* *Dans la patience.* *Dans la foi.* *A notre place et sans en sortir d'aucune manière, nous por­tons témoignage que les nouvelles idéologies de* « *construc­tion du socialisme* » *et de* « *mise au service du monde* » *pro­duisent en fait non point une nouvelle effusion de charité, mais une persécution religieuse. Ce témoignage, nous continuerons à le porter sans faiblir quoi qu'il en coûte. Et plus on nous persécutera plus l'on fera la preuve que notre témoignage est vrai : que c'est bien une persécution religieuse, et non une effusion nouvelle de charité, qui est produite par cette pastorale nouvelle, celle qu'enseigne et que résume le P. Liégé en ces termes :* « *Les intégristes sont les pires ennemis de l'Église, plus dangereux que les communistes.* » 58:95 *Ce n'est pas contre l'évêque, ce n'est pas sans l'évêque, ce n'est pas à la place de l'évêque que les redressements nécessaires pourront être entrepris et opérés.* *Ce n'est pas aux évêques en tant que personnes privées que notre appel s'adresse.* *C'est en tant que, en communion avec Pierre, dans sa dépendance et sous son autorité, ils ont de par Dieu la charge et la responsabilité de l'Église.* *Nous nous adressons à eux au nom de la parole de l'Évangile :* « *Lequel d'entre vous si son fils demande du pain, lui don­nera une pierre.* » \*\*\* *La réponse viendra un jour ou l'autre. Demain, ou plus tard. Notre appel ne se périmera ni ne se prescrira Nous aurons, Dieu aidant, toute la patience qu'il faudra. Et la persévérance active.* *C'est trop souvent au nom de l'évêque, que l'actuelle persé­cution religieuse s'organise et se développe. C'est trop souvent au nom de l'évêque que l'on prétend imposer la collaboration avec le communisme dans la construction du monde. C'est trop souvent au nom de l'évêque que l'on répand et que l'on applique le mot d'ordre de la guerre dans l'Église :* « *Les intégristes sont les pires ennemis de l'Église, plus dangereux que les commu­nistes.* » *Tout cela n'est pas absolument sans précédent, approxi­matif ou analogue, dans l'histoire de l'Église. C'est seulement l'évêque qui pourra interrompre l'usage téméraire ou abusif qui est fait de son nom*, *par une faction puissamment installée, pour couvrir ou pour aggraver la persécution religieuse. Il a souvent existé des abus, et des plus injustes, et des plus cruels, dans le fonctionnement humain des institutions ecclésiastiques. C'est par voie d'autorité et non par voie de révolution que les abus dans l'Église peuvent être, corrigés ou réprimés.* *Notre appel aux évêques de France a d'abord besoin d'être compris et d'être soutenu. Nous demandons à nos lecteurs de le comprendre, de le faire comprendre, de le répandre et de le soutenir.* 59:95 ### L'A.C.O. et le Parti communiste Voici bientôt vingt mois que Félix Lacambre, secré­taire général de l'A.C.O. (Action catholique ou­vrière), a déclaré publiquement qu'à part l'adhésion formelle, toutes les autres formes de collaboration avec le Parti communiste sont permises par l'épiscopat français. Voici plus de quinze mois que nous l'interrogions en vain sur cette extraordinaire déclaration. Au mois de mai 1965, à deux reprises différentes, Félix Lacambre a enfin produit deux réponses. Ces deux réponses, nous avons à les faire connaître à nos lecteurs, et à les examiner. #### I. -- La première réponse de Félix Lacambre Dans *Témoignage*, organe mensuel de l'A.C.O., numéro de mai, Félix Lacambre écrit incidemment : « *Depuis plus de quinze mois, l'intégrisme nous harcèle même au plan des personnes*. » Et il ajoute dignement : « *On nous rendra cette justice que nous sommes restés silencieux*. » Aucune autre précision n'est donnée sur ce « harcèle­ment au plan des personnes » perpétré par « l'intégrisme », « depuis plus de quinze mois ». Ces quelques mots consti­tuent toute la première réponse de Félix Lacambre. 60:95 Nous n'avons pas la prétention de nous prendre pour « l'intégrisme ». De son côté, Félix Lacambre n'aurait au­cune qualité -- sauf éventuellement celle de calomnia­teur -- qui lui permette de nous infliger l'injure d'une telle qualification, « intégrisme » étant dans le catholicisme fran­çais, au témoignage du P. Rouquette, une « étiquette inju­rieuse ». Toutefois, recherche faite, et compte tenu de la préci­sion chronologique donnée par Félix Lacambre, il apparaît que ses propos évasifs ne peuvent s'appliquer qu'aux ques­tions insistantes qui lui ont été publiquement posées par la revue *Itinéraires* au sujet de sa déclaration d'octobre 1963. Puisque Félix Lacambre « reste silencieux » -- volontiers nous lui « rendons cette justice », nous la lui avons même déjà très largement rendue, puisque c'est notamment son silence que nous avons de plus en plus interrogé, puis in­criminé -- nous rappellerons quelle est cette déclaration et quelles sont nos questions, toujours posées. \*\*\* En octobre 1963, dans les circonstances que nous avons dites et redites, Félix Lacambre a fait la déclaration sui­vante : « En France, nous avons la chance inouïe de travailler habituellement avec les Évêques. Et c'est un peu grâce à cela que lorsqu'en 1949 un décret du Saint-Office interdit de col­laborer avec les communistes, le texte fut interprété dans son sens le plus restrictif, c'est-à-dire la seule appartenance au Parti. » **1. --** Si, en fait de collaboration, *la seule appartenance au Parti est interdite,* tout le reste est donc permis. Une telle interprétation est manifestement contraire à la doc­trine et à la discipline de l'Église. **2. --** L'interprétation officielle et publique donnée par les Évêques français ne fut nullement, à l'époque, celle que prétend Félix Lacambre. C'est un fait ; un fait historique. 61:95 Nous avons cité et commenté cette interprétation officielle (dans notre numéro 81 de mars 1964, éditorial « Une dégradation continue »). Ou bien Félix Lacambre s'est trompé -- et refuse obstinément de reconnaître et de recti­fier son erreur -- ou bien il faut entendre qu'il faisait allu­sion à des consignes verbales contraires aux documents publics. **3. --** Depuis « plus de quinze mois » en effet, aucune expli­cation, aucune mise au point, aucune rectification n'est venue de nulle part. Il demeure affirmé, par Félix Lacam­bre, et au nom des Évêques français, que l'on peut colla­borer habituellement avec le Parti communiste, à la seule exception de l'adhésion en forme. **4. --** Félix Lacambre se présente en l'occurrence comme un témoin digne de foi, un témoin « mandaté » un témoin qui « travaille habituellement avec les Évêques », et au demeurant un témoin qui n'a pas été démenti. De cette situation, il use -- ou il abuse. **5. --** Dans l'éditorial de notre dernier numéro ([^7]) nous avons pris acte du long silence de Félix Lacambre : silence délibéré et maintenant affirmé par lui-même. Nous avons pris acte du fait que ni du côté de l'A.C.O., ni du côté de *La Croix*, ni du côté des bureaux et commissions ecclésias­tiques, n'était venu aucun éclaircissement, aucun apaise­ment, aucune lumière. **6. --** En conséquence nous avons déclaré le mois dernier et nous déclarons à nouveau -- qu'après tant de mois passés sans aucune espèce de mise au point, bien que nos ques­tions aient été publiques et qu'elles aient été entendues, on ne peut plus raisonnablement penser que les propos de Félix Lacambre soient attribuables à un malentendu, à une inadvertance, à un lapsus. Ce qu'il a dit, c'est bien ce qu'il voulait dire. 62:95 Nous avons déclaré et nous déclarons à nouveau que le texte cité de Félix Lacambre est l'attaque la plus violem­ment diffamatrice et la plus gravement calomnieuse contre l'Épiscopat français que l'on ait pu lire n'importe où depuis dix ans. Le texte de Félix Lacambre signifie clairement : 1. -- Que l'Épiscopat français, en contradiction avec la doctrine et la discipline de l'Église, aurait prôné ou permis la collaboration habituelle avec le Parti communiste (à la seule exception de l'adhésion en forme) ; 2. -- Que Félix Lacambre aurait donc oralement reçu sur ce point des con­signes épiscopales contraires aux documents publics et officiels de ce même Épiscopat. Se rend-on compte, oui ou non, de l'exceptionnelle gra­vité de telles imputations ? \*\*\* D'ailleurs, en pratique, la collaboration a lieu. Les dirigeants de l'A.C.O. se sont faits ouvertement la courroie de transmission, auprès de l'Épiscopat, des exi­gences du Parti communiste. Et nous avons peut-être le droit d'en parler, puisqu'il s'agit de nous-mêmes. L'exi­gence communiste est l'excommunication des anti-commu­nistes et de l'anti-communisme. Aux côtés de Michel de Saint Pierre, de Jean Ousset, la revue *Itinéraires* était expressément désignée parmi ceux dont les dirigeants de l'A.C.O. réclament la condamnation nominative par le Con­seil permanent de l'épiscopat. Le communiqué de l'A.C.O. en date du 23 avril ([^8]) précisait même que l'intervention du cardinal Feltin et de Mgr Veuillot que le P. Wenger déclare dirigée contre la presse « de droite » tout entière avait eu lieu sur la demande et sous la pression de ces mêmes diri­geants de l'A.C.O. : mais cette intervention, ils l'ont jugée dérisoirement insuffisante à côté de la condamnation nomi­native et unanime qu'ils exigeaient, et c'est pour augmenter leur pression qu'ils ont rendu public leur communiqué du 23 avril. Tout cela ressort clairement de leur texte même. L'A.C.O., du moins en ce qui concerne la plupart de ses dirigeants -- de ses dirigeants bizarrement inamovibles ou curieusement cooptés -- fonctionne actuellement, tout à fait à découvert, comme un instrument de guerre dans l'Église. 63:95 *L'Homme nouveau* du 16 mai, en face de ces phéno­mènes et de quelques autres analogues, mettait en cause « *les hommes qui s'introduisent par ruse dans les mouve­ments d'Église pour les noyauter* » ; il ajoutait : « *Car enfin, les événements actuels ne s'expliquent pas sans quel­que cause efficiente et efficace.* » Le même journal remarquait d'autre part : « *L'immense majorité des fidèles et des prêtres actuel­lement imprégnés par le marxisme sont subjectivement, du point de vue de leurs intentions, des hommes droits.* » Assurément. Et s'il ne s'agissait que de confronter des opinions dans un débat académique, ou que de tenter une méditation com­mune dans un club ou dans une retraite fermée, il serait très possible que la confrontation soit pacifique, comme *L'Homme nouveau* le souhaite et a raison de le souhaiter. Mais nous sommes aussi et surtout en face *d'actes de guerre, de dé*lations, de calomnies, de pressions sur les Évêques pour faire condamner des catholiques, de chan­tages à l'opinion publique, et d'une collaboration avec le communisme recommandée et organisée *au nom des Évêques avec lesquels nous avons la chance inouïe de tra­vailler habituellement*, comme dit Félix Lacambre. \*\*\* Dans cette situation, il existe un devoir de suspicion légitime. Il existe un devoir de vigilance active. Il existe un devoir de légitime défense. Au nom tout à la fois « des Évêques » et de « la men­talité ouvrière » les dirigeants de l'A.C.O. introduisent dans l'Église, sous le couvert déjà plus que discutable de la « lutte de classe » la réalité communiste de la pratique de la dialectique. On peut juger opportun de recouvrir d'un voile cette réalité. Mais ce sont les dirigeants de l'A.C.O. qui déchirent eux-mêmes le voile et, avec une assurance insolente, bravent ouvertement toutes les autorités religieuses par leurs ulti­matums publics. 64:95 #### II. La seconde réponse de Félix Lacambre Toujours au mois de mai 1965, Félix Lacambre a pro­noncé un ou même plusieurs discours à la « Rencontre na­tionale » de l'Action catholique ouvrière. Nous n'avons pas encore connaissance, à l'heure où nous écrivons ces lignes, du compte rendu intégral des débats ; nous ignorons même s'il sera jamais publié. Mais nous avons en main les « *Extraits de l'intervention de Félix Lacambre, secrétaire général, en réponse aux in­terventions des diocèses* ». C'est un texte polycopié de trois pages, à en-tête : « *A.C.O., Rencontre nationale* » qui a été établi par les soins de l'A.C.O. elle-même et distribué par elle aux participants de la « Rencontre nationale ». C'est donc un texte garanti conforme et authentique. En seconde page de ce document, nous lisons : « Faut-il souligner que depuis 15 mois on nous suit : ainsi le livre de Michel de Saint Pierre, *Les nouveaux prêtres* (...). Ainsi *Itiné­raires* accuse Félix Lacambre d'avoir menti quand il a dit que l'engagement à la C.G.T. était permis à un chrétien et que l'A.C.O. était sans doute pour quelque chose à la fois dans ce fait et dans le soutien de ces militants. Non, je n'ai pas menti, puisque 77 d'entre vous dans cette salle, comme l'un des rapporteurs de cette Rencontre nationale, voire le prési­dent national de l'A.C.O., peuvent en témoi­gner. » « Depuis quinze mois » : quinze mois avant le mois de mai 1965, le livre de Michel de Saint Pierre sur les *Nou­veaux Prêtres* n'avait point encore paru ; il a paru huit ou neuf mois, et non quinze, avant le mois de mai 1965. Félix Lacambre, obnubilé par les questions que lui pose la revue *Itinéraires* « depuis 15 mois », embrouille la chronologie. Il embrouille aussi les faits. A aucun moment, il n'a été question de la C.G.T. : elle n'était nommée ni dans la déclaration citée de Félix Lacam­bre, ni dans les questions que nous lui avons posées. 65:95 Une fois encore, nous remettons sous les yeux de nos lecteurs, et sous ceux de Félix Lacambre, le texte incriminé de sa fameuse déclaration : « En France, nous avons la chance inouïe de travailler habituellement avec les Évêques. Et c'est un peu grâce à cela que lorsqu'en 1949 un décret du Saint-Office interdit de col­laborer avec les communistes, le texte fut interprété dans son sens le plus restrictif, c'est-à-dire la seule appartenance au Parti. » Félix Lacambre a donc répondu, en parfaite connais­sance de cause, à côté. L' « engagement à la C.G.T. » nous en parlerons nous aussi un jour ou l'autre. Mais nous n'en avons point parlé à Félix Lacambre et nous ne lui en parlons point pour le moment. Félix Lacambre n'a toujours ni rien expliqué, ni rien retiré, ni rien corrigé de sa déclaration d'octobre 1963. La collaboration avec le Parti communiste (à la seule excep­tion de l'adhésion en forme) n'est ni désavouée ni inter­rompue. Certes, nous voyons bien la diversion. Nous voyons bien aussi que l' « engagement à la C.G.T. » qui selon Félix Lacambre est « permis » pourrait nous être l'occasion de poser de nouvelles questions, spécialement sur le point de savoir s'il est vraiment permis *purement et simplement*, sans conditions et *dans tous les cas*. Ces derniers propos de Félix Lacambre ne sont pas sans contenir une énigme mineure. Mais nous nous en tenons à l'énigme majeure. Sur laquelle nous n'avons d'ailleurs pas accusé Félix Lacambre d' « avoir menti ». Ayant rappelé quelle fut l'interprétation officielle, par l'épiscopat français, du décret du Saint-Office de 1949, et montré qu'elle n'était pas celle que prétend Félix Lacambre, nous avons remarqué : Félix Lacambre *semble avoir* menti en cela. Mais nous avons aussitôt ajouté que Félix Lacambre apparaît comme *un témoin digne de foi*. Et nous avons demandé -- pendant quinze mois -- quelle est donc la clef de cette étrange énigme. De cette énigme majeure. 66:95 La clef, ce n'est pas encore cette fois que Félix Lacam­bre nous la donne. Il préfère *inventer* des questions ou des « accusations » que nous n'avons jamais formulées, et parler d'autre chose. Dont acte. \*\*\* Ce même Félix Lacambre aime à déclarer pompeuse­ment, à tout propos et hors de propos : « *Nous avons à dire clairement, comme on le fait en monde ouvrier, ce que nous pensons. *» C'est précisément ce qu'il est incapable de faire devant nos questions, depuis plus de quinze mois. AU PLAN DES PERSONNES, comme il dit, c'est sa propre attitude en cette affaire qui juge un Félix Lacambre. Jamais aucun homme jouant franc jeu et cartes sur table ne s'est ainsi comporté. 67:95 ## CHRONIQUES 68:95 ### Perspectives conciliaires *entre la 3e et la 4e session* par Mgr Marcel LEFEBVRE Entre la seconde et la troisième session du Concile, S. Exc. Mgr Marcel Lefebvre, archevêque titulaire de Synna­da en Phrygie, et Supérieur général de la Congrégation du Saint-Esprit, nous avait donné une étude où il « faisait le point » : voir notre numéro 81 de mars 1964. Aujourd'hui il fait semblablement « le point » entre la troisième et la quatrième session, et il fait à nouveau à la revue *Itinéraires* le très grand honneur de la choisir pour y publier son article. QUE LE CONCILE de Vatican II soit en définitive un bienfait pour l'Église il semble difficile de ne pas l'affir­mer au moins par principe. Mais il est une chose certaine dont il est impossible de douter sans attendre la fin du Concile, c'est qu'il aura manifesté avec une évidence incontestable combien l'Église en certains de ses membres les plus élevés peut être influencée par le magistère des temps nouveaux : l'opinion publique. 69:95 #### Un nouveau magistère : l'opinion publique Jamais on n'avait pu mesurer comme à cette occasion la terrible puissance des moyens de communication sociale et en particulier de la presse et de la radio au service des inspirateurs de l'opinion publique. N'a-t-on pas entendu et lu dans les textes conciliaires ces paroles « le monde attend, le monde désire... le monde est impatient... ». Que d'interventions ont été faites, même inconsciemment, sous cette influence. Que de Pères ont voulu se faire les porte-parole de cette « opinion publi­que » combien d'autres ont approuvé ces interventions par peur de n'être pas conformes à ce nouveau magistère. Rechercher les fins, les moyens des inspirateurs de l'opi­nion publique serait une étude passionnante et très instruc­tive. Pour ma part je me contente de constater les faits, de rechercher les lignes de force de ces faits, et, en les regrou­pant, de montrer avec certitude qu'il ne s'agit pas de mani­festations occasionnelles, mais bien plutôt d'une des phases du combat du Prince de ce monde contre l'Église de Notre-Seigneur. Il est impossible en effet de ne pas comparer ce que nous ont enseigné nos maîtres vénérés de la Grégorienne et du Séminaire français, ce qu'ont enseigné les Papes en ces dernières décades, avec ce que nous avons entendu et avec ce que nous lisons à l'occasion du Concile. Comment ne pas conclure qu'il s'agit d'un autre magistère que celui de l'Église. Les discours des Papes clôturant les sessions, leurs interventions, ne font que corroborer cette affirmation. Nombreux sont les prêtres, plus nombreux encore les fidèles qui sont bouleversés par ce qu'ils lisent ou entendent et qui le plus souvent n'est que l'écho de ce nouveau magis­tère. Non, l'Église en la personne du Successeur de Pierre ne l'a pas encore substitué au magistère traditionnel ; l'Église Romaine non plus, et ceci est d'une importance ma­jeure ; en effet l'Église de Rome est, par l'union à son évêque « mater et caput omnium ecclesiarum ». 70:95 Or la ma­jorité des cardinaux et spécialement les cardinaux de Curie, la majorité des archevêques de la Curie et donc de l'Église de Rome, les théologiens romains dans l'ensemble ne sont pas de ce nouveau magistère. Et c'est là ce qui fait la force de cette minorité, dont l'opinion publique parle avec une certaine commisération. Jusqu'à présent elle se trouve avec Pierre et l'Église Romaine, c'est une bonne garantie. Peut-on essayer de découvrir les éléments principaux de ce magistère ? Un recul dans le temps faciliterait sans doute cette analyse. Mais comme il apparaît certain que beaucoup de ses principes sont hérités des tendances mo­dernistes abondamment décrites par les derniers Papes, il est donc plus aisé de les déceler. On peut, me semble-t-il, grouper les observations au­tour de deux faits ou deux points névralgiques du Concile : la collégialité juridique et la liberté religieuse. 1^er^ Thème :\ La Collégialité juridique contre la Hiérarchie Il paraît indéniable que l'un des premiers objectifs que proposaient ceux qui se faisaient les porte-parole de l'opi­nion publique était le remplacement du pouvoir personnel du Pape par un pouvoir collégial. Les temps modernes, soi-disant, ne permettant plus une autorité personnelle comme celle du Pape, exercée par des services entièrement à sa discrétion, il fallait donc supprimer la Curie et donner au Pape un conseil d'évêques avec lequel il gouvernerait l'Église, les évêques ayant eux aussi une réelle participa­tion au gouvernement de l'Église universelle. Cette affirmation atteindrait à la fois le pouvoir person­nel du Pape et le pouvoir personnel de l'évêque. Il fallait donc à tout prix prouver que la collégialité juridique a des fondements dans la tradition et en consé­quence dans la théologie. La suppression de la distinction entre le pouvoir d'ordre et le pouvoir de juridiction faciliterait la preuve. 71:95 L'évêque ayant par son sacre le pouvoir sur l'Église universelle, le Pape ne peut pas gouverner l'Église universelle sans faire appel aux évêques. Du même coup le Pape ne peut enlever ou trop restreindre les pouvoirs de juridiction des évêques puisqu'ils les tiennent de leur sacre. La collégialité était donc l'objectif à atteindre. Cet objec­tif atteint, toutes les conclusions venaient d'elles-mêmes ; elles modifiaient radicalement les structures traditionnelles de l'Église. Désormais tant à Rome que dans les nations l'Église serait gouvernée par des assemblées et non plus par une autorité personnelle absolument contraire à tous les principes de la société moderne selon les novateurs. La collégialité se présentait donc comme le premier « cheval de Troie » destiné à ruiner les structurés tradi­tionnelles. D'où l'acharnement avec lequel tout fut mis en œuvre pour une réussite assurée. Il faut avouer qu'humai­nement, vu le nombre de ceux qui croyaient devoir approu­ver, vu les moyens employés, le succès de la thèse nouvelle était certain. Mais l'Esprit Saint veillait et il faut lire attentivement la Note explicative pour se rendre compte que ce message est vraiment descendu du Ciel, car premièrement elle élimine la collégialité juridique et en conséquence supprime tout droit des évêques au gouvernement de l'Église uni­verselle, deuxièmement elle soumet la juridiction personnelle des évêques à l'entière disposition du successeur de Pierre, troisièmement elle, réaffirme que le rôle de Pasteur de l'Église universelle appartient au Pape seul, quatrième­ment elle notifie avec clarté que les évêques ne peuvent agir collégialement que selon la volonté explicite du Pape. La structure traditionnelle de l'Église est donc parfaitement sauvegardée, comme le Pape lui-même l'affirma dans son discours de clôture. Il faut avouer qu'après les angoisses que nous avons connues au cours de la deuxième session et au début de la troisième, cette lumière divine projetée à nouveau sur l'im­muable constitution de l'Église nous a paru comme un signe éclatant de la divinité de l'Église. 72:95 Comment d'ailleurs ne pas lier les deux événements : l'éloignement des erreurs qu'apportait une collégialité mal comprise et l'apparition de Marie Mère de l'Église, de l'Église de Notre-Seigneur, de l'Église catholique romaine, de l'Église faite du Pape, des Évêques unis et soumis au Pape et chefs de leurs Églises particulières, des prêtres et particulièrement des Curés coopérateurs des Évêques et enfin des fidèles, recevant par ce sacerdoce hiérarchique les grâces innombrables qui leur permettent de se sanctifier, de sanctifier la famille, la paroisse, la commune, la profes­sion, la cité, et ainsi de soumettre tout à l'ordre divin, par la pratique de la vertu de justice : « Opus justitiæ Pax ». L'Église est vraiment éternelle et Marie, qui à elle seule a vaincu toutes les hérésies, continue de veiller sur elle avec une maternelle sollicitude. 2e Thème :\ La Liberté religieuse contre le Magistère Dès le début du Concile les attaques contre le Magistère de l'Église et contre ses organes essentiels ont été d'une telle virulence qu'il est apparu avec évidence que l'un des objectifs à atteindre était une modification profonde dans le Magistère traditionnel. Le Magistère du Pape, le Saint-Office, l'un des princi­paux organes du magistère du Pape, la Sacrée Congrégation de la Propagande, et tout ce qui sert de fondement tradi­tionnel au magistère de l'Église : l'Écriture, la Tradition, l'enseignement de saint Thomas d'Aquin, les institutions de l'enseignement de l'Église comme les écoles catholiques, le zèle des conversions, c'est-à-dire le prosélytisme, tout cet ensemble a été attaqué systématiquement. Il me semble que le « cheval de Troie » destiné à réali­ser cette opération contre le Magistère traditionnel de l'Église se trouve être l'inconcevable schéma de la « Liberté religieuse ». 73:95 Celui-ci admis, toute la vigueur et toute la valeur du Magistère de l'Église sont frappées à mort d'une manière radicale, car *de soi le magistère est contraire à la Liberté religieuse.* Le Magistère impose sa Vérité, oblige morale­ment le sujet à l'accepter, le prive donc de sa liberté morale. Sans doute sa liberté psychologique demeure, mais sa possibilité de refuser l'enseignement ne lui donne pas pour autant le droit de refuser. Il doit croire sous peine de con­damnation. N'est-ce pas là une coaction contraire à la liberté ? Le Magistère doit s'imposer aux enfants, aux mineurs par ceux qui ont charge d'eux et qui croient. L'autorité croyante doit protéger le magistère et sauvegarder la foi de ceux dont elle a la charge. Autant d'atteintes à cette « Liberté religieuse » qui donne à chaque conscience le libre choix de sa religion. Ainsi s'expliquent mieux les constatations qui suivent. Le Magistère du Pape sera fortement attaqué, son infail­libilité sera présentée comme l'expression de l'infaillibilité de l'Église prise dans son ensemble et non comme une in­faillibilité personnelle. Les documents du Magistère ordi­naire des Papes seront exclus dans la rédaction des sché­mas, comme indignes d'un texte conciliaire. Nous savons trop de quelle manière a été traité le Saint-Office et son si admirable secrétaire. Cette méthode de jeter le discrédit sur la personne pour discréditer la fonc­tion est abominable et suffit à montrer de quel esprit sont animés ceux qui l'emploient. La Sacrée Congrégation de la Propagande n'a pas été épargnée. Elle aussi est essentiellement au service du Ma­gistère : peut-il y avoir propagation de la foi sans Magis­tère, sans prosélytisme, sans zèle pour l'enseignement sous toutes ses formes ? Or cela n'est pas conforme à la concep­tion de la Liberté religieuse qui peut accepter le dialogue d'égal à égal, le témoignage, mais pas l'ardente prédication sur la nécessité de la conversion pour être sauvé et sur la menace de la damnation éternelle qui pèse sur ceux qui refusent de croire et qui demeurent dans leurs péchés. 74:95 Il faudrait modifier le nom de la Congrégation, certains suggérèrent même de la supprimer, son existence est offen­sante pour la Liberté religieuse. Propager la foi a un aspect de coaction morale qu'il faut absolument éviter. Le Magistère se manifeste d'une manière trop catégo­rique et par voie d'autorité dans les Séminaires, dans les écoles catholiques, il faudra apporter des réformes pro­fondes dans ces institutions, peut-être même les supprimer en assimilant les séminaristes aux étudiants d'universités et en supprimant les écoles catholiques là où il y a des écoles d'État. L'enseignement devra se faire plutôt par carrefours que par cours, par consultations en bibliothèques plutôt que par un manuel expliqué, d'ailleurs il serait préférable de partir de l'apostolat pratique pour arriver à l'enseignement de la théologie. L'enseignement thomiste doit être présenté comme une solution possible et non pas comme l'enseigne­ment de l'Église. Les écoles catholiques devront en toutes circonstances se montrer respectueuses de toutes les religions et admettre les candidats indistinctement. Il est fâcheux d'ailleurs que les écoles soient affirmées catholiques, car ce caractère se présente avec un certain aspect d'intolérance religieuse qui ne convient plus à notre époque. Mais les réformes désirées ne s'appliquent pas seule­ment aux organes et institutions du Magistère de l'Église, mais aux sources mêmes de ce Magistère. Les Écritures doivent admettre une interprétation très diverse selon les genres littéraires et même selon la théorie des formes. L'inerrance sera donc diverse selon la diversité des genres. On pourra ainsi admettre des doutes légitimes sur de nombreux passages de l'Écriture. Quant à la Tradi­tion, il faut nécessairement la considérer en fonction du temps, des circonstances. D'où il est évidemment inutile d'apporter des documents de la Tradition à l'encontre de ce que désire affirmer le Concile d'aujourd'hui. Dire que l'En­cyclique « Libertas praestantissimum » de Léon XIII s'op­pose au concept de la Liberté religieuse que désire affirmer le Concile conformément à l'opinion publique, n'a pas de sens : Léon XIII a parlé pour son temps et non pour 1965. 75:95 Il y aurait bien d'autres affirmations formulées par le « nouveau magistère », mais il me semble que cette énumé­ration suffit amplement pour prouver que les interventions qui apparaissent dispersées ont une convergence incro­yable. Il est clair que le Magistère de l'Église gêne les adeptes du magistère de l'opinion publique. Il faut donc de toutes manières le diminuer. Le moyen propice sera la « Liberté religieuse ». Ces mots magiques, ambigus, sont plaisants comme la pomme plaisait à Ève. Quelle formidable victoire contre l'Église militante, « triomphaliste » si cette Liberté était admise. Que de conclusions on pourrait tirer ! jusqu'où pourrait-on amener l'Église acceptant dans son sein les arguments qui doivent la ruiner. Le Magistère de l'Église est sa raison d'être et la raison d'être du Magistère est la certitude de posséder la Vérité. Or la vérité est de soi intolérante vis-à-vis de l'erreur, comme la santé est opposée à la maladie. Le Magistère ne peut pas admettre le droit à la Liberté religieuse, même s'il la tolère. Dieu en effet n'a pas laissé à l'homme le droit de choisir sa religion, mais seulement la malheureuse possi­bilité, qui est une faiblesse de la liberté humaine. On reproche à l'Église de réclamer la liberté religieuse lorsqu'elle est en minorité et de la refuser lorsqu'elle est en majorité. La réponse est aisée. La Vérité est source du bien, de la vertu, de la justice, de la paix. Là où est la vérité, ces bienfaits se manifestent dans la société. L'Église demande que l'on reconnaisse qu'elle apporte ces biens précieux pour les États et qu'en conséquence on lui accorde la liberté de les dispenser. Les hommes d'État sensés et soucieux du bien de leurs conci­toyens admettent volontiers la valeur des bienfaits cultu­rels et sociaux apportés par l'Église catholique et lui accordent aisément une liberté qu'ils refusent parfois aux autres. L'Église est en droit de demander cette liberté d'exis­tence et d'action parce qu'elle apporte avec elle les dons précieux qui découlent de la Vérité dont elle est seule déten­trice d'une manière totale. Toute l'histoire contemporaine des Missions montre cette situation privilégiée de l'Église catholique, qui fait fleurir les vertus familiales et sociales en ses membres. 76:95 C'est pourquoi des États à majorité non chrétienne placent à leur tête ou à des fonctions impor­tantes ces catholiques qui par leur dignité de vie, leur pro­bité, leur conscience apportent le témoignage éclatant de la vérité de l'Église catholique. N'était-ce pas ce que disait déjà saint Cyprien à l'em­pereur pour lui demander d'épargner les chrétiens et leur laisser la liberté ? Quand l'Église est majoritaire, elle doit à la Vérité et au bien des peuples de dispenser la bonne doctrine et de répandre ainsi tous les bienfaits qui découlent de la Vérité auprès des citoyens, les mettant à l'abri de l'erreur et des vices qui l'accompagnent. C'est vivre dans l'abstraction, dans l'irréel, que de raisonner de la Vérité sans faire allu­sion au bien qui lui est inséparablement uni, de même que le mal et le vice sont inséparablement unis à l'erreur. Il est plus aisé de reconnaître que seul le bien a des droits et que le mal n'en a pas. Or ce qui s'affirme du bien doit se dire de même de la Vérité. « Ens, verum et bonum convertun­tur » ce que l'on affirme de l'Être *peut se dire du Vrai et peut se dire du Bien* et inversement, ces trois réalités ne sont qu'une et même chose. \*\*\* Avant d'esquisser certains remèdes aux maux qui affectent l'Église, il me semble nécessaire d'insister sur le danger qui menace l'Église en montrant combien les objec­tifs désirés par les novateurs servent exactement les thèses soutenues par les protestants et les communistes. Qu'il suffise de lire ce que disent des pasteurs comme M. Richard-Mollard dans ses articles du *Figaro,* qu'on écoute M. Garaudy à la rencontre de Louvain : ce dont se ré­jouissent ces Messieurs, qui évidemment prennent leurs idées à une autre source que celle de l'Église Romaine, c'est de constater qu'enfin une grande partie des catholiques comprennent que deux caractères de l'Église catholique Romaine sont inadmissibles : son magistère et son genre d'autorité. 77:95 Le Magistère est intolérable parce qu'il s'impose et s'attribue la Vérité dans les domaines de la foi et des mœurs, c'est-à-dire dans la vie sociale et dans les principes moraux qui dirigent la politique, l'économie, la technique. Il faut en finir avec ce magistère, le remplacer par un dia­logue, que l'Église descende de la chaire, se mêle au peuple sur un pied d'égalité avec toutes les confessions. Qu'elle dialogue, mais n'enseigne plus avec autorité. Qu'elle soit la première à accorder la « Liberté religieuse ». D'où l'immense intérêt porté par les communistes et les protestants à ce thème de la Liberté religieuse. De plus, comme le dit Garaudy à Louvain : « Finissons-en avec les classes dans la société. » Donc, dans l'Église : Finissons-en avec « l'Ordre » qui est précisément un sacre­ment instituant des classes parmi les personnes, les unes étant supérieures, les autres inférieures. Finissons-en avec la juridiction qui elle aussi crée des classes. Que la distinction entre prêtres et laïcs, entre évêques et prêtres, entre le Pape et les évêques s'estompe, tous frères, égaux dans tous les domaines. Il faut supprimer les marques extérieures de ces différences d'ordre et juridic­tion, et voilà trouvé le mot magique de « triomphalisme » qui servira admirablement à détruire toutes les marques de respect envers l'autorité vouée au nivellement. Sans doute peu nombreux sont les Pères du Concile qui ont pensé que les Protestants et les Communistes vien­draient applaudir à leurs interventions faites en ce sens. Mais la réalité est là qui aujourd'hui crève les yeux. Ces affirmations sont nombreuses des ennemis traditionnels de l'Église se réjouissant de voir des membres éminents de l'Église abonder dans les idées qu'ils ont toujours défen­dues. Mais ceux-ci se sont trompés, l'Église ne vient pas à leurs idées. Ni la collégialité, ni la Liberté religieuse mal entendues, contraires à la doctrine de l'Église, ne passe­ront : c'en est fait pour la première thèse, c'en sera bientôt fait pour la seconde. 78:95 La Vierge Marie veille sur le Magistère et sur l'autorité dans son Église catholique et romaine. Suggestions pour l'avenir Malgré une certaine confusion des idées à l'heure actuelle, peut-on rechercher les clartés de la nouvelle au­rore que le Concile fera lever sur le monde ? Ces perspectives seront sans doute plus aisées à décou­vrir dans quelques années. Mais n'est-il pas souhaitable que ceux qui ont vécu la vie du Concile s'efforcent, dans la par­faite soumission au Successeur de Pierre, de les déterminer afin de susciter les initiatives vraies et généreuses sorties de la plus pure tradition de l'Église, surgissant vraiment de l'Esprit de Dieu toujours vivant dans son Épouse. Liturgie Au milieu des oppositions, des exagérations, des discus­sions qui caractérisent cette période d'adaptation de la Liturgie, peut-on espérer qu'une ligne moyenne fructueuse sera trouvée, ? A voir la rapidité, inaccoutumée dans l'Église, avec laquelle dans tous les pays les applications se sont réali­sées, on ne peut s'empêcher de craindre que certaines mesures n'entraînent des résultats imprévus et malheureux. Ainsi en est-il de la dévotion au Saint-Sacrement, de la dévotion à la Vierge Marie et aux Saints dont les statues sont éliminées de nombreuses églises, sans aucun souci de la plus élémentaire pastorale et catéchèse ; de la belle et bonne ordonnance de la maison de Dieu, qui est devenue une maison des hommes plus qu'une maison de Dieu ; de la beauté vraiment divine des chants latins supprimés et non encore remplacés par des mélodies équivalentes. Cependant de ces constatations devons-nous conclure qu'il fallait garder toutes ces choses sans changement ? Le Concile avec mesure et prudence a répondu par la négative. Quelque chose était à réformer et à retrouver. 79:95 Il est clair que la première partie de la Messe faite pour enseigner les fidèles et leur faire exprimer leur foi avait besoin d'atteindre ces fins d'une manière plus nette et dans une certaine mesure plus intelligible. A mon humble avis deux réformes dans ce sens semblaient utiles : première­ment les rites de cette première partie et quelques traduc­tions en langue vernaculaire. Faire en sorte que le prêtre s'approche des fidèles, com­munique avec eux, prie et chante avec eux, se tienne donc à l'ambon, dise en leur langue la prière de l'oraison, les lectu­res de l'Épître et de l'Évangile ; que le prêtre chante dans les divines mélodies traditionnelles le Kyrie, le Gloria et le Credo avec les fidèles. Autant d'heureuses réformes qui font retrouver à cette partie de la Messe son véritable but. Que l'ordonnance de cette partie enseignante se fasse d'abord en fonction des Messes chantées du Dimanche, de telle manière que cette Messe soit le modèle suivant lequel les rites des autres Messes seront adaptés, autant d'aspects de renouvellement qui apparaissent excellents. Ajoutons sur­tout les directives nécessaires à une prédication vraie, simple, émouvante, forte dans sa foi et déterminante dans les résolutions. C'est là un des points les plus importants à obtenir dans le renouveau liturgique de cette partie de la Messe. Pour les sacrements et les sacramentaux, l'usage de la langue des fidèles semble encore plus nécessaire, puisqu'ils les concernent plus directement et plus personnellement. Mais les arguments en faveur de la conservation du latin dans les parties de la Messe qui se font à l'autel sont tels qu'on peut espérer qu'un jour prochain des limites seront mises à l'envahissement de la langue vernaculaire dans ce trésor d'unité, d'universalité, dans ce mystère qu'au­cune langue humaine ne peut exprimer et décrire. Que ne devons-nous pas souhaiter pour que l'âme des fidèles s'unisse spirituellement, personnellement, à Notre-Seigneur présent dans l'Eucharistie et à son divin Esprit, de telle sorte que tout ce qui peut nuire à ce but, par exagération de prières vocales et exagération de rites, par manque de respect à l'Eucharistie, par une vulgarité inconvenante pour les mystères divins, doit être absolument pros­crit. 80:95 Une réforme en ce domaine ne peut être bonne que si elle assure d'une manière plus certaine les fins essen­tielles des mystères divins tels que Notre-Seigneur les a établis et que la Tradition les a transmis. La Constitution de l'Église Mais voici un sujet peut-être plus délicat à évoquer et qui semble cependant peu à peu s'acheminer vers des for­mes plus précises, c'est le problème qui a été l'occasion du débat sur la collégialité. Nous vivons à une époque de multiplication à l'extrême des moyens de communication sociale. En soi, cette multi­plication peut avoir d'excellents effets et devrait en avoir. Il apparaît donc normal que la communication des pensées, l'échange des idées soit plus fréquent, plus riche. Or selon le traité de la prudence de saint Thomas, l'autorité, le chef, avant d'exprimer un jugement, de prendre une déci­sion, doit dans sa sagesse prendre conseil auprès des per­sonnes qu'il juge aptes à le conseiller. Il apparaît donc normal aujourd'hui, grâce à ces possibilités de prendre conseil auprès des personnes aptes, mais qu'on ne pouvait facilement atteindre il y a seulement quelques décades, que le chef de l'Église universelle, le Pape, s'entoure de conseil­lers qu'il ne pouvait avoir autrefois. Que cette possibilité, dont seul le chef est juge, apporte quelques modifications dans la Curie Romaine, c'est-à-dire dans ce qui forme le Conseil habituel du Saint Père et ceux auxquels il confie une part de sa responsabilité, c'est possible et vraisem­blable. Mais à cette occasion faire dire aux Père du Concile qu'ils avaient un droit de cogouvernement avec le Pape fut une entreprise insensée. Il est inconcevable de changer ce qui est depuis que la volonté de Notre-Seigneur s'est exprimée clairement et que la Tradition inspirée a mis en exercice ce gouvernement qui a d'ailleurs fait ses preuves d'origine divine, par sa stabilité, et en définitive sa parfaite adaptation à tous les temps. On ne changera jamais le fait que le Pape, et lui seul, a comme vicaire de Jésus-Christ, un pouvoir qui s'étend à l'Église universelle. 81:95 Mais cela n'a jamais empêché les Papes d'adapter leurs services aux nécessités du temps. Et cela demeure le domaine propre du successeur de Pierre. Les évêques ne peuvent, même comme Pères du Concile, que faire de très respectueuses et discrètes suggestions. Toutefois ce problème tant agité à l'intention du gou­vernement de l'Église universelle a des répercussions graves dans un domaine qui touche de près les évêques, leur propre pouvoir dans leur diocèse. Là aussi il y a des directives nouvelles à attendre, mais quel besoin de vouloir attaquer ce qu'il y a de plus beau, de plus sacré, de plus efficace dans l'Église, après le pouvoir pastoral du Pape, le pouvoir pastoral et paternel de l'évêque, en l'absorbant dans un pouvoir collectif. Toute la vigueur de l'apostolat de l'Église se trouve dans ces deux pouvoirs. C'est grâce à ces deux pouvoirs hiérarchisés, en ce qui concerne la juridiction, mais pouvoirs très bien répartis et donnant une autorité considérable aux évêques dans les diocèses, que l'Église est une organisation d'apostolat remarquablement vivante, souple, s'adaptant aux lieux, aux populations, avec une sagesse et une vitalité qui n'existe en aucun gouvernement de ce monde. Ainsi ce pouvoir est et ne peut être qu'intangible. Toute restriction qui ne viendrait pas directement du Pape serait profondément nuisible à l'apostolat et paralyserait le zèle et l'initiative épiscopale, qui sont la vertu de l'apostolat. Cependant, certaines conditions sociales actuelles demandent sans aucun doute que les évêques d'une région ou d'un pays ou de plusieurs pays se rencontrent, échan­gent leurs préoccupations en fonction de certaines diffi­cultés qui peuvent être similaires, instaurent ensemble certains services d'information, de presse, et même d'apos­tolat, mais tout ceci à des conditions extrêmement précises, surtout en ce qui concerne directement l'apostolat. Il semble que l'on puisse dire : 1. -- qu'il est dangereux de créer des Directions, mais qu'il est utile de développer des Servi­ces auxquels les évêques peuvent s'adresser ; et 2. -- qu'il est souhaitable qu'une certaine unanimité puisse se faire sur certains problèmes importants comme celui de l'ensei­gnement, par exemple, mais que toujours tout évêque demeure libre et juge de l'application dans son diocèse, à moins que la question soit soumise au Saint-Siège qui jugera de ce qu'il faut faire. 82:95 Il est inconcevable qu'une majorité en impose à une minorité par le simple jeu des votes. C'en serait fini de l'autorité épiscopale. Il est de première importance que l'évêque soit consi­déré dans son diocèse comme le seul responsable de l'apos­tolat après et sous le Pape. Toute autorité intermédiaire serait intolérable et ruinerait toute initiative épiscopale. Elle serait manifestement contraire à toute l'histoire de l'Église. Cependant qui niera que ces rencontres épiscopales fraternelles, que certains services communs puissent être utiles et bienfaisants : qu'on songe au Secours Catholique, à Misereor, aux Œuvres Pontificales Missionnaires, à la Mutuelle sacerdotale. Que de services peuvent être ainsi rendus. Mais toute organisation ayant une répercussion sur l'apostolat ne peut être qu'un *service et non une direc­tion*. L'évêque en son diocèse doit demeurer entièrement libre, sous peine de n'être plus qu'un fonctionnaire et, disons-le, un mineur. Autant les assemblées faites dans les normes jusqu'ici admises par le Saint-Siège sont encourageantes et fécondes, autant, faites dans le sens de limiter sans cesse le pouvoir personnel de l'évêque, elles deviendraient étouffantes et in­tolérables parce que contraires à la nature même du pou­voir épiscopal. Combien il semble bon d'évoquer ici tout ce que peut apporter dans le gouvernement épiscopal une heureuse mise en pratique de ce que suggère le Droit Canon : les synodes, les conférences sacerdotales, les consulteurs diocésains. Que d'heureux échanges peuvent être ceux de l'évêque avec ses prêtres conseillers, responsables de l'apostolat immédiat. Ce qui importe, c'est le respect de l'autorité épiscopale déci­dant en dernier lieu. Mais les suggestions seront d'autant plus franches et plus fraternelles que le respect de l'évêque sera plus grand. Bienheureux l'évêque qui vit fraternellement avec ses prêtres, les aime, les comprend, les visite personnellement, les encourage, les édifie. 83:95 On peut tout espérer d'un diocèse où les prêtres sont vraiment les coopé­rateurs de l'évêque et où chaque prêtre remplit la fonction qui lui est donnée en se gardant de détruire l'autorité des autres et en particulier du Curé, pasteur directement res­ponsable des âmes qui lui sont confiées. Quand les pou­voirs sont bien ordonnés, entre les Curés, les prêtres chargés de l'A.C., les aumôniers des écoles, sous l'œil paternel de l'évêque, les résultats peuvent être admirables. Seul l'évêque du diocèse peut créer cet ordre et lui donner vie et efficacité. Si l'organisation vient d'en dehors du diocèse, sans l'autorité personnelle de l'évêque du lieu, c'est le désordre qui s'introduit. Il en est de même pour la paroisse, lorsque le Curé ignore ce qui s'y fait et qui concerne son apostolat. « Omnia in ordine fiant ! » Nombreux sont les problèmes étudiés par le Concile, mais il en est dont il est difficile de déterminer les conclu­sions étant donné que les textes ne sont pas encore défi­nitifs : ceux qui concernent le magistère en particulier, la liberté religieuse, les Missions, le schéma de l'Église dans le monde, la Révélation, les écoles, les séminaires... On peut cependant espérer en toute vérité que le Concile portera des fruits abondants, tout autant par le main­tien ferme des vérités traditionnelles que par les perspec­tives, nouvelles qu'il permet d'entrevoir. En définitive les efforts pour obtenir un faux « aggiornamento » auront con­tribué à situer exactement le véritable, tel que l'Église le désire. Persévérons donc dans la prière avec Marie et les Apôtres pour que l'Esprit de Notre-Seigneur descende en abon­dance dans les âmes de tous les pasteurs et, de tous les fidèles. *En la fête de la Pentecôte\ 6 juin 1965* Marcel LEFEBVRE. Archevêque tit. de Synnada in Phrygia,\ Supérieur Général de la Congr. du St-Esprit. 84:95 ### Sainte Colère par Michel de SAINT PIERRE Sous ce titre de « Sainte colère », Michel de SAINT PIERRE va publier en octobre, aux Éditions de la Table ronde, une œuvre âpre et douloureuse, qui tient du journal et de la profession de foi, -- où seront évoqués notamment les problèmes soulevés par son roman « Les Nouveaux Prê­tres » et par les derniers événements dans l'Église. Nous publions ci-après quelques pages inédites de ce nou­veau livre, dont la parution n'ira pas sans remous. Et nous remercions très vivement Michel de SAINT PIERRE d'avoir choisi la revue « Itinéraires » pour y faire, en exclu­sivité mondiale, la première publication de ces extraits iné­dits de « Sainte colère ». LE MOT « schisme », pour notre modeste part, nous n'avons jamais voulu le prononcer. J'ai beau chercher dans mes livres, dans mes articles de journaux -- dans les nombreuses publications de mes amis -- je n'y retrouve pas le mot « schisme »... Mais ce mot-là, tout récemment, il a été évoqué par S. E. l'Archevêque coadjuteur de Rouen, Mgr Pailler, à l'occasion du congrès de l'Action Catholique des Milieux Indépendants (A.C.I.). La presse s'est immédia­tement emparée de l'exposé de Mgr Pailler -- lui infli­geant ce curieux phénomène de « grossissement » qui interpose une énorme loupe entre nos yeux candides et toute déclaration d'un personnage en vue, sur un problème religieux brûlant. J'ai bien dit : religieux. 85:95 Car il faut reconnaître que les projecteurs les plus aveu­glants de l'actualité visent aujourd'hui -- et pas seule­ment chez les chrétiens -- cet ordre de questions. Tout événement pâlit devant le Concile. Dans les salons comme dans la rue, dans les salles de rédaction comme dans les clubs de pensée, au patronat comme au syndi­cat, chez les chefs d'État et dans le monde entier, les commentaires vont leur train sur le prêtre, le dialogue, l'œcuménisme, la liberté religieuse et l'ouverture de l'Église au monde, éveillant l'amour ou la fureur, la crainte ou l'espoir, et toujours la plus ardente curiosité. L'âme de la plupart des journalistes cachait un théolo­gien qui se dresse en sursaut. Voici un passionnant et singulier *signe de ce temps*, et nous n'avons pas fini de l'interpréter... \*\*\* Quoi qu'il en soit, la crainte d'un schisme exprimée par Mgr Pailler fit sensation. Et l'Archevêque lui-même parut s'en étonner. Des quotidiens à grand tirage interrogèrent sans tar­der « un certain nombre de personnalités », comme ils disent. Et bien entendu, on trouva le moyen de placer la discussion sur un terrain politique. « Qui est visé -- la droite, ou la gauche ? » -- « Si l'Épiscopat craint le schisme, de qui le craint-il, des progressistes ou des intégristes ? » etc., etc. Dans ce pays, nous aurons beaucoup de mal à obte­nir que les problèmes ne soient pas automatiquement observés sous un éclairage politique -- nous parvien­drons difficilement à renoncer à ces termes de « droite » et de « gauche », inexacts, éculés, que l'on se jette inlassablement au visage... De quoi s'agissait-il ? Très exactement, d'une fraction de la France chrétienne qui serait rebelle à l'autorité de l'Épiscopat, aux innovations du Concile, aux décisions de Rome -- et qui risquerait, en particulier, de ne pas accepter les schémas à venir sur l'ouverture de l'Église au monde et sur la liberté religieuse. 86:95 Convenons d'abord qu'il faut un sérieux pessimisme pour annoncer *à l'avance* la réaction défavorable d'un groupe de fidèles sur des textes conciliaires *non encore promulgués*. Connaissant la sagesse de nos Évêques, nous sommes bien sûrs que les journaux ont mal com­pris la pensée de Mgr Pailler. Interrogés à notre tour sur nos propres réactions, nous ne pûmes que faire le point des récents événements intervenus chez nous, dans le monde catholique : camou­flage de l'affaire Pax en France ; dialogue éhonté avec les communistes malgré les ordres de Rome ; révolte ouverte des dirigeants de la Jeunesse Étudiante Chré­tienne ; publication, par le journal « Témoignage Chré­tien », d'un article de M. Roger Garaudy, membre du Comité central du Parti communiste français ; insolence de la déclaration de l'A.C.O. à l'égard de nos Évêques -- sans parler de toutes les « critiques amères et dissol­vantes » dont les journaux et revues catholiques sont remplis depuis la fin de la troisième session, en ce qui concerne notamment les interventions du Souverain Pontife au Concile. Ajoutons encore les « extravagan­ces », l' « anarchie » qui, président, selon les paroles mêmes de Mgr Garrone et du Cardinal Feltin, à l'appli­cation des textes sur la liturgie. Tout cela, disions-nous, formait un ensemble assez impressionnant pour que l'Épiscopat français s'en émût. Nous ne pouvions évi­demment, pour notre part, nous sentir le moins du monde visés -- puisque ce dialogue avec le communisme, nous ne cessons de le dénoncer ; puisque ces fan­taisies, ces extravagances, nous les avons constatées dans nos articles et dans nos livres ; puisque nous nous montrons fidèles à l'enseignement des Papes ; puisque jamais une critique n'est sortie de nos plumes, touchant les admirables textes conciliaires, dont nous prétendons, bien au contraire, empêcher qu'on les trahisse et qu'on les défigure ; puisque nous avons proclamé, à maintes reprises, notre indéfectible attachement à nos Évêques et au Souverain Pontife -- et puisqu'enfin, ouverts de toute notre âme à l'*Aggiornamento,* mais tenus en exil et trop longtemps réduits au silence dans notre propre famille catholique, nous attendons tout de *l'ouverture au monde* que la Sainte Église notre Mère va proclamer. 87:95 Dans ces conditions, si certains veulent vraiment le schisme, ce n'est pas chez nous, bien sûr, qu'il faut les chercher. Il faut les chercher parmi les rebelles, et non parmi les fidèles. Notre optimisme, à nous qui avons souffert, reste entier. En marche dans l'Église, avec l'Église, nous che­minons -- en ce moment précis où je parle -- à la rencontre de ceux qui sont nos frères en christianisme et qui se détournent de nous. Et nous ne croyons pas une seconde que ceux-là mêmes qui se révoltent puissent aller jusqu'au bout de la désobéissance ni de l'orgueil. *Il n'y aura pas de schisme.* Il n'y aura pas de schisme, dans cette France que l'on a déjà si cruellement divisée. Dieu et la Vierge, Mère de l'Église, y pourvoiront. \*\*\* Il n'y aura pas de schisme -- et cependant, notre angoisse demeure. Au fur et à mesure que nous avançons dans notre travail vers l'unité, nous nous heurtons à d'incompré­hensibles obstacles. Tout se passe comme si, non seulement des journaux catholiques (nous l'avons vu), mais aussi des prêtres et des laïcs engagés dans une action chrétienne, voulaient instiller dans nos entretiens, dans nos discussions, le poison de la politique. A cet égard, pour ne prendre qu'un exemple, nous lisions un bien étrange article paru sous la plume de M. l'Abbé René Laurentin ([^9]). L'auteur semblait de notre avis, en principe, sur le fait qu'il n'y aurait pas de schisme. Mais il prétendait porter un diagnostic, à sa manière qui est parfois un peu con­fuse, sur la mentalité d'un « groupe » « qui refuse par principe le Concile et cherche le drame ». 88:95 M. l'Abbé Laurentin attribuait à ce groupe trois objectifs : inspi­rer à la Hiérarchie la crainte des réformes ; mener une propagande à base de réunions ; agir dans la presse, par le moyen de la polémique. Et comme la terminologie de « nouveaux prêtres » ; dont j'ai pris l'initiative et qui a servi de titre à mon livre, était expressément citée par M. l'Abbé Laurentin, entre guillemets, il a bien fallu cette fois que je me sentisse visé... J'ai parfois du mal à comprendre la pensée de M. l'Abbé Laurentin. Pêle-mêle, il nous accuse de dénoncer « un complot communiste dans l'Église » -- mais com­ment doit-on appeler l'affaire *Pax *? Il dit que nous citons des faits « ordinairement défigurés » -- ceci, sans invoquer la moindre référence, et pour cause. *In fine*, il prétend que nous dénonçons un schisme dans l'Église -- et là, je me permets de le renvoyer à nos propres publications : il n'y trouvera pas le mot schisme, je le répète, puisque nous n'avons pas usé de ce mot avant les déclarations de Mgr Pailler. Un tel amalgame n'aurait guère d'importance, si l'on n'y distinguait deux erreurs graves dont il faut tout de même faire justice : La première, est que M. l'Abbé Laurentin nous prête une attitude « anti-conciliaire ». Nous ne pouvons, sur ce point, qu'évoquer nos propres textes dont il semble mal informé. André Giovanni, dans « Le Monde et la Vie » de mai 1965, affirmait : -- Nous avons défini expressément l'esprit qui nous a toujours animé, « *servir Rome dans le respect du Concile placé, comme toute l'Église, sous l'autorité uni­que de Paul VI, successeur de Pierre* »*.* Quant à moi, j'ai écrit dans une « Lettre à nos Évêques et à nos Prêtres » qui a été rendue publique : « *Je me désolidarise totalement de ceux qui s'attaquent à la Hiérarchie, à l'Épiscopat, au Concile, à Rome, d'où qu'ils viennent, à quelque bord qu'ils appartiennent* ([^10])*.* » 89:95 Cette profession de foi, de nombreux journaux lui ont fait écho. Jean Madiran, dans le supplément au n° 92 de la revue *Itinéraires,* l'a présentée et publiée ([^11]). Il suffit, enfin, de lire les articles de nos amis de « La France Catholique », de « Permanences », de « Nou­velles de Chrétienté », du « Cercle d'informations civi­ques et sociales », de « l'Homme Nouveau », de « La Pensée Catholique » et de tant d'autres, pour savoir que leur discipline à l'égard du Concile et de Rome est aussi rigoureuse que la nôtre. C'est une simple question d'in­formation -- et de bonne foi. Mais la seconde erreur de M. l'Abbé Laurentin me semble pire que la première. Il ose écrire : « *Les bombes morales ont pris le relais de certaines bombes matérielles qui faisaient tant de bruit, il n'y a pas si longtemps.* » Et ceci est très grave. Bien sûr, M. l'abbé Laurentin ne nomme personne. Il montre du doigt, il désigne. Or, de deux choses l'une : ou bien M. l'abbé Laurentin a connaissance de faits que nous ignorons, concernant les « lanceurs de bombes ». Mais alors, c'est un commen­cement de délation. Ou bien, il ne sait rien. Mais alors, c'est de la diffamation pure et simple. Délation ou diffamation contre qui ? Contre ce « groupe » qui se permet de critiquer les extravagances des « nouveaux prêtres », des « nouveaux théologiens » -- et de dénon­cer le « complot communiste » en chrétienté. Et voici où je voulais en venir : quand donc pren­dront fin, dans la famille catholique, de pareils procédés qui font irrésistiblement penser aux méthodes marxistes en usage ? Peut-être, après tout, faut-il y voir les effets d'une *manœuvre politique* -- laquelle s'élaborerait, obscuré­ment et patiemment, à l'ombre de nos églises ? Peut-être veut-on utiliser, dans un but bassement temporel, les divisions qui peuvent exister chez nous dans l'ordre religieux ? 90:95 Et la manœuvre dont il est question, dirigée par l'Anti-France, peut-être faut-il la définir ainsi : mettre l'accent sur nos affrontements, transformer nos heurts en haines, souligner les mots archi-usés de « droite » et de « gauche » et leur donner une existence sur le plan catholique ; pousser les modernistes à la rébellion ouverte, en affirmant aussitôt que les rebelles, ce sont les autres ; déformer la pensée d'un évêque et inciter la presse à crier au schisme, avec l'espoir que ce fantôme devienne réalité ; favoriser l'infiltration du marxisme chez nous, en offrant une chaire de faculté à tel membre du Parti Communiste français ; pousser dans toutes les directions le dialogue avec les marxistes, c'est-à-dire, très exactement, imposer leur présence au sein de la France chrétienne... Et tout cela se ramène à un même but, tellement visible qu'il devient aveuglant : *obtenir que nous colla­borions avec le Parti Communiste à l'édification du Socialisme* -- comme le demandait expressément le progressiste hongrois Georges Ronay à la Semaine des Intellectuels Catholiques. Or, qui fait obstacle à ce programme ? Qui empêche de socialiser en rond ? Nous autres, tous ceux que plus haut je nommais « nos amis » -- et cela fait aujour­d'hui beaucoup de monde. On veut appeler cette im­mense équipe « les gens de droite, et d'extrême-droite » -- ce qui, je le répète, ne correspond plus à rien. Et tandis que nous nous efforçons de distinguer le poli­tique du religieux, ceux qui se veulent nos ennemis les mêlent à plaisir. Oui, la tactique de l'amalgame joue à plein. Au mépris d'une Histoire dont le sang n'est pas encore sec, on accuse des violences d'hier ceux qui veulent aujourd'hui extirper le communisme. Et chose étrange, nos articles, nos livres sont dénoncés par les marxistes avec rage -- et presque dans les mêmes ter­mes que par nos « adversaires » de la grande presse catholique. 91:95 Nous gênons. En vérité, nous nous introduisons comme du sable dans la machine. Quelque part, une manœuvre de grande envergure a été conçue, et nous l'empêchons de se développer. Et cette soi-disant « droite », ce vaste « groupe » abhorré que nous som­mes, on réclame contre lui la condamnation religieuse, qui l'émietterait, le briserait. Autres faits significatifs : on ressuscite par tous les moyens l'O.A.S. morte, en même temps que l'on évoque l'Affaire de l'Action Fran­çaise. Et d'analogie en analogie, d'amalgame en amal­game, la « droite » à tuer sera chargée de toutes les chaînes passées et présentes. L'avenir lui-même est évo­qué : notre attitude est et sera anti-conciliaire, dit-on inlassablement, sans tenir le moindre compte de nos actes ni de nos professions de foi. Et pour couronner le tout, la presse -- catholique et non catholique -- annon­ce par avance que nous nous révolterons contre des textes conciliaires non encore approuvés par les Évê­ques, ni signés par le Successeur de Pierre. Tout cela est pris et repris, tourné et retourné, lancé, relancé par des journaux, par des revues qui se procla­ment « de gauche », par la radio, ou dans des livres si notoirement injustes et diffamatoires que le public les rejette, aussitôt qu'il y a goûté. Mais cet extraordinaire effort de calomnie, cette *manœuvre politique* finiraient par porter leurs fruits, au mépris de la justice et de la vérité, si nous n'y tenions la main. Isoler la fameuse « Droite » en criant « haro » sur elle de toutes parts, la mettre une bonne fois au pilori en l'accusant ensemble de « fascisme » politique et de rébellion religieuse, tel est le thème. La chose était en train ; elle mûrissait, pleine de sucs, de promesses et de poison. Et voilà que nous ne marchons plus ; nous n'offrons plus notre tête au carcan ; nous refusons d'avaler le poison. Et *l'His­toire ne se répétant jamais*, nous allons gagner ce com­bat -- le gagner définitivement, avec des armes frater­nelles qui ne blessent pas, qui ne tuent pas. Nous ne sommes plus quelques centaines de milliers d'hommes, mais des millions. Nous ne sommes plus un journal ou un mouvement isolés, mais une très forte équipe de presse, d'édition, de librairie, de clubs de pensée, de mouvements de jeunesse -- *qui n'accepte pas la socia­lisation de ce pays. Qui ne l'acceptera jamais.* 92:95 Et qui, sur le plan de son combat pacifique, s'en tient vigoureuse­ment à l'enseignement des Papes, à l'esprit du Concile dominé par la Tête, au droit naturel et à la doctrine sociale de l'Église. Oui, *les choses ont changé :* à telle enseigne que nos « ennemis » semblent plutôt embar­rassés... Davantage : *notre confiance dans nos évêques est totale.* Nous leur parlons, nous leur écrivons. Nous ne leur demandons pas que « les autres » se taisent ; nous demandons à parler, nous aussi ; laïcs adultes dans l'Église, nous demandons à être écoutés, car après un si long silence, nous avons beaucoup à dire ; nous demandons que la table de l'Hôte nous soit ouverte, dans notre propre communauté catholique ; nous de­mandons que nos messages, nos appels ne restent pas sans réponse. Nous demandons que les millions de bap­tisés qui souffrent et pensent avec nous soient ainsi conviés à la grande Fête Populaire du Christianisme, annoncée par le Concile. Nous demandons à être traités en frères, par nos frères -- et non plus en chiens que l'on voudrait noyer. Et pour signifier tout cela, nous avons solennellement invoqué, devant tant d'injures, de perfides manœuvres et de calomnies douloureuses, la protection de la Hiérarchie Catholique -- pour notre honneur et notre fidélité... Mais nous sommes aujourd'hui contraints de poser à nouveau une question, avec la même stupeur : comment des prêtres peuvent-ils prêter la main aux exercices de l'unique Ennemi, pour le plus grand profit des adver­saires de la Foi ? Nous n'accusons personne. Nous voyons bien que dans cet énorme imbroglio, de nombreux clercs, de nom­breux laïcs engagés sont victimes de slogans, d'affirma­tions mille fois répétées. Nous pensons qu'emportés par leur zèle, bouleversés comme nous le sommes nous-mêmes par le spectacle d'une masse et d'une élite qui l'une et l'autre se coupent de Dieu, nos apôtres moder­nes -- laïcs et prêtres -- sont abusés, trompés, bafoués, trahis ; qu'ils ne voient plus clairement le danger ni le mal ; et que l'ignorance où ils sont de la véritable manœuvre en cours les entraîne sur la pente... 93:95 Cela dit, nous n'accordons pas les mêmes circons­tances atténuantes aux gens de haine, aux calomniateurs systématiques -- ni aux mouchards. Michel DE SAINT PIERRE. N.D.L.R. -- A la suite de ces extraits du prochain livre de Michel de Saint Pierre, il nous paraît utile de donner à nos lecteurs un aperçu de son intense activité de conférencier, où il défend par la parole les idées qu'il illustre par la plume. Depuis le mois d'octobre 1964, Michel de Saint Pierre a donné des conférences et tenu des réunions dans les occasions suivantes : 9 octobre : Pont-Audemer 14 octobre : Tours 22 octobre : Centre Georges Sauge 26 octobre : Alençon 28 octobre : Perpignan 30 octobre : dîner-débat à la Vox-Culturelle 4 et 5 novembre : Bruxelles (3 conférences) 17 novembre : Lisieux 19 novembre : Lille 24 novembre : Lorient 26 novembre : Lausanne (Conférence aux élèves de l'École Normale) 2 décembre : Bordeaux 5 décembre : H.E.C. Jeunes filles 7 décembre : Arras 10 décembre : Italie (2 conférences) 12 janvier : Avignon 13 janvier : Montpellier : 14 janvier : Marseille 15 janvier : Toulon 16 janvier : Aix-en-Provence 19 janvier : Alliance Française 94:95 fin janvier -- début février : divers cercles parisiens 11 février : Angers 15 février : Caen 24 février : Lyon 25 février : Clermont-Ferrand 26 février : Roanne 3 mars : Belleville (paroisse de M. l'abbé Michon­neau) 4 mars : Toulouse 8 mars : École des Cadres 10 mars : Rouen 13 mars : Club d'étudiants parisiens 17 mars : Louvain 26 mars : Grenoble -- Au cours de ce même mois de mars, deux conférences suc­cessives à l'École Supérieure de Commerce de Paris. Le 1^er^ avril, seconde conférence à Tours. Dans la plupart des cas, l'annonce des conférences de Michel de Saint Pierre était très limitée, par suite du silence concerté de la presse et de la radio. Il n'en est que plus signi­ficatif de constater qu'il y eut *plus de mille personnes* à Avi­gnon, à Caen, à Perpignan, à Bruxelles, à Lille à Aix à Mont­pellier, à Toulon ; *quinze cents* personnes à Louvain, à Bordeaux, à Clermont-Ferrand ; près *de deux mille* personnes à Marseille et à Toulouse. \*\*\* Comme le dit Michel de Saint Pierre : « L'Église du silence en France, que nous représentons, a choisi d'arracher son bâillon, et nous avons décidé, en notre âme et conscience, que nous ne nous tairons jamais plus. » 95:95 ### Pie XII et la Passion par Alexis CURVERS Les deux premières parties de cette étude inédite d'Alexis Curvers ont paru : 1. -- dans notre numéro 92 d'avril 1965, sous le titre : « Une prophétie de Jean XXIII » (avec la traduction française des textes du cardinal Roncalli) ; 2. -- dans notre numéro 93 de mai 1965, sous le titre : « Jean XXIII avait dénoncé le complot contre Pie XII ». Les amis\ du condamné Si personne n'a formellement condamné Jésus au supplice de la croix, tous et chacun ont diligemment contribué à l'y conduire. Par manque de preuves et de matière, aucun jugement n'étant possible sur un dossier vide, le procès n'a pas été résolu. Mais il avait été instruit. Il l'avait même été de longue main, et de haut lieu, par des gens qui savaient ce qu'ils voulaient. Que de fois nous lisons dans l'Évangile que les prêtres ou les pharisiens, irrités de quelque parole de Jésus mais n'osant pas le combattre ouvertement, « cherchèrent, dès ce mo­ment, les moyens de le faire mourir » ! 96:95 A l'ouverture du Procès public, ces moyens étaient ras­semblés. Et le procès lui-même était l'un d'eux. La trahi­son de Judas fut l'occasion propice. La foule fut l'instru­ment docile qui fit office de haut-parleur : « A mort ! Qu'il soit crucifié ! » Un haut-parleur peut exercer une influence déterminante, quoique sans qualification judiciaire. Tous les organes de l'entreprise étaient en place et fonctionnèrent à merveille. Le procès échoua cependant par la raison même pour laquelle il devait réussir : il était trop bien préparé. On vit trop que la mort de Jésus, au lieu d'en être la conséquence, en avait été la cause finale. Ce fut un pro­cès inutile quant à son objet propre, très utile par son effet indirect. Il ne légitima pas plus la mort de Jésus qu'il ne l'aurait empêchée. Peu en importaient le cours et l'issue, pourvu que lui succédât l'événement dont il n'était que le préambule postiche. L'événement seul était marqué d'avance. Il y eut des erreurs de tactique. La plus grosse fut d'in­verser l'ordre normal de la procédure. Généralement, quand un auteur porte à la scène un sujet historique, fût-ce pour l'interpréter selon des vues préconçues, il consulte d'abord les historiens. Encore faut-il qu'il en existe. Dans le procès de Jésus comme dans celui de Pie XII, on a marché en sens contraire : les historiens sont venus en renfort après les histrions. Ceux-ci avaient travaillé sur un dossier vide, que ceux-là ont ensuite garni vaille que vaille. La fable a précédé l'histoire et lui a dicté sa méthode. On a cherché à établir les faits après les avoir inventés. Et dans les deux cas pour la même raison : l'intention du procès n'était pas d'éclairer les esprits, mais principalement de nourrir les passions que la fiction avait enflammées. C'est pourquoi, dans les deux affaires, les gens de théâtre ont paru plus sérieux que les gens de loi : ils faisaient au moins leur mé­tier. Les moqueries d'Hérode, qui ne se plaît qu'à séduire la foule par un spectacle ignoble, sont beaucoup plus effi­caces et en somme beaucoup plus franches que les subtilités de Pilate, qui ne réussit même pas à donner une apparence de légalité au crime qu'on attend de lui, et qu'il permet sans l'approuver. Pilate se règle sur Hérode, mais il a le tort d'en rougir. Et tous deux, Hérode avec impudeur, Pilate avec réticence, se règlent sur les projets du sanhédrin. 97:95 L'ordre dans lequel les choses se sont passées est donc exactement au rebours de la norme -- elle demandait que l'enquête fût menée la première, que les conclusions n'en fussent divulguées qu'ensuite, et que les théologiens et les moralistes eussent le dernier mot. Au lieu de cela, nous avons assisté d'abord à la parade foraine, secondement à la piteuse justification qu'y apportèrent des enquêteurs recru­tés séance tenante et bombardés historiens pour la circons­tance, tant qu'enfin il fut clair que toute l'opération avait été préalablement manigancée par une conspiration cléri­cale et politique. L'erreur eût été d'espérer qu'un tel désor­dre inspirât confiance aux gens sérieux. L'habileté fut de prévoir qu'il ameuterait des foules imbéciles, et que par là serait plus sûrement atteint le but de la conjuration. Pour obtenir mort d'homme, il est plus nécessaire d'exciter les passions que de respecter les lois. Surtout quand la vic­time est entièrement innocente. D'autres irrégularités entachèrent le procès, mais n'en différèrent pas le terme. Ni pour Jésus ni pour Pie XII, nul défenseur ne fut admis à se faire entendre. Leurs ennemis seuls eurent voix officielle au chapitre, c'est-à-dire dans les lieux où se préfabrique l'opinion du vulgaire. Leurs amis gardèrent le silence et se terrèrent dans l'ombre. Même ceux qui s'étaient enfin réveillés. Dans ces procès mensongers que l'esprit du mal se plaît à ourdir pour dérégler le sort du monde, mais dont Dieu se sert finalement pour le redresser à la lumière écla­tante des vérités qu'ils oppriment, rien n'est plus chargé de sens que le cercle de solitude qui s'étend autour du condamné. Et rien de plus symbolique non plus que le ca­ractère des amitiés qui, forçant furtivement la limite du cercle solennel et maudit, osent porter au condamné le viatique d'une parole ou d'un geste de bonté, -- ou simple­ment d'un regard, d'un instant de présence. Ces amis dans le malheur sont presque toujours des amis inconnus, ou des amis obscurs, que Dieu désigne volontiers, comme les suprêmes témoins de sa fidélité, parmi ses créatures les plus faibles, celles que le cardinal Roncalli appelait « *les humbles et les simples* »*.* 98:95 Parfois même un pauvre animal se fait le messager de la tendresse divine. Quand Marie Stuart est décapitée, on retrouve son petit chien blotti sous sa robe ensanglantée. Un autre petit chien escorte seul jus­qu'au cimetière de Vienne, dans la tempête de neige, le convoi de Mozart. Un autre, nommé Black, est jusqu'au bout le compagnon de Marie-Antoinette à la Conciergerie ; sur le parcours de la charrette, cette reine des douleurs reçoit au vol le baiser d'un enfant. Une jeune femme, ra­menée de Buchenwald, me racontait que, si elle avait eu le courage de survivre, elle le devait peut-être à un unique brin d'herbe qu'elle avait regardé pousser, jour après jour, entre deux pierres du camp. Sans doute ne saurons-nous jamais ce que fut pour Pie XII, avant l'agonie, le langage des arbres et des fleurs de Castelgandolfo, ni celui des oiseaux familiers qu'il ai­mait, ni celui des derniers fidèles qui l'assistèrent. Le pire calvaire, pour lui, était encore à venir. Du moins avons-nous vu, dans ce calvaire posthume, se tendre vers lui quelques visages bouleversés, quelques mains loyales... Visages sou­vent anonymes, mains vite retombées dans l'impuissance, paroles étouffées, images sans éclat qui ne font que traver­ser le cercle de solitude, et qui pourtant sauvent l'honneur. Par une grâce particulière, Pie XII peut quelquefois reconnaître, parmi ces visages qui d'ici-bas lui sourient à tra­vers leurs larmes, et qui ne sont pas tous des visages chré­tiens, celui d'un de ces juifs persécutés qu'on l'accuse d'avoir trahis. La plupart de ces rencontres, et peut-être les plus précieuses, resteront à jamais secrètes. Mais l'Évangile les a préfigurées dans celles qui jalonnèrent la voie douloureuse de Jésus. Il en a fixé si soigneusement le souvenir qu'il nous est facile d'en dresser la liste. Chacun des amis du condamné s'est révélé par un acte qui le peint tout entier en un instant, lui et la nature de son amitié. **1. --** Au jardin des Oliviers, alors que tous les disciples viennent de s'enfuir et qu'on emmène Jésus ligoté, Marc relate un étrange détail : « Et un jeune homme le suivait, le corps enveloppé d'un drap. Et ils le saisirent ; mais lui, laissant le drap entre leurs mains, s'enfuit nu. » 99:95 Qui est ce jeune homme ? Suivait-il Jésus comme un des familiers des Douze, et voulut-il leur donner une petite leçon de persévérance ? Ou était-il là par hasard, dans son accou­trement insolite, noctambule qui prenait le frais, badaud curieux de l'incident, ou rôdeur attardé peut-être en quête d'aventure ? En tout cas il était suspect, puisqu'on tenta de l'arrêter à son tour. Sa résolution ou sa bravade n'y résista pas. Risquant le scandale et de nouveaux ennuis, il s'échap­pa en courant plus vite encore que les Douze, que peut-être il alla rejoindre pour leur emprunter un vêtement et leur dire qu'on menait Jésus auprès d'Anne. Et Jésus, en le voyant s'échapper nu entre les oliviers, eut sans doute une pensée pour ce compromettant ami qui seul avait eu le cou­rage de le suivre un instant. **2. --** Les disciples se rassurèrent en apprenant que leur Maître était conduit chez Anne, vieillard à la retraite, prudent et modéré. Le cas n'était donc pas bien grave. (Ainsi commencent les grandes affaires : « Simple forma­lité. Vous êtes prié de passer à onze heures au cabinet du substitut. Il a quelques renseignements à vous demander. ») Chez Anne, dignitaire vénérable, au moins Jésus serait traité sans rudesse. Mais Anne, justement parce qu'il était prudent, « le renvoya, toujours lié, à Caïphe, le grand-prêtre ». Cela deve­nait donc un peu plus sérieux. Mais après tout on restait entre gens honorables : il ne s'agissait que d'une explica­tion en matière religieuse, Caïphe n'étant pas le bras séculier. Il y avait beaucoup de monde chez Caïphe, qui siégeait dans la grande salle réservée aux assemblées du Conseil. Les faux témoins dont on allait avoir besoin étaient à leur poste, noyés dans la foule qui entrait librement. Trois des disciples s'étant à demi ressaisis, marchaient discrète­ment derrière le cortège. 100:95 Le premier était Jean, le bien-aimé, le fils de Zébédée. Sa famille avait toujours eu de l'ambition pour lui, sa mère ayant même follement espéré que Jésus, pro mu roi d'Israël, le rapprocherait du trône, lui et son frère Jacques, tous deux si impétueux que le Seigneur les avait tendrement surnommés Fils du Tonnerre ; et cette chimère maternelle qui avait un peu tourné la tête aux deux garçons, non sans indigner les autres disciples, était à l'origine du bruit que répandaient aujourd'hui les ennemis de Jésus : qu'il bri­guait une royauté terrestre. Bref, par éducation, Jean ne doutait pas qu'il n'eût ses entrées partout. Il avait de hautes relations. « Ce disciple était connu du grand-prêtre ; et il entra dans la cour en même temps que Jésus. » Peut-être échangea-t-il un regard avec lui, mais pas davantage. Au­cun des évangélistes, dont il fut le quatrième, ne men­tionne un geste ni une parole par quoi il se serait signalé à ce moment. Ce Fils du Tonnerre s'abstint de tout éclat. **3. --** Pierre cependant, plus timide, « suivait de loin » et, s'étant arrêté devant le portail, attendait dehors. Jean s'aperçut alors que Pierre lui avait faussé compagnie. « Il ressortit ; et il parla à la concierge et fit entrer Pierre. » Sans doute lui dit-il qu'il n'y avait pas grand danger pour eux. Voilà donc Pierre dans la cour. Jean le quitte aussitôt, soit pour rentrer dans la salle d'audience où Pierre ne se décide pas à pénétrer, soit pour retourner en ville où peut-être sa présence était plus nécessaire ; car sa mère Salomé et Marie, mère de Jésus, s'y trouvaient. Quel parti lui sem­bla meilleur ? L'Évangile n'en dit rien. La même question se pose pour nous chaque fois que nous sommes mêlés à quelque événement tragique. Elle n'est pas résolue. Notre devoir nous appelle-t-il sur les lieux de l'action principale, ou notre place est-elle dans l'ombre, auprès de la famille alarmée ? Quoi qu'il en soit, il est maintenant environ mi­nuit, et Jean ne reparaîtra qu'au milieu de la journée. Pierre est seul dans la cour de Caïphe. La servante re­ferme le portail qu'elle a ouvert sur l'ordre de Jean et, une fois qu'il s'est éloigné, dévisage le nouveau venu. Celui-ci n'a pas l'autorité de l'autre. Il est visiblement très mal à l'aise et, pour se donner contenance, s'approche du feu au­tour duquel la valetaille se réchauffe. 101:95 S'il est curieux de « voir la fin ». (comme le dira Matthieu), pourquoi hésite-t-il à s'introduire dans la salle où cette fin est en train de se jouer ? La femme regarde fixement la figure éclairée par la flamme. On est ici entre gens du peuple et on n'y va pas par quatre chemins : « N'étais-tu pas, toi aussi, des amis de ce Galiléen ? » (Le *toi aussi* indique que d'autres suspects avaient déjà fait les frais de la conversation, et que Jean, qu'on n'avait cependant pas inquiété, avait été reconnu comme tel.) -- Non, répondit Pierre, je ne sais de quoi tu parles. Mais il se trouble, il se lève en hâte et, se détournant du brasier qui le dénonce, il achève de se trahir en s'éloignant un peu trop vite, non sans entendre encore des voix qui, derrière son dos, répètent en haussant le ton : -- Je vous dis qu'il était de la bande, j'en mettrais ma main au feu. Il répond sans ralentir son mouvement de retrait : -- Mais puisque je vous jure que je ne connais pas cet homme ! Tout en se faufilant vers la sortie, il croise d'autres gens qui murmurent. Ils ont remarqué son accent galiléen. L'un d'eux même n'est-il pas parent de ce serviteur du grand-prêtre à qui il a bien inconsidérément tailladé l'oreille ? C'est celui-là qui l'apostrophe : -- Allons, avoue-le, que tu es dans le coup. On t'a vu ce soir dans le jardin. Enfin de retour sous le portail qui tarde à s'ouvrir, Pierre balbutie une dernière fois, presque suppliant : -- Mais non, je n'ai rien à voir là-dedans. « Et aussitôt le coq chanta. » Était-ce un rêve, un de ces rêves où tout nous accable ? Pierre crut apercevoir le Seigneur qui, du fond de la cour, le regardait. Ce regard ne l'arrêta pas dans sa fuite. « Et, étant sorti, il pleura amè­rement. » Il part en pleurant. Mais il part. Lui aussi disparaît. Il ne reparaîtra qu'au matin de la Résurrection. 102:95 Ce qui étonne dans ce récit, ce n'est pas que les disciples aient peur, mais qu'ils aient peur sans aucune rai­son. Personne ne les menace. Ils ne sont ni recherchés ni inculpés, ni seulement convoqués. Au contraire, visiblement on les ménage en haut lieu. Pierre s'effondre devant des indiscrétions de concierges, des ronchonnements de corps de garde. Pas plus que ces gens inéduqués, il ne conçoit la grande politique qui consiste à épargner les disciples pour mieux perdre le Maître. Dès le jardin, pourtant, la con­signe était claire : le coup de filet où il eût été si simple de les ramasser tous ensemble n'était destiné qu'à Jésus. Esquivez-vous, disciples ! Les policiers ont bien récité leur leçon, quand ils ont répondu qu'ils cherchaient non pas Jésus et ses disciples, mais bien le seul Jésus de Nazareth. Celui-ci, vous avez tout intérêt à ne plus vous en occu­per ; on vous laissera tranquilles pourvu que nous le tenions et que vous filiez doux. La grande politique ne s'aventure pas à attaquer l'Église dans tous ses membres en même temps. Elle la ruine bien plus sûrement au prix de quel­ques précautions, voire de quelques flatteries qui désolida­risent les chrétiens d'avec leur Chef seul mis en question, c'est-à-dire d'avec le principe de leur redoutable unité. Il faut viser la tête pour atteindre tout le corps. Ce ne sera pas la dernière fois que cette politique a failli réussir. Il n'est pas impossible que Pierre ait vu réellement le Seigneur descendre dans la cour lorsque le coq chanta, et poser sur lui son regard triste. Ce qui rend plausible cette notation de Luc, c'est que la séance de nuit dut être sus­pendue, tous les juges n'étant pas présents. Caïphe lui-même sans doute avait besoin de repos, et des dispositions à prendre. Ces interruptions livraient Jésus au personnel du service d'ordre, qui tout naturellement l'entraîna hors de la salle : les jeux de plein air sont les plus amusants. « Alors ils lui crachèrent au visage et lui donnèrent des soufflets. Et les gardes se jouaient de lui en le frappant. Et, lui couvrant la face d'un voile, ils lui disaient : Prophète, devine qui t'a frappé ! Et ils proféraient contre lui beau­coup d'autres injures. » 103:95 Les valets restés à se chauffer dans la cour (*ministri*, comme Marc les appelle) s'élancèrent pour prêter main forte aux gardes. Cela dura toute la nuit. La peur ni la honte n'auraient peut-être pas suffi à chasser Pierre, ne s'y fût-il pas ajouté l'horreur du spectacle entrevu. Un peu plus tard, chez Pilate, comment aurait-il supporté le spec­tacle de la flagellation ? Jésus, lui, supportait tout. Plus un visage ami ne s'offrit à sa vue. **4. --** Or un troisième disciple était là et y demeura jusqu'au troisième matin, guettant le moment où cette horreur cesserait. C'était Judas, le traître. Au point du jour, tous les grands-prêtres étant arrivés, le tribunal se réunit au complet et les débats reprirent leur cours protocolaire, dans le style grave qui convenait à une assemblée religieuse. Aux violences et aux désordres de la nuit succédait enfin l'examen serein des idées et des actes de l'accusé : c'était ce que Judas espérait. S'il avait désap­prouvé Jésus et souhaité qu'on refrénât sagement ses ou­trances messianiques, il n'avait certes pas désiré qu'on le maltraitât de la sorte. Au lieu du dialogue qu'il souhaitait, il avait amorcé un coup de force. Il était comme ces clercs qui ont longtemps déblatéré contre Pie XII à voix de plus en plus haute, puis, quand on l'a soudain criblé des flèches empoisonnées qu'ils avaient eux-mêmes taillées, se sont un peu effrayés de la cruauté de ces ignobles sévices, quoique sans réussir à dissimuler qu'ils les excusaient plus ou moins, quittes à prêcher le calme et « l'objectivité » dont ils n'avaient guère donné l'exemple en accablant Pie XII de leurs critiques préalables, sans attendre ce qu'ils appellent « le jugement de l'histoire ». Ainsi Judas n'avait pas atten­du pour trahir son Maître le jugement du Sanhédrin. Mais il l'attendait maintenant soit pour justifier sa trahison, soit pour la rendre nulle et non avenue, c'est-à-dire dans les deux cas pour se mettre la conscience en repos. Seulement, les bourreaux avaient devancé les témoins et les juges d'ail­leurs très consentants. Dès avant l'ouverture de l'audience officielle, Caïphe ayant à peine soumis Jésus à la formalité préliminaire de l'interrogatoire d'identité (« sur ses dis­ciples et sa doctrine »), les injures, les crachats et les coups avaient commencé de pleuvoir, à la faveur de la suspension de séance qui se prolongerait jusqu'au matin. 104:95 Le cœur de Judas se serrait à cette vue. Il n'avait pas voulu cela. En découvrant de quel degré de haine les ennemis de Jésus étaient capables, il se sentait redevenir ou plutôt demeu­rer son ami. Ses regrets furent rapides et vraisemblablement sincères. Il s'était trompé sur la nature humaine. Ces valets et ces gardes, ces servantes et ces badauds sortis de l'ombre, qui à présent, à la lueur sinistre du feu allumé dans la cour de Caïphe, se pressaient autour de Jésus pour l'insulter et le frapper sans même qu'il pût, de ses mains liées, esquisser un geste de défense, n'étaient-ils pas de même nature et de même condition que ceux qui hier encore l'acclamaient et baisaient la trace de ses pas ? C'est nourrir d'étranges illusions sur « *les humbles et les simples* » que de se fier à la constance de leurs emportements. Ces emportements se commandent et s'orientent pour ainsi dire à volonté, d'après le rapport des forces qui régissent, toujours de très haut, les passions populaires. Aussi longtemps que Jésus avait tenu en respect les prêtres et les pharisiens, la foule l'avait adoré comme son Sauveur. Un coup de théâtre bien monté, une mise en scène habile, une campagne de mur­mures, de presse ou de télévision, et le courant de la foule change de sens. La même foule qui avait irrité Judas par son enthousiasme le scandalisait par une férocité qu'il n'avait pas prévue. Il croyait avoir requis l'arbitrage des prêtres, il avait déchaîné la fureur des fauves, qui tradui­saient en actes l'arrière-pensée des prêtres, pendant que ceux-ci fermaient les yeux et que Caïphe dormait. Éternelle et malsaine candeur de ceux qui s'imaginent que les évé­nements qu'ils suscitent se régleront sur leurs intentions, et qui prétendent réformer ce que leurs réformes ont déjà détruit. Ils n'ont bientôt le choix qu'entre la stupeur et le cynisme. Judas opta pour le désespoir. Mais d'abord il assiste à cette séance du matin qu'il a si patiemment, si péniblement attendue et dont, surmontant son dégoût, ses remords, sa pitié, il ne doute pas qu'elle ne rétablisse en faveur de Jésus l'ordre des choses, la justice et l'humanité. Il a confiance dans les prêtres. Il compte qu'ils élargiront un Jésus assagi. Tout va s'arranger. 105:95 C'est probable, Dieu merci. Dès l'appel des témoins, les choses tournent d'elles-mêmes à l'avantage de Jésus. Les témoins cités par l'accusation pataugent lamentablement. « Plusieurs en effet déposaient faussement contre lui, et les témoignages n'étaient pas concordants. » Devant l'inanité de cette piteuse comédie, les prêtres dans leur sagesse, mé­contents qu'on les ait dérangés pour si peu, auront à hon­neur de prononcer l'acquittement, peut-être même un non-lieu plus ou moins nuancé de remontrance : que l'accusé, admonesté sur des peccadilles et des écarts de langage, ait à mieux se surveiller désormais, voilà exactement ce que désire Judas. Que Jésus soit un homme ou, s'il y tient, un juste comme les autres, qu'il se plie aux usages et res­pecte les autorités, on passera l'éponge et on n'en parlera plus. Peut-être même lui présentera-t-on des excuses pour les brutalités qu'il a subies cette nuit. Un peu plus inquiétante est l'intervention des deux der­niers témoins. Judas se souvient très bien du propos qu'ils rapportent. Il y a longtemps de cela, ici même, à Jérusalem, le jour où il avait chassé les marchands du Temple (le rappel est assez fâcheux), le Maître avait osé dire : « Dé­truisez ce Temple, et en trois jours je le rebâtirai. » Chacun des deux témoins n'a retenu qu'une moitié de la phrase, et ils s'embrouillent dans leurs explications. Le premier assure que Jésus a dit -- « Je détruirai ce Temple fait de main d'homme. » Et le second : « Après trois jours, j'en bâtirai un autre qui ne sera pas fait de main d'homme. » Cela n'a plus aucun sens. « Et, même ainsi, leur témoignage n'était pas concordant », observe Marc. Les deux témoins quittent la barre avec confusion. Sans dire un mot, Jésus s'est tiré de ce mauvais pas qui pouvait être embarrassant. De nou­veau, Judas respire. Mais que se passe-t-il ? Le président Caïphe, « se levant au milieu du Conseil » s'apprête-t-il à clore ces débats qui finissent en queue de poisson ? En a-t-il assez ? A-t-il enfin compris ? Judas s'en réjouit trop tôt. Il ne s'alarme pas que le grand-prêtre ait l'air si courroucé, l'œil fixe d'un homme mal réveillé. Il ignore que Caïphe n'a pas dormi du tout, qu'il a travaillé toute la nuit à chapitrer ces faux témoins qui jouent si mal leur rôle, et que, s'il blêmit, c'est de rage, à l'idée que le procès, par leur faute, risque de lui glisser entre les doigts. 106:95 Aussi le reprend-il fermement en main. L'occasion ne se représentera plus : il ne faut pas qu'elle échappe. La brusque intervention de Caïphe redresse une situation compromise. Par deux questions, il ressaisit l'attention de l'auditoire qui s'égarait sur l'oiseux défilé des témoins, et il la relance contre Jésus : « Tu ne réponds rien ? Qu'est-ce que ceux-ci témoignent contre toi ? » Questions purement oratoires, car des témoignages discordants ne souffrent pas plus de récapitulation qu'ils ne méritent de réponse. « Mais Jésus se taisait. » Alors Caïphe, sûr de son effet, va droit au but. Coupant court aux atermoiements, il adresse directement à Jésus, *ex abrupto,* la vraie question, la question décisive, celle que Jésus n'éludera ni par dérobade ni par feinte, la question sur le fond : « Es-tu le Christ, le Fils de Dieu ? » Et la ré­ponse vient : « Tu l'as dit, je le suis. » C'est fini. « Qu'avons-nous encore besoin de témoins ? ». Le blasphème est patent. Caïphe déchire ses vêtements, pour bien nous rappeler que nous sommes au théâtre, où le costume est l'accessoire le plus nécessaire et le plus fascinant, celui qui agit le plus suggestivement sur la personnalité des acteurs et la vision des spectateurs. (L'appareil vestimentaire est de première importance dans tout le récit de la Passion : le linge dont Jésus se ceint pour laver les pieds de ses disciples, le simple drap dont se libère le jeune homme nu que mentionne Marc, la robe blanche, le manteau de pourpre dont Jésus sera successivement revêtu, puis la tunique sans couture qu'il reprendra pour monter au Calvaire où les soldats la joue­ront aux dés, et maintenant les habits lacérés du grand-prêtre.) Mais dans le monde à l'envers instauré par le diable, c'est le théâtre qui précède et conditionne l'histoire, ainsi qu'il apparaît aussi bien dans le procès de Pie XII que dans celui du Christ. Le geste théâtral de Caïphe entraîne l'adhésion de la foule. La mise en scène a produit son effet dans les profondeurs de la réalité. Le tribunal populaire obéit docilement aux excitations que lui a ménagées la vir­tuosité des régisseurs, des artificiers et des machinistes. « Que vous en semble ? » Cette fois encore, la réponse ne peut pas ne pas venir : « Il mérite la mort. » Caïphe n'a plus qu'à s'incliner. Il a le triomphe modeste. 107:95 Pour Judas, c'est un coup de tonnerre. Ses yeux s'ouvrent. Voilà son œuvre : ce crime perpétré par sa faute mais de longue main manigancé sans lui, qu'il ne prévoyait pas, qu'il ne souhaitait pas, qu'il déteste, et qui lui éclate au visage comme une bombe. Digne précurseur de l'homme moderne, il avait bien voulu les causes, il ne veut pas les conséquences. Il avait allumé la mèche comme si les bombes n'explosaient pas. Alors le repentir l'envahit. Le mot est écrit : *poeniten­tia.* De Pierre après son reniement, il est seulement écrit qu'il « pleura amèrement ». Pierre a pleuré mais il n'a rien fait d'autre : il n'est pas retourné sur ses pas pour confes­ser sa lâcheté et proclamer son amour, il a battu définiti­vement en retraite. Judas ne pleure pas mais il tente de faire quelque chose. Il jette sur le pavé du Temple les trente deniers de la trahison : « J'ai péché en livrant le sang innocent. » Les prêtres, évidemment, haussent les épaules : « C'est ton affaire. » -- « C'est votre affaire » diront les ennemis de l'Église au chrétien plein de remords qui leur proposera de résilier, une fois qu'il en verra les suites, le pacte qu'il a conclu avec eux contre Pie XII, moyennant les trente deniers qu'il offrira en vain de leur restituer. « C'est irréversible », diront-ils, dans leur jar­gon moderne, à leur complice désabusé, assez naïf pour s'être imaginé que l'on remonte le cours du temps, que les actes se recommencent à la lumière de l'expérience et que l'homme est libre de remanier les éléments du malheur qu'il a déchaîné. Les prêtres du sanhédrin ne rendirent pas Jésus à Judas. Ils ont tout de même ramassé les trente deniers. Le repentir n'opère de miracle qu'avec l'espoir surna­turel du pardon. Le revirement de Judas est parfait selon la nature. Tout y est : la contrition, l'aveu, la tentative de réparation, la reconnaissance de l'innocence du Juste. Il n'y a manqué que l'espoir du pardon. Mais les sentiments et les mouvements de l'homme désespéré qui va se pendre étaient redevenus, avant l'affreuse grimace finale, ceux d'un ami de Jésus. Sa haine contre lui-même est l'autre face d'un amour dévoyé dont le péché suprême est de perdre con­fiance. 108:95 **5. --** Chez Hérode ni chez Pilate, Jésus ne rencontra aucun ami. Le wallon de mon pays dit encore « un pilate » pour désigner un hypocrite. Jésus n'est pas dupe de l'hypocrisie. Il sait parfaitement que Pilate le livrera, et Pilate le sait aussi, qui joue le rôle d'un juge mais remplit exactement la fonction d'un chargé de mission, après que « les grands-prêtres et les anciens du peuple ont tenu conseil contre Jésus *pour le faire mourir* »*.* Un procès dont l'intention et le résultat sont connus d'avance est une comédie, et le magistrat qui accepte d'y prêter la main est coupable de forfaiture. C'est de plus un hypocrite, s'il se trompe lui-même par un simulacre de justice propre à le rassurer au­tant qu'à éblouir les autres. Plus il use de ménagements, de formalités, de précautions et de scrupules dans l'exécu­tion du dessein qu'il se déguise, plus est profonde son hypo­crisie. Celle de Pilate touche au sublime. Aux prêtres qui ont tenu conseil contre Jésus « *pour le faire mourir* » il le livrera « *pour qu'il soit crucifié* »*.* Tel est son emploi. Le point d'arrivée rejoint le point de départ. Des quelques heures qui séparent l'un de l'autre, Pilate occupera plu­sieurs à feindre que le chemin n'était pas déjà tout tracé devant lui. Il le parcourt cependant de point en point, cou­vrant les assassins de son autorité, et se couvrant de leur malice. Le crime ne serait possible ni sans eux ni sans lui. Tous manœuvrent de concert pour se procurer mutuelle­ment une garantie d'irresponsabilité. Jésus ne s'abaisse pas à démasquer le meurtrier malgré lui ; ce serait tout à fait inutile. Mais il montre par son silence qu'il a percé à jour l'imposture subtile du faux ami. Seulement, la seconde fois qu'on l'amène au prétoire il y trouve soudain une amie invisible. « Pendant que Pilate siégeait sur le tribunal, sa femme lui envoya dire : Qu'il ne se passe rien entre toi et ce juste, car aujourd'hui même rai été très tourmentée en songe à cause de lui. » Analogue à l'avertissement que Judas avait donné aux prêtres, ce message restera pareillement lettre morte. 109:95 Comme eux, Pilate n'aura plus désormais l'excuse de l'ignorance : une voix chère s'est élevée pour l'instruire à son tour de l'inno­cence du condamné. Mais il est trop tard pour reculer. Les prêtres ont éconduit Judas brutalement, Pilate éconduira sa femme par un détour plus adroit, de manière qu'elle le croie et qu'il se croie lui-même quand il dira ce soir : J'ai fait ce que j'ai pu. Or il n'a rien fait du tout. Il dira ce soir à sa femme qu'il était prêt à délivrer Jésus plutôt que Barabbas. Et ce sera vrai. Il a reçu le message précisément comme il don­nait à la foule à choisir entre les deux, sachant très bien que la foule, montée par les prêtres, choisirait Barabbas. Et la femme de Pilate pensera qu'un magistrat romain n'a pas à s'en remettre à la foule du soin de faire droit à l'in­nocent. Il dira à sa femme qu'il a permis à regret, en vue d'évi­ter le pire, que Jésus expiât d'abord son innocence par le supplice de la flagellation. Et sa femme pensera que c'est là une étrange manière de servir la justice, et que la vile du sang ne prédispose guère les foules à la réflexion. Il dira enfin à sa femme que, loin de prononcer la mort, il s'est ostensiblement lavé les mains du sang qu'il faisait couler. Judas avait dit : « J'ai péché en livrant le sang innocent. » C'était s'accuser lui-même et innocenter Jésus. Pilate, sans accuser Jésus, n'innocente que lui-même : « Je suis innocent de ce sang. » Il pose pour les peintres des futurs chemins de croix, qui ne s'y tromperont pas plus que sa femme dont ce geste n'apaisera pas les craintes. « Un songe, me devrais-je inquiéter d'un songe ? » pourrait lui répondre Pilate avec Polyeucte. Il s'en inquiète si bien qu'il cherche surtout à se rassurer lui-même par une puri­fication symbolique dont personne n'est dupe. La réplique de la foule n'en est que plus cynique : « Que son sang retombe sur nous et sur nos enfants ! » Pilate n'a pas ce courage dans le crime, pas plus qu'il n'a de courage dans le devoir. Et sa femme, ce soir, pensera qu'il avait pour devoir de sauver non les apparences, mais le juste ; non de se laver les mains, mais d'essuyer le sang ; non de mimer l'inno­cence, mais de la protéger. Elle sera la première, comme toute femme, à déceler le mensonge de son mari. 110:95 La pre­mière, elle concevra pour lui ce silencieux mépris dont toute la postérité le flétrira dans les siècles des siècles. Elle res­tera en honneur dans l'ombre de la légende, d'où elle n'est sortie qu'un moment pour qu'au moins l'écho d'une voix amie, dans le prétoire sanglant, vînt effleurer le front cou­ronné d'épines. Mais de son intervention fugitive la foi du Moyen Age nous a légué une explication surnaturelle qui en rehausse infiniment le prix. Selon cette vue des choses, le songe de la femme de Pilate aurait été l'ouvrage du diable. Celui-ci en effet, apprenant chez Caïphe que Jésus était le Fils de Dieu, aurait été saisi de panique à l'idée de la Rédemption que le Christ opérerait par sa mort. Il aurait alors tenté d'arrêter la machine en marche. Impuissant à changer les cœurs des juges et des bourreaux qu'il avait lui-même trop longuement endurcis, il aurait imaginé l'artifice d'un songe véridique et le truchement d'une femme vertueuse pour attendrir au dernier moment le faible Pilate. En vain. Dieu ne consentait plus à différer la Rédemption qu'il avait pro­mise. Ainsi Pilate aurait été malgré lui l'instrument de Dieu, et sa femme, malgré elle, le jouet du diable. Ce ne serait ni la première ni la dernière fois qu'une âme vile eût été employée à réaliser le plan divin, ni qu'un bon sentiment eût risqué de le contrarier. Mais le bon sentiment, en ce cas, n'est pas efficace, et l'échec de la femme de Pilate tourne aussi à la gloire de Dieu. *Diligentibus Deum omnia cooperantur in bonum.* Un ami de Genève m'écrivait à propos de mon livre ([^12]) : « Ce qui me paraît y manquer, c'est un espoir. « ...J'attends avec beaucoup plus de calme, ce me semble, l'heure de Dieu. Dieu a le temps, et nous devons avoir la patience d'attendre l'heure de Dieu comme la Vierge a dû l'attendre à Cana. « ...Toute forme de croix est sanctificatrice si on en accepte l'épreuve. Soyez certain que les erreurs du clergé (et non de l'Église) qui provoquent dans les âmes conscientes une douleur ne triompheront pas, car la douleur qu'elles engendrent est source de grâces de Dieu. 111:95 « ...Seul le divin demeure. Saint Ignace de Loyola l'avait bien compris quand, ayant peur pour la Compagnie, il de­manda à Dieu qu'elle soit persécutée jusqu'à la fin des temps. « ...L'heure de Dieu vient toujours au moment où le clergé et les hommes ne l'attendent pas. « ...Dieu est en train de préparer une gifle publique à ceux qui insultent Pie XII. Mais l'heure de Dieu n'est pas encore venue. C'est cela, l'art de Dieu dans la polémique. Il laisse les orgueilleux s'enfler avant de prendre soin de les abattre, pour qu'un relèvement soit impossible et que rien ne puisse permettre de les justifier dans leur erreur. Dieu agit ainsi quitte ensuite à donner une chance de repentir, car Il est l'Amour infini. « Ceux qui tentent de salir Pie XII m'amusent par l'im­puissance de leur action scandaleuse. « ...Il arrivera un moment où (...) les attaques contre Pie XII passeront pour ridicules. Et les auteurs de ces ca­lomnies subiront le même sort. « ...Car n'oublions pas que le jour de la canonisation de Pie XII sera, avant tout, un triomphe de Dieu et de son œuvre dans son serviteur. » On aimerait savoir que de telles paroles ont retenti, le soir du vendredi saint, sur la terre maudite et rachetée. Et que la femme de Pilate, entre autres, les a entendues pour sa consolation. Du plus noir de l'épreuve, quand tout sem­ble perdu, jaillit le chant secret qui défie les mensonges et réveille notre espoir. *Dulce lignum, dulces clavos...* **6. --** A la troisième station du chemin de la croix, Jésus tombe. Trois étant le nombre de la perfection, c'est à ce point de la voie douloureuse que Jésus atteint le degré par­fait de l'accablement, de la détresse et de la solitude. A-t-il encore un ami sur la terre ? Saint Luc nous dit qu' « il était suivi d'une grande masse de peuple » mais personne ne sort de cette masse pour lui tendre la main et l'aider à se relever sous la croix et sous les coups. 112:95 Du ciel où Dieu se tait ne se manifeste non plus aucun secours surnaturel. Mais Dieu va permettre que se produise ici le plus grand, le plus beau, le plus étonnant des miracles dont la nature soit capable : il envoie la mère sur le chemin du fils. Quatre est le nombre de la nature. C'est une mère comme les autres qui, à la quatrième station, penche vers Jésus un visage où pourtant se peint tout l'amour du mon­de, et la pitié, et le déchirement le plus intime de l'être. Nous sommes libres d'imaginer l'aspect humain de la péripétie. Sans doute Jean, fuyant de chez Caïphe, avait-il couru vers l'obscure maison où Marie passait la nuit dans l'anxiété. Sans doute s'efforça-t-il de la calmer, de la per­suader que tout s'arrangerait, de veiller que rien ne l'em­pêchât de dormir. Mais elle ne dormait pas. Des gens, à pas feutrés, entraient dans la maison, ou repartaient, avides de nouvelles qu'ils rapportaient d'heure en heure. « Il est maintenant chez Hérode. Hérode ne lui fera pas de mal. » -- « Pourquoi le remmène-t-on chez Pilate ? Pilate ne cède­ra pas aux prêtres. Il y a encore des juges à Rome. » -- « La femme de Pilate est pour nous. Il paraît qu'elle a l'oreille de son mari. Ces dames romaines ont tout à dire. » -- « Pilate tient bon. Voilà qu'il s'est lavé les mains, preuve qu'il se refuse à condamner le Maître... » Les nouvelles devenaient de plus en plus mauvaises, les voix de plus en plus basses. On avait essayé d'éloigner de Marie ceux qui, mêlés à la foule, avaient aperçu Jésus après la flagellation. On ne put lui cacher que dans la cour du prétoire un cortège s'ébranlait, autour d'une croix... Elle lisait la vérité sur les visages creusés qui se détournaient d'elle. « Restez ici, ô mère. Il sait combien vous l'aimez. Il n'a pas trop de toutes ses forces. Épargnez-lui la plus grande peine. N'allez pas ajouter votre croix à la sienne. » Mais Marie s'est levée. Son heure est venue. Elle sait ce que cherche en ce monde le dernier regard d'un homme qui va mourir, et quel est le dernier mot qui lui monte aux lèvres. Et c'est une mère comme toutes les autres qui répond : « Il faut que j'y aille tout de suite. Je veux le voir. » Et Marie s'élance à travers les ruelles de Jérusalem, offrant son cœur éperdu au tranchant de ce glaive que Siméon avait prédit. 113:95 **7. --** Avant de sombrer dans le désespoir, Judas avait tenté d'arrêter le cours des choses. Marie, non, bien que sa douleur soit infiniment plus injuste et plus forte. Elle ne se jette pas au cou de son fils, ni aux genoux des bourreaux. Elle est là, simplement, sans rien dire, debout sur le passage de l'horrible cortège, pour témoigner seule contre l'absence de tous les amis, et sa présence suffit à peupler l'abîme de déréliction où Jésus est tombé. Il relève la tête et soudain, face à face avec sa mère, lui totalement abandonné, il est le plus comblé des enfants des hommes. Le regard de Marie le pénètre comme un baume qui le guérit de la solitude. Pour ses autres plaies elle n'a pas de remède. Elle sait que tout doit s'accomplir. Elle réprime en elle tout mouvement de révolte ou de protestation. En cela se marque la vertu surnaturelle du lien qui l'unit à son divin fils. Une autre mère se serait livrée à des démons­trations bouleversantes, sublimes peut-être, mais inutiles. Elle ne formule aucun blâme contre les disciples qui trahissent, elle ne réprimande pas ceux qui tremblent, elle ne réveille pas ceux qui dorment. Elle n'est pour tous que l'exemple muet de la fidélité. Jean l'a-t-il seulement accom­pagnée dans sa course, ou ne la suivra-t-il qu'avec quelque retard ? A-t-elle par ses larmes, ou d'un geste ou d'un mot, fléchi si peu que ce soit le destin de fer dont la malédiction pèse sur les faits et sur les âmes ? Apparemment non. Il ne se déduit aucune conséquence visible de ce que la pieuse légende enregistre comme un incident fortuit : à la quatriè­me station, Jésus rencontre sa sainte mère. Et pourtant, c'est à la cinquième station que se place un autre épisode, consigné, celui-ci, dans l'Évangile : « Et ils requirent un passant, un certain Simon de Cyrène (le père d'Alexandre et de Rufus), qui revenait des champs, d'aider à porter la croix derrière Jésus. » 114:95 L'escorte romaine qui assure le service d'ordre ne plai­sante pas avec la discipline -- il est hors de question qu'un de ses membres soulève seulement du bout du doigt l'instrument d'un infamant supplice. Le commandant cherche des yeux dans la foule quelqu'un à qui imposer la corvée. Si c'est par pitié, il le cache ; le condamné est à bout de forces, et le travail doit s'achever proprement, voilà tout. Il serait impolitique de compter sur la bonne volonté de l'un de ces Juifs qui ricanent et qui huent ; quant au petit nombre des affligés et des compatissants, le moins qu'on puisse dire est qu'ils ne se pressent pas au premier rang. Le regard du commandant se croise peut-être avec celui de Marie. Alors, il a une inspiration. Il avise un promeneur qui survient par hasard, étranger au pays, sans doute un pèlerin arrivé pour la Pâque. L'inconnu s'arrête, surpris par le cortège qui lui barre le passage. C'est un spectateur sans préjugé ni passion, un homme d'ordre et de sens, qui ne comprend rien à ce qui se passe. Il a une bonne tête, une carrure solide. Le commandant le hèle, et soudain l'insupportable poids de la croix s'allège aux épaules de Jésus. Simon de Cyrène ne fait qu'obéir à l'ordre arbitraire qui le désigne. Il obéit si bien que Jésus trouve en lui un ami consciencieux, et qui le restera, car ses deux fils marcheront sur ses traces et continueront son œuvre dans l'Église. Cinq est le nombre de l'homme. Simon donne au Christ une amitié d'homme, réglementaire et pratique, de celles qui se révèlent précieuses dans les moments les plus cruels. A peine y manquait-il un peu de tendresse. **8. --** Six est le nombre de la perfection manifestée. Et voici le complément de tendresse auquel aspire contre tout espoir l'homme en proie au malheur : à la sixième station, Véronique essuie le visage de Jésus. Geste humble et sublime d'infirmière et de sœur. Jésus, hier soir encore, lavait les pieds à ses disciples. Mais c'est une femme inconnue qui, pour les acquitter de cette courtoisie divine, fend intrépidement la foule hostile, son linge à la main. Sueur, sang, crachats, tout est effacé. Le visage torturé se repose un instant dans la fraîcheur du linge, il goûte la douceur de cette caresse qui lui rend forme décente, et surtout signifie que la dignité, le courage, la bonté n'ont pas entièrement disparu de ce monde. Jésus compte une amie de plus. Il n'est si modeste don d'amour spontané qui, aux yeux des plus malheureux, ne change la face de la terre. 115:95 Il est remarquable que ces furtifs bienfaits de Simon de Cyrène et de Véronique suivent immédiatement la ren­contre de Marie. Petites grâces, perles de douceur dans cette vallée de larmes, fleurs sans prix dont la sainte Vierge, quand tout est perdu, a le secret de semer nos voies les plus douloureuses, pour que tout soit sauvé. La Consolatrice des affligés est aussi Cause de notre joie. Et certes personne n'aurait empêché Marie d'essuyer elle-même le visage de son fils. Elle tint pour plus délicat d'en laisser le soin et l'honneur à une pauvre femme sans mandat. Jésus n'avait pas besoin d'une nouvelle preuve de l'amour maternel, mais bien d'un témoignage des vertus cachés de cette humanité commune pour laquelle il mourait. **9. --** Huit est le nombre de la nature multipliée. Et c'est la nature toute pure qui s'exprime à la huitième station, dans les pleurs, les lamentations et la personne de ces filles de Jérusalem que Jésus console. Car c'est Jésus qui les console, alors que c'est lui qui souffre et qu'elles gémissent et se frappent la poitrine. A consoler, on se console, on reprend cœur. Marie encore avait amené ces femmes qui étaient de son entourage depuis la Galilée et qui l'assisteront, avec Madeleine la pécheresse, jusqu'au tombeau où Jésus sera enseveli ce soir. Mais à ce groupe se sont jointes d'autres femmes de Jérusalem qui, à la vue du condamné, défaillent et poussent les hauts cris. Comme Véronique, ce sont des amies. Mais Véronique avait agi utilement, en silence. Celles-ci clament une douleur pro­fonde, mais inactive. A leurs paroles entrecoupées, Jésus répond par des paroles de sagesse, les seules qu'il pro­noncera durant tout le portement de croix : « Filles de Jérusalem, ne pleurez pas sur moi mais pleurez sur vous-mêmes. » Il m'a toujours semblé que ce dernier impératif avait valeur d'indicatif : c'est toujours sur soi-même qu'on pleure quand on pleure. 116:95 Mais il importe aussi, pour n'être pas aveuglé par les épreuves du moment présent, si terribles qu'elles soient, de les situer à leur juste place dans cette immense épreuve que constitue l'histoire du monde. Le ciel et la terre passe­ront, et toutes nos larmes n'auront été qu'une goutte dans cet océan continuellement grossi des infinies douleurs qu'ils auront contenues. C'est pourquoi Jésus, au moment de quitter ce monde de péché, prédit solennellement la catas­trophe universelle par quoi ce monde à son tour sera libéré du temps et rentrera dans l'éternité de son innocence recou­vrée : « Car voici venir des jours où l'on dira : Heureuses les femmes stériles, et les entrailles qui n'ont pas enfanté, et les mamelles qui n'ont pas nourri ! Alors on se mettra à dire aux montagnes : tombez sur nous ! et aux collines : cachez-nous ! Car, si l'on traite ainsi le bois vert, qu'en sera-t-il du bois sec ? » Ainsi sommes-nous métaphysiquement avertis que nous nous lamentons et nous scandalisons en vain, même devant les souffrances du Juste, et que la part que nous y prenons est peu de chose auprès de celles que nous préparons aux justes des derniers jours. *Durus est sermo*. Mais la conso­lation la plus rude est la plus salubre. Et la vérité seule, la vérité intégrale, nous console à jamais des maux qu'elle éclaire. Les vicissitudes de l'histoire n'ont de sens que par la Passion du Christ dont elles sont la figure ou le reflet. Et réciproquement la Passion du Christ ne se peut com­prendre que dans l'ensemble du plan divin dont elle est l'âme, comme la croix est le centre fondamental de l'uni­vers relatif et mouvant. *Stat crux dum volvitur orbis*, c'est la devise des chartreux. « Seul, le divin demeure » m'écri­vait mon ami de Genève, en écho au grand vers de Victor Hugo : *Vous qui passez, venez à Lui, car Il demeure.* On pleure sur ce qui passe. C'est par erreur, bien qu'avec amour, que les filles de Jérusalem pleuraient sur ce qui demeure. **10. --** « Étant arrivés au lieu appelé Calvaire, ou Golgotha, ce qui signifie Lieu du Crâne, ils lui donnèrent à boire du vin aromatisé de myrrhe (ou mêlé de fiel). Et, l'ayant goûté, il ne voulut pas en boire. » 117:95 En offrant à Jésus ce breuvage composé peut-être par les saintes femmes afin d'assoupir ses douleurs, les soldats lui marquent une légère faveur, une faible amitié que nous aurions tort de méconnaître, puisque Jésus lui-même les en remercie en trempant ses lèvres au breuvage que pour­tant il refuse. Dans son extrême misère, il repousse sans faiblesse la consolation menteuse que ses bourreaux lui offrent, mais il accueille sans mépris le peu de pitié humai­ne que traduit leur geste. C'est peu et c'est beaucoup : l'équivalent du verre de rhum et de la dernière cigarette. La pitié des bourreaux ne va pas jusqu'à arrêter le supplice. A peine l'interrompt-elle un instant par un adoucissement conventionnel qui n'a de valeur que symbolique. La bonne intention n'empêche pas l'acte qu'elle excuse. « Et ils le crucifièrent. » **11. --** « Les Juifs tiennent donc leur proie, mais les condamnés seront exécutés par des soldats romains », écrit le P. Lagrange. Tout s'est agencé de manière que les uns et les autres puissent à jamais décliner la responsabilité du crime, et se la rejeter mutuellement. L'histoire reverra nombre de ces crimes que personne n'aura commis, ni ceux qui les ont ordonnés sans y souiller leurs mains, ni ceux qui les ont perpétrés par obéissance. Et e'est pour s'assurer un alibi futur que Pilate et les Juifs disputent du texte de l'inscription qui surmonte la croix. Pilate a écrit : « Jésus de Nazareth, roi des Juifs » pour bien montrer qu'il s'agit d'une affaire purement juive où l'autorité romaine n'est pas engagée. Les Juifs veulent qu'on écrive que Jésus a dit : « Je suis le roi des Juifs. » Or ce n'est pas lui qui l'a dit, mais bien les Juifs seuls, pour que Pilate châtie en lui un ennemi de César. Pilate n'est pas dupe mais, une fois de plus, il se retran­che et s'obstine dans l'ambiguïté : « Ce que j'ai écrit, je l'ai écrit. » Ce mâle langage annonce plus de vanité dans les formes que d'intransigeance sur le fond. Par cet entê­tement tardif qui tient lieu de courage aux lâches, Pilate met plus de soin à ménager sa réputation de juriste qu'il n'en a mis à remplir son devoir de juge. Il sait mieux que personne que Jésus ne s'est pas dit roi des Juifs, et il ne se disculpera pas au prix d'un si grossier mensonge : il se contente de l'enregistrer sans en désigner les auteurs. 118:95 Ainsi pris officiellement au mot, ceux-ci ont très bien senti l'iro­nie du procédé. Et le plus fort est que cette ironie est véridique, puisque Jésus régira désormais plus réellement qu'aucun roi et qu'aucun empereur l'histoire de ces Juifs et de ces Romains qui le crucifient. Rédigeant l'inscription avec une habileté qu'il croyait politique, Pilate a prophétisé pour les siècles à venir. Et de même, s'il m'est permis d'anticiper, Pilate servira malgré lui la vérité lorsqu'il refusera de placer des senti­nelles romaines autour du tombeau de Jésus. Comme il ne s'était pas prononcé pour sa condamnation, ainsi n'aura-t-il pas à se prononcer contre sa résurrection. Il se lave les mains de l'une comme de l'autre. Ce fonctionnaire au cœur sec et sans caractère semble avoir du moins le souci de ne rien faire qui accrédite le fanatisme juif, et par là il laisse intactes les preuves dont Constantin, trois siècles plus tard, aura besoin pour confier au Verbe incarné le salut de l'Empire et de la civilisation. En abandonnant aux Juifs incrédules la garde du tombeau d'où sortira Jésus ressuscité, il confond d'avance leur incrédulité, réfute les doutes et dissipe les ombres dont l'aurore de Pâques risquait d'être obscurcie. Sa pusillanimité même a fait place nette au soleil levant qui par son rayonnement romain devait plus tard illuminer le monde. Avec une égale inconscience, il a trahi le Christ et confirme l'Église, -- comme les bour­reaux de Pie XII s'apercevront un jour qu'ils ont travaillé pour sa gloire. Le rêve de la femme de Pilate, le recours à Simon de Cyrène, le breuvage aromatisé, l'écriteau de la croix : signes assurément rares et minces de l'amitié qu'éveille au cœur des cruels serviteurs de l'Empire le futur Dieu de Rome. Cette amitié est bien froide et avare, toute négative et nullement désintéressée. Reconnaissons qu'elle ne man­quait pas d'une précautionneuse clairvoyance. Les pouvoirs civils qui crucifient le Juste seront sages de garder au moins l'apparence de la neutralité, fût-ce par une hypocrisie qui réserve l'avenir. Et peut-être le peu d'humanité vraie qui se mêle à ce calcul suffira-t-il à sauver les empires que Dieu charge de maintenir et d'étendre son règne sur la terre. 119:95 **12. --** Parmi ces Romains qui sans le savoir se condui­sirent en amis du Christ, nous pouvons ranger les soldats qui tirèrent au sort sa tunique, parce qu'elle était sans couture. « Ne déchirons pas la robe... » Ce n'est pas pour rien que ces paroles prosaïques, dignes du fripier le plus économe, ont inspiré à Jean-Sébastien Bach l'un des plus beaux chœurs de la *Passion selon saint Jean.* Symbo­liquement, la robe sans couture préfigure le bien le plus précieux que les hommes ont hérité du Christ et que l'Église a pour mission de préserver jusqu'à la fin des temps : l'intégrité de sa doctrine, le dépôt de la foi, la vérité indissoluble. Les grosses mains carrées qui font rouler les dés au pied de la croix sont encore rouges de sang. Bénissons-les cependant. Leur jeu impie attire le regard de quelqu'un qui en comprend le sens et en discerne la secrète délica­tesse. La tunique sans couture avait été, selon la légende, tissée par la sainte Vierge. Cette relique du temps de la vie cachée et des mystères joyeux gît là sur le sol, salie et profanée, mais toujours respectée pour la singularité qui la rend précieuse même aux yeux sacrilèges. La robe ne sera pas déchirée. Maternel, le regard voilé de larmes s'est posé sur elle et s'éclaire un instant. **13. --** Car Marie s'est maintenant approchée de la croix 13.) avec les autres femmes, et avec Jean que nous revoyons enfin en ce moment suprême. Les Romains ne les ont pas refoulés. Jésus agonise entouré de sanglots et d'amour. Il parle encore. Et c'est pour unir par un lien immortel ce qu'il a le plus aimé en ce monde : « Femme voilà ton fils... Homme, voilà ta mère. » 120:95 **14. --** La tunique, Nazareth, Marie... Comme toutes les fois que la sainte Vierge est évoquée, un grand changement s'opère. Une partie de la foule, jusque là indiffé­rente ou hostile, va rentrer en elle-même. Ce sera d'abord la plus humble. « Et le peuple était là, qui regardait » dit saint Luc. Ce peuple se tient debout, immobile, et il consi­dère en silence : c'est ce que suggère le texte grec. Marc et Matthieu notent que « ceux qui passaient », au contraire, continuent de railler et d'insulter Jésus en branlant la tête. Ils continueront jusqu'au bout. Ce sont les officiels ou, comme dit Luc, les dirigeants, les *archontes :* prêtres, scribes, anciens, fonctionnaires, soldats, gens « qui pas­saient » -- car ils passent, aveugles et sourds, inattentifs et insensibles, et ils passeront aussi comme l'herbe des champs, avec leurs décorations et leurs grades, sans laisser de trace ni même un nom dans l'histoire, tandis que la figure et l'acte du moins qualifié des amis de Jésus survi­vent et frémissent dans la mémoire des siècles. Cette vibra­tion immense du repentir et de l'amour commence là, au Calvaire, dans cette partie de la foule qui soudain s'arrête, interdite, laissant à chacun des individus qui la composent à recommencer d'écouter son cœur et de penser par lui-même. Minute solennelle où l'homme dégrisé se ressaisit et se désolidarise intimement d'avec la masse où il s'est fondu et changé en bête. **15. --** Et aussitôt cette foule qui redevient humaine trouve un porte-parole en la personne du bon larron, le plus sincère, le plus imprévu, le plus miraculeux, le plus irrécusable des amis de Jésus. « Pour nous, c'est justice, car nos actions nous ont mérité le châtiment que nous recevons ; mais lui n'a rien fait de mal. » Ce retour de conscience, ce mouvement de conversion gagne de proche en proche dans la foule silencieuse, tandis que les ténèbres se répandent en plein midi sur la terre. Seuls, incapables d'y rien comprendre, les officiels s'achar­nent à lancer des quolibets qui ne font plus rire personne. Ils seront les derniers à s'apercevoir que l'événement a changé de couleur et s'impose maintenant sous un aspect nouveau à l'attention sérieuse de la foule où le nombre des amis de Jésus ne cesse de croître, depuis que le bon larron a dit tout haut ce que plusieurs pensaient déjà tout bas. On se répète ses paroles : « Pour nous, c'est justice... Mais lui n'a rien fait de mal. » Le murmure court dans la foule. -- Il a dit cela ?... C'est pourtant vrai... Il a raison. 121:95 Pareillement diffusée de bouche à oreille, la réponse de Jésus ranime au fond des âmes le feu secret de la foi, de l'espérance et de la charité : « Aujourd'hui même, tu seras avec moi en paradis. » Bien des fronts s'inclinent, touchés par la grâce de cette promesse divine. Dans le silence de plus en plus profond, on entend retentir le déchirant cri d'angoisse qui échappe au Fils de l'homme : « Mon Père, pourquoi m'as-tu abandonné ? » Quel est donc ce supplicié qui bénit comme un Dieu et, devant la mort, faiblit comme tous les hommes ? « Quelques-uns de ceux qui étaient là, l'ayant entendu, disaient : Voilà qu'il appelle Élie... » Quelques-uns seule­ment. Ils ne sont plus que quelques-uns à observer les consignes de la propagande officielle. Ils continuent à ricaner, alors que tout le monde autour d'eux est saisi de frayeur et muet d'émotion. Leur piteux calembour sonne horriblement faux. Toute propagande dépasse la mesure et dépasse le but, et finit par se retourner contre elle-même. Si bien qu'on peut dire que la propagande la plus totalitaire et la plus opiniâtre est pour elle-même la meilleure des contre-propagandes. Les ennemis de Pie XII ne sauront jamais combien d'amis ils lui auront gagnés par excès d'insistance, pour avoir rabâché contre lui tel slogan mal­séant, tel sarcasme de trop. Un témoin jusque là indifférent me disait : « On en a honte pour eux. » **16. --** Il est difficile d'interpréter, soit comme amical, soit comme malveillant, le geste de celui ou de ceux qui offrirent à Jésus du vinaigre à boire. Le vinaigre passait-il pour particulièrement désaltérant, peut-être pour anes­thésique, ou au contraire pour désagréable et répugnant ? Pour Jean, ce fut un geste amical. Cet évangéliste, le seul qui fût présent sur les lieux, est le seul aussi de qui nous tenons que Jésus s'est alors plaint de la soif qui le tourmentait. 122:95 « Il y avait là un vase rempli de vinaigre. Ayant donc fixé à un javelot une éponge remplie de vinaigre, ils l'approchèrent de sa bouche. Lors donc que Jésus eut pris le vinaigre, il dit : « Tout est consommé. », (C'est-à-dire : toutes les prophéties sont accomplies, y compris celle du psaume 68, verset 22 : « Dans ma soif, ils m'ont abreuvé de vinaigre. ») Le récit est très cohérent : Jésus demande à boire, des soldats consentants lui offrent du vinaigre parce qu'ils n'ont rien de mieux sous la main, et Jésus s'en contente, réalisant ainsi la prophétie qui pourtant désigne ce breuvage comme ignominieusement destiné au Juste persécuté. Pour Marc, c'est un seul et même personnage qui, de sa propre initiative, fixe l'éponge à un roseau et la présente à Jésus en disant : « Laissez ! Voyons si Élie viendra le délivrer. » Insulte gratuite d'un goujat sans imagination, qui trouve un plaisir cruel à ressasser, avec une mimique de son cru, un calembour éculé. Mais Matthieu, s'il nous montre l'homme agissant com­me dans Marc, suppose que ce sont « les autres » qui lui disent en manière de plaisanterie : « Laisse ! Voyons si Élie va venir le sauver. » L'acte est donc ambigu, et marque admirablement l'incertitude des sentiments qui divisent dès lors les bour­reaux eux-mêmes. Un homme pris de pitié, mais craignant la désapprobation de son entourage, est capable de feindre la cruauté, ou de la provoquer, pour déguiser une intention miséricordieuse. Mais un cruel est également capable de singer la miséricorde pour raffiner sur sa joie méchante, ou pour s'en absoudre. Jésus fut seul à discerner si la dernière chose qu'il eût à goûter ici-bas, l'affreux vinaigre qui mouilla ses lèvres exsangues, contenait ou non une goutte de miel. **17. --** Il en avait fini par là avec toutes les choses de la terre. Comme il a rencontré sa mère sur le chemin, il se tourne maintenant vers le ciel où il est sûr de ren­contrer son Père : « Entre tes mains, Seigneur, je remets mon esprit. » Non, le ciel n'est pas vide. Pas plus que sa mère debout au pied de la croix, le Père qui règne là-haut ne l'a abandonné. 123:95 La terre et le ciel répondent à l'Amour infini de son cœur qui défaille. « Et poussant un grand cri, ayant incliné la tête, il rendit l'âme. » (Ici, on se met à genoux, selon la liturgie ancienne.) **18. --** « Et le centurion qui s'était tenu en face de lui, voyant qu'il avait expiré ainsi, dit : « Vraiment, cet homme était Fils de Dieu. » Et non seulement le centurion glorifia Dieu de la sorte, mais, d'après Matthieu, « ceux qui avec lui gardaient Jésus ». **19. --** « Alors le voile du Temple se déchira en deux, du haut en bas ; et la terre trembla et les pierres se fendirent ; et les tombeaux s'ouvrirent ». Et non seule­ment « le centurion et ceux qui avec lui gardaient Jésus » mais « tous les groupes qui avaient assisté à ce spectacle, considérant les choses qui s'étaient passées » et « beaucoup de femmes regardant de loin, qui avaient suivi Jésus depuis la Galilée et l'avaient servi, et beaucoup d'autres qui étaient montées avec lui à Jérusalem », et « tous ses amis qui se tenaient à distance, observant ces choses », tous « reve­naient en se frappant la poitrine ». Tous *revenaient.* Les officiels, les docteurs et les scribes, seuls, persévèrent et s'endurcissent dans la haine, l'intri­gue et la défaite. **20. --** Nous avons vu la phalange des amis de Jésus, si rares au début, si hésitants, si fugitifs et, pour cer­tains, si lâches ou si perfides, s'adjoindre peu à peu des amis inconnus, plus nombreux et plus braves depuis que la sainte Vierge est intervenue, recrutés surtout parmi les femmes et les passants anonymes, parmi « *les humbles et les simples* »*.* Finalement, c'est toute une foule malheu­reuse qui pleure la mort du Juste, qui pleure aussi l'erreur où elle s'est laissé égarer par les superbes, les puissants et les doctes. 124:95 Parmi ceux-ci pourtant, il ne sera pas dit que nul ne partagera son deuil. « Le soir venu, un homme riche nom­mé Joseph d'Arimathie, membre distingué du Conseil (mais qui n'en avait pas approuvé les décisions ni les actes), homme bon et juste qui avait reçu l'enseignement de Jésus et attendait, lui aussi, le règne de Dieu, eut le courage de se présenter chez Pilate et de lui réclamer le corps de Jésus. » Tardif courage assurément, qui ne s'était mani­festé chez Caïphe que par un vote négatif sans conséquence, avait évité le Calvaire et n'affrontait Pilate qu'à la nuit tom­bée, après que tout était terminé. Du moins assura-t-il au drame un épilogue décent. « Ayant détaché le corps de Jésus, Joseph l'enveloppa dans un linceul d'une blancheur immaculée et le plaça dans un sépulcre neuf qu'il s'était fait tailler pour lui-même dans le roc. » Un de mes maîtres, jadis, nous dit un jour en classe que la Passion de Notre-Seigneur avait été la plus grande tragédie de tous les temps. Je compris mal ce propos qui me sembla fait pour nous édifier. En vain je cherchai dans le récit évangélique ces orages de l'âme, ces éclats furieux que je croyais appartenir en propre à *Antigone,* au *Cid* ou à *Andromaque.* Je vois aujourd'hui que l'Évangile les ren­ferme tous. Toutes les passions sont en œuvre dans la Passion du Christ, avec toutes leurs nuances et tous leurs détours. Tous les ressorts y jouent. Et tous les sentiments humains. Toutes les vertus et toutes les tares de la nature, chacune à son rang et à son travail. Et les dignités et les turpitudes. Et jusqu'aux détails familiers et poignants. Il n'y manque même pas la petite flamme apeurée des lampes qui éclairent les funérailles nocturnes du Juste, ni les soins pieux de l'homme de qualité que ses remords ont enfin réveillé, tandis que, rentrés chez eux satisfaits, les fourbes et les méchants redemandent du vin pour éloigner les mau­vais rêves. Il n'est aucune de nos misères qui n'ait son archétype dans la Passion du Christ. Ni aucune de nos espérances. L'exemple de Joseph d'Arimathie fut suivi par un autre homme aussi timoré que lui. « Nicodème vint à son tour -- celui qui tout au commencement était venu de nuit auprès de Jésus --, apportant un parfum de myrrhe et d'aloès pesant environ cent livres. » C'est un besoin profond de tout cœur un peu noble que de s'acquitter par des offrandes aux morts de l'amour qu'on leur a trop mesuré de leur vivant. 125:95 Jean sans doute aida à la sépulture, assisté de quelques femmes encore qui ne voulaient pas quitter Jésus. « Il y avait là Marie de Magdala, et l'autre Marie, assise en face du sépulcre... Et elles regardèrent le monument et comment avait été placé le corps. » Enfin « Joseph d'Arimathie, ayant roulé une grosse pierre devant l'entrée du tombeau, s'en alla... Le sabbat commençait à luire... S'en étant retournées, les femmes préparèrent des aromates et des parfums. Et, le jour du sabbat, elles demeurèrent, en repos, selon la Loi. » Il y a toujours des fleurs sur le tombeau de Pie XII. Alexis CURVERS. 126:95 ### Pieds-Noirs sans l'Algérie par Georges LAFFLY QUAND IL FUT QUESTION DE PARTIR de l'Algérie livrée au F.L.N., ceux qui abandonnaient derrière eux leurs biens, leur métier, leur village et leurs tombes disaient seulement : « On va perdre le soleil. » Certainement, ils allaient perdre le soleil, la lumière éclatante et douce qui rythmait les journées de leur vie. Mais leur phrase désignait aussi d'autres biens, dont ils ne parlaient pas par pudeur, ou par crainte d'être maladroits. Trois ans après, j'entends toujours cette phrase autour de moi, à la suite des propos sur les difficultés ou les chances du moment. Les notes qui suivent essayent d'expliquer ce qu'elle signifie. Trois ans après Evian, c'est un bilan de notre période transitoire. \*\*\* Il m'arrive de plus en plus rarement, le matin, au saut du lit, de reconstruire en un éclair, derrière les murs de ma chambre, le décor des rues d'Alger, mal à l'aise malgré tout jusqu'à ce que l'incongruité éclate, que je me souvienne de la ville où je suis, des tâches qui m'attendent. Je n'entre plus dans les bureaux de tabac en demandant par distrac­tion des « Brasilenas » (*à* 87 frs) parce que c'était les ciga­rettes que je fumais là-bas, et il ne m'arrive plus de deman­der ces cigarettes chez un marchand de journaux : ici, ce sont les bistrots qui vendent le tabac, Je le sais. 127:95 Je me suis habitué, j'ai l'air assez à l'aise dans ma nou­velle vie, ma nouvelle ville. \*\*\* Arbre, mer, route, champ, montagne, à ces mots corres­pondent des images, et précisément celle, de tel tournant de route, de tel arbre au printemps, de telle montagne, abrupte au-dessus de la plaine nourrie de ses ruines (les oueds arrachent en quelques instants les cailloux, le limon qu'ils n'ont la force de porter qu'à quelques kilomètres), de telle baie que nous ne reverrons plus jamais. Les mots les plus simples sont marqués autrement pour nous, portent un autre sceau. \*\*\* Nous sommes coupés de l'Algérie, comme on dit en lan­gage militaire qu'une troupe est coupée de ses bases, comme une expédition lointaine est coupée de la patrie. Nous en sommes séparés par l'espace, mais aussi par le temps. L'Algérie suit sa route, sans nous. Même si nous essayons d'imaginer ce qu'elle aurait été avec nous, en partie par nous, c'est un jeu vain. J'y ai vécu jusqu'à trente ans. Alors que je commençais à comprendre mieux que jamais ce que j'étais, ce qu'avaient été les miens, et mon pays, je suis projeté dans une expé­rience tout autre. Non seulement nous ne pouvons jamais aller à la recherche de nos souvenirs d'enfance, confronter ce que nous comprenons, hommes, avec ce que nous comprenions, en­fants, mais nous n'alimentons plus la connaissance que nous en avions. Fantôme que nous faisons apparaître dans nos mémoires, et comme c'est faible et languissant la vie que redonnent les mémoires. L'Algérie n'est plus le milieu où nous vivions, où nous changions en même temps qu'elle changeait, dont nous avions une connaissance chaque jour plus complète et plus précise, qui nous transformait beaucoup plus encore que nous la transformions. C'est un bloc derrière nous ; le sphinx est au frigidaire. Notre capital de portraits, de pay­sages, d'anecdotes, de gestes est complet, et même, par l'oubli, par la superposition d'autres images, par la puis­sance d'interprétations mensongères, ce capital diminuera. Chaque année, chaque livre, chaque rencontre ajoutent un voile. \*\*\* 128:95 Nous n'avons pas oublié, même si nous semblons sans mémoire, même si nous en parlons rarement. Notre cœur, nos yeux, nos muscles, nos nerfs se souviennent. Une image, une odeur ; une musique, un nom tout d'un coup nous rap­pellent, nous réunissent en un instant à l'essentiel. Nous savons à nouveau ce que nous étions, ce que nous sommes. Puis nous *oublions* de nouveau. Les tâches, les soucis, l'attention qu'exige le présent nous distraient. J'entends dire : chacun a refait sa vie. Nous sommes *refaits,* sans doute, mais mal. Claudication de l'âme, toujours. Nous rattacher à nous-mêmes, qui est pour les autres si naturel, est pour nous le résultat d'un effort d'attention, de mémoire, ou d'une chance. On voit certains d'entre nous changer de goûts, de ca­ractère, oublier leur foyer qu'ils aimaient, ou au contraire ne plus le quitter, rompre leurs amitiés. D'autres font ce qu'ils n'auraient pas osé, pas pensé faire. C'est que les barrières ont disparu, les limites qu'imposait le milieu, la société qu'ils respectaient. On fait le bien, on refuse le mal en pensant au jugement que Dieu portera sur nos actes, mais aussi à l'opinion qu'en auront un vieillard du village où l'on fut élevé, ou les amis de classe. Leur jugement, leurs préjugés comptent plus qu'on ne croit. Sans ces garde-faces, on a moins de honte à dévier. Pri­vés de la chaleur, de l'humus du passé commun, de la com­préhension fraternelle, immédiate, donnée par la certitude que l'on participe à des lois qui non seulement ne furent jamais écrites, mais encore jamais dites, privés de cette chaleur, quelques-uns se sont tués. Ce sont les séquelles, la queue rouge et noire de la guerre, le dernier flamboiement des braises avant qu'elles ne s'éteignent. Tout cela passera, nous dit-on. \*\*\* 129:95 On nous dit aussi qu'il y eut de pires malheurs. Il n'y a pas d'arithmétique dans ce domaine. Mais je sais que les réfugiés de 40, retournant après quatre ans dans leur village pour y trouver leur maison démolie, l'essentiel de leur monde était pourtant préservé. Mon village, ses platanes, ses ficus, les maisons aux murs blancs, la terre rouge et les insectes qu'elle portait, si tout cela est une partie de moi, qu'est-ce que je suis en­core ? Je ne les reverrai jamais. Mais de plus, cela n'existe plus ainsi. Rien ne reste que défiguré, mutilé, contrefait, déformé. La courbe des collines est la même, et les arbres, les lits secs des oueds, et la ligne bleue, immobile, frémis­sant immobile de la mer, mais plus le sens que nous leur donnions. Tombes, églises, fermes, routes disaient autre chose. A chaque pas, nous avions l'image d'un souvenir, ou de ceux de nos parents, avant nous. Elles sont barbouillées de coaltar. \*\*\* Je lis « Capri, petite île » de Félicien Marceau. Une allu­sion à Alger. Alger, c'est la Casbah, des ruelles étroites et obscures, des maisons peintes à la chaux avec de petites ouvertures grillagées. C'est un poncif si bien établi que Marceau le reprend, lui qui sait si bien les démolir. Une autre Alger n'intéresse personne, trop « banale » « euro­péenne ». Pourtant la courbe de la baie, les jardins sur les collines ? « C'est vulgaire » dit un autre témoin, un peintre, cité par Morand dans « Le journal d'un attaché d'ambas­sade. » Quand le hasard d'une lecture m'apporte une allusion à l'Algérie, j'ai la même impression que lorsqu'un indifférent nous parle de quelqu'un qu'on a beaucoup aimé. La remar­que ne touche jamais juste. On croit entendre parler de quelqu'un d'autre. Et bien sûr, nous avons un doute : nous nous sommes peut-être longtemps trompés ? Pour la Casbah, qui avait son charme, sa grâce ignorés des touristes, la puissance de l'opinion, le besoin de réduire à quelques traits grossiers et faux qu'utilisent si bien nos machines à rêve, du film à la publicité, en avaient fait une escale obligée. L'Algérie, c'était cette Casbah de comédie. Alger jouait son rôle, son grand succès de ville orientale et mystérieuse, et crasseuse, au parfum de jasmin et de sang. Le seul dans lequel on voulait l'entendre, comme ces acteurs dont un premier personnage commande la carrière. 130:95 Le « contingent » arriva dans ces dispositions, effrayé, un peu ravi. Les premières lettres frissonnaient de récits épiques, où les jeeps fonçaient entre les cactus. Je crois bien qu'il y avait des lions. Tartarin for ever. Quand l'illu­sion ne fut plus possible (comment garder un secret, à plu­sieurs centaines de milliers d'hommes) ce fut la déception, l'irritation. Comment s'intéresser à ce pays qui n'était même pas exotique ? \*\*\* Les Français les moins chauvins ont une telle idée de leur pays qu'ils ne peuvent penser qu'on souhaite autre chose que d'y vivre. Nous avons quitté une Afrique san­glante et brûlée pour rejoindre un jardin heureux. Com­ment n'être pas satisfaits ? Puis la passion s'en mêle : vous vouliez l'Algérie fran­çaise, vous vous disiez Français farouchement. Eh bien, la France, c'est ici (sous-entendu : de quoi vous plaignez-vous ?) Je ne pense pas pourtant qu'on puisse s'étonner quand nous nous disons exilés d'Algérie. Un Provençal se dit exilé à Paris, un Breton à Strasbourg. Mais que l'on n'ajoute pas que l'exil est le sort commun. Pour le Provençal et pour le Breton, quelques heures de train suffisent à retrouver la patrie. Mais nous, où irons-nous ? Nous sommes des *heimatlos.* C'est un malheur qui touche peu aujourd'hui. Le mot d'exil perd son sens, quand personne n'est planté en un lieu. La France n'en est pas au point où vont les États-Unis, où l'on change volontiers de ville et de climat, paraît-il, où les travailleurs font des milliers de kilomètres pour s'installer deux ou trois ans dans une région qu'ils quitte­ront ensuite à jamais. Nos technocrates y incitent : on pousse les mineurs de Decazeville à partir pour la Lorraine, et les ouvriers de Nantes à travailler à Paris, mais il y a des résistances. Les fonctionnaires sont plus vagabonds. Et le vaste mou­vement des vacances habitue aussi au nomadisme. La sen­sibilité change beaucoup sur ce point. C'est une injure que de dire d'un homme qu'il n'a jamais quitté son « trou » on raille ceux qui tiennent à un terroir, à des coutumes. Paris joue son rôle de mélangeur. 131:95 Mais c'est toute la civilisation d'aujourd'hui qui tend à annuler les différences, à distribuer les mêmes vêtements, les mêmes nourritures, les mêmes distractions partout. On comprend donc de moins en moins l'attachement pour des particularités qui ne sont vues que comme des retards, des traces du passé, des îlots dont le sort est d'être engloutis par le progrès. Il est d'ailleurs curieux que les Européens d'Algérie, chez qui se mêlaient des sangs français, espagnols, italiens, maltais, et qui n'étaient fixés que depuis quelques généra­tions, cinq au plus, sur cette terre, souffrent tant d'être déracinés, pour reprendre la vieille image de Barrès. Com­ment en si peu de temps, avaient-ils poussé des racines si solides, si profondes dans la terre africaine ? C'est qu'elle était belle, c'est aussi qu'ils l'avaient faite, mais ces raisons sont trop longues à expliquer pour qu'on le fasse ici. Ils y tenaient, et ce pays que leurs ancêtres avaient choisi et bâti, et qui était pour eux leur pays de naissance, était l'objet d'une passion. Ils l'aimaient peut-être d'autant plus qu'ils connaissaient la dureté cachée sous sa douceur, qu'ils savaient que leur œuvre, si féconde, et dont l'Algérie vivra bien encore pen­dant une ou deux générations, était fragile. Que l'effort s'arrête, comme celui des Romains fut arrêté, bientôt tout est ruiné et les absinthes poussent entre les blocs de marbre. L'Algérie était la terre de rencontre de deux mondes, de civilisation, de religion différentes : un des points du monde où les hommes sont confrontés entre eux de la manière la plus vive. Vieille terre, toujours neuve, où les civilisa­tions passent comme les caravanes, sans s'arrêter. L'Afrique déborde de temps en temps sur l'Europe, puis l'Europe sur l'Afrique, ce sont les seules marées que con­naisse l'antique mer centrale. Georges LAFFLY. 132:95 ### Une lecture de Balzac par Philippe BERTAULT EN QUELQUES LIGNES d'une note préliminaire très brève mais ombrée de mystère, M. Maurice Bardèche nous donne cet avertissement ([^13]) : « Ceci n'est pas un livre savant sur Balzac. Ce n'est même pas un ouvrage de vulga­risation enrichi des découvertes d'autrui. La biographie n'y joue aucun rôle, et les faits que je rappelle sont connus de tous. » Soudain jaillit la clarté ; un éclair, et voici le secret dévoilé. « Je propose seulement une certaine manière de lire, c'est-à-dire de comprendre Balzac... Je propose une certaine interprétation de son œuvre. » Depuis 25 ans et plus une multitude de critiques nous ont offert un relevé des principes créateurs de La Comédie Humaine. Ces principes sont nombreux. « Pendant longtemps on n'a donc voulu voir en Balzac qu'un prodigieux peintre de la Société du XIX^e^ siècle et rien de plus ; on en a fait uniquement un appareil enregistreur. Quand cette prodigieuse machine à écrire se mêle de penser, on sourit avec indulgence. C'est prendre l'œuvre de Balzac à l'envers et l'on peut être sûr que rien ne l'aurait attristé autant que cette méconnaissance de son effort. Tout se tient dans Balzac. L'homme de Balzac s'explique selon une con­ception de la nature humaine. On ne comprend bien Balzac que lorsqu'on peut restituer à son œuvre un éclairage qui permette au lecteur de saisir l'unité de sa pensée. » 133:95 Rappelons quelle haute autorité s'est acquise parmi les érudits balzaciens l'auteur de *Balzac romancier* (1941). Trop modeste, il ne revendique rien d'autre « qu'une lon­gue familiarité avec l'œuvre de Balzac ». Avant cette thèse, jamais *la Comédie Humaine* n'avait été soumise à un exa­men critique aussi méticuleux, poussé très en avant, en pro­fondeur, dans sa structure et son développement, afin de découvrir les procédés, les méthodes, le métier mis en action. Le dessein primordial du jeune Balzac débutant avait été de donner un tableau de mœurs pris dans les siècles du passé. Les romans de jeunesse le prouvent. On y ren­contre aussi bien des scènes de mœurs, comme *Jeanne la pâle*, que des récits historiques comme *Dom Gigadas*, ou fantastiques comme *Le Centenaire*. M. Bardèche avait remarqué que vers 1829 Balzac, s'ins­pirant de Walter Scott, avait eu pour la première fois l'idée de relier ses différents romans par la permanence d'une intention commune à tous. Il avait vu son œuvre entière organisée autour d'une certaine philosophie de l'histoire, non pas des générations précédentes, mais de la société contemporaine. Cette expérience, croyons-nous, fit entrevoir à M. Bardèche que le plan unitaire de *la Comédie Humaine* relevait du système psychologique adopté par Balzac sur la nature de l'homme et de ses facultés. Quel système ? Qu'il nous suffise de rappeler la doctrine théurgique que Balzac em­prunta aux traditions ésotériques, à Saint-Martin, à Swe­denborg. Et aussi sa théorie des idées, de leur origine et de leur rôle dans la vie. Tout être humain est composé d'une double nature *: l'homme intérieur* et *l'homme extérieur*, doués de privi­lèges extraordinaires. L'homme extérieur exécute par la pensée et la volonté toutes les suggestions de l'homme inté­rieur. Les idées d'un homme, ses sensations, ses désirs, que Balzac dénomme la pensée, sont des émanations de l'homme intérieur, et qui l'usent. De là naissent encore les *ravages de la pensée* comme, aussi, les victoires de l'*énergétisme* balzacien. Une nouvelle vision de l'humanité s'était projetée devant l'esprit de Balzac : l'idée devenue passion, l'idée fixe déterminant une longue torture morale, infligeant par l'usure vitale un supplice caché, et mortel, à l'un ou l'autre des personnages. 134:95 M. Maurice Bardèche a publié deux éditions magni­fiques de *La Comédie Humaine*. Il a associé à la seconde des balzaciens réputés. Chacun des romans y est précédé d'une préface où sont examinées les circonstances de sa compo­sition, où les idées émises par ses personnages sont discu­tées et rattachées au courant philosophique tel que nous l'avons esquissé. En postface, la publication de documents inédits augmente l'intérêt. Et d'abord, contrairement à l'ordre établi par Balzac, M. Bardèche place en tête des volumes de *La Comédie Hu­maine,* les *Études philosophiques.* C'est le prologue de l'œuvre entière. Il nous renseigne sur les principes indiqués ci-dessus et qui sont mis en action dans *La Peau de Chagrin, Louis Lambert, les Martyrs ignorés, Les Proscrits*, etc. Ces romans offrent au lecteur des règles d'interprétation qui trahissent le secret des consciences. L'observation certes n'en est pas absente, mais l'image de la Société, qui en résulte, présente quelque chose de dramatique. Au cours de cette *Lecture* Balzac, contrairement aux allégations sans consistance de quelques critiques téméraires, nous apparaît comme un philosophe ayant essayé de dévoiler l'origine des passions et des malheurs qu'elles causent à tous les rangs de la société. Voici sa galerie des monstres vicieux, qui prennent plaisir à faire souffrir leur prochain : Grandet, Vautrin, Gobseck, Nucingen, Philippe Bridau, la cousine Bette, et d'autres. Ils prouvent qu'une idée fixe assujettit la volonté à satisfaire une vengeance implacable. Mais dans *La Co­médie Humaine* on relève aussi des types de bonté, de cha­rité : ils s'opposent aux imaginations diaboliques des per­sécuteurs, des jouisseurs égoïstes. Qu'on se le rappelle ! La couverture du *Médecin de campagne* était ornée d'une vi­gnette représentant Jésus défaillant sous le poids de sa croix. Parmi les créatures de Balzac, l'amour fraternel qu'avait enseigné le bon Maître compte de nombreux et sin­cères disciples. Ils pratiquent l'oubli de soi, se dévouent au bien d'autrui. Balzac lui-même s'est complu à dresser la liste de ces vrais chrétiens, modèles des vertus évangéli­ques. Rappelons en premier lieu, dans l'*Envers de l'histoire contemporaine,* Mme de la Chanterie et les Frères de la consolation fondant une œuvre de charité, de dévouement aux pauvres, qui devançait la fondation de la Société de Saint-Vincent-de-Paul. 135:95 Enfin les échantillons les plus divers de la bourgeoisie et du peuple professent une ferveur sin­cère : tels le juge Poupinet, Véronique Graslin, la baronne Hulot, le marquis d'Espart, Bourgeat le porteur d'eau, la vieille paysanne mère nourrice des enfants trouvés, et tant d'autres. Notons qu'il se trouve cependant des gens pour discuter le mérite qu'a eu Balzac de créer ces personnages édifiants. La *pensée* -- mot par lequel Balzac désigne l'idée direc­trice de la volonté humaine -- apparaît ici revêtue de tous les dons de la grâce sanctifiante. Son essor fait jaillir des effets, victorieux de l'égoïsme, bien supérieurs au jeu natu­rel des facultés. C'est la justice, l'amour, la fraternité selon le Christ. Cette doctrine de la « prière active » s'appuie, dans *Séraphita*, sur l'angélisation d'après le système de l'illuminisme de Swedenborg : chaque jour nous nous trans­formons, notre enveloppe charnelle évolue sans arrêt par des *existers* différents jusqu'au jour où elle méritera de pénétrer dans la sphère divine, réintégrée au Principe uni­versel, à Dieu, à l'Éternel. Balzac admettait que ces croyances illuministes « sor­taient du catholicisme de l'Église Romaine » mais pouvaient se conjoindre à son enseignement comme incitant à la vertu. Et les élévations mystiques de *Séraphita* sont d'une fantai­sie qu'il a lui-même reconnue. Il considérait que ce roman était *un poème.* Concluons que son système psycho-phy­siologique, mis en lumière par M. Bardèche, ne peut s'adap­ter comme explication à toutes ses créatures. Cependant *Une lecture de Balzac* nous introduit en ces régions sombres où il ne peut plus s'appliquer. Admirablement écrit, avec parfois une pointe d'humour qui détend l'esprit attentif à l'exposé des faits et à la valeur des preuves ; débarrassé de l'appareil critique en usage dans les thèses balzaciennes, cet ouvrage se lit facilement. Grâce à la clarté des analyses s'exerçant sur une centaine de romans, le lecteur suit aisément ces interprétations nou­velles. Rattachées à un système original, elles intéresseront d'autant plus les étudiants que toutes, dit M. Bardèche, « concluent à l'importance capitale des préoccupations mé­dicales et sociologiques dans l'œuvre de Balzac ». Quant aux « balzaciens chevronnés », Maurice Bardè­che peut être certain qu'ils sont les plus ardents à scruter ce nouveau commentaire tout résonnant de multiples accents. Philippe BERTAULT. 136:95 ### Attiques et Arcadies par J.-B. MORVAN MARIANNE DE MA JEUNESSE, le film que Julien Duvi­vier tira en 1954 du roman de Peter de Mendels­sohn m'a laissé un souvenir vivace. J'aurai peut-être d'autres occasions d'expliquer pourquoi. A un moment de nos vies où « Le Grand Meaulnes » ne nous atteignait plus, ce roman, « Douloureuse Arcadie » écrit en 1935 quand nous commencions nous-mêmes à être sensibles au tumulte du monde, nous retrouvait après vingt années histo­riques, à l'heure amère de la révision des rêves. Je viens de le relire sans y trouver une phrase, ajoutée sans doute dans le dialogue du film, celle où Marianne dit à Vincent qu'elle gagnera un autre château mystérieux d'où l'on peut voir quatre frontières. Que l'on situe ce lieu mythique aux con­fins de la Suisse ou de l'Autriche, ou en quelque autre point de l'Europe, l'idée garde une puissance d'évocation secrète. Les frontières seraient-elles devenues indispensables à la poésie en un temps où la politique affecte de souhaiter leur disparition ? La phrase de l'héroïne réveille la conscience de toute une géographie intérieure, image tantôt illusoire et tantôt précise des géographies véritables d'hier et d'aujour­d'hui. \*\*\* Nous sommes souvent amenés à faire de notre âme une sorte d'Europe centrale selon les fantaisies du cœur. Et rien n'est plus stimulant pour cette conscience poétique de l'Europe qu'un labyrinthe de frontières. 137:95 Il me souvient de cette région jurassienne du sud alsacien, du côté de Fer­rette, avec des frontières de cantons suisses, de provinces allemandes, de départements français, à ces lignes de petits traits à l'intérieur de limites inscrites en lignes de petites croix ; on y verrait aussi, en un pointillé encore plus dis­cret, celle des fiefs princiers, épiscopaux ou monastiques du temps passé. Ces frontières forment une écriture distinguée, complexe, un peu désuète comme, le gothique, noble comme les volutes majuscules de la calligraphie anglaise, langage raffiné des frontières multipliées et surimprimées. Elles finissent par ne plus être une contrainte politique, mais une obligation polie, comme les formules de dévouement à la fin des lettres : mieux qu'une suppression des discrimina­tions territoriales, c'est une atténuation due à leur sura­bondance. Les anciennes hostilités deviennent un jeu, un lacis individuel et secret, offrant à l'esprit bien des évasions possibles, sur les chemins de traverse de leurs réseaux. \*\*\* Né d'une famille originaire d'une frange indécise sur les limites de la Bourgogne, je me rappelle avec amusement les indignations de mon compatriote Vauban : « L'élection de Vézelay est de la Province de Nivernais, de l'évêché d'Autun, de la généralité et ressort de Paris ; et la ville de Vézelay, du gouvernement de Champagne... Son composé est d'autant plus bizarre que, toute petite qu'elle est, elle contient plusieurs enclavements des élections voisines... » Frontières pour rire, comme ce petit poste de douane sous les sapins mouillés, à un tournant d'une route allant vers Bâle. Grandissaient-elles les distances dans l'univers, allon­geaient-elles le chemin à parcourir pour les quêtes de l'esprit ? Je contemple sur mes vieux passeports l'abon­dance des cachets. Y a-t-il vraiment des frontières natu­relles ? Le passage des poteaux multicolores devient surtout une étape d'initiation historique, une sensation plus mar­quée d'un voyage dans le temps, à travers les terres nour­ricières de l'âme. Nous cherchons instinctivement des lieux où situer images et comparaisons, des pays qui correspondent pour nous, soit à une zone psychologique de construction, soit à une aire d'attente, de rêve, d'incertitude et de remise en question. Certaines montagnes symbolisent davantage la claire efficacité d'une méditation, d'autres apportent l'in­dispensable complément du mystère ou de la fantaisie. 138:95 Nous avons nos Attiques, mais aussi nos Arcadies transparentes ou sombres. La Provence dure, lumineuse, rocheuse, colo­rée et structurale de Maurras est-elle si indépendante de la vision des marais fiévreux ? « Côte des Mirages » « Au pays des sorciers » voilà deux titres de chapitres des « Vergers sur la Mer ». « Le nom de Martigues contient un brevet de sorcellerie. Pays de Marthe, étang de Marthe, cela évoque la prophétesse fameuse qui apparut aux Provençaux comme une sorte de Reine Berthe... » Maurras eût sans doute, et si peu compatibles qu'ils fussent avec l'idéal de clarté, moins redouté les sorcières orientales que les tentations subtiles qui revêtent l'appa­rence d'une géographie plus réelle. Quelque lutin intérieur nous invite parfois à situer sur les franges de la patrie, en une sorte de croisement équivoque de frontières, une image séduisante comme la Marianne de « Douloureuse Arcadie ». Ainsi naissent de multiples et évanescentes « Lotharin­gies » au charme desquelles on échappe malaisément. Ainsi Barrès évoquait à propos de la Lorraine du XVIII^e^ siècle la petite cour des Princes de Salm. Mais Maurras lui-même n'éprouvait-il pas quelque secrète complaisance à se remé­morer, avec les antiquités provençales, une sorte de Lotha­ringie rhodanienne des cités de la rive d'Empire, et le temps des Princes des Baux ? Une prudence politique tou­jours en éveil lui prescrit de ne concevoir ces frontières du temps passé que comme les lignes directrices d'une syn­thèse spirituelle, pour un bien actuel et présent. \*\*\* Pour d'autres, c'est le refuge de la diversité, de la fantaisie, et peut-être d'une bonhomie que la France d'aujourd'hui ne nous offre plus. Les siècles passés connurent leur « Pays de l'Astrée » ; mais le Forez d'Honoré d'Urfé était uniquement amoureux. Avec Rousseau, héritier de Fénelon, les pays mythiques du cœur tendent à devenir géographi­quement concrets et, peu à peu, politiques. Repousser de telles tendances est chose facile à conseiller, moins facile à suivre. Tant que je rêve avec quelque nostalgie du Tyrol et de la Bavière, de la Suisse et de l'Italie, de paysanneries à drapeaux, trompes de bergers et tabliers de couleurs, de la sérénité des vieux magisters à lorgnons, penchés sur leurs bons livres comme dans Töppfer ou Erckmann-Chatrian ; 139:95 tant que j'imagine, sans rien du condottiérisme stendha­lien, une Lotharingie modérée et quotidienne, attentive au soir tombant et à ses examens de conscience, tout un monde humain allant de la marchande de tabac hollandaise à la fruitière niçoise, ce rêve est sans péril. Je ne puis me dissi­muler que ce n'est là que divertissement, avec un peu d'opé­ra ou d'opérette, et beaucoup de lectures. Aucune agressi­vité ne vient m'animer contre mon pays, même s'il est à certains égards peu satisfaisant. Et le « nationalisme » cul­turel, charitable et raisonné ne serait peut-être pas complet sans la présence de cette zone où je prends mes distances avec un ensemble trop bien arpenté, mesuré, pesé dans ses statistiques et décrit dans ses guides touristiques. Je fran­chis la frontière comme les enfants que Giraudoux décrit, s'amusant dans le poste de douane à mettre un pied de cha­que côté de la « ligne idéale ». Légers changements de point de vue, jeux de miroirs, renouvellement des visions par l'expérience d'une minute de faux-jour... Les images de la paix doivent subir cette alchimie. Nous avons besoin de « mystifier » la paix (pour parler comme certains), sinon nous ne la sentons pas. Et quand nous avons recours à ce folklore synthétique et gratuit, c'est peut-être pour trouver à la paix que nous vivons sa couleur et son parfum, pour apprécier plus pleinement le fait que la pé­riode heureuse mais pour nous trop terne, sera un jour susceptible d'être considérée d'un regard attendri. Ce ta­bleau changeant, vaporeux ou baigné de pénombre d'un royaume complémentaire, c'est la part de l'art dans la vision de la patrie ; elle ne va pas sans une expérience tem­poraire et contrôlée de dépaysement imaginaire, consenti, mais comme jeu. Les Romains antiques se plurent ainsi à inventer non seulement l'Arcadie, mais les mystères poétiques d'une Thrace on d'une Scythie mal définies. Pour nous, il semble que le paysage de nos campagnes les plus voisines en prenne plus de transparence ; et certains soirs sur la France ru­rale n'ont tout leur charme qu'avec le souvenir de l'Ombrie franciscaine : Assise et Vézelay. Nous avons le devoir d'apporter quelque chose, de faire un don même aux images de paix, car l'insuffisance est le principe de l'humaine na­ture et de ses sensations immédiates. Nous pouvons même éprouver le besoin de transposer en pays lointain l'expé­rience de notre paix : restée dans son cadre, elle pourrait être irritante. 140:95 Le théâtre de Labiche reste situé dans une France paisible. Or cette image de paix ne nous satisfait pas, nous y trouvons vite des querelles sous-jacentes, des petits drames aigus, presque insupportables par leur insi­gnifiance même, et que le charme désuet du temps passé recouvre à peine. Le péril est de ne voir que trop nos con­temporains et nos compatriotes, nous les jugerions vite in­suffisants. D'ailleurs, l'idéal de clarté d'une Attique rationnelle, résolument dédaigneuse des rêveries parallèles, ne fut même pas celui des Athéniens classiques. On ne saurait penser que tous les potiers du quartier du Céramique fussent des artistes, ni toutes les amphores des chefs-d'œuvre. Les esprits distingués souffraient chaque jour de mille tracas, jalousies et mesquineries. Platon lui-même est rempli d'Ar­cadies dangereuses et politisées, reflets de Sparte. Cette génération, la plus douée, la plus attique a cherché sans relâche ses évasions. Xénophon, le gentilhomme cavalier, revenu d'Asie, vit à Scillante en terre étrangère et on ne sait s'il a revu sa patrie avant de mourir. Il eût pu, lui aussi, prendre à son compte le mot fameux : « Mon royaume pour un cheval ! » Ce mot, Michel Mohrt l'a illustré par un roman. Il semble que le héros de son autre livre « La Prison mari­time » subisse pleinement la tentation de l'Arcadie agres­sive : -- « Un déplorable syncrétisme s'établissait dans mon esprit, et méconnaissant les différences de temps et de lieu, je voyais dans le Maître de Ballantrae et dans le Marquis de La Rouërie, en Stonewall Jackson et en Don Carlos les combattants d'une même cause de la tradition et de l'hon­neur... Je rêvais tout éveillé, courant la lande avec le Maître et les chemins creux avec le Chevalier Destouches, guettant, au coin de la rue Saint-Nicaise la calèche du Premier Consul, fuyant Atlanta en flammes, tantôt portant le kilt et tantôt la peau de bique, épinglant un Sacré-Cœur sur ma veste, fou de passé, fou de navires, fou de combats... » Le person­nage dit qu'il se juge maintenant sans indulgence ; encore la pluralité de ses Arcadies historiques l'a-t-elle gardé de l'élection d'une xénophobie précise et systématique. \*\*\* 141:95 Mais il ne servirait à rien de froncer les sourcils. Nous savons que le bon esprit, la résignation facile, la propension naturelle aux réconciliations, ne suffisent pas à donner bonne conscience à l'âme. Nous nous demandons parfois si dans les réconciliations avec ceux qui nous ont brimés et tracassés, nous ne sacrifions pas autre chose que nos propres sentiments, ceux de nos amis, la confiance qu'ils peuvent avoir mise en nous. Trop souvent on ne prend pas la peine de consulter les amis et les soutiens, il peut même arriver qu'on ne pense pas à eux. Je ne choisirai pas d'exemple : chacun saura les trouver. Il nous paraît alors que sans regretter le geste pacifique, nous ayons encore à sauver, sur un autre plan, par un autre chemin, ce que les bonnes intentions ont pu nous faire trahir. Ainsi, la voie mystique, l'expression littéraire, la revanche intellectuelle se trouvent offertes à ce que nous ne croyions d'abord sauver que par le moyen politique. Mais c'est trop demander à beaucoup d'excellents cœurs et d'excellents esprits. Ils s'arrêtent pleins d'amertume, de la pire amertume qui soit, celle qui réside dans le regret d'un mouvement généreux, accueilli d'ailleurs avec indif­férence et dédain. On cherche alors une Arcadie de la protestation éternelle. Je la nommerais volontiers, et de façon générale, le Sudisme intellectuel. La poésie y est pour beaucoup, et pour cette raison, c'est une tendance qu'on ne peut négliger. On y retrouve le chant des ruines et la soif de solitude. Il est un aspect de la conscience qui pourrait prendre, comme le Texas, le nom de « Pays de l'Étoile Solitaire » « The Lone Star State ». Asiles agressifs de la pureté : il est curieux de constater que sauf un coin réservé aux étoiles sur sautoir des Confédérés, le dernier drapeau sudiste fut un drapeau blanc : « The Stainless banner ». Un chapitre de Faulkner est intitulé « Vendée ». Les rêves du héros de la « Prison Maritime » n'étaient pas le fruit d'une illusion toute personnelle. L'échec de ces Arcadies-là, c'est la difficulté de revenir à la patrie réelle. Pour certains, qui ont fait de leur « Sudis­me » l'élection jalouse d'une nation étrangère, il semble que le chemin soit irréversible. Et les reproches, adressés aux « Sudistes » de la Droite dégoûtée par des moralistes marxistes et soviétisants, ne sont guère capables de les amener sur le chemin du retour. Il faudrait pouvoir per­suader les idéalistes déçus que le choix qui est absurde, c'est le choix entre le royaume et le cheval. Si la Patrie manque de charme, l'atticisme consiste dans un retour des Arcadies, appliquées au monde qui directement nous environne, pour lui rendre ses séductions et sa profondeur. 142:95 Les siècles classiques trouvaient dans la pratique des humanités grecques et latines un monde parallèle de poésie, riches en règles et méthodes qui excluaient les enivrements soudains et la conservation aveugle des griefs. La méditation de l'Histoire de la France peut aussi constituer une « Arcadie de l'intérieur ». Je retrouve de nos jours ces deux méthodes de spiritualité intellectuelle, la première dans Henri Bosco, la seconde dans Jacques Perret. La réflexion sur de telles œuvres nous convainc de la possibilité de ne pas s'enliser. Elle nous donne aussi la prescience que la France peut toujours devenir une Arcadie pour les autres nations, pleine pour les étrangers de char­mes que nous ne voyons pas nous-mêmes, par excès d'ac­coutumance. Le « Paquet de gris » cher à Perret peut deve­nir aussi patriarcalement poétique pour d'autres que les pipes de porcelaine bavaroises de « l'Ami Fritz » l'étaient pour les jeunes Français de jadis. \*\*\* L'Arcadie, c'est le tissu écossais, son quadrillage de couleurs mêlées : l'atticisme, l'alternance régulière et cal­culatrice des carreaux noirs et blancs sur l'échiquier. Mais l'Attique raisonneuse et prévoyante sait que les Arcadies doivent intervenir dans ses calculs, et l'Arcadie ne trouve la plénitude de ses pouvoirs que dans une vocation struc­turale. L'Attique est polémique, mais elle n'ignore pas que la polémique a besoin de connaître les pauses, les asiles et les chemins de traverse. Les deux concourent à faire de la conscience patriotique un foyer rayonnant, pour la Patrie d'abord, car il n'y a pas de civisme sans poésie. De plus, devenir une Arcadie pour les autres, pour tant de peuples auxquels on n'offre que des planifications de type industriel ou bien des rêves littéraires indécents et dérisoires, c'est participer à cette charité des nations dont on n'a pas encore découvert tous les aspects. Jean-Baptiste MORVAN. 143:95 ### La philosophie du XVIII^e^ siècle et la réforme de l'Église par Jacques VIER Note liminaire. Tout le monde connaît la politique d'abandon doctrinal pratiquée, sans beaucoup de succès, par certains néo-catholiques à l'égard des protestants et des agnostiques. Ce que l'on sait peut-être moins, c'est l'une des peu glorieu­ses origines de la nausée dogmatique, dont se prévalent, dans la confusion, nos actuels modernistes, et qui les ratta­che à la cohorte philosophique du XVIII^e^ siècle lancée à l'as­saut de l'autel. Un examen approfondi de l'un des plus considérables précurseurs des « lumières », Pierre Bayle, l'auteur des *Pensées diverses sur la comète* (1683), des *Nouvelles de la République des Lettres* (1684) et surtout du *Dictionnaire historique et critique* (1695-1697), permet de voir comment ce calviniste, devenu un instant catholique, puis retourné à la foi de ses pères, exilé par la révocation de l'Édit de Nantes, en lutte à Rotterdam avec ses propre coreligionnai­res, détestant Rome et, peut-être, l'admirant, incliné à l'athéisme et incapable de s'arracher à Dieu, devine et formule, dans le champ clos de ses épuisantes controverses, quelques-unes des revendications que vulgarisera l'*Encyclopédie,* en attendant que le nouveau clergé d'aujourd'hui refourbisse, sans le savoir, tous ces vieux fers rongés de rouille. 144:95 #### I. -- Un Prométhée mal déchaîné. Chrétien indécis qui finit par plaider pour l'athéisme, théologien passionné qui fait d'un dictionnaire un vaste recueil de thèses, professeur nomade devenu semeur d'hé­résies et finalement frappé d'indignité universitaire, péri­gourdin, donc amateur de bons vins, destiné à passer sa vie parmi des buveurs de bière qui l'irritent, virulent ennemi du monachisme et apôtre du mariage des clercs mais confiné dans un rigoureux célibat, tous les contrastes se battent en Pierre Bayle, le plus richement pourvu de tous les filleuls de fées mais qu'une Carabosse, oubliée au baptême, con­traignit à ne jamais unifier sa pensée. Pulmonique par hérédité, il est athée aussi en médecine et professe la sages­se agressive de Béralde : « J'ai refusé constamment tout le secours et suis résolu de laisser faire la nature... ([^14]) » Prodigieux érudit, mais sans rien qui pèse ni qui pose, il aura un goût prononcé pour le papillonnage et ferait pres­que sienne la devise de La Fontaine : « J'en lis qui sont du Nord et qui sont du Midi »... fort capable de passer de la géographie aux livres galants. Maniaque du catéchuménat, il lui arrive d'entretenir quel­ques mauvais rêves. Peu cuistre, en somme, malgré les apparences, et même s'il admet volontiers qu'en dehors de sa bibliothèque « un écrivain n'est bon à rien » assez enclin à admirer chez les autres savants l'aisance mondaine. Car il tient pour exécrable la parade du savoir. Il s'émerveille que l'on dût provoquer et mettre en train de pédantisme un certain Carteromachus : « Car autrement on n'eût su connaître par ses discours qu'il fût un homme d'étude. » Et d'ajouter « que c'est un bel éloge, et qu'il y a peu de savants qui le méritent ! » ([^15]) Il aime se confier à travers les mille visages de son *Dictionnaire.* Proscrit, mis en quarantaine par tous les puissants du jour, il plaide sa cause en même temps que celle du théologien Rhegins dont nul ne se soucie ; il traverse les temps pour clouer au pilori son grand ennemi Jurieu par publiciste interposé. 145:95 L'imprimerie lui sert à déverser son trop plein de bile, mais il ne l'avoue que dans la notice d'Abrabanel. Quand il rencontre une destinée traversée d'orages, il n'est pas loin de croire à la métempsycose ; il s'identifie à d'illustres persécutés. Les­quels commençaient généralement par souffrir de leur propre violence. Mais le royaume de Dieu est à ce prix : « Le tempérament est presque toujours le premier et le principal mobile dans les personnes qui font ici-bas l'œuvre de Dieu. Quelques-uns prétendent qu'il fut nécessaire que Luther, que Calvin, que Farel, que quelques autres fussent chauds, colères et bilieux ; car sans cela, dit-on, ils n'eus­sent pas surmonté la résistance ([^16])... » A charge aux vio­lents de demeurer fermes dans la foi et de ne point donner trop de gages à la philosophie, ordinairement comparable « à des poudres si corrosives, qu'après avoir consumé les chairs baveuses d'une plaie, elles rongeraient la chair vive et carieraient les os et perceraient jusqu'aux moelles... ([^17]) » Bayle, semblable à Arcésilas « hydre qui se déchirait elle-même... » se savait possédé de la rage d'argumenter et tout à fait capable d'outrepasser les limites, tout en prônant, il est vrai, l'utilité des disputes. Il ne compte pas trop, pour corriger l'homme, sur les mœurs, les discours ou les livres ; rien ne prévaut contre le tempérament, sauf l'Esprit Saint ; il le proclame avec une liberté qu'on n'attendrait pas d'un tel reclus volontaire ; il sait que, quand il faut agir et même écrire, l'esprit reste toujours la dupe du cœur. Est-ce la *libido sciendi* ou la *libido docendi* qui possède Bayle ? Les deux ensemble sans doute. En tout cas, il trouve dans le *Dictionnaire historique et critique* le moyen de propager et d'épanouir le prosélytisme épistolaire qui le brûle. Il ne vulgarise que pour l'amour de la rectification et il souhaite vigoureusement que la vérité devienne aussi populaire que l'erreur. Il s'en faut pourtant que ses *Pensées sur la Comète* soient aussi accessibles que l'almanach. Ce qui ne l'empêche pas de se dire dévoué au grand public, auquel il a la charité de supposer « une curiosité infinie », au service des « demi-savants et des ignorants... ». Pour les instruire, il n'est pas interdit d'emprunter « pourvu qu'on ne s'approprie point la gloire de l'invention... » ([^18]). 146:95 Le scepticisme attise chez Bayle la fièvre de l'érudition. Il faut tout savoir pour oser douter, et un laïque y réussit mieux qu'un clerc. Le cadre du *Dictionnaire* facilite les choses en permettant de ne toucher qu'en passant aux sujets dangereux. Il participe en somme de l'essai et son auteur, un peu d'habileté méridionale aidant, peut tirer aussi faci­lement que Montaigne son épingle du jeu. Peut-être Bayle, avec tout son dédain pour les systèmes, a-t-il regretté de manquer du don de coordination. Il reconnaît que c'est par l'assemblage et l'architecture qu'un Descartes, par exemple, s'élève aussi haut que les Anciens. Tout convaincu que soit Bayle, à l'égard de Fontenelle, de l'extravagance des doctes, il garde sa tendresse pour une certaine forme de compilation : « On est revenu de cette méthode, mais les auteurs qui l'ont suivie n'en sont pas moins instructifs... » Il est vrai que la citation stimule à merveille l'imagination et le raisonnement, et l'on sait que Bayle raisonne comme il respire ; pour digérer les conjec­tures et les digressions des érudits, la confiance qu'il a en son propre estomac le porte à ne pas sous-estimer celui de ses lecteurs. Ses plus grands ennemis, Bayle les découvre parmi ceux qui effeuillent ou effleurent l'actualité afin de tromper l'opinion en flattant les préjugés. Il discerne dans les gaze­tiers les ennemis naturels de la véracité historique et les dénonce comme l'obstacle le plus difficile à franchir pour quiconque entend rétablir les faits ; ils représentent le mensonge surpris en pleine élaboration. Leur vocation est de diffamer et, malheureusement, ils ont une patrie. Toute­fois, une disposition aussi dépravée ainsi que le goût des libelles ne doivent pas toujours être imputés à la méchan­ceté naturelle à l'homme ; le meilleur finit par s'y porter s'il est l'objet de malhonnêtetés continues. De là à faire dire à Bayle que le papisme produit la calomnie comme son fruit naturel, la distance est brève. Avec une félicité verbale beaucoup plus intermittente, il ne marque pas trop mal sa place entre Pascal et Voltaire. Bayle, qui écrivit toute sa vie durant, s'estimait pares­seux, ou, du moins, beaucoup plus incliné à satisfaire ses caprices de lecteur désordonné que capable de la discipline intellectuelle qui préside à l'élaboration d'œuvres véritables. Il regrettait de ne pouvoir composer ce qu'il appelait des « summa capita » comme s'il eût dû rougir de travailler en somme, à la façon de Montaigne... « Aussi, pressens-je bien que, quand même je pourrais rencontrer dans la suite quelque emploi de grand loisir, je ne le deviendrais jamais (un homme profond), je lirais beaucoup, je retiendrais diverses choses, *vago more,* et puis c'est tout... ([^19]) » 147:95 Quel­ques redoutables péripéties traversent, on le sait, la vie de ce polygraphe que sa naissance fit huguenot, donc promis à l'exil, à qui ses divers choix imposèrent une navette entre le catholicisme et le protestantisme, et qui ne trouva pas précisément la paix en Hollande, terre d'asile. De l'idéalisme éléatique au pyrrhonisme il se plut à cheminer dangereu­sement, sans jamais se résoudre à l'adhésion totale ni à la rupture définitive. Bien entendu, tout écrit de Bayle est un combat, mais, d'abord, à l'intérieur du controversiste. Tan­tôt occupé à établir un système rationnel du cosmos et à peigner les comètes, pour les contraindre à rentrer dans le rang des phénomènes observables, tantôt acharné à établir l'impossibilité d'une connaissance métaphysique du monde, tour à tour myrmidon et rétiaire, il nourrit aussi bien en lui le fauve qui le dévorera. L'hydre aux dents de flamme ne lui brûle pas le cœur mais la tête. Le cartésianisme lui plait comme ingénieuse hypothèse de physique, explication commode des phénomènes, mais non comme vérité dogma­tique absolue. Dans l'abîme de la nature ou dans celui de la grâce, les risques de vertige ou de noyade demeurent égaux pour l'homme ; la philosophie et la théologie rivalisent à qui approfondira le plus le gouffre des incertitudes. Si l'on n'arrive pas au but, on peut, sans déshonneur, s'arrêter en chemin et considérer le cartésianisme comme un terrain d'entente, c'est-à-dire de conciliation entre les partis philosophiques et religieux. Sa règle commune de l'évidence rationnelle a de quoi contenter la tradition et le progrès. Sur quelques points difficiles, il peut apporter l'apaisement, à condition de ne pas définir les dogmes dans la dernière précision. « Ce qu'il ne faut jamais faire dans les choses mystérieuses, si on veut éviter les schismes... » Du moins, le dogme « délivre », mais qui ne sent l'ironie de l'exemple ? « Quel désordre que la créature innocente soit assujettie à tous les caprices de la créature criminelle ? On se délivre de toutes ces difficultés par le dogme de M. Descartes ([^20]). » Ainsi règle-t-on la question si contro­versée de l'âme des bêtes ; ou bien l'on se résigne à voir dans la société animale toutes les laideurs et les rigueurs de la société humaine. 148:95 La connaissance rationnelle parfaite, à la supposer possible, détruirait le monde ; les forces instinctives en assurent, au contraire, la continuité. « L'amour pour les enfants n'est qu'une extension de l'amour qu'on a pour son propre corps ([^21]). » Affirmation attendue sous la plume d'un célibataire. La délivrance de son esprit, Bayle l'attend plus de ce que le XVII^e^ siècle appelait la « sceptique », qui ne se confond pas nécessairement avec le scepticisme, que de la doctrine cartésienne. Il vénère La Mothe Le Vayer et Naudé « les deux savants de ce siècle qui avaient le plus de lecture et l'esprit le plus épuré des sentiments populaires » ; la restriction dont il tempère son jugement « mais parce qu'ils font les esprits forts, ils nous débitent bien souvent des doctrines qui ont de périlleuses conséquences » ne les lui attache que davantage. Quant à la pensée de Carnéade, le lointain initiateur, elle lui paraît dominer l'antiquité tout entière. Il éprouve pour ce robuste porteur d'eau, qui maniait les syllogismes avec la même prestesse que ses seaux, une vive admiration. Il le corrige, certes, et ne va pas jusqu'à lui donner raison en adoptant son principe favori : l'incompréhensibilité, mais il lui doit en partie le meilleur de lui-même, son état d'anxiété, sa nervosité méta­physique aux innombrables antennes. Le Spinoza du *Theo­logico-politicus* l'épouvante et le séduit par sa violence ; dès 1679 il dénonce le traité comme le livre « le plus rempli de doctrines impies » qu'il ait jamais lu ; mais un an plus tard, il constate la vanité des réfutations : « Il n'est rien qui ait le plus servi à faire valoir le livre de Spinoza que la faiblesse de quelques-uns qui ont voulu le réfuter... » Peut-on parler d'une secrète attirance chez Bayle pour la puis­sance destructrice de la pensée ? En tout cas, sa passion de l'engagement éclate, ainsi que sa fièvre d'épuiser tout débat quitte à revenir sur ses pas mais cette fois en brûlant la terre. Chose étonnante pour qui s'en tient aux apparen­ces, sa conversion au catholicisme représente le triomphe -- momentané -- de l'esprit de soumission. Il vaut mieux dire qu'en vertu, sans doute, d'une violence faite à sa propre nature, Bayle en vient, un moment, à ne plus considérer la controverse comme une fin ; il ne semble pas, du reste, regretter de s'être exercé à la dispute scolastique. S'il retourne au protestantisme, c'est parce qu'il ne peut sup­porter le culte idolâtrique des Saints ni contraindre son esprit à admettre la transsubstantiation. Du moins c'est ce qu'il affirme quand il a intérêt à faire parade d'orthodoxie selon sa secte ([^22]). 149:95 Plus simplement, il lui arrive de convenir qu'il cède aux impressions d'enfance. C'est Jurieu, un coreligionnaire pourtant, qui concentrera un jour contre lui toutes les puissances d'opposition de la nature de Bayle. Lequel en avait d'abord fait à son père un vibrant éloge : « C'est un des premiers hommes de ce siècle sans contredit, et si la délicatesse de son tempérament lui permet de résis­ter à l'ardeur qu'il a pour l'étude et à sa grande application aux fonctions de sa charge, on doit tout espérer de lui... ([^23]) » il était réservé à deux huguenots d'offrir le plus bruyant témoignage de l'incompatibilité entre théologie et philoso­phie. Leur antagonisme éclatait au temporel comme au spirituel. Jurieu finit par personnifier aux yeux de Bayle l'orthodoxie intolérante. Il garde peut-être la responsabilité des positions extrêmes sur lesquelles son adversaire finira par établir son inconfortable demeure. Qu'ils traitent des principes et des droits de la critique, de l'indépendance de la morale et du primat de l'intérêt moral, de l'autonomie et de la suprématie de l'autorité civile à l'égard de la religion, de l'immoralité du principe de la contrainte, des contradictions de toute espèce issues du dogme de la Provi­dence, le combat ne connaît pas de trêve. Bayle ne s'en inquiète guère et se persuade que l'esprit se fortifie dans la lutte : « Je dis qu'on n'acquiert pas même à la cour cette fausse et prétendue force d'esprit dont les athées et les déistes se glorifient ; et je soutiens que si on examine la chose attentivement, on reconnaîtra que cette prétendue force s'acquiert plus dans l'exercice de la dispute et parmi ceux qui étudient, qu'à la cour ni à l'armée... ([^24]) » Que la controverse se concilie avec le naturel et que son entre­tien contribue même à préserver la vertu de naïveté, c'est ce qu'entreprend de démontrer la préface des *Pensées sur la Comète*. Le goût du système et la passion de la chicane se complètent à souhait chez Bayle et sont tous deux servis par une volonté farouche de faire pénétrer une lumière crue dans les oubliettes de l'histoire. L'intrépide explorateur n'entend ignorer ni volcans ni gouffres ; sa tournure d'esprit commande sa mission et la manière dont il prétend l'ac­complir. Dans une perspective encyclopédique, et pour être plus assuré de terminer son *Dictionnaire*, il se forge un autre Jurieu dans la personne de Moreri, lequel ne peut, et pour cause, user du droit de réponse. Encore plus avide d'argu­menter que de connaître, Bayle manque de cette sympathie pour les bourdes qui fait l'un des charmes de Montaigne. 150:95 Certes, la passion historique, dans la mesure où elle amplifie et approfondit la recherche qui met fin à l'erreur, dévore Bayle. Mais ne risque-t-elle pas de tourner à la sensi­bilité presque maladive à la sottise et à l'imposture, de sorte que le *Dictionnaire historique et critique* apparaisse comme un gigantesque bêtisier ? Comme la démangeaison de rectifier et de redresser dévore cet apôtre, lequel n'a pour les soins de l'art aucun instant disponible, il ne laisse pas la niaiserie s'épanouir ou monter en graine comme il arrive à Flaubert dans *Bouvard et Pécuchet.* Mais les notes, qui font à ses articles souvent pesants et gourmés, un cortège bariolé et parfois tapageur, abondent en vivacités et même en joyeusetés non indignes de la correspondance du romancier. Bayle a, du reste, tôt fait de mettre en axio­me pédagogique son sens du ridicule : « L'histoire de l'esprit humain, de ses sottises et de ses extravagances, et l'histoire des variétés infinies qui se trouvent dans les lois et les usages des nations ne sont pas des choses dont on doive frustrer les lecteurs et dont on ne doive pas espérer des utilités... ([^25]) » Ainsi les contrastes d'un tel esprit assurent déjà à son œuvre, qui aborde avec un beau courage les genres ingrats de la dissertation abstraite et de la nomenclature érudite, une solide garantie de vitalité. Mais il est impossible de lire Bayle sans porter témoignage, -- encore un legs de Montai­gne ! -- de sa gaillardise. Laquelle procède d'un esprit d'émerveillement, plus ou moins tourné à la malice, au hasard des découvertes de l'histoire ; mais il faut faire leur part à l'âpreté et à la liberté de la controverse quand celle-ci se nourrit des « impudicités romaines » ou qu'elle argu­mente à propos du célibat des prêtres. La gaudriole, on le sait, émoustille les célibataires. Dans un siècle aussi lugubre que le nôtre sur les affaires du sexe, la psychanalyse aurait beau jeu à parler, à propos de Bayle, d'un défoulement lexi­cographique ou encyclopédique ; quoi qu'il en soit, les femmes hantent sinon sa vie, du moins son imagination et même sa logique. 151:95 Voici d'abord le procès en gros : le christianisme n'en­digue pas la luxure. *Les Pensées sur la Comète* semblent annoncer sans effort l'argumentation de l'abbé Prévost à ses lecteurs, qui s'identifie, naturellement, à celle du cheva­lier des Grieux à son ami Tiberge : « Il y a des péchés qui causent universellement une joie plus sensible que les autres et à moins de frais. Car enfin, la joie est le nerf de toutes les affaires humaines, et il est certain, quoi qu'on en dise, que l'homme a plus d'amour pour la joie, que de haine pour la douleur et qu'il est plus sensible au bien qu'au mal. Il y a incomparablement plus de gens dominés par les plaisirs de l'impudicité que par le plaisir de tuer... ([^26]) » Il est vrai que des Grieux cumule... A l'égard du sixième commande­ment, le catholicisme porte, bien entendu, les plus graves responsabilités. Bayle ne se lasse pas de dénoncer les méfaits du célibat ecclésiastique, le plus souvent sur le mode indigné que ponctue une mordante ironie, parfois d'une manière plus détendue, comme quand il s'amuse d'une citation tirée d'un sermon : « Nous apprenons avec douleur qu'il y a des gens assez perdus pour s'abandonner à l'adultère, bien qu'ils aient en leurs maisons des femmes qui sont telles que, quant à nous, nous nous en contenterions bien... ([^27]) » Traitant souvent de la bagatelle, Bayle s'excuse sur l'ennui inséparable des gros volumes ; si des lecteurs pudibonds se fâchent, l'auteur se défend en produisant des témoignages d'encouragement. Il plaide pour la liberté d'expression : il faut parler salement quand la matière le demande. En somme la gaillardise est inséparable de l'exac­titude ; quand le prétexte est aussi bien choisi, l'esprit peut suivre sa pente. Bayle se risque, mais par scrupule historique, à explorer le royaume du Mal intégral habité par les Caïnites, et four­nit dans l'article qu'il leur consacre, toute la matière ordi­naire d'un prix Goncourt ou d'un prix Fémina. Il ne manque pas l'occasion, maintes fois renouvelée, d'agiter par person­nages interposés la question de l'âme des femmes avec force renvois aux autorités. Au fil de l'histoire, des aven­tures les plus illustres aux plus ignorées, il maintient large la part de la chronique scandaleuse. Certaines monographies renferment de purs fragments romanesques ou dramati­ques, par exemple cette confession qui pourrait être celle de Tartuffe, si son curé -- et non pas Orgon -- avait troublé le tête à tête avec Elmire : « Je cherchais des paroles artificieuses pour \[la\] troubler, pour l'aveugler, et pour \[la\] séduire, afin de lui faire croire que le vice était vertu, ou pour le moins, chose naturelle ou indifférente. 152:95 « Je trahissais Dieu même en interprétant malicieusement ses lois et en faisant valoir les faux et damnables raisonnements des voluptueux et des impies... et mon éloquence faisait toute sorte d'efforts pour éteindre la vertu dans une âme... ([^28]) » Ou encore Bayle s'intéresse tout particulièrement à la casuistique quand elle préside à l'annulation des mariages. Il précède Charles Fourier dans l'établissement d'une hié­rarchie du cocuage et se délecte aux lettres libertines de René Le Pays ; du coup, ses commentaires s'enrichissent de comparaisons lestes et de truculentes trouvailles. Bayle a pitié d'Héloïse ; mais la solitude de l'amante le touche moins que ne l'intéresse l'imagination déréglée ou l'intelli­gence en délire. Elle lui paraît donner raison à l'axiome de Sénèque : *Nullum magnum ingenium sine mixtura demen­tiae*. Est-ce à ce prix qu'il la dépeint en championne de l'union libre ? Il fait du reste bon marché de la chasteté des femmes et s'attarde volontiers sur les dévotes galantes. Il dresserait volontiers et pas seulement pour l'amour de l'exactitude le catalogue complet des lois civiles et religieu­ses promulguées contre la fornication s'il n'y avait mieux à faire que de plaisanter ; la religion elle-même ne menace-t-elle pas de tomber en quenouille ? Quoi qu'il en soit de telles boutades, Bayle anticipe sur Sacha Guitry en convenant que ceux qui médisent le plus du beau sexe sont ceux qui l'ont le plus fréquenté. Il fait un sort au livre de Gediccus « qui a vérifié par mille exemples ce qu'il a tâché de prouver méthodiquement et par bonne raisons \[à savoir\] que les femmes n'étaient point inférieures aux hommes en aucunes qualités de corps et d'esprit... ». Il s'incline devant la supériorité de certaines grandes femmes dont il résume la vie, en ne leur recon­naissant qu'une seule faiblesse, le goût du mariage. « Assez d'autres auraient soin que le monde ne périt pas... » Il existe même des femmes athées, et Bayle de se demander à mots couverts si ce n'est pas là fournir un brevet de culture. Il admire le courage et l'originalité de la reine Marguerite de Navarre, dont *l'Heptaméron* risque de scandaliser maintes autres femmes, surtout celles de conduite peu sérieuse : « Il ne serait pas impossible qu'intérieurement elles fussent indignées et que de semblables conversations leur déplus­sent ; car il y a d'étranges inégalités dans l'âme humaine et beaucoup de disparate entre le cœur et l'esprit... » Main­tes remarques d'une semblable finesse attestent chez Bayle une réelle connaissance du cœur féminin ([^29]). 153:95 On s'étonnera moins qu'une aussi frémissante sensibilité chérisse la poésie d'un amour de prédilection, tout en la souhaitant, il est vrai, plus chaste, plus abritée de la cor­ruption originelle. Quel dommage, par exemple, que Clément Marot ne soit si bon poète qu'en des sujets lascifs ! Bayle a fort bien expliqué que l'on se préservait, en cultivant les Muses, de la tentation de compiler ; elles empêchent « qu'une grande et vaste lecture n'étouffe et n'accable de son poids la vivacité et la raison naturelle... ». Il n'est que juste d'indiquer qu'il révère l'inspiration et que le sérieux de sa propre vie l'empêche de réduire la poésie, comme tant d'autres le font au XVIII^e^ siècle, à un badinage mondain. Sur l'Art poétique lui-même, il nous conserve un jugement de Pellisson qu'il qualifie à bon droit « d'admirable » et qui l'est, en effet, encore qu'il néglige la part du travail et qu'il semble croire que la lyre d'Amphion agit seule. En cherchant bien dans l'immense carrière dialectique de cet équarrisseur de thèses, on finirait par trouver un canevas de poème et si bien choisi que Bayle souhaita un favori des Muses pour le traiter. Après avoir conté le rôle de la neige dans le mariage d'Eginhart il ajoute : « Je suis sûr qu'entre les mains de M. de La Fontaine \[ce sujet\] serait devenu l'une des plus plaisantes narrations qui se puissent lire... ([^30]) ». Vigny exauça le vœu implicite dans le regret. ([^31]) Bayle écrit pour se battre et aussi pour convaincre, en somme pour servir. Quoi d'étonnant si sa littérature manque de loisir et de politesse ? Sa prodigieuse vitalité eût pu créer des personnages, mais il se laisse absorber par le maquis de l'érudition et de la théologie. Son impatience annonce celle de Voltaire que ralentissait pourtant le souci de l'art, son tumulte laisse pressentir Diderot mais avec une imagination moins riche et moins colorée ; rongé le premier jusqu'aux os par la fièvre encyclopédique, il manque d'aptitudes pour s'en distraire. Il creuse aussi profondément qu'il le faut pour découvrir ce qu'il suppose la vérité mais l'énorme amas de terre qu'il rejette l'embarrasse. Il ignore, en somme, l'art de récupérer le matériau et d'en faire profiter le bâtiment. Il reste que dans le cadre atone du dictionnaire, sous chaque lettre bouillonne la vie ; aucun carcan n'étouffe la flamme apostolique. 154:95 Si l'on veut mieux mesurer l'erreur de Bayle -- mais pouvait-il faire autrement ? -- que l'on songe à ce que serait l'*Histoire littéraire du sentiment religieux* si l'abbé Bremond avait suivi l'ordre de l'alphabet ! Est-ce à dire que Bayle ignore la concision ? Il ramasse fort souvent sa pensée en traits nerveux. Qui mieux que lui aiguise la logique en pointes cruelles ? Il abonde en dons contradictoires, aussi capable de sertir au cours de l'argu­mentation la riposte qui fait balle que de bondir dans les déserts de l'abstraction comme un Mazeppa de la contro­verse. Cet affamé de vérité a surtout cherché à distraire ses doutes et il a besoin du tam-tam des disputes sans issue pour endormir le ver rongeur. Il se savait, -- et se voulait aussi peut-être, -- impuissant à découvrir le lien qui l'eût attaché à un corps constitué, lequel eût tiré de lui on ne sait quel impérissable chef-d'œuvre. Sans Port-Royal, Pascal eût-il écrit les *Provinciales* et les *Pensées ?* Solitaire non comme Descartes ou Spinoza qui se suffisent dans le calme, mais tourmenté du besoin de harceler autrui. Il savait qu'il se gouvernait mal et il a écrit sur ce point une page défi­nitive ([^32]). Tout Jean-Jacques y est en germe. Neuf à dix lustres plus tard, l'initiateur des philosophes n'eût pas tardé à découvrir son Jurieu parmi les encyclopédistes. #### II. -- Dieu et la raison. La raison dont l'autorité est souveraine et à qui les dogmes se voient obligés de faire la cour, prouve l'existence de Dieu. 155:95 Mais l'argument ne rend-il pas un son désespéré s'il se borne à dire que seul un Dieu peut avoir mis au cœur de l'homme un amour d'instinct, indépendant de sa liberté, qui est néanmoins dirigé à une fin très nécessaire pour la conservation des espèces ? On ne saurait, en effet, échapper à l'angoissante incompatibilité de l'existence de Dieu et de l'existence du mal. Bayle simplifie le problème : « Tout se réduit enfin à ceci : Adam a-t-il péché librement ? Si vous répondez oui, donc, vous dira-t-on, sa chute n'a pas été prévue ; si vous répondez non, donc, vous dira-t-on, il n'est point coupable... ([^33]) » Si l'on met face à face la perfection divine et le péché, les termes demeurent incon­ciliables pour qui n'use que de la seule raison, c'est-à-dire en faisant intervenir les notions humaines de justice, bonté, puissance. Ou alors, il faut renvoyer à la Sainte Écriture. La raison n'excelle qu'aux doutes ; ainsi elle sert de péda­gogue pour nous conduire à Jésus-Christ. Dix-sept maximes permettent à Bayle d'en venir à la conclusion suivante : il faut renoncer à la raison pour attribuer la production de ce monde au Dieu chrétien. D'autre part Malebranche sert beaucoup à Bayle pour combattre l'idée d'un Dieu trop étroitement assujetti aux satisfactions de la raison humai­ne. Il se réfère à son *Traité de la nature et de la grâce* et à l'impossibilité d'affirmer que Dieu agit par des volontés particulières « quoique souvent les hommes s'imaginent que Dieu fait à tous moments des miracles en leur faveur... » Ce qui suppose de leur part une grande ignorance de la nature et l'incapacité d'envisager « l'idée abstraite d'une Sagesse infinie, d'une Cause universelle, d'un Être infiniment parfait... ». Contre Jurieu, Bayle établit qu'il rejette la doctrine superstitieuse des Comètes, parce qu'il la trouve peu compatible avec les attributs infinis de Dieu ([^34]). L'admiration de Bayle pour Malebranche ne se dément pas. Ainsi le précurseur des lumières conserve au cœur une véritable passion métaphysique. Il entame volontiers le panégyrique de l'homme d'une sublimité de génie étonnante (stupenda vir sublimitate ingenii) « qui, non content d'avoir mesuré la terre, la mer et les sables sans nombre, d'être monté jusque dans le ciel et d'avoir parcouru par l'esprit la demeure des dieux, a pénétré au-delà des murs enflammés du monde et a considéré la nature intelligible et le monde archétype d'où il nous a rapporté ce que sont les esprits et comment ils agissent... » ([^35]). 156:95 Et pourtant Malebranche ne saurait empêcher Bayle de toujours ressas­ser et de durcir en termes inconciliables le sempiternel conflit, au point de l'exprimer en une sorte de couplet mnémotechnique : > Sans doute ou la nature est imparfaite en soi, > > Qui nous donne un penchant que condamne la loi, > > Ou la loi doit passer pour une loi trop dure > > Qui condamne un penchant que donne la nature... ([^36]) S'il faut en venir à une sorte de compromis, le recours au manichéisme s'impose. Lequel n'a pu sortir que d'une forte méditation sur l'état de discorde intérieure dans lequel l'homme se trouve plongé. Sans ce recours, l'histoire demeure inintelligible. Mais Bayle se persuade aussi qu'aucun système de théologie ne peut résoudre les objec­tions de ceux qui imputent à Dieu l'introduction du péché. Seul le « Je n'en sais rien » peut arrêter court les dispu­teurs les plus opiniâtres ; lesquels se tairont si on les laisse discourir seuls. Mais Bayle peut-il prendre sur lui de ne pas interrompre un soliloque ; il sait qu'un argument même péremptoire ne pénètre que dans la roche pourrie ; l'essen­tiel n'est-il pas d'être toujours rejeté dans l'abîme dialec­tique ? Rendez hommage à la liberté créatrice de Dieu, ce roc inébranlable selon saint Paul, et vous incriminez la paternité de Dieu. « La première chose que ferait un père, s'il le pouvait, serait de fournir à ses enfants le don de se bien servir de tous les biens qu'il voudrait leur commu­niquer ; car sans cela, les autres présents sont plutôt un piège qu'une faveur, quand on sait qu'ils inspireront une conduite dont il faudra que la punition serve d'exemple... » ([^37]) Même réduits à un petit nombre, les réprouvés laissent mettre en question la bonté de Dieu. Toute la démonstration des *Pensées sur la Comète* part du grand problème et y ramène. En effet, si une comète annonçait la colère de Dieu, « il faudrait que Dieu produisît par miracle la peste, la guerre, la famine et ce qui s'ensuit ». Ainsi la Sagesse infinie agirait contre elle-même. Un chemin aussi abrupt et glissant, même s'il est planté par intervalles de flèches enseignant la voie de la révélation, oblige à ne voir dans celle-ci qu'une défaite. « Quand nous voulons déterminer de quelle manière s'est conduit le Créateur à l'égard du premier péché de la créature, nous nous trouvons bien embarrassés. 157:95 Toutes les hypothèses que les chrétiens ont établies parent mal les coups qu'on leur porte ; elles triom­phent toutes quand elles agissent offensivement, mais elles perdent leur avantage quand il faut qu'elles soutiennent l'attaque... ([^38]) » La clarté du débat éternise la guerre. Les théologiens ne sont pas les seuls à s'en tirer meurtris ; c'est un peu une défaite du même ordre que subissent les pro­fessionnels de la philosophie, Locke par exemple, lequel, à propos de la matière pensante et contre le Dr Stilingfleet recourait à l'étendue de la puissance de Dieu sur des effets au-delà des bornes de notre esprit. C'est donc un vrai laby­rinthe théologique et métaphysique qui s'ouvre sous les pas de l'homme pour qu'il s'y épuise à la recherche de son Dieu. L'Écriture Sainte permettra-t-elle de Le mieux con­naître ? Bayle signale, à la grande colère de ses coreligion­naires, une opposition systématique entre le caractère pro­digieux des récits de la Bible et les exigences de la pensée scientifique, entre les mœurs brutales du peuple élu et les aspirations de la conscience moderne. S'il est vrai que la passion de la controverse ne développe guère le sens de l'inspiration, c'est encore sur le ton de l'abdication que Bayle reconnaît devoir demander à l'Écriture Sainte le tableau de l'Être infini dans sa majesté immuable et infi­niment parfaite. Sans aller, au moins en paroles, jusqu'à l'incompatibilité entre la foi et la science, Bayle marque fortement les dis­tances entre l'intellectuel et le spirituel. « On ne voit pas que les personnes à qui Dieu communique les plus riches trésors de la grâce, qu'il remplit de la plus ferme foi et de la plus ardente charité, soient les génies les plus pénétrants, raisonnent avec le plus de force et se mettent au-dessus des mille faux jugements qui ne sont d'aucune conséquence contre le salut de l'âme... ». Autrement dit, il deviendra de plus en plus difficile d'être chrétien en esprit. Foi et raison, grâce et intelligence parviennent à la croisée des chemins. Et Bayle qui restitue aux scolastiques l'hon­neur de l'adage : « Non est philosophi recurrere ad Deum » n'en affirme pas moins qu'un chrétien se bat les yeux bandés. Sur le temple de la philosophie, en voie d'achève­ment, l'Église reçoit les attributs dont la cathédrale médié­vale affublait la Synagogue. 158:95 En somme, l'aventure de la raison de l'homme aux prises avec les propriétés divines, tourne au cauchemar. Si les sources de la vérité reculent devant quiconque meurt de soif, que dire, sur le plan pratique, du spectacle offert par une société chrétienne ? Il pourrait conduire jusqu'à con­jecturer, sans trop de tremblement, la viabilité d'une société d'athées. Inutile de faire appel sur ce point au consentement universel, lequel, s'il existe, ne fait que trahir des opinions erronées. Les sociétés chrétiennes, sous le rapport de la perversité, ne le cèdent en rien aux autres ; la législation séculière, qui les maintient debout, ne s'appuie pas néces­sairement sur le christianisme. Bayle stigmatise, par le fait, un véritable athéisme social, issu de la dérision de la loi divine quand il s'agit de l'appliquer à la conduite des peuples. Si la raison s'englue dans les preuves de l'existence divine, la société, pour sa part, la nie avec vigueur. Quand les *Pensées sur la Comète* essaient de démontrer que mieux vaut être athée que religieux à la manière des païens, le paganisme, n'en doutons pas, sert de chemin secret pour pénétrer jusqu'au cœur du christianisme : « Croire que Dieu n'est point est un sentiment moins outrageux pour Lui que de Le croire ce qu'Il n'est pas et ce qu'Il ne doit pas être... ([^39]) » Qu'il s'agisse de la résistance aux passions ou de la loyauté intellectuelle, on ne voit pas l'infériorité de l'athée sur l'idolâtre ; la privation de Dieu, et ici Bayle se cuirasse de saint Augustin, révèle un moindre mal que l'adoration des idoles, ce qui le conduit à formuler l'apho­risme auquel, visiblement, il tient le plus : « L'athéisme n'est pas nécessairement conjoint avec les mauvaises mœurs. » Tout se passe comme si Bayle avait pressenti l'un des arguments les plus forts, en tout cas les plus répé­tés de la réaction anti-philosophique ; s'il est prouvé que l'athéisme se révèle par l'inconduite, les lumières, qui ont pour fin suprême la négation de Dieu, portent en elles la destruction familiale et civique. Donner des mœurs aux athées, c'est couper court à la polémique. Mais quelle inconfortable position ! En séparant la foi et de la raison et de la morale, en rejetant Dieu le plus loin possible des hommes, par le jeu d'une double sécularisation, Bayle appauvrit dangereusement le déisme et ferme la bouche à ses légitimes héritiers. Quant aux athées, produits de ses colères contre le Pape ou contre Jurieu, ils lui feront une belle couronne d'enfants drus et forts, capables de défigurer son inquiète mémoire. 159:95 #### III. -- La religion à la question. Ce controversiste enragé fait remonter à la contestation qui s'éleva entre Caïn et Abel la première querelle théolo­gique. Les disputes endurcissent et ne convertissent point, car les chasses à l'hérésie naissent des blessures d'amour-propre. Bayle n'est pas loin de voir dans les conflits de docteurs, où pourtant sa vie se passe, la semence de tous les péchés. « Le succès du particularisme ou de l'univer­salisme est-il capable de balancer tant de crimes spirituels que les factions traînent après elles, tant de mauvais soup­çons, tant de sinistres interprétations, tant de fausses imputations, tant de haines, tant d'injures, tant de libelles, tant d'autres désordres qui viennent en foule à la suite d'un tel conflit théologique ? ([^40]) » D'avance la vérité grimace si elle doit devenir l'enjeu d'une querelle ; le plaisir de la victoire l'altère autant que l'amertume de la défaite. L'ardeur des batailles rend les dogmes problématiques et la casuistique tue la morale. Toute controverse, et c'est le pire, ne peut espérer d'autre solution que l'extension indé­finie du conflit, à moins de provoquer l'arrêt immédiat par la prison ou le supplice de l'une des parties et parfois des deux. Dans la pratique de la chicane toutes les religions se valent, mais la théologie catholique ne connaît pas de rivales dans l'art de fabriquer des hérésies. N'a-t-elle pas réussi, à travers Baïus, à condamner saint Augustin ? La religion ne souffre pas l'esprit académicien ([^41]) ; elle exige qu'on nie ou qu'on affirme et retire d'emblée la bonne foi à la partie adverse. Esprits instables et tracassiers, plus gonflés de haine que pénétrés d'amour, les théologiens travaillent dans la fièvre à l'intangibilité du dogme. Lequel pénètre les esprits sans agir sur les volontés. Autrement dit, les controverses dogmatiques, en n'exigeant que l'adhé­sion de l'intelligence, restent sans effet sur la corruption morale. L'orthodoxie cohabite avec le péché et la sécurité dogmatique fait bon ménage avec l'indiscipline des mœurs. Dans sa haine de Rome, Bayle conjecture un catholicisme de combat, déchaîné dans le monde surtout à partir du XVI^e^ siècle, au point d'expliquer les persécutions et les sup­plices de missionnaires en terres païennes comme autant de réflexes de défense contre les empiètements du Saint-Siège. Il les replace, en effet, dans « l'ordre des moyens que la prudence fait prendre pour prévenir le renversement la monarchie et le saccagement d'un État... » ([^42]) 160:95 Aussi vante-t-il le retour au christianisme primitif avec une exaltation qui n'est pas sans annoncer l'exaspération liturgique des néo-catholiques de notre temps. En somme, c'est Bayle, qui donne au mot « superstition » dont le XVIII^e^ siècle devait faire la scandaleuse fortune toute sa densité. On la reconnaît aux contradictions de l'enseignement théologique, au fardeau d'une grossière spiritualité, à la puérilité d'inutiles prières. C'est clairement tracer sur l'écorce des vieux chênes d'Église, à l'usage des cognées futures, le liseré de l'abattage. Il faut ajouter la grossièreté et la cruauté, désormais insupportables, de la Bible, les multiples erreurs, interpolations et légendes de Vulgate. Les canonisations occupent un rang privilégié parmi les impostures de l'histoire : « Si les troupes de l'Église triomphante passaient en revue devant de bons commissaires, on y trouverait beaucoup de passe-volants, non parmi les soldats, mais parmi les hauts officiers, je veux dire parmi les saints qu'on invoque. Le calendrier a plus besoin de réforme à cet égard que par rapport à la précession des équinoxes... ([^43]) » La Fontaine disait moins lourdement : > ... Et Monsieur le Curé > > De quelque nouveau Saint charge toujours son prône ! ([^44]) Pourtant, moins pressé que certains vicaires d'aujourd'hui, Bayle ne se décide pas tout à fait à congédier les anges. Les mauvais, bien entendu, car il semble croire aux démons. Du moins il ne se débarrasse pas aisément de la démonologie. Ce qui concorde tout à fait avec son machiavélisme foncier. Il reproche à Lucrèce son indifférence à l'égard des démons ; il s'étonne d'entendre ceux qui soutiennent que l'âme de l'homme est corporelle nier leur existence. Sans doute la prestance et la plastique d'un Urbain Grandier suffisent à expliquer les possessions et les sabbats de Laudun, mais un démon rend une prédiction plus explicable qu'un esprit créé. Il est vrai aussi que les prédicateurs ne répugnent jamais à propager des fables grossières mais enfin qui sait si la foi aux démons n'entrerait pas dans la foi aux intelligences moyennes « qui est d'une aussi grande étendue que la croyance d'un Dieu ? » Bayle en rapprochait les causes occasionnelles de Malebranche. Mais il ne peut empêcher d'aiguiser une fléchette : « Si les démons étaient athées, ils seraient beaucoup moins méchants qu'ils ne sont... » ([^45]) 161:95 Qui dit superstition dit, naturellement, morale relâchée. Même un saint Augustin n'est pas là-dessus à l'abri de tout reproche. Avec les Jésuites, qui ont manœuvré de façon à rendre le chemin de la confession aussi aisé que celui du péché, les bornes de l'immoralité reculent. Du barreau de la conscience, plus abondant que le barreau civil en distinc­tions et en subtilités, ils font « un laboratoire de morale où les vérités les plus solides s'en vont en fumées, sels vola­tiles ou vapeurs... ([^46]) » Certes les Conciles n'enseignent pas le mal, mais les gens qu'enseignent les Conciles le font ; Bayle triomphe devant Bossuet de cette lapalissade sans voir qu'il encourt, décidément, le reproche d'angélisme. Le ton, il est vrai, annonce ailleurs Péguy : « Les infidèles sont des novices en comparaison des chrétiens, dans les ruses du commerce, dans celles de la négociation, dans l'art cruel et barbare de l'artillerie et de la piraterie... » La supersti­tion tue le zèle véritable et se contente d'embaumer une tradition sclérosée ; à Pierre Bayle la gloire impérissable d'ouvrir la voie au R.P. Congar en inventant, pour la mieux cautériser, cette nouvelle plaie d'Égypte qu'on appelle l'in­tégrisme : « Ils aiment leur religion comme d'autres aiment leur noblesse, ou leur patrie, ou plutôt ils s'obstinent à per­sévérer, comme d'autres s'obstinent à ne point changer les anciennes coutumes qui regardent la manière de s'habiller ou de se marier... » ([^47]) Et pourtant cette même supers­tition est accusée de pactiser avec le siècle et de prétendre concilier les inconciliables, le monde et Dieu. Le néo-catho­licisme, qui épouse le siècle jusqu'à l'abandon de la trans­cendance et du sacré, n'y trouve plus son compte. Pierre Bayle, dangereux aïeul, n'est pas incapable, on le voit, de fesser sa postérité ! Sur le chemin glissant de la religion accommodante, il avait rencontré le Cléante de Molière ; une chiquenaude avait suffi. En somme, les caricatures du catholicisme l'exaspèrent autant que la plus rigoureuse orthodoxie, sinon davantage. Qui l'eût cru capable de scru­pules sur la manière d'attaquer Rome ? Lucien, Rabelais, Bonaventure des Périers le gênent ; eût-il avoué Voltaire ? 162:95 Il fait parfois songer à ce soldat, qui, de loin, se vantait d'un prisonnier. « Amène-le ! criait le général. -- Mais il ne veut pas me lâcher ! » #### IV. -- L'Histoire, la Politique et l'Église. Bayle est entêté d'une idée fixe : « Je soutiens que les vérités historiques peuvent être poussées à un degré de cer­titude à quoi l'on fait parvenir les vérités géométriques, bien entendu que l'on considérera ces deux sortes de vérités selon le genre de certitude qui leur est propre... » Ce qui lui permettra de se lamenter sur les terribles dangers que court l'historien. « Il n'y a point de filouterie plus grande que celle qui se peut exercer sur les monuments histo­riques. » L'histoire ne servirait plus de réceptacle à tous les crimes et cesserait d'offrir un champ privilégié à la mau­vaise foi, si celui qui la cultive possédait « un grand juge­ment, un style noble, clair et serré, une conscience droite, une probité achevée, beaucoup d'excellents matériaux et l'art de les bien ranger, et sur toutes choses, la force de résister aux instincts du zèle de religion qui sollicitent à décrier ce qu'on juge faux et à orner ce qu'on juge véri­table... ([^48]) » Il n'est rien de plus insinuant que le men­songe, soit qu'il procède de l'invention pure, soit qu'il se glisse à la faveur d'additions ou de restrictions ; le goût du prodige demeure difficile à extirper et, d'un historien, on ne tire ordinairement qu'un fort méchant physicien. L'hon­nêteté intellectuelle n'est pas la chose du monde la mieux partagée ; Bayle s'y efforce pour son compte, tout en pro­clamant que les pasteurs de l'Église catholique outrepassent la flatterie à l'égard des pouvoirs établis. De là à considérer comme une catastrophe l'alliance ou même l'entente cor­diale du trône et de l'autel, il n'y a qu'un pas. Et Bayle d'an­ticiper sur les clercs qui rougissent de l'église constanti­nienne : « Si les philosophes païens qui assistèrent à la harangue que Constantin prononça devant les Pères du Concile de Nicée pour défendre la divinité de Jésus-Christ furent plus touchés de ce discours que de toutes les apo­logies qu'ils avaient lues, si jamais la religion chrétienne ne leur a paru plus plausible que quand un empereur revêtu de toute sa majesté parla pour elle, n'est-il pas bien apparent que la vue d'un grand roi qui embrassa l'Évangile, et la force d'un si grand exemple, déterminèrent quantité de gens de cour à faire comme lui, sans examiner la chose plus amplement... ([^49]) » 163:95 Qu'on le veuille ou non le bras séculier peut beaucoup pour la conversion d'un peuple ou son main­tien dans l'orthodoxie ; Bayle, qui le sait mieux que qui­conque, ne combat l'intervention du Souverain que s'il est catholique ; il se console mal de voir Henri IV manquer l'occasion d'envoyer tous les Français au prêche en mettant son abjuration au compte des Guises et de la Ligue, et en faisant supporter aux seuls papistes la responsabilité des guerres civiles. Bien qu'il accuse le catholicisme de développer l'esprit de conquête, Bayle rend justice à Richelieu dont l'extrême sévérité a pu seule venir à bout de la rébellion patricienne... et huguenote, serait-on tenté de lui souffler. En obligeant Pierre Bayle, parmi tant de ses coreligion­naires, à prendre le chemin de l'exil, Louis XIV croyait, peut-être, expulser un républicain. Et il est bien vrai que l'hostilité à la monarchie, surtout de droit divin, ne devait pas tarder à se développer dans les foyers d'émigration. Mais on tient la foule à distance. Bayle accentue cette mé­fiance ; il annonce Voltaire par son mépris du peuple et comme Voltaire, il ne le méprise que parce qu'il redoute sa stupidité et sa férocité : « Il n'y a point de conseil en lui, point de raison, point de discernement, point d'application ni d'exactitude... ([^50]) » dit-il pour décourager d'avance le suf­frage universel. Il ne faut pas non plus oublier que le futur dogme de la Souveraineté du peuple souffre de porter aux yeux de Bayle et des philosophes à naître, l'estampille des Jésuites. Tout comme le despotisme turc, par exemple, ne devient que dans la mesure où le chef de la religion, en donnant son appui à une révolution de palais, revendique l'exorbitant privilège de faire le monarque. Qu'on le veuille ou non, sous toutes les latitudes, la politique est une affaire de clercs. Or le Christ a donné au Pape juridiction sur les âmes et non sur les États. Et pourtant malgré ses innombrables réserves et ses incessantes atta­ques Bayle ne peut se défendre d'une obscure et lointaine admiration pour la suzeraineté que les Papes exercent sur les empires. Si le mélange d'autorité temporelle et d'autorité spirituelle lui apparaît comme la jonction d'un cadavre à un corps vivant, la Rome pontificale, commencée par saint Grégoire VII, lui en impose. 164:95 Remarquons en passant que Bayle se fait des prérogatives du Saint-Siège une conception beaucoup plus orthodoxe que celle de certains théologiens de coulisses ou de journaux, qui pullulent autour de Vatican II : « Ce vicaire ne pourrait tout au plus que décider de la doctrine qui sauve ou qui damne... ([^51]) » Ce « tout au plus » que le farouche protestant concède à Pierre, les partisans très catholiques de la collégialité abusive le lui contestent. Quant à son opinion sur les conciles, elle semble sortir toute chaude de l'actualité : « Plus un concile est nombreux, plus est-il semblable à un vaisseau agité des vents contraires et battu de violents orages... On n'a pas trop de toute l'adresse de l'art pour gouverner un tel vaisseau ; et si la manœuvre la plus pénible suffit à le faire entrer au port où l'on tend, c'est une merveille... » ([^52]) Il est naturel que Bayle enregistre avec une certaine satisfaction les mouvements d'indépendance de l'Église gallicane. La collégialité représente un excellent terrain de manœuvres, d'une antiquité éprouvée ; là comme ailleurs, sinon plus qu'ailleurs, les jésuites, ou une portion de l'ordre car il en faut pour tous les goûts, semblent à l'aise. Et aussi les « superstitions » mariales, bruyamment dénoncés par le Parlement de Paris qui a, du moins, l'excuse de son jansénisme. Il est toujours réconfortant d'entendre un doctrinaire s'expliquer avec franchise sur la signification et le coût des concessions. Seule une âme fuyante pourrait feindre de s'étonner quand Bayle affirme : « Le mariage des pasteurs, marque sûre de renonciation au papisme... » Et Bossuet lui-même s'attira cette péremptoire et irrécusable leçon : « Quoi qu'en dise M. de Condom, on ne peut guère sauver l'infaillibilité de l'Église, si on abandonne aux protestants les dévotions qui les choquent... » ([^53]) Le ressort principal de la politique cléricale s'appelle, s'en doutait, l'intolérance. Celle-ci se fonde sur la prétention de la foi d'imposer silence à la raison. « Le tribunal suprême est la raison parlant par les axiomes de la lumière naturelle ou de la métaphysique. Il faut nécessairement en venir là que tout dogme particulier soit qu'on l'avance comme contenu dans l'Écriture, soit qu'on le propose autrement, est faux lorsqu'il est réfuté par les notions claires et distinctes de la lumière naturelle principalement à la morale... 165:95 La conséquence directe de ce principe, c'est la con­damnation absolue, sans restriction, de la contrainte... ([^54]) » Dans ces conditions, la tolérance devient un sursaut de la raison. Comment n'en serait-il pas ainsi lorsque l'orthodoxie invoque, pour justifier ses persécutions, deux motifs oppo­sés, tantôt la solidité, tantôt la fragilité de la vérité. Contre le « Compelle intrare » Bayle déploie une gamme bien fournie d'arguments, depuis la fermeté d'âme et la dignité des incorruptibles, jusqu'à l'énergique réfutation d'une vérité d'expérience : « Si les princes chrétiens n'eussent employé la rigueur des lois contre les ennemis de l'orthodoxie, les fausses religions eussent inondé toute la terre... ([^55]) » Préférable semble la condamnation de l'in­tolérance qui invoque l'essence même de la religion : « La nature de la religion est d'être une certaine persuasion de l'âme par rapport à Dieu, laquelle produise dans la volonté l'amour, le respect et la crainte que mérite cet Être su­prême, et, dans les membres du corps, les signes convenables à cette persuasion et à cette disposition de la volonté... ([^56]) » C'est à propos du « *Compelle intrare* » que l'on voit Bayle fourbir le parallèle que ressassera jusqu'à la nausée le XVIII^e^ siècle : le christianisme, par ses moyens de propaga­tion, donne le ton à l'islamisme. Superstition selon la rai­son, la religion qu'enseigne l'Église catholique devient fana­tisme sur le plan de la morale, donc également insuppor­table pour l'individu et pour la société. Le passage de la Mecque à Rome se fait à pas feutrés ; c'est l'un des rares endroits où l'on puisse surprendre Bayle en flagrant délit de tartufferie pré-voltairienne : « Comme donc ce sont deux choses également claires dans les monuments historiques, l'une que la religion chrétienne s'est établie sans le secours du bras séculier, l'autre que la religion de Mahomet s'est établie par voie de conquête, on ne peut former aucune objection raisonnable contre notre preuve sous prétexte que cet infâme imposteur a inondé promptement de ces faux dogmes un nombre infini de provinces. Bien nous en prend d'avoir les trois premiers siècles du christianisme à couvert du parallèle, car sans cela ce serait une folie que de reprocher aux mahométans la violence qu'ils ont em­ployée pour la propagation de l'Alcoran ; ils nous feraient bientôt taire... ([^57]) » 166:95 Que l'Inquisition soit la forme occi­dentale de l'intolérance, que celle-ci voie se dresser contre elle les droits de la vérité, comme ceux de la conscience morale, voilà l'ordinaire de la prédication philosophique que Voltaire et les Encyclopédistes répéteront sans la moin­dre originalité. Mais il est une conséquence de l'intolérance dont ils laisseront la trouvaille et la formule à Pierre Bayle qui ne manque, lui, ni de courage ni de loyauté ; la réciprocité de l'intolérance : « Je trouve fort à propos que tous les États qui sont délivrés du papisme fassent des lois très sévères contre son introduction et que ceux où il y a des papistes les tiennent enchaînés comme des lions ou des léo­pards, c'est-à-dire qu'ils leur ôtent tellement la force de nuire par de bons et de sévères règlements bien exécutés, qu'on n'ait rien à craindre de leurs machinations... » Les massacres de septembre et bien d'autres encore tiennent dans cette philosophie-là ; du moins, Bayle en sort couron­né de sa plus authentique vertu, celle d'ingénuité. Jacques VIER. 167:95 ### Le Père Planchat par Joseph THÉROL UN SOIR DE 1851, un jeune prêtre, accompagné d'un jeune garçon, pressait le pas dans une rue de ce village de Grenelle qui n'était pas encore un quar­tier de Paris. Il venait d'être appelé pour l'une des œuvres de miséricorde corporelle et spirituelle auxquelles on savait bien qu'il ne se refusait jamais. Il allait, le chapelet à la main. Tout à coup il chancela, tomba sur le trottoir et y demeura évanoui. Des passants s'arrêtèrent. -- C'est le Père Planchat, dit le jeune garçon. \*\*\* Cette scène, à peine adaptée, nous la trouvons dans le livre que le R.P. Victor Dugast, de la Congrégation des Reli­gieux de saint Vincent de Paul, a publié sous le titre : « Le Père Planchat, Apôtre des Faubourgs, Victime de la Com­mune » ([^58]) et dans lequel un cinéaste avisé trouverait plus de matière qu'il n'en faut pour un grand film aussi « public » que le fameux « Monsieur Vincent ». Henri Planchat était né en 1823. Son père, qui s'était orienté vers la magistrature après avoir songé au sacerdoce, sa mère, issue d'une famille compiègnoise de petite no­blesse, étaient de ces parents, si nombreux encore dans la France de ce temps-là, qui savent que leur devoir est d'assu­rer à leurs enfants non seulement la vie matérielle et la meilleure des situations, mais aussi et surtout le bonheur éternel. 168:95 Dès ses jeunes années, Henri avait laissé percevoir le travail profond que la grâce opérait déjà dans son âme. Sa piété dénotait une vive charité envers Dieu, et les priva­tions qu'il s'imposait en faveur des pauvres une charité non moins vive envers le prochain. L'avenir devait prouver que son père avait raison de voir en lui « un enfant de grande espérance », sa mère de le surnommer « mon petit Vincent de Paul ». C'est au Droit pourtant qu'ils le destinèrent, après ses études au Collège Stanislas, puis au Collège de Vaugirard. Il entra donc en 1842 à la Faculté de Droit de Paris, dont il suivit les cours tout en demeurant surveillant et répéti­teur à Vaugirard. Son Cahier de Notes spirituelles révèle que pendant toute cette période il ne cessa de s'efforcer à la vertu. Première étape importante : son inscription en 1843 à la Société de Saint-Vincent-de-Paul, récemment fondée par Frédéric Ozanam. Membre de la Conférence de Saint-Lam­bert de Vaugirard, il commença à y acquérir cette *intelli­gence du pauvre* qui expliquera ses innombrables succès de « chasseur d'âmes ». Mais aussi sa vocation au sacerdoce se faisait de plus en plus impérieuse. Pendant les vacances de 1844, il s'en ouvrit à son père ; celui-ci, pour l'éprouver, lui refusa l'au­torisation d'entrer au Séminaire. Peu après, il rencontrait des laïques qui, le 3 mars 1845, s'étaient réunis chez les Lazaristes, 95, rue de Sèvres, au pied de la châsse de saint Vincent de Paul dans l'intention de vouer leur vie au ser­vice des pauvres, et particulièrement de la classe ouvrière. C'étaient les premiers Frères de Saint-Vincent-de-Paul, Jean-Léon Le Prévost, Clément Myonnet et Maurice Mai­gnen. Ils étaient convaincus que des apôtres laïcs facilite­raient au clergé l'accès du « prolétariat » mais ils devaient vite se rendre compte que leurs œuvres nécessitaient la pré­sence de prêtres « à demeure » et M. Le Prévost lui-même, le fondateur, allait être ordonné en 1860. Ils avaient déjà créé rue du Regard un patronage qui recevait apprentis et jeunes ouvriers et que gouvernait une « commission » où, en 1846, Henri Planchat fut appelé à siéger. 169:95 Enfin, avec l'autorisation de son père, Henri put entrer au Séminaire Saint-Sulpice. Bien décidé à ne pas être un « bourgeois en soutane » il continua de consacrer ses loi­sirs au patronage ; non moins décidé à atteindre à la per­fection sacerdotale, il la rechercha dans « l'immolation en­tière et irrévocable de tout son être au Seigneur ». « Au temps où nous vivons -- notait-il -- comme à celui où parurent les apôtres, la foi ne peut être ranimée, *les âmes ne peuvent être converties que par la sainteté parfaite et soutenue des exemples des prêtres.* Puisque nous n'avons pour ainsi dire d'autre ressource pour pro­curer le salut aux âmes, pour lesquelles nous sommes ordonnés, que la sainteté de nos exemples, quel motif pour nous de nous examiner sur notre progrès dans les vertus, pour nous livrer avec une extrême ardeur à la pratique de la perfection, car il faut que nous l'ayons acquise déjà dans un certain degré avant la fin du sémi­naire si nous voulons être des prêtres d'une vie vrai­ment exemplaire. » Et le jour de son élévation au sous-diaconat (1849) il résumait ainsi ses résolutions : « Me tenir à l'égard de Dieu dans un esprit d'hostie ; à l'égard du prochain dans un esprit de servitude. » Double programme dans lequel il faut que le prêtre persévère s'il veut « convertir le monde au lieu d'être converti par lui » (suivant l'expression du cardinal Montini, aujourd'hui S.S. Paul VI), mais dans lequel on ne persévère qu'au prix d'un renoncement de plus en plus héroïque et d'un zèle de plus en plus ardent. Ordonné prêtre le 21 décembre 1850, l'abbé Henri Plan­chat reçut de l'Archevêché de Paris son « affectation » à la jeune communauté des Frères de Saint-Vincent-de-Paul dont il devenait ainsi le premier prêtre. Il en connaissait bien l'esprit, qui se peut résumer en ces quelques extraits des écrits du fondateur. « Former Jésus-Christ en nous et attirer le monde à lui par nos œuvres... On ne fait du bien aux hommes qu'en les aimant... La prière est la seule grande puissance du monde ; c'est la plus haute et la plus noble des œuvres... Donner aux pauvres ouvriers la vraie lumière qui leur manque, les unir entre eux par les liens de la charité, afin d'adoucir leur peine et de diminuer leur faiblesse. » Rien de plus conforme au programme que s'était tracé l'abbé Planchat. Les Frères de Saint-Vincent-de-Paul étaient depuis 1847 installés 75, rue du Commerce, non loin de l'église Saint-Jean-Baptiste de Grenelle, au cœur d'une population ouvrière dont la récente révolution de 1848 n'avait nullement satisfait les légitimes aspirations. 170:95 Les travailleurs étaient considérés, suivant le mot de M. de Villeneuve-Bargemont, comme de « simples machines à produire », sans distinction de sexe ni d'âge. C'est à la misère due à la scandaleuse insuffisance des salaires, contre laquelle s'était élevé dès 1839 le futur cardinal Pie, au chômage fréquent, à l'in­certitude du lendemain, à l'immoralité et à l'irréligion qui s'en suivaient que les Frères de Saint-Vincent-de-Paul s'atta­chaient à porter remède par leur action et dans leurs œuvres. Catéchistes, moniteurs, bienfaiteurs, attentifs en effet comme des frères aînés, ils avaient aménagé une bibliothè­que gratuite et un patronage auquel s'était bientôt adjoint le « Fourneau de Saint-Vincent » dont le nom dit assez ce qu'y venaient chercher chaque jour trois ou quatre cents pauvres. Aussi commençaient-ils à s'ouvrir les cœurs et les maisons, si bien qu'à son arrivée le jeune Père Plan­chat trouva déjà amorcées les pistes sur lesquelles il se lança aussitôt, avec tant de dévouement et de succès qu'on le surnomma bientôt le « chasseur d'âmes ». Le voilà donc allant, venant, repartant, le chapelet tou­jours à la main. Car ce n'est pas lui qui se serait privé du recours à la médiation de la T. S. Mère du Tout-Puissant qui, par cet humble prêtre au cœur tendre et généreux, vou­lait renouveler les bienfaits qu'elle a chantés dans son Ma­gnificat. « Il a comblé de biens les affamés. » La population de Grenelle eut tôt fait de s'apercevoir que cet ecclésias­tique, pauvrement vêtu et toujours souriant, était toujours prêt à rendre service. Et comment n'aurait-elle pas compris d'où lui venaient cette patience, cette affabilité, cette effi­cacité ? Avec les secours matériels, il apportait le don de Dieu, et ne le laissait jamais ignorer. « Animé d'une sainte audace, qui jaillit de son esprit de foi et se nourrit de sa prière continuelle, il n'hésite pas à aborder ceux qu'il sait enlisés dans le péché » écrit le P. Dugast. Le P. Planchat n'oubliait pas que « c'est par le péché que le mal est entré dans le monde ». Voilà l'enne­mi que doit combattre toute action véritablement catholi­que. Les conversions les plus inattendues se multipliaient, les adultes acceptaient de faire leur première communion, les couples irréguliers venaient au prêtre, les familles récla­maient les derniers sacrements pour leurs agonisants. 171:95 Cependant, à toutes les fatigues qu'imposait cet apostolat extérieur s'ajoutaient les exercices à assurer pour la communauté et les heures à consacrer aux enfants et aux apprentis du patronage. Il n'y avait pas huit mois que le P. Planchat se dépensait ainsi sans compter quand, ce soir de 1851, il s'évanouit sur un trottoir de Grenelle... \*\*\* Deux ans de repos et de voyages, et probablement une intervention miraculeuse de saint Vincent de Paul, puis en avril 1853, après une visite au Curé d'Ars, il reprend sa tâche. Puisqu'il faut résumer, citons seulement quelques anecdotes. Pour la « psychologie » sinon la spiritualité, renvoyons l'éventuel cinéaste au livre si émouvant du P. Dugast. Une nuit d'hiver notre apôtre, qui se rendait auprès d'un mourant, est obligé de se retirer sous les insultes et les menaces de la parenté. Pris d'un vif désir de sauver cette âme en perdition, il s'assied sur une borne non loin du seuil qu'il n'a pu franchir et se met à réciter un rosaire de plus. De 10 heures à minuit, il reste là grelottant, gelé, priant toujours. Tout à coup une femme sort de la maison, court à lui, le supplie de revenir. Il la suit, confesse et admi­nistre le moribond dont il reçoit le dernier soupir. Le voici passant devant une blanchisserie, qu'il ne serait pas tellement anachronique de tenir pour une filiale de celle de Madame Sans-Gêne. Sa soutane usée, son air pauvre lui attire les plaisanteries des ouvrières. Il entre, parle douce­ment, distribue en souriant images et médailles et s'en retourne, laissant lavandières et repasseuses surprises de tant de gentillesse et de bonté. Presque aussitôt, la patronne le rattrape et lui tend une pièce de 5 francs. « Monsieur l'abbé, s'il vous plait, prenez. Vous direz des messes à notre intention. » Un soir d'hiver, il rentre sans chaussures à la Commu­nauté. On le questionne. Et lui, comme un enfant qui craint d'être grondé : « C'était sur l'esplanade des Invalides... Je les ai données à un malheureux qui n'en avait pas. Que voulez-vous ? Il était plus âgé que moi. » Le P. Planchat venait de marcher sur ses bas dans les flaques et la boue pendant deux bons kilomètres. \*\*\* 172:95 Dans l'économie de la perfection, les épreuves spiri­tuelles sont nécessaires pour l'accès aux degrés supérieurs. L'incompréhension et les contradictions obligèrent le jeune Père à quitter Grenelle et même Paris. Mais en 1863 nous le retrouvons, dans le quartier de Charonne, aumônier du patronage Sainte-Anne, dirigé depuis l'année précédente par les Frères de Saint-Vincent-de-Paul. Il en eut bientôt fait, écrit le P. Dugast, une « ruche bourdonnante » où fré­quentaient 500 enfants ainsi que nombre d'ouvriers et d'apprentis, un « havre secourable » où les familles beso­gneuses trouvèrent argent, vêtement et nourriture, un « poste de mission » enfin d'où il rayonnait pour la chasse aux âmes. A Charonne comme à Grenelle, les victoires de la grâce abondèrent sur ses pas. Comment ne pas songer à l'évangile de la Samaritaine ? On entend ce prêtre, cet autre Christ, dire à tel ou tel qui sollicite un secours : « Si vous saviez le don de Dieu. » Comme autrefois sur la terre de Zabulon et de Nephtali, une grande lumière se levait sur ce faubourg de la misère, et les pauvres gens qu'y couvrait l'ombre de la mort. Aussi beaucoup, sur le témoignage de cet apôtre, accouraient-ils à Jésus-Christ. Parmi les œuvres qu'il lança, celle qui lui tenait le plus à cœur était l'œuvre de la Première communion des retar­dataires. On vit des enfants amener à la pénitence et à l'Eucharistie leurs parents qui s'en étaient éloignés depuis plus de vingt ans ou qui même ne s'y étaient jamais pré­sentés. L'un d'eux, dont le père purgeait une peine de pri­son à Mazas, voulut du moins avoir sa mère à ses côtés à la sainte table ; la brave femme s'obstinant à lui refuser cette joie, le P. Planchat s'attendait à un échec quand il reçut du prisonnier une lettre où il lut ces quelques mots : « Ce serait bien, vu que je viens, moi, aussi, de me mettre en règle... Mais vous ne connaissez pas les têtes de Limou­sines... » Cette Limousine-là se laissa enfin convaincre. Le P. Dugast multiplie les anecdotes. En voici deux autres. Une malade demande un jour le P. Planchat à l'hôpital Saint-Antoine. Il la confesse puis, élevant la voix, prononce pour la salle un petit sermon comme il savait les faire. Et les sept femmes de cette salle se confessent, elles aussi. Peu après dans le même hôpital, tandis qu'il communie une jeune alitée, l'entourage se sent gagné par une émotion profonde. A peine s'est-il éloigné qu'une hospitalisée dit à la jeune fille : « Quand ton abbé reviendra, dis-lui que nous voulons, nous aussi, qu'il nous confesse. » Et le P. Planchat « donna le bon Dieu » à dix-huit autres pénitentes. \*\*\* 173:95 Cette histoire aux couleurs de la Légende dorée va se rougir de sang. Surviennent la guerre de 1870 et le siège de Paris. Le travail manque, le ravitaillement n'arrive plus, les pauvres sont plus malheureux encore. On voit alors le P. Planchat pousser jusqu'à la mendicité la pratique de son vœu de pauvreté. Ce Frère de Saint-Vincent-de-Paul se fait Frère mendiant. La prière aux lèvres, il va de maison en maison, frappe à toutes les portes, revient à celles qu'on lui a refermées au nez. « Les unir entre eux par les liens de la charité » recommandait le fondateur. C'est bien ce que fait là le P. Planchat, nourrissant les pauvres des aumônes des pauvres. Des morceaux de pain qu'il recueille, il ne retient pour lui que ce qu'il reste quand il a satisfait les autres. Aussi peut-il écrire à son supérieur que parfois « il n'a pas de quoi manger ». Au soir des plus mauvais jours il dîne d'une longue prière qui remercie la Providence d'être intervenue pour ses pauvres, et il se couche sur sa faim. A qui fait beaucoup, il est demandé davantage. On lui demande d'ouvrir dans ses locaux une ambulance pour les blessés des combats de Paris. Et l'ambulance fonctionne. Touchés par son inlassable dévouement, les « moblots » adoptent ce prêtre qu'ils appellent « le curé mobile ». Par centaines ils viennent au « Foyer » où le Père trouve le moyen de mettre à leur disposition des jeux, des journaux, des livres, et même des secrétaires auxquels ils dictent leurs lettres qu'emporteront peut-être les fameux ballons de la défense ou les bidons étanches confiés au courant de la Seine. Et près de 5 000 hommes « passent par la cha­pelle » ce qui signifie qu'ils se confessent et communient. Mais il y a aussi ceux des avant-postes, des fortifs et des lignes. Il faut lire dans l'ouvrage du P. Dugast le récit des aventures du « curé mobile » confessant les sentinelles et chassant les âmes au milieu des bivouacs. \*\*\* « Avez-vous rencontré dans Paris un petit prêtre au chapeau rougi, à la soutane râpée, aux souliers troués... très pauvre parce qu'il donne tout aux pauvres, parcou­rant par tous les temps les plus lointains faubourgs, grimpant dans tous les greniers, visitant les malades, secourant les plus délaissés. Citoyen, si vous l'avez rencontré, eh bien ! c'est mon fils ! » 174:95 Tel est le portrait du P. Planchat fait par sa mère au citoyen Protot, délégué à la Justice de la Commune. Mais si quelques très rares communards, comme ce dénommé Protot, pouvaient encore se laisser attendrir, il en restait amplement assez pour fournir à ce petit prêtre l'occasion d'imiter le Christ jusqu'au comble de l'amour. Déjà pendant le siège le chasseur d'âmes avait dû par­fois affronter la haine des sans-Dieu. Comment n'eussent-ils pas réagi aux succès de cet ensoutané que ses vertus et sa foi rendaient d'autant plus dangereux que sa douceur lui attirait les cœurs ? Les agneaux sont faits pour être immo­lés. Celui-là surtout dont l'humilité attirait les égards de Dieu. Son humilité ? Elle fournirait au cinéaste des scènes émouvantes. Un jour, ayant cédé à un mouvement d'hu­meur, le P. Planchat s'agenouille aussitôt aux pieds de son supérieur et lui demande pardon devant la Communauté rassemblée. De même, une autre fois, dans la sacristie de Saint-Germain-de-Charonne, à la suite d'un malentendu il se met à genoux, en présence des vicaires et du personnel, pour recevoir les reproches immérités que lui adresse le curé de la paroisse. Dès les premières semaines, cette explosion de haine que fut la Commune révéla son caractère foncièrement an­tireligieux. Quand ils eurent saccagé les églises, fusillé les statues et les crucifix, profané les hosties, les communards s'en prirent au clergé. Le 6 avril 1871 -- c'était le Jeudi Saint -- le P. Planchat fut arrêté pendant qu'il procédait à une distribution de vêtements. Des femmes du quartier tentèrent de s'y opposer. « C'est lui qui nourrit nos en­fants et nos familles. Qui nous aidera maintenant ? » C'était le désigner plus directement à la haine. Il fut emmené au Dépôt de la Préfecture de Police puis, le 13 avril, enfermé à Mazas où il retrouva l'Archevêque de Paris, Mgr Darboy, le curé de la Madeleine, M. Deguerry, et vingt-cinq autres ecclésiastiques, dont son ami, le P. Olivaint, supérieur des Jésuites de la rue de Sèvres. « J'ai trois fois besoin de prières, écrit-il : pour me tenir prêt à recevoir le coup de grâce qui peut venir et sans avis préalable et sans confession ; pour me mainte­nir dans l'amitié de Dieu par le seul secours direct de sa grâce ; pour ne pas perdre, par les lâchetés, hélas ! trop fréquentes de ma misérable volonté, le mérite de cette croix bénite envoyée par Dieu pour mon bien et celui de mes chères ouailles. » 175:95 Toutes ses lettres de cette époque le montrent prêt à mourir mais préoccupé de ses pauvres. A leur tour ceux-ci s'ingénient pour le consoler et lui faire parvenir quelque nourriture : un des enfants du patronage Sainte-Anne, vrai gamin de Paris, risque dans cette intention sa liberté et sa vie. Un moment, Mme Planchat, après son apostrophe au citoyen Protot, espère qu'il sera « élargi ». Il y a d'ailleurs d'autres motifs d'espoir. Investi par les Versaillais, Paris sera bien obligé de céder. Les moins fous des chefs com­munards, qui se savent battus d'avance, veulent conserver leurs prisonniers ; ceux-ci leur serviront d'otages quand il faudra négocier la reddition. C'est compter sans les pas­sions soulevées. Plus les Versaillais se rapprocheront, plus la haine deviendra aveugle et féroce. Le 22 mai, ordre est donné de transférer « les otages d'importance tels que l'archevêque et les différents curés » à la Grande Roquette, où le P. Planchat se voit affecter la cellule 17. Il écrit : « Mon sacrifice est fait. Je ne suis pas triste. Je prie pour tous. Priez pour moi et pour tous les habitants de la prison... Si on peut donner quelque chose à mes pau­vres, à mes malades surtout et à mes enfants, pour le repos de mon âme, tant mieux. » Le 24 mai, craignant qu'on ne leur arrache les « sales corbeaux » une bande d'énergumènes envahit la Roquette, se saisissent de six « otages » parmi lesquels l'Archevêque et M. Deguerry, et les fusillent. Le lendemain, les survi­vants comprennent au fracas des combats que les Versail­lais sont proches. Arriveront-ils à temps, les libérateurs ? Si le P. Planchat se pose cette question, il se soucie surtout des âmes de ses compagnons. Au cours de la « récréation » il marche à pas lents autour des groupes de prisonniers militaires et civils, guettant visiblement l'occasion d'offrir son ministère. Et quelques-uns en effet se confessent à lui. Le 26 mai, le canon tonne presque à la porte. Mais, vers 2 heures de l'après-midi, une horde surexcitée bouscule les gardiens, s'empare d'une cinquantaine d'otages et du P. Planchat. C'est la montée au Calvaire, à travers une foule qui hurle à la mort. Le cortège arrive rue Haxo. Il semble que certains communards ceints de leur écharpe essaient de parlementer, de s'opposer au massacre : des cadavres ne font plus des otages présentables. 176:95 Soudain surgit une jeune cantinière. Revolver à la main, elle interpelle ces officiels dérisoires. « Tas de lâches ! Vous n'allez pas bien­tôt commencer ? » A coups de crosse trois gendarmes sont poussés vers un mur. Le P. Planchat s'interpose. Il supplie. -- Épargnez au moins les pères de famille. -- Je vas t'en f... des pères de famille ! hurle la cantinière. Et, à bout portant, elle abat le prêtre héroïque dans cet acte de charité. Alors, c'est la boucherie. Au milieu du carnage, le P. Planchat s'est redressé à genoux, dans l'attitude de la prière. Sept ou huit coups de feu l'atteignent encore. Il s'affaisse chaque fois, puis se redresse. Une dernière balle lui fait éclater le crâne. \*\*\* Dès le 29 mai, la Commune enfin vaincue, il fut procédé à la reconnaissance des corps. Celui du P. Planchat fut transporté à St-Lambert-de-Vaugirard où l'on célébra le 31 la cérémonie des obsèques. Le 16 juin il fut déposé dans la Chapelle-Notre-Dame de la Salette (27, rue de Dantzig, XV^e^). 177:95 Le 3 mars 1959, cent quatorzième anniversaire de la fon­dation des Frères de Saint Vincent de Paul, la tombe fut rouverte, à la requête du vice-postulateur de la cause de béatification ([^59]), et le corps apparut bien conservé, parcheminé, presque momifié, marqué des stigmates de sa pas­sion ; manquaient la calotte crânienne et une partie du cou, enlevées par les balles ; les humérus, la base gauche du thorax, le côté droit portaient les traces des plaies par coups de feu. \*\*\* Dans cette vie, que de leçons pour nous ! Retenons du moins ceci qui nous semble très actuel. Nous avons, avec le R.P. Dugast, cité plusieurs fois le surnom que mérita si bien le P. Planchat : avant tout, en effet, cet apôtre des faubourgs de Paris fut un chasseur d'âmes. En quoi, il se conformait à la directive du fondateur des Frères de Saint Vincent de Paul « Dans toutes nos œuvres tendons au bien des âmes ; notre unique fin est de les amener à Dieu. » Car ce ne sont pas les classes sociales qui seront sauvées, mais les âmes une à une. Et l'envoyé du Christ n'est pas « celui qui parle à l'homme de l'injustice qu'il *subit,* mais de l'injustice qu'il *commet* »*.* ([^60]) 178:95 Aussi la vie du P. Henri Planchat nous paraît-elle illus­trer admirablement la réponse que tout vrai chrétien doit donner à ces questions fondamentales récemment posées par l'épiscopat français aux dirigeants des mouvements de jeunesse catholique : « Reconnaissez-vous pour essentiel de rendre témoignage par la vie et la parole à Jésus-Christ Sauveur ? Reconnaissez-vous l'insuffisance des seules soli­darités humaines et le devoir permanent de la révélation de Jésus-Christ Sauveur ? » Jésus-Christ Sauveur qui, seul, est la Voie, la Vérité, la Vie. Joseph THÉROL. 179:95 Anomalies et omissions\ dans l'histoire de Lourdes ### Laurentin contre Laurentin (II) par Henri MASSAULT Les précédents articles d'Henri Massault sur « Les origines du mercantilisme à Lourdes » et sur les « Ano­malies et omissions dans l'histoire de Lourdes » ont pa­ru dans les numéros suivants : numéro 85 de juillet-août 1964 ; numéro 87 de novembre 1964 ; numéro 90 de février 1965 ; numéro 92 d'avril 1965 ; numéro 93 de mai 1965. DANS LE CALENDRIER des recherches de l'abbé René Lau­rentin sur Lourdes, un des jours les plus marquants a dû être le 22 juillet 1957. Le matin, s'imposait à lui l'impossible preuve qu'il avait demandée pour reconnaître l'authenticité d'un document tenu officiellement depuis cent ans pour un faux. Ce docu­ment n'était rien de moins qu'un témoignage sur les Apparitions, signé par Bernadette elle-même. La preuve était les notes prises pendant l'interrogatoire de la voyante. Et il y avait en plus le brouillon montrant le passage consciencieux de ces notes au texte définitif ([^61]). 180:95 Le soir du même jour, il découvrait une lettre où le Père Cros étale la passion et le parti pris qui ont vicié à la base ses fameuses enquêtes ([^62]). A ces découvertes qu'il faisait dans les archives Las­serre et Peyramale, s'en ajoutait une autre presque aussi stupéfiante pour ses préjugés : le conservateur de ces archi­ves était animé d'un « *authentique souci de vérité sans a priori* » et d'un « *sens de l'objectivité* » qu'il n'attendait guère ! ([^63]) Quel effondrement ! Cela risquait de bouleverser les travaux historiques entrepris à l'occasion du Centenaire des Apparitions de Lourdes, car toutes les recherches avaient été fondées jusque là sur une confiance totale dans le P. Cros et un mépris systématique pour l'historien laïc Henri Lasserre qui avait osé *extorquer* à Bernadette une signature au bas d'un témoignage réputé nul et sans valeur ([^64]). Or ces travaux étaient déjà très avancés puisque le premier tome des *Documents Authentiques* était alors sous presse ([^65]). L'auteur pensait « *avoir rassemblé, l'ensemble des documents relatifs aux apparitions depuis l'origine jusqu'aux échos que l'on peut recueillir, encore aujourd'hui, par voie de tradition orale* » ([^66])*.* Et il n'avait tenu aucun compte de ces deux documents-là, bien au contraire. Sur le point de publier, allait-il donc falloir renoncer à des options fixées avant ces découvertes, changer des choix et surtout modifier des commentaires déjà rédigés ? 181:95 Un historien de métier n'aurait pas connu ces hésita­tions, car il se serait auparavant gardé des idées précon­çues. Il se serait interdit de préférer telle ou telle hypothèse. Il n'aurait établi aucune conclusion sans avoir tout exploré, tout examiné. Mais ce n'était pas le cas de l'abbé Laurentin. Sa réaction immédiate fut de s'écrier : « *Puissé-je être délivré de cette obédience avant d'en arriver à 1869 et à la Protestation de Bernadette !* » ([^67]) Il ne vit pas l'occasion qui s'offrait à lui d'appliquer les bons principes qu'il expose dans le tome I de son *Histoire Authentique* ([^68]) : pourchasser les « *pieuses inventions et l'édification postiche* » ([^69]), travailler à « *l'élimination des apocryphes et des textes corrompus* » ([^70]). Il n'a certes pas voulu composer avec la vérité, mais il n'a pas su faire l'effort nécessaire pour se « *débarrasser,* comme il dit, *des idées toutes faites qui s'interposent entre nous et les données authentiques* » ([^71]). Il faut reconnaître qu'il lui était difficile à lui, ecclésiastique, de démentir les positions prises depuis longtemps par le Père Sempé, premier Supérieur des Chapelains de la Grotte, et par des princes de l'Église comme Mgr Forcade, archevêque d'Aix, ou Mgr Langénieux, archevêque de Reims. *Dura lex, sed lex*. Il a donc essayé d'éviter les affirma­tions, de rester « *sage et réservé* » comme dit Ernest Hello ([^72]). Avec un subtil « *talent des transitions et des nuances* »*,* il a cherché à tout concilier sans compromettre personne ni lui-même. La Protestation signée par Bernadette pouvait être matériellement authentique sans que l'on soit obligé d'en retenir en toute rigueur les termes les plus gênants pour la *Petite Histoire* et le P. Sempé... Le P. Cros pouvait être devenu partial à partir d'un certain moment, sans qu'il faille pour cela rejeter la totalité de ses enquêtes... Et puis le temps pressait. L'abbé Laurentin comptait profiter du Centenaire des Apparitions pour publier ses travaux en cours. Il n'avait plus le temps de refondre tout l'ouvrage, ou alors il fallait renoncer à l'avantage publici­taire d'une diffusion des documents cent ans exactement après leur élaboration. Il tenait beaucoup à cette coïnci­dence. 182:95 Il eut du mal à comprendre, l'année suivante, que Gaétan Bernoville et les Pères de Garaison aient accepté, -- du moins en partie -- un tel sacrifice lors des premières révélations des archives Lasserre, en 1958 ([^73]). « *Je suis pour ma part,* écrit-il, *un peu stupéfait qu'on ait consenti au remaniement d'un volume déjà composé. Je sais par expérience* ([^74]) *que cela entraîne des frais considérables... Il n'est pas d'aventure plus pénible pour un éditeur et pour un auteur* ([^75])*.* » Ainsi cet acte de loyauté le surprenait. Le redressement de l'erreur ne lui paraissait pas exiger un tel sacrifice, même quand il constatait que les charges accumulées contre la Protestation n'étaient que des calomnies et quand il voyait la cause des étrangetés du P. Cros. Voilà comment il s'est dès lors abstenu d'étudier à fond ces calomnies et ces errements, d'en rechercher les motifs et les conséquences. De ces FAITS, il n'a donc pas, selon la formule du même philosophe chrétien ([^76]), dégagé l'IDÉE qui avait poussé à déformer l'histoire des Apparitions, et il s'est fourvoyé dans une impasse où le public a refusé de le suivre, comme c'était à prévoir. Cette IDÉE, c'était, depuis près de cent ans, la passion de justifier à tout prix la *Petite Histoire* écrite par les PP. Sempé et Duboé, et réprouvée par les témoins de 1858 ([^77]) ; c'était le désir de substituer une « *histoire ecclésiastique des événements de Lourdes* » ([^78]) aux ouvrages qui avaient déjà répandu dans le monde entier le renom et les grâces de Massabielle. Cette idée était pourtant exposée très clai­rement dans bien des documents. N'en citons qu'un, des moins suspects, puisqu'il émane d'un intime confident du P. Cros : 183:95 « *C'est un homme d'une grande intelligence et d'une grande sainteté. Il est mon ami et je l'aime beaucoup. Il me semble que l'œuvre qu'il travaille sera regrettable sous cer­tains rapports. Il m'a été assuré que, sans attaquer directement votre œuvre* ([^79])*,* *il se proposait, dans l'histoire qu'il fait,* D'AJOUTER UN CERTAIN NOMBRE DE CIRCONSTANCES *aux diverses apparitions, et de* MODIFIER LA PHYSIONOMIE DES PERSONNES *dont vous avez fait le portrait, notamment ceux des* PERSONNAGES OFFICIELS, ceux de MGR PEYRAMALE et de BERNADETTE. *Je ne sais pas si cela pourra produire du bien, mais il est bien permis de craindre qu'on ne diminue l'autorité de votre livre qui est évidemment l'instrument dont la Sainte Vierge s'est servi pour propager sa dévotion. C'est Mgr de Ségur qui a dit que vous êtes l'évangéliste de Notre-Dame de Lourdes. Je ne pense pas qu'on doive sans raison vous dépouiller de ce beau titre* ([^80])*.* » Ajouter aux apparitions les circonstances imaginées par le P. Sempé pour donner du piquant à sa *Petite Histoire ;* vanter les fonctionnaires en dissimulant leurs oppositions ; atténuer au maximum la personnalité de Mgr Peyramale coupable de trop d'insouciance pour les intérêts matériels du Pèlerinage et d'un excessif attachement pour H. Las­serre ; diminuer aussi celle de Bernadette responsable de la Protestation : tel était donc le programme du P. Cros. Si les contemporains eux-mêmes le savaient, pourquoi l'his­toire actuelle chercherait-elle à le cacher ? \*\*\* L'abbé Laurentin se trouvait devant un dilemme. La Protestation étant reconnue authentique, il fallait changer de procédé pour continuer à soustraire la *Petite Histoire* à ses condamnations. On sait que le P. Sempé s'était bien gardé d'agir en historien et d'ouvrir, sur les faits contestés, un débat loyal avec production de sources et de témoins. Il avait préféré le terrain de la polémique et essayé d'abord de saper la valeur du témoignage signé par Bernadette, très naïve, selon lui, de faible intelligence et dépourvue de mémoire ([^81]). Mais il prit bientôt peur de nuire à la confiance du public dans les dires de la voyante sur l'Apparition elle-même. Il dit alors que le document ne visait que des « *détails sans importance* » déjà « *formellement démentis* » par la signataire. 184:95 Ainsi l'œuvre de vérité devenait « *une accusation écrasante* » contre Henri Lasserre ([^82]) convain­cu, semblait-il, d'avoir trompé Bernadette sur la teneur et la portée du texte, et de lui avoir arraché « *par surprise* » une signature qui, dans ces conditions, n'était qu'un faux et une imposture. AVANT TOUT, L'ABBÉ LAURENTIN EST RESTÉ MUET SUR TOUTE L'HISTOIRE DE LA PROTESTATION ET SUR LES HAINES VÉRITA­BLEMENT DIABOLIQUES QU'ELLE A SUSCITÉES. Ce qu'il en raconte dans son *Histoire Authentique* ([^83]) est très insuffisant. Il se borne à citer, comme nous l'avons dit, ([^84]) quelques lettres assorties de commentaires tendancieux et inexacts, et à renvoyer, sans aucune mise en garde, à des pièces qu'il sait dictées par la polémique et remplies d'affir­mations entièrement fausses. Puis, *en conclusion* (sic) il annonce qu'il fera, aux tomes suivants, « *pour la première fois une expertise sérieuse et sans passion de ces* (?) *docu­ments* ». Il la fera « *point par point* »*.* En fait sa méthode va consister à rejeter les termes de la Protestation qui ne lui semblent pas assez clairement confirmés par des témoins. Il lui opposera tout ce qui lui paraît la contredire, et cela sans tenir compte ni de l'achar­nement du P. Sempé à susciter des dépositions contre elle et en faveur de la *Petite Histoire,* ni des pressions exercées dans ce même sens par le P. Cros au cours de tous ses interrogatoires. Au lieu de faire l'œuvre d'assainissement qu'il a annon­cée, il entrera servilement dans le jeu de ses devanciers. Il trouvera normal de discuter ainsi les paroles de Berna­dette et de remettre en question les choses les plus claires. Ce sera à lui, et à lui seul, de trancher si Sœur Marie-Bernard avait le droit de parler ou de se taire, et si ses souvenirs étaient fidèles ou fantaisistes. Cela ressort de l'étude des points contestés. Prenons, par exemple, la scène du moulin de Savy, le 14 février 1858 ([^85]). \*\*\* 185:95 Les PP. Sempé et Duboé ont écrit dans la *Petite Histoire*, publiée par les *Annales de Notre-Dame de Lourdes,* que la seconde apparition s'était terminée d'une façon très étran­ge : Bernadette aurait été enlevée de la Grotte pendant l'extase et transportée à grand peine jusqu'au moulin de Savy où elle aurait continué à voir la Sainte Vierge, même quand on lui mettait la main devant les yeux. La Vision ne se serait arrêtée qu'à l'arrivée de la mère Soubirous mandée en toute hâte ([^86]). Cet épisode rocambolesque devait venir de quelque flatteur soucieux de plaire aux Chapelains. Tout le monde les savait friands de nouveautés sur les apparitions pour concurrencer et supplanter les publications entamées par Lasserre dans la *Revue du Monde Catholique* ([^87])*.* Les Lourdais manifestèrent leur réprobation tout de suite et avec véhémence. « *Mon récit des Apparitions trouve noise*, écrit le P. Duboé. *La seconde, avec son appendice du moulin, a remué la foudre. On a entendu des grondements* ([^88])*.* » « *Mes témoins sont-ils absolument sûrs ? Je les ai bien poussés, sans doute... Tout ceci est hâtif...* ([^89]) » Il ne cache pas qu'il a même des « *remords pour les variantes acceptées* »*.* Lasserre accourut à Lourdes. Il fit une enquête minu­tieuse avec son habituel sens critique et conclut que le fait était sans aucun fondement ([^90]). Autrement rien ne l'em­pêchait de l'insérer dans son livre qui devait paraître huit mois plus tard. L'abbé Laurentin ne s'est pas demandé comment les mêmes témoins avaient pu provoquer des conclusions différentes. L'explication est simple : ils étaient consultés dans un esprit différent. Lasserre était un écrivain. Il avait le respect du lecteur et l'expérience des recherches historiques. Dans les propos entendus et les archives explorées, il savait trier et passer chaque détail au van de la critique pour approcher la vérité le plus possible. Avec lui, les témoins sentaient leur imagination bridée. Ils devaient être nets, précis, exacts. Les fantaisistes en avaient peur et s'abstenaient. 186:95 Les Chapelains n'avaient aucune habitude d'un travail d'histoire. Ils voulaient seulement édifier les pèlerins et augmenter les ressources de l'Œuvre de la Grotte. Ils ne connaissaient le public que du haut de la chaire où chaque jour ils brodaient pieusement sur le canevas des Appari­tions, selon les besoins des auditoires les plus variés. Avec des prédicateurs aussi diserts, les Lourdais oubliaient la rigueur des faits. Il leur arrivait de mélanger à leurs souvenirs toute sorte d'incidents que, de fort bonne foi, ils croyaient « *retrouver* » quand on les questionnait sur un bruit quelconque. Car nul ne voulait en savoir moins que les autres. Et puis il ne fallait pas déplaire aux grands dispensateurs du travail dans les énormes chantiers autour de la Grotte. Pour avoir du pain, on pouvait bien donner de quoi édifier les étrangers qui ne viendraient pas contrô­ler... L'abbé Laurentin n'a rien compris à cette situation puisqu'il n'en a tenu aucun compte. Il n'a pas vu que Lasserre parlait *histoire*, tandis que Sempé ne rêvait qu'*édification*. L'un soutenait qu'on ne saurait sanctifier en déformant la vérité ; l'autre qu'il fallait arranger les faits et présenter toutes choses en vue d'édifier. D'où le bien immense réalisé par la rectitude du premier, et le « *tollé général* » soulevé par les *Annales* du second. Ce crible était l'un des principaux à travers lesquels il était indispensable de passer tous les témoignages pour écrire une histoire authentique et *véridique* des Apparitions. Cela n'a pas été fait. C'est ce qu'avait tenté Lasserre dès 1869 en allant demander à la voyante de trancher elle-même le différend. La réponse fut très nette : « *Toute la scène du moulin est imaginaire. La vision ne m'a jamais poursuivie* ([^91]). » Le P. Sempé essaya aussitôt de soustraire sa *Petite Histoire* à ce cinglant démenti en allant à Nevers solliciter une déclaration contraire. Mais il se heurta, malgré ses instances, à un refus catégorique de Bernadette ([^92]). Si l'abbé Laurentin néglige de donner à ses lecteurs bien des précisions, qui cependant appartiennent à l'histoire, il ne manque pas ici de montrer l'ampleur de ses préjugés. Le Supérieur, dit-il, « *ne rédige ni ne propose à la signature* \[de Bernadette\] *aucun procès verbal, mais donne le jour même un compte rendu de l'entrevue à Mgr Laurence* » ([^93]). 187:95 Comment se fait-il qu'un aumônier du Couvent des Sœurs de Nevers, le Chanoine Lemaître, dise le contraire et parle de « *la signature demandée à Sœur Marie-Bernard et refusée par elle* » ? ([^94]) Il n'a eu pourtant que les docu­ments des archives de la Grotte, violemment hostiles au premier historien. Il a tout ignoré des archives Lasserre, et son étude inédite reste étonnamment sereine. Si, dans l'ordre des faits, certains détails lui ont échappé, sa charité et son respect de la vérité lui ont dicté des observations très judicieuses et des conclusions que viennent corroborer maintenant les documents récemment exhumés. Le vrai était donc accessible... Quant au compte rendu soi-disant envoyé à Mgr Lau­rence, l'examen de la pièce et la critique interne du texte prouvent qu'il a été rédigé pour les besoins de la polémique longtemps après la date qui lui est arbitrairement attribuée ([^95]). \*\*\* Voici maintenant comment l'abbé Laurentin prétend démontrer l'authenticité de la scène du moulin ([^96]) dont Bernadette n'a jamais parlé dans aucun de ses témoignages spontanés et qu'elle a démentie catégoriquement dans la Protestation quand Lasserre lui a lu le récit des *Annales* et ensuite chaque fois que les PP. Sempé et Cros ont tenté de le lui faire admettre. L'esprit de polémique perce dès les premières lignes, car il s'agit, pour lui, moins de rechercher le vrai que de démolir « *la position de Lasserre qui rejette absolument les faits* »*.* L'intention de circonvenir avant de rien prouver est tout aussi évidente quand il écrit : « *Bernadette ne fait* GÉNÉRALEMENT *pas état de la scène du moulin. Bien plus elle raconte* PARFOIS *les choses comme si l'apparition de ce jour s'était terminée à la Grotte, sans incident, une fois le chape­let terminé*. » On n'est pas plus partial, car s'il n'avait pas été décidé à tromper, il aurait écrit : Bernadette ne fait JAMAIS état, elle raconte TOUJOURS sans incident. Ses réti­cences font supposer des exceptions, alors qu'il n'y en a pas une seule. 188:95 Il cherche tout de suite à éblouir en déclarant que l' « *on est d'abord impressionné par la masse des témoins oculaires de la scène du moulin, six filles qui se trouvaient là, Nicolau dont les dépositions sont si remarquables, enfin plusieurs témoins indirects ou épisodiques* » et « *une im­pressionnante série de documents de 1858* ». Dans les notes 6 à 11 qui accompagnent ces lignes, on trouve au total 58 chiffres qui semblent indiquer autant de témoignages en faveur de la scène du moulin ! Mais si on contrôle cet étalage, on s'aperçoit que de nombreux chiffres ont été répétés plusieurs fois et que l'auteur, persuadé a priori de l'authenticité de l'épisode, a vu des preuves là où il n'y en a aucune. Ainsi la note 6 prétend énumérer la « *masse des témoins oculaires* » alors qu'en réalité la plupart de ces références se rapportent à des personnes qui n'ont pas assisté à la seconde apparition, ne parlent absolument pas de la scène et ne citent pas même le moulin. Sur les « *six filles qui se trouvaient là* » d'après la page 240, nous apprenons, dix pages plus loin, que trois ne s'y trouvaient pas et n'ont pas vu la seconde apparition. Elles ne sont donc pas des *témoins oculaires.* Parmi les trois présentes, Justine Soubiès peut parler du *moulin* en 1878, quand les Chapelains ne cessent d'en parler depuis dix ans. Mais ni Jeanne Abadie, ni Toinette Soubirous n'en soufflent mot. Toutes trois sont muettes sur une intervention du meunier Nicolau et sur l'extase prolongée en dehors de la Grotte. Le mot « moulin » manque tellement dans les propos de ces deux dernières que le P. Cros l'ajoutera dans les transcriptions ultérieures, comme si elles l'avaient dit elles-mêmes ([^97]). L'abbé Laurentin trouvera lui aussi un ingénieux moyen de compenser le silence très gênant de Toinette avant 1878 et même alors : il lui attribuera tout simplement le récit de la *Petite Histoire,* probablement parce qu'en divers Mémoires (bourrés d'inexactitudes) ([^98]), le P. Sempé a dit l'avoir consultée en 1868. Dans ce cas il aurait dû s'étonner que Toinette, alors si prolixe, ait été si pauvre en détails dix ans après. Et puis s'il admet que Toinette a déposé en 1868 en faveur de la scène du moulin « *par l'intermédiaire de Sempé* » ([^99]), pourquoi n'enregistre-t-elle pas que Jeanne Abadie s'est déclarée à la même époque tout à fait igno­rante de cette scène *par l'intermédiaire de Lasserre ?* 189:95 Pour échapper à cette logique et n'être pas suspecté d'avoir deux poids et deux mesures, il affirme que Lasserre a consulte fort peu de témoins et sûrement pas Toinette, Nicolau et Jeanne Abadie ([^100]). Seulement, trois pages plus loin, il loue l'historien d'avoir cité avec courage les noms de ses témoins encore vivants, comme... Jeanne Abadie ! ([^101]) Contradiction flagrante, révélatrice d'un travail superficiel et d'un jugement préconçu. Car il est absolument invrai­semblable que Lasserre, en pénurie de documents écrits, n'ait pas, au contraire, consulté tous les témoins possibles pendant ses longs séjours à Lourdes. Il ne peut avoir fait son enquête d'octobre et novembre 1868 sans avoir vu ces trois là avant tous autres. Devant les « *dépositions si remarquables* » de Nicolau, « *le meilleur témoin* »*,* l'abbé Laurentin exulte. Il en fait la « *déposition de base* » ([^102]) Pourquoi ? Mais parce que c'est la SEULE qui suit à peu près la *Petite Histoire.* En effet aucune autre ne parle de vision entre la Grotte et le moulin hormis quelques propos tardifs servilement calqués sur les *Annales.* A ce sujet on lit dans le *Répertoire des Témoins* ([^103]) que « *Jacquette Poueymari rencontra Bernadette* (*encore en extase entre Grotte et moulin*) *le 14 février 1858* »*.* Voilà donc un témoin précis. Mais si on contrôle la référence, on découvre que cette femme n'a rien déposé. Elle est seule­ment nommée dans le témoignage d'une Marie Portau qui dit que « *après sept ou huit apparitions, dès le dimanche* » cette Jacquette aurait rencontré « *Bernadette qui pleurait ; deux filles l'emmenaient vers la ville* »*.* L'abbé Laurentin trouve que ce propos « *donne des signes d'incohérence... mêle évidemment plusieurs choses* »*.* N'importe ! De ces quelques mots il tire argument sur l'extase (pleurs ?), le transfert (emmenaient ?), le moulin (ville ?) et même sur la date : « *il s'agit probablement de la deuxième* » (diman­che ?). Cet exemple montre bien les méthodes de l'abbé et dans quelles imaginations il s'égare. 190:95 Il eût été utile aussi de situer la déposition de Nicolau dans son cadre. L'ancien meunier avait vendu son moulin de Savy aux Chapelains qui désormais le faisaient vivre en l'employant comme jardinier. Or le témoignage d'un servi­teur en faveur de ses employeurs est toujours suspect en droit, surtout quand il est SEUL à soutenir des points très contestés. Les « *témoins épisodiques ou indirects* » ont, nous dit-on, un « *poids d'autant plus grand qu'ils rapportent naïve­ment des faits dont la portée leur échappe à divers degrés* »*.* Ceci est surprenant. Faut-il comprendre qu'on peut leur faire dire ce qu'ils n'ont pas voulu dire ? Si on prétend décider de leur naïveté et de leur manque de discernement, c'est peut-être pour s'arroger le droit d'interpréter leurs textes... \*\*\* Il serait bien trop long et fastidieux d'examiner ici en détail tous les témoignages auxquels on vient de faire allusion. Mais pour « *l'impressionnante série de documents de 1858* » sur la scène du moulin, il faut étudier rapidement ce qu'elle vaut. C'est le comble du bluff ! ([^104]) **1. --** Interrogatoire de Bernadette par Jacomet, 21 février 1858. Inutile de nous occuper de ce texte puisque après l'avoir donné dans la note 11 comme confirmant la scène du mou­lin, l'abbé Laurentin le classe, dans la note suivante, parmi les documents qui n'en parlent pas, ce qui est exact. Preuve d'un travail un peu hâtif... **2. --** Mémoire Clarens, 4 mars. C'est Bernadette qui parle. Jeanne Abadie lança un gros caillou « *sur le rocher. L'Apparition s'éclipsa comme un éclair. La pierre rebondit vers moi juste sur le rocher qui touche l'eau contre lequel je me tenais à genoux, et fit retentir l'intérieur de la Grotte d'un grand bruit sourd qui me glaça d'effroi. Je ne me reconnus plus à partir de ce moment ! je fus entraînée par mes amies, sans m'en apercevoir et je ne recouvrai mes esprit que bien longtemps après. Nous gagnâmes le chemin de la ville* »*.* 191:95 Tantôt l'abbé Laurentin déclare que ce Mémoire Clarens « *présente un intérêt capital* » ([^105]) et que « *ce témoignage proche des événements tranche bien des discussions sté­riles* » ([^106]), tantôt il le trouve « *souvent en faute* » ([^107]) et il estime que « *Cros lui faisait une excessive confiance* » ([^108])*.* Mais a-t-il considéré que ce Mémoire peut avoir des raisons profondes d'être très apprécié par le P. Cros qui l'a copié, en mai 1879, à Pau, sur l'original conservé dans les archives Massy, et non retrouvé ([^109]). Ce copiste a bien souvent modi­fié sans scrupule les textes qu'il transcrivait ainsi. « *Suivant une trop fréquente habitude, il harmonise le témoignage avec les conclusions qu'il a établies par ailleurs* » ([^110]). Les recoupements avec le second Mémoire Clarens permettent de dire que la « *minute aujourd'hui perdue semble un peu différente de l'expédition* » ([^111]). Alors est-il sérieux de faire toute confiance à un tel document non contrôlé et incontrôlable ? Surtout pour l'opposer aux dires nombreux et constants de Bernadette ? **3. --** Lettre de Sœur Augustine. 9 mars. Dans cette correspondance, écrite de Bagnères et qui relate par conséquent des redites et des bruits lointains sur Lourdes, l'abbé Laurentin voit tantôt « *le plus grand désordre* » et « *un magma de confusions* » qu'il faudra récu­ser en partie ([^112]), tantôt « *des précisions inconnues et toutes fraîches* » qu'il accueille sans les discuter, même si rien ne les corrobore par ailleurs ([^113]). Il montre souvent cette propension à admettre dans tout document ancien ce qui confirme ses thèses, et à rejeter ce qui les contredit. Les témoins sont, à ses yeux, d'une infaillibilité à toute épreuve, incapables de prendre un mot pour un autre, de sacrifier à la passion ou de se tromper de date ; mais il arrive aussi qu'ils soient des colporteurs de ragots dont les propos ne valent pas la peine d'être discutés. 192:95 De cette lettre de Sœur Augustine, il détache une seule phrase : « *Cette pauvre fille fut si effrayée qu'elle le tomba sans connaissance, on dut la porter dans un moulin qui n'est pas éloigné*. » Il rejette la date avancée par l'auteur. Il dément la frayeur de Bernadette ([^114]), mais il garde le précieux mot « moulin » qui lui suffit pour confirmer, dès 1858, tout le luxe de détails brodés dix ans après par le P. Sempé et vingt ans plus tard par Nicolau. **4. --** Rapport des médecins. 31 mars. « *Bernadette a très grand peur. Là il lui semble voir l'objet la poursuivant.* » **5. --** Mémoire Sempé. 25 avril. « *Ses compagnes effrayées l'emportent ; la vision la poursuit.* » Loin d'être « impressionnants » en faveur de la scène du moulin, on le voit, les documents de 1858 sont au con­traire d'une telle pauvreté qu'ils achèvent de convaincre... qu'elle n'a pas eu lieu. Tout au plus ces très vagues données primitives permettent-elles de penser qu'en revenant de la Grotte, Bernadette s'est arrêtée au moulin de Savy et que sa mère est venue l'y chercher. Incident sans intérêt et sans valeur auquel les contemporains n'ont pas fait attention tant il était étranger aux Apparitions qui étaient et demeurent l'essentiel. Autrement riches et convaincants sont les très nom­breux témoignages qui en auraient certainement parlé si la vision avait continué entre la Grotte et le moulin, et qui n'en disent rien. L'abbé Laurentin ne le remarque pas. Il est probablement inconscient de sa partialité, mais ce n'est pas une raison pour que l'histoire en souffre au point d'au­thentiquer une légende. En regard des naïves sollicitations de textes destinées à soutenir sa thèse, il ne tient aucun compte de tous ceux qui disent que la seconde apparition a pris fin avec le chapelet à la Grotte. Il ne peut éviter de les citer au dossier des textes, mais il ne les commente pas. \*\*\* 193:95 Il est enfin un point brûlant dont il ne fait aucune men­tion, bien qu'il constitue un témoignage de grand poids qui ne manque pas de preuves. C'est l'indignation des contem­porains devant les imaginations du P. Sempé sur la scène du moulin. Il n'ose reprendre les accusations mensongères de celui-ci d'après lesquelles Lasserre aurait « *cherché à former à Lourdes une opinion hostile à ces faits* » ([^115]) et disant que « *le scandale produit sur le public par la* « *Petite Histoire* » *est une pure invention de M. Lasserre* » ([^116]). Les rapprochements de dates démentent la calomnie car de l'aveu du P. Duboé, dans les lettres citées ci-dessus ([^117]), l'opinion s'était déclarée hostile quand Lasserre ignorait encore ces publications et bien avant son retour à Lourdes. Là comme ailleurs, la passion a toujours égaré le P. Sempé en des contradictions que l'histoire a le devoir de relever. Tout en niant la réprobation des Lourdais, il a écrit : « *Un seul fait a surpris ; on l'ignorait généralement, mais plus de vingt témoins l'ont vu, peuvent encore le certifier ; et quand le moment de l'apologétique sera venu, il nous sera facile de le justifier et d'en tirer l'édification qu'il renferme* » ([^118]). Et encore : « *La manière dont se termina la deuxième apparition, lorsque Bernadette fut entraînée au moulin par ses compagnes, et continua à voir la Sainte Vierge, fut racontée avec la même naïveté peut-être un peu trop crue. Ce fait seul a fait à quelques esprits une impres­sion un peu pénible ; en réalité il n'en est pas de mieux prouvé* » ([^119]) En présence de ces affirmations, l'historien est obligé de demander : comment tant de preuves n'ont-elles pas été produites ? Comment tant de témoins n'ont-ils laissé aucune trace ? C'est que rien de tout cela n'a existé. Le P. Cros lui-même n'en a pu retrouver la moindre vérification valable. *L'Histoire* « *Authentique* » ne dit pas davantage qu'un grand nombre d'auteurs ont enquêté sur cet épisode et ont conclu qu'ils n'avaient pas à le relater. C'est le cas notam­ment de Mgr de Ségur qui a écrit son doute à Mgr Pichenot ([^120]). 194:95 Le P. Sempé, chargé de le corriger, n'a pas osé lui imposer d'en parler ([^121]). Il n'est pas jusqu'aux différentes réimpressions de la « *Notice sur N.-D. de Lourdes, par un Missionnaire* » qui restent muettes sur la scène du moulin. On a prétendu qu'une multitude de publications avaient fait de même parce qu'elles avaient copié Lasserre. L'abbé Laurentin essaye de masquer ainsi la convergence des té­moignages ([^122]), alors que la plupart se sont documentés sur place, auprès des Lourdais. N'en citons ici que deux. Le Docteur Dozous n'aurait pas manqué de parler du moulin s'il avait eu confirmation du fait ([^123]). Sa rectitude et son autorité étaient telles que les Chapelains furent obli­gés de signaler son ouvrage dans leurs Annales ([^124]). Quant au P. Bouix, savant jésuite très lié avec Nevers où il a sou­vent vu et interrogé la voyante, il publiera une *Histoire des Apparitions*, à la fin de 1877, en se gardant bien de racon­ter la scène apocryphe ([^125]). Et ce n'est ni un oubli, ni une erreur. Ses éditions ultérieures confirmeront sa conclusion prise en conscience ([^126]). Les enquêtes du P. Cros ne le feront pas varier, car il en connaît l'esprit pour y avoir participé personnellement, notamment en interrogeant Toi­nette Soubirous en présence du P. Sempé ([^127]). De telles persistances ont une valeur de témoignage qu'il est grave d'avoir laissé ignorer aux lecteurs de *l'Histoire Authentique.* Point n'est besoin de suivre davantage l'abbé Lauren­tin dans les méandres où l'entraîne son idée fixe, -- qui n'est pas d'un historien --, de réfuter en bloc toutes les affirmations de Bernadette relatives à la fin paisible de la seconde apparition. Ses supputations et ses arguties sont d'un piètre avocat qui, avec complaisance, se prend à son propre jeu, sans s'apercevoir que nul ne le suit. 195:95 Il en arrive à soutenir que les « *protestations de Berna­dette vont* PARFOIS *jusqu'à témoigner* POSITIVEMENT *en faveur de la dite scène !* » ([^128]). Il blâme évidemment la rédaction de la Protestation et la façon maladroite dont, à plusieurs reprises, on a interrogé Sœur Marie-Bernard. Il eût procédé bien plus intelligemment ! Il trouve que le P. Sempé a agi « *loyalement* », bien que ses déclarations successives aient beaucoup varié et qu'il ait sollicité jus­qu'à ses propres textes. Il croit tout concilier en alléguant une « *inconscience* \[de la voyante\] *à l'égard du monde extérieur... phénomène attes­té par un groupe de témoignages assez anciens* ([^129])*, directs, nombreux, sérieux pour créer la certitude* » ([^130]). A l'exa­men, rien n'est moins ancien, direct et sérieux. Quant au nombre, il n'est justifié qu'en citant tous les témoignages qui, au cours de toutes les apparitions, ont faussement attri­bué l'impassibilité des extases à de vulgaires pertes de con­naissance. Ce *deus ex machina* suffit pour prétendre que Bernadette n'avait pas le droit de dire : « *La Vision ne m'a jamais poursuivie* » puisque cela se serait produit pendant son inconscience. Elle aurait donc fait un faux témoignage quand elle certifiait ce qu'elle ignorait. En accréditant cette fable, l'abbé Laurentin accrédite sa conséquence logique : au lieu de VOIR le personnage réel de la Vierge apparaissant en un point précis et externe, (= la Grotte) la vision aurait pu être le résultat d'un état interne et transitoire tenant à la voyante elle-même, et non à une réalité objective. L'expérience du moulin prouverait en effet que l'objet pouvait suivre la voyante n'importe où, pourvu qu'elle demeurât dans l'état particulier qui déclen­chait l'illusion ! Pourquoi persister ainsi à repousser le témoignage de Bernadette, autrement « ancien, direct, répété et sérieux » que tout le fatras qu'on lui oppose ? Pourquoi substituer de nouveaux stratagèmes à l'accusation de faux devenue impossible ? Pourquoi ne pas respecter le principe de Mgr Trochu : « *Son témoignage doit l'emporter sur tout autre* »* ?* ([^131]) et ceux du P. Bouix qui avait passé près d'un an à « *étudier Bernadette* » ? 196:95 Il disait que la connaissance de sa vie cachée de religieuse avait été des plus utile pour écrire sa vie publique à Lourdes ([^132]). Il avait compris à Nevers combien il est vain de poser indéfiniment des pro­blèmes sur les Apparitions. Un fait surnaturel ne doit pas être remis sans cesse en question comme un événement profane. Il y a trois quarts de siècle, il écrivait déjà : « *Après vingt-cinq années de pèlerinage et de miracles, il n'y a plus d'investigations à faire sur les Apparitions de la Vierge Im­maculée. Pour les catholiques, la vérité de ces apparitions demeure à jamais démontrée*. » ([^133]) Cette même influence apaisante de l'humble voyante a permis au chanoine Lemaire d'observer que « *pour atté­nuer la force des affirmations* » contenues dans la Protes­tation ([^134]), le P. Sempé « *appuie un peu trop sur la naïveté de Bernadette* » tout en révélant imprudemment la pression peu honnête exercée pendant son enquête à Nevers. En effet le Supérieur des Chapelains a essayé de faire croire que son récit était approuvé par l'unanimité des témoins, alors que c'était faux. Il écrit : « *Bernadette a nié avoir été portée au moulin et y avoir vu la Vierge. Elle ne se souvient pas des témoins nombreux qui l'y ont vue et entendue, mais elle n'oserait nier ce que disent ces témoins*. » ([^135]) Or il n'y avait de témoins que dans les désirs et l'ima­gination qui ont ainsi violenté la rectitude inébranlable de la pauvre religieuse pour obtenir, non pas ses souvenirs, mais la vaine justification d'une erreur. Le P. Sempé a même tenté de faire croire qu'il y avait réussi, car il a osé imprimer -- « *Bernadette a même fini par se souvenir, le 17 novembre de la scène du moulin*. » ([^136]) L'abbé Lauren­tin convient que cette réponse est « *un peu* » sollicitée ([^137]). Qui veut trop prouver, ne prouve que sa mauvaise foi. \*\*\* ON RESTE CONFONDU par la peur de l'abbé Laurentin. Il n'a pas osé mettre en pleine lumière de tels procédés qui essayaient de sauver et la *Petite Histoire*, et la rectitude de Bernadette soi-disant trompée par Lasserre. 197:95 Actuellement, si on maintient l'erreur historique du mou­lin à l'aide des réticences susdites, dans l'espoir de sauver encore la Petite Histoire, il est clair qu'il faudra ébranler l'intégrité du témoignage de la voyante. Puisse Notre-Dame de Lourdes nous préserver de glisser sur cette pente ! En attendant « *on reconnaît bien là l'horripilante prudence des théologiens, maîtres en l'art de noyer les problè­mes et de* SAUVER *le statu quo des pires situations *» ([^138])*.* Retranchons de ce propos ce qui, *bien à tort,* tend à com­promettre tous les théologiens : il en reste une confession publique de Laurentin en lutte contre Laurentin ! Henri MASSAULT. 198:95 ### Le mépris du monde par R.-Th. CALMEL, o.p. « Que vos saints mystères, Seigneur Jésus, nous communiquent une ferveur divine, de telle sorte qu'ayant perçu la suavité de votre cœur très doux nous apprenions à mépriser les choses de la terre et à aimer les choses du ciel. » Postcommunion de la Messe du Sacré-Cœur. *N'aimez pas le monde nous* dit le Seigneur par le minis­tère de saint Jean ([^139]). Et le Seigneur qui nous défend d'ai­mer le monde par la voix de son Apôtre, est le même qui a multiplié le vin pour les époux de Cana, ouvert les yeux de l'aveugle-né, approuvé la discipline du centurion romain qu'il félicitait pour sa grande foi ; le même enfin qui a pleuré sur son ami Lazare et l'a rendu miraculeusement à notre vie terrestre et mortelle. Il est donc manifeste qu'en nous interdisant d'aimer le monde le Seigneur ne veut pas condamner l'amour et la joie sereine d'un honnête mariage, la part de santé dont nous avons tous besoin, l'ordre des légions indispensable à la paix civile, enfin les douceurs et le réconfort de l'amitié. Que veut-il nous dire alors par la défense catégorique : *nolite diligere mundum ?* Et que veut dire son Église lorsque, par exemple, dans l'oraison de la fête du Sacré-Cœur, mais aussi en beaucoup d'autres oraisons, elle implore comme une grâce de *mépriser les* « *réali­tés terrestres* »* ?* 199:95 Le Seigneur, la sainte Église veulent dire ce que la tra­dition la plus commune ne cesse d'expliquer depuis vingt siècles : nous devons mépriser, nous devons combattre notre attachement déréglé aux biens de la terre (et d'abord l'amour désordonné de notre propre personne, de notre valeur et excellence propres) ; nous devons nous passer des biens de la terre dans toute la mesure où cela nous est néces­saire pour mettre fin à notre attachement déréglé (et cette mesure n'est point petite) ; nous devons consentir en paix à être privés des biens de la terre lorsque cela plait au Sei­gneur, assurés que cette privation ne lui plaît que pour notre bien, soit pour réparer nos péchés, soit surtout (et par­fois uniquement) pour nous introduire à plus d'amour. Le mépris chrétien de nous-même et des créatures ne signifie rien d'autre. Il n'est pas le contraire de l'amour véritable ; il contredit seulement le mauvais amour ou l'amour impar­fait. Il ne suppose pas que nous-mêmes ne valons rien du tout, que notre prochain ne vaut pas plus, que la splendeur d'un être qui nous a charmé est *de soi* une abomination, que l'estime et les encouragements de nos amis n'ont pas d'importance, que les maladies ne comptent pas, que l'hon­neur et l'harmonie de la cité représentent un luxe inutile. Pas plus dans la doctrine que dans la pratique chrétiennes le mépris des créatures n'a jamais eu ce sens nihiliste ou dégoûté. Ce n'est pas un mépris qui jette, la créature au rebut, c'est le mépris de ce qui rebute Dieu en nous, en nos inclinations vers les créatures sorties des mains de Dieu. Réfléchissant après bien d'autres sur ces questions vitales, après saint Augustin et saint Albert le Grand ([^140]), après l'Imitation et saint Jean de la Croix, deux grands phi­losophes qui sont (à des titres inégaux) l'honneur du tho­misme au vingtième siècle, Jacques Maritain et le Père Gar­rigou-Lagrange nous expliquent doctement qu'il s'agit d'un mépris mystique et non pas ontologique. Le chrétien ne mé­prise pas l'être des créatures (et d'abord son être personnel) en tant qu'il est vu et voulu par Dieu dans le Christ ; ce serait là mépris ontologique ; simplement il a en horreur l'affection désordonnée qui le détourne d'aimer les êtres comme doit aimer celui qui les voit et les veut en Dieu dans le Christ c'est le mépris *mystique* du chrétien qui veut adhérer au *mystère* surnaturel de Dieu dans le Christ. 200:95 N'est-il pas écrit dans l'Évangile : *qui voudra sauver son âme la perdra, et qui perdra son âme à cause de moi la sauvera. Qui ne hait pas ses père et mère, sa femme et ses enfants à cause de moi, ne peut pas être mon disciple. -- Certains se sont fait eunuques en vue du royaume des cieux* ([^141])*.* Regardons entre une foule d'autres, un cas très fréquent et tout de suite intelligible, celui de l'amour entre l'homme et la femme. Songeons à telle jeune chrétienne, pas mé­chante sans doute, mais qui depuis des années par un choix inapparent mais profond s'est laissé glisser sur la pente de la tiédeur ; or voici qu'un jour se présente à elle, ainsi démunie et impréparée, l'attrait puissant d'un amour cou­pable. Si elle est encore assez humble et assez priante pour ne pas tergiverser, ne pas entrer à l'intérieur de la tenta­tion, elle rejettera cet attrait ; elle aura la force, comme on dit, de s'arracher le cœur. Est-ce à dire qu'elle va considé­rer comme nécessairement ignoble l'être qui l'avait un mo­ment éblouie ; ou bien est-ce qu'elle estimera viles et honteuses les capacités d'amour que lui a données le Créateur ? Il ne s'agit pas de cela. Il s'agit de ne faire aucun droit au vertige qui l'a saisie parce qu'elle n'adhérait pas suffisam­ment à Dieu. Il s'agit de tenir pour rien en son cœur, de mépriser, une flamme qui jamais n'aurait dû s'allumer. C'est en ce sens que la créature est méprisée pour l'amour de Dieu. Elle n'est pas méprisée comme venant de Dieu, formée par Dieu, mais comme s'opposant en notre affection impure au retour vers Dieu. -- Ces remarques sur l'amour coupable peuvent s'appliquer à toutes les passions et incli­nations de notre cœur de chair. C'est ainsi que la passion de la justice est rarement pure, et les analyses de Bernanos sur ce point comme sur tant d'autres ne font que mettre dans une lumière intense une réalité très humaine. Pour peu que nous ayons réfléchi sur nous-même nous compre­nons qu'il n'est pas inutile d'être brimés ou même broyés pour que deviennent pures notre faim et notre soif de la justice. Meurtris ou même écrasés par une iniquité inconsciente ou malicieuse nous ne dirons certes pas que les per­sonnages, peut-être considérables et redoutés, qui nous portent tort ou nous mettent sous le pressoir accomplissent une œuvre pie. Nous n'aurons point la faiblesse de renier le bien que nous avions fait sous prétexte que notre action ne fut pas toujours assez pure ; mais nous saurons en paix qu'il est bon d'être livré à de telles souffrances pour l'amour de Dieu, et accomplir *in conspectu Dei* l'œuvre honnête qu'il est encore possible d'accomplir. 201:95 L'analyse pourrait être poursuivie longuement sur la signification mystique mais non pas ontologique ([^142]) du mépris du monde et des créatures cette analyse devrait s'étendre à toutes nos inclinations : amour entre l'homme et la femme, passion de la justice, avidité de savoir, goût de la beauté, volonté de créer une œuvre belle. En tout cas, après avoir évoqué de grandes passions comme l'amour et la soif de la justice je mentionnerai seu­lement pour mémoire une passion beaucoup plus mesquine, qui s'est déchaînée en notre époque de finance, d'industrie et de technique, je veux dire l'obsession du rendement maté­riel et la recherche frénétique des commodités de la vie. A ce sujet un vrai chrétien ne peut éviter de parler de mépris. Non qu'il trouve méprisables en elles-mêmes les inventions techniques et les facilités qu'elles procurent. Mais il sait trop bien que les moyens d'un monde envahi par la tech­nique provoquent nos convoitises avec une habileté, une ténacité, une insistance beaucoup plus périlleuses que les moyens d'un monde artisanal ; il sait que l'économie et la technique sont bien souvent possédées par le démon de l'avarice et de l'orgueil, organisées avec une complexité inouïe pour enchaîner les hommes à une entreprise plané­taire sans précédent de négation de Dieu au profit de la construction de la terre, en rêvant de fabriquer je ne sais quelle humanité nouvelle. Dès lors à moins de méconnaître le cœur de l'homme avec le simplisme intrépide de Teilhard de Chardin, à moins d'être le jouet d'une magnanimité illu­soire, on ne s'imaginera pas accomplir l'œuvre de Dieu ni pratiquer un amour chrétien des « réalités terrestres » lorsqu'on donnera libre cours à des énergies tumultueuses et troubles, toutes tendues vers une « recherche » hors des règles morales, vers la transformation et la production indé­finies. En réalité un amour chrétien de notre monde, envahi par la technique, demande l'ascèse et la mortification la plus vigilante, et de se tenir à l'écart de beaucoup d'entreprises qui sont intrinsèquement viciées. Ce n'est point par pusil­lanimité que l'on s'écarte, mais parce que l'on veut rester propre et que l'on abhorre l'impiété. 202:95 *Quelle participation entre Dieu et Bélial ?* ([^143])*.* Le chrétien du vingtième siècle ne méprise pas la technique mais Bélial qui trop souvent la dirige et dont il refuse de devenir esclave ; de même le chré­tien du temps de saint Paul ne méprisait pas les fêtes et les agapes mais bien le culte diabolique qui était souvent insé­parable des festins de la gentilité et qui pouvait si facile­ment trouver des connivences en son cœur de néophyte, ([^144]). Il faut ne pas avoir lu l'Évangile ou ne pas l'avoir bien lu pour imaginer que les disciples du Seigneur auraient un *mépris ontologique* de leur propre personne, de leur pro­chain et des biens de la terre ; mais inversement il faut être insensible au mystère de la croix et de la messe pour imaginer que nous puissions jamais nous unir à Dieu *sans un oubli et un mépris mystiques* de nous-mêmes et du monde, « Je me tins coi *et m'oubliai* « Penchant sur mon ami ma face. « Tout cessa, je m'abandonnai « Remettant mes soins à sa grâce, « Comme étant tous ensevelis « Dans le beau parterre des lis ([^145]). Le mépris chrétien de la créature n'a rien de commun avec le dégoût de l'impuissant ou de ces êtres desséchés et taris, ou même de ces êtres sceptiques et dégoûtés ([^146]) dont les moralistes de notre XVII^e^ siècle ont tracé les portraits avec tristesse ou indignation. Dieu me garde pourtant d'être injuste pour les êtres qui se trouvent peu capables de vibrer, de sentir, de s'attacher ; de risquer ou d'entrepren­dre. Cette impuissance congénitale (ou acquise hélas par le péché) lorsqu'elle est appelée par son nom et vécue *in cons­pectu Dei*, lorsque peu à peu elle devient pure d'envie et de ressentiment, peut être un chemin d'accès très douloureux mais très sûr vers un amour des créatures vraiment digne de Dieu. Thibon (un Thibon bien oublié) avait su le dire en quelques pages lucides et apaisantes ([^147]). 203:95 J'ai essayé moi-même d'illuminer ce mystère cruel -- qui peut, qui doit devenir libérateur -- dans un chapitre des *Routes d'exil.* \*\*\* Vous me direz : la haine du monde, la haine évangélique des créatures revêt une signification mystique, pour­quoi les auteurs spirituels, les textes évangéliques et litur­giques ne l'ont-ils pas marqué plus clairement ? Je vous répondrai : ils le disent clairement pour un cœur qui n'est pas aveugle. Lorsque les oraisons du Missel nous font demander ceci : *terrena despicere et amare cælestia* il y a certainement, disait Pascal, *assez de lumière* pour ceux qui ne désirent que de voir. Il y a aussi suffisamment d'obscu­rité pour ceux qui préfèrent demeurer aveugles. Et vous ne voudriez quand même pas que chaque oraison du missel, chaque précepte de l'évangile fussent assortis d'une glose interprétative. -- Il existe un langage spéculatif qui est fait pour traduire la connaissance abstraite de la création et du donné révélé ; mais il existe également un langage pratique et même mystique et anagogique ([^148]) qui est destiné à nous toucher, à nous entraîner dans une certaine direction divine, une direction qui fait horreur à notre amour-propre et à nos convoitises. Ce langage est celui des prédicateurs, des polémistes et poètes chrétiens mais avant tout celui des grands spirituels. 204:95 Il nous est aussi impossible de ne pas em­ployer ce langage mystique et anagogique qu'il nous est impossible de ne pas nous engager et nous prendre en mains, de nous limiter à une considération théorique et abs­traite de ce qui est. Le langage spéculatif se place au point de vue de l'analyse des essences ; il n'est pas irréel pour autant ; il est « existentiel » à sa manière ; c'est bien le réel existant ou possible qu'il nous manifeste ; un esprit normal ne confondra jamais la sagesse spéculative et sa langue appropriée avec je ne sais quel engrenage logique qui n'aurait prise que sur le vide. Il reste que le mode spé­culatif de voir les choses, ainsi que le langage spéculatif et abstractif qui lui correspond, ne nous suffisent pas pour conduire notre vie (pour la laisser conduire par le Sei­gneur) ; il nous est indispensable de nous placer à un autre point de vue que l'analyse des essences ; nous devons aussi considérer d'une manière concrète, du point de vue d'une prise en charge tout à fait pratique, nos passions et nos sentiments et tous les objets vers lesquels ils se portent. Or de ce point de vue, du point de vue non pas des essences en elles-mêmes mais de l'engagement immédiat d'une liberté, à la fois pleine de convoitises et appelée à la sainteté dans le Christ, de ce point de vue l'amour chrétien, le saint amour des créatures est comme un mépris ; (un mépris de l'incli­nation désordonnée qui nous porte vers elles) ; de même la mémoire chrétienne, la sainte mémoire des créatures est comme un oubli ; (un oubli par rapport à notre façon si souvent impure et avide de nous souvenir et de repasser en notre mémoire). \*\*\* Je le disais plus haut, Maritain et le Père Garrigou-Lagrange avaient élucidé ces questions capitales. Ils avaient montré l'*équilibre des lexiques* entre la pensée spéculative chrétienne et la pensée mystique, entre les théologiens et les écrivains spirituels (ou les prédicateurs). Leurs leçons pourtant ne semblent pas avoir été beaucoup remarquées. Je vais donc en transcrire quelques passages. 205:95 « Pour porter effectivement les âmes à l'abnégation généreuse et à l'union à Dieu, la terminologie des mystiques convient mieux parce qu'elle est plus vive, plus entraînante et aussi plus brève et, d'une façon concrète, plus compréhensive. Cela provient de ce qu'elle exprime non pas seule­ment des concepts abstraits, mais des concepts vécus, et un ardent amour de Dieu ; elle évite par suite beaucoup de circonlocutions et de distinctions spéculatives qui arrêteraient l'élan de l'Amour de Dieu... La distinction de ces deux terminologies apparaît, par exemple, lorsqu'on compare les paroles du Sauveur au commentaire qu'en donne la théologie. Jésus dit en saint Jean, XII, 25, d'une façon brève, vive, concrète : « Celui qui aime sa vie, la perdra ; et celui qui hait sa vie en ce monde la conservera pour la vie éternelle » ; c'est-à-dire ; celui qui aime sa vie de façon désordonnée, par exemple en refusant de subir le martyre plutôt que de renier la foi, celui-là per­dra son âme ; tandis que celui qui en ce monde a une sainte haine de sa vie, par exemple en subissant le martyre pour l'Évangile, celui-là garde son âme pour la vie éternelle. Mais si l'on veut expliquer théologiquement ces paroles si vivantes du Sauveur, on les traduira ainsi abstraitement : Celui qui aime sa vie d'un amour contraire à la charité, la perdra. Il ne la perdra pourtant pas du fait qu'il aime sa vie d'un amour naturel qui est distinct de la charité, sans lui être contraire ; et à plus forte raison s'il l'aime d'un amour qui est inclus dans la charité même. C'est saint Thomas, qui distingue ainsi ces trois manières fort différentes d'aimer sa vie, la première contraire à la charité, la seconde distincte de la charité, la troisième incluse dans la charité, lorsque nous voulons la vie de la grâce et celle du ciel pour glorifier Dieu. Ces distinctions sont indispensables au théo­logien, mais ce sont celles de l'intellect spéculatif qui analyse, tandis que la parole de Jésus porte immédiatement à l'amour et à la générosité de l'amour. De même les mystiques parlent brièvement du néant de la créature pour exprimer ce que les théologiens énonce­raient en ces cinq propositions : 1° la créature par elle-même n'est rien, car elle a été créée *ex nihilo ;* 2° compa­rée à Dieu la créature déjà existante n'est rien, car après la création il n'y a pas plus de perfection, ni plus d'être qu'auparavant, bien qu'il y ait maintenant plusieurs êtres ; 3° la créature par sa propre défectibilité tend au néant et au péché ; 4° le péché est au-dessous du néant lui-même, car il n'est pas seulement la négation, mais la privation d'un bien, il est un désordre et une offense à Dieu ; 5° la créature n'est rien en notre affection, si nous l'aimons sans la subordonner à Dieu, car ainsi elle nous détourne de lui. 206:95 Ces cinq propositions, nécessaires *pour l'étude abstraite* de la vérité, sont réunies en *cette expression vive des spiri­tuels *: le néant de la créature. » ([^149])... \*\*\* « Mais quoi, l'auteur de la Montée du Carmel, ignorait-il que la grâce achève la nature et ne la détruit pas ? Il le savait bien mieux que nous. Nous voilà au point crucial de l'apparente antinomie entre le langage ontologique de la théologie et le langage pratique et mystique d'un saint Jean de la Croix ou de l'Imitation. Saint Jean de la Croix ne porte pas la main sur l'ordre ontologique, et sur le perfec­tionnement, l'enrichissement, la surélévation, que la na­ture y reçoit de la grâce ; il suppose cet ordre, et toutes les vérités qui le concernent. Il ne prêche ni mutilation, ni suicide, ni la moindre destruction ontologique de la plus légère nervure de l'aile du moindre moucheron. Ce n'est pas au point de vue de la structure de notre substance et de ses facultés qu'il est placé, c'est au point de vue de la propriété de nous-mêmes dans l'usage libre et l'exercice moral que nous faisons de notre activité. Et là il demande tout. Là il nous faut tout donner. Il prêche une mort très réelle plus subtile et plus délicate que la mort et la destruction maté­rielles, une mort vitalement agissante et efficace, goûtée, libre, qui passe au sein de notre activité la plus immanente, se fait par elle et en elle, grandit avec elle, lui adhère dans sa plus profonde intimité ; une telle mort s'appelle : expro­priation de soi. Cette mort-là n'oblitère pas la sensibilité, elle l'affine et la rend plus exquise, elle ne durcit pas les fibres de l'être, elle les assouplit et les spiritualise, elle les transforme en amour. Rappelons-nous que la grâce ne s'ajoute pas à la nature comme un toit ou un fronton sur un monument ; elle y greffe une vie divine, elle pénètre et surélève l'âme dans son essence même comme dans ses facultés, pour lui faire opé­rer des œuvres divines, qui procèdent toutes de la grâce et toutes de nos puissances naturelles mais comme surélevées par la grâce. Qu'est-ce que cela veut dire, sinon qu'au terme de notre croissance le principe initial de tous nos actes, l'agent principal, la tête de notre gouvernement intérieur, ne doit plus être nous-mêmes, mais l'Esprit du Christ en nous ? 207:95 Ce qui n'est pas possible sans une radicale dépossession. En tant que propriétaires de nous-mêmes nous nous serons donc éclipsés. Il n'est rien que l'amour sou­haite davantage, puisque c'est le sceau de notre union au Dieu que nous aimons, et de notre transformation en lui. Il n'est rien que notre nature spirituelle souhaite davan­tage, puisque dans cette parfaite pauvreté l'âme devient parfaitement libre, d'autant plus profondément « cause de soi » qu'elle a mieux renoncé à être cause principale. Mais il n'est rien qui dépouille l'humanité et la vide d'elle-même davantage, et qui exige des purifications et des souffrances plus radicales. C'est pourquoi la réalisation pratique de l'axiome : « la grâce parfait la nature et ne la détruit pas » ne s'accomplit que moyennant l'agonie et la mort, non pas ontologiques, mais mystiques de cette même nature. Mourons de la mort des anges, disait saint Bernard. Dans la nature humaine, -- et blessée depuis le premier péché et mordue jusqu'au fond par la concupiscence, -- cette mort ne peut pas s'accom­plir sans les grands arrachements de la nuit du sens et de la nuit de l'esprit, sans que le grain pourrisse dans la terre. Alors nous ne resterons pas seuls, nous porterons du fruit » ([^150]). \*\*\* Pour discréditer les maximes des saints au sujet du mépris des créatures, pour en finir avec les condamnations et les mises en garde de l'Évangile contre le monde (pour évacuer finalement la croix du Christ) on utilise depuis une trentaine d'années une méthode savante, érudite et « historienne ». On part d'une constatation indéniable : le divorce entre le monde moderne et la sainte Église. On fait ensuite état de sentiments apostoliques en formant le vœu que ce divorce ne se prolonge pas davantage. On en vient alors à proposer un merveilleux moyen d'obtenir la réconciliation et qui se résume en quelques mots : les chré­tiens doivent battre leur coulpe et reconnaître que le divorce est de leur faute ; notamment la faute de leurs saints et de leurs mystiques qui ont parlé du monde et de la nature, de la sexualité et des « valeurs culturelles » avec une dure­té, une incompréhension intolérables et vraiment « antibibliques ». 208:95 Arrivés à ce point du discours, on fait appel aux ressources de l'érudition, de la lexicographie, de la linguistique. On dresse des listes de citations sur la vanité du monde et le néant des créatures, à partir des mystiques du Moyen Age ou de l'ancien régime, et l'on conclut avec une assurance satisfaite : « Vous le voyez, nos saints et nos mystiques sont privés de toute intelligence des « réalités terrestres » ; ils ont détourné les chrétiens de « construire la terre ». Qu'est-ce que nous attendons pour rejeter leurs ouvrages et dépasser leur doctrine ? Qu'attend l'Église pour modifier les oraisons du *terrena despicere* et plus encore pour s'atteler hardiment, au coude à coude avec les athées et les communistes, à l'édification du monde à venir ? L'heure a sonné de la réconciliation définitive entre l'Église et le monde. Simplement deux conditions s'imposent, deux conditions nécessaires et suffisantes ; au plan du dogme désavouer les définitions et les anathématismes ; au plan de la spiritualité écarter les auteurs spirituels. » Ce raisonnement me paraît faible. D'abord au sujet du divorce entre l'Église et le monde moderne c'est une contre­vérité palpable d'en faire retomber sur l'Église la responsa­bilité. Le monde moderne, celui qui a trouvé son statut politique et social avec la Révolution française, est un monde qui a organisé l'économie et le travail, l'éducation des enfants et le soin des malades avec la volonté délibérée d'en exclure Jésus-Christ et sa loi. Tout dans la société devrait relever de l'État, un État totalitaire, laïciste et socialiste. L'intervention des chrétiens pour obtenir un statut décent et digne de Dieu à la famille, à l'enseignement ou à l'économie est tout juste tolérée. Elle est systématique­ment arrêtée dès qu'elle commence à prendre de l'ampleur. Dans ces conditions, faut-il accuser l'Église, faut-il acca­bler les chrétiens s'ils ne parviennent que très imparfai­tement à prendre en main le temporel et les choses de la civilisation ? N'est-il pas violent de les condamner comme s'ils étaient les principaux responsables ? Je sais ; on peut, on doit dire : « S'ils étaient plus éclairés et plus courageux, ils auraient une autre influence ; ils seraient moins souvent paralysés par *la grande peur des bien-pensants*. » Tout cela ne sera jamais rappelé avec assez de vigueur et de miséri­corde. Il reste que l'on serait très injuste de reprocher aux chrétiens des catacombes de n'avoir pas édifié un empire chrétien, or depuis bientôt deux siècles les disciples du Christ qui refusent de pactiser avec les erreurs modernes et le monde qu'elles inspirent sont progressivement condamnés à un retrait social assez semblable à celui des cata­combes. 209:95 Que les disciples du Christ malgré cet état de choses s'efforcent d'aller jusqu'au bout de leurs possibilités de parler et d'agir (et d'abord de prier) nous en sommes d'accord. Mais enfin ne faisons pas retomber premièrement sur eux l'accusation d'être absents, dans une certaine mesure, du monde moderne. Ouvrons les yeux et voyons à l'œuvre, surtout depuis 1789, *la Bête de la mer et la Bête de la terre* et nous serons alors moins pressés d'incriminer les chrétiens et leurs auteurs mystiques. D'autant que ces auteurs, qui seraient chargés de tous les péchés d'Israël au sujet des « réalités terrestres » n'ont fait que commenter, avec un bonheur inégal il est vrai, la pure doctrine évangélique. -- Vous leur reprochez de n'avoir pas fait écho au commandement de la Genèse : « Remplissez la terré et soumettez-la. » Autant le reprocher à l'Évangile qui ne mentionne pas non plus ce précepte du Créateur et qui donne l'avertissement terrible : « Que sert à l'homme de gagner l'univers s'il vient à perdre son âme ? » Et l'on comprend fort bien pourquoi l'Évangile s'exprime ainsi. Le commandement de soumettre le monde qui fut donné lorsque se leva le sixième matin de la Création, s'adressait à un homme et une femme encore intègres, purs de toute convoitise et de tout orgueil. Mais cette bienheureuse condi­tion ne devait pas durer des années et des années ; elle allait être supprimée bien vite et pour toujours. Adam et Ève étaient dans la force de l'âge quand ils commirent le premier péché. Dès lors, le désordre et la concupiscence devaient s'emparer du cœur de l'homme. Sans doute dans ce nouvel état de chute et de corruption le devoir d'achever l'univers et de le soumettre ne serait pas supprimé. Mais comment serait-il accompli avec droiture sans mortifier en nous ce qui s'oppose à l'amour de Dieu dans la prise de possession de l'univers, dans l'accomplissement de l'œuvre profane ? D'où la grande maxime évangélique : « *Quid prodest homini si universum mundum lucretur...* » D'autant plus qu'il n'est point courant que l'homme oublie d'achever la création en faisant valoir les biens natu­rels. Il n'est pas du tout commun que l'homme oublie de se marier, de chercher une situation, de *bâtir une maison et de planter une vigne* comme dit souvent saint Thomas ; mais il est très ordinaire, en revanche, que l'homme ne se souvienne plus qu'il a une destinée surnaturelle et qu'il doit demeurer fidèle à Dieu dans le Christ. 210:95 Quand il fonde un foyer, cherche une situation, perfectionne les techni­ques, ou gouverne l'État, il est très ordinaire que l'homme cherche à soumettre l'univers en le falsifiant parce qu'il veut le tourner à satisfaire les besoins infinis de sa concu­piscence. Dans ces conditions je ne vois pas comment les saints et les mystiques nous engageraient sur une fausse route en nous apprenant à mépriser le monde. Certains historiens font un grief impardonnable aux mystiques du Moyen Age et de l'âge classique de garder le silence sur la *consecratio mundi* ([^151])*.* Il me semble que c'est là ignorer l'histoire et le caractère original de chaque épo­que. Car enfin pendant tout le Moyen Age et même l'âge classique, cette question de la *consecratio mundi* ne se posait même pas. Il suffit de lire les chartes et chroniques de l'ancienne France, il suffit de regarder avec attention les monuments de nos vieilles villes pour s'apercevoir que les chrétiens pratiquaient spontanément (avec des gaucheries peut-être, mais spontanément) la *consecratio terrenae civi­tatis ;* tant bien que mal ils prenaient en main le temporel conformément au droit naturel et chrétien ; il n'était pas nécessaire de les exhorter à « l'assomption des valeurs profanes ». Le monde profane était porté et modelé par des mains chrétiennes. La vie de chaque jour était illuminée parce que les réalités les plus humbles étaient consacrées à la Vierge et aux Saints. Malgré toute sorte de travers et de malfaçon, le monde était rendu chrétien substantiellement. Dès lors il importait moins de prêcher sur le devoir de construire une cité terrestre selon le Cœur du Christ *que sur la nécessité d'user de ce monde comme n'en usant pas.* Dans l'Espagne du siècle d'or où les familles comptaient beaucoup d'enfants (cependant que le baptême était donné le jour même ou le lendemain de la naissance), était-il indispensable qu'un saint Jean de la Croix adressât des exhortations aux personnes mariées sur la fin première du mariage qui est la génération ? Ne valait-il pas mieux les avertir, comme il le fait du reste, sur l'imperfection qui pouvait se mêler dans leur désir d'avoir une descendance très nombreuse ? La tentation de ses lecteurs n'était pas le malthusianisme. Il convenait donc, à moins d'être doué du génie de l'inopportunité, de ne pas tant insister sur le devoir de la génération que de mettre en garde contre l'une des formes de l'attachement au *monde* dans le mariage. 211:95 Il faudrait être possédé par l'esprit de système comme certains historiens anti-mystiques pour conclure de cela que le docteur de la Montée du Carmel ne comprenait rien à la dignité de la famille et du mariage, était bouché à la valeur de ces « réalités terrestres ». Que savent-ils du Moyen Age et de l'âge classique, ces érudits qui accusent les saints d'autrefois d'avoir détourné le laïcat chrétien des tâches temporelles ? Ont-ils seulement soupçonné ce qu'était dans l'ancienne France et dans les autres pays de chrétienté la vigueur et l'allégresse du *laïcat chrétien,* puisqu'ils tiennent à ce mot ? Le labourage du paysan, la chevauchée de l'homme d'armes, le calcul de l'architecte, l'enseignement du docteur, toute l'œuvre temporelle en un mot commençait et se continuait au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Ces frères chrétiens du temps passé pratiquaient la *consecratio mundi* avec une ampleur et une intensité que l'on n'a plus retrouvées depuis 1789 et qu'il faudra bien retrouver, à moins que d'achever de périr. -- Parce que le premier souci des échevins était de loger des cloîtrés à l'intérieur des remparts et de pourvoir à leur subsistance au lieu d'inaugurer une piscine ou un palais de l'inculture, quelques érudits s'imaginent que les échevins ne connaissaient rien à leur métier, se moquaient de la solidité des maisons, de la salubrité publi­que et de la défense de la cité ; bref ils se seraient désin­téressés de tout le temporel à la suite des prédications déli­rantes de je ne sais quels moines mystiques, hirsutes et vociférateurs. Que nos érudits veuillent donc se familiariser avec l'histoire de l'ancienne France ; qu'ils relisent même simplement la *Prière et les Prières sous l'Ancien Régime* de l'abbé Brémond, ou l'étude du Père Doncœur, s.j., sur *la naissance, le mariage, la mort* ([^152]), alors ils s'apercevront peut-être que les prédications sur le *mépris du monde* n'étaient pas comprises à contresens par les laïcs et que les prédicateurs n'étaient pas dupes. Les grands mystiques qui enseignaient le *contemptus mundi* furent mêlés à la vie de nos cités, à l'histoire de notre Royaume, d'une manière incomparablement plus saine et plus décisive que ne le sont en nos temps de laïcisme et de « dialogue » tels jeunes abbés en costume civil ou tels vétérans ecclésiastiques décoratifs, champions et promoteurs de la « promotion du laïcat et de l'ouverture au monde ». 212:95 Ce qui a désagrégé la civilisation chrétienne (mais elle n'est quand même pas totalement morte), ce qui a lamenta­blement appauvri la sève, ce qui a laissé les laïques désem­parés, ce ne sont pas les sermons de saint Vincent Ferrier sur la fin du monde, ni la doctrine de l'Imitation ou de saint Jean de la Croix sur le néant des créatures, mais bien l'organisation étatique et révolutionnaire de la cité. Pour faire sauter cette organisation contre nature, pour repren­dre en main une société à la dérive et rebâtir une chré­tienté, il est d'abord demandé à tous les chrétiens de prati­quer la haine évangélique du monde ; il est en outre indis­pensable qu'un certain nombre de chrétiens et de chrétien­nes se consacrent au seul Seigneur et renoncent à travailler directement à bâtir une chrétienté. -- La doctrine spiri­tuelle d'un Teilhard de Chardin qui prétend découvrir une signification nouvelle du renoncement et de l'abnégation, comme si les hommes, malgré tous les progrès techniques imaginables, n'étaient pas sujets aux trois mêmes convoi­tises, aux attaques du démon, aux scandales du monde, et même au scandale institutionnalisé, la spiritualité teilhar­dienne qui méconnaît notre état de chute et de rédemption ne nous serait d'aucun secours pour l'édification d'un monde chrétien ; elles nous conduiraient tout juste à nous rendre complices des ennemis de la foi et de la civilisation chrétienne. Quelle que soit la vogue de Teilhard de Chardin et le procès que l'on intente aux mystiques, plus nous aurons le souci de refaire une cité chrétienne, plus nous écarterons Teilhard et deviendrons attentifs aux grands mystiques et à leur avertissement très grave : *nolite diligere mundum*. Nous n'aurons garde de négliger les élucidations spécu­latives de la Somme de saint Thomas. Mais c'est aux grands mystiques, comme l'auteur de l'Imitation et saint Jean de la Croix, sainte Catherine de Sienne et le Père Lallemant, le Père de Foucauld et Thérèse de l'Enfant-Jésus, c'est à ces maîtres de la vie avec le Seigneur, que nous deman­derons de nous guider d'une manière expérimentale et concrète pour réaliser pleinement la grande demande du Pater : *sanctificefur nomen tuum*. Que le nom du Seigneur soit sanctifié dans l'ordre spirituel et dans l'édification chrétienne de la cité terrestre. R.-Th. CALMEL, o. p. 213:95 *P. S. *-- Le procès fait aux mystiques d'enseigner l'oubli des créatures est injuste et tourne court parce qu'il revient à mettre en accusation la doctrine évangélique elle-même. D'ail­leurs, même du point de vue historique, ce procès ne peut abou­tir ; un historien de l'Église capable d'une vision pénétrante et objective montrerait sans peine que si la civilisation s'est oppo­sée au Christ c'est (*pour une part*) non parce que les chrétiens avaient le mépris évangélique du monde, mais au contraire parce qu'ils ne le méprisaient pas assez, parce qu'ils en gar­daient trop l'esprit. Si, par exemple à la Renaissance les chré­tiens n'ont réussi qu'imparfaitement à créer une littérature chrétienne, s'ils ont laissé partiellement leurs facultés de créa­tion littéraire se laïciser, ce n'est point parce qu'ils pratiquaient la leçon des mystiques sur le détachement du monde ; c'est bien plutôt parce qu'ils laissaient envahir par l'esprit du monde leur imagination et leur art. Le travail qui est à faire au sujet des grands mystiques n'est donc pas de les quereller sur leur doctrine mais de prolonger cette doctrine pour une vie laïque, de montrer la transposition (c'est autre chose que la déformation) qui s'impose certainement pour appliquer leur doctrine dans une vie laïque. (Il convient du reste de noter que des laïques traduisent spontanément dans leur situation, et d'une manière juste, la doctrine de *l'Imitation* ou du *Cantique spirituel* sans que personne leur ait expliqué le comment. Cependant cette explication est utile.) Ainsi le travail profitable et fécond serait de donner une interprétation fidèle par exemple du *De Adhærendo Deo* ou du *Cantique spirituel* pour des laïques chargés de famille et exerçant un métier. On verrait alors concrètement comment, pour eux aussi, l'oubli des créatures doit être total, encore qu'il prenne une autre forme que pour le religieux. Il y a autre chose à faire que chicaner Maritain ou le Père Garrigou sur leur justification de la théorie du mépris du monde chez les mystiques, c'est de mettre en œuvre ce qu'ils ont écrit *sur le principe vital de ce mépris du monde c'est-à-dire sur l'ac­tion du Saint-Esprit dans une vie de laïque,* notamment le rôle de ces dons du Saint-Esprit qui se rapportent à la vie active. Ce travail si nécessaire qu'un Père Garrigou, un Père Gabriel de Sainte Marie-Madeleine, un Maritain avaient ébauché entre les deux guerres, je persiste à croire qu'il sera continué ([^153]). Le flambeau sera repris. R.-Th. C., o. p. 214:95 ### La Vierge Marie et S. Joseph LA TRADITION RAPPORTE que Marie fut élevée au Temple entre trois et treize ans ; elle y vécut probablement en naziréenne ; elle ne devait pas couper ses cheveux, ni boire rien de fermenté, ni s'approcher d'un mort. Mais cette même tradition ne nous parle de ses parents, Joachim et Anne, qu'à propos de sa naissance. Jamais ensuite. Au contraire les Évangiles montrent que Marie avait d'étroites relations avec ses cousins Zacharie et Élisabeth. Cependant Joachim était de la tribu de Juda et descendait de David. Zacharie était de la tribu de Lévi et prêtre. Il est probable que la parenté venait d'une femme de la tribu de Juda, mère, de Zacharie ou d'Élisabeth, sœur de Joachim ou d'Anne. Parenté proche certainement pour que Marie se rendit « *en hâte* » chez Zacharie aussitôt après l'Annonciation ! Lorsque Marie eut l'âge légal, treize ans, on songea à la marier et pas plus qu'une autre jeune fille de son temps et de son pays elle n'eut aucune part au choix de son époux. Or Marie s'était consacrée à Dieu. Comment en eût-il pu être autrement ? Comment une créature entièrement pure, sauvée dès le moment de sa conception des conséquences de la faute originelle eût-elle pu songer à autre chose qu'à aimer et servir Dieu ? 215:95 C'est pourquoi nous avons été créés, mais ce but de notre vie est obscurci pour nous par les concupiscences qu'a laissées en nous la faute d'Adam. Nous servons quand même Dieu et ses desseins, obligatoirement, mais sans l'aimer à travers le dédale de nos projets, de nos fautes et de nos erreurs. Marie qui aimait Dieu par-dessus tout n'envisageait dans sa vie ni mariage ni consommation du mariage afin de rester toute à Dieu. Ou plutôt elle n'y pensait pas. Elle était en cela unique entre les filles d'Israël, qui toutes désiraient donner naissance au Sauveur promis. Cependant elle voulait obéir à la Loi de Moïse ; elle se laisserait marier ; d'ailleurs qu'y pouvait-elle ? La volonté de Dieu était évidente. La raison de cette enfant de quatorze ans était limpide, jamais les passions et les mauvais senti­ments n'avaient pu l'obscurcir comme ils font de la nôtre ; elle attendit avec confiance que la Providence dénouât le voile qui lui cachait encore là volonté de Dieu. Marie prenait très au sérieux la consécration qu'elle avait fait d'elle-même à Dieu. Le sens de ce mot est très affaibli aujourd'hui. Combien de chrétiens disent sérieuse­ment : « Cœur sacré de Jésus, je me consacre à Vous... » sans bien se rendre compte qu'ils se dédient, qu'ils se dévouent à Dieu, corps et âme, pour faire Sa Volonté quelle qu'elle soit ? Car tel est le sens de ce mot. Jésus au soir du Jeudi-Saint dit à son Père -- « Comme tu m'as envoyé dans le monde, moi aussi je les ai envoyés dans le monde ; et je me consacre moi-même pour eux, afin qu'ils soient eux aussi sanctifiés en vérité » (Jean XVII, 18). C'était une heure après la Cène, c'était à quelques heures de son arrestation. Jésus se consacrait lui-même comme une victime sur l'autel. Au temple de Jérusalem neuf coups de trompette annonçaient le sacrifice quotidien. Les trompet­tes d'argent à Saint-Pierre de Rome rappellent les rites de l'Ancien Testament. Plusieurs milliers de lévites entraient sur le parvis ; puis onze officiants tous pieds nus dont trois prêtres ; en tête, le sacrificateur. Il se lavait longuement les mains et, revenant du côté nord, il se dirigeait vers l'agneau maintenu par les lévites, lui enfonçait vivement un couteau dans la gorge et regagnait l'autel. Puis pendant qu'on brûlait la victime, le sacrificateur entrait seul dans la maison sainte. Il y faisait une aspersion de sang, y brûlait de l'encens, y priait et revenait dans l'assemblée, les prêtres bénissant les fidèles. Tel était le sacrifice quotidien. 216:95 Relisez maintenant les chapitres 7, 8, 9, Jo, de l'épître aux Hébreux. L'auteur, comme tous les Juifs, comme Jésus disant : « Je me consacre moi-même », avait sous les yeux de la mémoire le même spectacle que nous venons de décrire : « *Mais le Christ, se présentant en grand prêtre des biens futurs à travers le tabernacle* plus grand et plus parfait, non pas fait de main d'homme, c'est-à-dire n'appartenant pas à cette création, ni avec le sang des boucs et des veaux, *mais avec son propre sang, est entré une fois pour toutes dans le Sanctuaire*, ayant ainsi gagné, une rédemption éternelle. » (IX, II.) Or Marie avait vu maintes fois le même spectacle ; elle voyait la consécration d'une âme à Dieu, comme la Sainte Trinité d'avance lui faisait voir celle du Fils qu'elle igno­rait. Marie annonçait dans son âme les vœux solennels de religion, où la grâce de Dieu est l'auteur d'une consécration spirituelle acceptée. Cependant les prêtres, Zacharie probablement, cherchaient, un époux à Marie, un époux digne de ce qu'ils connaissaient d'elle, digne de son éducation et de sa race. On oublie trop aujourd'hui dans les conseils donnés aux jeunes gens, et aux parents sur le mariage de leurs enfants, -- de leur rappeler le mariage de la Sainte Vierge. Malgré la différence des mœurs, et la liberté de choix laissée aux enfants, les parents sont tenus à des précautions prépara­toires. Ils doivent orienter les relations de leurs enfants de manière que ceux-ci ne se trouvent pas engagés par inex­périence en des liens à la longue insupportables à cause de la différence d'éducation, d'idées, de goûts. On oublie aussi aujourd'hui que la liberté de choix laissée aux enfants est un des bienfaits du christianisme et que cette liberté n'est bienfaisante qu'avec l'éducation chrétienne. On choisit donc pour Marie un jeune homme d'âge légal, pieux, et de conduite irréprochable ; il avait donc dix-huit ans, et pour Marie on le choisit parmi les descendants de David. L'usage voulait en Judée que les jeunes gens destinés à s'épouser prissent un repas en tête à tête, ou du moins qu'ils pussent parler ensemble seuls. Il est probable que Marie dirigea la conversation, car elle était depuis sa con­ception l'Arche d'Alliance, la Maison d'Or, le meilleur tem­ple sur la terre du Dieu Vivant où reposait le Saint-Esprit. Ils parlèrent du service de Dieu ; le jeune homme se sentait élevé par la jeune fille qu'on lui proposait pour épouse à un niveau d'amour de Dieu auquel sans doute il n'avait jamais espéré atteindre. 217:95 Si Marie avait une conscience exac­te des sacrifices qu'entraînait sa consécration à Dieu (les enfants pauvres qui voient pratiquer l'élevage des chèvres et des brebis savent à quoi s'en tenir sur la nature animale de l'homme) c'est alors qu'elle en parla. Et il faut croire que Joseph ne la contredit pas. Les fiançailles eurent donc lieu ; elles constituaient un véritable engagement qu'un divorce seul pouvait rompre. Il y eut contrat. Un texte de la loi obligeait le mari à nourrir, habiller et loger son épouse : « Le mari donnera un demi-*kab* de légumes, un demi-log d'huile, un *kab* de fruits secs et une mesure de figues en gâteaux. S'il n'a pas ces aliments il en donnera d'autres à proportion. La femme n'a pas droit au vin. Il lui donnera un lit avec les accessoires ; à défaut une couverture. Il lui donnera un couvre-chef, une ceinture et des souliers à chacune des trois fêtes, et des vêtements pour 60 *souz* par an. Il renouvellera ces vêtements pour l'hiver. Elle en aura de neufs pour l'hiver et de vieux pour l'été... Il lui donnera encore une *maha* par semaine pour ses menues dépenses. » Telle était la règle pour les pauvres et les ouvriers ([^154]). Les fiançailles duraient un an. Marie habitait probable­ment (puisque ses parents ne sont jamais nommés) chez sa sœur de mère que les évangélistes (Jean XIX, 25) appellent « Marie de Clopas, la sœur de sa Mère ». Elle avait quatre jeunes fils : Simon, Jacques, Jude et Joseph, futurs apôtres qui vécurent à Nazareth avec leur petit cousin. Joseph loua une de ces maisons toutes petites qu'on appelait des mai­sons de fiancés et il se mit à travailler pour Marie, comme la loi l'y obligeait. Telles étaient les fiançailles juives en ce temps. Joseph voyait quotidiennement sa fiancée, il la fournissait de tout ce à quoi il était tenu, et se prenait à l'aimer et l'admirer toujours plus. Comme tous les jeunes gens bien nés à qui est offerte une épouse valeureuse, il la crut la plus belle et la meilleure des femmes. Et pour cette unique fois ce fut vrai. Marie faisait le noviciat de sa maternité spirituelle. Joseph faisait un noviciat de la vie d'oraison. Dans quelle simplicité ! Une enfant de quinze ans, mais pleine de grâce, qui filait la laine, écrasait l'orge, faisait le pain ; un jeune charpentier de dix-huit ans, mais juste. 218:95 Quels modèles pour les fiancés ! Est-ce un modèle inaccessible ? Rappelons, comme un mystère de la grâce, ces paroles de Proudhon dans ses *Contradictions économiques* (ch. XIII) ; son nom de baptême était Joseph : « A cette période gracieuse de l'adolescence succède la jeunesse, âge poétique de l'émulation, et des luttes gymnastiques, comme des pures et timides amours. Quel souvenir pour un cœur d'homme parvenu à l'arrière-saison, d'avoir été dans sa verte jeunesse le gardien, le compagnon, le participant de la virginité d'une jeune fille ! » Ô mystère de Dieu ! Le mariage eut lieu au bout d'un an, proche probable­ment de l'Annonciation ; car celle-ci ne peut avoir eu lieu plus tôt que le mariage, pour la dignité des époux ; il eut lieu probablement au moment de la fête de Pourim qui rappelait l'histoire de la jeune reine Esther sauvant les Juifs au péril de sa vie. La concordance des fêtes juives avec les grandes dates de la Rédemption, comme Pâques et la Pentecôte, fait penser que cette concordance eut lieu pour l'Annonciation et pour Noël : l'Annonciation eut lieu vers la fête instituée par Esther, épouse du Grand Roi, Noël à la Hanuca, fête de la restauration de l'autel du temple sous Judas Macchabée : toutes figures que nous laissons à méditer. Marie revêtit la parure nuptiale, une tunique large aux couleurs variées, un ample manteau et une couronne dorée. Elle monta dans un palanquin et les « amis de l'époux » la transportèrent à la maison où sur le seuil, couronné aussi, l'attendait Joseph. Ce fut un instant solennel dans l'histoire du monde car en ce moment-là et en ce seul moment, le jeune époux avait le droit de relever sa jeune femme des vœux qu'elle pouvait avoir faits avant le mariage. Joseph en un an de conversations fréquentes avec Marie avait été élevé à un haut degré de vie spirituelle ; il était éclairé sur les désirs de Marie d'être toute à Dieu. Il ne dit rien. Les rites du mariage s'accomplirent. Placés tous deux sous un petit dais auquel étaient suspendus des ornements dorés, couvert du même voile, ils burent au même verre et échangèrent l'anneau. Désormais époux affectueux de la plus sainte des femmes, Joseph avait placé tous ses désirs humains en Dieu seul. \*\*\* 219:95 N'en déplaise à quiconque, c'était un vrai mariage. Car le mariage consiste essentiellement dans le lien consenti par les deux époux de créer entre eux une union indisso­luble. Le catéchisme de Trente dit qu'il est « une cession véritable que l'homme et la femme se font mutuellement d'eux-mêmes ». Et le premier motif en est le soutien mutuel ; le second, le désir d'avoir des enfants pour donner à Dieu des serviteurs fidèles et compléter le nombre, des élus. Les dispositions personnelles de chaque époux doivent s'effacer devant celles de son conjoint, car chacun appar­tient à l'autre. Mais si les deux époux ont la même volonté de garder la chasteté en s'aidant mutuellement à se consa­crer à Dieu, leur mariage est un bon et excellent mariage, indissoluble, et tel que fut celui de Marie et Joseph. Et le bonheur d'avoir un enfant leur fut donné par surcroît. Et quel enfant ! Marie avait renoncé pour se con­sacrer à Dieu au rêve de toutes les femmes juives d'être la mère du Messie. C'est à elle qu'il fut donné de l'être. Joseph avait renoncé pour l'amour de Marie à avoir des enfants, il fut le chef de la Famille à l'imitation de laquelle toutes les familles de la terre sont conviées. Marie et Joseph s'aimèrent d'un tendre amour confiant et nous pouvons connaître leurs duos d'amour, car ils réci­taient ensemble les prières du peuple juif et les psaumes. Il est certain qu'ils ont dit ensemble le psaume que nous allons citer, qui se disait en montant à Jérusalem. Puissent beaucoup d'époux et d'épouses le dire comme eux qui se souriaient peut-être en le psalmodiant, dans la confiance des cœurs purs. Psaume 120 Joseph : Je lève les yeux vers les montagnes D'où me viendra le secours. Marie : Mon secours viendra du Seigneur Qui a fait le ciel et la terre. Joseph : Il ne permettra pas que ton pied trébuche Celui qui te garde ne sommeillera pas. 220:95 Marie : Voici : il ne sommeille ni ne dort Celui qui garde Israël. Joseph : Le Seigneur est ton gardien Le Seigneur est ton abri -- toujours à ta droite. Marie : Pendant le jour le soleil ne te brûlera pas Ni la lune pendant la nuit. (Les nuits froides où brille la lune, et on dit il va geler.) Joseph : Le Seigneur te gardera de tout mal Il gardera ton âme. Marie : Que le Seigneur garde ton départ, et ton arrivée Maintenant et à toujours. Et nous ajouterons en fidèles disciples du fils de Marie Gloire au Père, au Fils et au Saint-Esprit ! D. MINIMUS. 221:95 ## NOTES CRITIQUES ### Garaudy à Louvain *La Libre Belgique* du jeudi 6 mai 1965 publiait l'arti­culet suivant : M. Roger Garaudy, membre du Comité central du parti communiste français, occupera le vendredi 7 mai, à 20 h. 15, la Grande Rotonde de l'Université catholique de Louvain. Invité par l'association « Ad Lucem » (drôle de lumière !) qui groupe des étudiants chrétiens s'occu­pant d'aide aux pays en voie de développement. M. Ga­raudy traitera de « Le marxisme est-il une religion ? » Il ne s'agit pas d'un canular estudiantin. Les murs de la cité universitaire sont revêtus d'affiches annonçant la conférence. Ces placards publicitaires sont porteurs de la griffe approbatrice de Mgr Maertens, vice-recteur de régime flamand, dont l'autorisation fut nécessaire pour que la conférence ait lieu. Les autorités académiques ont-elles été abusées ? On veut le croire, surtout quand on se rappelle que c'est pour avoir publié un article de ce même M. Garaudy que l'hebdomadaire « Témoignage chrétien » fut sévè­rement blâmé par l'épiscopat français. Il faut savoir que l'Université de Louvain est placée sous la direction effective de l'épiscopat belge, présidé par le cardinal Suenens. Il semble que les amis catholiques de Garaudy, réprimandés en France, aient cherché en Belgique une revanche qu'ils ont obtenue. Dans la matinée du 7 mai, un coup de téléphone de la nonciature de Bruxelles alertait quelques laïcs de province, les priant d'aller, le soir même, porter la contradiction à Garaudy. Des démarches tendant à faire interdire la conférence par le cardinal Suenens avaient, paraît-il, échoué. 222:95 On ne sait au juste combien de laïcs acceptèrent d'intervenir à la place des autorités pour courir le risque de défendre l'Église contre l'Église dans l'Église. *La Libre Belgique* du 10 mai publiait le compte rendu suivant : C'est devant six cents personnes et dans une salle de cours aussi surchauffée que survoltée du Collège du Fau­con ([^155]) que M. Garaudy, membre du comité central du parti communiste français, a occupé, vendredi soir à Louvain la tribune du cercle estudiantin (Ad Lucem). On reconnaissait côte à côte dans l'assistance le chanoi­ne Dondeyne, professeur à l'Alma Mater, et le baron Allard, aux sympathies pékinoises bien connues des bonnes sœurs et les troupes de choc communistes de l'U.L.B., ([^156]) de jeunes séminaristes et quelques auditeurs ayant de­puis longtemps dépassé l'âge d'être étudiant. Des policiers veillaient aux abords de la salle tandis que la gen­darmerie se tenait prête à intervenir. Au milieu des applaudissements et des huées, M. Francis Maertens président d' « Ad Lucem », présenta son invité en précisant le but de la conférence : « voir quelles sont les convergences et les différences entre le christia­nisme et le marxisme ». DIALOGUE M. Garaudy prend alors la parole. Son sujet « le marxisme est-il une religion ? ». Le philosophe communiste proclame d'emblée : -- Je comprend les problèmes que pose ma présence ici ce soir. Il y a un passé (« Budapest », crie-t-on dans la salle) et tout cela pèse sur le débat actuel. Mais le dia­logue n'est pas un choix, il est une nécessité, et ce pour deux raisons. Il est tout d'abord devenu possible maintenant d'anéan­tir la terre, avec les stocks de bombes nucléaires en pos­session des grandes puissances. Si l'humanité survit, ce sera par un choix des hommes. Ensuite, si des centaines de millions d'hommes sont des croyants, il y a aussi des centaines de millions d'hommes qui voient dans le communisme (cris et huées d'une partie du public) une espérance et un sens à leur histoire. 223:95 -- Je ne pense pas, poursuit M. Garaudy, qu'une de ces deux communautés puisse absorber l'autre. Dès lors, il faut un dialogue. L'orateur se réfère ensuite à un jésuite espagnol, le R.P. Gonzalès Luis, qui voit deux niveaux au dialogue. Il faut d'abord que les religions prouvent au marxisme, qui est fondamentalement un humanisme (huées, une bagarre éclate dans le fond de la salle) mais qui voit la religion de façon négative, qu'elles ne sont pas un frein au pro­grès humain. Il faut aussi que les deux « pôles de la pensée humaine » examinent ensemble et sur des bases sociologiques l'avenir de l'homme. L'ATHÉISME Évitant toute allusion politique, M. Garaudy s'attache ensuite longuement à minimiser le matérialisme athéiste du marxisme. -- La signification de l'athéisme marxiste découle du matérialisme marxiste, déclare-t-il notamment. Celui-ci insiste sur l'importance de l'activité créatrice de l'homme et est donc un humanisme affirmant avec une particu­lière vigueur le caractère spécifique de l'activité humaine. Alors que M. Garaudy développe une partie particuliè­rement obscure de son exposé, un perturbateur se lève : -- J'ai compris, je voudrais m'inscrire au parti ! Quel­ques auditeurs veulent intervenir mais M. Garaudy apaise son public : -- Ce n'est pas grave (rires et appl.). HUMANISME L'orateur décrit encore le fond humain du christianis­me : -- La religion, affirme-t-il, a été souvent l'opium du peuple mais il est historiquement faux qu'elle ait été par­tout un frein. Elle a été révolutionnaire dans beaucoup de circonstances ! Nous, marxistes, poursuit M. Garaudy, nous constatons qu'à l'intérieur de l'Église se dessine un mouvement qui représente l'exigence de millions de chrétiens qui veulent participer aux transformations du monde. Ce qui est es­sentiel, c'est que les masses chrétiennes repoussent de plus en plus toute intervention, dogmatique dans le do­maine scientifique, c'est que les chrétiens ne sanctifient plus les différences de classé, c'est qu'on ne jette plus l'anathème contre le socialisme et le communisme, c'est que l'amour de la vie et du bonheur n'est plus considéré comme suspect. Il y a ainsi moyen de travailler ensemble, de dialoguer pour un monde meilleur. 224:95 -- D'ailleurs, ajoute l'orateur, le Concile et l'Encycli­que « Ecclesiam suam » de Paul VI conseillent le dialogue avec le monde et c'est ainsi que de plus en plus les chré­tiens recherchent le dialogue et la collaboration avec les communistes. Chrétiens et marxistes peuvent travailler en commun à la constitution d'une société désaliénée, d'une société sans classes. M. Garaudy conclut en insistant sur l'apport philoso­phique, artistique et culturel des peuples non occidentaux et s'écrie, avant de quitter la salle encadré de quatre po­liciers chargés de sa protection : -- Chacun, doit apporter sa constitution à la réalisation d'un humanisme universel. Ainsi s'achève cette conférence qui confirme combien le dialogue prôné par les marxistes est avant tout fait de concessions chrétiennes. \*\*\* Après la conférence, une cinquantaine d'étudiants ont déambulé dans les rues de Louvain aux cris de « commu­nistes, assassins ! ». La police a procédé à quelques vé­rifications d'identité. Sous le titre « Dialogue à sens unique » suit un com­mentaire dont nous extrayons ce passage : Il faut toute la perfidie marxiste pour venir proposer aux catholiques belges un dialogue, alors que le commu­nisme n'accorde que quelques bribes de liberté aux ca­tholiques polonais et hongrois, exactement dans la me­sure où il ne peut pas les leur refuser. Les ecclésiastiques qui assistèrent vendredi à la conférence du nommé Ga­raudy ont-ils eu seulement une pensée pour leurs confrè­res catholiques qui, à quelques centaines de kilomètres d'ici, sont accablés d'humiliations et de misères par les propres amis du conférencier ? Le dialogue, les communistes ne l'invoquent que dans les pays où ils n'ont pas réussi à organiser leur propre dictature. Mais si, demain, ils pouvaient imposer leur loi dans n'importe quelle nation occidentale, les camps de concentration ou la balle dans la nuque feraient immé­diatement place au dialogue. 225:95 Autre son de cloche, le 10 mai, dans *la Cité*, journal CATHOLIQUE, dont on appréciera l' « habileté » : Ainsi que nous l'avons annoncé, M. R. Garaudy, membre du Bureau politique du P. C. français, est venu parler vendredi soir à l'université de Louvain du « sens de l'athéisme marxiste ». La conférence qui avait lieu au Collège du Faucon et avait été permise par les autorités académiques, était organisée par « Ad Lucem », associa­tion catholique de coopération internationale, dans la préoccupation du dialogue (voir sur cette question l'article de « La Cité » des 17-1.8 avril). Attirés sans doute par les sarcasmes d'une certaine pres­se contre les autorités académiques de l'Alma Mater, quelques perturbateurs (on a reconnu parmi eux M. Teichman) n'ont pu empêcher la conférence et l'orateur a pu dévelop­per son exposé devant une assemblée de 820 personnes, essentiellement des étudiants, parmi lesquels environ 200 prêtres et religieuses. Pour M. Garaudy, le déterminisme économique est con­traire à la pensée fondamentale de Marx. L'action du socialisme militant n'aurait aucun sens si l'avènement du socialisme était déjà garanti par l'histoire d'une manière quasi théologique (l'affirmation de cette ga­rantie est le fait de courants opportunistes du marxisme). Par voie de conséquence, il faut distinguer toujours entre l'architecte le plus médiocre et l'abeille la plus experte, dit l'orateur qui conclut avec Engels pour l'indépendance de la pensée. Le marxisme, ajoute-t-il, à la différence des matérialismes qui l'ont précédé, ne fait pas de la religion une erreur pure et simple. Elle est pour lui une activité de l'homme, une manière spécifiquement humaine de transcender le réel et le fait d'expliquer le visible par l'invisible n'est pas pour le marxisme une aberration. Bien sûr, pour le marxisme, la religion est un mythe. Mais il existe des marxistes pour qui il est normal que la religion ne se soumette pas à la condition expérimentale et qui admettent que la science ne veuille pas aller vers des conclusions définitives et exclusives hors de son ordre. A l'inverse, les découvertes de la science ont forcé un dogmatisme étroit à renoncer à régenter une science après l'autre (Galilée). M. Garaudy va plus loin que l'ordre de la connaissance. Dans celui de l'action aussi il reconnaît le caractère posi­tif de la religion. Selon lui, l'affirmation « la religion est l'opium du peuple » date d'avant le début du marxisme. Pour lui, la religion est réellement une protestation, un refus d'accepter les impuissances, les aliénations de l'hom­me frustré des moyens de production, de la culture, etc. l'analyse de ces aliénations n'épuise pas les questions fondamentales sur l'origine et la fin de l'homme, recon­naît-il. 226:95 On pourrait nuancer son affirmation selon laquelle la révolution et la décolonisation ont contraint la religion à évacuer une bonne partie de ses compromissions politiques et même de sa morale (monarchie de droit divin). L'ora­teur l'a fait d'ailleurs lui-même en reconnaissant comme inauthentiquement chrétienne l'idée de la société bour­geoise à compensation céleste. Il l'a fait surtout en admet­tant que la religion est positive à la fois en tant que pro­jection (pour lui, elle n'est pas plus) dans un homme céles­te vivant et mourant pour l'humanité totale et en tant qu'exigence de réaliser sa dignité humaine dans ce monde. Il sait que les chrétiens professent que Dieu n'est pas un être divin vers lequel on puisse se tourner en tournant le dos au monde. Et de citer plusieurs exemples de cette vo­lonté, d'hommes religieux et chrétiens pour la justice par­mi eux. Ira-t-on, se demande-t-il, jusqu'à admettre que la trans­cendance est un attribut de l'homme et non de Dieu ? Mais renonçant à essayer d'entraîner les chrétiens vers l'athéis­me, il concède : nous, communistes, nous pouvons penser que la fin des aliénations mettra fin à l'idéologie religieuse mais en tout état de cause, ce qui importe c'est que nous pouvons mettre fin à ces aliénations ensemble dans l'ému­lation. Et de citer la réponse d'un jésuite espagnol, direc­teur de la revue « Razon y Fe » : cette proposition, nous pouvons l'accepter. La conférence de M. Garaudy s'est terminée par une longue insistance de l'orateur sur le devoir de respecter la diversité des cultures, la culture occidentale n'ayant pas le monopole de l'humanisme. Après la conférence, 200 personnes ont participé à un échange de vues au Cercle international des étudiants étrangers. Ces choses se passent très ouvertement, et sont commentées de la manière que l'on voit. Cela s'appelle « dialo­gue », « évolution » et « convergence ». L'étonnant, c'est que l'on trouve étonnant qu'il y ait des remous grandissants... PEREGRINUS. ============== 227:95 ### Le sophisme du sens de l'histoire Il est devenu courant de lire ou d'entendre des propos qui peuvent se résumer ainsi : « l'avenir qui se prépare est irrésis­tible et irréversible ; votre devoir d'homme et de chrétien est de vous engager dans le sens de l'avenir et même de l'accé­lérer. » Je lisais encore récemment dans un livre de poche, pro­fondément teilhardien : « Il ne s'agit pas de faire jouer, ni même de laisser jouer, les éléments émotifs... mais seulement de savoir dans quel sens va la tendance, ce qui a de fortes chances de se produire... -- Progrès ou pas, d'ailleurs, la ques­tion n'est pas là, mais comment aménager au mieux l'inélucta­ble, ce qui arrive. » ([^157]) En somme : « sacrifice sans condition ou plutôt coopéra­tion fervente aux exigences du Moloch de l'avenir, ou de l'évo­lution, ou même (disent certains) au Moloch de la mutation de l'espèce ». On pose en principe que le socialisme, le syncré­tisme religieux, l'occultisme, l'érotisme représentent les solu­tions de l'avenir aux éternelles questions de l'homme. On se refuse à porter un jugement moral sur ces solutions ; on nous déclare simplement qu'elles sont inéluctables, irréversibles et l'on nous presse de les favoriser de toutes nos forces. Le su­prême argument est celui-ci : lorsque la communauté humaine est en mouvement celui qui ne suit pas le mouvement se met en dehors de la communauté. Ces idolâtres de l'avenir nous prennent pour des imbéciles. Car enfin lorsqu'une communauté tombe dans la folie collective ou lorsqu'elle passe à l'apostasie, bref lorsque le mouvement d'une communauté devient contre nature, j'estime que je fais très bien de m'exclure de ce mouve­ment. Ne pas suivre pareil mouvement est d'une sagesse élémen­taire. Vous me parlez de nouveautés qui doivent se réaliser inéluc­tablement et qui déjà se préparent. Fort bien. Mais d'abord, com­me je suis encore un homme, je tiens à porter un jugement de valeur sur ces nouveautés, je les confronte avec la loi morale ; quand il s'agit de l'occultisme, du socialisme et de toutes vos répugnantes techniques sexuelles, je vous affirme au nom de la loi morale imprescriptible que ce sont des aberrations, des monstruosités, des formes particulièrement horribles de dés-humanisation et je n'en veux pas. Et quand vous m'objectez que mon refus n'a pas d'importance car ce que j'appelle dés-huma­nisation (et qui est tel) se produira inéluctablement par une exigence de l'avenir, je vous réponds que vous raisonnez en sophiste, car l'avenir comme tel n'a pas d'exigences ; 228:95 ce n'est pas l'avenir comme tel qui aurait l'idée et la volonté de déshu­maniser les humains ; *ce sont des personnes, ce sont des énergumènes* qui prétendent utiliser la durée de l'histoire pour nous déshumaniser. Or puisqu'il s'agit de la volonté de simples hom­mes, seraient-ils des énergumènes, elle peut être tenue en échec par la volonté d'autres hommes, par des sages et des saints. Il n'existe pas un avenir tout-puissant pour imposer la déshuma­nisation ; il existe des hommes, faibles, changeants et mortels (et convertissables) qui veulent employer l'avenir à nous dés­humaniser. Leur puissance n'est pas plus qu'humaine. Rien d'un pouvoir inéluctable. Ici certains me disent : mais si le pouvoir du démon s'a­joute à leur propre pouvoir, si le démon leur donne des idées et réduit leur volonté perverse à lui servir d'instrument ?... Eh ! bien, même si cela arrive, -- et certes cela arrivera bien et même c'est déjà arrivé, comme le dit l'Écriture ([^158]), -- même dans cette éventualité oubliez-vous que Satan est *jeté dehors* (Jo. XII, 31) que l'Église de Jésus-Christ nous porte, nous éclaire et nous arme, quel que soit le déchaînement des forces de l'Enfer. L'a­venir déshumanisant n'a rien d'inéluctable pour deux raisons : parce que ceux qui veulent mettre à profit l'avenir pour une telle abomination ne sont pas plus que des hommes ; ensuite parce que Satan n'est pas plus qu'un esprit créé, et déjà vaincu. A la volonté des énergumènes s'oppose la volonté des saints. Mais, me dites-vous, si les saints viennent à défaillir, si leur résolution chancelle si leur persévérance fléchit... -- Votre objection néglige une donnée capitale. Vous ne vous souvenez pas des promesses formelles de Jésus-Christ. Il demeure avec son Église jusqu'à la fin des siècles, il habite pour toujours la cité sainte en la comblant des grâces sacramentelles, des lumières et de la charité de son Paraclet, de sorte qu'il fait toujours lever les saints en son Église, c'est-à-dire des fidèles dont l'amour est assez brûlant pour persévérer inflexible devant le mal et la persécution. Parce que telles sont les certitudes du chrétien (et c'est dans la Foi qu'elles se fondent en définitive) il n'est pas près de fléchir les genoux devant ce mythe d'un avenir soi-disant iné­luctable (foncièrement pervers) que l'on prétend lui imposer a coups de sophismes, et même d'un sophisme à deux temps. (Dans le premier temps des idolâtres identifient l'avenir à une sorte de démiurge doué de toute-puissance, alors qu'il s'agit d'une simple volonté d'homme ; dans le second temps ils raisonnent en méconnaissant la toute puissance du Christ et de sa grâce toujours à l'œuvre dans les âmes saintes qui refusent de se laisser égarer). 229:95 Nous ne sommes pas près de nous convertir en adorateurs du sens de l'histoire ni de suivre le mouvement de déshumanisa­tion et d'apostasie pour la raison « qu'il faut suivre le mouve­ment, ne pas être en retard, ne pas se couper de son temps ». Pour nous, être de notre temps cela signifie tenir compte des acquisitions dûment et sagement critiquées de notre temps dans notre effort pour sauvegarder en nous et en nos frères notre honneur d'homme et notre dignité de chrétiens ; infléchir les acquisitions dûment et sagement critiquées de notre temps au service de notre humanité et de notre foi c'est-à-dire les plier *avec une énergie sans défaut* aux règles humaines et divines de tempérance, d'humilité, de justice et de prière. R.-Th. CALMEL, o. p. ============== ### Notules **Le P. de Lubac sort de la clan­destinité. --** Vient de paraître le 3e tome de la correspondance Blondel-Valensin, « texte annoté par Henri de Lubac ». A ce propos, « La Croix » du 14 mai précise : « Dès 1957, le P. de Lubac édi­tait deux volumes de lettres échangées en pleine crise moder­niste ; il complète la publication de cette correspondance par un troisième volume. » On peut se reporter aux deux premiers volumes parus en 1957. Rien n'y indiquait que le P. de Lubac fût l'auteur du choix, des annotations, des coupures... L'a­vertissement était signé : « Les Éditeurs », pompeux pluriel de majesté. Quant à savoir pourquoi le P. de Lubac estime qu'il peut sortir maintenant de la clandestinité, c'est une autre histoire, sur la­quelle on reviendra, peut-être. \*\*\* **Concile et envoyés spéciaux. --** Sous ce titre, une alerte brochu­re d'André Laforge, bourrée de textes judicieusement commentés. Publiée par le « Cercle d'informa­tion civique et sociale », 51, rue de la Pompe, Paris XVI^e^. \*\*\* 230:95 **Publicité ?** -- Dans *La Croix*, édition de Lille, numéro des 9 et 10 mai, une page entière à la gloire d'un fabricant d'apéritifs. La Croix fait longuement l'élo­ge de « *la progression magistrale des ventes *». Cette conversion spectaculaire à la propagation de l'alcoolisme est-elle le résultat d'une « pasto­rale nouvelle » ? Ou d'un gros chèque de publicité ? \*\*\* **Poèmes. --** Eugène Lapeyre publie un nouveau recueil : « Peut-être, Seigneur... » Une plaquette en vente à la li­brairie Lapeyre, 28, rue Masséna, Nice. \*\*\* **Oraison. --** Dans « Le Nouveau Commerce » (292, rue Saint-Jac­ques à Paris), numéro 5, « Oraison pour une fin d'été », par Pierre Boutang. \*\*\* **Sur une « omission ». --** L'actuel président des Comités directeurs de l'Action française, Bernard Mollet, a publié dans « Aspects de la France » du 27 mai ces lignes dont la parfaite dignité et la juste requête devraient être -- enfin -- entendues : « A deux reprises, Mgr Pailler a évoqué l'affaire de l'Action Française. Il y a plus de vingt ans que Pie XII a ouvert ses bras à « ses chers fils retrouvés ». Nous faudra-t-il entendre longtemps encore évoquer ces années pénibles sans qu'il soit jamais fait état de la levée de l'Index qui, par la grâce de Dieu les a closes. En posant cette question, nous n'élevons pas une protestation, encore moins un gémissement, nous demandons que cesse une omission parce qu'elle offense la vérité en soi, et aussi la mémoire vénérable du Souverain Pontife qui mit un terme à une situation douloureuse. » ============== ### Bibliographie #### Les chemins sans croix par Déodat Puy-Montbrun (Les Presse de la Cité) Il faut bien qu'un roman se termine et, quand il « colle » de si près à cette réalité, la guerre des commandos en Ind­ochine, il n'y a rien d'étonnant à ce qu'il se termine par la mort de son héros. Que le héros de celui-ci, le capitaine Folco de Saint-Gilles, dût mourir, nous le pressentions depuis que nous l'avons entendu mur­murer : « La vie n'est rien sans le prix du sacrifice que l'on en fait. » 231:95 Mais en suivant pas à pas ce chef admirable dans ses coups de main chez les Viets, en ram­pant avec lui dans la jungle piégée, en revenant grâce à lui a la joie et à l'espoir après avoir tant de fois traversé l'en­fer, en nous relevant à son exemple après avoir cédé moins à la tentation du plaisir qu'à un besoin de tendresse et de consolation, nous nous sommes si étroitement attachés à lui qu'il nous semble mourir, nous aussi, quand il meurt. C'était un homme de guerre incomparable et qui pourtant n'aimait rien autant que la paix. Ce qui est tout à fait dans l'ordre. Qui donc assure la paix, si ce n'est l'homme de guerre ? Pour relancer Saint-Gilles quand il pouvait enfin jouir du repos, il suffisait de dire : « Là-bas, chez l'ennemi, des camarades malheureux. On pourrait y aller ; mais ce serait difficile et dur ». Alors, le désir de sauver décuplant son énergie et ses dons, il re­partait, entraînant des compa­gnons dignes d'être les siens, parce qu'ils étaient de ces hommes « qui ne comptent pas l'argent, qui ne comptent rien, pas même leur sang ». Il devait mourir dans l'une de ces œuvres de charité mili­taire. Il est mort. Hélas ! nous ne le reverrons plus. Allons donc ! Nous le rever­rons, car de son sacrifice d'au­tres Saint-Gilles sont nés, d'au­tres encore naîtront. Un jour, quand Dieu voudra, les peuples persécutés, entendront revenir de l'Occident, malgré tout chrétien, de la France, malgré tout pétrie d'Évangile, des lé­gions fières de leur force, heu­reuses de mettre les armes au service de la charité et ce sont des Saint-Gilles qui conduiront ces croisades. Il est bon qu'un livre de la valeur de celui-ci vienne en­tretenir ou réveiller le feu sa­cré dans les cœurs. Certes les héros de Puy-Montbrun n'é­taient pas des saints. Mais ils proclamaient que ce qui im­porte « c'est le bien qu'on accepte de faire ou qu'on refuse de faire ». Et ils ont eu cette générosité, cet oubli de soi, ce dégoût du médiocre, du mensonge et du compro­mis, par quoi commence la sainteté. J. THÉROL. #### Le grand Pardon par Marcel Arland (N.R.F.) Faire défiler tant de malheu­reux et tant de coupables, soule­ver les toitures et révéler les amours mal-aimés, les silences aussi meurtriers que les paroles, les mensonges et les stupres des petites villes ou des fonds de campagne, cela ne peut être que le premier travail du véritable écri­vain Et nous en connaissons trop qui s'en sont contentés. Marcel Ar­land, lui, concentre dans l'espace restreint des nouvelles, le drame des dialogues haletants, assez de vies brisées et déshonorées pour que nous arrivions à nous deman­der où peut être encore la vraie vie et l'honneur de vivre. 232:95 La vio­lence du désir et du meurtre est durement, rapidement marquée : le lecteur a le temps d'en sentir le souffle ardent, mais non point d'en subir la délectation trouble ; pas d'humour noir, une ironie noire plutôt, toujours contenue, qui s'arrête à l'instant où l'expres­sion prendrait un tour vengeur : l'auteur sait que la vengeance n'est pas réservée à l'homme, fût-il romancier. Ces tragédies sont interrompues au paroxysme de notre douleur, de notre soif. Tout y est fait pour que nous y recon­naissions notre regret, notre re­mords, qui sait ? Et l'élan spon­tané de notre indignation. Nous y sentons aussi une fraternité la­tente, que nous sommes tentés d'écarter, avec ces passants du désespoir et de la honte. Mais ces sentiments n'ont pas le loisir de bavarder, ni sur la page, ni dans nos âmes ; on ne nous donnera point la morale. On nous réservera seulement des étapes spirituelles d'un autre ton. Quand le martèlement des histoires consent à s'arrêter, la porte s'ouvre sur des pays de si­lence : terres de montagnes ou de landes, ou bien encore la rue du Bac un matin calme. C'est l'heure de l'oraison, non moins amère peut-être, mais d'une au­tre amertume, avec juste assez de poésie pour desserrer l'étouffe­ment, reprendre cœur, pouvoir continuer l'interminable route. Le vrai chant sera pour l'au-delà, et il n'y a à la dernière page que le Divin Silence qui écoute ce que lui seul peut entendre, à la se­conde ultime des longues agonies. De tous ces morts que nous avons laissés sur le chemin, de tous ces suicides, de combien pouvons-nous dire avec quelque assurance que la grâce et non l'orgueil a possédé leur dernier souffle ? En­tre le possible et le certain, il y a l'abîme, la faille étroite et sans fond. On songe au mot du Curé d'Ars : « Courage, madame entre le pont et la rivière, il y a place pour le repentir ». C'est le sens du titre, et de la prière con­tenue dans la dernière phrase de ce long recueil, exaltant et terri­ble -- « Et guidez-nous à travers la nuit, jusqu'aux lieux où elle se confond avec la lumière. » Un li­vre qui ne consent jamais au ro­mantisme de l'étrangeté, du sau­grenu ou de la terreur : il tien­drait plutôt du naturalisme, un naturalisme repris, puni et fla­gellé. Le lecteur y est paradoxale­ment respecté : il sent souvent le fer rouge, mais jamais l'écrivain ne se substitue à lui dans l'exercice de sa responsabilité intérieu­re. C'est une voie spirituelle en même temps qu'une discipline lit­téraire : après trop de mystères, trop faciles dans la littérature de notre temps, Marcel Arland nous introduit au mystère de la difficulté suprême. Jean-Baptiste MORVAN. #### L'homme dans la cathédrale par Abel Moreau (Éditions Saint-Paul) Quelle excellente « méthode visuelle » pour l'enseignement de la religion, de l'histoire et de la morale constituent les chapiteaux, les tapisseries, les miséricordes et les vitraux ? Encore faut-il savoir déchif­frer leur mystérieux langage ? 233:95 C'est à quoi se livre Abel Mo­reau dans cet ouvrage où nous retrouvons le grand romancier de LA NUIT SYRIENNE, le charmant conteur de LA FILLE DU PALAIS BLEU. J'aurais bien une explication à lui deman­der : sur quoi se base-t-il pour voir, en tel chapiteau de l'égli­se Saint-Pierre à Caen, Vir­gile suspendu dans un panier ? Pour ma part, j'y verrais plu­tôt l'illustration de la fameuse aventure arrivée à Saint-Paul à Damas (Actes, IX, 25) : « Alors ses disciples le descendirent dans un panier le long du rem­part ». Mais notre savant au­teur a sûrement de très bonnes raisons. Cela dit, comme il sait bien raconter ! Avec quel plai­sir nous le suivons de Paris à Compostelle et des rives de l'Yonne jusqu'à la lointaine Otrante ! Du secret de la mort d'Abel à celui de la chemise de Thomas Beckett, en passant par le cheval de Saint Éloi, l'â­ne de Saint Germain et vingt-sept autres prodiges, nous l'é­coutons de plus en plus intéres­sés, redevenant à sa voix ces petits enfants à qui fut pro­mis le royaume des cieux. Et quand, après chaque récit nous avons perçu la leçon, nous nous prenons à dire : « En­core ! Encore ! » Cher maître, continuez à fouiller cette veine. Vous en tirez de si belles pages ! J. T. #### Le Roi Jean par Jacques Dinfreville (La Table ronde) C'est le surnom que les vainqueurs de Provence et de Rhin-Danube donnèrent à leur chef, le général de Lattre de Tassigny. Avec un tel titre, il faut s'attendre à un livre de louanges. Et c'en est un, mais quand on l'a lu il est difficile de ne pas reconnaître que ce chef n'était pas sans mériter les admirations qu'il a susci­tées. Relevons deux passages qui le montrent bien. Nous voilà au Maroc en 1923, pendant la guerre du Rif. Des champs de bataille de 1914, de Lattre a ramené 4 blessures, 8 citations et la Légion d'Hon­neur. Il est affecté à un État-Major. Un jour, en mission de liaison, il rejoint un peloton de spahis qui attaque derrière son chef, le légendaire Bourna­zel. « En tête... Bournazel cria un ordre et les spahis s'espa­cèrent. Satisfait, le lieutenant mit sa monture à l'allure dan­sante du *passage.* Les pattes de son alezan semblèrent suivre un rythme en se relevant tour à tour, comme si les détona­tions et les miaulements des ri­cochets eussent été une musiq­ue de ballet. Puis, plus scand­é encore, ce fut le *pas espa­gnol* où les antérieurs, élevés alternativement, se déployaient avant de frapper le sol en ca­dence. Et les petits flocons gris devenaient de plus en plus drus... A ce moment le capitai­ne de Lattre parut au petit galop d'inspection. 234:95 Il fit décri­re à son cheval une demi-volte gracieuse et alla se ranger à côté de Bournazel. Après quoi, il se mit lui aussi, au pas espa­gnol. Et toujours sous les balles, botte à botte, les deux ca­valiers eurent l'air de con­courir pour une épreuve de dressage en haute école, dont les crépitements lointains des Mauser constituaient les applaudissements... Derrière eux les spahis riaient et appréciaient à grands renforts de M'ziane ! M'ziane bezef !... » Et nous voici vingt-huit ans plus tard en Indochine où, tout en battant les viets communis­tes, le général d'armée Jean de Lattre, nommé Haut-Com­missaire et commandant en chef, veut faire du Viet-Nam un pays capable d'assumer l'indépendance que la France vient de lui accorder. Devant les autorités vietnamiennes, de Lattre prononce un dis­cours. « L'histoire, dit-il, montre que les nations ne meurent jamais de mort violente ; leur cœur continue de battre tant que la foi l'anime ; il ne s'ar­rête que lorsqu'elles s'aban­donnent, lorsqu'elles refusent de lutter, qu'elles renoncent à vivre... » En ces deux tableaux voilà peint le roi Jean, qui poussa l'élégance jusqu'au panache et la foi jusqu'au sacrifice. Un moment, grâce à lui, on a pu espérer éloigner d'Indochine l'invasion communiste. Un mo­ment aussi, quelques, années plus tard, on a pu espérer sau­ver l'Algérie française. Mais non ! De ce qui est arrivé, que l'on accuse qui l'on voudra, sans oublier certaine presse, soi-disant catholique ou chré­tienne, qui fut d'ailleurs inter­dite dans les casernes alors qu'elle ne le fut pas dans les églises ! La raison profonde -- que du fond de son Sahara, le P. de Foucauld rappelait quand il écrivit « le meilleur moyen que ces peuples devien­nent français est qu'ils devien­nent chrétiens » -- la raison profonde se trouve dans la dé­sobéissance de la France of­ficielle à ce précepte de Notre-Seigneur : « Cherchez d'abord le royaume de Dieu et sa jus­tice et le reste vous sera don­né par surcroît ». Car c'est depuis qu'elle ne veut plus du Seigneur comme le gardien de la Cité que la France s'abandonne. C'est de­puis qu'elle ne veut plus dans ses institutions et ses lois de Celui qui est la Lumière du monde qu'elle est aveugle et va de désastre en désastre. Tant qu'elle refusera d'enten­dre la fameuse exhortation de saint Pie X, tant qu'elle « ne réveillera pas dans son sein les sentiments assoupis et le pacte de son antique alliance » avec Jésus-Christ, les plus prestigieux de ses chefs n'y pourront rien. Ne restons pas sur une im­pression décourageante. Le matin du 29 novembre 1911, en se rendant au Consistoire qui allait le voir élever à la dignité cardinalice Mgr Amet­te, archevêque de Paris, et Mgr de Cabrières, évêque de Mont­pellier, le même saint Pie X dit à Mgr Bisletti : « Que la sainte Vierge est bonne ! Elle vient de me consoler grande­ment en me donnant l'assuran­ce que la France serait sau­vée ». 235:95 Parmi tous ceux qui, en mou­rant en Indochine et plus tard en Afrique dans la lutte contre le communisme, ont sans doute mérité un peu de cette grâce pour la France, figure le fils unique du Roi Jean. Oh ! dans ce livre, après l'image qui montre ce tout jeune héros au baptême de son filleul, un viet­namien converti, cette autre image qui présente le général revenant de l'enterrement de son enfant le visage défait ca­chant mal la douleur d'un cœur transpercé ! Seigneur Jé­sus, qui êtes roi de France, voyez tout ce sang mêlé au vô­tre, le sang des défenseurs de vos tabernacles en terres loin­taines, voyez -- c'est de toute notre faiblesse que nous Vous le demandons -- voyez tout ce sang versé pour que d'autres cités charnelles deviennent le corps de votre Cité, voyez et bénissez et fécondez le sang de la Charité française ! J. THÉROL. 236:95 ## DOCUMENTS ### Les prisonniers politiques en France Le S.P.E.S. (Secours populaire par l'entraide et la solidarité, 42, rue de Tocqueville, Paris-17^e^), dans son bulletin du mois de mai, a publié une lettre de son Président, Jean La Hargue, dont nous ex­trayons les passages suivants, concernant le nom­bre des détenus politiques à la date du 1^er^ mai 1965, et le sort de certains d'entre eux Ce nombre, selon M. Foyer, serait de 386. Nous trouvons, nous, après des vérifications minutieuses et multiples, 415 détenus politiques à la date du 1^er^ mai 1965, auxquels il faut ajouter 14 détenus classés « de droit commun », lesquels sont, en vérité des « politiques », *ce qui porte le nombre total à 429.* Le nombre maximum des détenus, selon M. Foyer, a été de 1071. Les arrestations ayant commencé dès avril 1961, il a donc fallu 4 années pleines pour que 642 détenus retrouvent, la liberté. A ce rythme, un simple calcul démontre qu'il faudra, 2 ans et 8 mois pour que le dernier détenu franchisse le seul de sa prison, à condition toutefois que les condamnations à 10, 15, 20 ans de détention, ou à perpétuité, soient supprimées. D'où la nécessité bien évidente pour les Parlementaires, les Églises, la Presse, pour tous les hommes de cœur, d'agir sans trêve ni relâche pour qu'une amnistie véritable soit rapidement votée, faute de quoi des haines inexpiables auront été semée porteuses dans l'avenir de sanglantes représailles. Je proteste en outre ici une fois de plus contre le supplice par l'espérance infligé depuis des mois et des années aux détenus et à leurs familles. A chaque grande fête religieuse (Noël, Pâques), à chaque fête nationale (9 mai, 14 juillet, etc.), l'espoir renaît. Mais pour des centaines de détenus, de femmes, d'enfants, de vieux parents, après des jours et des jours d'attente folle, c'est l'accablement, le désespoir, la longue et dure angoisse qui continue. 237:95 Qui sera libéré, qui peut espérer l'être ? Nul ne le sait. On chercherait en vain d'ailleurs selon quels critères s'effectuent « les trains » des libérations. Ni la durée des peines, ni la situation de famille, ni les décisions de justice, ni l'état de santé du détenu, ni sa condition de civil ou de militaire, de pied-noir ou de métropolitain, n'expliquent pourquoi celui-ci est libéré et celui-là ne l'est pas. Chacun peut donc espérer, et c'est cela qui est horrible, car on ne joue pas aussi cruellement et honteusement, avec l'espérance de ceux qui souffrent. Même lorsque des libérations ont lieu, aucune liste officielle des libé­rés n'est communiquée à quiconque par le Ministère de la Jus­tice. Alors, des familles entières attendent, pendant des jours et des jours, espérant que leur prisonnier enfin, cette fois, aura tiré le bon numéro. J'en connais qui, 8 jours durant, sont allées à la gare, à tous les trains, tant elles avaient l'espoir chevillé à l'âme... Et puis, dans leurs pauvres cœurs qui refu­saient farouchement de le perdre, qui s'y accrochaient comme des mains à une bouée, il a bien fallu qu'il crève, l'espoir, l'es­poir qui fait si mal quand on meurt lentement soi-même, heure par heure, avec lui. Espoir... désespoir... Les mois, les années passent. Des prisonniers deviennent fous de douleur... Chez des épouses, les nerfs craquent, les dépressions nerveuses se multiplient... Des enfants grandissent, toujours plus malheureux. Des vieux parents meurent, désespérés... Sans généraliser d'aucune manière, je rappelle les traite­ments inadmissibles infligés à certains détenus. D'anodines tentatives d'évasion, sans coups ni blessures, ont valu à leurs auteurs, en plus de trois mois de « mitard » classiques, un iso­lement complet allant jusqu'à 6 mois et plus. Pourquoi cette prolongation abusive de la peine pour des « politiques » sinon parce que des ordres avaient été donnés de les traiter plus durement que des condamnés de droit commun ? D'où ces grèves de la faim multiples par lesquelles ces malheureux ont tenté vainement d'alerter l'opinion publique et de protester contre l'inadmissible rigueur dont ils étaient l'objet. Et que dire alors de l'isolement complet (l'épreuve est terrible !) infligé gratuitement à ceux pour lesquels aucun motif ne pouvait être invoqué ? Cabane de La Prade, Jacques Prévost ; de la Tocnaye, 14 mois d'isolement ; le capitaine Curutchet, 15 mois ; le colonel Argoud, 23 mois ; le lieutenant Delhomme, pratiquement isolé *depuis trois ans...* Ce qu'on voulait, visible­ment, c'était briser des hommes de caractère, car l'isolement complet, s'il est prolongé, vient à bout des volontés les plus fortes et les plus équilibrées. Alors il faut le dire, car aucun autre mot ne convient : *c'est de la torture.* A la suite de son assemblée générale du mois de mai, le S.P.E.S. a publié le communiqué suivant : 238:95 Le lundi 24 mai a eu lieu l'Assemblée Générale du Secours Populaire par l'Entraide et la Solidarité (S.P.E.S.). La salle de la Maison de la Chimie à Paris, était pleine d'une assistance attentive et grave, composée d'adhérents de Paris et de délégués de Province (77 Comités locaux ou départementaux). Le Président, le professeur Jean La Hargue, fit le bilan de l'œuvre accomplie par le SPES depuis 4 ans en faveur des familles de détenus politiques et des détenus eux-mêmes : 460 millions d'AF collectés et affectés comme secours ; 1100 familles habil­lées, envoi dans les centres de détenus de plusieurs milliers de vêtements, sous-vêtements, chaussures etc. ; parrainage de 707 détenus, cours par correspondance assurés à 315 d'entre eux ; relogement et reclassement des libérés ; action continue pour l'amnistie, nombreuses conférences en Province, pèleri­nage au Sacré-Cœur le 28 février, envoi de milliers de lettres aux membres du Clergé, aux Parlementaires ; des centaines d'articles de Presse... Des messages émouvants des détenus politiques furent lus à la tribune en provenance de Tulle, Saint Martin de Ré, la Santé, Rouen, la Petite Roquette. Si aucun de ces messages n'avait précisément un son « politique », tous, par contre, en rendant hommage à l'action de bienfaisance du SPES évo­quaient la nécessité de l'entraide pour soulager la détresse des familles, mettre un terme à la captivité des 400 détenus actuels, obtenir une amnistie rapide et totale. « C'est essentiellement parce qu'ils avaient du cœur que les condamnés actuels se sont dressés pour défendre les droits des Français d'Algérie et des Musulmans fidèles » a déclaré le Président du SPES. « Le cœur des Français doit aujourd'hui le comprendre et s'ouvrir tout grand à ceux dont la générosité mérite qu'ils soient réintégrés dans la Nation enfin réconciliée avec tous ses fils ». M. le Pasteur Courthial et M. Jean Chardonnet, professeur de Faculté qui présidait la séance, placèrent aussi leurs inter­ventions très remarquées sur le plan le plus élevé de l'exigence chrétienne et de la morale humaine. « Rien ne se bâtit sur la haine, le ressentiment ou la répres­sion. L'amnistie exigence du cœur et de la raison, doit être l'aboutissement naturel d'un vaste mouvement d'opinion groupant toutes les bonnes volontés en dehors de toute autre préoccupation, au nom de la loi éternelle de justice et de l'amour du prochain. » Le S.P.E.S. a fait paraître d'autre part dans son bulletin les avis suivants : *Demandes d'emplois :* En raison de la récession, les détenus libérés rencontrent des difficultés croissantes à trouver un emploi. Ne vous lassez pas de nous proposer des situations possibles, et écrivez ou téléphonez à notre permanence à Mme Deloge. 239:95 *Demandes de vêtements.* Nous manquons de complets d'hommes, de pantalons en bon état. Adressez vos envois au vestiaire du SPES, 18, rue Yves Toudic, Paris 10^e^, et non 42, rue de Tocqueville qui n'est pas un entrepôt mais le domicile person­nel du Président du SPES. Nous reproduisons, également ci-après un avis du Professeur Jean Raffle, président du S.P.E.S. : *Pas de politique au SPES.* Je rappelle une fois de plus que le SPES doit se garder absolument de toute action politique et de toute étiquette d'ordre politique. L'assistance aux prison­niers et aux familles, l'information nécessaire de l'opinion sur les drames que nous connaissons, la propagande pour l'am­nistie, tels sont les plans où nous devons agir, à l'exclusion de tous autres. Les conférences d'ordre politique, même si le SPES devait en retirer un bénéfice d'ordre financier sont à prohiber. Elles écartent en effet du SPES tous ceux qui seraient prêts à y adhérer, à condition précisément qu'on n'y fasse pas de politique. Nous nous sommes unis dans la bienfaisance, c'est en elle et par elle que toutes les bonnes volontés peuvent se re­joindre. Travaillons-y sans relâche, et gardons-nous, sans fai­blesse, de déroger à la stricte discipline qu'impose notre enga­gement et les buts que nous poursuivons. 240:95 ### Une déclaration de l'A.C.O. (Action catholique ouvrière) A l'issue de sa « rencontre nationale » du mois de mai, l'A.C.O. (Action catholique ouvrière) a publié une « déclaration finale » intégralement re­produite dans « La Croix » du 13 mai et dans « La Nation française » du 19 mai. En voici le texte : L'Action Catholique Ouvrière (A.C.O.) a tenu sa 7^e^ Rencontre nationale les 7, 8 et 9 mai 1965, à Issy-les-Moulineaux. Durant ces trois jours, les 720 délégués, venus de 88 dépar­tements, tous membres actifs dans les organisations ouvrières diverses auxquelles ils appartiennent, ont eu, sous leurs yeux, la situation matérielle et spirituelle du monde ouvrier de notre pays. S'efforçant d'être fidèles aux exigences de leur christianis­me, ils ont conscience des responsabilités qui sont les leurs pour que l'ensemble des travailleurs sache qu'ils sont aimés de Dieu et frères les uns des autres. UN SYSTÈME QUI ÉCRASE LES PERSONNES,\ LES FAMILLES ET LE MONDE OUVRIER Cette dignité de Fils de Dieu, qu'ils reconnaissent à tous les hommes, ils constatent qu'elle est trop souvent méconnue et bafouée. Ils n'en veulent pour preuve que ce dont ils sont témoins, en particulier : -- *Les* fermetures *d'usines, les licenciements qui se multiplient sans que les salariés aient, la possibilité, par le canal de leurs organisations, de s'exprimer :* *-- La* concentration économique *qui contraint les hommes à se déplacer au mépris de leur enracinement dans une ville, dans une région et des liens qu'ils y ont tissés ;* *-- La* répression antisyndicale *qui cherche à acculer le monde ouvrier au silence, notamment par la chasse aux mili­tants ;* 241:95 -- Les salaires anormalement bas dans certaines professions ou dans certaines régions, qui ne permettent pas de faire vivre décemment une famille ; -- L'accroissement des cadences auxquelles sont soumis les travailleurs, au mépris même de leur santé ; -- Les étrangers que l'on accueille en France, sans se soucier des conditions de vie qui leur sont faites et qui ne leur permettent pas d'envisager une vie familiale : -- Le chômage, partiel ou total, institutionnalisé comme une nécessité économique et qui plonge les familles ouvrières dans l'insécurité et le désespoir ; -- Les logements dont on n'entreprend la construction qu'en fonction de leur rentabilité ; -- La mise en condition par la presse, la radio, la télé­vision ou la publicité qui violent les consciences ; -- Les graves dangers qui compromettent la réussite de la vie des jeunes du monde ouvrier. LE MOUVEMENT OUVRIER ET L'ÉGLISE L'A.C.O. dénonce vigoureusement le système économique et politique qui écrase les personnes, les familles, le monde ou­vrier tout entier au bénéfice exclusif de quelques privilégiés érigeant le profit en principe auquel tout doit être sacrifié. L'A.C.O., en fonction de sa mission apostolique, affirme nettement que, face à cette situation, le mouvement ouvrier, en appelant les travailleurs à faire respecter leur dignité, en leur permettant de lutter pour la vérité, la justice, la solida­rité, participe à la construction d'un monde plus conforme à la volonté de Dieu. L'A.C.O. demande que les valeurs vécues par le mouvement ouvrier soient reconnues et estimées par l'Église. En s'effor­çant de les vivre elle-même, l'A.C.O. a conscience d'être unie au mouvement de l'Église qui, dans le Concile, s'interroge sur sa mission dans le monde, non pour le dominer, mais pour le servir. L'A.C.O. salue tous ceux qui sont actuellement engagés dans les luttes ouvrières et appelle tous les travailleurs à s'unir dans le combat pour une société meilleure. Elle invite avec insistance tous les chrétiens à prendre leur place dans la construction d'une société basée sur la justice et la fraternité. Elle les appelle à s'insérer dans l'effort missionnaire et à être attentifs à la présence et à l'action de Dieu dans le monde. 242:95 Au terme des travaux de sa 7^e^ Rencontre nationale, les dé­légués affirment leur volonté : *-- D'être encore plus actifs dans le combat que la classe ouvrière mène pour sa libération, et cela en commun avec tous les travailleurs, croyants ou non ;* *-- D'œuvrer pour la paix mise en cause par la course aux richesses et le recours habituel aux solutions de violence ;* *-- D'intensifier leur effort apostolique au plan national comme au plan international.* *Ils proclament leur attachement au Christ et à son Église, lumière et espérance des peuples.* Le 9 mai 1965. #### Le commentaire de Louis Salleron Dans sa page hebdomadaire « Le laïc dans l'Église » (*Nation française* du 19 mai), Louis Salleron écrit notamment : Nous posons la question : est-il concevable qu'une telle dé­claration puisse émaner d'un mouvement d'Action catholi­que ? Et nous donnons la réponse : Non. Que des ouvriers, croyants ou incroyants, émettent des propositions de ce genre, nous l'admettons fort bien. C'est leur droit strict. Mais qu'ils émettent ces propositions au nom de l'Action catholique, c'est *la négation même de l'Action catholi­que et un véritable défi à l'Église*. On nous explique du matin au soir que l'Action catholique n'a qu'un but, qu'une raison d'être et qu'une signification : l'évangélisation du milieu par le milieu. C'est parce qu'ils prenaient des options « temporelles » trop étrangères à l'évangélisation, que les dirigeants jécistes ont été invités à se soumettre ou se démettre. Qui peut voir, dans la « déclaration finale » de l'A.C.O., une primauté quelconque donnée à l'évangélisation ? \*\*\* 243:95 Non seulement la primauté n'est pas donnée à l'évangélisation, non seulement il s'agit exclusivement de la construction du monde, mais des valeurs chrétiennes sont plus que per­verties : inverties en vue de cette construction. C'est Dieu, le Christ et l'Église mis au service de la révolu­tion. Lisez et relisez cette « déclaration finale ». A chaque fois, vous en admirerez davantage l'habileté diabolique. Bien sûr, nous entendons d'ici les gémissements plaintifs des bons chrétiens qui vous diront : « Évidemment, c'est un peu raide. Mais tout de même, ils ont le droit de dire tout cela. » Et nous répondons : Non, ils n'en ont pas le droit comme dirigeants de l'Action catholique. Ils en ont le droit, si vous y tenez, comme catholiques, comme citoyens, comme syndi­calistes, comme ouvriers. Ils en ont le droit à tous les titres que vous voulez. Mais ils n'en ont absolument pas le droit au titre de l'Action catholique. L'Action catholique a une mission d'évangélisation, une mis­sion d'apostolat. Elle est spécialisée pour cela. En faire une plate-forme d'action politique et sociale est purement et sim­plement la renier et la détruire. Et, plus loin, Louis Salleron remarque encore : Il existe tout de même encore des centaines de milliers d'ou­vriers catholiques. Des catholiques qui ne sont pas des mili­tants, mais qui sont baptisés, qui se sont mariés, à l'église, qui entendent y être enterrés. Dans ce nombre, il en est des dizai­nes de milliers qui sont pratiquants. Pour tous, et pour ces derniers notamment, le communisme est -- comme il est en effet -- le contraire du catholicisme. Si on vient maintenant leur donner en exemple un christianisme de choc où ils n'au­ront aucune peine à flairer le marxisme, ils deviendront peut-être communistes, mais ils ne deviendront sûrement pas mili­tants chrétiens. Si, au plan municipal et législatif, les votes ouvriers sont souvent communistes, nul n'ignore que ces votes expriment de moins en moins l'adhésion du monde ouvrier au communisme. Les adhérents au Parti communiste sont une infime minorité. Plus les ouvriers accèdent à des qualifications, moins ils sont communistes. Plus ils lisent et s'instruisent, moins ils sont communistes. Quand donc l'A.C.O. vote une « déclaration » qui a les allures d'un manifeste électoral, les ouvriers non catholiques peu­vent bien y donner leur accord, mais en haussant les épaules. 244:95 En aucun cas ils n'y trouveront le moindre élément qui, de près ou de loin pourrait les incliner au christianisme. Dans ces conditions, on peut se demander où va l'Action catholique. Si elle ne doit être chez les ouvriers qu'un super-syndica­lisme, elle n'a plus aucun sens. Ou bien alors qu'il soit clairement dit qu'elle est toute autre chose que ce qu'on nous a jusqu'ici expliqué qu'elle était. Mais on voit mal ce qu'elle pourrait donner si elle devait devenir l'expression d'une théocratie révolutionnaire. #### Les réticences de l'Action populaire Louis Salleron a dit, croyons-nous, tout l'essen­tiel : il a posé les vraies questions, qui mettent en lumière le naufrage de l'A.C.O. Dans leurs « Cahiers d'action religieuse et socia­le », les Pères Jésuites de l'Action populaire (nu­méro 411 du 1^er^ juin, page 378, en note) se sont contentés de faire entendre un soupir de désappro­bation : *L'A.C.O. dénonce vigoureusement le système économique et politique qui écrase les personnes, les familles, le monde ouvrier tout entier, au bénéfice exclusif de quelques privilégiés, érigeant le profit en principe auquel tout doit être sacrifié.* Une motion de congrès ne prétend évidemment pas atteindre à la sérénité du sociologue ni à l'exactitude d'une définition doctrinale... Dans son discours de juin 1964 au patronat italien, Paul VI dénonce lui aussi, avec vigueur, la persistance du libéralisme manchestérien (visé ici par l'A.C.O.) ; mais ils sait reconnaître aussi et encourager les efforts efficaces qui sont faits pour le dépasser et il note que « *parler aujourd'hui de capitalisme -- comme beaucoup de gens le font -- en retenant les notions qui l'ont défini au siècle dernier, c'est se montrer en retard sur la réalité* »*.* Oui, les « idées » des dirigeants de l'A.C.O. -- idées qu'il est scandaleux de nous présenter ou de vouloir nous imposer sous le couvert et au nom de la primauté de l'évangélisation, comme l'a fort bien dit Louis Salleron -- ces « Idées » retardent en outre sur la réalité, comme l'insinuent les Pères de l'Action populaire. 245:95 Elles retardent même beaucoup Car ces « idées » soi-disant ouvrières sont très exactement des *idées bourgeoises* du XIX^e^ siècle. \*\*\* Dans le même numéro des « Cahiers d'action re­ligieuse et sociale » (page 375), nous trouvons des précisions sur la composition de l'A.C.O. au point de vue de la *qualification professionnelle *: 2 % de manœuvres, 8 % d'O.S., 4 % de P1, 6 % de P2, 11.% de P3, 13 % de techniciens, 28 % d'employés, 8 % d'a­gents de maîtrise et fonctionnaires assimilés. La première remarque qu'appelle une telle statis­tique est qu'il y aurait donc 20 % des membres de l'A.C.O. sans aucune qualification, professionnelle La seconde remarque est que les qualifications professionnelles allant des manœuvres aux P3 inclus ne représentent que 31 %. Tandis que les techniciens, les employés et les agents de maîtrise -- autrement dit les « men­suels » -- représentent 49 %. La troisième remarque est que la plus forte ca­tégorie professionnelle (28 %) est celle des « em­ployés ». Il faudra revenir un jour en détail sur ces diffé­rents points. 246:95 ### Le livre et la personne de Dom G. Aubourg moine bénédictin Vient de paraître : le 18^e^ volume de la « Collec­tion Itinéraires », publiée aux Nouvelles Éditions Latines : *Entretiens sur les choses de Dieu,* par Dom G. Aubourg o.s.b. Les lecteurs de la revue « Itinéraires » ont quel­quefois lu déjà des textes de Dom Aubourg. Dans notre numéro 70 de février 1963 : « Écriture et Tradition : la mémoire de l'Église ». Dans notre numéro 76 de septembre-octobre 1963 sur la pri­mauté de la contemplation : « Le Tabernacle : aux sources sacramentelles de la contemplation et de l'action ». Dans notre numéro 84 de juin 1964 : « La première, l'unique, l'éternelle messe ». Louis Salleron, dans « La Nation française » du 26 mai, a présenté en ces termes le livre et la personne de Dom Aubourg : Dom Aubourg est, avec ses idées propres et son tempérament personnel, une sorte de M. Pouget qui n'a pas eu la chance d'avoir son Jean Guitton. On va le voir, on le consulte, on lui écrit ; il demeure inconnu du public. Pour les quelques dizaines, au mieux les quelques centaines de personnes qui le connaissent, il est le conseil, la référence, la lumière. De nos jours, c'est être inexistant. Ce qui ne le trouble pas : il croit en Dieu. Des amis le pressaient de faire un livre. Il ne le désirait pas. Tenaces, ses amis parvinrent à extraire de ses tiroirs des bouts de papiers qui y dormaient. Il ne voulait s'occuper de rien. Ses amis me dirent : « Vous aussi, vous êtes un de ses amis. Pouvez-vous faire éditer cela ? » Ils ne connaissent pas les éditeurs. J'ai pensé à Jean Madiran. Je lui ai dit : « Vous dirigez la « Collection Itinéraires » aux Nouvelles Éditions Latines. Pouvez-vous y publier un livre invendable ? -- « Pourquoi invendable ? » -- « Il n'y est question que de Dieu. » -- « Ah ! bon. Évidemment. » Donc Madiran le prit. 247:95 Le livre vient de sortir : « *Entretiens sur les choses de Dieu* »*.* Dans la brève introduction où je présente l'auteur, j'expli­que son livre : « C'est un recueil. Des méditations, des sermons, des entretiens enregistrés au magnétophone. Tout cela est disparate, en ce sens que tout cela est circonstanciel, occa­sionnel. Mais tout cela, on le verra à la lecture, est d'unité parfaite, en ce sens qu'il s'agit d'une seule et même réflexion sur Dieu transcendant et incarné. La tête dans le ciel et les pieds sur la terre, c'est le va-et-vient perpétuel du chrétien sur l'échelle de Jacob. » Première partie : *Dans la foi.* Deuxième partie : *Dans les signes de la foi.* Troisième partie : *Dans les fruits de la foi.* Quatrième partie : *Hors pages.* Rien d'un roman policier, comme on voit. Voici quelques titres de chapitres : *Sang et Gloire, Le des­sein de Dieu, Sur la transcendance du christianisme, Du concile de Chalcédoine au XX^e^ siècle Les Sacrements dans la vie chrétienne, Le Royaume de Dieu et le sacrement, La gratuité de l'amour,* etc., des panégyriques de saint Joseph, saint Étienne, sainte Jeanne d'Arc, sainte Thérèse de l'Enfant Jésus, etc. Il s'agit bien exclusivement de « choses de Dieu ». Comme je suis un ami de Dom Aubourg, je préfère ne pas parler de son livre. Je serais probablement partial. Pourtant je ne penserais même pas à en faire l'éloge. Je dirais simplement et je dis : « Lisez ce livre. Aujourd'hui où les ouvrages religieux sont toujours (ou presque) des ouvrages de philosophie, de politique, d'apologétique, de propagande, de sentiment, de polémique, vous avez là une série d'essais qui, dans leur variété, ne sont jamais qu'une projection du pur christianisme, quel que soit le sujet, quelle qu'en soit l'occa­sion. » Ce n'est pas un livre à lire d'affilée. C'est un livre de che­vet dont, au hasard de l'inspiration, on lit vingt pages, qui font justement un chapitre, ordonné autour d'un thème précis. On en sort à chaque fois nourri et roboré, sans trop bien savoir si on vient de lire du Bossuet, du Péguy, du saint Tho­mas ou du Chesterton. C'est actuel et c'est biblique. L'ancien et le nouveau Testament sont la trame, mais à chaque page on rencontre Claudel, Valéry, Simone Weil, Brémond, Lucie Delarue-Mardrus... *Tolle lege...* Vous ne le regretterez pas. Et dites-vous qu'un jour, épuisé, ce livre sera introuvable. Vous en serez l'un des rares possesseurs. ============== fin du numéro 95. [^1]:  -- (1). Communiqué de l'A.C.O. daté du 23 avril 1965. Texte intégral dans La Croix du 24 avril et dans la *Documentation catholique* du 2 mai (col. 829 et 830). Voir *Itinéraires,* numéro 94, éditorial, pages 17 à 27. [^2]:  -- (1). Le texte -- capital -- du P. Schillebeeckx a été reproduit dans *Itinéraires*, numéro 94 de juin 1965, pages 177 à 179. [^3]:  -- (1). Nous étions trop modeste. Pas d'un seul. (Note de 1965) [^4]:  -- (2). L'affaire de *Parole et Mission* figure dans notre numéro 64 de juin 1962, pages 124 et suivantes. (Note de 1965.) [^5]:  -- (3). On peut relire, si on le désire, nos réponses au P. Liégé, dans notre numéro 64, pages 108 et suivantes ; et au chapitre XIX (pages 173 et suivantes) de notre ouvrage : *L'intégrisme, histoire d'une histoire*. (Nouvelles Éditions Latines). [^6]:  -- (1). Nous parlons ici de cet *état de guerre* dans la mesure où il nous concerne, où il nous faut bien en prendre acte pour notre part, et définir notre attitude dans la situation qui nous est ainsi imposée. -- En tant que fait objectif existant à l'intérieur de l'Église, et concernant bien d'autres personnes que nous-mêmes, cet état de guerre peut inspirer plusieurs autres réflexions, d'une portée plus générale, que l'on trouvera au chapitre XX : « La guerre dans l'Église » de notre ouvrage : *L'intégrisme, histoire d'une histoire*. [^7]:  -- (1). *Itinéraires*, numéro 94 de juin 1965, pages 17 à 27. [^8]:  -- (1). Texte intégral dans *La Croix* du 24 avril dans la *Documentation catholique* du 2 mai (col. 829 et 830). [^9]:  -- (1). *Figaro* du 27 mai 1965. [^10]:  -- (1). Notre soumission filiale, je la rappelais également dans le journal « Minute » du 21 mai 1965. [^11]:  -- (1). N.D.L.R. -- C'est notre supplément intitulé : « *L'Appel aux évêques de France* » en vente à nos bureaux, 1 F franco l'exemplaire. [^12]:  -- (1). N.D.L.R. -- C'est-à-dire *Pie XII, le Pape outragé* (Laffont éd.). Voir *Itinéraires*, numéro 88 de décembre 1964, page 23. [^13]:  -- (1). Maurice Bardèche : *Une lecture de Balzac* (Éditions des Sept Couleurs). [^14]:  -- (1). Lettre à M. de la Roque, 22 novembre 1706. [^15]:  -- (2). *Dictionnaire historique et critique.* [^16]:  -- (3). *Dictionnaire historique et critique.* Article *Farel*. [^17]:  -- (4). *Même ouvrage*, Article *Acosta,* note G. [^18]:  -- (5). *Pensées diverses sur la Comète. Avis au Lecteur.* [^19]:  -- (6). Lettre à son frère aîné du 26 décembre 1678. [^20]:  -- (7). *Dictionnaire historique et critique*. Article *Rosarins.* [^21]:  -- (8). *Nouvelles lettres critiques.* [^22]:  -- (9). *Chimère de la Cabale de Rotterdam.* [^23]:  -- (10). Lettre de Bayle à son père du 29 janvier 1676. [^24]:  -- (11). *Pensées diverses sur la Comète*. 143. [^25]:  -- (12). *Dictionnaire historique et critique*. Article *François Blondel.* [^26]:  -- (13). *Pensées sur la Comète*. 167 [^27]:  -- (14). *Dictionnaire historique et critique*. Article *Junon,* [^28]:  -- (15). *Dictionnaire historique et critique*. Article *Jean des Atarets.* [^29]:  -- (16). *Dictionnaire historique et critique*. Article *Caracioli.* [^30]:  -- (17). *Dictionnaire historique et critique*. Article *Eginhart.* [^31]:  -- (18). *Poèmes antiques et modernes. La Neige.* [^32]:  -- (19). Dans l'article *Baudouin*, jurisconsulte d'Arras (1520-1573), Bayle parle de « ceux qui avec de grands talents, ne parviennent pas très haut et qui s'affligent de voir des médiocres prendre leur place... ». Puis il ajoute : « Ils déchargent leur dépit sur ce qu'ils appellent injustice ou aveuglement de la fortune. Ils vont rarement au fait ; ils ne s'avisent guère d'une autre cause qui produit cela bien plus souvent qu'ils ne pensent. Ils devraient savoir qu'afin que des qualités éminentes portent un homme à l'élévation qu'elles semblent lui promettre, elles doivent être secondées par certaines autres qualités ou n'être pas traversées par certains défauts ; car n'étant pas secondées ou étant traversées, elles sont une cause insuf­fisante ; et ainsi selon les lois de la mécanique, il faut qu'elles manquent leur effet. Or voilà ce qui arrive à plusieurs de ceux dont les talents ont de l'éclat ; il leur manque certaines choses avec quoi ces grands talents feraient des merveilles et sans quoi ils ne peuvent ni les avancer ni les soutenir. Les qualités de ces gens-là ne sont pas bien assorties ; il n'y a point entre elles le concert et la proportion qui devrait y être ; au lieu donc de s'entraider les unes les autres, elles s'entre-nuisent... » [^33]:  -- (20). Article *Jansénius* in *Dictionnaire historique et critique.* [^34]:  -- (21). *Pensées diverses sur la Comète*. 66*.* [^35]:  -- (22). *Dissertation sur l'essence des corps*. [^36]:  -- (23). *Dictionnaire historique et critique*. Article *Guarini*. [^37]:  -- (24). *Dictionnaire historique et critique*. Article *Lucrèce.* [^38]:  -- (25). *Pensées diverses sur la comète*. [^39]:  -- (26). *Pensées diverses sur la Comète*. 115. [^40]:  -- (27). *Dictionnaire historique et critique*. Article *Amyrant*. [^41]:  -- (28). C'est-à-dire l'esprit philosophique. [^42]:  -- (29). *Pensées diverses sur la Comète*. 141. [^43]:  -- (30). *Dictionnaire historique et critique*. Article *Jean de Launès*. [^44]:  -- (31). *La Savetier et le Financier*. [^45]:  -- (32). *Pensées diverses sur la Comète*. 147. [^46]:  -- (33). *Dictionnaire historique et critique*. Article *Ignace de Loyola*. [^47]:  -- (34). *Pensées diverses sur la Comète*. 145. [^48]:  -- (35). *Dictionnaire historique et critique*. Article *Florimond de Rémond.* [^49]:  -- (36). *Pensées diverses sur la Comète*. 86.*.* [^50]:  -- (37). *Dictionnaire historique et critique*. Article *Henri de Guise.* [^51]:  -- (38). *Dictionnaire historique et critique*. Article *Grégoire VII.* [^52]:  -- (39). Même article*.* [^53]:  -- (40). *Pensées diverses sur la Comète*. 40. [^54]:  -- (41). *Commentaire philosophique*. [^55]:  -- (42). *Dictionnaire historique et critique*. Article *Nestorius*. [^56]:  -- (43). *Commentaire philosophique.* [^57]:  -- (44). *Dictionnaire historique et critique*. Article *Mahomet*. [^58]:  -- (1). Collection *Mystères et Mystiques*, aux Éditions Guy Victor. [^59]:  -- (1). Aux dernières nouvelles le procès de Béatification de ce héros de la Charité est en bonne voie en cour de Rome, et l'on peut espérer que le P. Henri Planchat sera bientôt proposé solennellement en exemple à tous ceux que préoccupe l'apostolat dans le monde ouvrier. Mais déjà dans le sacrifice du sang de son premier prêtre, la « *Congrégation des Religieux de Saint-Vincent de Paul* » (ainsi la désigne-t-on maintenant) a puisé la vigueur qui la fait fleurir et fructifier. Combien de prêtres, combien de Frères compte-t-elle à présent en France, au Canada (12 centres) en Belgique, en Italie, en Afrique noire et jusqu'au Brésil ? On \[ne\] p\[e\]ut en connaître le nombre exact. Contentons-nous de rappeler brièvement ici leur spiritualité et leurs caractéris­tiques. De celles-ci la moins spectaculaire est l'apostolat à domicile qui leur permet de détecter et de soulager les détresses matérielles et spirituelles. Il n'est qu'un aspect de leur mis­sion : préparer des militants d'Action catholique par le ca­téchisme, l'enseignement religieux et les retraites fermées ; initier à la doctrine sociale de l'Église jeunes gens, ouvriers et patrons en vue de leurs obligations familiales, professionnel­les et civiques ; les perfectionner en les formant à la vie in­térieure, source du zèle efficace et de l'inlassable dévouement. Quant à la spiritualité, elle est celle-même de leur Patron, saint Vincent de Paul. L'oraison en est la base, parce qu'ils savent par expérience que le zèle reste vain sans la grâce, obtenue par l'union à Dieu. Elle s'épanouit en simplicité, en obéissance, en renonce­ment à toute complaisance personnelle, d'où l'amour envers tous mais, en souvenir de M. Vincent, plus particulièrement envers les pauvres parce qu'ils ont plus grand besoin de la consolation de l'espérance. Aussi, fervents serviteurs de l'Amour, Prêtres et Frères Re­ligieux de Saint Vincent de Paul ont-ils une dévotion spéciale au Sacré-Cœur, au Cœur Immaculé de Marie, et à ce modèle de charité naturelle et surnaturelle, Saint Joseph, à qui fut Confié l'Enfant-Dieu. C'est pourquoi leurs œuvres et leurs pa­tronages sont des pépinières d'hommes de devoir, de dévoue­ment et de foi. [^60]:  -- (1). Jean Madiran : *Ils ne savent pas ce qu'ils font*, p. 72. [^61]:  -- (1). Cf. *Itinéraires*, n° 87, pp. 291 et ss. [^62]:  -- (2). 15 septembre 1879. P. Cros à Henri Lasserre. Cette lettre sera étudiée ultérieurement, avec ses conséquences. [^63]:  -- (3). 26 juillet 1957. L'abbé Laurentin au conservateur des archi­ves Lasserre. [^64]:  -- (4). Ce mépris était si poussé qu'après trois ans d'études l'abbé Laurentin ne savait pas encore que Lasserre avait écrit sur Lourdes autre chose qu'un récit des Apparitions. Il ignorait : *Bernadette* (1879), *Les Épisodes Miraculeux* (1883), *Mgr Peyramale* (1897). [^65]:  -- (5). Il parut en décembre 1957, chez Lethielleux. Nous désignerons cet ouvrage par le sigle DA. [^66]:  -- (6). *Lourdes, Histoire Authentique*, par R. Laurentin, Lethielleux, T. I, p. 19, note 9. Sigle. HA. [^67]:  -- (7). Le conservateur des archives Lasserre a souvent rappelé ce propos à l'abbé Laurentin, notamment dans une lettre du 14 janvier 1961. Le terme *Protestation* désigne le témoignage susdit. [^68]:  -- (8). HA 1, chap. 1 et 2. [^69]:  -- (9). HA 1, p. 17. [^70]:  -- (10). HA 1, p. 18. [^71]:  -- (11). HA 1, p. 22. [^72]:  -- (12). *L'Homme*, par Ernest Hello, Palmé, 1872, p. 60. [^73]:  -- (13). Cf. *Itinéraires*, n° 85, p. 103. [^74]:  -- (14). L'abbé Laurentin avait connu ces difficultés pour rajouter en dernière heure dans HA 1 trois documents, dont deux lettres de l'abbé Peyramale à son frère, provenant des archives Lasserre et Peyramale. [^75]:  -- (15). 1^er^ mars 1958. L'abbé Laurentin au Conservateur des archi­ves Lasserre. [^76]:  -- (16). *L'Homme*, *op. cit.*, p. 61. « L'intelligence est la faculté de lire l'idée dans le fait. » [^77]:  -- (17). Cf. *Itinéraires*, n° 85, p. 116. [^78]:  -- (18). P. Cros au P. Sempé, 28 décembre 1877. [^79]:  -- (19). *Notre-Dame de Lourdes*, par Henri Lasserre, Palmé, 1869. [^80]:  -- (20). 23 mai 1879, Chanoine Alazard, vicaire général de Rodez, à H. Lasserre. [^81]:  -- (21). Cf. *Itinéraires*, n° 87, p. 288 et ss. [^82]:  -- (22). 15 décembre 1872. Pamphlet sous forme de lettre du P. Sempé à Mgr Pichenot, évêque de Tarbes. Imprimé en janvier 1873, p. 16. [^83]:  -- (23). HA 1, pp. 164 à 166. [^84]:  -- (24). Cf. *Itinéraires*, n° 87, pp. 292, 293, n° 93, p. 114. [^85]:  -- (25). HA 2, chapitre 9, pp. 207 et ss. [^86]:  -- (26). *Annales de Notre-Dame de Lourdes,* 30 septembre 1868, pp. 89 et 90. [^87]:  -- (27). 4 articles sur 12 avaient déjà paru avec un immense succès. [^88]:  -- (28). 12 octobre 1868. [^89]:  -- (29). 16 octobre 1868. [^90]:  -- (30). 22 novembre 1868. H. Lasserre à Mgr Laurence, Ev. de Tarbes. [^91]:  -- (31). 13 octobre 1869. [^92]:  -- (32). 16 novembre 1869. Cf. *Itinéraires*, n° 87, pp. 286 et ss. [^93]:  -- (33). HA 1, p. 165. [^94]:  -- (34). *L'affaire Henri Lasserre et Sempé*. Mémoire manuscrit par le chanoine Lemaître. [^95]:  -- (35). Cf. *Itinéraires*, n° 87, p. 288, note 73. [^96]:  -- (36). HA 2, pp. 240 et ss. [^97]:  -- (37). Cf. *Histoire de Notre-Dame de Lourdes,* Beauchesne, 1925, p. 141, et *Lourdes 1858,* Lethielleux, 1957, pp. 213 et 218*.* [^98]:  -- (38). 2 janvier 1872, 15 décembre 1872, p. 6, etc. [^99]:  -- (39). HA 2, p. 240, note 7. [^100]:  -- (40). HA 1, p. 98, note 19. [^101]:  -- (41). HA 1, p. 102. [^102]:  -- (42). HA 2. p. 266, note 93, et p. 242, note 8. [^103]:  -- (43). HA 1, p. 163. [^104]:  -- (44). HA 2, p. 242, note 11. [^105]:  -- (45). HA 1, p. 130. [^106]:  -- (46). DA 1. p. 198, note 21. [^107]:  -- (47). HA 2, p. 361, note 67. [^108]:  -- (48). HA 1, id., et p. 131. [^109]:  -- (49). DA 3, pp. 83 et ss. [^110]:  -- (50). HA 1, p. 285, note 5. [^111]:  -- (51). HA 1, p. 130. [^112]:  -- (52). HA 2, p. 209. [^113]:  -- (53). DA 5. p. 67. Exemple : le nombre et les dates des inter­rogatoires dont il annonce la modification d'après cet unique ren­seignement. \[manque l'appel de cette note 53\] [^114]:  -- (54). DA 5, p. 69, note 11. « Ce furent les compagnes qui furent effrayées. » [^115]:  -- (55). *Note sur M. H. Lasserre* faussement datée du 28 novembre 1869. [^116]:  -- (56). 15 déc. 1872. Pamphlet imprimé par le P. Sempé, p. 10. [^117]:  -- (57). Cf. ci-dessus les notes 28 et 29. [^118]:  -- (58). 1^er^ décembre 1868. [^119]:  -- (59). 2 janvier 1872. [^120]:  -- (60). 12 octobre 1871. [^121]:  -- (61). 13 octobre 1871. [^122]:  -- (62). HA 1, p. 106. [^123]:  -- (63). *La Grotte de Lourdes*, par le Dr Dozous, 1874, p. 28 [^124]:  -- (64). *Annales de Notre-Dame de Lourdes*, 31 août 1874, p. 160. [^125]:  -- (65). *Histoire des Apparitions de Notre-Dame de Lourdes*, Gau­thier-Villars, 1877, p. 25. [^126]:  -- (66). Même titre, Lecoffre, 1880, 3^e^ édition entièrement refondue, p. 29. [^127]:  -- (67). 4 février 1878. [^128]:  -- (68). HA 2, p. 243. [^129]:  -- (69). Sur 24 témoignages mentionnés en note, trois seulement sont antérieurs au récit de la *Petite Histoire*. Ce sont les dires cités ci-dessus et tout à fait suspects de Clarens et de Sœur Augustine, et un propos « *très confus* » (sic). [^130]:  -- (70). HA 2, p. 245. [^131]:  -- (70 bis) *Sainte Bernadette*, Vitte, 1954, p. 171, note. [^132]:  -- (71). *Op. cit*., 1^e^ édition, p. X. [^133]:  -- (72). *Op. cit*., 3^e^ édition, p. VII [^134]:  -- (73). Cf. ci-dessus note 34. [^135]:  -- (74). Compte rendu faussement daté du 17 novembre 1869. [^136]:  -- (75). 15 décembre 1872. Pamphlet cité, p. 7. [^137]:  -- (76). HA 2, p. 244. [^138]:  -- (77). HA 3, p. 189. [^139]:  -- (1). Ia Jo. II, 15. [^140]:  -- (1). *De adhaerendo Deo* (de l'union à Dieu). Réédité en 1944 à Mont­réal (Canada), éditions de l'Arbre. [^141]:  -- (1). Voir respectivement : Matth. XVI, 25 ; -- Luc XIV, 26 ; -- Matth. XIX, 12. [^142]:  -- (1). La terminologie : mépris ontologique, mépris mystique ne me paraît pas très heureuse ; elle est commode et quasi-consacrée ; je l'emploie faute de trouver mieux... [^143]:  -- (1). IIa Cor. VI, 15. [^144]:  -- (2). Ia Cor. X, 14-33. [^145]:  -- (3). Saint Jean de la Croix, *Cantique de la nuit obscure,* dans les œuvres de saint Jean de la Croix, traduction du P. Cyprien (revue par le P. Lucien-Marie) éditée par Desclée de B., à Paris, page 1.214. [^146]:  -- (4). « Nous nous flattons de quitter nos passions lorsque ce sont nos passions qui nous ont quitté. » La Rochefoucauld. Beaucoup de pensées semblables dans son œuvre ou dans celle de La Bruyère. [^147]:  -- (5). « Aux âmes qui souffrent de ne pas aimer -- et de ne pas souffrir par amour ; on voudrait dire combien précieuse est leur misère intérieure et combien Dieu a soif, d'une prière partie de là. Il ne s'agit pas de consentir à l'égoïsme (ce serait du quiétisme), il s'agit d'offrir, avec les mains de l'amour, la misère « affective » de l'égoïsme. A quoi bon essayer de colorer nos pauvres douleurs ? Rien n'est trop pauvre, rien n'est vain en face de Dieu. Il est des êtres qui, parce qu'ils ignorent les brisements ailés de la souffrance amoureuse, se croient exclus des profondeurs de la vie divine. Mais « vivre d'amour » est autre chose que « vivre l'amour ». La vie divine est un abîme dont nul sentiment humain n'a touché le fond : elle n'est pas dans ce qu'on « sent » de Dieu, mais dans ce qu'on « donne » à Dieu­. Et à celui qui ne trouve dans son âme rien de pur et de vivant à offrir, il reste à s'offrir soi-même. Offrande nue et foncière, qui atteint jusqu'à la substance. Les pauvres sont chers à Dieu parce que, vides de tout avoir, ils donnent leur être. Ce n'est pas ne rien donner que de donner son rien. « Bienheureux les pauvres en esprit », a dit Jésus. C'est-à-dire « les pauvres intérieurs ». Et il n'est pas de pauvreté plus intime que celle de la stérilité affective. Rien n'est impur ici-bas comme la pauvreté qui se révolte (car elle n'a de recours que dans la bas­sesse et la fraude). Mais la pauvreté qui consent, la pauvreté dont l'œil reste simple, touche aux cimes les plus chastes de l'amour. En ces temps que le subjectivisme a dévastés, Dieu a besoin de beau­coup d'âmes qui croient en l'amour contre elles-mêmes, pour com­penser la trahison de celles qui n'ont cherché qu'elles-mêmes dans l'amour. » G. Thibon, *Propositions sur la douleur*. (*Études carmélitaines*, octobre 1936.) [^148]: **\*** -- ANAGOGIE : Interprétation par le sens anagogique ; ANAGOGIQUE : se dit d'un sens spirituel de l'Écriture fondé sur un type ou un objet figuratif du ciel et de la vie éternelle. \[Petit Robert -- note de 2002\]. [^149]:  -- (1). Garrigou-Lagrange, o.p. *Le langage des spirituels comparé à celui des théologiens*, supplément de la *Vie spirituelle* (aux éditions du Cerf, à Paris) 1^er^ décembre 1936. [^150]:  -- (1). Maritain, *Les degrés du savoir* (Chez Desclée de B. à Paris) le chapitre sur saint Jean de la Croix, pages 658 et suiv. [^151]:  -- (1). C'est le grief, par exemple, au sujet du Moyen Age de Robert Bultot, chargé de recherches au fond national belge de la recherche scientifique. [^152]:  -- (1). Re-publié en 1951 aux Presses d'Ile-de-F rance, 1, rue Garancière, Paris 6^e^. [^153]:  -- (1). Voir notamment Maritain, *De la vie d'Oraison* (note IV) bro­chure parue à l'Art Catholique, 6, place Saint-Sulpice, Paris 6^e^ ; voir, du même, *Carnet de notez,* chez Desclée de B. en 1965 ; voir aussi Gabriel de Sainte-Marie-Madeleine, dans les *Études Car­mélitaines,* octobre 1934, l'étude sur le « double mode » des dons du Saint-Esprit. [^154]:  -- (1). Ces renseignements viennent du Talmud ; ils sont tirés de l'excellent livre de M. Marnas « *Miriam* » (chez Perrin). [^155]:  -- (1). Le changement de local s'explique par le fait que le vice-recteur de régime français désavoua *in extremis* l'autorisation donnée par son confrère flamand et, sans aller jusqu'à interdire la confé­rence, annonça, sous sa signature, qu'elle aurait lieu dans une salle plus modeste que la Grande Rotonde primitivement prévue. [^156]:  -- (2). Université Libre (c'est-à-dire anticatholique) de Bruxelles. [^157]:  -- (1). Pierre Bertaux, *La Mutation Humaine*, petite bibliothèque Payot (livre de poche) à Paris, pages 181 et 182,. [^158]:  -- (1). Dans la première épître de saint Jean (chap. 2 et 4) l'anté­christ nous est montré déjà à l'œuvre ; dans l'Apocalypse (chap. 13), le dragon (le diable) prête son pouvoir à la bête de la mer (pouvoir politique) et à la bête de la terre (les fausses doctrines), mais le dragon et les deux bêtes vont inéluctablement à leur ruine (chap. 19 et 20).