# 96-09-65 1:96 ## Teilhard et la science NOTRE QUESTION : le succès au­près du grand public des livres de TEILHARD DE CHARDIN s'est accompagné, pour beaucoup d'esprits, de la réduction à un « évolutionnisme » unique, simplifié, impérieux, d'un ensemble de recherches portant sur des disciplines très variées et relativement très différenciées malgré leurs connexions multiples. C'est « la science » qui impose, au niveau de l'opinion commune, un dogmatisme nouveau. Et ce nouveau dogmatisme est fondé sur un argument d'autorité : « la science dixit ». La caution de « la science » est invoquée, en dehors même des domaines scientifiques, pour qualifier de nouvel­les philosophies et de nouvelles théologies, ou en tous cas pour disqualifier des théologies et des philosophies que l'on déclare dépassées au regard de « la science ». 2:96 Mais ce ne sont pas ordinairement des hommes de science qui parlent ainsi : ce sont des théologiens, des philosophes, des journalistes, qui dogmatisent de la sorte au nom de « la science » et qui prêtent à « la science » leur propre voix, autoritaire et sans appel. Sans appel ? Il convenait peut-être d'interroger d'abord les hommes de science les plus scientifiquement qualifiés. C'est ce que nous avons entrepris. \*\*\* LE PROBLÈME envisagé ici est uniquement scientifique. A l'argument d'autorité : « la science dixit », nous avons opposé la question : « que dit la science ? ». Le présent numéro est donc entièrement scientifique, composé seulement des réponses que des hommes de science, du point de vue de la discipline scientifique qu'ils pratiquent, ont cru pouvoir apporter, ou ont déclaré ne pas pouvoir apporter, aux questions posées. Ces réponses nous ont paru plusieurs fois suggérer ou appeler un commentaire philosophique : ce commentaire, il ne nous a point semblé convenable de le formuler ici. Ce sera ultérieurement l'objet, s'il plaît à Dieu, d'un autre numéro spécial. 3:96 Nous remarquerons simplement, comme le lecteur pourra s'en apercevoir, que la distinction (ou la frontière) entre le point de vue scientifique et le point de vue philosophique (voire théologique) n'est pas entendue (ou située) de la même manière par tous les hommes de science : certains d'entre eux écartent comme « philosophiques » des questions auxquelles d'autres s'estiment fondés à répondre « scientifiquement ». Leur désaccord à ce propos est peut-être aussi grand que le désaccord des philosophes. \*\*\* LE PREMIER RÉSULTAT de notre enquête est d'apporter un instrument de travail, incomplet sans doute, mais qui a, croyons-nous, le mérite d'exister : il fallait bien commencer. Ce premier instrument de travail et de réflexion peut avoir une valeur de libération intellectuelle. Au dogmatisme sommaire et à l'argument d'autorité de « la science dixit », si répandus aujourd'hui au niveau des publicités, des propagandes, des polémiques qui se développent autour du teilhardisme, nous opposons « ce que disent les hommes de science ». Et ce qu'ils disent est souvent beaucoup plus nuancé, beaucoup plus divers, beaucoup plus mesuré, et en somme « pluraliste », que les mythes simplistes diffusés au nom de « la science dixit ». 4:96 *Les hommes de science qui ont répondu à nos questions l'ont fait évidemment en toute liberté, y compris la liberté de répondre éventuellement à côté. Répondre à côté est parfois la seule réponse que puisse faire un esprit à une question dont il estime qu'elle ne se pose pas, ou qu'elle ne se pose pas exactement ainsi. En présentant le question­naire que l'on lira aux pages suivantes, nous avions précisé à nos interlocuteurs qu'ils n'étaient naturellement pas tenus de répondre à toutes nos questions et qu'ils avaient la liberté, s'ils le ju­geaient nécessaire ou préférable, de répondre à côté.* *Il va sans dire que les réponses recueillies par notre enquête engagent seulement, dans chaque cas, la responsabilité de leur auteur.* ([^1]) 5:96 ### Questionnaire LE SUCCÈS auprès du grand public des livres de Teilhard de Chardin s'est accompagné, pour beaucoup d'esprits, de la réduction à un « évolutionnisme » unique et simplifié d'un ensemble de recherches portant sur des disciplines très variées et relativement très différenciées malgré leurs connexions multiples. Est-il possible de faire le point, dans une perspective proprement scientifique, sur les problèmes ainsi mis en cause ? L'enquête de la revue ITINÉRAIRES demande aux hommes de science dans quelle mesure ils peuvent répondre, chacun du strict point de vue de sa discipline scientifique, aux questions suivantes : **1. --** Y a-t-il un apport proprement scientifique de Teilhard de Chardin dans la discipline envisagée, et en quoi consiste-t-il ? **2. --** Monogénisme et polygénisme : a\) y a-t-il accord unanime, ou divergence, du point de vue de la discipline scientifique envisagée, sur le fait que l'humanité descend d'un premier homme ou bien de plusieurs rameaux préhumains ayant abouti à une pluralité de races ? b\) faut-il parler à ce sujet de certitude scientifi­que ou d'hypothèse scientifique ? 6:96 c\) dans le cas du polygénisme, la diversité des races risque-t-elle d'avoir pour conséquence une inéga­lité fondamentale, ou bien tous les hommes demeurent-ils égaux dans leur potentiel de développement intel­lectuel ? **3. --** Y a-t-il continuité ou non-continuité de la matière à l'esprit ? La continuité, ou la non-continuité, est-elle une hypothèse scientifique ou une certitude scientifique ? **4. --** L' « évolutionnisme » : quel est le sens de ce mot dans la discipline envisagée ? Quelle est la part de l'hypothèse et celle de la certitude ? Y a-t-il plusieurs système-s évolutionnistes s'excluant les uns les autres, ou peut-on au contraire concevoir, par-delà les divergences, un « évolutionnisme » commun aux divers systèmes scientifiques ? 7:96 ### Réponse de Louis Bounoure professeur de Biologie générale\ à l'Université de Strasbourg Recherches et conceptions\ paléontologiques\ de Teilhard de Chardin L'ÉCRIVAIN ou l'artiste de talent, dès qu'il a cessé de vivre, son œuvre tombe inévitablement, comme on le sait, dans une période d'indifférence et d'oubli, qui est, dit-on, son purgatoire, ce n'est qu'après avoir subi cette épreuve qu'il reprend dans la faveur du public la juste place de son mérite. Une telle règle est-elle d'application générale ? Toujours est-il que Teilhard de Chardin y échappe : alors que cet auteur, en dehors des spécialistes de la science des fossiles, n'était guère connu, de son vivant, que de rares initiés qui se passaient sous le manteau ses écrits clandestins, sa mort l'a fait monter d'un seul coup au faite de la gloire ; le purgatoire, pour lui, a fait place à une apothéose ; ses livres représentent le grand succès de librairie de notre époque, et à ce succès participent aussi les laudateurs qui commentent ce qu'ils appellent son génie. Génie multiforme, qui se déploie sous aspects scientifique, philosophique, mystique, sociologique ; 8:96 Teilhard est cosmologue et prophète, panthéiste pour les uns, et, pour les autres inventeur d'une « foi chré­tienne rectifiée » ([^2]) ; il use d'une langue si personnelle qu'elle a nécessité l'édition d'un lexique spécial ; enfin certains, sans rire, parlent de Teilhard comme d'un poète. Bref, un esprit universel, et en tout cas un illuminé, dont nous n'avons pas l'intention d'exposer la doctrine métaphy­sique et adventiste ; notre seul but est de présenter la partie positive de son œuvre, à savoir ses travaux et sa théorie d'ordre paléontologique. \*\*\* *Les prémisses d'une carrière scientifique*. -- S'il y a en tout homme une identité personnelle qui forme le lien per­manent des divers âges de la vie, il est logique de chercher à reconnaître dans les premières expériences enfantines les germes des tendances qui marqueront de façon prédomi­nante la pensée adulte. « Je n'avais certainement pas plus de six ou sept ans, a écrit Teilhard de Chardin, lorsque je commençai à me sentir attiré par la Matière, -- ou plus exactement par quelque chose qui *luisait* au cœur de la Matière » ; l'objet de cette idolâtrie était un « Dieu de Fer », inclus dans tout morceau de métal, pourvu qu'il fût « épais et massif », de « forme aussi pleine que possible » : sa « Consistance » lui apparaissait comme l'être même de cette Matière, qu'il invoquera plus tard avec toute la ferveur due à la réalité fondamentale de l'univers. Mais plus tard le Fer, parce qu'il « se raie et se rouille », laissera place à une attention beaucoup plus large, donnée aux pierres, aux fleurs, aux insectes, où se satisfont le désir et le plaisir de maintes collections. 9:96 Chez ce naturaliste débutant, cela ne fait aucun tort aux sentiments religieux et aux tendances mystiques que ses parents et surtout sa mère cultivent en lui, et qui se fortifieront encore au contact des éduca­teurs de la Compagnie de Jésus. On ne s'étonne point de l'entendre lui-même déclarer : « A dix-sept ans, le désir du plus parfait a déterminé ma vocation de jésuite. » On ne peut douter de la qualité d'âme et du désir d'absolu qui inspiraient cette vocation. Les longues études littéraires, philosophiques et théolo­giques imposées aux novices de la Compagnie de Jésus, les trois années que Teilhard passe en Égypte pour enseigner la physique et la chimie dans un collège du Caire, puis enfin la guerre de 1914-18 qu'il fait comme brancardier dans un régiment de choc, retardent pour lui l'acquisition du titre de licencié qu'il obtiendra seulement en 1920, en passant à la Sorbonne, à l'âge de près de 40 ans, les trois Certificats classiques de Sciences naturelles. Mais son activité scienti­fique a débuté bien avant cela. Il a déjà noué des relations dans les milieux parisiens de la géologie et de la philosophie. Il connaît l'abbé Gaude­froy, professeur de géologie à l'Institut Catholique, le paléontologiste belge Louis Dollo, et surtout Marcellin Boule, l'éminent professeur du Muséum, qui dès 1912 l'a accueilli comme élève dans son laboratoire. Boule était un évolutionniste convaincu, chose toute naturelle à une époque où toute la pensée biologique était pénétrée de la valeur du transformisme, que professaient au Collège de France Bergson et Le Roy. Mais de Bergson à Teilhard l'osmose n'était guère possible, car *l'Évolution créatrice* du philosophe est un élan qui, à partir de la simplicité crée la multiplicité des formes, tandis que la pensée du paléontologiste fait progresser la vie et le monde vers un point ultra-humain où toute la conscience cosmique se concentrerait dans l'unité. 10:96 En revanche l'amitié fut étroite entre le jeune jésuite et Édouard Le Roy, et leur évolution­nisme commun se renforça par leurs échanges réciproques. Plongé dans cette sorte de bouillon de culture où fermen­tait la mystique du devenir, le paléontologiste encore novice était prêt à accueillir la fable de l'Homme de Piltdown. \*\*\* *L'histoire de l'Homme de Piltdown*. -- Cette histoire se trouve rapportée avec les précisions et les détails dus à une découverte authentique de grande importance, dans les Traités de paléontologie publiés jusque vers 1953 ([^3]). En 1911, un certain Charles Dawson, homme de loi de son métier et naturaliste amateur, découvrit près de Piltdown, dans le Sussex, une partie de l'os frontal d'un crâne humain, qu'il porta à Smith Woodward du British Museum, et les deux hommes entreprirent au printemps suivant, sur le même lieu, des recherches qui permirent de recueillir de nouvelles parties de la portion supérieure du crâne, ainsi que la moitié droite d'une mandibule. Ces divers fragments étaient suffisants pour qu'on pût reconstituer le crâne du type de Piltdown, qui fut publié en 1912 sous les noms de Smith Woodward et de Ch. Dawson. En 1913, on découvrit encore les os nasaux de la partie supérieure du nez. A ce moment, dit W. Howells, un jeune prêtre français paléon­tologiste, le P. Teilhard de Chardin, fit une visite de trois jours au gisement et trouva une canine qui fut attribuée à la demi-mâchoire. En 1915, Dawson, dans des fouilles entreprises à deux miles de distance de la première, trouva en­core une partie de la région frontale droite, un morceau de la région occipitale et une molaire inférieure. 11:96 Une nouvelle reconstitution du crâne fut faite alors par Arthur Keith, tenant compte du fait que les divers frag­ments ne s'ajustaient pas exactement les uns aux autres et qu'il fallait laisser entre eux un nouvel espace ; on put alors estimer le volume cérébral à 1500 cc. Dès lors rien ne s'opposait à ce que l'on y reconnût un crâne tout à fait humain, semblable au nôtre, bref le crâne d'un homme actuel, celui, dit Howell, « d'un bourgeois de Londres ». Mais il y a la mandibule. Et c'est là l'extraordinaire, car elle a tous les caractères d'une mâchoire de Singe anthro­poïde ; elle ne présente pas la moindre indication d'un menton : elle ressemble à une mandibule de Chimpanzé ; les molaires y sont plus longues que dans notre espèce. Voilà donc une pièce fossile sensationnelle : elle unit aux caractères crâniens de l'*Homo sapiens* une mandi­bule de Singe. On tenait enfin la souche humaine primitive, le « missing link » ou terme de passage, postulé par la *Des­cendance de l'Homme ;* c'était le grand triomphe du darwi­nisme, cependant que Woodward et Keith s'accordaient à reconnaître dans l'Homme de Piltdown un ancêtre de notre espèce, l'*Eoanthropus Dawsoni.* Cette affaire suscita maints écrits et discussions, avant de se terminer d'une manière pitoyable, mais qui prête à sourire. En 1953, une étude de Weiner, Le Gros Clark et Oakley démontrait que l'Homme de Piltdown était une supercherie grossière, fabriquée de toutes pièces, avec un crâne humain chimiquement vieilli, et une mandibule d'Orang-Outang, dont on avait limé les dents. Il est vrai­semblable que ce « faux » doit être attribué à Dawson lui-même : voulait-il, conquis par le darwinisme, lui apporter un argument décisif, ou, au contraire, couvrir les darwinistes de ridicule ? 12:96 Toujours est-il que l'*Eoanthropus* était une « attrape », analogue à ces leurres qu'utilise la psycho­logie comparée pour analyser les réactions impulsives des animaux : c'était une « attrape » pour paléontologistes. Il était naturel que Teilhard s'y laissât prendre, et l'on ne peut s'en étonner, car il s'agit d'une époque où toute pensée biologique était entraînée dans le délire collectif de l'évolutionnisme. Celui qui devait écrire : « Je crois en l'évolution » aurait-il, pu opposer quelque doute à la fable de l'*Eoantropus *? Aussi le voit-on, en 1920, dans la *Revue des Questions scientifiques*, rejeter bien loin l'idée que chez ce fossile « le crâne et la mâchoire pussent ne pas appartenir à un même individu ». Et quarante ans plus tard, en 1953, alors que la fraude venait d'être dévoilée, il évoquait encore la prétendue découverte de Piltdown comme « l'un de ses souvenirs paléontologiques les plus lumineux ». Boule, à peu près seul, avec le sens intuitif d'un véritable savant, avait senti et déclaré que ce fossile inexistant « sonnait faux ». L'histoire de Piltdown blesse gravement en nous le sens de la dignité de la science, mais le leurre de l'*Eoanthropus* eut la valeur d'un test révélateur quant au jugement et à l'esprit critique de ceux qui eurent à se prononcer sur ce fossile fabriqué ; il jette notamment quelque lumière sur la mentalité de Teilhard paléontologiste, et met en lumière l'idée fixe qui règne souverainement sur ce chercheur dès les débuts de sa carrière. \*\*\* *Premiers travaux*. -- Teilhard entreprend ses premières recherches au laboratoire de Boule, qui lui a proposé d'étu­dier les Mammifères fossiles provenant des gisements de phosphate de chaux ou *phosphorites* de la région du Quercy : premier mémoire consacré aux Carnivores en 1915, un second aux Primates en 1916. 13:96 De retour en 1919 au Laboratoire du Muséum, il poursuit, sur les petits Mammi­fères de la région de Reims, un nouveau travail qui sera présenté en 1921, à la Sorbonne, comme thèse de doctorat. L'auteur s'affirme là comme un spécialiste des Mammi­fères : ces animaux surgissent à l'aurore de l'ère tertiaire (période *éocène*), sous des formes multiples, de petite taille, encore peu variées et mal différenciées, qu'il s'agit de déter­miner et de mettre en parallèle avec celles, contemporaines, de l'Amérique du Nord. Mais surtout, dans cette faune de « forme confuse et atténuée », Teilhard s'attache à décou­vrir « une annonce et une ébauche de la faune actuelle » ; chez ces petits animaux, tous identiques par leurs pattes à quatre ou cinq doigts, par leurs dents semblablement cons­truites, on peut déjà discerner les lignes qui conduiront aux groupes, si tranchés aujourd'hui, des Carnivores, des Rongeurs, des Insectivores, des Ruminants, des Primates. C'est aux Primates que Teilhard s'intéresse parti­culièrement, espérant trouver chez eux les plus lointains représentants du phylum qui se terminera par l'espèce humaine ([^4]). 14:96 Certains Insectivores éocènes, gros comme des rats, font transition, par le mélange de leurs caractères, avec les Primates inférieurs, les Lémuriens et les Tarsidés. Tan­dis que les Lémuriens éocènes sont déjà presque identiques aux Lémuriens qui survivent de nos jours à Madagascar, les Tarsidés, avec le genre *Pseudoloris,* annoncent le Tarsier actuel de Malaisie, que l'on a rapproché tantôt des Lému­riens, tantôt des vrais Singes, à cause de : la réduction de sa face et des fortes dimensions de son cerveau. « C'est là un exemple, dit Teilhard, de cette règle, générale chez les Primates, que, à l'intérieur de chaque phylum, la variation du type zoologique tend à se faire dans la direction des formes plus ou moins grossièrement anthropoïdes ». Cepen­dant il convient qu'à l'éocène, on ne rencontre pas encore de véritables Singes, et que si leur rameau commence à s'individualiser, ils sont encore confondus, perdus, au mi­lieu des formes appartenant aux Tarsidés ; et rien n'indique que ceux-ci aient donné naissance à ceux-là. Le Tarsier actuel n'est que le dernier vestige de la faune des Primates de l'époque éocène. Il faut chercher ailleurs les racines des vrais Singes. \*\*\* *La ligne de l'évolution vers l'Homme*. -- En 1923 Teil­hard esquisse, pour les lecteurs de la *Revue de Philosophie*, la suite de l'histoire paléontologique des Primates : elle est marquée dans la deuxième partie des temps tertiaires (*oligocène*), par l'apparition des vrais Singes, en deux séries parallèles, l'une propre au Nouveau Monde, exclu­sivement formée de platyrhiniens qui n'appartiennent pas à l'ascendance de l'Homme ; -- l'autre, représentée par de petits Catarhiniens, les *Parapithecus* et *Propliopithecus,* ce dernier dans une ligne d'évolution « qui monte presque tout droit dans la direction des Singes anthropomorphes ». 15:96 A l'époque suivante (*miocène*), où l'Europe est envahie par toute sorte d'Ongulés et de Proboscidiens d'origine africaine ou asiatique, des Singes Anthropomorphes, les *Pliopithecus* et les *Dryopithecus* « arrivent chez nous en compagnie des Mastodontes ». Le Pliopithèque est déjà « presque un petit Gibbon ». Mais les Dryopithèques, dignes par leur taille « de figurer dans l'entourage immédiat de l'Homme, se laissent placer sans difficultés à l'origine com­mune des Gorilles, des Chimpanzés et des Orangs ». L'Amé­ricain W. K. Gregory a même considéré comme possible qu' « ils aient pu servir d'introducteurs directs à la forme humaine ». Mais Teilhard n'adopte pas cette opinion : les Dryopithèques, dit-il, « trop engagés déjà dans la direction de nos Anthropomorphes actuels » ne représentent pas une suite, mais un *relais *; leur mâchoire, seule pièce connue du squelette de ces animaux, présente les caractères typiques des grands Singes : grande canine, forte première prémo­laire, longue symphyse antérieure unissant les deux moi­tiés de la mandibule. C'est en Asie méridionale, notamment dans les Indes, où foisonnèrent au tertiaire supérieur les Singes anthro­poïdes, que devaient prendre naissance des formes plus voi­sines de l'Homme. Et Teilhard va contribuer à la décou­verte, en Chine, de l'une de ces formes. \*\*\* *L'appel de la Chine et la découverte du Sinanthrope*. Au moment où le P. Teilhard, en 1923, cesse son enseigne­ment à l'Institut Catholique de Paris, il a déjà reçu, à plu­sieurs reprises, l'appel d'un autre jésuite, le P. Licent, installé à Tientsin, où il a fondé un Musée d'Histoire natu­relle. 16:96 Cédant à cet appel et chargé lui-même d'une mission par le Muséum de Paris, il part pour la Chine, et c'est le début d'une vie active de voyages, d'explorations et de recherches, qui se déploie en épisodes variés, voyage en Mandchourie, découverte du paléolithique de la Chine, participation à l'expédition Centre-Asie en 1930, puis à la Croisière Jaune Haardt-Citroën en 1931-32. Il n'y a pas lieu d'insister sur ces événements et il faut arriver au principal titre paléontologique de Teilhard, sa contribution à la découverte de l'Homme de Pékin, le Sinanthrope. La circonstance initiale qui devait amener cette décou­verte fut l'institution, par le Service géologique de Chine et l'aide de la Fondation Rockefeller, d'un service de fouilles, pour l'étude d'une poche ou taverne à ossements, située près de Chou-Kou-Tien, à cinquante kilomètres de Pékin. Mais la première inspiration décisive revient sans doute au Dr Davidson Black, professeur d'anatomie à l'Université chinoise, qui en possession d'une seule molaire de type humain, provenant du gisement, imagina aussitôt l'exis­tence d'une espèce d'Homme fossile qu'il nomma, sans plus attendre, *Sinanthropus pekinensis ;* et en effet, l'année sui­vante, en 1929, les restes de ce fossile étaient exhumés des fouilles dirigées par le paléontologiste chinois W. C. Pei. Puis, en 1930, Teilhard de Chardin et C. Young venaient participer aux recherches. En 1934, les quatre collabora­teurs publiaient l'ensemble des résultats acquis à cette date sur le « Fossil man in China ». Ils furent complétés ensuite par d'autres publications, et notamment, après la mort de Black, par celles de F. Weidenreich (de 1936 à 1943). Le deuxième volume de l'œuvre de Teilhard, *L'Appa­rition de l'Homme*, reproduit les principaux articles qu'il a publiés à diverses reprises sur le Sinanthrope. 17:96 Le gisement de Choukoutien a fourni, parmi une riche faune de mammifères, un assez grand nombre de pièces osseuses du Sinanthrope, soit six crânes tous incomplets, surtout quant à la région faciale, une demi-douzaine de mandibules, de nombreuses dents isolées, le tout représen­tant près de quarante individus, adultes et enfants. En dehors de ces pièces céphaliques, le squelette n'est connu que par-une clavicule et deux fragments d'os longs, l'un d'humérus, l'autre de radius. Pour Teilhard, la poche à ossements de Choukoutien serait une très ancienne caverne effondrée, dans laquelle une population de Carnivores et l'Homme lui-même vécurent il y a très longtemps et abandonnaient leurs os mêlés aux ossements de leurs proies : en somme un très vieil habitat, où l'on a trouvé l'Homme préhistorique « au gîte ». Dans la faune animale dont ce gîte livre aujourd'hui les restes, il faut distinguer deux parties : celle des Carni­vores qui ont vécu dans la caverne ou venaient y chercher leurs proies (notamment une grande hyène, très commune), et d'autre part, le groupe des animaux, représentés surtout par des membres et des crânes brisés, et qui étaient des proies pour les carnassiers (autruche, cheval, rhinocéros, éléphant, chameau, antilope, buffle, mouton, nombreux cerfs). L'ensemble de cette faune permet de fixer le rem­plissage de la caverne à l'époque du Quaternaire ancien (ou Pléistocène inférieur), éloigné de nous d'environ cent mille ans. Par ses caractères anatomiques essentiels, le Sinan­thrope se place « du côté et aux côtés de l'Homme parmi les Primates » : face non prognathe, cerveau deux fois plus volumineux que celui des plus grands Singes, station debout, etc. Voilà pour le rapprochement avec l'Homme. Et voici maintenant les différences qui l'en éloignent crâne de capacité plus faible (l 000 cc seulement au lieu de 1500 cc), de forme surbaissée, avec maximum de lar­geur près de sa base, présence de fortes crêtes sus-orbitaires et d'un bourrelet occipital proéminent, absence complète de menton, laissant la mâchoire fuyante en arrière au niveau de la symphyse. « Le Sinanthrope, conclut Teilhard, se trouve certainement plus près des grands Anthropoïdes actuels que de l'Homme lui-même ». 18:96 Mais ce n'est pas là le dernier mot ; car les dépôts de Choukoutien « ont fait apparaître une grande quantité de cendres, d'os calcinés et de pierres assez grossièrement, mais sûrement taillées ». Et la conclusion s'impose : « Si primitive que soit sa boîte crânienne, le Sinanthrope avait déjà dépassé de loin, dans la structure cachée de son cer­veau, le seuil mystérieux qui sépare l'instinct de la réflexion. Déjà *Homo faber*, il était certainement aussi (du moins en ce qui concerne sa puissance mentale) *Homo sapiens* »*.* Weidenreich partageait aussi cette opinion, quand il voyait dans le Sinanthrope l'ancêtre direct des Chinois. Cependant cette conclusion reste douteuse, en raison du bas niveau d'organisation cérébrale que révèle la faible capacité de la boîte crânienne. C'est ce qui avait amené Boule à supposer qu'un Homme véritable, artisan et chas­seur, avait coexisté avec le Sinanthrope et utilisé celui-ci comme un vulgaire gibier. En tout cas, l'état fragmentaire des crânes de Choukoutien, l'élargissement du trou occipi­tal sur ceux qui sont les moins détériorés, semblent indiquer l'intention intentionnelle \[*sic*\] qui vise, chez les chasseurs de têtes, à se nourrir de la cervelle de leurs victimes il se peut que le Sinanthrope ait été le plus ancien des anthro­pophages. Quoiqu'il en soit du niveau mental de cet être ancien, que Teilhard, « presque sans hésitation », considère comme « un être pensant » ses restes échappent désormais à toute étude paléontologique, car les pièces de fouilles qui le con­cernaient ont toutes disparu au cours de la dernière guerre mondiale : « Saisies par les Japonais durant les opérations de guerre en Chine, les caisses dans lesquelles avaient été mis à l'abri les restes du Sinanthrope n'ont jamais été re­trouvées » ([^5]). On ne connaît plus ce fossile que par les descriptions et reconstitutions de Weidenreich, qui laissent persister bien des énigmes. 19:96 Une grande partie de l'intérêt qui s'attache au Sinan­thrope tient à son rapprochement avec le Pithécanthrope. \*\*\* *Le Pithécanthrope*. -- La connaissance du Pithécan­thrope a précédé notablement celle de l'Homme de Pékin, puisqu'elle remonte à l'année 1890, où le médecin hollan­dais Eugène Dubois découvrit ce grand Primate dans la région sud-est de Java, près de Trinil, sur les bords de la rivière Solo. Publié dans un mémoire de 1894 sous le nom de *Pithecanthropus erectus,* ce fossile n'était représenté, parmi de nombreux ossements d'animaux que par une calotte crânienne, deux dents et un fémur ; mais la trou­vaille, à Sangiran, par R. von Koenigswald, en 1935, de pièces crâniennes plus complètes, a permis une reconsti­tution assez précise du type Pithécanthrope, et même la distinction, dans ce genre, de formes plus massives (*Pithe­canthropus robustus, P. meganthropus*)*.* Or le crâne du Pithécanthrope présente exactement les mêmes caractères simiens que celui du Sinanthrope : faible capacité, forme allongée et rétrécie en arrière des orbites énormes crêtes sus-orbitaires et bourrelet occipital, symphyse mandibulaire très fuyante en arrière. 20:96 Aussi a-t-il été généralement admis que les deux types de fossiles ne fai­saient réellement qu'un genre unique et que le Sinanthrope devrait s'appeler correctement *Pithecanthropus pekinensis.* Si l'on n'a point trouvé d'outils de pierre associés aux restes des fossiles de Java, on croit pouvoir penser, par analogie avec le Sinanthrope, que tous les Pithécanthropiens étaient intelligents. Plutôt qu'une identification pure et simple des deux types, Teilhard propose une autre perspective « plus nuan­cée et plus originale » : pour lui les Pithécanthropiens, avec leurs diverses variétés, se présentent au quaternaire (ou *pléistocène*) ancien, comme une succession de formes voi­sines, où le Pithécanthrope est un peu plus vieux que le Sinanthrope. Cette série se poursuit et s'achève à Java avec l'Homme de la Solo (*Homo soloensis*)*,* découvert en 1932 à Ngandong, et dont certains paléontologistes ont voulu faire soit un Homme véritable du type *sapiens,* soit un stade évolutif conduisant du Pithécanthrope à l'Australien moderne encore pourvu de traits primitifs. Mais pour Teilhard, ce soi-disant « homme » de la Solo n'était guère « plus qu'un Pithécanthrope grandi et renforcé ». En résumé, et en raison de leurs caractères anatomiques primitifs, les Pithécanthropiens sont à considérer comme des Préhominiens, qui s'étagent du pléistocène ancien au pléistocène moyen, puis qui, après avoir donné, au quater­naire supérieur, le type de la Solo, disparaissent sans laisser de descendance. Alors Teilhard se demande s'il existe des vestiges du phylum des Primates, pouvant représenter la souche très ancienne qui aurait précédé les Pithécanthropiens de l'Asie orientale. Les Australopithèques ne seraient-ils pas cette souche, ou son équivalent, développé en Afrique ? \*\*\* 21:96 *Les Australopithèques*. -- Avant sa mort en 1955, Teilhard put assister à l'exhumation, en Afrique du Sud, des grands Primates fossiles, étudiés par Dart, de Johan­nesburg, et Broom, de Pretoria ; il se rendit à deux repri­ses, en 1951 et 1953, sur les lieux où ces découvertes paraissaient livrer le fameux chaînon manquant entre les grands Singes et l'Homme, et par là mettaient en émoi tout le monde de la paléontologie. Extraits de gisements répartis sur des centaines de miles en bordure du Transvaal et au nord de la colonie du Cap, les Australopithèques forment un groupe bien indi­vidualisé, où l'on a pu distinguer deux lignées différentes l'une plus ancienne, constituée par les *Australopithecus* et les *Plesianthropus,* et remontant environ à 1.500.000 ans, -- l'autre plus récente, comprenant les genres *Parenthropus* et *Telanthropus,* vieux d'environ 900.000 ans. D'après Teilhard, ce groupe « établit une *liaison zoolo­gique continue* entre les Singe anthropomorphes et les Homidiens », car il est à la fois  *a*) Nettement *infra-humain*, par la longueur toute si­mienne de la face, le front très oblique et une capacité cérébrale relativement faible (500 à 600 cc) ; *b*) *Humain*, ou plutôt *humanoïde,* par la réduction du bourrelet sus-orbitaire et de la crête occipitale, les carac­tères de la dentition et notamment la réduction des canines et des incisives, enfin par la forme de l'os iliaque à lame élargie et le déplacement du trou occipital vers l'avant, qui indiquent une station presque verticale. Si les Australopithèques se rapprochent de l'Homme plus qu'aucun Anthropoïde connu, ce ne sont cependant pas des Préhominiens, et ils doivent être rangés parmi les grands Singes. La diversité de leur type accuse un poly­morphisme qui, selon Teilhard, indique « un rameau zoolo­gique en pleine crise de différenciation », ou, si l'on préfère, un « essai d'Homme », apparu à la fin du Tertiaire (*pliocène*) sur le tronc des Primates supérieurs, « et disparu ultérieurement, sans monter plus haut, ni laisser de tra­ces ». Notons que les grands Singes du Transvaal s'étei­gnent sans descendance au moment où l'Homme apparaît. 22:96 Mais cette apparition a été encore précédée par le déve­loppement des Préhominiens du groupe dit de Néandertal. \*\*\* *L'Homme de Néandertal et les Néandertaloïdes*. -- Le passage du Quaternaire inférieur, époque de l'Éléphant antique, au Quaternaire moyen, époque du Mammouth, est marquée par la disparition complète des derniers Pithé­canthropiens, et, à leur place, surgit un groupe entièrement nouveau, le stade humain fossile de Néandertal ; il est caractéristique du Quaternaire (ou pléistocène) moyen. *L'Homo neandertalensis* a été trouvé d'abord, en 1856, dans une grotte de la vallée Néandertal, près de Dussel­dorf, sous la forme d'une simple calotte de crâne. Puis, à partir de 1900, des crânes plus complets du même type furent découverts en Belgique (Spy), en France (La Cha­pelle-aux-Saints, La Ferrassie, Le Moustier), en Allemagne, en Espagne, en Italie ; celui qui a été trouvé en 1939 au mont Circé, près de Rome, est remarquablement bien con­servé. Le type de Néandertal représente « une sorte de Pré­hominien » évolué ; certains caractères sont « nettement progressifs » : par rapport aux Pithécanthropiens, le crâne a une capacité beaucoup plus grande, il est moins allongé, sa section transversale est pentagonale ; le bourrelet occi­pital est à peine saillant ; de tels traits marquent un pro­grès net vers le type humain moderne. Mais nombreux sont les caractères qui restent encore simiens : front bas, bourrelet sus-orbitaire saillant, crâne plat très surbaissé, face relativement grande et projetée en avant, menton rudimentaire. 23:96 La plupart des restes des Néandertaliens ont été trou­vés dans des grottes, où subsistaient souvent des traces de leur activité : ils possédaient l'art d'allumer un feu et de l'utiliser ; ils fabriquaient des outils en pierre taillée, des pointes et racloirs, industrie caractéristique de l'âge archéologique nommé *moustérien,* typique et quaternaire moyen. Selon Teilhard, « ils avaient même coutume, semble-t-il, d'enterrer leurs morts, ce qui prouverait l'existence chez eux de certaines conceptions ou émotions religieuses. Ce­pendant l'Art paraît leur avoir été encore complètement étranger ». « En somme, conclut ce paléontologiste, ils donnent l'impression d'un groupe humain archaïque, prolongement et survivance de quelque lignée inconnue de Préhominiens : la fin d'une race. » C'est à cette race que succède, au début du Quaternaire supérieur, l'Homme moderne. \*\*\* *L'Homo sapiens*. -- Le groupe *sapiens,* d'une remar­quable homogénéité morphologique, forme « un système zoologique « *de type complètement nouveau* »* ;* cependant, par rapport au reste des Primates, la « coupure anato­mique » est faible : exhaussement de la boîte crânienne et amplification du cerveau, réduction de la face, dévelop­pement du menton, station bipède sans transformation profonde des os. Ce n'est pas là, *essentiellement*, que réside la nouveauté du « phénomène humain ». En revanche, s'opposant à tous les groupes qui l'ont précédé, et au lieu de s'étaler et de se disperser en formes divergentes, l'*Homo sapiens* possède la faculté singulière de se replier et de se concentrer sur lui-même ; il n'est plus seulement « un être qui sait » mais « un être qui sait qu'il sait » ; 24:96 il est capable de « conscience à la deuxième puissance » avec lui, la Vie « se concentre et s'intensifie jusqu'à se réfléchir sur elle-même ». Par sa montée vers la plus grande conscience, l'Homme, il n'y a guère plus d'un million d'années, surgit comme « la clef de l'Évolution ». \*\*\* *Tableau résumé de l'histoire paléontologique des Pri­mates*. -- Nous avons exposé l'œuvre de Teilhard de Char­din, en le suivant lui-même dans les étapes de son activité scientifique, consacrées à l'histoire des Primates. Il convient maintenant de replacer brièvement cette histoire dans la succession des temps géologiques. Les Primates apparaissent d'abord au Tertiaire infé­rieur sous l'aspect de très petits animaux, très peu spécia­lisés et se distinguant mal des Insectivores. A l'oligocène, surgissent les premiers Singes vrais, avec le *Propliopithecus*, précurseurs des futurs Anthropomorphes. Ceux-ci inaugu­rent leur lignée, à l'époque miocène, avec les grands Dryo­pithèques, qui s'étalent sur toute l'Afrique et l'Asie sud-himalayenne. Ici, pour être complet, il faudrait mentionner l'existence de l'*Oréopithèque,* dont Teilhard de Chardin n'a pu avoir connaissance, car ce fossile, découvert par Hürzeler dans les couches miocènes du Monte Bomboli en Toscane, n'a fait son entrée dans la Science qu'au cours de ces toutes dernières années. Il s'agit d'un Hominidé, c'est-à-dire d'un être déjà engagé, au milieu du Tertiaire, dans le processus de l'hominisation il y a environ 12 millions d'années, c'est-à-dire d'une façon précoce et indépendante par rapport aux groupes postérieurs. 25:96 De la fin du Tertiaire au Quaternaire inférieur, ce sont les *Australopithèques* qui occupent la Scène et comblent « un vide morphologique important entre les Anthropoïdes et les Hominiens » ; mais « leurs caractères se maintien­nent *simiens* beaucoup plus qu'humains » et, en réalité, quoique fort polymorphes, ils forment « un groupe auto­nome et à *part,* qui s'est déployé en Afrique australe juste avant l'apparition de l'Homme. En Asie sud-orientale, les *Pithécanthropiens* sont déjà des Hominiens, mais en marge, cependant, de l'axe princi­pal d'hominisation, « à titre, si l'on veut, de para-Homi­niens » qui forment « une petite unité zoologique complète et quasi fermée sur soi ». Les *Néandertaliens*, type zoologique nettement spécifié, méritent d'être regardés comme des « hommes fossiles, -- fossiles par leurs caractères anatomiques, qui les distin­guent de tous les hommes actuellement vivants ». Taillant le silex, faisant du feu, ensevelissant peut-être ses morts l'Homo *neanderthalensis* était « sur le palier des êtres raisonnables, c'est-à-dire humains ». Il faut voir en lui, à l'époque quaternaire, « un archaïque, un attardé, le témoin d'une des plus anciennes couches de l'humanité ». Il a disparu sans postérité. Enfin, « un bond en avant dans le psychique » il y a quelques centaines de mille ans, donne naissance à « l'Homme, un animal réfléchi » avec lequel et pour lequel s'ouvre « le monde de l'Universel *pensé* »*,* et cela sans qu'il y ait, « chez les Hominiens, aucune saute proportionnée dans l'anatomique » : c'est dans le Conscient, uniquement, qu'émerge l'Humanité. Telle est en raccourci (et indépendamment de la pré­sence de l'Oréopithèque) la contribution de Teilhard à l'histoire des Primates : son caractère essentiel, c'est qu'au­cune ligne d'évolution directe n'y relie les divers groupes successifs ; chacun de ceux-ci surgît comme une invention entièrement neuve et originale. 27:96 Dans la pensée même du paléontologiste, leur ensemble forme « un système de type écailleux » composé de « courtes lamelles imbriquées », comme le montre le schéma qu'il en a donné (**Fig. 1 **[^6]). Ni les Australopithèques, ni les Pithécanthropiens, ni les Néandertaloïdes ne se placent en ligne directe avec l'Homme : « l'Homme, dit Teilhard, ne fait suite à aucun Singe connu » ; les groupes qui l'ont précédé ne sont « représentés aujourd'hui par aucun rejeton direct dans le monde. L'Homo sapiens les a tous balayés ». En bonne logique, et pour parler sans détours, cela revient à dire que dans l'histoire des origines de l'Homme, *ce n'est pas un chaînon qui manque, c'est tous les chaînons *; la fameuse chaîne de l'évolution des Primates n'est faite que de morceaux brisés, indépendants les uns des autres. L'observation positive des faits a donc conduit Teilhard, paléontologiste, à décrire et à représenter l'histoire des Primates sous une forme parfaitement *discontinue*. Mais à côté de ce Teilhard, chercheur et observateur de la vie ancienne, il en est un autre, le Teilhard théoricien ardent de l'évolution. On verra qu'entre le savant et le visionnaire, la discordance va jusqu'à une complète contradiction ; mais pour le bien montrer il nous faut insister quelque peu sur la théorie de la « structure écailleuse » des groupes fossiles. \*\*\* La conception teilhardienne des « écailles ». -- Telle qu'elle a été développée et popularisée par Darwin, Haeckel, Gaudry, W.K. Gregory, les Huxley et beaucoup d'autres, l'évolution est le processus qui fait naître les diverses formes vivantes, les unes à partir des autres, par transfor­mation et descendance continue ; mais ce n'est là qu'un transformisme simpliste, au niveau de la science populaire et à l'usage des écoliers. 28:96 En réalité, dit Teilhard, « la Vie, aperçue par un premier progrès de la Science comme une continuité fluente, se résout, par un progrès ultérieur de nos recherches, en termes insociables et discontinus ». C'est là ce qui constitue « le paradoxe transformiste », que représente la structure « écailleuse » relative à la compo­sition phylétique du groupe des Primates (Fig. 1) ; en voici l'explication littérale : « De la série des Primates, on pourrait dire qu'elle ressemble à une de ces branches de conifère dont tous les éléments, du plus gros au plus petit, sont uniformément recouverts de feuilles ou d'écailles imbriquées. Pour suivre le dessin d'une tige pareillement construite, il est impossible de tracer une ligne continue ; mais il faut, pour avancer, suivre un instant, puis abandonner chaque écaille l'une après l'autre, si bien que le chemin parcouru, tout en épousant la direction de la branche, se trouve décomposé en segments divers. » C'est ainsi que des Insectivores on doit *sauter* aux Lémuriens et au Tarsier, du Tarsier aux Singes primitifs, *Pliopithecus* et *Dryopithecus*, de ceux-ci aux Singes anthropomorphes, puis aux divers Hominidés, et enfin à l'*Homo Sapiens :* autant de formes discontinues et indéfiniment imbriquées. Si Teilhard avait connu l'Oréo­pithèque, nul doute qu'il ne lui eût attribué une écaille spéciale dans son schéma. Il en est de même, au reste, pour tous les phylums animaux : tous sont constitués par des « créations successives » par « des segments maté­riellement indépendants les uns des autres ». Aussi « nous donnent-ils l'impression de se remplacer l'un l'autre, plutôt que de passer l'un dans l'autre, au cours de leur succes­sion » ; ce sont des « relais » et l'auteur insiste à maintes reprises sur « cette loi fondamentale des relais, en vertu de laquelle tous les changements enregistrables de la Vie, au lieu de se faire d'une manière continue, s'opèrent par séries de vagues successives, qui se supplantent et se dépassent l'une l'autre ». 29:96 Les évolutionnistes les plus acharnés conviendront que Teilhard, aux prises avec les enseignements positifs de la science des fossiles, n'aurait pu donner une expression plus forte et plus précise de la discontinuité des groupes ani­maux, de leur isolement, de leur naissance originale, de leur terminaison sans descendance. L'image d'un cône de sapin, avec ses écailles distinctes et divergentes, n'est-elle pas comme le contraire et la réfutation du fameux arbre généalogique du transformisme, où toutes les branches des groupes animaux naissent les unes des autres dans une parfaite continuité ? Et quand on voit que chacune des « écailles » du phylum humain « finit par mourir » sans donner de rejetons, cela n'impose-t-il pas l'idée, simple et naturelle, qu'il s'agit chaque fois d'un « essai d'Homme », d'un essai raté, condamné d'avance à disparaître aussi mystérieusement qu'il était né, jusqu'à ce qu'enfin il laisse la place à « la Tige humaine » ? Remarquons enfin que cette tige, qui est le « véritable phylum » de notre race, ne figure sur le schéma que comme une ligne de points, et pour cause : Teilhard est bien obligé de reconnaître que « tout se passe comme si la tige humai­ne avait perdu son pédoncule. Apparemment, dit-il, elle jaillit d'un vide ». Certes, quelle lacune d'importance dans l'histoire de nos origines ! Mais à défaut de science, l'illu­minisme est là, pour y parer : la « vision » évolutionniste est prête, plus que jamais, à expliquer le paradoxe trans­formiste. \*\*\* 30:96 *Évolutionnisme quand même*. -- Quand même eût-il été conduit par ses études à l'image de la structure écail­leuse de tous les phylums, quand même eût-il proclamé que la loi des relais sans descendance « commande impé­rieusement toutes nos perspectives du passé » Teilhard, sans le moindre souci d'inconséquence, reste étroitement rivé à l'idée d'évolution, obsession indéracinable de son esprit. Il ne sera jamais en peine de la défendre avec les infinies ressources de sa dialectique, qui ne répugne ni aux pétitions de principe, ni aux raisons verbales, ni aux vues purement imaginaires. La tige humaine est-elle dépourvue de pédoncule ? Il suffit d'imaginer que sa destruction était fatale : « Des­truction automatique du pédoncule des phylums zoologi­ques » voilà qui suffit à fournir un alibi général pour l'absence, à la base des lignées évolutives, de toute racine ou souche, de tout départ ou commencement ; leur nais­sance, -- ne comprenez-vous pas cela ? -- s'est toujours réalisée chez des êtres de très petite taille, et en même temps chez un très petit nombre d'individus ; il est donc fatal que nous n'en retrouvions aucune trace. L'auteur de cette belle explication n'échappe cependant point à la crainte qu'elle ne soit considérée comme « une échappatoire des évolutionnistes aux abois ». D'ailleurs, comment pourrions-nous ne pas obéir au sentiment intuitif qui nous impose souverainement l'idée d'évolution ? « Personne, dit Teilhard, ne me contredira sur ce point : l'impression première, instinctive, qui se dégage de l'observation prolongée des organismes vivants, est invinciblement qu'il existe un pont organique condui­sant d'une espèce à l'autre. » Ici le paléontologiste veut imposer à notre jugement la contrainte de sa foi, celle qui lui fait proclamer : « Je crois en l'Évolution » ; on peut dire alors que la méthode de connaissance de ce savant marche la tête en bas, car si la foi peut chercher des raisons d'accord avec les enseignements les plus fermes de la Science, c'est un contresens que de subordonner la science à une croyance préconçue. 31:96 Enfin voici la justification majeure de l'évolution : elle existe en vertu de cette « difficulté fondamentale : l'im­possibilité où est notre esprit de concevoir, *dans l'ordre des phénomènes*, un début absolu... Dans notre univers, tout être, par son organisation matérielle, est solidaire de tout un passé. Il est essentiellement une histoire, une chaî­ne d'antécédences qui l'ont précédé et introduit ». Par conséquent, « le transformisme n'est pas une hypothèse... Il est l'expression particulière, appliquée au cas de la vie, de la loi qui conditionne toute notre connaissance du sensi­ble : ne pouvoir rien comprendre, dans le domaine de la matière, que sous forme de séries et d'ensembles ». Ô naturalistes, qui pensiez que l'une des tâches princi­pales de votre science consistait à distinguer les espèces naturelles, à définir leurs formes particulières pour attein­dre leur réalité essentielle, comme le fait notamment l'étu­de taxonomique des vivants, vous vous trompiez lourde­ment ; vous poursuiviez sans le savoir, sous un discontinu apparent, une continuité seule réelle, parce que vous ne pouvez pas connaître autre chose. Et quant à ces « seg­ments matériellement indépendants les uns des autres » que sont les divers groupes d'un phylum, nous sommes condamnés, par notre nature même, à ne les voir que reliés par la continuité de l'évolution : « une continuité évidente, dit Teilhard, mais dissimulée sous un revêtement de discontinuités ». Ah ! quel étrange aveuglement menace les sciences de la vie, quand elles ne s'inspirent point du continu teilhar­dien ! Voyons sous quels aspects et problèmes se développe ce continu théorique dans la vision évolutionniste. \*\*\* 32:96 *Mutations, orthogénèse, évolution-histoire*. -- On sait quelle difficulté majeure constitue, pour l'évolutionnisme, l'apparition brusque, au cours des temps géologiques, des grands groupes animaux, surgissant *de novo,* sans prépa­ration préalable, ni liaison phylétique. Devant cette déro­gation à la prétendue loi du continu, Teilhard s'avoue déconcerté : « Cette catégorie d'événements, dit-il, nous apparaît encore comme extrêmement mystérieuse. » Mais ; il n'est pas dans sa manière d'accepter le mystère ; il est si facile d'expliquer le mécanisme des naissances cryptogènes en invoquant les mutations, que l'on interprétera dans le langage de la physique quantique, en les appelant des « quanta de naissance ». Or la notion de mutation, si bien analysée par les géné­ticiens, a un sens très précis, celui d'une modification sur­venant dans la constitution chromosomique d'un individu et entraînant un changement organique *de détail,* par une action toujours *fortuite,* généralement détériorante, et sans valeur évolutive. Mais Teilhard accommode le phénomène aux besoins de sa cause ; à ses yeux il devient capable de produire des micro-évolutions, et même, suivant les cir­constances, « une macro -- ou méga -- évolution » ; par exemple, dans le cas de l'Homme, « il semble bien que nous tenions un exemple de méga-évolution commandé par jeu chromosomique de type parfaitement normal ». D'ail­leurs « on s'aperçoit que toute lignée zoologique, celle des Chevaux, par exemple, n'est probablement pas autre chose qu'une série dirigée de mutations petites et nombreuses ». On est tenté de se demander s'il s'agit d'une plaisan­terie, quand on entend un paléontologiste affirmer avec assurance l'existence de phénomènes génétiques à propos de squelettes fossiles, et inférer chez ces êtres d'un lointain passé la présence de « longues séries de petites mutations ». 33:96 Et pour qui sait que la mutation, minime accident de hasard, ne se cumule pas avec elle-même chez les descen­dants d'une lignée, il est impossible d'admettre que la « progression morphologique » des phylums puisse être attribuée à la « succession de mutations se relayant addi­tivement toujours dans le même sens ». Au surplus il n'est pas besoin d'être paléontologiste professionnel pour savoir que la Drosophile, ce petit Diptère dont les muta­tions de détail se chiffrent par centaines, est d'une parfaite stabilité spécifique, comme le démontrent les Drosophiles conservées dans l'ambre oligocène et pratiquement identi­ques à nos Drosophiles actuelles. Si Teilhard utilise avec faveur la notion de mutation, quitte à la plier arbitrairement hors de son vrai sens biolo­gique, c'est à cause du secours qu'elle est censée apporter à sa théorie de l'*orthogenèse.* Pour lui, Orthogenèse se confond à peu près avec Évolution : c'est l'Évolution vue dans « son sens étymologique de développement orienté ». Les Primates, dit-il, en offrent le plus bel exemple, car dans chacun de leurs groupes « la variation du type zoolo­gique tend à se faire dans la direction des formes plus ou moins grossièrement anthropoïdes ». D'ailleurs, « qu'il s'agisse d'Insectes ou de Vertébrés, il est rare qu'un groupe vivant, quel qu'il soit, pourvu qu'on puisse le suivre sur un espace de temps assez prolongé, ne manifeste pas une avance notable en direction de ce qu'on peut appeler indif­féremment la *céphalisation* ou la *cérébration* »*.* L'ortho­genèse apparaît donc comme un mouvement de fond qui marche « *vers le plus compliqué et le plus conscient* »* ; se* confondant avec la Vie elle-même, elle est la manifestation d'une loi fondamentale, que l'auteur appelle « Loi de complexité-conscience ». Mais, mis à part les Insectes et les Vertébrés, dans combien d'autres classes d'animaux celle loi se vérifierait-elle ? Au reste il n'est pas de notion paléontologique qui fasse l'objet de plus âpres discussions, parmi les paléontologistes de toutes tendances, que celle d'orthogenèse. 34:96 Sous son aspect de phénomène dirigé, la série des accroissements de la vie au cours du temps représente, pour Teilhard, « l'objet d'une histoire ». Être transformiste aujourd'hui, dit-il, c'est voir que « les vivants se tiennent biologiquement..., que ni l'homme, ni le cheval, ni la pre­mière cellule, ne pouvaient apparaître plus tôt, ni plus tard qu'ils ne l'ont fait » c'est constater simplement « la distri­bution ordonnée, organisée, inéluctable, des vivants à travers le temps et l'espace... *C'est tout bonnement admettre que nous pouvons faire l'histoire de la Vie,* comme nous faisons l'histoire des civilisations humaines ou celle de la Matière ». L'Évolution, tout simplement, c'est « l'Histoire naturelle de la Biosphère ». Et cette notion d'une science historique de la Vie, Teilhard va en développer les consé­quences théoriques. \*\*\* *Le mythe du temps biologique*. -- Si tout ce qui s'écoule dans la durée mérite le nom d'histoire, la Vie, en effet, est une histoire. Mais cela implique-t-il que les groupes d'êtres, qui sont les événements de cette histoire, naissent les uns des autres par transformation comme le veut la théorie classique de l'évolution ? Oui, répond Teilhard, parce que cette histoire se déroule conformément à la classification zoologique, et qu'ainsi « la Classification naturelle des êtres exprime leur généalogie : voilà le trait de lumière ». Malheureusement ce trait de lumière clignote sur un raisonnement implicite qui n'est qu'un paralogisme, car une succession dans le temps ne signifie nullement une généalogie obligée, et la naissance *cryptogène* des grands groupes animaux conserve tout son mystère. 35:96 En outre, voir dans la zoologie une « distribution ordonnée, organisée, inéluctable des vivants » c'est attribuer à la Classification naturelle une rigueur et une signification systématique, qu'elle est bien loin d'avoir ; c'est en oublier ou en négliger les lacunes, les discontinuités, les incertitudes, la présence des groupes aberrants (par exemple les Échinodermes), l'existence d'espèces *incertae sedis* que l'on ne sait où caser, bref, les variations inévitables d'un ordre plus ou moins artificiel, que simplement le besoin d'ordre de notre esprit impose à la multitude des objets naturels. Cependant, avec « la découverte du temps organique », Teilhard croit découvrir « le fond du transformisme », le mécanisme même de l'évolution ; avec un naïf orgueil, il affirme : « *Nous sommes en train de découvrir le Temps* », et c'est lui-même qui souligne ce bulletin de victoire. Jus­qu'à Teilhard, le temps était resté pratiquement « une sorte de vaste réceptacle où les choses flottaient juxtaposées » ; mais « pour nous, la durée imprègne maintenant, jusqu'à ses dernières fibres, l'essence des êtres ». Désormais « être dans le temps signifie, pour chaque réalité, qu'avant elle il en existe une autre pour l'introduire, et ainsi de suite indéfiniment ». Le Temps garantit « le point de vue de l'évo­lution, du devenir ». Identifier le Temps à l'Évolution comme principe de nou­veauté et de création, se justifie-t-il entièrement par l'his­toire paléontologique ? On peut en douter si l'on considère d'autres aspects positifs du rôle du temps, d'abord à l'égard de la Vie : le paléontologiste Teilhard oublie qu'au cours des âges le temps a été le grand dévorateur des espèces, qu'il a détruit des groupes entiers de formes vivantes, et que la paléontologie est surtout un immense cimetière d'ani­maux et de plantes à jamais disparus. Et à l'égard du monde physique, il est lié à la grande loi de l'entropie positive, c'est-à-dire à cette dégradation énergétique de la nature matérielle, qui tend à la ramener peu à peu à un état de chaos inorganisé. 36:96 La signification et les pouvoirs organisa­teurs que Teilhard attribue au temps, c'est de droit à la Vie qu'ils appartiennent par nature, à la Vie créatrice d'entro­pie négative, et c'est là le mystère par excellence du phé­nomène vital, soit qu'il comble les vides créés par le temps dans les populations de la biosphère, soit qu'il assure la permanence des espèces actuelles, et même la persistance d'espèces privilégiées, parvenues jusqu'à nous depuis les époques les plus reculées, comme pour nous prouver que le temps n'est pour rien dans le prétendu devenir des espèces. Mais la Vie, pour Teilhard, est « une face *sui generis* des puissances du Monde... l'histoire de sa préparation et de ses succès apparaît coextensive à l'évolution entière de la Matière ». Autrement dit, l'histoire de la Vie s'intègre dans « l'Histoire Naturelle du Monde ». \*\*\* *Évolutif cosmique et Matière-esprit*. -- « La sombre pourpre de la Matière Universelle, se muant pour moi en l'or de l'Esprit, puis en la blanche incandescence de la Per­sonnalité », ainsi Teilhard, en son langage ampoulé, a-t-il résumé le mouvement métaphysique, où se resserre son sys­tème intégral de pensée : l'Histoire naturelle du Cosmos a pour source et fondement la Matière-esprit, essence primi­tive du monde. En effet, « la Matière purement inerte, la Matière totale­ment brute, n'*existe* pas. Mais tout élément de l'Univers contient, à un degré au moins infinitésimal, quelque germe d'intériorité et de spontanéité, c'est-à-dire de conscience ». De cette matière, pourvue de ses « quanta » d'esprit, le paléontologiste, sous la pression de son idée fixe, a vu, dans la profondeur des âges, « jaillir la figure d'un mouvement », qui s'ébranlait *dans un sens :* « Une onde de conscience en marche frangeait la proue de l'Univers. Et cette onde, dans le domaine accessible à nos recherches, c'était l'Humanité. » 37:96 Il faut comprendre, à travers la pompe grandiloquente des termes, que la vision du paléontologiste illuminé lui a per­mis d'assister à la naissance de l'Homme, comme produit final de la Matière-esprit, dont l'Évolution sous-tendait toute l'histoire du Cosmos. L'Homme est l'enfant privilégié de la Cosmogénèse. \*\*\* *L'Homme dans l'Univers*. -- Ce n'est pas nous, certes, qui refuserons à Teilhard qu'avec l'Homme et « le pouvoir de penser » s'inaugure dans la Biosphère « un état de la Vie absolument nouveau ». Mais cette « discontinuité de premier ordre » nous impose-t-elle, cependant, « de rame­ner l'Homme au cas des autres vivants », ou nous permet-elle, au contraire, de distinguer le « Phénomène humain » comme hors-série, hors de la classification naturelle des êtres ? Si nous, posons ces deux questions antithétiques, c'est qu'elles ont reçu les réponses divergentes de deux esprits qui ont pareillement réfléchi à la nature de l'Homme et à sa place dans l'Univers, le bio-philosophe Lloyd Morgan et le paléontologiste Teilhard de Chardin. Pour Lloyd Morgan, la naissance de l'Homme est un phénomène d'*émergence*, que rien, dans ses antécédents, n'annonce et ne peut positivement expliquer ; la pensée réfléchie est une nouveauté absolue ; le surgissement de la conscience met l'Homme à part des autres vivants, dans la dignité d'un « divine Purpose », d'un dessein de Dieu. Tout au contraire pour Teilhard, l'Homme « animal pensant », sort « de la maturation entière de la Vie, c'est-à-dire de la Terre elle-même... de l'évolution entière de la Matière ». Il sort de « la patiente infaillibilité de l'ascension des vivants » ; rejeton de « l'Évolutif cosmique », il appartient à « l'histoire immense de la Matière totale ». 38:96 Mais pour Teilhard, comme le savent tous ses fidèles, ce qui importe le plus au sujet de l'Homme, ce n'est pas son passé, mais l'avenir : « Le soleil, dit-il, se lève en avant. » Et de s'élancer lui-même « vers un Eldorado », dont son obsession implacable, plus que la paléontologie, lui a fourni la promesse. L'idée fixe de l'évolutionniste déborde désormais dans l'illuminisme du prophète. Or la pré­sente étude, -- c'est sa justification -- ne s'est proposé de faire connaître l'œuvre de Teilhard que sous son aspect scientifique, et rien n'est plus étranger à la paléontologie que les anticipations de la science-fiction et les visions pro­phétiques ; les élucubrations et les rêves que le paléonto­logiste a prétendu faire sortir de ses recherches, ce serait leur faire beaucoup d'honneur que de s'y attacher. \*\*\* *Conclusion*. -- Nous avons distingué, dans le titre de cet article, les recherches et les conceptions du paléontologiste : en effet les unes et les autres appartiennent respectivement à deux Teilhard, qui, non contents de se distinguer l'un de l'autre, occupent à nos yeux deux positions incompa­tibles : il y a le Teilhard I, technicien de l'histoire des Pri­mates, et il y a le Teilhard II, théoricien de l'évolutionnisme paléontologique et cosmique. Teilhard I veut « se cantonner expressément, comme il convient, sur le terrain des faits », s'en tenir strictement à l'examen des « phénomènes », et non seulement on ne peut que louer cette attitude de savant, mais rien, semble-t-il, ne permet de mettre en doute la valeur de sa contribution à l'histoire ancienne des Primates ; elle aboutit, comme à une vue évidente, à la théorie du développement des phylums sous forme d'écailles, cette vue impliquant, pour tout esprit non prévenu, une discontinuité marquée entre les divers groupes ou stades d'un même phylum. 39:96 Pour Teilhard II, celui des conceptions paléontologiques générales, la théorie des écailles s'estompe, disparaît, étouf­fée sous l'idée contraire et désormais triomphante d'une Évolution qui, sous la poussée de la Matière-Esprit, com­mande l'histoire de tout le Cosmos, jusques et y compris l'avènement de l'Homme. On ne saurait imaginer contra­diction plus catégorique entre la vue positive du premier Teilhard et la vision imaginaire qui hante le cerveau du second. Une telle incohérence de pensée condamne tout sys­tème, en quelque matière que ce soit ; elle aboutit, chez ce paléontologiste, à un profond abîme de confusions, les­quelles vont de la Matière-Esprit au Dieu-Oméga. Pour peu que l'on connaisse l'histoire des idées, quelle distance n'y a-t-il pas entre cette mystique matérialiste où tout se brouille, et la clarté philosophique d'un Descartes qui pose l'incompatibilité de l'esprit et de la matière dans une méta­physique dualiste préservant une véritable théologie. Le malheur de Teilhard, c'est qu'il ait voulu tout savoir, tout expliquer, imaginer à sa façon le passé le plus loin­tain, deviner l'avenir insondable, et aller jusqu'à « réfor­mer » la religion du Christ. Il n'a point compris, dans son aveuglement, qu'il n'y a point de science totale et univer­selle, et que la connaissance humaine se heurte à des pro­blèmes interdits par nature, c'est-à-dire par la nature loin­taine de ces problèmes et par la nature limitée de nos pou­voirs humains. Il n'a pu sentir que le plus grand des hommes de science est celui qui pratique la plus grande modestie. C'est pourquoi nous terminerons par les paroles d'un maître qui a très hautement servi les sciences de la Terre, Pierre Termier ; elles nous font entendre un son, toujours valable, de haute dignité scientifique, bien éloigné des ambitieuses prétentions d'un Teilhard de Chardin : 40:96 « J'ai dit autrefois et je répète volontiers que la science est faite pour donner à l'Homme le sens du mystère, qu'elle est évocatrice d'énigmes, plutôt qu'explicatrice... Mais il y a des sciences plus mystérieuses que la plupart des autres, parce qu'elles vont plus loin dans le monde créé, parce qu'elles s'approchent davantage des origines et des causes, parce qu'elles confinent à la métaphysique... La Géologie est ainsi. » Et, après avoir énuméré quelques-uns des grands problèmes que se pose cette science, le même auteur pour­suit : « Que sont cependant ces mystères, à côté de ceux de la Vie ? » Et il constate que sur l'origine des vivants, sur la faune primitive, sur la naissance et le développement des phylums, sur les transformations de la biosphère, les faits « nous laissent dans une immense incertitude ». Et il termine ainsi : « Affirmer que toutes les formes organiques dérivent les unes des autres, les plus développées se développant des plus simples, en remontant jusqu'à l'origine même de la vie, c'est sortir de la méthode scientifique. Que l'on énonce cela comme une hypothèse, je le veux bien... mais je trouve insupportable qu'on l'érige en dogme. J'irai plus loin, et je dirai que je la trouve, quant à moi, peu vraisemblable, parce que le perfectionnement, graduel et presque illimité, des êtres issus d'une même souche, me paraît contraire au principe général qui domine le monde matériel et qui est le principe de la dégradation de l'énergie. Non vraiment, je ne connais rien, dans le monde entier, qui m'incite à croire que l'homme, si grand dans sa misère, puisse descendre de la brute ;... Je préfère avouer, en toute humilité, ma com­plète ignorance. » ([^7]) Louis BOUNOURE. 41:96 ### Réponse de Raymond a Dark professeur de Paléontologie\ à l'Université de Wit Watersrand\ (Afrique du Sud) **1. --** La contribution de Teilhard de Chardin, dans le *Phéno­mène humain*, est d'ordre philosophique ; elle est basée, comme celle du défunt maréchal J.C. Smuts, (*Holism and Evolution*), sur les faits scientifiques connus à l'époque où étaient publiés leurs ouvrages respectifs. Dans la dernière partie de l'œuvre de Teilhard de Char­din, l'introduction de nouveaux termes symbolisant des concepts additionnels tels que *hominisation* et *monogé­nisme*, est distincte de ce qui précède du fait que, comme Holism, ils sont des points de repères qu'on ne saurait négli­ger dans l'histoire des idées humaines. **2. --** La controverse *monogénisme-polygénisme* atteignit son plein développement à ce moment de l'anthropologie que le professeur W.W. Horwells a appelé période « tabac-à-priser-plume-d'oie » (snuff-and-quill-pen), qui fut suivie par la période « gilet-blanc-pince-nez » (white-coat-pince-nez), au cours de laquelle certains partisans du polygénisme (ainsi le professeur allemand Klaatsch) émirent l'opinion que l'homme de Néandertal et le gorille descendaient d'un ancêtre commun et que l'Homo sapiens descen­dait de l'orang-outang asiatique... 42:96 C'était là le temps où les connaissances en anthropolo­gie étaient si minces que les meilleurs experts discutaient pour savoir si le pithécanthrope était un homme ou un singe et où ils se laissaient prendre à la mystification des restes fossiles du Piltdown... Depuis lors, la physique et la chimie nous sont venues en aide : ainsi, nous pouvons, grâce à la fluorine et au car­bone 14, au potassium-argon et à de multiples autres iso­topes, dater des fossiles et apprécier très exactement des situations géologiques. Nous pouvons nous représenter cette période de l'humanité si éloignée de nous où vivait l'aus­tralopithèque, quelques deux millions d'années peut-être avant le pithécanthrope. Nous savons aussi que l'aire de ce même pithécanthrope n'est pas restée confinée à Java ni même à l'Asie, mais qu'elle s'étendit du Tanganyika à l'Algérie, (en tant qu'Atlanthrope) en Afrique, et peut-être même en Allema­gne, en Europe, (en tant qu'*Homo de Heidelberg*)*.* Encore, des découvertes récentes nous ont permis de progresser rapidement dans la connaissance de la période de l'australopithèque, période qui précéda celle du pithé­canthrope, et qui fut beaucoup plus longue : l'homme se tenait alors debout et employait des outils d'os et de pierre, quoique son crâne dépassât de peu, s'il le dépassait, celui du singe : et l'aire de son extension n'était pas confinée à l'Afrique du Sud, mais elle s'étendait jusqu'au Tanganyika (en tant que *Zinjanthrope*). Elle atteignait aussi la région du Tchad, parvenait jusqu'à l'Afrique du Nord d'un côté et la Vallée du Jourdain de l'autre : dans des dépôts de l'âge de Villefranche furent découverts des outils de pierre... Une grotte du même « âge » a été découverte récemment à Roquebrune, au Cap Martin, dans les Alpes maritimes : elle contenait des outils de pierre et d'os. 43:96 La connaissance des faits augmente donc et les sujets controversés des temps passés apparaissent périmés. Au­jourd'hui les gens à système refusent de séparer l'homme de Néandertal de l'homo sapiens comme espèce distincte et hésitent même à séparer d'eux le pithécanthrope et à le déclarer d'une espèce particulière. Ils refusent en tout cas de donner au pithécanthrope un rang générique. Les peuples actuels différent en stature, dans la colora­tion des yeux et de la peau, dans la forme de la tête, dans la texture du cheveu, etc. : ils se mélangent, deviennent des hybrides et donnent naissance à une progéniture féconde. Dès lors, ils forment une seule espèce. La mesure dans laquelle ces particularités physiques, qui se transmettent d'une génération à une autre, est liée ou non aux facultés intellectuelles demande un surcroît de recherches. Jusqu'au moment où des faits adéquats seront à notre portée pour résoudre ces problèmes, ceux-ci conti­nueront à soulever des controverses, parce qu'il s'agit d'un attribut humain, biologique et fondamental. **3. --** Nous nous heurtons au même manque de connais­sances des faits en ce qui concerne la continuité de l'esprit et du corps : comme l'a dit Smuts, (*op. cité*) « séparé d'elle -- la personnalité -- le corps humain n'est ni humain ni corporel. Pareillement, l'esprit séparé du tout de la per­sonnalité devient une abstraction dépourvue de fonctions ». **4. --** Le sens du mot « évolution », en anthropologie phy­sique, est celui-ci : l'humanité issue de la souche anthropoïde, probablement à la période pliocène, est arrivée 44:96 par ses habitudes de rapines, le port des armes, des aliments et des enfants, à la droiture du maintien, à une souplesse mentale et à une dextérité manuelle qui lui ont permis de se servir des objets qui l'entouraient comme d'outils et d'ustensiles, de telle sorte que son existence devint complè­tement dépendante de son habileté et des progrès accomplis. Les parties du paragraphe précédent qui ne peuvent être corroborées par des faits biologiques comparés et des restes fossiles sont hypothétiques. Comme la supériorité de toute théorie particulière repose sur la possibilité d'expliquer un grand nombre de faits, ou de permettre à l'esprit humain de comprendre une grande variété de phénomènes, la forme de la théorie évolutionniste qui trouve la plus large appli­cation sous ce rapport a des chances d'être préférable. 45:96 ### Réponse de Michel Delsol professeur de Biologie\ à l'Université catholique de Lyon L'évolution biologique *Les faits acquis, les faits discutables,\ les fausses philosophies* L'ÉVOLUTION BIOLOGIQUE, le transformisme, l'évolu­tionnisme sont aujourd'hui des termes employés couramment ; dans de nombreuses revues et jour­naux, on évoque les problèmes de l'origine de la vie sur la terre, de la synthèse plus ou moins proche d'un grain très primitif de matière vivante. Ces questions sont cependant souvent traitées avec des sous-entendus philosophiques et les mots eux-mêmes de transformisme et d'évolutionnisme couvrent des idées assez différentes suivant la façon dont ils sont employés. Certains auteurs ont été jusqu'à essayer d'utiliser l'évo­lution biologique à des fins philosophiques voire politiques. D'autres -- sans doute à cause de ces excès -- ont mal in­terprété la pensée des scientifiques qu'ils n'ont pas hésité parfois (ce qui est assez désagréable) à accuser de mauvaise foi, en suggérant que leur but unique était d'étayer des théories philosophiques. 46:96 Il nous a donc paru utile d'essayer de faire ici une mise au point qui clarifie les principales idées que l'on peut avoir aujourd'hui sur ces questions et d'insister particulièrement sur les fausses interprétations qu'elles ont pu faire naître. Cet article se divisera en trois parties : -- dans une première partie, nous rappellerons quelques points relatifs à l'histoire de la théorie de l'évolution biolo­gique et aux discussions actuelles qu'elle engendre, -- dans une deuxième partie, nous définirons les faits scientifiques acquis ou discutables dans le domaine de l'évo­lution biologique, -- dans une troisième partie, nous analyserons les dis­cussions philosophiques que soulève le problème scientifique de l'évolution biologique et nous montrerons en particu­lier que toutes les discussions qui entourent ce problème sont dues souvent aux interprétations philosophiques que certains, par ignorance ou par sottise, ont voulu en tirer. Nous insisterons en particulier sur le fait qu'il faut soigneu­sement distinguer le phénomène biologique de l'évolution de ces fausses philosophies. #### I. -- Discussions autour d'une théorie Depuis les temps les plus reculés, l'homme se pose des questions sur son origine et son destin, il se demande com­ment ses ancêtres les plus éloignés ont occupé la planète que nous habitons. Au cours des derniers siècles de l'histoire de l'Occident, les penseurs chrétiens admettaient généralement que l'his­toire des hommes était écrite dans les premiers chapitres de la Genèse que l'on se devait d'interpréter à la lettre. Cha­cun de nous, depuis son enfance, connaît ces textes : « Dieu forma l'homme du limon de la terre, il souffla dans ses narines un souffle de vie et l'homme devint un être vivant. » 47:96 Il ne faudrait pas croire cependant que cette interpré­tation littérale de la Genèse ait été de tout temps considé­rée comme la seule possible. Au cours des premiers siècles du christianisme, au contraire, certains Pères et Docteurs avaient déjà pressenti que l'histoire de l'origine du monde n'était peut-être pas tout à fait aussi simple. Parmi ces docteurs j'aime à évoquer, chaque fois que je suis amené à aborder ce sujet, l'un des Évêques les plus illustres de l'Histoire de l'Église : *Grégoire de Nysse*. Il gouvernait à la fin du IV^e^ siècle de notre ère un petit évêché de Cappadoce, au centre de l'Asie mineure, pays qui était alors un riche foyer de chrétienté. Ses œuvres nous montrent combien, à cette époque déjà, les hommes se pas­sionnaient pour ces problèmes : l'homme -- l'univers -- l'im­mortalité. Parmi ces ouvrages, qui ne tardèrent pas du reste à dépasser le cercle des fidèles de son évêché, j'éprouve un réel plaisir à relire « La création de l'homme » texte dont la traduction fut publiée à Lyon en 1943. Grégoire de Nysse, c'est certain, avait compris de façon intuitive qu'il ne fallait pas donner à la Bible une inter­prétation littérale. Il écrivit par exemple : « Pourquoi (dans la Bible) les produits du sol germent d'abord, pourquoi viennent ensuite parmi les vivants les êtres sans raison et enfin, après la formation de ces êtres, les hommes... Je soup­çonne Moïse d'avoir voulu donner à entendre par là une doctrine mystérieuse et sous des mots cachés de livrer une philosophie de l'âme que les philosophes, du dehors, ont entrevue sans la saisir pleinement. » 48:96 Je pourrais vous citer d'autres phrases qui montrent combien cet auteur a réfléchi sur le sens exact à donner aux textes de la Genèse. Entendons-nous bien cependant, il ne faut pas dire qu'il a été un évolutionniste avant l'heure : comment aurait-il pu l'être en l'absence de documents scientifiques ? On peut dire seulement qu'il n'était pas fixiste. Laissons passer les siècles. Dans le courant du XVIII^e^, un ancien officier de l'armée de Louis XV, le zoologiste fran­çais Lamarck, puis plus tard, vers 1850, le zoologiste an­glais Darwin suggérèrent que *la vie apparut sur la terre que nous habitons à partir de la matière inanimée et qu'elle s'est développée d'étapes en étapes au cours de millions d'an­nées de l'histoire géologique de l'univers jusqu'à l'homme lui-même.* Cette théorie que nous appelons Théorie de l'Évolution est aujourd'hui admise par la quasi totalité des hommes de science qui se sont spécialisés dans l'étude de la zoo­logie, de la classification végétale de la paléontologie et de la biologie générale. A l'étranger, je ne crois pas qu'il existe de zoologistes ou de paléontologistes qui refusent l'évolutionnisme. Ayant participé depuis quinze ans à une vingtaine de Congrès scientifiques en France, dans plusieurs pays d'Europe ou aux États-Unis, je n'en ai jamais rencontré. Il est étonnant de voir qu'en face d'une telle unanimité de la part des spécialistes, il existe cependant des ouvrages écrits contre l'évolution ; mais ces ouvrages -- le spécialiste s'en aperçoit dès le premier regard -- sont écrits par des hommes de disciplines tout à fait différentes de la zoologie, de la classification végétale ou de la paléontologie. 49:96 Si j'avais envoyé à la direction de cette revue un article sur les maladies du système nerveux, sur la théorie des quanta ou sur la relativité, j'imagine que son directeur (sa­chant que ma spécialité consiste à étudier les origines et l'évolution du groupe des Batraciens) n'aurait pas pris ma prose au sérieux. Les ouvrages écrits contre l'évolution le sont ainsi, toujours et de toute évidence, par des auteurs non spécialistes qui fatalement ne peuvent être documentés comme le sont les professionnels. Il en est de même du reste, mais en sens inverse, de certains écrits admiratifs réalisés dans le but de faire dire à la science de l'évolution biologique bien plus qu'elle n'en a jamais dit ([^8]). On est surpris par le fait que dans ce domaine d'une redoutable complexité ([^9]), chacun se croit autorisé à dire son mot, à avoir des opinions sur la question, alors qu'il n'en a qu'une connaissance livresque et superficielle ([^10]). L'erreur la plus fréquente et la plus curieuse que l'on commet ainsi souvent est de *confondre nos connaissances sur l'évolution biolo­gique et nos hypothèses sur les mécanismes de cette évo­lution.* Prenant pour des critiques destinées au phénomène de l'évolution biologique celles qui le sont aux mécanismes discutables que nous connaissons aujourd'hui, certains au­teurs ont ainsi prétendu -- citant des phrases retirées de leur contexte -- que des hommes de science comme J. Ros­tand ou Huxley ne croyaient pas à l'évolution. C'était un comble. 50:96 De même, il est étonnant que l'on puisse se servir contre la théorie de l'évolution biologique de l'histoire de l'homme de Piltdown ou de l'histoire de quelques trucages célèbres que connaissent la paléontologie ou la préhistoire. C'est là une attitude analogue à celle des auteurs qui en démontrant l'existence de faux miracles cherchent à montrer par ce biais qu'il n'y a pas de vrais miracles. Pour que cessent les discussions stupides entre catho­liques dans ce domaine il serait souhaitable que l'on veuille bien d'un côté comme de l'autre s'en remettre au principe de subsidiarité, c'est-à-dire admettre que cette question est une affaire qui doit être discutée entre zoologistes, bota­nistes, paléontologistes ou spécialistes de la biologie géné­rale et que les conséquences philosophiques qu'elles sou­lèvent demeurent celles du domaine de la philosophie de la nature et non pas du domaine de la discussion de salon. On pourrait cependant faire une objection à cette argu­mentation : il existe en effet un spécialiste de la zoologie qui n'accepte pas la Théorie de l'Évolution. J'ai été parfois étonné, je l'avoue, en lisant les arguments que le Profes­seur Bounoure -- auteur par ailleurs de travaux sur la sexualité et la reproduction qui font autorité -- donne contre l'évolution biologique ; je me permets de dire que l'on a l'impression que le Professeur Bounoure n'a pas suivi depuis quelques années la bibliographie paléontologique. On ne peut plus soutenir par exemple, comme il l'a écrit dans plusieurs articles, que les documents paléontologiques que nous possédons donnent des images séparées les unes des autres. Nous avons au contraire sur des lignées entières des séries de squelettes qui se suivent de si près qu'il n'est plus possible, par exemple, de séparer autrement que de façon arbitraire les Poissons et les Batraciens, les Reptiles et les Mammifères. Il est impossible de résumer cette question dans un article. Comment pourrait-on résumer ici en quel­ques pages les documents relatifs au passage des Reptiles aux Mammifères alors que cette question est traitée dans certains certificats de licence en une dizaine d'heures de cours environ et qu'elle a été l'objet de plusieurs milliers de publications. 51:96 Je vais donc essayer, d'une façon fatalement très super­ficielle, de schématiser les preuves essentielles qui ont amené cette quasi unanimité des biologistes à accepter aujourd'hui, sans plus la discuter, la Théorie de l'Évolution biologique. #### II. -- Données scientifiques relatives au fait évolutif Nous diviserons cette partie en trois chapitres : -- le premier sera relatif aux faits qui démontrent l'évo­lution ; -- Le deuxième aux mécanismes très discutés de cette évo­lution ; -- le troisième au problème particulier de l'origine de la a vie sur la terre. ##### 1. -- Les faits qui démontrent l'évolution biologique L'idée d'évolution des êtres vivants s'est imposée à l'esprit des biologistes à partir de trois données fondamen­tales, de trois catégories d'observations scientifiques : a\) la classification des êtres vivants ; b\) les documents apportés par la Paléontologie ; c\) l'étude de l'Anatomie comparée des Vertébrés. Pour la clarté de notre exposé, nous allons supposer que ces trois catégories d'observations scientifiques -- qui constituent en quelque sorte les trois preuves fondamentales de l'évolution -- sont venues l'une après l'autre, se sont enchaînées historiquement l'une derrière l'autre. 52:96 En réalité, évidemment, il n'en a pas été tout à fait ainsi. Sans doute l'étude de la classification des espèces vivantes à elle seule -- avant même que ne soit connue la Paléontologie -- sug­géra l'idée d'évolution, mais la Paléontologie et l'Anatomie comparée s'intégrèrent peu à peu, en même temps, dans les documents déjà apportés par les classificateurs. De plus la Paléontologie et l'Anatomie comparée -- ne l'oublions pas -- correspondent à deux sciences qui ne sont que le corollaire l'une de l'autre. Notre façon d'aborder les preuves de l'évo­lution en trois étapes séparées n'a donc qu'un but didac­tique. a\) La classification des espèces. La notion d'espèce et de race est sans doute aussi vieille que l'homme. La Bible raconte que Dieu créa les différentes espèces qui peuplent les eaux, puis celles qui peuplent le ciel et la terre... Les populations primitives, du reste, savent parfaitement aujourd'hui reconnaître les arbres, les plantes, les animaux qui habitent leurs landes et leurs forêts. « La notion d'espèce est issue de la nécessité pratique ; il faut bien que le pêcheur, le chasseur, le cultivateur, le collection­neur, désignent par des mots particuliers les êtres qu'ils reconnaissent et qui sont l'objet de leur industrie ou de leur intérêt. » (L. Cuénot.) Les essais de classification des espèces se retrouvent dans les littératures, les plus antiques. Chacun connaît l'his­toire de Pline l'Ancien, ce naturaliste qui poussa-jusqu'à l'héroïsme son désir de connaître le monde et mourut dans l'éruption du Vésuve en 79. Il nous reste de lui une Histoire Naturelle qui représente la compilation de 2 000 ouvrages antérieurs. 53:96 L'ancêtre des auteurs des classifications hiérarchisées modernes est le naturaliste français Tournefort ; celui de la nomenclature est le suédois Linné. Ensuite se sont établies des règles de classification et de nomenclature que l'univers entier a reconnues et qui permettent, dans tous les pays du monde, de retrouver rangés dans un certain nombre de cadres définis les animaux et les végétaux qui peuplent la terre. Il est presque impossible de fixer, même très approxi­mativement, le nombre des espèces vivantes que les biolo­gistes ont décrites jusqu'à ce jour. Pour les espèces ani­males, ce nombre s'élève sans doute à près d'un million. Mais ce chiffre est probablement très éloigné du nombre réel des espèces vivantes qui peuplent actuellement l'uni­vers. Certains estiment que notre inventaire ne représente que le dixième des espèces existantes. Il y a en effet dans de très nombreuses régions du monde des zones que l'on peut qualifier de zoologiquement inexplorées. Ainsi nous sommes très mal renseignés sur les espèces qui habitent les immenses forêts du Canada, de l'Australie, du centre de l'Afrique et surtout de l'Amérique du Sud. Évidemment nous connaissons les espèces géantes de ces pays, celles que les voyageurs ont décrites, mais nous ne sommes absolu­ment pas renseignés sur les Insectes, les Protozoaires ter­restres, les petits Crustacés qui peuplent leurs eaux douces et c'est, dans ces groupes justement, qu'il existe le plus grand nombre d'espèces. Enfin il est une autre région du monde, zoologiquement encore plus mal connue, c'est le fond de la mer : depuis plus de cinquante ans déjà, sous l'impulsion de ce Prince savant que fut Albert I^er^ de Monaco, des biologistes ont essayé de connaître les abîmes les plus profonds de l'océan mais les connaissances que nous avons de ces régions mysté­rieuses ne sont que les résultats de coups de sonde jetés ici et là, au hasard, et les premières observations des voyageurs du bathyscaphe ne nous donnent que les images les plus fragmentaires. Dans cet immense domaine nous découvri­rons certainement un jour des millions d'espèces nouvelles. 54:96 Un fait du reste nous montre combien dans ce domaine nos connaissances zoologiques s'accroissent chaque année : le biologiste français Jeannel a estimé que les zoologistes de l'univers découvraient chaque année, dans le seul groupe des Insectes, 5000 ou 6000 espèces nouvelles. Or lorsqu'ils cherchèrent à classer en catégories logiques les êtres vivants ainsi décrits dans leurs catalogues et dont ils détenaient quelques exemplaires dans leurs muséums, *les zoologistes découvrirent que la seule classification logi­que, la seule qui de toute évidence s'imposait à leur esprit, était une classification généalogique.* Il est capital de comprendre que cette classification généalogique (en somme la première observation qui sug­géra l'évolution des êtres vivants) n'a pas été conçue d'après des documents peu nombreux ou rapidement examinés, mais au contraire *s'est imposée à l'esprit des zoologistes classificateurs :* la classification généalogique zoologique correspond de toute évidence à la classification naturelle. Si aujourd'hui on leur demandait de créer une classifica­tion nouvelle, cela leur serait impossible. Tout étudiant qui a un an de certificat de Zoologie ne peut en douter. Il faut cependant bien remarquer que dans cette généalogie cons­truite avec les espèces connues qui vivent actuellement sous le soleil, il y a de nombreux espaces vides, de nombreuses zones où les chaînons manquent. Ce sont les découvertes de la Paléontologie qui vont combler ces chaînons et permettre de compléter les pre­mières idées d'évolution suggérées par la Zoologie ([^11]). 56:96 b\) La Paléontologie. Nous avons dit plus haut qu'il existait certainement à l'heure actuelle plusieurs millions d'espèces vivantes. Or les découvertes de la Paléontologie vont établir que, dans le passé de la terre, il y eut d'autres, espèces, sans doute infi­niment plus nombreuses que les espèces actuelles ; elles occupèrent notre planète en leur temps puis disparurent, ne laissant derrière elles que des traces fossiles. Cette découverte devait, déjà vers le milieu du siècle dernier, modifier les idées des créationnistes de l'époque. Ainsi Cuvier -- le premier Paléontologiste créationniste -- imagina, pour expliquer les étapes successives des faunes peuplant le monde, qu'il y avait eu plusieurs créations suc­cessives. Alcide d'Orbigny, précisant les idées de son maître, émit l'hypothèse de vingt-sept créations successives. Mais à mesure que progressaient les découvertes de la Paléontologie, l'idée même de créations successives s'estompa. Nous avons dit que, dans les arbres généalogiques que les zoologistes avaient été amenés à établir, il y avait de nombreuses places vides. Or la Paléontologie va combler ces places vides. Peu à peu, grâce à elle, l'arbre généalo­gique des espèces prend corps et devient homogène pour tous les animaux possédant un squelette fossilisable. Au­jourd'hui par exemple, depuis les poissons à choanes jus­qu'aux hommes, la généalogie des êtres vivants donne une ligne presque continue. Il y a seulement en certaines zones latérales de cette ligne continue des espaces qui ne sont pas encore comblés : au niveau des Oiseaux, au niveau du groupe des Batraciens Urodèles et au niveau de certains ordres de Mammifères. 57:96 L'histoire des découvertes de la Paléontologie comblant les espaces vides des zoologistes ressemble à celle de la chimie comblant les cases de la classification de Mendeléev. Ici cependant le problème était plus complexe car les zones vides de la phylogénie ne correspondaient pas seulement à une situation dans l'espace, à un trou entre un groupe zoo­logique et un autre, mais en plus la pièce manquante devait se situer en un point précis du temps, en une époque don­née de l'histoire géologique de la terre. Or, c'est exactement ce qui devait se réaliser ; non seu­lement les fossiles manquants ont été trouvés dans un très grand nombre de cas, mais qui plus est, chaque fois ils ont été trouvés à leur place dans l'histoire généalogique de la terre, c'est-à-dire dans la zone de terrain où ils devaient justement être enfouis. On peut même dire qu'en cette ma­tière les zoologistes ont eu parfois la possibilité de faire de véritables prévisions. L'histoire de quelques-uns de ces fossiles manquants a été racontée dans un article de Pierre de Saint-Senne (*Les Études,* 1947), dont le titre est resté célèbre et mérite d'être retenu : « Les fossiles au rendez-vous du calcul ». Il y a mieux encore : dans certaines zones de terrain particulièrement favorables à la fossilisation, les paléonto­logistes ont pu étudier des couches stratifiées où les fos­siles s'étaient accumulés en grand nombre. C'est le cas par exemple des falaises crayeuses de Margate au sud de l'An­gleterre. Le médecin anglais Rowes a pu étudier des oursins qui s'y étaient accumulés pendant trois ou quatre millions d'années avec une très grande lenteur sur 120 à 150 mètres de hauteur environ. Or l'étude de ces fossiles révèle qu'il existait entre la base et le sommet de la falaise environ une douzaine d'espèces d'oursins mais, fait capital, les changements qui amènent depuis la base jusqu'au sommet les douze espèces différentes sont tellement insensibles et telle­ment lents que les fossiles d'un point extrême à l'autre forment une série parfaitement continue. 58:96 On raconte que les élèves de Rowes s'amusaient à lui poser des « colles » : ils dénichaient un oursin quelconque en un niveau de la falaise : le paléontologiste savait reconnaître le niveau exact de la pièce. Les exemples de ce genre sont assez nombreux en Paléontologie. Nous sommes loin, on le voit, des vingt-sept créations successives d'Alcide d'Orbigny. c\) Étude de l'Anatomie comparée des Vertébrés. La classification des êtres vivants et tous les travaux de la Paléontologie ont été basés essentiellement sur la forme du corps et sur l'anatomie des squelettes, fossiles ou non. Cette façon d'étudier un animal : morphologie et étude de son squelette, s'intègre dans une science infiniment plus complexe, plus architecturée, que les biologistes appellent « l'Anatomie Comparée ». L'Anatomie comparée n'a rien à voir avec l'anatomie médicale qui est la science statique de l'anatomie de l'hom­me ; au contraire, comme son nom l'indique, elle consiste à faire pour un même organe des comparaisons anatomiques entre les différents groupes zoologiques. Il existe par exem­ple une anatomie comparée du cœur, des poumons, de la peau, du cerveau, du tube digestif, du rein, etc. L'existence même de cette science suggère au fond l'idée de l'évolution : il serait inepte de faire une anatomie com­parée pour des organes qui n'auraient aucun lien entre eux. Si l'idée des comparaisons entre organes s'est imposée à l'esprit des zoologistes au point de devenir une science tout entière, il fallait -- c'est évident -- qu'elle éveille dans l'esprit des zoologistes une notion de plan d'ensemble, de concept unitaire. Cela n'a rien d'étonnant du reste ; nous l'avons dit, la Paléontologie et la classification des espèces avaient été déjà conçues à partir de l'anatomie comparée de squelette et de la forme générale des organismes. 59:96 Ici encore il convient de souligner que l'étude de l'anatomie comparée ne s'est pas réalisée dans le temps à une époque différente de celle de la classification des espèces et de la Paléontologie. Les trois sciences, que nous avons séparées pour des raisons didactiques, ont évidemment marché plus ou moins de pair et il est évident que l'anatomie comparée des organes internes, en particulier, avait déjà aidé les premiers zoologistes classificateurs. Mais l'étude approfondie de cette science révèle un fait capital : si l'on essaie de tracer un plan d'ensemble généa­logique pour chaque organe, pour chaque appareil qui est l'objet de l'étude des anatomistes (par exemple une généa­logie du poumon et de son ancêtre la vessie natatoire, du cœur et des arcs aortiques, du système nerveux, ou même une généalogie d'un appareil moins connu : celle de la trachée, des cartilages du larynx, du limaçon, ou des canaux circulaires de l'oreille) on constate que toutes ces généalo­gies suivent toujours -- sans qu'il n'y ait jamais d'exception -- l'arbre principal bâti par les classificateurs et les paléontologistes. On pourrait en quelque sorte imaginer de recoller sur cet arbre principal des feuilles de papier transparent cor­respondant aux généalogies des différents organes à la même échelle et l'on constaterait qu'elles sont toutes -- toujours -- parfaitement parallèles. Les découvertes des trois sciences que je viens de vous présenter ont naturellement acheminé la Biologie vers une série de concepts nouveaux. En voici quelques-uns : Pendant longtemps, on se représenta la classification généalogique des êtres vivants comme correspondant à une série de groupes divers entre lesquels il y avait quelques formes intermédiaires, vivantes ou fossiles, en général assez rares ; ces formes établissaient en quelque sorte le passage entre des groupes en apparence assez éloignés les uns des autres : passage entre les Reptiles et les Mammifères, entre les Batraciens et les Reptiles, entre les Batraciens et les Poissons, etc. Cette vue d'ensemble n'a plus de valeur aujourd'hui. 60:96 Pour plusieurs des groupes zoologiques qui ont pu laisser des traces fossiles, nos lignes généalogiques sont si complètes que nous devons très souvent inverser la propo­sition précédente et la présenter en quelque sorte à l'in­verse de la façon dont elle fut présentée autrefois. Ainsi pour la ligne principale des Vertébrés nous pou­vons certainement dire qu'il existe entre les Poissons, les Batraciens et les Reptiles, et surtout entre les Reptiles et les Mammifères, une ligne si continue que nos coupures sont arbitraires et que nous ne les gardons que pour des raisons historiques et pour faciliter l'étude de la Zoologie. Lors­qu'un professeur de cette discipline décrit à ses élèves les espèces vivantes ou fossiles qui amènent insensiblement des Reptiles aux Mammifères, il est évident qu'il effectue à un moment donné une coupure tout à fait arbitraire entre les deux groupes ([^12]). On peut même penser que si, aujourd'hui, un zoologiste et un paléontologiste -- faisant table rase de tous les catalogues actuels de nos classifications, effa­çant les noms placés sur tous les bocaux de nos collections -- décidaient de repenser la classification des Vertébrés, ils retrouveraient sans conteste la même ligne généalogique et cédant au besoin humain et didactique de faire des coupures, ils ne les effectueraient probablement pas auto­matiquement aux mêmes endroits ; ainsi le groupe des Reptiles Thérapsidés serait sans doute joint à celui des Mammifères. 61:96 Un autre concept né de nos observations est relatif à la notion de groupe zoologique. On sait que les espèces sont rangées en genres (genre Rana), les genres en familles (Ranidae), les familles en ordres (Anoures), les ordres en classes (Batraciens, Reptiles, Mammifères) etc. Jadis la notion de famille correspondait à une série de caractères anatomiques bien définis. Aujourd'hui, au con­traire, on insiste sur la tendance évolutive de la famille c'est-à-dire qu'au lieu d'avoir un concept statique de la classification, on insiste sur la réalisation progressive d'une structure. Autrefois, comme on ne possédait pas de fos­siles, on disait que la famille des chevaux était caractérisée par la possession d'un seul doigt médian ; aujourd'hui, au contraire, depuis que l'on connaît grâce aux fossiles l'en­semble des représentants de la famille des chevaux, on ne peut plus les définir de cette façon ; on est obligé de dire que la famille des chevaux est caractérisée par la réduction du nombre de doigts, réduction pouvant aller jusqu'à la conservation du seul doigt médian. Conclusion Je vous ai présenté quelques faits scientifiques, bases de la Théorie de l'Évolution. Je vous l'ai décrite comme la seule théorie nous permettant de comprendre aujourd'hui la Zoologie et la Paléontologie. Devons-nous considérer que nous sommes là devant une conception absolue et définitive, ou bien devant une hypothèse banale, analogue à celles que nous construisons tous les jours comme méthode de travail dans nos laboratoires ? 62:96 Une seule difficulté demeure : nous n'avons pas repro­duit l'évolution en laboratoire. Il y a bien de ci de là quelques ébauches de synthèse évolutive ; on a véritablement réalisé des espèces végétales nouvelles : par exemple, on a fabriqué des espèces nouvelles très stables de tabac, de pervenche, de rutabaga... Mais ceci est loin des grands changements qui ont construit le monde zoologique. Puisque nous n'avons pas reconstruit en laboratoire le phénomène évolutif avec une ampleur suffisante, puisque nous ne l'avons pas vu se réaliser, nous sommes obligés, je crois, de maintenir pour lui le mot d'hypothèse. Mais cette hypothèse s'appuie sur un nombre considérable de faits ; de plus, contrairement à la plupart des hypothèses de labo­ratoire, on peut dire qu'elle ne s'oppose à aucun des docu­ments que nous ont livrés aujourd'hui la Paléontologie et la Zoologie. Tous les biologistes ont été frappés de l'am­pleur de ces preuves indirectes. Nous pouvons donc conclu­re que l'évolution biologique demeure une hypothèse puisque le fait évolutionniste n'a pas été reproduit en laboratoire mais que *cette hypothèse est à la limite de la certitude scientifique.* Précisons toutefois que nous avons essayé de montrer ici le fait évolutif, lequel ne provoque plus de discussion entre hommes de science spécialisés. Par contre nous avons pris la précaution de ne pas parler du moteur de l'évolution, du mécanisme qui fut la cause de la montée de l'inférieur vers le supérieur, qui a fait surgir le plus du moins. Si l'accord est unanime sur le fait évolutif, si l'évolution -- comme nous venons de le dire -- est une hypothèse située à la limite de la certitude scientifique, les discussions qui ont trait au mécanisme de ce fait -- tant sur son aspect scientifique que philosophique -- deviennent au contraire l'un des points les plus controversés de la Biologie moderne. Nous allons en parler maintenant. 63:96 ##### 2. -- Les mécanismes de l'évolution Pour essayer de comprendre le phénomène que nous venons de décrire et lui donner, au moins à titre d'hypo­thèse, une explication provisoire, on a été amené depuis longtemps à formuler diverses hypothèses dont aucune ne paraît avoir jamais pleinement satisfait les esprits. Lamarck d'abord, au XVIII^e^ siècle, imagina que les caractères acquis par un individu au cours de sa vie se transmettaient de façon héréditaire et finissaient par pro­voquer l'évolution des espèces. Lamarck schématisait ainsi ce phénomène par l'histoire célèbre du cou de la girafe. Les girafes, disait-il, étaient des animaux qui possédaient un cou de longueur normale mais vivaient dans un pays sans herbe et ne pouvaient guère manger que les feuilles des arbres. Pour ce faire, chaque sujet avait l'habitude, au cours de sa vie, de s'étirer le cou pour brouter plus faci­lement. Ce phénomène, à la longue, produisit un allonge­ment des vertèbres de la région du cou et c'est ainsi que se forma en de longs millénaires le cou long de la girafe. Les observations et les expériences réalisées sur cette question depuis soixante ans environ ont établi que les caractères ainsi acquis ne pouvaient en aucune façon deve­nir héréditaires. On fut donc amené à chercher une autre explication et à la suite des travaux de Darwin, Hugo de Vries et des biologistes américains actuels, on admet assez souvent maintenant que ce phénomène de l'évolution se réalise sous l'effet de mutations suivies de sélection. Ces mutations sont des variations brusques, d'emblée héréditaires, qui sont dues à des transformations des gènes héréditaires situés dans le noyau des cellules des vivants. Les biologistes ont observé depuis longtemps de tels phé­nomènes. On a vu par exemple apparaître dans certains élevages des bœufs bulldogues, des moutons à courtes pattes, des lapins à fourrures de type duvet (lapins castorex). 64:96 Chez les Drosophiles (mouches du vinaigre) on a observé en laboratoire des centaines de mutations. On a pu constater aussi par des expériences de laboratoire que cer­tains mutants se révélaient physiologiquement plus aptes que les races d'origine à la lutte pour l'existence et on a pu montrer, tant en laboratoire que dans la nature, que certains mutants prenaient à la longue la place des races d'origine et arrivaient à les faire disparaître. Dans cette hypothèse l'évolution se réaliserait par la survie d'animaux mutants qui arrivent à la longue à rem­placer les sujets d'origine. L'évolution se réalise alors de mutation en mutation, d'étapes en étapes, les plus aptes à l'existence remplaçant les moins aptes. Cette survie des plus aptes s'accompagne toujours d'une véritable héca­tombe de déchets d'animaux qui disparaissent et n'arrivent pas à survivre. Un couple de grenouilles pond en moyenne 2.000 à 5.000 œufs par an, soit 10.000 à 15.000 œufs par vie. Comme le nombre de grenouilles reste à peu près stable d'une année à l'autre, on est bien obligé d'admettre que seul sur 10 à 15.000 œufs un couple d'œufs arrive à l'âge adulte, parvient à la maturité sexuelle et devient capable de se reproduire. Cet exemple donne une idée des pourcen­tages d'échecs de la nature. Même chez les gros animaux la mortalité des jeunes est absolument considérable. Si tous les éléphants qui viennent au monde atteignaient l'âge adulte, la terre serait très vite peuplée d'éléphants mais, ici comme chez les animaux inférieurs, le pourcentage de jeu­nes qui meurent est considérable. L'homme est le seul qui ait réussi à conserver pour sa progéniture et celle des animaux qu'il élève et domestique une survie qui atteigne un bon pourcentage. Ces quelques explications paraissent sans doute extrê­mement simplifiées, mais il est difficile de résumer ici en deux pages cette théorie des *mutations-sélections* à propos de laquelle on publie dans le monde chaque année des centaines de travaux et de nombreux livres. 65:96 Rappelons cependant encore, avant de terminer ce para­graphe, que pour beaucoup de biologistes le concept de mutation ne satisfait pas l'esprit. Si le fait de l'évolution n'est pratiquement plus discuté, il n'est pas sûr, par contre, que les mutations en soient le facteur principal. ##### 3. -- Le problème particulier de l'origine de la vie sur la terre Face à la fresque que je viens de tracer et qui mène l'être vivant de la plus primitive des cellules jusqu'à l'homme lui-même, vous éprouvez sans doute quelque diffi­culté, vous pensez peut-être que j'ai éludé jusqu'ici un problème délicat : celui des origines de la vie sur la terre. Nous allons au contraire nous en entretenir maintenant. A vrai dire la question de l'origine de la vie sur la terre demanderait à elle seule pour être étudiée correctement un trop long exposé. Je ne vais donc donner ici que les idées à ce propos essentielles. Pendant longtemps les biologistes se répartirent à ce propos en deux tendances : vitaliste et mécaniste. Les vitalistes estimaient que le protoplasme vivant n'était pas uniquement composé d'une matière chimique dont nous pourrions par nos propres moyens humains réaliser un jour la synthèse. Pour eux le protoplasme vivant était animé par autre chose que les seules lois de la physico-chimie. Cuénot définissait cette position dans la « Genèse des espèces animales » (1932) en disant que dans cette optique, si l'homme réussissait à fabriquer une cellule, il ne pourrait fabriquer qu'un cadavre de cellule ; à ce cadavre il manquerait une sorte de « psyché », un élément immatériel lui permettant de vivre. 66:96 Les mécanistes, au contraire, pensent que la vie peut se réduire à des complexes physico-chimiques. Pour eux il n'y a aucune raison pour que l'homme ne réussisse pas à fabriquer un cytoplasme vivant comme il fabrique du caoutchouc ou de la soie artificielle. La discussion entre vitalistes et mécanistes est complètement éteinte aujour­d'hui. Il n'y a plus de vitalistes, le combat a cessé faute de combattants. Si le vitalisme semble ne plus avoir de raison d'être, c'est parce que tous les arguments sur lesquels il s'était jadis appuyé se sont effrités les uns après les autres. Chacun sait qu'au début du XIX^e^ siècle, lorsque apparurent les premières synthèses de la chimie naissante, il se trouva des penseurs pour prédire que les corps de la chimie orga­nique résisteraient à ces expériences. On n'ignore pas qu'à cette époque on qualifiait de force vitale les forces d'attrac­tion des molécules de la chimie organique. « La vie étant l'œuvre du Créateur, comment l'homme pourrait-il espérer reproduire ce que Dieu avait fait ? On sait la suite, l'urée synthétisée par Woehler, l'acétylène par Berthelot ». (De Cayeux.) Cette défaite des vitalistes engendra des positions de replis successives ; on affirma pendant longtemps que la matière vivante n'obéissait pas au principe de la conser­vation de l'énergie. On s'ingénia à expliquer les mouve­ments complexes de l'embryologie ou les succès de l'évo­lution, à inventer des mémoires inconscientes de cellules ou des facteurs capables de gouverner le développement embryologique. Mais ces positions elles aussi s'effondrèrent. Il faut bien préciser d'ailleurs que ces théories vitalistes n'étaient pas l'apanage des seuls spiritualistes bien qu'elles aient trouvé chez de nombreux chrétiens, voire, même chez des théologiens, une résonance sympathique. On a écrit à ce sujet que « l'opposition inconsciente de certains esprits à ce que l'on produise du vivant en laboratoire provenait sans doute d'une apologétique sommaire... d'un concept simpliste et pour ainsi dire enfantin de l'intervention de Dieu dans le monde » (Moretti, in « Les Études », 1956, p. 94). 67:96 Mais admettre que philosophiquement et scientifique­ment il n'y a plus d'opposition à la synthèse de la matière vivante ne veut nullement dire, bien sûr, que cette syn­thèse soit sur le point d'être réalisée en laboratoire. En cette matière, où en sommes-nous ? Nous nous trouvons ici devant un problème qui a progressé à une vitesse étonnante. Il y a quelques années, étant chargé de faire le rapport sur cette question à la Semaine des Intellectuels Catholiques à Paris, j'avais fait rapidement le point à propos de cette question et j'avais conclu : tous les biologistes pensent aujourd'hui qu'un jour on créera en laboratoire de la matière vivante avec de la poussière, mais je crains que cette expérience ne se réalise que le jour où la génération de biologistes que nous sommes sera elle-même revenue à la poussière. Je ne serai plus aussi pessimiste aujourd'hui. Lorsqu'on parle maintenant de la synthèse d'un grain de vie en laboratoire, les bio­chimistes et les biologistes optimistes prononcent le chiffre de 10 ans, les plus pessimistes parlent de 100 ans mais beaucoup ne désespèrent pas, si Dieu leur prête vie pendant quelques décades encore, de voir se réaliser cette invrai­semblable expérience. Les découvertes dans ce domaine viennent en effet, de­puis quelques années, de prendre un tour nouveau, une vitesse vertigineuse. La synthèse des grosses molécules protéiques nous apporte périodiquement des nouveautés ; des vitamines, des hormones sont fabriquées en laboratoire, on a même pu reproduire un véritable virus artificiel présentant au microscope électronique la structure des virus -- mais il ne s'est pas révélé virulent. 68:96 Cependant les virus n'étant pas de véritables vivants, on cherchait depuis longtemps les formes vivantes les plus simples qui puissent établir le pont entre le virus (forme intermédiaire entre la matière et la vie) et le vivant vrai, c'est-à-dire la bactérie. Cette forme primitive on l'a trouvée, c'est la forme naine de bactéries. Nous ne connaissons pas encore sa structure chimique exacte mais nous savons qu'elle est très près de celle des virus qui est maintenant bien connue. En même temps que progressait cette série de décou­vertes amenant la chimie aux frontières du vivant, des biochimistes américains essayaient de reproduire en labo­ratoire une atmosphère qui ressemblait à celle où appa­rurent -- il y a trois millions d'années peut-être -- les premiers vivants. Et l'on constata que l'on pouvait ainsi, en utilisant simplement les lois de la matière, refaire en laboratoire des acides aminés, des glucides, des lipides, c'est-à-dire en somme les éléments fondamentaux de la matière vivante. #### III. -- Réflexions de Philosophie de la nature Pour les scientifiques le problème, de l'évolution ne se pose plus. Cependant, comme nous l'avons dit au début de cet article, on critique souvent l'évolutionnisme ; on utilise même contre l'évolution des arguments qui démontrent seulement que ceux qui s'y opposent n'ont pas étudié la question. On s'obstine contre une théorie que les biologistes considèrent aujourd'hui comme l'une des hypothèses les plus solides de leurs constructions. Pourquoi cet ostracisme ? Il s'explique par des raisons psychologiques que nous allons voir ; il s'explique parce qu'on a confondu avec l'évolu­tionnisme que je viens de vous présenter un ensemble de thèses philosophiques dénuées de toute valeur. 69:96 Il ne faut accuser personne de cette confusion : elle était fatale et les seuls coupables sont ceux qui, comme moi, un peu trop enfermés dans leur laboratoire, n'ont pas cherché plus tôt à prévenir les non biologistes, ceux qui n'étaient pas initiés à ces problèmes et ne pouvaient voir les confusions que l'on essayait de créer. De plus, l'évolutionnisme, hypothèse et explication scientifique de la vie et de ses origines, a eu un sort curieux. Dès 1850, cette thèse a été adoptée par le matérialisme qui en a fait un « cheval de bataille » contre le Christia­nisme et le Spiritualisme. Le Christianisme de l'époque n'a pas su, il faut bien le reconnaître, lui opposer une philo­sophie spiritualiste réfléchie. Momentanément, la plupart des auteurs chrétiens en face de l'évolutionnisme naissant se réfugièrent dans une philosophie créationniste et vita­liste. Et l'on a ainsi assisté, en France tout au moins, jusqu'en 1940 environ, à un « dialogue de sourds » entre penseurs chrétiens et scientifiques chrétiens. En Europe il semble, d'après les conversations que j'ai eues sur l'histoire de cette époque avec certains de mes collègues, que ce fut à l'Université de Louvain que s'établit le premier contact réel entre ces deux catégories de cher­cheurs. Il y a près de 50 ans déjà que les zoologistes de l'Université Catholique de Louvain enseignent l'évolution. Mais au moment où en France se provoqua le dégel, -- il y a 10, 15 ou 20 ans peut-être -- un phénomène nouveau intervint qui, au lieu de simplifier la situation la compli­qua. On peut dire pour poursuivre l'image que le dégel devint du verglas !... En effet, au moment où les penseurs chrétiens allaient donner droit de cité à l'évolutionnisme, un certain progressisme plus ou moins caractérisé tenta -- consciemment ou inconsciemment -- de justifier avec des arguments scientifiques ce qu'il appelait le « Sens de l'his­toire », s'appuya sur l'évolutionnisme scientifique, créa alors *une sorte de confusion entre évolutionnisme scienti­fique et évolutionnisme philosophique,* et provoqua à nou­veau une certaine méfiance vis-à-vis de l'évolutionnisme scientifique. 70:96 On raconta que le monde évoluait en perma­nence et d'une façon naturelle en quelque sorte d'après de simples lois scientifiques vers un état de mieux être. On prétendit que la logique qui entraîne l'évolution biologique devait entraîner aussi une évolution morale de l'humanité. On suggéra que poussée par une sorte de *vis a tergo* l'huma­nité allait ainsi vers un état de perfection, vers une fin de l'histoire, exactement comme l'évolution biologique avait été de la cellule jusqu'à l'homme. Il convient donc de voir maintenant l'infantilisme de ces idées. ##### A -- L'évolutionnisme et l'athéisme Comme nous venons de le dire, l'évolutionnisme a d'abord été un cheval de bataille des scientistes de la fin du XIX^e^ et du début du XX^e^ siècle. Jadis, disaient les scientistes matérialistes, les hommes s'étonnant de tous les mystères qui les entouraient avaient pris l'habitude d'expliquer ces mystères par les dieux ou les héros. Pour les anciens, le tonnerre était la colère de Zeus. Pour les chrétiens, il était nécessaire d'admettre une intervention divine pour expliquer l'apparition de l'homme et de toutes les espèces qui peuplent le monde. Or, la science, disaient toujours les scientistes, démontre aujourd'hui que les êtres vivants et les hommes sont appa­rus sur la terre par le simple jeu des forces de la nature. L'univers n'est donc que matière et l'on trouve derrière chaque problème une explication causale rationnelle. Il n'est plus besoin pour expliquer le cosmos de faire appel à une puissance créatrice : le tonnerre n'est pas la colère de Zeus, la création des espèces ne vient pas d'un acte de Dieu. On pourra lire une argumentation de cet ordre dans les ouvrages de Le Dantec par exemple. 71:96 Pour répondre à cette argumentation dénuée de toute valeur philosophique, certains chrétiens se réfugient alors stupidement dans une apologétique facile. Ils cherchent à démontrer l'existence de Dieu en se basant sur les difficultés de la science, sur les failles de l'explication scientifique. Ils insistent alors en particulier sur les mystères de l'apparition de la vie sur la terre, ils prétendent que les espèces vivantes ne pouvaient pas passer de l'une à l'autre, ne pouvaient pas évoluer. Cette apologétique facile ne résolvait rien et démontrait simplement que l'on se refusait autant d'un côté que de l'autre à un effort de réflexion sérieuse. Du reste les derniers arguments des vitalistes se sont effondrés aujourd'hui à leur tour. Les travaux sur les virus montrent par exemple que la matière vivante elle-même ne résistera plus long­temps aux tentatives de synthèses des biochimistes. Le fait de l'évolution, nous l'avons dit, apparaît indiscutable bien que ses mécanismes ne soient pas encore très clairs. Or, malgré tous les progrès de la biologie et l'effondre­ment de cette apologétique, de nombreux scientifiques et spécialistes de l'évolution sont aujourd'hui spiritualistes et souvent chrétiens. Si les évolutionnistes sont souvent spiritualistes, c'est parce qu'ils ont conçu leur idée de Dieu non par les failles de la connaissance scientifique, comme le faisait cette apo­logétique sommaire que je citais plus haut, mais sur leur vision d'ensemble du cosmos. Pour eux, en fait : -- que le monde ait été créé brusquement à un moment zéro, ou qu'il se soit réalisé par évolution lente, 72:96 -- qu'il soit le fruit logique des lois de la matière ou bien qu'il provienne des retouches successives d'un Dieu Créateur, cela ne change rien aux problèmes philosophiques sou­levés. *Que la création de l'univers se soit réalisée d'un seul coup, ou qu'elle ait été, au contraire, évolutive : dans les deux cas, le* plus *sort du* moins *et nous devons toujours nous demander : pourquoi cet Univers ?* Ainsi, qu'il le veuille ou non, le biologiste est donc obligé d'admettre qu'il existait en puissance dans la matière vivante originelle un potentiel d'évolution qui devait mener jusqu'à l'homme ; *le plus n'est pas sorti du moins, ce serait impossible, il était en puissance dans le moins.* Il est intéressant de comparer le phénomène de l'évo­lution et le développement embryonnaire des êtres vivants. Un œuf, c'est-à-dire une cellule en apparence très simple, donne en se développant une grenouille, un poussin ou un enfant d'homme. La grenouille, le poussin ou l'enfant d'homme était en puissance dans l'œuf. L'évolution biolo­gique se déroule suivant un phénomène quelque peu ana­logue ([^13]). Le mammifère existait en puissance dans le reptile qui le précéda sur la terre et toutes les espèces existaient en puissance dans la première cellule vivante et dans la première étincelle de vie. L'Univers où nous sommes est un système ordonné et coordonné ; or, toutes les fois que nous rencontrons de l'ordre et de l'organisation, même si cet ordre et cette orga­nisation ne sont que le fruit de lois statistiques, nous sommes obligés d'admettre qu'un ordre stipule une intelligence. *Les lois de l'évolution biologique ne peuvent expliquer que l'aspect matériel du système dans lequel nous vivons. Elles n'expliquent en fait que* LE COMMENT DES CHOSES, *jamais le pourquoi.* 73:96 On peut adopter toutes ces lois ; cela ne nous empêche nullement de penser que notre univers ordonné, coordonné, évoluant selon un mécanisme propre, est le fruit d'une intelligence organisatrice. Voilà pourquoi il y a seu­lement contradiction philosophique apparente entre le spiritualisme et les doctrines évolutionnistes. Supposons même que l'on arrive dans un avenir proche ou lointain à fabriquer dans un laboratoire un être vivant très rudimentaire ; on aura utilisé du carbone, de l'oxygène, des corps qui avaient été créés, des lois biologiques qui existaient. Les ingénieurs qui découvrirent un moyen pour faire voler un avion ne firent pas plus : ils utilisèrent les lois de la pesanteur qu'ils avaient observées dans la nature. SAVOIR REPRODUIRE un mécanisme ne veut nullement dire que l'existence de ce mécanisme ne pose pas de problème. Les biologistes qui dans leur laboratoire synthé­tiseront un jour de la matière vivante effectueront un acte qui ne sera que le fruit de l'intelligence des *générations* d'hommes de science qui les auront précédés. Ils repro­duiront des phénomènes selon les lois de la nature mais cela ne voudra nullement dire que cette nature n'aura pas été le fruit d'une pensée créatrice. Ils feront vivre une matière qui avait été créée en possédant en puissance la Vie. Lorsqu'un peintre amateur recopie un tableau de maître, il ne viendrait à l'idée de personne de penser que le tableau de maître, puisqu'on peut le recopier, n'a pas été l'œuvre d'un artiste de talent. En faisant voler un avion ou une fusée, en prévoyant la pluie ou en la faisant tomber artificiellement, l'homme applique les lois de la Physique, il n'invente rien : il utilise cet univers étonnant qui est un don du Créateur. Pourquoi s'opposer à ce qu'utilisant les lois de la Physique et de la Chimie, un homme de science fabrique de la matière vivante très simple et primitive sans doute -- mais vivante tout de même. 74:96 C'est dans ce domaine d'une tentative de réconciliation de la science et de la Foi qu'apparaît en pleine lumière la partie intéressante de l'œuvre du Père Teilhard de Chardin. Bien sûr, on peut faire à cette œuvre de nombreuses criti­ques et nous serons amenés à en évoquer une tout à l'heure mais, si presque tous les biologistes chrétiens aujourd'hui éprouvent beaucoup de sympathie pour la personnalité du Père Teilhard et le défendent dans les attaques dont il est l'objet, c'est parce qu'ils estiment qu'il nous a rendu l'immense service de catalyser la réconciliation de la science moderne et de la foi chrétienne. Pour comprendre ainsi ce rôle historique, il faut avoir vécu entre les années 1935 et 1945 dans le petit groupe de chercheurs chrétiens qui travaillaient le problème de l'évolution et qui, souvent hélas, étaient considérés par certains théologiens ou par des Aumôniers de Faculté comme quelque peu hérétiques. Je n'ignore pas en écrivant ces lignes que certains mettent aujourd'hui en lumière les parties de l'œuvre du Père Teilhard qui sont justement les plus critiquables, mais ces excès ne doivent pas nous empêcher de compren­dre le rôle qu'il a joué dans la science contemporaine. ##### B -- L'évolution biologique et les philosophies du progrès L'histoire du passé de la vie sur la terre amène à considérer, nous l'avons vu, l'évolution biologique comme la plus probable des hypothèses capables d'expliquer les origines de la vie, des espèces et de l'homme. Or on sait que les géologues et les spécialistes de la cosmologie pensent eux aussi que le cosmos s'est formé également par étapes successives, par une sorte d'évolution qui débuta dans l'éclatement d'un noyau primitif, il y a un certain nombre de milliards d'années. 75:96 Les corps chimiques se seraient formés l'un après l'autre par l'association des éléments les plus simples que nous connaissions aujour­d'hui : les atomes d'hydrogène. Cette conception est beau­coup plus hypothétique que la théorie de l'évolution biolo­gique mais beaucoup d'auteurs l'admettent aujourd'hui. Dans cette optique il y aurait alors une sorte de ligne successive continue (nous pouvons dire de « création continue ») depuis l'atome primitif jusqu'à l'homme lui-même et l'on pourrait par conséquent schématiser l'histoire du cosmos en trois grands chapitres se succédant dans le temps. 1, -- Constitution et évolution de la matière chimique. 2 -- Formation des premiers êtres vivants à partir de la matière chimique et évolution des êtres vivants. 3 -- Apparition de l'homme -- Évolution de l'homme. On peut maintenant se demander dans quelle mesure ces trois étapes se ressemblent, dans quelle mesure, en connaissant les deux premières on peut essayer d'imaginer ce que sera le futur de la troisième, dans quelle mesure les lois qui ont présidé à l'élaboration des premières ne pour­raient pas justement se retrouver dans la troisième. En somme, on peut se demander s'il n'est pas possible d'avoir une sorte de vision d'ensemble du cosmos, de penser le cosmos dans sa totalité. Du reste, il existe aujourd'hui des sciences qui consis­tent à retrouver justement les mécaniques communes entre le fonctionnement de la matière inanimée et le fonction­nement de la vie. La cybernétique est née par exemple des comparaisons entre le fonctionnement du cerveau et celui de certains réseaux électriques. 76:96 Le lecteur a sans doute deviné que si dans certains cas de telles comparaisons peuvent être parfaitement justifiées et utiles à la science (ce sera le cas de la cybernétique) elles seront dans d'autres cas difficiles à manier, dangereuses ou folles. C'est ici que les hommes risquent de se laisser aller à des rêveries qui devraient rester du domaine de la poésie. L'une des plus tentantes de ces comparaisons s'est réalisée dans l'esprit de ceux qui bâtirent une théorie philosophique dite « philosophie du progrès ». Nous avons vu comment, pour les biologistes contem­porains, l'évolution biologique représente en somme la suite de l'évolution cosmique tandis que l'apparition de l'homme représente la suite de l'évolution biologique. Dans cette optique évidemment un fait s'impose : depuis l'origine des temps, la matière a évolué dans le sens de la « complexification ». Elle s'est de plus en plus « complexi­fiée » j'emploie ici le mot de Teilhard de Chardin, car il a beaucoup employé ce terme qui donne vraiment l'image la meilleure du phénomène. Cette complexification a été marquée, en une première étape, par la formation de la matière chimique, en une deuxième étape par l'apparition et l'évolution des êtres vivants, en une troisième étape par l'apparition de l'esprit. Si l'on estime que la complexification de la matière représente un progrès ([^14]), on ne peut nier que depuis l'origine des temps, dans cette hypothèse, il y ait eu progrès. Qui plus est, on constate que depuis les origines ce progrès s'est réalisé par lui-même ; il appartient en quelque sorte à la matière, il fait partie de la matière, il apparaît comme une propriété intrinsèque de celle-ci. 77:96 On conçoit alors facilement la tentation de certains bio­logistes et philosophes contemporains. Il sera tentant en effet de penser que cette force, qui a entraîné la matière vers un certain progrès par complexification depuis l'origine des temps, se prolongera au niveau de l'esprit ; il sera alors tentant de penser que l'esprit -- troisième état de la ma­tière, troisième stade de l'évolution universelle ; aura tendance lui aussi, par sa force même, par un dynamisme de type hégélien à évoluer vers un progrès qu'il restera à définir. Le passé suggère alors l'avenir. Les auteurs laisseront aller leur plume et leur imagination ; on parlera d'un auto­matique progrès moral ; on parlera de progrès de la conscience ; on empruntera à Teilhard le mot : la Mutation de l'homme, etc. Ce qui caractérise essentiellement toutes ces idées c'est qu'elles suggèrent l'existence d'une force analogue à celle de Hegel qui entraîne *automatiquement, fatalement* la mar­che du progrès. L'histoire humaine qui ne serait alors que la suite de l'histoire biologique se réalisera avec le même automatisme que l'histoire biologique. Ce que nos contempo­rains, faisant de la philosophie sans le savoir, appellent le « sens de l'histoire » correspondrait justement à cette force qui entraîne avec fatalité la marche des hommes vers une certaine société future que les marxistes présentent dans leurs images de propagande comme « les lendemains qui chantent ». Nous n'avons pas ici à porter de jugement sur la valeur d'ensemble de ces philosophies que l'on nomme les philo­sophies du progrès, mais ce que nous voulons montrer c'est que l'évolution biologique n'apporte aucune pierre à leur construction et paraît même, au contraire, la contredire formellement. 78:96 Lorsqu'un scientifique fait une extrapolation, lorsqu'il prolonge une courbe ou bien lorsqu'il définit l'avenir d'un système en fonction de son passé, c'est qu'il connaît la loi du système. On peut prédire qu'un train express partant de Paris vers Lyon passera à Fontainebleau tant de minutes après son départ de Paris parce que l'on sait la vitesse des trains express de cette ligne, parce que l'on connaît l'en­semble des lois qui régissent la marche des chemins de fer. Pour pouvoir prédire ce qui va se passer dans l'histoire humaine en regardant l'histoire biologique et l'histoire cos­mique, il faudrait d'abord être sûr que nous nous trouvons dans des systèmes analogues, ayant des lois analogues. Or il semble au contraire que l'apparition de l'homme repré­sente dans l'évolution générale du cosmos une telle cou­pure, une telle nouveauté qu'il paraît difficile d'extrapoler de l'une à l'autre. Jusqu'à l'homme la matière évolutive, chimique ou bio­logique, est inconsciente, obéit à des lois physico-chimiques déterminées, suit une mécanique automatique analysable en laboratoire comme un phénomène scientifique. La conscience de soi qui apparaît avec l'humanité nais­sante ne peut pas ne pas apporter dans ce système en évo­lution quelque chose de propre et de nouveau qui modifiera les automatismes antérieurs. A partir du moment où la conscience de soi existe, les lois du présent ne seront plus comparables à celles qui avaient gouverné le passé, avec les déterminismes physico-chimiques qui avaient caractérisé jusqu'alors l'évolution. Sans doute retrouvera-t-on chez l'homme des mécanismes qui rappellent le passé, les liaisons des cellules nerveuses du cerveau ressemblent aux liaisons électriques et l'étude de ces comparaisons servira de point de départ à la cyber­nétique -- avons-nous dit ; mais une machine gouvernée par un être intelligent aura, qu'on le veuille ou non, un comportement tout à fait différent de celui d'une machine automatique. 79:96 Certains romanciers ont utilisé le thème de la prise de conscience, des machines cybernétiques, composées de circuits analogues à ceux du cerveau humain. Ce n'est là qu'un amusement de roman. On ne peut comparer des machines électroniques fabriquées avec des tubes et des fils de métal avec un cerveau composé de cellules vivantes. C'est à ce niveau que se situe la critique que l'on peut faire à une certaine partie de l'œuvre du Père Teilhard de Chardin. On sait que le Père Teilhard suggéra que l'huma­nité évoluait en suivant des lois qui furent à la base de la constitution des molécules chimiques dans la première étape de l'histoire cosmique, puis à la base de l'évolution biolo­gique au cours de la deuxième étape de l'histoire du cosmos. Or on ne peut comparer l'évolution des molécules chimiques et celle des hommes. L'homme est autre chose qu'un atome. Il est probable que l'on puisse comparer certains méca­nismes de l'histoire humaine avec certains mécanismes de l'évolution biologique mais ce ne sera là que des comparai­sons épisodiques poétiques qui n'auront pas de véritable valeur. Il y a plus encore. Il ne faut surtout pas souhaiter que l'évolution humaine suive les mécanismes de l'évolution biologique. Nous avons dit plus haut que le progrès biolo­gique avait pour base la loi naturelle la plus dure, la loi MUTATIONS-SÉLECTIONS. Or, rien n'est plus cynique, plus tragique, rien n'est plus immoral, rien n'est plus opposé à ce respect de l'homme -- qui est le fondement même de la morale chrétienne -- que le progrès biologique. La loi du progrès biologique est la loi de la jungle, la loi du plus fort, la survie d'un individu plus apte au milieu d'une hécatombe de déchets. 80:96 Ceux qui ont pu penser que l'évolution biologique repré­sentait en quelque sorte à l'échelle animale le symbole d'une philosophie du progrès croyaient sans doute que les popu­lations animales marchent vers l'avant en un faisceau paral­lèle où chaque individu et chaque famille avait sa part, alors que le progrès biologique est caractérisé au contraire par la progression d'une lignée unique au milieu d'une immense hécatombe, au milieu d'un cimetière d'échecs et de ruines. Déjà, du reste, l'homme s'oppose à la mutation-sélec­tion. La médecine, issue de son intelligence, tente de faire survivre des individus qui sont physiologiquement tarés et qui normalement dans la jungle devraient disparaître. On fait survivre des boiteux, des maniaques, les rhésus néga­tifs et les asthmatiques ! Dans le cas des rhésus, cela risque même d'être grave à la longue pour l'avenir de l'humanité. Mais l'homme considère que, dans sa morale, il se doit de faire survivre les rhésus négatifs et les asthmatiques. En somme, contrairement aux idées qui suggèrent que le progrès biologique doit se prolonger dans l'histoire hu­maine, la vision cosmique pourrait se résumer de la façon suivante. Avant l'homme le progrès cosmique et biologique était inscrit dans les lois de la matière ; il devait amener automatiquement, fatalement cette matière à construire par sa propre force évolutive un *Être intelligent et libre :* l'homme. Lorsque cet être intelligent et libre apparut, ce fut à lui d'être l'artisan volontaire et libre de son propre progrès humain, de sa propre destinée. L'homme n'a plus rien à espérer d'un progrès automatique de l'histoire. Ce progrès devient son choix. Il doit en définir les normes et les définir librement en restant dans les limites morales que son intel­ligence lui impose. L'évolution biologique me paraît en somme ressembler à une ligne marquée à l'apparition de l'homme par une cassure qui semble avoir, par son essence même, le devoir d'in­verser les lois originelles de l'évolution. 81:96 Cette image biologique du destin risque sans doute de décevoir. Cette image de l'homme, obligé par son intelli­gence et sa liberté de réaliser douloureusement son devenir en tenant compte d'une certaine morale, ressemble étran­gement à celle de la vision chrétienne la plus traditionnelle qui soit. Contrairement à ce qu'ont cru certains, l'évolu­tion biologique n'apporte pas de grandes idées qui auraient pu servir à construire de magnifiques conclusions de confé­rences, de beaux articles de vulgarisation dans quelque numéro de revues fantasques ; je suis, je le sais, un triste réaliste mais je me refuse à être un rêveur en soutenant de telles thèses. ##### Conclusion : L'origine animale de l'Homme Il reste maintenant une dernière leçon que nous devons tirer des perspectives que nous a données l'évolution bio­logique : c'est l'origine animale du corps de l'homme. Bien sûr, nous ne savons pas et nous ne saurons sans doute jamais comment et quand doivent se situer, dans le contexte de l'évolution biologique, la Révélation des pre­miers âges et les épisodes bibliques mais ceux-ci ne doivent pas nous faire oublier l'origine biologique du corps de l'homme. Le fait majeur démontré par ces théories est que l'homme étant issu directement du règne animal traînera avec lui dans toute son existence, et malgré l'apparition de la conscience, le lourd passé instinctuel de son origine simiesque. 82:96 En somme, l'homme se présente au biologiste comme composé d'un corps simien d'origine et d'une intelligence, d'une conscience de soi d'origine transcendante. Cette intelligence et cette conscience de soi, nous l'avons dit plus haut, nous empêchent de prolonger au-delà de son apparition le fatalisme du progrès biologique et cosmique, mais cela ne veut nullement dire que l'homme sera désor­mais un être uniquement caractérisé par l'intelligence et la conscience. L'évolution biologique nous oblige au contraire à consi­dérer comme des rêveries de poète, les descriptions de Jean-Jacques Rousseau. L'homme possédait avec lui dès les premiers âges tous les instincts de la race simiesque dont il était issu. Il était probablement guerrier et batailleur comme le sont aujourd'hui les grands singes des forêts équatoriales ; il était égoïste et dominateur ; il possédait un instinct de propriété extrêmement poussé (les grands, singes possèdent chacun leur territoire de chasse, marquent ce territoire avec des signes visibles et ne tolèrent jamais que l'on vienne chasser sur leurs terres). L'idée de pro­priété, l'instinct dominateur, la polygamie font partie de la nature biologique comme le besoin de dormir ou d'aimer ; les psychologues, les constructeurs de systèmes sociaux, les éducateurs ne doivent jamais l'oublier. « L'homme n'est ni ange ni bête, qui veut faire l'ange fait la bête », telle est la leçon ultime des découvertes de la biologie moderne. Michel DELSOL. #### QUELQUES NOTES SUR LA NOTION D'ESPÈCES ET SUR LES PASSAGES CONNUS D'UNE ESPÈCE A L'AUTRE. Les conversations relatives au problème de l'évolution mon­trent que l'on ignore en général ce que l'on appelle : espèce. Nous croyons utile de donner ici quelques détails sur cette notion. 83:96 Contrairement à ce que l'on croit parfois, la notion d'espèce ne relève pas d'une définition absolue et mathématique. Il faut pour la définir bien plus d'esprit de finesse que de géométrie. Les premiers naturalistes cherchèrent à établir le catalogue de tous les êtres vivants qui nous entourent et les ont rassemblés par affinités ; ce classement se présente de la façon suivante : *Embranchements :* Vertébrés*,* Échinodermes, Mollusques, etc. *Classes :* Chez les Vertébrés, il y a six classes principales : Agnathes, Poissons, Batraciens, Reptiles, Oiseaux, Mam­mifères. *Ordres :* Chez les Batraciens, il y a trois ordres : Anoures (grenouilles, crapauds), Urodèles (tritons, salamandres), Apodes. *Familles :* Famille des Pelobatidae, par exemple un groupe de crapauds). *Genre et espèce :* Le nom de chaque espèce comprend un double nom latin : *Musca domestica* (la mouche domes­tique), *Bufo vulgaris* (le crapaud commun). Dans ce dou­ble nom, le premier terme correspond au nom du genre et le second au nom de l'espèce. Pour tous les naturalistes du monde, quels que soient leur langue et leur système d'écriture, *Musca domestica, Bufo vul­garis, Rana temporaria* correspondent à une forme zoologique bien déterminée de mouche, de crapaud, de grenouille. Il est facile de deviner que les règles de nomenclature établies dans les congrès par les sociétés de Zoologie et de Botanique ne sont pas toujours faciles à appliquer. Ainsi, beaucoup d'espèces possèdent de nombreux synonymes, car elles ont été décrites en différents points du monde et à différentes époques par des auteurs qui ne se connaissaient pas entre eux et leur donnaient des noms différents. On donne, en principe, la primauté au nom le plus ancien donné par le plus ancien auteur, mais il n'est pas toujours commode de préciser quel est le plus ancien auteur. Qui plus est, la répartition en embranchements, ordres, classes, familles ou genres n'est pas admise de façon unanime et varie bien souvent d'un ouvrage à un autre ; en effet ces répartitions en classe, ordre ou famille varient en fonction des découvertes du moment. ([^15]) 85:96 Il est très difficile de fixer, même très approximativement, le nombre des espèces vivantes que les biologistes ont décrites jusqu'à ce jour. Pour les espèces animales, ce nombre s'élève sans doute à peu près à un million. Elles se répartissent approximativement comme suit : 600.000 espèces d'Insectes, 340.000 Crustacés, 70.000 Mollusques, 60.000 Vertébrés, 15.000 Protozoaires et quelques milliers de Vers, d'Échinodermes, de Spongiaires et de Procordés. On se fait difficilement à l'idée qu'à notre époque, malgré la somme de travail qui a été fournie par les zoologistes, le catalogue des espèces vivantes soit encore des plus incomplets. On a écrit que l'on ne connaissait aujour­d'hui que le quart, et même le dixième, des espèces d'Insectes qui vivent actuellement. Millot ajoute : « Dès qu'un spécialiste plante sa tente en quelque partie du monde noir, ses découvertes transforment notre connaissance du groupe zoologique sur lequel il poursuit ses recherches. » \*\*\* A première vue, la reconnaissance des caractères de chaque espèce pourrait paraître simple, c'est du moins ce que nous devrions admettre si l'univers où nous vivons avait été créé espèce par espèce, une fois pour toutes au début des temps. Mais à partir du moment où l'on remplace cette image d'Épinal par une conception généalogique du monde vivant, nous com­prendrons facilement que rien ne soit plus difficile à classer que les maillons réunis entre eux d'une généalogie. Théorique­ment même, ce classement serait impossible. Il devient possible dans le cas qui nous intéresse d'abord pour des raisons prati­ques : parce que nous lui tolèrerons une marge considérable de conventionnel, parce que notre classification ne porte pas sur toutes les mailles de la chaîne au long des temps, mais seulement sur les individus qui vivent sur la planète, à la veille de l'an 2.000 de l'ère chrétienne, c'est-à-dire sur les tronçons qui subsistent aujourd'hui de la chaîne tout entière... ([^16]) 87:96 Mais de plus, ce classement devient possible pour une raison scientifi­que. Les divers maillons de la chaîne n'ont pas toujours évolué lentement, imperceptiblement de l'un à l'autre ; il y a eu fré­quemment des sauts brusques, des arrêts d'évolution, des mar­ches rapides coupant les marches lentes. En somme, la notion d'espèce n'est pas arbitraire comme le serait la création de catégories dans une chaîne qui présenterait d'une extrémité à l'autre des variations insensibles au niveau de chaque chaînon ; la notion d'espèce doit correspondre, au contraire, dans beau­coup de cas du moins, à des régions réelles de la chaîne, distinctes des précédentes par des variations brusques. On concevra parfaitement que, malgré ces considérations, les cri­tères de l'espèce représentent l'un des problèmes les plus complexes, l'un des points névralgiques de la Biologie moderne. « Il n'y a pas de mot plus souvent employé que celui d'espèce, il n'y en a pas de plus malaisé à définir » (L. Cuénot). Il a bien fallu pourtant essayer de le faire, ne serait-ce que pour mettre de l'ordre dans le fatras qu'eût été, sans cette notion, l'univers biologique. Une définition ancienne, mais peut-être l'une des meilleures, est celle de Cuvier : « L'espèce est une collection de tous les corps organisés, nés les uns des autres ou de parents communs et de ceux qui leur ressemblent autant qu'ils se ressemblent entre eux. » Si nous essayons de préciser les deux points principaux de cette définition, ressemblance, parenté, nous admettrons qu'appartiennent à la même race, à la même espèce, des individus semblables entre eux, qui se reproduisent entre eux, et ne peuvent se reproduire avec les individus des autres espèces. Bien que ces caractères paraissent faire partie des caractères les plus évidents, ils sont tous criti­quables. L'ascaris de l'homme est en tout point semblable à l'ascaris du porc. Pourtant, chacun d'eux ne peut évoluer com­plètement que dans son hôte : porc ou homme. Malgré la ressemblance morphologique complète il y a donc deux espèces et non une seule ; les classificateurs les ont nommés : *Ascaris lumbricoïdes, Ascaris suum*. ([^17]) 89:96 Des faits analogues ont été souvent observés, on en cite par exemple chez les Poux, chez les Mous­tiques, etc. En sens inverse, les individus de formes différentes peuvent appartenir à la même espèce ; cela est fréquent en particulier dans les espèces domestiques où l'on peut observer des différences anatomiques nettement marquées d'une race à l'autre. Les différentes races de poulets appartiennent toutes à la même espèce. Ce fait serait encore plus flagrant chez le chien où l'on appelle chien à la fois le berger allemand, l'épagneul, le bouledogue et le loulou de Poméranie. (Ici, cependant, il est possible que l'espèce chien corresponde en réalité au mélange complexe de deux espèces.) Le critère de fécondité, bien que l'on puisse théoriquement le considérer comme un critère de choix, présente lui aussi de nombreuses exceptions. Depuis longtemps déjà les systématiciens connaissent trois espèces de souris : *Mus musculus*, la souris commune des maisons de France et d'Europe. *Mus spici­legus*, la souris des champs et des forêts d'Europe du Sud et des Balkans. *Mus bactrianus*, la souris d'Asie. Ces trois espèces de souris vraiment distinctes par de très nombreux caractères peuvent, malgré cela, se croiser entre elles et donner des hybri­des féconds. Faut-il continuer à en faire trois espèces distinc­tes ? La plupart des animaux de la famille des Canidés : les loups, les chacals, les coyotes et les chiens peuvent également se croiser entre eux. On supposerait même que les derniers loups qui hantent les forêts de France ne sont pas des individus de race pure, mais proviennent tous de croisements entre le loup et le chien-loup. On pourrait citer un nombre considérable de faits analogues et l'on pourra sans doute en citer bien davan­tage encore, le jour où les techniques de l'insémination artificielle permettront de croiser par force des espèces qui se refu­sent, pour le moment, à tout acte de reproduction. De plus, dans l'immense majorité des cas, le critère de la séparation sexuelle ne peut être utilisé, parce que, pour cela, il faudrait y passer trop de temps. Le zoologiste qui découvre une forme zoologique pas encore décrite ne peut évidemment pas, pour affirmer qu'il s'agit d'une espèce nouvelle, la croiser avec toutes les espèces voisines que l'on connaît. 91:96 La description de chaque espèce nou­velle représenterait alors parfois toute une vie de travail. Devant cette impossibilité, le naturaliste se contente du critère morpho­logique et aussi de son intuition. La notion d'espèce nous appa­raît alors en quelque manière comme une entité, qui n'est pas mathématiquement définissable. Ajoutons enfin que pour com­pliquer les chosés, la notion d'espèce n'a pas la même valeur en Biologie et en Paléontologie ; les paléontologistes, pour définir avec précision les formes anatomiques différentes qu'ils ana­lysent, ont tendance à multiplier les espèces et à en décrire plusieurs là où le biologiste ne verrait sans doute que des races. Pendant longtemps on a prétendu que les biologistes ne pourraient jamais assister dans la nature à des changements d'espèces, à l'apparition d'espèces nouvelles. On ne peut plus le dire aujourd'hui. Nous connaissons d'abord des cas où la notion d'espèce se perd et où nous voyons réellement dans la nature une succes­sion de sous-espèces qui paraissent s'être formées l'une à partir de l'autre et qui nous donnent aux deux extrémités de la classe de vraies espèces : il existe, autour du pôle, cinq formes de goélands ([^18] très différentes les unes des autres par de nombreux caractères. Les deux espèces vivant en Europe, *Larus argen­tatus* et *Larus fuscus*, sont complètement séparées l'une de l'au­tre, et en particulier ne se croisent absolument pas. Par contre, le *Larus fuscus* de France se croise bien avec son espèce voisi­ne : le *Larus* de Finlande. Ce dernier se croise avec celui de Sibérie. Le *Larus* de Sibérie se croise avec celui du Groenland qui se croise à son tour avec celui d'Irlande et d'Angleterre *Larus argentatus.* On a donc l'impression que l'on assiste ici à une véritable réalisation d'espèce qui se produit sous nos yeux. Qu'une épidémie détruise les *Larus* de Finlande, de Sibérie et du Groenland et nous ne connaîtrions plus que les deux extré­mités de la chaîne, nous ne saurions plus quelle est l'origine de *Larus argentatus*. Les botanistes aujourd'hui fabriquent des espèces avec une relative facilité ; sans doute dans ces synthèses ils ne font pas apparaître de formes absolument nouvelles car ils partent de lots chromosomiens existants et les multiplient mais de toute façon, dans ce cas, le mot espèce n'a plus de sens. 92:96 Marc Simonet, Directeur de recherches à la Station de génétique et d'amélioration des plantes de Versailles, titrait il y a quelques années un article : « La création d'espèces nou­velles » et il l'introduisait ainsi : « Le titre de cet article, qui aurait pu paraître prématuré il y a seulement quelques années, n'est plus aujourd'hui, du moins en ce qui concerne le monde végétal, ni une anticipation, ni une vue de l'esprit, mais une réalité qui repose sur des bases scientifiques indis­cutables. » Il serait trop long de décrire les procédés qu'utilisent aujourd'hui les botanistes pour fabriquer ainsi des espèces nou­velles mais ces faits font partie maintenant de la science clas­sique. Dans le règne animal les mutations que l'on observe n'ont jusque là permis de fabriquer en laboratoire que des races et non des espèces, mais il n'y a aucune raison de penser que nous ne réussirons pas ici les exploits des botanistes. M. D. 93:96 ### Réponse de Félix Mainx professeur à l'Université de Vienne, directeur\ de l'Institut de Biologie générale à la Faculté de Médecine *Je vous remercie pour l'envoi de votre questionnaire, auquel je réponds volontiers, car l'œuvre de Teilhard de Chardin m'a beaucoup intéressé : j'accorde en effet une grande importance au philosophe lui-même. Mais je voudrais tout d'abord vous faire remarquer que l'œuvre de Teilhard de Chardin ne m'a pas seulement beaucoup occupé en tant que biologiste mais aussi et peut-être surtout en tant que catholique. Selon quelques théolo­giens, elle ne contiendrait pas d'erreurs de dogme. Cependant on peut reprocher au Père de n'être pas toujours parfaitement correct dans ses conceptions biologiques, philosophiques et théo­logiques : de les avoir peut-être présentées d'une façon ambiguë. Aussi le lecteur non critique peut-il être entraîné à tomber dans l'erreur.* *Si je me place du point de vue chrétien, je regarde l'œuvre de Teilhard de Chardin comme ayant fait accomplir de grands progrès dans les efforts vers une synthèse de la foi et de la connaissance.* ##### Question 1. Teilhard de Chardin, en tant que biologiste, s'est fait un nom dans la paléontologie. Par ses recherches sur les races humaines les plus anciennes et autres, il a rendu les plus grands services. Les nombreux et estimés travaux de Teilhard dans ce domaine ne sont connus et compris que par les spécialistes. 94:96 Ceux de ces livres qui ont exercé une grande influence sur le public ne sont pas des ouvrages techniques, leur contenu est beaucoup plus d'ordre général, cosmique, philosophique et religieux. Teilhard lui-même a toujours fait une différence très marquée entre ses ouvrages techniques et ses écrits de philosophie. Le lecteur non fami­liarisé avec la biologie ne fait qu'imparfaitement la diffé­rence entre les deux genres d'ouvrages. ##### Question 2. L'humanité actuelle, avec ses différentes races, ne forme qu'une seule *espèce, species* au sens biologique. Selon la grande majorité des spécialistes, les nombreuses et diffé­rentes races de l'humanité préhistorique appartenaient à une seule espèce. L'histoire de l'origine humaine doit donc faire reconnaître un rameau unique, c'est-à-dire que l'hu­manité, par le procédé évolutionniste, s'est développée dans le cadre d'une seule espèce. Le multiple enchaînement des races préhistoriques et historiques ne doit pas surprendre chez l'homme puisque l'humanité, au cours de centaines de milliers d'années, n'a peuplé la terre que par groupes mi­nuscules, circonstance qui devait conduire obligatoirement à une superficielle différenciation des races. Selon la convic­tion partagée par la majorité des anthropologues et des bio­logistes, il n'existe pas de différences fondamentales entre les races humaines existant aujourd'hui. Et même si cer­taines différences se faisaient sentir dans la moyenne des facultés intellectuelles ou émotives des différentes races, la possibilité demeure d'un développement de l'esprit, aussi bien sous le rapport du savoir et de la technique que de la morale et de la religion. 95:96 C'est une toute autre question que l'alternative mono­génisme ou polygénisme. Elle n'a rien à faire avec l'enchaî­nement des races. L'origine de l'humanité attribuée à un seul couple ancestral (monogénisme) est, au point de vue biologique, non seulement impossible mais encore très in­vraisemblable. N'est plausible, biologiquement parlant, que le devenir humain en collectivité (polygénisme). Un futur enchaînement des races n'est de toutes façons à écarter dans aucun des deux cas. ##### Question 3. Cette question me paraît n'appartenir qu'à la seule phi­losophie : le biologiste n'a rien à en dire. La biologie, comme la paléontologie, est une science purement empirique et ne peut donner sur l'homme que des réponses biologistes. Les sciences qui ont un rapport avec les préoccupations intellec­tuelles ou spirituelles de l'homme sont la psychologie et la morale : à elles de répondre. ##### Question 4. Le mot « évolution » a été et demeure mal employé. En biologie il est synonyme de « connaissance de l'origine » et signifie simplement que tous les êtres vivants aujourd'hui sur la terre, l'homme inclus, se sont développés peu à peu, par un très lent processus, et que, issue d'une espèce rudi­mentaire, cette pluralité, sous la forme d'une ramification originelle, s'est de plus en plus différenciée. En faveur de cette acception du terme de nombreux arguments peuvent être tirés de la systématique, de l'anatomie, de l'embryologie, de la biologie et de la paléontologie comparées. 96:96 Quant aux étapes de ce développement et de cette différenciation, les recherches actuelles sur l'hérédité et la géné­tique peuvent ajouter un apport varié et précieux. Sur tous ces points, les biologistes sont unanimement d'accord. En dépit des progrès constants de la recherche dans ce domaine, la loi de l'hérédité demeurera toujours plus ou moins théo­rique, car le processus compliqué du développement de la pluralité biologique ne pourra jamais être reconnu sans lacunes : et le savant ne pourra jamais donner des preuves. Cependant, la loi de l'hérédité dans son ensemble est établie aujourd'hui avec un haut degré d'évidence scientifique. Malheureusement, la conception biologique de « l'évolu­tion » a été mêlée à tort avec toutes espèces de problèmes éthiques, culturels, sociaux et même politiques où les hypo­thèses biologiques sont sans relation avec l'emploi de ce terme. Par malheur, les ouvrages de Teilhard de Chardin ne sont pas exempts de ces interprétations erronées. Félix MAINX. 97:96 ### Réponse de Pierre Niaussat chef de la Direction de Biologie générale et Écologie\ du Centre de Recherches du Service de Santé des Armées à Paris #### I.  Vous me demandez de répondre du « strict point de vue de ma discipline scientifique ». Il faut donc, tout d'abord, nécessairement préciser la discipline scientifique où nous œuvrons : 1 -- Je m'occupe d'un laboratoire « Biologie Générale et Écologie ». Donc en principe, dévoué à l'étude des *Rapports* entre le fonctionnement bio-physiologique et les données du monde extérieur, du cosmos, qu'il s'agisse de données physiques, biologiques, socio-biologiques. 2 -- De ce point de vue, quel est l'apport de Teilhard ? On pourrait évoquer : Teilhard et la massification, Teilhard et la multitude, Teilhard et l'émergence de la matière, ou du moins l'émergence de l'*importance* de la matière, matière dont nous sommes, matière qui nous entoure et nous conditionne. Donc il y a réellement un apport de Teilhard. 98:96 3 -- En quoi consiste-t-il ? Démolition ou du moins reconsidération plus raison­nable de la trop sévère dualité aristotélicienne « Corps-âme », qui se traduisait trop dans le monde scientifique par une prise en considération séparée et sans communication intellectuelle des Sciences Naturelles et exactes d'un côté, et des Sciences dites humaines et sociologiques de l'autre. Comme s'il n'y avait pas continuellement et obligatoirement rétroaction et régulation, au sens cybernétique du terme, entre ces deux réalités qui sont également notre lot. #### II. Monogénisme et polygénisme *a*) Cela revient à demander : Un accord unanime ou une divergence sur l'origine univoque ou multivoque des hommes, cela conditionnant l'ap­parition de pluralité des races, soit par divergence depuis un tronc unitaire, soit par divergence peu accentuée de plusieurs rameaux pré-humains. A ma connaissance, et selon mes tendances personnelles culturelles il me paraît impossible et même illogique de considérer qu'on puisse obtenir un accord unanime, chez les scientifiques, sur ce problème. En effet, l'origine d'une souche est d'autant plus impossible, paléontologiquement, à mettre en évidence que cette origine tend vers l'unité. Statistiquement parlant, il faut déjà un certain nombre d'individus « au point » dans une espèce, ou une souche, pour qu'on puisse espérer en trouver des fossiles, même très peu nombreux. Donc, même si l'origine a été unique, on ne devrait logiquement que trouver les produits de cette origine, après un certain taux de multiplication et une cer­taine durée dans le temps. 99:96 A ce moment là, et compte tenu de cette durée néces­saire, ces premiers individus ont pu subir l'influence écolo­gique de leurs biotopes (socio-physique) et donc déjà « se vérifier » assez pour paraître être à l'origine de rameaux raciaux différents. Cela n'est pas forcément du Lamarc­kisme élémentaire. Et l'on soupçonne maintenant qu'à côté de l'hérédité génétique classique, la permanence du germen n'est pas absolue, et que le soma, par l'intermédiaire de l'ARN recevant les stimuli des biotopes, peut sans doute influer sur l'évolution. Je dis bien : « on soupçonne ». Ce n'est qu'une hypothèse et ce n'est que sous forme d'hypo­thèse que M. Wintrebert en parle. Tout cela est encore im­précis, quoique à prendre en considération. Alors pourquoi vouloir absolument trancher entre mono­génétisme et polygénétisme ? Nous ne pouvons rien en sa­voir pour le moment, et au fond, quelle importance cela a-t-il, puisque de toute façon il s'est agi d'une matière vivante « privilégiée » dans sa régulation et que c'est sans doute là qu'il faut reconnaître et le Créateur et la Provi­dence ? *b*) Mi-certitude scientifique, mi-hypothèse scientifique, évidemment. (Une Hypothèse est un matériel de travail, qui sous-tend une thèse ou une explication.) Mais plutôt : *Probabilité* scientifiquement, et forte pro­babilité car il y a des preuves partielles suffisantes pour avoir dépassé le stade de l'hypothèse. C'est important. *c*) Même dans le cas du polygénisme, la diversité des races n'implique pas du tout une inégalité intellectuelle fondamentale : quelle que soit la variété ou la race d'Hommes actuels considérés, il est évident qu'il s'agit bien d'une même espèce, parfaitement inter-féconde. 100:96 Même dans le cas probable d'une origine polygéniste, le capital nucléique héréditaire du début, ni même ces quelques sociétés statis­tiquement plus probables n'ont pas eu, comme nous le disions, et comme il est normal de l'évoquer, une même souche unique à jamais improuvable (et qui, elle, est vrai­ment une « hypothèse » logique et légitime certes, mais plus improbable que la plus raisonnable possibilité de poly­génisme). Auquel cas, seules les adaptations successives, en fonction du biotope et du milieu interne, agissant sur le cytoplasme et le soma, puis sur l'ARN, et peut-être in fine sur le germen (Wintrebert) ont peut-être modelé les variétés et les races. Nous ne pouvons pas trancher, savoir définitivement. Ce qui est probable, c'est que si au début, après origine polygénique, il y a eu des races d'hominidés fon­damentalement et génétiquement inégaux, ces races ont dû très rapidement disparaître sous la pression constante du « biotope social » : les premières races, tribus, plus intel­ligentes génétiquement ont choisi sans aucun doute le meil­leur biotope et éliminé, soit brutalement, soit petit à petit, les hommes des races plus faibles. Cela aussi, c'est une pro­babilité, conséquence du Péché Originel. N'est-ce pas le Crime de Caïn ? #### III.  Y a-t-il continuité ou non continuité, de la matière à l'esprit ? Cette continuité, ou cette non-continuité, est-elle une hypothèse scientifique ou une certitude scientifique ? Il n'y aurait pas d'esprit sans matière -- ou plutôt, nous n'aurions pas, sans matière, la possibilité de la connais­sance de l'existence de l'esprit. Ne pas oublier qu'au cours d'une agonie, on voit la pen­sée décroître et l'esprit -- autant qu'il peut se manifester pour nous autres, charnels, matériels -- disparaître en fonction, au fur et à mesure de l'amoindrissement du corps, de la détérioration du corps, de la matière. 101:96 Et les « coma dépassés » ? On y constate de la matière vivante, sans apparemment, du moins dans certains cas extrêmes, d'esprit, de pensée ? Mais : *a*) il reste toujours les réactions instinctives, de senso­rialité même minime du processus psychologique même élé­mentaire (Sensation). *b*) Il semble s'agir là de « cas limites » assez démons­tratifs justement de la « continuité » matière-esprit : on s'approche, dans ces observations, de la zone limite où les deux réalités matière-esprit s'informent l'une par l'autre, comme chez l'animal bas dans l'échelle généalogique ou chez la plante. Il faut reconnaître d'ailleurs que, si chez ces « coma dépassés » l'esprit n'est guère brillant, bien près de s'éteindre, la matière vivante est elle-même bien falote, agonisante, « disparaissante »... Comme si les deux choses, une fois encore, étaient concomitantes. (Notion traditionnelle populaire que l'on rejoint ici : esprit brillant va souvent de pair avec corps parfait.) En dehors de Dieu, et de sa volonté supranaturelle (ce qui explique la possibilité des anges), il n'y a probablement pas d'esprit sans un certain support matériel. (En dehors de la Révélation et de la Tradition, c'est-à-dire en nous pla­çant du point de vue strictement scientifique, tel qu'il nous a été demandé, du point de vue de la discipline, il n'y a pas de création angélique, donc pas de pur esprit sans matière). En résumé, en toute réflexion scientifique, ou de philo­sophie logique, au substratum : « matière-énergie » = ni hypothèse, ni certitude, mais là encore, « *la probabilité la plus probable* »*.* 102:96 Dans ces conditions là, la continuité, qui ne veut pas dire « identité » qui évite d'ailleurs le dualisme aristotélicien « corps-âme » si souvent stérilisant, paraît, pour le cosmos où nous vivons, hautement probable. (N'est-ce pas d'ailleurs sur le plan mystique ce que Dieu dans sa bonté a voulu signifier, en permettant, pour nous, pour notre bénéfice -- sans doute parce que pour nous il n'y avait pas d'autres manières de nous en faire prendre conscience -- l'Incarnation ? Ceci est évidemment en dehors de la « disci­pline envisagée »...) #### IV. -- L'évolutionnisme Sens de ce mot dans la discipline envisagée. Part d'hy­pothèse et de certitude ? Différents systèmes évolutionnistes s'excluant les uns les autres, ou, par-delà les divergences, un évolutionnisme commun aux divers systèmes scienti­fiques ? Sur le plan de la Biologie Générale Écologique, se réfé­rant par définition aux *conditions de vie* successives sur la terre, (il est historiquement évident qu'elles ne sont pas restées les mêmes), la notion d'Évolution est une réalité. L'étude de toute vie : naissance, croissance, reproduction, sénescence, mort, ne peut se faire qu'en fonction de l'Espace et du Temps. Donc dans la discipline envisagée, le mot « évolutionnisme » ne signifie pas autre chose que la réalité essentielle de la Trame sur laquelle -- ou en dépit de la­quelle -- toute vie devra se modeler. C'est le : « Les choses étant ce qu'elles sont »... Et cela n'a rien à voir avec une plus ou moins discu­table construction de l'esprit, comme trop souvent, consi­dérée du dehors avec un certain goût des « points de vue de Sirius », on aimerait l'entendre. 103:96 Hypothèse, certitude... ? Problème, me semble-t-il, assez mal posé. Ce qui est certain, *évident*, pour tout un chacun qui veut bien se donner la peine de briser une ignorance, c'est que les Êtres vivants ne sont pas restés identiques à eux-mêmes depuis l'apparition de la Vie sur la Terre. Partant de ce fait, qu'il est inintelligent de ne pas accep­ter, il est raisonnable de considérer -- dans l'état actuel des connaissances -- comme *hautement probable* que ces modifications sont plus ou moins fonction les unes des autres et sans doute aussi fonction de biotopes, de milieu, qui furent imposés par le cosmos (biotope physique) ou par les densités et conditions de population (biotope « social ») à ces dits « Êtres vivants ». C'est d'ailleurs ce que l'observation courante scientifique multivoque : paléontologique, biologique, pathologique, éco­logique, bio-physique, physico-chimique, confirme... Il ne s'agit donc plus là « d'hypothèses » (constructions de l'esprit dans un but de travail en vue de servir à bâtir une thèse, puis synthèse de la réalité), mais, pour une par­tie des faits, de certitude, et pour une autre partie des faits, de haute probabilité. Ce qui est encore partiellement « hypo­thétique » ce sont les mécanismes, la compréhension des « comment » et des « pourquoi » de ces faits univoques. On a de bonnes raisons de penser que certains d'entre eux sont presque bien connus. Et le fait de l'ignorance partielle où nous restons encore ne peut en aucun cas faire consi­dérer comme fausses les constatations générales acquises mettant en évidence une évolution dans les physiologies et dans les structures vivantes. C'est dans ce sens général de pensée qu'il faut admettre, au-delà des divergences normales -- et sans doute, passa­gèrement, utiles sémantiquement et dialectiquement -- des mécanismes explicatifs de cette « dérive évolutive » (les « différents évolutionnismes), un « évolutionnisme » com­mun aux divers systèmes scientifiques. 104:96 (Le mot « au contraire » dans la question, me paraît mal choisi ; il ne peut pas y avoir d'opposition. Il ne peut y avoir, par-delà les hypothèses, que des thèses passagère­ment différentes, mais concurremment allant toutes vers une synthèse qui rejoindra les faits constatés.) Finalement, il en est de même entre la Foi et la Science : elles ne peuvent en aucun cas s'opposer finalement, étant, l'une et l'autre, filles et expression de la réalité divine. Pierre NIAUSSAT. 105:96 ### Réponse d'André Reymond Directeur adjoint\ du Muséum d'Histoire naturelle,\ chef de laboratoire d'études du Muséum de Brunoy VOS QUESTIONS sont intempestives et insolubles. Et disant cela, j'ai bien le désir de n'y pas répondre : simplement de dire que si elles sont in­tempestives et insolubles, il faut quand même de temps en temps se les poser, quitte à perdre une part de son confort intellectuel de naturaliste assis dans les consolantes certitudes de la « taxonomie entomologique ». J'ai connu le père Teilhard de Chardin en Chine où il était géologue de la Mission Citroën Centre Asie : cette expédition est connue sous le nom de « Croisière jaune » et elle fut un remarquable succès. Sans parler de l'influence du Père sur mes camarades, je puis témoigner qu'il a for­tement agi sur moi-même, dans la suite, par une double action pénétrante : celle du savant, et celle du prêtre chré­tien. Et avant de vous dire ce que je pense de votre questionnaire, qui est philosophiquement parlant si indiscret, je crois devoir ajouter -- et il y aurait mille anecdotes à raconter pour le prouver -- que le Père fut un compagnon magnifique, un ami sûr, un homme d'une courtoisie et d'une charité exemplaires. 106:96 Mais j'en viens à vos questions. Tout d'abord il faut dire qu'il est important d'y répondre. Et ensuite d'ajouter -- ce qui est cruel -- « je ne sais pas ». D'autres savent, sauront ou croiront savoir. Leurs ré­ponses seront donc plus satisfaisantes que les miennes. Pour la première question, il est aisé de donner une ré­ponse : il suffirait de se reporter à une bibliographie des œuvres purement scientifiques du Père, pour se rendre compte que son activité en ce domaine fut très importante. La nature de cet apport découle des titres de ces mémoires. Pour la seconde, qui parle à la fois du monogénisme et du monophylétisme, du polygénisme et du polyphylétisme, il apparaît que s'il est impossible de trancher la question monogénisme ou polygénisme, celle par contre du monophy­létisme et du polyphylétisme paraît plus simple. Car il ne semble pas que l'on puisse s'arrêter à l'hypothèse de l'exis­tence de plusieurs rameaux préhumains ayant chacun don­né naissance à une race différente. Il semblerait plutôt que la différenciation en plusieurs races se soit effectuée après l'apparition de la souche humaine. Votre troisième question me remplit d'effroi, parce qu'il me paraît difficile à un scientifique d'y répondre. Si je dis oui, qu'il y a continuité entre la matière et l'esprit, ou si je dis non, je prends une position qui n'a aucun caractère scientifique. C'est une opinion philosophique. Quant à l'évolutionnisme enfin, le lien d'unité le plus sûr entre les savants devrait être la prudence. En ce qui con­cerne votre distinction entre certitude et hypothèse, il y a des certitudes, qui ne sont pas scientifiques, beaucoup plus incertaines que des hypothèses scientifiques. Et si l'on se contente de ne rien extrapoler de cette hypothèse qu'est l'évolution, on peut dire qu'elle est bien certaine. André REYMOND. 107:96 ### Réponse de Jean Rostand de l'Académie française Le secret de l'évolution Plutôt que de répondre directement à notre questionnaire, Jean Rostand a préféré nous autoriser à reproduire une étude qu'il avait publiée en octobre 1963 dans la *Revue de Paris*. Ce texte reste pour Jean Rostand tout à fait actuel. Quant à l'œuvre de Teilhard de Chardin, au cours d'une récente « quinzaine » organisée à la Radio nationale, Jean Rostand, à qui l'on demandait son avis, fit une interven­tion qui parut peu favorable, bien que le commentateur ait tenté d'en diminuer la portée. Jean Rostand pense que le public s'intéresse non point à l'aspect scientifique de l'œuvre de Teilhard mais à l'extrapolation qui en est faite. MA CONVICTION est que l'homme se trouve tout au début de son aventure intellectuelle, que son « âge mental » est extrêmement bas au regard de celui qu'il est appelé à prendre. Cette notion de l'immaturité, de l'infantilisme de notre espèce suffirait à me convaincre que, d'un très long temps, nous n'avons à espérer que des réponses naïves et grossières aux grandes questions qui nous préoccupent. Il n'est d'ailleurs pas sûr que l'humanité ait assez d'avenir pour épuiser toute la connaissance dont sa condition cérébrale la rendrait capa­ble, et il est extrêmement douteux que cette condition même l'habilite à une compréhension totale de l'univers. 108:96 ...On ne s'étonnera pas que le principal de mes croyan­ces s'organise autour des réflexions que me suggère l'étude de la biologie. Or, l'une des choses que je crois avec le plus de force -- l'une des rares dont je sois à peu près sûr -- c'est qu'il n'existe, de nous à l'animal, qu'une diffé­rence du plus au moins, une différence de quantité et non point de qualité ; c'est que nous sommes de même étoffe, de même substance que la bête. Cette solidarité, cette continuité entre le règne animal -- voire tout le monde vivant -- et le canton humain, elle me semble devoir s'imposer à toute personne ayant disséqué un insecte, assisté au frémissement d'un protoplasme, vu un œuf se modeler en embryon. Comment penserais-je que quoi que ce fût d'essentiel pût appartenir en propre à l'une seule des mil­lions d'espèces qui peuplent la terre ? Pas un être organisé, si humble soit-il, dont je ne me sente le frère, et non pas affectivement mais rationnellement. Tout ce qui est dans l'homme de plus élevé, de plus rare, de plus spécifiquement humain, tout ce pour quoi nous serions portés à le mettre à part dans la nature -- qu'il s'agisse des plus hauts témoi­gnages de la pensée logique ou des plus pures manifesta­tions du sentiment -- je ne parviens à y voir que l'épa­nouissement, que l'amplification, que la majoration de ce qui déjà se montre dans la vie pullulante et anonyme des micro-organismes, dans la sensibilité des amibes, dans les tactismes des plasmodes de Myxomycètes qui glissent vers la sciure de bois, dans la micro-mémoire des Paramécies qui apprennent à ne pas ingérer de colorants nocifs. Oui, c'est bien là, dès ce niveau modeste de la vitalité, que, pour moi, se posent certains des plus graves problèmes, ceux de la vie, de l'organisation, de l'assimilation, de la sensibilité, de la conscience -- de l'esprit. Là donc que se situent la plupart de mes interrogations, de mes étonne­ments et de mes doutes. Je suis inébranlablement persuadé que, si nous savions à fond le dernier des êtres animés, nous saurions sinon le tout de l'homme, du moins beaucoup plus sur lui que n'en savent ceux qui, dès à présent, se flattent d'en savoir quelque chose. 109:96 Sur ce point, vraiment fondamental, de l'unité essen­tielle de la vie, je ne trouve donc en plein désaccord avec un biologiste philosophe comme Rémy Collin qui, lui, n'hésite pas à faire entre l'humain et l'animal une diffé­rence radicale, puisqu'il voit en l'homme non pas seulement l'être le plus intelligent et le plus puissant de la nature, mais encore un être d'une nature spéciale, doué d'attributs incommensurables à ceux de l'animalité, un être qui, par la possession d'une conscience réfléchie, d'une âme libre et immortelle, transcende les purs mécanismes auxquels se réduisent tous les autres vivants. Une telle conception, je l'avoue, me surprend et me déconcerte, surtout de la part d'un homme rompu à l'étude positive des phénomènes de vitalité. Sans mésestimer pour autant, ni tâcher à étrécir tendancieusement le fossé qui sépare le psychisme humain du psychisme animal, je ne puis oublier que ce fossé n'a été creusé que par l'extinction d'êtres intermédiaires qui, à coup sûr, vécurent jadis sur notre globe, et dont on eût été bien embarrassé pour décider s'ils possédaient ou non la conscience réfléchie et la liberté. Je ne sais pas ce que c'est que la vie, ni la conscience ni la pensée ; j'ignore l'origine et la nature de ce qui, prenant racine dans la boue cellulaire, s'est épanoui en notre cerveau ; mais, si j'étais aussi sûr que l'est un Rémy Collin que toute la sensibilité, toute la conscience des bêtes se ramenât à de la mécanique, je ne ferais point de difficulté pour étendre cette certitude jusqu'à l'homme lui-même. 110:96 La parenté de l'homme avec les animaux ne peut s'expli­quer rationnellement que dans le cadre de la théorie de l'évolution, ou théorie transformiste, d'après laquelle tous les êtres vivants, y compris l'homme, dérivent d'êtres un peu moins complexes, et ceux-ci d'êtres qui l'étaient un peu moins, et ainsi de suite jusqu'à ce qu'on arrive à des formes extrêmement simples, rudimentaires, qui seraient les ancêtres de toute vie. Certes nous conviendrons, en toute objectivité, qu'on n'a pas le droit de tenir l'évolution organique pour une certi­tude dès lors qu'il s'agit d'événements révolus sans témoins et dont il est permis de douter que la nature actuelle nous fournisse encore l'exemple ; mais, si l'on ne peut que croire en l'évolution, il est quasiment impossible, pour le biolo­giste, de ne pas y croire, et il serait fâcheux qu'un excès de scrupule positiviste jouât au bénéfice d'hypothèses som­me toute beaucoup moins plausibles que celle de l'évolution. Pour ce qui touche plus spécialement à l'homme, com­ment douterions-nous qu'il dérivât d'un animal -- et d'un animal qui, plus ou moins, ressemblait aux singes actuels, d'un animal que nous n'hésiterions pas à ranger parmi les singes -- quand nous voyons, à partir d'une époque qui n'est pas tellement lointaine, apparaître dans les couches terrestres des vestiges de bêtes qui n'étaient plus tout à fait des bêtes, des vestiges d'hommes qui n'étaient pas en­core tout à fait des hommes ? Pour ma part, je crois donc fermement à l'évolution des êtres organisés. Mais je n'ai garde, pour cela, de mécon­naître le caractère extraordinaire, voire fantastique, des transformations que nous sommes tenus d'imaginer dans le passé de la vie, et dont il semble que ne s'étonnent suffi­samment ni les profanes, qui ne se doutent pas des diffi­cultés qu'elles soulèvent, ni peut-être certains spécialistes, trop familiarisés avec l'idée transformiste. 111:96 A propos de l'ancienne théorie de Maillet qui faisait dériver l'homme d'un poisson, Voltaire s'écriait ironique­ment : « *Les Métamorphoses* d'Ovide deviennent, le meil­leur livre de physique qu'on ait jamais écrit. » Or, cette même phrase, elle vaudrait pour le transformisme moderne, car, lui aussi, il nous contraint de croire en des « métamorphoses » non moins prodigieuses que celles que chantait le poète latin. Aussi bien, ce n'est point -- insistons-y dès l'abord -- la formation de l'homme à partir du préhomme, ou même celle du préhomme à partir du grand singe, qui constitue, à mes yeux, la plus redoutable énigme. Ce passage est, morphologiquement, assez peu de chose. Du singe à nous, l'apport évolutif, nullement révolutionnaire, s'est fait dans une voie frayée de longue date, puisque, dès l'origine de la lignée des Primates, l'organe cérébral augmentait progres­sivement de taille et compliquait sa structure. A cet égard, on peut dire que l'homme a, d'un coup, recueilli tout le profit d'une très lente préparation organique. Que, d'un progrès si modeste dans l'architecture d'un viscère, d'aussi vastes conséquences se soient ensuivies que l'avènement de la pensée conceptuelle, avec la formation du langage et tous ses retentissements sociaux, cela est assurément mer­veilleux et n'est pas près d'être compris, mais cela n'émeut pas spécialement le biologiste en tant que biologiste. Celui-ci s'émeut bien davantage, il se sent en présence d'un phénomène de tout autre envergure quand il imagine le passage d'un groupe animal à un autre groupe animal, le passage d'une classe à une autre, d'un embranchement à un autre -- par exemple, du mammifère inférieur au pri­mate, du reptile au mammifère, de la salamandre au reptile, du poisson à la salamandre, de l'oursin au poisson... Pour nous réconcilier avec cette idée vraiment boule­versante de la métamorphose organique, on doit bien conve­nir que la nature qui est sous nos yeux ne nous offre pas grand'chose. 112:96 Certes, nous constatons, chez les êtres vivants, de très nombreuses variations, mais il reste permis de dou­ter si cette variabilité réelle présente les caractères requis pour rendre compte de l'aventure grandiose de l'évolution. Comme le prétendait Lamarck, l'organisme animal se montre, dans une certaine mesure, modelable au gré du milieu et de l'exercice (la peau se pigmente quand elle est exposée aux rayons solaires, un muscle s'hypertrophie s'il travaille à l'excès), et les modifications de ce genre peuvent être considérées comme adaptatives pour autant qu'elles protègent l'organisme ou en facilitent le fonctionnement. Toutefois, pour que ces variations corporelles s'intègrent à la lignée de façon à jouer un rôle évolutif, il faudrait qu'elles fussent transmissibles à la descendance, qu'elles fussent héréditaires -- ce qui ne paraît pas être le cas, et cela non point, comme on le dit trop souvent, parce que radicale serait la séparation entre le corps (soma) et les cellules germinales, mais simplement parce qu'on ne voit pas, ou mal, comment une acquisition corporelle pourrait s'inscrire dans une simple cellule -- que celle-ci fût germi­nale ou somatique. En outre, et nonobstant tout ce qu'ont pu annoncer les biologistes soviétiques de l'école mitchou­rinienne, nul fait bien convaincant n'a été jusqu'ici produit en faveur d'un tel mode d'hérédité. Pourtant, ce n'est pas là, à mon sens, que réside l'extrême débilité du lamarckisme, et j'irai même jusqu'à dire que, du point de vue qui nous occupe, je considère comme tout à fait secondaire cette question de « l'hérédité de l'acquis » dont on dispute si passionnément. Il ne me paraît nullement impossible que l'on finisse par constater un jour quelque manifestation de cette hérédité : pourquoi la nature, si riche, si multiple, si disparate, ne serait-elle pas aussi un peu lamarckienne ? Mais ce que, de toute manière, je conteste, c'est que des variations de ce style, fussent-elles transmissibles, soient propres à avoir réalisé l'évolution des espèces. 113:96 Qui, sérieusement, voudrait croire que la plasticité cor­porelle des organismes soit capable de leur faire acquérir -- même avec le concours d'une immense durée -- des organes, des appareils, des plans de structure nouveaux ? Qui sérieusement voudrait croire que le milieu ou les cir­constances aient suscité la genèse du squelette, des mem­bres, des ailes, des yeux, du cerveau ? La question ne se pose même pas s'il s'agit des êtres qui nous sont contem­porains, et si nous attribuons aux êtres de jadis une plasti­cité constructive qui leur eût permis de répondre aux provocations externes par de véritables créations organiques, alors nous greffons sur l'hypothèse lamarckienne une sup­position parfaitement gratuite et invérifiable qui en annule toute la valeur. J'en dirais d'ailleurs à peu près autant de l'autre expli­cation transformiste -- à savoir de celle qui fait appel aux variations innées ou germinales, les mutations. Héritière du darwinisme, elle s'appuie sur l'observation directe, car les mutations, indéniablement, existent ; elles surviennent à tout moment dans la plupart des lignées vivantes, sans qu'on puisse d'ailleurs préciser les causes de leur survenue ; elles sont d'emblée intégralement héréditaires, ce qui écarte toute difficulté relative à leur transmission. Mais, en premier lieu, elles ne modifient généralement que des caractères minimes, accessoires, superficiels. Si, d'aventure, elles déterminent un changement notable, c'est par suppres­sion d'organes, ou par redoublement. Jamais elles n'ap­portent quelque chose qui soit à la fois neuf et important, quelque chose qui soit capable d'amorcer un progrès subs­tantiel de structure ou de fonctionnement. 114:96 Alors même qu'on additionnerait par centaines, par milliers, des muta­tions analogues à celles que nous constatons, on n'obtien­drait pas, semble-t-il, un total de changement qui répondît à l'une des grandes métamorphoses qu'a comportées l'his­toire, de la vie. Que les mutations aient introduit dans le monde animal les différences d'espèce à espèce, voire de genre à genre, qu'elles aient été même responsables du passage du singe à l'homme, cela ne paraît pas strictement impossible. Aussi est-il fort séduisant de leur imputer, en outre, les diffé­rences de classes, de familles, d'embranchements, le tout de l'évolution enfin : mais qui ne voit qu'une telle extrapo­lation exige qu'on attribue gratuitement aux mutations d'hier une amplitude, un pouvoir novateur beaucoup plus prononcés que n'en possèdent celles d'aujourd'hui ? D'autre part, une théorie de l'évolution ne doit pas expli­quer seulement la diversification des espèces, et le passage du moins complexe au plus complexe, avec une apparence de mouvement ascensionnel plus ou moins régulier, elle doit rendre compte aussi de l'adaptation organique, autre­ment dit, de l'aspect d'harmonie qu'on trouve aux struc­tures vitales. Harmonie bien imparfaite sans doute, mais qui suffit à suggérer l'idée d'un dessein, d'une intention -- d'une finalité enfin. Cette « finalité de fait » la théorie lamarckienne en donnait une raison naïve, mais une raison, puisqu'elle pos­tulait des variations directement adaptatives. Or, les muta­tions, n'étant que de purs accidents germinaux, sont, par définition même, dépourvues de toute valeur utilitaire ; elles sont, comme on dit, indifférentes, ou « quelconques » ; et, par suite, pour nous expliquer qu'elles aient pu produire le monde vivant, nous n'avons d'autre ressource que de sup­poser qu'elles furent, au long des Ages, triées par la sélection naturelle, tout changement défavorable ayant été éli­miné, tandis que persistaient, pour s'ajouter les uns aux autres, tous les changements profitables à l'espèce. 115:96 Cette explication par le fortuit est-elle satisfaisante ? Pouvons-nous croire que le monde vivant résulte d'une sommation d'erreurs, d'un cumul de lapsus ? J'avoue que, sur ce point, je me sens terriblement embarrassé pour répondre, car je n'arrive pas à me faire une opinion ferme quant au degré d'étonnement qu'il sied d'éprouver en face de l'adaptation organique. Suivant l'heure, suivant la dispo­sition du moment, suivant que je pense à tel ou tel orga­nisme, à tel ou tel détail de structure, j'oseille entre la crainte de céder à « l'étonnement imbécile » dont parlait Spinoza et le scrupule de ne pas accorder aux œuvres de vie toute l'admiration qu'elles méritent... N'est-il pas au moins curieux qu'en notre vingtième siècle nous ne soyons guère plus édifiés sur ce point que ne l'étaient les philosophes de l'ancienne Grèce ? Depuis Anaxa­gore et Démocrite, le spectacle des corps organisés n'a cessé de faire naître des opinions discordantes en des esprits d'égale vigueur et de même honnêteté. Est-ce que l'aspect de ces corps serait réellement équivoque, et pouvons-nous penser que, si la finalité y était un peu plus grossière, tous les biologistes se contenteraient d'une explication par le fortuit, que, si la finalité y était un peu plus précise, tous ils s'accorderaient pour décréter l'incompétence du hasard ? Ou, au contraire, devons-nous croire que la discordance préexiste dans l'esprit de l'observateur, indépendamment des caractères de l'objet ? Quant à moi, tout compte fait, je serais plutôt disposé à voir dans la « finalité » organique un problème réel, et qui ne me paraît pas résolu de façon convenable par l'hypo­thèse de la sélection. Mais, à vrai dire, ce problème m'embarrasse moins, il me gêne moins que celui de l'ampleur de la variation. 116:96 Si je voyais apparaître dans les espèces des variations héréditaires qui fussent à la fois constructives et novatrices, si je voyais surgir de temps à autre des formes dont je pusse penser qu'elles fussent des promesses de progrès, j'arriverais peut-être à me persuader que, de ces nouveautés en désordre, la sélection naturelle pût faire réussir à la longue l'adaptation et l'harmonie. En un mot, des deux problèmes de l'adaptation et de l'innovation évo­lutive, c'est au deuxième que je donne le pas dans mes incertitudes ; c'est celui-là qui me paraît le plus ardu, et défier le plus sûrement l'explication mutationniste. S'il est vrai que ni le lamarckisme ni le mutationnisme ne nous font comprendre le mécanisme de l'évolution, il faut avoir le courage de reconnaître que nous ignorons tout de ce mécanisme. Au point où nous sommes arrivés de l'analyse du phénomène, et tant que des faits nouveaux ou des hypothèses toutes nouvelles ne seront pas venus rafraî­chir le débat, j'ai le sentiment très net que toutes querelles sont stériles, qui opposent des adversaires mêmement igno­rants et obstinés à vouloir tirer de leurs maigres prémisses beaucoup plus qu'elles ne renferment. Certains, peut-être, estimeront que, par un tel aveu d'ignorance, on laisse la partie belle à ceux qui combattent encore la doctrine transformiste. Mais, outre que la plus élémentaire probité intellectuelle commande de dire : « je ne sais pas » partout où l'on croit ne pas savoir, je pense que cette doctrine est maintenant assez solide par elle-même pour qu'on n'ait pas besoin de l'étayer d'une représentation illusoire. J'ajouterai que, si obscures que me paraissent les causes de l'évolution, je ne saurais douter une seconde qu'elles ne fussent de l'ordre naturel. Ces causes, nous avons tout le loisir de les rechercher : la biologie ne fait que de naître ; le problème de l'évolution n'est sérieusement posé que depuis un siècle, correctement que depuis un demi-siècle ; et alors même que la science n'arriverait pas à le résoudre, nous n'aurions pas à en conclure qu'il soit du ressort de la métaphysique. 117:96 Il m'apparaît donc que, pour expliquer les transforma­tions de la vie, nous devions nous en remettre à des varia­tions qui ne nous sont connues ni d'observation ni d'expé­rience. Assez nombreux sont les biologistes qui recourent, en effet, à des variations hypothétiques pour rendre compte des grandes démarches de l'évolution -- de la « macro-évolution », disent-ils -- alors qu'ils continuent d'imputer aux mutations connues la menue diversification des espèces et des genres -- la « micro-évolution ». Pour ma part, je suis peu enclin à morceler ainsi la grande histoire évolu­tive ; et si vraiment, pour en expliquer le plus difficile, nous devons faire appel à un procédé inconnu, il me semble que nous n'avons pas le droit d'affirmer que ce même processus n'est pas, de surcroît, responsable du plus facile, autrement dit, qu'il n'est pas l'auteur des petites variations mêmes dont il semblerait légitime d'attribuer la paternité aux mutations présentement connues. Ces hypothétiques variations se produisent-elles encore dans les lignées vivantes, mais avec tant de lenteur et de discrétion qu'elles nous soient imperceptibles ? Ou faut-il croire qu'elles ne se produisent plus en notre vieux monde ? Assez volontiers, je penserais que le règne vivant est maintenant frappé de stabilité, et que la nature organique ne manifeste plus les activités auxquelles elle doit sa nais­sance. Il est de fait que, depuis plus d'un milliard d'années la vie n'a montré que des innovations secondaires, de détail, puisqu'elle n'a engendré aucun nouveau type de structure, aucun « clade ». 118:96 On a donc bien l'impression que, peu à peu, s'est réduit, on ne sait comment, ce qu'on peut appeler le « potentiel évolutif » de la vie à condition de se souvenir qu'on ignore entièrement ce que recouvre cette formule. A une période de « polygénésie » aurait succédé celles d'oligo­génésie, puis d'agénésie. S'il est vrai que nous ignorions tout des variations évo­lutives, il ne nous est pas défendu de les imaginer à notre guise, et telles qu'elles satisfassent le mieux aux besoins de nos interprétations : on les supposera donc à la fois nova­trices, et non pas « quelconques », mais d'emblée capables de s'exprimer dans l'organisme par une certaine harmonie interne. Hâtons-nous de dire que, pour l'instant, l'on ne dispose d'aucune hypothèse qui, avec un minimum de vrai­semblance, rende compte de ce double caractère. Sous le terme « d'invention germinale », ou sous d'au­tres termes analogues, on a parfois essayé de concrétiser cette aptitude qu'aurait le germe d'improviser des varia­tions, un peu comme un esprit humain trouve des solutions aux problèmes qui lui sont posés. Il y a là une ébauche de tentative pour rattacher l'évolution aux propriétés psychi­ques de la matière vivante. Jusqu'à présent, ce genre d'in­terprétations n'a pas dépassé, me paraît-il, le stade du verbalisme, et je doute qu'elles aient projeté la moindre clarté sur notre problème, mais il importe de noter que si la notion d'un psychique intra-germinal -- d'un psychique intra-cellulaire -- pouvait aider en quoi que ce fût à notre compréhension des mécanismes évolutifs, nous n'aurions aucune raison valable de ne point y faire appel. Quelque idée qu'on se fasse de la nature du psychisme, il est une réalité biologique, essentielle et ubiquitaire. La conscience -- l'esprit, si l'on veut -- n'est certainement pas l'apanage des cellules nerveuses ; elle existe à l'état potentiel ou larvé dans toute cellule de tout organisme : elle accompagne toutes les manifestations de la vie ; et en face du gigantesque problème de l'évolution, ce ne serait peut-être pas de trop que d'exploiter les ressources plénières du vital. 119:96 Il se pourrait, au demeurant, que ce problème de l'évolu­tion fût lié plus ou moins étroitement, plus ou moins direc­tement, à celui de l'origine de la vie. Sans doute la démarche normale de l'esprit est-elle de séparer les problèmes, pour tâcher d'expliquer tout d'abord l'évolution, puis la nais­sance des premiers êtres ; mais peut-être est-il vain de pré­tendre à une solution partielle, et ne pouvons-nous espérer comprendre comment la vie a évolué sans avoir préalable­ment compris comment elle a débuté. Sur l'origine de la vie, convenons sans ambages que nous ne savons rien. Nous disposons bien de quelques romans ingénieux, telle la théorie de Dauvillier et Desguin, qui nous montre comment l'événement aurait pu se produire en accord avec les données de la géochimie ; mais nous ne possédons pas l'ombre d'un fait positif. Ne fût-ce que par goût d'unifier la nature et d'homo­généiser ses manifestations, je serais fortement tenté d'ad­mettre la continuité entre matière inerte et matière vivante. Nous voyons, que, dans l'évolution du globe, l'inanimé a dû précéder l'animé, et, à cet égard, on ne saurait nier que la découverte des virus-protéines a notablement réduit l'inter­valle entre le monde moléculaire et le monde vital ([^19]). Sans oublier que les virus aujourd'hui connus sont obligatoire­ment parasites des cellules vivantes, et que, par suite, ils n'ont pu les précéder dans le temps, leur existence, toute­fois, nous aide à imaginer l'existence de grosses molécules protéiques ayant le pouvoir de réaliser leur propre syn­thèse aux dépens de matériaux non vivants ni même façon­nés par la vie. 120:96 Si vraiment le passage est continu entre le brut et le vif, nous n'avons le choix, semble-t-il, qu'entre deux façons de nous représenter la genèse de la vie, compte tenu de toutes les réserves que comporte une alternative de ce genre : ou bien les propriétés vitales ne sont qu'un effet, une résultante de l'arrangement structural des éléments de la matière (théorie de l'émergence), ou bien ces propriétés existaient déjà à l'état de pré ou d'infra-vie en ces éléments eux-mêmes. Cette dernière façon de voir, surtout, ne laisse pas d'être séduisante. En s'accordant la vie -- et donc, jusqu'à un certain point, l'esprit -- dès le niveau de la matière, elle élude force difficultés, et l'on ne s'étonnera pas qu'elle ait rallié un bon nombre d'esprits, depuis les anciens hylo­zoïstes ([^20]) jusqu'à des biologistes modernes, comme Vandel, qui voit « dans l'organisation de la matière le premier ava­tar de l'intelligence », et Julian Huxley, qui associe toute matière à « quelque chose qui répond à la même définition que l'esprit chez les animaux supérieurs ». Toutefois, pour être entièrement honnête, je dirai qu'elle ne me persuade pas pleinement. Je persiste à douter, en effet, qu'il y ait, dans les molécules matérielles que nous connaissons, dans les molécules que le chimiste manipule au laboratoire, de quoi produire la vie et la pensée. Il se pourrait qu'en partant de ces matériaux chimiques, on arrive, dans un très long temps, à fabriquer une protéine douée du pouvoir d'assimilation et de reproduction, et ce serait déjà une immense, une magnifique découverte, dont nous n'entrevoyons même pas aujourd'hui les signes avant-coureurs, mais on n'aurait là, à mon gré, que réalisé un médiocre pastiche du vivant, une contrefaçon sans avenir, n'ayant qu'une ressemblance superficielle avec la vie originelle. 121:96 Est-ce à dire que je tienne cette vie pour quelque chose de surnaturel, de transcendant à la matière ? J'ai assez dit, je crois, que la nature m'est bien trop vaste pour que je pusse jamais éprouver le besoin de lui ajouter quoi que ce fût ; mais je croirais volontiers que la matière d'où jadis sortit la vie différait essentiellement de la matière d'aujourd'hui, tout comme la vie primitive devait différer essentiellement de la vie élémentaire des micro-orga­nismes d'aujourd'hui en ce qu'elle était capable d'engendrer tout le règne vivant, alors que ces micro-organismes ne savent que se reproduire eux-mêmes. En bref, je tiendrais assez volontiers la matière actuelle pour vidée de son « pouvoir biogène » j'y verrais une sorte de « matière morte » si l'on peut s'exprimer ainsi, une matière où nous ne retrou­verions qu'une image appauvrie de ce qu'était la matière primitive. On ne peut s'empêcher de remarquer que les phéno­mènes de genèse -- genèse de la vie, genèse des espèces -- paraissent absents du monde qui nous entoure. N'y aurait-il pas une cause commune à ces « agénésies » ? Ne seraient-elles pas en rapport avec l'état présent du cosmos ? N'ou­blions pas que celui-ci a sans cesse changé de dimensions et de propriétés, qu'il s'est modifié sans cesse dans sa tex­ture intime. Sans qu'il soit possible pour le moment de préciser davantage, je serais enclin à croire que les grandes démarches de la vie sont liées à l'évolution générale de l'univers. Peut-être nous sera-t-il toujours interdit, avec nos mots trop humains, d'appréhender et de qualifier décemment le processus de l'évolution organique. En tout cas, dans l'igno­rance quasi totale où nous sommes de son point de départ et des causes de son déroulement, il est sans doute abusif d'affirmer -- comme j'ai eu moi-même, parfois, l'impru­dence de le faire -- que l'évolution s'est accomplie de façon aveugle. 122:96 Encore moins, du reste, sommes-nous fondés à y voir l'expression d'une volonté, d'une intention, qui se fût proposé, même confusément, d'aboutir à la production de l'homme. A considérer sans idée préconçue les phénomènes évolutifs dans leur ensemble, tels que nous les pouvons reconstituer d'après les données de la morphologie compa­rée et de la paléontologie, on n'a, en aucune manière, l'im­pression qu'ils aient visé à un but unique et que, dans la prodigieuse diversité des formes animales, il faille voir ébauche, tentative, préparation, en vue d'un ultime chef-d'œuvre. La lignée évolutive qui s'acheva par la genèse de l'humain n'est que l'une des innombrables lignées entre lesquelles s'est distribuée la progression de la vie. Rien ne la désignerait à l'attention si l'on ne savait quelle devait en être la fortune, et rien n'invite à penser que son destin eût été prévu et tracé d'avance. D'une foule de circonstances -- climatiques, biologiques et autres -- dépendait la réus­site de l'homme, et si la conjoncture eût été différente, la terre, sans doute, eût connu un autre roi. Il est permis de penser que des lignées furent précocement interrompues, qui eussent pu conduire à des formes supérieures à la nôtre. Dans l'immense fouillis de l'animalité, il fallait bien qu'il y eût un meilleur, un « premier ». Ce premier, c'est nous qui le sommes, et c'est tout ce que nous avons le droit de dire de nous-mêmes. 123:96 Incohérente, imprévoyante, gaspilleuse, tumultueuse, insoucieuse de l'échec comme de la réussite, œuvrant désor­donnément dans tous les styles et dans toutes les direc­tions, prodiguant les nouveautés en pagaïe, lançant les espèces les unes contre les autres, façonnant à la fois l'har­monieux et le baroque, lésinant sur le nécessaire et raffinant sur le superflu, créant indifféremment ce qui doit suc­comber demain et ce qui doit traverser les âges, ce qui va dégénérer et ce qui va persévérer dans le progrès... : ainsi nous apparaît la vie évoluante, et qui, tout à la fois, nous stupéfie par la puissance de ses talents et nous déconcerte par l'emploi qu'elle en fait. Jean ROSTAND. 124:96 ### Réponse de George Gaylord Simpson professeur\ au Museum of comparative Zoology\ à l'Université Harvard JE RÉPONDS à votre questionnaire : selon moi, les ques­tions sont posées de telle manière qu'il est presque impossible d'y répondre de façon claire et positive. Si, par la première question, vous voulez dire (me con­sultant en qualité de paléontologiste et de biologiste parti­san de l'évolution) : « Le Père Teilhard de Chardin a-t-il ajouté à la connaissance des faits relativement à l'étude des fossiles ? » la réponse est « oui ». Si vous voulez dire « A-t-il contribué, d'une manière absolument scientifique, à expliquer l'évolution ou la théorie de l'évolution ? », la réponse est « non ». En fait il a confondu ces sujets. **2a**. Vous demandez si l'humanité descend d'un premier homme ou de plusieurs *branches* ayant précédé l'homme. Il ne s'agit pas là d'une alternative réelle ou logique. Virtuel­lement, toute personne compétente en ce domaine croit que l'*Homo sapiens* est issu d'une espèce ancestrale unique qui peut avoir eu, ou n'avoir pas encore eu, quelque différenciation subspécifique de quelque importance. 125:96 Seuls, les évolutionnistes catholiques romains se préoccupent du point de vue dogmatique de savoir si l'*Homo sapiens* a eu un an­cêtre unique et individuel -- en fait Adam -- ou non. Cela est sans importance scientifique, mais une telle ascendance est extrêmement improbable pour un scientifique. **2b**. Cette question est déraisonnable. Il n'y a pas de certitudes scientifiques. Maintes hypothèses scientifiques sont plus probables que ce qu'on appelle vulgairement cer­titudes. **2c**. Cela dépend de 2a où la question a été posée en termes erronés. Cette question n'est pas non plus conforme à la logique. Qu'entendez-vous par « inégalité fondamentale » ? Et par « potentiel du développement intellectuel » ? Les races ne sont pas *identiques,* biologiquement parlant, cela est évident, aussi sont-elles certainement inégales dans ce sens. Une race ne peut se développer que par une évolution s'étendant sur de nombreuses générations. Il est vraisem­blable que les races sont à peu près égales en ce qui con­cerne le potentiel, mais nous ne le savons pas et il n'existe aucun moyen de le découvrir. Dans la mesure où « l'intel­lect » est une entité appréciable, (mesure qui ne va pas très loin), toutes les races contiennent des individus d'une force intellectuelle à peu près égale. On ignore si certaines races, ainsi les Noirs comparés aux Blancs, possèdent une moyenne intellectuelle plus élevée. Si de telles différences existent, elles sont légères et personne ne sait si les Noirs ou les Blancs sont plus « élevés » sous ce rapport. **3.** Cette question est complètement dépourvue de subs­tance scientifique. De toute évidence, une quelconque rela­tion entre la matière et l'esprit ne représente ni une hypo­thèse scientifique ni une certitude scientifique. Ce n'est simplement pas scientifique. 126:96 **4.** « Évolutionnisme » n'est pas un mot généralement employé en anglais. En paléontologie et en biologie, évolu­tion signifie généralement une descendance organique avec modification. Ce n'est ni une hypothèse ni une certitude, mais une théorie acceptée avec une grande confiance par presque tous les biologistes. Il y a plusieurs explications de l'évolution qui s'excluent naturellement, bien que la grande majorité des savants non-français soient d'accord quant aux points essentiels. George GAYLORD SIMPSON. 127:96 ANNEXE ### Positions de Jean Piveteau Professeur de Paléontologie\ à la Sorbonne En novembre 1963, Luc Baresta, rédacteur en chef de *La France catholique,* a publié une remarquable « interview » du paléontologue Jean Piveteau : celui-ci y répondait déjà à quelques-unes des questions de notre enquête, notamment au sujet de la descendance humaine à partir d'un couple unique et au sujet de l'évolution. Nous remercions *La France catholique* d'avoir bien voulu nous autoriser à reproduire cette « interview ». *FACULTÉ DES SCIENCES : un long couloir, puis un bref escalier, me conduisent au laboratoire de paléontologie. A travers les vitres d'un meuble-monument, j'aperçois d'imposants alignements de crânes blancs ou gris. Sur les tiroirs, des étiquettes annoncent des dossiers zoolo­giques. Je lis : insectivores..., marsupiaux... ; toute l'arche de Noé figure ici en états civils détaillés.* *Passant dans le bureau voisin, je remarque les huit gros volumes du* Traité de paléontologie *dont M. Jean Pive­teau a dirigé la publication, composant lui-même plusieurs chapitres et la totalité du dernier tome, intitulé :* Les Pri­mates et l'Homme (*Paris, Masson et Cie, édit.*). 128:96 *C'est donc à un éminent, spécialiste, à un savant, que je vais m'adresser. En dehors de ses cours en Sorbonne, de la direction des thèses de ses étudiants et de son grand Traité, les recherches du professeur Jean Piveteau ont porté sur l'histoire des sciences* (*Buffon, Cuvier, etc.*)*, sur l'évolution des poissons, amphibiens, reptiles, mammifères ; enfin, sur le problème des origines humaines et de l'hominisation ; sur l'homme de Néandertal.* *Son œuvre, considérable, n'est-elle accessible qu'aux spé­cialistes, voire aux étudiants ? Elle est d'une portée qui ne peut manquer de toucher le public cultivé. D'ailleurs, elle comporte des ouvrages très nettement accessibles au grand public. Ainsi les trois livres :* Images des mondes disparus (*Paris, Masson, éd.*) ; L'origine de l'homme (*Paris, Hachette, éd.*) ; Des premiers vertébrés à l'homme (*Paris, Albin Mi­chel, éd.*). *Et puis, quelque chose me rassure pour l'entretien, dont je souhaite évidemment qu'il ne soit pas trop chargé de jar­gon scientifique. C'est la sérénité de ce visage, cette voix pai­sible et dense ; l'impression que j'ai d'une aisance, d'une sagesse, dont j'imagine qu'elle vient d'une connaissance profonde suffisamment élaborée, dominée, pour se trans­mettre dans son essentiel, par un vocabulaire simple.* *Pendant quelques instants, nous évoquons l'intérêt que suscite aujourd'hui la question des origines de l'homme, considérée au plan scientifique. Et c'est bien à ce plan que mon interlocuteur va se placer, se circonscrire très exacte­ment, par une volonté de rigueur, non une volonté d'exclu­sion. Plan d'une science, la paléontologie -- nous y insis­tons -- dont la méthode s'apparente à l'histoire, puisqu'elle s'appuie sur l'interprétation de témoignages : les restes fossiles conservés dans les couches terrestres. Et l'étude des attaches zoologiques de l'homme ne suffit pas à son investi­gation : elle doit se pencher sur les plus anciennes manifestations de la pensée réfléchie.* 129:96 *Science, donc, avec sa part d'hypothèses, les degrés de ses certitudes, ses limites enfin, au sujet desquelles le professeur Piveteau s'exprime avec une grande franchise. La science bien sûr n'est pas tout, nos lecteurs s'en doutent. Mais l'intérêt qu'elle suscite, en cette matière, ne s'est-il pas accru, ces dernières années, à l'annonce de méthodes plus perfectionnées, de découvertes importantes ?* *-- *Oui, la chose est évidente : depuis quelques années, grâce surtout à des fouilles mieux conduites, nous arrivons à saisir toute une série de données qui avaient jusque là échappé. Il est probable, par exemple, que dans le passé, des fouilleurs peu avertis ont dû détruire, sans aucunement s'en rendre compte, un nombre considérable de squelettes fossiles. Actuellement, les méthodes de fouilles sont plus au point que naguère, et, vraiment, il n'est pas abusif d'affirmer que depuis dix ou même vingt ans, la paléon­tologie humaine a réalisé des progrès considérables. Elle en a réalisé dans le domaine des faits proprement dits. Elle en a réalisé aussi, je crois, dans la manière d'étudier les docu­ments que nous possédons. #### L'apparition de l'homme : une discontinuité -- *Pouvez-vous alors nous dire, monsieur le Professeur, malgré la brièveté de cet entretien, comment se pose au­jourd'hui, dans une perspective paléontologique, le pro­blème des origines humaines ?* Tous les paléontologistes sont à peu près d'accord sur le fait que la genèse humaine s'est produite en deux temps. 130:96 Considérons le groupe des primates. Dans un premier temps, il y a individualisation, à l'intérieur de ce groupe, d'un rameau particulier que nous appelons rameau des hominidés, c'est-à-dire des êtres qui n'avaient pas encore atteint le stade humain, mais qui contenaient en puissance ce qui plus tard fera l'homme. Ce rameau diverge, poursuit une histoire indépendante. Le second temps se situe au terme de cette histoire. Il est marqué par l'apparition de la réflexion ; il est l'homi­nisation véritable. Nous passons avec lui de l'hominidé à l'homme. Vous savez que Jean Guitton, pour d'autres problèmes que celui-ci, a distingué ce qu'il appelle l'origine et l'émer­gence. Nous pouvons, si vous voulez, appliquer ce vocabu­laire aux deux temps que je viens de définir. L'origine, pour nous, en paléontologie, serait le moment où le rameau des hominidés commence à s'individualiser. L'émergence, ce serait le moment où, sur ce rameau, la réflexion apparaît, l'hominisation se produit. Alors, vous voyez : notre travail de paléontologiste est assez vaste. Il cherche d'abord à déterminer les conditions de l'origine. Ensuite, il veut -- ou voudrait -- retracer ce qui s'est passé entre cette origine et cette émergence, c'est-à-dire pendant cette période où l'homme n'existe pas, mais où il y a des êtres qui, virtuellement, clandestinement si je puis dire, possèdent en eux ce qui plus tard fera l'homme. Enfin notre travail consiste -- dans la mesure où la science peut aborder un tel problème -- à rechercher com­ment apparaît le phénomène de la réflexion. *-- Le problème des origines de l'homme se présente donc d'une manière singulière par rapport à celui des ori­gines des autres espèces...* 131:96 -- Oui, la différence est très importante. Quand vous voulez étudier l'origine d'une espèce quelconque, vous cherchez à établir une continuité dans toute la série des formes ancestrales. Je prends, par exemple, le cas du cheval : vous partez de l'ancêtre à quatre doigts, et cherchez à établir la continuité jusqu'au cheval actuel qui n'a plus qu'un doigt. Pour les naturalistes qui nous ont précédés, le problè­me des origines humaines se calquait exactement, au point de vue méthodologique, sur celui des origines du cheval ou d'un animal quelconque. Et, bien sûr, il ne faut pas écarter, à propos de l'homme, cette recherche de la continuité de la série. Mais ce n'est peut-être pas là le fond de la question, le véritable problème. Car l'apparition de l'homme sur le globe ne correspond pas à l'apparition du cheval. Ces deux phénomènes ne sont pas du même ordre de grandeur. Le cheval, certes, a aussi son origine et son émergence. Mais dans l'émergence du cheval, c'est le même mouvement anatomique qui se con­tinue. L'émergence de l'homme comporte quelque chose d'autre, l'apparition de la réflexion, qui introduit une discontinuité. Voyez-vous, ceci est également une chose nouvelle, actuellement : nous avons repris conscience de la signifi­cation et de l'importance du phénomène humain. Phéno­mène que nous étudions positivement et objectivement. Les uns s'attachent au problème de l'origine, d'autres s'effor­cent d'explorer la phase obscure qui sépare l'origine de l'émergence, d'autres enfin, avec des données qui s'apparentent davantage à l'archéologie, essaient de saisir un peu le phénomène de l'hominisation. La synthèse de ces efforts donne la vision actuelle du problème. #### Le palier australopithèque et son outillage -- *Les découvertes récentes ont porté au public un vocabulaire enrichi : par exemple, australopithèque, zinjan­thrope. Pouvez-vous nous dire quelques mots des* « *indivi­dus* » *que ces noms désignent ?* ([^21]) 133:96 *-- *Voici : entre l'origine et l'émergence, nous pour­rions, peut-être, situer des formes comme l'oréopithèque (« singe des collines »), qui d'ailleurs ne se place proba­blement pas exactement sur la ligne qui va de l'origine à l'émergence, mais plutôt sur une branche latérale ; il nous fait saisir quand même, d'une certaine manière, quelque chose de cette longue histoire. Quant aux australopithèques, ils se placent également entre les deux temps, mais beaucoup plus près de l'émer­gence que de l'origine. Ce sont des êtres dont l'organisation constitue un véritable paradoxe anatomique. Leur face se projette en avant, leur capacité cérébrale demeure faible (elle ne dépasse guère la moitié de celle des hommes actuels qui ont le plus petit cerveau), caractère que l'on peut considérer comme simien. A côté de cela, certains détails de leur architecture crânienne sont typiquement humains ; de même la dentition (toutefois, avec des molaires plus grosses) ; enfin, leur bassin et leur fémur montrent qu'ils avaient acquis la station droite, qu'ils se déplaçaient selon le mode bipède. Avec eux, vous ai-je dit, nous nous rapprochons du moment de l'hominisation. Leur comportement est même assez curieux. Tout en soulignant le caractère hypothétique de ce que j'avance maintenant, je dirai que, dans certains cas, nous avons l'impression que l'australopithèque a été capable de faire des outils grossiers ; dans d'autres cas, dans d'autres gisements, aucune trace d'outils. Comme si ces êtres se trouvaient, en quelque sorte, sur le seuil de la réflexion, le franchissaient à certains moments, et retom­baient à d'autres dans leur nature antérieure ; bref, des hominisés par intermittence. 134:96 *L'attribution de l'outillage découvert ne constitue-t-elle pas une difficulté ? Cet outillage provient-il sûrement de l'individu fossilisé ? Celui-ci est-il chasseur ou chassé ? Cette question est courante je crois, en paléontologie...* -- Évidemment, cette attribution peut soulever des dif­ficultés. On a pu s'en rendre compte à propos du sinan­thrope. Physiquement, c'était un être assez archaïque. Près de lui fut trouvée une industrie élémentaire. En était-il l'auteur ? S'agissait-il du chasseur ou du chassé ? On a discuté de longues années. Cependant les fouilles très soi­gneusement conduites n'ont révélé aucune trace de celui qui aurait été le chasseur du sinanthrope et l'auteur de l'outillage. Les paléontologistes qui avaient étudié sur place le gisement penchèrent donc -- et c'était normal -- pour l'hypothèse du sinanthrope auteur de l'industrie qui le jouxtait. Par ailleurs, on a retrouvé en Afrique des restes de sinanthropes -- ou atlanthropes -- accompagnés de restes d'outillage semblable. Il y a donc recoupement. Je dis bien recoupement et non pas démonstration. Voyez-vous, nos travaux font penser à ces enquêtes judiciaires où, sur des indices et par recoupements, on arrive à une conclusion. Dans le cas qui nous occupe, retrouver à une si grande distance (celle qui sépare le Maghreb de la Chine) la même association sinanthrope et outil est tout de même un recoupement important. Pour ce qui est de l'australopithèque, l'histoire du sinanthrope a été un argument pour proposer la même relation de l'outil au fossile. Ainsi en fut-il, par exemple et pour parler d'une découverte récente, de ce zinjanthrope (*zinj* étant l'ancienne appellation de l'Afrique orientale) qui eut mis à jour dans les grottes d'Oldoway, au Tanga­nyika, en juillet 1959 ; il s'agissait encore de l'association australopithèque et galets taillés, sans la moindre trace d'un homme authentique en qui l'on aurait pu voir le porteur de cette civilisation primitive. 135:96 #### Que sait-on, scientifiquement, de l'hominisation ? -- *Et la datation ? Certaines conclusions, à propos d'Oldoway, ont fait grand bruit, donnant une antiquité insoupçonnée au palier australopithèque. Qu'en pensez-vous ?* *-- *Deux dates -- à ma connaissance -- ont été données, avec, entre elles, une très grosse différence. Mais, à parler franchement, je n'ai pas une très grande confiance dans ces chiffres et voici pourquoi : La datation est faite sur des roches contenues dans la couche à australopithèques. Et je ne mets pas en doute le travail du physicien qui date ces roches. Mais il n'est nul­lement prouvé que ces roches soient contemporaines de la couche ; elles peuvent avoir été reprises dans celle-ci. Tel pourrait bien être le cas des basaltes d'Oldoway, à partir desquels on a effectué la datation. C'est la géologie qui intervient ici. Supposez que la Bretagne ou le Massif Cen­tral, ces terres très anciennes, recèlent un gisement humain. Dans ce gisement, nous pourrions trouver des roches dont la datation donnera des chiffres extraordinairement anciens, qui remonteront à la période cambrienne ou antécambrienne. Faudra-t-il les appliquer aux vestiges fossili­sés ? Pour le moment de l'hominisation, des chiffres allant de 500.000 à 800.000 ans me paraissent raisonnables, mais il faut attendre pour avoir une certitude : nos datations ne sont pas encore assez sûres... 136:96 -- *Monsieur le Professeur, vous avez parlé de bipédie, d'outillage. Quelle importance attribuez-vous à ces phénomènes dans le mouvement d'hominisation ?* -- Vous avez raison de parler de phénomènes. Car la paléontologie ne peut avoir, en effet, d'autre prétention que de saisir les apparences phénoménales. Et dans la longue phase dont je vous ai parlé, qui va de l'origine à l'émer­gence, si nous n'avons guère de formes -- et nous n'en avons même que très, très peu -- nous arrivons quand même à saisir les modifications qui orientent l'organisation anatomique vers l'émergence. Dans ces modifications, une première spécialisation vers le type humain se marque par l'apparition de la bipédie. Le fait de se tenir droit, voilà quelque chose d'important. Car la main est alors libérée de la fonction de sustentation. Elle devient uniquement organe de perception et de pré­hension. Elle contracte avec le cerveau des liaisons étroites et nouvelles. Ceci n'est pas une hypothèse. Chez le primate quadru­pède, membre antérieur et membre postérieur ont avec l'écorce cérébrale des relations de même intensité et de même étendue. Avec la bipédie, la portion de l'écorce céré­brale associée à la main s'accroît considérablement, devient beaucoup plus vaste que celle du pied. Ce qui suggère, entre la main et le cerveau, une corrélation fonctionnelle active, et de grande importance pour le paléontologiste : c'est là que, selon lui, résiderait la possibilité de l'apparition de la réflexion. Ainsi se trouve illustrée la vieille formule d'Ana­xagore -- « L'homme est intelligent parce qu'il a des mains » en même temps qu'elle se trouve complétée : « L'homme a des mains parce qu'il est intelligent. » 137:96 Sur cette dualité main-cerveau, les découvertes concer­nant les australopithèques, et notamment ce zinjanthrope dont nous ayons parlé, apportent une certaine lumière. Nous avons quelques raisons de penser que ces êtres étaient capables de fabriquer des outils rudimentaires. Et nous savons, d'autre part, qu'ils étaient pourvus de mains -- mais de mains non encore achevées -- et d'un cerveau de faible volume. Le fait qu'ils fabriquaient des outils rudi­mentaires rend intelligible, en quelque sorte, le jeu de la main et du cerveau. Utilisation de la main pour fabriquer l'outil, du cerveau pour en suggérer probablement la for­me ; on voit que dans cette dualité, dans ce décalage, la conscience peut s'éveiller, s'expliciter, devenir réfléchie. --* Et le moment ultime de l'hominisation ? Ne faut-il pas mesurer tout spécialement, au sujet du commencement du rameau humain, ce que peut et ne peut pas la recherche scientifique ?* -- Sans doute. La paléontologie présente ici des limites permanentes, irrévocables, en quelque sorte. Au fond, nous touchons ici à un caractère propre à toute discipline histo­rique : l'impossibilité de bien saisir un commencement. A quel moment, par exemple, apparaît la première bicyclette ? A quel moment en est-il fait mention pour la première fois ? Il est difficile de le dire, et ainsi pour bien des choses proches de nous. Alors, comment la paléontologie aurait-elle la prétention de saisir le moment de l'authentique naissance du type humain ? Nous ne pouvons, en paléonto­logie, nous rendre compte de l'existence de quelque chose que lorsque ce quelque chose atteint une extension assez grande pour qu'il puisse être conservé par fossilisation. Nous pourrions ici user d'une image (et c'est ce qu'il m'arrive de faire à mon cours). Vous tracez sur un tableau un trait de craie qui symbolise le développement d'un groupe à partir de son origine. A l'origine, précisément, la représentation du groupe est peu étoffée, votre trait doit être extrêmement mince. Il va s'épaississant, s'élargissant, au fur et à mesure que le groupe se développe. 138:96 Eh bien ! comment l'usure du temps va-t-elle agir là-dessus ? Un léger coup de chiffon sur votre trait : là où il est très épais, il reste quelque chose ; là où il est mince, il ne reste rien. Ainsi l'usure du temps fait-elle forcément disparaître les origines ; alors, comment les saisirions-nous ? Par contre, nous pouvons dire que, lorsque nous saisissons une forme vivante en un point, c'est qu'elle doit exister en bien d'autres points. #### La question de la descendance humaine à partir d'un couple unique -- *La paléontologie n'intervient donc pas dans le pro­blème de la descendance humaine à partir d'un couple unique* (*monogénisme*) *ou de plusieurs couples* (*polygé­nisme*) *?* -- Absolument pas ; et comme je l'ai déjà laissé enten­dre, il ne s'agit pas ici d'une impuissance momentanée. C'est dans sa nature même ; c'est congénital, si je puis dire. Par contre, elle peut intervenir dans un problème différent qui est celui des rameaux. Y a-t-il un seul rameau humain (monophylétisme) ? Ou plusieurs (polyphylétisme) ? Nous nous trouvons devant plusieurs types humains fossiles, dont nous constatons qu'ils se rejoignent dans le passé. Mais vous voyez le problème : se rejoignent-ils en un point situé en deçà de l'hominisation (c'est-à-dire avant qu'elle ne se soit faite) ou au-delà ? Si c'est en deçà, les branches surgies ne sont devenues humaines qu'après coup et d'une manière indépendante. Il y a polyphylétisme. 139:96 Si, c'est au-delà de l'hominisation, la souche *commune* était déjà humaine : c'est la thèse de l'unité, le monophylétisme. Eh bien ! actuellement, tout ce que nous savons de la paléontologie nous conduit au monophylétisme. Un seul rameau s'est hominisé, et puis ensuite s'est divisé. Il y a une unité humaine. *-- Cette solution ne projette-t-elle pas quelque lumière sur l'autre problème, celui du couple unique ?* -- Directement, non. Cette solution ne touche pas au monogénisme, ni pour, ni contre. Elle est autre chose. Tout au plus, peut-on dire que son apport n'est pas entièrement neutre en ce sens que, rejetant le polyphylé­tisme, elle rejette une donnée qui, elle, serait nécessaire­ment incompatible avec l'explication par le couple unique. Si l'on démontrait le polyphylétisme, il n'y aurait pas de monogénisme possible. Tandis que la véracité du monophylétisme n'écarte pas le monogénisme (pas plus d'ailleurs qu'elle ne l'impose). Nous ne pouvons pas dire davantage au plan scientifique. -- *Pour limitées qu'elles soient, ces conclusions ont donc tout de même leur importance. Par exemple et par ailleurs, ne vont-elles pas à l'encontre du racisme ?* *-- *Évidemment ; la différenciation des races ayant eu lieu après l'hominisation, nous pouvons parler d'une unité de souche humaine (d'une souche qui, d'ailleurs, peut être assez vaste ; il ne faut pas demander ici trop de précisions : nous irions vers l'inexact). -- *Et maintenant, pour conclure : cet enseignement sur le passé de l'homme nous intéresse-t-il quant à son avenir ?* *-- *Maintenons bien que mon propos s'est placé au plan scientifique. Et qu'il n'exclut nullement d'autres plans. 140:96 Que puis-je inférer de la paléontologie quant à l'avenir de l'humanité ? Ce qui est assez net, voyez-vous, c'est que l'homme n'apparaît pas du tout, en paléontologie -- et contrairement à certaines doctrines -- comme un accident de la vie, un fruit du hasard. Avec lui nous passons du psychisme simple au psychisme réfléchi. Nous franchissons un seuil. Après tout, a-t-on dit, pourquoi l'intelligence ne serait-elle pas apparue dans le crocodile ? Eh ! bien non : il était impossible qu'il en soit ainsi. Car il faut un certain nombre de convenances organiques, des conditions préala­bles. Et celles-ci ne se trouvent que dans l'homme. Il est l'expression la plus complète de la vie. Désormais, c'est l'homme qui tient en lui les pouvoirs de l'évolution. Mais pour cela il n'a pas à se préoccuper de rechercher des combinaisons chromosomiques nouvelles d'où surgirait un surhomme. Il ne ferait que recommencer le mode d'évolution infra-humain. Il abandonnerait cette forme originale d'évolution instaurée par l'hominisation, et qui réside, dans l'accroissement du psychisme. C'est donc sur le plan de l'esprit, par le développement de nos formes de pensées, de nos techniques, que pourra se poursuivre, au niveau de l'homme, l'évolution. Où la conduirons-nous ? Telle est la question. *-- En somme, l'homme est responsable ?* -- C'est cela. Nous ne savons pas ce que sera l'avenir, mais ce que nous pouvons tout de même dire, c'est que, désormais, l'homme est responsable du destin de la vie. 141:96 CE NUMÉRO SPÉCIAL de la revue ITINÉRAIRES sur *Teilhard et la science* a été précédé d'un numéro spécial sur *Teilhard et la religion* (numéro 91 de mars 1965). Les diverses études sur Teilhard et le teilhar­disme précédemment publiées par la revue ITI­NÉRAIRES sont les suivantes : -- Louis SALLERON : *Sur* « *Le Phénomène humain* » (numéro 1 de mars 1956). -- Louis SALLERON : *A propos du* « *Groupe zoologi­que humain* » (numéro 3 de mai 1956). -- Louis SALLERON : *Sur* « *Le Milieu divin* » (numéro 26 de septembre-octobre 1958). -- R.-Th. CALMEL, o.p. : *La distinction des trois ordres* (numéro 61 de mars 1962). -- R.-Th. CALMEL, o.p. : *Homme racheté ou phéno­mène extra-humain : examen critique de* « *Construire la terre* » (numéro 62 d'avril 1962). -- Louis SALLERON : *La pensée religieuse du P. Teilhard : le livre du P. Lubac* (numéro 64 de juin 1962). -- DOCUMENTS : *La bataille pour Teilhard* (numéro 67 de novembre 1962). -- R.-Th. CALMEL, o.p. : *Réponse au teilhardisme* (numéro 71 de mars 1963). 142:96 -- Louis SALLERON : *Encore Teilhard :* « *Teilhard ou la foi au monde* » *de Jean Onimus* (numéro 73 de mai 1963). -- André MONESTIER et Louis SALLERON : *Dialogue sur Teilhard,* avec une introduction de Jean MADIRAN (numéro 77 de novembre *1963*)*.* *-- *R.-Th. CALMEL, o.p. : *Lumière du dogme et brume du teilhardisme* (numéro 78 de décembre 1963). *-- *Eugène LOUIS : « *Pacem in terris* »*, Teilhard et l'évolution des principes* (numéro *79* de janvier 1964). -- Louis SALLERON : *De l'arianisme à Teilhard et à Robinson* (numéro 80 de février 1964). *-- *Henri RAMBAUD : *L'étrange foi du P. Teilhard de Chardin* (numéro 91 de mars 1965). -- Marcel DE CORTE : *La religion teilhardienne* (numéro 91 de mars 1965). En marge de ces études, voir dans notre numéro 75 de juillet-août 1963 le « Conte truffé de deux morceaux choisis », par Louis SALLERON : *Bossuet lecteur de Teilhard.* ============== fin du numéro 96. [^1]: **\*** Sont signalées, dans le texte ou en note, les illustrations qui figurent aux pages 26, 55, 84, 86, 88, 90 et 132 de l'original et qui sont enregistrées chacune dans un fichier : 96-26.JPG, 96-55.JPG etc. [^2]:  -- (1). L'expression est de Teilhard lui-même. -- Nous indiquons une fois pour toutes que dans un souci d'exactitude critique, nous em­ployons, pour traduire la pensée de l'auteur, des citations, phrases ou expressions, empruntées textuellement à ses écrits et mises chaque fois entre guillemets sans nom d'auteur ; il était impossible de noter pour chacune la référence à l'article ou à l'ouvrage cité. [^3]:  -- (1). Par exemple dans les ouvrages suivants : William Howells, *Préhistoire et Histoire naturelle* de *l'Homme*, trad. française, Paris 1953 ; et M. Boule et H.V. Vallois, *Les Hommes fossiles*, 4^e^ édit., Paris, 1952 ; mais dans ce dernier ouvrage, il a été inséré un *adden­dum* daté de 1953, qui apporte la solution du problème de l'Homme de Piltdown. [^4]:  -- (1). Rappelons ici, pour fixer les idées, le tableau classique de l'ensemble des Primates actuels. +---------------------------------------------------------------------------------------+-------------------------------+-------------------+---------------+ | III\. Hominiens ou Hominidés, bimanes, bras plus courts que les jambes *Homo sapiens* | | | | +---------------------------------------------------------------------------------------+-------------------------------+-------------------+---------------+ | II\. Simiens ou | B Catarhiniens | Anthropoïdes ou | Chimpanzé | | | | | | | Singes quadrumanes, | (narines rapprochées) | anthropomorphes | | | | | | | | bras relativement longs | Singes | Singes sans queue | | | | | | | | | de l'Ancien Monde | | | +---------------------------------------------------------------------------------------+-------------------------------+-------------------+---------------+ | | | | Gorille | +---------------------------------------------------------------------------------------+-------------------------------+-------------------+---------------+ | | | | Orang-Outang | +---------------------------------------------------------------------------------------+-------------------------------+-------------------+---------------+ | | | | Gibbon | +---------------------------------------------------------------------------------------+-------------------------------+-------------------+---------------+ | | | Cercopithèques | Macaque | | | | | | | | | Singes à queue | | +---------------------------------------------------------------------------------------+-------------------------------+-------------------+---------------+ | | | | Cercopithèque | +---------------------------------------------------------------------------------------+-------------------------------+-------------------+---------------+ | | A. Platyrhiniens | | Sapajou | | | | | | | | (narines largement distantes) | | | | | | | | | | Singes du Nouveau Monde | | | +---------------------------------------------------------------------------------------+-------------------------------+-------------------+---------------+ | | | | Atèle | +---------------------------------------------------------------------------------------+-------------------------------+-------------------+---------------+ | | | | Hurleur | +---------------------------------------------------------------------------------------+-------------------------------+-------------------+---------------+ | | | | Ouistiti | +---------------------------------------------------------------------------------------+-------------------------------+-------------------+---------------+ | I. Prosimiens, ou Lémuriens, cantonnés aujourd'hui à Madagascar et en Malaisie | | | | +---------------------------------------------------------------------------------------+-------------------------------+-------------------+---------------+ [^5]:  -- (1). Boule et Valois, *Les Hommes fossiles*, 4^e^ édit, 1952, p. 136 -- On ignore tout des raisons et circonstances qui ont entouré la dispa­rition de ce précieux matériel ; dans un opuscule publié en 1963, un paléontologiste irlandais, le P. P. O'Connell, après avoir rappelé que Weidenreich quitta la Chine en 1942 pendant l'occupation japonaise, et que Pei continua à diriger les fouilles, laisse entendre que ce dernier « avait de bonnes raisons pour détruire les fossiles » authen­tiques du Sinanthrope, car ils différaient trop des modèles artificiels que Weidenreich en avait faits avec l'aide d'une femme sculpteur, alors que ces modèles démontraient beaucoup mieux aux Chinois qu'ils descendaient du Singe. [^6]: **\*** Figure 1, page 26 : Schéma de la structure « en écailles » du développement des Primates (d'après Teilhard de Chardin, 1956). \[cf. 96-26.JPG\]. [^7]:  -- (1). Pierre Termier, Les grandes énigmes de la géologie (*Revue Ies Quest. scientif.,* 3^e^ série, t. 27, 1920, pp. 53-83). [^8]:  -- (1). Nous reviendrons sur ce point dans la 2^e^ partie de ce texte : les fausses philosophies de l'Évolution. [^9]:  -- (2). Il existe certainement dans le monde plus d'un millier de chercheurs qui consacrent leur vie à travailler les problèmes de l'évo­lution. Le Bulletin analytique du Centre National de la Recherche Scientifique donne environ chaque mois l'analyse de plusieurs dizai­nes d'articles consacrés à cette question dans les seules revues spécialisées : comptes rendus des Académies des Sciences, des sociétés de Biologie, de Paléontologie, de Zoologie, de Botanique. [^10]:  -- (3). La discussion épistémologique à laquelle se livrent les philo­sophes sur cette question est d'une toute autre nature et n'entre évidemment pas dans le cadre de cette critique. [^11]:  -- (4). Nous donnons un tableau de cette classification généalogique, ou plus exactement phylogénétique suivant l'expression employée par les spécialistes (voir figure) Cf. 96-55.JPG [^12]:  -- (5). Ceci ne veut pas dire évidemment que l'arbre généalogique tout entier du règne animal corresponde à une seule ligne sans cou­pure. Il existe c'est certain, dans cette généalogie de très nombreuses zones où les fossiles manquent encore. Ainsi, nous savons mal com­ment les Cétacés se rattachent aux Mammifères primitifs mais on peut dire que les zones à développement continu sont si importantes et si développées que les coupures des classifications n'ont parfois plus de sens. [^13]:  -- (6). L'analogie que nous signalons ici ne se situe pas au plan scientifique car les mécanismes du déroulement embryonnaire ne res­semblent en rien au mécanisme de l'évolution. [^14]:  -- (7). Dès qu'on parle de progrès, il convient de définir par rapport à quoi il y a progrès. [^15]: **\*** page 84 : Têtes de Titanothères. cf. 96-84.JPG. [^16]: **\*** page 86 : Évolution des molaires des Titanothères. cf. 96-86.JPG. [^17]: **\*** page 88 : Évolution du crâne des Titanothères. cf. 96-88.JPG. [^18]: **\*** page 90 : Formation des espèces chez les Goélands, 96-90.JPG. [^19]:  -- (1). Voir l'article du professeur Lépine dans la *Revue de Paris* de juillet 1953. [^20]:  -- (1). Philosophes qui attribuaient à la matière la spontanéité et la sensibilité. [^21]: **\*** page 132 : sections longitudinales comparées de voûtes crâniennes (d'après Weindenreich et Brown-Robinson), 96-132.JPG.