# 97-11-65
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## ÉDITORIAUX
### Les Chiens suite
*Pie XII intronisé patron des Chiens\
par le P. Congar*
REVOICI « LES CHIENS »... L'abbé Michonneau avait fait des excuses à Michel de Saint Pierre. Mais le P. Congar, avec la manière oblique qui est souvent la sienne, et qui n'en est pas moins provocatrice, écrit dans les *Informations catholiques internationales* du 15 septembre (cité dans *Le Monde* du 25, sous le titre : « Les mâtins et la lune »)
Un journal italien a titré un article me concernant : « Le Prêtre rouge ». De telles attaques me rappellent toujours le mot de saint François de Sales : « Il faut laisser les mâtins aboyer à la lune. » Il s'agit au fond d'un mécontentement de conservateurs furieux de perdre la partie, qui sont contre le mouvement quel qu'il soit et s'en prennent à tout ce qui semble leur retirer l'appui qu'ils pensaient pouvoir attendre de l'Église, au nom d'une sorte de droit de naissance ou d'alliance naturelle.
Chez un certain nombre, le réflexe conservateur prend une allure aristocratique. Au fond, ils sont anti-peuple, anti-masse ; ils réagissent avec un instinct sûr et cohérent contre tout ce qui, au plan des idées, des influences ou même simplement des gestes et du langage, va dans un sens masse ou peuple : les prêtres-ouvriers et les congés payes, la langue populaire en liturgie et l'élargissement de l'accession à la culture (etc.).
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Prenant ainsi prétexte d'un article italien et s'abritant derrière saint François de Sales -- dont le propos n'avait certainement pas pour but d'insulter des frères dans la foi -- le P. Congar à son tour traite de chiens toute une catégorie de catholiques arbitrairement délimitée, arbitrairement décrite. *Mâtin ?* Dans cet emploi, Littré définit ainsi le mot : « Terme d'injure populaire. Mâtin, mâtine, celui, celle qu'on assimile à un chien. »
Nous reportant au contexte des *Informations catholiques internationales* que *Le Monde* n'a pas cité, nous découvrons que le P. Congar vise la catégorie de catholiques qui « s'établit dans une véritable opposition, plus ou moins larvée, plus ou moins déclarée » ; il ajoute, sans préciser ni justifier une telle accusation : « En France cette opposition a facilement un arrière-fond politique. »
Si l'on se demande quelle est cette « opposition » à laquelle s'en prend le P. Congar, on croit comprendre d'abord qu'il s'agirait d'une OPPOSITION AU CONCILE. *Mais à quel Concile ?* Au vrai Concile, dont le Pape est la tête ? ou au faux « Concile » distingué d'avec le Pape ? Au véritable et seul Concile des décisions promulguées (ou refusées), ou bien au « Concile » abstraction faite du Pape, voire opposé au Pape ou même brimé par le Pape, tel que le représentent souvent les journaux amis du P. Congar ?
Un confrère et admirateur du P. Congar, le dominicain François Biot, dans *Témoignage chrétien*, journal recommandé par le P. Congar, écrivait à l'issue de la 3^e^ session, en novembre 1964 : « *En dépit d'une mauvaise fin, la session est positive.* » La session, c'étaient les débats, les discours, les proclamations, les votes non définitifs. La « fin » ce fut l'heure de l'intervention du Souverain Pontife, l'heure des décisions promulguées (ou ajournées). Dire que la session fut positive mais la fin MAUVAISE, c'est exprimer une véritable opposition au Concile véritable. Cette opposition-là, de cette manière-là, est assez répandue. Le P. Rouquette, dans le même genre, écrivait dans les *Études* de juillet-août, page 127 : « Parce que sa réflexion est honnêtement critique, M. Laurentin peut être optimiste sur l'issue du Concile, *malgré les déceptions de la fin de la troisième session*. »
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Mais ce n'est manifestement pas cette opposition-là, ce n'est pas *Témoignage chrétien*, ce n'est pas le P. François Biot, ce n'est pas le P. Rouquette, et ce n'est pas Laurentin que le P. Congar a dessein de stigmatiser et d'injurier. Car cette opposition-là ne s'oppose pas au P. Congar : elle l'acclame au contraire et elle croit trouver jusque chez lui, à tort ou à raison, son inspiration.
Le P. Congar injurie l'OPPOSITION A UNE FAUSSE REPRÉSENTATION DU VRAI CONCILE : l'opposition au Concile tel qu'il est présenté, systématiquement, par Laurentin, et trop souvent par le P. Congar lui-même.
Cette opposition, c'est finalement l'opposition au P. Congar.
Avec cette opposition, l'illustre théologien ne veut consentir à aucune discussion. On le savait déjà, négativement, par son refus constant d'argumenter dans cette direction. On le sait positivement désormais : par l'injure, dont c'est la fonction, ou la portée, le P. Congar rompt tout contact social.
\*\*\*
L'illustre théologien-journaliste, pour la description qu'il fait, dans le texte cité, de ceux qui s'opposent à lui, a certes écarté toutes les tentations de l'esprit de finesse. Il s'est solidement établi dans une bonne grosse grossièreté bien épaisse. Ceux qui s'opposent au P. Congar sont donc « contre le mouvement quel qu'il soit » pas moins. « Au fond, ils sont anti-peuple, anti-masse. » Pour le fin analyste qu'est le P. Congar, la masse et le peuple sont donc une seule et même chose. Il réitère : « Ils réagissent contre tout ce qui (...) va dans un sens masse ou peuple. » Car pour lui, c'est apparemment un seul et même sens, que d'aller dans le sens du « peuple » et d'aller dans le sens de la « masse ».
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Ces mâtins-là, ces chiens, que le P. Congar voue au mépris public, « réagissent » nous dit-il, « contre les prêtres-ouvriers ». Pie XII n'est donc pas oublié, car si le P. Congar a la finesse courte, il a la mémoire longue.
Nous pensons que Pie XII était déjà implicitement visé par l'assimilation pratique du « peuple » à la « masse ». C'est Pie XII en effet qui, comme on le sait, par une distinction célèbre, a montré que la « masse » est *le contraire* du « peuple » ([^1]). Et ce furent les communistes qui, à l'époque, protestèrent contre cette distinction. Nous croyons qu'il est impossible que le P. Congar n'ait jamais eu connaissance du Radiomessage de Pie XII sur la démocratie ; nous estimons hautement invraisemblable qu'il ait omis d'en faire une étude attentive ; nous croyons même qu'il est impossible que le P. Congar n'ait pas eu présente à l'esprit la célèbre distinction de Pie XII au moment où il écrivait ces mots.
Les chiens que méprise le P. Congar sont finalement comblés d'honneur par lui. Car le P. Congar vient en quelque sorte d'introniser Pie XII patron des « chiens » dans l'Église.
C'est une appréciable clarification.
\*\*\*
Parenthèse sur « *l'élargissement de l'accession à la culture* »*.* Les gens que vise le P. Congar ont toujours proposé et demandé que même les instituteurs fassent du latin. Aujourd'hui au contraire on propose et demande que même les prêtres soient dispensés du latin. De quel côté est donc « l'élargissement de l'accession à la culture » ?
Le P. Congar écrit un peu plus loin : « Dans la baisse actuelle de la connaissance du latin, même chez les clercs, c'est le moyen d'un contact direct avec tant et tant de témoins de la Tradition que nous déplorons, conscient d'en avoir nous-même tant reçu. Il faudra aviser, par d'autres moyens. »
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Par *d'autres* moyens ? Par exemple, sans doute, en expliquant aux séminaristes qu'ils n'ont qu'à lire le P. Congar... Mais accepter sans « réagir » cette « baisse actuelle de la connaissance du latin » -- malgré toutes les prescriptions de Jean XXIII et de Paul VI pour la maintenir et la développer -- et assurer qu'il « faudra aviser par *d'autres* moyens » est-ce vraiment se montrer partisan de « l'élargissement de l'accession à la culture » ou est-ce admettre, voire organiser, son rétrécissement ? Fin de la parenthèse.)
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Pour en revenir à l'esprit de finesse, le P. Congar ajoute un trait que nous n'avons pas encore cité. Les chiens, les « mâtins », les « conservateurs furieux » selon lui, « *voient dans l'aggiornamento liturgique, au fond, la fin du privilège de ceux qui avaient fait du latin* »*.*
Chef-d'œuvre, assurément, de fine analyse, de profonde pénétration psychologique, de compréhension et d'équité, chez l'illustre théologien-journaliste : à lui du moins, les raisons fondamentales des défenseurs du grégorien n'ont pas échappé...
Chef-d'œuvre aussi de connaissance exacte du monde actuel : ces paroisses où, jusqu'à hier, toute l'assistance chantait d'une même voix et d'un même cœur le *Credo* de Du Mont, étaient forcément composées (malgré les apparences contraires, dont la finesse du P. Congar n'est pas dupe) de gens qui avaient tous « fait du latin »...
Si le P. de Soras, qui fut naguère un grand pourfendeur du « simplisme théologique » n'avait disparu on ne sait où, nous lui demanderions volontiers ce qu'il pense, sous ce rapport, de l'esprit de finesse du P. Congar.
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On peut s'interroger aussi sur l' « esprit de paix » dont le P. Congar se donne fréquemment et publiquement à lui-même l'attestation solennelle. Relisons le portrait qu'il fait de ceux qui s'opposent à ses théories :
« Il s'agit au fond d'un mécontentement de conservateurs furieux de perdre la partie, qui sont contre le mouvement quel qu'il soit et s'en prennent à tout ce qui semble leur retirer l'appui qu'ils pensaient pouvoir attendre de l'Église, au nom d'une sorte de droit de naissance ou d'alliance naturelle (...).
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Au fond, ils sont anti-peuple, anti-masse ; ils réagissent avec un instinct sûr et cohérent contre tout ce qui, au plan des idées, des influences, ou même simplement des gestes et du langage, va dans un sens masse ou peuple : les prêtres-ouvriers et les congés payés... »
Le P. Congar a écrit et signé cela, en préface à l'actuelle session du Concile. Avec des trouvailles à chaque ligne, et dont la plus belle est sans doute : « contre les prêtres-ouvriers et les congés payés ».
On ne peut pas dire que la loyauté intellectuelle y brille avec l'éclat d'un pur diamant.
Mais on dira sans doute, car c'est ce que l'on dit toujours -- aujourd'hui -- en pareil cas, que seule une générosité débordante a pu arracher du cœur charitable du P. Congar ces mots brûlants d'un amour sans limites et sans discrimination.
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### Le nouveau livre de Michel de Saint Pierre
Nos lecteurs avaient été avertis -- les premiers -- de la parution prochaine du nouveau livre de Michel de Saint Pierre : Sainte colère. Ils avaient eu la primeur, dans notre numéro 95 de juillet-août, d'une dizaine de pages inédites de cet ouvrage qui en compte trois cents. Il vient de paraître. Il répond à notre attente, et même il la dépasse. C'est un événement plus considérable encore que ne l'avait été, l'année dernière, la parution des *Nouveaux Prêtres*.
Ce n'est plus un roman. C'est un journal, on pourrait dire : « le journal des nouveaux prêtres » le journal de l'auteur, qui expose ses pensées, ses intentions, ses sources, l'accueil fait à son livre, et qui APPORTE SES PREUVES.
LE SOMMET de Sainte colère est manifestement l'Appel aux évêques, que Michel de Saint Pierre avait lancé en février 1965 et publié notamment dans *Itinéraires* ([^2]). On sait que cet « Appel aux évêques » fut le point de départ d'une large action publique ([^3]) ; qu'il provoqua une déclaration retentissante de Gabriel Marcel ([^4]) ;
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que Jean Ousset expliqua comment et pourquoi *l'appel aux évêques* doit logiquement, chronologiquement, inévitablement précéder *l'appel au dialogue* ([^5]) ; que des centaines de milliers de catholiques français ont fait leur cet appel, l'ont ratifié, lui ont apporté leur témoignage et y ont placé leur espérance.
DANS SON NOUVEAU LIVRE, Michel de Saint Pierre ne fait pas l'histoire complète de l'Appel aux Évêques et de l'accueil qui lui a été réservé. L'heure n'est pas encore au « Livre Blanc ». Car l'Appel est toujours actuel, il retentit toujours, dans les mêmes termes, et *Sainte colère* le relance et lui donne une audience nouvelle. Il est remarquable qu'un mouvement aussi ample et aussi profond ait pu bouleverser et mobiliser à ce point les catholiques français sans que la presse catholique française, de droite ou de gauche, en ait soufflé mot. Il y a certainement des conclusions à tirer de là, tant sur la représentativité que sur l'influence de cette presse, dans l'état où la placent actuellement certains conformismes du silence.
MAIS LA COLÈRE, dans ce livre ?
C'est le plus étonnant et sans doute le plus admirable : *Sainte colère* est un livre sans colère. Michel de Saint Pierre a lui-même expliqué ce paradoxe à la première page du livre :
« *La colère n'est pas un sentiment chrétien. Je ne prétends pas, d'ailleurs, que mes colères soient* « *saintes* »*.*
« *Et pourtant, lorsque j'écrivais la première page de ce livre, le titre s'imposait à moi irrésistiblement. Par là, je voulais marquer les sentiments qui m'étouffaient, au nom de la justice et de la vérité, devant les déviations de nos laïcs et de nos clercs, en France chrétienne devant cette course à l'abîme.*
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« *Dans le même temps, lisant les discours de S.S. le Pape Paul VI et les textes conciliaires promulgués, je me reprenais à espérer, de toutes mes forces.*
« *Puis le ton du Saint-Père me frappa dans son éminente charité. De très loin, j'essayai de suivre la leçon. Et peu à peu, la colère me quitta. Seuls restèrent l'indignation, la tristesse et l'espérance -- et le titre.* »
On peut compter, naturellement, qu'il y aura vingt ou cent folliculaires, et pas seulement des folliculaires, pour s'indigner vertueusement et se voiler la face devant la « colère » de Michel de Saint Pierre. Ils montreront ainsi qu'ils n'ont pas lu le livre : et encore ce n'est pas sûr ; ils l'auront peut-être lu ; mais ils trouveront plus commode d'esquiver le débat de fond, de réprouver avec grandiloquence la « colère », et de feindre d'être offusqués, « au nom de la charité », comme d'habitude, bien entendu.
EN LISANT la deuxième et la troisième partie de *Sainte colère,* qui sont terribles -- terribles par les textes, par les documents qu'elles contiennent -- une question nous revenait à l'esprit avec une insistance obsédante :
-- Comment, pourquoi a-t-on pu laisser tant d'affirmations scandaleuses se proposer et s'imposer au peuple chrétien de France, sans jamais, fût-ce de la main la plus légère, y apporter correction, rectification, mise au point ?
Ce n'est nullement par inadvertance. Ce n'est aucunement parce que l'on ne savait pas. On savait. On avait choisi de tout laisser en l'état, cet état fût-il le plus intolérable et le plus scandaleux.
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Prenons quelques exemples.
Il y a tout juste deux ans que Félix Lacambre, secrétaire général de l'Action catholique ouvrière, a fait sur la collaboration avec le Parti communiste la déclaration que l'on sait. Nous avons sans cesse soulevé la question depuis décembre 1963. Nous avons été entendus ([^6]). Mais, si invraisemblable que cela puisse paraître, on a préféré ne rien rectifier, ne rien corriger, ne rien mettre au point, et laisser l' « interprétation » de Félix Lacambre se fortifier longuement par l'absence de démenti et l'apparent consentement universel. Pensait-on que la revue *Itinéraires* étant une revue de recherche, de réflexion, d'étude, et non une publication d'agitation de masse, le mal était négligeable ? Mais le mal, c'était la fausse « interprétation » et non le fait que la revue *Itinéraires* l'ait relevée. On peut négliger ou mépriser, si l'on y tient, et si l'on a la vue assez courte pour cela, une revue qui n'est « que » d'étude, de réflexion, de recherche. On fait là un mauvais calcul, même au plan où l'on se place. Car voici Michel de Saint Pierre qui, avec la force et l'éclat d'un cyclone, pose la question de Félix Lacambre et de l'A.C.O.
Autre exemple. Au mois de mars 1965, une grande revue d'un grand Ordre religieux publie tranquillement l'assertion que « tous » les catholiques, aujourd'hui, sont scandalisés par Pie XII. Scandalisés, c'est un peu fort ; et tous, c'est encore plus fort. Cette grande revue d'un grand Ordre religieux n'a été aucunement scandalisée par l'affaire « Pax » ; elle est scandalisée par Pie XII : elle pourrait au moins ne pas mentir, ne pas prétendre que « tous » les catholiques le sont aussi ([^7]).
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La revue en question étant en outre publiée *cum permissu superiorum*, c'est l'Ordre religieux lui-même qui, à tort ou à raison, et nous croyons que c'est à tort, mais bien réellement en fait, se trouve engagé dans ce jugement téméraire. Il y eut en l'occurrence distraction des supérieurs, inadvertance ? C'est bien possible. Mais on fut averti ; on fut interrogé ; on manifesta même quelque déplaisir que la revue *Itinéraires* ait relevé cette anomalie. Pourtant, on ne fit ni la mise au point, ni la rectification, ni les excuses qui étaient dues. On pensait peut-être pouvoir les refuser aux seules instances de la seule revue *Itinéraires* (sans se demander si on ne se refusait pas d'abord et avant tout, ce faisant, aux exigences de la justice et de la vérité). On est bien avancé maintenant. On se trouve aux prises avec un cyclone : avec Michel de Saint Pierre qui pose la question.
On peut en dire autant de tout ce qui a constitué et qui constitue le « scandale de Paris » ([^8]). Nous l'avons analysé en détail. En résumé, il apparaît manifestement que ce que l'on a dit et ce que l'on a fait pour justifier, promouvoir et poursuivre cette collaboration-là avec le Parti communiste ne tient pas debout. On se moque du monde, explication indulgente, ou on nous trahit, explication dans certains cas plus probable. Parce que la recension et l'analyse critique de ces anomalies scandaleuses étaient faites par la revue *Itinéraires*, qui n'atteint ni « les masses », ni « les foules » ni « la majorité du corps électoral », on a laissé courir le scandale. Ici encore on est maintenant bien avancé. Car ici encore on se trouve maintenant en face d'un cyclone, Michel de Saint Pierre qui débride l'abcès, et qu'on ne peut mettre sous la table.
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Et puis, enfin, ou d'abord, et surtout, l'affaire « Pax » ! Là du moins, une partie notable de la presse catholique a fait entendre sa protestation. *La France catholique*, entre autres, a fait un écho abondant et précis à nos informations, puis a publié sur l'affaire d'importants articles de Pierre Lenert. (Il est tout de même frappant qu'à partir du moment où le Saint-Siège, dans un document aux évêques français ([^9]), a eu avalisé les articles de Pierre Lenert dans *La Croix,* ce n'est plus dans *La Croix* que Pierre Lenert a pu poursuivre son action, mais dans *La France catholique...*) Mais l'affaire « Pax » pourrit sur pied, non débridée. Tout se passe comme s'il n'y avait rien eu, comme si l'on n'avait rien su. Il faudra bien y revenir, dans les termes et dans la ligne de notre appel à Maurice Vaussard ([^10]). En attendant, voici le cyclone de Michel de Saint Pierre.
OUI, UN CYCLONE. Car *Sainte colère* est un dossier de faits terribles, épouvantables, mis en pleine lumière. Qu'on ne vienne plus nous parler de « généralisations abusives » : les faits sont les faits, et chacun d'eux, isolément, sans généralisation, est une montagne. Qu'une seule revue jésuite, une seule fois, prétende que « tous » les catholiques sont aujourd'hui scandalisés par Pie XII, et qu'elle n'ait pas voulu en démordre, cela est par soi seul suffisamment scandaleux sans aucune « généralisation ». Au demeurant, il aurait suffi d'une seule mise au point, d'une seule rectification, d'une seule excuse. Justement : on n'a pas bronché ; on a persévéré.
On peut, et il va falloir, reprendre les faits un à un, sans aucune « généralisation » tous les faits rapportés par *Sainte colère*, chacun EN LUI-MÊME.
En face de tels faits, si Michel de Saint Pierre n'existait pas, il faudrait l'inventer.
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SI SAINTE COLÈRE est un cyclone, c'est un cyclone fraternel. Terrible, épouvantable, parce que les choses y sont rapportées telles qu'elles sont. Pourtant Michel de Saint Pierre n'anathématise personne, il ne rend même pas les coups qu'il a reçus, il s'en tient -- avec héroïsme -- à ses positions d'appel aux évêques et d'offre de dialogue.
Nous sommes, bien sûr, avec lui, sans réserve, à cent pour cent.
Nous voici d'ailleurs au seuil de déterminations décisives. Le catholicisme français ne pourra plus, après *Sainte colère,* demeurer tel qu'il était avant. Des options, des refus, des accueils, des changements sont maintenant inévitables. Dans un sens ou dans l'autre. Pour le meilleur ou pour le pire. Les plus lourdes et les plus dramatiques responsabilités sont en jeu. L'heure des échéances a sonné. Avec la grâce de Dieu, tenons-nous prêts.
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### Perplexités sur le Monde enseignant et l'Église enseignée
par Jean MADIRAN
« Mgr XXX évêque de XXX, au nom de 70 Pères, intervient sur l'introduction de cette deuxième partie (du schéma XIII). Il demande que l'on insiste sur *tout ce que le monde* apporte à l'Église. Il donne, en particulier et comme exemple, la *dignité de la personne humaine*, la *socialisation*, la *justice sociale*, l'*absurdité de la guerre* (l'encyclique *Pacem in terris* a repris le meilleur de cette aspiration et a formulé de façon plus nette ce qui était déjà contenu dans l'enseignement traditionnel), distinction entre *l'Église et l'État* (cette distinction a permis de bien mettre en relief la liberté religieuse, la pureté de *l'acte de foi,* le *caractère transcendant* de l'Église).
« Mgr XXX estime que c'est *un devoir de justice pour l'Église de déclarer ce qu'elle doit au monde.* C'est de cette façon-là que pourra être entrepris un véritable dialogue. N'oublions pas que l'Esprit de Dieu est partout. En disant ce que nous devons au monde, nous disons ce que nous devons au travail de l'Esprit Saint dans le monde. »
Les soulignés sont ceux du texte original. Il s'agit d'une localité française et d'un évêque français dont je ne reproduis pas le nom (c'est la seule mutilation que j'inflige au texte cité), voulant éviter jusqu'à l'ombre d'une apparence de contestation personnelle qui n'est pas dans mon propos et qui ne relève pas de ma compétence.
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Ce texte a paru, sous la signature du P. Wenger, dans *La Croix* portant les dates du 3 et du 4 octobre 1965. Je n'ignore pas à quel point les comptes rendus de journaux, quand ils sont résumés, peuvent déformer une pensée. Je l'ai fait observer plusieurs fois. Malgré quoi, on nous a impérativement invités à « suivre le Concile » dans les journaux, en nous précisant que s'il est de mauvais journaux, il en est un, excellent, auquel on peut faire confiance, *La Croix* justement. Je « suis » donc le Concile studieusement, et je le « suis » dans *La Croix.* Au demeurant, ni *La Croix* ni le P. Wenger n'ont, les jours suivants, publié de rectification à leur compte rendu des paroles prononcées par Mgr XXX au nom de soixante-dix évêques, probablement français eux aussi, en partie ou en totalité.
Je voudrais seulement exposer quelles perplexités m'ont envahi à cette lecture, et pourquoi. Je prendrai les choses en détail pour commencer et en gros pour finir.
#### De la justice sociale
C'est « le monde » qui a donné à « l'Église » la justice sociale, et c'est pour l'Église un devoir de justice de le reconnaître. Auteur moi-même d'un ouvrage sur la justice sociale qui commence par ces mots :
« *L'expression si courante aujourd'hui de justice sociale est une invention catholique...* »*,*
il m'apparaît que je n'aurais pas obtenu l'*imprimatur* si j'appartenais à l'église diocésaine de Mgr XXX. Juge et docteur dans son église diocésaine, Mgr XXX y fait certainement comme il dit, et y impose le « devoir de justice » dont il nous parle. Mon livre est à coup sûr injuste sous ce rapport et selon ce critère.
On voudra bien m'excuser de me sentir directement « concerné ». Mais on voit à quel point, de fait, je le suis. J'ai attribué au catholicisme et à l'Église une chose que l'Église a au contraire reçue du monde, j'ai commis une injustice.
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Concerné, donc, par la sentence de Mgr XXX, j'ai du moins la consolation de savoir que je ne suis pas visé par elle. Je n'ai pas la prétention déplacée, et en tout cas chimérique, que mes travaux puissent retenir l'attention et obtenir l'audience de Mgr XXX et des soixante-dix évêques au nom desquels il a parlé. Il est tout naturel qu'ils les ignorent, je sais à quoi m'en tenir là-dessus, et depuis que cela dure, j'ai eu le temps de me faire une raison. Un mouvement d'Action catholique mandaté, dans un communiqué public, a même posé la question de savoir si la revue *Itinéraires* est une revue chrétienne, en laissant entendre que la réponse est douteuse et probablement négative. Il est donc normal -- tant que nous ne serons pas clairement rangés dans la catégorie des incroyants dignes de considération -- que les soixante-dix évêques dont Mgr XXX est le porte-parole ne prêtent aucune attention à nos recherches. Ce qui est plus curieux, c'est qu'ils ne paraissent pas prêter davantage d'attention aux recherches de la *Chronique sociale* ou à celles des Pères de l'Action populaire, qui sont pourtant, les unes et les autres, vivement proposées ou imposées à nos méditations.
Qu'on se reporte en effet à la *Chronique sociale* du 31 juillet 1960, « Aux origines de l'expression justice sociale » étude du P. Pierre Vallin, ou qu'on se reporte aux pages 543 à 567 du volume *Église et société économique* des PP. Calvez et Perrin, on y trouvera substantiellement les mêmes choses : la notion de « justice sociale » est une invention catholique. Sous sa forme moderne et explicite, elle est due en premier lieu au P. Taparelli d'Azeglio. Un autre Père conciliaire s'est indigné que l'Église soit toujours en retard, il en a donné pour preuve le fait que le *Manifeste communiste* de Marx et Engels est de 1848, alors que l'Encyclique *Rerum novarum* n'est venue qu'en 1891. Peut-être n'était-il pas nécessaire que le Pape en personne parlât dès 1848 du marxisme et des problèmes soulevés par le marxisme. Mais l'Église n'était ni ignorante ni silencieuse. Son plus grand philosophe social était déjà en pleine activité. C'est en 1840 que Taparelli public son principal ouvrage, *Essai théorique de droit naturel* (et c'est en 1857 qu'en paraît la traduction française). *Taparelli, connais pas ?*
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Peut-être, mais alors c'est sur votre poitrine qu'il faut frapper ce « mea culpa » et non sur celle de l'Église. Car Taparelli n'est pas resté inconnu dans l'Église, ni ses idées ignorées. Léon XIII l'avait fort bien entendu et avait même suivi son enseignement avant d'être Pape. La pensée de Taparelli est passée dans les Encycliques sociales, de Léon XIII à Pie XII. Beaucoup de prêtres et de laïcs l'ont étudiée dans le texte. S'il y a eu méconnaissance, ce ne fut point de la part des Papes ; ni de la part des chercheurs ecclésiastiques ou laïques. Alors, de la part de qui ? Hélas : des évêques. Hier et avant-hier.
La justice sociale, c'est en France Albert de Mun et La Tour du Pin, et tous les autres catholiques, clercs ou laïcs, dont on retrouve les noms dans l'ouvrage de Calvez et Perrin et dans l'étude de Pierre Vallin. On ne peut tout de même pas dire que La Tour du Pin et Albert de Mun étaient étrangers à l'Église, et que leur contribution était un « apport du monde ». L'Église a formé leur pensée, le Saint-Siège les a entendus et encouragés. Mais leur pensée sociale n'est guère entrée dans les séminaires, et aujourd'hui elle y est complètement ignorée. Qui donc, dans chaque diocèse, est responsable des séminaires ?
J'entends bien que « le monde » s'est mis lui aussi à parler de « justice sociale ». Il ne l'apportait nullement à l'Église, qui avait en la matière l'antériorité. L'antériorité depuis toujours, car enfin la justice sociale n'est pas une invention du XIX^e^ ou du XX^e^ siècle. L'antériorité, en outre, même pour cette forme moderne et explicite de « justice sociale » qui est une expression et un dessein catholiques. Mais enfin « le monde » en a parlé à son tour, c'est entendu. Quel monde ? et qu'a-t-il apporté en la matière ? et de quoi parle-t-on au juste ? et à qui précisément devrait aller notre devoir de justice et s'adresser notre reconnaissance ? Que, dans les réalisations concrètes de la justice sociale, des hommes de toutes origines aient apporté leur pierre, c'est bien évident. De toutes façons, opérer de telles réalisations n'est pas l'affaire de l'Église (sauf en des temps reculés, et aujourd'hui méprisés, par fonction vicariante). Qu'il y ait eu des âmes généreuses, des dévouements, des pensées au moins partiellement vraies (dans l'ordre naturel) en dehors de l'Église, on le sait depuis toujours, et depuis toujours l'Église le dit et le reconnaît.
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Saint Pie X était extrêmement attentif, par exemple, à l'apport d'un Maurras. Mais justement : je n'ai pas l'impression que ce soit envers l'apport positif de la pensée de Maurras que Mgr XXX se découvre un devoir de justice. Ce n'est point non plus, j'en ai peur, envers la pensée d'un Proudhon ou d'un Sorel. On le saurait.
Alors ?
Alors, il y a quelque chose qui ne va pas, et j'exprime ma perplexité. L'histoire de l'Église, notamment en France, est-elle ignorée, est-elle méconnue, est-elle défigurée ? Ce sont des catholiques que l'on trouve aux origines de la Pensée et de l'action sociales dans le monde moderne. Il est vrai que ces catholiques seraient aujourd'hui catalogués politiquement « réactionnaires » et religieusement « intégristes ». Ont-ils été frappés par une excommunication rétrospective ? Les exclure, ce n'est pas, même tactiquement, servir l'Église. Car si on les exclut, alors oui, les (autres) catholiques furent en retard sur le socialisme, et l'Église peut être mise en accusation avec moins d'invraisemblance.
#### La dignité de la personne
Ma perplexité redouble. J'avais toujours appris -- mais sans doute est-ce de cette « théologie des cinquante dernières années » ou encore de cette « théologie médiévale » qui sont maintenant l'une et l'autre jetées aux orties -- que la dignité de la personne a pour fondement l'image de Dieu dans l'homme. Ni a priori ni a posteriori, je n'arrive à concevoir comment il pourrait se faire que ce soit « le monde » qui ait appris aux hommes qu'ils sont à l'image de Dieu, c'est leur dignité naturelle, et qu'ils sont devenus en outre fils adoptifs de Dieu, c'est leur dignité surnaturelle. De quoi nous parle-t-on au juste, si l'on nous parle d'une dignité qui ne serait pas celle-là ? une dignité que l'Église n'aurait pas connue, ou aurait méconnue, et que « le monde » lui aurait découverte au cours du siècle dernier ou de la dernière semaine ?
20:97
Il a pu exister hors de l'Église des hommes ayant un profond sens naturel de la dignité humaine. Si grands aient-ils été, je n'arrive pas à croire qu'ils l'aient été tellement plus que les saints, ni que les saints aient reçu d'eux -- et non de l'Église du Christ -- la notion et le sens vrai de la dignité de l'homme.
Personnellement, je me sens toujours très disposé à remercier les incroyants (de Maurras à Saint-Exupéry, pour ne parler que des morts) de ce qu'ils ont pu m'apporter. Mais ce qu'ils ont apporté de véritable, concernant la destinée et la dignité de l'homme, était déjà dans l'enseignement, dans la tradition, dans la liturgie de l'Église, et c'est nous, nous seulement, laïcs du dernier rang ou évêques du premier rang, qui par notre faute, par notre distraction, par nos péchés, ne savions plus l'apercevoir.
Je vois bien que le cours de mes réflexions se concilie mal avec la pensée qui nous est proposée par Mgr XXX. D'où ma perplexité.
#### La distinction entre l'Église et l'État
De la « socialisation » je ne veux rien dire aujourd'hui, en ayant beaucoup parlé en son temps ([^11]). Mais la distinction entre l'Église et l'État, apportée par « le monde » à l'Église, m'inspire diverses pensées. D'abord celle-ci : la « Déclaration fondamentale » de la revue Itinéraire doit être hérétique sur ce point. Elle disait en son chapitre XIV, avec une brièveté qui me semblait celle de l'évidence :
« La saine et légitime laïcité de l'État est de distinguer le Temporel et le Spirituel ; les distinguer pour les unir et c'est la marque de la civilisation chrétienne.
« Les séparer ou les confondre aboutit à soumettre le Spirituel au Temporel, et c'est la marque du totalitarisme.
« La distinction du Temporel et du Spirituel est la véritable garantie des libertés fondamentales.
21:97
« On ne défend, contre l'Église, aucune laïcité, car sans l'Église il n'aurait jamais existé aucune sorte de laïcité, aucune sorte de distinction entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel, distinction apportée Par Jésus-Christ, révélée dans l'Évangile, enseignée par l'Église et qui, hors de l'Église, se corrompt en un sens ou en l'autre.
« On ne défend, contre l'Église, aucune justice ni aucune liberté, car c'est l'Église qui libère tous les hommes par la vérité, et c'est l'Église qui, par la charité, rend juste la justice humaine. »
S'il est une chose bien certainement apportée au monde par l'Église, me disais-je jusqu'ici, c'est en tout cas la distinction de l'Église et de l'État. Et s'il est une chose que « le monde » refuse avec obstination, même quand il dit le contraire et même sous le couvert du « laïcisme », c'est encore celle-là. L'État totalitaire moderne cherche sans cesse à annexer ou à absorber l'Église. La liberté spirituelle, ou liberté religieuse, c'est encore l'Église du Christ -- du moins, à ce que je croyais jusqu'à maintenant -- qui l'a donnée au « monde » lequel fut incapable de seulement la concevoir avant elle ou sans elle. Car précisément il y fallait cette « distinction de l'Église et de l'État » qui nous vient, par l'Église, de l'Évangile lui-même. Beaucoup de propos solennellement tenus dans l'aula conciliaire et reproduits dans *La Croix* sont aussi étranges en leur genre que ceux de Mgr XXX. On veut convaincre l'Église d'apporter la vérité aux hommes par des armes spirituelles et non par des armes temporelles, comme si l'Église du Christ était l'auteur responsable d'une telle confusion ; comme si l'Église du Christ avait inventé, avait innové, avait introduit en ce monde l'emploi d'armes temporelles pour opprimer les consciences. C'est au contraire l'Église du Christ qui est entrée en un monde où il apparaissait naturel de soumettre même les consciences au poids des armes temporelles ; et c'est elle qui peu à peu a modifié, atténué, contesté cet état de choses. Il y a eu sans doute beaucoup d'inconsciences et beaucoup d'abus de la part de beaucoup d'hommes d'Église (croit-on qu'il n'y en aurait plus aujourd'hui, qu'il n'y en aura plus demain ?).
22:97
Mais le « mouvement de l'histoire » comme on dit, c'est la pesée de l'Église pour faire peu à peu prévaloir son invention à elle, qu'elle tient du Christ lui-même, la distinction du temporel et du spirituel et pour élargir ainsi l'espace vital où peuvent s'épanouir les libertés spirituelles, affranchies des tyrannies temporelles. Nous le devons aux martyrs chrétiens de tous les temps, et du nôtre. Du moins, on le croyait. Il paraît que ce n'est plus vrai ; ou en tout cas, que beaucoup d'évêques ne le croient plus, ne le savent plus, et en font hommage au « monde ». Grand motif de perplexité.
On nous dit pareillement que l'Église ne doit plus compter du tout sur les pouvoirs publics pour apporter aux hommes le message du salut ; qu'elle ne doit plus demander, attendre, ni même accepter, aucune espèce d'aide de la part des pouvoirs publics. Comme il arrive que des catholiques -- on les invite d'ailleurs à cet « engagement » -- entrent dans la politique, prennent une influence sur les affaires, deviennent même ministres ou chefs d'État, les voilà donc, en tant que tels, dégagés de tout devoir religieux et de toute responsabilité apostolique, et obligés d'agir dans leurs charges publiques exactement comme s'ils étaient des incroyants ? Ils seront bien perplexes. C'est du moins leur perplexité et non la mienne.
On nous dit aussi que l'autorité « dans l'Église » est « un service » en distinguant par là l'autorité spirituelle de l'autorité temporelle. Je voudrais bien savoir quels peuvent être le fondement et la légitimité d'une autorité temporelle qui ne serait pas elle aussi « un service ». Les détenteurs de l'autorité temporelle peuvent sans doute commettre toute sorte d'injustices et d'abus : les détenteurs de l'autorité spirituelle pareillement. Je ne vois pas ce que l'on veut exactement nous donner à entendre quand on nous dit que l'autorité dans l'Église aurait pour nature particulière et distinctive d'être « un service ». Car être « un service » est la fonction de toute autorité en tant que telle -- de toute autorité qui n'est pas une tyrannie -- et non point d'une seule catégorie d'autorités. L'autorité spirituelle est un service spirituel. L'autorité temporelle est un service temporel. Il est curieux que ceux-là même qui ont tendance à mettre « le monde » si haut aient simultanément tendance à mettre « le temporel » si bas.
23:97
Allons plus loin. La distinction entre l'Église et l'État « a permis de bien mettre en relief » la « pureté de l'acte de foi » et le « caractère transcendant de l'Église ». Certes. Mais si cette distinction vient « du monde » si elle a été apportée par « le monde » à l'Église, il faudrait donc admettre par voie de conséquence que c'est le *monde* et non *l'Église* qui a « permis de bien mettre en relief la pureté de l'acte de foi » et que l'Église est tenue en justice de déclarer ce qu'elle doit au monde sous ce rapport. Nous sommes en pleine invraisemblance.
Au chapitre second de la « Déclaration fondamentale » d'*Itinéraires*, nous disions (il est vrai que c'était en 1958, et cela aussi doit être périmé) : « C'est l'Église qui conserve et qui traduit la définition des droits et des devoirs. Elle enseigne aux hommes à rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. Ce faisant, elle est la protectrice de la dignité des consciences, de la responsabilité personnelle selon chaque état de vie, et des libertés fondamentales. » Comment peut-il se faire qu'en un tel domaine nous soyons en un aussi profond désaccord avec Mgr XXX et soixante-dix évêques ? Insurmontable perplexité.
#### De Maritain à Mgr XXX
Les propos de Mgr XXX font inévitablement penser à Maritain. Dans *Humanisme intégral* en 1936, dans *Pour une philosophie de l'histoire* en 1957, et dans quelques autres livres, Maritain a mis en avant des idées qui ressemblent à celles de Mgr XXX : mais d'une ressemblance très lointaine. Même dans ses vues à nos yeux les plus aventurées, Maritain ne disait point que l'Église doit au monde la justice sociale, la dignité de la personne, la distinction de l'Église et de l'État, la pureté de l'acte de foi : il pouvait seulement le suggérer à un lecteur peu attentif ou moins au fait que lui-même de l'histoire de l'Église et de la philosophie chrétienne. Autrement dit, il pouvait le suggérer (croyons-nous) par contresens. En comprenant mal Maritain, on pouvait effectivement comprendre à peu près cela.
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Et c'est pourquoi Louis Salleron l'interroge aujourd'hui ([^12]) *Qu'en pense Maritain ?* « Souvent je me pose la question : qu'en pense Maritain ? Que pense Maritain de quoi ? me demandera-t-on. De tout. De tout ce qui se passe. Des hommes. Des événements. De la situation... Que pense-t-il des grands théologiens du siècle ? Je me le demande surtout parce qu'il est certainement le personnage qui, depuis cinquante ans, a eu le plus d'influence sur le catholicisme français et peut-être sur le catholicisme universel. Il est un peu le père de tous les croyants d'aujourd'hui. Reconnaît-il ses enfants ?... Étienne Gilson s'est demandé publiquement s'il était schismatique. Jacques Maritain pourrait se demander s'il est hérétique. Il ne peut pas ne pas penser beaucoup de choses assez précises sur tout ce qui se passe présentement dans le catholicisme. Ce peut être : *Je n'ai pas voulu cela*. Ce peut être : *J'ai exactement voulu cela*. Ce peut être : *Je n'y suis pour rien...* » Il me semble que Maritain doit être en désaccord complet avec les affirmations lancées par Mgr XXX au nom de soixante-dix évêques, malgré la ressemblance lointaine. Car, au milieu sans doute de vues parfois hasardeuses sur l'évolution du monde, Maritain nous avait enseigné une toute autre conception des rapports du monde et de l'Église. Fût-ce en matière de dignité de la personne, de justice sociale, de distinction du temporel et du spirituel, il ne nous avait pas dépeint le Monde comme enseignant et l'Église comme enseignée.
#### Abstractions et réalisme
Il est bien possible que Mgr XXX n'ait pas exactement dit ce qui est rapporté par *La Croix* sous la signature du P. Wenger. Mais le P. Wenger n'a rien trouvé d'anormal à rapporter en ces termes de tels propos. Mgr XXX ni les soixante-dix évêques dont il était le porte-parole n'ont pas non plus, de leur propre mouvement, manifesté au P. Wenger qu'ils trouvaient outrageusement inexact le résumé ainsi publié : dans un cas semblable, le P. Wenger se hâte de rectifier.
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Il peut arriver, il est arrivé, soit à lui-même, soit à la transmission téléphonique de ses articles, de commettre des contresens dans ses comptes rendus : il fait alors une mise au point les jours suivants. Je ne doute pas au demeurant que le P. Wenger et les soixante et onze évêques en question ne soient éventuellement capables de reconnaître, sur chacun des points pris en particulier -- justice sociale, dignité de la personne, distinction de l'Église et de l'État, pureté de l'acte de foi -- que ni en droit ni en fait, ce n'est « le monde » qui enseigne et l'Église qui est enseignée. Ils n'ont probablement pas voulu dire cela. Ils n'ont pas très bien (ou pas du tout) aperçu que cela était réellement et objectivement dit par le compte rendu de *La Croix.* Je suppose que spontanément ils n'y attachent pas tant d'importance et qu'ils n'y pensent guère. A quoi pensent-ils donc ? A ceci, si je ne m'abuse : « *C'est de cette façon-là que pourra être entrepris un véritable dialogue.* » Ces quelques mots du compte rendu définissent assez bien, il me semble, leur intention généreuse et leur principal dessein, à quoi ils sont prêts sans doute à sacrifier ce qu'ils estiment moins important. Ils veulent avant tout se montrer compréhensifs et fraternels à l'égard des incroyants, ou plutôt d'une certaine catégorie d'incroyants, selon le portrait qu'ils s'en font. Ils veulent passer pour des hommes modernes, pour des hommes de progrès, pour des hommes libres de préjugés aux yeux de ces incroyants, non certes par vain désir d'une flatteuse réputation, mais pour faciliter le dialogue. Cela leur paraît beaucoup plus évangélique que les requêtes de ce qu'ils appellent peut-être le juridisme et l'abstraction doctrinale. Cela leur paraît beaucoup plus intérieur, spirituel, charitable que tout l'appareil extérieur, ou « extrinséciste » d'une pensée qui se veut exactement rigoureuse en matière de théologie, de philosophie chrétienne, d'histoire de l'Église. Ils ne se rendent pas compte de l'objectivité ruineuse de leurs propos, ou du résumé de leurs propos, car ils se placent davantage dans l'ordre subjectif que dans l'ordre objectif. Ils perçoivent l'élan, l'ardeur, la générosité du sentiment qui les meut. Peut-être même attribuent-ils cet élan sentimental à l'action de l'Esprit Saint ou à l'esprit du Concile.
26:97
De toutes les explications possibles, ce sont certainement les plus honorables, sentimentalement et subjectivement, qui sont les plus vraisemblables et les plus proches de la vérité. Sous les noms divers de juridisme, d'intégrisme, d'extrinsécisme, d'occidentalisme latin (tous vocables qui peuvent effectivement désigner des abus, des excès ou des défauts), ce sont en fait les prudences, les mesures, les règles de la pensée objective qu'ils ont tendance à méconnaître et à ne plus pratiquer. Je parierais volontiers que si ces lignes tombent sous les yeux de l'un d'entre eux, son premier réflexe sera de trouver que je m'attarde exagérément sur une simple « maladresse d'expression » et que je méconnais la haute et profonde « inspiration » qui animait l'intervention de Mgr XXX. Du moins, j'ai une expérience abondante de réactions analogues.
Ma perplexité, ici, ne peut que s'accroître.
Une expression *maladroite et imparfaite* est une chose. Une expression qui *exprime le contraire* de ce qu'il faudrait exprimer, c'est autre chose. La différence n'est pas de degré, mais de nature. Et si une observation du genre de celle que je suis en train de formuler se révèle, comme je l'ai souvent constaté, à peu près inintelligible aujourd'hui, c'est qu'un grand changement s'est produit dans la pensée : un changement dont on voit mal sous cruel rapport il pourrait être un progrès.
Si encore nous avions affaire à des esprits dits « réalistes », en-ce sens qu'ils entendent mal les abstractions et le langage abstrait, et ne considèrent que les réalités concrètes. Point du tout. Nous avons affaire à des esprits allergiques aux « abstractions » classiques, mais influencés par des abstractions nouvelles et mythologiques. Ils ne voient pas le réel qui est sous leurs yeux, et le désastre spirituel qui va grandissant. Comme je l'ai fait observer ailleurs, ils disent (en substance, ou laissent entendre, ou laissent dire) que le communisme est un instrument de progrès humain et de justice sociale, et que l'Église est en retard sur lui : mais alors on fera confiance aux vétérans expérimentés du communisme plutôt qu'aux néophytes tardifs du clergé.
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Ils disent (ou laissent dire) que l'Église s'est trompée hier et avant-hier, qu'elle a multiplié les fautes contre la conscience morale et les crimes contre l'humanité, et qu'elle a reçu du monde le sens de la justice, de la dignité, de la liberté : mais alors on pensera que c'est une raison décisive de refuser aujourd'hui à l'Église une confiance qu'elle n'a pas méritée hier. Ils disent qu'il faut une pastorale nouvelle invitant avant tout les hommes à « être du monde » : mais alors on estimera n'avoir pas besoin de l'Église pour cela, on s'y entend assez bien sans avoir recours à ses conseils. Ils disent que l'apostolat doit mettre l'accent désormais sur la « construction du monde » : mais alors on verra s'accentuer le mouvement d'apostasie qui s'occupe exclusivement de la construction du monde sans plus se soucier de la vie éternelle.
Que mon propos soit unilatéral, c'est possible : j'insiste sur ce qui me paraît oublié ou méconnu. J'insiste sans exclure. Je serais très heureux que ce point de vue soit confronté avec des points de vue complémentaires. Mais c'est ce que l'on ne veut pas et c'est ce que l'on rend impraticable en France. On nous assure qu'au Concile les points de vue différents sont confrontés dans une parfaite sérénité. Je n'en sais rien ; je n'y suis pas ; je veux bien le croire ; je m'en réjouis. Sortis du Concile, les tenants de points de vue opposés au nôtre semblent y avoir laissé toute leur magnanimité, toute leur compréhension, toute leur sereine ouverture. Avec une acrimonie invraisemblable, ils condamnent nos propos comme intrinsèquement détestables, comme contraires à l' « esprit du Concile » et comme autant d' « attaques contre le Concile ». Il est vrai que je n'entends pas bien ce qu'est l' « esprit du Concile » contre-distingué de l'Esprit Saint ; il est vrai que je conçois mal comment l' « esprit du Concile » peut être différent des décisions promulguées par le même Concile ; il est vrai enfin que je n'arrive pas à prendre le bloc-notes du P. Congar, si vindicatif, ou les approximations de M. Laurentin, si scandaleuses, pour des expressions authentiques de l'esprit du Concile. Ni le texte cité de Mgr XXX. Mais quoi qu'il en soit, je constate qu'il est mal reçu, en France, de formuler les observations les plus simples et les plus obvies, comme je le fais présentement, et que l'on y risque à chaque instant d'être dénoncé à la cantonade dans les termes les plus sévères.
28:97
Je ne puis pas dire qu'à notre niveau de laïcs du dernier rang, nous ayons déjà ressenti les effets de la sérénité, de la compréhension, de la charité fraternelle qui se sont établies, nous dit-on, dans l'aula conciliaire entre les champions de thèses opposées. Cela viendra sans doute. Attendons donc, non sans quelques perplexité concernant ce retard.
#### Patrimoine spirituel et chrétiens barbares
Je reviens sur cette idée qui, à partir de l'aula conciliaire et par le canal autorisé des comptes rendus de La Croix, se répand maintenant parmi les catholiques : l'Église d'hier avait inventé un système d'évangélisation par la force, elle y renonce aujourd'hui et reconnaît son erreur passée. Je croyais au contraire que l'Église avait subi et non pas créé une telle situation ; qu'elle était entrée dans un monde, comme je le disais plus haut, où il apparaissait naturel de gouverner les consciences et d'imposer les religions par la force des armes ; qu'elle était entrée, donc, dans ce monde tel qu'il était, mais pour le transformer progressivement sur ce point aussi. De même pour l'esclavage. L'Église est entrée dans un monde dont la structure sociale reposait notamment sur cette injustice fondamentale qui n'était tenue par personne pour injuste (et qui était même, dans le cheminement de l'humanité, une étape, un progrès relatif, par rapport au massacre pur et simple des prisonniers de guerre). C'est le christianisme et c'est l'Église du Christ qui ont progressivement fait comprendre aux hommes que l'esclavage classique était une injustice qu'il fallait atténuer jusqu'à la supprimer. L'Église n'a pas suscité une action révolutionnaire visant à obtenir par la violence l'abolition immédiate de l'esclavage : il fallait qu'une telle abolition devienne réellement possible, et pour cela soit d'abord comprise. L'Église a éduqué les consciences, ce qui est long, lent et difficile. Elle a *semblé* sinon admettre l'esclavage, du moins ne pas le contester.
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Elle n'a organisé ni une lutte de classe, ni une révolte sociale qui eût été contraire à l'état général des consciences et au sens infirme de la justice qui prévalait à l'époque. Va-t-on maintenant découvrir dans l'aula conciliaire que l'Église doit se reconnaître coupable de complicité avec l'esclavage antique et en demander solennellement pardon au monde ?
L'emploi de la force dans les affaires spirituelles est un phénomène du même ordre, subi et corrigé par l'Église, et non instauré par elle. Et de plus, cette question-là est moins simple qu'on ne semble le croire aujourd'hui. L'Église a toujours professé et enseigné que l'acte de foi ne saurait être contraint. Des catholiques, des hommes d'Église ont pu tourner le dos à cet enseignement (tout autant qu'il en est pour tourner le dos, en 1965, à leur propre enseignement sur la compréhension, le dialogue fraternel et la charité entre « tendances opposées »). Mais il se trouve d'autre part, dans le monde tel qu'il fut et dans le monde tel qu'il est, que les affaires spirituelles subissent l'agression de forces temporelles. Il ne suffit pas de dire : « Pas d'intervention de la force temporelle dans les affaires spirituelles. » Car une intervention de cette sorte peut toujours se produire. Et si la foi ne doit jamais être imposée par les armes, -- et si même on peut considérer que ce n'est point par les armes que l'on défend la foi, -- il demeure et demeurera que l'on peut, par les armes, défendre et sauver du massacre ou de la tyrannie ceux qui sont persécutés pour leur foi. Cet aspect et cette requête de la charité tendent à s'obscurcir, qu'il s'agisse du jugement porté sur le passé de l'Église ou de la supputation de nos devoirs en face des méthodes communistes de terrorisme et de colonisation. Un tel obscurcissement, alors que la moitié de l'Europe chrétienne est encore sous la botte des Soviets, a de quoi laisser rêveur ; et perplexe.
Une personnalité éminente et respectée, et particulièrement respectable à nos yeux, a dans l'aula conciliaire rendu l'Église responsable de la maxime : *cujus regio, hujus religio*, rappelant qu'elle s'était appliquée au profit des catholiques et au détriment des protestants. Mais elle s'est appliquée tout autant ou davantage au profit des protestants et au détriment des catholiques.
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Et cette maxime, qui venait du « monde » n'a jamais été ratifiée par l'Église. Quand cette maxime fut inscrite dans le droit public européen par les traités de Westphalie, le Saint-Siège condamna les traités. Lors de leur troisième centenaire, le 24 octobre 1948, Pie XII fit rappeler cette condamnation par une lettre du Substitut à la Secrétairerie d'État, qui était alors Mgr Montini. Mais tout cela est comme rien devant la force actuelle du préjugé selon lequel l'Église est coupable.
Pour « dialoguer avec le monde » on croit -- comme par réflexe, et sans en avoir fait un véritable examen critique, -- que l'Église et les chrétiens sont les auteurs responsables de tout le mal qui a existé dans le monde. Ils sont la cause de l'athéisme, ils sont la cause du communisme, cela aussi fut dit dans l'aula conciliaire par un Cardinal, et rapporté dans *La Croix :* sur ce dernier point du moins, *La Croix* manifesta son désaccord... Le P. Wenger publia même un éditorial, le 29 septembre 1965, pour déplorer en termes à peine enveloppés que ceux qui, dans l'aula conciliaire, parlent du communisme avec tant d'assurance, en aient trop souvent une connaissance si peu sérieuse, si peu réelle. Cette remarque peut avoir autant de juste valeur dans d'autres domaines aussi. La publicité donnée aux débats conciliaires provoque d'étranges et regrettables constats de cette nature. On comprend mieux que le secret des Conciles précédents était une disposition non seulement de la prudence, mais aussi de la charité... On ne comprend pas, en revanche, que le secret ait été écarté comme incompatible avec les mœurs actuelles : les épiscopats qui ont soutenu cette thèse sont en général ceux qui ont sans hésitation ni difficulté maintenu le secret le plus complet pour les débats et délibérations de leurs propres Assemblées épiscopales. L'incompatibilité avec les mœurs actuelles n'était donc pas aussi radicale qu'on le prétendait. Et il aurait mieux valu que les accusations téméraires portées contre l'Église ne reçoivent pas la solennité et le poids que leur donnent et la circonstance conciliaire et la personnalité épiscopale de leurs auteurs.
31:97
On peut concevoir que l'Église ne soit pas à chaque instant préoccupée d'abord de réfuter par raison démonstrative les griefs injustes que lui oppose le monde. Mais ne plus le faire du tout apparaît comme un excès contraire. N'être, comme il le semble pour certains, même plus capables de le faire, est une autre sorte d'excès. C'en est enfin un troisième de reprendre à son compte les griefs injustes et de donner positivement raison à ceux qui ont tort.
Assurément, l'apostolat n'exige pas que l'on soit au fait de toutes les controverses qui se sont élevées contre l'Église depuis deux mille ans. Souvent il est bon de passer outre purement et simplement. Mais passer outre, c'est se taire et n'en point parler : ce n'est pas signer automatiquement tous les aveux de culpabilité que l'on vient vous présenter. D'autant plus que ces aveux concernent les autres et non soi-même ; ils concernent les chrétiens, les hommes d'Église de jadis ou de naguère ; nos pères dans la foi. Il est bien visible sans doute que l'histoire du monde est pleine des péchés des chrétiens et des hommes d'Église : ce qui ne signifie point que tout le mal soit venu d'eux, comme si le Prince de ce Monde n'avait qu'une existence mythique. Et puis, il apparaît trop souvent que derrière ces aveux rétrospectifs de culpabilité catholique se cache la conviction plus ou moins consciente que les hommes d'Église d'aujourd'hui sont beaucoup plus lucides, beaucoup plus charitables, beaucoup plus intelligents (beaucoup plus saints) que ceux d'autrefois. C'est exactement ce que Péguy appelait la plus vieille erreur de l'humanité ; et cette erreur-là ne vient pas de l'Église, elle vient du monde. Elle consiste à s'imaginer qu'en vertu du progrès, les hommes d'aujourd'hui sont moralement et intellectuellement très supérieurs aux hommes de tous les temps. Le dernier des « informateurs religieux » rôdant autour du Concile se croit beaucoup plus au courant des requêtes évangéliques, de la nature de l'Église et de la dignité de la personne humaine que ne pouvaient l'être le curé d'Ars, saint Rémy ou sainte Blandine. Si bien qu'en définitive on n'a jamais vu autant de gens parlant de tant de choses aussi arbitrairement.
De l'histoire de l'Église, du patrimoine chrétien, et de la connaissance qu'en ont aujourd'hui beaucoup de ceux qui en parlent, je me demande si l'on ne pourrait pas dire ce que nous disions en 1958 de l'histoire de France et du patrimoine moral de la France, au chapitre IX de notre « Déclaration fondamentale ».
32:97
« Le peuple français est un peuple privé de son histoire : celle qui nous est officiellement enseignée semble le plus souvent avoir été écrite par des ennemis de notre foi et des ennemis de notre patrie.
« La vie et l'œuvre des saints, des héros et des génies français ne passent plus guère dans l'enseignement, et notre patrimoine moral est devenu comme un patrimoine officieux, connu et prolongé seulement par quelques-uns, en marge de la plupart des institutions scolaires et intellectuelles. Une caste de fausses élites, ou d'élites faussées, sociologiquement installée dans la presse, l'édition, l'école, l'université, l'administration et les partis, assure sa propre domination, et la diffusion d'idées erronées, en maintenant le plus grand nombre à l'écart du patrimoine intellectuel et moral de la nation française ; à l'écart aussi du patrimoine commun aux nations chrétiennes.
« Les élites naturelles et véritables de la nation, dans tous les domaines de la pensée et dans beaucoup de professions, sont ordinairement sans pouvoir pour diriger et pour enseigner, réduites presque toujours à une influence marginale, précaire, officiellement méconnue, voire systématiquement contrecarrée ou étouffée.
« Cette situation plus ou moins clairement aperçue est à l'origine de l'intention, si souvent conçue et proclamée de toutes parts, d'une réforme intellectuelle et morale. »
On dirait qu'il commence à se passer quelque chose d'analogue dans le corps ecclésiastique, dans l'Ordre du clergé.
Chrétiens, certes. Mais barbares. Voici peut-être l'ère du barbare chrétien : ignorant et contempteur de son héritage ([^13]).
33:97
#### L'impact
Nous n'entendons aucunement nous faire les censeurs des assertions les plus étonnantes qui nous viennent par le canal des comptes rendus du Concile. Ce n'est pas notre affaire. *Nous mesurons seulement l'impact, à notre niveau, de trop de propos trop convergents*. L'attention publique a certes été attirée par le Concile, qui ne se déroule pas dans l'indifférence. Mais l'opinion est imprégnée beaucoup plus par ce qu'on lui dit, pendant des mois, des débats conciliaires que par l'annonce, un seul jour, une seule fois, des décisions conciliaires. Et dans les comptes rendus des débats, l'accent est mis du côté que l'on sait.
Jour après jour, semaine après semaine, le public entend surtout les louanges décernées au Monde qui enseigne et les réquisitoires contre l'Église qui est si lente à se laisser enseigner. Cela ne donne pas précisément aux foules l'image d'une Église ouverte et accueillante au monde : cela leur donne l'image d'une, Église qui a les principaux torts et d'un Monde qui détient les principales lumières. Non pas l'image d'une Église qui veut atteindre les hommes d'aujourd'hui, mais l'image d'une Église qui reconnaît avoir commis la faute de ne pas s'aligner plus tôt sur eux. Ainsi les incroyants se sentent « concernés » par le Concile ? Assurément. Par l'intermédiaire de toute une presse qui donne à entendre que l'Église, enfin, devient comme les autres, et qu'elle se met à prononcer les mêmes mots dans le même sens.
Je suis perplexe quant aux fruits que vont porter une telle information et une telle propagande. Je crains qu'ils passent les promesses des fleurs.
Jean MADIRAN.
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## CHRONIQUES
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### Grégorien et spiritualité
par André CHARLIER
JE M'ÉTAIS PROMIS DE NE PLUS ÉCRIRE sur la musique grégorienne. A quoi bon ? Officiellement le grégorien garde sa place dans la liturgie. Pratiquement il est enterré sans pompe ni honneur aucun, c'est-à-dire relégué à Solesmes et dans quelques autres lieux fréquentés par des fossiles. Après tout, ce n'est pas nous qui sommes institués gardiens des trésors de l'Église et qui en devrons répondre ; nous avons essayé de les défendre parce que ce sont aussi les nôtres et ceux du peuple chrétien. Est-il nécessaire que l'Église s'en dépouille pour « aller aux barbares » comme on dit ? La pauvreté de l'Église est-elle bien celle à laquelle on nous condamne de plus en plus ? J'ai assisté à la messe de la Pentecôte dans une paroisse du Dauphiné : le célébrant, qui avait d'ailleurs préparé un sermon consciencieux, a simplement supprimé la séquence *Veni Sancte Spiritus*, qui est le commentaire poétique le plus parlant, le plus expressif qu'on puisse faire du grand mystère de la Pentecôte. J'ai entendu la messe de la Fête-Dieu dans une autre paroisse : ici on nous a privés du *Lauda Sion*, probablement parce que c'est un poème trop théologique. Oui vraiment nous sommes une pauvre Église qui a honte de ses trésors et qui délibérément se dépouille de ses richesses les plus authentiques.
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On me dit qu'il est nécessaire qu'elle le fasse pour s'ouvrir vraiment au monde ! Je n'en crois rien du tout, seulement il m'arrive un événement malheureux : c'est que tout ce qui me parle à moi profondément ne dit rien à nos nouveaux clercs, et que tout ce qui les remplit d'enthousiasme me paraît parfaitement insipide. D'un côté on considère sans importance le *Veni Sancte Spiritus* et le *Lauda Sion*, puisqu'on les supprime (ce qui est d'ailleurs une faute contre la discipline de l'Église) ; d'un autre côté on nous oblige à chanter ou à écouter pendant la communion des cantiques imbéciles, et au nom de l'obéissance il faut l'accepter, Comme j'ai déjà dit et écrit maintes fois ([^14]) ce que j'en pensais, je n'ai plus qu'à me taire.
\*\*\*
SEULEMENT il ne faut pas qu'on nous raconte des histoires. Ce n'est pas simplement du grégorien qu'on se débarrasse, mais de toute une spiritualité qui est tout de même la spiritualité authentique et traditionnelle de l'Église. Il ne s'agit pas d'un problème musical. On peut soutenir avec quelque raison que chaque siècle doit s'exprimer dans son langage et que le grégorien, étant l'expression d'un temps aboli, doit laisser la place à un autre langage. Mais le problème est ailleurs : il ne s'agit pas de traduire d'une façon nouvelle, par la poésie et par la musique, les éternels sentiments de l'âme humaine, il s'agit de traduire les mystères de notre foi, et c'est tout autre chose. N'importe quelle musique, même écrite par de grands musiciens, n'est pas propre à une telle traduction.
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C'est parce qu'on entretient comme à plaisir une totale confusion sur ce qui fait l'excellence particulière de la musique grégorienne et justifie la préférence que nos derniers papes, depuis saint Pie X, lui ont marquée comme musique religieuse, que je reviens encore une fois sur ce sujet. J'y suis poussé par ce que je viens de lire dans la *Semaine Religieuse de Paris* du 22 mai sous la plume de M. Jean Gautier, p.s.s., qui nous dit avoir préparé le Conservatoire avant d'entrer au Séminaire, et qui nous parle du grégorien à la fois comme prêtre et comme musicien :
« *Le grégorien n'est acceptable que s'il est bien chanté par des religieux ou par une maîtrise de paroisse bien formée. Ailleurs il est impraticable et n'intéresse personne. L'oreille des jeunes qui étudient le solfège dès l'école, avec les tonalités classiques et la notation musicale moderne, ne saisit plus et ne peut plus saisir ce qu'il, y a de religieux dans le grégorien. Au reste voilà un demi-siècle qu'on s'emploie à tenter l'expérience grégorienne. On voit ce que de tels efforts ont donné : une désaffection progressive du chant d'église. Ces mélopées n'agissent plus sur les sensibilités contemporaines. L'expérience a tout de même assez duré. Pourquoi vouloir la prolonger ? Gardons le grégorien pour des sanctuaires comme Solesmes, Saint-Wandrille, et quelques hauts lieux de la chrétienté. Chacun sait que le grégorien n'a jamais été fait pour le peuple des paroisses. Bien chanté, il est sans doute admirable. Mais existe-t-il plus de cinquante paroisses en France où on le chante convenablement ? Et là où il est chanté avec art et selon les règles, il n'y a plus que la maîtrise qui chante. La foule reste inerte ou se contente d'écouter. Est-ce le but cherché ?* »
Ce texte contient des affirmations qui vont contre toute mon expérience de maître de chapelle. J'ai dirigé une schola pendant plus de vingt ans, une schola composée de jeunes gens dont les uns avaient une certaine culture musicale, tandis que les autres au départ savaient à peine leurs notes. Non seulement ils étaient accoutumés aux tonalités classiques, mais ils avaient généralement une plus grande pratique du jazz que d'autre musique. Rien ne les préparait donc à goûter la musique grégorienne.
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Or nous chantions tous les dimanches le propre de la messe en grégorien (je leur avais fait donner des livres en notation moderne). Après les tâtonnement inévitables du début, mes choristes entraient sans difficulté dans un esprit musical différent de celui dont ils avaient l'habitude ; je n'avais pas de peine à suivre les progrès de leur adaptation d'après les remarques admiratives qui leur échappaient devant telle ou telle phrase mélodique. Bref j'ai pu vérifier combien saint Pie X avait raison lorsqu'il écrivait au Cardinal Respighi -- « *Le chant grégorien, rendu d'une manière si satisfaisante à sa pureté première, tel qu'il nous fut transmis par nos pères et qu'il se trouve dans les manuscrits des diverses églises, apparaît doux, agréable,* FACILE A APPRENDRE ; *il a une beauté si nouvelle et si inattendue que là où il a été introduit, il a excité promptement un véritable enthousiasme parmi les jeunes chanteurs.* »
En effet il est facile à apprendre, parce que les modes grégoriens ne comportent pas d'accidents à part le si bémol, et qu'il est très aisé de faire comprendre le caractère mélodique propre à chaque mode. Dire que le grégorien n'a jamais été fait pour le peuple des paroisses est une contrevérité aussi flagrante qui si on disait que l'art roman n'a pas été fait pour le peuple des paroisses, alors que tant d'églises de village sont là pour témoigner du contraire. La foule chantait l'ordinaire de la messe, ainsi que toute la psalmodie, la schola se réservant le propre. Dans le village que j'habite, il n'y a même pas dix ans, tout le monde savait chanter la messe des Dimanches ordinaires, la messe des Anges, la messe d'Avent et de Carême, la messe du Temps pascal, et pour les grands jours la messe Royale de du Mont. En réalité le grégorien a été pratiqué dans les paroisses, depuis la réforme liturgique de Pie X, partout où il s'est trouvé un curé qui ait vraiment cru que l'adoption du grégorien était une chose très importante, à cause de son rayonnement religieux sur les âmes.
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Malheureusement le clergé a trop souvent considéré que le peuple chrétien n'est capable que d'une vocation médiocre, si je puis dire, c'est-à-dire qu'il faut lui proposer une religion banale et facile, où les grands mystères de la religion chrétienne dont il faut bien s'accommoder -- ne fassent pas un effet trop choquant (c'est à ce titre qu'on juge que le peuple ne vaut pas la peine qu'on lui fasse entendre le *Veni Sancte Spiritus* ou le *Lauda Sion*). De même on pense que le peuple comprendra mieux *Nous voulons Dieu* que *Victimæ pascali laudes :* C'est oublier que le plus grand des éducateurs est l'Esprit Saint et que rien ne lui est impossible. C'est de plus commettre dans l'apostolat la plus grave des erreurs de jugement : car il n'est pas d'âme, si déshéritée soit-elle par la nature, qui ne soit capable d'entendre la vérité, quand celle-ci prend un langage qui est fait pour elle. Non pas un langage *facile* ni *vulgaire.* Non pas un langage *moderne.* Mais un langage qui soit de l'âme pour l'âme. Quand saint Paul écrivait à ses églises, il écrivait pour tout le peuple et il ne parlait pas un langage facile : ses épîtres sont encore aujourd'hui pour nous une source de méditations inépuisables. Saint Paul parlait un langage qui touchait l'âme, même lorsque l'intelligence n'était pas parfaitement éclairée.
IL EN VA DE MÊME DU GRÉGORIEN : il est un langage de l'âme pour l'âme. On veut en faire une spécialité pour bourgeois dévots, mais je crois bien plutôt à sa faculté de prendre sur l'âme populaire (comme on dit que le feu « prend »), parce qu'il touche cet endroit de l'âme, si je puis dire, qui n'est conditionné ni par la race ni par la condition sociale ; il résonne seulement pour cette oreille secrète à laquelle plus rien ne parle aujourd'hui, soit dans la liturgie soit dans les homélies. Il est goûté par des personnes d'une grande culture aussi bien que par des personnes très frustes, parce qu'il a une sorte de divine simplicité qui est incomparable. Le Conservatoire n'est pas absolument favorable à la compréhension du grégorien, il est même plutôt le contraire.
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Des musiciens célèbres ont écrit des œuvres religieuses qui sont d'un mérite certain et dont on peut dire qu'elles inspirent des émotions religieuses : je citerai par exemple le *Psaume* XLVII de Florent Schmitt (gâté par trop de romantisme) et la *Symphonie de Psaumes* de Stravinsky. Mais ces œuvres ne m'intéressent que musicalement, parce qu'elles laissent de côté les grands mystères de la foi, elles restent sur le plan de l'émotion. Il y a une œuvre que je mettrai à part, c'est *l'Enfance du Christ* de Berlioz, parce qu'elle contient des pages d'une pureté unique, de sorte que c'est sans doute ce grand romantique qui a approché du plus près le mystère chrétien. Seulement nous attendons autre chose encore d'une œuvre religieuse, c'est qu'elle nous rende sensible la réalité des mystères, c'est qu'elle nous ouvre la porte du Royaume. Si le Royaume de Dieu commence dès ici-bas, c'est dans la mesure où notre œil intérieur est tourné vers la vision de Dieu, vision attendue et espérée, mais que notre misère retarde. C'est ce qu'exprime une strophe de l'admirable antienne *Ubi caritas et amor :*
*Puissions-nous voir les bienheureux*
*Votre visage dans la gloire, ô Christ notre Dieu,*
*Joie immense et totale dans l'infinité des siècles.*
Que sont les mystères de notre religion sinon une admirable invention de Dieu qui nous permet de L'appréhender malgré l'obscurité dont nous enveloppe notre vie mortelle, malgré la frontière qui sépare notre vie de la vie de Dieu ?
« Ce dont nous parlons, dit saint Paul, c'est une sagesse divine, mystérieuse et demeurée cachée, qu'avant même l'origine des temps Dieu a préparée pour notre gloire, sagesse qu'aucun des princes de ce monde n'a connue. » (I Cor. II, 7.)
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C'est cette sagesse, c'est cette connaissance de Dieu qu'exprime le grégorien. Dans le *Christus factus est* qui se chante à la fin des heures de l'office du triduum de la Semaine Sainte, le musicien traduit en deux lignes, par-delà les angoisses de l'Agonie et de la Passion, la sérénité de l'âme de Jésus dans l'acceptation de son sacrifice ; après quoi, en trois lignes, il chante ce Nom indicible et éternel que le Père donne au Fils après Sa Résurrection. Cette musique est autre chose qu'une musique quelconque, même géniale : elle est au-delà de l'expression des sentiments humains, elle est une ouverture à la vie mystique. Aussi on pourrait lui appliquer ce que saint Paul dit de la parole de Dieu (Hebr. IV, 12), qu'elle est « bien plus tranchante qu'une épée à deux tranchants, pénétrant jusqu'au point de division de l'âme et du corps ». Rien ne montre mieux la différence entre le grégorien et les musiques qu'on peut appeler mondaines, que l'Introït du jour de Pâques *Resurrexi :* le texte du Psaume d'ailleurs dictait au compositeur son inspiration. Nulle allusion au tremblement de terre, ni à l'Ange aux vêtements blancs, ni à l'émoi des saintes Femmes. C'est le Christ ressuscité qui retourne à Son Père et Lui dit : « Je suis ressuscité et je suis toujours avec Vous. » Portés par le rythme, nous pénétrons dans l'intimité des personnes divines, avec l'espoir qu'un jour nous aussi nous pourrons dire ces mêmes paroles ; et la musique a ici une force très douce de persuasion, nous rappelant qu'il nous est nécessaire d'être ici-bas avec Lui, que rien ne correspond davantage à notre désir le plus intérieur, et que même rien n'est plus aisé pour peu que nous nous abandonnions à la grâce. Il y aurait des exemples innombrables qu'on pourrait apporter de la vertu mystique du grégorien, non seulement le grand offertoire *Jubilate Deo*, mais de simples communions -- qui sont toujours très courtes -- comme *Passer invenit sibi domum* ou *Gustate et videte*. Il y a aussi un Répons que j'ai souvent fait chanter à une assistance entière, c'est *Media vita :*
*Au milieu de la vie nous sommes dans la mort.*
*Quel secours chercher sinon Vous, Seigneur,*
*Qui Vous irritez avec justice contre nos péchés ?*
*Dieu saint, saint et fort, Sauveur saint et miséricordieux,*
*Ne nous livrez pas à une mort amère.*
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Là aussi l'accord entre la mélodie et le texte résonne à une profondeur insoupçonnée. Je n'ai jamais dirigé ce répons que je ne sentisse les âmes touchées ; même celles que la musique n'émeut pas d'ordinaire.
« *L'expérience a tout de même assez duré. Pourquoi vouloir la prolonger ?* » L'expérience a parfaitement réussi partout où il s'est trouvé un prêtre qui l'a prise au sérieux, c'est-à-dire qui a jugé que ce n'était pas du temps perdu de donner chaque semaine une leçon de chant aux enfants de sa paroisse, et surtout qui dans ses catéchismes et dans ses sermons a su montrer aux fidèles le rapport entre les textes de l'Écriture et la mélodie qui les traduit. Malheureusement les membres du clergé qui ont compris que l'apprentissage du chant était *une formation de l'âme* n'ont été qu'une infime minorité, de sorte que si on peut estimer que le grégorien est trop peu répandu et qu'il est mal chanté, c'est par la faute du clergé. Le clergé considère le chant comme un moyen « d'occuper » les fidèles et même de les « distraire » -- j'ai entendu ce mot. Claudel estimait que l'inspiration, chez les poètes et chez les autres artistes, est une grâce *gratis data,* analogue à la prophétie, et il avait raison ; mais un tel propos ne risque pas de susciter aujourd'hui autre chose que des rires ! Que le mauvais goût soit fréquent dans le clergé, c'est une constatation que tout le monde peut faire, -- mais il n'est pas devenu meilleur depuis que les ecclésiastiques se sont entichés d'art abstrait ou simplement informe. En réalité, et c'est cela qui est grave, ce n'est pas le goût musical qui est en question, mais la spiritualité. Il est vrai qu'on ne saisit plus « ce qu'il y a de religieux dans le grégorien » mais les prêtres ne le saisissent pas plus que les fidèles, et cela par la faute de la médiocre formation spirituelle qu'ils ont reçue au séminaire.
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Car enfin il n'y a qu'une spiritualité, celle que diffusent dans le monde les dons du Saint-Esprit, et qui demeure la même depuis les origines de l'Église, celle qui fait monter les âmes vers la sainteté. La sainteté n'est pas faite pour les « hauts lieux de la chrétienté » seulement, mais pour tout le peuple fidèle. Elle parle un langage accessible à toutes les âmes de bonne volonté, mais ce n'est pas le langage du monde. Tâchons de voir clair dans ce grave problème à la lumière de ce magnifique texte de saint Paul : « Nous n'avons pas reçu, nous, l'esprit du monde, mais l'Esprit qui vient de Dieu, afin de connaître les dons que Dieu nous a faits. Et nous en parlons dans un langage qui n'est pas appris de l'humaine sagesse, mais de l'Esprit, exprimant en termes d'esprit des réalités d'esprit. » (I Cor. II, 12) Ainsi en est-il de l'inspiration du grégorien.
LA SEMAINE RELIGIEUSE s'étonne que les compositeurs ne s'empressent pas d'apporter leur concours à la réforme liturgique. Il faut savoir que la musique moderne s'est engagée dans des voies difficiles, et qu'il est malaisé aux compositeurs de ramener leur imagination dans la voie toute simple qu'exige la liturgie. La musique ne se conçoit plus que chargée de dissonances et de dodécaphonisme, ce qui la rend peu propre à une expression religieuse où le caractère populaire ne soit pas contradictoire à la grandeur. Mais il y a autre chose : les compositeurs souhaiteraient avoir une traduction définitive des textes sacrés. Il leur semble que pour ces traductions on s'est beaucoup trop hâté au début et ils sentent maintenant bien des hésitations et des tâtonnements. Et puis ils se demandent où s'arrêtera la réforme, car ils entendent dire par beaucoup de personnes que nous n'assistons qu'à un timide commencement. Qu'est-ce que les exégètes laisseront subsister des textes jusqu'ici considérés comme sacrés ? On a fabriqué une nouvelle psalmodie. Mais les Psaumes eux-mêmes, combien de temps encore les supportera-t-on ? On entend dire que ces Psaumes font allusion à des événements historiques qui ne nous touchent plus, qui sont d'ailleurs contestables et souvent peu compréhensibles :
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les plaintes du peuple hébreu contre ses ennemis, les souffrances de la captivité à Babylone, tout cela reste bien loin de nous. Et il y a tant d'autres pages de l'Écriture qui sont menacées par les exégètes ! On comprend que les musiciens restent sur la réserve. Enfin les musiciens qui connaissent le chant de l'Église s'étonnent de voir l'allégresse avec laquelle le clergé se débarrasse du trésor grégorien, qui a été reconstitué au prix de tant de travaux : alors ils manquent d'enthousiasme pour participer à une tâche de fossoyeurs ; ils n'ont aucune envie de soumettre leurs œuvres à la critique de personnages aussi compétents.
La *Semaine Religieuse* ajoute innocemment :
« *Les compositeurs ne semblent pas toujours bénéficier des mêmes facilités de diffusion par fiches ou par disques que certains prêtres ou religieux, qui disposent de relations habituelles avec des organismes éditeurs bien répandus dans les milieux ecclésiastiques.* »
Nous avions bien pensé que le bouleversement de la liturgie et du chant sacré, préparé bien avant le Concile, était supérieurement organisé : il n'est que de voir avec quelle habileté on a utilisé les permissions de la Constitution conciliaire.
Nous nous doutions aussi qu'il y avait sûrement quelqu'un à qui cela profitait.
André CHARLIER.
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### Pie XII et les faux témoins
par Alexis CURVERS
Comme on le sait, Alexis CURVERS, en juin 1964, a publié contre l'offensive de la calomnie et contre le monde clos du mensonge un livre d'une profondeur et d'une force extraordinaires : *Pie XII, le Pape outragé* (Laffont éditeur ; sur cet ouvrage, voir *Itinéraires*, numéro 88 de décembre 1964, page 23).
Mais, depuis juin 1964, l'offensive contre Pie XII a repris son effort.
Alexis CURVERS a donc repris la plume pour la défense de Pie XII.
Les trois précédentes parties de cette nouvelle étude, entièrement inédite, d'Alexis CURVERS, ont paru :
1. -- dans notre numéro 92 d'avril 1965, sous le titre : *Une prophétie de Jean XXIII* (avec la traduction française des textes du Cardinal Roncalli) ;
2. -- dans notre numéro 93 de mai 1965, sous le titre *Jean XXIII avait dénoncé le complot contre Pie XII ;*
3. -- dans notre numéro 95 de juillet-août 1965, sous le titre : *Pie XII et la Passion*.
LES AMIS DE JÉSUS, pendant sa Passion, furent assurément le petit nombre, la minorité dispersée et terrorisée, trahie souvent par elle-même. Les marques de leur fidélité ou de leur compassion furent en somme bien peu de chose. Ces hommes et ces femmes solitaires (surtout ces femmes, ces « saintes femmes » que M. Jacques Brel chansonnerait aujourd'hui sous le nom de « bigotes ») fendent fugitivement les rangs d'une foule bestialisée et ne remplissent qu'un instant, chacun pour sa part, à la dérobée, avec effort ou avec élan, leur humble devoir d'humanité.
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Mais dans cet instant ils sont touchés par la grâce. Ils forment le parti le plus faible sur la terre, mais qui, sous la conduite de Marie, reste ou se fait docile aux conseils du cœur et aux inspirations du ciel. Et voilà qui confère une valeur inestimable à leurs moindres faits et gestes, à leurs tentatives impuissantes, à leurs intentions cachées, à leurs repentirs, à leur silence et à leurs larmes. Les évangiles et la tradition ont pieusement recueilli jusqu'aux plus pauvres perles de ce trésor, qui brille désormais d'une gloire immortelle. Simon de Cyrène, Véronique et Madeleine passent au Calvaire sans dire un mot. Pourtant nous entendons leurs voix, nous connaissons leurs visages. Ils existent intensément. Leur présence et leur acte singulier se détachent en haut relief et vivent à jamais dans la mémoire des hommes ; leur nom est illustre et tendrement béni de génération en génération.
Au contraire, les ennemis de Jésus ont immédiatement sombré dans un total oubli. Ils étaient le nombre, le pouvoir et la force. Ils ont fait beaucoup de bruit, agité beaucoup de monde, mené de grandes affaires, déployé, de grands moyens et gagné la partie. Or tout cela fut inscrit par le vent sur le sable. Il n'en est parvenu jusqu'à nous que les noms des quatre protagonistes en fonctions (Anne et Caïphe pour le clérical, Hérode et Pilate pour le séculier), la rumeur d'une foule hystérique qui ne sait que vociférer mécaniquement : « A mort ! crucifiez-le ! » -- des traits insignes mais impersonnels de méchanceté et de bassesse, enfin une série de noms collectifs qui évoquent des groupes en uniforme plutôt que des figures humaines : les grands-prêtres, les scribes, les docteurs de la Loi, les anciens, les pharisiens, les satellites, les faux témoins, les soldats, la cohorte, les corps constitués, les masses, *ils*. Des robots en service commandé. Une matière sociologique d'où n'émerge aucune âme, aucun regard, aucun espoir. Du conditionnement parfait. Une même grimace sur des milliers de masques vides. Du quantitatif sans substance. De la haine préfabriquée. Du toc. Du néant à l'état pur. Le néant. Le non-être. Le mal.
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Dans le Conseil qui se réunit chez Caïphe le vendredi à la première heure, Matthieu observe que siégeaient « tous les grands-prêtres avec les anciens du peuple, et le sanhédrin tout entier », à quoi Marc ajoute encore « des scribes ». Cela devait faire beaucoup de monde. Il est extraordinaire que pas un homme, dans une assemblée si nombreuse, ne se soit distingué par un nom, un caractère ou une initiative que les évangélistes aient jugé utile de noter, à part Caïphe en sa qualité de président et d'organisateur, sur qui tous se réglèrent précisément pour cela. Tous ces vieillards opinent du bonnet et tremblent dans leurs culottes (au sens propre, car les ministres du culte sont coiffés de la tiare et le Lévitique leur prescrit de porter des caleçons de lin sous leur tunique). Les opinions exprimées sont aussi conformistes que les vêtements rituels. Les opposants, les sceptiques, les originaux, les raisonnables, les hommes de cœur, les justes n'osent rien dire, par exemple le bon Joseph d'Arimathie, qui attendra la nuit tombée et le crime achevé pour trouver le courage de rendre à Jésus, faute de mieux, les honneurs funèbres. « Les corps constitués sont lâches » disait Alphonse Daudet. Leurs membres sont, par conséquent, insignifiants. C'est pourquoi les évangélistes n'ont pas eu à les peindre, et encore moins à les citer.
Ils ont également passé sous silence les dépositions des faux témoins qu'on avait convoqués, excepté celle des deux derniers, qu'il était nécessaire de rapporter parce qu'elle amène l'intervention décisive de Caïphe ([^15]). Matthieu se borne à nous dire que « les grands-prêtres et tout le sanhédrin cherchaient contre Jésus un faux témoignage pour le faire mourir.
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Et ils n'en trouvèrent pas, alors que beaucoup de faux témoins avaient comparu ». Marc dit simplement qu'on cherchait un témoignage quelconque, sans spécifier que ce témoignage dût être faux ; vrai ou faux, tout racontar serait bon qui se pût solliciter ou interpréter au désavantage de Jésus. En fait cependant, selon Marc aussi bien que selon Matthieu, il ne se présenta que de faux témoins : « Ils parlaient faussement contre lui, et leurs témoignages n'étaient pas concordants. »
Malheureusement pour Caïphe, qui veut trop prouver ne prouve rien. Les témoins qu'il avait triés sur le volet et stylés à la hâte n'étaient que trop bavards et, récitant leur leçon à tort et à travers, ils se contredisaient entre eux. Mauvais théologiens de surcroît, ils multipliaient d'oiseuses anecdotes où, sur l'essentiel, il n'y avait pas de quoi fouetter un chat. D'où l'empressement avec lequel Caïphe excédé, « se levant », saisit la balle au bond, lorsqu'enfin deux témoins vinrent ânonner par bribes la phrase de Jésus prédisant la destruction et la reconstruction miraculeuse du Temple. C'était tout ce qu'il fallait pour en finir par un coup de maître ; « Oui ou non, es-tu le Fils de Dieu ? -- Tu l'as dit, je le suis. » Après cela, les débats étaient clos. Les conséquences de l'aveu obtenu par surprise n'avaient plus qu'à se dérouler telles qu'on les espérait. « Qu'avons-nous encore besoin de témoins ? »
Mais notre curiosité n'est pas satisfaite. Quelles calomnies les faux témoins avaient-ils inventées contre Jésus, quelles médisances avaient-ils grossies, quelles vérités, dénaturées ? Nous ne le saurons jamais. Nous ne saurons jamais comment ni sur quel point ils s'essayèrent, du reste sans succès, à relever le défi de celui qui avait dit : « Qui de vous me convaincra de péché ? » (Jean, VIII, 46.) Nous savons seulement que tous les témoignages étaient faux, parce qu' « ils n'étaient pas concordants ».
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Et à vrai dire c'est une tautologie. La contradiction est le signe nécessaire et suffisant du mensonge, du non-être. Tout le système intellectuel auquel se réfère implicitement l'Évangile a pour fondement premiers les lois élémentaires de la raison. C'est pourquoi l'Évangile n'est pas moins solide au regard de la raison humaine qu'il n'est, aux yeux de la foi, resplendissant de vérité divine. Si les évangélistes n'ont pas eu besoin de lire Aristote, c'est que le même Esprit qui les inspirait avait aussi visité Aristote. La vérité rationnelle émane de la même source que la révélation surnaturelle, et entre elles il y a diversité mais non pas disconvenance. Ce que Dieu enseigne à l'homme par la nature n'est que le rudiment des secrets qu'il lui découvre par la grâce. Quand Jésus veut que notre discours soit simplement : *cela est, cela n'est pas,* il promulgue la sainteté du langage, qu'Aristote avait établie sur cet axiome de la pensée : ce *qui est est, ce qui n'est pas n'est pas.* Quand Jésus dit : « Je suis la voie, la vérité, la vie » ([^16]), il ne nous livre pas seulement l'admirable synthèse de toute connaissance métaphysique, il se livre lui-même en gage vivant de toute transcendance. Seul, l'Être parfait nous garantit la réalité des choses qu'il a créées. Sans lui elles ne seraient qu'apparences, tandis que sa présence en elles nous assure que la vérité existe. Un monde qui se ferme au rayonnement de l'Être absolu se prive de la lumière du ciel ; il éteint par le fait même les lumières de la terre et se plonge dans l'obscurité changeante et désastreuse des vérités relatives.
Ces ombres de vérités, avec leurs séquelles de misères et de crimes, ne nous sont que trop familières depuis vingt siècles et plus qu'elles tentent sans répit, et d'ailleurs sans résultat, de prévaloir sur l'unique certitude qui ne s'est jamais démentie. A quoi bon en fixer le souvenir, puisque, renaissant de leurs cendres, elles se reproduisent toujours pareilles et toujours nouvelles pour chaque génération ?
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A peine rejetées au néant par les catastrophes qu'elles provoquent, elles en sortent sous une autre forme qui ne trompe qu'un instant. Les têtes de l'hydre repoussent tour à tour, parées chacune d'une séduction particulière et précaire. Mais c'est toujours la même hydre qui nous guette aux détours du chemin. Le mensonge est aussi obstiné que la vérité est éternelle. Il n'y a qu'une vérité parce qu'il n'y a qu'un seul Être. Il n'y a non plus qu'un seul mensonge embusqué sous mille déguisements successifs, -- mensonge qui, ayant pour constant objet de confondre l'être avec le non-être, se dénonce nécessairement par la contradiction. Par son ouvrage et par sa démarche le mensonge est toujours identique à lui-même.
Saint Marc, donc, n'avait pas de temps à perdre à détailler pour la postérité les formes d'un mensonge qui se répéterait dans tous les siècles. Tous les faux témoignages dans les temps à venir seraient absolument semblables à ceux qui se fabriquèrent dans le palais de Caïphe, et il nous suffira, pour les percer à jour, d'y reconnaître comme trait commun le signe distinctif par lequel l'évangéliste les a caractérisés, d'un seul mot, une fois pour toutes : ils ne sont jamais concordants.
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SI DONC nous sommes curieux des mensonges vite oubliés que les faux témoins de Jérusalem débitèrent contre Jésus, hâtons-nous d'examiner, avant qu'ils ne retournent eux aussi au néant, les mensonges que les faux témoins d'aujourd'hui ont machinés contre Pie XII. Ils sont exactement du même type, nous les trouverons, comme les premiers, marqués du signe de la contradiction. Les récents ouvrages de MM. Jacques Nobécourt et Saül Fridlander nous en fournissent maints exemples remarquables.
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L'opinion publique est à ce point conditionnée qu'il n'est plus nécessaire de la tromper sur les faits : on est sûr qu'elle en avalera n'importe quelle interprétation, fût-ce, comme dit Bossuet, la plus *violente,* pourvu que la propagande l'y ait suffisamment préparée. C'est ce qu'a fort bien compris M. Jacques Nobécourt.
Après que les saltimbanques eurent livré contre Pie XII leur premier assaut, on s'aperçut que les erreurs, invraisemblances et énormités dont fourmille leur sot mélodrame n'avaient pas échappé à tout le monde. On le défendit alors en avouant provisoirement que ce n'était pas une pièce historique, mais bien une pièce à thèse. La thèse démontrée fausse, on en fit un psychodrame. La psychologie n'y tenant pas debout, on se rabattit successivement sur un exorcisme, un phénomène de transfert, une prise de conscience, un « mystère du Moyen Age », etc. Comme la chauve-souris de la fable, la pièce se dérobait ainsi à toute critique et restait à l'affiche, attendant qu'un historien vînt la restaurer dans sa qualité première de pièce historique.
Des hommes graves aidèrent à passer le temps en répétant qu'en tout cas elle devait être « reçue », mais sans dire pourquoi, et la relancèrent avec un zèle publicitaire que des impresarios aux abois auraient moins étalé et maints commentateurs catholiques, soutenant Pie XII comme la corde soutient le pendu, publièrent en sa faveur des plaidoyers qui furent en réalité des plaidoiries pour ses calomniateurs. L'important était que ces diversions occupassent le tapis, permettant aux saltimbanques de continuer à battre le fer tant qu'il était chaud, et aux historiens appelés en renfort de rassembler en hâte une documentation assez massive pour impressionner les gens sérieux, encore qu'assez rebutante pour les détourner d'en vérifier le solide. On dépêcha Clio au secours de Thalie. Elle vint fort à la diable, et ce fut M. Nobécourt. Il lança bientôt dans la mêlée la liasse serrée des quatre cents pages qu'il avait noircies tambour battant. Cette bombe n'éclata pas ; la poudre en était mouillée, et il y manquait l'amorce d'une conviction personnelle. Mais elle intimide, par la fumée d'ennui qui s'en dégage. Voilà un livre qui fait autorité, sans qu'aucun de ceux qui le prônent l'ait lu d'un bout à l'autre.
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Du jour au lendemain, son auteur s'est trouvé nanti d'une grande réputation d'historien, dont personne n'avait eu vent jusque là. C'est un livre d'histoire, puisqu'il est bourré de matière historique. Mais la matière n'est rien sans une intention qui l'ordonne. Tout dépend de la présentation, et M. Jacques Nobécourt est un présentateur hors ligne. Il écrit l'histoire à coups de pouce.
Son procédé mental se décèle, comme c'est toujours le cas, à des artifices grammaticaux dont le plus fréquent est aussi le plus simple : il consiste à rejeter subrepticement dans la proposition subordonnée le fait principal qu'on se propose d'escamoter, mais à mettre en valeur dans la proposition principale l'idée adventice qu'on se propose d'insinuer. Le livre n'est qu'un tissu de phrases ainsi construites, ou plutôt renversées, qui, véridiques par leur contenu, sont mensongères par leur effet. Voici quelques échantillons de ce style.
**1. --** Ceux de mes amis belges qui, le 10 mai 1940, étaient en âge d'écouter les bulletins radiophoniques et de s'arracher les journaux, se rappelleront sans peine l'émotion que produisit dans leur pays, en ces jours d'invasion, le télégramme adressé par le pape au roi Léopold. En voici le texte qu'ils ont peut-être oublié :
« Au moment où, pour la seconde fois, contre sa volonté et contre son droit, le peuple belge voit son territoire exposé aux cruautés de la guerre, profondément ému, Nous envoyons à Votre Majesté et à toute cette nation si aimée l'assurance de Notre paternelle affection ; et en priant le Dieu tout-puissant pour que cette dure épreuve s'achève par le rétablissement de la pleine liberté et de l'indépendance de la Belgique, Nous accordons de tout cœur, à Votre Majesté et à son peuple, Notre bénédiction apostolique. »
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Des messages analogues parvenaient en même temps à la grande-duchesse de Luxembourg et à la reine de Hollande. Pour celle-ci, plus expressément encore, le souverain pontife implorait de surcroît « le rétablissement de la justice ». Les trois chefs d'État répondirent aussitôt avec une vive gratitude à ce que la grande-duchesse Charlotte appela ce « témoignage affectueux et réconfortant ».
Vingt-quatre ans plus tard, dans le livre où il s'improvise historien, M. Jacques Nobécourt commente ainsi l'événement :
« *Ces télégrammes firent sur le moment grand bruit. Le numéro de* l'Osservatore Romano *qui les reproduisait se vendit en quelques minutes à travers Rome. Mussolini en fut très irrité. Pourtant leurs termes paraissent aujourd'hui bien vagues.* »
D'autant plus vagues en effet que notre historien, loin de citer à l'appui de son dire le texte intégral des trois télégrammes, se borne à en extraire trois fragments incohérents qu'il réunit par des points de suspension. Mais il ajoute incidemment ceci :
« *Avant de les rédiger, le pape, qui connaissait depuis près de trois jours les projets allemands et en avait informé les gouvernements menacés, écarta un projet de lettre rédigé par Mgr Tardini au* (*sic*) *cardinal Maglione. Le vocabulaire pontifical n'y voilait pas les sentiments, et la qualification de l'offensive allemande était plus claire que dans les trois télégrammes.* »
C'est entièrement faux. Le brouillon de Mgr Tardini (dont M. Nobécourt ne cite encore que des bribes, mais choisies cette fois parmi les plus énergiques) ne fut nullement *écarté* par « *prudence vaticane* »*,* car il ne contient absolument aucune idée que les télégrammes n'énoncent avec une clarté égale, voire plus accusée par la concision de la forme. De sorte que, si Pie XII eût expédié la lettre plutôt que les télégrammes, M. Nobécourt aurait aujourd'hui beau jeu pour le lui reprocher. Et il aurait d'autant plus raison que ceux-ci ont instantanément retenti dans toute l'Europe, tandis que la lettre de protestation destinée au cardinal secrétaire d'État n'aurait même pas eu à franchir l'enceinte de la Cité du Vatican.
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Mais voici le plus astucieux. L'avez-vous remarqué ? Pendant qu'il disperse ainsi notre attention sur des textes qu'il interprète après les avoir mutilés, notre historien, usant de l'artifice grammatical bien connu des sophistes, a prestement glissé sur le fait capital qui ruine entièrement sa thèse : le pape « *connaissait depuis près de trois jours les projets allemands et en avait informé les gouvernements menacés* »*.*
Acte politique décisif, assurément peu conciliable avec la prétendue germanophilie de Pie XII. Aussi M. Friedländer n'y fera-t-il même plus allusion, et n'apportera-t-il au texte des télégrammes que les commentaires des diplomates allemands et fascistes accrédités à l'époque auprès du Vatican et évidemment intéressés, comme tous les diplomates du monde, à présenter les choses sous le jour le plus agréable à leur gouvernement, par conséquent le plus avantageux pour leur propre carrière. D'après eux, les télégrammes pontificaux n'eurent que peu d'importance. Nous sommes témoins que leurs destinataires en jugèrent autrement.
En fait, les télégrammes eurent assez d'importance pour qu'à leur sujet l'ambassadeur fasciste Alfieri eût avec Pie XII, le 13 mai, un entretien dont il déclara lui-même ensuite que le ton fut « très dur ». Il en publia en 1948, à Genève, une relation dont M. Friedländer est bien obligé de citer ce passage, sans que son commentaire en tienne le moindre compte :
« Le Saint-Père me répondit qu'il ne comprenait pas l'irritation du chef du gouvernement. Advienne que pourra, -- conclut-il avec une fermeté sereine, -- qu'ils viennent donc me prendre pour m'emmener dans un camp de concentration. Chacun devra répondre devant Dieu de ses propres actes. »
Cette réplique du pape éclaire toute la politique qui demeura la sienne. Comme l'a observé l'un des auteurs juifs qui lui rendirent justice, sa crainte ne fut pas d'être déporté lui-même (on sait par les propos d'Hitler qu'il s'en fallut de peu), mais bien d'aggraver le sort de ceux qui l'étaient déjà ou qui ne l'étaient pas encore.
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On va voir cependant que l'irritation de Mussolini était causée, voire justifiée par des initiatives pontificales beaucoup plus graves et moins épisodiques que l'envoi des trois télégrammes ; initiatives que nos historiens de la nouvelle école n'ignorent pas plus qu'ils n'en soufflent mot. La vérité là-dessus nous est connue par deux livres, l'un édité en 1947, le second traduit de l'italien en français avant la fin de 1962, donc tous deux écrits antérieurement aux polémiques contre Pie XII.
La vérité, nous la connaîtrions du moins si ces deux livres n'étaient soudain devenus introuvables et presque invisibles, exception faites pour MM. Nobécourt et Friedländer qui les ont parfaitement trouvés, consultés, exploités ou censurés selon les besoins de leur cause. Ce sont : *Huit ans au Vatican, 1932-1940* (Flammarion), par F. Charles-Roux, ambassadeur de France ; et *L'action du Vatican pour la paix, 1939-1940* (Paris, éditions Fleurus), par Mgr Alberto Giovanetti, attaché à la secrétairerie d'État et actuellement délégué du Saint-Siège à l'O.N.U. Interrogeons donc ces deux témoins oculaires sur ce que nos jeunes « historiens » de seconde main réussissent si bien à nous cacher.
Dans son discours de Noël 1939, le pape stigmatisait, entre autres crimes de guerre, « l'agression préméditée contre un petit peuple laborieux et pacifique, sous le prétexte d'une menace inexistante, ni voulue, ni même possible ». Sans doute pensait-il à l'Autriche, à la Tchécoslovaquie déjà asservies, ainsi qu'à la Pologne et aux pays baltes déjà dépecés par l'Allemagne et la Russie alliées ; préventivement, ces paroles s'appliquaient avec non moins d'exactitude à la Belgique et à ses voisins encore épargnés.
Au cours des mois qui suivirent, Pie XII déploya d'incessants efforts pour dissuader l'Italie d'entrer en guerre aux côtés de l'Allemagne. Il écrivit à cet effet à Mussolini, en date du 21 avril 1940, une « lettre autographe » d'un ton particulièrement grave et pressant. Mussolini n'y répondit que le 30, de manière décevante, c'est-à-dire alarmante.
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Revenant à la charge, le pape se rendit le 5 mai à *Santa Maria sopra Minerva,* église dont le cardinal Tisserant était titulaire, et il y prononça un sermon dont la hardiesse surprit l'ambassadeur Charles-Roux, adjurant l'Italie de se refuser à cette guerre « qui rôdait, menaçante, au-delà de la barrière des Alpes ». Quelques jours plus tard, note Mgr Giovanetti, Mussolini déclamera sur le balcon du palais de Venise :
« Il y a ceux qui prient et font prier pour la paix... Nous ne pouvons savoir ce qu'ils tiennent en réserve dans les fonds de tiroir de l'arrière-boutique de leur cerveau ! Mais tout cela sera balayé, inexorablement, lorsque le moment sonnera sur le cadran de l'histoire... »
Ne croirait-on pas entendre l'un de nos actuels moralistes qui, du balcon adverse, avec seulement un peu moins de franchise, vilipendent la papauté au nom du « sens de l'histoire » ?
Cependant, le 8 mai, l'ambassadeur Charles-Roux transmet à Paris un avis qu'on lui communique de bonne source : l'attaque allemande contre la Belgique et les pays voisins est imminente. Le 9, Mgr Giovanetti enregistre un discours de Mussolini annonçant que « son silence ne sera désormais rompu que par les faits » et chargeant le parti fasciste de procéder à la mobilisation civile.
Ce que ni l'un ni l'autre ne savait alors, c'est que, prévenu avant tout le monde, Pie XII, dès le 6 mai, avait reçu en audience privée les princes de Piémont et leur avait fait part du coup qui se préparait contre la Belgique. Le prince Umberto adressait aussitôt à Mussolini une suprême demande d'explications. Et Mgr Giovanetti complète le récit par cette note :
« La Princesse, très émue, envoya à son frère, le roi Léopold, un courrier spécial... Le 8 mai, à 18 h. 30, la radio de la C.B.S. de New York parlait d'une lettre de la princesse Marie-José, écrite après sa visite au Vatican. Mussolini en fut vivement irrité. »
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On le comprend de reste... M. Jacques Nobécourt, on l'a vu, répétera : « *Mussolini en fut très irrité* » mais en nous induisant subrepticement en erreur sur cette irritation dont il retarde la date et amenuise la cause. Mussolini, pour s'irriter, n'avait certes pas attendu que *l'Osservatore romano* du 12 mai publiât les trois télégrammes jugés « bien vagues » par M. Nobécourt. Pie XII, dès le 6, avait mis le comble à la fureur du Duce par un motif autrement sérieux. Cherchant à protéger à la fois la neutralité de la Belgique et la non-belligérance de l'Italie, il n'avait pas craint de livrer à la première ce que la seconde gardait comme un secret stratégique d'importance capitale : l'Allemagne était sur le point d'attaquer à l'Ouest et l'Italie de se joindre à elle. Pie XII lutta jusqu'au bout pour conjurer ces malheurs.
Deux témoignages oraux m'ont récemment garanti l'authenticité de ces faits : celui d'un prêtre qui hébergea chez lui, à Bruxelles, le messager dépêché de Rome vers le roi Léopold, et celui d'un gendarme belge qui l'escorta jusqu'auprès de l'état-major, lequel, paraît-il, fit la sourde oreille. On regrette que de tels témoins n'aient pas eu l'occasion de rompre le silence délibérément gardé là-dessus par nos « historiens » et de tuer leurs calomnies dans l'œuf, dès les premiers succès qu'a remportés, en Belgique comme ailleurs, la campagne du dénigrement et de l'ingratitude.
En même temps qu'il avertissait les princes de Piémont, le 6 mai, le pape avait informé ses représentants diplomatiques en poste dans les pays neutres ; il redoutait même une agression contre la Suisse. L'ambassadeur Charles-Roux se fait l'écho de certaines précisions, qui ne lui parvinrent que le 8, « sur la manière dont cette invasion s'exécuterait », et s'exécuta en effet.
Le 9 au soir, Pie XII fait rédiger par Mgr Tardini, à l'intention du cardinal Maglione, le projet de lettre auquel il préférera le lendemain, comme plus démonstrative et plus frappante, la formule télégraphique des messages aux trois souverains.
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Le 10 mai, nous raconte Mgr Giovanetti :
« L'ambassadeur de France et le ministre de Grande-Bretagne vinrent requérir de la part de leur gouvernement une condamnation explicite de la part du Saint-Siège de l'invasion des États neutres. Il n'y eut qu'à renvoyer les deux diplomates à la lecture des télégrammes et l'on ajouta que le Saint-Père ne pouvait alors rien faire de plus courageux, de plus efficace et de plus hautement significatif. »
Il faut croire que les deux diplomates se tinrent pour satisfaits. S. E. Osborne, qui vécut au Vatican durant toute la guerre, ne cessa de professer pour Pie XII la plus fervente admiration. Quant à l'ambassadeur Charles-Roux, il confirme :
« La nouvelle agression de l'Allemagne souleva au Vatican un profond dégoût. J'appris que le Pape avait immédiatement manifesté son sentiment et élevé sa protestation » (par le moyen des télégrammes)... « Pie XII avait pris soin d'y relever que les peuples attaqués se trouvaient impliqués dans la guerre « *contre leur propre volonté et leur propre droit* » (...) et d'y invoquer la protection divine pour « le *rétablissement de leur pleine liberté et de leur entière indépendance* »*.* C'était donc une affirmation publique de la culpabilité et de la responsabilité du gouvernement allemand. »
Mussolini l'entendit bien ainsi, n'étant pas assez naïf pour prêter l'oreille au bruit qu'il avait peut-être répandu lui-même et que Mgr Giovanetti recueillit à ce moment :
« On eut cependant le front de faire circuler l'absurde nouvelle que les télégrammes en question avaient été « arrachés » au Saint-Père...
« Or, le 11 mai, *l'Osservatore romano* soulignait le caractère particulièrement inique de l'agression et faisait valoir la noble fierté du discours prononcé devant la Chambre belge par le ministre des Affaires étrangères, M. Spaak. »
Ce même *Osservatore romano,* épuisé « *en quelques minutes* »*,* publiait le texte des trois télégrammes, provoquant des réactions que l'ambassadeur Charles-Roux nous décrit :
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« La colère des fascistes se traduisit par une recrudescence d'incidents, dont il y avait déjà eu des exemples : vexations contre *l'Osservatore Romano,* ses vendeurs, ses lecteurs, avanies à des ecclésiastiques. La presse d'avant-garde jeta feu et flammes contre le Saint-siège et le Pape en personne. Le bouillant Farinacci vitupéra dans son journal, le *Regime fascista*. Il eut des émules dans la presse. (...) Jamais la divergence entre la politique mussolinienne et la politique vaticane ne s'était manifestée extérieurement avec autant d'éclat. Mussolini s'en plaignit officiellement. »
Mgr Giovanetti ajoute que cette hostilité ne se limita pas à la ville de Rome :
« On fut alors témoin, de nouveau, dans toute la péninsule et pendant un temps assez long, d'incidents regrettables. (...) Sur la place de la Seigneurie, à Florence, un « hiérarque » et ministre d'État n'hésitait pas à affirmer devant des milliers de personnes : « Les organes politiques du Vatican disent que Dieu est de l'autre côté. (...) Dieu est avec nous, camarades ! »...
« De telles manifestations attristaient sans doute Pie XII mais ne pouvaient l'amener à s'écarter d'un pas de la ligne de conduite que lui traçait sa conscience de pasteur universel, défenseur du droit. »
Incidents, articles et discours injurieux avaient été en se multipliant, particulièrement depuis la rencontre du Brenner. Un journal fasciste engageait son public à tenir à jour la liste des lecteurs de *l'Osservatore Romano,* « pour pouvoir taper dans le tas au bon moment sans crainte et sans remords ». Un autre accusait l'organe du Saint-Siège, parce qu'il publiait les communiqués de guerre alliés, d'être à la solde des Juifs, du Quai d'Orsay et du Foreign Office. Plusieurs journaux catholiques furent saisis sous divers prétextes. Un haut personnage du régime, qui avait assisté jadis à la signature des accords du Latran, se fit applaudir pour avoir dit, en présence de Mussolini, que le Vatican était « l'appendicite chronique de l'Italie ».
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Un autre, beaucoup plus raisonnable, que l'enseignement de l'Église était incompatible avec le « dogme » fasciste de la souveraineté de l'État. Doléances et récriminations mutuelles se succédaient par la voie diplomatique.
C'est au moment le plus aigu de cette crise que, le 13 mai, l'ambassadeur Alfieri fit au Pape la visite au cours de laquelle il lui reprocha « une attitude peu amicale à l'égard de l'Italie » et s'entendit répliquer : « Nous ne craignons même pas d'être envoyé dans un camp de concentration ».
Dans la Belgique envahie, cependant, Pie XII était toujours représenté par un nonce. Et Mgr Giovanetti nous remémore comment Mgr Micara, couvert des bénédictions de M. Spaak et de toute la population, s'employa à obtenir que Bruxelles fût reconnue « ville ouverte » et soustraite aux bombardements. Il fit intervenir à cette fin d'autres chefs de mission demeurés sur place et télégraphia au Saint-Père.
« Cette dépêche parvint au Vatican le 17 mai, et le nonce près du gouvernement italien fut chargé par le cardinal Maglione d'aller trouver le ministre des Affaires étrangères (le comte Ciano) pour le prier, *au nom de Sa Sainteté*, de s'interposer auprès du gouvernement allemand pour éviter un bombardement à la population civile de la ville ouverte de Bruxelles. »
Le bourgmestre Van de Meulebroeck et « certaines des personnalités les plus en vue de la ville » ayant, de leur côté, mis tout en œuvre pour seconder les efforts du nonce, « après une journée entière d'angoisse et de labeur ininterrompu » on fut enfin rassuré, le 16 vers minuit, par le prochain départ des dernières troupes anglaises. Le bourgmestre l'annonça lui-même le lendemain à Mgr Micara, par une lettre où il lui disait : « Je vous réitère (...), au nom de la population bruxelloise et en mon propre nom, mes plus vifs remerciements pour le concours *inappréciable* que vous avez bien voulu m'offrir. »
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Et Mgr Giovanetti de remarquer, non sans humour : « Cet éloge a d'autant plus de valeur que bien d'autres personnes ont cherché depuis à s'attribuer le mérite d'avoir sauvé Bruxelles. »
A la mi-juillet, malgré l'active opposition de Rome, le corps diplomatique dut quitter la Belgique occupée. « Environ 400 personnes de la société bruxelloise voulurent se rendre à la Nonciature pour dire au nonce toute leur sympathie et leur estime, et beaucoup ne pouvaient retenir leurs larmes. »
Mgr Micara avait profité du mois qui lui restait à passer en Belgique pour visiter un à un les évêques belges, que Pie XII réconforta par une lettre personnelle en date du 31 juillet. Il y disait prier Dieu « de proportionner ses grâces aux souffrances de tous ses chers fils, et de préparer à la Belgique *un nouvel avenir de paix et de prospérité dans la justice* »*.*
Mais à Rome, dès ce même soir du 17 mai où les Allemands entraient sans coup férir dans Bruxelles, de nouvelles démarches avaient recommencé, sans grand espoir, afin de retenir l'Italie au bord du gouffre. Pie XII, à l'appel de la France, les continua jusqu'à la date fatale du 10 juin. C'est un autre chapitre de son histoire, exposé en détail et avec une parfaite concordance par l'ambassadeur Charles-Roux et Mgr Giovanetti qui en vécurent les événements au jour le jour, et nullement contesté mais totalement escamoté par les historiens de la nouvelle vague.
On oublie vite, surtout quand la politique vient hâter l'œuvre de l'oubli et de la falsification du vrai. Cela n'est pas étonnant, puisque cette politique tient pour légitime de récrire l'histoire au gré de ceux qui veulent la faire. L'étonnant est qu'elle ait si bien réussi, et par d'aussi grossières manœuvres. En un rien de temps, les livres des Charles-Roux et des Giovanetti ont complètement disparu de la circulation. Ceux des Nobécourt et des Friedländer s'étalent et s'imposent jusque dans les pays et les milieux où l'honneur de Pie XII et le souvenir de ses bienfaits semblaient le plus inattaquables.
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**2. --** Rappelant les théories meurtrières que les nazis professaient contre les juifs, M. Jacques Nobécourt écrit :
« Radio-Vatican, *l'Osservatore romano*, la *Civiltà Cattolica*, organe des Jésuites italiens, leur apportaient des réponses doctrinales très explicites, sur un ton souvent violent, condamnant sans relâche les dieux de la race et du sang. Le pape en était naturellement informé. »
Il était encore bien bon de se laisser informer de ce qui s'imprimait chez lui, ce pape néanmoins réputé autoritaire, qui en d'autres occasions, selon que c'est utile à la thèse de M. Nobécourt, « relisait *minutieusement les épreuves des articles de l'organe du Vatican, quand il ne composait pas lui-même certains communiqués* »*.*
Parfois, M. Nobécourt constate un total divorce entre la bravoure de *l'Osservatore romano* et la « *prudence vaticane *» du pape : « *Le journal avait clairement dénoncé* l'agression allemande *contre la Norvège. Mais Pie XII s'était tu*. » Or, deux pages plus loin : « *Le terme de* silence *est d'ailleurs injustifié. Mieux vaudrait parler de* réserve personnelle *du pape, puisqu'il laissait Radio-Vatican* et l'Osservatore romano *s'exprimer à loisir pendant cette période*. » (Cette période est celle de l'invasion de la Pologne, événement à propos duquel le « silence » pontifical bénéficie d'une indulgence inespérée mais explicable : les anathèmes qui eussent frappé les Allemands risquaient d'un peu retomber sur les Russes, leurs alliés et complices dans l'occurrence. Les évêques polonais supplièrent alors le pape d'éviter des interventions d'où résultaient pour la population des représailles terribles : c'est encore un de ces détails que M. Nobécourt aime à rayer de ses papiers ou à noyer dans un bout de phrase.)
Mais lorsque, le 16 octobre 1943, *l'Osservatore romano* s'abstient de protester contre l'arrestation d'un millier de juifs romains, M. Jacques Nobécourt, se ressouvenant à point nommé que Pie XII y faisait fonction de rédacteur en chef, lui impute la pleine responsabilité de ce silence officiel,
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-- sans indiquer le moins du monde que ce silence était évidemment la condition du salut que les sept mille autres juifs de Rome trouvaient à ce moment dans les couvents de la ville : autre petit fait adventice, que le même M. Nobécourt a bien voulu mentionner par raccroc dans *le Monde* du 31 octobre 1964.
Chez M. Friedländer, c'est encore plus beau. Il nous apprend que 8.000 juifs habitaient Rome, dont Hitler, le 9 octobre, ordonne la déportation immédiate. Mille d'entre eux seront effectivement déportés le 18. Mais dès le 16, jour où ils avaient été arrêtés, Mgr Hudal, recteur de l'Église allemande de Rome, « *informé par un haut dignitaire du Vatican, proche du Saint-Père* »*,* écrivait au général allemand Stahel, le priant « *de bien vouloir donner l'ordre de mettre immédiatement fin à ces arrestations à Rome et dans les environs* » ; sans quoi le pape serait « *obligé de prendre ouvertement position contre ces agissements, ce qui servirait aux ennemis de l'Allemagne comme arme contre nous autres Allemands* ». Il est impossible, en style diplomatique, de signifier plus clairement que le « silence » du pape était à la fois une mesure et un moyen de pression, l'une et l'autre ayant eu pour but, et d'ailleurs pour effet, de faire cesser aussitôt la persécution commençante. On peut se demander si MM. Nobécourt et Friedländer savent lire. Il n'ont pas l'air de s'apercevoir que ce qu'ils disent est le contraire de ce qu'ils prouvent. Saluons en eux des produits et des lauréats de la pédagogie nouvelle.
L'ambassadeur allemand von Weizsäcker saisissait et épousa si bien la manœuvre vaticane que, dans son rapport du lendemain, il suggéra discrètement à Berlin un compromis qui dispenserait le pape de protester avec trop d'éclat : « La réaction serait peut-être atténuée, si les juifs étaient utilisés à des travaux en Italie même. » Il ne fut malheureusement pas écouté sur ce point.
Toujours d'après M. Friedländer, *l'Osservatore romano* des 25 et 26 octobre 1943 publiait un article insistant sur les « *dangers d'un recours à la violence qui, aujourd'hui, apparaît dans toute son horreur* », et contenant cette phrase : « *Après l'aggravation de tant de souffrances, l'action charitable universelle et paternelle du Saint-Père s'est encore accrue : elle ne connaît aucune frontière, ni de nationalité, ni de religion, ni de race.* »
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A bon entendeur, salut. C'était dicter leur devoir aux Allemands catholiques qui avaient à Rome quelque pouvoir. De fait, ils comprirent ce langage beaucoup mieux que MM. Nobécourt et Friedländer. Le 28, l'ambassadeur von Weizsäcker câblait à son gouvernement la teneur de l'article. Faisant patte de velours, il déconseillait de répliquer à ce texte, qui, disait-il, « *ne sera interprété que par un très petit nombre de gens comme s'appliquant à la question juive* ». Il faut croire que ce petit nombre avait le cœur aussi chrétien qu'il avait l'oreille juste, car dans la même dépêche de l'ambassadeur on relève cette phrase étonnante qui n'a pas étonné M. Friedländer, et qui resta, elle aussi, sans réplique et sans démenti : « *Vu qu'il n'y a plus à entreprendre de nouvelles actions contre les juifs de Rome, on peut considérer cette question, désagréable pour les relations germano-vaticanes, comme liquidée.* »
Chose extraordinaire, le conseil fut, cette fois, écouté. Plus rien ne fut entrepris contre les juifs de Rome, c'est-à-dire contre les sept mille survivants à qui Pie XII, par sa charité, avait ouvert les cloîtres, et qui, par sa diplomatie, échappèrent aussi définitivement aux curiosités de la Gestapo qu'à celles de M. Friedländer. Il est certain qu'un sauvetage aussi massif, aussi visible et aussi rapide n'était pas réalisable sans que beaucoup d'Allemands fermassent les yeux et prêtassent, au moins passivement, un concours dont le « silence » de Pie XII était le prix. Il parla juste assez pour être utilement entendu de ceux-là. Un mot de plus, un mot de trop aurait provoqué de la part des autres, au dépens des juifs qu'il avait sauvés, une vengeance dont ses accusateurs le rendraient aujourd'hui responsable.
Quant aux 35.000 juifs de l'Italie du Nord, M. Friedländer reconnaît en passant que la majorité d'entre eux « *réussit à se cacher* »*,* avec l'aide des « *autorités italiennes locales, tant laïques qu'ecclésiastiques* »*.* Pie XII n'y est évidemment pour rien !
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Même, le gouvernement fasciste de Salo décrétant contre eux des mesures d'internement et de confiscation, « *cette loi reste sans grand effet* »*.* Cependant, cette fois, *l'Osservatore Romano* s'insurge ouvertement. Loin d'en savoir gré à Pie XII, M. Friedländer (qui se garde bien de citer un seul mot de la protestation) insinue que ce changement d'attitude traduirait à l'égard des Italiens moins de bienveillance qu'envers les Allemands ! « *Weizsäcker saisit fort bien la différence lorsque, le 3 décembre 1943*)*, il signale que, tandis que le Vatican s'est abstenu de toute réaction lorsque des mesures ont été prises par les Allemands, il élève des critiques lorsque les auteurs sont italiens.* » C'est insensé. L'ambassadeur, qui a vu disparaître dans les couvents de Rome les 7.000 juifs dont plus personne ne parle, sait mieux que personne quelle a été en leur faveur la « réaction » du Vatican : très efficace et la meilleure possible. M. Friedländer prend au pied de la lettre une version inoffensive des faits, qui tend beaucoup plus à couvrir la politique du pape qu'à servir celle du Reich. Égaré par son idée fixe, il ne voit pas que l'ambassadeur, de mèche avec le Vatican, endort son gouvernement par des explications lénifiantes, d'ailleurs aussi flatteuses pour lui-même qu'avantageuses pour les juifs protégés du pape : un échec diplomatique, une crise déclarée aurait envoyé l'un au front de l'Est, et les autres dans un camp de la mort. Mais M. Friedländer veut moins de bien aux juifs qu'il ne veut de mal au pape, lequel au contraire employait dans chaque cas les moyens les plus propres à épargner les victimes : envers les Italiens ceux de l'autorité paternelle et confiante, envers les nazis ceux de la résistance patiente et calculatrice.
Ainsi tout dépend du moment. Quand *l'Osservatore romano* se conduit bien, c'est-à-dire selon les vues de MM. Nobécourt et Friedländer, et plus généralement les intérêts de la politique russe, c'est sans mérite du pape et en quelque sorte à son insu (est-on seulement sûr qu'il était abonné ?). Mais la presse vaticane bronche-t-elle, c'est sous l'influence du pape (qui pour la circonstance en corrige les épreuves).
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Tout ce que l'Église fait de bien, c'est en dépit du pape ; et tout ce qu'elle ne fait pas, c'est par la faute du pape. Le pape a toujours tort, même et surtout quand l'Église a raison Les accusateurs de Pie XII ont bien raison de dire qu'ils n'en veulent pas à sa personne. Leur objectif n'est ni le pape ni l'Église, mais en définitive l'unité de l'Église avec le pape, laquelle précisément gêne beaucoup la politique russe. Leur but est de semer le trouble dans l'âme des chrétiens, la division entre le pape et son Église. Mais on n'atteindra pas ce but sans amener l'Église à marcher elle-même sur le cadavre du pape : il faut donc terrasser le pape pour frayer à l'Église la voie de la révolte, et révolter l'Église pour éliminer le pape. Histrions et historiens s'évertuent ensemble à démontrer à l'Église qu'elle vaut mieux que le pape.
**3. --** C'est dans la même vue que M. Jacques Nobécourt malmène les textes et la chronologie relatifs à la persécution des juifs français. Il s'agit, comme toujours, de mettre en opposition le courage (réel) de l'Église de France et la pusillanimité (prétendue) du pape.
En France, trois mois après les premières déportations de juifs étrangers, commença en juillet 1942 l'internement des juifs français. (Le 14 juin, dans un sermon prononcé à Vichy, du reste avec un héroïsme qu'il paya plus tard de sa vie, le P. Dillard n'avait encore élevé la voix que contre l'ignominie des règlements imposant à 80.000 Français de porter l'étoile jaune). Or, dès le 15 avril, le nonce apostolique, Mgr Valerio Valeri, s'était réuni en conférence chez l'évêque de Clermont-Ferrand avec les cardinaux Liénart et Gerlier. Voilà le fait initial, que M. Nobécourt signale des plus négligemment. « *Est-il excessif de supposer,* demande-t-il, *que les cardinaux informèrent le représentant du pape des premières mesures de la déportation des juifs français ?* »
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Ce serait certainement excessif, puisque ces premières mesures ne devaient entrer en vigueur que trois mois plus tard, ainsi qu'il ressort du calendrier que j'essaie ici de rétablir d'après les indications fort embrouillées de M. Nobécourt lui-même. Les mesures de déportation n'étant pas de celles que les gouvernements claironnent d'avance, tout ce qu'il est permis de supposer, c'est que les cardinaux prévinrent le nonce qu'il y avait lieu d'en craindre. Mais M. Nobécourt tient à nous suggérer que le pape fut renseigné d'emblée sur les atrocités à venir, de manière que son « silence » apparaisse d'autant plus injustifiable que les initiatives de l'Église de France l'engageaient à ne pas s'y obstiner. Ces initiatives, Pie XII avait assez montré qu'il les faisait siennes, par exemple en s'empressant d'envoyer à Mgr Théas une forte somme pour l'aider à secourir les persécutés. Nous sommes en droit de retourner la question : serait-il excessif de supposer que le nonce profita de cette rencontre pour transmettre aux cardinaux les recommandations du pape sur la conduite que l'épiscopat français aurait à tenir -- et qu'il tint noblement -- devant les crimes imminents de l'antisémitisme ?
En effet : « *Le* 22 *juillet* 1942, *après l'arrestation à Paris de près de* 15.000 *Juifs, les cardinaux et archevêques de la zone occupée faisaient remettre au maréchal Pétain une protestation très ferme, rédigée par le cardinal Suhard. Lue aux membres du clergé, elle parvenait par eux à la connaissance des fidèles. De leur propre initiative, plusieurs évêques rédigeaient des lettres pastorales, que résumait bien celle de Mgr Théas, évêque de Montauban, lue le* 30 *août, s'élevant contre* la plus barbare sauvagerie. » (Celle de Mgr Saliège, à Toulouse, lue le même jour, est datée du 22 août ; celle du cardinal Gerlier, à Lyon, du 6 septembre, ainsi que celle de Mgr Delay, à Marseille). M. Nobécourt ajoute sans sourciller « *Cette condamnation qui eut un grand retentissement, fut accompagnée de protestations officieuses, puis officielles, du nonce Valerio Valeri auprès du maréchal Pétain et de Pierre Laval, qui les rejeta le* 28 *août* » ([^17])*.*
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Dans ce dernier membre de phrase, l'historien Nobécourt expédie une fois de plus avec désinvolture le détail qui jette par terre tout son raisonnement implicite. Par la simple comparaison des dates, il crève les yeux que les démarches répétées, les « *protestations officieuses puis officielles* » du nonce avaient non pas *accompagné,* mais bel et bien *précédé* la plupart des lettres pastorales, comme la conférence d'avril, présidée par le représentant du pape, les avait toutes autorisées d'avance, sinon même inspirées. Bien plus, « *l'ambassadeur de France auprès du Saint-Siège fut informé par le cardinal secrétaire d'État que la politique adoptée par Vichy envers les Juifs et les réfugiés étrangers était à la fois contraire aux principes fondamentaux de la Révolution nationale, proclamés par le maréchal Pétain, et incompatible avec les sentiments religieux qu'il invoquait.* » C'est toujours M. Nobécourt qui parle, sans que cela dérange aucunement la tranquillité majestueuse avec laquelle il édictera sa conclusion finale : « *Au terme de cet examen, nous sommes convaincu que Pie XII aurait dû dire les mots qu'il a retenus.* »
A quoi bon insister ? Le lecteur a déjà retiré de cet examen une conclusion fort différente, pour peu qu'il ait surmonté quelques-unes des grosses et des menues astuces sur lesquelles il aura trébuché à chaque page de ce livre. Pour les déjouer toutes, il faudrait un volume encore plus épais, et probablement plus indigeste encore.
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Et cette réfutation fastidieuse n'ébranlerait pas M. Nobécourt dont le siège était fait d'avance. Ce qu'il appelle sa conclusion était déjà son point de départ. Il nous dit qu'il mène une enquête mais il prononce un réquisitoire, faisant flèche de tout bois et ne se doutant pas que les témoignages et pièces à conviction qu'il produit, assez bon prince pour y relever parfois quelque indice de circonstances atténuantes, contiennent les preuves les plus éclatantes de l'innocence de l'accusé.
L'idée fixe des accusateurs de Pie XII a beau défier la réalité des faits sur lesquels ils la fondent, ils la développent d'autant plus bruyamment dans leur commentaire qu'elle est plus fortement démentie par leur documentation. De là ce curieux renversement de valeurs que nous avons observé dans leur style, où se reflètent leur mépris du réel et le désordre de leur esprit. Au phénomène historique qu'ils prétendent constater, ils substituent le phénomène d'opinion dont ils sont à la fois les auteurs et les dupes. Et la discordance de ces deux ordres de phénomènes continuellement intervertis et confondus dans leur langage est le signe du mensonge.
**4. --** Si du moins ces messieurs avaient assez le respect de la vérité, du lecteur et d'eux-mêmes pour n'apporter que des témoignages authentiques et des documents vérifiés ! Hélas ! chaque fois que j'ai pu, non sans peine, comparer à son original un des textes qu'ils citent, je les ai pris la main dans le sac, en flagrant délit de truquage, ou d'étourderie non moins systématique.
J'ai montré ([^18]) comment presque toute la presse, *Monde* en tête, et presse catholique comprise, avait édulcoré et défiguré au désavantage de Pie XII le discours prononcé par Paul VI pour lui rendre justice, le soir du 5 janvier 1964, en Israël. Par la télévision, les paroles du pape avaient immédiatement retenti sur toute la terre. L'enregistrement les avait fixées, et *l'Osservatore romano* les rapporta textuellement. Il fut le seul. Aucun journal ne rectifia la version frauduleuse que les agences de presse en avaient d'abord dictée et qu'avaient encore modifiée, çà et là, des retouches diversement tendancieuses, mais toutes tendancieuses dans le même sens.
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Six mois plus tard, on eut la surprise de retrouver ce même discours sous la plume de M. Nobécourt, non pas rétabli dans sa forme authentique, mais toujours marqué des falsifications qu'y avaient imposées les censeurs de la presse : il l'avait tout simplement découpé dans *le Monde !* Beau travail d'historien, en vérité. Voilà ce qui s'appelle remonter aux sources, et observer les règles élémentaires de la critique historique.
Il est vrai que M. Nobécourt a quelques excuses. Presque en même temps que son livre, paraissait à Rome un numéro spécial de *l'Osservatore della Domenica* consacré à Pie XII (28 juin 1964), qui reproduisait, lui aussi, en caractères gras, la version expurgée du discours de Paul VI. Expurgée par les ennemis de Pie XII ! Ce magazine étant, comme *l'Osservatore romano,* édité à la Cité du Vatican, on voit que Paul VI est censuré en quelque sorte à domicile, et que Pie XII a gardé partout des ennemis qui veillent ou des amis qui dorment.
Mais enfin, il n'y a plus guère qu'à la radio-télévision belge que M. Jacques Nobécourt ait encore la consolation quasi hebdomadaire de s'entendre bombarder historien, voire quelquefois historien « objectif ». Puisse ce châtiment lui suffire, et peut-être l'éclairer. On a beau dire, la tricherie paie mal. Certes les suites en sont incalculables, mais ceux-là mêmes qui l'ont commandée et exploitée finissent bientôt par en rougir. Le mal étant fait, ils abandonnent à sa médiocrité démasquée le malheureux qu'ils ont chargé de l'exécuter. Après un an, qui prend encore au sérieux le livre de M. Nobécourt ? Qui se souvient encore des faux témoins de l'Évangile ? Lorsque Caïphe, qui les avait convoqués à si grands frais et comptait tant sur eux, s'irrita de leur sottise et les envoya promener, ils furent bien étonnés d'apprendre que leur nom ne figurerait même pas au procès-verbal.
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Bref, M. Nobécourt n'était bon que pour aller au plus pressé. Il avait trop bâclé la besogne pour être longtemps avouable. Il fallait mieux. On trouva mieux. Un témoin vraiment digne de foi. Un historien, enfin, tout à fait présentable, qui portât le dernier coup à Pie XII. Un spécialiste. Et ce fut M. Friedländer.
**5. --** M. Friedländer parut à son de trompe, précédé d'une réputation d'autant plus impressionnante qu'elle était incontrôlable. *L'Express* emboucha la première trompette. Il annonça le nouveau livre comme devant jeter « une lumière nouvelle » sur le « problème », bien qu'il l'annonçât en des termes qui promettaient que cette lumière serait toujours la même. Le livre allait relancer la réclame de la pièce qui se jouait encore. Avec un grand luxe de typographie et d'images, *l'Express* faisait la réclame du livre et de son auteur inconnu. D'immenses placards publicitaires assurèrent dans les quotidiens la réclame de *l'Express* qu'entretinrent pendant plusieurs jours, à toutes les émissions parlées, les alléchantes annonces des radios périphériques. Ni pâte dentifrice, ni marque d'automobile, ni vedette du cinéma, ni maître du monde (sauf peut-être Hitler), ni surtout chef-d'œuvre immortel ne bénéficièrent jamais d'une propagande aussi richement orchestrée que celle qui se déployait sur nouveaux frais autour du navet éculé de l'Athénée. « *D'où vient l'argent ?* » demandait le cardinal Roncalli. Les chefs d'orchestre qui réglèrent ce festival ont tort de supposer que la question ne se pose pas d'elle-même. Les puissances qui mènent et financent la campagne contre Pie XII ont commis une erreur en laissant leurs hommes de main disposer trop largement de moyens et de facilités dont ils abusent au détriment de la cause. Le public, qui voit le pactole couler d'un seul côté, est moins sot qu'on ne croit. Il n'est pas vraisemblable que des gens pour qui un pape est un homme comme un autre mobilisent la grosse artillerie et gaspillent les milliards pour le maigre plaisir de dénigrer un pape déjà bien oublié. C'est trop frapper sur un seul clou, à moins d'avouer qu'une telle dépense d'énergie tend à démolir tout le rempart où l'on enfonce ce clou.
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Nous connûmes par *l'Express* que M. Friedländer, ce jeune juif originaire de Prague, « a passé son enfance en France pendant l'occupation allemande, recueilli, caché, élevé à partir de dix ans dans un petit séminaire de Montluçon ». Nous n'avions plus qu'à espérer que ses maîtres auraient mieux préparé ce futur accusateur de Pie XII à l'étude de l'histoire qu'à la délicatesse du cœur et à la mémoire des bienfaits qu'il a reçus de l'Église. Ces édifiants détails nous étaient fournis en gage de l'impartialité du nouvel historien. Rassurons-nous sur ses bons sentiments : « Il a gardé à ceux qui l'ont sauvé une profonde gratitude » ; et « ce n'est pas sans grande hésitation qu'il s'est résolu à chercher plus avant la vérité historique ». Plus *avant* signifie : non plus seulement dans la pièce de théâtre et les coupures de presse, mais dans les archives du III^e^ Reich, où la vérité pure est, comme on sait, enclose.
Dans ces archives, le document qui a d'abord frappé M. Friedländer et lui a tracé, malgré qu'il en eût, son devoir d'historien, c'est « celui où, venant d'apprendre la déportation des prêtres polonais, Pie XII demandait que l'Opéra de Berlin vienne jouer *Parsifal* au Vatican ». Pauvre bon jeune homme, on comprend assez qu'un tel scandale lui ait forcé la main. L'opéra au Vatican, comme au temps des Borgia ! Et dans un pareil moment ! Il n'y a plus de gratitude qui tienne : l'Église vous eût-elle cent fois sauvé la vie, cette turpitude doit être divulguée.
Seulement, quand on se réfère aux documents que l'hebdomadaire a extraits du livre. (toujours avec la confiante certitude que le lecteur n'y regarderait pas de si près), puis au livre lui-même, on s'aperçoit que la révoltante coïncidence des dates est conjecturale et controuvée. Ici encore, replaçons les faits dans l'ordre chronologique que M. Friedländer se plaît, lui aussi, à bousculer avec dextérité.
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Le 2 décembre 1940, dans les *Acta Apostolicae Sedis*, le Saint-Office rappelle qu' « il est interdit de tuer, sur ordre de l'autorité publique, des personnes qui n'ont commis aucun crime passible de peine de mort, mais qui, du seul fait d'une infirmité psychique ou physique, ne peuvent plus être utiles à la nation et que l'on peut même considérer comme une charge », etc. (Bien entendu, comme le note finement M. Friedländer, les *Acta* sont rédigés en latin. Ils sont en effet destinés à toute la hiérarchie de l'Église universelle, particulièrement aux évêques, chargés de maintenir les principes de la morale chrétienne, dans les pays mêmes où ces principes seraient violés « sur ordre de l'autorité publique ».)
Le 4 mars 1941, « *au moment même où* (d'après M. Friedländer) *les informations affluent au Vatican concernant la mise à mort de milliers de malades mentaux et de centaines de prêtres polonais* » l'ambassadeur du Reich auprès du Quirinal écrit à Ribbentrop qu'un conseiller artistique de l'ambassade a reçu, la veille, « un envoyé du pape » venu lui dire « que le pape se réjouirait extraordinairement s'il était possible, à la fin de la visite de l'Opéra national à Rome, d'organiser un concert de l'Orchestre national au Vatican, au cours duquel on donnerait une transcription pour orchestre de la dernière scène de *Parsifal* »*.* Le pape, de plus, faisait dire qu' « il avait souvent eu l'occasion d'admirer les grandes représentations de Wagner... » quand il était nonce à Berlin.
« *Le 6 mars, Ribbentrop donne son accord. Le concert peut avoir lieu* » ajoute M. Friedländer. (Le lecteur comprend que le concert aura lieu.)
Le 21 mars, le ministre du Reich à Lisbonne communique à Berlin une information publiée par un journal portugais comme provenant du Vatican, selon laquelle « sept cents prêtres catholiques avaient été exécutés dans les camps de concentration (...) et que plus de trois mille autres prêtres se trouvaient encore dans des camps de concentration. »
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Le 24 mars, von Bergen, alors ambassadeur auprès du Vatican, écrit à la Wilhelmstrasse : « Des amis italiens attirent mon attention de plus en plus énergiquement sur les informations qui se répandent ici, publiées, paraît-il, par la radio de Londres, selon lesquelles des personnes se trouvant dans des asiles ou des maisons de vieillards sont exterminées », etc. Il mentionne ensuite la décision publiée en décembre par le Saint-Office, qui réprouvait ces assassinats. « Cette décision avait clairement été déterminée par ce qui se passait prétendument en Allemagne. » *Prétendument :* l'ambassadeur est contraint de feindre une incrédulité ou une ignorance que d'ailleurs partageaient de bonne foi, même chez nous, beaucoup de gens pour qui la B.B.C. n'était pas infaillible ; mais il n'ignore ni ne cache que, dans la mesure où l'Allemagne était coupable de ces crimes, c'est elle que visait *clairement* le Saint-Office.
En août 1941, enfin, Mgr von Galen, évêque de Munster, « *s'éleva publiquement contre la mise à mort des malades mentaux et obligea Hitler à mettre fin à cette action* ». M*.* Friedländer se demande gravement si ces sermons « *furent prononcés sur instruction du pape ou ne furent dus qu'à l'initiative de l'évêque. Les archives de la Wilhelmstrasse n'indiquent rien sur ce point* »*.* Elles n'indiquent jamais rien, en effet, qui ne puisse servir à compromettre Pie XII dans l'intérêt d'un régime de terreur et de mensonge. M. Friedländer n'en consulte pas d'autres.
Résumons donc ce qu'il y a trouvé sur ce chapitre *Parsifal.*
D'abord, une condamnation doctrinale des crimes hitlériens, émanant du Saint-Office et communiquée aux évêques par l'organe officiel du Siège apostolique. Quelques mois plus tard, instruit de la réalité des faits, un évêque allemand, fils soumis de Pie XII, proclamera cette doctrine et *obligera Hitler* (c'est M. Friedländer qui parle) à *mettre fin à cette action* contre les vieillards et malades incurables. (Notons que cette intervention énergique et efficace *de l'Église,* apparemment non désapprouvée par son chef, aura lieu alors que Hitler sera en guerre avec la Russie.)
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Dans l'intervalle, au début de mars 1941, bien que Staline soit toujours l'allié de Hitler, Pie XII marque à celui-ci, à l'occasion de *Parsifal,* une faveur extraordinaire : il invite l'Opéra de Berlin. Il est cependant parfaitement informé des crimes qui se perpétuent en Allemagne et en Pologne, d'où les nouvelles « affluent » au Vatican. Sans doute. Mais comment M. Friedländer le sait-il ? Par deux rapports diplomatiques allemands *datés tous deux de la fin de ce même mois de mars* et faisant allusion l'un aux révélations d'un journal portugais qui se dit renseigné par le Vatican sur le martyre des prêtres polonais, l'autre à des révélations diffusées, *paraît-il*, par la radio de Londres sur l'extermination des incurables.
Voilà ce que M. Friedländer appelle une affluence d'informations et une concomitance d'évènements. Il se contente de peu. C'est lui qu'on aurait dû charger d'écrire pour le théâtre. Nous venons de voir comment il écrit l'histoire, et comment on appâte les lecteurs de *l'Express.*
J'avais eu tout de suite la puce à l'oreille en lisant que le pape se serait « réjoui », et même « extraordinairement réjoui » d'avoir l'opéra chez lui. Ces locutions n'appartiennent pas au vocabulaire en usage à la cour pontificale. Comme l'ambassadeur qui a donné dans le panneau, M. Friedländer et les rédacteurs de *l'Express* ignorent que les papes, quand ils ont sujet de se réjouir, se disent tout au plus *consolés ;* ils ne goûtent point de plaisirs, ils n'éprouvent que des consolations. Le messager anonyme qui prêtait à Pie XII un si insolite langage me semblait aussi suspect qu'anormale la forme de sa démarche. Enfin, si le nonce Pacelli avait pu apprécier la musique allemande, il n'était pas croyable qu'un ecclésiastique de son rang, en ce temps-là du moins, se fût jamais hasardé dans des salles de spectacle. Bref, le « document » sentait à plein nez la mystification.
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De plus, il y avait loin du « chapeau » raccrocheur de *l'Express* à la teneur du document lui-même. Il s'agissait dans l'un « que l'Opéra de Berlin vienne jouer *Parsifal* au Vatican » ; dans l'autre, « d'organiser un concert au cours duquel on donnerait une transcription pour orchestre de la dernière scène de *Parsifal* »*,* ce qui est tout à fait différent. La musique de cette scène n'est rien moins que hitlérienne : c'est l'Enchantement du Vendredi saint... Je me disais aussi que Pie XII, outre son amour de la musique, devait avoir eu ses raisons. Peut-être connaissait-il dans l'orchestre tels musiciens catholiques qu'il désirait rencontrer pour les conseiller, ou les interroger, ou leur confier quelque mission délicate... Ces hypothèses plausibles faisaient fondre à vue d'œil la noirceur du trait que soulignaient à plaisir les ennemis de Pie XII.
J'en étais là de mes réflexions quand toutes les hypothèses s'écroulèrent d'un seul coup : ni représentation ni concert n'ont jamais eu le moindre commencement d'exécution.
On vient de l'apprendre par un article de la *Civiltà Cattolica* (mars 1965), reproduit dans *l'Osservatore romano* (que malheureusement personne ne lit, tandis que les inepties de MM. Friedländer et consorts continuent souverainement à éblouir l'opinion publique), où le P. Angelo Martini, ayant exploré les archives vaticanes, découvre enfin le pot aux roses : non seulement Pie XII n'avait rien demandé, mais il repoussa et rendit lui-même irréalisable le projet de concert que la propagande allemande cherchait à lui endosser. Elle n'y réussit que trop bien, par l'idée ingénieuse de déguiser un compère en « envoyé du pape » afin d'amorcer l'affaire sous initiative vaticane, de manière que, Pie XII, ainsi engagé malgré lui, ne pût plus reculer. Il recula cependant et fit reculer tout le monde : c'est ce dont M. Friedländer n'a même pas entrevu la possibilité, enfermé qu'il est, tout le premier, dans la fiction montée de toutes pièces par les services du docteur Goebbels.
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Ni pour la chronologie, ni pour l'encadrement, ni pour la matérialité des faits, il n'y a donc pas un mot de vrai dans l'incident *Parsifal* tel qu'il le raconte, et encore moins tel qu'il l'interprète. Il nous promettait pourtant au début de son livre : « *Les commentaires comporteront plus d'interrogations que d'affirmations.* » Nous avons vu la même chose dans le procès-du Christ. L'interrogation est la forme que prend souvent l'insinuation, laquelle est une affirmation d'autant plus péremptoire qu'hypocrite. Le P. Martini reproche doucement à M. Friedländer de manquer de méthode. Il faudrait le blâmer d'en avoir un peu trop. Lui reste un moyen bien simple de prouver sa sincérité. Maintenant que le voici détrompé sur cet incident *Parsifal* qui l'a tellement scandalisé et décidé, bien malgré lui, à témoigner contre Pie XII, va-t-il confesser son erreur, faire amende honorable et retirer son livre du commerce ? Je crains que cette interrogation ne soit, elle aussi, du genre oratoire.
Mais il laisse pendantes beaucoup d'autres questions, plus sérieuses, auxquelles il n'a ni répondu ni songé, bien que la lecture de son livre les impose avec force. Selon son système préconçu, ce serait par horreur du bolchevisme que Pie XII aurait eu pour le seul Hitler des indulgences, voire des complaisances coupables. Comment se fait-il en ce cas que cette prétendue partialité du pape Pacelli ne se soit ni renversée ni modifiée pendant les deux premières années de son pontificat, qui furent justement les deux années de l'alliance germano-russe ? Comment se fait-il que, ménageant Hitler allié de Staline au point de s'abaisser à des flatteries envers son Opéra au mois de mars, il ait assez peu ménagé Hitler ennemi de Staline pour permettre qu'un évêque allemand réprouvât ses crimes au mois d'août ?
Comment, ne condamnant pas les crimes de Hitler en Pologne, ne les condamna-t-il pas davantage durant les vingt-trois mois où Staline en fut le complice ? M. Friedländer soupçonnera-t-il les « silences » de Pie XII de s'être alors exercés en faveur de Staline ?
Comment, chez ce pape si plein de faiblesse envers le Reich anticommuniste, M. Friedländer ne relève-t-il aucune trace de sévérité accrue envers le Reich prosoviétique ?
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Il n'y verrait aucun inconvénient, puisque pour lui Staline est sans pêché, innocent même de cette alliance qui enfanta la guerre et livra toute l'Europe, juifs compris, à Hitler. Il y eut à la télévision un moment de comique pénible, lorsqu'on y entendit MM. Nobécourt et Friedländer, exhibés une fois de plus et confrontés comme deux augures qui se regardaient sans rire, se demander ensemble, avec un air de se creuser la tête, quel sens donner à une allusion faite par Pie XII en 1942 aux atrocités des bolchevistes. Propos pour eux énigmatique. Quelles atrocités ? Katyn ? Mais on ne connut qu'en 1943 ce massacre que la propagande alliée attribua d'abord aux Allemands mais que, depuis, « *l'on s'accorde en général à attribuer aux Russes* »*,* écrit M. Friedländer (dont l'assertion se fait ici étrangement impersonnelle et prudente). « *En conséquence,* tranche-t-il *il est probable que le pape ne se référait à rien de précis et condamnait les bolchevistes en termes généraux.* » La Finlande, la Pologne, les pays baltes, les persécutions religieuses, la terreur politique, les procès de Moscou, la liquidation des suspects, l'esclavage universel, la déportation et la mort de beaucoup plus de six millions de victimes et toute la suite que Pie XII avait prophétisée avec exactitude : rien de précis ! Ce ne sont pas les « silences » de Pie XII qu'il est urgent de psychanalyser, mais bien plutôt ceux de ses historiens si opportunément et si volontiers frappés d'amnésie.
Et à vrai dire l'analyse est assez facile, eux-mêmes ne prenant aucun soin de dissimuler leurs véritables mobiles. A travers tant d'affabulations gratuites, de feintes, de pertes de mémoire, de prestidigitations dialectiques et de contradictions, la seule ligne qu'ils suivent avec constance est tout simplement celle qui leur est dictée par la politique russe. Ils en épousent pas à pas les lacets et les retours, les hauts et les bas, les marches et les contre-marches, prisonniers de ce labyrinthe encaissé d'où leur regard ne peut atteindre au sommet où Pie XII s'est placé pour régler avec une égale constance, et dans une vue d'ensembles, sa propre ligne de conduite à l'égard de toutes les politiques.
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Ni pape, ni juifs, ni principes ne les intéressent que par rapport à cette politique particulière qui condamne Pie XII parce que, seul dans l'univers, il a refusé de plier devant elle. Ils lui pardonneraient, que dis-je ? ils le loueraient d'avoir augmenté le malheur des persécutés et les forfaits hitlériens par des déclarations et par d'autres « silences » qui eussent favorisé les forfaits staliniens. Sa gloire, en ce cas, serait intacte.
(*A suivre.*)
Alexis CURVERS.
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### Pour la Toussaint
par J.-B. MORVAN
LE crépuscule vient très tôt, déjà, en ces fins d'octobre. La nuit lentement s'insinue dans les nuages qui recouvrent comme un autre feuillage les reliefs de cette campagne marquée par les jours mouillés, par la permanence du froid, du luisant. On pense confusément que les novembres ont toujours le dernier mot. Un petit chat gris que je n'avais jamais vu est apparu vers quatre heures à l'entrée du champ voisin ; il est peut-être le messager secret qui déclenche la longue progression des ténèbres. J'imagine parfois deux personnages : l'Hiver, un paysan courbé, vieux et sans âge tout à la fois ; la Nuit, de noir vêtue. On ne les a plus vus pendant l'été ; lui possède un antre encore frais entre deux roches, dans la vallée inabordable du Guinefort ; elle, une petite cabane invisible à la fourche d'un if, celui du Val, ou celui du Bois-Le-Raut, et elle tisse un manteau noir qui flottera sur les hauts, en novembre, entre Trélivan, et les Landes de Plélan, largement déployé pour les mois sombres où le temps s'arrête. Je les imagine déjà tous deux ramassant du bois mort, dans le silence, près de l'étang de Bosreux.
Je note ces légendes informes sur le mauvais papier du temps gris, comme témoin des villages muets, des campagnes inertes. Il se peut qu'un de ces sentiers mesquins m'amène tout de même à la grande épopée sacrée de ces deux journées sœurs, celle de Tous les Saints et celle de Tous les Morts. Ainsi cette vieille maison qui dépendait de mon terrain de l'autre côté du chemin de terre. C'était la demeure primitive, la maison aïeule elle avait encore sous le lierre presque toute sa toiture et de loin, encore un air d'ancienne élégance rustique.
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Mais elle gênait le passage des chariots : aussi par un miracle de la technique moderne, un bulldozer chargé de refaire le chemin arracha un angle de ses murs encore solides. J'ai dû faire abattre ce qui n'était plus qu'une ruine désormais dangereuse ; on ne voit plus qu'un tas de pierres d'où émergent les vieilles poutres, libation inutile de cailloux, sacrifice dérisoire. Les maisons détruites laissent pourtant au propriétaire du lieu un singulier héritage. Il me semble que je dois quelque chose, une pensée, une prière tout au moins, aux trépassés qui habitèrent cette ferme depuis une date inconnue jusque vers la fin du siècle dernier. Quels étaient les gens qui un jour se réjouirent d'avoir édifié une maison neuve ? Un ange vient-il, à travers les nuées, quand le jour meurt, se pencher sur l'endroit maintenant désert ? Il doit y avoir des anges veilleurs, mystérieusement présents au sein des oublis sans nom.
NOS morts... Ceux de nos familles, évidemment, nous allons les honorer. Mais la tradition même, si elle concentre la tendresse, limite en un certain sens le sentiment de la foule invisiblement présente des trépassés. Nos ancêtres marquent les points d'une ligne que les étapes de notre vie, heure par heure, prolongent. Mais cette ligne recoupe d'autres successions, d'autres généalogies. Ainsi, moi, passant sur la route du temps, je suis venu un jour dans ce village pour établir mes mystères ancestraux sur le lieu d'autres mystères enfouis. Des anciens possesseurs, les actes ne me donnent que quelques noms, sur moins de cent années ; mais si mes papiers familiaux remordent plus haut pour mes aïeux, ce ne serait encore, avant, le règne de Louis-Philippe, que des dates et des noms. La dernière ombre des familiarités humaines s'évanouit si l'on veut remonter plus haut que l'invention de la photographie. Je me plais à penser que la maison de 1880 réparée il y a peu d'années, et ces arbres plantés peuvent continuer les espérances de mes propres ancêtres ruraux, et celles des morts inconnus qui m'ont précédé ici même. Il demeure cependant que le sanctuaire reste posé sur une double crypte obscure. Dans le vent qui parcourt presque toujours cette colline, je ne pourrai que murmurer des questions sans réponse.
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HANTISE des prédécesseurs : elle semble indispensable à la plénitude de l'homme. Un enseignement découle toujours des passages apparemment les plus arides de l'Écriture, comme l'eau du rocher, pour qui sait frapper. Telles sont les généalogies de Notre-Seigneur, au début des Évangiles. Je crois en les lisant entendre les vieilles au coin du feu, récitant la liste des parentages, non sans quelques somnolences oublieuses. On a vu souvent dans les généalogies le signe d'un orgueil naïf. Ne seraient-elles pas plutôt le résultat d'un effort passionné, toujours incertain, pour sonder l'obscurité de ces cryptes de la vie, pour prendre conscience de ce que notre vie personnelle doit essayer de compenser et de justifier ? Elles marquent le recours à une poésie intérieure, ultime tentative de l'esprit à qui échappent les documents. Les généalogies sont une invite à prier pour les morts. Épreuve plutôt que science ou étude, elles n'ont pas à être parfaites ; au contraire, leurs lacunes les rendent spirituellement efficaces.
Sans doute, aux siècles passés, la tentation enfantine de les épurer ou de les embellir a-t-elle commandé certaines fantaisies ou certains silences à des gens peu soucieux du vieil adage ironique qui prétendait que tout pendu descendait d'un roi, et tout roi d'un pendu. Les généalogies humaines du Christ auraient pu leur donner une leçon de vérité, mais de toute manière, l'obscur désir de justification subsistait, et la réflexion inquiète ou gênée sur les filiations était préférable à l'état de l'homme sans méditation et sans responsabilité qui, dans l'ignorance délibérée de ce qui l'a précédé, s'imagine facilement premier, pur et libre.
Précisément, les morts aujourd'hui semblent moins compter pour nous. Nous avons, il est vrai, beaucoup de travail, le siècle avidement consomme et détruit ; la vieillesse encore active laisse moins de loisir pour rêver aux souvenirs du passé. Jadis les vieillards et les célibataires assumaient au sein des familles une sorte de sacerdoce de la mémoire ; c'était à eux qu'incombait l'entretien de la science des parentés Des « vies encloses » parfois raillées ou mal jugées restaient tournées vers les présences de l'au-delà ; si la jeunesse souriait de la naïveté de ces propos, elle écoutait pourtant. La mort aujourd'hui remplace les morts : radio et télévision percutent chaque jour les consciences par l'annonce de trépas brutaux, accidentels ou guerriers. La mort prend l'aspect d'une suppression, d'une élimination. Cette présentation mécanique et accélérée de la mort ne suggère pas la continuité des présences et la nécessité des honneurs à rendre et à prolonger.
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La pensée attentive du culte des défunts compense et combat cette réceptivité passive de l'esprit, cette sujétion à l'événement violent et fragmentaire. Elle rend à l'âme ses dimensions véritables qu'on jugerait volontiers de nos jours trop ambitieuses. Elle amène à penser poétiquement dans un domaine qui échappe aux décisions matérielles aussi bien qu'à notre jugement critique dans l'ordre intellectuel. Les morts n'ont plus besoin de nos conseils, ni de nos censures. L'acte de foi en l'immortalité contraint à rouvrir d'autres fontaines de l'esprit.
PEUT-ÊTRE convient-il de rapprendre à parler des morts pour penser comme il faut aux vivants. Nous estimons avec désinvolture que les vivants se défendront toujours. Les vies des morts sont comme les livres au jugement de Platon : leur maître n'est plus là pour les défendre. Que reste-t-il de l'homme en effet ? De ses carnets de comptabilité ne peuvent ressurgir que sa prodigalité, ou plus souvent encore, son avarice ; de sa correspondance, des indulgences ou des compromissions que nous sommes tentés de grossir sans mesure, et d'isoler abusivement dans l'absolu et dans l'éternel. Des récits de ceux qui l'ont connu ? Des anecdotes mesquines où nous ne savons pas reconnaître la vanité et la suffisance du narrateur. Les documents révèlent plutôt le mal que le bien, et ces documents, on dirait que le diable en invente. Nous agissons envers les morts de la manière que l'Évangile réprouve : « Mais à qui dirais-je que ce peuple est semblable ? Il est semblable à ces enfants qui sont sur la place publique, et qui, criant à leurs compagnons, leur disent : Nous avons chanté pour vous et vous n'avez point dansé ; nous nous sommes lamentés et vous n'avez point versé de pleurs... » Nous critiquons les morts pour avoir été tristes quand nous ne leur reprochons pas d'avoir été gais. Nous sommes les morts de demain. La parabole de la paille et de la poutre prend de ce point de vue un renouveau d'intérêt. On songe au mot de Mallarmé sur Poë, et au texte qui l'entoura (qu'on oublie trop souvent) : « Tel qu'en lui-même enfin l'éternité le change... »
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S'il est une conviction puissante chez les humains, au fond même des consciences les moins portées à l'exercice de l'introspection rationnelle, c'est ce désir de trouver un jour son portrait ressemblant, son jugement équitable et complet. Comment pourraient-ils apparaître si ce n'est dans un monde renouvelé, à la fois séparé et étrangement proche de celui où nous vivons, dans un univers où les êtres et les choses ressembleraient davantage à eux-mêmes, existeraient dans une lumière plus transparente et plus chaude ? Les virtualités nobles, ici bas contrariées, la vivacité des affections spontanées de l'âme, échapperaient aux caprices des diversions terrestres, aux voiles de l'ignorance et du mépris. L'éternité, c'est le langage qui peut parler, c'est l'épanouissement d'une durée dont les durées humaines présentes, coupées, traversées de contradictions accidentelles, peuvent donner le désir sans offrir la réalisation.
LA TOUSSAINT n'apparaît-elle pas déjà sous un autre ciel que ce plafond de nuées, dans un paysage tout différent de ces sentiers chagrins, de ces feuilles humides et pourrissantes ? Ah ! novembre et décembre, les « mois noirs », comme les appelle le calendrier celtique... Si les appels du vent contribuent à un élan vers l'éternel, avec ce romantisme spontané qu'on ressent dans l'âme en même temps que dans les poumons, il n'en est pas moins vrai que la ressemblance est forte, trop forte, avec les obsédantes réminiscences d'Homère et de Lucien, avec ce tableau des parages du Styx, tout enfumés de vieilles peurs, tout charbonnés de désespérances. Ne suivons que le chant immense venu avec les souffles du ciel ; gardons les rites accoutumés de la Toussaint et du Jour des Morts, mais tenons-les fermement comme les premiers barreaux de l'échelle mystique. Et de ce monde (lui nous entoure, étudions tout ce qui déjà nous suggère que les morts sont nos contemporains dans l'éternel. Les vestiges du passé, les monuments, les témoignages de toute nature sont aussi capables de nous décevoir, que de nous inspirer, si nous n'y mettons pas ce « supplément d'âme » dont on parlait tant naguère. Nous avons besoin de ces éléments du réel ; demandons-leur de ne pas nous masquer la réalité profonde. L'historien et le touriste savent également qu'une couche d'insensibilité parvient vite à enrober les plus admirables de ces témoignages.
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Désirs, rêves et regrets sont toujours affectés par notre versatilité intérieure. J'admettrais volontiers qu'il faille se conduire comme l'homme qui priait Saint Antoine de Padoue pour quelque réussite à laquelle il ne tenait guère, ou pour retrouver un objet qui ne lui importait pas davantage, et cela parce qu'il voulait saisir le prétexte de la prière.
L'homme n'aspire à rien tant qu'à un renouvellement de son propre langage. Dans l'ombre décevante de ce temps de Toussaint, il sentira comme la naissance d'un avril paradoxal si, dépassant le seul spectacle des tombes, des cyprès, des antiques demeures et des portraits effacés, il pressent dans l'univers des Saints et des Morts une floraison de sympathies presque proches, une géographie d'âmes dont la découverte lui est promise : fraternités et cousinages innombrables d'un monde parallèle à nos propres démarches, mystérieusement voisin de notre maison, de notre chaise et de notre table. Il en émane cette joie qu'on ressent à deviner un parterre de pervenches dans un prochain sous-bois, à entendre dans le lointain le carillon d'une église invisible, ce chant que je crois entendre dans le nom grec du Paradis : « Paradeison ».
UN MONDE immense en même temps qu'une jeunesse, qu'une enfance ressemées, Comme l'univers cosmique rétrécit chaque jour pour nos esprits ! Peut-être faut-il que cette immensité matériellement conçue soit, elle-aussi, humiliée, et que nous sentions que la véritable liberté des espaces infinis n'est pas celle des astres morts, des cratères désertiques et des sols de cendre. L'univers de l'espérance est peuplé d'âmes ensoleillées d'un autre soleil. Une Toussaint infinie, digne d'être honorée sur toute la longueur de l'année, prend alors l'apparence de ces grands paysages de Hansi, retraçant les coltines de l'Alsace avec le bleu, les ors et la pourpre des fins d'été et des débuts d'automne. Cette contrée triomphante coexiste mystérieusement avec le pays gris et noir où je vais continuer à cheminer, elle est située sur l'autre versant d'une même montagne, elle possède sa lumière rayonnante toujours fraternelle pour les heures ternes de nos infortunes.
Jean-Baptiste MORVAN.
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### Regards sur l'Islam
par l'Abbé Joseph BERTUEL
L'ÉGLISE CATHOLIQUE est missionnaire par nature. Mais d'autres religions visent aussi à se répandre. A l'heure où la première se déclare prête à toutes les conversations paisibles avec les hommes de bonne volonté, sur le plan religieux qui lui est propre, d'autres s'interrogent sur la conduite à tenir. Les terrains sur lesquels peut s'engager un dialogue n'ont pas tous la même consistance. Il n'est pas indifférent que l'on aborde un interlocuteur sans le connaître, ou en le connaissant imparfaitement, ou en sachant quelles sont ses positions ouvertement déclarées. C'est pour sonder un de ces terrains que nous nous livrons à la présente étude, sans autre prétention que de montrer les difficultés de certains dialogues.
UN CONGRÈS « MONDIAL » PEU REMARQUÉ. -- Le 1^er^ janvier 1965, à Mogadiscio, capitale de la Somalie, se terminait le 6^e^ Congrès musulman mondial. On ne lui a accordé que peu d'attention dans la presse catholique, bien que tous les techniciens de la radio, de la sonorisation et des traductions en fussent des chrétiens. Nous grouperons donc ici les renseignements essentiels que nous avons pu recueillir soit parmi les comptes rendus publiés au Maghreb et au Proche-Orient, soit dans notre correspondance personnelle.
Ce Congrès préludait à celui de Bandoeng, auquel furent invités, du 6 au 14 mars 1965, les représentants d'Afrique et d'Asie. Une deuxième session de cette Conférence générale islamique devait se tenir pendant une semaine à La Mecque, à partir du 15 avril.
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Chaque pays musulman était invité à envoyer à La Mecque trois délégués, tandis que certains membres de l'Assemblée constituante, des chefs de certaines organisations islamiques, et des étudiants venus en pèlerinage étaient admis à assister à la réunion. Les grandes lignes du programme furent définies à Mogadiscio et étudiées à Bandoeng.
Trois comités furent créés à Mogadiscio pour étudier les problèmes d'ordre politique, économique, religieux et culturel que pose l'édification du panislamisme. Les questions religieuses ne sont pas traitées indépendamment, pour elles-mêmes, mais dans leur rapport nécessaire avec les orientations politiques dont elles doivent être le soutien, voire le moteur. Il est donc impossible de parler de l'Islam mahométan en faisant abstraction tantôt de son avant-scène, tantôt de son arrière-plan, politiques. Il est politicien depuis sa naissance. Certains hommes d'État contemporains qui ont tenté, pour faire évoluer plus rapidement leur pays, d'effectuer une laïcisation du type français, se sont heurtés soit à la masse populaire amorphe, encroûtée dans l'ignorance et la superstition, soit au fanatisme des sectes, soit à l'opposition des cheiks et des oulémas qui trouvent dans le Coran même, et avec raison, la justification d'une théocratie indivisible. Ce fut le cas pour Ataturk et Bourguiba à ses débuts.
Que l'on ne nous reproche donc pas de faire interférer, dans les observations qui vont suivre, le domaine politique et le domaine religieux. *C'est l'Islam lui-même qui est politico-religieux.* L'ignorer nous conduirait à parler d'une fiction, non d'une réalité.
Voici donc comment les représentants du monde islamique réunis dans la capitale de la Somalie ont défini leurs objectifs :
-- *Dans le domaine politique direct :* encourager et soutenir la lutte des peuples musulmans pour l'autodétermination ;
-- favoriser les rapports avec les États non musulmans qui traitent les minorités musulmanes sur pied d'égalité avec les autres citoyens ;
-- travailler partout à sauvegarder les droits des minorités musulmanes là où elles sont minoritaires.
-- *Dans le domaine économico-social :* favoriser la coopération et la solidarité entre les communautés musulmanes de l'Afrique et de l'Asie ;
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-- diriger les communautés musulmanes du monde dans la voie du progrès, de la paix, et de la justice sociale.
*-- Dans le domaine culturel :* coordonner et consolider dans le monde les activités islamiques des missions, de l'éducation, et de la culture ;
-- encourager l'étude de la langue arabe par les musulmans.
-- *Dans le domaine plus particulièrement religieux* qui nous intéresse, le Congrès a formulé les objectifs à atteindre :
a\) nécessité d'inclure l'enseignement de la culture musulmane dans les écoles, *tout comme le marxisme est enseigné* dans les pays socialistes et le catholicisme dans les pays catholiques. A dessein nous avons souligné le passage sur l'enseignement marxiste, car c'est le seul terme de la comparaison qui réponde à la réalité ; le second est erroné ou sujet à caution selon les lieux.
b\) dans le programme des études scolaires, l'enseignement religieux doit être prioritaire ; les pays non islamiques officiellement mais (lui possèdent des minorités musulmanes, seront instamment priés de donner, dans leurs écoles publiques, une éducation religieuse aux élèves musulmans ;
c\) que les orphelins musulmans ne soient pas confiés à des organisations non-musulmanes, en particulier à des institutions missionnaires ; que les communautés musulmanes construisent leurs propres orphelinats pour empêcher les enfants musulmans d'aller dans des monastères et institutions dirigées par des missionnaires ; se hâter de construire des écoles et des hôpitaux pour contrebalancer les activités des missions chrétiennes ;
d\) l'effort d'expansion religieuse se poursuivra dans une double direction :
1° en liaison avec les moyens politiques et sociaux envisagés par ailleurs pour freiner l'essor des autres religions, qualifiées « d'importées » jusqu'à élimination complète si possible ; réviser la version actuelle du Coran ; préparer l'édition et la diffusion, dans les principales langues du monde, d'un ouvrage sur l'islam et d'un guide pratique pour les missionnaires, ainsi que d'une biographie de Mahomet ;
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2° les délégués des 34 pays participant à ce Congrès ont enfin décidé que, pour prendre le contre-pied des efforts tentés par les missionnaires des autres religions, l'unification des textes des livres d'enseignement et de propagande s'accompagnerait d'une édition du Coran en langue arabe ; cette édition remplacera la précédente qui avait déjà rang de « vulgate » ; elle sera donc le seul texte de base pris comme référence, et elle devra être, à l'exclusion, de toute autre, utilisée officiellement.
« La langue arabe », déclare-t-on, « doit devenir *le latin des musulmans*, et constituer pour l'islamisme le ferment d'unité et le gage d'universalité que le latin a été jusqu'à ce jour pour la Chrétienté. »
Le siège de la Commission permanente chargée de cette stratégie politico-religieuse est à KHARTOUM. Téléguidée du Caire, elle est fort bien placée pour propager dans l'Est et le Centre de l'Afrique les mots d'ordre du panislamisme parmi lesquels celui d'amener les gouvernements africain à réexaminer leurs relations avec Israël « avant qu'il ne soit trop tard, pour préserver l'unité africaine et la lutte des petites nations contre le colonialisme ». Le même mot d'ordre est adressé aux États arabes, appelés à réviser leurs relations avec les États africains qui conservent des rapports avec Israël « contre la volonté de leur peuple, trahissant ainsi la cause de l'unité africaine et de la solidarité afro-asiatique ».
Bien entendu, des propositions plus précises ont été faites auxquelles nous ne nous arrêtons pas, car elles dépasseraient de beaucoup le cadre de cette étude en nous obligeant à entrer dans l'analyse de multiples cas particuliers.
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ISLAM ET COMMUNISME. Les orientations politiques, définies à MOGADISCIO sous le double étendard du panislamisme et du panarabisme rendent un son qui ne saurait aujourd'hui tromper personne. *Lutte des Peuples* musulmans *pour l'autodétermination ; coopération et solidarité entre les communautés* musulmanes *d'Afrique et d'Asie ; préservation de l'unité africaine et lutte des petites nations contre le colonialisme ; condamnation de la politique d'* « *oppression et de suppression des mouvements de libération nationale* » et autres refrains de même composition, portent leur marque de fabrique.
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Avoir appliqué ici ou là l'étiquette « musulmane » à ces slogans du communisme n'a rien d'original. Les services d'agitation et propagande révolutionnaire utilisent absolument tout ce qui peut aider le communisme à s'implanter dans un pays. Les ambiguïtés du vocabulaire de presse et de meeting sont d'usage permanent.
Pouvons-nous en déduire que les pays musulmans sont une proie facile, et que d'emblée l'*Islam* n'est qu'une courroie de transmission du *communisme ?*
AU PLAN DES PRINCIPES, il faut reconnaître qu'un antagonisme foncier oppose l'Islam au communisme. Le Communisme, idéologie matérialiste, athée, persécutrice de tout ce qui lui résiste là où elle s'est implantée, prétend à une hégémonie mondiale.
L'Islam, théocratie qui prétend fonder ses droits politiques et sa législation sociale sur une révélation divine, entend aussi propager sans limites sa foi et, par ce moyen, imposer sa politique aux musulmanisés, même s'ils ne sont qu'une minorité dans un pays. Dans ce pays, la minorité musulmane sera ce qu'est le Parti communiste pour le compte de ses maîtres.
AU PLAN DES FAITS et des contingences politiques, la situation est beaucoup moins tranchée. Nous avons affaire à des hommes des deux bords qui rivalisent de finesse, de ruse, d'influence, d'autorité, les uns essayant d'utiliser les autres pour arriver à leurs fins, et réciproquement. Le communiste accomplit sa besogne comme dans tous les pays du monde. Mais les pays musulmans ne sont pas n'importe quel pays. C'est précisément ce qui a dérouté les communistes, il y a quelques années, lorsqu'ils tentèrent d'appliquer dans la Ligue Arabe leurs méthodes routinières. Après bien des déboires, danses et contre-danses, ils semblent avoir trouvé un certain équilibre ; le temps a travaillé pour eux, non seulement parce qu'ils ont réalisé une unité d'action sur le plan des revendications sociales et économiques, mais parce que, depuis l'accès des nations « arabes » à l'indépendance, il ne manque pas de candidats qui attendent, dans la coulisse, d'accéder aux postes de gouvernement en faisant figure de grands chefs révolutionnaires. Aussi, les chefs actuellement en exercice se préoccupent-ils d'apparaître en même temps comme de bons révolutionnaires « socialistes » très avancés, et comme d'excellents musulmans.
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Ils tiennent farouchement à leur pouvoir personnel ; et cela, politiquement, gêne l'action du Parti communiste en certains pays « arabes ». Jusqu'à présent, ils n'ont pu établir un programme concret et efficace au sein du mouvement nationaliste arabe. Leurs Congrès et conférences tendent à ce but, sans y réussir.
Nul ne saurait dire si l'unité politique des musulmans servirait les plans communistes mieux que leur division. Abattre certains autocrates gênants serait une bonne aubaine. Pour avoir une idée de la situation politique embrouillée de la Ligue Arabe, il n'est que de jeter un rapide regard sur ce que certains appellent « le Panier aux crabes ». Roi, sultan, raïs, bikbachi, président, ou paré de tout autre titre, chaque chef prétend d'abord défendre sa place, car il s'estime seul capable de défendre l'indépendance et la souveraineté de son pays, et aussi d'en assurer la prospérité.
Indépendance toute théorique d'ailleurs. Ces États dépendent du soutien financier et économique de l'étranger. On tend la main au premier qui veut bien la remplir moyennant certaines assurances, puis à un autre lorsqu'on a épuisé la générosité du premier et trompé ses espérances. Le rituel de la rupture comporte une bordée d'injures « socialistes » pour montrer au peuple qu'on est bien dans le courant révolutionnaire. « colonialistes, impérialistes, valets du capitalisme », ces apostrophes voltigent par-dessus les frontières, en attendant que de nouveaux subsides viennent adoucir le langage. Autrefois, les Arabes prenaient le bien d'autrui en organisant quelque razzia à main armée. Moins coûteuse en préparatifs et en hommes, la razzia moderne se nomme le chantage à l'aide économique. Cette aide n'arrive pas, dans chaque État, du même côté et au même moment. C'est souvent ce qui crée les discordes politiques et, par contre-coup, gêne l'action d'ensemble des communistes, car on ne compte plus les blocs qui se sont faits et défaits au sein de la Ligue Arabe depuis sa création. Jusqu'à l'année dernière, un seul sujet paraissait réunir tous les suffrages : l'anéantissement de l'État d'Israël abhorré. Aujourd'hui, une voix discordante fait grincer le concert : Bourguiba n'est pas de l'avis de tout le monde, et il le fait savoir à son encombrant voisin d'Égypte, à l'heure où l'Allemagne Fédérale s'occupe de renflouer le chantier naval de Bizerte ; Nasser est invité sans ménagements à s'occuper de ses affaires et à ne pas considérer, en accord avec ses amis de la R.A.U., les autres pays de la Ligue Arabe comme ses satellites.
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A l'intérieur de la Ligue Arabe, la République Arabe Unie n'a donc pas uni grand chose ([^19]). Les ambitions démesurées de Nasser offrent l'avantage de calculer quelles peuvent être les chances communistes dans son pays, tant qu'il demeurera au pouvoir. Jusqu'à présent, d'une façon plus ou moins radicale, le dictateur a réduit les communistes au silence. Nous l'avons dit, c'est normal. Spécifique de l'Islam, l'indissociable unité du religieux et du politique, du spirituel et du temporel, est le principe premier, on ne l'ignore pas, de la *Philosophie de la Révolution* du Colonel Gamal Abd-el-Nasser. Mais il importe aussi de savoir que cette *philosophie* inspire toute sa politique et est à la base de revendications territoriales qui, « *au nom de la communauté d'origine, des liens de la religion et de la trame de la langue* » ne tendent à rien de moins qu'à restaurer *la grande patrie arabe* dans les limites atteintes par ses armées au cours du premier siècle de l'Hégire, jusqu'à Poitiers et à Lyon, en terre de France d'un côté, et de l'autre jusqu'à Kachgar, aux portes de la Chine... Ce qu'affirme ouvertement le chef du gouvernement égyptien dans la préface d'un ouvrage sur *L'Afrique du Nord dans le passé, le présent et l'avenir*, paru en octobre 1954, dans la collection semi-officielle *Le Réveil national arabe,* préface elle-même intitulée : *L'Afrique du Nord... notre pays*. En conclusion, Nasser s'y défend d'être inspiré par un « *fanatisme religieux racial ou territorial* » et proclame la volonté de paix du monde arabe, mais non sans adresser finalement une menace à peine voilée à l'égard du monde occidental. Comment pareille déclaration ne rappellerait-elle pas, à qui les a forcément entendues, celles de Hitler ? ([^20]). Les communistes écartés ne sont pas forcément inactifs. Il se pourrait même que leur tâche soit facilitée par les réactions que suscitent les propos du raïs. Les nécessités historiques commandent toujours la tactique à adopter. Nous ne saurions oublier, d'autre part, que Staline s'est allié à Hitler au bon moment. Peu importent ici les combinaisons, seul compte le résultat. Pour l'instant, les communistes ont choisi d'affaiblir le prestige de Nasser au sein de la Ligue Arabe, et de remplacer ses thèses par d'autres.
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En effet, c'est avec un bouquet de fleurs que la « Tribune des nations » ([^21]) du 12 mars 1965 invite Nasser à rentrer dans le rang :
« ...L'arrivée au pouvoir des officiers libres, en juillet 1952, fit ainsi de la Ligue, -- donc de l'unité arabe qu'elle préconisait -- un instrument de propagande de la révolution sociale égyptienne.
La Ligue se trouva rapidement sous la dépendance quasi exclusive du régime nassérien. Elle a épousé la cause du Caire dans les laborieux conflits qui opposèrent longtemps Nasser aux autres capitales arabes. »
Après ce rappel discret et significatif des services rendus par la Ligue à Nasser, voici les fleurs :
« (La Ligue) a du reste pour capitale le Caire, noblement installée dans l'un des plus beaux immeubles du Midan al Tahis, « place de la Concorde » égyptienne. Les délégués permanents arabes qui y siègent, quel que soit le régime politique de leur pays, s'imprègnent peu à peu des conceptions sociales égyptiennes, du sens de l'État, du goût pour les réformes, du mépris pour le désordre ou pour le nomadisme. »
Les fleurs étant déposées au pied du monument, Nasser est invité à comprendre qu'une page d'histoire est désormais tournée ; le premier nom qui s'inscrit sur la nouvelle page n'est pas Le Caire, mais Alexandrie ; le rôle de Nasser est terminé :
« L'influence de la Ligue dans le progrès de la modernisation du Moyen-Orient est ainsi plus grande qu'on ne le croit. Le triomphe de la Ligue fut assurément la grande conférence au sommet qui se tint à Alexandrie au mois de septembre dernier. Elle y apparut comme ayant réalisé l'objet de la politique nassérienne, qui était d'unifier sur des points essentiels les vues de tous les gouvernements arabes. »
Et voici la culbute finale, avec indication de ce que « l'on » veut mettre en marche sur la route ainsi dégagée :
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« Mais ce triomphe même la condamne, si elle veut continuer à vivre, à *couper son cordon ombilical avec l'Égypte*, pour devenir l'organe représentatif de tous les États arabes.
Unificatrice de vocation, elle fut forcément égyptienne tant que l'Égypte fut seule à défendre la thèse de l'unification. Aujourd'hui que cette thèse a pour défenseurs la plupart des États arabes, la Ligue doit cesser d'être égyptienne. Et *de fait,* toute une évolution se prépare dans son organisation et son personnel. Si tout se passe bien, la Ligue Arabe sera demain une sorte d'appareil confédéral chargé de la politique étrangère arabe et aussi, peut-être, de certains départements de la politique intérieure... »
Évidemment, rien n'est moins certain que la réussite de ces projets, dans les conjonctures actuelles qui opposent entre eux tour à tour les divers membres de la Ligue pour des raisons de politique personnelle. C'est pourquoi la politique étrangère commune est visée en premier lieu : si la finance, les subsides, l'aide économique, viennent de Moscou, on pense, à la *Tribune des Nations*, que les États arabes seront bien obligés d'assurer, en contrepartie, une certaine liberté au déploiement de l'idéologie communiste dans leur politique interne. Mais là encore, nous sommes loin du résultat. Sur le terrain purement politique, la tactique du *salami,* exercice auquel les communistes se livrent parfois avec virtuosité, s'annonce longue et délicate dans un pareil fouillis ([^22]).
Le succès semble plus assuré sur le plan des réformes sociales. Là, tout le monde tient à cœur de se proclamer *partisan du progrès*, en admettant sans discussion que le *socialisme* est le *nec plus ultra* du bien-être, le plus court chemin de l'indigence à la pléthore de pain, de paix, et de liberté.
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Les résolutions prises à Alger le 28 février 1965 par le *Séminaire économique afro-asiatique*, rassemblant 68 nations et mouvements de libération, omettant toute référence à l'Islam, manifestent le véritable esprit qui anime les participants ; le plan d'ensemble d'action sociale et politique est nettement communiste.
Mais sur le plan national des pays de la Ligue Arabe, il faut tenir compte de l'islam. Les chefs d'État locaux s'efforcent alors de présenter à l'opinion publique un socialisme revu et corrigé, découpé en tranches plus ou moins épaisses selon la capacité digestive de chaque nation, car l'entreprise se heurte à la stagnation séculaire des esprits et des mœurs que les colons de naguère n'ont pas su, voulu, ou pu faire disparaître, par suite d'un respect exagéré, sincère ou simulé, pour un Islam réputé intangible.
Aussi, les nouveaux gouvernants se trouvent-ils devant les mêmes difficultés que leurs prédécesseurs ; la différence, c'est qu'ils sont obligés de les résoudre. Il faut réussir ou disparaître. Bien entendu, aucun ne veut disparaître. Devant ce problème religieux, l'Algérie peut momentanément nous servir de repère, puisque le communisme s'y déploie sans entraves, qu'il soit pékinois ou moscoutaire, face à un Islam que l'on ne peut écarter d'un revers de main, et qui pourrait être fort gênant si l'on ne trouvait pas le moyen de l'exploiter pour *l'édification du socialisme.* Mais on le trouve. Il y a moyen de tout concilier, de tendre un rideau de fumée qui voile le piège. Tandis que Ben Bella organise l'appareil gouvernemental et administratif sur le modèle des démocraties dites populaires ; le professeur M. Boghdadi dénie toute originalité à Karl Marx, en rejette les thèses au nom de l'Islam. A son avis, le *Prophète* condamne la lutte des classes, le recours aux révolutions violentes, et la suppression de la petite propriété.
A Tunis, M. Bourguiba rejette sans aménité le dogme de la lutte des classes, d'une société bâtie sur la haine, et entend couper l'herbe sous les pieds des communistes en accomplissant les réformes nécessaires. Pendant ce temps, au Maroc, les journaux communistes sont périodiquement saisis, tandis que le journal du Caire, « Al Ahram » publie une longue et violente diatribe contre tous les partis communistes de la Ligue Arabe, stigmatisant leurs manœuvres contraires aux intérêts du peuple et aux traditions de l'Islam.
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Partout donc, on se déclare hostile à la dictature communiste ; mais pas aux réformes sociales par lesquelles il s'implante et que l'on nomme d'une façon plus rassurante *le socialisme*. Les communistes ont même trouvé mieux ; ceux qui s'installent en Algérie proclament à qui veut les entendre que leur but est d'instaurer un *socialisme musulman*, original, expurgé de tout fondement matérialiste et athée. Cela rassure et marque la limite que, pour l'instant, le communisme se propose de respecter, au moins en paroles.
Pour faire croire à ce *socialisme musulman*, il faut démontrer que socialisme et Islam ne sont pas incompatibles. Selon que l'on est cheikh ou cadi, ouléma ou politicien, le point de départ de la démonstration varie.
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A. -- Le politicien, lui, essaie de démontrer que le socialisme est le but essentiel à atteindre pour le bonheur du peuple ; qu'il n'est pas l'ennemi de l'Islam ; que, au contraire, l'Islam s'adapte facilement au socialisme ; qu'en scrutant bien les versets du Coran, la Tradition, les *haditz --* (paroles attribuées à Mahomet hors du Coran) -- on peut les appliquer à l'instauration du système socialiste ; on y trouve même les principes les plus modernes sur l'émancipation de la femme et l'abolition de l'esclavage. En scrutant mieux encore, on a trouvé dans l'Islam la règle qui autorise tous les revirements : « ...*l'Islam qui a fait dire à Ali, gendre du Prophète :* « L'homme est le fils de son époque » ([^23]). « Il n'y a (donc) pas lieu » -- poursuit le même éditorialiste -- « de craindre l'élimination de l'Islam, religion qui a ses racines dans les coins les plus reculés du pays... Et puis l'Islam avec ses principes pleins d'humanisme, de souplesse et de progrès s'adapte facilement à n'importe quelle époque et peut avoir facilement et sûrement raison de toute nouvelle idée. » Le colonel Boumédienne, à la Télévision de la R.A.U., déclarait dans le même sens : « Nous considérons l'islam comme religion de progrès, de justice, d'égalité et de bonté. *Cette conviction aide à l'application du socialisme en Algérie*. »
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Dans le même temps, les intellectuels d'Algérie font une vaste propagande pour les études historiques et citent en exemple le célèbre historien berbère Ibn Khaldoun, du XIV^e^ siècle ; Ibn Khaldoun fut un grand historien en même temps qu'un musulman pieux. Ce que les Algériens ne disent pas, c'est que ce grand esprit sut juger la barbarie des Arabes ; pour cette raison, il ne les aima guère. Nul doute que, si les méthodes de critique historique avaient été développées à son époque comme elles le sont aujourd'hui, il n'eût exercé la finesse de son esprit sur l'origine du Coran dans un peuple aussi dépourvu de culture. Voilà un petit problème que nous ajoutons à la *fiche n° 1 d'Histoire* publiée par les Services du Ministère de l'Éducation Nationale d'Alger, en espérant qu'il se trouvera dans ce pays quelques hommes intelligents et probes pour en trouver la solution, même si le socialisme devait y perdre un appui, ce que nous ne pensons guère.
Si le politicien tente d'utiliser l'Islam à ses fins, il est donc clair que c'est soit pour absorber un obstacle qu'il ne peut éliminer, comme le fait Ben Bella, et comme le fait Bourguiba d'une façon encore plus évidente, lui qui s'était proposé Ataturk comme modèle, soit pour continuer à tenir sa place au sein du panislamisme militant dont les visées expansionnistes vers l'Afrique noire ont été affirmées une fois de plus à la Conférence de Mogadiscio.
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B. -- Les cheiks, les oulémas, les hommes religieux, ont tout d'abord fait opposition à ce bouleversement des structures sociales qui bousculait au passage les traditions religieuses. L'opposition dure encore. Mais, en Islam comme ailleurs, on finit bien, un jour ou l'autre, par trouver des gens dans le vent, dans « le sens de l'histoire ». Bourguiba a trouvé son homme dans la personne du grand muphti de Tunis, Fadhel Ben Achour, dont l'exemple sera certainement suivi par les jeunes générations de cheiks. Cette fois, ce n'est pas le socialisme qui est la fin à atteindre, c'est l'islam. Voilà qui est rassurant Pour les pieuses gens. Mais on s'empresse d'ajouter que le Coran est la première et la plus parfaite charte du socialisme ; presse, radio, télévision, aussi bien à Tunis qu'à Alger, prêchent cette nouvelle exégèse grâce à laquelle l'instauration du socialisme devient un devoir pour tout musulman, puisque le Coran et le Prophète l'ordonnent.
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Il n'y a rien là qui puisse nous étonner, puisque le même procédé est utilisé en France depuis quelques décades par les agents du communisme au sein de certaines organisations catholiques et même de certains membres du clergé : le Christ est devenu le premier communiste, et l'Évangile la charte du vrai communisme. Rabaissés à ce niveau terre à terre, ils ne sont plus qu'une courroie de transmission du communisme. Ici, les socialo-musulmans rejoignent les socialo-chrétiens : Coran et Évangile ne sont appréciés que dans la mesure où ils sont un ferment de révolution socialiste ; et l'on tâche de démontrer que la mesure est pleine, bien tassée, débordante. Ainsi, les politiciens sont rassurés : Coran et Évangile ne sont pas un obstacle, (au contraire !), à la révolution ; les chefs religieux peuvent également dormir sur leurs deux oreilles : la religion n'a rien à craindre d'une révolution qu'elle n'encombre plus puisqu'elle en est le soutien. Ces sortes d'assurances, les musulmans les entendent comme les ont entendues les chrétiens ; avec le même accent de sincérité ; et peut-être sont-elles sincères en effet chez quelques naïfs, ce qui n'enlève rien à leur caractère illusoire. Parfois, ceux qui les font se rendent compte qu'elles peuvent passer pour une duperie ; mais non ! disent-ils, nous, nous saurons tout concilier :
« ...Lorsque l'un d'entre nous, Président de la République ou responsable du Parti, affirme son attachement aux valeurs spirituelles de l'Islam, il exprime une conviction profonde et permanente de notre peuple et nul ne saurait aller à l'encontre de cette donnée fondamentale du problème algérien.
...Il est vrai que l'attachement à des valeurs spirituelles, religieuses, chez les gens qui se disent socialistes, peut apparaître comme un non-sens et une démagogie stérile, à des dialecticiens matérialistes athées, par surcroît intéressés à l'échec de notre expérience et considérant avec optimisme que la glace des croyances populaires fondra rapidement dans la chaleur du socialisme.
Ils s'installent déjà sous l'arbre pour en cueillir les fruits, mais ils ne peuvent comprendre que cet arbre, à l'échelle du temps, plonge ses racines dans plusieurs siècles de civilisation et de culture, et que le peuple qui l'a arrosé de son sang et cultivé de son âme, se réveille à son patrimoine plus confiant et plus fort que jamais, et que l'expérience exaltante qu'il est en train de vivre renforce sa vigilance et sa détermination dans l'édification d'un avenir qui est le sien.
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...Ce qui nous sépare du communisme, c'est que nous voulons construire le socialisme avec Dieu, et que notre foi est aussi grande dans l'affirmation des structures économique, sociale et politique du socialisme que dans la permanence et l'universalisme des valeurs islamiques. » (Dr Aroua, conférences de Ramadan, publiées par Le Peuple, numéros des 24 au 29 janvier 1965.)
On peut entendre un semblable langage au Caire et ailleurs. Dans ces conditions, on peut se demander si l'Islam, à son tour, ne tente pas de se servir du socialisme comme courroie de transmission, dans les pays sous-développés d'Afrique et d'Asie où la politique arabo-islamique se trouve en compétition avec les manœuvres colonialistes de Moscou ou de Pékin. Il utilise les slogans et les programmes communistes, pour implanter l'Islam. Le jeu est serré ; parmi les atouts, les politiciens musulmans comptent la langue arabe ([^24]). Nous rejoignons ici les objectifs de la Conférence de Mogadiscio.
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RELANCE DE LA LANGUE ARABE. -- C'est bien d'une relance qu'il s'agit, non d'une nouveauté dans l'histoire de l'Islam. La comparaison, établie entre l'arabe en Islam et le latin dans l'Église par les congressistes de Mogadiscio, prouve une certaine ignorance de l'histoire. En chrétienté, le latin fut un accident, postérieur aux origines et sans lien essentiel avec elles. Se réjouir parce que l'Église, croit-on, abandonne à présent son ferment d'unité et son gage d'universalité, dénote une double erreur.
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1° Le ferment d'unité de l'Église n'est pas le latin, c'est l'Évangile, la prédication évangélique qui ne peut se faire que dans une langue comprise de tous ; c'est encore d'obéir au même Chef, Vicaire du Christ, et de participer aux mêmes sacrements qui nous incorporent au Christ vivant. Une seule foi, un seul Chef, un seul corps, une seule âme, disait saint Paul ; voilà le fondement de l'unité dans l'Église, et non le latin.
2° Croire que l'Église a décidé l'abandon du latin révèle une lecture fort rapide et distraite de ses décisions. En effet, la permission d'utiliser avec prudence les langues populaires dans *certaines parties* de la liturgie ne signifie en aucune manière l'abandon du latin dans les autres parties de la liturgie, et encore moins dans les documents du Magistère qui constituent l'enseignement officiel de l'Église. Comme le déclarait Jean XXIII dans *Veterum Sapientia*, « le latin est la langue vivante de l'Église ». Il est si peu question de l'abandonner, qu'un Institut de Haute Latinité a été créé récemment à Rome par le Pape pour remettre en honneur l'étude de cette langue et des auteurs qui l'ont maniée avec le plus de précision, de finesse et d'élégance, afin de préparer des professeurs qualifiés pour nos séminaires et nos Instituts ([^25]).
Enfin, s'imaginer que le latin est le gage de l'universalité de l'Église, c'est enfermer dans une particularité contingente une qualité essentielle qui est, de soi, insaisissable, et dont le dynamisme fait éclater toutes les frontières, y compris celles du langage. Pour devenir catholiques, les musulmans n'ont pas besoin d'apprendre le latin. Jésus avait annoncé son Message dans l'idiome araméen, qui n'avait guère de chances de devenir universel. Aussi, l'Église, dès sa naissance, fait entendre sa voix dans toutes les langues : c'est la merveille de Pentecôte. L'Église des Apôtres n'a pas de langue propre en tant qu'Église. L'inscription de la Croix était en hébreu, en latin et en grec. Des trois langues, le grec sera bientôt la plus utilisée ; n'est-il pas étonnant au premier abord que même la lettre aux Romains soit rédigée en grec ? L'Église se trouva de bonne heure devant un bilinguisme qui aboutit à une scission lorsque le grec apostolique fut combattu par le latin politique.
C'est à ce point précis que le latin supporte la comparaison avec l'arabe. L'un et l'autre, imposés par la politique, véhiculèrent un message religieux. Mais la comparaison s'arrête là.
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Le latin, en effet, arrivait bien dans les rangs serrés des armées romaines ; il s'imposait dans les cadres administratifs de la politique impériale, passait dans les écoles, apportait une culture. Mais ce n'est pas la religion qui avait imposé cette langue. Lorsque les apôtres chrétiens se répandirent dans ce monde organisé par le génie romain, le latin servit admirablement à la prédication de l'Évangile dans d'immenses territoires. Moyen accidentel, mais providentiel.
Plus tard, c'est dans cette langue que l'Église se forgerait un vocabulaire philosophique, théologique, aux termes rigoureusement définis, permettant un enseignement officiel précis fixé dans des mots au sens invariable. Aujourd'hui encore, alors que les intellectuels modernes en mal d'originalité, particulièrement dans la philosophie, camouflent l'indigence de leur pensée en dénaturant le sens des mots ou en fabriquant de la pacotille verbale, le latin traditionnel de l'Église garde toutes ses qualités. C'est pourquoi l'Église tient à cette langue qu'elle a si minutieusement élaborée pour son usage en des matières difficiles, c'est pourquoi aussi le latin demeure sa langue officielle, à laquelle il faut obligatoirement se référer pour traduire son enseignement, aussi adéquatement que possible, dans les autres langages de l'Univers.
Moyen providentiel de l'expansion de l'Église et de l'unité de son enseignement, le latin n'a jamais été cependant confondu avec cette unité, ni avec son universalité. Il n'est que d'écouter Paul VI parlant de la réforme liturgique, le dimanche 7 mars dernier, et expliquant précisément que, si « l'Église sacrifie des siècles de tradition et d'unité de langue » c'est pour répondre à « une aspiration toujours plus grande à l'universalité ». Même bien délimité, le sacrifice de la langue semble lourd dans l'appréciation du Pape ; mais l'universalité, qui est une note essentielle de l'Église, fait pencher la balance de son côté. Abandon du latin dans les parties de la liturgie où le peuple est appelé à une participation active, retour à la culture latine sur le plan de la formation ecclésiastique et de l'enseignement, telle est la position actuelle de l'Église. Elle est bien éloignée de l'idée que s'en font les congressistes de Mogadiscio. C'est qu'ils imaginent en effet que le latin est pour l'Église ce que l'arabe fut et demeure pour l'Islam.
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La naissance de l'Islam est indiscutablement liée à l'arabe du Coran. Son expansion également, et sa conservation. Le P. Théry, o.p ; dans une œuvre que nous avons terminée, a prouvé que l'idée d'un Coran arabe est une idée juive ([^26]). Le Coran arabe aurait dû, selon les pronostics de son auteur, contribuer à l'extension du judaïsme, au profit du nationalisme d'Israël ; mais il devint très vite une barrière entre juifs et arabes ; bien plus, il servit de base solide et profonde pour fonder le nationalisme arabe. En fin de compte, ce ne furent pas les tribus arabes qui furent judaïsées politiquement par le Coran arabe, c'est la religion juive qui fut arabisée. LA SEULE ORIGINALITÉ DE CE LIVRE, C'EST SA LANGUE ; cette vérité première, on ne la répétera jamais assez. Dépouillez ce livre de sa langue, enlevez-lui sa couverture, examinez son contenu dogmatique, vous verrez immédiatement que ce contenu est incapable de fonder à lui seul une religion spécifique ; ce contenu est pauvre, et exclusivement juif. C'est pourquoi les Arabes, -- disons plus exactement les musulmans arabisés, se sont refusés jusqu'à présent à séparer le contenu dogmatique du Coran de la langue qui l'exprime. Par un artifice politique, dès la fin de la période médinoise, le Coran apparut comme un instrument de riposte arabe aux machinations juives. Par la suite, les conquérants arabes le présentèrent comme une source religieuse, alors qu'il n'était qu'une simple transposition. On oublia qui l'avait écrit, on fit le nécessaire pour le faire oublier, ou pour le laisser ignorer. La langue arabe fut célébrée comme la langue d'une révélation *nouvelle,* d'un message *nouveau* d'Allah, c'est-à-dire de Yaweh. Au nom de cette nouveauté de contrebande, on légiféra, on administra, on « convertit », en se référant à ce Coran qu'il était interdit de traduire, ce qui obligeait à l'étude de l'arabe les non-arabes qui tenaient à conserver entre leurs mains la direction, l'administration, la police, la culture de leurs divers pays,
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à tel point que les premières « conversions en masse » ne furent la plupart du temps qu'un moyen de se débarrasser des Arabes ([^27]), pris par des peuples infiniment plus cultivés et policés que leurs conquérants pillards et destructeurs. Malheureusement, les ténèbres mahométanes, qui n'avaient eu que peu de prise sur les premiers conquis, s'épaissirent sur les générations suivantes, même quand elles ne retinrent de l'arabe littéraire que quelques versets du Coran péniblement appris par obligation religieuse.
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La couverture arabe du Coran apparaît donc comme le mensonge originel de l'Islam, son péché originel ; mensonge que les politiciens actuels du panislamisme perpétuent et relancent, jouets inconscients d'une escroquerie unique dans l'histoire. Puisqu'ils en sont à lutter contre tous les colonialismes, je leur conseille vivement de se libérer de celui-là qui les met dans une situation complètement ridicule : lorsque Nasser, leader de l'impérialisme « arabe », éructe sa haine anti-israélienne sur les forums du Caire ou d'ailleurs, sait-il que, dans le même temps, il prétend régler la vie politique et individuelle d'après le Coran, c'est-à-dire d'après les principes du judaïsme écrits en arabe par un Juif ?
Contrairement à ce que croient les mahométans de Mogadiscio, les apôtres chrétiens, même aux plus beaux siècles de la latinité, ne firent jamais du latin un instrument de domination ; même devenu langue officielle de l'Église, le latin ne lia jamais celle-ci à la politique de l'Empire romain. Lorsque ce dernier connut la décadence, et que sa langue demeura l'apanage des lettrés, l'Évangile fut prêché dans la langue parlée et comprise par le peuple. Et le latin pouvait demeurer la langue de la prière liturgique et de l'enseignement officiel dogmatique, théologique, philosophique, juridique, alors que les Empires qui en avaient instauré l'usage n'étaient plus qu'un souvenir imprécis pour ceux qui n'étudiaient pas l'histoire. Dès le début, l'Église avait été supranationale ; les chrétiens surgirent de tous les milieux, et de tous les pays ; ils étaient seulement porteurs de leur foi, non les serviteurs d'un quelconque impérialisme. C'est une première différence avec l'Islam dit arabe.
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La nouveauté du message chrétien, plongeant ses racines dans la Révélation de la Tora et des Prophètes, n'était liée en aucune façon au latin. Ce message pouvait s'exprimer clairement en n'importe quel langage ; par essence, il le devait, étant universel. Il ne pouvait craindre, ce faisant, d'être démenti ou réduit à quelque plagiat. C'est une deuxième différence.
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Il s'ensuivit que les apôtres chrétiens furent souvent à l'origine d'un renouveau des langues nationales ; parfois même, ils en dressèrent le vocabulaire, fixèrent la syntaxe, voire l'écriture, pour les besoins de leur apostolat et l'instruction du peuple. C'est une troisième différence. Les Arabes ont toujours été incapables de pareilles performances. Bien plus : l'arabe fut fixé dans sa forme littéraire et utilisé dans diverses sciences par des hommes, grammairiens, philosophes, théologiens, extérieurs à l'Arabie. Après avoir sombré dans l'oubli au profit des dialectes locaux pendant des siècles, il a été revivifié comme langue moderne par des missionnaires chrétiens, catholiques et protestants. Ces savants qui ne devaient rien à l'Arabie ni à l'Islam, poussés seulement par le dévouement que leur inspirait leur foi chrétienne, fondèrent des écoles où l'on enseignait l'arabe, traduisirent la Bible, publièrent des revues de recherches historiques, littéraires, scientifiques, religieuses, des journaux d'actualité, donnant un regain de vie inespéré à cette langue du Coran. Sans le savoir, ils forgeaient une arme que le fanatisme des ignorants allait saisir et retourner contre eux. Ils ressuscitaient cet artifice du *panarabisme,* chez des peuples aussi différents entre eux qu'ils le sont des Arabes du Hedjaz, du Yémen, ou du Koweït. Encore convient-il de remarquer que le *panarabisme* de Bagdad n'est pas celui du Caire, de Ryad, de Tunis, ou de Rabat. El Alam, porte-parole quotidien de l'istiqlal -- (parti nationaliste) -- du Maroc, déclarait dans un éditorial d'avril dernier, au sujet des Congrès islamiques tenus cette année au Hedjaz, en Malaisie, au Pakistan, et en Érythrée, ainsi que le congrès de la Ligue du monde islamique d'Asie et d'Afrique,
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que « ces réunions seront d'une utilité contestable *tant que les représentants de partis nationaux ou d'organisations actives et efficaces* ne seront pas appelés à y prendre part ». Chacun enferme dans le « panarabisme » ses rêves ou ses ambitions. L'huile qui lie toute cette salade est l'Islam, lui-même soutenu par l'arabe du Coran intangible. D'où l'imposition de cette langue dans les pays que l'on veut asservir par le truchement de la religion. Nasser, après l'affaire de Suez, ne cachait pas que s'il conservait en Égypte les établissements d'enseignement en langue française, c'était uniquement pour pouvoir y recevoir les jeunes gens d'Afrique noire francophone, afin de les endoctriner dans notre langue, en attendant qu'ils aient appris l'arabe, d'une part, et que la diffusion de l'enseignement en arabe d'autre part permette l'élimination des enseignants français, des religieux pour la plupart. Ces projets s'étendent sur les pays convoités par l'Islam politicien. La Conférence de Mogadiscio ne laisse aucun doute à ce sujet. Elle y ajoute seulement une de ces sottises inattendues dont l'ignorance est une source inépuisable : elle parle de « *religions importées* » à propos de celles qu'elle veut supplanter ; comme si l'Islam arabe était connaturel aux habitants d'Afrique et d'ailleurs ! Allons, distingués congressistes ! Soyez un peu sérieux. Venez donc, étudier chez nous ; vous y développerez vos connaissances bien rudimentaires ; vous y apprendrez quelles religions ont précédé la vôtre, même dans vos pays respectifs, avant que les sectateurs de Mahomet n'aient à plusieurs reprises enfoncé leur éteignoir sur votre passé qui fut parfois brillant ! Par la même occasion, vous apprendrez aussi ce qu'est la tolérance.
Car les mahométans ont aussi proclamé à Mogadiscio la tolérance de l'Islam pour les autres religions. Nous ne demanderions qu'à les croire, si des proclamations contraires, et surtout des faits, ne rétablissaient la vérité. Certes, il peut exister en Islam *des hommes profondément religieux* qui aspirent à cette tolérance et cherchent à comprendre les autres confessions, tout en refusant par principe d'examiner l'origine et de vérifier le contenu de la leur. Mais ces hommes se trouvent alors aussitôt en opposition avec les politiciens de leur pays, qui ne peuvent se maintenir momentanément au pouvoir qu'en s'appuyant sur Islam. Citons un exemple de la tolérance de l'Islam, précisément dans ce Soudan où il a établi sa commission permanente de stratégie politico-religieuse.
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Le 6 mars 1964, l'Alliance chrétienne soudanaise en Afrique Orientale, qui a son siège à Kampala, a rendu publique une déclaration concernant l'expulsion des missionnaires du Soudan méridional. On y lit entre autres :
« Le véritable point de controverse dans les luttes qui opposent les Africains et les Arabes au Soudan méridional, est du domaine politique et, dans l'intention des Arabes, les missionnaires, dans cette affaire, doivent servir de boucs émissaires.
« Aux yeux des Arabes, l'unité nationale du Soudan ne peut être réalisée que sous l'étendard d'une religion unique, l'Islam. Nous, chrétiens du Soudan méridional, nous n'en voulons pas à l'Islam, qui est une religion réputée. Mais nous nous élevons contre le fait que l'administration militaire abuse de cette religion pour priver la population africaine (non arabe) du Soudan méridional de sa personnalité propre. En fait, comme l'a déclaré la Commission des juristes qui, en 1955, a fait une enquête sur les causes de la révolte qui avait éclaté à ce moment, les Musulmans qui appartiennent à la population sud-soudanaise sont parmi les adversaires les plus décidés d'une domination arabe dans le sud.
« Depuis l'indépendance, les Arabes du Soudan n'ont jamais cessé de poursuivre leur idéal politique d'une union dans et par le panarabisme. Aussitôt que le Soudan fut débarrassé de la tutelle britannique, le gouvernement, sous l'influence des Arabes, adhéra à la Ligue arabe, sans tenir le moindre compte des aspirations de la population du sud. Celle-ci soutient, à juste titre, qu'elle est africaine et qu'elle ne peut donc avoir de liens naturels qu'avec le monde africain. Telle est, en fait, la cause de la désunion qui règne au Soudan, et non pas l'influence des missionnaires, comme les Arabes voudraient le faire croire.
« Comment est-il donc possible que les Arabes accusent les missions de ce qui n'est redevable qu'à leur propre politique erronée à l'égard des populations africaines du sud ? C'est à la fois ridicule et illogique ! Cela revient à dire que les gens du Soudan du sud ont besoin des missionnaires pour leur apprendre qu'ils sont africains et que leurs seuls liens naturels les unissent au monde des Africains ! » (*Annales de la propagation de la Foi*, juillet 1954, p. 6). Proclamation fort modérée, si l'on songe à la « violente tempête qui a aujourd'hui bouleversé toutes choses, laissant les brebis sans pasteurs, paralysant les œuvres, semant l'angoisse et l'inquiétude » (*Ibid.,* discours d'accueil du Pape aux Missionnaires expulsés.)
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Cela n'empêche pas qu'avec un aplomb imperturbable les congressistes de Mogadiscio ont invité le Vatican à faire partie d'une commission d'enquête qu'ils voudraient créer pour « mettre fin » -- disent-ils, « aux brimades dont seraient l'objet les musulmans éthiopiens de la part des autorités de ce pays » ! A quoi Mr. Yifru, ministre des Affaires étrangères d'Éthiopie, a rétorqué que ce Congrès, « anti-éthiopien et anti-kénien » n'avait été « réuni par le gouvernement de la Somalie qu'en vue de satisfaire la cause de l'expansion territoriale ». « *Je n'ai rien lu de religieux dans la déclaration finale du Congrès. Il n'y était question que de politique* » a souligné Mr. Yifru ([^28]). Et il sait sans doute à quoi s'en tenir sur la cuisine panarabe.
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Nous dirons à notre tour, pour conclure, que la Conférence de Mogadiscio est venue à point pour rappeler à ceux qui se bercent d'illusions tenaces sur la nature de l'Islam, qu'il serait temps d'ouvrir les yeux.
Certes, si un effort peut être loyalement tenté ici ou là, pour des conversations fructueuses entre l'Église et des musulmans, rien ne doit être négligé. Pour notre part, nous ne voyons pas comment on pourra amener l'Islam à se dégager de ses imbrications politiques. La distinction entre le spirituel et le temporel reste encore à faire en Islam. Elle le restera tant que le Coran sera ce qu'il est. De plus, en dépit des proclamations panislamiques retentissantes, l'Islam n'est pas un, comme l'Église catholique. Nous avons parlé surtout des politiques auxquelles il est inféodé. Nous aurions pu aussi bien parler du pullulement des sectes. Avec qui, donc, parler des problèmes purement religieux en Islam ? Nous voulons dire : avec quelle personnalité réellement représentative de la direction religieuse de l'Islam ? Nous nous trouvons devant un néant.
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Pour en revenir à la conférence de Mogadiscio, inspiratrice de ces quelques réflexions, nous pourrions dire en guise de conclusion que Mogadiscio marque la relance d'une offensive du panislamisme ;
-- offensive religieuse décrétée par des politiciens, stratèges du panarabisme ;
-- alliant, à ce double titre, la xénophobie religieuse à la xénophobie politique et raciale ;
-- racisme fondé non sur le caractère ethnique des pays de la *Ligue arabe,* puisque les vrais Arabes n'y sont qu'une faible minorité, mais sur la langue du Coran et le caractère qu'il a imprimé aux peuples qui prétendent parler au nom du panarabisme ;
-- offensive exploitée par le communisme dans la mesure où elle le sert,
-- et « exploitant » le communisme dans la mesure où les stratèges de la Ligue s'imaginent qu'il les sert.
La formule qui résume la pensée des congressistes de Mogadiscio dressant leur plan de bataille pourrait bien être : Pas d'Islam sans l' « Arabie »*.*
Abbé Joseph BERTUEL.
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### Des « intellectuels » américains contre Johnson
par Thomas MOLNAR
AVEC L'ESCALADE AU Vietnam, l'intelligentsia américaine a subi un choc auquel il faudrait peut-être donner le terme moderne de traumatisme. Essayons de bien comprendre l'état d'esprit et l'état psychique de ces intellectuels progressistes qui, bien qu'il ressemblent à leurs confrères français comme un œuf à un autre, portent quand même des signes distinctifs.
Depuis une génération au moins ces intellectuels, professeurs, écrivains et artistes ont la conviction qu'il ne suffit pas de faire triompher l'idéologie progressiste dans le monde, il faut encore que ce triomphe soit accompli par les États-Unis. Pourquoi ? Parce que l'intellectuel américain n'est pas capable d'admettre comme son confrère français que la grande révolution apportant la transformation de l'humanité puisse être réalisée dans et par un autre pays -- la Russie ou la Chine : ce serait l'abdication de l'Amérique, du rôle qui lui revient dans la marche de l'histoire. L'Amérique, fondée une première fois par les puritains du XVII^e^ siècle, et une seconde fois par les démocrates jeffersoniens, n'est justifiée aux yeux de ses penseurs que si elle apporte à l'humanité les fondements d'une vie meilleure, l'harmonie sociale et raciale, la paix des armes. Ainsi, malgré les slogans marxistes des intellectuels progressistes américains, ceux-ci ne peuvent être loyaux au communisme et à l'empire communiste au même titre et avec le même abandon que les intellectuels français, italiens et autres.
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La patrie du socialisme peut bien rester la Russie Soviétique ; mais la patrie de la grande « totalisation » (pour citer le terme de Teilhard si profondément populaire ici) ne doit être que les États-Unis.
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Avec le mandat présidentiel de Kennedy ces intellectuels virent leur rêve se réaliser. On ne répétera jamais assez que le président mort si tragiquement était d'un niveau intellectuel médiocre, le type même du « college boy » que l'on retrouve en plusieurs millions d'exemplaires dans les « campus » américains. Si on l'entoure d'une si grande admiration, c'est que les progressistes américains voient dans son assassinat leur propre perte d'influence, et rêvent d'en faire un symbole imitable demain par un autre. L'engouement pour Kennedy fut d'autant plus intense qu'il semblait ressusciter les bons vieux jours de Roosevelt, c'est-à-dire l'entente avec les Soviets, l'harmonie universelle incarnée par l'O.N.U., la décolonisation censée rendre Washington et New York les centres de toutes les aspirations démocratiques refoulées depuis le commencement du monde mais à la portée de tous depuis 1945.
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Les progressistes américains portèrent dans leur sein la blessure de l'absence des droits civiques des Noirs, celle aussi du capitalisme si fièrement proclamé par leur pays, celle aussi de son impérialisme, chose pourtant naturelle pour la plus grande puissance du monde. Avec Kennedy ils espéraient redresser ces maux et créer d'un coup l'Amérique idéale unissant l'absolue égalité de tous les citoyens, le socialisme adouci par le « welfare state » et une générosité sans arrière-pensée sur la scène mondiale envers le tiers-monde. De cette manière ces intellectuels crurent pouvoir *dépasser* d'un bond l'idéal communiste et les obstacles éternels que pose la condition humaine devant les entreprises de l'homme.
Sans parler de la perte individuelle d'influence et de pouvoir réel subie par ces intellectuels (Schlesinger, Galbraith, Chester Bowles, Stevenson, Sorensen, etc.), à la mort de Kennedy, ils s'imaginèrent que l'humanité même venait de manquer son rendez-vous eschatologique. D'où leur désarroi depuis novembre 1963. Après cette date ils sont entrés corporativement dans une période d'attente : d'un côté ils se méfiaient du sudiste Johnson, héritier de la présidence, dont le vote systématiquement « anti-Noir » depuis deux décennies ne présageait rien de bon ; d'autre part ils n'avaient que Johnson et son art politique, pour détruire le dragon qui se nommait Goldwater. Il ne fut pas difficile, dans la fièvre de la bataille électorale, de se persuader qu'au fond Johnson pourrait se révéler moins « raciste » qu'opportuniste, et que, de toute évidence, il poursuivrait la politique étrangère de son prédécesseur. En effet, Johnson pouvait être un maître de la politique intérieure, mais il était notoire qu'il n'avait pas la moindre compétence dans les affaires internationales. Il se laisserait donc guider par Stevenson et compagnie.
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On connaît la suite de l'histoire : Vietnam, Saint-Domingue, Congo : trois continents faisant partie du tiers-monde sacré et où Johnson est intervenu contre toutes les règles du défaitisme et du recul. Il est un fait intéressant et que les historiens futurs devront analyser : historiquement les partis « démocrates » -- à Athènes, à Rome, en France au siècle dernier -- furent en règle générale les partis de « l'impérialisme », de l'immixtion dans les affaires d'autrui, les partis de l'expansion économique par les armes s'il le fallait.
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La chose est vraie des États-Unis également : Wilson, Roosevelt, démocrates, ont accepté d'entrer en guerre malgré la protestation des républicains conservateurs et isolationnistes. Truman fut l'homme de l'aide à l'étranger, de l'intervention en Grèce, en Turquie et en Corée. Aujourd'hui le démocrate Johnson continue la politique impériale en mettant halte à l'avance chinoise sur le continent asiatique et sur les deux grands océans, Indien et Pacifique. Et cependant les intellectuels démocrates, les Lippmann et les autres, voudraient freiner cette expansion irréversible, ce rôle imposé à l'Amérique d'être le « policier » de l'univers. Attitude à première vue contradictoire et que l'historien futur aura grande difficulté à démêler -- à moins qu'il fasse appel au principe explicatif qui est la grande déchirure dans l'âme américaine entre le réalisme brutal et le sentimentalisme utopique.
L'intelligentsia hurle à présent à la trahison. « Ce n'est pas l'homme, dit-on, que nos votes ont placé dans la Maison Blanche. » Des invectives sont lancées -- bien que timidement car on connaît la propension du président à la vengeance, et puis à quoi bon : les gallups montrent sans erreur possible, que le grand public -- disons, plus simplement et avec plus de vérité : le peuple, est pour la politique de Johnson.
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Pourtant, cette popularité du président ne désarme pas les intellectuels. On a le droit de se demander si derrière les multiples manifestations contre sa politique il y a un plan d'ensemble élaboré et organisé par les communistes mais, à mon avis, c'est une question oiseuse : les communistes sont toujours là pour exploiter les « contradictions » en société « capitaliste » ; seulement les formes que revêtent les manifestations sont parfaitement compatibles avec la tournure d'esprit de l'intelligentsia elle-même.
La forme et le contenu des manifestations anti-johnsoniennes découlent du rêve américain : c'est le moment de tourner le coin décisif de l'histoire, d'instaurer la paix et le socialisme au-dedans et au dehors. De là l'insistance des manifestants à tout lier dans une formule magique : le droit de vote des Noirs d'Alabama, la fin des « brutalités policières » à Los Angeles, le retrait du Vietnam et de la République Dominicaine, la pression sur l'Afrique du Sud, et ainsi de suite.
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Ce n'est pas du tout difficile de réunir tous ces thèmes en une gerbe à l'occasion de chaque meeting, de chaque déclaration solennelle : les étudiants français, anglais, allemands vocifèrent de la même façon, ils n'ont qu'à puiser les clichés dans *Der Spiegel, Le Monde,* le *Guardian,* le *New York Times* -- ainsi que leurs dérivés serviles dans d'autres parties du globe. Pas la moindre originalité, d'ailleurs la véritable propagande n'en tolère pas.
Quel est donc l'apport proprement américain dans cette levée de boucliers contre Johnson ? Nous l'avons déjà dit en ce qui concerne le *contenu,* c'est le-désir de l'intelligentsia américaine de voir dans les États-Unis la première, la véritable patrie de la transformation humaine -- sans quoi comment pourrait-on jamais justifier ces millions et dizaines de millions d'immigrants : juifs, italiens, grecs, scandinaves, irlandais, tous venus afin d'y trouver et établir le Paradis ?
Mais il y a aussi un apport quant à la *forme.* Je propose à quelqu'étudiant sérieux l'exploration des diverses techniques de manifestation selon les peuples et les climats. Les thèmes de la propagande étant plus ou moins les mêmes, comment les progressistes américains, français, japonais, etc., s'y prennent-ils pour les diffuser ? Un jour, je suis arrivé à un grand hôtel de Kyoto au moment où les employés faisaient la grève. J'avais déjà vu la grève dite « sur le tas » et c'en était une, avec les employés envahissant, comme seuls les Japonais sont capables « d'envahir » le vestibule, les corridors, les escaliers. Mais ce qui frappa mes yeux occidentaux, ce fut la manifestation qui se déroula une heure plus tard à l'extérieur, dans le parc de l'hôtel : un groupe d'au moins cent cinquante employés, en colonne et se liant par les bras, avançait au pas de course, au rythme cadencé, en faisant entendre une sorte de murmure rauque. C'était terrifiant, inhumain.
Le rituel des manifestants japonais n'est certes pas le même que celui des étudiants et professeurs américains. Ici l'idéologie ne prend pas son inspiration dans la discipline séculaire imposée par les féodaux aux Japonais ; c'est une autre idéologie, celle de « l'éducation » qui prête ses formes aux manifestations. Tout doit se dérouler au nom de la meilleure compréhension, d'une participation plus intime de la population aux décisions des dirigeants, car « le peuple a le droit d'être pleinement renseigné ».
114:97
Le lieu naturel des manifestations anti-Johnson est, par conséquent, l'université. Au lieu des *sit-in*, il fallait donc organiser les « teach-in », les « think-in », même les « solve-in » tous néologismes plus qu'affreux, mais créant l'impression que les participants consacrent leurs efforts à *informer* plus consciencieusement l'auditoire, à *penser* plus clairement la guerre du Vietnam, et à en sortir avec une *solution*.
Depuis le mois de mars, c'est-à-dire depuis que le régime de Ho Chi Min s'est vu pour la première fois sérieusement menacé, le monde universitaire, de l'Atlantique au Pacifique, a été mobilisé selon les règles. Voici comment se déroulent les séances : une partie de la faculté de telle université relance la plainte toujours utilisable que la guerre (ou n'importe quel événement défavorable à la gauche) est due à l'absence de communication entre Washington et le public. On organisera donc une soirée à partir de dix heures jusqu'à l'aube (appel aux jeunes étudiants à se sentir adultes, à venir avec leurs petites amies, à se libérer des contraintes familiales) pendant laquelle les professeurs de gauche se suivront sur l'estrade, chacun dénonçant le Président selon les données de sa propre discipline. L'atmosphère est celle d'une réunion de syndicat dominé par les communistes : on ne laisse pas parler les adversaires, on crée une ambiance de délire, on attend le départ des derniers éléments encore sobres pour faire voter unanimement une motion anti-Washington.
Le mélange est savamment dosé, au goût des Américains : appel à l'émancipation personnelle -- le désordre des vêtements, la permission de boire dans une salle appartenant à l'université (n'oublions pas que cela se passe dans l'Amérique puritaine), l'affichage du souci d'objectivité scientifique, l'émotionnalisme anti-militariste. Comme il n'y a pas de nord-vietnamien présent pour symboliser les victimes de l'impérialisme, on se sert des Noirs dans l'auditoire qui peuvent à la rigueur incarner les victimes de tous les temps et de partout. Ainsi toutes les injustices peuvent être dénoncées -- et par-dessus le marché on peut sortir le matin en disant qu'on a contribué à la meilleure compréhension entre les mécanismes gouvernementaux et l'opinion publique éclairée (étant donné qu'il s'agit d'universitaires).
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Ces techniques peuvent sembler élémentaires. Elles ont pourtant l'avantage de semer le désarroi dans le public qui n'est pas habitué à pareille indépendance chez ses intellectuels, à pareille capacité de créer un rideau de fumée entre les dirigeants élus du peuple et celui-ci. Comme aussi tout le monde fréquente un collège ou a des enfants qui le fréquentent (la démocratie donne droit au diplôme comme au pain), la superficie où intellectuels et peuple entrent en contact s'est beaucoup agrandie depuis la guerre. Ce nouveau public « intellectualisé » n'ose plus consulter son sens commun et juger les choses comme elles sont : le rideau de fumée pénètre partout, et les intellectuels, plus habiles dialecticiens, l'emportent. On n'a qu'à lire la rubrique des lettres dans le *New York Times :* celles qui dénoncent la guerre au Vietnam émanent toujours des milieux académiques ; celles qui témoignent d'une compréhension de l'enjeu -- perte de l'Asie au bénéfice du communisme -- sont écrites par les soldats sur place lesquels, pourtant, en font les frais.
\*\*\*
Un dernier aspect de ces manifestations qui atteignent maintenant les écrivains et artistes non-universitaires, traditionnellement peu engagés -- en Amérique -- dans ce genre d'activités. Un bon nombre parmi eux n'ont pas accepté l'invitation du président Johnson à se rendre à une garden party donnée à la Maison Blanche. Insulte suprême, inhabituelle aux États-Unis où le président, quel qu'il soit, est en même temps, par la force de l'investissement personnel du peuple, une sorte de pontifex maximus. Voici comment l'expliquer : toutes les catégories d'intellectuels ont aujourd'hui le sentiment d'appartenir à une classe, d'autant plus que pour la première fois dans l'histoire américaine, ils n'ont guère le souci de monnayer leur art, leurs livres, leur enseignement, leurs compétences. En tant que « classe » ils sont arrivés. Un auteur israélite a écrit récemment dans un livre que ses coreligionnaires intellectuels ont l'embarras de choix car leurs pièces, leurs tableaux, leurs poèmes trouvent toute de suite acheteur, éditeur, public. L'exemple de James Baldwin et de plusieurs autres montre que les Noirs se trouvent dans la même situation favorable, peut-être trop favorable.
116:97
Tous ces intellectuels, subitement embourgeoisés ont mauvaise conscience : il se développe en eux une mentalité « sartrienne » ou « romain-rollandienne », assez étonnante en une Amérique ou jusqu'ici même l'intellectuel était en contact direct avec le monde concret de tous les jours. Aujourd'hui les membres de l'intelligentsia n'ont d'autres problèmes que la composition d'un nouveau cocktail, l'analyse de leurs complexes, les invitations aux congrès et festivals, le renouvellement par les Fondations de leurs « research grants ». Le Vietnam ou l'apartheid sont là, mais loin, donc sans danger personnel, pour combler le vide, pour servir de prétexte à « l'engagement ».
Ainsi naît, s'articule et s'amplifie la résistance « intellectuelle » à la politique du président Johnson.
Thomas MOLNAR.
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### Laurentin contre Laurentin (III)
par Henri MASSAULT
Henri Massault a déjà publié dans *Itinéraires* six articles sur « Les origines du mercantilisme à Lourdes » et sur les « Anomalies et omissions dans l'histoire de Lourdes » ; articles parus dans les numéros suivants : -- numéro 85 de juillet-août 1964 -- numéro 87 de novembre 1964 -- numéro 90 de février 1965 -- numéro 92 d'avril 1965 -- numéro 93 de mai 1965 -- numéro 95 de juillet-août 1965.
Il continue dans notre revue sa série d'études sur l'histoire de Lourdes.
Dans ses précédents articles, comme dans celui-ci et dans les prochains, les sources utilisées et les originaux des textes cités se trouvent aux « Archives Lasserre et Peyramale » conservées à Mauzac-Saint-Meyme (Dordogne).
\*\*\*
L'apport original et nouveau d'Henri Massault est l'utilisation méthodique de ces Archives qui ont été jusqu'ici mal connues, voire ignorées ou même rejetées a priori avec une partialité de plus en plus évidente.
L'étude approfondie des Archives Lasserre et Peyramale -- leur étude non point unilatérale, mais menée en corrélation avec les autres fonds déjà connus -- renouvelle considérablement l'état de la question. Il est désormais impossible d'écrire une *véridique* histoire de Lourdes sans tenir compte de ces Archives et des travaux, parus et à paraître, d'Henri Massault.
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A tous ceux qui s'intéressent à ces problèmes, la Direction de la revue *Itinéraires* croit utile de donner la triple précision suivante :
1. -- Les Archives Lasserre et Peyramale sont accessibles, sur justification de droits et qualité, aux personnes désireuses d'en connaître. Écrire en ce cas à l'adresse suivante : « Archives Lasserre et Peyramale », Mauzac-Saint-Meyme, Dordogne.
2. -- Les personnes qui souhaitent entrer en communication avec Henri Massault peuvent naturellement lui écrire à l'adresse de la revue : M. Henri Massault, Rédaction de la revue *Itinéraires*, 4, rue Garancière, Paris-VI^e^.
3. -- La revue *Itinéraires* est ouverte aux communications éventuelles des historiens et autres spécialistes qui auraient des précisions ou des objections à apporter aux travaux d'Henri Massault.
Nous avons reçu de M. René Laurentin, une lettre qui paraîtra dans notre prochain numéro.
Jean MADIRAN.
« POUR UNIR, IL FAUT BIEN S'Y PRENDRE » disait le Curé d'Ars au publiciste Georges Seigneur qui lui demandait, en mars 1859, des directives pour fonder une revue catholique. « Il ne faut pas avoir la fausse charité. Il faut dire la vérité *sans acception de personne*. Il y a un tas de mensonges, un tas d'horreurs qu'il faut balayer sans faire attention à ceux qui se mettent devant. Il faut combattre l'erreur, même chez les chrétiens, car ils ont moins de droit que les autres, si c'est possible, à la professer. Aimez vos adversaires. Priez pour eux. Mais ne leur faites pas de compliments. Pouah ! Ne cherchez pas à plaire à tout le monde. Ne cherchez pas à plaire à quelques-uns. Cherchez à plaire à Dieu, aux Anges, aux Saints. Voilà votre public... Ceux qui vous accuseront de manquer de charité vous rendront justice intérieurement et finiront par vous rendre justice publiquement... C'est l'erreur qui est l'obstacle à l'union. Il n'y a pas d'union possible entre l'erreur et la vérité.
« -- Mon Père, \[objecta Georges Seigneur\] il faut écarter l'obstacle vermoulu qui s'oppose à l'union ? Il faut attaquer sans peur les vieilles réputations qui intimident les faibles ? C'est très ennuyeux !...
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« -- Cherchez à unir \[répondit le saint Curé\] mais à unir sur le terrain du Saint-Esprit, et *non sur le terrain du siècle et du monde...* » ([^29])
Certes, *c'est très ennuyeux.* Car comment deviner le moment où ces vieilles réputations sont assez vermoulues pour céder le pas à la vérité ? Comment savoir si elles ne sont pas encore assez solides pour résister aux efforts d'un écrivain soucieux de succès et de bon renom ?
L'abbé R. Laurentin redouta cet ennui-là quand il eut découvert, le 22 juillet 1957, dans les archives Lasserre et Peyramale, une lettre envoyée par le P. Cros à Henri Lasserre ([^30]).
Malgré sa mission de « publier *toutes les archives de Lourdes et ne rien cacher, pas même les documents qui feraient difficulté* » ([^31])*,* il ne tint pas compte de cette preuve, signée par le P. Cros lui-même, d'une partialité en faveur du P. Sempé et d'une agressivité contre l'abbé Peyramale et contre le premier historien de Notre-Dame de Lourdes, Henri Lasserre.
Voici cette lettre :
*Pau, le 15 septembre 1879*
*Bien cher Monsieur Lasserre,*
*Je vous remercie : j'ai reçu* BERNADETTE *hier soir* ([^32])*.*
*Ce matin j'en achève la lecture. Vous me connaissez, maintenant : je suis un ami, et puis parler sans réticence :*
Depuis vingt-deux mois, le P. Cros était chargé d'enquêter sur les Apparitions de Lourdes. Il venait seulement de rencontrer Henri Lasserre *pour la première fois*, quatre jours plus tôt. Encore était-ce ce dernier qui, en qualité d'historien mandaté officiellement par Mgr Laurence, et auteur du récit le plus fouillé et le plus lu sur cette question ([^33]), avait pris l'initiative de cette entrevue qui « dura quatre heures et fut passablement dramatique » ([^34]).
120:97
*Votre* BERNADETTE, *dans sa première partie,* VIE PUBLIQUE, *n'est qu'une réédition abrégée du* ROMAN *que vous savez.*
Le P. Cros qualifie ici de *roman* le récit des Apparitions qui avait fait connaître et aimer Notre-Dame de Lourdes dans le monde entier. Il n'entendait pas par là contester l'authenticité des Apparitions. Mais, comme le P. Sempé, Supérieur des Chapelains de la Grotte, il ne reculait devant rien pour discréditer ce livre écrit par un laïc et, selon eux, trop explicite et imprudent sur le rôle des fonctionnaires de 1858 ([^35]).
*Les erreurs et les inexactitudes y fourmillent comme dans le roman.*
D'après le P. Cros, le Pape Pie IX avait donc été séduit par des *erreurs* et des *inexactitudes* quand il avait écrit à Lasserre, le 4 septembre 1869, que la lecture de son livre l'avait convaincu de la réalité des Apparitions de Lourdes ([^36]).
*La* 2^e^ *partie,* LE TÉMOIGNAGE, *croulera, comme la première, dès que les vrais documents seront produits. Que vous êtes donc mal inspiré, pauvre ami.*
La 2^e^ partie relate l'histoire succincte du livre que Lasserre a écrit sous la dictée de Bernadette, du Curé Peyramale et des témoins de 1858. Le P. Cros la récuse d'un trait de plume, malgré les approbations unanimes reçues par l'auteur depuis dix ans, et malgré l'absence de toute réclamation de la part des nombreux personnages cités.
*Je laisse la* 3^e^ *partie,* VIE CACHÉE, *qui me plairait si le* TON DU ROMAN *n'en diminuait, çà et là, l'autorité et le charme.*
121:97
Cette critique est surtout une rancœur contre les Sœurs de Nevers qui avaient fermé au P. Cros les portes de leur couvent et les avaient ouvertes au laïc Lasserre pour écrire cette première biographie de Bernadette. Le 16 août, l'historien venait d'écrire à la Supérieure Générale : « Dans le cas où vous me demanderiez d'effacer dans ma préface le passage où je m'appuie, pour mon livre, sur l'assentiment des Sœurs de Nevers, j'obéirais naturellement sans hésiter à votre désir. » Voici le dit passage de la Préface exprimant le « parfait accord dans l'œuvre commune... Nous nous sommes fait un devoir de soumettre à la Congrégation des Sœurs de Nevers toute la partie de notre travail relative à la vie de la Sœur Marie-Bernard, depuis le jour de son entrée en religion... Nous avons tenu à ne publier là dessus qu'un récit vérifié et agréé par elles, qu'un texte revêtu de leur assentiment et de leur approbation » ([^37]).
Le P. Cros essaye aussi d'appuyer d'étranges affirmations que, malgré cette garantie, Mgr Forcade vient de signer et de publier ([^38]). Le prélat y nomme Bernadette : *la Vierge de Lourdes* ([^39])*,* et il se dit son *vengeur* contre le *spéculateur* Lasserre qui, *surtout pour la montre, tronque et dénature* son histoire ([^40]). Ce factum ne sera jamais pris au sérieux que par de rares polémistes sans scrupule ([^41]).
*Et puis j'y retrouve vos impressions, tout à fait injustifiables, à l'égard de la* PETITE HISTOIRE *des Annales.*
C'était le récit des Apparitions composé, d'août 1868 à novembre 1869, par les Chapelains Sempé et Duboé qui s'étaient imaginé qu'en démarquant l'histoire établie et publiée par Lasserre, et en y introduisant des fioritures, ils parviendraient à la supplanter ([^42]).
122:97
*De grâce ne touchez pas à ce travail, beaucoup plus historique que le vôtre.*
Le P. Cros se retournera bientôt contre la *Petite Histoire* et y relèvera 253 erreurs. (Il en trouvera 526 chez Lasserre !)
*Puis, pour l'amour de Dieu et de vous-même, ne canonisez pas si vite les gens : le* GRAND, *le* SAINT *M. Peyramale.*
C'est l'écho de l'acrimonie du P. Sempé contre l'abbé Peyramale jugé trop surnaturel, trop ennemi du mercantilisme pour assurer le développement du pèlerinage comme l'entendaient les Chapelains.
*Cet homme de bien ne fut certainement ni saint, ni grand : vous le savez aussi bien, mieux que moi. Vous n'étiez pas, très cher ami, obligé de dire tout ce que vous pensez ; mais vous n'avez pas le droit de dire ce que vous ne pensez pas, de le dire surtout avec une telle insistance, avec un tel éclat.*
On voit ici en pleine lumière un des travers qui ont vicié à la base les enquêtes du P. Cros. Il croyait discerner le vrai sens de chaque témoignage *mieux que le témoin lui-même.* Quand ses interlocuteurs précisaient un fait, fût-ce avec insistance et éclat comme Lasserre pour Mgr Peyramale, il suspectait jusqu'à leurs jugements intimes et il interprétait leurs dires à sa manière. Malgré les affirmations les plus claires, il demeurait persuadé qu'il savait mieux que les intéressés ce que l'on pensait ou ne pensait pas. Cette marque de l'esprit faux et du parti pris se retrouve dans toute son œuvre : dès les Premiers interrogatoires, elle a influencé ses questions et déformé ses notes. Ensuite, dans ses transcriptions, elle lui a fait faire les fameuses « *harmonisations de témoignages* » et les « *mises au net* » selon les euphémismes de l'abbé Laurentin. Il est dommage que cette habitude interdise toute confiance dans les dépositions recueillies par ce trop subtil enquêteur.
*C'est vous parler en ami que de vous conseiller de laisser* SOUS PRESSE, *ou mieux de remettre dans vos cartons la vie du bon curé de Lourdes.*
123:97
La préface de « *Bernadette* » annonçait la publication prochaine de la *Vie de Mgr Peyramale* « pour apprendre à ceux qui l'ignorent et pour rappeler à ceux qui l'oublient, en ces tristes temps où tout un monde ennemi se lève contre le Sacerdoce, quel lumineux diamant est, au milieu du siècle, le vrai prêtre de Jésus-Christ ». Quelques bonnes feuilles de cet ouvrage avaient paru dans la *Revue du Monde Catholique* ([^43])*.* Elles avaient suscité « le désir d'un grand nombre » et exaspéré l'irritation du P. Sempé. Aussi la publication fut-elle différée pendant dix-huit ans, et le bien qu'elle devait faire fut retardé d'autant.
*Enterrez tout cela : vous y gagnerez gros. Le produire, c'est vous* RUINER.
Un tel propos prouve une complète méconnaissance du désintéressement de Lasserre qui n'a jamais perçu pour lui les bénéfices de ses ouvrages sur Lourdes.
*Enfin, très cher Monsieur Lasserre,* l'APPENDICE *est... pitoyable. Je parle avec indulgence, en ami.* \[...\] *Taisez-vous, oui ne parlez que pour dire :* FAUTE DE DOCUMENTS, JE DOIS AVOIR MÊLÉ A MES RÉCITS, A MES APPRÉCIATIONS, BIEN DES ERREURS. \[...\] *Vous ne vous lassez pas de harceler les auteurs de la légende* « *apocryphe* »*.*
Lasserre veillait simplement au respect du témoignage de Bernadette qui avait signé, le 13 octobre 1869, une Protestation contre cette légende écrite par les Chapelains ([^44]).
*Et moi je suis obligé de vous redire : la légende apocryphe est presque intégralement une* HISTOIRE, *tandis que votre histoire est, presque intégralement, un roman.* \[...\]
Les quelques longueurs retranchées ici ne faisaient qu'aggraver le ton et le rendre plus acerbe.
\*\*\*
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En achevant la lecture de cette lettre, l'abbé Laurentin se prit la tête à deux mains.
« Comment, dit-il, deux prêtres ([^45]) montant chaque matin à l'autel, ont-ils pu élaborer et surtout expédier une lettre pareille ? »
Il était déconcerté de la trouver dans les archives Lasserre, écrite et signée par le P. Cros. Le texte ? Il le connaissait déjà depuis longtemps. Il en avait même une copie prise aux archives de la Grotte. Mais ses préjugés lui avaient donné la CERTITUDE qu'une élémentaire charité en avait empêché l'expédition. Il avait donc pris ce document pour un « *amusement littéraire* » plutôt osé et, somme toute, parfaitement innocent, puisque non envoyé.
Hypothèse bienveillante tout à fait naturelle. Mais un vrai historien en aurait d'abord vérifié le bien fondé chez le destinataire de la lettre ; il en aurait examiné le contexte dans les faits et aurait étudié les tendances non pas supposées, mais réelles, des auteurs. Or, comme pour la *Protestation* de Bernadette contre la *Petite Histoire,* l'abbé Laurentin s'en était remis aux seules lumières de ses supputations. Il n'avait rien vérifié du tout. Aussi, en découvrant l'expédition de cette lettre, il constatait avec stupeur que son œuvre était embourbée dans l'ornière des polémiques dont il avait pourtant voulu se garder.
Le P. Cros avait donc été l'agresseur de Lasserre. Il avait systématiquement écarté de ses consultations le premier spécialiste de l'époque pour l'histoire des Apparitions de Lourdes. Il s'en était méfié, comme de certains autres témoins lettrés et clairvoyants qui ne se laissaient pas influencer, ni intimider, et qui s'obstinaient à contredire la *Petite Histoire*. Il était donc loin d'avoir eu *la paix et la sérénité* que les Chapelains lui avaient attribuées pour les besoins de leur cause ([^46]). De là les étrangetés déjà remarquées, et même signalées, dans *Sens de Lourdes* ([^47]) ; de là les dépositions transcrites « *très librement* » et les silences sur ce qui allait à l'encontre de certaines thèses ([^48]).
125:97
L'abbé Laurentin fut effaré des dessous d'une enquête à laquelle il avait cru pouvoir accorder toute confiance. Alors, après avoir soulevé un coin du voile, il eut peur de le déchirer du haut en bas. Pour *préparer une histoire, pour présenter un dossier d'où ne serait soustraite aucune pièce qui paraîtrait gênante, pour ne pas faire un choix dans la documentation* ([^49])*,* il aurait dû établir au grand jour l'histoire de cette fameuse enquête Cros : ses causes lointaines et immédiates, les méthodes employées, les événements connexes qui l'ont influencée, ses péripéties de tous genres, la nature et la qualité des aides et des entraves, etc. ([^50]).
Mais une telle étude aurait discrédité les travaux du jésuite et les témoignages recueillis par lui. C'eût été « TRÈS ENNUYEUX ».
Il fallait un prétexte pour justifier le silence devant le grand public et ne pas heurter de front certaines « chapelles ». Tout ce qu'une saine critique aurait dévoilé fut donc qualifié de *polémique stérile.* Ainsi fut dédaigné, comme *confusions* et *tristes querelles*, un ensemble de faits et de tendances qui appartiennent à l'histoire et qui ont profondément influencé les enquêteurs et les témoins des Apparitions à partir de 1869.
« *Peu nous importent aujourd'hui leurs querelles,* trancha l'abbé Laurentin. *Précisément il fallait les dépasser pour y voir clair, car leur désir respectif d'avoir raison contre l'autre, les a obnubilés ; il a stérilisé leur débat* ([^51])*.* »
Encore une fois cette position et ce raisonnement ne sont pas d'un historien. Une chose est l'intention plus ou moins louche des querelleurs (si toutefois il est possible d'en juger), autre chose est le poids de ces querelles sur les événements et sur la manière d'évoquer le passé. Si en effet les débats de jadis nous importent peu en tant que tels, ils n'en ont pas moins eu de graves conséquences. La « *probité intellectuelle* » et la « *conscience* » exigent que l'on en tienne un compte loyal et impartial, sans aucun sous-entendu.
126:97
L'abbé Laurentin ne dit-il pas lui-même ailleurs : « *Mieux vaut dire clairement les choses vieilles de plus d'un siècle, que de laisser courir les raccourcis inquiétants de Cros* ([^52])*.* »
Voilà pourquoi on a la surprise, en le lisant, de le voir osciller sans cesse d'un extrême à l'autre quand il parle du P. Cros. Tantôt : *peu importe*..., et tantôt : *mieux vaut*...
En maints endroits il a prétendu limiter au seul « *souci de style* » à un « *souci littéraire* » les remaniements de témoignages ([^53]). Puis il a reconnu qu'ils ont été faits « *parfois de manière considérable et, au fond, assez capricieusement, suivant l'impression du moment* » ([^54])*.*
Tout en prêtant à l'enquêteur de 1878 « *une exigeante conscience d'historien* » il a convenu qu'il était capable de se laisser *anesthésier par la passion et la précipitation* ([^55])*.* De même il a déclaré que le « *jugement* \[du P. Cros\] *très personnel, le plus souvent remarquable, voire génial, a des écarts surprenants ; son extrême exigence en certains points fait parfois place à une extrême facilité. De là des vues tendancieuses* » ([^56])*.* C'est confondre cause et effets : ces écarts sont nécessaires pour justifier « *les conclusions qu'il a établies par ailleurs* » ([^57])*.* Par conséquent, loin d'être surprenants, ils sont la preuve du parti pris initial.
Voici, puisés dans le tome I de *Lourdes, Histoire Authentique,* quelques éloges du P. Cros présentés en regard de leurs démentis par l'abbé Laurentin lui-même :
P. 91 -- « Admirable enquêteur »
« Dès le début de son enquête... il a systématiquement posé à tous les témoins \[telle question\] dans un sens propre à influencer le débat ([^58]). »
P. 107 -- « Œuvre capitale et féconde »
Telles déclarations « ont été sollicitées par le P. Cros, alors en pleine controverse, en pleine idée fixe d'avoir raison ». ([^59])
127:97
P. 108 -- « Travail scientifique »
Il a « négligé quantité de témoins parfois importants » ([^60]).
« Son imagination travailla un peu au-delà des documents ([^61]). »
P. 106 -- « Extraordinaire enquête »
« Les attaques du P. Cros se brisèrent contre \[tel témoin\] sans l'ébranler ([^62]). »
Longue correspondance avec un témoin « qui lui résiste ». ([^63])
« Il faut prendre pour ce qu'elle est association qui se fit alors de l'entreprenant Cros et de l'influençable Pène ([^64]). »
P. 20 -- « Le plus exigeant des historiens de Lourdes »
« Cros a remanié presque toutes les dépositions originales (orales ou écrites) qu'il avait recueillies ([^65]). »
P. 91 -- Cros remanie les documents « honnêtement sans doute et le plus souvent de manière judicieuse »
« On ne saurait trop mettre en garde contre les textes méconnaissables sous tous rapports qu'en a tiré Cros ([^66]). »
P. 108 -- « Absence d'idées préconçues »
« A son habitude \[Cros\] accorde un crédit excessif à Clarens (dont la rédaction est souvent en faute) ([^67]). »
« Lasserre était pour lui l'ennemi N° un ([^68]). »
P. 136 -- « Esprit généralement objectif »
« Comme il est arrivé au P. Cros de procéder à des harmonisations dans le sens de ses conclusions, les textes revus et corrigés \[par lui\] doivent être pris avec la plus grande circonspection ([^69]). »
128:97
P. 106 -- « Archiviste de valeur »
« En chacun de ses livres, Cros a présenté une transcription différemment remaniée ([^70]). »
Cros « fait abstraction de données documentaires considérables, en altère d'autres, et se livre en définitive à une dialectique factice sur la base de simples vraisemblances a priori ». ([^71])
Ce parallèle (qu'il est inutile de poursuivre davantage) permet de voir comment l'abbé Laurentin utilise ici en toute confiance les sources Cros, et les rejette ailleurs impitoyablement. Ce n'est pas seulement selon que son humeur est à l'éloge ou au blâme ; cela dépend de facteurs très divers. Le résultat est que le même enquêteur lui paraît, dans certains cas, assez fiable pour faire autorité et, dans d'autres, « polarisé » par des partis pris inadmissibles ([^72]).
Il n'aurait pas sombré en ces contradictions qui ont déconcerté ses lecteurs, s'il avait fait de *l'histoire scientifique,* avec l'unique souci d'établir la vérité coûte que coûte. Mais, à l'exemple du P. Sempé dans la *Petite Histoire,* et comme lui avec bon vouloir et par « déformation professionnelle » -- il a fait de *l'histoire apologétique.* Aussi ne craint-il pas d'affirmer : « *l'honnêteté profonde du P. Cros reste sans reproche* » ([^73])*.* On veut bien l'espérer, même après la lettre citée ci-dessus.
Cependant pour faire de l'histoire *véridique,* il ne suffit pas d'être honnête. Il arrive même que l'honnêteté envisagée ici fasse obstacle à la véracité si elle oblige, pour des motifs que l'on croit supérieurs, à suivre telles orientations bénéfiques ou à combattre telles tendances soi-disant perverses.
Or l'abbé Laurentin convient que « *Cros a commencé son enquête avec des orientations sans doute* (*qui n'en a pas ?*) *mais sans idées préconçues* » ([^74])*.* Il faut enregistrer l'aveu de l'auteur sur ses propres orientations, puisque, selon lui, « qui n'en a pas ? ». Seulement la différence qu'il fait entre *orientations* et *idées préconçues* est bien difficile à saisir.
129:97
Les conséquences de ces deux dispositions sont les mêmes, car les unes comme les autres conduisent « *honnêtement* » à la partialité sous le couvert des raisons qui semblent légitimer les dites orientations.
Avant d'affirmer que « *on n'est absolument pas en droit de jeter une suspicion d'ensemble sur l'enquête Cros* » ([^75])*,* il eût été primordial, et très facile, d'établir la nature et la portée de ces orientations qui, aux yeux des spécialistes, ont vicié les recherches du jésuite.
Dès 1872, le P. Cros se déclarait hostile à « *Notre-Dame de Lourdes, de M. Henri Lasserre. Ce livre que j'entendais fort louer ne me plut pas. Les effets de style, la dépense d'imagination dans les récits, la discussion ardente, passionnée, de nombreuses malignités... tout cela me chagrina* »*.* Le P. Sempé qui, depuis 1869, le pressait de s'occuper de l'histoire des Apparitions, dut attendre sept ans qu'un de ses condisciples, le P. Sécail, devenu recteur de la Résidence des Jésuites de Toulouse, puisse convaincre le Provincial ([^76]).
Aussitôt un journal de Toulouse, *l'Écho de la Province*, publia une violente diatribe qui, près de deux ans avant la lettre du 15 septembre 1879, que nous venons de citer, en est l'équivalent et montre bien le sens des *orientations* et des *idées préconçues* qui allaient corrompre toutes les enquêtes ([^77]) : mêmes partis pris en faveur des Chapelains de la Grotte et même attaques contre Henri Lasserre, coupable d'exagérer les vertus et les mérites de Mgr Peyramale qui venait de mourir. Une seule variante : au lieu du couplet sur les erreurs de l'historien, on lui reprochait de *paralyser l'œuvre de la Grotte* et d'avoir ralenti les générosités pécuniaires des pèlerins par un article signé X, paru dans *l'Écho des Pèlerins* ([^78])*,* sur les *Embellissements de la Grotte*.
Cette accusation était entièrement fausse, car l'article incriminé était de Léonce de Pesquidoux, comme le prouvent ses correspondances de l'époque ([^79]). Lasserre, toujours insouciant de se blanchir des calomnies répandues contre lui, tardera vingt ans à révéler le nom de l'auteur ([^80]).
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Pour expliquer les variations et irrégularités du P. Cros, l'abbé Laurentin entre en pleine illusion. Nul ne peut le suivre quand il distingue une première phase où tout se serait passé « en pleine lucidité... avant la fin juin 1879, c'est-à-dire avant la naissance des difficultés » ([^81]). Ces difficultés, -- qu'un historien sérieux aurait dû préciser clairement et non laisser dans le vague, elles ont existé dès l'origine ; elles ont fait choisir, pousser, contraindre les témoins ; elles ont fait noter certains propos et glisser sur d'autres ; elles en ont fait déformer et interpréter, exactement dans le sens des mises au net et des remaniements de la soi-disant deuxième phase.
Les contemporains le savaient si bien que le Couvent où était Bernadette, à Nevers, ne voulut pas participer à cette étrange réfection de l'histoire des Apparitions. Le Journal de la Communauté mentionne comme un événement important la fermeture de ses portes au début de cette enquête : « *Le P. Cros écrit à Monseigneur pour obtenir la permission de prendre, auprès de notre Sœur Marie-Bernard, les renseignements nécessaires pour faire un nouvel ouvrage sur les Apparitions et la vie de Sœur Marie-Bernard. Monseigneur, après avoir pris l'avis de notre Mère et de son Conseil, répond négativement* ([^82])*.* »
Deux mois plus tard, il se présenta au Couvent sans s'être annoncé et muni d'un témoignage ostensible de délégation et mission personnelle écrit de la main de l'Évêque de Tarbes et revêtu du sceau épiscopal. Il demanda à interroger Bernadette ([^83]). Malgré toutes ces précautions, Mgr de Nevers et les Supérieures refusèrent encore, non pas, comme on l'a dit, pour éviter de troubler Sœur Marie-Bernard, mais pour ne pas laisser entrer cet enquêteur. En effet ils permettront peu après cinq séries de questions posées par intermédiaires. Encore cèderont-ils alors à une étrange mise en scène destinée à faire croire à une volonté spontanée du Pape lui-même ! ([^84]) Bernadette y répondra par obéissance, mais avec assez peu de bonne grâce, ce qui montre que la Providence ne laisse pas tromper ses saints par des machinations humaines.
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En effet, ni ces consultations de la Voyante, ni tant d'autres recueillies vingt ans après les Apparitions dans un climat de vives polémiques, ne devaient servir à un travail vraiment loyal et indépendant. L'abbé Laurentin lui-même est obligé de convenir que le P. Cros n'a pas eu « une documentation, une méthode et une neutralité suffisantes... \[et qu'il\] A TRONQUÉ LES RÉPONSES DE BERNADETTE à ses interrogatoires, là où elles lui sont moins favorables » ([^85]).
Bien que de telles critiques s'imposent avec toute la force de l'évidence, il est assez méritoire, dans la conjoncture présente, de les avoir exprimées publiquement. Mais il est d'autant plus inadmissible que l'auteur n'ait pas été logique jusqu'au bout et n'ait pas conclu que ces procédés et ces preuves de parti pris interdisaient l'utilisation d'une source aussi douteuse dans un ouvrage qui se veut authentique. Il ne fallait pas duper le lecteur en donnant aux témoignages issus de cette source le même rang et la même importance qu'à ceux de 1858. Il fallait ne pas insérer parmi les documents contemporains des Apparitions certains textes transcrits longtemps après par le P. Cros et dont l'exactitude ne peut être vérifiée du fait de la perte des originaux ([^86]).
Au lieu de prendre cette position, désormais la seule valable, l'abbé Laurentin a eu la faiblesse de se laisser intimider par la vieille réputation du jésuite. Il n'a pas osé « écarter l'obstacle vermoulu qui s'oppose à l'union » et qui est l'acharnement presque centenaire du premier Supérieur des Chapelains à anéantir l'histoire en « forme de roman... légèrement injuste, mais SURTOUT COMPROMETTANTE » ([^87]) du laïc Lasserre, pour la remplacer par « une histoire ecclésiastique des événements de Lourdes » comme disait le P. Cros, AVANT de commencer ses enquêtes ([^88]).
Un membre du clergé pyrénéen a précisé ce qu'il fallait entendre par là : « *Les convenances réclamaient un écrivain ecclésiastique pour un ouvrage de cette nature. La prudence voulait que cet ecclésiastique fût un prêtre soumis à l'autorité de l'Évêque de Tarbes* ([^89]).
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Les convenances et la prudence n'ont rien à voir avec la rigueur scientifique d'une recherche historique, ou alors on tombe dans l'histoire apologétique « *qui ne vise plus à la recherche et à l'expression de la vérité objective, mais se trouve mise au service de fins utilitaires préétablies* »*.* ([^90])
Le P. Cros « *a sollicité, composé des témoignages qui sont sans valeur ; systématiquement il a cherché à produire le contraire de ce qu'avaient écrit Henri Lasserre, J.-B. Estrade, Dozous et à démolir la qualité de leurs témoignages... Et, bien malheureusement, c'est le livre qui inspire, à l'heure actuelle, trop d'écrivains en mal de produire du nouveau* »*.* ([^91])
L'abbé Courtin n'écrivait pas ces lignes sous l'influence des archives Lasserre, car il les ignorait. Une longue étude, à Lourdes et ailleurs, des archives déjà connues il y a vingt ans, lui avait montré qu'à partir de l'élaboration de la *Petite Histoire,* l'espoir de produire du nouveau avait fait tomber bien des auteurs dans le travers de l'histoire apologétique.
\*\*\*
Depuis cent ans, sous prétexte d'édifier ou d'approfondir davantage, c'est une course aux documents inconnus c'est le besoin d'éclaircir des zones soi-disant opaques c'est le désir de percer des mystères et des secrets, comme pour une énigme policière ou un fait divers ; c'est la dissection méticuleuse de détails de plus en plus ténus dont l'importance grandit au détriment de l'essentiel.
Le fait des Apparitions n'y gagne rien, ni en crédibilité, ni en rayonnement. Le message spirituel non plus. Les contextes de l'événement n'en sont même guère précisés tant les conclusions sont souvent viciées par la passion du nouveau, par la hâte de publier et surtout par les partis pris contre tel ou tel.
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Rien n'était donc plus redoutable que la rencontre du P. Cros et de l'abbé Laurentin, l'un entraîné dès le début de son enquête dans ce tourbillon pseudo-historique assez stérile, l'autre lancé dans la remise en question de *milliers de points et de problèmes.* Le second a repris à son compte la déclaration de son prédécesseur en 1872 : « *Depuis très longtemps, je suis insatisfait de l'état de l'Histoire de Lourdes. Sans doute les très grandes lignes sont valables en substance, mais beaucoup de détails sont inexacts* ([^92])*.* »
Bernadette avait pourtant donné un autre exemple. Toujours laconique et ne cherchant pas à produire du nouveau au-delà des très grandes lignes, son témoignage n'avait aucun souci apologétique.
« *Je suis chargée de le dire, et non de le faire croire.* »
En s'effaçant humblement devant la Vérité, elle a attiré à Lourdes des foules qui, pendant huit ans, de 1858 à 1866, n'ont connu l'histoire des Apparitions que par elle et par les premiers témoins.
Plus tard tous ces pèlerins informés aux sources les plus sûres ne se sont jamais dits *insatisfaits* des ouvrages qui ont raconté exactement ce qu'un si grand nombre avaient vu et entendu, et ce que d'ailleurs beaucoup ne se privaient pas de contrôler encore.
Ainsi, comme la Voyante, tout le monde mettait l'événement de l'Apparition à sa vraie place, sans le noyer dans des *milliers de points et de problèmes* ([^93])*,* sans exiger *du nouveau*, sans chercher à en grossir ou romancer les à-côtés ni à l'accommoder aux *convenances* et *prudences* ecclésiastiques.
Si le P. Sempé, -- et lui seul à l'origine ; ne s'était pas tant soucié de ces contingences, non seulement beaucoup d'écrivains auraient pu écrire sur Lourdes librement et avec plus de sérénité, mais encore l'enquête du P. Cros n'aurait certainement pas eu lieu, non plus que les recherches et pseudo-découvertes de l'abbé Laurentin.
Henri MASSAULT.
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### Chronique dominicaine
par Paul PÉRAUD-CHAILLOT
LE MONDE du mardi 20 juillet, page 6, col. 4, sous la rubrique : *Nouvelles religieuses,* donne entre autres l'information que voici :
*Le Directeur de la revue dominicaine* « *Maintenant* » *est démis de ses* *fonctions par le Supérieur général. Montréal, 19 juillet, A. F. P.*
*Dans une interview accordée au journal* « *Le Devoir* »*, le Père Henri Bradet, directeur de la revue* « Maintenant » *commente ainsi la décision qui lui a été signifiée par le Supérieur général de l'Ordre des Dominicains, le Père Aniceto Fernandez, le démettant de ses fonctions à la tête de cette publication catholique d'avant-garde, propriété des dominicains de Montréal.*
*Après avoir affirmé qu'aucune indication justifiant cette décision ne lui a été fournie, le Père Bradet note qu'à Rome, il semblerait que* ce soit encore la mode de congédier les gens sans dire pourquoi *mais* « qu'aucune erreur de fait ou de doctrine ne lui ayant jamais été reprochée » *il considère que* « c'est l'orientation générale de *Maintenant* que l'on, a voulu condamner ».
*Le Père Bradet définit ensuite en deux points l'orientation de la revue qu'il dirigeait. D'une part,* « présenter une religion dépouillée de certaines choses accessoires : sanctuaires, cierges, lampions, *etc. d'autre part,* retrouver le visage de l'Évangile ».
*Cette affaire que l'on pourrait rapprocher de rappels à l'ordre plus discrets montre que le vent du Concile ne souffle guère encore à la curie généralice des dominicains. Cela n'est d'ailleurs pas étonnant si l'on songe qu'au cours des trois premières sessions du concile, le Père Fernandez a été l'un des opposants les plus déterminés à toute réforme.*
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*Fortement désiré à la base,* « *l'aggiornamento* » *de l'ordre est puissamment freiné au sommet, contrairement à ce qui se passe dans beaucoup d'autres familles religieuses. On peut se demander si le chapitre général de l'ordre actuellement réuni à Bogota changera quelque chose à cette situation.*
Un tel texte est incontestablement en son genre un vrai petit chef-d'œuvre. Il invite à réfléchir sur : la discipline des publications dans un ordre religieux, spécialement dans l'Ordre de saint Dominique, les pouvoirs d'un maître général des prêcheurs sur les religieux de son ordre, le rôle et les titres de présence au Concile des généraux d'Ordre, l'actuel chapitre général de définiteurs O.P. qui vient d'achever ses travaux en Colombie, à Bogota. L'article du « Monde » offre à la réflexion ces thèmes dans cet ordre : ce n'est pas en soi le plus logique, mais peu importe et d'ailleurs il ne s'agit pas d'épuiser de tels sujets : Commençons par la discipline des publications.
QUOI QU'IL EN SOIT DES FAITS, qui peuvent être parfois bien peu conformes au droit, en principe et en droit, les écrits composés par un religieux O.P. en vue de la publication doivent être soumis à son provincial ou au maître général. Le provincial fait reviser le manuscrit par les deux censeurs qu'il désigne librement parmi les Pères qualifiés, pour remplir cet office, par le chapitre provincial. Leur nom ne doit pas être communiqué à l'auteur tant qu'ils n'ont pas tous deux donné le *Nil obstat* = « rien ne s'oppose à la publication ». Sage précaution, pour assurer leur parfaite liberté de jugement et les défendre eux-mêmes, en cas de refus du *Nil obstat*, contre les réclamations éventuelles de l'auteur, qui n'est pas juge en sa propre cause, mais qui peut être tenté de se croire plus éclairé que les censeurs.
Le N° 717 des Constitutions précise ainsi l'esprit dans lequel doit être faite la révision -- « Les *reviseurs doivent lire intégralement, avec soin et maturité le manuscrit soumis à leur jugement, en peser la matière et la forme, à savoir : la doctrine, le style, l'utilité et l'opportunité. Il ne suffit pas en effet que le manuscrit ne contienne rien contre la foi et les bonnes mœurs, mais il doit être de nature à servir le bien commun, de la république chrétienne et l'honneur de l'ordre.* »
Si les deux censeurs trouvent l'un et l'autre des obstacles à la publication, le supérieur s'en tient normalement à leur jugement et refuse le permis d'imprimer. Si l'un des deux censeurs est favorable à la publication ou n'y voit pas d'inconvénient, tandis que l'autre y est opposé et y trouve des obstacles, le provincial désigne un troisième censeur. Si ce troisième censeur donne « le feu vert » son jugement doit figurer au lieu de celui du censeur opposé à la parution.
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Ainsi les reviseurs revisent, les supérieurs donnent ou refusent selon les cas le permis d'imprimer, mais il faut encore que l'imprimatur soit donné par un évêque, généralement l'ordinaire du lieu où réside l'auteur, ou l'éditeur. Les supérieurs religieux eux-mêmes doivent faire reviser leurs écrits personnels. Pour les revues, les périodiques la procédure est un peu simplifiée, mais la discipline substantiellement la même. Quiconque a jamais fait fonction de reviseur, m'a dit quelqu'un qui l'a été, et l'est encore, sait combien il est agréable à un religieux de pouvoir en toute conscience approuver un manuscrit d'un de ses frères, et combien au contraire il est pénible de devoir refuser un *nil obstat* parce qu'en effet la publication paraît se heurter à des inconvénients, parfois très graves et il peut arriver qu'on se trouve en face de textes qu'aucune correction ne pourrait rendre publiables.
Les religieux dominicains, comme tous les autres, en droit sinon toujours en fait, vivent, prient, travaillent, étudient, prêchent, écrivent, enseignent, impriment, collaborent à des revues ou en dirigent sous le signe et les armes de l'obéissance. En faisant profession, ils promettent à Dieu d'obéir à leurs supérieurs selon les Constitutions de leur Ordre. Et rien ne tombe plus immédiatement et directement sous l'obéissance vouée par un religieux que d'aller où il est envoyé, d'en revenir quand il est rappelé, d'occuper le poste qui lui est assigné, de remplir consciencieusement la charge qui lui est confiée, le ministère pour lequel il est désigné ; et tout autant, pour les mêmes raisons, de quitter poste, charge, fonction, ministère quand il en est relevé ou démis, « absous » dit le droit des Prêcheurs. Un religieux suspendu des fonctions à lui confiées, muté à un autre poste, transféré à un autre couvent ou résidence n'a pas à donner d'interview à la presse, à informer le public de ce qui lui advient, à accuser à la face du monde ses supérieurs d'arbitraire ou d'abus de pouvoir, d'intervention injustifiée parce qu'ils ne lui ont pas donné d'explications qui le satisfassent ou qu'il comprenne. (Et qui comprend moins qu'on le reprenne que celui qui a le plus mérité d'être repris ?)
Or toute sorte de raisons peuvent déterminer un supérieur conscient de ses droits et de ses devoirs de diriger, de corriger, de rectifier ses religieux, à changer l'un ou l'autre d'obédience et d'emploi, à lui retirer une fonction confiée par lui-même ou par une autorité dépendant de lui. Diriger une revue engage la responsabilité non seulement du directeur lui-même, de son couvent, de sa province, mais de tout l'Ordre auquel il appartient. Si ce directeur dirige fâcheusement, s'il commet des erreurs ou des imprudences en écrivant ou en acceptant des articles regrettables, si, averti, il ne tient pas compte des avertissements, s'il ne veut rien entendre ou ne sait pas comprendre, que peut, que doit faire un supérieur sinon d'abord lui retirer sa charge de directeur ?
Il est a priori peu probable que l'autorité responsable en vienne à une telle décision sans raison grave, proportionnée, du jour au lendemain, pour un simple incident, sans avertir au préalable l'intéressé ;
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mais à supposer, contre toute vraisemblance, que ces avertissements n'aient pas été donnés ou réitérés, le Supérieur majeur ou le général d'un Ordre, parce qu'il n'est pas le subordonné de ses subordonnés, mais eux de lui, n'a pas obligatoirement à rendre compte au religieux lui-même ou à ses amis personnels, à son prieur ou gardien ou à son provincial, encore moins à la presse, de la mesure qu'il a prise en conscience -- sans compter que, dans l'Église, les supérieurs généraux eux-mêmes, eux surtout, peuvent recevoir de plus haut qu'eux des instructions et des consignes, des ordres précis à exécuter. Le gouvernement des Ordres religieux n'a pas à se faire sur la place publique.
DANS LE CAS DU DIRECTEUR de « Maintenant », je le sais de bonne source sans être lecteur de la revue, les avertissements n'ont pas manqué. Il faut que la mémoire du P. Bradet, s'il a dit ce que l'interview lui attribue, soit courte pour qu'il se soit cru autorisé à parler ainsi.
A son avis c'est « l'orientation générale de la revue » qui « est visée, « qu'on a voulu condamner ». Or il réduit cette orientation à deux points.
Le premier : « présenter une religion dépouillée de certaines choses accessoires : sanctuaires, cierges, lampions, etc. » Mais tout ce qui est accessoire selon le jugement de tel ou tel particulier, l'est-il vraiment, et tout ce qui est accessoire, en ce sens que ce n'est pas essentiel, est-il pour autant sans importance aucune, et appartient-il à tout un chacun de le déclarer négligeable et de l'éliminer au plus tôt. Il est facile à qui dresse un programme de dépouillement de dépasser la mesure, d'aller contre des lois de l'Église, qu'il ne lui appartient pas de changer ou de mépriser, ni même de critiquer publiquement au risque de scandaliser.
Et quand au second point : « retrouver le visage de l'Évangile » se donner une telle mission ou définir ainsi celle qu'on a reçue, suppose que ce visage est obnubilé ou perdu, ce qui est, on en conviendra sans peine, si l'on est sans passion, une accusation au moins implicite qui atteint bien du monde et de bien respectables autorités.
De la part du Général des Dominicains, faire quitter à un religieux son fauteuil de directeur de revue est un usage élémentaire du droit que lui reconnaissent aussi expressément que possible les constitutions, n. 470 :
« Le Maître général de l'Ordre, en vertu du vœu d'obéissance à lui promise par chacun des frères lors de sa profession est, de par le droit des constitutions et par privilèges apostoliques, prélat propre et immédiat de tous les frères et de tous les couvents de tout l'Ordre. Il peut par autorité propre lier et absoudre, et, chaque fois qu'il lui paraîtra bon, *quoties sibi videbitur ;*
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instituer et destituer prélats, savoir prieurs provinciaux et conventuels et tous officiers quelconques, ainsi que les prieures des monastères soumis à l'Ordre, limiter leur offices et autorités, les révoquer et écarter et à leur place en mettre d'autres et faire dans l'Ordre tout ce que lui et les définiteurs du chapitre général peuvent faire. »
Et l'on m'assure que cette loi, en raison des « privilèges apostoliques » qui la confirment ne pourrait pas être abrogée par le chapitre général de l'Ordre. Une loi, soit dit en passant, ne peut être définitivement abrogée ou modifiée que par décisions convergentes de trois chapitres successifs ; mais aux privilèges apostoliques, les chapitres ne peuvent toucher. Seule l'autorité qui les a accordés peut les retirer, or, rien ne fait prévoir qu'ils seront abrogés par le nouveau droit canon en préparation, mais non encore en vigueur.
Si le P. Bradet s'était souvenu effectivement de cet article, se serait-il cru autorisé à donner son interview au journal *le Devoir,* dont *le Monde* nous a fait part avec un empressement manifeste à répandre une si bonne nouvelle, que *Témoignage chrétien* à son tour ne pouvait s'abstenir de commenter à sa façon.
MAIS VOILÀ. *Maintenant* est une « revue catholique d'avant-garde » et le général actuel des dominicains, un Espagnol, n'est pas d'avant-garde. Il est même d'arrière-garde ainsi qu'en témoigne son attitude au Concile, où, au cours des « trois premières sessions il a été l'un des opposants les plus déterminés à toute réforme ».
C'est là une accusation bien massive, et comme telle, objectivement fausse, calomnieuse, car si le Père Fernandez, au stade de la discussion, s'est opposé, comme c'était son droit le plus strict à certaines interventions, il est absolument faux qu'il soit opposé « à toute réforme » dans l'Église et dans son Ordre.
On voudrait nous faire croire qu'il est opposé par principe à tout « aggiornamento » mais cela n'est pas vrai, quoiqu'en aient pensé certains autres dominicains d'avant-garde, qui ne doivent pas non plus méditer assidûment leurs constitutions.
Nous savions en effet, avant l'ouverture du chapitre de Bogota, qu'un certain Père délégué comme définiteur par sa province (les chapitres généraux sont alternativement de définiteurs et de provinciaux), estimant que le général n'avait pas, dans ses interventions au Concile, exprimé la pensée des éléments les plus dynamiques de l'Ordre, l'aile marchante, ouverte au monde, etc., avait entrepris une campagne pour faire voter par le chapitre une sorte de motion de censure contre le général, ce qui l'aurait amené à démissionner.
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Le Père Fernandez, très au courant de ce petit « complot », ne s'en émouvait guère, et, comme il est difficile aujourd'hui de gouverner un Ordre et agréable d'être déchargé d'une aussi grave responsabilité, il disait en souriant, : « Si la majorité veut que je donne ma démission, je serai très heureux de le faire. »
Nous ignorons si l'instigateur de ce beau projet, qui avait reçu quelques douches vigoureusement administrées par des confrères ayant les pieds en terre et la tête sur les épaules, à qui il s'était ouvert, a osé pousser sa pointe au chapitre. Toujours est-il que le Père Fernandez n'a pas cessé d'être Général en fait et en droit, tandis que le Père Bradet a cessé d'être directeur de *Maintenant,* en droit comme en fait.
CE QUE NOUS SAVONS BIEN, c'est qu'un général d'Ordre au Concile, n'est pas le délégué, le mandataire, l'interprète, le porte-parole, le vicaire, le représentant des membres, de son Ordre, ni des plus dynamiques, ni des plus réactionnaires, ni des « progressistes » ni des « intégristes » (puisqu'on partage souvent toute société entre ces deux extrêmes), ni d'un « centre » dont les membres plus nombreux que certains ne croient refusent à bon droit d'être ainsi classés ; qu'au reste ce serait une tâche absolument impossible à remplir que de représenter les groupes les plus divers coexistants dans son Ordre, à moins de parler chaque fois à peu près en ces termes : « Au nom des éléments avancés, je dis ceci ; au nom des autres, je dis cela ; au nom des plus sages, je ne dis rien ou je dis telle autre chose. » S'il était *délégué,* il ne pourrait faire autrement car, par définition, toutes les tendances auraient le même droit d'exiger de lui qu'il les représentât. Il aurait donc dû s'informer dans tout l'Ordre avant de dire n'importe quoi sur n'importe quel sujet. Ou bien pensera-t-on que la seule tendance agitée par « le vent du concile » -- dont on parle beaucoup mais qui n'a rien de commun avec ce que Paul VI appelle « spiritualité du concile » -- avait le droit d'être exprimée par lui. De quelque côté qu'on tourne la chose, on aboutit à l'absurde. Dans les universités du Moyen Age tardif, ce n'était du moins pas le même professeur qui enseignait *in via Thomae, in via Scoti, in via Durandi, in via Ockam*.
La vérité est qu'un général d'Ordre est au Concile, parce qu'il y est, comme les autres Pères, convoqué par le Pape ; que son droit et son devoir, est de dire ce qu'il pense, lui, personnellement, de ce qui est dit par d'autres, d'intervenir ou non dans la discussion des schémas selon ses vues à lui, de voter selon sa conscience avec « la majorité » ou « la minorité ». Jusqu'au tout dernier vote, il peut dire s'il lui paraît bon : *Non placet* ou *Placet juxta modum*. Il n'a, comme tous les autres Pères et tous les fidèles, à se soumettre qu'aux décisions définitives promulguées par ordre du Saint Père. Cela seul compte, car cela seul est l'œuvre du Concile comme tel.
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Un général n'a pas non plus à rendre compte à ses subordonnés, provinciaux, prieurs, simples religieux, de son Ordre ni aux membres d'un chapitre général, de ses interventions et de ses votes au Concile, pas plus qu'un évêque à ses diocésains, prêtres ou laïcs. Encore moins en doit-il compte aux journalistes, même s'il ne peut pas plus que les autres pères empêcher ces journalistes de déraisonner à propos du Concile et du « vent du Concile », de l'esprit du Concile, contre-distingué du Saint-Esprit dont l'assistance ne garantit d'erreur que les décisions finales, non les interventions ni les votes préparatoires.
Qu'a fait le chapitre général de Bogota ? Il faut attendre, pour le savoir exactement, la publication des actes, comme il faut attendre la fin de la quatrième session et ses actes pour savoir ce que le Concile Vatican II, je dis le Concile réel, et non le Concile tel que certains l'avaient rêvé, annoncé, tenté de l'orienter, aura décidé et décrété. Et comme tous les bons catholiques recevront les décrets du Concile, tous les bons dominicains, proportion gardée, s'inclineront devant les décisions de leur chapitre général, lequel certes n'est pas infaillible.
J'ACHEVAIS CETTE NOTE quand j'ai lu par hasard dans *La Croix* du lundi 26 juillet 1965 l'information suivante :
« Afin de répondre aux accusations du R.P. Bradet, directeur de la revue canadienne *Maintenant* qui déclarait avoir été démis de ses fonctions sans explication, le prieur Provincial des Dominicains de Montréal, le R.P. Rondeau, a remis un communiqué à la presse. Il y explique que la décision du supérieur de l'Ordre n'a pas été soudaine mais que, déjà en septembre 1964, le P. Bradet avait été mis en garde contre « le manque de prudence et d'une certaine objectivité dans les jugements portés sur l'Église et les évènements ecclésiaux ».
« La décision prise, ajoute le P. Randeau, ne vise ni l'existence de la revue, ni son orientation, ni l'équipe des collaborateurs, ni même le P. Bradet en tant que collaborateur. Il n'est donc pas question de cesser la publication de la revue. Mais la formulation des problèmes et leur solution devront être présentées avec prudence, ce qui ne veut pas dire pusillanimité, et avec objectivité. »
L'intervention, non soudaine ni imprévisible mais précédée d'avertissement, était donc parfaitement justifiée. Ce supérieur ne devait pas permettre indéfiniment qu'un religieux de son Ordre continue à manquer de la prudence et de l'objectivité requises dans les jugements sur l'Église. Qu'il y ait, ailleurs qu'au Canada, ailleurs que dans la mouvance dominicaine, d'autres organes présentant des défauts analogues à ceux de *Maintenant*, voire plus graves, nous ne le nierons pas. Cela ne prouverait qu'une chose, l'utilité, la nécessité d'autres rappels à l'ordre, par les Supérieurs qualifiés, de religieux qui abusent de la parole ou de la plume.
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J'ENTENDS BIEN ce qu'on pourrait objecter aux réflexions ai ci-dessus :
-- A quoi pensez-vous de citer encore des textes de Constitutions qui de l'aveu même des théologiens et selon l'expresse volonté de saint Dominique n'obligent pas par elles-mêmes sous peine de péché. C'est du juridisme, du légalisme bien démodé. Vous oubliez la liberté nécessaire aux investis de responsabilités aujourd'hui, l'esprit d'indépendance intellectuelle des fils de saint Dominique, le caractère particulièrement démocratique de cet Ordre apparu au temps où s'épanouissaient les communes. L'Ordre de saint Dominique est une fraternité, son gouvernement n'est pas une monarchie absolue, ni une autocratie, ni encore moins une dictature. Vous invoquez des textes qui ne doivent pas remonter aux temps primitifs de l'Ordre mais plutôt dater d'une époque d'absolutisme politique dont l'influence se faisait sentir ; ils ne cadrent guère avec l'esprit profond d'un Ordre où toutes les charges de supérieurs sont électives, où tout part de la base, au lieu de descendre autoritativement du sommet. Ces textes et d'autres de même inspiration appartiennent donc à ce qui doit changer si cet ordre veut rester ou se remettre en son ensemble dans le sens de l'histoire, à l'écoute du monde moderne, faire face aux exigences de l'apostolat contemporain, et prêcher efficacement « l'Évangile d'aujourd'hui ».
A l'objection ainsi condensée, je réponds : Je ne connais pas « l'Évangile d'aujourd'hui ». Je connais l'Évangile de Jésus-Christ, le même hier et aujourd'hui et demain et toujours, qu'il faut annoncer, aujourd'hui comme hier, dans sa teneur authentique sans édulcoration, sans gauchissement ni corruption. Seules les modalités de présentation sont susceptibles d'adaptation, de mise à j'our.
Mais l'Évangile lui-même n'est plus à « inventer » pour être mis au goût du jour, réduit ou accommodé à ce qu'en voudraient accepter, sans conversion ni renoncements, nos contemporains. Le gouvernement de l'Ordre de saint Dominique n'est pas une autocratie, une tyrannie, une monarchie absolue, mais il n'est pas non plus une « démocratie ». Encore moins, bien sûr une anarchie, en principe du moins. L'Ordre a été approuvé, si ses Constitutions n'ont pas été dans leur ensemble l'objet d'une approbation spéciale du Saint-Siège. Ses Constitutions actuelles ont été votées suivant le mode des assemblées législatives et s'imposent à tous les membres. Elles s'imposeraient même à eux tous si l'Ordre était une démocratie de type rousseauiste, comme expression de la volonté générale, à laquelle chacun se doit ranger, car s'il avait personnellement voulu autre chose, c'est alors qu'il se serait trompé et mépris sur la volonté profonde ; en obéissant à la volonté générale on n'obéit qu'à soi-même, s'étant soumis par le contrat social à la dite volonté générale. Je parle dans une supposition, impossible, car il ne faut pas concevoir l'Ordre selon les principes de Rousseau.
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Il ne faut même pas l'appeler une démocratie en raison des circonstances historiques dans lesquelles il est né et dont il porterait le reflet, ni parce que toutes les charges de gouvernement y sont électives. Tous les supérieurs y sont bien élus, mais pas au suffrage universel : les collèges électoraux conventuels, provinciaux, général, ne comprennent jamais tous les membres du couvent, de la province, de l'Ordre. Et il ne suffit pas d'être élu à une charge pour en être immédiatement investi, sauf s'il s'agit du général, dont l'élection est censée approuvée du Pape dès qu'elle est faite. Un religieux élu prieur par les « vocaux » de son couvent ne devient prieur que si son élection est confirmée par le Provincial ; un religieux élu Provincial ne le devient effectivement, légitimement, que si son élection est confirmée par le Maître général. Et l'autorité qui confirme une élection peut aussi bien la « casser » : elle le doit si des raisons proportionnées l'exigent, en disant si c'est pour vice de forme ou à cause de la personne de l'élu, sans être obligée de donner le détail de ces raisons « personnelles » (qui peuvent être connues de l'autorité seule et qu'il ne convient pas de faire connaître à tous).
Il va sans dire que le Pape, qui est censé approuver l'élection du général, pourrait aussi bien casser cette élection et nommer de sa propre autorité un Vicaire chargé de gouverner l'Ordre à la place d'un élu récusé, ou d'un général démissionné, ou déposé. Cela s'est vu. Et puis il y a justement l'article cité des Constitutions énonçant les pouvoirs du général à l'égard des provinciaux, des prieurs et de tous les officiers de tout l'Ordre.
Nous pensons qu'il est toujours malavisé, dangereux, de transférer la terminologie des régimes politiques aux institutions d'Église, car l'Église n'est certainement pas une démocratie (ni d'ailleurs univoquement une monarchie, une aristocratie) pour cette raison très simple que si dans les sociétés civiles le « prince » le chef de l'État, individu ou collège, est comme dit Cajetan, le Vicaire de la multitude, dans l'Église le Pape est le Vicaire du Christ, non de l'Église, le Vicaire de la Tête, non du Corps.
Et un Concile est tout autre chose qu'une chambre de députés en régime parlementaire Et le Pape, on ne doit jamais l'oublier, est le supérieur commun de tous les supérieurs religieux et de tous les membres de tous Ordres ; il a le pouvoir éminent de faire par lui-même ou par délégué tout ce que peut faire n'importe quel supérieur à n'importe quel échelon, et davantage.
Si les religieux sont, dans une mesure, exempts de la juridiction des évêques locaux, *c'est pour mieux dépendre du Saint-Siège, pour être mieux à sa disposition.* Que cela plaise ou ne plaise pas, c'est ainsi et le sera jusqu'à nouvel ordre.
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N'étant pas historien du droit des religieux, n'ayant jamais étudié l'évolution séculaire de la législation des Prêcheurs, je ne saurais dire à coup sûr si les textes que j'ai cités sont, en leur substance ou en leur rédaction actuelle, d'origine très ancienne ou plus récente, mais cela importe peu à mon propos. Ces textes appartiennent à la loi actuelle de l'Ordre et quiconque y est admis s'entend dire avant même de recevoir l'habit, après l'examen en conseil de ses dispositions : « Nous vous protestons qu'après votre profession vous serez obligé aux trois vœux : de pauvreté, de chasteté, d'obéissance. De même vous serez tenu d'observer la règle et les constitutions, non comme elles sont observées ici on là, mais au sens de la lettre, *prout littera sonat*, en sorte que, à quelque moment (*quandocumque*) que vous serez forcé par le prélat à l'exacte observation, vous serez tenu d'obéir simplement, *simpliciter*. » (N° 85)
Nul n'est obligé par aucune autorité humaine d'entrer dans l'Ordre de saint Dominique non plus qu'en aucun autre. Personne au monde ne peut lui prescrire, pas même le Pape, mais quiconque entre dans un Ordre religieux accepte par le fait même de se soumettre à sa législation actuelle et aux modifications qu'elle pourra subir. Sa démarche autrement serait absurde ou perverse. Un religieux serait fort mal venu à prétendre qu'il attendra pour obéir que la loi soit modifiée dans le sens qu'il désire, et qu'il vivra, entre temps, à sa guise. Assurément tous ceux qui rentrent dans une famille religieuse ne sont pas nécessairement très au courant de la loi qui le régit ; une connaissance générale suffit à leur démarche mais, une fois novices, ils doivent étudier cette loi de plus près ; elle doit leur être expliquée pour qu'ils ne fassent profession qu'en *parfaite* ou du moins, *suffisante* connaissance de cause. Si quelqu'un n'en peut on n'en veut accepter certains points, qu'il ne demande pas à faire profession, mais se retire, c'est son droit qu'aucune autorité humaine ne peut lui contester ; s'il se découvre allergique à quelques dispositions après avoir fait profession temporaire, qu'il demande dispense de son engagement ou qu'à l'expiration il ne le renouvelle pas, ne fasse pas profession perpétuelle. Mais quand un religieux a fait librement profession (toutes précautions sont prévues par le droit de l'Église et de l'Ordre pour assurer sa pleine liberté dans l'émission des vœux), il s'est lié lui-même aux lois de l'Institut dont il est devenu membre. Il ne lui appartient plus d'en prendre et d'en laisser. S'il veut en prendre et en laisser il eût mieux valu qu'il n'entrât pas ou qu'il rentrât chez lui pendant qu'il en était temps encore.
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CE SONT là simples vérités de bon sens qu'on peut énoncer sans être théologien ni canoniste de profession. Mais il se trouve qu'un mien ami dominicain précisément me parlait récemment avec émotion et admiration de la monition fort explicite qui lui avait été faite lors de sa prise d'habit. Il me l'a montrée dans le « Processionnal » (Processionarium) de l'Ordre qui n'est pas un document secret et incommunicable. Et à mon tour j'ai trouvé ce vieux texte si franc, si net, dans son limpide latin que j'ai pris plaisir à le traduire littéralement, voire un peu archaïquement.
Les postulants se prosternent de tout leur long, visage contre terre, bras étendus en croix. Le prieur les interroge : « *Que demandez-vous ?* » Ils répondent : « *La miséricorde de Dieu et la vôtre* »*.* « *Levez-vous* » commande le prieur. Et voici le discours qu'ont entendu des générations de dominicains. Il paraît qu'il n'est plus d'usage courant, qu'on le remplace parfois par une exhortation censée plus adaptée aux personnes, ce qui peut se justifier, si ce n'est plus prescrit de le faire parce que certains points sont périmés, mais quel dommage ! Quel malheur si l'on croit « dépassé » l'esprit qui anime ce texte vénérable et combien direct :
« *Fils très chers, dans votre actuelle demande, vous demandez deux choses : la miséricorde de Dieu et la nôtre.*
*La miséricorde de Dieu, il n'est pas en notre pouvoir de vous la donner, bien pourtant croyons-nous que vous l'avez obtenue, puisque le Seigneur vous a inspiré d'entrer dans cette religion* (*ordre religieux*)*.*
*Quant à notre miséricorde nous ne pouvons vous la donner qu'à de certaines conditions : si vous ne les aviez pas ou ne vous proposiez pas de les observer, vous ne pourriez pas avoir notre miséricorde.*
*Il ne vous suffit pas en effet de n'être lié par aucun empêchement canonique, mais il faut en outre que vous entendiez bien ce que vous avez à observer en religion, pour qu'ensuite vous ne disiez pas que vous avez été trompés et que vous n'aviez pas cru qu'il y eut dans l'ordre choses si dures.*
*En premier lieu, il vous faut garder les trois vœux principaux de religion : obéissance, pauvreté et chasteté.*
*Quant à l'obéissance, sachez que vous serez obligés à garder la règle et les Constitutions et l'obéissance à vos supérieurs : ainsi ne pensez pas avoir aucune liberté, mais sachez vous totalement soumis et sans volonté propre. Car vous ne pourrez manger ni boire sans permission, ni aller en quelque lieu, ni faire ce qui vous plaira sans la volonté de votre prélat. Et si vous vouliez être dans un couvent et que les supérieurs voulussent que vous fassiez dans un autre, vous serez tenue d'obéir et non de vous complaire.*
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*De même, quant à la pauvreté, vous ne pourrez rien avoir de si modique que vous puissiez dire vôtre ou dont vous puissiez dire : c'est à moi, mais ce qui vous sera accordé sera soumis à la volonté de votre prélat, qui pourra vous le retirer chaque fois qu'il voudra, et vous n'aurez* \[*à faire valoir*\] *contre lui aucun droit. Ni ne pourrez tenir argent, et, si l'on vous en donne, ne le pourrez dépenser, ni donner, aliéner ou changer de ce qui vous est accordé, chose si minime soit-elle sans permission de votre prélat, et il vous faudra parfois porter vêtements déchirés et vils, et souffrir moult incommodités.*
*Concernant chasteté vous serez tenus à garder chasteté non seulement de corps mais aussi d'âmes, c'est-à-dire à ne pas penser à choses déshonnêtes, à ne pas vous y délecter, et ainsi non pas hommes mais pierre ou bois.*
*Et pour mieux observer tout cela, la règle et les Constitutions ont ordonné pour la macération du corps quelques pratiques : des veilles car quand il vous plaira de dormir, il faudra vous lever pour matines ou pour accomplir d'autres obédiences ; et aussi, des jeûnes car, outre tous jeûnes d'Église, serez tenus, sauf les dimanches à jeûner de la fête de* \[*l'exaltation de*\] *la Sainte croix* \[*14 Septembre*\] *jusqu'à Pâques et en outre tous les vendredis de toute l'année. Et jamais ne pourrez manger chairs sans nécessité, maladie ou permission.*
*Mais parce que la religion est discrète et ne veut* \[*exiger*\] *du religieux que ce qu'il peut, sachez que, quelque nécessité advenant, le prieur ou prélat pourra vous dispenser parfois de ces austérités, surtout des veilles et Jeûnes.*
*Et quand vous aurez fait tout cela, aurez encore tribulations et répréhensions et humiliations* (*vilificationes*) *lesquelles toutes vous faudra porter patiemment : si elles sont lourdes, elles auront grande récompense, savoir la vie éternelle que, de la part de Dieu, je vous promets fermement si vous observez tout ce que je viens de dire. Voulez-vous donc observer tout cela ?*
Les postulants ayant répondu qu'ils le veulent, le prieur leur impose l'habit : tunique scapulaire, capuce, chape et leur boucle autour des reins pendant qu'ils étendent les bras, la ceinture de cuir où pendra le rosaire. Comment ne pas penser à la parole de Jésus à Pierre : quand tu seras vieux, tu étendras les bras, et un autre te ceindra et te conduira où tu ne voudrais pas aller. Après le *Te Deum* et l'accolade fraternelle des nouveaux vêtus aux membres de la communauté rangés de chaque côté du chœur, le Prieur donne s'il y a lieu un nom de religion à chacun et ajoute :
« *Voici, mes fils, vous avez reçu en partie notre miséricorde puisque nous vous avons donné notre habit à l'épreuve,* (*ad probationem, à l'essai, très exactement*)*.*
*Il vous reste à faire profession pour que vous puissiez avoir notre miséricorde complètement. Et parce que peut-être, les mœurs de l'ordre ne vous plairont pas ou que vos mœurs ne nous plairont pas, voici, par l'autorité de l'Église et de l'Ordre, je vous accorde un an pour que vous puissiez éprouver nos mœurs et nous les vôtres.*
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*Et s'il vous plaît de vivre avec nous et si votre manière de vivre* (conversatio) *nous plaît, nous vous recevrons à la profession Autrement vous et nous serons en liberté. Efforcez-vous donc de porter ce joug volontiers pour l'amour de Dieu et d'obéir en tout à votre Maître* \[*des novices*\] *comme à moi-même*. »
Ainsi l'on ne peut pas dire que l'Ordre dorât la pilule.
Ces formules, quelle que soit la date de leur rédaction, sont parfaitement conformes aux plus anciennes traditions de la vie religieuse organisée dans l'Église. On n'a jamais oublié les épreuves de patience imposées par les Pères du désert à ceux qui venaient se joindre à eux. Il n'est pas dans la tradition de permettre plus de beurre que de pain. Cette austérité même attira au cours des siècles des chrétiens généreux. Les relâchements dans la pratique n'ont pas manqué. Au cours de ce siècle les austérités ont été bien adoucies, les jeûnes bien réduits en nombre et en sévérité, la viande a été introduite au réfectoire où longtemps il n'en entrait pas le plus petit morceau, même pour les plus grandes fêtes ; le silence à table dont ne pouvait dispenser qu'un évêque, aujourd'hui le général ou même le provincial peut en dispenser quelquefois ; le lever de nuit pour matines n'existe plus guère, les veilles sont plus fantaisistes et personnelles que de règle, etc. Ces adoucissements ne sont pas des relâchements dans la mesure où ils ont été régulièrement autorisés, compte tenu des santés, des nécessités apostoliques. C'est de l'*aggiornamento* avant le mot du Pape Jean XXIII.
De fait, me disait mon ami dominicain, bien souvent non seulement on ne commande pas durement ni de manière autoritaire, mais on ne commande pas assez, on n'ose pas commander, ni réprimander, ni sanctionner par des pénitences les fautes commises comme les constitutions le prévoient... Et cela n'est pas heureux. Cela relève du relâchement.
MAIS IL RESTE qu'on a fait des vœux, qu'on a promis d'obéir. C'est même le vœu d'obéissance qui est seul expressément formulé à la profession en ces termes -- :
« *Je, frère un tel, fais profession et promets obéissance à Dieu et à la Bienheureuse Marie et au Bienheureux Dominique et à vous, Très Révérend Père Frère un tel, prieur : ou : sous-prieur du couvent de..., au lieu du Révérendissime Père Frère un tel, maître général de l'Ordre des Frères Prêcheurs, selon la règle et les Constitutions des frères Prêcheurs, je promets que je serai obéissant jusqu'à la mort.* »
C'est donc à Dieu qu'on a promis d'obéir à ses supérieurs qui le représentent : en leur obéissant à eux, c'est Sa Volonté que l'on accomplit.
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Commander même avec fermeté d'une part ; et obéir d'autre part, n'est pas légalisme, juridisme, mais pratique de vertus au service de l'amour de Dieu. Et c'est pourquoi l'exercice prudent et ferme de l'autorité, l'obéissance revêtue des qualités traditionnellement expliquées dans les ouvrages d'ascèse monastique ou religieuse, sont choses si sanctifiantes.
Et c'est aussi pourquoi la faiblesse dans l'exercice du gouvernement, trop de condescendance et de facilité, l'octroi systématique de toutes les permissions demandées, le fait de tolérer qu'on en prenne sans les demander ni rendre compte, les omissions dans la répression des abus constatés d'une part, et, d'autre part, les trop grandes libertés que des religieux s'accordent en tout domaine, leur mauvaise humeur, leur mécontentement, leur indignation devant un ordre ou un refus, sont si dommageables aux Ordres et aux Congrégations, si nuisibles spirituellement aux religieux. La pente n'est que trop facile à descendre, et il est bien difficile, de s'arrêter et d'y retenir autrui surtout quand souffle fort un certain vent du monde. La vie religieuse, si sainte en ses principes, si sanctifiante en ses règles fidèlement observées, perd vite sa vertu et son efficacité apostolique. On s'explique ainsi les exhortations instantes et répétées des Papes s'adressant aux supérieurs d'Ordres et aux chapitres généraux, et l'on peut espérer que le Concile qui a déjà traité *de Religioisis* au chapitre VI de la Constitution dogmatique *de Ecclesia,* en statuant, à la quatrième session, *de renovatio accomodata vitae religiosae,* ne manquera pas d'insister, en même temps que sur l' « aggiornamento » nécessaire, sur l'observation de la discipline, le respect des règles, l'obéissance aux supérieurs, la fidélité à l'esprit et à la pensée des fondateurs. Faute de quoi la décadence est à redouter.
Paul PÉRAUD-CHAILLOT.
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### Note sur la primauté de la contemplation en régime chrétien
par R.-Th. CALMEL, o.p.
Sur ces questions, la revue *Itinéraires* a déjà publié précédemment un numéro spécial : « Primauté de la contemplation » (numéro 76 de septembre-octobre 1963).
LA DIVISION entre action et contemplation, entre vie active et vie contemplative appartient à l'essence de l'activité humaine ; c'est même une toute première division de cette activité, car elle est une suite de la différence entre la fonction spéculative de l'intelligence et sa fonction pratique, -- sa fonction de rectifier les dispositions morales, et aussi de régler les œuvres et les productions des métiers et des arts de toute sorte. Sans apporter encore de précisions nous pouvons observer que dans l'activité d'intelligence et d'amour il existe deux attitudes, l'une tournée vers l'extérieur et l'autre purement immanente ; c'est le point de départ de la division entre action et contemplation. Le régime chrétien ne saurait supprimer cette division qui est foncière et naturelle, pas plus qu'il ne supprime la division entre philosophe ou poète et laboureur ou charpentier. Toutefois, en régime chrétien, il est une façon concrète d'être philosophe bien différente de celle que décrit Aristote, une façon concrète d'être laboureur qui n'est pas celle que chantait Hésiode ou Virgile. Quelle différence, dans la pratique de la philosophie, entre un Aristote et un saint Thomas d'Aquin. Et la différence n'est pas moins grande du point de vue des dispositions intimes entre les bergers d'Homère et ceux de notre Moyen Age : une sainte Geneviève ou une sainte Jeanne d'Arc.
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En ce qui concerne la contemplation et l'action, il me semble que, avec le régime chrétien, trois changements considérables s'opèrent : d'abord un autre type de contemplation est révélé, bien différent de celui des anciens et auquel tous les hommes, serait-ce d'une manière lointaine, sont appelés : un type vraiment autre de contemplation parce qu'il y est question de grâce et de charité et que cette contemplation chrétienne est impensable sans la charité -- ensuite l'action est conçue de telle sorte que ceux qui s'y livrent peuvent et même doivent participer à la contemplation chrétienne d'une certaine façon ; il en est ainsi parce que l'action, en régime chrétien, suppose la charité ; enfin, la contemplation proprement naturelle avec ses déploiements très divers doit être pratiquée, en régime chrétien, dans une relation vitale avec la contemplation surnaturelle, de telle sorte que son style est autre que celui de la contemplation naturelle des anciens.
Tels sont les thèmes que nous voudrions aborder dans cette note ; non sans rappeler que le régime chrétien n'échappe pas aux vicissitudes de l'histoire et aux attaques du démon ; le régime chrétien s'est développé de fait au milieu des hérésies, et de nos jours au milieu de l'apostasie.
\*\*\*
Souvenons-nous des enseignements de l'Évangile sur le sens de notre vie et la hiérarchie de nos activités : Cherchez d'abord le Royaume de Dieu et sa justice et le reste vous sera donné par surcroît. (Matth. VI 33). Que sert à l'homme de gagner l'univers s'il vient à perdre son âme (Matth. XVI, 26). Marie a choisi la meilleure part qui ne lui sera point enlevée (Luc X, 42). Demeurez en moi comme moi en vous ; demeurez dans mon amour ; si vous gardez mes commandements vous demeurerez dans mon amour (Jo. XIV et XV). Celui qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui. (jo. VI, 55.) Si quelqu'un veut venir après moi, qu'il se renonce lui-même, qu'il prenne sa croix et qu'il me suive (Matth. XVI, 24). L'Esprit Saint que je vous enverrai vous fera ressouvenir de tout, il vous introduira dans la vérité tout entière (Jo. XIV, 26).
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Je vous bénis ô Père de ce que vous avez caché ces choses aux savants et aux habiles et de ce que vous les avez révélées aux petits (Matth. XI, 25).
En regard de ces affirmations abruptes, qui nous atteignent au cœur, à ce point secret où nous nous découvrons pécheurs et appelés par Dieu, voici les propositions d'Aristote qui se développent sur un plan rationnel, qui mettent en lumière les structures essentielles des choses mais qui font abstraction, du moins dans l'ensemble, de notre destinée pécheresse et pardonnée. Je cite Aristote d'après le célèbre article premier de la question 182 de la IIa-IIae, dans la traduction annotée de Jacques Maritain ([^94]) :
« Il faut dire que la vie contemplative est de soi meilleure que la vie active. Ce que le Philosophe prouve par huit raisons \[mais ces huit raisons d'Aristote, huit textes de l'Écriture viendront en les confirmant, en préciser et transfigurer le sens\].
« En premier lieu, la vie contemplative convient à l'homme selon ce qu'il y a en lui de plus parfait, c'est-à-dire selon l'intellect relativement aux objets propres de cette faculté, c'est-à-dire aux intelligibles, tandis que la vie active a pour objet les choses extérieures. \[Autrement dit, l'activité immanente est meilleure que l'activité transitive\]...
« En second lieu la vie contemplative peut être plus continue (bien que cette continuité ne s'entende pas de l'acte suprême de la contemplation) (Aristote touche ici au caractère de stabilité supra-temporelle de l'acte contemplatif). Aussi Marie qui représente la vie contemplative est assise sans en bouger aux pieds du Seigneur (Luc, X, 39).
« En cinquième lieu, la vie contemplative est aimée pour elle-même, tandis que la vie active est ordonnée à autre chose que soi. (La vie contemplative est au-dessus de l'utile, elle appartient à l'ordre des fins). C'est pourquoi il est dit au *Psaume 26 :* « J'ai demandé une seule chose au Seigneur et je n'en rechercherai pas d'autres -- c'est d'habiter dans la maison du Seigneur tous les jours de ma vie, pour y voir la joie du Seigneur. »
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« En sixième lieu la vie contemplative consiste dans une sorte de loisir et de repos in *quadam vacatione et quiete*. (La vacance, cette vacance-là -- vaut mieux que le travail, parce que c'est... un loisir de suprême et immobile actuation). C'est pourquoi il est dit au *Psaume 45 :* « Tenez-vous tranquilles et voyez que je suis Dieu. »
« En septième lieu, la vie contemplative est selon les choses divines et la vie active selon les choses humaines...
« En huitième lieu la vie contemplative est selon ce qui est le plus propre à l'homme, à savoir l'intellect (Aristote ne pense qu'à l'intelligence, mais l'amour aussi est esprit)... »
A mesure que les arguments défilent on s'aperçoit que la vie contemplative dont il est ici question dépasse à l'infini celle qu'Aristote avait en vue et rejoint en droite ligne les exemples et les sentences de l'Écriture Sainte. Le fait d'introduire une sainte femme de l'Évangile, Marie-Madeleine, dans le raisonnement aristotélique ne le détruit certainement pas mais il lui confère un élargissement comme infini et une résonance toute nouvelle. Aristote songeait à une sorte de suprématie des intellectuels, car il n'est question dans sa vie contemplative que d'intellect, d'intellection pure, d'intelligibles à un haut niveau d'abstraction ; pas la moindre allusion à l'amour de Dieu. Au contraire la vie contemplative dont parle saint Thomas trouve ses modèles d'abord en Jésus-Christ Notre-Seigneur ([^95]), ensuite soit dans le Psalmiste qui ne devait quand même pas être un intellectuel pur, si l'on en juge par la démarche de sa poésie, soit dans Marie-Madeleine, qui n'était certainement pas une philosophe. « Assise sans bouger au pied du Seigneur, elle écoutait ses paroles » comme une humble convertie toute prise par son amour, et non pas dans l'attitude scientifique de quelqu'un qui analyse des idées ou construit des raisonnements. Elle laissait descendre les paroles de Jésus non seulement dans son esprit mais dans son âme ; elle en saisissait la portée plus encore en vertu de l'inclination et de la pureté de son cœur repentant que par la vigueur de son esprit. La grande promesse de Jésus se réalisait pour elle en plénitude : « ...Père, vous avez caché ces choses aux savants et aux habiles et vous les avez révélées aux petits. » Ainsi la vie contemplative que menait Marie-Madeleine, que menait incomparablement Marie, la mère du Fils de Dieu notre Rédempteur, que tant d'autres mènent après elle (à laquelle tous doivent avoir part d'une manière ou d'une autre) cette vie contemplative transcende le domaine des aptitudes intellectuelles et des dons de l'esprit ; elle relève des dons de la grâce, de la charité ardente et pure, de l'humilité du cœur.
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Dès lors quelles perspectives inconnues d'Aristote s'ouvrent dans le discours de saint Thomas pour établir la priorité de la vie contemplative. Le grand motif se prend toujours de la supériorité de l'action immanente ; en cela Aristote voyait juste ; mais sa vision était bien trop courte en ce qui touche la nature et la portée de cette action immanente ; cette action immanente, en climat chrétien, n'est pas seulement celle de l'intelligence naturelle qui appréhende les suprêmes intelligibles ; ce n'est même pas celle de la foi seulement la charité y est indispensable. En climat chrétien une vie qui se prétend contemplative sans l'animation de l'amour surnaturel n'est contemplative que d'une manière tout à fait déficiente. Le contemplatif que décrit saint Thomas c'est celui « qui demande une seule chose à son Seigneur, qui n'en recherche pas d'autres : habiter dans la maison du Seigneur tous les jours de sa vie pour y voir la joie du Seigneur » ; (cinquième argument). C'est donc un contemplatif uni à son Dieu par l'amour. Dans cet amour, dans la ferveur de cet amour qui, le dépossède de soi, qui le tire hors de soi pour le faire demeurer en Dieu, dans cet embrasement de charité « extatique » consiste avant tout la fameuse « action immanente » qui est meilleure que l'action au dehors. C'est bien l'activité immanente qui est la meilleure, ainsi que l'avait vu Aristote. Cela ne peut changer. Mais ce qui a changé c'est l'interprétation existentielle que nous donnons à l'activité immanente, car désormais nous savons pleinement le sens de l'existence. Aristote l'ignorait lui qui vivait en régime d'idolâtrie.
La priorité de la vie contemplative, chez saint Thomas comme chez Aristote, se fonde encore sur l'excellence de ce qui dépasse le domaine de l'utile et qui touche à la fin suprême. Mais saint Thomas nous rappelle que c'est l'amour qui nous rend cette fin suprême présente dès ici-bas ; la spéculation à elle seule y est bien impuissante ; c'est la charité qui, nous fixant à l'intérieur de Dieu, nous établit au-dessus de toute la zone de l'utile : « Tenez-vous tranquilles et voyez que je suis Dieu » (Ps. 45) ; cette charité d'ailleurs se reversera sur le prochain en œuvres utiles de toute sorte.
\*\*\*
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Ainsi la charité, la dilection théologale nous fait demeurer en notre fin suprême. (*Comme mon Père m'a aimé, moi aussi je vous ai aimés, demeurez en mon amour*.) Partant, la charité est au principe de la contemplation au sens chrétien. Cependant nous ne parlons pas seulement d'une vie de charité, mais d'une vie contemplative et le terme contemplation fait penser au regard et pas directement à l'amour. Or saint Thomas et toute la tradition tiennent beaucoup à ce terme de vie contemplative. Est-ce qu'ils ont raison ? Ne seraient-ils pas victimes d'un attachement en quelque sorte superstitieux au grand philosophe païen ? Je ne le pense pas ; et voici les raisons fondées pour lesquelles ils ont gardé l'expression vie contemplative. C'est bien sans doute la charité qui nous établit dans la fin suprême ; mais cette charité applique notre foi à considérer la gloire, la puissance, la mystérieuse beauté de Dieu et de son Christ. De là deux types de contemplation dans la foi : l'une fruit d'un labeur humain et que nous pouvons appeler *contemplation des docteurs* (étant bien entendu que c'est la charité qui les meut) ; l'autre, fruit de l'action du Saint-Esprit, et que nous pouvons appeler *contemplation des saints ou des spirituels ;* (il est sûr qu'elles ne s'excluent pas dans le même chrétien et qu'il est tout à fait souhaitable que le docteur soit un spirituel, qu'il tende effectivement à devenir un saint).
La contemplation du théologien ou celle du prédicateur de la doctrine sacrée mérite le nom de la contemplation car elle est par l'amour et pour l'amour ; très différente de ce qu'Albert le Grand appelait « la contemplation des philosophes qui s'arrête dans l'intellect, qui est pour la perfection de celui qui contemple » et non pour l'amour de celui-là même, -- de Dieu, -- qui est contemplé ; qui au contraire de la contemplation des spirituels ne passe pas au cœur par l'amour ([^96]). -- La description de l'article premier de la question 182 (de la II^a^-II^ae^) convient assurément à cette forme de contemplation qui est celle du théologien ou du prédicateur évangélique. Cependant le texte de saint Thomas convient encore plus à cette autre formule contemplative qui transcende la théologie (encore qu'elle en reçoive sec-ours et protection) ;
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je veux dire la contemplation qui dépend immédiatement du Saint-Esprit, qui est infuse et expérimentale la contemplation des saints ou des spirituels. Tous les chrétiens y sont invités d'une manière ou d'une autre ; ceux qui s'adonnent aux études sacrées et l'immense foule qui ne peut faire de ces études son occupation principale, encore qu'elle doive s'instruire suffisamment dans les mystères révélés. Tous les chrétiens y sont invités dès l'instant qu'ils ont la foi et l'amour, qu'ils ont reçu avec le baptême, les vertus théologales et les dons du Saint-Esprit. Car il est normal que la connaissance de foi devienne expérimentale et « fruitive » grâce à la connaturalité réalisée par l'amour ; et cette foi ainsi devenue contemplative enflamme à son tour la charité. Il y a donc un mutuel enveloppement, une intercommunication incessante entre la foi et l'amour.
Les termes de contemplation, vie contemplative ont l'avantage de marquer que, dans l'activité immanente suprême d'ici-bas, l'amour, loin d'être isolé s'exerce en union avec la foi ; et même dans le cas des spirituels il devient pour la foi un moyen de contemplation. Et quand je parle d'amour, je pense à l'amour qui grandit, qui se purifie, qui maintient l'âme dans une prière fréquente et même continue, qui accepte volontiers la pénitence, les épreuves, le combat des vertus morales ; un tel amour fleurit en contemplation et rend l'âme contemplative. C'est l'amour grandissant qui veut la contemplation : celle du docteur, dans certains cas ; celle du spirituel pour tous les chrétiens ; c'est là son exigence irrépressible ; et ceux qui refusent de parler de contemplation, qui veulent s'en tenir au mot de charité, commettent sûrement une erreur parce qu'ils ne présentent pas l'amour comme il est. Ils parlent de l'amour théologal comme s'il pouvait ne pas devenir contemplatif ; par suite, ils le décrivent comme s'il n'exigeait pas ces préambules de la contemplation qui se nomment ascèse, pénitence, durée suffisante de la prière et de la lecture sacrée, vertus morales imprégnant toute la vie active, en particulier justice, honneur, acceptation des seuls moyens purs, enfin véritable prudence.
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Si c'est une erreur meurtrière de présenter la vie contemplative comme une sorte de luxe réservé aux intellectuels, aux clercs ayant le loisir d'étudier la métaphysique et l'Écriture sainte, comme une vie supérieurement égoïste où l'amour ne serait pas indispensable, inversement c'est une erreur non moins pernicieuse de ne pas vouloir prononcer le mot de contemplation, de prétendre que le seul vocable d'amour suffit à rendre raison du but de notre vie. Il y suffit sans doute, mais à la condition de savoir ce qu'il exige essentiellement et sur quelle route il nous met : il exige la conversion et la croix ; il nous met sur le chemin de la contemplation qui conduit à une union très profonde à la croix de Jésus. Or cette seconde erreur qui prêche l'amour chrétien comme s'il n'était pas contemplatif ni « paraît être aujourd'hui, et de beaucoup, la plus fréquente, et ce n'est pas le succès du teilhardisme qui pourrait l'enrayer.
L'amour théologal qui tend de tout son poids à rendre notre âme contemplative, ne se sépare pas des dons du Saint-Esprit, en particulier du plus élevé d'entre eux : le don de Sagesse. Nous ne pouvons tout dire à la fois. Mais qu'il soit bien entendu avec la tradition théologique la plus assurée, que la contemplation des saints procède de *la foi rendue intuitive et comme expérimentale, en même temps par l'amour et par l'effet des dons du Saint-Esprit*. Qu'il soit également entendu que nous ne pouvons pas grandir beaucoup, dans l'amour si notre âme n'est pas prise en main par l'Esprit d'amour et de vérité, par le moyen des sept dons ; ces dons du Paraclet qui nous permettent d'avoir des mœurs vraiment dignes de Dieu et toutes semblables à celles du Christ, aussi bien dans la prière que dans la vie au milieu des hommes ; des mœurs de sainteté :
*Et nous autres Français nous en suivrons la nôtre*
*C'est la plus accointée aux dons du Saint-Esprit,*
*Et la plus attestée au livre de l'apôtre*
*Et la plus imitée du cœur de Jésus-Christ.*
Ces choses étant précisées on comprendra plus facilement pourquoi la religion chrétienne, qui est la religion de la charité théologale et crucifiée, s'attache aux vocables de contemplation et vie contemplative, empruntés à la philosophie grecque. On saisira mieux la nature de la contemplation en régime chrétien.
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« La vie contemplative ([^97]), écrit saint Thomas, consiste dans une sorte de loisir et de repos ([^98]) et de liberté d'esprit ([^99]) où l'homme brûle de percevoir la beauté de Dieu ([^100]) et lui offre son âme en sacrifice ([^101]) ; elle a son principe et sa fin dans l'amour ([^102]), concerne directement et immédiatement, la dilection de Dieu lui-même ([^103]), est ordonnée non pas à une dilection de Dieu quelconque, mais à la parfaite dilection ([^104]) ; elle constitue en quelque manière un obscur commencement de la béatitude. »
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Vous me direz, et vous aurez raison, qu'en tout ceci il est question de la contemplation surnaturelle ; celle qui procède de la vie de la grâce, que l'on appelle souvent la contemplation des saints ; or il existe une contemplation naturelle, c'est celle qui intéressait Aristote et il faut en tenir compte. Assurément ; et pour bien en tenir compte nous voudrions proposer trois remarques essentielles. D'abord, c'est dans toute son ampleur qu'il faut prendre la contemplation naturelle et ne pas se limiter au cas privilégié du philosophe. La contemplation naturelle, que le païen Aristote saluait seulement chez le philosophe, doit se rencontrer aussi chez le poète et l'artiste et, d'une certaine manière, chez l'artisan et dans tous les métiers dignes de l'homme. Cela suppose un esprit de la civilisation qui est à retrouver ; cela demande, nous le verrons plus loin, que la civilisation ne soit livrée ni à l'esprit de convoitise ni à la dialectique révolutionnaire, mais qu'elle se convertisse et se soumette de nouveau à la régence de Jésus-Christ. Si l'on manque d'expérience directe pour saisir en quel sens les métiers les plus humbles, les plus manuels, peuvent avoir une âme de contemplation que l'on relise les textes célèbres de Péguy (*l'Argent*, -- premières pages) : « J'ai vu toute mon enfance rempailler des chaises exactement du même esprit et du même cœur et de la même main, que ce même peuple avait taillé ses cathédrales... » -- Ma seconde remarque c'est que les fonctions qui sont le plus purement de type contemplatif, -- pensons au philosophe ou à l'artiste -- doivent être pénétrées d'amour de Dieu, sans quoi elles sont exposées à des déformations inhumaines et à s'évanouir dans une illusion de contemplation.
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-- Enfin la place de la contemplation naturelle, sa nécessité dans tous les métiers, ses manifestations plus éclatantes dans certains métiers, ne seront reconnues par la civilisation que dans la mesure où celle-ci acceptera la régence du Christ et sera pénétrée d'esprit de pauvreté. C'est seulement dans une telle civilisation que la contemplation naturelle sera suffisamment protégée par la contemplation des saints, et suffisamment orientée de son côté, pour que les artisans et les travailleurs ne soient pas exclus de la contemplation naturelle ensuite pour que « les intellectuels » et les artistes ne sophistiquent pas une telle contemplation, ne se perdent pas en des cogitations stériles, aberrantes ou diaboliques.
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A la contemplation des saints tous sont appelés (au moins d'une manière éloignée) parce que nous sommes tous appelés à la perfection de la charité et que la pente, l'exigence même de la charité c'est la contemplation ([^105]). Vous me demanderez peut-être alors : et l'action qu'est-ce qu'elle devient ? La pente, l'exigence, de la charité, n'est-ce pas aussi l'amour du prochain ? « Je vous donne un commandement nouveau qui est de vous aimer les uns les autres comme je vous ai aimés (Jo. XIII, 34). -- La charité est patiente et bonne, elle n'a pas de jalousie, elle n'agit pas à la légère... (Ia, Cor. XIII) » ; et je ne parle pas des nombreuses sentences du sermon sur la montagne. Faudrait-il considérer par hasard la vie au milieu des hommes comme un à-côté, une sorte de concession regrettable accordée aux nécessités de ce monde ? Cependant c'est l'immense foule des chrétiens, le grand nombre des hommes qui mène la vie active. Devons-nous leur prêcher le primat de la contemplation sans prendre garde à leur état ? ou bien la primauté de la contemplation devrait-elle s'entendre d'une sorte de prééminence inefficace, une prééminence conventionnelle d'honneur et d'inefficacité ? Et pour sauvegarder la primauté de la contemplation suffirait-il aux chrétiens de vie active d'accorder quelques instants à la prière, et qu'ensuite leur activité soit abandonnée à son poids humain et trop humain, sinon peut-être diabolique ?
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Ces objections que l'on entend souvent, sous des formes diverses, procèdent en vérité d'une méconnaissance de la vie active en régime chrétien. -- Pour les chrétiens, comme pour Aristote, la vie active consiste à la fois dans les diverses occupations, les diverses fonctions et métiers, et dans l'exercice des vertus morales, Mais pour les chrétiens, à la différence d'Aristote, les diverses fonctions, les métiers les plus divers doivent être accomplis dans la charité. Il en est de même des vertus morales ; c'est dans la charité et seulement dans la charité qu'elles sont vivantes ; hors de là elles sont mortes et menacées d'être emportées par les vices ([^106]). C'est l'amour surnaturel du prochain qui doit être l'âme des vertus morales et les faire passer aux actes, comme c'est l'amour surnaturel du prochain qui doit animer le chrétien dans les métiers, charges et fonctions de la vie au milieu des hommes. -- L'amour surnaturel implique les vertus morales ; l'indignation véhémente d'un Bernanos n'est que trop justifiée contre les chrétiens, laïques ou clercs, qui se figurent avoir la charité ou le zèle apostolique, alors qu'ils n'ont pas le moindre sens ni même le goût le plus faible de la droiture et de la noblesse ; comme si la charité et le zèle apostolique pouvaient jamais dispenser de l'honneur. Mais aussi, réciproquement, la droiture et l'honneur pour un baptisé sont vertus chrétiennes, enracinées et fondées dans la charité théologale, et non pas attitudes hautaines ou orgueilleuses. Un saint Louis, une sainte Jeanne d'Arc, un Père de Foucauld en restent les exemplaires achevés. (Et il est bien significatif que dans son recueil de textes évangéliques ([^107]), le Père de Foucauld nous ait montré la révélation, dans l'Évangile même, de la noblesse et du courage ; il s'agit d'une noblesse et d'un courage que ne connaissent pas les superbes et ceux qui refusent l'Esprit du Seigneur.) Eh ! bien si la vie active, si l'exercice des vertus morales est régi avant tout par l'amour surnaturel du prochain ; si d'autre part l'amour du prochain dans le Christ présuppose l'amour de Dieu et si l'amour de Dieu incline obligatoirement à la contemplation, on doit conclure que la vie active ne saurait demeurer étrangère à la contemplation.
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Voici comment elle est en rapport avec elle, et par quel jeu de réciprocité. -- La vie active chrétienne (je ne dis pas l'activisme qui se pare du nom chrétien) tend vers une charité du prochain de plus en plus pure ; le chrétien veut aimer et servir son frère avec les sentiments du Christ, *in visceribus Jesu Christi*. Cette disposition le conduit à se rapprocher de Dieu, à s'unir à lui dans l'oraison, à désirer d'autant plus la transformation en Dieu et la contemplation que, sans cela, il ne saurait aimer ni servir ses frères comme Dieu le veut, ni selon leur attente la plus cachée peut-être, mais la plus certaine. Par ailleurs dans la mesure où il veut servir ses frères voyant le Seigneur en eux (*mihi fecistis*) le chrétien est docile à l'Esprit du Christ ; il se laisse instruire et diriger par l'inspiration de ses dons, de manière à avoir avec les hommes les seules attitudes qu'il veut avoir, des attitudes selon le cœur de Dieu. Ainsi le chrétien de vie active est-il conduit par l'exigence de la charité dans la vie active à une docilité croissante aux dons du Saint-Esprit, y compris le don de Sagesse qui rend contemplatif. Il est normalement entraîné vers une certaine contemplation. La vie de ce chrétien reste bien une vie active, mais elle s'accomplit dans un climat de contemplation (parce qu'elle s'accomplit dans un climat de vrai amour). Dans une vie active de ce genre la contemplation détient la primauté. Cette primauté se réalise en ceux qui reconnaissent *vraiment et effectivement la nature d'une vie active dans le Christ* et ce que deviennent les vertus morales quand elles sont pratiquées selon le cœur du Christ. Chez ceux-là doit se réaliser peu à peu l'ordre normal c'est-à-dire que l'action dérive de la plénitude de la contemplation, sinon par son *contenu* du moins par son *mode.*
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Cependant il convient de faire une place à part, dans les divers genres de vie active, au ministère apostolique : prédication de l'Évangile et célébration des sacrements. Lorsque l'activité développée au service des hommes est un enseignement destiné à les convertir, à communiquer à leur âme la foi et la vie surnaturelle, il est évident que cette activité requiert à un titre tout à fait spécial, non seulement d'avoir médité la parole de vie que l'on transmet (c'est la contemplation du docteur), mais encore autant que possible, d'avoir fait l'expérience de cette vie surnaturelle que l'on proclame (c'est la contemplation des saints).
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Il est inconvenant, il est même pharisaïque que vous demandiez à vos frères de préférer le Christ et sa *vérité qui délivre,* alors que votre cœur s'est appesanti dans les ténèbres, le consentement aux commodités et aux prestiges du démon. -- C'est pourquoi dans ce genre particulier de vie active ayant pour objet la sainte prédication saint Thomas explique comment la contemplation est requise, non seulement à cause du *mode* de l'action (afin que l'action soit faite selon le cœur de Dieu) mais d'abord à cause du *contenu* de l'action (afin que la parole de l'apôtre soit mûre et bien intelligible ayant été suffisamment nourrie de méditation ; surtout afin que la parole de l'apôtre ait le magnétisme de la vie surnaturelle, ayant pris sa source dans une expérience assez pure et assez intérieure). Donc au prédicateur chrétien, et au théologien tout autant, il est demandé à la fois d'être homme de doctrine d'une doctrine sûre et approfondie -- et homme d'expérience surnaturelle : l'un et l'autre ([^108]). Son genre particulier de vie active demande l'un et Vautre.
Nous voici aussi loin assurément d'une prédication qui embrouille vaille que vaille le progrès technique et le mystère de la Rédemption, que d'une soi-disant spiritualité où l'on s'imagine vivre de charité lorsqu'on se livre en réalité soit à la frénésie d'une action plus ou moins révolutionnaire, soit à la générosité inversée d'un humanitarisme progressiste. Quoi qu'il en soit des falsifications contemporaines et de la vogue du teilhardisme, la doctrine de saint Thomas sur la nature de la vie apostolique ne changera pas et elle permettra d'opérer les redressements nécessaires.
Avant de clore notre propos sur la vie active, il convient d'apporter quelques explications sur le rôle des vertus morales par rapport à la contemplation ; quelques explications plus immédiatement pratiques à l'usage surtout de certains chrétiens de vie active très attirés vers l'oraison. Qu'ils suivent certes cet attrait divin, mais qu'ils le suivent en ce qu'il a justement de divin et qu'ils se gardent des illusions.
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Car l'oraison parfaite à laquelle ils aspirent présuppose l'affermissement de la nature par les vertus morales. Hors de là la mystique est dépourvue d'un support humain assez solide ; le support humain est tout fendu et les grâces mystiques viennent s'enfoncer et se perdre dans ces lézardes. En d'autres termes l'oraison ne peut fleurir dans le jardin de l'âme s'il n'est pas désherbé et aménagé. Et sans doute, on ne le dira jamais assez, c'est l'oraison qui incite à désherber le jardin intérieur et à l'aménager ; c'est l'oraison qui est première ; l'âme ne veillera jamais assez à se souvenir que Jésus-Christ l'entoure d'amour et qu'il demeure en elle. Seulement on doit dire réciproquement que cette oraison, qui est au principe de tout, incite l'âme, très vigoureusement, à nettoyer et à bien travailler le jardin intérieur. « Si vous m'aimez gardez mes commandements. »
Le danger pour une âme attirée vers l'Oraison c'est moins de négliger la prière silencieuse que d'accepter, sans y regarder d'un peu près, une *oraison éludante ;* que de ne pas avoir horreur d'une oraison qui s'accommode des lâchetés, tortuosités, rancunes, commérages, luxures camouflées, crispation dans l'échec, fureur contre les délais imposés par la Providence, paresse à étudier la saine doctrine. Ne pas vouloir tenir compte de ces dangers ce serait s'exposer a une oraison croulante et illusoire.
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Après ce que nous avons dit sur la primauté de la contemplation, et sur l'action du chrétien qui doit dériver de la contemplation, il est normal de conclure, si nous considérons l'organisation de la société, que la cité doit admettre à sa manière cette primauté de la contemplation, être placée sous le signe de la contemplation, avoir une inspiration contemplative. A vrai dire, Aristote le reconnaissait déjà, mais d'une manière étrange. Ce païen sacrifiait la multitude des pauvres gens au loisir studieux des philosophes.
« La grande vérité reconnue par les Grecs (et conceptualisée du reste par leurs philosophes selon des lignes spirituelles fondamentalement diverses ; Platon cherche la contemplation dans une extase métaphysique)... Aristote dans une intériorisation où la sagesse apprivoise l'être et atteint ces causes à la lumière de l'intellect...) ; la grande vérité reconnue par les Grecs, c'est que la contemplation est de soi supérieure à l'action et, comme dit Aristote, la vie selon l'intellect meilleure que la vie selon l'humain. (Éthique à Nicomaque X, 8.)
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« Mais tout aussitôt voici l'erreur. Comment pour eux cette vérité se traduisait-elle ? Elle se traduisait en ceci que le genre humain vit pour quelques intellectuels ; il y a une catégorie de spécialistes -- les philosophes -- qui vivent d'une vie supra-humaine ; et au service desquels est (sans qu'elle-même le sache toujours) la vie proprement humaine qui est la vie civile ou politique ; au service de laquelle enfin est la vie sous-humaine au travail, c'est-à-dire finalement de l'esclave. La haute vérité de la supériorité de la vie contemplative était ainsi liée au mépris du travail et à la plaie de l'esclavage. Même le travail libre, le travail de l'artiste et de l'artisan, était méprisé comme tel. « Qui donc, écrivait Plutarque, qui donc ayant le choix, ne préfèrerait jouir de la contemplation des œuvres de Phidias, plutôt que d'être Phidias lui-même ? » -- « Tous les artisans s'occupent de métiers méprisables, car l'atelier ne peut rien avoir de noble, disait de même « l'honnête Cicéron » comme le rappelait Pie X, dans l'encyclique *Divini Redemptoris.* » ([^109])
Lorsque l'homme ne connaît pas *le trop grand amour de Dieu* pour lui, lorsqu'il ignore le mystère de la Charité et de la Rédemption, lorsqu'il est gisant et paralysé dans les ténèbres de l'idolâtrie, il est sans doute à peu près inévitable que, s'il aperçoit cette grande vérité de la primauté de la vie contemplative, il lui donne une traduction concrète aberrante, et terriblement offensante pour l'ensemble des hommes. Il connaît très mal en effet le nom de ce Dieu à qui s'attache la contemplation. Il ne voit pas que la contemplation ne peut se passer de la charité pour le vrai Dieu.
Aristote vivait en régime d'idolâtrie. Saint Thomas vivait en régime chrétien. Ses leçons doivent éclairer la cité chrétienne, tout le temps qu'il y aura des cités chrétiennes ; or elles subsisteront jusqu'au jugement dernier, seraient-elles réduites à l'état de petites îles au milieu de l'Océan de l'apostasie, non pas cependant isolées mais communicantes par les vaisseaux imprenables de l'amitié et de la prière.
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L'impérissable leçon de saint Thomas, à vrai dire considérablement précisée et illustrée par les Papes depuis un siècle, c'est que la cité elle-même, la vie civile, la société politique doit se développer sous la régence du Christ ; les institutions et les mœurs doivent recevoir sa loi. Une telle cité rend au Seigneur un culte public ; et ce culte n'est pas un formalisme hypocrite, il tire à conséquence : la justice inspire les institutions, -- la Justice et non pas cette injustice monstrueuse de l'étatisme qui réduit en esclavage les personnes, qui les soumet aux propagandes et aux polices de toute sorte (officielles et parallèles), qui étouffe ou disloque les familles, supprime la propriété privée, pulvérise les corps intermédiaires. Dans la cité qui reconnaît le Christ, non seulement les institutions sont justes, mais les mœurs publiques et privées portent la marque, qui éclate aux yeux de tous, de l'honneur, de la liberté, de la droiture. Ainsi, dans la cité qui reconnaît le Christ, la vie civile, la vie politique est toute imprégnée de ces vertus morales chrétiennes, dont nous avons vu comment elles disposaient à la contemplation des saints et comment elles en dérivaient. De même les divers offices et métiers sont-ils exercés dans un climat de contemplation naturelle, très favorable à la contemplation des saints parce que, étant protégés par les corps intermédiaires ils ne sont pas condamnés au halètement d'une production effrénée, ni victimes des réglementations de l'étatisme. (Cette question de la contemplation naturelle qui, sous une certaine forme, doit pénétrer tous les métiers dignes de l'homme demanderait de longs développements : pour cette fois nous nous contentons de la signaler.)
Eh ! bien donc, lorsque la vie civile, prise dans son ensemble, dans son organisation générale (et malgré les nombreuses défections), est vertueuse, chrétiennement vertueuse, elle est placée sous le signe du primat de la contemplation. Que la cité accepte seulement de s'édifier sous la régence du Christ-Roi, alors elle sera d'inspiration contemplative. La question du primat de la contemplation à *l'échelle de la cité* nous demande, me semble-t-il, de porter attention à la régence du Christ sur la cité, sinon nous n'arrivons pas à voir d'où viendrait la solution. -- Par ailleurs la régence temporelle du Christ a certainement un sens de pauvreté ; une société ne peut se dire-chrétienne dans laquelle les diverses activités et l'organisation générale sont commandées par la concupiscence des yeux, l'avarice, la recherche primordiale des facilités de l'existence. On ne demande sans doute pas à la cité chrétienne d'être pauvre à la manière de l'ermitage du Père de Foucauld ; cependant sans un véritable esprit de pauvreté, l'inspiration chrétienne sera débile et inefficace, l'on ne verra pas fleurir des mœurs de noblesse et de liberté, le primat de la contemplation ne sera qu'un vain mot.
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Or, pour réussir à illuminer la cité, la pauvreté évangélique a besoin non seulement de l'exemple des saints, mais encore de ces deux institutions premières que sont la propriété privée et les corps intermédiaires. Sur ce point, les remarques de Salleron me paraissent décisives et je me contente d'y renvoyer ([^110]). Il fait saisir concrètement que le souffle de pauvreté évangélique, inséparable du souffle de contemplation, qui doit soulever et purifier la cité chrétienne ne peut se passer de ces humbles institutions requises par notre nature : propriété privée, corps intermédiaires. La cité, en dehors de là, est bientôt livrée soit à un évangélisme chimérique, soit à un étatisme infernal ; et de toute façon la pauvreté du Christ lui demeure étrangère. -- Après ces diverses précisions, on pourra mieux savoir comment en régime chrétien, la cité doit favoriser ce qu'Aristote apercevait déjà : le primat de la contemplation ; mais la contemplation au sens du Christ, non pas au sens qu'exposait le philosophe païen pour une cité idolâtre.
\*\*\*
Notre cité qui refuse la royauté du Christ, qui se construit dans une apostasie en train de se généraliser, assurément bien pire que l'idolâtrie des anciens, s'acharne logiquement à rendre impossible la contemplation et toute vie intérieure. Bernanos le lui a reproché avec une force prodigieuse. Comprenons bien la signification de ses justes et sublimes colères. Voyons bien qu'il s'indigne au nom de la grandeur de l'homme, de sa vocation divine, d'une vie intérieure digne de sa destinée surnaturelle. Car il est une vie intérieure qui est inversée et indigne de l'homme ; elle consiste tour à tour dans les calculs de l'ambition, les ressassements de la rancune, les ricanements de la méchanceté, les insinuations des troubles désirs ; que d'hommes et de femmes pour qui la vie intérieure se limite à une conversation interminable avec soi et sur soi ; ils sont captifs dans la zone la plus méprisable de leur moi ;
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sans qu'un vrai amour, une compassion vraie les fassent sortir d'eux-mêmes et rencontrer leur prochain, sans que le repentir et la confiance les ouvrent au Seigneur Dieu. -- Je ne parle pas seulement de la vie intérieure de ceux qui ont choisi du côté de la médiocrité, de l'installation égoïste, de la lâcheté reposante et qui parfois, avec tout cela, ne sont pas mécontents d'eux-mêmes ; il est trop clair que cette vie intérieure est une mort et une infection.
*Célimène roucoule et dit :* « *mon cœur est bon*
*Et naturellement, Dieu m'a faite très belle.* »
*-- Son cœur, cœur racorni... recuit à la flamme éternelle*
Mais même les êtres nobles et qui ont choisi du côté de leurs aspirations les plus hautes, les plus désintéressées, même pour eux la vie intérieure, *à moins d'une profonde conversion*, risque beaucoup de devenir une sorte d'asphyxie et de long étouffement ; une mort à l'intérieur de soi. Ils ne passent pas à l'intérieur de Dieu qui leur donnerait la vraie vie. En butte aux impostures et aux bassesses de la société, ces êtres nobles sont exposés ou bien à couler à pic dans le désespoir, ou bien à se durcir dans la haine. Que Dieu les visite, que sa grâce les attire *en les faisant devenir comme de petits enfants avec le Père du Ciel ;* alors seulement ils iront jusqu'au bout de leur noblesse, et leur vie intérieure sera celle d'une âme vivante qui habite en Dieu, lui offrant en paix les pires épreuves d'ici-bas. Car la vie intérieure pour laquelle nous sommes faits, la seule digne d'un être spirituel créé pour Dieu et racheté dans le Christ, est celle qui nous fait habiter en Dieu et converser habituellement avec lui dans l'amour, à travers tout et au-dessus de tout. (A ce moment notre cœur étant désembarrassé de nous-même, est occupé du prochain selon Dieu.)
Voilà donc en quel sens il est vrai de dire que l'homme accomplit sa destinée dans la vie intérieure et non pas dans l'activité au dehors. Sinon on peut vivre intérieurement, ne pas s'évanouir dans l'action extérieure et cependant manquer sa destinée. Le diable aussi mène une vie intérieure d'un certain genre, une vie intérieure d'un genre diabolique où l'amour ne fait plus communier avec la sainteté et le bonheur de Dieu. Il est des hommes qui l'imitent.
*Sur l'oreiller du mal c'est Satan trismégiste*
*Qui berce longuement notre esprit enchanté*
*Et le riche métal de notre volonté*
*Est tout vaporisé par ce savant chimiste...*
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Tout ce poème de Baudelaire témoigne d'une vie intérieure intense mais qui anticipe sur la damnation. Cependant, même séparé de Dieu, lorsque l'homme fait retour sur soi, lorsqu'il revient à l'intérieur de soi-même, il a quelque chance, précisément parce qu'il revient à son propre cœur, d'y reconnaître le péché, d'y percevoir les invitations de la grâce, de retrouver sa vocation, de s'orienter vers la fin pour laquelle il a été créé et mis au monde. Voilà pourquoi tous ceux qui ont bien senti de l'homme l'ont pressé de revenir à son cœur ; voilà pourquoi une civilisation digne de ce nom doit favoriser ce retour à l'intime. (Nous avons vu qu'une civilisation ne pouvait le faire que si elle était d'inspiration religieuse, et même soumise à la régence du Christ.) Au contraire lorsque par la faute d'une civilisation viciée dans ses principes, l'homme est comme rendu incapable physiquement et psychologiquement de rentrer en soi-même, lorsqu'il est inexorablement tiré au dehors par un système étatique de production hallucinante, de transformation insensée de la planète, de loisirs empoisonnés ([^111]), alors il n'a presque plus aucune chance de pouvoir discerner le bien et le mal, prêter l'oreille aux invitations de la grâce et rencontrer son Dieu.
« Fondé sur les deux principes contre nature de la *fécondité de l'argent* et de la *finalité de l'utile,* multipliant sans aucun terme possible les besoins et la servitude, détruisant le loisir de l'âme, soustrayant... (l'ouvrage) matériel à la régulation qui le proportionnait aux fins de l'être humain, et imposant à l'homme le halètement de la machine et le mouvement accéléré de la matière, le monde moderne imprime à l'activité humaine un mode proprement inhumain et une direction proprement diabolique, car le but final de tout ce délire est d'empêcher l'homme de se souvenir de Dieu. *Dum nil perenne cogitat Seseque culpis illigat* ([^112])*.* »
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Une civilisation aussi radicalement inhumaine est à coup sûr le grand rêve de l'ennemi du genre humain, de celui qui fut homicide dès le commencement, et c'est pourquoi sous nos yeux il s'applique à la mettre debout à force de contraintes et de mensonges, de tyrannie policière et de propagande des fausses doctrines ; -- ces doctrines notamment qui résorbent le surnaturel et le salut dans la construction de la terre et la fameuse marche vers l'ultra-humain.
Mais le diable ne prévaudra pas. La prière et l'amitié résisteront à la pression des institutions anti-naturelles les mieux combinées. Sous l'égide de la Vierge qui écrase le Dragon, les chrétiens qui prient véritablement et qui s'aiment dans le Christ se donneront la main, comme des frères, par-dessus les flots déchaînés d'un monde qui a renié Dieu et qui est en train de détruire l'homme. Unis par la prière et l'amitié, aussi contre-carrés soient-ils par la pression générale, ils arriveront à maintenir ou à reconstituer une sorte de milieu temporel vraiment civilisé, suffisant pour permettre aux âmes de bonne volonté de ne pas aller à la dérive et se perdre sans retour mais de demeurer fermes et vivantes, de poursuivre leur chant intérieur, de célébrer sans cesse l'amour et la beauté de Dieu à travers les épreuves de l'exil.
R.-Th. CALMEL, o. p.
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### Mystères douloureux du Rosaire
par D.-P. AUVRAY, o.p.
Le P. Auvray a été publiquement et nommément dénoncé par l' « informateur religieux » du Figaro comme n'ayant point, au Congrès de Lausanne, « respecté la trêve pascale à l'égard d'un autre prêtre ». On trouvera plus loin dans ce numéro, à la rubrique -- « Correspondance », les tristes précisions sur cette délation calomnieuse.
La participation du P. Auvray au Congrès de Lausanne consista -- en frère prêcheur de l'Ordre de saint Dominique, auquel a été plus spécialement confiée la prédication du Rosaire -- à diriger et à prêcher la récitation du Rosaire médité. Comme ce n'était point un samedi ordinaire, mais le Samedi Saint, il choisit les Mystères douloureux. Voici le texte de sa prédication.
Premier Mystère\
L'Agonie de Jésus
Jésus a gardé pour lui le secret des tourments qui l'ont assailli dans la terrible nuit de Gethsémani. Du mystérieux et solitaire combat qu'il a soutenu contre les forces du mal déchaînées, nous ne connaissons que l'issue : l'acceptation. Sur son caractère effrayant, nous ne possédons que des indices : la tristesse jusqu'à la mort, la sueur de sang. Avec respect, avec compassion, penchons-nous sur cette part indicible que le Seigneur s'est réservée.
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Il a demandé à ses amis de veiller et de prier. Ils ont dormi. S'il est vrai que Jésus est en agonie jusqu'à la fin du monde, sa demande nous atteint en ce moment en plein cœur, comme si nous étions à Gethsémani. D'ailleurs nous y étions : par nos péchés.
Jésus a reproché à ses Apôtres l'inattention à l'essentiel. Seule, de loin, Marie inquiète et priante, unie à son Fils, a redit, comme en écho, le Fiat de l'Annonciation.
Demandons au Cœur Douloureux et Immaculé de Marie de dessiller nos yeux appesantis, de nous apprendre à demeurer attentifs chaque jour à ce qui doit demeurer pour nous l'essentiel de notre vie et de l'histoire du monde : la Passion que Jésus a souffert pour notre salut. Dans nos combats, dans nos souffrances, dans nos nuits, supplions notre Mère de nous apprendre à prononcer le Fiat de son Fils.
Deuxième Mystère\
La Flagellation
« Pilate, après avoir fait flageller Jésus, le livra pour être crucifié. » Dans sa concision, la notation de l'Évangile évoque un des plus affreux tourments de la Passion. Ce supplice de routine était un supplice cruel. Il n'est que trop facile de l'imaginer. Les lanières des fouets s'abattent sur le corps du Seigneur. Il n'est bientôt plus qu'une plaie. Le sang coule à flots. Jésus gémit doucement sous les coups. Peut-être, à la fin s'écroula-t-il à bout de forces. Ce corps sanglant et ce visage tuméfié sont ceux de la Beauté Éternelle.
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La recherche du plaisir sous toutes ses formes, l'exaltation païenne du corps, ont trouvé là une expiation effroyable qui défie toute description. Comprendrons-nous à la fin ?
La Vierge avait entouré le corps de son enfant, de douceur, de délicatesse. Voilà comment nous autres, par nos péchés, nous l'avons traité. Voilà comment nous le voyons traiter autour de nous tous les jours.
Regardons Jésus. Regardons Marie. Entendons battre leurs cœurs. Ils ne nous demandent rien d'autre que de nous laisser toucher.
Prions la Vierge avec confiance. Patiemment, maternellement, elle nous apprendra à demeurer de moins en moins insensibles à cet appel à la pureté et à la pénitence que son Fils meurtri, épuisé sous les coups, adresse à notre cœur.
Troisième Mystère\
Le couronnement d'épines
Jésus avait fui la foule voulant le proclamer roi après la multiplication des pains. Il ne se soustrait pas à la dérision douloureuse dont les soldats l'accablent. Sur cette terre, Jésus n'a pas voulu recevoir d'autre couronne que la couronne d'épines. L'orgueil est le péché suprême de l'homme. Jésus le sait. C'est pourquoi il a voulu être le Christ aux outrages. Selon notre situation et selon les circonstances nous sommes toujours plus ou moins tentés de jouer notre personnage. Nous sommes les témoins d'une révolte insensée contre Dieu. L'homme moderne est ivre de ses progrès techniques et de sa puissance. Nous le voyons se couronner quotidiennement lui-même. La Couronne d'épines lacérant atrocement la tête de notre Sauveur devrait déchirer une fois pour toutes ces diadèmes de paille que nous ne cessons de tresser pour nous-mêmes, dans la méconnaissance de la Souveraine Majesté Divine.
La plus prestigieuse des créatures, Marie, Mère de Jésus, est restée toute sa vie, humble, effacée ; silencieuse. Laissons-la guider nos pas dans les pas de Jésus doux et humble de cœur. Si nous nous entêtons à vouloir suivre notre route habituelle, nous rencontrons toujours devant nous et le terrible rappel et la terrible expiation de la Couronne d'épines.
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Au contraire, avec l'aide de la Vierge, humbles et repentants, nous apporterons fidèlement nos hommages au Divin Roi quotidiennement bafoué.
Quatrième Mystère\
Le Portement de la Croix
Le condamné doit porter l'instrument de son supplice. C'est la règle. Jésus chemine dans les rues de Jérusalem en portant sa croix. Il n'en peut plus. La foule le presse de toutes parts dans les rues étroites. Personne ne soupçonne la réalité inouïe se cachant derrière ces apparences affreuses.
Les anges de Bethléem sont là. Les anges de la retraite au désert sont là. L'ange de Gethsémani est là. Toutes les créatures spirituelles issues de la puissance créatrice du Verbe de Dieu regardent interdites le plus grand drame de tous les univers et de tous les temps. Une prestigieuse escorte invisible accompagne la marche pitoyable et pathétique de Jésus montant vers le sommet de l'amour. Jésus n'a pas demandé au Père le soutien des légions célestes. Le Père ne lui a pas refusé le réconfort du Cœur de sa Mère. Marie est là. Plus que Simon de Cyrène, c'est elle qui aide Jésus à porter sa croix. Au milieu de la foule indifférente, hostile, des cris et de la bousculade, tous les deux accomplissent dignement leur office dans le secret de leurs Cœurs.
Marie vit avec, reconnaissance l'intervention de Simon de Cyrène. Ses prières l'avaient peut-être obtenue.
A notre tour, donnons à notre Mère la joie de nous voir aider son Fils. Le chemin quotidien de nos vies recoupe toujours de quelque façon le chemin du Calvaire.
Par nos efforts, nos sacrifices, travaillons à l'allègement de la croix que Jésus porta. C'est un mystère bouleversant que Dieu ait voulu recevoir l'aide de sa créature. Mais nous aurons beau faire, c'est encore le Fils et la Mère qui nous aideront le plus.
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Cinquième Mystère\
Jésus est crucifié\
et meurt sur la Croix
Dieu n'a pas trouvé un moyen plus bouleversant de nous donner un aperçu des terribles profondeurs du péché que le corps supplicié de son Fils cloué à la Croix. Le martyre du corps est inexprimable. Celui de l'âme l'est peut-être encore davantage : « Mon Dieu pourquoi m'avez-vous abandonné ? »
De ses bras étendus, le Divin Crucifié barre la route de l'histoire humaine et de chacune de nos vies. Comment peut-on rêver de l'écarter ou de l'escamoter ? Et pourtant cela est. Nous connaissons cette insidieuse tentation de l'oublier dans nos démarches pécheresses. Nous assistons à l'évacuation du sens du péché dans la vie des gens de notre époque. Nous savons que de nombreux esprits se laissent séduire par des fresques cosmiques le réduisant à un vaporeux et poétique filigrane. Quand on regarde le corps du Verbe de Dieu Incarné pendu à la Croix et que l'on songe à tout cela : il y a de quoi trembler.
Dieu n'a pas trouvé non plus un moyen plus bouleversant de nous donner un aperçu des insondables profondeurs de son amour. « Il n'y a pas de plus grande preuve d'amour que de donner sa vie pour ceux qu'on aime. » Sur la Croix, l'abîme du péché s'est trouvé englouti dans l'abîme de la sainteté, de la justice et de l'amour de Dieu. Dans le grand cri qu'il a poussé en expirant, Jésus a clamé pour toujours qui est Dieu, qui il est lui-même et qui nous sommes. Écoutons-le comme Marie l'entendit debout au pied de la Croix. Seule parmi les assistants, elle possédait la lucidité d'un regard à qui rien n'échappait. Plus haut que toutes les indifférences, les mépris et les haines s'élevèrent son adoration, son amour, sa tendresse, sa compassion. Au milieu de l'abjection du supplice, l'honneur fut plus que sauf pour le Fils de Dieu, car il y avait là le Cœur de sa Mère.
Demandons à notre Mère la lucidité de sa vision. Qu'elle nous donne le sens du péché et de l'amour de Dieu. Que son Cœur communique au nôtre un peu de cette vive flamme qui embrasa le sien.
D.-P. AUVRAY, o. p.
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### Marie Mère de l'Église
IL SERAIT ÉTONNANT que Jésus n'ait pas emmené Sa Mère au ciel avec lui lors de l'Ascension si elle n'eût eu une fonction spéciale dans l'Église dont il lui fallait en quelque sorte faire l'apprentissage. Car Marie était parfaite, sans trace du péché originel ou de quelque péché actuel. Elle était mûre pour le ciel depuis sa naissance. Sa fonction de Mère du Sauveur pouvait paraître achevée après la Résurrection et l'Ascension. Aussi innocente que le Christ, dont les mérites l'avaient préservée d'avance de tout ce qui, en elle, eût pu déplaire à Dieu, elle avait souffert avec lui la Passion rédemptrice et mérité ainsi d'être associée par grâce au rachat de l'humanité.
On est étonné de voir certains esprits se braquer contre cette pensée, car Marie est l'exemple éminent (et inimitable en qualité) de ce qui est demandé à tout disciple du Christ, car Jésus a dit : « Que celui qui veut être mon disciple prenne sa croix et me suive », et S. Paul : « Maintenant je me réjouis de mes souffrances pour vous et je parfais ce qui manque aux afflictions du Christ en ma chair pour son corps qui est l'Église. » (Coloss. 1, 24.)
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Pascal disait : « Le Christ est en agonie jusqu'à la fin des temps », ce qui est mystiquement exact. Ceux qui assistent à la messe sans avoir au moins un éclair de cette pensée qu'ils assistent à l'action rédemptrice du Calvaire et qu'ils sont appelés à y participer personnellement, ont besoin d'un supplément d'instruction.
Or sur la Croix même, Jésus confie sa Mère à S. Jean. Quel crève-cœur pour Marie. Avoir vécu trente ans avec, Jésus même, et se voir confiée à S. Jean ! Car nous voyons aujourd'hui l'apôtre à travers les écrits de sa vieillesse et les résultats en lui de la maternité de Marie. Mais qu'était-il au temps de la Passion ? Un jeune homme, aimable, ardent, impulsif, un « fils du tonnerre » (comme le nommait Jésus) qui voulait faire écraser par la foudre les Samaritains refusant l'hospitalité à son maître. Son grand mérite initial (la grande grâce par lui reçue) avait été de laisser là, au premier commandement de Jésus, les filets de pêche de son père pour suivre le nouveau prophète. Mais lors de la dernière montée à Jérusalem, près de Jéricho, Jacques et Jean s'approchent de Jésus et lui disent : « Maître, accorde-nous d'être assis l'un à ta droite, l'autre à ta gauche dans ta gloire. » D'après S. Matthieu ils étaient accompagnés de leur mère et celle-ci demande à Jésus : « Dis que mes deux fils que voici soient assis l'un à ta droite, l'autre à ta gauche dans ton royaume. » Comme on le voit, sans le Saint-Esprit la première pensée est toujours d'éliminer Pierre.
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Enfin, alors que Jésus venait de manger avec ses disciples le jour de l'Ascension, et qu'il venait de leur dire : « Jean baptisait dans l'eau mais vous c'est en l'Esprit Saint que vous serez baptisés sous peu de jours » les disciples s'assemblèrent et l'interrogèrent en disant : « Seigneur, est-ce en ce temps que tu vas rétablir le royaume pour Israël ? »
Combien Marie Pouvait se sentir en exil chez ce bon jeune homme ! Nous jugeons par la raison quelle différence infinie existait entre Jésus et Jean, mais savons-nous ce qu'était pour Marie la vie avec Jésus ? Nous l'ignorerions jusqu'à la béatitude éternelle si par bonheur Jean lui-même *en nous racontant le premier miracle de la vie publique ne nous avait révélé en même temps ce qui fut le dernier acte de la vie cachée*. Le récit des noces de Cana nous montre la tranquille habitude qu'avait Marie d'être exaucée par son Fils sur la simple demande qu'elle pouvait faire et la connaissance habituelle qu'elle avait du pouvoir du Verbe incarné, « Ils n'ont plus de vin », dit-elle, et malgré la réponse de Jésus : « Que nous importe à toi et à moi ? Mon heure n'est pas encore venue », Marie ajoute : « Faites tout ce qu'il vous dira. » Jésus, tout puissant, donne à Marie le pouvoir de fixer l'heure de cette épiphanie. Il la connaissait de toute éternité, mais fixée par le libre amour de Marie. Quelle ouverture sur le rôle de sa Mère !
Oui, nous en sommes stupéfaits, la vie cachée s'était passée sur ce modèle : Jésus redescendit avec ses parents à Nazareth, « et il leur était soumis ». Il en donne l'exemple à son premier miracle public, fait à la demande de l'incomparable Mère qu'il s'était formée.
\*\*\*
Après la mise au tombeau, Marie se rendit chez S. Jean, car celui-ci a raconté : « Et depuis cette heure-là, le disciple la prit chez lui. » Marie se rendit compte aussitôt de ce que son Fils demandait d'elle. Les apôtres « étaient dans le deuil et dans les larmes ».
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Aucun n'avait compris ce que Jésus avait cependant bien clairement annoncé à trois reprises, qu'il serait crucifié et ressusciterait le troisième jour. Seule Marie avait compris et elle ne se dérangea pas le matin de Pâques. D'ailleurs les apôtres, tout en l'honorant, certes, se souciaient assez peu d'elle. Elle eut beaucoup de patience. Depuis l'Annonciation, elle connaissait le mystère de la Sainte Trinité. L'ange lui avait parlé du Fils du Très Haut venant s'incarner. Il avait dit : « L'Esprit Saint viendra sur toi, la Vertu du Très Haut te couvrira de son ombre, et pour cela l'enfant sera saint et appelé Fils de Dieu. » Les apôtres étaient alors très loin de cette connaissance ; ils ne comprenaient guère ce que serait ce « consolateur », cet « avocat » de Dieu qui devait habiter en eux après le départ de Jésus. Leur question à Jésus le jour même de l'Ascension le prouve bien.
Marie elle-même n'était que simple créature, elle ignorait beaucoup de choses, entre autres sa propre destinée. Et comme sa pureté la maintenait dans la vérité, elle était, elle est encore la plus humble des créatures ; c'est par elle-même que nous connaissons ses ignorances. Quand le médecin d'Antioche, Luc, disciple de S. Paul, soucieux d'ordre et de vérité historique, vint l'interroger sur les origines du Salut, elle lui rapporta leur surprise, à Joseph et à elle, lors du recouvrement au temple, devant les paroles de ce gamin de douze ans, leur fils, qui leur déclarait : « Ne saviez-vous pas que je dois être *in tois tou Patrou ?* » C'est-à-dire dans les choses qui concernent mon Père, dans les biens, dans la maison (auprès) dans les affaires de mon Père. Ces « affaires » étaient le salut du monde. Tous ces sens sont justes, d'où l'indécision du langage. Marie comprenait bien qui était ce Père, mais de quelles affaires son Fils voulait-il parler ? Marie simplement dit à Luc : « ils ne comprirent pas la parole qui leur avait été dite. » Mais S. Luc, observateur sagace, ajoute : « Et sa Mère conservait toutes ces choses dans son cœur. » Ô Marie, conservez dans votre cœur nos désirs de plaire à votre Fils et aidez-nous, c'est votre rôle de Mère.
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Entre la Résurrection et la Pentecôte Marie put constater quelle distance séparait Jésus de ses apôtres, et elle entrevit que sa prière était plus que jamais nécessaire et efficace, qu'elle pouvait avoir un mot à dire de temps en temps pour les aider à garder cette voie étroite qu'on croit élargir aujourd'hui. Mais elle restera étroite ; ceux qui croient l'élargir la confondent seulement avec un grand chemin qui paraît plus rapide, et l'est certainement pour descendre.
Marie se rendit compte que son Fils lui avait confié une tâche nouvelle ; qu'elle allait avoir à exercer cette maternité spirituelle dont avait déjà profité S. Joseph, fiancé et puis époux. Comment Marie pratiquait-elle cette influence mystérieuse ? Par la présence de Dieu en elle, et son amour constant, l'exemple d'une foi inconfusible, et d'une prière toujours exaucée.
\*\*\*
A la Pentecôte, le Saint-Esprit enseigna les apôtres sur le vrai sens de la Révélation, et sur son Royaume ; mais Marie eut, elle aussi, sa part : cette modeste femme, épouse du Saint-Esprit depuis l'Annonciation, apprit alors quel était son rôle dans l'Église. Elle comprit qu'elle devait vivre encore sur la terre pour apprendre ce que serait la chrétienté en ce bas monde, toujours tentée, toujours combattue, toujours persécutée, et quelle sorte de victoire remporteraient les martyrs et les saints.
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Elle comprit alors que le glaive prédit par le vieillard Siméon continuerait à lui percer le cœur jusqu'au jour du Jugement « afin que soient découvertes les pensées d'un grand nombre de cœurs ». Elle comprit la mystérieuse association que sa maternité lui imposait avec le sacrifice de son Fils perpétué dans la Sainte Messe. Elle se souvenait des paroles d'Isaïe : « *Vous serez allaités et portés sur le sein. Comme un homme que sa mère console, ainsi je vous consolerai.* » N'avait-elle pas été la seule consolation de son Fils sur la terre ? La seule qui n'eut point l'odeur du péché ? Saint Jean en avait besoin bien davantage.
Aussitôt après le martyre d'Étienne, les chrétiens pour échapper à la persécution quittèrent Jérusalem. Les apôtres seuls y demeurèrent. Les disciples évangélisèrent la Palestine. Le diacre Philippe prêcha le Christ aux Samaritains et appela les apôtres. Pierre et Jean s'y rendirent : « Ils imposaient donc les mains (aux nouveaux baptisés) et ils recevaient le Saint-Esprit. »
Mais au retour Jean contait à Marie le scandale donné par Simon le magicien, qui voulut acheter le pouvoir de donner le Saint-Esprit. Et Marie priait pour Simon, pour Jean, pour toute l'Église. Elle apprenait de première source les excès des judaïsants, les folies des gnostiques. « Évite les bavardages impies, car ces gens iront toujours plus loin dans l'impiété, et leur doctrine se propagera comme la gangrène. De ceux-là sont Hyménée et Philète. » (2 Thim.) Elle eut nombre de rapports de ce genre ; elle vit que le monde allait durer comme elle l'avait toujours connu, ignorant, faible et tenté ; mais qu'un Royaume avait été formé au-dedans de ce monde, chargé d'absorber toute la création qui « aspirait à la révélation des Fils de Dieu ». Elle sut alors qu'elle avait été le principal instrument dans la formation de ce royaume, que les dons de Dieu étant sans repentance, elle devait le rester pour l'éternité et que sa prière, la seule qui fût, dans tout l'univers, inspirée d'un pur amour, était le moyen prédestiné pour enfanter le Christ dans les âmes et faire entrer les élus dans le Royaume.
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Et Marie vit aussi qu'elle était associée aux douleurs mystiques du sacrifice que son Fils avait, pour le salut et la consolation des hommes, choisi de faire durer jusqu'à la fin des temps.
\*\*\*
Et c'est pourquoi saint Bernard s'écrie : « Où est la douleur, là est l'amour. Pas d'amour sans douleur. L'amour du Christ est le glaive qui a transpercé le cœur de Marie afin qu'elle fût la Mère de la Charité dont le Père est Dieu. »
C'est ainsi que Jean, pour avoir cohabité avec Marie, devint l'apôtre de l'amour divin. Quand il eut compris lui-même la doctrine pratique de Jésus et le rôle de Marie, alors celle-ci put monter au ciel. La tradition rapporte que ce fut une vingtaine d'années après l'Ascension. Mais Marie Mère de l'Église revient quelquefois pour avertir et pour pleurer.
D. MINIMUS.
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## NOTES CRITIQUES
#### Les idées d'Adolf A. Berle sur la diffusion de la propriété
Adolf A. Berle n'est pas un inconnu en France. Il y a une trentaine d'années, son livre *The Modern Corporation and Private Property* (signé avec Means) avait suscité de nombreux échos dans les revues françaises. En 1957, la librairie Armand Colin publiait *Le capital américain et la conscience du roi* qui souleva un vif intérêt. Cet Américain se révèle dans toutes ses études, un des meilleurs analystes de l'évolution du capitalisme dans son pays.
Il fait le point, aujourd'hui, de la situation actuelle et de ses propres réflexions dans un article, qu'il date lui-même de septembre 1964, et que publie *Économie appliquée* dans le premier des quatre volumes que cette revue consacre à l' « entreprise, ses techniques et son gouvernement » ([^113]).
Cet article, intitulé *Propriété, Production et Révolution,* est relativement court -- 26 pages -- mais d'une extrême densité et d'une portée capitale. Sans l'analyser en détail (car on aura plus vite fait de le lire) nous voudrions simplement en tirer quelques *faits* et quelques *idées* autour du thème central qui retient depuis longtemps notre propre attention sur la *diffusion de la propriété mobilière.*
Berle note qu'en dehors des biens à usage personnel (maison, voiture, équipement ménager, etc.) « les actions sont maintenant si recherchées qu'elles sont devenues la forme dominante de la possession personnelle des richesses » (p. 239).
Ces actions, les Américains les acquièrent, soit directement, soit indirectement par la voie d' « institutions » ad hoc.
En 1929, il n'y avait guère qu'un million d'individus à posséder des actions. Fin 1963, on estimait qu'il y en avait de 17 à 20 millions. On prévoit qu'il y en aura de 40 à 50 millions dans vingt ans. La valeur des actions détenues alors dépassera 1000 milliards de dollars.
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Quant aux « institutions », ce sont principalement les fonds de pension (20 millions de salariés) et les *mutual funds,* ou fonds d'investissement (2 millions de porteurs de parts).
Cette diffusion de la propriété capitaliste crée peu à peu un collectivisme privé, d'un type infiniment supérieur au collectivisme étatique. Par *le seul jeu de la propriété* grâce aux encouragements de la fiscalité et de la propagande -- tout Américain tend à devenir un actionnaire de l'ensemble des forces de production de la société. Aussi la *technique capitaliste* qui s'est révélée et continue de se manifester comme la meilleure technique de *production*, se révèle désormais également la meilleure technique de *répartition.* Elle est la meilleure technique de production par elle-même et par le jeu spontané de ses mécanismes. Elle devient la meilleure technique de répartition quand la volonté gouvernementale jointe aux initiatives privées en fait un usage conforme, à des fins clairement perçues et délibérément poursuivies.
Il en résulte une dissociation qui va croissant entre le pouvoir et la *propriété.* En effet, ces dizaines, ces centaines de milliards de dollars qui sont, sous la forme actionnariale, la propriété directe ou indirecte des individus, constituent une « propriété passive ». L'origine du pouvoir économique demeure bien la propriété, mais en fait le pouvoir des « managers » en dépend de moins en moins. (Exactement comme dans le secteur politique le pouvoir des gouvernants procède de l'élection, mais en dépend concrètement de moins en moins.)
Cette évolution est très heureuse et conforme à la loi du progrès naturel. Les teilhardiens devraient y applaudir, car c'est la loi de la complexification. De même que le progrès du travail se révèle dans la division du travail, qui exige une organisation toujours plus savante, avec une efficacité sans cesse accrue, de même le progrès du capital se révèle dans la division du capital, avec les mêmes problèmes et les mêmes effets. Le communisme qui entend combiner la division du travail avec le monolithisme du capital est un système rétrograde et très exactement anti-progressiste. Les résultats le manifestent surabondamment.
Une conséquence curieuse et très intéressante de cette socialisation du capitalisme est le caractère « politique » que prend l'activité économique. « Ayant acquis un volume et un pouvoir économique surpassant ceux des opérations individuelles, les sociétés par actions sont essentiellement des créations politiques ayant une vie perpétuelle et dont la légitimation continue dépend de leur fonctionnement en tant que mécanismes de répartition et de distribution » (p. 247).
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Autrement dit, l'État qui devait s'intéresser aux sociétés pour y protéger les travailleurs, doit s'y intéresser en outre pour y protéger les actionnaires, non pas en tant que ceux-ci s'opposent à ceux-là, mais au contraire en tant que les uns et les autres tendent à se confondre dans les mêmes personnes. Autrement dit encore, dans un système capitaliste généralisé par la diffusion de la propriété mobilière, le citoyen présente une double face de producteur (salarié) et de consommateur (actionnaire) qui justifie une politique non plus d'arbitrage entre des droits et des intérêts contraires, mais d'organisation du couple production-répartition axé sur l'institution de la propriété.
Il y a donc une pénétration réciproque du droit public dans le droit privé et du droit privé dans le droit public, qui donne naissance à un régime nouveau que nous appellerions, pour notre part, régime corporatif.
Quand on considère cette évolution prodigieuse de la société américaine et quand on réfléchit que ces formes ultra-modernes de la propriété au service de la justice et de la prospérité peuvent être mises en œuvre, dans tous les pays tant soit peu développés, on se désole que les catholiques français, en retard de près d'un siècle, en soient encore à chercher ce qu'ils croient être le progrès du côté du marxisme et de l'étatisme.
Louis SALLERON.
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#### Comme s'il voyait l'invisible
Ceux qui ont suivi les publications que le Père Dominicain Jacques Loew a consacrées à ses diverses expériences apostoliques en savent la valeur. Foi pénétrante, sens surnaturel, charité vraie, solide théologie, flamme apostolique caractérisent ces travaux.
Le livre que nous présentons aujourd'hui ([^114]) et auquel le P. Loew pensait depuis très longtemps, non seulement ne dément pas la valeur des précédents mais il nous semble bien être ce que jusqu'à ce jour le P. Loew a publié de plus substantiel et de plus lumineux, évangélique et paulinien.
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A qui mieux qu'à « l'unique après l'Unique », comme disait un autre Dominicain, le P. Aloo, en parlant de l'Apôtre des Nations, demander ce qu'est l'appel par Dieu à l'apostolat, le contact de l'appelé avec Dieu, l'envoi par Dieu aux hommes à évangéliser, les trois moments qui font l'apôtre, l'apôtre de tous les temps *et donc aussi l'apôtre d'aujourd'hui ?*
Il faut lire de près, sans en rien omettre, les 240 pages de *Comme s'il voyait l'invisible.* Dans ce livre divisé en trois parties :
I\) L'APPEL A L'ÉVANGILE
II\) LES TRAITS DISTINCTIFS DE L'APÔTRE
III\) LES PERSONNES ET LES TEMPS.
Il n'est pas un chapitre qui n'apporte lumière, n'énonce heureusement de précieuses vérités, ne rectifie quelque conception erronée malfaisante à l'apôtre et nocive à l'apostolat. Et tout est dit dans une langue simple et belle, confirmé par des textes d'une irrécusable autorité, parfois assorti d'humour et d'anecdotes savoureuses.
S'il est permis de marquer une préférence, je signalerai le chapitre de la deuxième partie intitulé : *Ressemblance et dissemblance,* parce que le P. Loew y explique parfaitement en quoi l'apôtre, aujourd'hui comme autrefois, doit être semblable à ceux à qui il est envoyé porter le message de Jésus, et en quoi il doit demeurer dissemblable, précisément comme messager de Jésus, vivant du Christ et porteur de l'Évangile à ceux qui ne l'ont pas encore reçu. Ce chapitre s'achève par une admirable citation de l'*A. Diognète* (car le fondateur et responsable de la Mission Ouvrière S. Pierre et S. Paul (M.O.P.P.) tout en suivant -- avec discernement -- les plus modernes productions sociologiques et missionnaires, reste en contact avec les « sources chrétiennes » comme avec la théologie de S. Thomas d'Aquin).
Il serait difficile de résumer plus vigoureusement le riche contenu de ce livre que ne le fait l'auteur lui-même dans la conclusion sous le titre : POUR LUI, J'AI ACCEPTÉ DE TOUT PERDRE. Nous citons donc ces pages : mieux que tous les éloges, elles constituent une pressante invitation à la lecture intégrale de ce très beau livre.
Paul PÉRAUD-CHAILLOT.
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UN EXTRAIT DU LIVRE DU P. LOEW
« Notre vocation d'apôtres aujourd'hui, c'est de prier avec une grande angoisse au cœur pour que la conversion des hommes se fasse, de nous mettre à genoux devant la Parole de Dieu pour que cette parole nous change nous, et nous pénètre tellement le cœur et l'esprit que nous ne puissions pas ne pas la dire, -- et la dire pour ce qu'elle est : « *la Vérité qui doit illuminer tout homme venant en ce monde* » (Jn I, 9)
« Notre vocation, c'est d'être comme les autres pour le travail, le pain, la nourriture, le vêtement, mais d'être tout autre que celui qui ne connaît pas Dieu ; c'est de veiller à n'établir aucune coupure sociologique avec quiconque, mais de savoir reconnaître, accepter, avec fierté, d'être par les vertus théologales, plus « différents » du monde qu'on ne pourra jamais le dire. Plus différents que la nuit et le jour, puisque nous sommes éclairés d'une lumière invisible au monde.
« En plein monde, mais, parce que consacrés dans la chasteté, séparés de ce monde et déjà vivants témoins de l'éternité où il n'y aura plus ni hommes ni femmes, où on ne mangera ni ne boira plus ; et nous n'éviterions d'être moqués et même haïs que parce que nous serions infidèles aux grandeurs de Jésus-Christ dont le Royaume n'est pas de ce monde.
« Bien sûr, nous sommes nés et venus « pour qu'ils aient la vie avec abondance », (Jn 10, 10) mais s'imaginer que ce sera en devenant semblables à ceux que nous voulons évangéliser, c'est une tromperie dont nous sommes les premiers dupés : L'Évangile est à l'envers de la pente du monde, et la partie même par laquelle nous communions aux grandes aspirations des hommes sans Dieu ne doit pas masquer que notre centre de gravité est ailleurs.
« Aimer le monde, oui, et ses intelligences qui l'embellissent, et permettent de donner à chacun le pain, la paix et l'accès aux responsabilités, à travers plus de bien-être et de vraie liberté, oui, tout cela nous le voulons. Mais en même temps, il faut dire, clamer, manifester par tout notre être que la vraie destinée de l'homme s'achève seulement au-delà de ce monde qui passe, dont la phase terrestre n'est que provisoire et précaire, quoique décisif, commencement.
« Et plus nous sommes, comme apôtres, mêlés à ce monde, passionnés de la terre, de sa beauté, de son achèvement à accomplir, bref, plus nous sommes passionnés de la montée humaine, plus il faut qu'éclate comme un signe de contradiction que tout cela, nous le tenons « désormais pour désavantageux au prix du grain suréminent qu'est la connaissance du Christ Jésus » (Ph. 3 8) Laisser paraître l'un sans l'autre, c'est trahir.
« Le missionnaire pour qui la Parousie n'est pas réellement, concrètement, la grande attente, ce missionnaire n'a pas le droit de porter ce nom. Bien sûr, cela n'empêche pas de construire allègrement le monde, mais ce monde restera pour nous relatif, comme l'étape d'un exode. C'est cela, justement, que le monde incroyant ne nous pardonne pas : non seulement il veut qu'on serve César, mais quiconque place Dieu au-dessus de César devient pour lui l'ennemi de César. Les martyrs des premiers siècles sont morts pour cela : ils étaient aussi bons citoyens que quiconque, mais César restait pour eux un homme, et Dieu seul était leur absolu.
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« Dans un monde ébloui de lui-même, nous sommes les témoins d'un autre monde. Pour l'être, nous ne nous croyons pas obligés d'inventer des comportements surannés. Plantés au milieu des hommes, nous sommes la voix qui crie dans le désert insoupçonné qu'elle révèle, et notre non-conformisme, éclate dès que nous annonçons que le Règne des Cieux est proche.
« Tout amour qu'on cesse de cultiver meurt. Notre vie est morte dès que le Christ, la Trinité du Père, du Fils, de l'Esprit, cessent d'être pour nous des personnes à qui nous avons lié notre vie. Notre existence, notre chasteté, notre obéissance, notre pauvreté ne sont pas durables sans l'amour du Christ pour nous, toujours revu, reconsidéré, cet amour plus fort que la mort et qui nous fait ensuite vouloir répondre par notre amour jusqu'à la mort. Dès que nous cessons de reconnaître cet amour du Christ, nous avons perdu le nord, et n'importe quelle route devient également bonne à nos yeux.
« La conclusion, c'est la nécessité impérieuse, absolue de la Foi, d'une foi sans limite, car la foi n'a droit à ce nom que si elle est sans condition. La soumettre à des si -- « si l'Église était plus dynamique, ou plus engagée, ou plus moderne », ou tout ce que l'on voudra d'autre --, c'est d'avance nier la foi, puisque c'est donner un motif autre que Dieu qui nous parle, qui a son plan et qui est Dieu.
« Le missionnaire n'a en définitive qu'une force : sa foi, unie à celle de toute l'Église : « Le ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront pas » (Mt. 24, 35). Et cette assurance ferme et joyeuse n'est pas seulement le rocher au milieu des sables, le bouclier de notre cœur et de notre esprit ; elle est surtout le tremplin de la véritable attitude du missionnaire au sein du monde moderne et face à cette incroyance qui s'affirme comme une victoire.
« Dieu seul sauve ; ce n'est pas nous qui sauvons, c'est Dieu. Et cette certitude met tout en place. Ce n'est pas nous qui sauvons ou non, comme si cela dépendait de nous. Ni un mouvement, ni un groupe, ni les congrégations, ni les papes, ni les conciles ne peuvent sauver. Il n'y a qu'un sauveur, le Christ Jésus ; et, bien sûr, le pape, les évêques, les conciles et les mouvements ont quelque chose de réel à faire, -- nous ne sommes point des marionnettes -- mais nous devons agir avant tout et uniquement « par Lui, avec Lui, en Lui », comme nous le répétons à la messe. Or, à chaque minute, nous agissons comme si les sauveurs c'était nous. Alors, on se décourage, ou on se gonfle d'orgueil, mais finalement rien n'aboutit.
186:97
« Notre vie, réponse à Dieu qui nous aime, est en même temps le témoignage du Dieu unique que nous devons donner aux hommes. Avant d'être le prêtre -- faisant la révolution ou l'anti-révolution, le prêtre journaliste, savant, ouvrier, ou tout ce que l'on voudra, nous devons faire éclater ce qui est premier et unique dans notre existence ; que nous sommes des êtres récepteurs de Dieu, fixés sur la langueur d'onde de Dieu et émetteurs sur la bande théologale et non terrestre, tout en restant présent à ce monde. Nous ne sommes pas des voix dans un désert, mais dans les cités les plus tumultueuses du monde, nous sommes les prophètes de Dieu et pas autre chose, c'est-à-dire que nous parlons au nom de Dieu.
« Des prophètes, non pas des gens qui sont au courant du sens de l'histoire pour demain ou après demain, mais qui aujourd'hui, demain et après demain -- quand de sera vraiment demain et après demain -- parlent de Dieu aux hommes, et savent parler de la crèche, de la croix, du pauvre qu'est le Christ, capables de le dire au riche qui ne connaît pas cette ressemblance, et aussi au pauvre qui doit la respecter en lui-même. Savoir, au nom du Christ, dire la vérité, d'une façon non pas qui bloque mais qui mène à lui, savoir consoler, conforter les faibles, réveiller les endormis, encourager les pusillanimes.
« Mais pour être les témoins de Dieu aux yeux des hommes, il nous faut être les témoins de Dieu aux yeux de Dieu même. Et ceci, qui ne peut se faire que par la grâce toute-puissante de Dieu, ne se fait pas non plus sans une action permanente de tout notre être, une action qui doit être une passion au double sens du mot : une hantise et une souffrance.
« L'apôtre n'est pas un ouvrier de plus dans l'usine, il y a assez de chômeurs à la porte qui attendent. Il n'est pas un militant de plus, c'est la spécialité admirable des syndicalistes. L'apôtre, où qu'il soit, en usine ou ailleurs, c'est le témoin de Dieu, le prophète, l'envoyé de Jésus-Christ : il n'entre dans aucune autre catégorie, il n'a pas d'autres références que Jésus-Christ et l'Église qui l'envoient.
« Devant le succès de son œuvre apostolique, si « Satan tombe du ciel comme l'éclair », il se redit la parole de Jésus « Ne vous réjouissez pas de ce que les esprits vous sont soumis réjouissez vous de ce que vos noms se trouvent inscrits dans les cieux » (Lc 10, 20).
« Et devant l'échec -- plus fréquent, -- il se souvient de la réponse de Jésus aux disciples qui n'avaient pu chasser un esprit impur : « c'est à cause de votre peu de foi... Cette espèce ne peut être expulsée par aucun autre moyen que par la prière et par le jeûne » (Mt 17, 20 et Mc 9. 29).
« Il n'attend pas des succès spectaculaires, des sympathies trop humainement immédiates : il met tout en œuvre pour ne pas créer d'obstacle à Jésus-Christ par son propre péché, mais il sait que seules la croix, la douleur, la contradiction longuement soutenues dans sa propre chair toucheront les âmes au fond d'elles-mêmes et les ouvriront au Sauveur, Jésus-Christ, le Nazaréen, celui que les hommes ont crucifié et qui est ressuscité des morts.
«* Pour lui, le Christ Jésus, mon Seigneur, j'ai accepté de tout perdre, je regarde tout comme balayures afin de gagner le Christ *» (Ph. 3, 8).
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### Notules
**Une charité bien informée.** « Vers la Vie nouvelle » présente ainsi les choses à ses lecteurs :
« Prenant la relève, de *Paternité et Maternité*, de *La Cité catholique*, d'*Itinéraires,* l'hebdomadaire illustré *Le Monde et la Vie* se spécialise depuis quelque temps dans la dénonciation des courageux efforts du catholicisme français. »
Les rédacteurs de « Vers la Vie nouvelle » ont étudié à fond la question avant d'en parler. Ils l'ont tellement étudiée qu'ils ne savent même pas que *Le Monde et la Vie* n'est pas un « hebdomadaire »...
Quant à nous, revue *Itinéraires*, ce qui nous caractérise, en compagnie des autres titres cités, c'est « la dénonciation des courageux efforts du catholicisme français ».
Dès qu'il y a un effort, dès qu'il est courageux, dès qu'il est catholique (français), nous le dénonçons. Faut-il que nous soyons d'ignobles méchants...
Et pour ce que nous faisons nous-même, ce n'est sans doute pas un effort, ce n'est pas courageux, ce n'est pas catholique. Évidemment.
Voilà donc avec quelle honnêteté intellectuelle les rédacteurs de « Vers la Vie nouvelle » fabriquent leurs excitations à la haine.
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Dans le même numéro, les mêmes honnêtes rédacteurs de « Vers la Vie nouvelle » appellent Michel de Saint Pierre : « le Peyrefitte des douairières ».
Ainsi informée et excitée, l'active charité des militants de « Vers la Vie nouvelle » fera certainement des merveilles.
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**L'enseignement. --** Sous ce titre, un volume de 358 pages de Michel Creuzet, avec une préface d'André Charlier qui déclare notamment :
« Peut-être le problème capital de notre temps, celui de la formation de la jeunesse ; M. Michel Creuzet en traite en catholique et en philosophe, s'appuyant sur de justes principes, notions philosophiques et théologiques, se référant constamment à l'Écriture et à l'enseignement des Papes ou des docteurs de l'Église. Son livre est vraiment complet tant sur le terrain des principes que sur celui des réalisations pratiques (...). Je souhaite très vivement qu'on entreprenne quelque jour une réforme de nos institutions scolaires et qu'on s'inspire pour cela du livre de M. Creuzet ».
A ce propos, rappelons que « L'Osservatore romano », édition en langue française du 26 juin 1964, nommait Michel Creuzet au nombre des « *savants et experts particulièrement qualifiés *». L'ouvrage de Michel Creuzet est en vente au Club du livre civique, 49, rue des Renaudes, Paris 17^e^.
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**Sur Carlo Falconi.** Du P. Rouquette, dans les « Études » de juin 1965, page 869 :
« L'ex-prêtre Carlo Falconi cherche à embarrasser le catholicisme par tous les moyens ».
Comment ce fait-il donc que Carlo Falconi est été encouragé et soutenu par Henri Fesquet, qui a présenté son livre sur le Concile en termes entièrement favorables et sans aucune réserve, dans le « Le Monde » du 1^er^ avril 1965 ?
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**L'Entreprise en question.** Sous ce titre, un article de Louis Salleron dans la revue « Banque » (49, avenue de l'Opéra, Paris 2^e^), suivi d'une note de Georges Potut sur l'œuvre économique et sociale de Louis Salleron.
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**« La Croix » et l'apéro. --** Dans notre numéro 95 de juillet-août (pages 229-230) nous avons demandé comment il a pu se faire que « La Croix », édition de Lille, numéro des 9 et 10 mai 1965, ait consacré une page entière à la gloire d'un fabricant d'apéritifs, et ait longuement fait l'éloge de « *la progression magistrale des ventes *».
Nous avons demandé si cette conversion spectaculaire à la progression des ventes d'apéritifs et à la propagation de l'alcoolisme résultait d'une « pastorale nouvelle » ou d'un gros chèque de publicité.
Nous n'avons entendu aucune réponse.
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**« Exilés » d'hier, « experts » d'aujourd'hui. --** Selon M. René Laurentin, dans le « Figaro » des 2 et 3 octobre, un archevêque nommé a déclaré au cours de son intervention dans l'aula conciliaire :
« *Certes, le Magistère rend un immense service en réprimant les erreurs, telles le modernisme, mais il doit toujours avoir le respect nécessaire vis-à-vis des personnes *».
On peut souhaiter que ce « respect nécessaire vis-à-vis des personnes », soit aussi le souci constant, dans l'Église, d'autorités moins hautes que le Magistère suprême : cette dernière remarque, nous pourrions lui donner d'amples développements.
Mais on peut regretter que, même dans l'aula conciliaire, le Magistère pontifical soit trop souvent considéré comme « réprimant les erreurs ». Il le fait. Mais, surtout, il apporte un enseignement positif, dont le contenu, la portée, et même l'existence, ne paraissent, pas toujours aussi présents qu'on le souhaiterait à l'esprit des auteurs de certaines interventions. Le « corpus » des Encycliques depuis Léon XIII, notamment en ce qui concerne « l'Église et le Monde », semble avoir été terriblement sous-estimé par les rédacteurs du schéma XIII et par beaucoup de ceux qui ont parlé sur ce schéma.
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Quand on a lu le texte du schéma XIII tel qu'il a été présenté à la IV^e^ session du Concile on est effaré que tant de questions, si fréquemment et si magistralement traitées par Léon XIII, par Saint Pie X, par Pie XI, par Pie XII, aient été si maltraitées, si médiocrement traitées, comme si l'on ne savait pas ce qui a été dit par les Papes. On a voulu « faire » du « pastoral » ? Mais est-ce que saint Pie X, par hasard, n'était point pastoral ? Et Pie XII, le « Pasteur angélique » ?
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Le même archevêque, toujours selon M. Laurentin, a dit encore :
« *Certains théologiens ont été exilés et sont aujourd'hui des experts appréciés du Concile *».
Ils ont été « exilés » par Pie XII. C'est-à-dire en fait transférés dans un autre couvent, à une autre fonction à l'intérieur du même ordre religieux. Pour certains, l' « exil » fut d'être transférés de Paris à Rouen, ou de Paris à Dijon, avec *en fait* toute latitude de prendre quand et autant qu'ils le voulaient le train de Paris. En outre, directement ou par leurs amis, ces « exilés » conservaient entière leur prépotence sur la vie intellectuelle et sociale du catholicisme français...
Qu'ils soient aujourd'hui « experts au Concile » est bien connu. C'est l'un des aspects les plus spectaculaires de la « dépacellisation » et de la revanche sur Pie XII. On sait jusqu'à quelles insolences va cette revanche.
Sans doute ces « exilés » devenus « experts appréciés » ne sont-ils pas pour rien dans la méconnaissance systématiquement organisée du « corpus » doctrinal du Magistère, de Léon XIII à Pie XII... Qu'on ait pris des mesures d'apaisement à l'égard de leurs personnes, cela est en soi toujours souhaitable. Qu'on ait capitulé devant leurs théories, c'est autre chose. On a relancé leurs idées qui avaient été écartées ou rejetées par Pie XII. Simultanément, et forcément par le fait même, on a contribué à rejeter ou à écarter de notables parties de l'enseignement de Pie XII.
Et, pour que nul ne l'ignore, on s'en vante et on l'étale dans les journaux.
Qu'on ne s'étonne pas que ces manœuvres pseudo-conciliaires, para-conciliaires ou intra-concilaires soulèvent, parmi les prêtres et les fidèles, quelques... difficultés.
Qu'on ne s'étonne pas non plus, faisant cela, et le disant, que tant de choses dans l'Église aillent aujourd'hui plus mal que bien.
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### Bibliographie
#### Aragon : La mise à mort (Gallimard)
Le dernier livre d'Aragon est illisible « Qu'importe ? me direz-vous : cette gloire communiste, dont on a voulu faire une gloire nationale, n'a jamais pris place au nombre de nos auteurs favoris ». Il importe de toute façon et nous ne saurions rester indifférents à ce qui se dit ou s'écrit en France ; un silence justifié par une opposition de fond et de doctrine laisserait croire à l'absence de toute autre espèce de désapprobation. Il peut nous arriver de faire un éloge partiel d'une œuvre éloignée de nous. Le mot de Molière est juste quand il s'agit du lecteur ; celui-ci peut prendre son bien où il le trouve. C'est donc avec un froid désespoir que nous constatons qu'il se dégage de la « Mise à mort » un ennui total, insupportable. Bric-à-brac et poussière de grenier, trésors rouillés, talismans dévalorisés des années vingt et des années trente... Un bavardage incoercible fait passer et repasser des propos fades dans un désordre forcé et laborieux. On peut en littérature réussir un désordre, à condition qu'il ne soit pas un vrai désordre. Il existe des « œuvres démolies », des « œuvres-chantiers ». L'exemple de Pascal, dû à une cause fortuite et non à un dessein arrêté, nous aide cependant à comprendre ce que voulurent un Hoffman dans « Le Chat Mürr », un Pirandello. Le « Misanthrope » de Molière n'est-il pas lui-même d'une certaine manière la. « démolition » d'une comédie classique, avec sa progression continuellement brisée que Stendhal jugeait ennuyeuse ? Il y a des époques où les genres littéraires manifestent un besoin de se renouveler grâce à un chambardement apparent qui fait ressortir les structures et amène à méditer sur elles. Il y a aussi des moments où l'esprit humain cherche à échapper au poids dérisoire de ses propres constructions ; par un retour de secrète humilité il arrive à penser que le « trop-bâti » n'est pas à l'image de son être profond, incertain et sujet aux contradictions. L'idée centrale d'Aragon, cette « mise à mort » « une personnalité pourrait se rattacher à une telle inquiétude ; mais on ne voit pas surgir dans le bouleversement des cadres traditionnels de l'intrigue romanesque, une ligne nouvelle, personnelle et puissante. L'auteur n'invente pas ses mythes, il emprunte, sans réussir à se les approprier, Hyde et le Dr Jekyll, Alice passant à travers le miroir, Hamlet, Othello, Peter Schlemihl. L'érudition peut avoir son charme mais elle s'accommode mal ici de la peinture d'une tragédie intérieure, et Aragon franchit la limite indécise qui sépare l'érudition du pédantisme, voire de la cuistrerie. Ainsi en est-il de ses citations russes, en caractères russes. C'est Vadius, si ce n'est plus du grec : « Ah ! pour l'amour du russe... ». Et tout cela se mélange sans se fondre dans un « langage parlé » dont les phrases allusives et désinvoltes ne sont supportables que dans le langage effectivement parlé -- l'œuvre écrite pose en clos termes différents le problème du naturel.
191:97
Un Chateaubriand à la fin de sa vie semble prendre à tâche de « casser » sa rhétorique personnelle depuis longtemps constituée ; Aragon ne semble jamais avoir réussi à bâtir la sienne. La déficience essentielle tient peut-être à son adhésion au communisme formel, officiel et impératif, qui faisait dire à Paul Morand en 1934 qu'Aragon était le seul écrivain « suicidé-vivant » -- une mise à mort qui remonterait loin...
Jean-Baptiste MORVAN.
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#### Pierre Richard : Cinq ans prisonnier des Viets préface du général Weygand (Éditions de la Serpe)
En regardant passer ces colonnes de squelettes dans la jungle indochinoise (c'était en 1949) le lecteur pense d'abord à l'héroïque chef de commandos des « *chemins sans croix* » de Déodat Puy-Montbrun. « Ah ! si le capitaine de Saint-Gilles était là ! » Ces squelettes, ce sont des hommes de chez nous, des prisonniers que les Viets transfèrent d'un camp dans un autre, ou plutôt de charnier en charnier. Et parmi eux se trouve un lieutenant nommé Pierre Richard. Grièvement blessé en défendant son poste, il a été capturé, puis, dans la brousse, tant bien que mal et sans anesthésie, amputé d'un bras par un infirmier viet.
Hélas ! Saint-Gilles n'est pas là qui, en toute tranquillité de conscience, accomplissait ce devoir de charité : abattre les monstrueux geôliers et délivrer nos hommes.
Mais, à cet appel à la charité, une autre pensée se propose au lecteur. Voilà donc de quoi s'est rendue complice certaine presse soi-disant chrétienne ! Pour sa honte -- ah ! n'a-t-elle pas toute honte bue ? -- Pierre Richard a survécu à cinq années d'une atroce captivité. Et il témoigne.
Le pire ce n'étaient pas les brûlures de la gale, le paludisme, la dysenterie ni la faim ; ce n'était même pas le désespoir qui achevait les malades, ni le spectacle des morts fauchés chaque jour par dizaines dans ces camps communistes dont ne parlent jamais les plumitifs de la charité progressiste. Le pire, c'étaient ces séances d'autocritique, d'endoctrinement, de lavage de cerveau dirigées par des espèces de perroquets qui se disaient délégués politiques et répétaient bêtement les insidieux mensonges de la propagande rouge. Aussi comprend-on que Pierre Richard ait mis en exergue à son ouvrage ces mots de Notre-Seigneur : « Ne craignez pas ceux qui peuvent tuer le corps sans avoir la puissance de tuer l'âme ; craignez plutôt ceux qui peuvent faire périr et le corps et l'âme ».
192:97
Aux feux de la souffrance, aux ténèbres du mensonge, fils de l'enfer, le lieutenant Richard, chrétien fervent, sut opposer la loi, la charité vraie et prière... « Que votre volonté soit faite ! » Et c'est en vain, par exemple, grâce à lui et à quelques autres, aussi bien trempés, que les Viets essayèrent de « monter » les hommes contre les officiers. Même en proclamant qu'une libération anticipée récompenserait les dénonciations et les trahisons, ils ne réussirent qu'auprès d'une minorité d'individus dont certains voient bien maintenant dans l'au-delà que pour la propagande communiste, « il vaut mieux laisser mourir un homme que de le libérer malade ».
Au milieu de l'horreur, qu'ils furent donc admirables ces mainteneurs, officiers ou non, dont l'âme vivifiée par la prière et la volonté de servir sut entretenir chez leurs compagnons de misère la vie de l'âme et parfois celle du corps ! Le lieutenant Richard fut de ceux-là. Mais tandis que nous l'en félicitons, il rapporte humblement toute gloire à Dieu.
« De ce livre bienfaisant, écrit Weygand dans sa préface, nous pouvons conclure que la foi est dans de telles épreuves la meilleure arme et le plus ferme secours. »
C'est bien en effet la plus précieuse leçon de ce témoignage. Tout au long de ces pages, entraîné dans l'obscurité de la jungle, accablé par les sottises de l'endoctrinement, environné par le désespoir, le lecteur n'a cessé d'entendre cette consolation : « Je suis la Lumière du monde. Celui qui me suit ne marche pas dans les ténèbres »*.*
J. THÉROL.
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#### André Thérive : Le baron de paille (Gallimard)
Une œuvre d'A. Thérive est une joie pour les amateurs de la langue française. « Le Baron de paille », dont l'action se place après la mort de Mazarin, concerne une période d'incertitude dans le domaine intellectuel comme dans le domaine politique ; la narration de Thérive fait revivre un langage pittoresque et composite que les doctes du classicisme ont déjà condamné. Le langage noble, nous l'entendons bien dans le propos de M. Desmarets de Saint-Sorlin et de quelques autres lettrés ; mais les peintures parisiennes et campagnardes, les conversations populaires gardent les tours et les vocables archaïques que souvent censurait Vaugelas, mais qui vivaient d'une vie tenace et qui devaient longtemps survivre. « L'envers du Grand Siècle », comme le dit la bande rouge de l'édition ? Ce sous-titre accrocheur, emprunté à un ouvrage célèbre promet le scandale : et à vrai dire on trouvera, les scandales du monde, mais sans que l'auteur oublie de les présenter comme des scandales pour l'esprit.
193:97
C'est la peinture d'un arrière plan troublé à un moment où le devant de la scène n'a pas encore vu paraître les grands acteurs. Le style répond à la nature du sujet, et Thérive sait tirer de ce langage parfois obscur et oublié les effets d'une poésie insolite. Les délicats pourront trouver qu'à certains moments il charge trop, que, par exemple, la phrase « Il eut beau rioter, s'écrier, trancher du fûché... » passe mal ; « Coudrillon », excessivement caricatural en lui-même, est un mot qui attire trop l'œil et rompt la continuité. Mais que de délicates gravures pour lesquelles ces vieux mots sont un charme essentiel ! Ruines récentes de la Fronde, rues de Paris un jour de Fête-Dieu : autant d'esquisses à la manière de Callot, d'évocations « grotesques » dans le style de Saint-Amant et des poètes mineurs du XVII^e^ siècle, mais vraiment classiques par leur discrétion.
« Le Baron de paille » offre bien plus encore. Le jeune provincial François de Lapouge, baron douteux et étudiant en médecine, tombé par hasard dans une secte d'illuminés, réalise son « éducation sentimentale » au contact des sottises et des folies humaines, non sans déceptions et déchirements. Un certain scepticisme s'en dégage : mais Thérive ne laisse pas ses personnages bavarder philosophiquement comme ceux d'Anatole France, et n'impose ni doctrine ni conclusions formelles. Il faut bien qu'en un roman le lecteur retrouve quelques allusions un peu actuelles ; on sourit quand les vieux hobereaux illuminés font l'éloge de la liturgie en français ; on ne sourit plus en entendant la Philosophie délirante de l'avorteuse qui travaille à empêcher la vie pour protester contre la tyrannie de Dieu, mais cela nous rappelle quelque chose. Il nous importe encore bien davantage que les personnages incarnent les plus grands périls spirituels. « Le monde est bien malade » telle est la rengaine des sectateurs, de Simon Morin. Il est bien vrai que le monde est toujours malade, mais cette constatation peut aboutir à une tentation maladive. Elle peut avoir sa noblesse chez l'Alceste de Molière ou l'Hurluberlu d'Anouilh ; souvent elle crée des humeurs maniaques qui peuvent devenir meurtrières. Et comment soigner le monde malade, comment, lutter contre les périls spirituels sans risquer de tomber dans d'autres ? M. Desmarets de Saint-Sorlin devient provocateur et délateur pour servir l'Église et l'État. Tartuffe de haut vol, ou Machiavel de sacristie ? On le méprise de bon cœur, puis on songe que ce dignitaire est un poète qui a jadis rêvé d'un plan de croisade, quand il était Secrétaire de la Marine. Et ses victimes présentes, n'est-ce pas leur défaite et leur immolation qui les rend pitoyables, ? Ces pieux révolutionnaires rêvent d'épurer le siècle, autant que Desmarets le veut lui-même. Simon Morin n'est-il pas un Marat à qui l'occasion a manqué ? Il voyait dans l'exécution de Charles I^er^ un juste châtiment de Dieu. Sa secte est l'asile de l'avorteuse comme de l'hystérique ; elle fait présager les manifestations du cimetière St-Médard, et amène à se demander quelles analogies peuvent exister entre le Janséniste et le Jacobin de 93. Envers du Grand Siècle ? Il semble à la fois que le livre aille plus loin, et qu'il ne mérite pas ce titre. Le juvénile enthousiasme des années 1660 n'y est pas ; c'est plutôt l'amer constat des maux chroniques de l'histoire religieuse, et de certains virus que le Grand Siècle ne put jamais éliminer complètement.
Jean-Baptiste MORVAN.
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194:97
#### R.P. Bohler o. f. m. : L'abbé Pierre-Auguste Rougier (1818-1895) (Éditions Téqui)
Voici l'histoire d'un homme qui, à la demande de sa mère, orna d'un portrait de la Vierge un oratoire dédié à Notre-Dame de Lorette. En remerciement Notre-Dame traça en son peintre un portrait de son Divin Fils.
Après ses études au Petit séminaire du Dorat, ce limousin de Bellac, Pierre-Auguste Rougier, était « monté à Paris » où durant dix ans il « mena la vie d'artiste ». De fait il possédait un remarquable talent de portraitiste et l'avenir commençait enfin à lui sourire quand une brusque effusion de la grâce l'arracha aux « boues » de la capitale. Du Grand Séminaire d'Issy-les-Moulineaux, il passa à celui de Limoges où il fut ordonné prêtre le 20 décembre 1851.
Séduit par la spiritualité franciscaine, il s'était fait « enrôler » dans le Tiers-Ordre de St-François d'Assise. Quand, après quelque temps de vicariat à Saint-Junien, il fut nommé curé de Salles-Lavauguyon, où sa mère et sa sœur Louise vinrent vivre avec lui, il eut d'abord l'idée de travailler à la restauration de l'art chrétien. Une vocation impérieuse l'en détourna. La pensée des prêtres que l'âge ou l'infirmité laissaient sans fonctions ni ressources le pénétra d'émotion. Et dans ce temps où la France donnait à l'Église tant de familles nouvelles, il allait fonder l'Institut des Franciscaines de Notre-Dame du Temple.
« A toutes les époques -- lit-on dans ses Notes intimes -- on a vu des religieuses vivant sous des règles différentes, afin d'honorer le Conception Immaculée de Marie, sa Nativité, son Enfance sa Présentation au Temple son Annonciation, sa Maternité divine, sa Visitation, afin de glorifier un de ses titres et d'imiter une de ses vertus Mais il est une gloire qu'on n'avait pas encore célébrée à l'égal des autres : c'est celle de son dévouement au Royal Sacerdoce. »
Les premiers membres de cette fondation furent, tout naturellement, sa mère et sa sœur, que rejoignirent bientôt deux de ses jeunes paroissiennes, Marie Rambaud et Maria Vergnaud. Elles commencèrent modestement par raccommoder les vieux ornements d'église. Puis, le jour même (25 mars 1818) où la T. S. Vierge, à Lourdes, disait à Bernadette Soubirous : « Je suis l'Immaculée-Conception », elles rédigèrent un acte signé de Louise Rougier (sœur Claire d'Assise), Marie Rambaud (sœur Agnès), Maria Vergnaud (sœur Angéline), P. A. Rougier (Frère Séraphin). On y trouve l'indication des buts de la nouvelle fondation qui prenait pour nom « Association de Marie Immaculée au Temple » : créer des lieux de retraite pour les Invalides du sanctuaire ; confectionner les ornements sacerdotaux et autres objets du culte auxquels peuvent s'occuper des mains de femmes ; fournir aux églises des sacristines soigneuses.
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Il fallait une résidence. Un immeuble s'offrant au Dorat, l'abbé Rougier, déchargé de son ministère paroissial, y transporta sa fondation. Malgré les incompréhensions, l'œuvre se développa, les vocations se multiplièrent, d'autres diocèses -- celui de Poitiers d'abord sous Mgr Pie, celui de Montpellier sous Mgr de Cabrières, deux futurs cardinaux -- firent appel aux « filles du P. Rougier ». Au service des prêtres âgés, infirmes ou convalescents celles-ci durent ajouter le service des « aspirants au sacerdoce » dans tel ou tel Petit Séminaire. Jusqu'à ce que, canoniquement approuvée à titre d'institut diocésain depuis 1879, la Congrégation des Franciscaines de Notre-Dame du Temple reçût en 1936, sous Pie XI, l'approbation romaine.
Elle est en plein essor, et cela n'alla point sans épreuves ni retards, malgré l'aide fidèle de l'Ordre de Saint-François d'Assise. Mais l'œuvre était trop profondément enracinée dans une spiritualité trop sûre pour ne pas fructifier malgré tout. Aux trois vœux de religion, le P. Rougier avait ajouté le vœu d'effacement et le vœu de dévouement aux prêtres. De ses Notes spirituelles -- qui forment la partie la plus intéressante quoique la moins développée de cet ouvrage destiné au grand public, extrayons trois phrases que voici. Elles définissent le secret du succès de tout apostolat comme de toute vie religieuse : « *La subordination constante du travail à l'esprit de prière* »*.*
« Il faut que vous soyez bien toutes à la merci du Seigneur, ne demandant rien, ne refusant rien, disant dans la plénitude de votre cœur un perpétuel *Fiat !* Entrez et demeurez dans l'âme de Jésus, pensez comme elle, voulez avec elle, aimez par elle, souffrez par elle, jouissez d'elle, vivez en elle. Quand on cherche Notre-Seigneur tout seul, c'est la preuve qu'on le possède. »
Ainsi, redisant à sa façon la parole du Christ : *sans moi vous ne pouvez rien faire*, le P. Rougier enseignait-il, à son tour, la nécessité absolue de l'oraison, dont son œuvre prouve si bien l'efficacité. Accèdera-t-il un jour aux honneurs des autels ? Il était en tout cas de la haute qualité de ces fondateurs qui illuminent l'histoire de son siècle, le siècle du saint Curé d'Ars : le P. Chevrier, le Bx Père Colin (Société de Marie) le Bx Père Champagnat (Frères Maristes), le Bx Julien-Eymard (Pères du St Sacrement) ou Mgr de Mazinod (Oblats de Marie Immaculée).
J. THÉROL.
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#### Francis Clifford : L'étrange victoire traduit de l'anglais par A. Guillot-Coli (Casterman)
« Quelle sorte de guerre est-ce là ? avait demandé Perry un matin près de la pagode. Il pourrait maintenant lui répondre... ». Le roman se situe pendant la retraite de Birmanie en 1942.
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On nous prévient que les personnages et les unités militaires sont purement imaginaires : cette clause de style est parfois un condiment destiné à réveiller la curiosité du lecteur ; elle n'est pas superflue ici, tant le dépouillement du récit donne une impression de vérité. C'est la guerre à l'état pur, mécanique et stratégique, qui lui impose son rythme et sa stylisation aux paysages, aux pensées, la guerre totale dans sa narration même, ne laissant jamais le temps de philosopher sur l'horreur des morts. Le trouble et le dégoût se concentrent en un instant ; aussitôt surgit un épisode qui les renouvelle. L'homme ne peut que s'essouffler à suivre désespérément la guerre, à rattraper l'événement, à se maintenir présent. « C'est contre le temps que nous nous battons » dit le sous-officier indigène Nay Dun. Ainsi le capitaine Gilling a conquis son étrange victoire. « Tout lui est étranger » dit son subordonné Nay Dun faisant son oraison funèbre, « son uniforme, la jungle, vous et moi ». La guerre du siècle, c'est peut-être celle de la jungle. Le cinéma a fait la part forcément trop belle aux paysages : si dense que soit l'action, le spectateur est toujours un touriste. Mais ce roman, dans son style si net qui fait honneur à l'auteur et à sa traductrice, nous aide à comprendre une guerre qui continue. Et jusqu'à quand ?
J. B. MORVAN.
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#### Dom Jean-Marie Beaurin o.s.b. et Michel Beauvallet Saint Michel Archange protecteur du peuple de Dieu (Mame)
« Saint Michel archange, défendez-nous dans le combat, soyez notre protecteur contre les embûches et la perfidie du démon. Que Dieu lui fasse sentir son empire, nous L'en supplions instamment. Et vous, Prince de la milice céleste, repoussez en Enfer, par la Force divine, Satan et les autres esprits du mal qui rôdent dans le monde pour perdre les âmes. »
Après toutes les messes basses autrefois les prêtres récitaient cette prière au pied de l'autel. Depuis quelques années ils s'en dispensaient de plus en plus. Elle est officiellement supprimée depuis le 7 mars 1965. Un savant canoniste devant qui l'on déplorait cette suppression répondit que cette invocation à saint Michel avait été autorisée par Pie IX pour demander à l'Archange le rétablissement de l'État Pontifical et que par conséquent, depuis le traité du Latran, elle n'avait plus raison d'être. Bon ! Mais n'avait-elle pas été recommandée ensuite par Pie XI, pour la conversion de la Russie ? Passons. Et inclinons-nous en remerciant St Michel pour la souveraineté temporelle de la Cité du Vatican.
197:97
N'y a-t-il pas pourtant bien d'autres États à restaurer, beaucoup d'âmes à délivrer de l'esprit du mal, à protéger contre les embûches du démon ? N'est-il pas évident que le combat des bons et des mauvais anges bat son plein et que le prince du mensonge fait feu de tous ses moyens de séduction ?
A l'instigation de Satan toujours le même argument « Vous serez comme Dieu », contre quoi l'Archange s'est élevé, méritant ainsi le nom glorieux de Michel ou *qui est égal à Dieu ?* -- les hommes, plutôt que de reconnaître et d'adorer l'Intelligence suprême qui leur a donné l'être mais dont ils ne veulent pas dépendre, attendent de l'aveugle matière le bonheur qu'ils ne veulent pas devoir à Celui qui l'a créée. A la Foi qui obtient, qui opère les miracles, mais les oblige à s'humilier, ils préfèrent substituer la technique qui leur donne l'illusion d'accéder un jour à la Toute-Puissance divine. Hélas ! En même temps croissent la confusion, l'insatisfaction et l'inquiétude par quoi justement se signale l'action des esprits mauvais, la « queue du serpent » comme dit saint Ignace.
Est-ce donc bien le moment d'économiser sur les prières à saint Michel et d'oublier ce qu'a écrit du Prince du ciel saint Grégoire le Grand ?
« Toutes les fois que Dieu veut opérer quelque merveille il envoie saint Michel, comme pour nous apprendre qu'en son nom et par sa puissance se produisent des choses que nul autre ne pourrait obtenir. En l'honorant, les peuples attirent sur eux d'innombrables bienfaits. »
Dom Beaurin, qui cite cette phrase, ne cache pas que le peuple le plus tenu d'honorer et d'invoquer saint Michel est justement le peuple français. Il consacre un des chapitres de ce livre à la dette de reconnaissance que la France, en recevant sainte Jeanne d'Arc, a contractée envers l'Archange son protecteur. Mais avant et après ce prodige, unique dans l'histoire de l'ère chrétienne, il y en eut beaucoup d'autres, par exemple l'intervention du Porte-Étendard de Dieu à Bouvines, en 1214. On en trouvera quelques-uns dans ce remarquable petit ouvrage.
On y trouvera aussi nombre d'autres choses aussi intéressantes que précieuses. D'abord un court mais substantiel traité de théologie sur l'existence et la nature des anges, sur leur épreuve, la révolte et la chute de Lucifer, la fidélité et l'exaltation de son vainqueur. Viennent ensuite l'histoire du Mont Saint-Michel \[souvent dramatique et même terrible, témoin l'atroce manière dont les Montois repoussèrent en 1591 l'assaut des huguenots de Mont-Gomery\] -- l'histoire pittoresque des pèlerinages \[depuis ceux des enfants accourant par troupes au cours du Moyen Age jusqu'à ceux des diocèses et des « miquelets » d'aujourd'hui\], -- l'histoire de la reconnaissance des rois et du peuple français, histoire qui se termine sur les phrases que voici et qu'il n'est pas besoin de commenter :
« Louis XV, s'il participa indirectement au culte de l'archange en recevant le Collier de l'Ordre et s'intéressant au Mont, ne renouvela pas la consécration à saint Michel. Et cela alors que Satan se déchaînait contre le Christ et son Église, et que les sectes et les « philosophes » impies faisaient leur apparition sur la France, pour son malheur et celui de tout l'univers.
198:97
Le résultat ne se fit pas attendre. Dès le XVIII^e^ siècle, l'archange est de plus en plus délaissé... La Révolution va compléter le désastre... Notre XX^e^ siècle se ressent de cette ingratitude envers l'Archange protecteur de la France... »
« Dans la mesure où la dévotion au grand Archange s'épanouit chez nous, dans la même mesure la France grandit et rayonne. Par contre, lorsque le peuple néglige ses devoirs envers son sublime protecteur, la France pâlit et diminue. »
N'en faisons-nous pas l'expérience actuellement ? Or nous allons fêter le millénaire de l'installation de la vie Monastique en ce Mont Saint-Michel dont les fils de Saint-Benoît ont su faire la « Merveille de l'Occident ». Qu'on lise donc ce si émouvant petit livre, et plaise à Monseigneur saint Michel de pardonner à la France ingrate et de profiter de ce millième anniversaire pour ramener enfin la Fille aînée de l'Église à son « droiturier et souverain Seigneur ». Jésus-Christ. *Le reste nous sera donné par surcroît*.
J. THÉROL.
199:97
## CORRESPONDANCE
### Avec Mgr X au sujet de Teilhard
Il nous a paru très utile de faire connaître cette correspondance que nous communique Henri Rambaud, et dont il n'a retranché que ce qui aurait permis d'identifier son correspondant.
Elle montre bien comment les choses se passent trop souvent, quelle est l'attention donnée aux idées et aux raisons, quelle est la nature des obstacles intellectuels que l'on rencontre (même là où on ne les attendait point), et en définitive quel est le train ordinaire, en ces matières, du monde actuel.
J. M.
*La correspondance ci-dessous n'était pas destinée à la publication. Je la montrai à un ami pour la curiosité de la chose.* « *Quel échange de lettres caractéristique !* » *me dit-il.* « *Tout juste le dialogue qui nous est accordé : nous apportons des arguments, et, comme on ne connaît pas la question, nous sommes remis à notre place par une fin de non-recevoir : domaine réservé. Il faut publier cela dans* Itinéraires*.* » *J'y consentis volontiers, pourvu que rien ne permît d'identifier mon correspondant.*
*La* PREMIÈRE *lettre est d'une éminente personnalité ecclésiastique à qui j'avais adressé mon article* L'étrange foi du Père Teilhard de Chardin*, paru dans* Itinéraires *en mars de cette année-ci. Il suffira de savoir que ses fonctions la font vivre en milieu épiscopal.*
*La* SECONDE *lettre est ma réponse.*
*Il n'y a pas de* TROISIÈME *lettre.*
Henri RAMBAUD.
200:97
I. -- 15 juin 1965.
MGR X...
*vous remercie, cher Monsieur, de l'aimable envoi que vous avez bien voulu lui faire de votre article sur la foi du Père de Chardin.*
*Il ne veut certes pas entrer dans le fond du problème, extraordinairement complexe, qu'il ne connaît pas sérieusement. Il ne pense pas toutefois, quant à lui, qu'on puisse valablement opposer à toute une vie religieuse profonde, à toute une œuvre qui, en dépit de certaines formulations obscures, reste imprégnée d'une pensée chrétienne, une lettre personnelle -- confidentielle -- écrite dans une circonstance douloureuse à un prêtre qui n'a plus la foi et que le P. Teilhard voudrait, sinon ramener, du moins ébranler un peu, en s'essayant à tenir un langage qui soit à sa portée. Dans une telle lettre, on doit moins voir la pensée profonde de celui qui l'écrit que deviner la pensée de celui à qui il écrit et avec lequel il tente de faire quelques pas dans le but de pouvoir reprendre un dialogue avec lui. Je comprends la plainte douloureuse du P. Teilhard devant les incompréhensions et utilisations de sa lettre, dès ce moment. Il reste que votre article est un très brillant jeu de l'esprit.*
II. -- 17 juin 1965.
Monseigneur,
J'ai été bien touché que vous n'ayez pas voulu répondre à l'envoi de ce petit essai sur Teilhard sans avoir pris le soin de le lire auparavant, et je ne vous suis pas moins reconnaissant, croyez-le bien, je vous le suis bien plutôt davantage, de m'avoir écrit de mon travail avec une franchise égale. Et que pourrait être d'autre le « dialogue » ?
En somme ce que vous me dites revient à ceci :
1° « Je ne connais pas la question Teilhard, ne l'ayant pas étudiée personnellement. »
2° « Mais Teilhard étant prêtre, et défendu par des prêtres éminents, il est hors de doute que sa conduite n'a pu qu'être irréprochable. »
201:97
3° « Il faut donc, de toute nécessité, que sa lettre au Père G. soit un acte d'apostolat, même si elle n'en a pas la moindre apparence. »
Vous étonnerai-je si je vous dis que cette façon de raisonner me coupe bras et jambes ? Que voulez-vous bien que l'on réponde à un homme qui vous dit : « Je ne connais pas la question, mais je m'en tiens à ce que je pensais auparavant », et qui, lorsqu'on produit des documents, y lit ce qui, de toute évidence, n'y est pas ? Car je ne vois pas comment vous pouvez voir dans cette lettre la moindre trace d'un désir de Teilhard de ramener son correspondant à la foi, que celui-ci n'a d'ailleurs pas entièrement perdue, s'il y manque la croyance à l'infaillibilité pontificale.
Mais je ne vais pas refaire une démonstration dont le détail se trouve dans mon article avec une certaine minutie et qui aurait trop de chances d'être lue dans les mêmes dispositions pour que je n'aie pas la crainte d'abuser indiscrètement de votre temps. Je préciserai seulement deux points :
1° Il n'est pas exact que j'abuse d'un document unique, « écrit dans une circonstance douloureuse ». J'ai l'habitude d'être sérieux et d'étudier les questions dont je parle, et, quand je ne les connais pas, de me taire. Il y a des années que j'étudie Teilhard et je n'ai utilisé cette lettre que parce qu'elle éclaire *l'ensemble* de son œuvre, que j'ai lue tout entière ; elle n'en révèle pas le sens, elle le confirme seulement.
2° Écrire que l'œuvre de Teilhard, « en dépit de formulations obscures, reste imprégnée d'une pensée chrétienne » est un jugement en désaccord très net avec celui du Saint-Office. Le Saint-Office déclare qu'elle « fourmille (*scatere*) d'ambiguïtés ou même pour mieux dire (*immo etiam*), d'erreurs si graves qu'elles offensent la doctrine catholique ». Cela va sensiblement plus loin. Et si vous prenez la peine de lire l'article paru le même jour dans *l'Osservatore romano,* article anonyme, ce qui signifie qu'il émanait de la Congrégation elle-même, vous vous convaincrez aisément que ces erreurs ne sont en effet pas petites. Il vous serait certainement très profitable de vous en instruire en lisant *Rome et Teilhard de Chardin,* du P. Philippe de la Trinité, o.c.d., consulteur au Saint-Office, qui, à ce titre, a des chances de savoir de quoi il retourne : le livre est excellent.
202:97
Mais peut-être jugerez-vous que c'est, de ma part, opinion subversive de considérer encore le Saint-Office comme qualifié pour parler au nom de l'Église ? Il serait alors bien utile qu'une autorité qui lui soit supérieure le dise, pour en informer les fidèles. Je ne demande, pour moi, qu'à être soumis. J'ajouterai -- mais c'est peut-être aggraver mon cas -- que je n'ai aucune peine à l'être au Saint-Office. Tout ce que je sais de ses activités m'a toujours montré chez lui une intelligence et une loyauté que je n'ai pas toujours rencontrées chez ses détracteurs.
Mais cela, vous ne le savez pas, parce que vous n'avez pas étudié la question et que vous trouvez plus simple de vous en remettre à la presse que vous lisez. Et c'est bien ce que je trouve de véritablement *grave* dans votre lettre : précisément parce que je suis sûr, absolument sûr, de votre droiture, elle est un témoignage proprement effrayant du mal qu'a fait cette presse en refusant de prendre en considération l'avertissement, pourtant si raisonnable, je dirai même si modéré (mais les textes les plus graves de Teilhard n'avaient pas encore paru), de Rome. Je ne dis que ce qui crève les yeux.
Vous voyez combien vous êtes loin de la vérité en pensant que j'ai écrit cet article comme « un très brillant jeu de l'esprit ». Je ne suis qu'un laïc, je sais, un très humble membre de ce laïcat que l'on porte aujourd'hui si haut dans l'espoir de le mener comme un troupeau en lui faisant dire ce qu'il ne pense nullement, mais je connais un peu ces questions, et soyez sûr que j'aurais jugé peu honorable de mettre en cause la foi d'un prêtre pour écrire des pages brillantes. J'ai écrit cet article parce que je jugeais utile à la défense de la foi chrétienne de l'écrire, et, en même temps d'ailleurs, avec le souci de ne pas accabler Teilhard plus qu'il n'était juste, parce que même les errants ont droit à notre charité, -- et je puis bien vous dire que la plupart des lecteurs s'en sont aperçus. Je puis bien vous dire aussi, pour que vous n'ayez pas le regret de m'avoir fait de la peine, que, s'il est des prêtres éminents qui défendent Teilhard, il en est d'autres, non moins éminents, et même placés plus haut, *beaucoup* plus haut dans l'Église -- car je parle de princes de l'Église, et des plus haut placés, après le pape, qui m'ont écrit pour me féliciter. Vous comprendrez que ce soit assez pour tranquilliser ma conscience.
Je veux croire que vous comprendrez que je vous devais de vous parler avec cette franchise sans fard. Il va d'ailleurs de soi que, si vous étiez désireux de vous entretenir avec moi de ces problèmes, ce me serait un honneur de me rendre à votre convocation. Vous n'auriez qu'à exprimer ce désir et je ferais le voyage à mon premier jour de liberté.
Veuillez agréer, je vous prie, Monseigneur, l'expression de mon profond respect.
Henri RAMBAUD.
203:97
### Une lettre de M. Duquaire
Informateur religieux au *Figaro*, M. Duquaire nous a adressé le 23 juin, avec demande d'insertion, une lettre concernant les critiques que nous avions élevées dans notre numéro 94 contre la manière dont il avait rendu compte du Congrès de Lausanne dans le *Figaro* du 20 avril.
Pour que l'on puisse juger sur pièces, nous allons publier successivement :
1. -- l'article de M. Duquaire du 20 avril ;
2. -- les commentaires de notre numéro 94 qui ont provoqué sa demande d'insertion ;
3. -- la lettre de M. Duquaire ;
4. -- nos observations sur cette lettre.
#### L'article de M. Duquaire dans le Figaro du 20 avril 1965
TITRE : *Au Congrès de l'ancien mouvement* « *Cité catholique* » *le Père Teilhard de Chardin, adversaire de choix.*
Lausanne, le 19 avril. (*De notre envoyé spécial*.)
Le congrès de l' « Office international des œuvres de formation civique et d'action doctrinale », qui s'efforce de lutter contre la révolution, s'est ouvert samedi au Palais Beaulieu, sur le thème de l'information, devant quinze cents personnes venues de différents pays : parmi elles, quelques prêtres.
M. Bernard Couchepin, délégué général, a marqué dans son discours inaugural la position de l'Office :
-- *Si nous combattons la révolution sous toutes ses formes, en prenant pour règle la doctrine sociale de l'Église, nous ne sommes pas mandatés par la hiérarchie. Nous n'avons pas à discuter les problèmes du sanctuaire, tels que la réforme liturgique ou le concile. Nous sommes là pour apprendre, comprendre, appliquer la doctrine sociale de l'Église. Nous usons de la liberté que l'Église a toujours reconnue à ses fils.*
204:97
Il proclama que les procédés de l'adversaire étaient exclus car « *on n'aboutit pas à la cité de Dieu avec les moyens que les autres utilisent pour la détruire* ».
Il termina en lisant un télégramme ([^115]) d'encouragement de l'abbaye bénédictine de Solesmes.
Abordant le sujet du congrès, Jean Madiran s'éleva contre l' « *autosuffisance* » et l' « *autosatisfaction* » d'une opinion sûre d'elle-même, qui veut juger de tout et n'être jugée par personne. Désespérant de la guérir par la persuasion et l'enseignement, il préconisa la multiplication des corps intermédiaires qui, eux, sont indépendants de cette opinion.
Malheureusement, les orateurs ne devaient pas toujours se maintenir à la hauteur des principes qu'ils énonçaient. Leurs discours furent souvent émaillés d'allusions désobligeantes à l'égard de confrères ou groupements qui ne pensaient pas comme eux. Ces allusions étaient du reste bien comprises et approuvées par une salle qui semblait conditionnée et prête à accueillir avec ferveur tous les paradoxes qui s'inscrivaient dans sa ligne.
Pour la plupart des orateurs, l'adversaire de choix a été le P. Teilhard de Chardin. Le R.P. Auray, commentant sur la scène les Mystères de la Passion tandis que dans la salle hommes et femmes égrenaient pieusement leur chapelet, y fit allusion. De même le prédicateur à la grand-messe de dimanche.
Ces prêtres ne respectaient pas la trêve pascale à l'égard d'un autre prêtre, mort un autre jour de Pâques, il y a juste dix ans
Je ne pouvais manquer d'évoquer les conseils donnés par l'épiscopat français à « la cité catholique » d'où est issu l' « Office international » : « *Ne tranchez pas avec trop d'assurance ! Ne croyez pas détenir toute la vérité. Ne jetez pas la suspicion sur ceux qui ne partagent pas vos opinions politiques !* » ([^116])
Ces réserves ne diminuent pas l'intérêt de certains exposés. Nous noterons l'analyse très fouillée, par Michel de Penfentenyo, des méthodes marxistes pour vider, avec la collaboration de chrétiens lâches ou inconscients, le christianisme de son contenu, ainsi que la proposition de Georges Sauge. Après avoir expliqué que le dialogue avec l'adversaire était une ruse du diable, il demanda que s'instaure un dialogue avec les autres catholiques « *en présence des évêques, nous considérant tous comme leurs fils et dans la charité* ».
205:97
Une telle rencontre serait bénéfique, à condition que chacun des groupes en présence admette que l'autre pût détenir une part de la vérité.
Ce ne doit pas être impossible, puisque tous se réfèrent à la même doctrine sociale, dont l'enseignement paraissait un peu négligé pendant les deux premières journées du congrès.
Mais ce matin, M^e^ Lovey, avocat à Sion, s'appuyant sur les documents pontificaux, sur les décisions conciliaires, citant aussi les « Semaines sociales de France », a défini avec beaucoup de netteté les droits et devoirs respectifs de l'État et de l'Église en matière de communication sociale. ([^117])
Henri DUQUAIRE.
#### Les commentaires d'*Itinéraires *(numéro 94 de juin 1965)
**Henri Duquaire, du « Figaro », et le Congrès de Lausanne. --** « Envoyé spécial » du Figaro au Congrès de Lausanne, Henri Duquaire a publié dans le numéro du 20 avril un compte rendu qui est une sorte de chef-d'œuvre.
Il a simplement passé sous silence -- entièrement passé sous silence -- les exposés et même la présence de *Gustave Thibon, de Louis Salleron, de Marcel De Corte, d'André Charlier, de Joseph Dupin de Saint-Cyr.*
Du point de vue de l' « information », c'est un record.
\*\*\*
**Piteuse réponse. --** A ce grief, Henri Duquaire a répondu dans le « Figaro » du 24 avril que la présence à Lausanne de ces personnalités, et ce qu'elles ont pu dire, « *n'offrait, du point de vue de l'information, aucun intérêt *». Mentionner Thibon, Salleron, De Corte etc. eût été, selon lui, « *faire de la propagande *».
206:97
C'est bien ce qui a été analysé en détail à Lausanne. Les « informateurs » présentent les choses comme ils veulent, et passent carrément sous silence les « informations. » qu'ils veulent supprimer, sous prétexte que « ce n'est pas de l'information », que c'est « de l'interprétation » ou « de la propagande ».
En revanche, on va voir ci-dessous ce qui, « du point de vue de l'information » selon Henri Duquaire, « offrait de l'intérêt » : c'était de faire, sous couvert d'information, une très grossière polémique.
\*\*\*
**« L'adversaire de choix ». --** En effet, selon le même compte rendu, le Congrès de Lausanne s'occupa surtout de... Teilhard de Chardin ! Il y fut l' « adversaire de choix » !
Cela, *qui n'est pas vrai*, est ce qui, « du point de vue de l'information » selon Henri Duquaire, « offre de l'intérêt ».
On ne pouvait souhaiter une plus rapide et plus nette illustration pratique des études de Lausanne sur les mœurs et procédés... étranges d'une certaine « information ».
\*\*\*
**La provocation. --** Ayant prétendu que Teilhard avait été l'objet principal et l'adversaire de choix du Congrès de Lausanne, Henri Duquaire a osé inventer en outre à ce propos, concernant les prêtres qui assurèrent à Lausanne la méditation du Rosaire et la prédication de la grand'messe, cette phrase offensante, mensongère, délatrice :
« *Ces prêtres ne respectaient pas la trêve pascale à l'égard d'un autre prêtre... *»
(C'est-à-dire à l'égard de Teilhard.)
On peut être sûr que les prêtres ainsi dénoncés ne vont pas s'en tirer aisément devant leurs Supérieurs religieux.
Et Henri Duquaire, « informateur religieux », ne peut l'ignorer.
On leur dira :
-- Vous n'avez pas *respecté la trêve pascale à l'égard d'un autre prêtre !* vous avez scandalisé jusqu'à Henri Duquaire, du « Figaro », connu pourtant pour un homme « de droite » !
Dans le climat actuel de persécution et de répression à l'égard des prêtres et religieux « Intégristes », la délation calomnieuse d'Henri Duquaire portera ses fruits de douleur et de souffrance.
L'un des deux prêtres accusés par Henri Duquaire était d'ailleurs *nommément* désigné par lui : cela « offre de l'intérêt », n'est-ce pas, « du point de vue de l'Information ».
Du point de vue, sans doute, de cette *information répressive* dont a parlé Jean Madiran dans son rapport à Lausanne.
\*\*\*
Jean Ousset a très dignement répondu dans une lettre publiée par le « Figaro » du 24 avril :
1° Aucun prêtre n'a dit à Lausanne un seul mot sur Teilhard.
2° Il se trouve seulement que les idées religieuses de Teilhard « *fourmillent *», au jugement du Magistère de l'Église, d' « *erreurs graves *» : en conséquence une prédication catholique peut être normalement appelée, à n'importe quel moment, à contredire telle ou telle conception de Teilhard.
3° Parler à ce propos de « prêtres qui ne respectent pas la trêve pascale à l'égard d'un autre prêtre » est à la fois mensonger et offensant.
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207:97
**Un texte qui n'existe pas. --** Et ce n'est pas tout. Dans son compte rendu du 20 avril, Henri Duquaire a produit entre guillemets le prétendu texte de « conseils » épiscopaux qui auraient été envoyés à Jean Ousset du temps de « La Cité catholique ».
Ce texte n'a jamais existé ; en tout cas, n'a été ni publié, ni envoyé à Jean Ousset.
Mais ce texte inexistant « offrait de l'intérêt », sans doute « du point de vue de l'information ».
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Au démenti catégorique de Jean Ousset, Henri Duquaire a répondu le 24 avril en parlant d'une « étude » épiscopale sur la revue « Verbe », par l'Assemblée des Cardinaux et Archevêques de mars 1960 dont « la presse, à l'époque, a longuement fait état ».
Nouveau tissu de faussetés.
La presse en a fait état non point « A l'époque », mais presque deux ans plus tard, à la fin de 1961.
Le texte de cette étude, au demeurant, ne contenait pas les phrases citées par Henri Duquaire entre guillemets.
\*\*\*
Henri Duquaire prétend qu'un « résumé » de cette « étude » fut communiqué « le mois suivant », soit en avril 1960, à Jean Ousset.
C'est inexact.
L'histoire de ce prétendu « résumé », qui a existé en un sens, et d'une autre manière, sera publiée en cas de besoin. Elle n'est pas belle.
En tous cas, ni dans ce « résumé », ni dans l' « étude » épiscopale concernant « La Cité catholique », ne figurent les phrases citées par Henri Duquaire entre guillemets.
\*\*\*
#### La lettre de M. Duquaire
Voici maintenant la lettre adressée au directeur d'*Itinéraires*, que M. Duquaire nous prie d'insérer :
Monsieur,
*Dans* « *Itinéraires* » *de juin, vous référant à mon article du 20 avril dernier, vous me faites dire que le congrès de Lausanne -- je vous cite --* « *s'occupa surtout de... Teilhard de Chardin* » *et que celui-ci a été* « *l'objet principal* » *du Congrès.*
*Je comprends mal, qu'étant si épris d'exactitude vous vous permettiez de déformer ainsi mon article et de m'attribuer des termes et une pensée que personne ne pourra retrouver dans mon article. J'ai seulement parlé de Teilhard adversaire de choix. Ce n'est pas la même chose.*
208:97
*Vous me reprochez d'avoir faussement accusé deux prêtres de ne pas respecter la trêve pascale à l'égard du R.P. Teilhard. Vous qualifiez ma phrase de* « *offensante, mensongère, délatrice* »*. Or, plusieurs congressistes, qui m'ont écrit à ce sujet, ont compris exactement comme moi les paroles de ces deux prêtres. Vous ajoutez que je n'ignorais pas que les prêtres* « *ainsi dénoncés* » *n'allaient pas* « *s'en tirer aisément devant leurs supérieurs religieux* »*. C'est là une accusation gratuite. Quand un religieux prend la parole dans un congrès devant 1500 personnes nul ne peut en effet supposer qu'il le fasse sans autorisation de ses supérieurs. Et s'il est dans la ligne du* « *magistère de l'Église* » *que peut-il craindre à la suite de ses interventions ?*
*Enfin, sous le titre* « *un texte qui n'existe pas* » *vous mettez en doute les conseils écrits qui ont été donnés par les Cardinaux et Archevêques à* « *Verbe* » *et à la* « *Cité catholique* » *conseils que, à Lausanne, j'ai* « *évoqués* » *-- c'est le mot que j'ai employé -- le 20 avril en style direct, dans les phrases suivantes, qui, contrairement à ce que vous dites, n'ont jamais prétendu être une citation :* « *Ne tranchez pas avec trop d'assurance ! ne croyez pas détenir toute la vérité. Ne jetez pas la suspicion sur ceux qui ne partagent pas vos opinions politiques* » *forme évidemment abrégée d'un texte qui couvre quatre pages et demie de la* « *Chronique sociale de France* » *en date du 15 février 1962.*
*Je lis dans ce texte qu'il convient* « *d'éclairer* » *et* « *aider les dirigeants de* « *Verbe* » *et de la* « *Cité catholique -- à qui des qualités sont reconnues --* « *en attirant leur attention sur plusieurs dangers qu'ils risquent de courir* » *à savoir :*
« *Danger de voir des laïcs aborder tous les problèmes les plus délicats de la théologie sans un contrôle suffisant de la Hiérarchie et de les trancher avec trop d'assurance, de s'imaginer qu'ils détiennent toute la vérité, de jeter une suspicion sur ceux qui ne partagent pas leurs opinions au plan politique, parce que les laïcs de Verbe avaient fait, au nom de la doctrine, un blocage politico-religieux.* »
*L'énumération se poursuivait.*
*Le passage que je viens de reproduire permettra à vos lecteurs de constater que la pensée des Cardinaux et Archevêques a été parfaitement respectée par moi et qu'elle a été exprimée sous une forme modérée. Il est extrait du résumé qui servait de conclusion à l'étude en question.*
*Vous ne pouvez prétendre que cette étude n'existe pas puisque, quelques semaines après son approbation par l'Assemblée des Cardinaux et Archevêques de mars 1960, son résumé a été remis par Mgr Gouet à M. Ousset et le texte complet fin mai 1960 ainsi que me l'a précisé M. Ousset lui-même.*
*C'est en vertu de mon droit de réponse et conformément à la loi que je vous demande de publier intégralement cette lettre dans votre prochain numéro.*
*Acceptez, Monsieur, mes sentiments distingués,*
Henri DUQUAIRE.
209:97
#### Nos observations sur la lettre de M. Duquaire
La lettre de M. Duquaire, comme son article du 20 avril, est un tissu de contre-vérités et de fausses informations, affirmées et obstinément maintenues par lui contre tout bon sens et tout bon droit.
Nous pouvons lui révéler qu'on avait un moment pensé faire figurer son article du 20 avril en annexe dans le volume des Actes du Congrès de Lausanne. Car cet article illustre ou même dépasse tout ce qui fut dit de plus sévère, au Congrès, sur les procédés inacceptables et trompeurs d'une certaine « information », spécialement « religieuse ». Puis il parut que prendre comme exemple un Duquaire, c'était se donner la partie belle, et trop facile ; et encourir le reproche de viser trop bas. Mais puisque c'est M. Duquaire lui-même qui insiste et s'impose de nouveau à notre attention, nous ne lui ferons grâce d'aucune de ses tromperies majeures.
1. -- « *Dans* ITINÉRAIRES *de juin, vous référant à mon article du 20 avril dernier, vous me faites dire que le Congrès de Lausanne -- je vous cite --* « *s'occupa surtout de... Teilhard de Chardin* » *et que celui-ci a été* « *l'objet principal* » *du Congrès.*
*Je comprends mal qu'étant si épris d'exactitude vous vous permettiez de déformer ainsi mon article et que vous m'attribuiez des termes et une pensée que personne ne pourra retrouver dans mon article. J'ai seulement parlé de Teilhard adversaire de choix. Ce n'est pas la même chose.* »
210:97
M. Duquaire nous cite, mais il falsifie la citation.
Nous ne lui avons pas *fait dire* « *s*'occupa surtout » et « objet principal ».
Nous n'avons pas *attribué* ces termes à M. Duquaire. Nous ne les avons point rapportés entre guillemets.
Ces termes sont *les nôtres.* Nous avons estimé et déclaré, nous estimons et déclarons que par l'article de M. Duquaire du 20 avril, le Congrès de Lausanne est présenté comme s'étant occupé surtout de Teilhard et comme ayant eu Teilhard pour objet principal.
C'est sur Teilhard que M. Duquaire a fait son titre (et le titre désigne l'objet principal) : « Au Congrès... le P. Teilhard de Chardin adversaire de choix ».
De même, dans le texte de l'article :
« Pour la plupart des orateurs, l'adversaire de choix a été le P. Teilhard de Chardin. »
Ce n'est d'ailleurs pas une imputation déshonorante. On aurait très bien pu faire un Congrès qui prenne Teilhard comme adversaire de choix, un Congrès où le teilhardisme soit le sujet traité par la plupart des orateurs. Mais c'est en fait une radicale contre-vérité : il n'en a pas été ainsi. Ayant manigancé cette tromperie, M. Duquaire n'a pas voulu en démordre. Il a donc *inventé* que nous lui aurions *attribué les termes* « s'occupa surtout » et « objet principal ». Et il fait mine de s'indigner sur ce point aussi marginal qu'inexact.
Cette acrobatie n'est que la première de toute une série. M. Duquaire escomptait peut-être que nous les traiterions par le mépris. Pas du tout. Puisqu'il est revenu nous imposer sa prose, nous la commenterons point par point.
2. -- « *Vous me reprochez d'avoir faussement accusé deux prêtres de ne pas respecter la trêve pascale à l'égard de Teilhard. Vous qualifiez ma phrase de* « *offensante, mensongère, délatrice* »*.*
...A l'égard de Teilhard ? Précisons : à l'égard de Teilhard *en tant que prêtre*. M. Duquaire a écrit en effet dans le Figaro du 20 avril :
« Ces prêtres ne respectaient pas la trêve pascale à l'égard d'un autre prêtre... »
211:97
La phrase de M. Duquaire signifie clairement que ces deux prêtres de Lausanne auraient attaqué Teilhard en tant que prêtre.
On ne sache pas que la « trêve pascale » ait jamais interdit ou suspendu la libre discussion des idées. Ne pas respecter la trêve pascale à l'égard d'un autre prêtre, cela veut dire l'attaquer en tant qu'homme, en tant que personne, en tant que prêtre. Si ce n'est point cela que M. Duquaire voulait dire, il lui appartenait de s'expliquer et de s'excuser.
Mais il a au contraire maintenu, sans aucun amendement, dans toute son intégrité injurieuse et calomnieuse, sa phrase du 20 avril.
3. -- « *Or plusieurs congressistes, qui m'ont écrit à ce sujet, ont compris exactement comme moi les paroles de ces deux prêtres.* »
Nous pouvons nous tromper en cela : mais jusqu'à preuve du contraire, nous tenons pour inexacte cette affirmation de M. Duquaire.
De toutes façons, M. Duquaire étant tel qu'il se montre, il ne saurait être question de le croire sur parole.
Il a déjà évoqué ailleurs ces témoignages.
Mais il ne les a pas produits au grand jour.
Nous le mettons ici publiquement au défi de produire ces prétendus témoignages de « plusieurs congressistes » qui auraient « compris exactement comme (lui) les paroles de ces deux prêtres ».
Nous le mettons au défi de produire le témoignage de « plusieurs congressistes de Lausanne » affirmant pareillement : ces prêtres « n'ont pas respecté la trêve pascale à l'égard d'un autre prêtre ».
4. -- « *Vous ajoutez que je n'ignorais pas que les prêtres* « *ainsi dénoncés* » *n'allaient pas* « *s'en tirer aisément devant leurs supérieurs religieux* »*. C'est là une accusation gratuite. Quand un religieux prend la parole dans un Congrès de 1500 personnes, nul ne peut en effet supposer qu'il* le *fasse sans autorisation de ses supérieurs.* »
212:97
M. Duquaire feint d'avoir recueilli de nous la confidence, ou l'aveu, que ces deux religieux seraient venus participer au Congrès de Lausanne *sans autorisation* de leurs Supérieurs.
Rien dans notre article ne le suggérait d'aucune manière.
M. Duquaire l'a inventé, en faisant mine de nous l'attribuer. « Nul ne peut supposer », dit-il. Nul, sauf M. Duquaire, qui suppose, forge, publie.
M. Duquaire est un « informateur religieux ».
Puisqu'il nous a fallu publier son insinuation venimeuse, nous n'omettrons pas de préciser que les deux religieux qui ont pris part au Congrès de Lausanne en avaient l'autorisation écrite de leurs Supérieurs.
Mais après le scandale artificiellement créé autour d'eux par M. Duquaire, nous verrons bien s'ils l'obtiennent encore la prochaine fois.
5 -- « *Et s'il est dans la ligne du* « *magistère de l'Église* »*, que peut-il craindre à la suite de ses interventions*
Ce qu'il peut craindre, c'est la calomnie.
La calomnie d'un « informateur religieux » qui ira publier mensongèrement dans le *Figaro :*
-- Ce prêtre n'a pas respecté la trêve pascale à l'égard d'un autre prêtre...
6. -- « *Enfin, sous le titre :* « *Un texte qui n'existe pas* » *vous mettez en doute les conseils écrits qui ont été donnés par les Cardinaux et Archevêques à* VERBE *et à* LA CITÉ CATHOLIQUE, *conseils que, à Lausanne, j'ai* « *évoqués* » *-- c'est le mot que j'ai employé -- le 20 avril...* »
(Avis au lecteur : M. Duquaire ne veut sans doute pas dire, comme son texte le dit pourtant, qu'il a évoqué ces conseils le 20 avril, au Congrès de Lausanne. Il veut dire qu'il les a évoqués dans son article sur le Congrès de Lausanne, le 20 avril.)
213:97
« ...*en style direct, dans les phrases suivantes qui, contrairement à ce que vous dites, n'ont jamais prétendu être une citation :* « *Ne tranchez pas avec trop d'assurance ! Ne croyez pas détenir toute la vérité. Ne jetez pas la suspicion sur ceux qui ne partagent pas vos opinions politiques* » *forme évidemment abrégée d'un texte qui couvre quatre pages et demie de la* CHRONIQUE SOCIALE DE FRANCE *en date du 15 février 1962.* »
Selon M. Duquaire, donc, quand *il y a* des guillemets, *ce n'est pas* une citation.
Et quand *il n'y a pas* de guillemets, *c'est* une citation.
On a vu plus haut (n° 1) comment il nous reprochait de *lui attribuer des termes* qui pourtant n'étaient point mis par nous entre guillemets.
Inversement, les phrases qu'il avait mises *entre guillemets*, il assure qu'elles « n'ont jamais prétendu être une citation ».
7. -- « *Je lis dans ce texte qu'il convient* « *d'éclairer* » *et* « *aider* » *les dirigeants de* VERBE *et de* LA CITÉ CATHOLIQUE -- *à qui des qualités sont reconnues* « *en attirant leur attention sur plusieurs dangers qu'ils risquent de courir* » *à savoir :*
« *Danger de voir des laïcs aborder tous les problèmes les plus délicats de la théologie sans un contrôle suffisant de la Hiérarchie et de les trancher avec trop d'assurance, de s'imaginer qu'ils détiennent toute la vérité, de jeter une suspicion sur ceux qui ne partagent pas leurs opinions au plan politique, parce que les laïcs de* VERBE *avaient fait, au nom de la doctrine, un blocage politico-religieux.* »
*L'énumération se poursuivait.*
*Le passage que je viens de reproduire permettra à vos lecteurs de constater que la pensée des Cardinaux et Archevêques a été parfaitement respectée par moi et qu'elle a été exprimée sous une forme modérée. Il est extrait du résumé qui servait de conclusion à l'étude en question.* »
214:97
Tout cela est faux, et M. Duquaire le sait.
Le texte cité par lui entre guillemets dans son article du 20 avril comme étant « les conseils donnés par l'épiscopat français à LA CITÉ CATHOLIQUE » n'existe pas en tant que tel. C'est un « résumé » établi par les soins de M. Duquaire, simplement transposé par lui en « style direct », comme il dit.
Mais cette transposition en style direct est précisément cela qui falsifie la signification et la portée du document ([^118]).
Car le document ainsi résumé n'était pas *adressé* à Jean Ousset et à LA CITÉ CATHOLIQUE ; il ne leur était pas destiné ; il ne s'agissait pas de conseils ou d'exhortation à leur intention. C'est M. Duquaire qui, par l'artifice du « style direct », transforme frauduleusement ce document en paroles qui auraient été dites à Jean Ousset et à LA CITÉ CATHOLIQUE : « Ne tranchez pas... Ne croyez pas... Ne jetez pas... »
Que le document ainsi maquillé par M. Duquaire n'ait été ni destiné ni adressé, ni en intention ni en fait, à LA CITÉ CATHOLIQUE, M. Duquaire le savait.
Il le savait, puisqu'il connaît ce document par la *Chronique sociale* du 15 février 1962 à laquelle il se réfère explicitement : ce numéro de la *Chronique sociale* atteste que le document en question était destiné aux seuls évêques, et à personne d'autre.
Page 61, la *Chronique sociale* reproduisait une mise au point de *La Croix* qui apportait catégoriquement cette précision. A la même page, la *Chronique sociale* reproduisait en outre un communiqué de S. Exc. Mgr Duval, archevêque d'Alger (et aujourd'hui cardinal), qui précisait pareillement que la note sur LA CITÉ CATHOLIQUE était « destinée aux seuls évêques ».
M. Duquaire, pour les besoins de l' « information religieuse » telle qu'il la conçoit, et selon l'idée qu'il se fait de la moralité professionnelle d'une telle fonction, a très consciemment transformé une note, adressée *aux seuls évêques*, en conseils qui auraient été *adressés par* les évêques. Il a transposé « en style direct ». Merveilles de la rhétorique, au service du truquage de l' « information ».
\*\*\*
215:97
Il importe de bien remarquer qu'en l'occurrence M. Duquaire n'a donc pas été abusé par des informateurs peu scrupuleux ou par des sources d'information incertaines. Sa source, la *Chronique sociale*, est bonne. Elle contient le texte authentique, elle prévient que ce texte est *adressé aux seuls évêques* et aucunement à LA CITÉ CATHOLIQUE. C'est M. Duquaire lui-même qui avoue, et qui signe de sa main son aveu, qu'à partir de ces textes authentiques il a opéré une transposition en « style direct », de manière à faire croire que ce texte était adressé aux dirigeants de LA CITÉ CATHOLIQUE, qu'il constituait, selon son expression dans l'article du 20 avril, « les conseils donnés par l'épiscopat français à LA CITÉ CATHOLIQUE », ou encore, selon l'expression de sa lettre, « les conseils écrits qui ont été donnés par les Cardinaux et Archevêques à VERBE et à LA CITÉ CATHOLIQUE ».
8. -- « *Vous ne pouvez prétendre que cette étude n'existe pas...* »
Voilà maintenant M. Duquaire qui s'en va feindre que nous aurions prétendu que cette étude n'existe pas !
Ignore-t-il donc à ce point, cet « informateur religieux l'état de la question, ou suppose-t-il seulement que le public l'ignore, et qu'il peut y aller sans scrupules ?
On n'a jamais contesté l'existence ni le contenu de cette « étude ». On a seulement discuté -- et beaucoup sur sa signification et sur sa portée, à savoir, principalement : s'agit-il d'un texte qui *devait être*, ou qui a *effectivement été* adressé aux dirigeants de LA CITÉ CATHOLIQLUE, -- ou bien s'agit-il d'un texte destiné aux seuls évêques ?
Pour notre part, nous avons attesté son existence et publié son contenu dans *Itinéraires*, numéro 59 de janvier 1962, pages 155 et suivantes !
M. Duquaire tombe vraiment mal, quand il feint de nous soupçonner ou de nous accuser d'en avoir nié l'existence.
Cette « étude » existe.
Ce qui n'existe pas, c'est le texte cité par M. Duquaire dans son article du *Figaro*. Il n'existe pas dans la teneur littérale qu'il lui a donnée entre guillemets. Il n'existe pas comme conseils adressés à ou comme paroles *dites à* ou comme écrit *envoyé à* Jean Ousset et à LA CITÉ CATHOLIQUE.
216:97
9. -- « ...*puisque, quelques semaines après son approbation par l'Assemblée des Cardinaux et Archevêques de mars 1960, son résumé a été remis par Mgr Gouet à M. Ousset et le texte complet fin mai 1960 ainsi que me l'a précisé M. Ousset lui-même.* »
On reste confondu devant un bluff aussi énorme et aussi misérable.
M. Duquaire croit-il donc que nous n'avons pas connaissance de ce que lui a « précisé » Jean Ousset « lui-même » ?
Jean Ousset dit exactement ce que nous disons et il conteste exactement comme nous ce que dit M. Duquaire.
Croyant à la bonne foi de M. Duquaire, ou tout au moins la supposant, Jean Ousset lui écrivit en effet le 4 mai 1965 une lettre personnelle, contenant toutes les « précisions » susceptibles de lui montrer et démontrer que ce qu'il raconte est entièrement inexact.
Et voici que M. Duquaire a l'audace finale d'invoquer au contraire la caution de Jean Ousset pour couvrir ses inexactitudes et ses inventions.
On lira plus loin les « précisions » données par Jean Ousset à M. Duquaire, confirmant que le fameux document était *adressé aux* seuls évêques et aucunement à LA CITÉ CATHOLIQUE.
\*\*\*
Le lecteur a ainsi les pièces sous les yeux. Il en pensera ce qu'il voudra. Nous ne cacherons pas notre avis : nous estimons qu'après cela, la qualification de M. Duquaire, comme « informateur religieux » est d'un genre bien particulier.
On le savait déjà, diront plusieurs.
Sans doute. Mais M. Duquaire a tenu à ce que cela soit établi, avec tous les détails, dans *Itinéraires*. Le voilà servi. Il le sera tout à fait dans un instant, avec l'Annexe n° 3 qu'on lira ci-après.
217:97
*Annexe I*
#### Les précisions de Jean Ousset
Dans un « communiqué » de l'A.C.O. ([^119]), on a pu trouver une présentation plus ou moins analogue à celle de M. Duquaire de ce que fut la procédure de l' « Annexe n° 5 A.C.A. mars 1960 »
« *Lorsqu'il y a quelques années, l'épiscopat jugea l'orientation de* « *Verbe* »*, on se borna à désigner un évêque pour écrire une lettre personnelle à M. Ousset.* »
Cela, en fait, ne s'est jamais produit.
La lettre personnelle de Jean Ousset à M. Duquaire en date du 4 mai 1965, à laquelle il a été fait allusion plus haut, comportait cette indication : « Je vous autorise à faire l'usage que vous voudrez de ces lignes, je me réserve, de mon côté, le droit de faire de cette lettre l'usage que je voudrai. »
Sur l'affaire de l' « Annexe n° 5 A.C.A. mars 1960 », la lettre de Jean Ousset renferme notamment les précisions suivantes :
« ...Je répète n'avoir jamais su qu'un évêque (ou un simple « monseigneur ») ait été chargé par l'Épiscopat de me remettre un texte quelconque. Et surtout pas l'Annexe 5 même résumée.
218:97
Car c'est moi qui ai obtenu du Cardinal Feltin que ce document me soit remis. Encore n'y suis-je parvenu qu'à moitié. Car malgré cette éminente intervention -- et preuve que ce texte ne nous était pas destiné par l'Épiscopat -- je ne pus l'obtenir. Et ne reçus qu'un « résumé ». Résumé qui, loin d'avoir été prévu par l'Épiscopat, ne fut dû qu'à Monseigneur XXX (« ...à moi et à moi seul », est-il dit dans une lettre du 2 février 1961). Parce que, selon toute évidence, ce dernier se trouva comme pris entre l'ordre du Cardinal Feltin et l'impossibilité psychologique qu'il y avait à me communiquer un texte nullement conçu pour m'être soumis (...).
C'est vers la fin de mars, début avril 1960, que j'eus vent de l'existence de cette « Annexe », au cours d'une audience du Cardinal Feltin : audience sollicitée pour faire part à l'Archevêque de Paris de notre intention d'organiser notre Congrès, à Issy, au mois de juillet suivant.
Désireux, comme on s'en doute, d'en savoir davantage sur ce document secret, mon insistance fut d'autant plus vive que le Cardinal me semblait fort sceptique sur un certain nombre de griefs -- dont, sans les connaître exactement je devinais qu'ils devaient être contenus dans le texte en question.
Ce n'est qu'après une longue hésitation que le Cardinal finit par me dire : « Je vais demander qu'on vous remette une copie de ce document et *j'aimerais savoir ce que vous en pensez.* »
Peu de jours après -- et non sans avoir promis de garder le secret, tant la chose était présentée comme anormale et pour répondre seulement au désir du Cardinal -- Monseigneur XXX me remit un... « résumé » de l'Annexe.
Comme je faisais observer que le Cardinal m'avait annoncé non le résumé, mais le texte même de celle-ci, il me fut répondu que *cette dernière avait une portée plus générale,* qu'il y *était question d'autres problèmes que les nôtres ;* et que le « résumé » était *le texte de ce qui nous concernait seulement.* Explication que nous n'allions pas tarder à découvrir inexacte.
A la lecture du « résumé » d'ailleurs, une certaine gêne m'envahit. Car je ne parvenais pas à découvrir quoi que ce soit qui parût justifier les perplexités du Cardinal. Non que le texte de ce « résumé » m'ait paru agréable. Mais après tant de coups reçus d'ecclésiastiques divers, il me paraissait anodin.
219:97
Je fis donc part à Monseigneur XXX de mon intention de ne rien répondre.
A mon étonnement croissant, il me rappela que *la condition même de la communication de ce texte était de faire part de mes réactions.*
Je me décidais donc à rédiger un « ensemble de réflexions », sans bien comprendre le profit qu'en pourrait tirer le Cardinal.
...Plusieurs semaines se passèrent.
Vers la fin mai (1960), nous parvint un exemplaire « ronéoté » du texte complet de l'Annexe : texte qui, sous le manteau, était présenté ici ou là comme la condamnation prononcée contre nous par la dernière Assemblée de l'Épiscopat.
Il suffit d'un instant pour comparer ce texte complet de l' « Annexe » avec celui du « résumé » qui m'avait été remis.
Contrairement à ce qu'on m'avait dit, *le texte nous concernait de bout en bout*, le résumé étant, à quelques mots près, le texte de l'Annexe dont on s'était contenté de *supprimer les accusations inexactes les plus grossières :* celles qui, vraisemblablement avaient le plus choqué le Cardinal ; celles sur lesquelles, je le comprenais enfin, sa perplexité était légitime ; *celles qu'il m'aurait été facile de réfuter* simplement, calmement, sans paraître engager une indélicate contestation avec l'auteur, inconnu pour moi, de ce document.
Il me fallut, je l'avoue, un bon moment pour retrouver calme et légèreté d'humeur.
D'autant qu'un peu plus tard, en divers évêchés, il me fut donné d'apprendre que le bruit s'était répandu de *la communication qui m'avait été faite de ce texte et que... je n'avais, pratiquement, rien trouvé à y redire !*
Dès qu'il apprit la chose, M. d'Andigné, président de LA CITÉ CATHOLIQUE, sollicita une audience du Cardinal Feltin. Ce dernier ignorait quasiment tout de l'opération. Mais, par désir de paix, d'enterrer l' « incident » et de couper court, surtout, à la campagne clandestine de l' « Annexe » diffusée sous le manteau, le Cardinal promit de *se faire représenter, pour la première fois, officiellement* à notre Congrès.
220:97
C'est ainsi que nous eûmes à Issy, quelques dizaines de jours plus tard (juillet 1960), Monseigneur Hamayon, ès qualités de représentant de Son Éminence.
Normalement, tout aurait pu en rester là... »
*Annexe II*
#### Le cas du R.P. Auvray
Des religieux que M. Duquaire avait misérablement dénoncés comme n'ayant pas « respecté la trêve pascale à l'égard d'un autre prêtre » l'un des deux, le P. Auvray, était nommément désigné par l' « informateur religieux » du Figaro.
Dans le présent numéro d'*Itinéraires*, on trouvera le texte de la méditation du Rosaire que le P. Auvray prononça au Congrès de Lausanne (il n'y prononça rien d'autre).
Le P. Auvray a envoyé au *Figaro*, qui l'a publiée, une protestation dont voici l'essentiel :
Votre informateur me reproche de ne pas avoir respecté « la trêve pascale à l'égard d'un autre prêtre, mort un autre jour de Pâques, il y a juste dix ans ».
Selon votre correspondant, j'aurais fait du P. Teilhard de Chardin, un « adversaire de choix ».
Quinze cents congressistes peuvent témoigner que je n'ai pas nommé le P. Teilhard de Chardin, et que, dans mon exposé, je n'en ai pas fait un adversaire de choix.
Un samedi saint, tout particulièrement, c'était de mon devoir d'inviter les chrétiens à suivre l'exemple de S. Paul disant : « Je ne veux connaître que Jésus et Jésus crucifié. » Si la manière de voir de l'Apôtre ne correspond pas à celle du P. Teilhard de Chardin, je n'y peux absolument rien.
221:97
Mais en lisant dans le présent numéro d'*Itinéraires* les « Mystères douloureux du Rosaire » du P. Auvray ([^120]), une autre pensée, plus générale, vient à l'esprit.
Il est maintenant établi que l'on ne peut plus prêcher Jésus crucifié sans risquer de se faire attaquer et dénoncer par des Duquaires au nom de Teilhard offensé.
Cela aussi, c'est la guerre dans l'Église.
*Annexe III*
#### Question finale sur M. Duquaire
Il existe peut-être une raison aux anomalies de l'attitude actuelle de M. Duquaire.
Il n'y a pas si longtemps, M. Duquaire avait commis une sorte de faute majeure, ou même de crime inexpiable, aux yeux du « courant dominant » qui cherche aujourd'hui à s'imposer dans l'Église, notamment en France, avec le totalitarisme que l'on sait.
M. Duquaire avait osé parler de l'action du Parti communiste à l'intérieur de l'Église.
Il avait donné dans le Figaro des précisions redoutables sur la pénétration et le noyautage communistes dans l'Église.
Il écrivait notamment :
En Afrique noire, le Parti a essayé de faire accéder à la prêtrise des militants camouflés en communistes \[sic\] (...).
Il s'agit de désagréger l'Église de l'intérieur, en se gardant de dévoiler ses intentions. Des journaux imprimés à Prague, mais qui se disent catholiques, sont répandus en Afrique noire où ils distillent le venin communiste (...). Quel que soit l'adversaire la tactique est toujours la même : au besoin revêtir un masque mais pénétrer chez l'adversaire pour le désagréger de l'intérieur.
222:97
Rien n'est plus intéressant à ce sujet que l'ordre secret du Bureau 106 envoyé le 12 février 1957 par Pékin aux communistes de l'étranger et publié par l'Agence Fides le 25 janvier 1958.
Le Parti donne à ses militants l'ordre de « pénétrer au cœur même des Églises » -- la protestante et surtout la catholique -- afin de « les diviser par l'intérieur ».
Ils doivent « s'introduire dans les écoles établies par ces Églises » « s'insérer dans tous les secteurs de l'action ecclésiastique » adhérer aux formations catholiques, se mêler au clergé, prendre contact avec les directeurs d'écoles, les maîtres, les élèves, les parents d'élèves afin de les espionner, de les dominer et de « diviser radicalement les différentes catégories de fidèles même en faisant appel à l'amour de Dieu, et en plaidant la cause de la paix ». Naturellement le militant grimé en bon catholique prend partout et toujours l'initiative, déploie la plus grande activité et gagne la sympathie des fidèles. Ayant réussi, il deviendra capable -- et cela est très important -- de « s'insérer dans la direction de l'Église même » (...).
Quand on lit ces lignes, on mesure le danger que peut faire courir à la civilisation chrétienne, dans le monde entier, l'hypocrisie communiste.
Personne ne croira que, brusquement, spontanément, le communisme ait renoncé à poursuivre des entreprises de cette sorte à l'intérieur de l'Église.
223:97
Simplement, M. Duquaire a cessé de nous en parler.
Il trouvait fort « intéressant » d'informer l'opinion sur la présence et les modalités d'un tel péril.
Tout se passe comme s'il estimait aujourd'hui que cela « n'offre, du point de vue de l'information, aucun intérêt ».
M. Duquaire est entré lui aussi dans le grand conformisme du silence qu'observent désormais sur ces questions la plupart des « informateurs religieux ».
Pareillement, M. Duquaire est entré dans le grand conformisme du dénigrement et de la fausse information à l'égard des catholiques dits « intégristes ».
Ces deux phénomènes ont-ils chez M. Duquaire un rapport de cause à effet ? Ou ont-ils tous deux une cause commune ?
Nous ne le savons pas. Mais nous ne pouvons nous empêcher de nous poser la question.
224:97
## DOCUMENTS
### Sur le schéma XIII L'avis de Mgr Renard évêque de Versailles
Sur le schéma XIII (schéma sur « l'Église dans le monde »), la Semaine religieuse intitulée *Église de Versailles* a publié le 1^er^ octobre un « aperçu de l'intervention de Monseigneur l'Évêque dans le débat des observations générales ».
C'est ce texte que nous reproduisons intégralement ci-après.
Le schéma est très riche de sens pastoral, la première partie paraît digne d'un Concile. La seconde doit être très proche de la contingence de ce temps, aussi ne peut-elle être aussi ferme.
On pourrait l'intituler modestement « Directives pour la solution de quelques problèmes ». Bornons-nous à quelques réflexions qui voudraient ne pas répéter ce qui a déjà été exprimé.
**1. --** L'ensemble du schéma veut être généreusement optimiste ; cette option légitime aurait pu être plus directement fondée sur l'Évangile, par exemple, à la fin du n° 11, qui s'en tient à l'Ancien Testament. Il faudrait déclarer que le Maître du Monde est le Christ ressuscité, vainqueur de la mort et du péché, et qu'Il a rétabli l'homme d'une manière plus admirable : l'Espérance théologale est fondée dans la Foi au Christ et à l'Église, non en l'homme ni le monde.
225:97
**2. --** Or on retrouve souvent dans le schéma un optimisme assez et trop humain ; on parle souvent des « suffundata bona » ; on a l'air de faire confiance aux « valeurs humaines » comme si elles n'étaient guère atteintes par le péché originel ; le Christ dit que « les œuvres du monde sont mauvaises » (Jean, VII, 7). On fait souvent comme si les valeurs humaines de dignité, de justice, de fraternité, de liberté, de responsabilité, d'elles-mêmes, orientaient vers le Royaume du Christ. Prises dans l'absolu, métaphysiquement, c'est vrai ; mais psychologiquement, dans l'existence, elles sont relatives à la conscience des personnes et à la mentalité des groupes. Concrètement, les valeurs humaines sont ouvertes ou closes à la Foi ; le schéma touche bien à ce problème crucial à propos de la culture : « le progrès des sciences peut mener l'homme moderne à se suffire à lui-même et à se complaire dans l'agnosticisme ». Cette remarque très juste, vaut aussi pour toutes les « valeurs humaines » -- « dignité, fraternité, liberté et responsabilité ». Le schéma n'est pas assez dans l'esprit de saint Jean ni de saint Paul (I Cor., I et II).
**3. --** L'ambiguïté existentielle des valeurs humaines devrait y être clairement signalée : elles sont pour la Foi, pierres d'attente ou pierres d'achoppement Normalement, le peuple juif était le mieux préparé à accueillir le Sauveur « pierre angulaire » or il L'a rejeté. Saint Paul écrit aux Romains : « des païens qui ne poursuivaient pas de justice ont atteint une justice, la justice de la Foi, tandis qu'Israël qui poursuivait une loi de justice, ne l'a pas atteinte. Pourquoi ? Parce qu'au lieu de recourir à la Foi, ils comptaient sur les œuvres ; ils ont buté sur la pierre d'achoppement » (IX, 32). Le marxisme, le laïcisme, par exemple, cultivent beaucoup les valeurs humaines de justice, de fraternité, de liberté, etc., mais ils veulent sauver l'homme par l'homme seul : ce sont des humanismes clos... « ils ne mouillent pas à la grâce comme des canards ne mouillent pas à l'eau » selon le mot de Péguy.
**4. --** Les valeurs humaines les meilleures peuvent être opposées à la Foi, si elles ne sont pas pénétrées d'insatisfaction terrestre, d'inquiétude métaphysique, d'humilité intellectuelle. « Dieu exalte les humbles... » et « cherche des adorateurs en esprit et en vérité » mais sans humilité, il n'y a pas d'adoration qui est la valeur éminente.
226:97
Le schéma n'est pas assez réaliste : Dieu ne détruit pas la nature, mais la nature concrète est atteinte par le péché, la reconnaissance des misères et des limites humaines est une grande valeur, un « creux » que Dieu se plaît souvent à combler : « ce ne sont pas ceux qui vont bien qui ont besoin de médecin, mais ceux qui ont mal ». Le schéma trace des pistes raisonnables pour le passage par degrés des valeurs terrestres au Royaume de Dieu : c'est une option légitime ; mais il y a d'autres pistes dans l'Évangile, non rationnelles, pour l'élévation des personnes ; l'Esprit souffle où il veut, en particulier chez les « pauvres en esprit » et les « cœurs purs » : « le Royaume de Dieu est pour eux ». Le Christ préfère tous les moyens pauvres.
**5. --** Encore un vœu : qu'il soit plus nettement dit que l'irruption du Christ Seigneur dans l'histoire du monde ou d'une personne, c'est quelque chose de radicalement nouveau : Jésus est Dieu et Homme et Rédempteur : on ne Le trouve jamais au bout d'un raisonnement rationnel ni du désir purement humain. L'humanisme n'est pas spontanément chrétien. Ceci doit être rappelé en un temps où on voit, avec une touchante bonté, du christianisme partout, au point qu'on se demande ce qu'il a de spécifique et s'il faut encore être missionnaire ! Saint Paul dit avec l'assurance de la Foi -- « Nous annonçons ce que l'œil n'a pas vu, ce que l'oreille n'a pas entendu, ce qui n'est pas monté du cœur de l'homme » (I Cor. II, 9). Le christianisme n'est pas un humanisme supérieur ; c'est une conversion de l'humanisme et des hommes non à des idées et à des valeurs mais au Christ, scandale pour les Juifs, folie pour les Grecs. L'Église a le pouvoir de Lui conduire les hommes, par un témoignage de Charité et une doctrine singulière, non faite d'un « langage d'humaine sagesse » (I Cor. II, 13), mais par la « folie du message » (I, 21) : « la parole de Dieu est vivante et efficace. » (Heb. IV, 12)
Conclusion : « La gloire de Dieu, c'est l'homme vivant », mais il faut ajouter avec saint Irénée, « l'homme vivant, c'est la vision de Dieu ».
============== fin du numéro 97.
[^1]: -- (1). Radiomessage de Noël 1944.
[^2]: -- (1). Numéro 91 de mars 1965.
[^3]: -- (2). Voir *Itinéraires*, numéro 92 d'avril 1965, pages 4 et suivantes.
[^4]: -- (3). Voir *Itinéraires*, numéro 94 de juin 1965, pages 7 et suivantes.
[^5]: -- (4). Voir *Itinéraires*, numéro 95 de juillet-août 1965, pages 52 et suivantes.
[^6]: -- (1). Sur l'ensemble de la question, voir *Itinéraires*, numéro 95 de juillet-août 1965, pages 59 à 66.
[^7]: -- (2). Sur cette affaire, voir *Itinéraires*, numéro 92 d'avril 1965 « Le Jésuite Robert Bosc contre Pie XII ».
[^8]: -- (1). Voir *Le scandale de Paris*, nouvelle édition augmentée, 48 pages, en vente à nos bureaux, 2 F franco l'exemplaire.
[^9]: -- (1). Texte intégral aux pages 16 à 31 de notre supplément : L'affaire Pax en France, nouvelle édition, 200 pages.
[^10]: -- (2). Aux pages 113 à 118 de *L'affaire Pax en France*.
[^11]: -- (1). Voir : *Note sémantique sur la socialisation*, 52 pages.
[^12]: -- (1). Dans *La Nation française* du 29 juillet 1965.
[^13]: -- (1). Le lecteur que ce point intéresserait, qu'il me soit permis de le renvoyer à : « La civilisation dans la perspective de la piété », *Itinéraires*, numéro 67 de novembre 1963 (numéro spécial sur « La civilisation chrétienne »).
[^14]: -- (1). N.D.L.R. -- Le lecteur pourra se reporter spécialement :
-- à l'article d'André Charlier paru dans *Itinéraires,* numéro 91 de mars 1965 : « Aux moines et aux moniales de l'Ordre de saint Benoît » ;
-- au chapitre sur « Le chant de la liberté de l'âme », chapitre III du livre d'André Charlier : *Que faut-il dire aux hommes* (Nouvelles Éditions Latines, 16^e^ volume de la « Collection Itinéraires »).
[^15]: -- (1). Cet art du récit, cette sûreté dans le choix des détails, cette économie des moyens justifient entièrement le sentiment du cher Paul Géraldy, selon qui les évangélistes ont été les plus grands poètes et les plus grands prosateurs de tous les temps. D'où il suit que la critique moderniste et matérialiste nous oblige à leur attribuer un génie et une science littéraires qui seraient un prodige encore plus extraordinaire que l'inspiration du Saint-Esprit.
[^16]: -- (1). Parole sublime que d'imbéciles liturgistes modernisent maintenant par une traduction vulgaire qui la décapite : « Je suis la route, la vérité, la vie ». Ils s'imaginent qu'un vocabulaire populaire est plus « adapté » et sera mieux entendu. Or le peuple a l'oreille beaucoup plus fine que ne le prétendent ces cuistres. Par son étymologie, par son emploi et par ses résonances, la route évoque tout autre chose que la voie : les week-ends en voiture, la police des routes, les dangers de la route, les victimes de la route, etc.
[^17]: -- (1). S. Friedländer cite un télégramme d'Abetz à Berlin, daté du 28 août 1942, où nous lisons : « Lorsque Laval apprit la chose, il convoqua immédiatement le remplaçant du nonce qui s'était absenté, Mgr Rocco, et lui demanda de la manière la plus directe d'attirer l'attention du pape et du cardinal secrétaire d'État Maglione sur le fait que le gouvernement français n'autoriserait pas une telle immixtion de l'Église dans les affaires de l'État français. « Si. Laval en a appelait à Rome et non aux évêques protestataires, c'est qu'il voyait très bien, comme tout le monde, que leur intervention était une « *immixtion de l'Église* »*.* Elle eut lieu cependant ; et sans désaccord du Vatican évidemment consulté par le nonce. -- Le 18, l'ambassadeur von Bergen avait écrit de Rome : « Le Saint-Siège est intervenu par l'intermédiaire de son nonce auprès du gouvernement de Vichy pour un adoucissement des mesures adoptées en France contre les juifs ». -- De Paris, dans son télégramme du 28 août, Abetz confirme : « Valerio Valeri a abordé ce problème au cours d'un entretien avec Laval, *il y a quelques semaines,* sans cependant se référer à une instruction de Rome ». Le nonce avait donc entrepris ses démarches sans attendre la protestation des évêques. Qu'il ait agi sur les instructions de Rome, Abetz sait parfaitement que cela allait sans dire. Mais c'est un diplomate, qui atténue par une clause de style tout ce qui peut déplaire à son gouvernement : la nouvelle qu'il annonçait semblerait moins fâcheuse, parce que le nonce n'avait pas jugé nécessaire d'expliciter son mandat. Comment d'ailleurs Abetz le savait-il ?
[^18]: -- (1). Dans *Pie XII, le Pape outragé* (Laffont éditeur),
[^19]: -- (1). La célébration des 20 ans de la Ligue Arabe au palais de Zaafaran, le 22 mars dernier au Caire, n'a donné lieu qu'à des louanges modérées, si l'on s'en tient aux comptes rendus de presse : « Jeune Afrique » n° 225 ; « L'Orient » du 22/3/65, de Beyrouth ; « Tribune des nations » du 12/3/65.
[^20]: -- (2). G. Fessard, *De l'actualité historique,* t. I, p. 50, en note.
[^21]: -- (1). Hebdomadaire contrôlé par des militants communistes et progressistes. Il est évident que, de l'extérieur, il dicte aux communistes égyptiens leur ligne de conduite à l'égard de Nasser.
[^22]: -- (1). La dernière manœuvre du P.C. égyptien a été de se saborder, au mois d'avril dernier. Quand le Parti se saborde, cela ne signifie aucunement que les communistes disparaissent ou entrent en léthargie. Ils ont été invités à adhérer *individuellement* à *l'Union Socialiste Arabe*, parti unique égyptien dont Nasser est le président. Les voici donc convertis subitement au nazisme nassérien ? -- Bien sot qui s'y laisserait prendre. « Au sein du parti unique gouvernemental, les communistes vont assurément procéder à un travail de « noyautage » et essayer de créer, clandestinement, une « fraction » qui s'efforcera de conquérir, avec le temps, la direction du Parti. Telle est la tactique appliquée actuellement dans les pays où les « révolutions nationales » ont conduit à l'institution d'un « régime de parti unique ». -- (Est et Ouest, n° 343, 1-15, juin 1965).
[^23]: -- (1). *Révolution et travail*, organe de l'U.G.T.A. Éditorial du n° 75, 5/2/1965.
[^24]: -- (1). Dans le cadre de notre étude, nous n'avons envisagé ici que les réactions des politiciens de l'Islam, face aux entreprises du communisme. Cela suppose évidemment qu'il y a des entreprises communistes dans les pays de la Ligue Arabe ; même s'il n'entrait pas dans notre sujet de les montrer à l'œuvre dans la presse le syndicalisme, les unions estudiantines, les rouages administratifs, les milieux intellectuels, le monde paysan, etc. le lecteur n'oubliera pas cette présence qui convoite en quelque sorte l'élimination de Islam par l'Islam lui-même.
[^25]: -- (1). sur l'Institut de haute latinité créé à Rome par Paul VI, voir *Itinéraires*, numéro 93 de mai 1965 : c, L'Institut pontifical de haute latinité », par Paul Peraud-Chaillot.
[^26]: -- (1). Cf. *L'Islam entreprise juive*, par H. Zakarias*.* Nous signalons le tome IV, aux Éditions du Scorpion, 1, rue Lobineau, Paris-6^e^, que certains lecteurs estiment le plus accessible. On peut à loisir rejeter la démonstration de cette thèse ; mais il faut alors dire pourquoi, en prenant des assurances solides sur le texte même du Coran. Aucun contradicteur ne s'y est encore risqué.
Voir dans *Itinéraires,* numéro 83 de mai 1964 : « Qui était Hanna Zakarias ? »
[^27]: -- (1). Un moyen aussi de ne pas leur payer le tribut dû par les « infidèles », c'est-à-dire par les non-musulmanisés.
[^28]: -- (1). *An Nafr*, quotidien de l'Est Algérien, 5/1/65. « Le congrès musulman mondial évoqué par le ministre des A. E. Éthiopien ».
[^29]: -- (1). *Le Croisé*, 30 mars 1861, 2° année, n° 35, pp. 44 à 56. A la suite de cette relation, Georges Seigneur écrit : « Telles furent ses paroles dont je garantis la scrupuleuse exactitude ».
[^30]: -- (2). Cf. *Itinéraires*, n° 95, p. 180.
[^31]: -- (3). Préface du tome I des *Documents Authentiques* (sigle : DA.), p 6.
[^32]: -- (4). *Bernadette, Sœur Marie-Bernard*, par Henri Lasserre, Palmé, (20 août 1879).
[^33]: -- (5). *Notre-Dame de Lourdes*, par Henri Lasserre, Palmé 1869. Cet ouvrage avait alors dépassé, en 10 ans, 180 éditions, dont beaucoup de cinq et dix mille exemplaires. Il était déjà traduit en de nombreuses langues.
[^34]: -- (6). *Les écrits de Bernadette*, par le P. Ravier, p. 170.
[^35]: -- (7). Cf. *Itinéraires*, n° 85, pp. 112 et 114.
[^36]: -- (7 bis) Cf. *Itinéraires*, n° 87, pp. 281 et 282.
[^37]: -- (8). P. XV.
[^38]: -- (9). *Notice sur la Vie de Sœur Marie-Bernard*, par Augustin Forcade, archevêque d'Aix, ancien Évêque de Nevers. Aix (8 septembre) 1879.
[^39]: -- (10). Id. pp. 6 et 51.
[^40]: -- (11). Les dix pages finales (52 à 62) accumulent les assertions les plus fausses, -- et donc faciles à démentir ; pour nier la valeur de la Protestation de Bernadette contre la Petite Histoire.
[^41]: -- (11 bis) L'abbé Laurentin s'y fie et y renvoie ses lecteurs sans les mettre en garde. HA 1, p. 166.
[^42]: -- (12). Cf. *Itinéraires*, n° 85, p. 116
[^43]: -- (13). *Revue du Monde Catholique*, 31 mai 1879, pp. 477 à 501. Le même texte avait été publié à Lourdes, dans l'*Écho des Pèlerins,* n° 102 à 104, les 12, 19 et 26 juillet 1879.
[^44]: -- (14). *Cf. Itinéraires*, n° 87, pp. 283 et ss.
[^45]: -- (15). Les PP. Cros et Sempé.
[^46]: -- (16). Attestation du P. Duboé en faveur du P. Cros, décembre 1879.
[^47]: -- (17). *Sens de Lourdes,* par R. Laurentin, Lethielleux 1955.
[^48]: -- (18). Id. pp. 22, 27, 32 et *Itinéraires,* n° 93, p. 108.
[^49]: -- (19). DA 1, pp 6 et 7.
[^50]: -- (20). Cette histoire passionnante et inédite sort du cadre de la présente étude. Elle fait partie de la publication en cours des *Anomalies et Omissions dans l'Histoire de Lourdes.*
[^51]: -- (21). *Lourdes. Histoire Authentique*, par R. Laurentin ; Lethielleux (sigle : HA) T., 2 p. 144.
[^52]: -- (22). HA 2 p. 22, note 48.
[^53]: -- (23). HA 1, pp. 91, 107.
[^54]: -- (24). HA 1, p. 121.
[^55]: -- (25). HA 1, p. 108.
[^56]: -- (26). HA 1, p. 107.
[^57]: -- (27). DA 1, p. 285, note 5.
[^58]: -- (28). HA 2, p. 79.
[^59]: -- (29). HA 6, p. 193.
[^60]: -- (30). HA 1, p. 91.
[^61]: -- (31). HA 1, p. 134.
[^62]: -- (32). HA 1, p. 173.
[^63]: -- (33). HA 1, p. 135.
[^64]: -- (34). HA 6, p. 193.
[^65]: -- (35). HA 1, p. 107.
[^66]: -- (36). HA 4, p. 353.
[^67]: -- (37). HA 2, p. 351, note 67
[^68]: -- (38). HA 4, p. 53, et HA 1, p. 134.
[^69]: -- (39). HA 1, p. 91.
[^70]: -- (40). HA 1, p. 92
[^71]: -- (41). HA 6, p. 174.
[^72]: -- (42). HA 2, p. 79. HA 6, p. 173.
[^73]: -- (43). HA 1, p. 108, note 87.
[^74]: -- (44). HA 1, p. 136.
[^75]: -- (45). id.
[^76]: -- (46). Le 17 novembre 1877. Comme toujours le P. Sempé mena toute cette affaire à la place et au nom de l'Évêque de Tarbes.
[^77]: -- (47). *L'Écho de la Province*, 30 novembre 1877.
[^78]: -- (48). *L'Écho des Pèlerins*, (encore nommé : l'Écho de Massabielle) n° 5, 25 août 1877.
[^79]: -- (49). Léonce de Pesquidoux avait demandé que cet article soit signé avec la dernière lettre de son nom. Cf. sa lettre du 10 août 1877.
[^80]: -- (50). *Mgr Peyramale*, par Henri Lasserre, Paris 1897, p. 255 et ss.
[^81]: -- (51). HA 1, p. 136
[^82]: -- (52). Journal de la Communauté de Nevers, 25 juin 1878.
[^83]: -- (53). 25 août 1878.
[^84]: -- (54). Cette affaire sera étudiée en détail ultérieurement.
[^85]: -- (55). HA 2, p. 238, note 1.
[^86]: -- (56). Par exemple : Le premier Mémoire Clarens, les pièces des archives Massy, Dutour, etc.. Quand la découverte d'un original permet de contrôler une de ces copies, l'abbé Laurentin est obligé de constater que « *les variantes sont nombreuses* ». DA 1, p. 174.
[^87]: -- (57). 17 décembre 1868.
[^88]: -- (58). 28 décembre 1877.
[^89]: -- (59). L'abbé Moniquet, dans *Les Origines de Lourdes*, 1901, p. 442. La diffusion de cet ouvrage calomnieux a été interdite par Mgr Gerlier, Évêque de Tarbes et Lourdes.
[^90]: -- (60). Paul VI. Encyclique *Ecclesiam suam*. Août 1964.
[^91]: -- (61). Le livre de P. Cros, considéré ici comme de si fâcheuse inspiration est l'*Histoire de Notre-Dame de Lourdes* en 3 volumes, publiée en 1925 pour la première fois. L'abbé Courtin s'étonnait que cet ouvrage soit pourvu d'un *imprimatur* donné 46 ans plus tôt (13 novembre 1879) et rendu caduc par des additions, retouches et révisions ultérieures, et par de nombreux *remaniements* et *aménagements* de témoignages. Cette rédaction est si tendancieuse que l'abbé Laurentin se défend d'y avoir puisé. Il se réclame de la seule enquête de 1878. Mais nous savons maintenant combien cette dernière était déjà corrompue par le « *mal de produire du nouveau* ».
[^92]: -- (62). 27 octobre 1943. L'abbé Courtin fut aumônier à Lourdes pendant plus de 20 ans.
[^93]: -- (63). Circulaire de l'abbé Laurentin pour la vente de ses ouvrages.
[^94]: -- (1). Dans *Questions de Conscience* (Desclée de B. Paris, 1938), le chapitre Action et Contemplation. -- J'ai aussi utilisé la traduction de Jean Madiran dans le n° 76 d'*Itinéraires* (septembre-octobre 1963).
[^95]: -- (1). IIIa Pars, 40, 1 ad. 2.
[^96]: -- (1). *De Adhaerendo Deo*, cité dans « Action et Contemplation » de Maritain, page 102.
[^97]: -- (1). Maritain, dans *Questions de conscience*, chapitre cité.
[^98]: -- (2). IIa-IIae, 182, 1, 3.
[^99]: -- (3). Ibid. 182, 1 ad 2.
[^100]: -- (4). Ibid. 180, 1 ;
[^101]: -- (5). Ibid. 182, 2, ad 3
[^102]: -- (6). Ibid. 180, 1 et 180, 7
[^103]: -- (7). Ibid. 182, 2 ;
[^104]: -- (8). Ibid. 182, 4, ad 1.
[^105]: -- (1). Maritain, ouvrage cité, page 143.
[^106]: -- (1). Sur l'instabilité des vertus morales sans la charité et sur leur état imparfait de vertu, voir Ia-IIae, 66, 2.
[^107]: -- (2). Le Modèle Unique.
[^108]: -- (1). Pour mieux distinguer ce genre particulier de vie active on peut le nommer vie apostolique ; en voyant bien que ce terme ne désigne pas un *tertium quid* et je ne sais quel mélange mal défini de contemplation et d'action ; il désigne une vie active qui requiert la contemplation à un titre spécial.
[^109]: -- (1). Maritain. *Questions de Conscience* (Desclée de B.), chapitre « Action et Contemplation », pages 99 et 100.
[^110]: -- (1). Salleron : « La gratuité dans l'activité économique », *Itinéraires*, numéro 76 de septembre-octobre 1963.
[^111]: -- (1). Et je ne parle pas des techniques modernes d'une certaine psychologie et d'une certaine psychiatrie qui enseignent doctement aux humains à éviter leur âme, même et surtout lorsqu'ils prêtent attention à leur intérieur ; ces techniques leur font accomplir une soi-disant exploration de l'âme où il est interdit de s'apercevoir qu'on a une âme et qu'elle est faite pour Dieu, -- exploration où l'on ne doit rencontrer qu'une coulée de fantômes et une intrication de complexes ; connaissance de l'âme scientifiquement organisée pour méconnaître l'âme.
[^112]: -- (2). Maritain. *Art et Scolastique*, édition de 1927 (Rouart) chapitre V^e^, page 60.
[^113]: -- (1). T. I. -- *L'entreprise et son environnement* (in *Économie appliquée*, Tome XVII, n° 2-3 1964 P.U.F.). -- En fait, ce numéro a paru au milieu de l'année 1965.
[^114]: -- (1). Jacques Loew : *Comme s'il voyait l'invisible* (Éd. du Cerf).
[^115]: -- (1). Note d'Itinéraires. -- Nous n'avons as l'intention de relever une à une toutes les incertitudes de détail le M. Duquaire. Signalons du moins celle-là : Il n'y a pas eu le télégramme qu'il dit.
[^116]: -- (2). Note d'Itinéraires. -- Ici M. Duquaire place un inter-titre « Analyses des méthodes marxistes ».
[^117]: -- (3). Note d'*Itinéraires*. -- Cet article a paru en plusieurs versions légèrement différentes selon les diverses éditions du *Figaro* du même jour. Ces modifications n'atteignent ni la substance ni les termes caractéristiques de l'article. Notons que le 19 avril, date de l'article, était le dernier jour du congrès. Après l'exposé de M. Roger Lovey, mentionné dans l'article, il n'y eut plus que ceux de François Gousseau et de Jean Ousset, et la « motion finale » du congrès dont M. Duquaire parla dans un article ultérieur. Le présent article « couvrait » donc bien -- mais sans le mentionner -- les journées du Congrès où parlèrent Louis Salleron, Marcel De Corte, André Charlier, Joseph Dupin de Saint-Cyr, André Malterre, Gustave Thibon, Hamish Fraser...
[^118]: -- (1). Ce document a pour désignation : « Annexe n° 5 A.C.A. mars 1960 ».
[^119]: -- (1). Action catholique ouvrière. Communiqué paru dans *La Croix* 24 avril 1965 et dans la *Documentation catholique* du 2 mai 1965, col. 829 et 830. C'est le communiqué où les dirigeants de l'A.C.O. exigeaient publiquement que Michel de Saint Pierre, que Jean Ousset, que la revue *Itinéraires*, etc., soient nominativement et solennellement condamnés par l'unanimité du Conseil permanent de l'épiscopat. -- Sur ce communiqué de l'A.C.O., voir l'éditorial d'Itinéraires « Blâme à l'épiscopat », numéro 94 de juin 1965.
[^120]: -- (1). Le Père D.-P. Auvray, o.p. est l'auteur d'un livre admirable : *Le Cœur Immaculé de Marie,* huitième volume de la « Collection itinéraires », Nouvelles Éditions Latines.