# 98-12-65 1:98 Devant l'offensive\ des provocateurs et des faussaires ### Mesures de sécurité APRÈS LA PROVOCATION dont le journal *Le Monde* s'est fait le véhicule et l'instrument, et que le *Figaro* et *La Croix* ont sournoisement exploi­tée -- on en trouvera plus loin le récit et l'analyse -- il apparaît clairement que la guerre dans l'Église a franchi un nouveau palier de son escalade. La guerre contre « les intégristes » supposés ou réels, dénoncés comme « les pires ennemis de l'Église, plus dangereux que les communistes » utilise le faux, l'usage de faux et la provocation. Elle l'utilise spécialement pour faire croire *aux évêques* que nous ne sommes pas ce que nous sommes et que nous disons ce que nous ne disons pas. Le crédit qu'ont su trouver ces manœuvres frauduleuses jusqu'auprès d'un certain nombre des Pères réunis en Concile nous oblige à prendre certaines mesures de sécurité. Nous adressons donc un avertissement à tous nos amis et à tous ceux qui se veulent nos adversaires. Nous déclarons ce qui suit : **1. --** La revue ITINÉRAIRES ne s'est associée à aucune démarche collective et n'a donné son adhésion à aucun texte commun concernant quelque question que ce soit. 2:98 Tous les textes, messages, adresses, pétitions qui se trouvent éventuellement entre les mains des évêques sont des faux, au moins en ce qui concerne notre adhésion supposée et notre signature prétendue. **2. --** Nous ne voyons pas l'éventualité prochaine et nous ne formons pas actuellement le dessein d'associer la revue ITINÉRAIRES à quelque démarche collective que ce soit auprès du Souverain Pontife, du Concile ou de l'épiscopat. Si, contrairement à nos dispositions actuelles et à nos prévisions, cela nous apparaissait nécessaire, nos lecteurs en seraient informés par la voie ordinaire de la revue. **3. --** En raison du développement actuel des provocations, du terrain crédule et préparé qui les accueille, et du climat complaisant qui soutient et pro­longe leur exploitation, nous déclarons en particulier : si, dans l'avenir, la revue ITINÉRAIRES estimait devoir donner son adhésion ou sa participation à une démar­che collective auprès de quelque autorité ecclésiastique que ce soit, cette adhésion ou participation ne prendrait effet, en ce qui nous concerne, qu'à partir de sa publication dans ITINÉRAIRES. **4. --** Sur les déclarations et dispositions ci-dessus, nous attirons tout spécialement l'attention des autorités religieuses compétentes et éventuellement concernées ; des directeurs de journaux, en particulier du *Monde*, du *Figaro* et de *La Croix ;* des « informateurs religieux », notamment MM. Henri Fesquet et René Laurentin. 3:98 **5. --** Nous sommes une revue mensuelle et non un « mouvement », quoi qu'en ait dit M. Henri Fesquet nous élevant dans *Le Monde,* pour les besoins de la cause, à la dignité de « mouvement catholique français ». Notre *seule* action, en tant que revue ITINÉRAIRES, consiste précisément en la publication de la revue. L'association -- distincte de la revue -- qui s'intitule « Les Compagnons d'Itinéraires » a pour seul but de favoriser l'abonnement à la revue (notamment par des bourses d'abonnement) et n'a ni intention de se prononcer sur d'autres questions, ni qualité pour le faire. Ce qui n'est pas publié dans la revue elle-même doit être systématiquement tenu par tous comme ne nous engageant pas. Tout document, manifeste, pétition, libelle, etc., présenté comme émanant de nous ou approuvé par nous, devra être considéré comme suspect aussi longtemps qu'il n'aura pas été authentifié par sa publication dans la revue. **6. --** La revue ITINÉRAIRES elle-même n'est ni un institut, ni un parti, ni un mouvement, ni une école. Elle est la libre mise en commun du fruit des travaux, de l'expérience, des recherches, de la réflexion d'hommes très proches ou très éloignés les uns des autres par l'état de vie, les préoccupations, les compétences, les aspirations. Chacun des collaborateurs occasionnels ou réguliers d'ITINÉRAIRES n'est engagé, dans la revue, que par ce qu'il a personnellement signé. Cet avertissement est répété dans *chaque numéro* de la revue depuis bientôt dix ans. C'est pourquoi le directeur d'ITINÉRAIRES, le souhaiterait-il, ne se reconnaît pas le droit d'engager cette communauté de travail, libre et diverse, en apportant l'adhésion de « la revue ITINÉRAIRES » en tant que telle à des manifestes, pétitions, adresses de quelque sorte que ce soit. 4:98 **7. --** Voici dix mois, le 9 février 1965, le directeur d'ITINÉRAIRES, à la suite de Michel de Saint Pierre, lançait un « Appel aux évêques de France » qui a été publié dans la revue. Cet appel se plaçait sous l'invo­cation d'une parole de l'Écriture : « Lequel d'entre vous, si son fils lui demande du pain, lui donnera une pierre ? » (Mt., VII, 9 ; Luc, XI, 11). Nous n'avons pas encore reçu en réponse ce pain de charité et de compréhension que nous demandions filialement. Mais nous avons reçu une pierre, selon le témoignage du *Monde* attestant qu' « un archevêque » et « plusieurs évêques » avaient cautionné l'authenticité du faux fabriqué contre nous, qu'ils n'avaient ni « soupçonné qu'il fût un faux » ni conçu aucune sorte de « doute à ce sujet ». Ils ont trouvé normal, vraisemblable, naturel, conforme à l'idée qu'ils se font de nous, que nous ayons accusé le Souverain Pontife d'être un « anti-pape », le Concile d'être un « conciliabule » et un nombre indéterminé de Pères d'être « vendus simoniaquement au Veau d'Or ». Ils ont reconnu là notre style, notre pensée, notre cœur. *Le bon pasteur connaît ses brebis* (Jean, X, 14). Les catholiques de France objets d'une immonde provocation, victimes d'une machination frauduleuse *opérant à l'intérieur de l'Église* et auprès des Pères du Concile, n'ont pas été publiquement défendus par leurs défenseurs naturels. Une fois de plus, ils ont été livrés à la calomnie dans l'Église, sans que s'étende sur eux la protection paternelle de ceux qui ont autorité. Cela certes ne change ni nos dispositions ni nos sentiments, encore moins notre foi. Mais nous devons bien regarder en face la réalité telle qu'elle est, et en prendre acte. Au demeurant, nous ne nous faisons pas tellement d'illusions quand nous précisions : « On a compris que notre APPEL AUX ÉVÊQUES ne place pas d'abord son espérance dans les réactions spontanées de personnes charnelles dont plusieurs propos peuvent accidentelle­ment paraître discutables, peu aimables, peu pastoraux, du moins à l'endroit d'une partie des catholiques. 5:98 Avec la grâce de Dieu, c'est une espérance surnaturelle qui seule peut donner son sens à une telle démarche. Dans la prière. Dans la patience. Dans la foi. A notre place et sans en sortir d'aucune manière... » (*Itinéraires*, numéro 95 de juillet-août 1965, page 57.) C'est ce que précisait également la présentation même de notre appel lancé « dans une pensée de confiance, sinon sentimentale, hélas, mais surnaturelle ». (*Itinérai­res,* numéro 92 d'avril 1965, page 8.) **8. --** On ne peut exclure l'éventualité où de faux extraits d'ITINÉRAIRES seraient rassemblés en recueil, voire de fausses pages ou de faux numéros d'ITINÉRAIRES seraient frauduleusement imprimés, pour être transmis en secret à un certain nombre de personnalités ou d'autorités, afin d'arracher par surprise cette condam­nation qui est d'autre part publiquement exigée contre nous par les dirigeants de l'A.C.O. et par d'autres révo­lutionnaires. De telles falsifications ont déjà existé dans l'histoire, à l'encontre de Louis Veuillot et de Charles Maurras. La subversion vient du Mensonge et travaille par le mensonge. La subversion aujourd'hui installée jusque dans l'appareil sociologique du catholicisme trouve à chaque coup le concours d'une grande complai­sance et d'une grande crédulité dans l'actuel climat d'intoxication, de conditionnement, de conformisme préfabriqué, d'oblitération des facultés de discernement. Nous avertissons nos amis, et nos adversaires honnêtes, de se tenir en garde contre de telles machinations. Nous les invitons en outre à se tenir en garde contre les provocations privées -- lettres et coups de téléphone. En juillet 1964, nous avons reçu d'un Dominicain, sur papier à en-tête du couvent qui est effectivement le sien, une lettre d'injures. C'était un faux, visant à provoquer un incident inextricable entre nous et ce religieux. La subversion dans l'Église travaille présentement à ce niveau et avec ces moyens. 6:98 **9. --** L'effort des provocateurs et des faussaires, relayant ou renforçant celui des simples diffamateurs et calomniateurs, s'inscrit dans la ligne d'action qui a été décrite et analysée par les 41 premières pages de notre numéro 95 : « Un schisme pour décembre ». Le lecteur est invité à s'y reporter aujourd'hui. Décembre, nous y sommes. \*\*\* Il est infiniment déplorable qu'un tel climat, que de tels procédés, qu'une telle guerre soient installés à l'intérieur de la communauté catholique. Une telle situation, qui ne date pas d'aujourd'hui -- mais aujour­d'hui elle atteint un nouveau stade de dégradation -- a sans doute des causes profondes que nous aurions, pour autant qu'il est en nous, volontiers soumises à l'examen du Concile, ou du Saint-Siège, si cela était de notre compétence et si l'on nous demandait notre avis. Nous ne pouvons présentement que subir ce désastre spirituel, et porter le témoignage de ceux qui subissent très consciemment. Nous n'avons ni l'intention ni le pouvoir -- sauf par nos prières -- de hâter l'heure où l'Église enseignante examinera dans leur racine les maux qui ravagent de l'intérieur notre communauté catholique. Mais la situation présente a aussi des causes plus immédiates et plus manifestes. Depuis des années, l'intention de combattre et d'écraser « les intégristes », ou supposés tels, est une intention universellement abso­lutoire : tous les moyens sont bons, tous les coups sont permis. Qu'il en soit ainsi *en fait,* la preuve en a été apportée, avec précision et en détail, dans l'ouvrage : *L'intégrisme, histoire d'une histoire* ([^1])*.* 7:98 Nous en sommes maintenant au faux et à l'usage de faux. Mais si l'auto­rité légitime continue à ne pas interdire clairement et solennellement que l'on combatte « l'intégrisme » par de tels moyens, on descendra fatalement encore plus bas. Tout ce que l'on a enseigné par exemple sur l' « anti­communisme », qui doit être inspiré par la charité, con­forme à la justice et respectueux des personnes, on ne l'a jamais encore enseigné explicitement et directement pour l' « anti-intégrisme » qui se croit tout permis et qui conserve toute licence, comme on le voit, d'être féroce, persécuteur, falsificateur sans que s'élève aucune protes­tation qualifiée ni aucune mesure d'autorité pour défendre le droit et rétablir la justice. Devant cette abstention, nous n'entendons certes pas nous immiscer indiscrètement dans le gouvernement de l'Église. Nous sommes des laïcs du dernier rang, et l'on nous fait bien voir que nous sommes même fort au-dessous du dernier rang. Nous constatons simplement quelle situation nous est faite. Et nous portons le témoignage que voici : ce que l'on est en train d' « édifier » ou de « construire » par de tels moyens, ce n'est certainement pas une communauté chrétienne. Le fondement même de toute communion surnatu­relle et de toute communion naturelle nous est refusé en permanence depuis des années par ceux qui ont éta­bli leur prépotence dans les structures sociologiques du catholicisme français. Il y a presque dix ans, un des plus éminents « intel­lectuels catholiques » d'appellation contrôlée, nous disait : « Aller à la messe avec vous, jamais. » Il y a un peu plus de deux ans, très précisément entre la mort de Jean XXIII et l'élection de Paul VI, un des plus éminents Dominicains radiophoniques nous déclarait : « Je suis prêt à dialoguer avec tout le monde, avec les communistes, avec les musulmans, avec les protestants : mais avec vous, jamais. » 8:98 Des traits de fanatisme semblable, que l'on a cou­tume d'appeler officiellement « les excès qui sont la rançon d'une grande générosité », ou « les effets de l'un des élans apostoliques les plus puissants une l'Église ait connus », on en trouvera des dizaines rapportés dans les livres de Michel de Saint Pierre, ou attestés par l'expérience quotidienne de centaines de milliers de chrétiens bafoués et méprisés par la caste arrogante des nouveaux seigneurs de l'apostolat nickelé. On a encouragé, promu, imposé, publiquement béni les hommes qu'anime un tel fanatisme. On nous les a proposés en exemple. Certes, nous refusons un exemple aussi horrible. Mais nous ne pouvons empêcher que cet exemple soit proposé et qu'il soit suivi. Et ce n'est pas notre affaire. Nous n'avons pas, Dieu en soit loué, ces responsabi­lités-là. Nous ne voudrions pas être à la place de ceux qui auront à en rendre compte. Simplement, nous assurerons notre défense et nous poursuivrons nos travaux. 9:98 ### Analyse d'une provocation POUR AMEUTER l'opinion publique contre « les inté­gristes » -- ou supposés tels -- et pour arracher par surprise aux évêques une condamnation de leurs publications et organisations réelles ou supposées, une nouvelle machination a été montée au mois d'octobre. On sait que la condamnation des « intégristes » ou supposés tels est le premier des buts de guerre de la sub­version infiltrée dans l'Église. On sait que les communistes font d'une telle condamnation la condition de ce dialogue et de cette collaboration pratique que certains catholiques viennent implorer d'eux. On sait, d'autre part, que pour la France la condamnation de personnalités et de publications nommément désignées est l'exigence que les dirigeants de l'A.C.O. (Action catholique ouvrière) ont fait valoir auprès des évêques par un communiqué public rédigé en termes de blâme et d'ultimatum ([^2]). Les calomnies que l'on peut appeler du premier degré n'y ayant pas réussi, au mois d'octobre on a machiné une calomnie au second degré : un faux pur et simple, dans lequel les « intégristes » avouaient et signaient leurs desseins hérétiques, schismatiques et relaps. 10:98 Une trentaine de mouvements ou de publications, d'Europe et d'Amérique, étaient portés comme signataires d'une adresse aux Pères du Concile, désapprouvant la « déclaration sur les Juifs », accusant un nombre non précisé de Pères conciliaires d'être « vendus simoniaque­ment au Veau d'Or des Juifs », traitant le concile de « conciliabule » et le Pape d' « anti-pape » et leur reprochant de souscrire à un texte qui « condamne Jésus, l'Église, ses Pontifes et les Conciles les plus illustres ». Plusieurs de ces mouvements et publications portés comme signataires, nous ne les connaissons pas ou nous ne les connaissons guère. Mais nous connaissons, et pour cause, *Itinéraires*. Nous connaissons *La Cité catholique* (qui a cessé d'exister en juin 1963). Nous connaissons *Nouvelles de Chrétienté*. En revanche nous ignorions, et nous ignorons toujours, ce que peut être le « Mouvement traditionaliste catholique » de France, dont personne depuis le 17 octobre, malgré nos recherches, n'a pu nous attester l'existence ni nous donner l'adresse. Par un tel faux, les publications et les mouvements jugés les plus représentatifs de l' « intégrisme » étaient cloués au pilori, offerts à une condamnation certaine de la Hiérarchie apostolique, discrédités même auprès de leurs propres amis. La liste de ces publications et mouvements comporte d'ailleurs des incertitudes ou des inexactitudes, dans l'énoncé des titres, qui auraient dû attirer l'attention. Au témoignage du journal *Le Monde,* ce sont des Pères conciliaires qui communiquèrent ce « document » à Henri Fesquet afin qu'il ameutât l'opinion publique contre les signataires supposés. L'article du « Monde » du 17 octobre. Voici les principaux passages de l'article qu'Henri Fesquet a publié en première et en huitième page du numéro du *Monde* daté des 17 et 18 octobre 1965 : 11:98 Rome, 16 octobre. -- Le vote de la déclaration sur les juifs met un point final au nombre incroya­ble de pressions, démarches, visites, lettres, pam­phlets, tracts, qui ont assailli le secrétariat pour l'unité depuis plus de trois ans. Lorsque seront connues dans le détail ces diverses tentatives pour faire avorter ou rendre insignifiante la déclaration conciliaire, on restera confondu devant tant de passion, d'aberration, de haine et, pour tout dire, d'ignorance et de bêtise. D'un autre côté, plusieurs regretteront à bon droit que la dernière version du texte présenté par le secrétariat pour l'unité ait quelque peu perdu de son mordant. Il est surtout dommage que les véritables raisons pour lesquelles ces modifications ont été faites aient été plus ou moins cachées der­rière de pieux motifs. La diplomatie romaine l'a emporté une fois encore sur une totale franchise. Beaucoup de pères le murmuraient entre eux. Mais il convient de reconnaître que la déclara­tion, telle qu'elle a été votée, a sauvé l'essentiel. Les observateurs de l'intersession qui ont fait cou­rir les bruits les plus alarmants se sont lourdement trompés. Vatican II a réalisé *grosso modo* la volon­té de Jean XXIII en blâmant sévèrement l'antisé­mitisme. L'Église a reconnu implicitement ses fautes passées en la matière, qui sont lourdes, durables et nombreuses. La nouvelle mentalité œcuménique a vaincu les préjugés d'antan. A cet égard, le vote de vendredi inaugure une page blanche dans l'histoire des rapports entre Rome et les juifs. Jusqu'au dernier jour, les antisémites catho­liques se seront coalisés pour essayer de bâillonner le concile. Nous avons déjà signalé le pamphlet italien de M. Di Zaga (...). « Une déclaration\ digne d'un antipape » Mais il faut surtout mentionner le libelle de quatre pages qu'ont reçu les évêques. Il est précédé de ce titre aussi long que curieux : 12:98 «* Aucun concile ni aucun pape ne peuvent condamner Jésus, l'Église catholique, apostolique et romaine, ses pon­tifes et conciles les plus illustres. Or la déclaration sur les juifs comporte implicitement une telle con­damnation, et, pour cette éminente raison, doit être rejetée. *» Dans le texte, on lit ces propos effarants : «* Les juifs désirent maintenant pousser l'Église à se con­damner tacitement et à se déjuger devant le monde entier. Il est évident que seul un antipape ou un conciliabule* (*sic*) *pourrait approuver une déclara­tion de ce genre. Et c'est ce que pensent avec nous un nombre toujours plus grand de catholiques épars dans le monde, lesquels sont décidés à opérer de la manière qui sera maintenant nécessaire pour sauver l'Église d'une pareille ignominie. *» Qui a signé ce pamphlet ? Trente et un mouve­ments *catholiques*, parmi lesquels, pour la France : la revue *Itinéraires* que dirige M. Madiran, *Nou­velles de chrétienté* que dirigent MM. Charles-Pierre Doazan et Lucien Garrido, *la Cité catholique* dont la revue *Verbe* (qui s'appelle maintenant *Perma­nences*), dirigée par M. Ousset, est bien connue, l'Action Fatima-La-Salette, et le Mouvement tradi­tionaliste catholique. Voici le nombre des autres mouvements classés par nationalités : U.S.A. (3), Italie (3), Mexique (3), Espagne (2), Argentine (2), Portugal (2), Chili (2), Allemagne (1), Autriche (1), Brésil (1), Équateur (1), Venezuela (1), Jordanie (1). La France, on le voit, avec cinq mouvements a le triste privilège de venir en tête... Henri FESQUET. En écrivant cet article accusateur, Henri Fesquet avait au bout de la plume -- au bout de sa propre plume -- l'indice qu'il s'agissait d'un faux. 13:98 Parmi les signataires, il avait relevé : « La Cité catho­lique ». Et il éprouvait le besoin d'expliquer : « *La Cité catholique* dont la revue *Verbe* (qui s'appelle maintenant *Permanences*), dirigée par M. Ousset, est bien connue. » Pénible artifice que cette parenthèse : la revue *Verbe* « qui s'appelle maintenant *Permanences* ». La revue *Verbe* a cessé de paraître en juin 1963 ; à la même date, *La Cité catholique* a cessé d'exister en tant que telle et sous ce nom. Si donc Jean Ousset avait signé en 1965 le « libelle adressé aux évêques » il ne l'aurait évidemment pas signé du nom d'un organisme, LA CITÉ CATHOLIQUE, qui n'existe plus depuis plus de deux ans. Une telle remarque n'exige pas des facultés intellec­tuelles hors de portée d'un « informateur religieux » du modèle ordinaire. Du moins, on le supposait. Seulement, Henri Fesquet, au sortir de son entrevue avec ceux qui lui communiquèrent ce « document » était chauffé à blanc, gonflé à bloc, et pressé. Il était pressé de livrer à la réprobation universelle et au mépris public « *tant de passion, d'aberration, de haine, et pour tout dire, d'ignorance et de bêtise* ». Ces aimables qualificatifs demeurent en suspens et n'ont plus de destinataires. A moins qu'ils ne retombent sur le nez de celui qui les a crachés en l'air. Car on pourrait malaisément affirmer qu'en diverses occurrences, et précisément en celle-là, Henri Fesquet ait fait preuve « *de calme, de rectitude, d'amour, et pour tout dire, de science et de discernement* ». Riposte\ de Jean Madiran Le 17 octobre, Jean Madiran envoyait au directeur du *Monde* la lettre suivante : 14:98 > MONSIEUR LE DIRECTEUR, L'article de M. Fesquet paru en pages 1 et 8 du *Monde* (17-18 octobre) porte contre la revue *Itiné­raires* et contre son directeur Jean Madiran une accusation injurieuse, calomniatrice, entièrement fausse. Ni la revue *Itinéraires* ni son directeur n'ont signé de « libelle adressé aux évêques » au sujet de la déclaration conciliaire sur les Juifs. Pour qu'il ne subsiste aucune équivoque, je précise que ni la revue *Itinéraires* ni son directeur ne se sont associés à aucune démarche collective, n'ont signé aucun texte d'aucune sorte contre le Concile, contre le Souverain Pontife, contre la déclaration sur les Juifs ou contre aucun autre schéma conci­liaire. Je suppose que votre rédacteur a été victime d'une provocation. Il aurait pu du moins procéder aux vérifications d'usage avant de lancer, et avec quel éclat, et en quels termes (« haine, ignorance, bêtise »), une « information » aussi gravement calomniatrice. Je vous requiers d'insérer intégralement la pré­sente lettre, sous le même titre, en mêmes carac­tères et en même place, c'est-à-dire en première page. Je pense que vous conviendrez aisément qu'une telle réparation va de soi, et reste modeste. Veuillez agréer, Monsieur le Directeur, les assurances de mon attentive considération. Jean MADIRAN. Riposte\ de Jean Ousset De son côté, Jean Ousset écrivait le 18 octobre au directeur du *Monde :* 15:98 > MONSIEUR LE DIRECTEUR, M. Henri Fesquet dans un article du *Monde* (17-18 octobre 1965) intitulé « La déclaration sur les juifs provoque une satisfaction qui n'est pas toujours sans réserves », fait allusion à un « libelle de quatre pages » qu'auraient reçu les Pères du Concile. Libelle de protestation contre les récents débats conciliaires sur les juifs qu'auraient signé « trente et un mouvements catholiques », parmi lesquels... « la Cité Catholique » ;... dirigée par Jean OUSSET. Or il se trouve que ni la Cité Catholique-Verbe, ni Montalza, ni Permanences, ni moi-même n'avons signé, produit ou diffusé texte pareil. Bien plus, nous l'ignorions ; et nous n'avons connu son exis­tence que par l'article de M. Fesquet. C'est donc avec la plus ferme insistance que je vous demande, Monsieur le Directeur, de publier cette protestation contre l'usage de ce libelle pro­vocateur. Croyez, Monsieur le Directeur, à l'expression, etc. Jean OUSSET. Premier démenti\ du « Monde » Sous un titre anodin, disant seulement : « Des démentis de MM. Madiran et Ousset » *Le Monde* du 19 octobre public ceci : M. Jean Madiran, directeur d'*Itinéraires*, dément qu'il ait signé le pamphlet distribué aux pères du concile et dont, avec d'autres, notre journal a signa­lé la diffusion dans son numéro daté du 17-18 octobre. « *Ni la revue* Itinéraires*, ni son directeur, nous écrit-il, n'ont signé de* « *libelle adressé aux évêques* » *au sujet de la déclaration conciliaire sur les juifs.* 16:98 « *Pour qu'il ne subsiste aucune équivoque, je précise que ni la revue* Itinéraires *ni son directeur ne se sont associés à aucune démarche collective, n'ont signé aucun texte d'aucune sorte contre le concile, contre le souverain pontife, contre la décla­ration sur les juifs ou contre aucun autre schéma conciliaire.* » M. Ousset, qui dirige *la Cité catholique,* nous prie également de préciser que ni lui ni son mouvement n'ont jamais signé le libelle contre la déclaration sur les juifs, dont, dit-il, il a appris l'existence en lisant *le Monde.* La lettre de Jean Madiran au directeur du *Monde* n'était pas publiée intégralement. Celle de Jean Ousset ne l'était pas du tout. La mention : « Jean Ousset qui dirige LA CITÉ CATHOLIQUE » était inexacte, LA CITÉ CATHOLIQUE n'existant plus depuis juin 1963. Les noms de *Verbe* et de *Permanences,* qui avaient été traînés dans la boue par l'article du 17 octobre, n'apparaissent même pas dans le « démenti » que *Le Monde,* se substituant arbitrairement à Jean Ousset, a rédigé comme il l'a voulu, au lieu de publier le rectificatif qu'il était requis et tenu de publier. Enfin, ce démenti n'était imprimé par *Le Monde* ni en mêmes caractères ni en même, place que l'article accusateur. \*\*\* L'accusation lancée par *Le Monde* du 17 octobre n'était pas une simple « information » circulant ici ou là, et à laquelle ce journal aurait fait un écho objectif et imper­sonnel. Il s'agissait d'une prise de position, d'un article signé, rédigé en termes agressifs et polémiques tels que « haine, ignorance, bêtise » (etc.). 17:98 La parution d'un tel article dans *Le Monde* ouvrait aux publications accusées un DROIT DE RÉPONSE, conformément aux usages et à la loi. *Le Monde* a refusé l'insertion inté­grale de ces réponses, en mêmes caractères, à la même place et sous le même titre. Plus encore : *Le Monde* a, de sa propre autorité, restreint le sens et la portée de ces réponses. Il a publié comme simple « démenti » s'adressant à *la cantonade,* et ne s'adressant pas spécialement à *lui-même,* ce qui était à la fois rectification et protestation contre le double caractère erroné et injurieux de l'article du 17 octobre. L'attitude du *Monde* a donc été manifestement arbi­traire, et incorrecte. Il avait accusé à tort, insulté à tort, dans des conditions qui -- sans mettre en cause la bonne foi de personne -- appellent les qualifications objectives d'injure, de diffamation et d'usage de faux. Henri Fesquet avait engagé dans l'accusation son autorité personnelle et son autorité d' « informateur religieux » du journal *Le Monde.* Et *Le Monde* publie simplement des « démentis » inuti­les et arrangés par lui-même, sans excuses ni réparations. La réputation de sérieux et de correction dont jouit ce journal auprès d'une partie du public exigeait, semble-t-il, une autre attitude. Les « Nouvelles de Chrétienté »\ second démenti Le lendemain 20 octobre, *Le Monde* publiait un second démenti, sous le titre ésotérique « A propos d'un pamphlet » : MM\. Lucien Garrido et Charles-Pierre Doazan, qui dirigent Civitec (Civilisation et Technique), précisent -- après MM. Madiran et Ousset -- qu'ils n'ont pas signé le pamphlet contre la déclaration sur les juifs (cf. *le Monde* du 17-18 octobre), qui, soulignent-ils, est un faux. 18:98 Lucien Garrido et Charles-Pierre Doazan avaient été traînés dans la boue par *Le Monde*, du 17 octobre en qualité de directeurs des Nouvelles de Chrétienté. *Le Monde* du 20 octobre s'arrange pour faire état de leur démenti SANS QU'APPARAISSE LE NOM DES *Nouvelles de Chrétienté* QUI AVAIENT ÉTÉ NOMMÈMENT MISES EN CAUSE. *Civitec* (abréviation de : « Civilisation et technique ») est l'organisme éditeur des *Nouvelles de Chrétienté*. Mais rien ne l'indique au lecteur du *Monde*, dont le procédé est ici encore gravement incorrect et arbitraire. *Le Monde* aurait dû publier, comme il en était requis, la lettre de Doazan et de Garrido, dont voici le texte intégral : MONSIEUR LE DIRECTEUR, Nous apprenons par un article de votre chroni­queur, M. Henri Fesquet, dans « Le Monde » du 17-18 courant, que nous aurions signé un « libelle » ou « pamphlet » contre la déclaration conciliaire sur les Juifs. Non seulement nous n'avons pas signé ce texte, mais nous n'en avions pas même connais­sance. Nous avons attendu de l'avoir pour vous répondre, car il nous importait de savoir de quoi il s'agissait exactement. Nous l'avons reçu ce ma­tin 18 octobre, et nous pouvons bien dire une nous n'aurions jamais rédigé un texte de ce genre et que nous ne l'aurions jamais approuvé. Nous avons pu constater cependant que votre chroniqueur s'est employé à le rendre encore moins acceptable en prétendant par exemple, que « le libelle dénombre quinze papes « antisémites » depuis Nicolas I^er^ (neuvième siècle) jusqu'à Léon XIII ». Or le texte ne dit pas cela, mais que des Juifs accusent ces papes d'être « antisémites » ainsi d'ailleurs que les Évangélistes et les principaux Pères de l'Église. 19:98 Ce qui est très différent. Nous sommes donc fondés à suspecter le sens critique professionnel de votre chroniqueur. Également, nous sommes surpris de votre manière de présenter les réponses de Mes­sieurs Madiran et Ousset. Ayant été mis nommé­ment en cause c'est donc en invoquant notre droit de réponse que nous vous demandons de publier intégralement la présente protestation. Selon nous, Monsieur le Directeur, le texte en question est une fabrication et un faux. Votre journal s'honorerait en tout cas en le suggérant. Veuillez agréer, Monsieur le Directeur, l'expres­sion de notre considération distinguée. L. GARRIDO Ch. P. DOAZAN « Le Monde » déclare :\ c'est un faux Bien qu'ayant mutilé les démentis dont il était saisi, et bien qu'il en eût restreint le sens et la portée en les publiant, *Le Monde* se trouvait incité à en tirer la conclusion. Le 21 octobre, sous le titre : « UN FAUX », il déclarait : *Le Monde* a fait état, dans son numéro des 17-18 octobre, d'un tract antisémite distribué à Rome la veille du vote sur la déclaration concernant les juifs. Dès le lendemain, les dirigeants de plusieurs organisations catholiques, portées comme signataires de ce pamphlet, ont démenti qu'ils y aient souscrit, signalé qu'il s'agissait d'un faux (cf. *le Monde* des 19 et 20 octobre) ; ce que confirme notre envoyé spécial à Rome. Ce « pamphlet », qui portait la signature de trente et un mouvements catholiques, a été notam­ment diffusé parmi les évêques de langue fran­çaise, de langue anglaise et de langue espagnole. 20:98 Ce texte a été analysé par le *Messaggero* et *la Stampa* du 15 octobre, qui ont l'un et l'autre nom­mé les organisations françaises soi-disant signa­taires. En outre, dans *le Figaro* du 16-17 octobre, l'abbé Laurentin, expert à Vatican II, en a fait état en des termes d'une extrême sévérité puisqu'il allait jusqu'à évoquer *la Peste* de Camus. Aucun de ces journaux n'a suspecté l'authenticité de ce document. L'archevêque qui a eu l'obli­geance de le prêter à notre envoyé spécial n'a pas, lui non plus, soupçonné qu'il fût un faux, et les évêques que notre collaborateur a pu toucher au cours d'une rapide enquête n'avaient pas non plus de doute à ce sujet, et c'est lui-même qui leur a appris l'origine suspecte du tract. C'est finalement l'information transmise par *le Monde* qui a fait découvrir aussi rapidement la supercherie. A quelque chose malheur est bon ! Ajoutons que le texte français comportait quel­ques fautes ; ce qui tendrait à prouver l'origine étrangère du tract, sud-américaine, dit-on à Rome. Cette déclaration du *Monde* appelle quelques observa­tions : 1. -- Si ce journal n'a pas été correct, en revanche il se montre plus intelligent que *La Croix* et *Le Figaro* qui, eux, n'ont pas immédiatement saisi que la cause était entendue et ont sournoisement tenté -- comme on le verra plus loin -- de continuer à laisser planer l'incertitude et la suspicion. *Le Monde,* lui, déclare sans ambiguïté : C'EST UN FAUX. Il tente même de s'attribuer le mérite d'avoir « fait découvrir aussi rapidement la supercherie » oubliant ainsi et voulant faire oublier qu'il avait lancé et cautionné l'accusation sans procéder à la moindre vérification préala­ble, et qu'il avait violemment ameuté l'opinion publique contre les victimes du faux. De ces victimes, il n'en est plus, question. Ni du préjudice qui leur a été porté. Ni des excuses qu'il eût été normal de leur présenter. 21:98 2. -- Le rôle effectif d'un « archevêque » et de « plusieurs évêques » nous n'y reviendrons pas. On a suffisamment compris que là est l'essentiel : c'est ce qui a donné tant d'assurance à Fesquet, c'est ce qui l'a déchaîné avec une telle violence, laquelle dépassait de beaucoup le niveau habituel de ses vivacités. 3. -- Simple « supercherie » : presque une plaisanterie. *Le Monde* estime n'avoir rien à rechercher ni rien à dire sur une fraude aussi immonde, sur une manœuvre d'intoxication aussi condamnable. Ce journal ne manque jamais de qualifier dans les termes les plus sévères les démarches pourtant les plus *licites* de ceux qu'il nomme « les inté­gristes » ou « la minorité, conciliaire » ou « les évêques d'extrême-droite », y compris les Cardinaux de la Curie : *pressions, mauvaise foi, manœuvres frauduleuses, malhonnêteté,* etc. Mais cette fois-ci, devant le faux et l'usage de faux, calculés pour déshonorer « trente et un mouvements catholiques » il ne manifeste aucune indignation, il n'a aucune protestation. 4. -- D'AUTRE PART, CONCERNANT LES ÉVÊQUES, IL FAUT MAINTENANT POSER LA QUESTION : combien de fausses péti­tions, de faux rapports, de fausses adresses, de faux en tous genres se trouvent présentement entre les mains d'évêques qui « n'en suspectent pas l'authenticité » ? On peut au moins se demander si là ne serait pas la cause de parcimonie invraisemblable dont certains d'entre eux font preuve à notre égard sans que l'on en aperçoive des motifs proportionnés. Dans « Le Figaro » *Le Monde* du 21 octobre rappelait, au sujet du fameux « document » : 22:98 Dans *Le Figaro* du 16-17 octobre, l'abbé Lau­rentin, expert à Vatican II, en a fait état en des termes d'une extrême sévérité... ...mais sans nommer personne. M. Laurentin lance le plus souvent ses attaques les plus violentes sans citer de noms, afin d'éviter les ripostes. *Le Figaro* du 21 octobre (paru donc le lendemain du jour où avait paru *Le Monde* portant la même date, où le faux était enfin dénoncé comme un faux) publiait un article de M. René Laurentin qui contenait les lignes suivantes : Le pamphlet antisémite largement distribué aux Pères est signé de trente et une associations catho­liques ou chrétiennes (...). (Il) révèle ses racines inavouables. Plusieurs des associations signataires ont protesté n'avoir jamais signé ce manifeste, notamment l'Université de Valparaiso (Chili) et plusieurs associations françaises. L'auteur ne serait même pas catholique. On ne sait trop comment il a recueilli ces adhésions : présomptions ou signa­tures de personnes non autorisées... » Cette abracadabrante danse dans le brouillard cherche à sauver quelque chose du faux. La seule chose à dire : *c'est un faux,* est la seule que M. Laurentin prend bien soin de ne pas dire. Il maintient qu'il y a un pamphlet anti­sémite, qu'il est signé, que des adhésions ont été recueillies, peut-être à la légère... A l'heure où écrivait M. Laurentin (et encore aujourd'hui) on ne connaissait pas un seul « signataire » déclarant avoir réellement signé ce « mani­feste ». Mais M. Laurentin dissimule qu'il s'agit d'une provocation. Écrivant pour *Le Figaro* et pour le public français, M. Laurentin tient à INNOCENTER NOMMÉMENT l'Université de Valparaiso (Chili) : mais il se garde d'en faire autant pour les « plusieurs associations catholiques françaises ». 23:98 Car ces catholiques français sont ceux que M. Laurentin poursuit de ses invectives et de ses délations calomnieuses jamais rétractées. Le 27 mai, en la fête de l'Ascension, il s'en prenait au « groupe français qui joue le rôle pilote », « qui refuse par principe le Concile » (*sic*), et à propos duquel il ajoutait cette délation mensongère : « Les bombes morales ont pris le relais de certaines bombes matérielles qui faisaient tant de bruit il n'y a pas si longtemps » (voir *Itinéraires*, numéro 95 de juillet-août 1965, pages 9 et suivantes). Dans les articles de M. Laurentin, les délations calom­nieuses se succèdent en s'ajoutant les unes aux autres : on n'a pas encore d'exemple qu'il ait rétracté même les plus énormes. A cette dénonciation concernant les « bombes », Michel de Saint Pierre a répondu : « Nous voyons bien que de nombreux clercs, de nom­breux laïcs engagés sont victimes de slogans, d'affirmations mille fois répétées (...). Cela dit, nous n'accordons pas les mêmes circonstances atténuantes aux gens de haine, aux calomniateurs systématiques -- ni aux mouchards. » (*Sainte colère*, p. 300.) Dans « La Croix » *La Croix* fait pour la première fois allusion à cette affaire (la première et jusqu'à présent la seule fois), le 21 octobre. Les premiers démentis, déjà décisifs, avaient paru dans *Le Monde* du 19 octobre et dans *Le Monde* du 20. Mais *La Croix* trouvait le moyen d'y faire allusion dans les termes suivants, qui relançaient la suspicion : 24:98 ...Cette condamnation (du « Mouvement catho­lique traditionnel » mexicain par l'archevêque de Mexico) paraît être en rapport avec des informa­tions parvenues de Rome et selon lesquelles la plupart des prélats actuellement à Rome où ils participent au Concile auraient reçu récemment un pamphlet violemment antisémite, signé par un certain nombre d'organisations installées dans 15 pays, dont le « Catholic Traditional Movement » des États-Unis et ses filiales *de France*, d'Italie et du Mexique. Le pamphlet, dit-on, était rédigé en français. Sans doute, *La Croix* n'engageait pas son autorité, comme *Le Monde* l'avait fait le 17 octobre. Ce n'était chez elle qu'une « information » reproduite et non commentée ; énoncée avec un conditionnel dubitatif. Mais une in­formation que *l'on savait fausse* depuis plusieurs jours : elle aurait pu le dire. Elle s'en est bien gardée. Elle a laissé planer l'incertitude et le soupçon. Elle n'a rien précisé ni rectifié les jours suivants. Beau travail. C'est d'ailleurs un scandale évident de parler dans *La Croix* d'un pamphlet que les évêques « *auraient* » reçu. Alors qu'Henri Fesquet, depuis plus de quatre jours, était en contact avec des évêques sur cette question, alors que la nouvelle était publique depuis l'après-midi du 16 octobre (par *Le Monde* daté du 17), on voudrait nous faire admettre que *La Croix* n'avait eu aucune possibilité ni aucun moyen, pendant au moins quatre jours consécutifs, de s'informer elle aussi auprès des évêques ? et qu'elle en était réduite à imprimer un « *auraient* » dubitatif et incertain ? Allons ! qui le croira ? Quant aux *filiales de France* du « Catholic Traditional Movement » américain que *La Croix* a mises en cause, on peut toujours se demander qui elle entendait ou croyait désigner ainsi, et qui visait la suspicion qu'elle insinuait de cette manière. On n'aura sans doute jamais de réponse. \*\*\* 25:98 Il y a d'autres anomalies dans le même entrefilet de *La Croix.* En son début, il annonçait que le « Mouvement catholique traditionnel » de Mexico venait d'être condamné par l'archevêque du lieu. Et *La Croix* précisait en propres termes que ce mouvement avait été «* instauré il y a huit jours à peine au Mexique *». Bigre ! Un mouvement « instauré depuis huit jours à peine » peut-il être définitivement CONDAMNÉ par l'autorité religieuse en un délai aussi bref ? Et d'autre part, un mouvement qui, à la date du 21 octobre, est « instauré depuis huit jours à peine » au Mexique, a-t-il vraiment pu signer un « manifeste » qui était à Rome, entre les mains des évêques, dès le 15 octo­bre, et très vraisemblablement quelques jours plus tôt ? Les lecteurs de *La Croix* avalent-ils vraiment sans sourciller des choses de ce genre ? Les responsables de ce journal n'ont-ils véritablement rien aperçu de suspect dans l' « in­formation » qu'ils reproduisaient ? \*\*\* Et pourquoi publier cette « information » ? Pour « informer » ? Mais si *La Croix* estimait utile d'INFORMER ses lecteurs sur la condamnation d'un mouvement de Mexico, elle pouvait, elle devait, soit le 21 octobre, soit les jours suivants, élucider toutes ces incertitudes et donner à ses lecteurs une INFORMATION cohérente et vérifiée. *Elle ne l'a pas fait*. Il lui a suffi de parler, au conditionnel, d'un mouvement « traditionaliste » condamné, qui « aurait » signé un affreux libelle, en compagnie des « filiales de France ». 26:98 Dieu seul connaît les intentions. Mais il y a les faits. Publier une telle « information » sans apporter en même temps ou les jours suivants les précisions et éclaircissements requis, avait pour *unique résultat* de faire planer une atmosphère de suspicion et de condamnation sur ceux que l'on appelle, à tort ou à raison, les « traditionalistes ». Telle est la place qu'a tenue, tel est le rôle qu'a joué *La Croix* dans la provocation. On peut se souvenir à ce propos qu'il y a quelques mois, et cette fois dans un éditorial, *La Croix* annonçait ou appelait sur la France une nouvelle affaire d'Action fran­çaise (texte cité et commenté dans notre numéro 95 de juillet-août 1965, pages 2 et suivantes). « La France catholique »\ et « L'Homme nouveau » Spontanément, sans en avoir été priés, les journaux *La France catholique* et *L'Homme nouveau* ont aussitôt fait état des démentis, spécialement de celui de la revue *Itinéraires,* dont ils ont reproduit les deux alinéas qui avaient paru dans *Le Monde.* Ni *L'Homme nouveau* ni *La France catholique* n'étaient aucunement concernés par le faux. Ils n'étaient ni visés ni suspects. Ils n'avaient pas été portés au nombre des « signataires ». Ils n'avaient pas participé à la campagne d'intoxication. Ils auraient pu s'en laver les mains et ignorer une affaire qui n'était la leur d'aucune manière. Ces deux journaux ont estimé pourtant que l'honneur de catholiques diffamés par l'abominable, machination était tout de même leur affaire à eux aussi ; que c'était une question de justice et de vérité, et de ce fameux « respect des personnes » dont ceux qui parlent le plus bruyamment sont aussi, malheureusement, ceux qui s'en moquent par leurs actes avec tant de facilité. 27:98 *La France catholique* et *L'Homme nouveau* ont spontanément accompli ce qui eût été la FONCTION et le DEVOIR d'un quotidien catholique, s'il en existait un en France qui soit le quotidien de tous les catholiques. Et ce que *Le Figaro* lui-même aurait probablement tenu à honneur de faire, si ses rubriques religieuses n'étaient colonisées par les sectaires que l'on sait. Conclusion provisoire A l'heure où nous écrivons ces lignes, la situation est la suivante : 1. -- *Aucun* « *signataire* » *du* « *manifeste anti-sémite* » *n'a confirmé l'authenticité de sa signature.* 2. -- *Tous ceux des* « *signataires* » *qui ont fait connaître leur position, ce fut pour protester contre le faux dont ils étaient victimes.* 3. -- *Plusieurs des mouvements* « *signataires* » *paraissent avoir une existence incertaine ou fictive.* \*\*\* Mais ces constatations, ni le lecteur de *La Croix* ni le lecteur du *Figaro* ne peuvent les connaître : ces deux journaux ont jugé utile de les dissimuler. #### Deux lettres à Henri Fesquet Le cas personnel d'Henri Fesquet, les entrées dont il dispose, les cautions qu'il invoque, les appuis dont il bénéficie, l'insolence avec laquelle il s'en sert, jugeant de haut tout le monde dans l'Église, y compris les Cardinaux, voire le Pape, tout cela appellerait de longs commentaires. 28:98 Voici du moins la lettre que lui écrivit Jean Madiran dès le 17 octobre : MONSIEUR, La revue *Itinéraires* et son directeur sont donc inscrits par vous dans la rubrique de « la haine, l'ignorance, la bêtise » (venant de vous, c'est amu­sant), et au nombre de ceux qui « se sont coalisés pour essayer de bâillonner le Concile ». Bâillonner le Concile, pas moins ! Vous êtes soit l'auteur, soit le complice, soit plus probablement la victime -- la facile victime -- d'une immonde provocation. Le « libelle aux évêques » contre la déclaration sur les Juifs, je ne l'ai pas signé. Je n'ai même pas connu son existence avant de l'apprendre par votre article. Non seulement je ne l'ai pas signé, mais il est évident que la plupart des autres signataires que vous dénoncez ne l'ont pas signé non plus. Vous auriez pu le savoir. Vous l'auriez même dû. Un « informateur religieux » est supposé infor­mé des choses et des gens dont il parle. A défaut, il procède aux vérifications d'usage avant de publier des accusations aussi énormes. Votre excuse, si c'en est une, est de vous être conditionné vous-même par les fables que vous racontez sur notre compte. Mais ni cela, ni vos injures, n'ont rien à voir avec la tâche d' « information » que vous prétendez assumer. Votre journal aura à publier mon démenti. Mais vous, personnellement, je suis curieux de voir à quelle sorte d'excuses publiques vous vous sentirez tenu en conscience, après avoir véhiculé, avec tant d'éclat, une telle vilenie. Je vous assure, Monsieur, de ma toujours très attentive considération, Jean MADIRAN. 29:98 Henri Fesquet répondit par une lettre non datée com­portant la mention -- « *lettre à ne pas publier* ». Nous ne la publierons donc pas. Seconde lettre de Jean Madiran à Henri Fesquet, le 26 octobre : MONSIEUR, Je suis très spécialement sensible au fait que vous m'appeliez : « mon cher Madiran », mais je me demande sous quel rapport cette appellation prend un sens. Sous le rapport même, sans doute, qui me permettrait de vous appeler « mon cher Fesquet » : la commune appartenance à l'espèce humaine, c'est le sens du mot « prochain » chez saint Thomas, et la fraternité chrétienne de fils adoptifs du même et seul Dieu. Je ne récuse évidemment pas cette double communauté entre nous, naturelle et surna­turelle. Elle me paraît même une communauté beaucoup plus objective, beaucoup plus réelle que celle à laquelle vous faites allusion. Nous avons en commun la même foi, me dites-vous. Je n'en suis pas sûr. J'ai vérifié que je n'ai pas la même foi que M. René Laurentin. Cette vérification sur pièces a été produite dans *Itinéraires* et, à ma connaissance, n'a pu être contestée. Bien entendu je parle de la foi que M. Laurentin professe dans plusieurs de ses écrits, et non de celle qu'il professe en son cœur devant Dieu, que nous ne connaissons pas. N'allez pas croire pourtant que, par le détour de cet exemple, je veuille vous assimiler en quelque manière à M. Laurentin : malgré son doctorat ès lettres et son doctorat en théologie, qu'il fait réson­ner comme un tambour aux oreilles des populations assemblées, afin que nul n'en ignore, je vois une très grande différence entre lui et vous, entière­ment à votre honneur. Je voulais seulement préci­ser quelle communauté je me reconnais en tout cas avec vous, et comment je l'entends. 30:98 Mais l'usage est de réserver le « cher » aux êtres qui nous sont chers à un titre supplémentaire, et auxquels nous portons, à l'intérieur de la charité universelle, une affection plus proche et plus marquée, une prédi­lection dont je n'ai encore aperçu ni l'existence chez moi à votre égard, ni les effets venant de vous à mon adresse. Les députés de je ne sais quelle République se donnaient du « cher », paraît-il, et se tutoyaient dans l'intimité de la buvette après s'être déchirés à la tribune. En revanche j'ai connu deux camarades de classe et de jeux qui se tutoyaient depuis toujours et qui, entrés dans le même couvent, s'appelaient « Père » et se disaient « vous ». Je n'aime pas l'affection qui s'affiche dans les mots davantage qu'elle ne s'exprime dans les actes, et je suis souvent resté perplexe devant les mœurs actuelles, où l'on semble croire souvent que le devoir chrétien d'exemple et d'apostolat consiste à mettre en scène la manifestation extérieure, et principalement verbale, de sa propre charité. Mais je n'ai dessein d'imposer à personne mon propre sentiment sur ce point. Je vous prie seulement d'avoir, la bonté de souffrir que je continue, jusqu'à ce que nos relations soient éventuellement deve­nues différentes de ce qu'elles sont, à vous appeler Monsieur. Donc, Monsieur, Vous vous considérez comme l'une des *victimes* du faux en question. J'en tombe d'accord, et je vous l'avais dit dans ma lettre précédente. Victime vous avez été, et même facile victime : néanmoins, vous reconnaîtrez, je pense, que vous n'êtes pas du tout victime au même titre ni de la même manière que ceux sur lesquels vous avez appelé la plus éner­gique et la plus totale des réprobations publiques. Il ne me semble pas, mais vous voudrez bien me détromper si je suis dans l'erreur, que j'aie lieu en cette affaire de vous présenter mes regrets ou mes excuses. L'inverse n'est peut-être pas aussi assuré que vous paraissez le croire. 31:98 Vous me demandez si je puis vous indiquer une méthode permettant de vérifier en deux heures l'authenticité d'un texte. Deux heures est, selon vous, le délai normal dont dispose dans son travail le journaliste écrivant pour un quotidien. Vous me voyez confus : je l'ignorais. Cette précision supplé­mentaire m'aidera certainement à mieux compren­dre la valeur des informations que je lis dans les journaux. Vous devriez la communiquer à l'en­semble de vos lecteurs pour guider la juste estime en laquelle ils peuvent tenir votre travail. Oserai-je vous avouer pourtant que je connais une méthode ? En retardant l'information d'un jour, vous dispo­sez déjà de vingt-six heures. En la retardant de deux jours, vous en avez cinquante. Et que pense­rait le public d'une telle temporisation ? Eh ! bien, demandez-le lui clairement. Posez-lui la question. Elle se formule ainsi, il me semble : *le lecteur* (et en l'occurrence le lecteur du MONDE) *préfère-t-il avoir le jour même une information non vérifiée, ou avoir seulement le lendemain une information certaine ?* Ajoutez-y, s'il vous plaît, qu'en ce qui vous concerne il ne s'agissait pas simplement de retransmettre une information, mais de formuler du même coup, dans le même délai de deux heures, un jugement catégorique et définitif, signé de votre main, et portant une grave atteinte à la réputation morale et chrétienne de plusieurs personnes nom­mément désignées. On pourrait aussi demander l'avis de votre distingué directeur, M. Hubert Beuve-Méry, qui a fait en divers lieux quelques confé­rences très doctes, et d'une très haute inspiration, sur des sujets fort voisins de celui-là. Je vous remercie très vivement, en revanche, de me confirmer avec tant de précision que des évê­ques qui déclarent lire habituellement *Itinéraires* ont trouvé tout à fait vraisemblable et normal de découvrir ma signature au bas d'un texte accusant des Pères du Concile d'être « vendus simoniaque­ment au Veau d'Or des Juifs » et le Pape d'être un « anti-Pape ». Les réflexions que m'inspire ce dont vous portez témoignage, c'est à d'autres que vous que j'aurai l'honneur de les soumettre. 32:98 Enfin vous me parlez pour la première fois de « votre » idée d'une messe mensuelle qui réunirait Debray, Montaron, Fabrègues, Madiran, Fesquet, etc. Il n'y a pas de droit de propriété sur les idées. Celle-là, vous la faites vôtre, elle l'est donc, et je vous en félicite. Peut-être est-ce pousser les choses un peu loin que d'aller jusqu'à me demander ce que j'en pense. Ce que j'en pense est public depuis 1956, année où j'ai mis en avant cette proposition. Cela me valut d'être couvert de crachats, et de vigoureuses réponses, dont l'une me déclarait : « Aller à la messe avec vous ? Jamais ! » Il semble donc que l'idée ait fait lentement son chemin. Sans doute ma personne même lui avait initialement fait du tort, car il est évidemment im­pensable qu'en aucun domaine je puisse être cré­dité par certains -- et notamment par vous -- d'une seule idée juste. Avec quelques autres, selon un mot célèbre et fort exact, récemment repris à sa manière par le P. Congar, je suis un « chien » dans la communauté chrétienne, habituellement et à bon droit traité comme tel. En raison de cet état d'indignité inguérissable où je suis établi, vous comprendrez que je ne veuille pas *compromettre* votre projet par une adhésion prématurée. J'en serai de tout cœur : mais le der­nier, si cette place du moins, par une faveur insi­gne de vous et de vos pairs, m'est un jour consentie. Je vous prie d'agréer, Monsieur, les vœux que je forme pour le succès surnaturel de votre initiative, Jean MADIRAN. 33:98 ## ÉDITORIAL ### Prêtres au travail C'EST PAR LE « France-soir » du dimanche, c'est par le *Journal du dimanche* du 24 octobre que l'on a appris le recommencement de l'expérience. La nouvelle avait été lancée par un communiqué aux journalistes éma­nant de l'Assemblée plénière de l'épiscopat français. *La Croix, Le Monde, Le Figaro* y consacraient d'importants articles, voire des pages entières, dès le lundi. L'opinion publique était saisie et à nouveau passionnée. Presque simultanément était formulée la recommanda­tion d'éviter toute publicité tapageuse autour de la décision de renvoyer des prêtres au travail. Mais quelle publicité serait plus tapageuse que la première page des journaux ? Une nouvelle forme de promulgation des décisions tend à entrer en vigueur : la promulgation par communiqué à la presse. Elle comporte des avantages et des inconvénients. Mais elle ne peut évidemment comporter en même temps des avantages qui sont incompatibles entre eux : par elle, on ne peut obtenir à la fois la publicité et la discrétion. La fonction même d'un communiqué aux journaux est de mettre en mouvement l'opinion publique. On nous précise, dans *Le Monde* du 26 octobre, qu' « il n'a jamais cessé d'exister en France des prêtres travaillant soit à mi-temps, soit même à plein temps » « avec l'auto­risation de leur évêque » et que « dans l'ensemble du pays ces prêtres sont environ au nombre d'une trentaine ». Cela s'est fait dans la discrétion et sans communiqués aux jour­naux. Puisqu'il s'agit maintenant d'autoriser « un petit nombre de prêtres » à travailler en usine, et puisque l'au­torisation ne sera donnée qu'après une « préparation appro­priée » c'est-à-dire point dans l'immédiat, la raison du communiqué à la presse n'apparaît pas clairement. Il y a aujourd'hui une trentaine de prêtres « au travail » dans de petites entreprises ou dans l'artisanat. 34:98 Dans un an (si la « préparation appropriée » est accélérée au point de s'accomplir en une seule année), il y aura une trentaine ou une centaine de prêtres de plus au travail, cette fois dans les usines et sur les chantiers. Pourquoi un communiqué-choc, en première page de *La Croix,* pour une mobilisation aussi limitée et aussi lointaine, et à laquelle on veut en outre éviter toute publicité ? Le communiqué a eu l'effet d'un appel à l'opinion. Il était adressé à une presse qui, dans sa plus grande partie, a toujours déploré ou critiqué la décision romaine arrêtant l'expérience des prêtres-ouvriers, avec un éventail de nuances réprobatrices allant de la résistance passive à l'in­surrection larvée. Il est donc tombé, ce communiqué, dans le contexte d'une contestation générale des mesures et des enseignements attribués (à tort ou à raison) à Pie XII, ce Pape dont l'attitude scandalise aujourd'hui TOUS les catho­liques, s'il faut en croire la *Revue de l'Action populaire* et le P. Robert Bosc. Que le retentissement d'un tel com­muniqué n'ait pas été voulu, ou qu'il ait au contraire été cherché, il était en tout cas inévitable. Et si le retentissement passionné que l'on a obtenu n'était pas prémédité, s'il résulte en quelque sorte d'une fausse manœuvre, il sera utile de porter une attention vigi­lante à tout le contexte dans lequel nous nous trouvons en fait, que nous le voulions ou non. Une entreprise aussi déli­cate n'aurait pas besoin de beaucoup de fausses manœuvres pour tourner, une seconde fois, au désastre. Sur le fond :\ « pour » ou « contre »\ les prêtres au travail ? Sur la compatibilité ou l'incompatibilité entre le minis­tère sacerdotal et le travail en usine à plein temps, nous sommes hors d'état de nous prononcer. Pie XII ne semble pas avoir vu d'incompatibilité absolument radicale, puis­qu'il avait d'abord autorisé l'expérience. C'est Jean XXIII, contrairement à ce que l'on croit souvent, qui a prononcé que « le travail en usine ou en chantier est incompatible avec la vie et les obligations sacerdotales » (11 juin 1959). Il arrive fréquemment que l'on invoque « l'esprit de Jean XXIII » pour cautionner quantité de choses diverses et notamment l'expérience des prêtres-ouvriers : en réalité, « l'esprit de Jean XXIII » est entièrement opposé au tra­vail à plein temps des prêtres en usine, il y est opposé beau­coup plus radicalement que ne le fut jamais Pie XII lui-même. 35:98 Jean XXIII avait impérativement recommandé, en juin 1959, de créer, pour l'évangélisation du monde ouvrier, des Instituts séculiers composés de prêtres et de laïcs, ces der­niers travaillant en usine. Les réalisations en ce domaine, si elles ont existé, n'ont pas fait l'objet de communiqués à la presse. On avait généralement compris que le Pape voulait voir se développer une action analogue à celle du P. Loew, lequel, on le sait, n'a guère réussi à convaincre la tendance qui est dominante dans les milieux dirigeants du catholicisme français. Plutôt que d'entreprendre l'apostolat ouvrier dans ces perspectives, plusieurs préférèrent le décla­rer partiellement suspendu ou partiellement paralysé tant que n'aurait pas été levée l'interdiction des prêtres-ouvriers ; et en attendant, on se mettait à ostensiblement regarder *ailleurs.* Publiant en 1959 le livre du P. Loew intitulé *Jour­nal d'une mission ouvrière,* les Éditions du Cerf trouvaient le moyen d'y ajouter cette note liminaire (c'est nous qui soulignons) : « Certains faits de misère et d'inhumanité de la condi­tion ouvrière relatés au cours de ces pages ont reçu de très réelles et heureuses améliorations (...). Ce qui était vrai dans un port comme Marseille l'est toujours aujourd'hui et risque de l'être demain encore plus tragiquement dans les villes qui s'industrialisent à vitesse accélérée en Afrique noire, en Amérique du sud, en Asie. *C'est là-bas qu'il faut, désormais, porter son regard, son cœur, son effort :* de ce nouveau prolétariat naissant, nous sommes, nous les por­teurs de la technique, responsables. Ce qui était affreuse­ment vrai hier, chez nous, le sera demain, mille fois davan­tage, là-bas. » La part de vérité que comportent de telles remarques était donc utilisée par les propres éditeurs de l'ouvrage du P. Loew pour présenter en substance le livre comme n'ayant plus qu'un intérêt historique, rétrospectif, alors que l'au­teur apportait au contraire de profondes remarques, fruit de son expérience, sur l'évangélisation actuelle du monde ouvrier en France. 36:98 Bref, les formes et méthodes d'évangélisation ouvrière qui étaient recommandées par le Pape ne connaissaient en France aucune faveur. A haute voix, à mi-voix, et de toute sorte de manière, on exposait soit à la cantonade, soit au Saint-Siège, que l'apostolat ouvrier resterait gravement diminué tant que ne reviendraient pas les prêtres-ouvriers. Les dirigeants de l'A.C.O. (Action catholique ouvrière) mul­tipliaient, année après année, les réclamations contre les directives de Pie XII et de Jean XXIII : c'est leur secré­taire général Félix Lacambre qui le rappelle lui-même dans *La Croix* du 27 octobre et dans *Témoignage chrétien* du 28 octobre, et qui souligne que la victoire a été enfin obte­nue. Voici donc les « prêtres au travail ». Quelles qu'aient été les pressions, qui rappellent au­jourd'hui leur long effort et qui savourent ostensiblement leur triomphe, c'est l'autorité légitime et responsable qui entreprend cette « modeste relance » de la « grande aven­ture » pour employer les termes du journal *Le Monde.* La décision prise dépasse de toutes façons, quant au fond, nos possibilités d'appréciation et le champ de nos compétences. Le fond de la question (suite) :\ le choix du terrain Le fond de la question, c'est secondairement, mais c'est encore le choix du terrain pour l'apostolat sacerdotal en milieu ouvrier. Ce choix est par nature apostolique et relève entièrement, lui aussi, de ceux qui en ont la charge. Toute­fois il s'applique à un objet matériel qui relève de la socio­logie (et de la psychologie sociale) : l'usine est-elle, mieux que d'autres, le lieu et le moment de la vie ouvrière où l'on peut atteindre les ouvriers pour leur annoncer la bonne nouvelle de l'Évangile ? ([^3]) 37:98 Question annexe : le prêtre qui se fait ouvrier, suffira-t-il qu'il soit embauché comme manœuvre, ou est-il souhai­table qu'il devienne P1, P2, P3 ? Sur ces questions et sur d'autres voisines, il est licite, croyons-nous, d'avoir une libre opinion et de l'exprimer. Par déférence, il nous paraît plus convenable d'en remettre l'expression à d'autres temps. Parenthèse :\ les prêtres-patrons Avec un certain humour (innocent ou non), plusieurs demandent s'il ne conviendrait pas d'avoir aussi des prê­tres-patrons. Mais c'est un humour qui en l'occurrence tombe à plat. Il existe depuis longtemps des prêtres-patrons dans certains secteurs de l'économie capitaliste ; justement dans les secteurs les moins « évolués » quant à l'organisation professionnelle et sociale, les plus proches du capitalisme libéral dans toute son horreur : la presse et l'édition. Ils y dirigent -- soit ouvertement, soit a l'abri d'un conseil de figurants laïques -- d'importantes entreprises où sont in­vestis des capitaux considérables. On n'a pas encore, à notre connaissance, étudié systé­matiquement le résultat de « l'expérience des prêtres-patrons » au double point de vue de l'évangélisation du milieu et du progrès social. Ce serait peut-être une étude éclairante. L'opportunité Fallait-il autoriser la nouvelle expérience en France et en ce moment ? Le P. Wenger a aussitôt écrit dans *La Croix* du 27 octo­bre que c'est « une décision dans l'esprit du Concile ». Mais le Concile lui-même est « dans l'esprit de Jean XXIII » -- et c'est Jean XXIII qui s'était le plus rigoureusement opposé au travail à plein temps des prêtres. Ces sortes d'extrapo­lations assez gratuites qui finissent par faire entrer tout ce que l'on voudra « dans l'esprit » de tout ce que l'on voudra sont des formules de propagande qui aboutissent parfois -- comme dans le cas présent -- à des cercles vicieux. On préférerait ne pas trouver de telles approximations dans *La Croix*. 38:98 L'opportunité de la décision est une opportunité pasto­rale, pesée par l'épiscopat français. A ce niveau, elle échappe entièrement à notre appréciation publique. Au demeurant, la décision est prise. Voudrait-on revenir sur elle (mais il n'en est aucunement question) avant que l'expérience ait suivi son cours, on ne le pourrait plus, à cause de la situa­tion créée par le communiqué aux journaux. Une décision qui n'aurait pas fait l'objet d'une telle publicité aurait pu être rapportée ou suspendue sans grande difficulté si des circonstances inattendues, ou la leçon des premiers résul­tats, l'avaient suggéré. Avec la publicité massive qu'elle a reçu dans *La Croix* et dans toute, la presse, il devient quasi­ment impossible de revenir sur cette décision avant plu­sieurs années. Il faut aller jusqu'au succès complet ou jusqu'à l'échec total. On ne sait pas encore en quoi pourra consister le succès d'une telle entreprise, puisqu'il n'y a pas de précédents. On sait très bien, en revanche, car il y a un précédent, quel est le risque d'échec. Ce n'est pas un échec ordinaire, comme en ont connu depuis deux mille ans toute sorte d'initia­tives apostoliques. C'est un désastre : plus de la moitié de l'effectif des prêtres séculiers engagés dans l'opération qui, d'un seul coup, quittent l'Église. Rappelant plus ou moins cavalièrement ce que fut l'histoire des prêtres-ouvriers, les journaux ont en général omis de donner cette précision que d'ailleurs presque tout le monde semble avoir oubliée. Le plus grand, le plus net désastre connu par l'Église depuis longtemps ou depuis toujours, compte tenu du peu d'années qui suffirent à le consommer. On s'engage sur un terrain où le risque est immense, et tragique. Ce n'est d'ailleurs pas le seul risque. La première expérience des prêtres-ou­vriers a servi à faire entrer dans l'Église, et quelquefois très loin, les conditionnements psychosociaux du marxisme communiste. L'appréciation de l'ampleur qu'a pu prendre ce dernier phénomène est plus malaisée ; d'autres causes ont joué aussi. On a généralement évité d'en parler, et plus encore d'en faire l'étude et l'évaluation. Les cheminements ont été, au demeurant, le plus souvent souterrains... Les difficultés :\ l'engagement syndical Si nous n'avons pas compétence pour apprécier la décision quant au fond et quant à l'opportunité, nous pouvons du moins soupeser certaines difficultés de l'entreprise. Sinon les difficultés spirituelles, du moins les difficultés d'ordre sociologique. 39:98 La première tient à l'engagement syndical des prêtres au travail. Dans *Le Figaro* du 25 octobre, M. René Lauren­tin révélait qu'il avait été au nombre des experts ayant participé aux travaux qui préparèrent la décision. Et il expliquait que le prêtre au travail doit se syndiquer pour rendre authentique son appartenance au monde ouvrier : car « dans ces milieux » précisait-il, on n'est point tenu pour un « *ouvrier normal et complet* » si l'on n'est pas syndiqué. C'est assurément une grande catastrophe que M. Lau­rentin ait été écouté et entendu, au titre d'expert, sur une question dont il ignore malheureusement le premier mot. En France, *quatre ouvriers sur cinq* (oui : quatre sur cinq) *ne sont pas* syndiqués ([^4]). On pourrait dire -- mais ce n'est pas ce que dit M. Lau­rentin -- que ce cinquième de la population ouvrière doit être tenu pour l'élite du monde ouvrier ; et que l'on pense d'abord à évangéliser ou du moins à « contacter » l'élite. Mais il faudrait savoir si l'élite ouvrière est la même chose que l'élite syndicale. Il faudrait savoir s'il existe une seule élite ouvrière ; ou si, parmi les diverses formes d'élite ou­vrière, l'élite syndicale est forcément et toujours la plus représentative, humainement la plus digne de considéra­tion, socialement la plus qualifiée... Autant de questions auxquelles la sociologie catholique officielle, en France, n'est pas actuellement en état d'apporter des réponses sé­rieuses. -- D'autre part, veut-on, en partageant leur vie, évangéliser les plus nombreux et les plus pauvres, ou bien la minorité syndicale militante ? On nous parle de ces deux choses distinctes comme si elles n'en faisaient qu'une. Ces cafouillages au chapitre de la géographie sociale peuvent avoir une terrible importance pratique. 40:98 Le prêtre au travail sera donc syndiqué, mais il « s'abstiendra de prendre des responsabilités dans l'action syndi­cale et politique à quelque niveau que ce soit ». Cette pré­caution manifeste une grande sagesse ([^5]) ; il y aura pour­tant une difficulté inextricable à la mettre en application sur le tas, du moins à partir du moment -- qui ne viendra peut-être pas tout de suite -- où les militants communistes commenceront à vouloir prendre en main les prêtres au travail comme ils l'avaient fait pour les prêtres-ouvriers. Militants qui d'ailleurs pourront très bien ne pas apparaître eux-mêmes comme des « responsables » : ce n'est pas toujours le responsable en titre qui mène réellement dans l'usine l'action syndicale ou politique. Un exemple entre cent. Quand une délégation ouvrière sera envoyée à la direc­tion, le prêtre au travail sera sollicité d'en être membre. Il ne doit accepter aucune responsabilité syndicale ? On lui fera valoir que la délégation ne comporte pas uniquement des responsables syndicaux. Puis on lui demandera de parler au nom de la délégation : pas besoin non plus d'être responsable. On lui dira : -- Tu as fait des études. Tu parles mieux que nous. Toi, tu sauras parler au patron. On ne te demande pas d'accep­ter un poste de responsabilité. Mais tu ne vas pas nous lais­ser tomber ? Voici ce qu'il faut dire... S'il refuse, lui qui s'est syndiqué pour mieux apparte­nir au monde ouvrier et pour en partager la vie, s'il refuse ce que tout syndiqué de base est susceptible d'accepter, s'il refuse cette participation, alors on saura lui faire com­prendre que désormais son adhésion syndicale ne trompe­ra plus personne. S'il accepte, il aura fait le premier pas dans une certaine *pratique* concrète où il ne manquera jamais plus de compagnons, de soutiens, d'encouragements, de guides. Le Parti communiste a lui aussi ses « experts » : mais qui connaissent infiniment mieux leur travail que M. Lau­rentin ne connaît la question. Les difficultés (suite) :\ une formation appropriée Il est stupéfiant, mais constatable, que tout le monde parle de tout, et même des prêtres au travail, comme si le Parti communiste n'existait pas ; et de l'échec de la pre­mière expérience des prêtres-ouvriers, comme si le Parti communiste n'en avait pas été l'auteur principal et l'ins­trument décisif. 41:98 La formation appropriée que recevront les prêtres avant d'aller au travail comportera des Parties essentielles, d'ordre spirituel, sur lesquelles nous n'avons pas compétence. Mais peut-être cette formation préalable fera-t-elle une place à la connaissance des réalités de l'action communiste sur le terrain. Sur ces réalités, l'étude même sérieuse de la « philoso­phie marxiste », de l' « athéisme marxiste » de l' « idéo­logie matérialiste » ne procure aucune lumière. Or la pensée catholique officielle, aujourd'hui, est abso­lument désarmée en face de l'action concrète du commu­nisme sur le terrain. Elle ne connaît strictement *rien* de ce que nous avons nommé la « pratique de la dialectique » et la « technique de l'esclavage ». Elle n'en soupçonne même pas l'existence. Ce n'est pas M. Laurentin qui pourra éclairer sur ce point les futurs prêtres au travail. Ce n'est pas non plus l'école du P. Congar ou celle du P. Chenu, ce dernier ayant été « réhabilité » ès qualités de théologien des prêtres-ouvriers, ce qui apparaîtra demain aux historiens comme un trait d'humour noir. Quoi qu'il en soit par ailleurs de leurs aptitudes théologiques, qui sont hors de notre présent propos, leur méconnaissance de la réalité communiste est radicale et complète. Leur pensée ne présente pas en la matière un déficit purement négatif, une simple ignorance de la question. Les deux derniers cités ont positivement des conceptions du communisme qui conduisent à tomber tout droit dans les pièges de la propagande, de la mise en condi­tion, des manœuvres les plus classiques de l'appareil. Tout cela a été dit et redit, prouvé et démontré, détaillé et expli­qué, sur pièces, depuis dix ans. Sans doute n'est-il plus temps d'en recommencer une fois encore l'exposé didac­tique. Les sièges sont faits. Le désarmement intellectuel et moral du catholicisme français en face du communisme n'a jamais été *humaine­ment* aussi grand. C'est le moment où des prêtres vont être envoyés au contact. Prions pour ces prêtres. Prions pour l'Église. 42:98 *Annexe* ### Le signe Déjà le P. Congar stigmatisait ceux qui « *réagissent contre les prêtres-ouvriers et les congés payés* » (voir l'éditorial de notre numéro précédent). L'illustre théologien ne dédaignait pas de s'abaisser à ce niveau : « *contre les prêtres-ouvriers et les congés payés* »* !* \*\*\* Dans *Le Figaro littéraire* du 28 octobre, Gilbert Cesbron assure : « *Depuis dix ans, cet ogre, le public, n'a plus entendu parler des prêtres-ouvriers.* » Gilbert Cesbron affirme le contraire de la vérité. Le public entendait tout le temps parler et reparler des prêtres-ouvriers. Par le P. Congar (voir ci-dessus). Par l'A.C.O. (Action catholique ouvrière) : son secrétaire général Félix Lacambre a rappelé lui-même les réclamations publiques pério­diquement lancées par l'A.C.O. Le public en entendait constam­ment parler par toute une presse que Gilbert Cesbron connaît bien. Gilbert Cesbron ajoute : « *Depuis l'instant où les gardes le conduisent au palais d'Hérode jusqu'à celui où on le cloue sur la croix, Jésus se tait lui aussi*. » Ce n'est pas vrai davantage. Gilbert Cesbron, romancier mondain, mais catholique, de­vrait lire l'Évangile de la Passion. Jésus a parlé sur le chemin du Calvaire : « Filles de Jérusalem... » (Luc, XXIII, 28 et suiv.) 43:98 Mais la comparaison mise en scène par Gilbert Cesbron suggère que les prêtres-ouvriers furent interdits par des Papes comparables aux bourreaux de Jésus. Ce n'est pas l'intention de Gilbert Cesbron ? A partir du moment où il est entré dans les contre-vérités, sait-il seulement lui-même quelle inspiration il suit... \*\*\* Dans Témoignage chrétien du 28 octobre, éditorial de Georges Montaron : « *Le monde ouvrier n'est plus, aux yeux de certains censeurs, le champ d'ivraie qu'ils signalaient d'un carré blanc comme interdit aux prêtres.* » Cela est faux. Mais atrocement calculé pour fabriquer la haine. « Certains censeurs », en l'occurrence Pie XII et surtout Jean XXIII, avaient estimé peu compatibles ou incompatibles la vie sacerdotale et le travail à plein temps en usine. Mais Montaron écrit : le monde ouvrier. Jamais personne, nulle part dans l'Église, n'a prétendu que le *monde ouvrier* est un « champ d'ivraie » et qu'il doit être « interdit aux prêtres ». L'invention de Montaron est abominable. \*\*\* Montaron continue : « *Le travail manuel lui-même est reconnu à sa juste valeur puisque des hommes consacrés à Dieu pourront le pratiquer.* » Montaron SAIT très bien, que « le travail manuel » en tant que tel n'a jamais été en question dans l'affaire des prêtres-ouvriers ; il SAIT très bien que des « hommes consacrés à Dieu » ont toujours pratiqué le travail manuel : Chartreux, Trappistes, Bénédictins, etc., et même des prêtres séculiers. Pourquoi donc *Témoignage chrétien* éprouve-t-il le besoin de forger de telles contre-vérités ? Pour défendre quelle cause ? \*\*\* 44:98 Yvon Le Vaillant, collaborateur de *Témoignage chrétien* et du *Nouvel Observateur*, écrit dans ce dernier (numéro du 27 octo­bre au 2 novembre) : « ...*Puis vint le coup d'arrêt, brutal, en septembre 1959, sous la forme d'une note du Cardinal Pizzardo écrivant au nom du Saint-Office* (...). *Les Cardinaux du Saint-Office décident de faire cesser le travail des prêtres. La décision bouleversa les milieux catholiques et un certain nombre de prêtres-ouvriers, du moins au début, refusèrent de s'y soumettre.* » La décision en question N'EST PAS DE SEPTEMBRE ; elle fut prise le 11 juin 1959, non point par les Cardinaux du Saint-Office, mais par le Pape Jean XXIII ; elle a *pris la forme* de décrets du Saint-Office en date du 10 et du 24 juin 1959 ; elle a été transmise par une lettre du Cardinal Pizzardo datée du 3 JUILLET 1959, et arrivée à Paris AU DÉBUT DE JUILLET (voir *Itiné­raires*, numéro 37 de novembre 1959, pages 74 et suivantes). Ce n'est pas un « certain nombre » de prêtres-ouvriers qui refusèrent « du moins au début » de se soumettre c'est plus de la moitié de l'effectif de prêtres séculiers engagés dans l'opération qui quitta l'Église. \*\*\* Voici maintenant les *Informations catholiques internationales* du 1^er^ novembre : « *L'une des plus grandes tentatives et aventures mission­naires de notre temps prend un nouveau départ* (...). *Le grain semé, parfois dans la tempête, par des prophètes porte son fruit dans l'institution ecclésiale...* » \*\*\* De *La Vie catholique illustrée*, numéro de la semaine du 3 au 9 novembre : « *Juillet 1959 : le Cardinal Feltin se rend à Rome pour de­mander que des prêtres choisis par leur évêque, bien préparés et soutenus par une vie sacerdotale authentique, puissent travailler en usine à plein temps. La réponse du Saint-Office est totalement négative.* » 45:98 La réponse « du Saint-Office » était la réponse de Jean XXIII. Quant à la présenter comme « totalement négative » c'est une reprise de la contre-vérité répandue par « une certaine presse » que flétrissait à l'époque Mgr Guerry, qui écrivait (voir *La Croix* du 25 septembre 1959 et *Itinéraires*, numéro 37 de novem­bre 1959, pages 79 et suiv.) : « La note du Saint-Office décidant la cessation du travail des prêtres comme ouvriers a suscité des interprétations fan­taisistes et erronées. Une certaine presse s'est empressée de la considérer comme un document négatif (...). Il importe de pré­senter les aspects positifs de l'intervention de Rome. » Mgr Garrone faisait sienne la note de Mgr Guerry sur « les aspects positifs » de la décision et la reproduisait dans sa pro­pre « Semaine religieuse ». Mais *La Vie catholique illustrée* reprend (pour l'honneur de l'Église ?) la légende d'une réponse « totalement négative ». \*\*\* Dans le même numéro de *La Vie catholique illustrée*, Georges Hourdin commence son éditorial en faisant le paon : « *Au moment de ce que l'on a appelé la crise des prêtres-ouvriers en 1954, nous avions déjà demandé que ceux-ci soient appelés prêtres au travail.* » Georges Hourdin continue : « *En 1959, au moment de l'arrêt de l'expérience, nous nous souvenons avoir écrit que nous nous soumettions...* » Si Georges Hourdin « se souvient » nous nous souvenons nous aussi de ce qu'il écrivait (voir par exemple *Ils ne savent pas ce qu'ils font,* Nouvelles Éditions Latines, 1955, pages 78 à 81). Mais qu'est-ce que cela veut dire, que M. Georges Hourdin « s'est soumis » ? Était-il prêtre-ouvrier ? \*\*\* 46:98 Dans le même éditorial, Georges Hourdin assure d'abord que « *l'épiscopat français reprend, pour trois ans, l'expérien­ce* »* ;* plus loin, il affirme au contraire : « *il ne s'agit que d'une première expérience* ». Voyons ! il faudrait s'entendre : est-ce une expérience différente, nouvelle, première ? ou est-ce la reprise de l'expérience précédente ? \*\*\* Ce fourmillement, ce déluge de contre-vérités -- souvent por­teuses de haine -- sont des phénomènes distincts de la décision prise par l'épiscopat français. Ils n'affectent pas cette décision, et ne doivent, en droit, rejaillir sur elle d'aucune manière. Ils manifestent seulement dans quel contexte cette décision est tombée, dans quel esprit elle est accueillie. Avant même le départ effectif de la nouvelle expérience, voilà ce qui se déchaîne ; voilà le climat qui est organisé. Un tel climat pèsera lourd sur la suite des événements. 47:98 ## CHRONIQUES 48:98 ### Louis Bounoure par Henri CHARLIER NOUS APPRENONS AVEC REGRET la mort de Louis Bou­noure survenue le 7 octobre dernier. Nous disons avec regret, non que nous nous plaignons de la décision qui a rappelé à Dieu sa créature (car nous avons la certitude que c'est au meilleur moment pour elle), mais parce qu'il y a toujours un serrement de cœur à être séparé, pour un temps, espérons-le, d'un excellent esprit qui a laissé dans la science une œuvre féconde. \*\*\* Louis Bounoure est né en 1885 à Thiers, en Auvergne. Il fit ses études à Clermont-Ferrand, et ses aptitudes excep­tionnelles se manifestèrent dès le début de sa carrière, car il était à dix-neuf ans nommé assistant auprès de la chaire de zoologie. Reçu le premier à l'agrégation des sciences naturelles à l'âge de vingt-trois ans, il fit quatre ans et demi de guerre aux armées, puis fut nommé maître de conférences à la Faculté des Sciences de Strasbourg où se réinstallait l'Université française, et y devint en 1932 titu­laire de la chaire de biologie générale. Même après sa retraite en 1955, il continua de donner l'enseignement pré­paratoire à l'agrégation, et resta directeur de recherches au Centre national de la recherche scientifique. 49:98 Il est probable que sa réticence vis-à-vis de l'évolution­nisme l'ait empêché d'être appelé à Paris. Il est beaucoup d'exemples de faits de ce genre. Il écrit lui-même dans l'avertissement de son livre *Déterminisme et finalité :* « On sait bien que les avantages temporels ne se cumulent point, même dans l'Université, avec l'indépendance d'esprit. » Il serait bon que l'Université eût une doctrine, mais il est très fâcheux qu'elle adopte des illusions intellectuelles. Son « évolutionnisme est, dit Jean Rostand, un conte de fées pour grandes personnes ». Louis Bounoure a spécialement étudié l'embryologie et les cellules reproductrices. On trouvera la liste de ses ou­vrages dans son dernier livre *Recherche d'une doctrine de vie* parfaitement accessible à tout lecteur non savant mais soucieux de vérité. Il n'était aucunement de parti pris contre le transformisme ; il constatait simplement que l'étude de la cellule germinale, qui transmet la vie, ne lais­sait apercevoir aucune trace d'évolutionnisme, mais, au contraire, prouvait la finalité dans l'organisation de la vie, finalement orientée au maintien de l'espèce. Son ouvrage le plus connu est celui qu'il publia en 1957, à la fin de sa vie : *Déterminisme et finalité*. Voici ce qu'il en dit lui-même dans son *Avertissement :* « Ce livre ne vise à dresser sur aucun sujet particulier un bilan de toutes les connaissances du jour, mais à s'éle­ver plutôt si possible à une connaissance globale de ce *tout* qu'est la vie. Autrement dit, il est de philosophie autant que de science ; il récapitule et résume un long effort de ré­flexion, appuyé sur des faits positifs et sur l'évidence, pour fonder sur la phénoménologie vitale une philosophie de la vie. » Et Louis Bounoure continue par ces réflexions pro­fondes, valables pour tout enseignement : 50:98 « L'élève qui s'engage dans la voie des premières études zoologiques ne connaît du monde vivant que des cadavres : l'anatomie des *Traités* et la pratique des dissections ne lui livrent que des organes inanimés et des membres épars. L'embryologie descriptive fige en des stades momifiés l'élan ininterrompu de la vie qui prend forme ; la physiologie dé­compose l'activité organique en fonctions séparées et cha­cune d'elles en réactions élémentaires, qu'il s'agit de repro­duire dans les éprouvettes du chimiste ou d'imiter par les moyens artificiels du physicien... » « Les circonstances ont voulu que nous ayons à donner un enseignement de *Biologie générale* durant d'assez longues années dans la chaire qui fut la première créée sous ce nom en France ; il n'importe en rien de savoir si ce fut un hon­neur ou une chance, mais nous tenons aujourd'hui que ce fut pour nous le plus assuré des privilèges ; car on n'en­seigne pas une science sans en posséder les fondements personnellement médités et nous ne pouvions considérer comme telles les insuffisantes notions de la vie que nous avions tirées de notre passage dans les écoles, non plus que d'y voir la base d'une doctrine pouvant inspirer un cours magistral dans une grande Université. » On voit par ces citations (dont nous souhaitons qu'elles poussent à lire le livre) à quel esprit supérieur nous avons à faire. Il est manifestement du côté de Pascal qui prome­nait son tube plein d'eau du haut en bas de la tour Saint-Jacques et au sommet du Puy de Dôme, contre Descartes qui se croyait en droit de déduire la nature. On voit de quelle *philosophie* Louis Bounoure parle dans son *Avertissement ;* non pas une philosophie déduisant la science, mais une philosophie déduisant des faits scienti­fiques prouvés les conclusions intellectuelles nécessaires. Le titre *Déterminisme et finalité* est, pour le premier terme, une question de méthode : le déterminisme est le fondement de la méthode expérimentale. 51:98 Dès qu'on mesure de la matière et qu'on recherche des causalités matérielles, il ne peut y en avoir d'autre. Ce n'est pas le déterminisme métaphysique. L'exemple de Claude Bernard, dont Louis Bounoure est un éminent disciple, suffit à le prouver. Il est l'instaurateur de la méthode expérimentale en physiolo­gie. Mais en même temps, ce qu'il dit de l'inspiration dans son maître livre vaut pour le philosophe et l'artiste. Et il écrivait : « Tout doit avoir nécessairement un commen­cement et une fin. Or nous ne pouvons concevoir ni le com­mencement ni la fin (en tant que biologistes). Nous ne pou­vons saisir que le milieu des choses. » Et ailleurs : « Mais cela n'empêche pas que le commencement et la fin nous tourmentent toujours et nous tourmentent surtout. » (Cité par *La Pensée Catholique,* n° 98.) La finalité est la conclusion d'une observation et d'une expérimentation scientifique constatant que des « *méca­nismes prédéterminés* » permettent à l'organisme d'attein­dre des buts essentiels : «* Dans tous les actes réflexes, dans les pulsions instinc­tives, dans les phénomènes organogéniques et régénérateurs* (*ceux où se créent des organes ou bien où des organes dé­truits sont régénérés*) *dans toute fonction générale l'effet utile est lié à des dispositifs et à des facteurs préexistants comme causes nécessaires immédiates ; aussi se réalise-t-il de façon automatique, en raison de la liaison naturelle qui unit le mécanisme organique à sa finalité. *» « Enfin à un niveau élevé du développement psychique, l'intelligence devient la grande médiatrice de la finalité dans les comportements ; ici la fin à atteindre joue le rôle de *cause finale...* pour le singe qui veut saisir la banane éloignée, la prévision du résultat final commande les mou­vements à exécuter avec le bâton : *le but et le mécanisme sont à la fois effet et cause l'un de l'autre.* L'antifinalisme lui-même ne peut nier que le futur, dans ce cas, ne déter­mine le présent. » (pp. 252 et 253). 52:98 Nous ne citons que des conclusions. Mais le livre est plein des preuves scientifiques utiles. \*\*\* L'homme valait le savant. Dans son dernier livre qui a paru un an à peu près avant sa mort, et dont nous avons rendu compte ici même ([^6]), Louis Bounoure rend un bel et affectueux hommage à celui qui fut son élève à Stras­bourg et qui a continué ses travaux, Étienne Wolf, aujour­d'hui professeur d'embryologie au Collège de France, et lauréat du prix Nobel cette année même. ([^7]) Ce fut certainement une grande joie pour cet homme que les illusions régnantes ont sacrifié au goût du jour, de voir reprises, continuées et perfectionnées les conclusions de ses propres travaux. Car dans l'art, la qualité de la pen­sée de l'artiste (ou du philosophe) est la chose la plus précieuse ; dans les sciences les résultats s'accumulent d'une génération à l'autre mais aussi s'annulent ou se remplacent. Il peut ne rester d'un savant que l'exemple d'une méthode sûre et probe, d'une conscience scientifique clairvoyante : cet exemple est assurément ce qu'il y a de meilleur dans la descendance d'un savant. Louis Bounoure en est un témoin. Henri CHARLIER. 53:98 ### Vingt-cinq ans de guerre en Indochine par Paul AUPHAN EN POLITIQUE COMME DANS LA VIE, il ne faut jamais dire : fontaine, je ne boirai pas de ton eau. La guerre que les Américains, après nous, poursuivent au Vietnam en témoigne. Pour en compren­dre le sens, il faut remonter assez loin dans le passé jusqu'aux années qui ont précédé immédiatement la deuxième guerre mondiale. \*\*\* Soumis à l'influence soviétique en Mongolie, à l'in­fluence japonaise en Mandchourie, l'immense territoire chinois se trouve alors dans un état voisin du chaos. Après sa « longue marche » (1934-35), Mao Tsé Toung est en train de réorganiser ses forces dans la zone com­muniste adossée à l'U.R.S.S. tandis que son ancien com­pagnon du Kuomintang, le général Tchang Kaï-shek, à la tête de l'armée dite nationaliste, essaie de s'opposer à l'expansion nippone. Étouffant dans leurs îles, les Japonais ont en effet occupé, en plus de la Mandchourie, la partie littorale de la Chine, le cinquième environ de son territoire, avec 40 % de sa population. 54:98 Pékin est entre leurs mains. La capitale de Tchang Kaï-shek, d'abord établie à Nankin, a dû être reportée à Tchong-King, à deux mille kilomètres à l'intérieur des terres, loin du « front » assez fluide qui ne s'éloigne jamais beaucoup des côtes. Dans les remous idéologiques d'où sortira la deuxième guerre mondiale, l'empire nippon, qui a signé avec le Reich allemand un pacte anti-communiste, est considéré, par l'opinion internationale comme un État autoritaire ou « fasciste ». La république de Chine, où nationalistes et communistes s'accordent contre les en­vahisseurs, est rangée au contraire parmi les États « dé­mocratiques ». Dans le même esprit qui a inspiré son attitude au moment de la guerre civile espagnole, le gouvernement français, en Asie, soutient clandestinement la Chine contre le Japon. Par le Tonkin, l'Indo­chine française a près de mille kilomètres de frontière commune avec elle. Un chemin de fer, chef-d'œuvre du génie français, relie à travers cent cinquante tunnels Haïphong et Hanoï à la riche province chinoise du Yun­nan : depuis que tous les ports chinois sont occupés par les Japonais, cette voie est, avec la route de Birmanie, la seule qui permette d'accéder à ce qui reste de la Chine. Malgré les représentations diplomatiques incessantes de Tokyo, des canons, des camions, du carburant, des munitions, des armes de toute sorte pénètrent en Chine par l'itinéraire tonkinois. Les hommes d'affaires améri­cains sont les premiers à profiter de l'aubaine. Mais comme ils approvisionnent aussi les Japonais, ceux-ci ne s'en plaignent pas trop. C'est à la France qu'ils en veulent, la considérant comme responsable de la contre­bande qui passe sur son sol avec une ampleur qui prend parfois l'allure d'un provocation. Quand je lui fis visite à Hanoï en 1938 le gouverneur général Brévié, qui ne faisait qu'exécuter des ordres, ne me cacha pas ses in­quiétudes. La guerre devait les justifier. \*\*\* 55:98 En effet, dès qu'ils apprennent notre défaite, le 19 juin 1940, les Japonais somment le gouverneur géné­ral en fonction, général Catroux, d'admettre une « mis­sion » dans le Nord du Tonkin pour couper le ravitail­lement chinois. Puis, amplifiant l'importance de cette mission, ils cherchent à obtenir le contrôle de toute la frontière et l'utilisation du port de Haiphong pour le ravitaillement de leurs propres troupes. Estimant que le général Catroux, isolé de la métro­pole, cède trop vite à ces prétentions, le gouvernement français le remplace par l'amiral Decoux qui comman­dait sur place nos forces navales et qui écrira lui-même plus tard : « La France en Indochine n'a eu ni la poli­tique de ses armements, ni les armements de sa poli­tique. Si le gouvernement français acceptait le risque de provoquer le Japon, il devait renforcer d'urgence les défenses de l'Indochine. Si, au contraire, il se déclarait incapable d'augmenter la capacité d'armement de notre possession, il devait ménager l'empire nippon ([^8]). » L'adaptation des moyens au but ou, à défaut, du but aux moyens, est la règle d'or de la stratégie et de la politique. L'ayant oublié, nous avons précipité les échéances. Plus tard, sous la IV^e^ République, nous patau­gerons dans la longue guerre indochinoise faute encore de cette adaptation. \*\*\* Pour l'amiral Decoux le but est clair : maintenir la souveraineté française sur le dépôt qu'on lui a confié, malgré l'armistice franco-allemand et la situation inter­nationale qui en résulte. En dépit des exigences allemandes dans la métro­pole, du blocus britannique sur les océans, le gouver­nement français s'efforce de maintenir des liens avec la lointaine Indochine comme avec le reste de l'empire. En un an, de novembre 1940 à novembre 1941, vingt-cinq grands navires sont lancés de Marseille vers Saïgon par le Sud de l'Afrique. 56:98 Ils rapportent essentiellement du riz. La capture de neuf d'entre eux par les Anglais oblige à suspendre le trafic. D'ailleurs, à partir de l'attaque de Pearl Harbor, l'expansion japonaise en Asie, puis la conquête par les Anglais de l'escale indispensable de Madagascar isolent complètement notre territoire. A mesure que la guerre s'étend, la pression japonaise sur l'Indochine s'aggrave. Le pays n'est pas « occupé », au sens que l'on donne aujourd'hui à ce mot, parce qu'on ne tient pas une contrée plus grande que la France et peuplée de vingt-cinq millions d'habitants avec qua­rante ou cinquante mille hommes et que l'administra­tion reste du haut en bas française. Mais, pour rayonner en Asie, l'armée nippone exige l'utilisation de bases et d'aérodromes. Voulant renforcer les moyens locaux de résistance, la métropole tente d'envoyer en Indochine quatre bataillons de Sénégalais stationnés à Djibouti : les Britanniques interceptent le paquebot « Espérance » qui allait les chercher. A la même époque, le 23 septembre 1940, à Lang-Son, l'armée française livre bataille à des forces japo­naises qui, sans y être autorisées, pénétraient sur notre territoire. A raison de l'infériorité de nos moyens, nous sommes sévèrement battus et il ne faut pas moins que l'intervention personnelle du Mikado, alerté par notre ambassadeur à Tokyo, pour arrêter la progression japo­naise. Un peu plus tard, en janvier 1941, l'escadre française détruit à Kho-Chang la flotte du Siam, dont les troupes grignotaient les frontières du Laos et du Cambodge. Une certaine solidarité existe entre jaunes. Le Japon intervient pour nous empêcher d'exploiter ce succès. L'expérience est faite que l'Indochine française ne peut être sauvée que par d'autres moyens : la négociation, l'habileté, l'intelligence. Dans ce duel inégal, seul le gouvernement de Was­hington pourrait nous aider, au moins diplomatique­ment. Roosevelt s'y refusera toujours. « Nous compre­nons la position difficile du gouvernement français vis-à-vis du Japon, dit un jour le Secrétaire d'État Summer Wells à notre ambassadeur à Washington, et nous ne sommes pas en droit de lui reprocher d'accorder des facilités militaires à celui-ci, s'il ne peut faire autre­ment. » 57:98 Dans la guerre qui couvre graduellement l'Asie et le Pacifique, l'Indochine reste une oasis de paix. De paix relative d'ailleurs car les navires français qui concourent au ravitaillement du pays le long des côtes ou dans les arroyos sont constamment bombardés par les Améri­cains. Cependant l'ordre intérieur règne. Coupés de leurs racines, les communistes se terrent. L'autorité française est partout respectée. Maintenir jusqu'au bout cette force de neutralité, dont on reparle aujourd'hui, est un tour de force. Mais il exige de la part de la métropole une prudence extrême car si Vichy n'est pas juridiquement en guerre avec Tokyo, la France Libre, elle, a déclaré la guerre au Japon, ce qui rend la situation de Decoux paradoxale à partir du moment où, en août 1944, le nouveau pouvoir est installé à Paris... Que ce soit à cause de provocations trop voyantes ou tout simplement parce que l'armée japonaise ne veut pas continuer à se battre en laissant nos forces intactes dans son dos, le Japon frappe le 9 mars 1945 un grand coup : tous les Français, du haut en bas de la hiérarchie, sont arrêtés, nos troupes sont attaquées, faites prison­nières ou, quand elles arrivent à prendre le maquis, sévèrement poursuivies. Le général américain Chennault qui commande l'aviation de Tchang Kaï-shek projette de couvrir avec ses avions la retraite vers la Chine d'une grosse colonne française venant du Tonkin. Le comman­dement américain l'en empêche. « Apparemment, écrira-t-il plus, tard, le gouvernement des États-Unis désirait voir les Français chassés d'Indochine par la force afin que le problème de leur future séparation d'avec leur colonie fut facilité d'autant ([^9]). » De son côté la mission française envoyée par le général de Gaulle à Kun-Ming, auprès des Chinois, télégraphie : « Nous sommes devant une manœuvre conjuguée alliée (américano-chinoise) en vue d'évincer les Français d'Indochine ([^10]). » 58:98 Si je rappelle ce passé ce n'est pas pour satisfaire un ressentiment. Au contraire. Qu'on le veuille ou non, l'Occident est solidaire. Mutatis mutandis, ne commet­tons pas aujourd'hui vis-à-vis des Américains l'erreur que Roosevelt leur fit jadis commettre contre nous. \*\*\* Par malchance, l'Indochine qu'il s'agit de reconqué­rir en 1945 est au carrefour de trois grands commande­ments alliés : Tchang Kaï-shek en Chine, Mountbatten dans l'Océan Indien, Mac Arthur dans le Pacifique. Dans l'euphorie de la victoire en Europe, la France métropo­litaine ne songe guère qu'à ses problèmes de politique intérieure. L'Indochine est le dernier de ses soucis. Les moyens qu'elle peut acheminer en Extrême-Orient sont limités et n'y arrivent que lentement. En attendant leur venue, le Tonkin et l'Annam jusqu'au 16^e^ parallèle sont envahis et occupés pendant un an par deux cent mille Chinois. Les Américains ont tenu expressément à eux. Quelques Anglais débarquent à Saïgon. Le hiatus qui sépare ainsi la capitulation japonaise de l'arrivée des premiers Français n'est pas perdu pour tout le monde. Battues pour battues, les troupes japo­naises, avant de remettre leurs armes aux vainqueurs, en distribuent à la ronde. Elles s'ajoutent à celles que la Résistance extérieure française avait déjà imprudemment répandues. Les réseaux communistes, démantelés au temps de Decoux, se reforment. Des structures paral­lèles apparaissent. 59:98 Sorti de prison par les Chinois, Ho Chi Minh constitue à Hanoï un gouvernement en majo­rité communiste qui proclame en septembre 1945 l'indé­pendance de la République du Vietnam. « Les Français s'enfuient, dit cette proclamation, les Japonais se ren­dent, l'empereur Bao Daï abdique, notre peuple a brisé toutes ses chaînes pour faire du Vietnam un pays indé­pendant. » Quitte à faire évoluer ensuite la forme de la suze­raineté française, il y avait une seule chance, dans ce gâchis, de rétablir l'ordre : remettre en place immédia­tement l'amiral Decoux et les fonctionnaires qui avaient eu le mérite de tenir le pays pendant cinq ans et aux­quels la capitulation japonaise rendait la liberté. C'est le contraire que l'on fit. Decoux, ramené en France comme un malfaiteur fut incarcéré. Une sévère épura­tion fit perdre la face à ceux qui avaient incarné l'auto­rité. Dès lors, nos moyens étant insuffisants pour recon­quérir par la force un ensemble aussi vaste, il ne man­quait plus que d'essayer de s'accorder avec le gouverne­ment d'Ho Chi Minh. Partout, à la frange du monde soviétique, des démo­craties populaires naissaient. On croyait possible de s'entendre avec des cervelles façonnées par la dialec­tique marxiste. Illusion que beaucoup nourrissent enco­re. En France même, plusieurs postes ministériels étaient tenus par des communistes... Au bout d'un an les pour­parlers -- avec Hanoï étaient au même point. Mais les esprits travaillaient. Soudain, le 19 décembre 1946, la « gouvernement démocratique du Vietnam », ainsi qu'il s'appelait lui-même, faisait jouer simultanément tous ses moyens, attaquait par surprise nos garnisons du Ton­kin, comme les Japonais l'avaient fait dix-huit mois plus tôt, et tentait de nous jeter à l'eau. Ainsi commençait une guerre qui allait durer huit ans. On crut au début, tant on ignorait la vraie nature de l'adversaire, qu'il s'agissait simplement de juguler une agression, de calmer un soulèvement colonial. On parlait pudiquement de zones « rebelles ». Peu à peu on comprit que l'ennemi n'était pas le peuple en révolte, comme dans les guerres coloniales classiques, mais quelque chose de plus profond. 60:98 « Aussi paradoxal que cela, paraisse -- avouait en 1953 l'empereur Bao Daï, qui avait été roulé lui-même par Ho Chi Minh -- il a fallu longtemps pour se rendre compte que notre lutte était essentiellement anti-communiste ([^11]). » Aveu caractéristique qui montre comment la guerre est passée du plan de la guérilla coloniale à celui de la croisade. Mais, dans cette « escalade », la métropole, intoxiquée, n'a pas suivi. Nous avons consacré à l'Indochine trois mille mil­liards d'anciens francs. Nous y avons perdu cinquante mille hommes, dont près de mille Saint-Cyriens. Il s'y est dépensé des trésors d'héroïsme. Mais tout cela de manière inavouée et équivoque, presque en cachette. Car, dans la métropole, aucun Clemenceau ne s'était levé pour dire « je fais la guerre » pour montrer du doigt le véritable ennemi, pour galvaniser l'opinion contre le communisme, pour fixer publiquement un but politique clair aux opérations. La règle de l'adaptation des moyens au but s'applique aussi aux moyens moraux. Mais comment pouvait-on faire cette adaptation puisque c'est un communiste du nom de Billoux qui était en 1947 ministre de la défense nationale, refusant d'ailleurs de se lever quand la Cham­bre un jour rendit hommage aux combattants d'Indo­chine ? La popularité des communistes vietnamiens venait de ce qu'ils déclaraient combattre pour l'indépendance nationale, slogan assuré, en tout temps et en tout pays, de l'unanimité. Or nous avions bien accordé l'indépen­dance au Laos, au Cambodge, au Vietnam de Bao Daï, qui avaient des gouvernements d'autochtones, auxquels toute l'administration avait été remise. Mais, dans l'immédiat, l'armée vietnamienne ne se formant que lente­ment, il n'y avait, pour combattre les maquis commu­nistes, que l'armée française. Sa simple présence, avec l'emprise territoriale qu'exercent obligatoirement des forces en opérations, cristallisaient l'anti-colonialisme de tous les intellectuels du monde et faisait croire que nous ne voulions pas partir. 61:98 Cercle vicieux qu'il n'est pas inutile de rappeler, car il est le même que celui dans lequel Pékin, assisté de tous les « partisans de la paix » voudrait aujourd'hui enfermer les Américains : go home ! partez d'abord, on négociera ensuite. Le malheur pour les communistes est que les Amé­ricains ont compris depuis longtemps de quoi il s'agit, exactement depuis 1950, comme nous allons le voir. \*\*\* A l'issue de la deuxième guerre mondiale, les troupes japonaises de Corée avaient été désarmées, au Nord du 38^e^ parallèle par l'armée soviétique, au Sud par l'armée américaine. Avec la démobilisation, l'occupation améri­caine de la zone Sud s'était imprudemment réduite à cinq cents « conseillers ». D'autre part, en 1949, la vague communiste avait recouvert toute la Chine, du Yalou au Tonkin, et Mao Tsé Toung, installé à Pékin, avait refoulé Tchang Kai Chek à Formose. Puis brusquement, l'année suivante, la Corée sino-communiste du Nord avait attaqué la Corée du Sud tandis que l'U.R.S.S. et la Chine populaire reconnaissaient le gouvernement clandestin d'Ho Chi Minh comme seul représentatif du Vietnam (méconnaissant par conséquent le gouverne­ment établi, celui de Bao Daï, alors membre de l'Union Française). Sans la détermination américaine, l'Asie aurait été noyée. Commencée en 1950 la guerre de Corée dura trois ans. L'acharnement des Chinois la rendit sévère. Les pertes américaines s'élevèrent à 141.000 hommes et celles de quelques autres pays de l'O.N.U. -- à 14.000. L'adversaire y laissa, croit-on, entre un et deux millions de victimes. Cette terrible saignée et ce qui se passait dans le reste du monde ouvrirent les yeux du gouver­nement de Washington. 62:98 « En Indochine et en Corée, c'est la même guerre », disait à ses collègues du Penta­gone le général de Lattre en septembre 1951. Dès lors, même si les hommes d'affaires américains nous ont parfois desservis, le gouvernement des États-Unis se mit à nous aider efficacement en Indochine. Chiffré en anciens francs, l'effort américain en faveur de l'Indochine (fourniture d'armes et appui financier) s'est élevé à 200 milliards en 1952, 260 en 1953, 400 en 1954. En France, l'opinion, mal éclairée, ne se passionnait pas. Il n'y avait à se battre que des militaires ou des marins de carrière. Les jeunes gens du contingent ne partaient pas. Un nouveau mot naissait, celui de déco­lonisation, qui masquait le fond du problème. Les Fran­çais ne s'émurent qu'au moment de Dien Bien Phu. Nous avions encore de puissants moyens militaires et l'armée vietnamienne allait atteindre 300.000 hommes. Au lieu de se rappeler qu'on peut se relever d'une bataille perdue, non d'une guerre mal conclue, le gou­vernement du moment engagea une course contre la montre pour faire la paix. « La paix, dit à cette occasion le Secrétaire d'État américain Foster Dulles, est facile à réaliser... Il suffit de se rendre. » En juillet 1954, à Genève, le commandement français conclut un armistice avec le Viet-Minh, c'est-à-dire avec les communistes, et douze pays tinrent une conférence pour rétablir la paix en Asie ([^12]). Comme la Corée, comme l'Allemagne, l'Indochine en sortît coupée en deux ([^13]), le Nord à Ho Chi Minh victorieux, le Sud à ce qui restait d'influence occidentale. Dans la débâcle, un million de catholiques du Tonkin, abandonnant tout, étaient venus s'y réfugier. Certains avaient emporté avec eux les crucifix et les cloches de leurs églises. Il était explicitement convenu que des élections « libres » auraient lieu deux ans plus tard pour réunifier le pays. 63:98 Mais le mot de liberté n'a pas le même sens à Moscou ou à Pékin qu'à Washington ou à Paris. Pas plus qu'en Allemagne, ces élections ne purent être organisées et le pays est resté coupé en deux. \*\*\* Quand les Français, il y a quelques mois, lurent dans leur journal, sous des titres réprobateurs, que les Amé­ricains bombardaient le Vietnam du Nord, beaucoup durent se demander pourquoi il y avait là-bas des Amé­ricains et quelle querelle ils allaient encore y chercher. L'explication est simple. Après notre lâchage et l'abdication subséquente de Bao Daï, le Vietnam du Sud était devenu une républi­que. Rentré d'un long séjour à l'étranger, notamment aux États-Unis, un ancien fonctionnaire annamite, Ngo Dinh Diem, avait été porté légalement au sommet de l'État. Nationaliste ombrageux, il l'avait affranchi de tout lien avec l'Union française. Comme il ne pouvait reconstituer sans une aide extérieure son pays meurtri, il s'était tourné vers les États-Unis. Ceux-ci, tirant la leçon des événements, constituaient en même temps dans l'Asie du Sud-Est une alliance entre pays décidés à se défendre du communisme, l'O.T.A.S.E. ([^14]). Le Laos, le Cambodge, le Vietnam du Sud n'en faisaient pas officiellement partie ; mais leur indépendance dans la neutralité avait été reconnue en 1954 et la coalition suivait attentivement ce qui s'y passait. Or on s'aperçut bien vite que l'armistice n'avait pas supprimé la guerre. Il en avait simplement changé la forme. Embuscades, attentats, sabotages, assassinats se multiplièrent au Vietnam du Sud suivant un processus que nous connaissons bien aujourd'hui, celui du terrorisme. La forêt impénétrable facilitait l'action subversive de réseaux alimentés de l'extérieur. 64:98 Naturellement les Américains envoyèrent à Diem quelques « conseillers » militaires pour orienter ses « opérations de nettoyage », comme on recommençait à dire. Puis ils lui fournirent des armes et du matériel, enfin de petites unités spécialisées, comme des compa­gnies d'hélicoptères. Il fallut bientôt créer sur place un commandement américain pour organiser l'existence et l'emploi de ces moyens. C'était le premier barreau de l'escalade. Arguant de la présence américaine, un Front Na­tional de la Libération prenait naissance avec les mêmes initiales (F.N.L.) qui s'étaient illustrées en Algérie : il ouvrira plus tard à Pékin un « secrétariat » distinct de l'ambassade d'Ho Chi Minh. La Chine populaire (soutenue jusqu'en 1961 par la Russie soviétique) et le Vietnam du Nord lui fournissaient des moyens, mais de manière moins voyante que les Américains au Vietnam du Sud. Moscou pouvait ainsi fulminer hypocritement des protestations diplomatiques contre la violation des traités. Veut-on des chiffres sur cette nouvelle guerre ? En 1961, les pertes gouvernementales sud-vietnamiennes en tués seulement se sont élevées à 3.000, celles du F.N.L. ou Viet-Cong à 13.000. Les mêmes données pour 1962 sont respectivement de 4.500 et 21.000. Les effectifs américains, en principe non engagés au feu, oscillaient autour de 8.000 hommes. Les Britanniques apportaient un soutien indirect en admettant des stagiaires à l'école de jungle de Johore, où ils enseignaient les méthodes qui leur avaient permis de vaincre les maquis de Malaisie. Cependant, du côté sud-vietnamien, le moral n'était pas bon. La population était affreusement lasse de la guerre. La bourgeoisie s'embusquait. Les montagnards n'acceptaient pas facilement leur regroupement en « hameaux stratégiques ». Et puis, du moment que les Français, qui étaient enracinés dans le pays depuis un siècle étaient partis, pourquoi les Américains, que rien n'attachait, n'en feraient-ils pas autant un jour ? Il faudrait bien alors s'entendre avec les vainqueurs... 65:98 Diem n'était pas populaire. Ses méthodes étaient autoritaires. Le Viet-Cong excitait contre lui la fraction bouddhiste de la population (à peine 28 %) et exploitait son appartenance au catholicisme ([^15]). Les Américains lui reprochaient de ne pas faire la guerre avec des procédés suffisamment démocratiques. Honnêtement, il essayait de rendre le régime plus libéral. En plus d'une assemblée nationale où l'opposition non communiste était représentée, il organisait des « corps intermédiai­res » : un Conseil des Provinces, un Conseil National Économique... Rien n'y fit : peu après l'arrivée à Saïgon de l'ambassadeur Cabot Lodge, nommé à cet effet par le président Kennedy, Diem fut renversé et, ainsi que ses frères, assassiné. Je pense que les Américains comprennent aujour­d'hui que ce fut une lourde faute. Au-delà de ses défauts, Diem avait compris la vraie nature du combat que son pays menait. Après son élimination, le Vietnam du Sud a connu une demi-douzaine de coups d'État avant de retrouver un équilibre. Il est trop tôt pour dire si cet équilibre est stable, d'autant plus que l'ambassadeur Cabot Lodge est revenu... Il est vrai qu'il a dû méditer dans l'intervalle et que le Président des États-Unis n'est plus Kennedy mais Johnson qui pratique la politique réaliste que son rival Goldwater avait préconisée. \*\*\* Après les cinq ans du tour de force accompli par Decoux, les neuf années de guerre de la IV^e^ République, les neuf autres années de guérilla terroriste du règne de Diem, et les deux ans d'ombres chinoises qui ont défilé à sa tête, le Vietnam du Sud a maintenant un gouver­nement qui se dit décidé à ne pas se laisser dévorer par le communisme. L'Occident serait fidèle à lui-même en le soutenant. 66:98 Ce serait de la vraie « coopération ». Seuls les États-Unis l'ont compris, assistés depuis peu par l'Australie et la Nouvelle-Zélande. Sortant de leur position de simples conseillers, ils sont entrés dans l'action directe avec les grands moyens qu'ils consacrent toujours à tout ce qu'ils font. Quand ces lignes paraî­tront, ils auront vraisemblablement en ligne près de deux cent mille hommes, appuyés par de puissantes forces navales et aériennes ([^16]). Leur grande base de débarquement est à Cam-Ranh où, avant eux, tant de navires français sont passés depuis un siècle. Surtout ils ont pris la décision, que nous n'avons pas osé prendre nous-mêmes en Algérie, de s'attaquer par-dessus les frontières aux sources de la subversion en bombardant systématiquement le Vietnam du Nord, peut-être demain la Chine rouge... Et l'O.N.U. n'a pas trop crié parce qu'aux yeux de beaucoup sans doute la riposte était justifiée. Cette nouvelle tactique provoque en France les risées de l' « intelligentsia » car ce n'est pas évidemment avec des bombes d'avions qu'on arrête la progression des idées. Les Américains le savent aussi bien que nous. Sacrifiant à leur marotte de tout chiffrer en pourcentage, le général Wheeler disait récemment que « dans une guerre anti-subversive l'effort militaire ne représente que 30 % du total ». Mais, d'accord avec les leçons de l'histoire depuis cinquante ans, les Américains savent aussi que l'idéologie communiste ne peut s'implanter qu'à l'abri de la force. D'où la nécessité d'une force antagoniste. Seule pourtant elle ne résout rien. Il faut encore que toute puissance qui a mission d'incarner dans le monde notre civilisation en respecte les valeurs fondamentales ; qu'elle ne donne pas, par exemple, l'impression de ne se maintenir ici ou là sur la planète que pour conserver un marché ou une source de matières premières ; qu'elle se rappelle en un mot que « l'édifice de la civilisation doit se construire sur des principes spirituels », comme le pape Paul VI a osé le dire à l'O.N.U. 67:98 Et la paix, dira-t-on, n'est-elle pas une valeur essentielle à respecter ? Certes, mais il faudrait s'entendre sur le contenu du mot. Comme pour celui de liberté, il n'a pas le même sens des deux côtés du « mur ». La paix, pour nous, chrétiens, c'est d'abord la « paix du Christ », celle des cœurs -- ce n'est pas que l'absence de coups de fusils officiels. La paix ne peut régner sans un minimum d'ordre, de justice, de charité. Elle est violée autant par les persécutions idéologiques, les actes de terrorisme, le conditionnement des cerveaux ou la lutte des classes que par l'emploi déclaré des armes. C'est de la sensi­blerie ou de l'aberration que de discriminer les formes de violence suivant qu'elles s'en prennent au corps ou à l'âme, qu'elles sont hypocrites ou avouées. L'essentiel est un certain respect pour le prochain. « Le principe le plus élémentaire des Nations Unies, a dit le président Johnson le 26 juin dernier pour le vingtième anniver­saire de l'institution, c'est que personne ne doit attaquer son voisin ». Or, au Vietnam, c'est le Nord communiste qui a, par en dessous, attaqué le Sud. Devant ce cas de légitime défense, les réactions de l'Occident sont discordantes. Le gouvernement français reconnaît solennellement Pékin, flirte avec Moscou, renoue avec ses satellites, boude l'O.T.A.N., se retire de l'O.T.A.S.E., supprime le représentant symbolique qu'il avait encore sur le front de Corée, donne en un mot l'impression, justifiée ou non, de ne pas opposer de résistance au communisme, consi­déré comme en voie d'amélioration et d'ailleurs gagnant. Dans cette perspective, le Vietnam du Sud est rayé de la carte. D'où la décision récente du gouvernement de Saï­gon, malgré cent ans de souvenirs communs, de rompre ses relations diplomatiques avec celui de Paris. Répro­bation d'une politique, non rupture entre peuples. Les Américains du Nord voient la question autre­ment. Le Laos est contaminé, le Cambodge aspire à un utopique neutralisme, la Thaïlande est gangrenée par le terrorisme, l'Indonésie rallume des maquis en Malaisie, Singapour rêve de nationaliser son arsenal pour en expulser les Anglais, le Japon lui-même cherche sa voie dans le monde jaune... 68:98 Si la tête de pont du Vietnam-Sud disparaît, c'est toute l'Asie continentale, demain l'Inde, après-demain l'Afrique orientale qui seront sub­mergées. Quand on sait ce qu'est le communisme, a-t-on le droit moral d'abandonner à son emprise des êtres qui n'ont pas les moyens de s'en défendre ? Sans la présence d'une puissante armée américaine au Vietnam et la menace latente de la bombe atomique, il est probable que le putch communiste du 30 septembre en Indonésie, plus efficacement soutenu par la Chine, aurait tourné différemment. Tandis que le Vietnam communiste cherche du côté de l'U.R.S.S un appui qui ne le laisse pas en tête-à-tête avec la Chine, celle-ci durcit ses positions, plus en paro­les qu'en actes d'ailleurs parce qu'elle connaît ses limi­tes et davantage pour exciter l'anti-américanisme mon­dial que pour aider ses frères de race. Le ministre chinois de la défense, Lin Pao, écrit que « le peuple doit être prêt à n'importe quelle éventualité » et déclare qu'il serait « enchanté » si la guerre éclatait avec l'Amérique. Abandonnant temporairement la « ligne bleue des Vosges » qu'est pour elle la frontière avec la Sibérie, l'innombrable armée chinoise se livre à un remue-ménage de troupes dans le Sud du pays. L'abro­gation pour les militaires des insignes du grade est le signe d'une reprise en main par le parti. La jeunesse est embrigadée « selon la pensée de Mao ». Un tract chinois lancé cet été pour le dixième anniversaire de Bandoung parle de « cent trente millions de jeunes Chinois, prêts à tout sacrifier ». Paroles de propagande sans doute, mais qui peuvent à la longue engendrer des actes... L'avenir dira si la mission de la France ne serait pas en ce moment d'apporter à la puissance américaine un peu de son intelligence, de son expérience et de sa spiri­tualité pour la nuancer et arrêter avec elle l'avalanche, au lieu de passer son temps à la critiquer. Paul AUPHAN, ancien Secrétaire d'État à la Marine. 69:98 ### La Révolution dans un village normand par Jacques DINFREVILLE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE a été une époque prolixe. En dépit de la destruction de bien des archives, les documents qui nous restent de cette période sont innombrables. Ceux qui avaient conquis ou cru conquérir la liberté d'expression aimaient à se débonder, à laisser buissonner sur le papier leurs sentiments : l'idolâtrie des droits de l'homme, un patriotisme parfois abusif, un altruisme galopant, un désir furieux de prosélytisme, alliés, quoi qu'on en ait dit, au conservatisme de certaines valeurs traditionnelles, au sens du devoir civique, au culte de la propriété, voire même au respect de l'idéalisme religieux et de l'autorité. Cette prose révolutionnaire, dans sa fougue optimiste, ne donne pas toujours à l'historien une image exacte des faits et si l'on veut écrémer de la phraséologie de l'époque, de l'écume des clichés à la mode, le flot des idées et des événements, plutôt qu'aux récits, aux mémoires, aux dis­cours des particuliers, mieux vaut parfois se reporter à des pièces plus modestes, mais plus impersonnelles, extraites des archives locales. Tout en sacrifiant elles aussi quelque peu au lyrisme révolutionnaire, les sources villageoises demeurent au contact des réalités de la terre des hommes, restituent les préoccupations des collectivités au lieu de refléter les ambitions et les appétits des individus. 70:98 Tels sont les registres « pour servir aux délibérations du Conseil général de la paroisse du Mesnil-Jourdain » durant les années 1788-1800. Nous avons retrouvé ces docu­ments en excellent état dans les archives de notre mairie : trois volumes reliés en parchemin, au papier de qualité sans aucune trace de mouillure. \*\*\* Le village du Mesnil-Jourdain est situé près de Louviers à la limite orientale du plateau du Neubourg dans une clai­rière des bois qui couvrent les pentes descendant vers les vallées de l'Eure et de l'Iton. Le ravin de Becdal, où jail­lissent de multiples et grouillantes sources, traverse la commune et lui vaut un certain renom de pittoresque syl­vestre : de la fraîcheur, des ombres, du silence. La localité réduite aujourd'hui à cent cinquante habitants comportait à la veille de la Révolution deux paroisses, Mesnil-Jourdain et Cavoville groupant sans doute au minimum une centaine de feux, environ six cents habitants. Sans nous fournir le chiffre exact de la population du village, les premières pages du registre des délibérations nous en donnent une physionomie assez complète, tant du point de vue humain qu'en ce qui concerne son économie. En 1788 la municipalité comprenait le Président d'Acquigny, X. Coquillot, curé, trois membres de la famille Letellier dont l'un remplissait les fonctions de syndic et l'autre celles de greffier, MM. Pierre le Sueur et Thomas Grel. Le Président Pierre d'Acquigny, le principal proprié­taire du Mesnil-Jourdain, appartenait à l'une des plus no­tables familles de Normandie. Mort en 1788, ce magistrat intègre qui siégeait au Parlement de Rouen, laissera dans toute la région un renom de grande foi pour ne pas dire de sainteté. A ce pieux bâtisseur auquel on ne reprochait qu'un soupçon de jansénisme on attribuait dix filles, les églises qu'il avait construites et dix petites filles, celles qu'il avait embellies. Ayant abandonné à son fils la jouis­sance de sa belle résidence d'Acquigny, à une lieue du Mesnil-Jourdain, dans la vallée d'Eure, il habitait un modeste logis attenant à l'église où il suivait la règle des Trappistes et méditait en contemplant la tête de mort de son ami Dom Rigobert Levesque. 71:98 Son fils, Esprit-Marie-Robert, lui, n'avait rien d'un jan­séniste. Son double menton, ses yeux langoureux aux lour­des paupières, ses lèvres charnues avouaient sans ambages sa jovialité et son épicurisme. Comme son père, il était président au Parlement de Rouen mais siégeait également à la Chambre des Tournelles à Paris. Certains murmuraient qu'il y menait joyeuse vie, à grandes guides, en jouant du hautbois sur ses terres afin de satisfaire l'appétit d'une croqueuse de diamants. De surcroît, cet aristocrate frondait le Pouvoir : Lorsque Louis XV eût dissous les parlements afin de les remplacer par une magistrature à sa dévotion (les parlements Maupéou), le Président d'Esneval s'était retiré à Pavilly, dans le bailliage de Caux, la terre originelle de sa famille, et y avait fondé une loge maçonnique. Fastueux chacun à sa manière, le père et le fils jouis­saient d'une grande considération. Aujourd'hui encore, en Normandie, la rigueur et le libéralisme, ces deux faces de l'autorité, ont l'une et l'autre leurs partisans, pourvu que celle-ci demeure munificente et dispensatrice de libéralités. Ne nous étonnons donc pas si l'auteur d'un pamphlet de Rouen -- *Le coup d'œil purin* -- écrivait en 1773, dans le langage de Rabelais : « Nos d'Aann'vas, ch'était pas là de la quiache de pieds plats ! » Le Président d'Acquigny et son fils, auxquels on attri­buait cent serviteurs, ne devaient pas importuner souvent de leur présence les habitants du Mesnil-Jourdain. Ils délé­guaient leur autorité aux régisseurs de leurs domaines, aux gardes-chasse qui faisaient leurs tournées dans une garenne voisine de Cavoville, close de hauts murs de pisé, et dans les vastes bois qui entouraient le village. Leurs vassaux étaient pour la plupart des ruraux, vivaient des fruits de la terre, très près d'elle, du labeur des champs, tout près d'eux. Quelques-uns manifestaient leur aisance par les jolis manoirs qu'ils habitaient dont la chaleur vivante procla­mait leur goût, leur savoir-vivre : briques roses, colombage, escaliers de chêne massif. Les Piéton, les plus riches propriétaires après le sei­gneur, faisaient figures de notables dans la contrée, notam­ment à Rouen comme avocats. François-Ovide Piéton sera maire de Cavoville durant toute la période révolutionnaire. 72:98 Les Le Sueur comptaient parmi les plus anciennes familles de la paroisse où, d'après le terrier de 1778, leurs ancêtres étaient laboureurs depuis 1392. Les Letellier fai­saient partie eux aussi de cette noblesse de la terre, une noblesse peu fortunée puisque trois membres de la famille, dont le syndic de la municipalité, sont inscrits sur l'état des pauvres qui figure à la page deux du registre. Cette page éloquente dans sa sobriété traduit la modicité des ressources locales. En 1788, outre cinq vieillards ou invalides incapables de travailler, on recensait au Mesnil-Jourdain cinq pères de famille ou autres hors d'état de gagner entièrement leur subsistance, dix-neuf pauvres vali­des des deux sexes en état de gagner leur vie mais man­quant de travail. Un nota du registre précise, il est vrai, que « les pauvres valides n'ont du travail qu'au moyen des manufactures de Louviers et des travaux publics ». Lou­viers est à une lieue mais l'état des chemins apparaît fort précaire. Un mémoire en date du 30 mars 1788, à la page trois du registre, consigne que les habitants ont été con­traints de travailler avant d'obtenir un secours pour rétablir la communication par charroi avec la ville de Louviers où il fallait vendre et acheter les denrées nécessaires à la vie. Le mémoire réclame à l'assemblée provinciale 900 livres pour achever la réparation du chemin dégradé par les eaux d'orage. Le 14 septembre 1788, une longue requête -- elle tient sept pages du registre -- présente *les réflexions de l'assem­blée municipale sur l'agriculture.* A n'en pas douter celles-ci reflètent les soucis majeurs des habitants du Mesnil-Jourdain. Ce document, dont il faut citer de larges extraits pour garder intactes la richesse de son humus et la pro­fondeur de son substrat, nous montre tout d'abord que le problème de la conservation des sols préoccupait déjà nos ancêtres ruraux avant la Révolution : « Le premier soin du cultivateur, écrit le rédacteur, un Olivier de Serre incon­nu, est de conserver sa terre ; le second est de l'améliorer. « Ce second soin est proprement celui du propriétaire ou fermier. L'intérêt le guide et son labour devient sa récom­pense. A cet égard j'estime que chacun fait de son mieux dans ce canton et qu'il n'est besoin que d'encouragements. « Mais la conservation des terres en général dépend principalement de l'Administration. C'est à elle à veiller sur l'ensemble, à donner des règles, à fixer les droits et pres­crire les devoirs des particuliers, prévoir les dégradations, en combattre les causes majeures autant que possible. 73:98 « Notre terrain en pente reçoit nécessairement l'égoût de la paroisse de Cavoville qui y est enclavée et de partie des paroisses supérieures voisines... Les orages par cette raison lui deviennent toujours funestes. La graisse des fumiers, la terre même que ces fumiers fécondent est entraînée plus ou moins tous les ans par des torrents qui deviennent plus destructeurs à mesure que les ravines se creusent et se multiplient. Il en résulte partout des amas de vase qui suc­cessivement se précipitent dans les bois subjacents d'Ac­quigny et de Louviers, vont obstruer la rivière d'Eure et nuisent à sa navigation. Insensiblement nous nous rappro­chons du sol, et nos richesses vont se perdre dans des gouffres, des abîmes. » Bien plus qu'aux orages « qui sont des convulsions de la nature mais nécessaires à son existence et qu'il faut endurer » et au mauvais état des chemins vicinaux, l'au­teur du mémoire attribue l'érosion du sol à l'avidité des cultivateurs. Ceux-ci défoncent avec le soc de leurs charrues les raies qui séparent les parcelles, les transforment en ravines où s'engouffrent les eaux de pluie. Le mémoire propose qu'une loi défende les empiètements aux limites des parcelles, inflige une amende aux contrevenants. Celle-ci alimenterait un fonds communal destiné à l'amélioration des chemins vicinaux, « des rues des villages souvent fan­geuses et fétides et propres à pro-nager les maladies avec lesquelles elles semblent avoir de l'affinité par leur putridité et leurs vapeurs »... Et le rédacteur du mémoire de conclure : « Je disais que la malpropreté des rues nuisait à la salubrité de l'air. Je ne finirai point sans risquer mon avis, dût-il être dépla­cé... Il existe au milieu de nous un mal qui devient endé­mique par la facilité avec laquelle il se propage. C'est la gale, puisqu'il faut l'appeler par son nom. Des familles entières en sont atteintes. Elle est chez quelques-uns comme héréditaire. Qui le croirait ? C'est au sein d'une joie com­mune, au milieu des danses publiques, surtout en été, c'est lorsque les cœurs se dilatent, c'est par les mains qui se prennent, s'entrelacent, que la contagion s'insinue. C'est par l'imprudence d'une jeunesse effrénée qui se livre au plaisir immoral et prohibé des danses baladoires avec une sorte de fureur que la gale devient un fléau, une contagion et flétrit çà et là des familles entières depuis le chef sexa­génaire jusqu'à l'enfant encore à la mamelle. Les lois im­puissantes parlent, mais le libertinage paye d'effronterie et brave les lois... 74:98 C'est finalement sur cet objet intéressant relativement à la faute du peuple que nous pourrions réclamer le suffrage du département et la protection de notre Assemblée provinciale, si nous ne voulons pas devenir un peuple de lépreux... Que vous en semble, Messieurs du Bureau ? Ceux-ci donnent leurs adhésion à cette requête et chargent M. le Curé de l'envoyer à Messieurs de l'As­semblée... » Après avoir respiré le parfum de haute moralité qui se dégage de ce morceau d'éloquence paysanne, nous ne nous étonnerons pas si, en réponse à une circulaire concernant l'établissement d'un lieu d'inhumation pour servir aux non-catholiques, le registre mentionne « qu'il n'y a au Mesnil-Jourdain aucun habitant qui ne soit catholique ». M. Coquillot, le curé, est fier de ses ouailles qui le lui rendent bien. Il assiste à toutes les délibérations de l'assem­blée municipale qui ont lieu au presbytère et met volontiers la main à la pâte dans le but de faciliter la fermentation du levain spirituel. Le registre municipal, à la suite de l'état déjà cité qui traite de l'assistance aux pauvres de la paroisse, note : « Le curé seul fait de son mieux. » Nous le soupçonnons d'être le rédacteur de cet état... M. Coquillot ne manque point de moyens dans son ministère. Bâtie au XV^e^ siècle par la famille d'Hellenvilliers, l'église est vaste et belle. Son clocher orné d'une magnifique galerie de pierre domine toute la campagne, confère au village une sorte de prééminence, de royauté. Le curé dispose d'un vicaire et d'une maîtresse d'école de la communauté des filles charitables de Cahers entretenue sur une donation faite par la belle Présidente de Montholon, grand'mère de M. d'Acquigny. Cette maîtresse d'école est tenue d'instruire gratuitement les jeunes filles du Mesnil-Jourdain, de leur apprendre à lire et à écrire et même de faire des instruc­tions chrétiennes aux femmes qui voudront se rendre chez elle. La donation de Mme de Montholon prévoit même « qu'encas de mésintelligence entre le dit sieur curé et la dite maîtresse d'école, par le simple avis que celui-ci en donnera à la Supérieure de la Communauté où elle aura été prise, la dite Communauté est tenue de la retirer et d'y en envoyer une autre incessamment ». Enfin la paroisse de Notre-Dame du Mesnil-Jourdain bénéficie de la présence du monastère de Sainte-Barbe, occu­pé par « des religieux pénitents du tiers-ordre de Saint François de la Congrégation Gallicane, custodie de Notre-Dame de Nazareth ». 75:98 S'ils rendent à Dieu ce qui lui appartient, les habitants du Mesnil-Jourdain ne négligent point non plus César. Ils paient leurs impôts sans rechigner. On s'en doute, le regis­tre des délibérations se montrera prolixe sur ce sujet plutôt pénible dont nous n'avons pas voulu trop encombrer notre fresque villageoise. Mentionnons toutefois une observation au sens quelque peu sybillin qui termine un mandement du bureau d'Andely au sujet de la contribution en rachat de corvée : « Vous aurez attention de ne point envoyer vos rolles ni vos lettres par la poste »... Ce dernier document est daté de septembre 1789. On s'aperçoit soudain que le registre n'a fait aucune allusion ni à la réunion des États Généraux (17 juin) ni à la prise de la Bastille, le premier et mémorable 14 juillet ! Doit-on conclure que ces événements n'ont soulevé aucun remous à la surface des eaux de la mare tranquille du Mesnil-Jourdain ? Nous ne sommes pourtant qu'à 25 lieues de Paris. \*\*\* Quoi qu'en pensent les habitants de notre village, la France est en révolution. Sur notre registre celle-ci ne se manifeste encore que par les innombrables décrets ou lois de l'Assemblée Constituante. Le 5 novembre 1789, les hono­rables représentants du peuple français ont en effet décidé que : « Toute Cour même en vacation, municipalité et corps administratif qui n'aurait pas inscrit sur leurs registres dans les trois jours après la réception et fait publier dans la huitaine les lois faites par les Représentants de la Nation, sanctionnées ou acceptées et envoyées par le Roi, seront poursuivis, comme prévaricateurs dans leurs fonctions et coupables de forfaiture ». En conséquence, désormais, M. Jean-Louis Letellier s'es­soufflera en gravissant cette montagne de décrets qui accouche à travers la campagne d'une nuée de souris blanches, grises ou noires. A vrai dire, la plupart du temps notre Jean-Louis qui a une écriture un peu timide mais lisible se contente d'indiquer sur le registre le titre des décrets, leurs lisières sans pénétrer dans la forêt adminis­trative. 76:98 Il s'excuse de cette façon de faire en arguant que « le temps et nos travaux journaliers ne nous permettent pas de mettre toutes les lettres patentes, tous les décrets tout au long. Nous nous contentons seulement d'assigner sur nos registres que tel ou tel arrêté est arrivé, que nous l'avons lu et affiché. Nous nous réservons l'avantage de montrer tout ce qui nous est arrivé, quand besoin sera car tout est déposé dans un bureau destiné à ces fins ». Comme nous comprenons le relatif laconisme de notre cher greffier ! Ainsi la déclaration des droits de l'homme et du citoyen ne figure dans le registre du Mesnil-Jourdain que par son préambule et son article I^er^ : « Les représentants du peuple français, constitués en assemblée nationale, considérant que l'ignorance, l'oubli ou le mépris des droits de l'homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernements ont résolu d'exposer dans une déclara­tion solennelle les droits naturels, inaliénables et sacrés de l'homme... En conséquence, l'assemblée reconnaît et déclare en présence et sous l'auspice de l'être suprême, les droits suivants de l'homme et du citoyen. Article 1^er^ Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ; les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune. Article 2... Le scribe a jugé inutile d'aller plus loin dans sa tâche. Il s'est contenté d'ajouter : « Cette déclaration consiste en dix-sept articles qu'il serait trop long de transcrire ici... » De même le greffier n'a consigné que le paragraphe 1^er^ de la Constitution : « Tous les pouvoirs émanent essentiel­lement de la nation et ne peuvent émaner que d'elle », et du décret abolissant le régime féodal : « L'assemblée décrète que les droits féodaux, ceux qui tiennent à la main morte réelle ou personnelle ou à la servitude personnelle sont abolis sans indemnité. » Le lecteur du registre patauge dans un océan démonté où flottent pêle-mêle comme des épaves des morceaux d'ar­rêtés, des débris de décrets. Il passe sans transition de la libre circulation des grains à la suspension des vœux mo­nastiques, du respect de la propriété, notamment « des bois objet de premier besoin », à la loi martiale contre les attroupements, de l'interdiction pour les agents de l'administration de recevoir désormais des gratifications ou étren­nes au choix des citoyens actifs, 77:98 des droits des Juifs por­tugais ou espagnols à la conservation des biens ecclésias­tiques, du logement des gens de guerre à la suppression de la gabelle. Quelques liens subsistent entre tous ces sujets disparates : la formule « Louis par la grâce de Dieu et par la loi constitutionnelle de l'État, roi des Français » et les préoccupations financières. Bientôt les mots impôts, contri­buables, emprunts, assignats commencent de fleurir. On les retrouvera comme un leitmotiv sur la plupart des pages du registre. Le ton reste généralement euphorique : le 30 août 1790 « l'assemblée nationale a fait un grand pas vers la régénération des finances ; elle s'est déterminée à de grands sacrifices ». Parfois le scribe semble s'intéresser à un décret et le cite *in-extenso.* Tel est celui qui a trait à la réforme administrative, à la division de la France en 83 départements. Ce décret remplit 13 pages du registre. Le greffier men­tionne toutes les sous-préfectures, comme un avare qui fait l'inventaire d'un trésor. L'ouragan qui commence de souffler à travers la France ne semble guère perturber le climat au Mesnil-Jourdain. Les menus faits de la vie quotidienne donnent lieu à des délibérations dont le ton est grave mais sans passion. La municipalité décide d'attribuer la récolte de fruits au vicaire de la paroisse. Les délits de chasse permettent à la maré­chaussée de montrer sa compétence, de procéder à des enquêtes -- en particulier « auprès d'une fille nommée Festin par sobriquet ». -- Quel joli nom ! L'assemblée municipale se transporte au couvent de Sainte-Barbe et y procède à un inventaire minutieux des ressources et du mobilier qui s'avèrent modestes. Le droit des religieux de renoncer à leurs vœux fournit la matière à d'interminables discussions épistolaires avec le Père visiteur et un certain Frère Eutrope qui a demandé à se retirer dans sa famille. Le 14 novembre 1790, le village procède à de nouvelles élections : on vote souvent dans les périodes troublées ! L'équipe le Tellier-le Sueur reste chargée d'assurer les destins du Mesnil-Jourdain. Le suffrage censitaire subsiste : il n'y a que 27 citoyens actifs au village, : les notables. 78:98 Les rapports entre la municipalité et l'ancien seigneur ne subissent aucune détérioration. Celui-ci est toujours qualifié de son titre de Président malgré la disparition des Parlements. Le 10 octobre 1780, un orage menace d'amener la pollution du puits des Ruaux qui alimente le village en eau potable. Cet incident souligne le bon accord qui continue à régner entre M. d'Esneval et ceux que le registre des délibérations s'obstine encore à qualifier de « ses vassaux ». Le 23 novembre 1790, le registre des délibérations relate longuement les aventures de la fille Paturel et de son séducteur François Menu. « S'est présentée devant nous Marie-Françoise Paturel âgée de 35 ans environ pour nous parler de sa grossesse et de son enfantement ainsi qu'il suit... « La dite fille déclare que le 6^e^ jour du mois d'avril seconde fête de Pâques, Jean Baptiste François Menu âgé de 30 ans vint pour la première fois environ sur les 7 heures du soir tenir une conversation ordinaire avec elle au coin de la haye où elle était pour lors... lui donna rendez-vous pour le dimanche suivant au même endroit... déclare qu'elle se rendit à ce nouveau rendez-vous, qu'ils tinrent conver­sation ensemble environ trois quarts d'heures, qu'il lui dit entre autres qu'il ne la délaisserait jamais, qu'il ne l'abandonnerait point... déclare qu'elle se rendit dans la ravine à un troisième rendez-vous. Elle l'y trouva arrivé le 1^er^ il lui répéta encore qu'il ne l'abandonnerait point, qu'elle n'avait que faire de s'embarrasser, il redoubla ses caresses, il l'embrassa, lui disant *allons, Marie, allons*, il la prit entre ses bras, il la jeta sur le dos, il lui dit *allons Marie vous n'y perdrez pas* et redoublant encore, elle s'est laissée gagner, s'en rapportant à ses propos et ils ont commis le péché ensemble deux fois le même jour dans l'intervalle de trois quarts d'heure qu'ils furent ensemble... « Cette action s'est commise dans la dite ravine sous un poirier, au coin de la dite haye, Marie Paturel déclare enfin qu'elle s'est laissée aller, convaincue qu'il tiendrait ses pro­positions... Le dit jeune homme l'embrassa après l'action... » Nous nous excusons auprès du lecteur de passer sur quelques transitions. Le lieu des rendez-vous change : « Il lui dit de se trouver le dimanche suivant à une heure de soleil l'après-midi dans le parc de Monsieur le Roux d'Esneval. Après une longue conversation Jean-Baptiste lui dit qu'il ne reviendrait plus... Marie Paturel déclare qu'il est le seul qu'elle ait connu et avec qui elle ait eu habitude. 79:98 « Devenue grosse des œuvres de Jean-Baptiste Menu, elle a mis au jour un garçon lequel a reçu le baptême vers neuf heures du matin par M. le Conte, vicaire du Mesnil-Jourdain, dans les formes et usages accoutumés par l'église. Le dit enfant jouit d'une bonne santé. « Ne sachant point s'il était de notre ressort de recevoir pareille déclaration, nous nous sommes consultés avec M. le Procureur-Syndic de Louviers lequel nous a répondu qu'elle devait s'adresser à M. le Juge-Royal... Elle est accou­chée plutôt qu'elle ne croyait et elle a profité d'un moment où ses forces pouvaient lui permettre de venir jusqu'à nous afin de faire sa déclaration pour sa sûreté personnelle et celle de son fruit. Nous attestons n'avoir reçu sa déclaration qu'eu égard aux circonstances épineuses où elle se trouve et dans l'impossibilité d'aller plus loin... C'est dans cette seule considération que nous l'avons reçue : très convaincus que nous sommes de n'être point blâmés de nos supérieurs en pareilles circonstances. » Que ce printemps de 1790, annonciateur des grands orages coléreux et dévastateurs, dut être beau, chargé de sève, de semences et de vie ! Comment prendre au sérieux la Révolution par un temps pareil ! A l'époque où prend fin cette idylle, Jean Chatel déclare accepter la charge de garde-garennier des bois et autres propriétés du Sieur le Roux d'Esneval. A cette occasion il jure de *soutenir de son pouvoir la constitution du royaume, d'être fidèle à la nation, à la loi, au roi et à la municipalité, d'agir toujours en son âme et conscience, d'assumer avec courage et impartialité les fonctions qui lui sont confiées*. Les mots en italique sont soulignés dans le texte du registre. En prêtant un tel serment le *garennier* Jean Chatel devait bomber le torse et se croire investi de pouvoirs dictatoriaux... Étrange époque où le verbe fait épanouir partout ses falbalas rococo ! De tels faits divers constituent cependant des îlots de vie où le lecteur reprend pied, se réchauffe dans le réel avant de se replonger à travers la mer glacée des lois, des décrets, des lettres patentes, des proclamations, des procès-verbaux qui continuent à déferler sur le registre et la France. Pauvre greffier ! Sa main devait avoir des crampes. Il lui fallut en tous cas demander du renfort : D'autres écritures que la sienne apparaissent çà et là sur le registre, parfois élégantes, parfois hésitantes. 80:98 Ce registre ne fait aucune mention de la fête de la Fédération célébrée à Paris le 14 juillet à l'occasion du premier anniversaire de la prise de la Bastille. Un document de l'époque, le Journal d'un certain M. Delafond dit « la Liberté » signale le passage à Acquigny, au mois de juin, d'un détachement de la garde nationale de Rouen qui se rendait à Chartres pour prendre part à une prise d'armes et à des réjouissances. Ce journal relate que le Capitaine d'Esneval et ses trois fils revêtus de l'uniforme des gardes de Pavilly firent à la troupe le meilleur accueil « galam­ment et en bon frère ». Le lyrisme de l'auteur s'y donne libre cours : « Quand nous reçûmes l'ordre du repos, le Capitaine d'Esneval nous engagea à passer dans les bos­quets que l'épaisseur de leur feuillage et leur proximité de la rivière d'Eure rendaient plus frais ; il fit apporter des sièges ; quelques-uns s'en servirent, d'autres préférèrent s'étendre sur les gazons... On nous servit des viandes froides bien restaurantes et savoureuses ; nous fîmes disparaître en peu de temps une longue tranche de veau de rivière ; nous eûmes bientôt réduit à rien un énorme filet de porc frais et surtout une hure monstrueuse d'un sanglier qui devait avoir labouré bien des champs en sa vie. Nos dents faisaient feu et les croûtes de pain jaillissaient de toutes parts. Le vin blanc, le vin rouge, le cidre le plus délicat précipitaient les morceaux... Avant de partir nous acceptâmes la propo­sition que nous fit M. d'Esneval d'aller voir l'église... Nous ne nous contentâmes pas de la visiter en curieux. Une idée religieuse vint à chacun de nous : d'abord nous nous pro­posâmes d'entonner *Te Deum ;* mais les circonstances ne nous permirent que de chanter la prière nationale adoptée depuis que les choses sont rentrées dans l'ordre et qu'on est assuré qu'elles y resteront : *Domine salvam fac Gen­tem ; Domine salvam fac Legem ; Domine salvam fac Regem*. Nous fîmes ajouter : *Domine salvos fac Delegatos nostros*... » Avant de quitter la belle demeure de leur hôte, les gardes nationaux chantent à sa barbe quelques couplets qui durent lui faire bien plaisir : 81:98 Livrons nos cœurs à l'allégresse Que nous inspire un si beau jour Des grands qui nous foulaient sans cesse, Nous triomphons à notre tour. Bouffis d'orgueil et d'arrogance, Ils se croyaient des demi-dieux Et leur criminelle existence ; Multipliaient les malheureux... Les hurlements du fanatisme Ont vainement frappé les airs, La nation, du despotisme A pour jamais brisé les fers. Les perfides aristocrates Enfantent des projets nouveaux, Mais de leurs âmes scélérates Nous craignons peu les noirs complots...  Avant d'arriver à Louviers le détachement pénètre sur le territoire du Mesnil-Jourdain, se remet en ordre « à l'approche de l'ancien couvent des Pénitents de Sainte-Barbe, dont la pénitence est finie. Ce couvent est à la dispo­sition de la commune ; il présente en un mot, aujourd'hui, plus d'objet d'utilité qu'il n'en présentait il y a quelques mois... ». \*\*\* L'année 1791 voit l'atmosphère s'épaissir mais le regis­tre des délibérations du Mesnil-Jourdain conserve un ton sinon euphorique du moins détaché des événements de l'Histoire... Qui pourrait dire s'il s'agit là d'une haute sérénité ins­pirée par le contact quotidien avec Dame Nature, de l'indif­férence habituelle aux gens de la terre, ou d'une attitude propre aux gars de Normandie, où l'on porte volontiers un masque afin de dissimuler prudemment toutes les expres­sions qui pourraient trahir des sentiments ?... Le 23 janvier 1791, à la sortie de la messe le curé du Mesnil-Jourdain et son vicaire prêtent serment devant tous les fidèles rassemblés, en exécution de la loi relative à la Constitution Civile du clergé. En cette occurrence M. Coquillot prononce « dans la chaire de vérité » un discours d'une éloquence passionnée. Nous regrettons de ne pouvoir en citer que les passages essentiels : 82:98 « Messieurs, « Ministre d'un dieu de justice et de paix, qui nous apprend dans les saintes écritures que la résistance aux lois est une résistance à sa volonté, je viens présenter sur l'autel de la patrie l'hommage de mon adhésion à ses décrets. Ce n'est pas que j'aie éprouvé comme bien d'autres, des anxié­tés, des alarmes même sur la pureté de la foi, sur l'essence inaltérable d'une religion toute divine dans laquelle je veux vivre et mourir ; Dieu m'en fasse la grâce ! Mais un examen réfléchi de notre *Constitution Civile* m'a convaincu qu'elle « en ne contient point, comme on le dit, comme on l'a cru peut-être, une doctrine *contraire au dogme catholique.* En effet, la Constitution Civile du clergé ordonne par exemple que ceux qui seront élus aux cures, aux évêchés aient à déclarer, avant leur confirmation, qu'ils professent la religion catho­lique, apostolique et romaine. Par là elle exclut de tous les sièges le schisme et l'hérésie. Elle assure à l'église de France la perpétuité de la foi. « ...Elle consacre le principe fondamental de notre droit que l'élection appartient essentiellement et imprescripti­blement à la société... *Electio est ejus collegii cujus eligitur* et nous ne verrons plus enfin un patron laïc, un patron protestant, un patron juif donner des curés à des vassaux catholiques. « La Constitution Civile du clergé nous rapproche de celle des beaux jours de l'église, de ces temps heureux si voisins de son berceau ; discipline qu'elle tenait des apôtres lesquels l'avaient transmise et établie de la part de leur divin maître. C'est ainsi qu'au concile de Nicée, l'an 325 de Jésus-Christ, où il se trouva plus de 400 évêques que l'em­pereur Constantin le Grand avait rassemblés des quatre coins de l'univers, il fut ordonné que les évêques rece­vraient l'institution divine de leurs métropolitains, dispo­sition que nous présente mot à mot notre Constitution : telle est la source pure où nos législateurs ont puisé... « Rendons justice aux talents, aux travaux immenses de nos députés. En rétablissant l'empire des lois, ils ont proscrit l'arbitraire ; le despotisme disait, *si veut le Roi, si veut la loi*, mais aujourd'hui, grâce à la Constitution, si veut la loi, si veut le Roi. Vive la liberté ! « Je jure de veiller avec soin sur les fidèles de la parois­se, d'être fidèle à la nation, à la loi, au roi et de maintenir de tout mon pouvoir la Constitution décrétée par l'assem­blée nationale et acceptée par le roi. » 83:98 Le vicaire s'exprime dans des termes analogues, affirme que « nous ne pouvons être véritablement chrétiens sans être patriotes » découvre dans l'histoire de l'Église maintes raisons de jurer la Constitution Civile du clergé que le chef de l'Église condamne. Toutefois, ce discours ne dissimule pas l'existence dans la population d'une opposition aux décrets : « Malgré les cris d'irréligion et d'impiété que nous entendons répéter de toutes parts, même dans les humbles chaumières que nous habitons, où l'on voudrait nous persuader que les législateurs français portent attein­te à la religion, je ne balance pas un moment pour donner une adhésion entière à leurs décrets, pour justifier ma conduite aux yeux même des personnes dont les conscien­ces sont si inquiétées par les circonstances ». Quelques semaines plus tard, le curé Coquillot continue sur sa lancée. Le 14 juillet 1791, la seconde fête de la Fédé­ration donne lieu sur le registre à ce procès-verbal assez évocateur : « Nous avons communiqué à M. Coquillot le vœu de notre paroisse de renouveler l'acte de fédération. M. le curé, toujours zélé, s'est prêté à cet acte civique de la manière la plus satisfaisante. Un office solennel a été célébré par lui dans notre église. La messe finie, M. le curé animé du patriotisme le plus pur, a prononcé dans la chaire un discours dont voici la teneur... » De ce long panégyrique du nouveau régime nous n'ex­trayons que quelques passages particulièrement édifiants : « Messieurs et chers concitoyens, « Le pouvoir législatif réside dans l'assemblée natio­nale : il y réside éminemment : aussi travaille-t-elle avec autant d'efficacité que de gloire, à former un code de lois fondamentales capables d'assurer aux citoyens la sûreté, la propriété, la liberté. C'est sur ces trois bases principale­ment que réside notre bonheur. Et c'est des lois sublimes de l'auguste assemblée qu'il découle le bonheur, comme d'une source aussi pure que féconde, aussi légitime qu'iné­puisable. « Avant l'assemblée des états et leur réunion en corps national constituant, la France n'avait pas de constitution. Nous étions gouvernés par des lois incertaines, mobiles au gré des monarques, et encore plus des ministres. 84:98 Nous avions un roi et nous étions ses sujets, car il estimait la royauté la première et la plus belle de ses propriétés ; il commandait en maître : *de notre science certaine, pleine puissance et autorité royale... ordonnons, voulons et nous plaît...* Ainsi s'exprimait l'autorité concentrée dans sa personne. « Aujourd'hui, nous avons un roi, mais c'est la nation qui exerce la souveraineté par les représentants. Le pouvoir du roi est circonscrit dans ses justes bornes. La nation fait les lois ; le roi, chef suprême, est investi des pouvoirs nécessaires pour les faire exécuter. Dès lors nous cessons d'être sujets du roi, nous devenons libres, nous ne sommes plus des sujets, nous sommes des citoyens, nous n'obéissons plus qu'à la loi, laquelle n'est autre chose que l'expression de la volonté générale de 25 millions d'individus dont est composée la nation française. « En obéissant à la loi, nous obéissons donc, non pas à un maître absolu qui puisse disposer de notre vie, notre honneur, notre fortune à son gré, mais bien à la loi dans laquelle notre propre volonté, notre volonté particulière, entre pour quelque chose, puisque la loi, par la nature de la Constitution est le résultat de toutes les volontés indi­viduelles. Tout prend donc une face nouvelle. Tout tend à extirper jusqu'à la racine des abus : tout nous assure par exemple la justice des impôts dans leurs motifs, dans leur perception, dans leur durée. « Tant d'avantages que treize à quatorze cents ans de l'ancien gouvernement n'avaient pu atteindre, l'ouvrage immortel de nos députés, la Constitution, nous les offre si, toutefois, nous en savons profiter, si nous sommes sages, si nos divisions cessent, si le cri de la raison, de l'humanité, de la religion se fait entendre d'un bout du royaume à l'autre, si nous n'oublions jamais que nous sommes frères et concitoyens. « Ils sont donc passés les temps affreux du despotisme où un roi disait à ses sujets : « *je veux me battre avec tel roi mon voisin ; allez hommes esclaves, soumis à ma volonté suprême, allez, vils troupeaux, vous faire égorger pour mes querelles particulières, pour l'honneur de ce que j'appelle ma maison, pour satisfaire l'ambition des princes, mes parents ou tels de mes ministres. Des fonds me sont néces­saires, ouvrez-moi vos bourses et vos trésors : c'est à la véri­té le prix de vos sueurs, c'est le fruit des travaux les plus légitimes, qu'importe !* 85:98 *Vous êtes à moi ; vous formez ma propriété. Dans l'origine sans doute vous m'avez revêtu de vos pouvoirs, mais j'aime à l'oublier ; que dis-je ! Je suis un soldat heureux, je tiens tout de Dieu et de mon épée.* » « Depuis l'établissement des sociétés dans l'univers connu, tel a été le langage de la plupart des princes parce que la plupart n'ont régné que pour eux. « Ce n'est pas que nous ayons ce reproche à faire à Louis XVI. A Dieu ne plaise que je veuille lui prêter la moindre idée de régner par la force ; mais malheureuse­ment, faut-il le dire ? ce prince, bon peut-être jusqu'à la faiblesse, n'a jamais pu mettre un frein aux déprédations d'une cour voluptueuse et corrompue. Qui croira que depuis son avènement au trône il s'est perdu en déprédations, comme on assure, jusqu'à 1700 millions de livres tournois ! Quelle a été la frayeur de nos représentants quand, appelés par nous à connaître l'état des finances de ce malheureux royaume, ils se sont vus au bord de l'abîme creusé sous nos pieds sans pouvoir en mesurer la profondeur ! « Oh ! il est temps sans doute d'arrêter ces brigandages. Ces hommes puissants, ces colosses de grandeur dont nos yeux osaient à peine contempler le sommet, sont tombés devant nos représentants : ils n'offrent plus que des ruines, que d'immenses débris et l'enlèvement du monarque, fruit du désespoir, est le dernier effort de leur rage. Ils sont aujourd'hui nos plus cruels ennemis. Tyrans autrefois, hypocrites maintenant, ils prétextent la religion qu'ils ont avilie par leurs désordres ; ils entraînent des hommes simples dans leur parti et ils osent conjurer jusqu'aux foudres du Vatican pour anéantir, s'ils le pouvaient, la Constitution. Du gland qu'elle était naguère, la Constitution, devenue chêne, peut-elle rentrer dans sa première enveloppe ! Non, non, il n'en sera pas ainsi. Ne perdons pas courage, ô mes concitoyens ! Le ciel est visiblement pour nous et le peuple français, dont nous devons nous montrer une portion virile, armé de la justice et de la vertu, opposera toujours une force invincible à leurs intrigues et à leurs complots. » Le procès-verbal de cette mémorable journée au Mesnil-Jourdain s'achève ainsi : 86:98 « Dans l'après-midi, il a été chanté en musique et faux-bourdon le verset si cher à nos cœurs, *Domine salvam fac gentem*. Les vêpres et le salut finis, le *Te Deum* a été chanté avec une joie universelle. Cet acte religieux terminé, notre jeunesse et plusieurs autres citoyens ne pouvaient mieux prouver leur dévouement au salut de la patrie et leur recon­naissance à Monsieur le Curé, qui le premier a donné les marques les moins équivoques de civisme, qu'en le recon­duisant chez lui sous les armes, au milieu du corps municipal, chantant au son des instruments cette magnifique marche de la liberté dont M. le Curé est l'auteur et qu'il a faite pour les circonstances : *Liberté, félicité, que dans nos murs un droit sacré rappelle...* et le reste. Les airs ont retenti de ces cris si souvent répétés par tous nos conci­toyens : *Vive la Constitution, vive la Liberté, vive la nation*. Ils ont aussi chanté l'air national, *Ça ira, ça ira* et sont revenus dans le même ordre et chantant les mêmes airs, accompagner le corps municipal à la Chambre Commune où nous avons rédigé le présent procès-verbal. » Sans aucun doute la fin du discours du curé faisait allusion à la fuite de Louis XVI à Varennes (22 juin). En effet, peu après le procès-verbal, signé du curé Coquillot, de Pierre le Sueur, officier, et de cinq membres de la famille Letellier, on lit sur le registre : « Nous certifions avoir reçu samedi 23 juillet 1791 un paquet contenant les décrets suivants : « Loi qui détermine les cas où le roi sera censé avoir abdiqué la couronne et pourra être poursuivi comme simple citoyen et qui ordonne que le sieur Bouillé et ses complices seront poursuivis comme criminels de lèse-nation au tribu­nal d'Orléans. » L'attitude du curé Coquillot ne doit pas émouvoir l'his­torien habitué aux brises fluctuantes de l'Histoire ecclésias­tique. Il n'y a rien de nouveau sous le soleil, pas même les *Nouveaux Prêtres*... (*A suivre*.) Jacques DINFREVILLE. 87:98 ### Aspects du mouvement « conservateur » en Amérique *Les économistes. -- La National Re­view. -- La John Birch Society. --\ Les businessmen républicains. -- L'activité et les cours de l'I.S.I.* par Thomas MOLNAR LA DÉFAITE DU SÉNATEUR Goldwater en novembre 1964 n'a pas découragé le mouvement conservateur américain. Cela a des raisons politiques, certes : le fait que le président Johnson, tout en poussant à la centralisation gouvernementale et à la législation socialisante, a entrepris une politique étrangère ferme après plus d'une décennie de recul, signifie que le programme des conservateurs n'était pas aussi absurde et inconcevable que l'avaient jugé les progressistes, américains et européens. Mais il y a aussi des raisons plus profondes et qui tiennent en partie aux évé­nements, en partie à la structure mentale même des Américains. \*\*\* On parle peu du conservatisme américain, sauf quand il s'agit de le dénoncer en l'identifiant au maccarthysme, aux « visées impérialistes du Pentagone », ou aux exagé­rations de la John Birch. Society. 88:98 Le phénomène mérite pourtant qu'on l'approfondisse ; surtout le lecteur euro­péen, systématiquement mal informé sur les États-Unis, a intérêt à connaître la vérité. J'ai déjà esquissé à plusieurs reprises les grandes lignes du conservatisme américain et les origines du mouvement actuel à l'intention des lecteurs d'*Itinéraires ;* aujourd'hui je me limiterai à faire connaître la situation telle qu'est est un an après la défaite de Goldwater -- défaite, mais qui a montré la vigueur du conservatisme lequel, en peu d'années, est parvenu à faire douter de l'idéologie régnante et même à assiéger la situa­tion acquise d'un des partis traditionnels. Ce n'est pas tellement la politique qui retiendra notre attention dans ce qui suit : ce sont plutôt quelques aspects d'une nouvelle mentalité qui, tout en restant profondément ancrée dans l' « esprit américain » se montre capable de défier, de rendre problématique, la série de clichés acceptés comme sacro-saints. Pour celui qui veut vraiment comprendre la scène poli­tique et idéologique aux États-Unis, il est indispensable d'étudier la Constitution et l'histoire de son élaboration. Deux tendances contradictoires présidaient à la naissance de ce document : la tendance autonomiste, celle dont les partisans cherchaient à réduire le rôle du gouvernement fédéral (de Washington) au minimum ; et la tendance fédé­raliste insistant sur la nécessité d'un gouvernement fort et, dans le langage de l'époque, « énergique ». (Nous dirions « dynamique » dans le jargon actuel.) 89:98 Ces deux courants se sont confrontés vers 1780, mais selon l'esprit anglo-saxon favorisant les compromis, sans parvenir à une solution définitive -- depuis lors les deux courants coexistent dans la Constitution, dans la structure des pouvoirs publics -- et dans l'esprit des partis et des hommes politiques. Il n'est pas étonnant d'observer que l'une ou l'autre de ces tendan­ces prévaut à telle époque ; leur « jeu » permet une grande élasticité dans la pensée et dans l'action, par exemple dans les jugements de la Cour Suprême d'une génération à l'au­tre ou selon sa composition du moment. Lorsqu'aux yeux des étrangers les États-Unis semblent aller trop loin dans une direction, puis dans l'autre, ou lorsque la politique américaine montre des symptômes d'un clivage profond, c'est que la dualité est inscrite dans les documents fondamentaux du pays, partant dans son his­toire. Dans cette optique, le conservatisme n'est pas une aberration, la manifestation d'une peur irrationnelle devant le communisme ou le « vingtième siècle » : c'est une réaction naturelle contre la politique rooseveltienne, poli­tique qui prédomine encore dans les esprits. A l'intérieur du mouvement conservateur nous pouvons noter aujourd'hui des tendances diverses. Cela prouve moins le manque d'unité que l'abondance de la pensée : en se diversifiant, le mouvement démontre sa santé, sa capacité d'élaborer des nuances, de profiter des expériences multiples. Tandis que la gauche s'enferme dans les cadres d'une formule qui avait fait sa fortune mais qui est à présent trop étroite, la « droite », du fait qu'elle va, depuis une trentaine d'années, d'un échec à l'autre, est contrainte à inventer de nouvelles formules, à ne pas se laisser scléro­ser. Elle a aussi appris à être humble : il y a plus de tolérance dans une discussion entre différentes écoles de conservateurs que dans les milieux de gauche où il faut adorer les fétiches sans s'interroger sur les miracles qu'ils savent faire. \*\*\* En réaction aux idéologies collectivistes, une bonne partie de la jeunesse universitaire se range dans le camp des « libertaires » c'est-à-dire d'économistes comme von Mises Fr. Hayek et Milton Friedman. On remarquera que ce sont des capitalistes purs, champions du laissez faire, de l'économie du marché sans l'intervention étatique. On remarquera aussi que ces penseurs sont d'origine germa­nique pour la plupart, des fondateurs de systèmes, parlant un langage parfois lourd et scientifique. 90:98 Ajoutons à ce groupe l'influence extraordinaire d'une femme israélite d'origine russe, Ayn Rand, qui a fait école ces derniers temps (et plus qu'école : une église) avec son anti­communisme militant, mais surtout avec son enseignement d'anti-altruisme. Sa doctrine veut revaloriser le « moi » écarté et combattu par l'idéologie faussement fraternelle des progressistes, mais tombe dans l'autre extrême, dit « objectiviste » en écartant Dieu et la charité. Philosophi­quement cela ne pèse pas lourd, bien que Mme Rand possè­de une culture vaste et s'exprime d'une façon articulée et claire ; ce qu'il faut pourtant retenir c'est que l'importance de l'objectivisme (et de la réaffirmation des théories du capitalisme) consiste dans le fait que ces enseignements répondent à une profonde volonté du peuple américain de conserver la manière de vivre et de penser traditionnelle. Tocqueville avait déjà remarqué que l'Américain passe dans la rue avec la préoccupation de l'argent imprimée sur ses traits, que l'auteur trouvait caractéristiquement « moro­ses ». L'Américain a, depuis, acquis la réputation de vouloir toujours s'amuser ; mais Tocqueville avait quand même raison : on s'amuse ici un peu par devoir et même d'une façon organisée. La « doctrine » randienne et les autres qui s'y rattachent expriment un peu cette déter­mination de s'occuper de son « business », d'interdire au gouvernement de se mêler aux affaires qui ne le regardent pas. \*\*\* Les conservateurs véritables combattent avec acharne­ment ces doctrines. Ils reconnaissent la complexité des phénomènes humains, l'enchevêtrement des disciplines, et la foi religieuse qui doit tout illuminer. Les conservateurs se groupent, depuis 1955, autour de la revue new-yorkaise *National Review*, dont la liste des collaborateurs est tout un programme : fondé par un jeune intellectuel brillant, disons, pour indiquer son origine irlandaise et la classe sociale d'où il sort, un John Kennedy de droite, ce magazine a comme collaborateurs d'anciens communistes comme James Burnham, des intellectuels européens de la récente immigration, des catholiques conservateurs, des israélites cherchant la solidité doctrinale, des protestants dégoûtés du relâchement de leurs églises. 91:98 On peut dire sans exagérer que la *National Review* est à l'origine de la « révolution » conservatrice de la dernière décennie. Les mouvements de jeunes, des partis politiques locaux, des tendances intellectuelles authentiques y ont pris leur origine, et le « goldwa­terisme » lui-même n'aurait peut-être pas existé (car il n'aurait eu guère de respectabilité intellectuelle) sans ses liens avec la revue de William Buckley. *Mutatis mutandis*, c'est donc un peu le rôle de *l'Action française* que joue cette revue -- sans posséder son Maurras. Les limites de son influence sont écrites dans sa compo­sition, mentionnée plus haut : la gauche ne pardonne pas aux transfuges du communisme qui y ont trouvé un abri ; la communauté israélite n'aime guère les Juifs qui colla­borent à une revue de « droite » ; les Américains pur sang ne comprennent pas toujours le langage et le style des intellectuels immigrants d'Europe ; et les millions de catho­liques votant démocrate reprochent à Buckley son appar­tenance à l'aile droite du parti républicain. Mais il y a aussi une autre limite à l'influence de la *National Review :* en se diversifiant, la « droite » a donné naissance à des groupes dits extrémistes, tels la « John Birch Society ». Si nous définissons « extrémiste » par « pensée plutôt pauvre et simpliste, avec une action modelée sur cette pen­sée » nous ne sommes pas loin de la vérité dans le cas de cette Société, encore que soient nombreux parmi ses membres ceux qui appartiennent à la catégorie des notables locaux. Mais il faut surtout souligner qu' « extrémisme » aux États-Unis comme en France, devrait être plutôt, défini comme « exclu du pouvoir pour non-obéissance à l'idéolo­gie régnante ». La John Birch Society n'est pas plus « extré­miste » que les organisations qui lui font pendant à gauche, mais qui, elles, se trouvent à l'intérieur du « dialogue ». Toutefois, la simplicité même de la réaction de ce groupe (sans la sophistication de Ayn Rand et sans la culture éco­nomique des théoriciens du capitalisme pur) en propage l'influence ; sa bonne discipline ainsi que sa volonté d'imiter les cellules communistes et leur travail, en font une sorte de troupe de choc de la « droite ». \*\*\* 92:98 Il est naturel que les publicistes de gauche cherchent à tout prix à identifier la *National Review* avec la John Birch Society afin de la disqualifier intellectuellement. C'est la même chose que l'étiquette « fasciste » dont les progressis­tes français affublent la droite politique ou religieuse. Mais aux États-Unis où la nouvelle droite n'a pas d'antécédents intellectuels, et où le glissement à gauche peut toujours se réclamer de la tradition propre au pays, tradition démo­cratique, etc., il est dangereux de se laisser ainsi refouler dans les ténèbres de l' « extrémisme » non seulement anti-progressiste mais aussi non-américain ! Partant, M. Buckley mène, de temps en temps, une sorte de guerre de définitions contre la John Birch Society, précisant dans des éditoriaux méticuleusement rédigés ce qui sépare le conservatisme correctement entendu du « Birchisme » un peu écervelé. Ces ripostes sont surtout appréciées par la gauche qui les considère, ou prétend les considérer, comme des gestes gra­tuits de guerre intestine. Car, évidemment, il n'est pas dans l'intérêt de la gauche de distinguer parmi les membres de la droite et d'en élever un à la dignité de partenaire dans le dialogue. Ces escarmouches n'ont peut-être qu'un intérêt limité dans le temps et dans l'espace. Ce qui a beaucoup plus d'importance à la longue est l'effort intellectuel et culturel authentique fourni par certaines associations fondées par les professeurs et les étudiants conservateurs. Encore une fois, l'impulsion initiale avait été donnée par l'équipe de la *National Review*, laquelle, la première depuis l'ère rooseveltienne et ses Brain Trusts, a prouvé que la culture n'est pas monopole progressiste. Mais pour que la preuve en soit, faite, la philosophie conservatrice devait pénétrer avant tout dans la forteresse académique. Aux États-Unis il manque une tradition intellectuelle de droite ; lorsqu'il s'agit de rendre une telle philosophie politique et culturelle respectable, on cite principalement des penseurs britanni­ques comme Edmund Burke ou Lord Acton, et même des hommes d'État-philosophes européens comme Tocqueville et Metternich. Il est par conséquent facile pour la gauche de jeter le discrédit sur le conservatisme américain en prétendant qu'il est aux U.S.A. un contresens. Même le professeur Rossiter, nominalement conservateur, doit sa respectabilité dans les milieux universitaires à sa prise de position selon laquelle le conservatisme en Amérique, c'est-à-dire la tradition et la continuité, c'est le progressisme. 93:98 On voit donc la difficulté d'assiéger les facultés au nom d'une philosophie de droite, systématiquement dénigrée. Mais, encore une fois, nous ne sommes pas en France où le courant jacobin domine les écoles, lycées et universités compris. Ici la mobilité est plus grande même dans l'en­seignement, et puis la dualité de la pensée politique, men­tionnée au début, joue aussi son rôle. Pourtant, ceux qui cherchent à modifier le climat idéologique trouvent plu­sieurs obstacles sur leur chemin. L'Amérique est réputée « anti-intellectualiste », mais il faudrait plutôt dire qu'elle résiste à la culture profonde et surtout à l'idée de l'homme -- et à plus forte raison : de l'homme d'État -- universel­lement instruit. Par contre, ce pays est proprement sur­intellectualisé, en ce sens qu'il aime tout réduire au « digest » à la formule mécanique, à la solution superfi­cielle vulgairement propagée. Le professeur n'a pas le prestige (de son confrère européen) d' « homme cultivé » mais le prestige de l' « expert » du mécanicien de l'âme et du cerveau, de l'inventeur de nouvelles formules-miracles. La minorité des professeurs de droite est ainsi obligée de combattre non seulement les adversaires politiques mais aussi l'image populaire de sa profession. Comme il se fait connaître en tant que démolisseur d'anciens clichés, on lui mesure chichement, sa place à l'intérieur de la vie académique. C'est qu'il contredit l'image acceptée du professeur ultra-spécialisé, compétent dans un petit coin de sa disci­pline -- et faisant écho, sans savoir de quoi il parle, aux slogans progressistes. \*\*\* L'autre obstacle devant le professeur de droite se trouve dans les milieux mêmes qui devraient être ses alliés. « L'image » de la droite -- sans qu'elle corresponde exac­tement à la réalité -- veut que l'homme d'affaires répu­blicain en constitue les troupes de choc. Quelle est l'évolu­tion d'un homme d'affaires moyen aux États-Unis d'aujourd'hui ? Qu'il soit haut fonctionnaire d'une entreprise géante ou propriétaire d'une usine aux dimensions moyennes (pour l'Amérique), il subit, depuis l'ère de Roosevelt, les chocs successifs de la législation qui favorise les syndicats, désa­vantage l'entrepreneur moyen, enrégimente les grandes entreprises, et soumet le monde des affaires à des impôts lourds. 94:98 La réaction de notre homme d'affaires est d'en ren­dre responsables les bureaucrates de Washington ; puis, à un degré plus haut de la sophistication, il se rend compte que derrière les bureaucrates de l'État Providence il y a les professeurs d'économie qui, du haut de leur chaire, inculquent le marxisme et les théories inflationnistes de Keynes. Devant ce scandale son patriotisme se rebelle ; dès lors il dotera son « alma mater » d'une somme ou même d'une fondation permettant à celle-ci de nommer un deuxiè­me économiste qui enseignera les théories d'un capitalisme plus pur. Ce que le businessman en question ne comprendra guère, c'est que la racine de la corruption intellectuelle et morale ne se trouve pas dans les facultés d'économie politique mais dans les facultés de philosophie, de littérature et d'histoire, bref, au sein des humanités. Ces dernières disciplines res­tent entre les mains des progressistes, bons à entretenir les épouses des businessmen de leurs frivolités, mais autrement des gens « peu sérieux ». \*\*\* Ce tableau est en train de subir quelques retouches, encore timides mais significatives, justement sous la pres­sion d'un mouvement conservateur faisant lentement valoir ses idées. Les savants et professeurs de droite continuent à être traités de Béotiens ; mais peu à peu ils gagnent une certaine respectabilité du fait que les étudiants non encore fermés à la fraîcheur d'idées neuves les citent et lisent leurs ouvrages. La gauche, toujours sensible au succès, même de ses adversaires, se trouve dans l'obligation de tolérer quelques brèches sur ses bastions. Quant aux busi­nessmen républicains, ils furent tellement effrayés par John Kennedy (qui les a traités, dans une interview, de « sales riches »), qu'ils résistent moins aux demandes de financer les entreprises intellectuelles de la jeunesse conservatrice. Ils continuent à hocher la tête, incrédules et hésitants, devant les subtilités philosophiques des professeurs de droite, mais acceptent de contribuer par leur obole à une cause dont il attendent finalement le renversement des valeurs, -- ainsi qu'une politique fiscale plus réaliste de la part de Washington. 95:98 Je citerai le cas d'une de ces organisations de jeunes en train d'acquérir une réputation intellectuelle sérieuse. C'est encore un phénomène typiquement américain, car comme l'a déjà remarqué Tocqueville, ce pays ne sera sauvé du nivellement démocratique et de la tyrannie de la majo­rité que par des associations privées et volontaires. Or, il s'agit d'une association estudiantine fondée en 1953 par des « individualistes » d'où son nom : *Intercollegiate Society of Individualists.* Dans un livre malveillant et qui se prétend une étude objective de la droite américaine, on a récemment décrit le I.S.I. comme un groupe de jeunes intellectuels brillants, sans rival dans les milieux de gauche. Après avoir publié des brochures et des livres, et orga­nisé des « séminaires » faisant connaître les auteurs négli­gés ou ignorés dans les universités et sur la place publique, le I.S.I. ayant obtenu des fonds, est entré résolument sur la voie pédagogique. Chaque année, en plus de ses activités mentionnées, il organise des cours d'été de huit jours dans l'est, l'ouest et le centre du pays, dans un collège qui lui offre son hospitalité, et enseigne les étudiants mécontents de leurs études régulières. Les professeurs se recrutent parmi ceux à qui leur carrière académique impose les limi­tes de l'orthodoxie, tandis que dans ce nouveau milieu inso­lite ils peuvent révéler à des jeunes assoiffés tout ce qui se cache derrière les clichés. C'est un peu l'esprit des cata­combes qui revit pendant huit jours. \*\*\* Nous sommes témoins d'un événement à la fois socio­logique et idéologique. Les immenses universités américai­nes sont devenues des usines impersonnelles où, en dehors des cours bâclés et de l'endoctrinement automatique dans les méthodes de la démocratie, la préoccupation de l'indi­vidu étudiant ne survit que dans les brochures publicitaires. Or, les professeurs qui enseignent les cours d'I.S.I. passent une bonne partie de la journée avec les étudiants, discutent avec eux, jettent la lumière de leur compétence sur des problèmes apparemment lointains. Il faut avoir vu ces étu­diants : plus ou moins négligés par les parents, -- secrètement méprisés des professeurs progressistes, à peine en contact avec les sources véritables du savoir, ils apportent à ces études de huit jours l'enthousiasme et la curiosité de leur jeunesse encore pas tout à fait désabusée. Et pour cause ; car les cours sont d'une nature très différente de ceux, cent fois remâchés et passés par les cribles de l'ortho­doxie progressiste, qu'ils subissent pendant l'année. 96:98 Voici la liste des cours organisés par l'I.S.I. à Claremont, en Californie, cet été : L'étude d'une économie non-collecti­viste ; Religion et Utopie ; La Pensée politique de Shakes­peare ; Lecture des documents fondamentaux de la répu­blique américaine ; Le contenu et les buts d'une éducation libérale. Chacun de ces cours, divisé en cinq conférences quoti­diennes, a été fait dans la matinée ou dans l'après-midi. Le soir, après un repas plutôt frugal, des conférenciers venus pour quelques heures seulement s'adressaient au public estudiantin sur les sujets suivants : Connaissance et idéologie dans nos universités ; La menace sino-soviétique pour une société libre ; L'Europe de l'Est est-elle en une période de transition ? Une semaine plutôt chargée mais -- et je parle en témoin-professeur -- extraordinairement profitable aux étudiants qui, le reste de l'année, végètent dans un milieu isolé des grands courants de pensée, présents et passés, privés de contacts humains authentiques, et jetés prématu­rément sur le marché des jobs sans préparation en profon­deur. Au lieu de la fausse fraternité « révolutionnaire » prêchée par la gauche, au lieu des manifestations de rue brutales préfabriquées par les agitateurs communistes, ces jeunes gens auront acquis une vue plus claire d'eux-mêmes et du monde qu'ils sont appelés à rendre un peu meilleur demain. Thomas MOLNAR. 97:98 ### Voyage en Espagne Visite à Garabandal par Louis SALLERON QUINZE JOURS DE VACANCES, dans la première moitié d'octobre, m'ont mené sur les routes d'Espagne et du Portugal. Si je vais parfois dans ces beaux pays, c'est en avion, le temps d'une conférence. J'ai horreur de ces expéditions-éclair. Ce que j'aime, c'est circuler en auto à ma fantaisie, dans des paysages grandioses. Ce plaisir, là-bas, ne m'avait pas été donné depuis 1959. Quinze jours, malheureusement, c'est peu. Tout de même, j'ai pu me promener à loisir en Navarre et en Castille, traverser lentement le Portugal, longer le Douro de Porto jusqu'à Miranda do Douro, bref respirer largement l'espace et le mystère des monu­ments somptueux s'effritant lentement dans les campagnes désolées. Mais ce n'est pas de mes vacances que j'entends faire un compte rendu. Je veux dire seulement ma visite à Gara­bandal. #### Rappel documentaire Garabandal, -- ou San Sebastian de Garabandal -- c'est le nom d'un petit village espagnol situé dans les monts cantabriques à quelques dizaines de kilomètres au sud-ouest de Santander. Jusqu'au début de l'été de cette année, j'ignorais l'exis­tence et le nom même de ce village. 98:98 Le 1^er^ juillet 1965, « La Croix » publiait l'entrefilet suivant : A la suite d'un rassemblement qui a réuni à San Sebas­tian plus d'un millier de personnes, en majorité des Français et des Allemands, la déclaration suivante a été faite par un porte-parole de l'évêché de Santander : « L'évêché de Santander interdit formellement aux prêtres et aux laïcs de se rendre dans la petite localité de San Sebastian Garabandal, pour y assister aux extases de quatre fillettes qui affirment sérieusement que la Sainte-Vierge leur est apparue et leur a parlé. Rien jus­qu'à présent ne nous oblige à affirmer qu'il s'agit de phénomènes surnaturels. » Des témoins affirment que ce jour-là, pendant douze minutes, vers 23 h. 30, la jeune Conchita Gonzalez, âgée de seize ans, aurait eu une « extase » au cours de laquelle, d'après ses dires, l'archange saint Michel lui aurait trans­mis un message. Je lus cet entrefilet sans y prendre garde, et je n'y aurais plus pensé si, le 18 juillet suivant, « la Documentation catholique » (n, 1452, col. 1344) n'avait publié, sous le titre « Les "apparitions" de Garabandal » une note qui, renvoyant par ailleurs à l'entrefilet de « La Croix », se pré­sentait de la manière suivante : La Semaine catholique du diocèse de Belley (*24 juin 1965*) *publie le communiqué ci-après qui lui a été transmis à la date du 11 juin dernier par Mgr* BEITIA ALDAZABAL*, évêque de Santander :* La commission spéciale qui est compétente dans les faits qui arrivent dans le village de San Sebastian de Garabandal nous a remis le rapport correspondant en date du 4 octobre de l'année en cours. Ladite Commission est confirmée dans ses interventions antérieures, en jugeant que de tels phénomènes manquent de tout signe de caractère surnaturel et ont une explication naturelle. En conséquence et dans notre désir que nos diocé­sains soient dûment informés, et que tous ceux qui au­raient quelque relation avec les faits aient une orientation sûre, en accomplissement de notre devoir pastoral et en faisant usage de nos facultés : 1\. Nous confirmons en tous points les notes officielles de cet évêché de Santander, datées du 26 août et du 24 octobre 1961. 2\. Nous interdisons à tous les prêtres, tant diocésains qu'extra-diocésains et à tous les religieux, même exempts, de se rendre au lieu mentionné, sans permission expresse de l'autorité diocésaine. 99:98 3\. Nous réitérons à tous les fidèles l'avis qu'ils doivent s'abstenir d'échauffer l'ambiance créée par le déroule­ment de ces faits et que, par conséquent, ils doivent s'abstenir d'accourir audit village pour ce motif. Dans une question si grave, nous attendons de vous l'accomplissement ponctuel de ces dispositions. A Santander, fête du Rosaire, 7 octobre 1962. EUGENIO, *évêque de Santander*. Cette fois, je fus étonné. Qu'est-ce que c'était que ce communiqué du 7 octobre 1962 qui, par la voie de la *Semaine catholique de Belley*, débouchait dans « la Documentation catholique » du 17 juillet 1965 ? Qu'est-ce que c'était que cette traduction approximative ? Qu'est-ce que c'était que cette note de « La Croix » où un « ce jour-là » (?) incompréhensible datait dans le noir une « extase » sur laquelle l'évêché de San­tander exprimait de sérieuses réserves ? S'agissait-il de phénomènes « manquant de tout signe surnaturel » ou de phénomènes ayant « une explication naturelle » ? -- Tout cela était bien embrouillé. Une chose me frappait. C'est qu'en 1965, sur des événements se déroulant depuis quatre années, la Hiérarchie ne portait pas de condamnation formelle. L'Église est tou­jours d'une prudence extrême -- et combien justifiée ! -- à l'égard des phénomènes extraordinaires qui se mêlent à la réalité religieuse. Tant qu'il y a doute sur la nature de ces phénomènes, elle multiplie les avertissements, les mises en garde, les mesures disciplinaires etc. Mais quand le faux, la supercherie ou le caractère manifestement non-surna­turel des phénomènes apparaissent certains -- ce qui, géné­ralement, se révèle assez vite, -- elle se prononce nette­ment. Nous étions donc, selon toute vraisemblance, dans le premier cas, c'est-à-dire dans le cas douteux, soumis à plus ample examen. J'en étais là de mes réflexions quand, le 29 juillet sui­vant. « le Monde » publia la dépêche suivante de l'A.F.P. *Les* « *visions* » *de San-Sebastian-Garabandal* L'ÉVÊQUE DE SANTANDER INTERDIT AUX FIDÈLES\ DE PARTICIPER AUX « PÈLERINAGES » Madrid, 28 juillet (A.F.P.). -- Mgr Eugenio Beitia Aldazabal, évêque de Santander, pourrait condamner pro­chainement comme étant une supercherie les « visions » de la Vierge que quatre fillettes du village montagnard de San-Sebastian-Garabandal prétendent avoir périodique­ment depuis cinq ans. 100:98 Le « miracle » survint en juin 1961. Depuis lors, il attire chaque année de nombreux dévots, amateurs de surnaturel ou simples curieux, qui font la fortune de ce petit village de cent habitants vivant replié sur lui-même dans la sierra cantabrique, isolé par les neiges en hiver, et où il n'y a même pas le téléphone. Cependant la hiérar­chie religieuse est fortement préoccupée par ces « visions » dans lesquelles elle soupçonne une supercherie destinée à attirer les touristes. Malgré l'intervention et les mises en garde des autorités religieuses locales, puis de celles de la province, les habi­tants du village sont restés convaincus que San-Sebastian-Garabandal avait été choisi pour être un nouveau Lourdes. Des femmes du village avaient dressé un autel fleuri à l'endroit du « miracle » qui devint vite le lieu de pèle­rinages locaux. Depuis, tous les ans, au mois de juin, devant une foule chaque fois plus nombreuse, les quatre fillettes, maintenant âgées de quinze et seize ans, renouent leur « dialogue avec la Vierge ». Le 19 juin dernier, ce sont plusieurs milliers de per­sonnes, parmi lesquelles beaucoup de touristes français et allemands, qui sont venues assister aux « extases » des fillettes. Le village n'avait jamais connu telle affluence et aussi telle prospérité. Mais l'évêque de Santander, le 10 juillet dernier, après avoir fait effectuer une nouvelle enquête sur place, a for­mellement interdit aux prêtres et aux fidèles de participer aux « pèlerinages » de San-Sebastian-Garabandal. Selon des informations dignes de foi, il étudierait actuellement la possibilité de condamner formellement le culte qui s'est créé autour de ces « visions » qui, en outre, fournissent aux habitants du village l'occasion de vendre de la limonade et des « souvenirs ». Cette dépêche apportait une information certaine : c'est qu'il se passait « des choses » à Garabandal. Mais quoi ? La dépêche ne me permettait pas de le savoir. A l'en croire, on se trouvait devant une supercherie qui allait probable­ment donner lieu à une condamnation prochaine. Peut-être en était-il ainsi. Mais enfin une certaine expérience du jour­nalisme me permettait de penser qu'il en pouvait être au­trement. Si, depuis quatre années, l'évêque n'avait pas en­core dénoncé une supercherie évidente, c'est qu'il était vraiment bien patient. Bref, il était difficile de conclure en un sens ou un autre. 101:98 Je tentai de m'informer autour de moi. Je ne rencontrai personne qui avait été à Garabandal. Mais je trouvai des gens qui connaissaient des gens qui y avaient été. C'était un peu lointain, et aussi bien je ne cherchais pas de témoi­gnages personnels. Ce que je voulais savoir, du moins au départ, c'était la position exacte de la Hiérarchie. J'appris alors que, précisément, l'évêque de Santander venait de publier une nouvelle note, toute récente puis­qu'elle datait du 8 juillet 1965. On m'en communiqua le texte espagnol, relevé dans deux journaux, et une traduc­tion française. Le document avait l'air authentique, mais je n'en étais pas certain. Je fis donc un article, dans « La Nation française » du 5 août, rappelant tous ces faits et donnant des extraits du texte que j'avais de la note épis­copale du 8 juillet. Mon article se terminait par ces mots « Aussi je me borne à une requête toute simple et modeste : que la « Documentation catholique » publie la note du 8 juillet 1965 de l'évêque de Santander, ou bien qu'elle nous dise, avec la preuve, que cette note est fausse. » A la suite de cet article, un ou deux hebdomadaires catholiques publièrent une traduction française de la note du 8 juillet. A son tour, « la Documentation catholique » la publia dans sa livraison du 17 octobre 1965 (n° 1457, col. 1823-24) en la faisant suivre d'un avis du Saint-Office. Voici la reproduction in-extenso de ce qu'a publié « la Docu­mentation catholique » : LES APPARITIONS DE GARABANDAL *De nombreux lecteurs nous interrogeant au sujet des apparitions de Garabandal* (*cf.* D.C. 1965, n° 1452, col. 1344)*, nous donnons ci-après cette note publiée le 9 juillet dernier par Mgr Beitia Aldazabal, évêque de Santander, sur le territoire duquel se trouve San Sebastian de Ga­rabandal* ([^17]) : Note de l'évêque de Santander Notre devoir pastoral nous fait une obligation de publier cette note. Le nom de Garabandal et les faits qui se sont produits depuis quelques années dans ce petit village de montagne situé dans notre diocèse ont eu, par les moyens de communication sociale, un écho qui s'est répercuté bien au-delà de notre pays et même de notre continent. 102:98 Des agences internationales ont diffusé des reportages et des photographies. On parle d'apparitions de la Sainte Vierge, de désirs exprimés par elle et de messages spiri­tuels. En même temps, on nous demande un avis autorisé sur ces événements que l'on veut relier à d'autres véné­rables manifestations mariales universellement connues. L'évêché de Santander a réuni, au cours de ces der­nières années, une vaste documentation sur tout ce qui s'est produit. Il ne clôt pas le dossier et il recevra toujours avec reconnaissance tous les éléments de jugement que l'on voudra bien lui faire parvenir. Jusqu'à maintenant, trois notes officielles ont été publiées pour orienter le jugement des fidèles. Cette note sera la quatrième et sa conclusion sera, pour le moment, la même que celle des notes précédentes. *La Commission compétente* pour la qualification de ces faits n'a pas trouvé de raisons lui permettant de modifier le jugement qu'elle a déjà porté. *Elle estime qu'après mûr examen, le caractère surnaturel de ces phénomènes ne peut être établi.* ([^18]) En conséquence, l'autorité diocésaine renouvelle les mesures qui doivent être prises pour que l'on ne crée pas artificiellement une ambiance de confusion par une pro­pagande massive ne correspondant pas à la lettre et à l'esprit des saints canons, par des informations, des ar­ticles de presse, des photographies, des indications d'itiné­raires, etc. Nous rappelons qu'en vertu du canon 1399, n° 5, « sont interdits par le droit les livres et tracts qui rapportent de nouveaux miracles, apparitions, révélations, visions ou prophéties, ou qui introduisent de nouvelles dévotions, s'ils sont publiés sans se conformer aux prescriptions ». Nous faisons savoir que, jusqu'à maintenant, nous n'avons accordé d'imprimatur à aucun livre, tract, article ou re­portage sur ce sujet. Partout où s'exerce notre autorité diocésaine, nous étendons cette interdiction canonique à toute publication d'articles ou d'informations qui n'ont pas été soumis à la censure du diocèse de Santander. Nous supplions tous les fidèles de s'abstenir de fomenter par leur présence à San Sebastian de Garabandal l'am­biance créée autour de ces apparitions et communications spirituelles. *Nous faisons cependant remarquer que nous n'avons rien trouvé qui puisse faire l'objet d'une censure ecclésiastique et d'une condamnation ni dans la doctrine ni dans les recommandations spirituelles qui ont été divul­guées* comme adressées aux fidèles, car elles contiennent une exhortation à la prière, au sacrifice, à la dévotion eucharistique, au culte de Notre-Dame sous ses louables formes traditionnelles, et à la sainte crainte de Dieu, of­fensé par nos péchés. Elles ne font que répéter la doctrine courante de l'Église en cette matière. 103:98 Nous admettons la bonne foi et la ferveur religieuse des personnes qui affluent à San Sebastian de Garabandal. Elles méritent le plus profond respect, et nous voulons précisément faire fond sur leur ferveur religieuse pour qu'elles obéissent pleinement à la hiérarchie de l'Église et à son magistère, et tiennent soigneusement compte des recommandations que nous avons publiées à diverses re­prises. Quant aux *prêtres,* étant donné l'importance spéciale que peut avoir leur intervention -- qu'il s'agisse d'une participation active, d'une collaboration au déroulement des faits ou d'une simple présence à titre de spectateurs, -- nous leur interdisons d'une façon explicite et formelle d'y assister sans l'autorisation expresse, particulière et don­née pour chaque cas par l'autorité diocésaine. Nous décla­rons que seront suspens *ipso facto* dans ce diocèse de Santander tous ceux qui contreviendraient à notre formel avertissement. La suprême congrégation du Saint-Office a pris contact avec le diocèse de Santander pour obtenir les informa­tions voulues sur cette grave question. Donné à Santander, le 8 juillet 1965. EUGÈNE, *évêque de Santander.* AVIS DU SAINT-OFFICE *D'autre part, le* Bulletin officiel du diocèse de Santander (août 1965) *publiait l'information suivante :* Le Saint-Office, à la date du 28 juillet 1965, après avoir accusé réception des informations données par l'évêque de Santander, dit textuellement : « La documentation transmise montre avec une clarté suffisante combien Votre Excellence a agi prudemment en cette question. S'il sur­vient quelque chose de nouveau, daignez le communiquer au Saint-Office. » *Signé :* RAIMANDO VERARDO, o.p*.*, *commissaire.* L'avis du Saint-Office était, à notre connaissance, inédit en français. La note de l'évêque de Santander est bien celle que nous avions eue entre les mains. 104:98 Ces textes sont très intéressants. Ont-ils besoin d'être commentés ? La note dit clairement que la Commission compétente estime qu'après mûr examen le caractère sur­naturel des phénomènes observés ne peut être établi (en espagnol : « ...no consta de la sobrenaturalidad de los feno­menos... »). Mais elle dit aussi que « l'évêque ne clôt pas le dossier » et qu'il « recevra toujours avec reconnaissance tous les éléments de jugement que l'on voudra bien lui faire parvenir ». De même le Saint-Office dit à l'évêque de San­tander : « S'il survient quelque chose de nouveau, daignez le communiquer au Saint-Office. » Bref, on est en présence d'un cas douteux dont l'examen se poursuit. #### Visite à Garabandal Comme je l'ai dit en commençant, je prenais cette année mes vacances en Espagne et au Portugal. Irais-je à Garabandal ? Je n'en savais trop rien. D'un côté, je me sen­tais peu enclin à y aller. Ou bien, me disais-je, il s'agit de faits surnaturels authentiques, et dans ce cas le mieux est de laisser en paix ce village et ses habitants. Ou bien il s'agit d'histoires rocambolesques, et ces histoires ne m'in­téressent pas. Mais d'un autre côté, agacé par les notes de « La Croix » de « la Documentation catholique » et du « Monde » j'avais envie d'aller voir sur place ce qui en était. Non pas, bien sûr, pour me livrer à une enquête im­possible et qui ne me regardait pas, mais pour avoir du moins une impression générale. Je ne sais ce que j'aurais fait si j'avais été seul, mais j'étais avec ma femme qui, plus curieuse ou moins compli­quée que moi, désirait vivement aller à Garabandal. Ce que femme veut, Dieu le veut. Nous avons quitté Vitoria, où nous avions passé la nuit, le vendredi 11 octobre, vers huit ou neuf heures. La route qui mène à Santander, par Murguia, Valmaseda et Ramales, est très belle. Le temps était magnifique. Au Puerto de Ali­sas le point de vue s'étend jusqu'à Santander et à la mer. On s'y attarde malgré soi et malgré le vent piquant. Comme toujours, quand il m'arrive d'être dans cette région, je laisse de côté Santander que j'aime peu, et je vais directement à Santillana del Mar. Tous les touristes connaissent ce délicieux village (un peu artificiel) et le beau parador qui les accueille pour les repas ou pour la nuit (quand il y a de la place). 105:98 Nous avons donc déjeuné à Santillane. J'ai payé les 285 pesetas du repas (environ 22 ou 23 francs) avec la satisfaction que j'éprouvais à chaque paiement : « c'est tout de même moins cher qu'en France » ; et j'ai demandé le chemin de San Sebastian de Garabandal. Mais on ne connaissait pas ce pays. Ce qui me fit plaisir, car ce m'était la preuve qu'il n'y avait du moins aucune conjonction entre le tourisme des paradors et le prétendu tourisme qu'exciterait Garabandal. A Torrelavega, cependant, j'avais déjà tenté (avant d'arriver à Santillane) de me renseigner auprès d'un agent de police. Lui, connaissait. Il avait souri et s'était lancé dans des explications que j'étais incapable de comprendre dans leur détail mais qui, ponctuées par des gestes de bras signifiaient qu'il me fallait prendre la route d'Oviedo et tourner, à un moment donné, à gauche. Munis de ces informations vagues, nous quittons San­tillane vers deux ou trois heures à la conquête des monts cantabriques. Nous étions ravis de refaire de jour un che­min que nous avions fait, de nuit, dix ou quinze ans aupa­ravant. Il nous était, en effet, arrivé, à cette époque, d'essayer de coucher à Santillane et de trouver le parador complet. Détestant les hôtels des villes, nous avions décidé d'aller à Riano qui, sur la carte, n'était pas très éloigné (quelque 150 kilomètres). Mais nous ne connaissions ni les lacets de la montagne, ni l'état des routes ! Il nous fallut quatre bonnes heures pour atteindre Riano, ayant eu tout le loisir de contempler, au clair de lune, les plus beaux pay­sages du monde, notamment au Puerto de San Glorio (à 1609 mètres d'altitude), où couraient des chevaux en liberté. Nous allons donc refaire le même chemin, ou à peu près, mais en tâchant de trouver Garabandal. Ma femme, qui avait son idée en tête dès le départ, me sort alors un papier qui doit nous permettre d'y aller les yeux fermés. Nous consultons longuement le papier. Mais nous tombons d'ac­cord qu'il nous serait à peu près de la même utilité pour nous conduire à Saint-Jacques de Compostelle, à Rome ou à La Mecque. Il est du genre des rébus qui, dans les romans d'aventures, doivent vous aider à découvrir un trésor. Quand le trésor est découvert, le rébus est d'une clarté fulgurante. Mais comme guide, il vous mène infailliblement au Pôle Nord quand il faudrait aller au Pôle Sud. 106:98 Peu importe. Le soleil brille. La route est belle. Nous nous fions à notre étoile. Ce que je sais, c'est que je dois être à Lisbonne le 4 octobre. Si nous rencontrons Garaban­dal, tant mieux. Si nous le manquons, tant pis. A un petit bourg, sur la route, nous nous informons (le nom de ce bourg figurait sur le rébus de ma femme). Chance ! Nous sommes juste à l'entrée du chemin qui, dans la montagne, mène à Garabandal. Je souris, satisfait de mon sens de l'orientation. Mais notre chance est plus grande que je ne l'imagine. Une dame est là, en effet, qui nous demande de la prendre avec nous. Il est difficile de refuser. Mais nous aurions bien tort. Car non seulement elle parle français, mais c'est une familière de Garabandal. Elle habite Madrid. Elle vient souvent ici et connaît les « voyantes » depuis l'origine. Elle va nous guider et nous donner toute sorte de renseignements. Le chemin est difficile, et long. Sept kilomètres, je crois. S'il avait plu, je n'aurais pu passer. Mais par temps sec, la pierre et le rocher assurent une bonne adhérence dans cer­tains raidillons redoutables. Tantôt le chemin est large. Plus généralement, il est très étroit, ne permettant le passage qu'à une voiture. Heureusement, on ne risque guère d'en rencontrer venant en sens inverse. Les apparitions ont commencé en 1961. Apparitions de saint Michel et de la Sainte Vierge (Notre-Dame du Carmel). Il y eut, au début, quatre voyantes : Conchita, Maria-Dolo­rès (qu'on appelle Loli), Jacinta et Maria-Cruz. Les trois premières avaient douze ans, la dernière 11 ans. Cette der­nière s'est, paraît-il, « rétractée ». Je n'ai pas compris si, pour elle, les apparitions avaient cessé à partir de 1962, ou bien si elle avait déclaré qu'elle n'avait rien vu, ou qu'elle avait menti, ou qu'elle ne se souvenait plus. Les autres ont eu de très fréquentes apparitions. Nous arrivons à Garabandal vers quatre heures. Le che­min, à l'arrivée, s'élargit jusqu'à former une grande place triangulaire dont la base a une quarantaine de mètres. Il n'y a personne. Je laisse ma voiture sur la place, et Mme X... -- c'est ainsi que j'appellerai la dame qui nous pilote -- nous conduit à la maison de Conchita. Mais Conchita est aux champs. Nous voyons seulement sa mère, d'une noblesse toute paysanne dans son costume noir. 107:98 Mme X... nous propose alors d'aller « aux pins ». C'est un boqueteau de neuf pins, à deux ou trois cents mètres au-dessus du village, qu'on aperçoit, nettement, détaché, dans ce cirque de montagnes. La Vierge y est apparue pour la première fois aux petites filles en 1961. Je pense à l'arbre aux fées de Domremy, qui excita tant la curiosité soupçon­neuse des juges de Jeanne d'Arc. Des pins, le spectacle est grandiose. Partout la mon­tagne, dans un très vaste horizon. A nos pieds, le village, resserré sur lui-même, et qui paraît tout petit. Mais en comptant les toits, on arrive à soixante ou soixante-dix maisons, ce qui doit représenter de deux à trois cents habitants. Quand nous redescendons, Conchita est rentrée des champs, mais sa mère nous dit qu'elle est allée chercher du pain. Elle arrive quelques minutes plus tard. Nous sommes frappés par son allure. C'est, comme on dit, « une belle fille, bien plantée ». En fait, elle n'est pas que belle fille ; elle est belle. Non pas tant par le visage que par la démarche. Une Castillane de la montagne. Grande, solide, royale. De nou­veau, je pense à Jeanne d'Arc, qui devait avoir une stature analogue. Elle a 16 ans, mais en paraît 18 ou 20. Je l'ima­gine avec une armure, ralliant les simples pour délivrer quelque chrétienté captive. Mme X... nous la présente, ou nous présente à elle. Elle est à la fois avenante et réservée, souriante et discrète, bref semblable à toute jeune paysanne ayant reçu de sa mère et d'une vie rude une parfaite éducation. Sa maison, qui est à l'extrémité du village -- une extrémité située à cinquante mètres de l'autre extrémité -- se trouve en face d'une fontaine, en contre-bas à quelques mètres, où elle va, a deux ou trois reprises, puiser de l'eau. Il me semble assis­ter à quelque scène de la Grèce antique. Le silence de la montagne est bizarrement strié de chansons que débite une radio (ou un pick-up) dans la maison d'à côté. Nous en reconnaissons une que nous entendons chez nous à longueur de journée quand nos enfants ne sont pas en classe. Je me dis que c'est la noosphère qui se tisse. En outre de notre dame cicérone, nous rencontrons un Espagnol d'une vingtaine d'années, un Allemand du même âge et une Allemande d'une cinquantaine d'années (mère du précédent ?). Ce sont des « habitués » -- je veux dire des gens qui ont assisté à des scènes d'apparitions (pen­dant lesquelles les voyantes sont en extase) et qui re­viennent, quand ils le peuvent, à Garabandal où ils louent des chambres chez l'habitant. Pendant que ma femme parle avec Mme X... ou Conchita, je fais la conversation avec le jeune Espagnol et m'amuse avec Azor -- c'est son nom -- le petit chien de Conchita. 108:98 Comme le soleil commence à décliner, je songe à partir, car je tiens à sortir du chemin de montagne avant la nuit. Mais Mme X... s'est occupée de nous. Nous pourrons passer la nuit dans une sorte de chambre qui, comme tout le vil­lage, a du moins le confort de l'électricité. Nous dînerons au « bar ». C'est le mot qu'emploie Mme X... dont le vocabulaire est ainsi parfois imprévu. Le bar, nous pouvons l'appeler un café, sans beaucoup plus d'exactitude. Rien ne le signale. C'est, dans une maison iden­tique aux autres, une salle d'environ quatre mètres sur quatre, avec deux ou trois tables, une dizaine de chaises et un « comptoir ». Je l'avais remarqué, en circulant dans les ruelles, parce que, devant la porte ouverte, au moment où j'étais passé, se tenait une fille avec un corsage rouge (à moins que ce ne fût un ruban rouge dans les cheveux). J'avais trouvé ce goût un peu éclatant. Pour un peu, je lui aurais trouvé « mauvais genre ». J'oubliais que j'étais en Espagne, où les couleurs ne font pas peur. J'allais apprendre que c'était Maria-Dolorès, l'une des voyantes. C'est son père qui tient le café. Il est le maire du pays, ou quelque chose d'analogue. Nous faisons le tour du village, ce qui n'est pas long. On se retrouve toujours au même endroit après avoir em­prunté les quelques ruelles boueuses qui séparent les mai­sons. Des enfants jouent. Ils sont une douzaine de huit à dix ans. Leur santé fait plaisir à voir. Ils sont, comme tous les enfants, gentils et rieurs. Ils ont, sur les enfants des villes, le privilège de ne pas se mettre à faire les singes au bout de cinq minutes. Ils entourent notre auto. Malheureu­sement nous n'avons ni bonbons, ni images, ce qu'on devrait toujours avoir pour faire plaisir à des enfants. Cependant j'ai des cartes postales. Nous choisissons celles qui repré­sentent des églises et des statues. La cathédrale de Chartres rend ainsi visite à Garabandal. Je la donne à une petite fille qui la regarde, l'embrasse, et me dit merci en faisant un petit salut. Il n'y a ni cris, ni bousculade. Aucun ne tend la main. Chacun attend son tour, discrètement, reçoit sa carte postale avec un sourire tout heureux, et remercie. Le spectacle est ravissant. 109:98 Vers sept heures nous allons au « bar », où nous passerons deux heures. Peu à peu se trouvent là une douzaine d'hommes, un garçon de treize ou quatorze ans et une petite fille de deux ans environ qui trotte dans tous les sens. Sept ou huit hommes et le garçon sont assis à deux tables et jouent aux cartes ou aux dominos. Les autres sont debout au comptoir. L'un marche, indéfiniment, de la porte d'en­trée à la porte de la cuisine, et de la porte de la cuisine à la porte d'entrée, l'air sombre. Personne ne consomme, ni aux tables, ni au comptoir. On joue, et on cause, dans un calme absolu. Sauf deux ou trois peut-être, qui sont secs et maigres, tous les autres sont du genre costaud. De « rudes montagnards ». Le patron, derrière le comptoir, fait la con­versation avec ses vis-à-vis. C'est lui qui nous servira. Maria-Dolorès reste à la cuisine. Elle ne traversera la pièce que deux ou trois fois pour monter au premier étage, par un escalier de bois, à la recherche de quelque ustensile ou de quelque ingrédient pour la cuisine. Notre menu se compose d'un « consommé » aux pâtes, d'une omelette aux champignons (les champignons sont issus d'une boîte de conserve soumise à notre approbation) et de fromage. Pour l'arroser, nous buvons chacun deux verres d'un vin agréable que le patron tire au tonneau qui est debout dans la salle, à côté de la porte d'entrée. Vers neuf heures, les uns et les autres s'égaillent. Avec les trois ou quatre qui sont encore là, j'essaie de lier conversation ; mais comme ils ne savent pas plus le français que je ne sais l'espagnol, l'entretien est rapide. C'est d'eux, tout de même, que j'apprends que nous sommes en Vieille Cas­tille. Ils le disent avec fierté. Je savais que la Vieille Cas­tille remonte jusqu'à Santander. Mais je ne savais pas que Garabandal était justement dans ce couloir étroit. Il me plait d'être au pays de Thérèse d'Avila. Le jeune garçon qui s'est assis à notre table, tente, lui aussi, de parler avec nous. Ce n'est pas facile. Je lui montre des timbres français. Je lui en donne quelques-uns, qu'il accepte avec simplicité. Comme les enfants de tout à l'heure, il remercie et fait un petit salut de la tête. Il faut que nous partions. Je n'ose pas donner au patron, de ma propre autorité, un billet de cent pesetas. Je lui de­mande combien je lui dois. Je vois qu'il a longuement réflé­chi à la somme qu'il pourrait demander. Car enfin tout cela est peu de choses, mais les pâtes sont achetées, le con­sommé aussi peut-être, la boîte de champignons, et le fromage qui n'est malheureusement pas celui qu'il doit man­ger dans sa cuisine. 110:98 Quant au vin, c'est toujours du vin, acheté aussi, vraisemblablement. Il me glisse à l'oreille un chiffre que je ne comprends pas. Je lui donne un bout de papier et un crayon. Il écrit 85, soit environ sept francs pour nous deux. Je le paye, et je sens que nous sommes mutuellement satisfaits l'un de l'autre. J'imagine qu'il a dû penser d'abord à 70, puis à 75 pesetas. Mais enfin, vu l'éloignement de tout, la situation monopolistique qu'il occupe et notre évidente qualité de nobles étrangers, il estime fixer le juste prix. Et je l'estime comme lui. Nous nous comprenons. Après avoir pataugé quelques minutes dans les ruelles, nous regagnons notre chambre. Il est tôt, mais l'électricité permet de lire dans son lit, ce qui est pour moi le confort suffisant et nécessaire de toute chambre. Des hôtels à cin­quante francs la chambre ne l'assurent pas toujours. J'ai plusieurs livres dans mes valises. Je choisis le plus sérieux, de Dom Guillerand. Je n'ose dire que l'effet est immédiat. Mais le fait est que je plonge presque aussitôt dans le plus réparateur des sommeils. Réveillé vers sept heures, le lendemain matin, je monte aussitôt aux pins, pour profiter pleinement du moment le plus exquis de la journée. Ce n'est déjà plus l'aube. Mais c'est encore l'aurore. Caché derrière les montagnes, le soleil n'éclaire que les sommets d'en face. Le village, sans être dans l'obscurité, car le ciel est lumineux, est dans l'ombre -- une ombre qui se rétrécit peu à peu tandis que les crêtes de l'orient sont mangées par le soleil qui monte. Je reste là une heure, émerveillé, et bizarrement je pense à Teilhard de Chardin. Garabandal n'est pas bien loin des grottes d'Altamira, et il y a bien d'autres grottes dans le pays. Nous sommes sur un très vieux terroir d'humanité. Le cadre énorme de la montagne réduit le village à une toute petite chose, à peine distincte de la broussaille et du rocher. Ce mystère de l'homme perçant la nature à travers les millénaires, je l'ai sous les yeux dans toute sa pureté ; et ces apparitions contestées me le rendent plus sensible encore. Vers 8 h. 30, je redescends. Azor, que je rencontre, me fait fête et m'accompagne jusqu'à la chambre de ma femme. Nous nous dirigeons vers l'église, où Mme X... nous a dit que la messe a lieu chaque jour à neuf heures. (Depuis peu de temps, l'évêque a donné un curé à Garabandal, qui n'en avait plus depuis la guerre civile. 111:98 La messe n'était assurée que le dimanche par le curé du bourg qui est au bout du chemin que nous avions pris la veille. Mme X... nous apprend d'autre part qu'il y a un nouvel évêque à Santan­der depuis peu de semaines. C'est le précédent qui a fait la note du 9 juillet.) L'église n'est qu'à vingt ou trente mètres de notre cham­bre. A l'extrémité opposée de la maison de Conchita. Nous sommes très en avance. Nous arrivons en même temps que le curé, un tout jeune prêtre qui paraît 16 ans, mais doit bien tout de même en avoir vingt-cinq. Il se met à genoux et lit son bréviaire. Je sors de l'église, en attendant l'heure de la messe. Peu à peu arrivent des femmes, avec leurs mantilles. J'aperçois Conchita et sa mère. Mme X... me signale Jacinta, que je ne fais qu'entrevoir. Plus mince que Conchita, elle est, comme elle, très belle et très « racée ». A neuf heures, il y a une cinquantaine de personnes dans l'église. Rien que des femmes, vieilles et jeunes, et des en­fants. Peut-être un homme ou deux. Mais les hommes tra­vaillent. Certains couchent dans la montagne, pour la garde des troupeaux. Nous sommes samedi. La messe est dite en espagnol. Tout le monde répond. Le recueillement est total. Pas de sermon. Tout le monde ou à peu près communie. C'est d'une simplicité souveraine. Je suis ravi de l'épître et de l'évangile. C'est la messe des Saints Anges Gardiens. L'épître est tirée du livre de l'Exode : « Voici ce que dit le Seigneur ton Dieu : j'enverrai mon Ange devant toi pour te garder dans le chemin et pour te faire arriver au lieu que j'ai préparé. Prends garde à lui et écoute sa voix, ne lui résiste pas, car il ne pardonnerait pas ta rébellion, parce que mon Nom est en lui. Mais si tu écoutes sa voix et si tu fais tout ce que je te dirai, je serai l'ennemi de tes ennemis et l'adversaire de tes adversaires, car mon Ange marchera devant toi. » L'évangile est tiré de saint Matthieu : « En ce temps-là, les disciples s'approchèrent de Jésus en disant : Qui donc est le plus grand dans le royaume des cieux ? Et Jésus, appe­lant un enfant le plaça au milieu d'eux et dit : En vérité je vous le dis, si vous ne vous convertissez et ne devenez comme de petits enfants vous n'entrerez pas dans le royaume des cieux -- *et s*. » Je n'aurais certes pas le mau­vais goût de chercher dans ces textes une quelconque réponse à des questions que je ne me pose pas. Mais je ne vois pas de raison de tenter de me rendre insensible à la poésie lumineuse qu'ils rayonnent en ce lieu. 112:98 A la sortie, même dignité silencieuse dans l'écoulement de l'assistance. Presque toutes les femmes sont en noir. Quelques notes plus claires chez les jeunes. Et toujours, cette impression de noblesse castillane. Nous sommes dans un tout petit village, très pauvre, mais on se croirait à l'Escurial avec la pompe en moins, et la sérénité en plus. Nous disons adieu à Mme X. et à Conchita et nous rega­gnons notre auto. Il est dix heures ou dix heures et demie quand nous partons. Après trois heures de route dans la merveille des monts cantabriques nous atteignons Riano où nous déjeunons, pour filer ensuite sur Salamanque et Ciudad Rodigo qui referont de nous de parfaits touristes. #### Faits et impressions Les notes de voyage que je donne ici ne sont que des notes de voyage. Elles constituent une information, et une information vraie, mais elles ne sont ni un reportage, ni une enquête. Si on me demandait, par exemple, comment Conchita était habillée, je serais incapable de répondre. Comment elle était coiffée ? je n'en sais rien. Si elle avait les jambes nues, ou si elle portait des bas, je l'ignore. C'est sa démar­che qui m'a frappé. *Incessu patuit*... Si j'avais voulu faire un reportage, j'aurais tout noté. Mais du coup je crains fort que je n'aurais pas *vu* Conchita. J'ai vu Conchita, je ne lui ai pas parlé, sinon pour quel­que « bonjour mademoiselle » ou autres paroles de même importance. Je n'ai vu ses yeux que le temps d'une poignée de mains. Il ne me serait pas venu à l'esprit d'essayer de sonder son regard. Je ne lis ni dans les yeux, ni dans les cœurs, ni dans les lignes de la main. De même, à la messe j'aurais eu tout loisir d'observer Conchita et Jacinta (je ne sais pas si Maria-Dolorès était là). J'étais au quatrième ou cinquième rang du côté de l'épître. Jacinta était à un mètre devant moi. Conchita était du côté de l'évangile à trois ou quatre mètres en biais devant moi. Je ne les ai observées ni l'une ni l'autre. Ce qui ne veut pas dire que je ne les ai pas vues. 113:98 Mais je ne me sen­tais mandaté par personne, et surtout pas par moi-même, pour étudier la manière dont elles prient. Elles étaient, en fait, fondues dans la masse d'une communauté admirable­ment recueillie. C'est à cela que j'étais sensible. Au surplus, si j'ai mille défauts, malheureusement bien plus importants, je n'ai pas celui d'une excessive curiosité. En la circonstance, je ne m'en flatte pas comme d'une qua­lité morale. S'il m'eût effectivement paru indécent de pas­ser quelques heures à Garabandal pour tenter de saisir le mystère de jeunes filles ayant extases et visions, l'idée que j'y parviendrais en épiant leurs faits et gestes m'aurait paru d'une puérilité dérisoire. Ce qui m'intéressait, c'était l'atmosphère générale du village. Les notes qui avaient paru dans la presse jetaient sur lui la suspicion. La dépêche de l'A.F.P. dans « Le Monde » parlait de « supercherie ». Le flot des dévots, « amateurs de surnaturel ou simples curieux » feraient « la fortune de ce petit village ». L'évêque étudierait la possibilité de condamner « le culte qui s'est créé autour de ces « visions » qui, en outre, fournissent aux habitants du village l'occa­sion de vendre de la limonade et des « souvenirs » etc. Qu'en était-il ? C'est ce que je voulais voir d'un peu près. Certes, je ne peux me prononcer sur le tout. S'il est vrai que de nombreuses personnes vont à Garabandal, elles y laissent probablement quelque argent. Et le 18 juin der­nier, où il en vint des centaines, pour assister à une « vi­sion » que Conchita avait annoncée à l'avance, il y eut certainement de la limonade vendue. Je le souhaite, en tout cas, pour ceux qui étaient là. Et après ? Va-t-on frapper d'infamie on d'invalidité le Concile à cause du « bar » où, paraît-il, les Pères font la queue ? Je ne dis que ce que j'ai vu. J'ai vu, les 1^er^ et 2 octobre 1965, un petit village où il n'y a aucune boutique, et pas même une carte postale. Pas le moindre souffle de folie mystique ; pas le moindre souf­fle d'avidité commerciale. A cet égard, les deux heures que j'ai passées au « bar » et les trois quarts d'heure que j'ai passés à l'église étaient chargés de sens. A l'égard du visi­teur étranger, ni prévenances, ni hostilité. On était chez soi, dans un accueil dont je ne saurais dire s'il était de courtoisie suprême ou de suprême indifférence. 114:98 Tout était d'un naturel souverain. Ce sont ces deux mots -- *naturel souverain* -- qui expriment le mieux tout ce que j'ai vu : les enfants, les jeunes voyantes, les hommes, les femmes, le village, la montagne. Si la grâce, comme on nous l'enseigne, couronne la na­ture sans la mutiler ni la détruire, je me disais qu'elle ne pouvait mieux se manifester qu'en ce lieu. C'est la grâce de Dieu sur la grâce de sa création. Mais je n'en sais rien. Je n'ai pas vu -- comment le verrait-on ? -- le surnaturel transformant le naturel. Je n'ai vu que le naturel excluant l'artificiel. Si le surnaturel était là, il y était comme par­tout, invisible. Mon témoignage, dira-t-on, ne porte que sur quelques heures. Je ne lui donne pas d'autre portée. J'ignore ce qui en est dans ce village depuis quatre ans, ni ce qui en sera dans les jours et les années à venir. On me dira, à l'inverse : « Votre village, il y en a des centaines du même genre. » J'en suis tout à fait convaincu, et je m'en réjouis. Les petits villages chrétiens existent encore, même en France. On dira tout ce qu'on voudra. Je donne mes impressions. Des impressions sont toujours personnelles et donc subjec­tives. Elles n'en demeurent pas moins dans leur genre, de l'information, et de l'information vraie. Un autre que moi aurait pu avoir des impressions différentes. Mais, ayant vu ce que j'ai vu, il n'aurait pu parler ni de supercherie, ni de publicité. #### Apparitions et messages Tout ce qui concerne les phénomènes mystiques -- extases, visions, apparitions, prédictions, etc. -- est d'une appréciation extrêmement difficile. La nature humaine est d'une richesse infinie et infiniment mystérieuse. Quand peut-on parler de « naturel » de « préternaturel » de « diabolique », de « surnaturel » ? Les meilleurs s'y trompent aisément. D'où l'extrême prudence de l'Église. Dans le cas de Garabandal tous ces phénomènes existent. 115:98 Je n'ai sur eux aucune information directe personnelle. Ce que j'en sais, c'est par ce qui m'en a été dit ou par ce que j'en ai lu dans les documents qui m'ont été remis. Je pense mes sources bonnes. Mais il va de soi que je parle de tout sous toutes réserves, qu'il faut tout lire au condition­nel, qu'il peut y avoir erreur de ma part dans la transmis­sion, etc. Et, bien entendu, je ne préjuge en rien des déci­sions de l'Église en la matière. Je ne ferai pas le récit complet des apparitions de Gara­bandal. Le 18 juin 1961, quatre petites filles, trois de douze ans, une de onze ans auraient eu l'apparition de saint Michel. A partir de cette date, les apparitions, soit de saint Michel, soit de la Vierge, se répètent fréquemment. La plus jeune des voyantes n'en a plus (ou se « rétracte » ?) à partir de l'automne 1962. (Elle serait, paraît-il, revenue sur sa rétractation première.) A ces apparitions s'ajoute le phénomène des « mes­sages ». Il y en aurait eu deux, l'un le 18 octobre 1961, l'autre le 18 juin 1965. Le second, si je comprends bien, au­rait été reçu par Conchita seulement. Voici la traduction en français du premier message (de la Sainte Vierge, à destination du monde) : « Il faut faire beaucoup de sacrifices et de pénitences. Il faut visiter souvent le Saint-Sacrement. Mais avant tout, il faut être très bons. Si nous ne le faisons pas, un châti­ment nous arrivera. Déjà la coupe est en train de se rem­plir ; si nous ne changeons pas, le châtiment sera grand. » Voici la traduction en français du second message (« message que la Très Sainte Vierge a donné au monde par l'intercession de l'ange saint Michel ») « L'Ange a dit : Comme on n'a pas accompli, et comme on n'a pas fait beaucoup connaître au monde mon message du 18 octobre, je veux vous dire que celui-ci est le dernier. Auparavant la coupe était en train de se remplir, mainte­nant elle déborde. Les prêtres sont nombreux sur le chemin de la perdition et avec eux plus d'âmes. L'Eucharistie se voit donner moins d'importance. Nous devons faire les efforts pour éviter la colère de Dieu sur nous. Si vous lui demandez pardon d'une âme sincère, il vous pardonnera. C'est moi, votre Mère qui, par l'intercession de l'Ange saint Michel, veux vous dire de vous amender. Vous en êtes aux derniers avertissements. Je vous aime beaucoup et je ne veux pas votre condamnation. Demandez-nous sincèrement et nous vous donnerons. Vous devez vous sacrifier davan­tage. Pensez à la passion de Jésus. » 116:98 Tout cela, si l'on ose dire, ne serait rien si Conchita n'avait annoncé à l'avance l'apparition qu'elle aurait le 18 juin 1965, apparition (de saint Michel) qui eut lieu effec­tivement, ou du moins qui provoqua une extase de Conchita, à laquelle assistèrent des centaines de témoins. (Une rela­tion en a été faite dans *Le Monde et la Vie* du mois d'août suivant.) D'autre part, Conchita annonce qu'un très grand miracle aura lieu à Garabandal, à une date qu'elle connaît et qu'elle aurait révélée à l'évêque de Santander. Ce mira­cle, le pape le verra, où qu'il soit. Tenons-nous en là. On remarquera que les « messages » de Garabandal sont d'un genre analogue à divers messages précédents, tels notamment que ceux de La Salette ou de Fatima. C'est un problème sur lequel j'imagine que les savants se sont déjà penchés. Y aurait-il un « genre littéraire » une « his­toire des formes » des messages ? J'ignore absolument ce qu'en pensent les experts, n'avant jamais rien lu sur la question. Dans son « Carnet de notes » ([^19]), Jacques Maritain, écrivant, à quatre-vingts ans, du message de la Salette dont il s'était tant occupé vers sa trente-cinquième année, émet les réflexions suivantes : « Quarante-six ans plus tard, tandis que j'écris ces pages, voilà que je m'interroge. Est-ce que, en étant pareil­lement sincère avec moi-même, je ferais maintenant la même réponse ? \[*Il avait dit à Benoît XV, dans une au­dience d'avril 1918, qu'il croyait que les paroles rapportées par Mélanie étaient vraies à la lettre*.\] Il me semble que ma réponse serait formulée un peu autrement -- notons bien que je ne parle plus seulement ici du Secret de la Salette en particulier (aussi bien me suis-je interdit de le discuter dans ce chapitre), je parle en général de tout message quel qu'il soit portant des jugements sur des personnes ou annonçant des événements, et transmis comme venant de quelqu'un de l'autre monde. « A supposer (comme c'est du reste le cas si on m'inter­rogeait encore sur Mélanie) que je croie à l'entière véracité du témoin, -- excluant ainsi l'hypothèse d'une exagération même involontaire de sa part, -- j'aimerais mieux dire : « Je crois à la pleine authenticité des paroles rapportées » : 117:98 sans impliquer, pour autant, que tout ce qui est dit là doive être pris « à la lettre » selon le sens courant de cette expres­sion, c'est-à-dire quant à la mesure ou à la modalité essen­tiellement humaines que nos mots comportent dans le com­mun usage terrestre. Pendant quarante-six ans on a le temps de réfléchir un peu à la transcendance infinie des perspectives du ciel par rapport à celles de la terre. Non seulement c'est dans l'éternité que les saints du ciel voient les événe­ments de la terre, en sorte que s'ils parlent des choses futures à quelqu'un d'ici-bas ce n'est point à la succession du temps (à laquelle se porte naturellement notre intérêt à nous) qu'ils s'intéressent, -- les périodes mentionnées peuvent être en réalité très éloignées les unes des autres et se trouver plus ou moins télescopées dans ce qui est dit, et l'ordre chronologique peut n'y être pas respecté ; mais d'une façon plus générale encore il est clair que pour être un peu compris des hommes il faut bien que les gens du ciel emploient le langage humain, lequel ne peut justement pas signifier purement et simplement « à la lettre » ce qu'eux ils veulent dire... » (pp. 386-387. -- Il faut lire tout le chapitre, que nous ne pouvons reproduire ici). Ces réflexions sont de sagesse et de bon sens. En fait, dans tous ces messages, ce qui importe, c'est leur contenu, qui revient toujours à : « Convertissez-vous ! » Cependant, si on leur reconnaît un caractère authentique, c'est qu'ils ont une raison d'être. Les miracles ou faits divers extra­ordinaires qui les accompagnent doivent avoir une signifi­cation. Quand ces faits ont lieu, qu'ils ont été annoncés à l'avance à une date précise et qu'ils ont des milliers de témoins, il y a, entre le domaine de la Science pure et le domaine de la Foi pure, quelque chose qui fait problème. Conchita annonce qu'il y aura, visible à Garabandal et dans les montagnes environnantes, un prodige saisissant. Elle annonce que le Pape le verra, où qu'il sera. Elle déclare que la date de ce prodige sera annoncée par elle huit jours à l'avance (elle l'aurait déjà fait connaître à l'évêque de Santander). Tout cela, certes, a de quoi étonner. Nous verrons. Sommes-nous en présence d'une suite de La Salette et de Fatima ? Ou avons-nous affaire soit à une imposture (qui paraît bien peu probable), soit à des phénomènes plus ou moins pathologiques ? L'Église en décidera. 118:98 L'Église, on le sait, nous l'avons dit et nous le répétons, est toujours extrêmement réservée à l'égard des visions, apparitions, prophéties, etc. Les gens d'Église le sont plus encore. Aujourd'hui plus que jamais. D'un côté, il y a les clercs qui, par principe, ne croient à rien en ce domaine. Lourdes et Fatima les font sourire. D'un autre côté, il y a ceux qui, volontiers qualifiés d'intégristes par les premiers, les rejoignent cependant sur ce terrain, en ce sens qu'ils voient une menace de corruption de la Foi dans la croyance en ces manifestations extraordinaires. Dans son « Carnet de notes » que nous avons déjà cité, Jacques Maritain raconte qu'il avait écrit (en 1915) au Père Abbé de Soles­mes, Dom Delatte, pour lui demander conseil à propos du mémoire qu'il commençait à écrire sur Mélanie. « Dans sa réponse, datée du 29 août écrit Maritain, il condamnait mon projet (qui ruinait, disait-il, tous les services que j'aurais pu rendre à la Vérité et à l'Église, et me menait au discrédit), mais la condamnation était portée en termes si violents qu'elle avait beaucoup plus de force pour me chagriner que pour peser sur mon jugement » (pp. 117-118). Quand j'ai lu cette anecdote, il y a quelques mois, elle m'a amusé. Je n'ai pas connu Dom Delatte, en ce sens que je n'ai jamais eu aucun entretien avec lui. Mais je l'ai ai-bien souvent -- c'était dans ma prime jeunesse -- poussé dans sa petite voiture de paralytique par le sourire angéli­que du P. Blanchon-Lasserve. On l'appelait ; je crois, « le vieux lion ». Il avait une crinière magnifique sur un mas­que médiéval. Ce n'était assurément-pas un homme à tolérer des apparitions dans le champ de sa souveraineté abbatiale. En somme, chez les clercs, les apparitions (et autres faits du même genre), sont presque toujours condamnées d'avance. Les uns y voient un défi à la Science. Les autres, un défi à la Foi. Il n'est pas douteux que neuf cas sur dix, et peut-être quatre-vingt-dix-neuf sur cent leur donnent raison. Mais le dernier cas ? Il y a plus de choses au ciel et sur la terre que n'en peut rêver toute notre philosophie. C'est Shakespeare qui le dit. Mais c'est Isaïe lui-même qui proclame l'oracle de Yahvé : « Vos pensées ne sont pas mes pensées, et mes voies ne sont pas vos voies. » Tout est possible à Dieu et Simone Weil va un peu loin quand elle voit sa présence en ce monde principalement sous la forme de l'absence. Ce n'est pas faux ; mais je préfère quand elle dit qu'il y a, dans l'univers, une force déifuge, sans quoi tout serait Dieu. 119:98 A quelle force ne peut-il arriver de défaillir ? Aussi bien, il me semble que ce sont les plus grands mystiques qui font eux-mêmes le point sur la question de la manière la plus claire, car on n'en trouverait pas un seul qui mette une se­conde en balance les états extraordinaires dont il peut pâtir et les révélations dont il peut bénéficier avec la Foi, vertu théologale, et la Révélation divine dont l'Église a le dépôt. Jeanne d'Arc, à son procès, le manifeste merveilleusement ; elle ne peut que confirmer : « Mes voix ne m'ont pas trom­pée » mais elle se rapporte de tout au jugement de l'Église. Attendons donc, sur Garabandal, le jugement final de l'Église ; et relisons, en l'attendant, la note du 8 juillet 1965 de l'évêque de Santander et l'avis du Saint-Office. Ce sont les deux documents qui, pour le moment, font le point officiel de la question. Louis SALLERON. 120:98 ### Le bon sauvage par J.-B. MORVAN ON voit périodiquement surgir, dans la littérature française, des personnages emplumés et court-vêtus, doués d'une inlassable éloquence, et que l'on dit propres à nous rendre l'image véritable de notre humaine condition. Montaigne nous offrit ses « Cannibales » et il est bien difficile de savoir à quels moments du discours il ne se laisse pas prendre aux prestiges du mythe lointain. Le « Bon Sauvage » nous est revenu au XVIII^e^ siècle, puis au XX^e^. Un certain souvenir de Rousseau est encore présent dans Gauguin. La découverte d'une statue nègre dans un bistrot de Bougival, par Vlaminck, aurait fait à Derain et a Picasso l'effet d'une révélation, ainsi que le portrait du frère de Max Jacob peint par un indigène de Dakar, et où les boutons dorés de l'uniforme n'étaient pas cousus sur le vêtement, mais disposés en auréole autour de la tête... Les anecdotes relatives à l'art sont génératrices de bonne humeur ; nous nous sentons l'esprit moins indulgent quand nous réfléchissons à l'apparition, à la même époque, de la philosophie de Lévy-Bruhl et de Durkheim, du « Rameau d'or » de Frazer. Nous reconnaissons facilement aux arts plastiques le droit d'interpréter les snobismes. Quand la philosophie est en cause, il en va différemment. Le Totem n'est pas qu'un souvenir de chanson d'école, il domine de toute sa hauteur colorée une école de pensée très officielle. Et les rééditions, en des collections de vulgarisation universitaire, de « L'homme et le sacré » de Caillois, de « l'érotisme » de Bataille nous en convaincraient s'il était besoin, aussi bien que le thème existentialiste de la négritude. Admis aux mystères régénérateurs des « mentalités primitives » nous sommes invités à vivre en compagnie de Huichol, le Sauvage qui ne distingue pas essentiellement la corne de cerf, le cactus et l'étoile du matin, ou avec le Bororo frère des perroquets, personnages indispensables, en passe de devenir aussi célèbres que le fut en son temps l'âne de Buridan. 121:98 Je me refuse pour ma part à m'incliner devant des tra­vaux d'ethnologie en ignorant leur utilisation et leur reten­tissement vulgaire. Maurras disait, paraît-il, à l'un de ses disciples qui jugeait que Kant avait été mal compris : « Je ne sais peut-être pas ce que Kant a voulu dire, mais je sais très bien ce que voulaient dire les Kantiens. » Le Bororo qu'on me présente est-il un vrai Bororo, ou quelque idéologue qui aurait revêtu sa pittoresque apparence ? La littérature française a connu assez de faux Persans et de pseudo-Chinois pour que nous n'ayons pas appris à nous méfier. Nous n'épiloguerons pas sur une certaine origine commune à un grand nombre de philosophes des mentalités primitives. Constatons seulement que le bon sauvage tend à sortir de son rôle de primitif, comme de sa jungle natale, pour devenir l'enfant de chœur du matérialisme. Il présente tous les avantages d'un didactisme facile, car la part d'inconnu dont il est resté entouré rend la contradiction éventuelle plus hésitante et plus timide. Nous distinguons mal le moment où l'observation directe fait place à la généralisation. Il secoue ses plumes, attire tous les regards et provoque un ébahissement, une badauderie dont nous avons peine à nous départir. Je ne veux pas dire que tous les commentateurs du Sauvage sont des esprits sans probité. Je désire simplement qu'ils s'aperçoivent que la nouveauté, l'étrangeté de leurs révélations les met dans une position voisine de celle du montreur d'ours ou de la femme-sans-tête. De plus, ils nous emmènent en croisière de vacances, et les joies du dépaysement nuisent à l'atten­tion critique. Je souhaite qu'ils renoncent pour eux-mêmes aux joies de Colomb découvrant l'Amérique, à partir du moment où ils vont tirer des conclusions. Le trésor de leurs connaissances fait honneur à leur travail, souvent à leur courage dans les périls ; mais l'abondance renouvelée de leurs découvertes semble parfois reculer indéfiniment l'heu­re de la discussion. Ils tiennent le « rameau d'or » mais la sylve où ils nous entraînent paraît n'avoir pas de fin. Fichiers, courbes, photographies, rubans de magnétophone, tout cela est fort bon ; leur probité même les conduit par­fois à s'en contenter, et à laisser à d'autres les systèmes d'interprétation. 122:98 Ces vulgarisateurs-là n'auront pas les mêmes scrupules, La plupart du temps ils ne sont pas venus de telles études ; ils y courent comme à un arsenal. Ils pressent les arguments et s'en gargarisent à la façon des médecins de Molière. Mais nous les connaissons ; nous pouvons dire à l'un : « Tu appartiens au surréalisme révolutionnaire » ; à l'autre : « Tu es essayiste et homme de lettres. Nous pouvons causer. Eh bien ! causons. N'essayez pas de nous impressionner par l'étalage de travaux d'ethnologues. » En lisant « L'homme et le Sacré » de Caillois, je suis charmé d'apprendre comment les Canaques décrivent un circuit autour du feu sacré. Et puis vient tout à coup un rapprochement subtil autant qu'imprévu avec les villes modernes : « La configuration des villes modernes rend encore perceptible, sur un certain plan, la valeur en partie mythique, en partie objective de cette disposition : au centre l'église ou la cathédrale, siège du divin, l'hôtel de ville, les bâtiments officiels... bénéficient des larges places, des vastes artères, des jardins fleuris ; la nuit, un éclairage éblouissant apporte à ces quartiers privilégiés l'éclat et la sécurité. Autour de ce noyau rassurant, chaud, officiel, les grandes agglomérations développent une ceinture d'ombre et de misère où les rues sont étroites, mal éclairées, peu sûres, où l'on situe les hôtels borgnes, les bouges et les diverses sortes d'établissements clandestins, où l'on imagine rassemblés les rôdeurs, les prostituées, les hors-la-loi de toute espèce... » Cela me rappelle la théorie aventurée d'un homme d'ailleurs éminent, qui voulut expliquer la dispo­sition topographique des moulins à vent par la survivance de quelques rites magiques inconsciemment conservés de­puis les âges lointains : Un esprit mesquin et contrariant lui répondit en faisant simplement état des lignes du relief et des vents dominants. Y a-t-il dans les impressions suggé­rées par nos villes autre chose que des préventions objec­tivement réalistes ? D'ailleurs la topographie urbaine médié­vale ne correspondait pas au schéma précité ; la mentalité primitive aurait longtemps attendu pour reparaître. Peu importe du reste ; si, avant cette argumentation, le Cana­que n'avait pas dansé, le caractère déficient du raisonne­ment apparaîtrait plus vite. 123:98 De toute manière, un auteur qui travaille sur cette matière vise, implicitement et peut-être inconsciemment, à nous mettre en condition. Une heure de lecture, et nous voici déjà campés chez les Bororos. Nous devenons Bororos comme les personnages de Ionesco deviennent rhinocéros. « Comment peut-on être Persan ? » La naïveté du mot n'est pas sans enseignements : le Persan, lui, n'a pas à être Persan. Il importe peu que le Persan ou le Bororo qu'on nous montre soit vrai ou faux ; ce qui est sûr, c'est que la cure de « sauvagerie » représente pour nous une expérience d'aliénation. Un Montaigne n'en est pas dupe ; il en tire ce qu'il veut, et retourne à Plutarque ou à ses paysans péri­gourdins. Nous risquons, nous, de penser en faux sauvages, et le risque du sauvage, c'est d'être colonisé. Une éducation philosophique où le Bororo garde une constante suprématie ne nous offre, comme activité d'esprit, qu'une manie inter­prétative où nous retrouverons toujours le « cannibale » parce que nous n'aurons fait que le chercher toujours. Si nous ne sommes Point chercheurs, nous serons conduits à un esclavage intellectuel des plus moroses, en compagnie de ces peuples innocents qui se frottent le nombril avec leurs déjections, dans d'obscurs desseins qu'on veut croire métaphysiques. Il faut lutter contre le dégoût spontané qui s'empare de nous à ces lectures, et examiner quels sont les thèmes favoris. Ils n'apparaissent souvent qu'avec prudence, on se contente de les suggérer. Par exemple l'exploitation des documents sur l'inceste et ses explications prétendues, n'esquisse-t-elle pas une « démystification » de l'inceste ? Même si le ton s'élève, l'auteur traitant du sacré ne manifeste aucune participation à ce que les rites et les croyances pourraient comporter d'éternel. La confusion des images et des documents nous laisse libres de supposer toute sorte d'intentions. Si les doctes les jugent délirantes, ne sommes-nous pas en droit de leur reprocher d'avoir eux-mêmes, par ce kaléidoscope documentaire, proposé à nos jugements un monde délirant, et en somme, truqué ? Les partisans du bon sauvage se complaisent dans la pensée qu'ils ont trouvé le schéma le plus simple de l'homme, celui qui explique tout le reste, l'homme d'autrefois, le primitif stationnaire, l'homme civilisé. Mais si la loi de l'esprit inclut la recherche artistique de la complication, la démonstration est fausse. Même en réunissant tous les Canaques possibles, il ne nous semble pas que l'on arrive à un tissu ininterrompu, à un déroulement normal et sans à-coups. Il arrive alors qu'on recrute des sauvages supplétifs, des malades d'asile, comme le Marquis de Sade, ou bien des sorciers civilisés. 124:98 Et l'on nous dit : Voilà les âmes les plus complexes, voyez comme elles ressemblent au Bororo ! En fait le mouvement de complication inhérent à l'esprit humain nous paraît tout autre que le bric-à-brac confus, passionnel et incontrôlé de certaines âmes. On peut toujours proclamer qu'à la base de la tragédie et de la comédie grecque il y a le totem et le tabou ; les masques mêmes que portent les enfants de France au Mardi-Gras correspondraient à des rites primitifs, change­ments fictifs de personnalité, ou exorcisme des mauvais génies de l'air et de la végétation à l'approche du prin­temps. L'important ne réside pas là ; il est dans la démar­che de l'âme humaine qui conduit lentement le mythe d'Œdipe d'un état primitif d'ailleurs inconnu jusqu'à une prise de conscience de la responsabilité. Les lamentations d'Œdipe dans Sophocle sont intellectuelles, le paradoxe effrayant de la descendance incestueuse y est en bonne partie douloureux parce qu'il est absurde, parce que les mots « père » « frère » « femme », « mère » n'y ont plus de sens et que l'élan naturel de l'esprit s'y trouve enlisé. La légende de Pasiphaé est-elle autre chose que l'essai explicatif de la présence d'un dieu à corps d'homme et à tête d'animal, ancien totem oublié ? Cette histoire témoigne en tout cas d'une volonté d'utiliser les images pour censurer le scandale d'une humanité incomplète et mitigée, pour proclamer avec conviction la vocation ascendante de l'homme vraiment homme. Les masques grecs ressemblaient peut-être, à l'origine, dans leur forme comme dans leur destination, aux masques africains dont la télévision nous régale de temps à autre. Il faut renoncer à l'assimilation paresseuse, au « Tout cela, au fond, c'est bien la même chose. » Le masque africain reste lié à ses exorcismes rudimentaires à ses exaltations animales, à ses mimétismes naturels ; le masque grec, lui, devient un instrument comique et critique. Les choreutes sont déguisés en guêpes parce qu'Aristophane veut leur donner pour aiguillon le Poinçon dont les jurés athéniens se servaient pour inscrire leur verdict, et parce que le bourdonnement de l'insecte irritable figure le caractère de ces démagogues envieux. Dans « Les Oiseaux » le dégui­sement permet de mêler à la satire l'évocation poétique l'une et l'autre sont des aspects de notre progression et de notre liberté. 125:98 Expliquer un pittoresque qui n'est plus que secondaire, subordonné et somme toute arbitraire, par un prétendu retour aux sources, ce n'est pas travailler à la libération de l'esprit, mais imposer astucieusement, com­me une nécessité intellectuelle, une régression forcée et précisément anti-intellectuelle. Ramener les rites élaborés aux rites crus et rudimen­taires semble à certains un travail de « démystification ». On peut en douter. La connaissance du bon sauvage devrait normalement servir à abolir en nous la somme toujours importante des violences brutes. Or nous avons l'impression que c'est l'élaboration, l'interprétation morale et esthétique libératrice qui est sacrifiée. Quant à la violence, son pres­tige en est si peu entamé qu'on en vient à la considérer comme le bien profond et l'élément sauveur. Je veux croire pieusement qu'on a mal interprété les propos récents d'un ecclésiastique sur « le meurtre du père » historiquement concrétisé par l'assassinat de Louis XVI, rite destiné à pro­clamer le passage de l'humanité à l'âge adulte, de l'état filial à l'état fraternel. En tout cas la manie ethnologique (dont les rapports avec la manie freudienne seraient à étu­dier) impose l'obsession du sang et de la sexualité. C'est là le véritable néo-paganisme, à mon sens tout le contraire des interprétations ornementales des antiquités d'Occident. Le « mythe solaire » de Versailles n'était plus que parure symbolique d'un désir de clarté et de rayon­nement intellectuel. Le style de Balmoral, le celtisme écos­sais patronné par la reine Victoria imposait une certaine poésie à une Angleterre dynamique, mais terriblement industrialisée et mercantile ; peu importait que ces costu­mes, ces couleurs, eussent été naguère proscrits par les aïeux directs de la reine, comme signes du parti vaincu et de sa dynastie éteinte. En s'en proclamant héritière, elle imposait à la triomphante conscience britannique un indis­pensable supplément de méditation. Tel n'est pas le cas de nos « folkloristes ». Nous n'en eûmes jamais autant. Mais comme ils sont ethnologues, ils ont contribué à donner au mot « folklore » le sens d'une gesticulation désuète, curieuse, mais dépourvue d'enseignements et même de véri­tables résonances. La réduction au bon sauvage est paralysante dans l'or­dre esthétique, et perverse dans l'ordre Spirituel et moral. Un scientisme rhumatisant nous désapprend l'utilisation personnelle, le choix et l'interprétation. Les dissecteurs du sacré se tiennent devant le sacré dans une attitude d'étran­ger : aussi en donnent-ils nécessairement une image étran­ge, et étrangère. 126:98 Une certaine abolition du temps leur fait étudier saint François d'Assise entre deux Papous, et fina­lement les amène à préférer le Papou à saint François, dans la mesure où les dynamismes élémentaires des passions animales peuvent servir de fer de lance à la révolution, et lui fournir en même temps une justification humaine essen­tielle. On nous reprochera sans doute de brimer la science ; répondons que nous ne pouvons consentir à la voir passer en contrebande des idées avec lesquelles elle fraternise, mais qu'elle n'a pas fait naître. Dans un monde où règne l'intimidation, cela n'a rien d'étonnant. Mais nous ne serons dupes que si nous le voulons bien. Jean-Baptiste MORVAN. 127:98 ### La pureté de l'eau et l'alimentation de Paris par Daniel DUC L'ALIMENTATION EN EAU DE LA VILLE DE Paris est depuis longtemps un problème dont la solution s'avère de plus en plus difficile : et ce n'est pas le considérable accroissement de population prévu pour les vingt prochaines années qui atténuera cette difficulté. En effet, si Paris et sa banlieue devaient atteindre, vers l'an 2000, les dix-huit millions d'habitants, ce serait alors six à dix millions de mètres cubes d'eau qu'il faudrait fournir quotidiennement pour satisfaire les besoins vitaux de cette énorme agglo­mération... Si l'on ne tient pas compte -- comme on le fait aujour­d'hui -- des exigences impératives de la santé publique, il ne sera pas très difficile de trouver cette eau : il suffira d'agrandir des installations existantes de « filtrage » celles « d'épuration » et de pomper dans l'égout nommé Seine l'appoint nécessaire... Mais il faudra bien un jour tenir compte d'une façon très attentive de la santé des Parisiens : et cesser de leur fournir une eau depuis longtemps dange­reuse pour la santé des gens. Un certain nombre de travaux pourront aider les pouvoirs publics : notamment ceux du professeur Romani, de l'Institut National d'Hygiène. C'est que l'eau actuellement fournie aux Parisiens n'a, pas droit au titre « d'eau potable » du fait qu'elle provient de rivières polluées par les égouts et les déversements des usines de produits chimiques ; du fait qu'elle est soumise à un traitement artificiel d'épuration -- coagulation, filtra­tion, stérilisation par le chlore ou l'ozone, tous superoxy­dants. 128:98 Dans cette eau, on retrouve toute sorte de virus, dits filtrants parce qu'ils se promènent dans les filtres à sable qu'on leur oppose comme un homme le ferait dans un souterrain de cent mètres de diamètre (et même les colibacilles, cependant bien plus gros que de simples virus) ; ces virus ne sont pas la plupart du temps détruits par les stérilisants : bien plus, nombre de ces virus proviennent de la désintégration des cadavres de microbes tués par les oxydants : ainsi une simple bactérie, tuée par la pénicilline, donne naissance à plus de deux millions de bactériophages et virus visibles au microscope électronique... Si l'on ajoute que l'eau de Seine est une véritable « solution » de produits chimiques et de substances organiques en fermentation (selon le professeur Trémollière en 1952), qu'elle est un « produit dangereux » (selon le professeur Lépine), on s'aperçoit du péril qu'il y a à utiliser une telle eau pour la boisson, pour la cuisine, et même pour la toilette. Certai­nes maladies de peau peuvent n'avoir d'autre origine... Encore faut-il ajouter un nouveau produit peu utilisé au temps du professeur Trémollière, le détergent moderne, qui résiste à tous les traitements et qui, de plus, est « tensioactif et mouillant par excellence, qui résiste aux globules blancs et, pénétrant à l'intérieur des cellules arrive à les teindre, ce qui est d'un effet cancérigène certain, par excès d'oxygénation ». (Il y aurait peut-être une relation de cause à effet à trouver en examinant la prodigieuse progression des cancers et celle, non moins caractéristique, de l'utili­sation des super-oxydants...) L'eau de Paris doit donc de toute nécessité disparaître de nos robinets : qu'elle continue à être utilisée pour les besoins des usines, des services municipaux de nettoyage, par les arroseurs des jardins publics (et encore), mais que pour notre alimentation, une eau saine et pure nous soit donnée. \*\*\* Qu'une eau saine et pure... Quels sont les critères qui permettent d'affirmer cette pureté ou de la nier ? Quel moyen idéal préconiser pour assurer à Paris un débit suffi­sant d'une telle eau, sans avoir à recourir à l'insuffisant, au coûteux et trop délicat projet des Vals de Loire ? 129:98 Le problème de la potabilité (ou de la pureté) d'une eau est plus complexe qu'il ne le semble au premier abord et c'est pourquoi il me semble utile de dire quels sont les critères de cette potabilité, qui permettent de dire d'une eau qu'elle peut être considérée comme eau de table, comme eau médicamenteuse, comme eau non potable. Ces critères sont de plusieurs sortes, et comme jusqu'à ce jour les autorités responsables ne se sont que peu souciées d'accorder les caractères de l'eau distribuée aux exi­gences de la Faculté, il est nécessaire d'insister sur leur diversité. Tout d'abord il y a ce que l'on appelle la dureté de l'eau, dureté qui se mesure en degrés hydrotimétriques (t.h.t.), et qui correspond à la teneur en sels alcalino-terreux, à la fois sous forme de carbonates et de sulfates. Pour qu'une eau soit potable, c'est-à-dire buvable sans avis médical, il ne faut pas qu'elle dépasse 25° t.h.t., selon les normes définies par l'Organisation mondiale de la santé (O.M.S.) : « On peut globalement admettre les eaux dont le degré hydrotimétrique est compris entre 2° et 75° ; au-dessous de 2, et au-dessus de 75°, les eaux sont globalement impropres à la consommation. *Mais en réalité c'est entre 5 et 20 degrés que peuvent être situées les eaux susceptibles d'être utilisées avec le minimum d'effets secondaires ;* enfin, les critères d'une eau dont les propriétés biologiques sont opti­males (eau normalement douce) se localisent de 5° à 10° t.h.t., soit donc dans une marge assez étroite. » Le degré hydrotimétrique français correspond à 0,01 g. de sels de calcium ou de magnésium par litre d'eau, tandis que le degré allemand correspond à 1,78 degré français : une uniformisation serait souhaitable, afin d'éviter au touriste français soumis à un strict régime sans sels d'ingérer des eaux nocives pour son état sur la foi d'étiquettes trom­peuses... Une remarque s'impose : si l'O.M.S. retient les eaux entre 2 et 75°, c'est davantage pour cette raison que la plupart des eaux utilisées et utilisables à la surface du globe sont au-dessus de 20°. Et qu'il est préférable de boire une eau fût-elle à 70° t.h.t. que de rester le gosier sec... Mais si l'on peut choisir, il reste que l'eau normale doit se situer entre 5 et 20 degrés : si l'on peut faire mieux, et se rapprocher des conditions optimales, nul ne pourrait s'en plaindre... 130:98 Au-dessus de 25°, une eau se trouve trop chargée en sels calciques et magnésiques, si bien qu'elle peut être dite « entartrante », et de ce fait facteur de dépôts paraplasmi­ques inassimilables tels que calculs biliaires, rénaux, calcification des artères (artériosclérose), arthroses etc. Ainsi certaines des eaux vendues comme eaux de table doivent être considérées « comme médicamenteuses, sans préjuger des effets thérapeutiques qu'elles engendrent ». Ceux-ci en effet sont jugés suivant des critères particuliers ; de toutes manières, des eaux présentant de tels effets doivent être formellement proscrites à titre d' « eau de table » et con­sommées seulement sur prescription médicale. « On ne doit admettre, à titre d'eau de consommation courante, c'est-à-dire susceptible d'être administrée dans toutes les condi­tions, qu'une eau normalement douce, bactériologiquement pure et dont l'ingestion n'entraîne aucun effet secondaire, spécialement de type médicamenteux. Les effets médica­menteux de l'eau sont généralement la conséquence d'une concentration saline trop élevée ; par exemple, une concen­tration trop importante en sulfate de magnésium provoque l'apparition de diarrhée. On sait d'ailleurs maintenant que la consommation à long terme d'une eau dont la composition chimique est inadéquate, entraîne l'apparition de réactions d'adaptation de la part de l'organisme, : ce phéno­mène n'est jamais souhaitable. » Au-dessous de 2° t.h.t., une eau se révèle dangereuse parce que trop acide : il faut donc rechercher l'équilibre, comme l'indiquent les normes de l'O.M.S., entre 5 et 10°. Il est ainsi très instructif de comparer les différents degrés des eaux vendues dans le commerce comme « eaux de table » puisque leur commerce est libre et se fait aussi bien dans les maisons d'alimentation ordinaires que dans les pharmacies : pour certaines d'entre elles, l'abus, si l'on s'en tient aux normes, est manifeste, et semblerait devoir nécessiter l'intervention des pouvoirs publics, si ceux-ci avaient le moindre souci de la santé de leurs administrés... Ainsi Ch... titre-t-il 0,1° ; Vo..., 5,3° ; E..., 29° : Vt. G. S., 77,2° ; B..., 113° ; C. P., 159°... \*\*\* 131:98 Ce critère du degré t.h.t. est insuffisant pour dire les défauts ou les qualités d'une eau -- quoiqu'il permette d'apprécier la qualité essentielle : la dureté, la pureté bactériologique étant sous-entendue. Une eau normalement douce lave l'organisme, emporte les déchets, régénère les cellules ; trop douce, elle exagère cette action et finit par emporter des éléments utiles. Plus elle est dure au contraire, plus elle contribue à l'encrassement de l'organisme. Le professeur Dionis du Séjour disait très justement : « L'eau doit être la plus pure possible afin d'agir plus par ce qu'elle emporte que par ce qu'elle apporte. » On emploie donc un second critère, qui est la mesure de la résistivité : on sait que pour se maintenir, la vie a besoin d'un minimum d'isolants « de pouvoir inducteur spécifique, de même qu'une machine électronique ». Là encore, la notion d'équilibre est très importante : des eaux de résistivité trop forte comme trop faible sont également nocives. « La notion de résistivité électrique permet de com­pléter le déterminisme rigoureux des propriétés des solu­tions et par suite des manifestations de la vie, car la vie se trouve très exactement comprise entre diverses propriétés limites des solutions... » La qualité d'une eau peut encore s'apprécier en pesant tout d'abord l'extrait sec contenu dans un litre d'eau et ensuite en analysant cet extrait sec : car si certains miné­raux peuvent avoir une incontestable utilité dans une eau de table -- je ne parle pas des eaux médicamenteuses ou thérapeutiques -- d'autres sont particulièrement à rejeter. L'extrait sec met en évidence la minéralisation totale d'une eau : ainsi trouve-t-on la faible minéralisation de Vo... (106 mmg.) ou d'E... (321 mmg.), celle déjà très importante de Vt... (882 mmg.) et celle, tout à fait excessive, de Cx... (2.941 mmg.). Si l'on fait la distinction entre les minéraux utiles, (au premier rang on peut placer la silice, composé essentiel du tissu vivant), et les minéraux dangereux, (dont le calcium, qui précipite les maladies dites de « vieillesse » défaut de silice, excès de calcium), on s'aperçoit que choisir son eau de table est un art et qu'il ne faut pas se livrer à cette occupation sans étude. Car s'il faut distinguer entre les degré hydrotimétriques, il faut non moins distinguer entre les titres dus au vulgaire plâtre contenu dans les eaux, à la silice, au bicarbonate, au sodium, etc. Ainsi peut-on choisir entre les carbonates et le sodium de V.G.G..., le calcium et les sulfates de Cx... ou de Vt..., les carbonates et le fluor de B..., les carbonates d'E... ou de P..., la silice de Vo... : 132:98 faisant ce choix, on optera aussi bien pour les effets de ces différentes minéralisations : l'ingestion de sodium rend hypertensif tandis que celle de calcium, qui rend aussi hypertensif, favorise la transformation de la thrombogène en thrombine ; les carbonates et les sulfates peuvent provoquer des calculs, des scléroses, et conduire au rachitisme... Quant au fluor, il a connu une destinée singu­lière : des campagnes de publicité ont tenté de faire croire qu'il possédait des qualités salutaires aux dentitions des enfants, mais on oubliait dans le même temps de préciser qu'il peut provoquer, surtout chez les enfants, une opaci­fication du cristallin et des lichénifications hyper-kérasto­siques (maladies de peau)... De plus une nouvelle étude statistique sur la distribution du mongolisme dans les villes de l'État de l'Illinois, aux États-Unis, étude conduite du 1^er^ janvier 1950 au 31 décembre 1956, permet de constater une augmentation de fréquence de cette affection associée à la concentration du fluor dans l'eau de boisson. La concentration dangereuse est à partir de 1,0 mmg. par litre (B... : 1,2 mm./1). Enfin, si les caries disparaissent avec le fluor, c'est une autre anomalie qui apparaît avec lui, à partir de 1,1 mmg./l : l'émail tacheté. Une autre allégation de la publicité est également à rejeter -- qui fait croire que le calcium d'une eau, dont on méprise les effets nocifs, peut avoir les utiles effets d'une cure pour les décalcifiés. Il faudrait, pour cela, que le calcium de l'eau soit assimilable par l'organisme, ce qu'il n'est pas, comme en général les sels minéraux qui n'ont pas passé par les végétaux. D'où la formation plus com­mode encore de ces calculs si douloureux... \*\*\* Il apparaît donc que l'eau de boisson doit être attenti­vement sélectionnée : que le seul critère de la pureté bacté­riologique retenu par les services municipaux n'est pas suf­fisant -- d'autant que ces mêmes services sont incapables d'assurer une réelle pureté bactériologique -- et que l'eau qui coule de nos robinets devrait aussi répondre aux exi­gences de l'O.M.S... D'autre part, il serait urgent qu'une action soit entreprise contre les publicités mensongères qui visent à faire acheter aux consommateurs des produits qui non seulement ne répondent pas aux promesses, mais encore ont des effets inavoués et dangereux : 133:98 ce qui permet de dire que ces publicités sont criminelles, car si une eau d'un trop fort degré ne peut avoir une action immédiate très importante sur l'organisme d'un sujet en bonne santé, il est certain que son action peut être décisive chez un mala­de. Une eau entartrante bue par un patient aux reins fai­bles ne peut qu'aggraver cette faiblesse. Un diabétique ingérant une eau dont le degré voisine les cent degrés et dont la minéralisation est justement celle qui est interdite à ce malade ne peut pas éprouver d'amélioration après cette ingestion. Enfin qui ne voit que celui qui souffre d'arthrose ou encore d'artériosclérose verra son état empirer -- et donc ses douleurs -- dans la mesure même où il boit des eaux qui salissent son organisme au lieu de le laver ? Et cette aggravation de l'état du patient peut suffire à le ren­dre incurable. La tolérance des pouvoirs publics me semble -- si l'on veut bien rester naïf -- tout à fait inexplicable. \*\*\* Cependant comment trouver, pour alimenter Paris par exemple, en quantité suffisante, une eau qui soit naturel­lement pure -- afin d'éviter l'usage des oxydants cancéri­gènes, la stérilisation d'un produit dont on ignore trop qu'il doit rester « vivant » -- une eau qui préserverait la santé des Parisiens, compromise par trop d'autres facteurs ? Une première distinction devrait être faite : l'eau à fournir aux usines n'a pas besoin d'être la même que celle offerte aux consommateurs ordinaires. On pourrait donc envisager deux circuits de distribution, l'un qui fournirait une eau sans qualités spéciales aux usines, et l'autre, qui fournirait une eau saine aux particuliers. Là dessus, un conseiller municipal bien intentionné a suggéré de fournir deux sortes d'eau au même consommateur : une eau ordi­naire pour le bain, la vaisselle, une eau dite de source pour la boisson et la cuisine. C'est oublier qu'il n'y a aucune raison que l'on fasse sa vaisselle avec de l'eau d'égout comme celle qui coule aujourd'hui des robinets ; pour le bain, c'est une autre question : c'est encore oublier que lors d'un bain la peau absorbe de 100 à 200 grammes d'eau, avec tout ce qui est dissous en elle. Et ceux qui font l'effort financier de ne boire qu'une eau en bouteille absorbent tout de même, malgré eux, l'ignoble solution chimique qu'on n'a pas encore trouvé le moyen de remplacer. 134:98 Or, l'ingénieur hydrologue Louis Vincent propose une eau abondante -- 7 à 10 millions de mètres cubes par jour -- saine, faible­ment minéralisée, relativement douce : puisqu'elle titre 210 t.h.t., puisque sa résistivité est de 2.300 ohm/cm^2^, alors que celle d'E... est de 1900 ohm/cm^2^, de Vo... de 7.000 (l'idéal, selon l'O.M.S., se situant entre 5.000 et 10.000 ohm/cm^2^), de Vt... de 1.000 et de Cx... de 510... ; puisque sa minéralisation est faible : 240 mmg/1. (Il ne faut pas oublier qu'au-dessus de 500 mmg/l, une eau ne peut être considérée comme potable...) Cette eau trouvée en abondance n'est sans doute pas idéale, mais le progrès sur ce qui nous est donné au­jourd'hui est tel qu'elle pourrait le paraître... La source d'eau non polluée sur laquelle compte Louis Vincent vient de la nappe des sables verts. Dans le seizième arrondissement, on trouve une fontaine qui descend jusqu'à cette nappe et donne une eau titrant 11° t.h.t. : la fontaine Lamartine. La nappe des sables verts a une surface de 97.000 kilomètres carrés ; elle reçoit en moyenne 10 mil­liards de mètres cubes de pluies infiltrées chaque année. L'épaisseur moyenne de cette formation constituée de sables verts fins, essentiellement siliceux, présentant 25 % de vides et de porosité, est de 23 mètres environ. Par endroits, cette épaisseur est de 40 mètres, en d'autres elle n'est plus que de deux mètres. Compte tenu de la porosité, « la réserve de cette masse de sables fins, écrit Louis Vincent, peut être chiffrée à 560 milliards de mètres cubes. Réserve en puis­sance, mais non utilisable à volonté, la possibilité d'extrac­tion étant fonction de la surface et de la vitesse de circu­lation estimée, suivant les auteurs, entre 0,40 m./j. et 3,5 m./j. Ce qui est certain, c'est que de simples forages on a tiré et l'on tire (sous réserve de crépinage rationnel afin d'éviter le colmatage) des débits considérables ». « Ainsi le forage de Nanterre, de la Société Lyonnaise, exécuté en 1932-1933, traversant 42 mètres d'albien, cons­titués de sables verts et d'argiles, fournissait, à la cote + 38, un débit de 230 m^3^/h. avec un tube de 0,305 de diamètre, crépiné sur seulement 21 mètres. Le débit par mètre carré se révèle ainsi égal à 11 m ^3^/h. environ. » Il existe à Paris d'autres forages qui vont chercher la même eau : celui du Postillon, par exemple, à Ivry, dont le rendement au mètre carré est supérieur à 15 mètres cubes à l'heure. 135:98 « Il est donc certain qu'en aval de Vernon des captages rationnels et étendus (par puits forés de grand diamètre), à une cote voisine de -- 10, fourniraient aisément, par pompage, des rendements de 20 m^3^/h par mètre. Des puits de 30 à 40 mètres, convenablement crépinés, assurant faci­lement une surface de crépine de 20 à 40 m^2^, pourraient donner, chacun, de 400 à 800 m^3^/h., d'une eau presque parfaite, sans qu'il en résulte aucun trouble sur le jaillis­sement ou le rendement des forages de la région de Paris. « Précisons enfin que cette nappe des sables verts n'a aucun exutoire vers la Manche. Eilé se révèle donc entiè­rement fermée. Son trop-plein se déverse uniquement dans les alluvions de la Basse Seine, en aval de Vernon. « On obtiendrait donc une eau abondante et douce, convenant parfaitement à l'alimentation, alors que l'eau captée en amont (vers Mantes) dans la craie, est trop dure. C'est qu'en effet une autre source d'eau possible serait celle qui fait retrouver à la Seine une grande partie de sa pureté perdue à Paris, et qui lui revient à partir de Mantes, resurgence des eaux perdues du côté de Montereau (quelque six millions de mètres cubes chaque jour...) » Et Louis Vincent dans l'extrait de « *L'ingénieur-Cons­tructeur* » de janvier 1964, où il expose son projet, ajoute quelques paragraphes qui apportent, c'est le cas de le dire, de l'eau à son moulin : « A l'occasion du XVIII^e^ Congrès d'Hygiène, tenu à l'Institut Pasteur en novembre 1963, a été communiqué un prospectus publicitaire datant de 1909, à l'appui de la livraison en bonbonne et à domicile, d'eau de source : le prospectus indique, parlant des eaux des Deux Reines d'Aix-les-Bains : « *Ces eaux sont les plus légères du monde. Elles font partie de ce groupe des eaux hypominérales employées comme eaux de table et de régime pour débarrasser l'orga­nisme de ses déchets et empêcher la calcification des artères et leur obstruction, conduisant à l'artériosclérose et à ses terribles conséquences, maladies chroniques multiples -- goutte, gravelle, diathèse biliaire, rhumatismes chroniques, mort subite par rupture artérielle.* » 136:98 « On ne saurait mieux dire. Et depuis plus de dix ans nous n'avons cessé de dénoncer les méfaits des eaux miné­rales minéralisées, vendues par centaines de millions de bouteilles chaque année qui, dans une publicité mensongère, tolérée par les pouvoirs publics, invoquent sans cesse la « pureté et la légèreté » alors qu'elles titrent de 29, (« la plus légère » préconisée abusivement pour le bibe­ron) à 75 et 150, t.h.t., pour soigner la cellulite ou les troubles des reins qu'elles aggravent en quelques mois. « Une eau de boisson douce et peu minéralisée constitue l'élément essentiel de la santé de chaque jour. » Reste à souhaiter que ce projet du bons sens et de la science pour une fois conjugués aboutisse dans les plus brefs délais : déjà on a trop tardé. Puisqu'il y va de la santé d'une population peu privilégiée de ce côté. Étudiant l'aspect financier de ce projet, Louis Vincent lui découvre un nouvel avantage sur les solutions concur­rentes -- c'est son faible prix de revient. Ainsi en 1956, on estimait le prix de revient d'un mètre cube du Val de Loire venu à Paris à 50 centimes, tandis qu'en 1964 le mètre cube des eaux de Poses (après Vernon) dans la Basse Seine, ne serait revenu, aux portes de Paris, qu'à 20 centimes. Le Val de Loire en outre ne produirait qu'un million de mètres cubes, non sans désavantages pour les riverains ; la basse-Seine en produirait sept ou dix par jour, sans aucune gêne pour quiconque. Cette solution de captage des vals de la basse Seine se présente donc comme étant à la fois hautement rentable et intéressante pour résoudre de la façon la plus simple, la plus rapide, le problème primordial de l'alimentation en eau naturellement pure de la région parisienne. « Cette réalisation sera un grand bienfait pour la meil­leure santé des populations du Grand Paris. De plus elle sera un exemple démontrant les possibilités insoupçonnées des nappes fluviales, peu et surtout mal captées à ce jour. « En tout cas, à la suite de la présente étude, on n'aura plus le droit de dire qu'il n'existe pas de ressources suffi­santes pour alimenter en eau *naturellement pure* la région parisienne. « Ces ressources existent, importantes et méconnues, à portée réduite des besoins. Il suffit désormais de vouloir les utiliser pour le Bien Public. » 137:98 Ensuite, quand même l'eau de Poses sera devenue insuf­fisante, mais ce temps est encore éloigné, il suffira de créer quelques superbes lacs artificiels dans les Pyrénées, les Alpes et surtout le Massif Central, dans des bassins de roches cristallines. Ces lacs seront réservés à la consom­mation nationale, et seront les futurs châteaux d'eau qui remplaceront peut-être les immondes tours dont notre campagne est affligée. Pour conclure cette étude sur l'eau que nous buvons ou que nous aimerions boire, il ne me reste qu'à inviter quelque édile soucieux, il en existe encore heureusement, du Bien Public, à entendre le projet de Louis Vincent et à lui donner l'impulsion nécessaire pour qu'il soit mené à bien. Daniel Duc. 138:98 ### La maison familiale *Les réalisations en Allemagne\ du D^r^ Nikolaus Ehlen* par René FOUSSET DANS SON RADIO-MESSAGE du 1^er^ juin 1941, le Pape Pie XII déclarait : « Selon la doctrine de « Rerum novarum » la nature même a lié intimement la propriété privée à l'exis­tence de la société humaine et de sa vraie civilisation, et dans un degré éminent à l'existence et au développement de la famille. Un tel lien est évident. N'est-ce pas la propriété privée qui doit assurer au père de famille la saine liberté dont il a besoin pour remplir les devoirs que le Créateur lui a assignés, pour le bien-être physique, spirituel et religieux de la famille. « Dans la famille, la nation trouve la racine naturelle et féconde de sa grandeur et de sa puissance. Si la propriété privée doit pourvoir au bien de la famille, toutes les dispo­sitions publiques, toutes celles par lesquelles l'État en règle la possession, doivent non seulement rendre possible et maintenir cette fonction -- fonction qui, dans l'ordre natu­rel, est, sous certains rapports supérieure à toute autre, -- mais encore en perfectionner l'exercice. Il serait contre nature de se vanter, comme d'un progrès, d'un dévelop­pement de la société qui, ou par l'excès de charges, ou par celui des ingérences immédiates, rendrait la propriété pri­vée vide de sens, enlevant pratiquement à la famille et à son chef la liberté de poursuivre la fin assignée par Dieu au perfectionnement de la vie familiale. 139:98 « Parmi tous les biens qui peuvent être l'objet de pro­priété privée, aucun n'est plus conforme à la nature, selon l'enseignement de Rerum Novarum, *que la terre, le bien sur lequel habite la famille et dont les fruits lui fournissent entièrement ou au moins en partie de quoi vivre*. Et c'est rester dans l'esprit de Rerum Novarum d'affirmer qu'*en règle générale, seule cette stabilité puisée dans la propriété d'un bien foncier fait de la famille la cellule vitale la plus parfaite et la plus féconde de la société*, cette possession réunissant dans une progressive cohésion les générations présentes et celles de l'avenir. Aujourd'hui, l'idée d'espace vital et la création de tels espaces est au centre des pré­occupations sociales et politiques ; mais ne devrait-on pas, avant toute chose, penser à l'espace vital de la famille et libérer celle-ci des liens qui lui imposent des conditions de vie ne lui permettant pas même de concevoir l'idée d'une maison à elle. » (Ens. Pont. Le mariage, n^os^ 462-464.) Et dans son message de Noël 1942 : « La dignité de la personne humaine exige normalement comme fondement naturel pour vivre, le droit à l'usage des biens de la terre ; à ce droit correspond l'obligation fonda­mentale d'accorder une propriété privée autant que pos­sible à tous. » Jean XXIII, après avoir cité ce dernier passage, con­cluait : « Il faut d'autant plus exiger cette diffusion de la propriété en notre époque où, Nous l'avons remarqué, les struc­tures économiques de pays de plus en plus nombreux se développent rapidement. C'est pourquoi, si on recourt avec prudence aux techniques qui ont fait preuve d'efficacité, il ne sera pas difficile de susciter des initiatives, de mettre en branle une position économique et sociale qui encourage et facilite une plus ample accession à la propriété privée des biens durables : *une maison, une terre, un outillage artisanal, l'équipement d'une ferme familiale*, quelques ac­tions d'entreprises moyennes ou grandes. Certains pays, économiquement développés et socialement avancés, en ont fait l'heureuse expérience. » Quels sont les chrétiens, parmi nous, qui prennent au sérieux les paroles de Pie XII et de Jean XXIII sur ce sujet ? 140:98 Qui s'est soucié de découvrir les « heureuses expérien­ces » qui ont été faites, au dire de Jean XXIII, par « certains pays économiquement développés et socialement avan­cés » ? \*\*\* Sans l'avoir cherché, j'ai eu l'avantage de faire connais­sance avec une de ces « heureuses expériences ». Et j'ai pensé que je n'avais pas le droit de garder cela pour moi ; qu'il se trouverait sans doute, parmi les lecteurs de cet article, quelques hommes de cœur assez entreprenants pour en faire bénéficier notre pays. Cette expérience est celle du Docteur Nikolaus Ehlen, président du « Cercle des Castors Allemands » (Ring Deutscher Siedler), et qui a procuré à des milliers de familles pauvres l'inestimable avantage de retrouver, à proximité d'une ville, des conditions de vie conformes a l'ordre naturel : une maison bien à elles, entourée d'un grand jardin. Le Docteur Ehlen avait déjà longuement réfléchi à ce problème dans les années qui ont suivi la guerre de 1914. En 1933, il avait décidé de faire un essai. Il avait réussi à acheter environ 13 hectares de terrain, et y avait installé des familles besogneuses. Que fallait-il donner à chacune ? Après quelques tâtonnements, il était arrivé aux conclu­sions suivantes : 1\) Pour les « durs » pour ceux qui « aiment la terre et qui ont de la moelle dans les os », il faut environ 2000 m^2^ (1200 m^2^ pour la maison et le jardin + 800 m^2^ de prairie), afin de pouvoir entretenir une brebis qui fournisse l'appoint du fumier nécessaire au jardin ([^20]). On peut aussi envisager une prairie communale où chaque famille envoie paître sa brebis. Au bout de quelques années le jardin suffit alors à fournir à une famille nombreuse les légumes et les fruits nécessaires. 141:98 2\) Pour les autres, pour tous ceux qui n'ont pas la force, ou pas le courage, ou pas le temps d'entretenir un aussi grand jardin, -- comme pour ceux dont la famille est peu nombreuse, -- 800 m^2^ suffisent au total. L'expérience commençait à donner des résultats promet­teurs, quand la guerre de 1939 éclata. On sait comment toutes les villes allemandes furent pilonnées pendant les dernières années de cette terrible guerre. A peine l'armis­tice était signé que Nikolaus Ehlen songeait aux reconstruc­tions nécessaires. Mais plus que jamais, il était convaincu qu'il fallait éviter les erreurs de la concentration dans les villes, et procurer, même aux familles des plus humbles travailleurs d'usines, cet « espace vital » et cette « stabi­lité puisée dans la propriété d'un bien foncier », dont Pie XII avait parlé en 1941. Pour lui « la maison à laquelle toute famille a droit » ([^21]), c'est celle qui est entourée d'un jardin où les enfants peuvent s'ébattre en sûreté, sous les yeux de leur mère, sans crainte de gêner les voisins ; où ils s'instruisent des merveilles de la création, au contact des plantes et des animaux ; où la mère elle-même trouve occa­sion chaque jour de prendre l'air et l'exercice nécessaires à sa santé, sans avoir à courir les rues ; où le père rentré du travail de l'atelier ou du bureau, se détend tout en faisant besogne utile ; où il redevient pleinement homme, parce que son initiative ne connaît là pas d'autres lois que celles de la nature ; où tous, petits et grands, contribuent, chacun selon ses forces, à cette œuvre commune dont tous goûteront ensemble les fruits. Le jardin autour de la maison, c'est le « centre d'inté­rêt », nullement factice, où se développe le sentiment du «* nous *» qui peu à peu remet le «* moi *» à sa juste place. Tout cela, évidemment, à condition que la famille se sente réellement chez elle ; que maison et jardin leur appar­tiennent. Mais tout cela, n'était-ce pas seulement un beau rêve, en ce mois de mai 1945, où le peuple allemand n'était pas encore revenu de la léthargie où l'avaient plongé les ter­reurs du régime nazi, l'effroi des bombardements et les humiliations de la défaite ? Que pouvait-on compter faire dans ce pays saigné à blanc et paralysé par les défiances de l'occupant ? 142:98 Nikolaus Ehlen savait que « le mouvement se prouve en marchant ». Il était tellement convaincu que son rêve, c'était l'ordre voulu par Dieu, et le seul chemin qui ne con­duise pas à l'abîme ; il était animé d'une telle foi en la Pro­vidence du Père céleste, qui ne peut pas laisser aller à sa perte l'homme qu'il a créé à son image et racheté par la Croix... ; sans hésiter, sans attendre de recevoir mandat d'une autorité constituée, il décida de prouver par les faits que c'était possible, et réellement bénéfique. Il commença par obtenir, du commandant américain qui contrôlait Velbert, un bourgmestre capable de compren­dre et de couvrir son initiative. Tout rassemblement était interdit ; il réunit néanmoins, un beau matin, -- de très grand matin, -- 800 pères de famille, auxquels il exposa son idée ; c'était si clair et si chaud, que tous se déclarèrent d'accord ; et le premier coup de pioche suivit de près la fin du discours. Il ne fallait pas compter sur des subventions d'aucune sorte. Mais le Docteur Ehlen, qui avait été, pendant long­temps, un professeur hors ligne au lycée de Velbert, avait bien des amis ; il mendia et ils mendièrent. Ils réunirent ainsi près de 400.000 R. M, auxquels vinrent s'ajouter, semaine après semaine, le fruit des privations des pauvres qui voulaient avoir leur maison, et qui s'étaient engagés à s'entre aider jusqu'à ce que le dernier d'entre eux fût ins­tallé. Les fabriques de matériaux étaient à peu près toutes arrêtées ; les petites gens allèrent fouiller dans les décom­bres pour récupérer tout ce qui était encore utilisable en fait de pierres, de bois et de fer. On mit en route une usine à briques, on en répara une autre qui avait été bombardée ; à la fin de 1945, elles avaient fourni à elles deux plus d'un million de briques ; plus qu'il n'en fallait pour les construc­tions entreprises ; le surplus fut mis à la disposition des paysans, pour réparer leurs écuries et leurs granges. C'était le temps de la grande disette. Comment tous ceux qui bâtissaient purent-ils tenir ? C'est le secret de Dieu. Il faut dire que de ferventes prières montaient vers le Ciel pour la réussite de cette cité, qui devait servir d'exemple. Et malgré toutes les difficultés, les maisons sortaient de terre ; le ministre anglais du travail pour Rhénanie-du-Nord-Westphalie avait fini par être conquis, et veillait à ce que l'administration ne se fît pas trop tracassière. 143:98 La cité-jardins de Langenhorst, dans la banlieue de Velbert, fut bientôt la preuve vivante de la justesse des vues de son fondateur. Ce peuple de pauvres gens s'enraci­nait sur ce sol conquis au prix de tant de sacrifices, et les visiteurs pouvaient admirer la prospérité des jardins et la bonne tenue des maisons. Bien plus, les « Castors » (je ne vois pas d'autre mot pour traduire le « Siedler » qui est entré maintenant dans la langue allemande) rendaient témoignage jusque dans leur milieu de travail. Un gros industriel de Velbert, dans une réunion de chefs d'entreprises, affirmait qu'il les reconnaissait, dans son usine, à leur visage rayonnant. Et le directeur du bu­reau de placement de Velbert avouait que beaucoup d'entre­preneurs, quand ils cherchaient des travailleurs qualifiés, lui demandaient des « Siedler ». Parmi ceux-ci, la propagande communiste n'avait au­cun succès : celui qui goûte en famille les fruits de son labeur, et qui se sait propriétaire, n'est guère accessible à la « dialectique » et ne se soucie nullement d'être réduit à l'état de producteur anonyme. Le Pape Pie XII, recevant Nikolaus Ehlen en audience privée, concluait l'entretien par ces mots : « Mon cher ami, c'est là le vrai remède au communisme. » Bien plus, on pouvait constater chez beaucoup de « Cas­tors » l'éveil d'un besoin religieux absolument nouveau pour eux. Quand ils avaient fait leur demande, on ne s'était pas enquis auprès d'eux s'ils étaient catholiques, protestants ou athées. On leur avait seulement demandé : « Êtes-vous un homme droit, propre, travailleur ? » Et voilà que peu à peu, du seul fait qu'ils étaient revenus à un mode de vie plus conforme à l'Ordre Naturel, du fait qu'ils étaient remis en contact journalier avec la munificence du Créateur, l'idée de Dieu réapparaissait. « Nous avons ici tout ce qu'il nous faut, avouait l'un d'eux, et pourtant il nous manque quelque chose. » Et comme Nikolaus Ehlen lui demandait de quoi il pouvait bien se plaindre, l'homme lui fit cette curieuse réponse : « Il y a quelque chose qui ne va pas ; il faut que nous fondions une nouvelle religion, ou bien que nous redevenions de bons chrétiens. » 144:98 L'ambition du Docteur Ehlen, c'était de procurer à beaucoup de familles pauvres, dans toute l'Allemagne et en dehors de l'Allemagne, les bienfaits de la Cité-jardins. « Ca­ritas Christi urget nos » aurait-il pu dire en toute humilité. Aussi ne manquait-il pas une occasion de faire connaître la réussite de Langenhorst. Articles de journaux et de revues attiraient à Velbert des bourgmestres, des évêques, des mi­nistres. Nikolaus Ehlen multipliait les démarches pour que le Gouvernement de la République Fédérale facilitât l'achat des terrains nécessaires pour de nouvelles « Siedlungen ». Le Katholikentag de Bochum devait avoir pour thème : « La paix par la justice » (Gerechtigkeit schafft Frieden). L'occasion était bonne de frapper un grand coup, en invi­tant tous les Congressistes à participer, par l'offrande du salaire d'une heure, à la construction d'une cité-jardin à Harpen dans la banlieue de Bochum ; la cité-jardin vit le jour grâce à bien des sacrifices. Depuis, ce sont des mil­liers de « Familiengerechte Heime », qui ont été construits dans toute l'Allemagne fédérale. \*\*\* On dira peut-être que les conditions en France ne sont pas favorables à une telle entreprise. Mais elles étaient cer­tainement pires dans l'Allemagne de 1945, quand le Docteur Ehlen a entrepris sa première cité-jardin ; et il a réussi ! On dira encore que l'Allemand est, par tempérament, plus travailleur et moins individualiste que le Français ; que celui-ci « trouve la terre trop basse », et ne se résigne à prendre la pioche que poussé par la nécessité... C'est méconnaître les ressources d'énergie qui subsistent malgré tout chez les travailleurs de nos villes. A Dijon, par exemple, les sociétés de jardins ouvriers groupent plus de mille mem­bres, qui, pour la plupart, ont un jardin fort éloigné de leur demeure ; elles en grouperaient bien davantage, si beau­coup de ces braves gens n'avaient pas été expulsés par la Ville, qui a vendu leur terrain à des sociétés anonymes pour bâtir des immeubles ; certains ont dû émigrer trois fois... L'association des Castors a prouvé, elle aussi, de quoi étaient capables des pères de famille qui veulent avoir leur chez soi. Malheureusement le terrain leur a été vendu au prix fort, et ils ont dû se contenter d'un lopin de terre qui ne permet pas à la famille de vivre de son jardin. 145:98 On voit aussi des citadins qui, ayant hérité d'une mai­son à la campagne sise à vingt ou trente kilomètres de chez eux, vont y passer tous leurs week-end et leurs congés payés et qui s'acharnent à ne pas laisser en friche le champ, la vigne ou le jardin attenants, dans l'espoir de se retirer là sur leurs vieux jours. Avec combien plus de facilité et d'amour, tous ceux-là cultiveraient leur jardin, s'il était situé autour de leur maison, dans un faubourg de la ville où ils travaillent. \*\*\* Le gros problème, c'est évidemment d'obtenir, dans les banlieues des villes, des terrains à des prix abordables. Si le terrain est considéré comme une marchandise quelcon­que, que l'on vend au plus offrant, il est clair que les Cas­tors ne pourront jamais soutenir la concurrence des sociétés immobilières, qui bâtissent des maisons à étages : sur les 800 m^2^ nécessaires à l'établissement d'une seule famille de Castors, une société pourra bâtir un immeuble pour vingt ou trente familles, et par conséquent ne pas lésiner sur le prix du mètre carré de terrain. Mais il ne faut pas croire que le problème soit spécial à notre Pays. Nikolaus Ehlen a dû batailler, à chaque nou­velle fondation, pour obtenir à un prix raisonnable le ter­rain nécessaire ; et bien souvent, il a dû à nouveau mendier, plutôt que de reculer devant les exigences des propriétaires ; il a dû batailler pour changer la conception même du droit, selon laquelle la terre est une marchandise comme une autre ; il n'a cessé de dénoncer à tous les échos les abus des spéculateurs du sol (« Bodenwucher ») ; fort heureusement il a réussi à gagner à sa cause, -- qui est celle de la Faruille, et par conséquent de la Cité, -- de hautes autorités, en particulier le Ministre de l'Habitat, Paul Lücke : celui-ci est intervenu bien des fois pour four­nir les sommes nécessaires à l'établissement des « Familien­gerechte Heime » et s'est appliqué à orienter le Droit public dans le sens d'une protection mieux entendue de la famille. Mais Nikolaus Ehlen n'a pas attendu, pour réaliser son idée, d'avoir converti tous ceux qui président aux destinées du Pays ; il savait bien que seule la démonstration par les faits réussirait à émouvoir et à convaincre les esprits posi­tifs. Il est allé de l'avant, confiant dans la Providence ; et maintenant, là-bas, l'idée fait son chemin, que le droit des familles à vivre dans des conditions conformes à l'Ordre naturel prime le prétendu droit des spéculateurs à vendre leur terrain au plus offrant. 146:98 Il ne manquera pas, sans doute, chez nous comme là-bas, de bons apôtres qui diront : « Mais si l'on prélève pour chaque famille de citadins, 800 m^2^ et plus sur les champs et les prairies voisins des villes, que restera-t-il à l'agricul­ture ? Ne va-t-on pas affamer tout le pays, pour favoriser quelques privilégiés ? » A cela Nikolaus Ehlen répondra : 1° Les terrains qui sont cédés aux « Siedlungen » sont souvent des terrains médiocres dont l'agriculture ne tirait pas grand-chose. Grâce à des soins journaliers et à une fumure naturelle et abondante, les « Siedler » parviennent à en faire d'excel­lents jardins ([^22]). 2° La récolte annuelle d'un Siedler dans son jardin représente une valeur marchande de deux à trois DM par mètre carré (soit 2 F 50 à 3 F 75). Quel est le cultivateur qui obtient un pareil rendement dans ses champs ? Et que dire de la valeur nutritive et sanitaire de produits poussés sans engrais chimiques, et consommés frais par la famille, à mesure de ses besoins ? 3° A plus forte raison le rendement d'un terrain cultivé par des Siedler sera-t-il supérieur à celui d'une prairie. On compte qu'il faut, pour nourrir une vache, environ un hec­tare (pâturage, foin, betteraves). Sur un hectare de terrain, on établira dix à douze familles de Siedler, soit cinquante à quatre-vingts personnes. Où sera l'avantage, du point de vue (qui est fondamental) de la nourriture de l'humanité ? Et que dire des avantages moraux et sociaux ! On pourrait ajouter que dans notre France, où les culti­vateurs, faute de main-d'œuvre, transforment en prairie, ou laissent en friche bien des terres jadis cultivées, tous devraient se réjouir de voir prospérer des jardins là où les agriculteurs abandonnent ; et en un temps où les progrès de la technique tendent à réduire les heures de présence de l'ouvrier à l'usine, 147:98 au moment où le chômage nous menace, plutôt que d'inventer de nouveaux besoins factices pour donner du travail à de nouvelles industries, ne vaut-il pas mieux rendre l'homme à la terre, en lui rendant la terre ? Non pas en le renvoyant comme commis d'une exploitation agricole gigantesque, -- de cela, il n'en veut pas et il a bien raison, -- mais en lui donnant dans une cité-jardins, la possibilité d'utiliser sainement le temps que l'usine ne peut plus occuper ? Et quelle meilleure assurance-chômage qu'un grand jardin dont on est propriétaire ? N'est-ce pas la solution vraiment humaine aux problèmes que posent la surproduction de l'industrie et la concentration inhumaine dans les agglomérations ? On aura beau ménager dans nos villes des îlots de ver­dure, des parcs dont la végétation purifie l'atmosphère et facilite la détente de tous, jeunes et vieux ; cela ne vaudra jamais la vie, conforme à la nature, de la famille établie dans sa maison et sur son jardin. L'exemple des « Siedlun­gen » allemandes doit nous convaincre que tout y gagne­ra : la santé, l'équilibre nerveux, la stabilité des familles, l'éducation des enfants, la prospérité et les mœurs pu­bliques. Je suis prêtre, ce n'est pas mon rôle d'entreprendre une action sociale comme celle qu'a entreprise, depuis vingt ans, le Docteur Nikolaus Ehlen, -- et qu'il poursuit encore actuellement avec une énergie incroyable, malgré ses 78 ans et sa santé fort éprouvée. Mais je souhaiterais que cet article suscite, parmi les laïcs chrétiens de notre France, quelques hommes lucides et généreux, qui se donnent corps et âme à cette belle œuvre : replacer des milliers de familles beso­gneuses dans ces conditions de vie conformes à l'Ordre naturel, qui feront d'elles, selon le mot de Pie XII « les cellules vitales les plus parfaites et les plus fécondes de la société ». René FOUSSET. N.B. -- Le Docteur Nikolaus Ehlen vient de mourir ; il a été enterré le 23 octobre. Ses amis recommandent son âme et son œuvre à nos prières. Le faire-part portait cette phrase : « J'ai combattu concrètement toute ma vie pour la justice à l'égard de l'homme et de la famille. » 148:98 ### Pie XII et les faux témoins (II) par Alexis CURVERS C'est en juin 1964 que parut l'ouvrage d'Alexis Cur­vers : *Pie XII, le Pape outragé* (Laffont éditeur). Depuis lors, l'offensive contre Pie XII a repris et multi­plie ses efforts. Alexis Curvers a donc repris la plume pour la défense de Pie XII. Les quatre précédentes parties de cette nouvelle étude d'Alexis Curvers ont paru : 1. -- dans notre numéro 92 d'avril -- 1965, sous le titre : *Une prophétie de Jean XXIII* (avec la traduction française des textes du Cardinal Roncalli) ; 2. -- dans notre numéro 93 de mai 1965, sous le titre : *Jean XXIII avait dénoncé le complot contre Pie XII ;* 3. -- dans notre numéro 95 de juillet-août 1965, sous le titre : *Pie XII et la Passion *; 4. -- dans notre numéro 97 de novembre 1965, sous le titre : *Pie XII et les faux témoins*. **6. --** « *Nous assistons à l'élaboration d'un monde nouveau qui cherche à s'arracher aux ruines du passé, parce que, en bien des cas, elles n'ont plus aucune raison de subsister. Nous voulons voir une telle évolution se dérouler en paix, et le pontificat romain a une tâche importante à remplir.* » 149:98 Quel auteur de génie a condensé en ces deux phrases tout le système moderne de la doctrine progressiste ? Est-ce Teilhard de Chardin qui parle ? Est-ce le P. Congar ? Est-ce l'abbé Laurentin ? Est-ce M. Garau­dy ? Est-ce la radio-télévision ? Est-ce le vicaire de votre paroisse ? Analysons ces deux phrases, et nous y relevons toutes les propositions dont ces messieurs ont fait les principes sacro-saints de la philosophie à la mode : *a*) Un monde nouveau s'élabore sous nos yeux, sans que personne l'élabore. Il s'élabore tout seul selon le sens de l'Histoire (avec majuscule), en vertu d'une évo­lution spontanée dont nous ne pouvons être que les té­moins consentants. *b*) Ce monde à venir (qui « cherche à s'arracher ») et l'évolution dont il procède (qui « se déroule ») sont doués d'une force et d'une volonté propres qui rendent toute résistance et même toute critique inutiles et criminelles. *c*) Une telle élaboration n'est possible que par une rupture totale avec le passé désormais en ruines. Du passé faisons table rase. Les « ruines du passé » ne tiennent déjà plus debout que par habitude, car « elles n'ont plus aucune raison de subsister », sinon dans tous les cas, du moins « en bien des cas », réserve faite d'au­tres cas indéterminés où il est bon de laisser quelque espoir de survie à tel ou tel vestige de ces ruines, qui serait objet d'un attachement particulier. *d*) Parmi ces vestiges à ménager, il y a justement « le pontificat romain », clef de voûte de l'ordre chrétien traditionnel qu'il s'agit pourtant de détruire. On respec­tera donc le pape, mais à une condition : qu'il ne con­trarie ni ne gêne en rien cette évolution que « nous vou­lons voir se dérouler en paix », *c'est-à-dire sans obs­tacle *; et même qu'il y prête la main, et favorise de ses bénédictions le « monde nouveau » où il n'aura finale­ment, à son tour, « plus aucune raison de subsister », une fois « remplie » la « tâche importante » qui lui est généreusement dévolue. \*\*\* 150:98 Et tel est exactement le programme des docteurs pro­gressistes les plus autorisés, tant catholiques que com­munistes : on ne le résumera jamais plus parfaitement qu'en ces deux phrases. Or elles furent prononcées, ces deux phrases, par l'ambassadeur de Hitler, comte Diego von Bergen, dans une allocution qu'il adressa au Sacré Collège le 16 février 1939 entre la mort de Pie XI et l'élection de Pie XII. M. Jacques Nobécourt a l'énorme inconscience de les citer dans le chapitre même où il suspecte Pie XII de complaisance préalable envers le III^e^ Reich, sans s'aper­cevoir qu'elles définissent à merveille, vingt-cinq ans d'avance, la position actuelle du parti soi-disant anti-hitlérien auquel lui-même apporte aujourd'hui sa colla­boration dialectique. Il ajoute que cette allocution « fit scandale » (dans le Sacré Collège auquel appartenait le cardinal Pacelli). La seule nouveauté est que de telles insanités ne scandalisent plus personne, à présent que nous les entendons chaque jour tomber des bouches les plus diverses, voire les plus augustes. \*\*\* Ce que les progressistes ne pardonnent pas à Pie XII est fondamentalement d'avoir résisté à « l'évolution », c'est-à-dire au mythe progressiste exalté hier par l'école hitlérienne, maintenant par l'école marxiste qui l'avait du reste, bien avant Hitler, emprunté au magasin de la Subversion éternelle. « Le monde nouveau, l'ordre nou­veau » de l'une, « le monde de demain, le sens de l'his­toire » de l'autre se ressemblent comme des frères qu'ils sont. Et le mythe hybride d'une Église « adaptée au monde en voie de perpétuelle mutation » n'est que le benjamin de cette étrange famille. 151:98 Pie XII fut le dernier des grands civilisés qui crurent à l'absolu des vérités éternelles que l'Esprit (c'est-à-dire, pour lui, l'Église) a charge de maintenir intactes au milieu de ce qui change. Et cette fonction, qui le plaçait incommensurablement au-dessus des points de vue par­ticuliers propres aux nations et aux partis, le désignait à l'animosité furieuse de tous ceux dont le point de vue se règle incessamment sur les vicissitudes d'une poli­tique nationale ou partisane, -- aussi bien à l'animosité des hitlériens qu'à celle des progressistes qui se figurent être leurs adversaires alors qu'ils n'en sont que les suc­cesseurs, les concurrents et les condisciples, sectateurs, les uns et les autres, du relatif, du mouvant, du non-être. Pie XII savait très bien que l'évolution qui affecte le détail des formes n'altère aucunement l'essence des choses ni les lois qui les régissent. Parce qu'il refusa de transiger sur ce principe de toute métaphysique et de toute civilisation, fermement attaché comme Ulysse au mât de la réalité, il devait avoir contre lui toutes les sirènes dont le chant n'enseigne d'autre loi que celle du changement, dieu nouveau devant quoi tout plie et à quoi tout obéit. Il n'écouta pas les sirènes, et les sirènes se vengèrent de commun accord, en dépit des antago­nismes de circonstance qui les divisent passagèrement entre elles. Ainsi leur chant est unanime, chacune repro­chant à celui qui les a toutes éconduites de pactiser avec les autres. Mais il est cacophonique pour la même raison. **7. --** Il y a quelque chose de misérable et de bouffon dans l'acharnement maniaque avec lequel les No­bécourt, Friedländer et tutti quanti s'acharnent à déce­ler dans tous les actes de Pie XII une prédominance de sa germanophilie, alors que les hitlériens enrageaient d'y rencontrer une opposition qu'ils affectaient de pren­dre d'autant plus à la légère qu'elle décevait mieux leurs desseins. 152:98 « *En guise d'oraison funèbre*, écrit M. Jacques Nobé­court, *Pie XI fut gratifié par* le Völkischer Beobachter du qualificatif « d'aventurier politique » qui n'avait pas « senti la grandeur historique des mouvements totali­taires » et qui, malgré son « hostilité au bolchevisme », était resté *exagérément soumis aux influences française et américaine. Qui lui succéderait ?* (*...*) *La presse ita­lienne ou allemande* (*...*) *déniait toute chance au cardinal Pacelli* (*...*)*. Si* « *l'exclusive* » *avait été encore pratiquée, Berlin l'eût sans doute portée contre lui.* (*...*) *Mgr Pacelli était, disait-on, un jouet entre les mains de Mgr Kaas, l'adversaire le plus déterminé du régime hitlérien, l'ins­pirateur de la politique hostile de Pie XI. Un mot avait d'ailleurs été publié en Allemagne :* Pie XI est un demi-juif, parce que sa mère était une juive hollandaise, mais le cardinal Pacelli est un Juif complet. » Au beau milieu de ces aménités se place l'allocution «* qui fit scandale *», où l'ambassadeur von Bergen ins­truisit le Sacré Collège de la « tâche importante » que le III^e^ Reich, profitant de l'interrègne, assignait au futur pape : collaborer « dans la paix » à l'ordre nouveau édifié par le national-socialisme (16 février 1939). Le moins qu'on puisse dire est que, selon l'opinion hitlé­rienne telle que la rapporte M. Nobécourt, nul ne sem­blait moins désigné pour cette tâche que le cardinal Pacelli. Et en effet, celui-ci élu pape le 2 mars, M. Nobécourt mentionne la « surprise plutôt pénible » enregistrée à Berlin par le correspondant du *Temps*, quant aux applaudissements dont la gauche française, *Humanité* et *Populaire* en tête, saluèrent l'élection, il les rejette pudi­quement en note. M. Friedländer voit les choses tout autrement : « *On sait à Berlin,* écrit-il, *que le cardinal qui vient d'être élu pape est très ami de l'Allemagne*. » Il tire cela d'un mémorandum rédigé dès le 3 mars par le conseiller Du Moulin, chef du département des Affaires vaticanes au ministère des Affaires étrangères du Reich. Source excellente, il va sans dire. Ce Du Moulin devait être fort apprécié de l'entourage d'Hitler, pour l'art qu'il avait de dorer la pilule à son maître et de calmer ses colères. 153:98 D'après lui, c'était bien simple : le nouveau pape, germanophile dans l'âme, non seulement n'était pas respon­sable de la politique anti-nazie de son prédécesseur, mais même n'avait cessé de conspirer sourdement contre elle ! « Avec toute son énergie, il s'opposa à la politique des intransigeants et prit le parti de la compréhension et de la réconciliation. Cette attitude a décidé de son élection. » Attitude que M. Friedländer, surenchérissant, juge à son tour « *beaucoup plus souple que celle de Pie XI* » toujours en se fiant aux fiches de consolation que se décernait à elle-même la diplomatie allemande, et en oubliant qu'après tout, chez un cardinal secrétaire d'État, diplomate lui aussi, la *souplesse* est au nombre des vertus professionnelles. Que la souplesse ne fût pas uniquement dans les formes, M. Friedländer en accu­mule les preuves : ne croit-il pas dur comme fer, pour l'avoir lu dans un livre publié en 1964 à New York par un certain Lewy, qu'en 1934 « *Mgr Pacelli était, involon­tairement sans doute, intervenu pour aider la campagne électorale des nazis en Sarre* » ! Admirons au passage cet involontairement sans doute : M. Friedländer est trop bon. Comment il est possible d' « *intervenir -- involon­tairement -- pour* », c'est ce qu'il n'explique pas et voilà qui est dommage, le *pour* annonçant une intention qui se trouve exclue par *involontairement*. \*\*\* Ainsi donc, à la veille du conclave, la presse alle­mande, de l'aveu de M. Nobécourt, dénonçait injurieu­sement dans le futur Pie XII « *l'inspirateur de la poli­tique hostile de Pie XI* » ; mais M. Friedländer se rallie d'emblée à la thèse du haut fonctionnaire allemand qui le lendemain, faisant contre mauvaise fortune bon cœur, avance que « Pacelli est considéré comme *très ami de l'Allemagne* » (considéré par qui ?) et conclut en ces termes : « Après la mort de Pie XI, il a rempli les fonc­tions de cardinal camerlingue de manière exemplaire. Avec toute son énergie, il s'opposa à la politique des in­transigeants (...). Cette attitude a décidé de son élection. » 154:98 Comprenne qui pourra. Il faudrait pourtant choi­sir : notoirement « *très ami de l'Allemagne* » et agent électoral du parti nazi, ou « Juif complet » et « *inspira­teur de la politique hostile* (c'est-à-dire anti-hitlérienne) *de Pie XI* » ? « Convenientia testimonia non erant. » Certes, M. Friedländer veut bien le consentir à M. Nobécourt, «* en mars 1937 l'encyclique Mit brennender Sorge, réquisitoire contre les théories néo-païennes du national-socialisme et les mesures antireligieuses du Reich, est publiée *». (Attention à ce nouvel et fréquent emploi du verbe passif sans complément d'agent ! C'est le signe infaillible d'une tricherie.) Et il pousse l'élégance jusqu'à reconnaître : « *Il va de soi qu'en tant que secré­taire d'État le cardinal Pacelli, contribua à la rédaction de cette encyclique* (*cf. également à ce sujet* l'Osserva­tore della Domenica, *28-6-1964*). » Seulement, à son tour, il rejette pudiquement en note cette prudente réserve, escomptant bien que son lecteur n'ira pas en mesurer la portée dans le peu trouvable *Osservatore della Domenica* du 28 juin 1964 ([^23]). J'y suis allé, et j'y ai vu ce que M. Friedländer y a vu aussi mais qu'il cache : le fac-simile d'une page du brouillon de l'encyclique, raturée et corrigée de la main du cardinal Pacelli de façon à rendre la condamnation plus rigoureuse et les sévérités de Pie XI, plus tranchantes encore qu'elles n'étaient à l'origine. La fin de l'article de l'*Osservatore della Domenica* est particulièrement révélatrice : « Si le cardinal Pacelli fut intimement associé à la rédaction (*stesura*) de l'en­cyclique, il lui incomba aussi le devoir de la défendre. Le 12 avril, l'ambassadeur allemand près le Saint-Siège, von Bergen, présentait au cardinal secrétaire d'État une violente note de protestation du gouvernement du Reich. Le ton en était volontairement hautain, provocateur : on accusait le Saint-Siège de mener une action politique internationale contre l'Allemagne nouvelle, et on le ren­dait responsable de l'impossibilité où était le gouvernement du Reich d'observer le concordat. 155:98 La réponse du Saint-Siège, signée par le cardinal Pacelli » (30 avril 1937), « a été publiée dans l'ouvrage de Mgr Maccarone, *Le national-socialisme et le Saint-Siège*. Rarement on a pu lire un document plus vibrant par le contenu, plus précis par l'argumentation, plus noble par le style. » Ce document, M. Nobécourt le cite et le publie par­tiellement comme document annexe, en petit texte, sans d'ailleurs en tenir le moindre compte dans le jugement d'ensemble qu'il porte sur son auteur, et à plus forte raison sans lui en attribuer le mérite : il se borne à con­venir que cette «* très longue note *» est «* rédigée sur un ton énergique *» (le complément d'agent reste une fois de plus sous-entendu) et « ne s'embarrassant pas de cir­conlocutions » (ce qui ne l'empêchera pas de déclarer un peu plus loin que «* Pie XII parlait plus encore *» que Pie XI « mais usait de circonlocutions »). Il ne détache de la « très longue note » qu'une seule phrase, où le cardinal Pacelli rappelle que « le système aberrant et révolutionnaire du bolchevisme » a été condamné par l'Église, comme le système nazi vient de l'être à son tour et pour les mêmes raisons : mots que M. Nobécourt re­tient seuls, parce que, selon lui, ils «* expliquent la pen­sée ultérieure de Pie XII *», c'est-à-dire le penchant qu'il lui prête à ménager Hitler par horreur de Staline ! Le cardinal Pacelli ne ménageait pourtant pas l'un plus que l'autre, dans ce document, où il exposait les motifs du Saint-Siège : « Son intention a été et reste de réparer les dommages et de mettre fin aux troubles qui, dans l'Allemagne actuelle, proviennent du fait que les pouvoirs publics et le parti qui soutient l'État sont de plus en plus liés à des conceptions, à des forces, à des tendances et à des groupements idéologiques qui, de leur propre aveu, ouvertement ou en fait, entendaient asservir l'Église et détruire la foi chrétienne. (...) Les chefs qui représentent le mouvement politique, soutien de l'État, n'ont pas pu se décider jusqu'ici à faire cesser la fatale symbiose qui fait d'eux les garants et les ser­vants de tendances antichrétiennes que nous avons décrites. (...) 156:98 Une certaine littérature, une presse privilégiée, toute une organisation se livrent, sous les yeux des organes officiels qui les tolèrent et les encouragent, contre le christianisme et l'Église, à une lutte systéma­tique qui, par son plan et ses méthodes, par son esprit de haine et de méchanceté, s'inspire d'exemples pris dans le camp même qu'on veut combattre » (c'est-à-dire dans le camp communiste). Citations pour citations, les miennes valent bien celles de M. Nobécourt. Je les extrais d'ailleurs du texte par­tiel qu'il a lui-même imprimé en appendice de son livre, apparemment sans l'avoir lu, en tout cas sans y relever dans son commentaire autre chose que cette allusion au bolchevisme dont il profite pour suspecter «* la pensée ultérieure de Pie XII *». C'est là un grossier contresens, car en la circonstance le cardinal Pacelli n'évoquait la condamnation du bolchevisme que pour répliquer à la protestation allemande du 12 avril et réfuter l'allégation selon laquelle l'encyclique *Mit brennender Sorge* aurait « porté un coup dangereux au front de défense contre le danger mondial du bolchevisme » ; du même coup il taxait d'inanité la prétention affichée par le Reich de combattre le bolchevisme au moyen des mêmes armes antichrétiennes qu'il lui avait empruntées. Si quelque chose ressort de ce débat, c'est la souveraine indépen­dance de l'Église et singulièrement de son cardinal secré­taire d'État, la souveraine impartialité de celui-ci, la hauteur et la fermeté de ses principes : son moindre titre de gloire n'est pas d'avoir été vitupéré à la fois par les nazis comme pro-soviétique et par les communistes comme complice des nazis, en raison même de la dis­tance qui le séparait des uns et des autres. Si M. Nobécourt n'en a cure, M. Friedländer, lui, en fait absolument fi et ne signale même pas pour mémoire l'existence de ce document, pourtant versé aux *Akten zur deutschen auswärtigen Politik* dont il tire par ail­leurs ample matière à diffamation, et publié dès 19477 à Rome par Mgr Maccarone. 157:98 Pour nous éclairer sur les sentiments du cardinal Pacelli au lendemain de *Mit brennender Sorge*, M. Friedländer utilise comme d'habi­tude le seul témoignage d'un officiel allemand particu­lièrement intéressé à se les concilier, en l'occurrence un rapport de l'inévitable von Bergen ; ce rapport daté du 23 juillet 1937 est relatif à une conversation privée que ce diplomate eut avec le cardinal le 16 du même mois, soit environ quatre mois après l'encyclique et trois mois après l'échange de notes qui en avait résulté. On voit très bien la comédie. L'ambassadeur, épouvanté par l'encyclique et redoutant pour lui les suites d'une rup­ture éventuelle, a choisi de s'absenter en ce moment difficile. Il disparaît à temps de la circulation, laisse passer l'orage, attend l'occasion propice et revient de congé quand les choses se tassent. Il fait alors une visite de courtoisie à son vieil ami le secrétaire d'État, qui, bien entendu, le reçoit poliment. Il souligne lui-même le caractère privé de sa démarche, tant il a peur encore de se brûler les doigts, puis, sans se presser, il met toute une semaine à fignoler de l'entretien une relation tout miel et tout sucre dont se pourlèchera la Wilhelmstrasse désormais rassérénée par ses soins. Il a lu, évidemment, la note énergique du 30 avril. Il sait, évidemment, la part que le cardinal Pacelli a prise à la rédaction de l'encyclique. Il sait que Pie XI, avant de publier celle-ci, l'a montrée au cardinal Faulhaber et a dit en désignant son secrétaire d'État : « Remerciez-le, c'est lui qui a tout fait et, dès maintenant, c'est lui qui fait tout. » Von Bergen connaît tout cela aussi bien que M. Friedländer. Mais, plus soudainement encore que M. Friedländer, il l'a complètement oublié. Et ce laquais bien intentionné ose écrire à Ribbentrop, avec le parfait ac­cord anticipé de M. Friedländer : « Les déclarations du cardinal secrétaire d'État s'opposent de façon frappante à l'attitude du pape. » Ce n'est pas que M. Friedländer, dont l'enquête s'ouvre avec le pontificat de Pie XII, se prive d'éplucher le passé du nouveau pape, chaque fois du moins qu'il peut ramasser dans la version allemande de ce passé une épluchure utile à son dessein. Le cardinal Pacelli a-t-il rempli, comme légat de Pie XI, des missions ecclésiastiques en Amérique et en France ? 158:98 Grand scandale pour l'*Angriff*, mais grande satisfaction pour l'*Humanité*, où l'alliance germano-russe n'était pas encore en vue. Obligé de soustraire à ces interprétations politiques les actes de son ministère sur lesquels hitlériens et com­munistes s'arrogent à l'envi un droit de regard et de contrôle, le cardinal assure que ses voyages n'ont eu d'autre objet que religieux : Hitler n'a donc pas à s'en fâcher, roucoule l'ambassadeur et croasse M. Friedländer. Le cardinal a-t-il au contraire protesté de sa sollicitude religieuse envers le peuple allemand ? C'est une prise de position politique ! L'ambassadeur marque un point. Et M. Friedländer aussi. Ainsi M. Friedländer, abondant toujours exclusive­ment et aveuglément dans le sens de ses informateurs allemands, taisant ce qu'ils avaient intérêt à tenir sous le boisseau et mettant en lumière ce qu'ils avaient inté­rêt à accréditer, n'hésite pas à user des recettes éprouvées de la propagande hitlérienne, si curieusement adoptées maintenant par la propagande communiste : pour taxer Pie XII de germanophilie à l'époque de *Mit brennender Sorge*, il se fonde uniquement sur la trans­cription unilatérale et tendancieuse d'une conversation privée et sans témoins, mais il nous dissimule entière­ment le texte où le principal interlocuteur avait de sa propre main publié sa pensée sur le même sujet. Une telle falsification de la vérité, opérée de concert par deux propagandes qui se prétendent adverses, au détri­ment de l'homme qu'elles se sont tour à tour efforcées de salir faute de réussir à se l'annexer, démontre à suffisance que cet homme les a tenues l'une et l'autre pareillement en échec, puisque la seule arme qu'elles aient enfin trouvé à forger contre lui n'est autre que leur commun mensonge et leur contradiction récipro­que. \*\*\* 159:98 J'entends bien que M. Friedländer a son excuse toute prête : l'objet même de son livre, tel qu'il l'a délimité dans l'espace et dans le temps, restreignait son enquête aux archives diplomatiques du III^e^ Reich en guerre. Il en a menti, puisqu'il ne laisse pas d'utiliser aussi maints documents fort étrangers à ces archives, mais soigneusement choisis pour les corroborer : son excuse lui sert à exclure seulement ce qui s'inscrit en faux contre elles. Considérés isolément, les documents alle­mands sont bons tout au plus à nous renseigner sur le nazisme. Sur Pie XII, ils ne sont et ne peuvent être qu'un monument d'imposture : autant vaudrait écrire une histoire de la guerre en se fiant uniquement aux communiqués de la Wehrmacht. M. Friedländer a fait mieux : il publie la collection complète des documents allemands qu'il tient pour la vérité même, mais grap­pille en dehors d'eux tout juste ce qu'il lui faut pour leur donner créance, quitte à ravaler dans quelques notes cursives le rebut discordant ([^24]). « Ce n'est pas ma faute, dira M. Friedländer, si les archives du Vatican ne sont pas accessibles. » Elles le sont très suffisamment pour qu'il y ait puisé de quoi fournir aux documents allemands les confirmations spécieuses qui lui venaient à point, au mépris des preu­ves contraires et nombreuses qu'il s'est bien gardé d'y cueillir quand il les avait également sous les yeux. Au reste, personne n'obligeait M. Friedländer à se faire historien sur la foi des documents allemands, parce qu'ils étaient les seuls qu'un heureux hasard lui mettait dans les mains. 160:98 S'il prétend que le Vatican doive lui ouvrir avant l'heure ses plus secrètes archives, qu'il essaie donc de forcer aussi les américaines, les israé­liennes, les russes et toutes les autres qui ne seront pas moins nécessaires à un historien digne de ce nom. Un peu pressé, ce jeune homme. La collection où son livre a paru a pour titre « L'histoire immédiate ». C'est à la fois un euphémisme et une absurdité. « L'histoire pré­fabriquée » eût été le mot propre. **8. --** Un peu plus honnête ou un peu plus habile, M. Jacques Nobécourt se pique de faire entendre les deux sons de cloche. D'où sa réputation d'historien « objectif ». Mais ses deux cloches sont inégales. Il sonne au gros bourdon l'attaque contre Pie XII, et confie sa défense à un petit carillon. Encore ce carillon inter­mittent est-il souvent traversé d'une sorte de méchanceté sournoise. Par exemple, M. Nobécourt ne nous cache pas qu'en juillet 1937 la venue du cardinal Pacelli suscita en France l'enthousiasme de la presse communiste et « *incita la presse allemande, à se déchaîner en invectives contre lui* ». Cependant, à le lire, on s'explique mal une telle différence de traitement, puisque d'après lui le cardinal, dans ses discours de Lisieux et de Notre-Dame, « *célébrait tour à tour* » l'Allemagne et la France. Il faudrait préciser qu'il les célébrait fort diversement, rendant hommage à la vocation naturelle et surnatu­relle de la France chrétienne sans aucune référence à sa politique, et louant dans l'Allemagne «* la nation noble et puissante que de mauvais pasteurs voudraient entraîner dans l'idolâtrie de la race *» : ici l'allusion politique est fort claire et, soit dit en passant, c'est dans cette distinction parfaitement nette entre le peuple allemand et ses chefs que M. Nobécourt aurait dû cher­cher la clef de «* toute la pensée ultérieure de Pie XII *». 161:98 Du moins M. Nobécourt, comme les Français d'alors, saura-t-il gré au cardinal de ses paroles si bienveillantes envers la France ? Qu'on en juge par son commentaire : « *Hommes politiques et organes de presse déversaient des tapis d'adjectifs louangeurs sous les pas du légat* (*...*)*. Le cardinal Pacelli ne flattait-il pas le nationalisme de ses auditeurs en saluant* « l'âme de la fille aînée de l'Église »*, en redonnant une nouvelle jeunesse à la maxi­me* Gesta Dei per Francos*, qui réconfortait tant de catholiques français dans leur bonne conscience d'être des hommes justes ?* » Pour une fois que le futur Pie XII se montrait francophile, avouons qu'il jouait de mal­heur : il ne prévoyait pas que le remerciement d'un Français serait en 1964 aussi grinçant que les sarcas­mes de l'*Angriff* en 1937. Mais, avec les grincements, alternent et se mélangent çà et là, dans la prose de M. Nobécourt, des grogne­ments de demi-satisfaction qui sont comme les repentirs ou les soupirs d'une « objectivité » chatouilleuse, fai­bles il est vrai, mais assez imprudents pour nous avertir que notre historien n'est ni tellement sûr ni tellement fier de ce qu'il raconte. En même temps qu'il chante la strophe, il chantonne l'antistrophe. Faisant de la germanophilie de Pie XII son cheval de bataille, il change si souvent de cheval en pleine course et décrit tant de voltes, parfois dans l'élan d'une même phrase, qu'il semble marcher en zigzag et avancer à reculons, du reste sans jamais être désarçonné. Exemples : -- En février 1939, « *pendant près de trois semaines, les cardinaux préparèrent le Conclave. Le secrétaire d'État était porté par les cardinaux français* », etc. Un bon point pour Pie XII. -- Le 2 mars, date de l'élection, « *les cardinaux al­lemands avaient choisi en lui l'homme de l'accalmie* » (témoignage de l'ambassadeur Charles-Roux, dont M. Nobécourt se rappelle soudain l'existence). Mauvais point pour Pie XII -- La presse allemande avait « *lancé, avant, de gros­sières attaques contre l'ancien nonce* ». A Berlin, la nouvelle de l'élection de Pacelli cause *une surprise plu­tôt pénible : de tous les candidats, il était celui dont l'élection était le moins souhaitée* (témoignage du *Temps*, d'après M. Nobécourt). 162:98 Corrélativement, « *à Paris, cer­taines voix radicales et maçonnes considéraient que cette élection marquait la défaite des partis de droite* » (d'ac­cord là-dessus avec d'autres voix socialistes et commu­nistes que M. Nobécourt refoule dans une note). Un bon point pour Pie XII. -- Cependant, le nouveau pape ne laisse pas d'ins­pirer confiance en Allemagne : « *Trois jours seulement suffiront à la presse allemande pour renverser complè­tement ses positions* (*...*)*. Le 5 mars, elle affirmait qu'il n'avait jamais été* « le candidat de la démocratie », *protestait qu'il n'avait pas l'intention de faire une poli­tique de combat contre les régimes autoritaires* », etc. -- Ce même 5 mars fut pour le Reich un jour dou­blement faste, car, « *élu le 2 mars, Pie XII recevait, le 5, Diego von Bergen, lui précisant qu'il était le premier ambassadeur convié en audience* » (M. Nobécourt a soin de ne pas mentionner ici la raison de cette préséance protocolaire et normale : l'ambassadeur d'Allemagne était doyen du corps diplomatique et, comme tel, passait le premier sans avoir aucunement besoin d'y être «* con­vié *»). -- Le 6, nouveaux triomphes pour le Reich : le pape « *multipliait les attentions, écrivant lui-même en alle­mand à Hitler la première lettre dans laquelle il annon­çait son élection à un chef d'État, malgré le protocole, et donnant à l'*Osservatore romano *instruction de cesser ses attaques contre l'Allemagne* » (information de source purement allemande, que M. Nobécourt avoue, en note, ne tenir que des Akten ; on est surpris d'apprendre que, pour la circonstance, Pie XII avait son mot à dire à l'*Osservatore romano*, sur lequel son influence est pour­tant voisine de zéro dans les nombreux autres cas où M. Nobécourt impute à l'organe du Vatican l'initiative et tout le mérite de ses « attaques »). Toute une volée de mauvais points pour Pie XII. 163:98 -- Oui, mais alors, comment expliquer que malgré « *le revirement allemand* » Hitler ne se crut pas « *obligé d'envoyer une délégation au couronnement du Pontife le 12 mars 1939* » ? Et que, « *peu après, le ministère de la propagande diffusait d'ailleurs une brochure d'Alfred Harder qui décrivait sur un ton polémique l'activité de Mgr Pacelli en Allemagne* » ? Deux bons points pour Pie XII. -- Pas si vite ! Le nouveau pape « *multipliait les mots aimables et les ouvertures* » à l'adresse de l'Alle­magne. Et même, après le 15 mars, il « *aurait* (sic) *enfin refusé de se joindre à la protestation des États démocra­tiques contre l'annexion par le Reich de ce qui restait de la Tchécoslovaquie après les accords de Munich* »* :* cette incrimination au conditionnel, dénuée de toute référen­ce, vaut bien un mauvais point, c'est un vrai coup de Jarnac ! -- Encore est-il que « *pendant toute la période de la* « *drôle de guerre* »*, jusqu'au printemps de 1940, le lan­gage du Vatican fut relativement clair* (sic) *en ce qui concernait la Pologne* ». -- « *Il l'était nettement lorsque l'U.R.S.S. procéda* (sic) *au partage du pays avec le Reich, et plus encore quand elle attaqua en Finlande. Là, plus de ménage­ments.* » Que *l'Osservatore Romano* du 30 novembre 1939 osât écrire que « *l'actuelle opération militaire soviéti­que est non seulement une menace à l'indépendance d'un pays, mais aussi une menace de nouveaux progrès communistes en Europe* », une telle aberration ne pou­vait émaner que directement de Pie XII, aveuglé par sa passion antisoviétique, et qui à l'époque « *relisait minu­tieusement les épreuves des articles de l'organe du Vati­can, quand il ne composait pas lui-même certains com­muniqués* ». Pour lors, il dirigeait donc son journal avec une autorité agissante, quoique momentanée, et il en profitait pour accabler la Russie et ménager l'Allemagne. -- N'étaient-elles pas alliées contre la Pologne ? -- Pardon, l'Allemagne « *entreprenait l'extermina­tion des Polonais* », et la Russie « *procéda au partage du pays avec le Reich* ». Ce n'est pas du tout la même chose. La Russie faisait en somme du travail de bureau, l'Allemagne seule perpétrait des crimes qu'il fallût dénoncer. 164:98 -- « *Dans sa première encyclique* Summi Pontifica­tus*, le 20 octobre, Pie XII parlait de cette* « nation bien-aimée, la Pologne » ; *l'Allemagne avait commis contre elle une* « injuste agression ». -- Il le « *laissait entendre, sans l'exprimer claire­ment* ». -- Ensuite, « *reconnaissant le gouvernement polonais en exil à Angers, le Saint-Siège accréditait auprès de lui un chargé d'affaires intérimaire, Mgr Pacini, ancien secrétaire de la nonciature de Varsovie* ». -- « *Que ce soit par les renseignements qui affluaient à Berlin vers Mgr Orsenigo -- lequel d'ailleurs, à la fin de novembre, demandait* « au nom d'un principe d'humanité » *l'ouverture d'une enquête dans les territoires polonais occupés -- ou que ce soit par le gouvernement d'Angers, le Vatican était pleinement informé.* » Il avait donc le devoir de résister. -- Il semble qu'il n'ait pas cessé de le faire, puisque « *ceux que ces prises de position* (de la presse vaticane) *touchaient à travers l'Europe ne doutaient pas qu'elles exprimassent des actes de résistance véritables. Elles créaient le climat dans lequel des textes tels que le mes­sage de Noël 1941, exposant les conditions d'un nouvel ordre, international et affirmant le droit des minorités à la liberté et à la vie, prenaient des significations très concrètes. La fureur des autorités du Reich prouvait assez qu'elles les comprenaient* ». -- C'est donc que Pie XII et la presse vaticane (que voici donc de nouveau solidairement approuvés) parlè­rent et se firent entendre ? -- Je vous dis qu'ils n'ont rien dit. Et la preuve qu'ils n'ont rien dit, trouvez-la dans ce que je vous dis qu'ils ont dit ! 165:98 Est-ce là un dialogue de fous ? Non, c'est un échantillon des répliques que M. Nobécourt échange avec M. Nobécourt, et qu'on démêle, citations textuelles com­prises, dans deux ou trois pages consécutives de son livre. Plus fort que les faux témoins de l'Évangile qui se contredisaient entre eux, M. Nobécourt se contredit avec lui-même en toute sérénité d'esprit, si tant est qu'une disposition de l'esprit soit décelable chez un polichinelle désarticulé. Ceux qui, comme moi, ont longtemps eu peine à comprendre ce que c'est que la dialectique mar­xiste n'ont qu'à en demander à M. Jacques Nobécourt la démonstration acrobatique : il ne leur en coûtera que la peine de le lire, et ils lui devront de grands remerciements. M. Friedländer s'embarrasse encore moins de ses contradictions internes, son parti pris étant assez opa­que pour l'empêcher même de les entrevoir. Il ne s'agit pas pour lui de dialectique, mais de dogme. Pourquoi s'excuserait-il de tricher, alors qu'il édicte lui-même la règle du jeu ? Ce fut une maladresse publicitaire que de nous pré­senter les deux compères ensemble. Leur unanimité apparaît factice et de commande. Non contents de se contredire chacun pour son compte, ils se contredisent trop visiblement entre eux sur nombre de points im­portants. Et c'est par une contradiction nouvelle qu'ils retombent chaque fois si merveilleusement d'accord pour crier haro sur Pie XII ! Leurs argumentations s'épaulent même quand elles s'annulent. Ils se congra­tulent sur les raisons mêmes qu'ils ont de se chicaner. Ils pêchent tous deux le même poisson, mais en oubliant qu'on ne peut à la fois noyer le poisson et le harponner. M. Nobécourt procède par rétractation, et M. Friedländer par superfétation. Le premier fait rentrer dans le chapeau le lapin que le second en fait sortir. L'un s'ingénie à glisser sous la table tel objet que l'autre s'empresse de jeter sur le tapis. Ou encore ils ressem­blent à deux pianistes qui, jouant à quatre mains, trans­poseraient en deux tons différents un morceau lui-même tout différent de la partition dont ils tournent les pages sous nos yeux. 166:98 L'un en retranche tout ce qui le gêne et l'autre y ajoute tout ce qui le sert ; c'est souvent la même chose. M. Nobécourt presse la pédale douce pour étouffer ce qu'il fait entendre, tandis que M. Friedländer pousse la pédale forte pour sonoriser ce qu'il mur­mure. L'un multiplie les diversions évasives, l'autre accumule les pétitions de principe. La confusion est totale. On n'y distingue rien que de la haine. (*A suivre*.) Alexis CURVERS. 167:98 ### Un plan universel de défense contre l'athéisme *Sur quelques remarques du P. Rouquette* par Jean MADIRAN LE PRÉPOSÉ GÉNÉRAL DES JÉSUITES, le T.R.P. Arrupe, a « parlé d'une société athée qui, par ses membres les plus conscients, travaille systématiquement à répandre, directement ou indirectement, la négation de Dieu et du divin » : c'est notre illustre ami le P. Rouquette qui nous en avise dans les *Études* de novembre (page 575). Et il commente : « N'entendons pas cela comme nos intégristes extrêmes qui imaginent une sorte de maffia internationale diabolique et secrète, strictement organisée, qui gouverne le monde. » A notre connaissance, aucune espèce d' « intégristes », extrémistes ou non, n'avaient, au moment où le P. Rouquette écrivait ces lignes, fait savoir comment ils *entendent* la décla­ration du T.R.P. Arrupe (tirée de son intervention, le 27 septem­bre 1965, dans la discussion conciliaire du schéma XIII). 168:98 Mais le P. Rouquette savait, lui, comment l'*entendent* les « intégristes extrêmes », il connaissait de manière précise les pensées de ces personnages imprécis. Et il leur oppose qu'il n'existe *aucune sorte de maffia internationale, diabolique et secrète, strictement organisée, qui gouverne le monde*. Le P. Rouquette nous le garan­tit, Voilà donc un point de solidement assuré. \*\*\* « Qui gouverne le monde ». Le monde au sens obvie, c'est-à-dire l'ensemble des nations, des peuples et des peuplades qui vivent aujourd'hui à la surface de la terre, il est fort peu probable qu'une seule « maffia » en ait le gouvernement effectif. Il n'est pas si facile de « gouverner le monde » de posséder réellement, d'une manière ou d'une autre, fût-elle clandestine, l'empire universel. C'est le dessein avoué, par exemple, du communisme ; il y travaille depuis 1917 (ou si l'on veut depuis 1905) ; il y a remporté de grands succès ; il a rencontré des résistances ; et il s'est divisé contre lui-même. Mais de ce que l'empire universel soit normalement resté hors de la portée des entreprises humaines, s'ensuit-il que de telles entreprises n'existent pas, ou que, ne pouvant atteindre parfaitement leur but final, ce qu'elles font est sans importance ? et que leurs succès partiels ne présentent aucun danger ? et que leurs actions subversives ne doivent aucunement retenir l'attention ? C'est le paralogisme dans lequel tombe le P. Rouquette. Puisqu'il n'y a aucune « maffia » qui ait réussi à placer le monde entier sous son unique gouvernement, c'est qu'il n'existe aucune « maffia » ou que l'action d'aucune n'a la moindre importance. Le P. Rouquette poursuit en effet : « Il s'agit simplement de la constatation d'un phénomène de mentalité collective, aux sources lointaines et profondes, qui est, en fait, entre­tenu et utilisé par des individus, des groupes ou des systèmes politiques, sans qu'il y ait nécessairement un lien organique entre ces in­dividus ou ces groupes : 169:98 ainsi la formation systématique d'apôtres de l'athéisme dans les pays communistes ou l'action puissante de la franc-maçonnerie en Amérique du Sud. C'est ce que constate le décret sur l'athéisme ([^25]) : « La négation de Dieu n'est plus, comme dans les siècles passés, le fait d'individus, mais elle se répand chez une multitude d'hommes et même dans des groupes sociaux ou des peuples presque entiers. Dans certaines nations, l'a­théisme est systématiquement propagé par les pouvoirs publics. » Comme c'est un phénomène de mentalité collective, il retentit aussi de manière inconsciente sur les croyants eux-mêmes. » Un simple « phénomène de mentalité collective », mais tout de même « entretenu et utilisé par des individus, des groupes ou des systèmes politiques », toutefois « sans qu'il y ait néces­sairement un lien organique entre ces individus et ces groupes ». Le P. Rouquette mentionne « l'action puissante, de la franc-maçonnerie en Amérique du Sud ». J'ignore s'il existe un *lien organique* entre, d'une part, l'action maçonnique que signale ainsi le P. Rouquette, d'autre part, le groupe maçonnique dont le Cardinal Béa rencontre les représentants et qu'il fait recevoir par le Saint-Père ([^26]). Mais je suppose que le P. Rouquette l'ignore également ; ces choses-là ne se laissent pas aisément connaître ; dans le domaine des sociétés secrètes, ou discrètes, l'absence apparente de « lien organique » ne prouve rien. Au demeurant le P. Rouquette s'aventure sur un terrain bien dangereux en men­tionnant au chapitre de l'athéisme « l'action puissante de la franc-maçonnerie en Amérique du Sud » : il va sans doute s'attirer les foudres de M. Alec Mellor, qui a établi que la franc-maçonnerie n'est athée qu'aux yeux des intégristes les plus extrêmement rétrogrades. On est toujours l'intégriste de quelqu'un, et le P. Rouquette vient de produire incidemment une manifestation d'intégrisme de première grandeur. 170:98 Il la rachète, il est vrai, en assurant que tout cela est « phénomène de mentalité collective » plutôt que question de « lien organique ». Le P. Rouquette *minimise*, comme on dit. Concernant le communisme, il parle de « la formation systé­matique d'apôtres de l'athéisme dans les pays communistes », comme si cela se produisait « dans les pays communistes » seulement. Le décret de la Compagnie de Jésus, quand il est habilement cité, paraît aller dans le même sens. Mais il n'y va point, car il est précis, et il dit autre chose : « Dans certains pays, l'athéisme est systématiquement propagé par les pouvoirs publics. » Les pouvoirs publics ne sont évidemment aux ordres du Parti que dans les pays communistes. Mais, sans les pouvoirs publics, ou contre eux, l'action communiste est identiquement la même dans les pays non-communistes. Si le P. Rouquette avait la moindre notion de l'action com­muniste, il saurait qu'elle est le domaine privilégié de la « liaison organique » et de la liaison organique clandestine. Il y a sans doute dans l'athéisme contemporain un « phénomène de mentalité collective », mais croire que ce phénomène serait seulement « entretenu et utilisé », et seulement par « des individus des groupes ou des systèmes politiques sans qu'il y ait nécessairement un lien organique entre ces individus et ces groupes », cela manifeste à notre avis une connaissance bien superficielle et bien courte de la sociologie du monde moderne. \*\*\* Je me demande si le P. Rouquette connaît et reconnaît l'exis­tence d'une seule société secrète. Sans doute une : celle de l' « intégrisme », celle qui justement n'a jamais existé, et dont on a forgé la légende pour faire diversion. 171:98 Il ne connaît pas la société secrète du modernisme, du moins il s'exprime toujours sur le modernisme comme si celui-ci n'avait pas formé, à l'intérieur de l'Église, une société secrète dont saint Pie X a dénoncé les activités jusqu'à sa mort, et dont personne ne peut dire, même approximativement, la date à laquelle elle au­rait cessé d'exister ([^27]). Le P. Rouquette ne paraît pas se douter que le Parti communiste est une nouvelle forme, remarquable­ment perfectionnée, de société secrète : la société secrète *appa­remment non-secrète*. Secrète en effet non point quant à son existence, ni à ses publications, on en connaît le nom et l'adresse, on lui voit une énorme activité publique et spectaculaire, mais secrète quant à ses ressorts essentiels et fondamentaux, issus des « principes d'organisation » de Lénine. L'U.R.S.S. est l'exemple d'un pays tout entier gouverné par des moyens secrets, d'une manière clandestine : le secrétariat du Parti (qui détient la réalité totale et absolue du pouvoir) n'est même pas nommé dans la Constitution soviétique. De même, le « lien organique » de dépendance du Parti communiste français à l'égard du Parti soviétique, ou celui de la C.G.T. à l'égard du P.C.F., est un lien clandestin, secret, dont on constate les effets, mais dont le mé­canisme sociologique est dissimulé. Dire de tout cela : « c'est un phénomène de mentalité collective » est ne rien dire ; ou c'est prendre l'effet pour la cause. \*\*\* A la page suivante, le P. Rouquette explique que le « plan universel de défense contre l'athéisme » préconisé par le T.R.P. Arrupe se ramène à « une pastorale d'ensemble, forcé­ment très générale, pour toute la catholicité ». Il me semble que ces « généralités » seraient fort utiles, face à celles que le communisme met en œuvre dans le monde entier, partout les mêmes, dans l'organisation, l'agitation et la propagande. Car si la « tac­tique » communiste varie selon les temps et les lieux, c'est toujours la même tactique et ce sont toujours les mêmes variations. 172:98 Devant cette sorte d'*universalité* qui est celle du commu­nisme, on devrait s'aviser, surtout si l'on est *catholique*, qu'une doctrine et une pratique universelles de la résistance au com­munisme sont ce qui nous manque le plus. Non qu'elles ne soient indiquées dans l'Encyclique *Divini Redemptoris :* mais c'est la plus méconnue des Encycliques. Elle est probablement, aux yeux du P. Rouquette, d'un « intégrisme extrême », puisqu'elle exposait (déjà en 1937) que les agents de l'appareil com­muniste s'infiltrent jusque dans les organisations catholiques. Mais que cela est de mauvais goût : cela risque de faire penser à « une sorte de maffia internationale, diabolique et secrète », et le P. Rouquette s'est porté garant qu'il n'existe ni ne peut exis­ter rien de semblable. N'allons point parler de ces choses. C'est inopportun. Détournons les esprits de les prendre en considération ; et faisons-leur croire, selon la bonne formule du P. Rou­quette, qu'il n'y a qu'un « phénomène de mentalité collective », rien de plus, rien d'autre. Pour ce qui est d'une « pastorale d'ensemble » concernant le communisme, « *il est impossible de prévoir ce qu'elle pour­rait être* » assure tranquillement le P. Rouquette (p. 576). Un demi-siècle après 1917, nous en sommes donc là, l'Église en est là : nous n'avons pas encore de « pastorale d'ensemble » en face de cette agression permanente et universelle, et nous ne sommes même pas en état de prévoir ce qu'elle pourrait être un jour... C'est ce qui s'appelle avoir sa montre à l'heure. Le P. Rouquette sait seulement ce qu'une telle « pastorale » ne doit pas être : « Dès l'abord, il faut éliminer de cette pas­torale tout ce qui ressemblerait à une guerre idéologique, à des lavages de cerveaux, à ces procédés d'aliénation de la conscience collec­tive qui sont directement contraires à tout l'esprit du schéma conciliaire sur la liberté religieuse ; il faut éliminer également, et pour la même raison, ces procédés de la réclame commerciale qui consiste à monter des réflexes conditionnés : on ne propage pas la foi comme on vend du coca-cola, même si les analyses de marchés que font les techniciens de la réclame ont une certaine analogie avec nos enquêtes sociologiques. » 173:98 C'est merveilleux. J'allais dire : c'est une page d'antholo­gie. Mais comme toutes les pages du P. Rouquette brillent des mêmes vertus, l'anthologie est impossible ; ce sont les œuvres complètes de notre adorable ami qu'il nous faut, en autant de volumes reliés qu'il sera nécessaire. Le P. Rouquette a tout de même entendu parler de « guerre idéologique », de « lavage de cerveaux », de « réflexes condi­tionnés ». Que ce soient les moyens ordinaires de l'agression que nous subissons de la part du communisme, le P. Rouquette ne manifeste point que ce fait ait jamais pu parvenir à sa con­naissance ; ni que nous ayons à nous interroger sur les moyens de nous défendre là-contre. Quand il pense à « réflexes condi­tionnés », à « lavage de cerveaux » et à « guerre idéologique », le P. Rouquette pense immédiatement -- et uniquement -- à l'éventualité où un « plan universel de défense contre l'athéisme » mettrait en œuvre de tels moyens, et il s'emploie à conjurer cette éventualité. Même s'il s'agit d'un « plan » proposé par le Géné­ral des Jésuites, le réflexe du P. Rouquette est de mettre en garde contre la « réclame commerciale » et contre le « lavage de cerveaux ». Tandis qu'au chapitre de l'athéisme, il n'aperçoit rien de tel, mais seulement un « phénomène de mentalité collective ». Le P. Rouquette a lui-même un « réflexe conditionné » qui s'analyse en deux volets : -- si l'on parle d'athéisme systématiquement propagé, il ne pense ni « guerre idéologique » ni « lavage de cerveaux », il pense (et il écrit) : « c'est un phénomène de mentalité collec­tive » ; -- si l'on parle de défense contre le communisme, alors seu­lement, électivement, sélectivement, il redoute de voir apparaître, le « lavage de cerveaux » et la « guerre idéologique ». \*\*\* 174:98 Parenthèse. Le « lavage de cerveaux » est, selon le P. Rou­quette, « directement contraire à tout l'esprit du schéma conci­liaire sur la liberté religieuse ». Or, selon lui, dans le même numéro des *Études* (p. 538), ce schéma est « en contradiction avec la tradition antérieure », « il est clair qu'il est vain de vouloir aligner le schéma sur le *Syllabus* et même sur les grandes encycliques de Léon XIII ». Donc, à une date récente, où il n'était encore nullement question d'un schéma sur la liberté reli­gieuse, par exemple en 1955 ou en 1960, le « lavage de cerveaux » était moralement licite aux yeux du P. Rouquette ? Et encore en octobre 1965 (date de composition de son article paru au début de novembre), le P. Rouquette n'avait rien d'autre, pour attester l'immoralité du « lavage de cerveaux », qu'un « sché­ma » conciliaire non encore promulgué ? \*\*\* Ici encore le « réflexe conditionné » du P. Rouquette est du plus grand intérêt dans son mécanisme même. Il a invoqué le schéma sur la liberté religieuse parce qu'il a pensé (et il a écrit) -- « propager la foi ». Il s'agissait d'un plan de *défense contre l'athéisme*. La défense à laquelle pense le P. Rouquette est la *propagation de la foi*. C'est normal ? Nullement. Et pour de multiples raisons. La foi est bien le contraire de l'athéisme. Mais la propagation de la foi n'est pas le moyen de défense unique et adéquat contre l'agression du communisme. Il devrait même être clair, pour un chrétien, que la propagation de la foi n'est un moyen de défense contre rien, parce qu'elle n'est pas un moyen. Elle se suffit à elle-même. Elle a d'autres motifs que des motifs de « défense ». 175:98 Bien entendu, si tous les habitants de l'univers, en 1965, avaient la foi de saint Vincent de Paul ou de sainte Blan­dine, le problème du communisme ne se poserait plus. Mais justement il se pose. L' « athéisme » dont on parle dans cette invraisemblable partie de cache-cache n'est pas l'athéisme en tant que tel ; il n'est pas non plus ce que le mot « athéisme » éveille comme concepts et images chez le chrétien. L' « athéisme » dont on parle c'est principalement le communisme ; je le suppose du moins ; car si ce n'était pas du communisme que l'on entend parler quand on parle d'athéisme dans le monde contemporain, je me demande de quoi donc alors on aurait l'intention de parler. -- Mais le communisme, à la différence de l' « athéisme » classique, n'attaque pas directement la foi : il va même jusqu'à la « respecter ». Des trois vertus théologales, ce n'est pas la foi, ni la charité, que le communisme attaque de front, c'est l'espé­rance. Je m'en suis expliqué ailleurs et je ne voudrais pas en­traîner le P. Rouquette dans des considérations où il perdrait pied. Disons du moins, avec l'Encyclique Divini Redemptoris, que le communisme est une sorte d'athéisme dont le dessein particulier est de porter son effort non point directement contre la foi, mais contre l'ordre social et la civilisation chrétienne : «* cujus peculiare propositum eo contendit ut societatis ordina­tionem radicitus commisceat, ipsaque christianae urbanitatis fundamenta subvertat *» (§ 3). Si les termes d'ORDRE et de CIVILI­SATION CHRÉTIENNE risquent de paraître d'un « intégrisme extrême » au P. Rouquette et à ceux qui ne savent plus les en­tendre, disons équivalemment, quoique d'une manière un peu moins précise, que LE COMMUNISME ATTAQUE DIRECTEMENT LA JUS­TICE SOCIALE ET LA MORALE CIVIQUE : c'est par leur destruction préalable (dans les institutions et dans les mœurs) que passera ensuite son athéisme. Le problème de la défense contre le com­munisme est un problème de défense contre l'attaque qu'il mène en permanence pour détruire la morale civique et la justice sociale. 176:98 Il y emploie le « lavage de cerveaux » et la « guerre idéologique » (etc.). Quelle attitude des chrétiens doivent-ils adopter en face de la « guerre idéologique » et du « lavage de cer­veaux » ? La réponse unique, jusqu'à présent, est la suivante : -- *Ils doivent les refuser.* C'est bien joli : mais cela ne répond pas du tout à la question posée. Car la question n'est pas de savoir si les chrétiens peuvent pratiquer le « lavage de cerveaux ». La question est de savoir comment résister à un adversaire qui l'emploie ; com­ment s'en défendre ; comment en défendre son prochain ; comment en défendre les peuples ; comment contre-attaquer. On nous parle de ces choses comme si *la seule question* était d'arriver à persuader les chrétiens de ne pas employer eux-mêmes de moyens temporels illégitimes. Mais les moyens temporels légitimes ? \*\*\* Au chapitre de la lutte contre le communisme, il est devenu hélas fort ordinaire dans le catholicisme de donner deux ré­ponses et deux seulement : 1. -- il ne faut pas employer de moyens temporels illicites ; 2. -- il faut travailler à la propagation de la foi (ou à « l'apostolat »). Ces deux réponses sont, chacune en elle-même, inattaquables et parfaites. Mais, à elles *seules*, elles sont gravement insuffi­santes, et leur insuffisance conduit à une monstruosité : rien de moins que la NÉGATION DU TEMPOREL, que le MÉPRIS DE L'ACTION TEMPORELLE, que le DISCRÉDIT JETÉ SUR L'ENGAGEMENT TEMPOREL. Si, en face du communisme, il n'y avait *que* des moyens temporels illégitimes à éviter et la foi à propager, cela vou­drait dire que le temporel est supprimé. Or il n'y a *que* cela dans le texte du P. Rouquette ; et il n'y a que cela dans ce que, le plus souvent, les docteurs actuels de l'Église nous enseignent au chapitre du communisme. 177:98 On nous parle bien par ailleurs du monde, de la construc­tion du monde, de l'engagement dans le monde. On nous en parle en termes généraux, vagues, équivoques, en termes qui pa­raissent trop souvent calculés pour pouvoir éventuellement habiller, couvrir, masquer la collaboration avec le communisme. *On ne nous en parle plus du tout* dès qu'il est question de com­battre la tyrannie communiste, l'esclavagisme communiste, les crimes du communisme... D'ailleurs on nous parle du monde contemporain, ou du « monde moderne », comme si le commu­nisme, et ses crimes, et son esclavagisme social, et sa tyrannie politique n'en étaient pas l'une des plus visibles et des plus pesantes réalités. Nous sommes certes convaincus de la « primauté du spiri­tuel », notamment en ce qui concerne la lutte contre le com­munisme. Mais le spirituel n'a pas vocation de supprimer le temporel, les tâches temporelles, les responsabilités temporelles : il a vocation de les éclairer, de les animer, de les guider. Le monde actuel a besoin d'un anti-communisme au plan *intellec­tuel*, au plan *politique*, au plan *social *: toutes les contorsions possibles sont mises en scène pour en détourner absolument les catholiques. L'argumentation est plus ou moins changeante, les prétextes sont divers (voire contradictoires entre eux). Le P. Rouquette parle à sa manière, le P. Chenu à la sienne, et d'autres dans d'autres registres. Si l'on prend de ce phénomène une vue d'ensemble, on s'aperçoit qu'avec des motivations éven­tuellement distinctes, tous les grands docteurs en renom dans le catholicisme sont d'accord pour qu'il n'y ait aucun « plan uni­versel de défense contre l'athéisme ». Ils ont réussi le désar­mement temporel -- c'est-à-dire intellectuel, moral, politique, social, culturel, humain -- de la catholicité en face du communisme. S'il s'agissait de l'attitude de la foi chrétienne en face d'une philosophie athée, ce désarmement temporel serait, dans une certaine mesure, concevable. Il s'agit du sort des peuples abandonnés au mensonge, à la tyrannie, à l'injustice. Nos doc­teurs n'ont aucune solution, aucune proposition ; aucune sug­gestion ; sauf de ne rien faire en tout cas, et de discréditer ceux qui se préoccupent d'une défense possible. Le silence, la paralysie catholique, en 1965, devant la fascination communiste, est sans doute la principale caractéristique du monde actuel. 178:98 J'ignore si le T.R.P. Arrupe y pourra quelque chose : à la seule annonce qu'il y pense, l'état d'alerte est décrété contre lui, ouvertement en Hollande, en Amérique, plus discrètement ailleurs, avec un ensemble qui suggérerait l'action de quelque « maffia » si le P. Rouquette n'attestait qu'il ne saurait y en avoir. Disons alors, voulez-vous, que c'est un simple « phéno­mène de mentalité collective », parfaitement spontané ? \*\*\* Plusieurs expriment leur stupéfaction, ou leur douleur, que le Concile paraisse devoir se clore sans apporter aucune lu­mière précise sur ces problèmes urgents. A vrai dire un Concile ne peut parler de tout ni tout trancher. La déception provient sans doute du fait que des porte-parole irresponsables, ou peu responsables, nous promettaient que le Concile allait éclairer tous les principaux problèmes du monde contemporain. La ques­tion qui reste pendante, et qui ne paraît même pas avoir été posée en termes rigoureux, est celle-ci : -- *Comment les chré­tiens doivent-ils pratiquement faire pour lutter dans le temporel contre le communisme ?* Cette question éminemment concrète, « pastorale » si l'on veut, prudentielle en tout cas, n'a pas été évoquée par le point soulevé de savoir si l'on devait « condam­ner » à nouveau le communisme. Les uns ont dit qu'un renou­vellement de la condamnation serait opportun. Les autres ont objecté que le communisme est et demeure condamné et qu'on ne voyait pas comment on pourrait le condamner davan­tage. D'autres ont ajouté qu'un Concile qui avait choisi de ne prononcer aucune condamnation n'allait pas se déjuger et faire une exception en l'honneur du communisme. Tel est, du moins, l'écho qui nous est parvenu de ces débats à travers une presse à laquelle nous n'accordons aucune confiance, et dont nous ne recevons les informations que sous bénéfice d'inventaire. 179:98 En l'occurrence, nous espérons que ces informations sont complè­tement fausses, car s'il fallait les tenir pour exactes elles témoi­gneraient d'une parfaite ignorance de la question dans l'épisc­opat universel. *Le problème du communisme n'est pas celui de sa* « *condamnation* ». Et cela depuis 1937, date à laquelle l'Encyclique *Divini Redemptoris* en a fait la constatation solen­nelle. C'est AU DÉBUT de l'Encyclique, dans l'exposé des motifs et du dessein de ce document, et il serait extraordinaire que plus personne aujourd'hui n'en ait lu au moins le début. L'En­cyclique *Divini Redemptoris* commence en prenant acte du fait que les multiples « condamnations » portées par le Saint-Siège contre le communisme n'ont pas entravé sa progression : il faut donc (sans aucunement abolir, certes, les « condamnations » portées) faire autre chose, et l'Encyclique est tout entière consa­crée a dire quoi. Elle pose le problème pratique de la lutte contre le communisme. Elle trace un « plan universel de dé­fense » active et positive. Ce plan précisément qui n'a jamais été mis en œuvre, et dont le P. Rouquette déclare maintenant qu' « il est impossible de prévoir ce qu'il pourrait être »... Quoi qu'il en soit, et pour autant que nous le sachions, l'épis­copat universel, ou la majorité de cet épiscopat, n'a nullement manifesté le désir que le Concile mette au point ou réaffirme les principes généraux d'une lutte contre le communisme. La question n'était pas au programme initialement, elle n'y a pas été mise par la suite. Le voudrait-on, il est bien tard, semble-t-il, pour qu'une telle préoccupation pratique, puisse trouver place dans le schéma XIII, ou faire l'objet d'un schéma nou­veau. Beaucoup d'ailleurs ne veulent entendre parler de lutte contre le communisme sous aucune forme. Les problèmes de justice sociale et de morale civique soulevés chaque jour par l'agression communiste et par la résistance à cette agression, personne dans l'Église ne se soucie présentement de les éclai­rer, et ceux qui en parlent le font seulement de manière à décou­rager et désarmer toute espèce d'anti-communisme sous quel­que forme que ce soit. Nous sommes en un temps où tous les évêques, où qu'ils résident, et qu'ils en aient conscience ou non, subissent en permanence, directement ou indirectement, l'agression, la pression, les manœuvres du communisme : mais la ma­jorité d'entre eux se sont trouvés d'accord pour mettre cette question entre parenthèses et l'y laisser. 180:98 En réalité la pensée théologique, pastorale, sociologique du catholicisme d'aujour­d'hui est radicalement sous-informée des modalités concrètes de l'action du communisme international. L'offensive commu­niste contre Pie XII a pris au dépourvu ceux des docteurs catho­liques qui n'en étaient pas complices ; l'offensive communiste, notamment par l'intermédiaire de « Pax » contre la Curie romaine et en particulier contre le Saint-Office, les a pris pareil­lement au dépourvu, ou même les a trouvés convaincus d'avance ; et sans qu'ils sachent, et sans que même ils soupçonnent, dans un cas comme dans l'autre, que le communisme avait quelque chose à y voir. Nous en sommes au point où l'action du communisme est INCONNUE, y compris son action à l'intérieur de l'Église. Il y aura un réveil. Assurément. Nécessairement. Mais un réveil en sursaut. Jean MADIRAN. 181:98 Anomalies et omissions\ dans l'histoire de Lourdes ### Une lettre de l'abbé Laurentin par Henri MASSAULT MONSIEUR L'ABBÉ RENÉ LAURENTIN a écrit à M. le Directeur d'*Itinéraires* la lettre qu'on va lire plus loin. Par déférence pour le signataire elle n'aurait pas été publiée, si lui-même n'en avait pas exigé l'insertion. On sait qu'il est sur ce point d'une tenace obstination, même contre son propre intérêt et quelles qu'en soient les suites ([^28]). Puisse la confusion qui en résultera pour lui ne pas porter atteinte à son caractère sacerdotal, que nous tenons à respecter sans aucune réserve. Pour Lourdes, nous sommes très tranquilles puisque, même dans les milieux ecclésias­tiques, le public bien informé a déjà fait la dissociation qui s'impose. \*\*\* Situons d'abord la lettre dans son cadre. 182:98 Depuis dix-huit mois nous avons publié ici quelques 170 pages sur Lourdes. Elles dévoilent que, dans ses ouvrages, l'abbé Laurentin prend quelquefois trop au sérieux des témoignages ou des écrits de valeur historique contestable. Cet auteur vient de mettre en cause trois de nos pages parues dans le numéro 87 de novembre 1964. Ses objections, peu nombreuses, sont si inconsistantes qu'on en reste surpris. Et pourquoi avoir attendu dix longs mois pour les formuler ? Dès le début nous aurions volon­tiers accepté d'éclaircir la question avec lui. Aura-t-il discerné que le dialogue le mettrait dans l'em­barras ? Car sa documentation est restée très (et même trop) dépendante d'archives « apologétiques » partisanes et par­fois falsifiées, alors que la nôtre demeure avant tout soucieuse de claire vérité et qu'elle apparaît souvent plus com­plète que la sienne, du fait des archives Lasserre dont il ignore une grande partie. Jusqu'à présent il ne nous a directement rien opposé, ni demandé : que ce soit en qualité d'historien désireux de mieux connaître de nouvelles sources d'information, ou bien comme prêtre voulant nous empêcher de nous four­voyer et de porter atteinte, comme il le prétend, «* à l'hon­neur de Lourdes *». Faut-il penser qu'au début une opposition publique ne fut pas pour lui déplaire ? Elle pouvait susciter des curio­sités et permettre d'écouler quelque chose du stock de ses douze volumes ! 183:98 Espérait-il que les nombreuses et hautes personnalités qui l'avaient encouragé et aidé s'empresseraient de prendre sa défense et qu'elles imposeraient silence aux critiques ? Quoi qu'il en soit, il paraît avoir pris prétexte de l'absence de notes et de références précises dans notre tout premier article sur «* Les origines du mercantilisme à Lourdes *» ([^29]), pour dédaigner ce qui pouvait n'être qu'un éphémère sursaut de polémiques périmées. Quatre mois plus tard notre critique prit de la consis­tance par la publication d'un article de 32 pages et 139 notes ([^30]) divulguant, en particulier sur la *Protestation* de Bernadette, des détails et des précisions historiques dont beaucoup n'avaient pas été signalés ou acceptés par l'abbé Laurentin. Malgré tout le rayonnement d'*Itinéraires* dans l'élite religieuse et intellectuelle, ces révélations parurent négligeables au brillant échotier qui avait ailleurs 400.000 lecteurs ! Au reste, ce Massault faisait-il beaucoup plus que de transcrire des ragots imaginés par *l'Écho des Pèlerins* ([^31]) et ne se montrait-il pas fort mal renseigné en ne disant pas que Lasserre, blâmé par le futur cardinal Langénieux, avait été condamné par le Saint-Office romain ? Cependant il devenait clair que notre information et nos sources dépassaient de beaucoup les vieux périodiques et même ce qu'on connaissait des archives Lasserre ([^32]). Nous mettions au grand jour, avec références, nombre de faits jusqu'alors inconnus du public. L'abbé Laurentin s'était dispensé d'en sonder l'importance et d'en contrôler lui-même l'authenticité. Il avait aveuglément accepté des ver­dicts anciens de prélats dont, croyait-il, le respect dû à la Hiérarchie ecclésiastique ne permettait pas de suspecter la valeur partant définitive à ses yeux. 184:98 D'autre part, personne ne se manifesta pour nous con­tredire. Il nous arriva même de nombreux encouragements. De sorte que, à la satisfaction de beaucoup, quatre nouveaux articles d'*Itinéraires* ([^33]) vinrent confirmer que Massault était très sérieusement renseigné, et même trop bien au sujet de la non-valeur à attacher aux blâmes, calomnies et pamphlets accumulés contre Lasserre par le P. Sempé et ses adeptes. Ainsi s'avéra qu'il ne s'agissait pas d'un vain et stérile réveil de vieilles polémiques heureusement oubliées, mais d'un effort de redressement, -- devenu urgent -- de la très admirable histoire des apparitions de Massabielle : la lé­gende l'avait corrompue et des partis pris la déformaient encore en menaçant de ternir la pureté des origines du Pèlerinage. Le public s'est de plus en plus étonné du mutisme per­sistant de l'abbé Laurentin. Comment ne pas le soupçonner d'être embarrassé pour expliquer les lacunes et méprises de son *Histoire Authentique ?* \*\*\* Pour la commodité et la complète information de nos lecteurs, nous allons placer, avant la lettre de l'abbé Lau­rentin, la reproduction de nos pages qu'elle incrimine. Puis nous montrerons, point par point, que de nombreuses inexactitudes et même de fausses dénégations enlèvent toute valeur à cette lettre. Extrait d'*Itinéraires*, numéro 87, novembre 1964, pp. 291-293 : LA PROTESTATION EST RÉHABILITÉE. Avant d'avoir jamais vu l'original signé par Bernadette, avant même d'en connaître le dossier, l'abbé Laurentin avait déjà fixé son opinion défavorable sur ce témoignage. « Les archives Lasserre sont libres de considérer cette signature comme une relique, disait-il à la fin de juin 1957. Mais c'est bien là l'unique valeur de ce document, puisque les plus hautes autorités ecclésiastiques en ont toujours tenu le texte pour le faux le plus évident de toute l'histoire de Lourdes. -- Quelle preuve vous faudrait-il donc pour reconnaître l'authenticité de cette pièce ? 185:98 L'abbé déclara cette prétention énorme et irréalisable. Mais, comme ses interlocuteurs insistaient, il leur répon­dit : « La Protestation est rédigée par Henri Lasserre dans des termes qui ne sont pas ceux de la voyante. C'est pour­quoi le P. Sempé disait que l'historien en était le seul au­teur. Cette objection majeure ne pourrait disparaître que devant une preuve semblable à celle qui a permis de vérifier l'exactitude des rapports du commissaire Jacomet. (Les historiens avaient toujours pensé qu'en 1858 Jacomet s'était écarté de la vérité en écrivant ses rapports avec recherche, dans l'intention évidente de faire apprécier par ses supérieurs son style et sa perspicacité. Or on venait de découvrir, en 1957, dans un grenier de Provence, les cahiers où le commissaire avait noté sur le vif tout ce qu'il arra­chait à la petite Soubirous. Ces notes montraient que des propos bien tournés pouvaient reproduire fidèlement les dires d'une paysanne illettrée.) -- Si Lasserre a fait de même, reprit l'abbé, il faut le prouver de la même façon. Seules les minutes de l'interro­gatoire du 13 octobre 1869, avec les mots et les réactions typiques de Bernadette, permettraient de contrôler dans quelle mesure la rédaction qu'on lui a fait signer est d'elle ou d'un autre. Mais, encore une fois, ce contrôle est im­possible. » Un mois plus tard, l'abbé Laurentin ouvrait l'enve­loppe contenant le précieux original. Il était le premier à l'ouvrir depuis que les enquêteurs du Procès de Béatifi­cation de Bernadette l'avaient restituée aux archives Las­serre. *Les minutes d'interrogatoire étaient là*, providentiel­lement conservées. Il y avait même mieux encore : *le brouil­lon du texte définitif*, avec ses nombreuses ratures, attes­tait des efforts de Lasserre pour se rapprocher de plus en plus des paroles de la voyante et pour mentionner aussi ce qui avait été ajouté par elle au cours des trois lectures, avant la signature (note 89 : 8 déc. 1869, Lasserre à la Mère Imbert). La preuve surgissait donc du fond des archives insoup­çonnées, comme on l'avait exigée. L'impossible s'imposait irrésistiblement. SILENCE TROMPEUR SUR LE PASSÉ. L'authenticité de la *Protestation* était désormais incon­testable. C'était l'effondrement par la base de tous les partis pris du P. Sempé contre Lasserre. L'édifice des calom­nies perdait sa pierre angulaire. 186:98 Cependant, poussé par l'espoir de ne déplaire à per­sonne, l'abbé Laurentin admit sans bruit, et comme un fait anciennement reconnu, la pleine valeur du document qui avait été rejeté avec éclat, et de façon si infamante pour Bernadette, pour les Supérieures de Nevers et pour le pre­mier historien de Lourdes. Le souci de cacher au public les agissements injustifiables du P. Sempé a fait jeter le voile sur toutes les péripéties du témoignage méprisé pendant si longtemps. L'abbé a simplement déclaré que cette affaire était « *em­brouillée* ». Puis il n'a pas craint de renvoyer ses lecteurs (*sans les mettre en garde...*) aux pièces et pamphlets dont il connaissait pourtant les criantes et nombreuses inexacti­tudes (note 90 : *Histoire authentique*, par R. Laurentin, T. I, p. 166.). Quant aux termes mêmes signés par la voyante, il s'est permis de les passer au crible de ses propres appréciations. Il les a comparés avec des dépositions recueillies *vingt ans après les Apparitions,* alors que de violentes polémiques viciaient toute enquête. Tantôt il a daigné accorder à l'hum­ble confidente de l'Immaculée l'hommage, évidemment flat­teur pour elle, de son approbation. Tantôt il a récusé ses dires, en blâmant Lasserre d'avoir été partial et tendancieux dans son interrogatoire ou dans la rédaction de la Protestation. S'il avait fait une loyale critique historique du dossier complet de cette affaire, sa juste horreur des polémiques l'aurait tenu non pas *en dehors* d'elles, mais à la vraie place de l'historien, qui est *au-dessus* d'elles. Il en aurait discerné les immenses répercussions sur l'histoire de Lourdes et sur l'évolution « commerciale » du Pèlerinage. Il n'en aurait pas prolongé lui-même les erreurs comme il l'a fait en préférant au témoignage de sainte Bernadette des dépositions tardives et « aménagées » avec partialité, selon le plan imaginé, dès 1869, et méthodiquement suivi par le P. Sempé. Ce n'est pas ainsi que l'on écrit une « histoire authen­tique ». Le public l'a déjà deviné. Il le comprendra mieux encore, en voyant comment Lourdes s'est peu à peu écarté de la simplicité, du désintéressement et du respect de la vérité, tels que les avaient préconisés à l'origine le curé Peyramale, et tels que l'historien laïc a essayé de les défendre dans la suite. Voici maintenant la lettre de M. l'abbé Laurentin : 187:98 *Monsieur le Directeur* *de* « Itinéraires » *4, rue Garancière Paris-VI^e^* \[*sans date*\] > *Monsieur le Directeur,* *Sans mettre en cause la bonne foi de personne, je me vois obligé de protester contre les propos qui me sont gratuitement prêtés par M. Henri Massault dans* Itinéraires *de novembre 1964, pp. 291-293.* *Je n'ai jamais écrit, ni prononcé de tels propos. Je n'ai jamais eu ni les intentions, ni les revirements qui me sont prêtés. Comme ces inventions atteignent non seulement ma réputation d'historien, mais l'honneur de Lourdes, dont j'ai objectivement établi l'histoire authentique en douze volumes* ([^34])*, je demande à M.* « *Henri Massault* » (*ou* « *De Massault* » *s'il pré­fère, puisque telle était la signature d'un de ses pré­cédents articles*)*, de désavouer ces inventions calom­nieuses.* *Il est bien fâcheux d'avoir réveillé les passions misérables qui ont sévi, il y a près d'un siècle, dans l'affaire de la* Protestation *de Bernadette : une affaire mineure que j'avais réduite à ses éléments objectifs et situés à sa vraie place, aussi mince que peu glorieuse, dans* Lourdes, Histoire authentique*, tome 2, principa­lement.* *Dans l'impossibilité de relever toutes les erreurs et inexactitudes* (*surprenantes*) *qui faussent l'exposé uni­latéral de M. Henri Massault, je signale quelques points propres à remettre sur la voie la bonne foi des lec­teurs d'*Itinéraires*.* 1°) *Contrairement à ce qu'il est dit, par M. Mas­sault, je connaissais, dès le début de mes travaux, la* Protestation de Bernadette*, recueillie, le 18 octobre 1869, par Henri Lasserre, contre* la petite histoire *des missionnaires de Lourdes.* Je n'ai jamais dit que cette Protestation était un faux. 188:98 *J'étais seulement sensible à l'étrangeté de ce document, rédigé en un style si différent de celui de Bernadette, aux conditions pas­sionnelles dans lesquelles il avait été recueilli, aux contradictions dans lesquelles il faisait tomber Berna­dette, partout ailleurs si constante dans ses propos, aux contradictions dans lesquelles il faisait tomber l'historien qui l'avait enregistré. J'ai donc fait l'im­possible pour retrouver dans les diverses archives toutes les pièces de cette affaire.* Je ne me suis pro­noncé sur rien, avant d'avoir rassemblé le dossier complet, *jusque là dispersé, et en partie perdu : il y a fallu 7 ans de travail* (*1954-1961*)*.* 2°) *J'ai demandé avec une particulière insistance que soient retrouvées les rédactions originales de la* Protestation*. Le Conservateur des archives Lasserre* (*à qui j'exprime ici ma reconnaissance*) *y est parvenu à force de recherches. J'ai accueilli cette découverte avec joie, car elle permet de suivre les étapes de la rédac­tion du document. D'abord, les notes griffonnées au cours de l'interrogatoire de Bernadette. Ensuite la rédaction du brouillon, très raturée* (*deux textes jusque là inconnus*)*. Enfin le texte définitif, débarrassé de ses ratures, souvent instructives, et qu'Henri Las­serre obtint de faire signer par Bernadette. La compa­raison de ces rédactions successives est comme tou­jours extrêmement éclairante.* 3°) *La* Protestation *appelait un examen critique pour bien des raisons. Qu'il me suffise d'en donner une.* *Dans son* Histoire de Notre-Dame de Lourdes*, pu­bliée en juillet 1869* (*édition originale, p. 44*)*, Henri Lasserre rapporte ce propos de Bernadette :* -- « Quand la vision a lieu, je vois la lumière tout d'abord et ensuite la Dame. » *Sempé se fait l'écho de ce texte dans sa* Petite Histoire (*p. 107*)*. Or dans la Protestation, qu'il a rédigée contre cette dernière histoire, Lasserre fait dire à Ber­nadette :* -- « Il est inexact que je visse la lumière d'abord et la vision après : c'est tout le contraire qui avait lieu. » 189:98 *Cette* « *protestation* » *de Bernadette condamnerait non seulement Sempé, mais Lasserre lui-même. La Protestation se transforme ici en boomerang.* *Si ce* « *témoignage de Bernadette* » *était de bon aloi, Lasserre aurait dû corriger son livre qui en était alors à la première édition. Il ne l'a pas fait. Et plus d'un million d'exemplaires en langue française* (*sans compter les innombrables traductions*) *continuèrent d'affirmer contre la Protestation :* « *Je vois la lumière d'abord et ensuite la Dame.* » *Pourquoi Henri Lasserre n'a-t-il pas corrigé son œuvre ? Une seule explication possible : Il s'est aper­çu que la* Protestation *qu'il avait recueillie était fau­tive, de son fait, et non du fait de Bernadette. C'est ce que j'ai établi au tome 3 de mon* Histoire Authentique*, pp. 175-176, en citant la série des témoignages de la voyante : tous concordent de 1859 à sa mort... sauf la* Protestation*.* *Je ne dirai pas pour autant qu'Henri Lasserre a fait* « *un faux* » (*ce que je n'ai jamais dit, contraire­ment à ce que M. Massault me fait dire, à une date où je n'avais encore porté aucun jugement*)*. En cette circonstance Henri Lasserre a seulement agi avec une précipitation et une passion regrettable pour lui comme pour les autres, et en premier lieu pour Berna­dette,* *Cette erreur de la* Protestation *aurait suffi à rendre nécessaire une étude critique du document, point par point : En tout, 20 points précis. Pour chacun d'eux, j'ai usé de la même méthode. J'ai cité le texte de la* Petite Histoire du P. Sempé*, les rédactions successives de la* Protestation*, et j'ai confronté ces données con­tradictoires avec les témoignages de Bernadette.* *Contrairement à ce que dit M. Massault, ces témoignages ne sont pas des* « *dépositions tardives recueil­lies 20 ans après les Apparitions* »*. Nombre d'entre eux sont* antérieurs à la Protestation*, et n'ont pu être in­fluencés par la querelle qui s'en suivit. Plusieurs re­montent à l'année 1858, soit plus de 10 ans avant la Protestation* ([^35])*. Sans de tels documents, l'affaire eut été presque impossible à débrouiller.* 190:98 *Bref, j'ai conduit cette critique selon les règles de la méthode historique en toute impartialité : cela ne pouvait faire plaisir aux héritiers de certaines pas­sions. Je n'ai pu céder à leurs injonctions, ni à leurs menaces. Ce qui importait ce n'était pas de* « *donner raison* » *à un parti ou à l'autre, mais de dégager de ce minerai impur qu'est la Protestation, la part de vérité qu'il contient. Ce que j'ai fait, non sans faire contrôler mon jugement par des historiens compétents.* *Le résultat de ces expertises tient en ceci : la* Pro­testation *est justifiée sur certains points, fautive sur certains autres, approximative et tendancieuse sur la plupart. Je maintiens intégralement les conclusions que j'ai écrites dans* Lourdes, Histoire Authentique*, sur les 20 points étudiés* ([^36])*. Je suis prêt à soumettre mon travail à un jury d'historiens notoirement qua­lifiés* (*disons, pour fixer les idées, ayant des titres équivalents aux miens : docteur ès-lettres et profes­seur dans l'enseignement supérieur*)*. Je me déclare prêt à solder les frais d'expertise si leur jugement m'était défavorable.* *Après avoir démêlé cette pénible affaire, qui n'a grandi aucun de ceux qui y ont été mêlés, je suis en droit de dire que cette affaire est embrouillée. Si d'ail­leurs Lasserre ne s'était embrouillé lui-même jusqu'à rester toute sa vie en contradiction avec la* «* Protes­tation *» *qu'il avait lui-même enregistrée, comment aurai-je pu sauver son honneur et sa bonne foi ainsi que je l'ai fait ?* 191:98 *Il y a mieux à faire que de ressusciter les confu­sions de ces tristes querelles. Puissent-elles ne pas con­tinuer à gâcher en pure perte tant de forces vives, au détriment de la Paix et de la Vérité qui sont le fait de Lourdes. C'est la leçon la plus évidente que j'ai tiré de mes longues études sur ce point particulier. Puisse cette leçon éviter la continuation de semblables erreurs.* *Je vous prie Monsieur le Directeur de bien vouloir insérer intégralement la présente lettre dans* Itiné­raires*, conformément à votre libéralité en matière de droit de réponse, et si besoin était, conformément à la loi. Veuillez agréer, d'avance, pour cela, Monsieur le Directeur, l'expression de mes biens respectueux remerciements.* R. LAURENTIN. Lorsqu'on a la surprise de lire des étrangetés dans les comptes rendus sur le Concile du Vatican signés par l'expert Laurentin, on les excuse en raison du surmenage et des occupations multiples de l'historien de Lourdes. Faisons de même ici : admettons que cette lettre -- parvenue au Direc­teur d'*Itinéraires* le 15 septembre dernier -- aura été rédi­gée en un moment d'intense activité romaine et qu'une honorable fatigue aura émoussé la mémoire de l'écrivain et affaibli son acribie. Mais si ces défaillances sont excusables, elles n'entraînent pas moins dans le cas présent de pénibles conséquences que nous avons, une fois de plus, le devoir de relever. \*\*\* Car, loin d'avoir à *désavouer des inventions calom­nieuses*, nous ne pouvons que maintenir tout le contenu de nos articles, à commencer par la teneur des propos que nie l'abbé Laurentin. Plusieurs témoins les ont entendus et en attestent. Bien qu'ils ne soient pas «* docteurs ès-lettres et professeurs dans l'enseignement supérieur *» on ne peut pas pour autant les récuser. Diplômes et chaires universitaires constatent simplement certaines connaissances et consacrent des capacités d'enseigner. Mais il s'agit ici d'un domaine tout différent : celui de la moralité, où ce sont la loyauté et la délicatesse de conscience qui importent. 192:98 Nous n'avons certes pas la moindre tentation de suspecter la parfaite sincérité de notre respectable contradicteur. Néanmoins, est-il *certain*, après huit ans écoulés, que sa mémoire a *objectivement* conservé, parmi tant d'autres, le souvenir de cette conversation de juin 1957 ?... Tandis que cette même conversation avait une très grande importance pour ses interlocuteurs. Par la suite, ceux-ci l'ont maintes fois évoquée, ce qui les a empêchés d'en oublier la teneur exacte. Leurs attestations précises nous laissent donc convaincus que l'abbé Laurentin s'est prononcé, au sujet de la *Protestation* du 13 octobre 1869, comme nous l'avons rapporté. Ce fut à Paris, au cours d'une réception. IL N'AVAIT ENCORE JAMAIS VU L'ORIGINAL DU DOCU­MENT QU'IL CROYAIT EN PARTIE DÉTRUIT, et n'en avait pas examiné le dossier. Les témoins ont alors enregistré qu'IL ADHÉRAIT, SANS AUCUNE HÉSITATION, AU JUGEMENT PORTÉ DANS UNE BROCHURE IMPRIMÉE EN SEPTEMBRE 1878 sous la signa­ture de Mgr Forcade, alors archevêque d'Aix et ancien évê­que de Nevers. Cet écrit affirme que la *Protestation* n'a «* aucune valeur sérieuse *» à l'instar d'un faux non pour la signature, car c'est bien Bernadette qui a signé, mais en raison de son texte «* extorqué *» après avoir fait subir à Sœur Marie-Bernard «* une longue torture morale *» et «* en dépit de toutes les résistances *» ([^37]). D'ailleurs, si les témoins des propos contestés faisaient défaut -- ce qui n'est pas le cas -- il resterait encore LE TÉMOIGNAGE DE L'ABBÉ LAURENTIN LUI-MÊME sur ses propres partis pris. En effet, son jugement définitif sur la *Protesta­tion* S'APPUIE TOUJOURS SUR CETTE MÊME BROCHURE de Mgr Forcade et il étale encore cette prévention systéma­tique sur l'authenticité du texte. Il connaît cependant un grand nombre des pièces qui démentent formellement les erreurs et les calomnies imprimées dans cette brochure con­tre Lasserre et contre ce témoignage de Bernadette. Mais IL CONTINUE DE S'Y RÉFÉRER ET D'Y RENVOYER SES LECTEURS ([^38]), sans les avertir que la bonne foi du prélat signataire a été surprise par le P. Sempé. Malgré les preuves de l'authen­ticité du texte il persiste dans ses conclusions de juin 1957. \*\*\* 193:98 L'abbé Laurentin trouve « *fâcheux d'avoir réveillé les passions misérables qui ont sévi il y a près d'un siècle* ». On ne peut tout de même pas faire que ces passions contre le curé Peyramale et l'historien Lasserre n'aient existé, ni surtout PESÉ SUR DES ENQUÊTES ET DES RÉCITS DES APPA­RITIONS. Elles constituent une réalité historique aux consé­quences nombreuses et profondes sur l'histoire des événe­ments de Massabielle. Il est tout à fait inexact de limiter ces conséquences à de vagues querelles personnelles ou à des polémiques sans suite. L'étouffement systématique des côtés pénibles de l'his­toire de Lourdes vicie notablement les ouvrages de l'abbé Laurentin. C'est dans une perspective apologétique, plutôt qu'en historien, qu'il qualifie «* d'affaire mineure *» l'épisode de la *Protestation* dont l'entière responsabilité -- et tout le «* fâcheux *» est là -- incombe clairement au P. Sempé. Il aime ce mot «* mineure *» pour mettre à ce que *lui seul appelle* « leur vraie place » les documents qui le gênent. N'a-t-il pas assimilé aux brefs «* de mineure impor­tance *» ([^39]) celui sur Lourdes adressé par Pie IX à Henri Lasserre ? Ce faisant il n'a tenu aucun compte de la valeur constamment attachée à ce bref depuis Mgr Laurence lui-même ([^40]). Ignore-t-il que, dans l'Encyclique du 2 juillet 1957, le Pape Pie XII a signalé que ce fut là le premier acte pontifical en faveur des Apparitions de Massabielle ? ([^41]) \*\*\* 194:98 Certes l'affaire de la *Protestation* fut «* peu glorieuse *». Mais quand donc l'abbé Laurentin va-t-il accepter qu'elle discrédite devant l'histoire le P. Sempé, dont l'entêtement l'a provoquée puis aggravée, et à sa suite quelques ecclé­siastiques trop enclins à se laisser circonvenir ? En la disant «* mince *», en dépit des conséquences, il se montre délibérément partial. Nous voulons pourtant espérer que, tout simplement, il n'a pas pris le temps d'en saisir les causes profondes, ni d'en apercevoir toutes les répercus­sions. Mais en ne voulant tenir aucun compte de ces causes et de ces répercussions, c'est lui-même qui a imposé le devoir de les publier, en les appuyant de beaucoup plus de preuves et de documents que nous n'aurions voulu en divulguer. Dans les trois pages susdites, il trouve des « *erreurs et inexactitudes surprenantes* », mais il ne précise pas les­quelles. Faudrait-il croire que l'authenticité de ce qui le surprend lui paraît suspecte ? Ce serait prétendre à une science parfaite de tout ce qui concerne Lourdes, alors que, pour un historien, l'étude des documents nouvellement mis au jour est en général fort utile. En avril et mai derniers, *Itinéraires* a rappelé que « *la Revue est ouverte aux com­munications* \[... pour\] *précisions et objections* »* ;* la possi­bilité était aussi mentionnée « *d'entrer en communication avec Henri Massault* ». De nombreux mois de mutisme ne témoignent-ils pas d'un embarras pour nous contredire de manière valable et convaincante ? Notamment au sujet de la «* vraie place *» qu'il faut accorder à la *Protestation*... Comme nous l'avons dit ci-dessus, au niveau de la note 5, le public a tout de suite compris que nous ne présentions pas un «* exposé unilatéral *» et l'abbé Laurentin est bien placé pour le constater. Sa lettre est là-dessus aussi inexacte que son propos sur les rédactions originales de la Protes­tation retrouvées « *à force de recherches* ». De nombreu­ses correspondances conservées aux archives Lasserre nous permettent d'affirmer que leurs détenteurs successifs n'ont jamais égaré le dossier de ces pièces qui était pour eux un dépôt sacré. Ils se sont même fait un devoir impérieux de veiller à ce que l'on en tienne loyalement compte. Volontiers ils ont accepté que d'autres les y aident. \*\*\* 195:98 Si vraiment « *la Protestation appelait un examen criti­que pour bien des raisons* » il est dommage que l'abbé Laurentin n'en donne qu'une seule qui est très loin de *suf­fire*. Il fait état d'une contradiction entre un propos de la Voyante cité par Lasserre dans son livre sur Lourdes, et une affirmation diamétralement opposée enregistrée deux mois plus tard dans la *Protestation*. Il s'agit de la lumière précédant ou accompagnant l'Apparition. Pour permettre aux lecteurs de juger la valeur de cette «* raison *» voici quelques remarques présentées non pas en forme de raison­nement logique, mais dans l'ordre des propos inexacts con­tenus à ce sujet dans la lettre au Directeur d'*Itinéraires*. **1. --** Sempé est présenté comme se faisant « *l'écho du texte* » de Lasserre. On sait que, pour l'abbé Laurentin, certains auteurs sont toujours récusés comme des échos de Lasserre, tels le témoin Dozous ou le P. Marie-Antoine qui affirme avoir enquêté lui-même à Lourdes. Par contre d'autres passent pour indépendants parce qu'ils ont prudemment dissimulé leurs liens, quelquefois très intimes, avec l'his­torien ; tel Boissarie. Mais pour la *Petite Histoire* le cas est spécial : tantôt Sempé est, comme ici, un écho de Lasserre bien qu'il ait maintes fois certifié ne lui avoir pas pris « quoi que ce soit » ; tantôt, en vertu de ces déclarations, il est cité comme une source absolument indépendante. **2. --** « *Si le témoignage de Bernadette était de bon aloi* » avance l'abbé Laurentin, « *Lasserre aurait dû corriger son livre qui en était alors à la première édition. Il ne l'a pas fait... une seule explication possible : il s'est aperçu que la* Protestation *qu'il avait recueillie était fautive...* » IL EST FAUX que le livre de Lasserre en ait été «* alors à la première édition *». En octobre 1869, il en était à la 15^e^ édition ([^42]). Par conséquent plus de trente mille exemplaires (sans compter les traductions) circulaient déjà, relatant sur ce point *non pas une conclusion personnelle de l'auteur*, mais UN DIRE de la Voyante, cité textuellement « Je vois la lumière d'abord et ensuite la Dame. » 196:98 Il y a cent ans, le public n'aurait pas permis, même à un abbé Laurentin, de modifier les affir­mations de Bernadette. Elles inspiraient un respect si absolu *qu'il leur aurait fallu pour cela des preuves venant d'elle-même*. Le témoignage de celle qui SEULE avait vu l'Apparition était tellement intangible qu'elle SEULE pouvait y changer quoi que ce fût. La *Protestation* permettait de faire la rectification sur la lumière, *mais à condition de pouvoir la citer textuellement et officiel­lement*. Or Lasserre AVAIT PROMIS DE N'EN RIEN PUBLIER. Il a été donc été obligé de *rester passif et de ne pas corriger son livre, attendant que l'Évêché de Tarbes veuille bien tenir compte du document et le relever de sa promesse de non-publication*. **3. --** Dans « *la série des témoignages de la voyante* » établie par l'abbé Laurentin, PAS UN SEUL n'émane directement de Bernadette ; TOUS sont des redites de visiteurs dont aucun ne tient sans intermédiaire le propos en question. **4. --** La Protestation est donc en réalité l'unique témoignage DE la Voyante sur la lumière accompagnant l'Appari­tion. Témoignage direct, soigneusement communiqué et authentifié devant ses Supérieures dont la garantie est de valeur inattaquable. **5. --** L'abbé Laurentin présente trop souvent comme « *témoi­gnages* DE *Bernadette* » des propos qui lui sont simple­ment attribués par des tiers plus ou moins fiables. N'est-il pas abusif d'utiliser ensuite de tels échos -- dont la fidélité reste incertaine -- comme s'il s'agissait de témoignages originaux ? C'est seulement par ce procédé factice que la Bernadette de la *Protestation* est mise en contradiction avec elle-même. Cela permet aussi à l'abbé Laurentin d'accuser Lasserre d'une « *erreur* ». Bien au contraire, tout historien sérieux sera reconnaissant à Lasserre puisque grâce à lui on n'est pas réduit, au sujet de la lumière accompagnant l'apparition, à des redites passées de bouche en bouche avant d'être consignées sans grande garantie d'authenticité. 197:98 **6. --** Quand l'abbé Laurentin dénonce chez Lasserre « *une précipitation et une passion regrettable* » il fait œuvre de polémiste et non d'historien car il reprend, sans s'occu­per de savoir si elle est fondée, une critique imaginée il y a cent ans pour justifier le rejet de la *Protestation* par le P. Sempé. **7. --** Dans le tome 3 de l'*Histoire Authentique*, que nous sommes invités à consulter, nous lisons : « *Lasserre semble avoir reconnu son erreur... Il a supprimé ce passage* \[sur la lumière\] *en éditant la Protestation dans son mémoi­re confidentiel*. » Voilà qui serait tout à fait concluant... si c'était vrai ! Mais c'est une flagrante contre-vérité. Lasserre a fait imprimer deux transcriptions confidentielles de la *Protestation*. L'une en novembre 1869 pour Mgr Laurence à qui, s'il faut en croire les affirmations formelles de Mgr Forcade ([^43]), les services de l'évêché de Tarbes se sont bien gardés d'en communiquer le texte ; elle est faite sur deux colonnes, et LA PHRASE SOI-DISANT OMISE Y FIGURE AU BAS DE LA PAGE 34. La seconde transcription, qui date d'avril 1870, était destinée à la Congrégation romaine du Saint-Office ; LE TEXTE EN QUESTION S'Y TROUVE INTÉGRALE­MENT REPRODUIT A LA PAGE 36. **8. --** Lasserre avait eu lui-même des doutes au sujet de la lumière. Sur son exemplaire des *Annales de Notre-Dame de Lourdes* il avait coché le passage du récit qui en parle. C'est pourquoi il le soumit à Bernadette le 13 octobre 1869. Celle-ci, comme le dit une « *rature instructive* » du brouillon de la *Protestation*, « *a entouré et noté de sa main* », à l'encre, les quatre lignes contestées de la page 103 ([^44]). Ce précieux exemplaire des *Annales* est une des pièces que l'abbé Laurentin n'a jamais vues. Il est aux archives Lasserre. IL EST DONC CLAIR QUE L'HISTORIEN A VOULU CON­TRÔLER L'EXACTITUDE DE SON PROPRE LIVRE, ET NON PAS UNIQUEMENT CELLE DE SEMPÉ. 198:98 **9. --** Non ! La *Protestation* recueillie par Lasserre ne fut pas « *fautive de son fait* ». Ce que l'abbé Laurentin appelle « *l'erreur* » est un enregistrement loyal qui montre que l'enquêteur ne vint pas à Nevers pour « *faire dire à Berna­dette* » ce que lui-même voulait, mais pour connaître l'exac­te vérité, même si cela devait infirmer un point du livre qu'il avait publié. **10. --** C'est donc gratuitement que la rédaction de la *Protestation* est attribuée au seul désir de détruire la *Petite Histoire* publiée dans les *Annales*. **11. --** Les prétendus démentis DE Bernadette et la « contre-enquête » du P. Sempé sont empruntés à une lettre apocryphe composée par ce dernier pour étoffer la défense des Chapelains de la Grotte devant le Saint-Office. Ils vou­laient conjurer des condamnations contre les erreurs de la *Petite Histoire* et contre le commerce qui se faisait autour de la Grotte ([^45]). Ces soi-disant démentis de Bernadette ne sont donc en réalité qu'un très suspect plaidoyer pro domo de Sempé. **12. --** Il n'est pas exact d'écrire dans l'*Histoire Authentique* qu'à Nevers le P. Sempé « *ne proposa à la signature* \[de Bernadette\] *aucun procès-verbal* ». Il est au contraire très « éclairant » que cette signature ait été demandée avec insistance, et refusée par Sœur Marie-Bernard ([^46]). **13. --** Si véritablement « *il faut* » recouper chacun des termes de la *Protestation*, n'est-il pas abusif de le faire en accordant en fait *le même poids :* aux déclarations signées par la Voyante, puis à celles que lui Prête le P. Sempé (après refus d'attestation d'authenticité), et enfin aux témoignages consignés et « aménagés » par le P. Cros, neuf ans plus tard, c'est-à-dire 20 ans après les événements ! **14. --** Pourquoi « *l'étude critique* » du document ne porte-t-elle que sur UNE SEULE des quatre pages qu'il con­tient, et se borne-t-elle à « *20 points* » ? Les trois pages laissées de côté et *cachées au public* ne pouvaient-elles être « *éclairantes* », en elles-mêmes et pour apprécier la valeur du reste dans une critique honnête ? ([^47]) 199:98 **15. --** Signalons à ce propos que le Prologue de l'*Histoire Authentique* ne tient aucun compte du contenu de la *Protestation*. En 69 pages traitant de l'enfance de la Voyan­te, d'abondantes notes citent beaucoup de témoins indirects ou épisodiques ; même Huysmans et Zola sont mis à con­tribution. Mais l'abbé Laurentin traite arbitrairement comme si elles n'existaient pas les déclarations lues *trois fois* à Bernadette, *en présence de ses Supérieures* qui ont garanti la rectitude de l'enquête, et *attestées par une signa­ture* authentique. La carence de l'historien est ici injusti­fiable, semble-t-il, autrement que par le parti pris de juin 1957. **16. --** Quant à nous, il nous paraît impossible d'accepter ce que l'abbé Laurentin apporte à l'appui de ses conclu­sions : nous avons déjà montré, à propos de l'épisode du moulin de Savy, combien faible était la valeur objective des « *dépositions tardives recueillies 20 ans après les Appa­ritions* » combien minime le poids réel des témoignages allégués comme « *antérieurs à la Protestation* » ([^48]). \*\*\* L'un des passages les plus inattendus de la lettre de l'abbé Laurentin est celui où il dit que « *Lasserre aurait dû corriger son livre* ». L'abbé Laurentin s'apercevrait-il enfin qu'un écrivain a le devoir de corriger dès que possible ce qu'il y a d'erroné ou de défectueux dans ses publications ? Depuis qu'il édite des tomes successifs sur Lourdes, aucun des nouveaux volumes n'a apporté la liste d'*errata* concer­nant les volumes précédents. Pourtant chacun contient des bévues, dates fausses, confusions de noms, références in­exactes, omissions de pièces, coquilles d'imprimerie, etc. L'auteur ne saurait s'en expliquer par une inconvenante certitude de la perfection absolue de son œuvre. Alors, craindrait-il, comme cela arrive à d'autres, de rebuter les lecteurs par l'aveu de ses faiblesses, ou de dévoiler au public beaucoup de précipitation là où il a annoncé des soins minutieux ? 200:98 Certes, « *la Paix et la Vérité sont le fait de Lourdes* »*.* Voilà bien pourquoi il est impossible d'écrire sereinement une histoire véridique des Apparitions de Massabielle, sans s'efforcer tout d'abord de discerner et d'étudier la nature exacte des discordes suscitées autrefois par le ténébreux « semeur de zizanie ». Mais, faute de cette étude impartiale, l'abbé Laurentin ne voit pas la Paix de Lourdes offensée par les calomnies et les mensonges des Sempé et Moniquet contre le premier historien. Il prétend même citer pieuse­ment au service de la Vérité de Lourdes des pamphlets dont il connaît les démentis formels. Il semble s'être ima­giné que ses grandes capacités naturelles et sa notoriété suffiraient par elles-mêmes à assainir le passé. Il paraît avoir compté que « *les héritiers de certaines passions* » (?) et même, au besoin, les dires de Bernadette se plieraient docilement à ses appréciations compétentes de spécialiste mandaté. En outre, pressé de publier ses nombreux volumes selon un programme chronologique fixé d'avance, il n'a pas communiqué ses manuscrits aux conservateurs d'archives qui l'auraient aidé volontiers à servir la Vérité dans la Paix. Verra-t-il maintenant qu'en dépit de tous les talents du monde et malgré d'excellentes intentions, c'est lui, hélas ! et lui seul, qui a « *ressuscité les confusions des tristes que­relles* » d'autrefois. Pourtant, au début de ses recherches et travaux sur Lourdes, on l'avait mis en garde de divers côtés. Que n'a-t-il vu alors qu'il y avait « *mieux à faire* » que d'obliger des historiens à expliquer pourquoi et com­ment il faut contester et rectifier ses conclusions. Tant que l'abbé Laurentin ne nous aura pas opposé quel­que chose de solide et de convaincant ; tant qu'il préférera au plan de l'histoire celui de la polémique qui lui fait invoquer de hauts patronages (?), nous maintiendrons ce qui est écrit dans les pages qu'attaque sa lettre. Nous refu­sons de nous incliner devant l'adage qui, en fait, pourrait résumer toutes les règles de critique historique suivies par le P. Sempé et ses continuateurs : « Et nul ne sera *vrai,* hors nous et nos amis. » Henri MASSAULT. P. S. -- Nous n'avons voulu parler ici que de l'histoire de Lourdes, sans défendre notre personne. Disons seulement à ce sujet que l'abbé Laurentin est décidément bien mal informé, car nous n'avons pas connaissance d'un article signé « De Mas­sault ». Nous ne savons donc rien de cette prose qu'il nous attribue. 201:98 ### Note conjointe La revue *Recherches sur Lourdes, hier et aujourd'hui* ([^49]) vient de publier dans son numéro 12 d'octobre 1965, page 135 : LOURDES, HISTOIRE AUTHENTIQUE Nous avons reçu à diverses reprises des lettres de nos lecteurs exprimant leur étonnement devant le silence de notre revue au sujet d'une série d'articles parus dans une revue parisienne critiquant sévèrement l'*Histoire authentique* de Lourdes et son auteur. Nous pouvons dire que c'est avant tout dans un esprit de paix évangélique et pour ne pas ressusciter de très anciennes polémiques que nous avons gardé le silence jusqu'ici. Deux remarques suffiront, nous l'espérons, à rassurer nos lecteurs sur le « sérieux » de l'*Histoire authentique* de l'abbé Laurentin. 1° Toute la documentation extrêmement abondante sur laquelle s'appuient les articles en question ne comporte, à l'examen, AUCUN DOCUMENT NOUVEAU concernant direc­tement l'histoire des apparitions de Lourdes. 2° Pour permettre aux chercheurs de mesurer à leur valeur les critiques adressées à M. Laurentin, à la rigueur duquel tous les Historiens ont rendu un hommage una­nime, nous les renvoyons d'une part à la documentation rassemblée autrefois par l'abbé P. Moniquet, dans *Le Cas de M. Henri Lasserre*, Savaëte, Paris (1897), et dans *Les Origines de Notre-Dame de Lourdes, Défense des Évêques et des missionnaires de Lourdes, Examen criti­que de divers écrits de M. H. Lasserre*, Savaëte, Paris, Spithover, Rome, 2^e^ édition, 1901, et surtout à l'*Histoire Authentique* elle-même, dont les dossiers loyalement pré­sentés donnent le « seul moyen d'... une expertise claire, vérifiable, et surtout, perfectible ». (*Lourdes, Histoire Authentique*, I, p. 117.) Une telle note paraît être une méprise de la Rédaction car elle sort tout à fait du cadre habituel de *Recherches sur Lourdes* qui est celui de l'histoire, des documents loyaux et authentiques, et des faits exacts qui s'en dégagent. Tel est aussi le cadre de la « *série d'articles* » visés ici*.* Sur ce terrain commun, nous enregistrons avec plaisir que cette excellente revue reconnaît l'extrême abondance de notre documentation, et ne semble pas avoir de reproches à nous adresser. 202:98 Dont, acte, pour l'aspect historique de la question, qui est bien le seul intéressant, après le Message de la Sainte Vierge et le rayonnement spirituel du Pèlerinage. Tout le reste de la note n'a plus rien à voir avec la critique historique et ne tend qu'à la polémique, exactement comme au­trefois quand, pour esquiver les enquêtes auprès de témoins non encore circonvenus, on alléguait les *recherches consciencieuses,* les *excellentes intentions* et la *conduite irréprochable* des uns, et on accusait gratuitement les autres de *passion aveu­gle qui inspirait des excès* ([^50])*.* Ainsi on apprend que, pour « *rassurer sur le sérieux* » des ouvrages de l'abbé Laurentin, il y a deux garanties précises : l'absence de documents nouveaux et, avec l'hommage *unanime* de *tous* les Historiens, la documentation de l'abbé Moniquet contre M. Henri Lasserre ! Encore une fois, cela n'est pas de l'histoire. C'est tout au plus de la polémique, et fort mauvaise. Puisque « *la paix évan­gélique* » avait empêché l'Abbaye de Tournay de la ressusciter jusqu'à présent, il est d'autant plus évident qu'il a fallu sur­prendre sa bonne foi pour lui faire imprimer de tels propos tout à fait inexacts et, par surcroît, infamants pour les travaux de l'abbé Laurentin. En effet, si réellement il n'y avait aucun document nouveau, ce serait un fait négatif qui ne garantirait pas l'exacte inter­prétation (perfectible) des documents anciens. Précisément, la *Protestation* de Bernadette, débarrassée des calomnies accumu­lées pour justifier son rejet (ou son recoupement par des témoins secondaires), acceptée et comprise sans préventions, n'est-elle pas, au premier chef, un « *document nouveau concernant direc­tement l'histoire des apparitions de Lourdes* » ? L'hommage de *tous* les *unanimes* Historiens est certainement exagéré, car il est de notoriété publique que les réserves de plusieurs anéantissent cette unanimité totale. Et puis un blâme général serait aussi peu probant que cette soi-disant faveur unanime. Ce sont là des arguments *ad hominem* qui répercutent le plus souvent une cote arbitraire ou une publicité plus ou moins adroite. Ce test -- auquel l'abbé Laurentin revient sans cesse -- peut avoir un peu de poids dans une guerre de partisans, mais en matière de vérité historique il n'a aucune valeur ni fiable, ni surtout profonde. \*\*\* 203:98 Quant à la référence aux deux ouvrages de l'abbé P. Moni­quet, rien n'est plus stupéfiant, surtout lorsqu'on les sait QUALIFIÉS PAR L'ABBÉ LAURENTIN LUI-MÊME *d'ouvrages de polémique* ET DE *pamphlets sans intérêt pour l'histoire des apparitions* ([^51]) FAUDRAIT-IL CONCLURE QUE LE « *sérieux* » DE *l'Histoire Authen­tique* N'EST GARANTI QUE PAR DES PAMPHLETS SANS INTÉRÊT ? Cela ne nous paraît pas du tout rassurant ! Chacun sait que ces écrits extrêmement violents, documentés aux archives de la Grotte et dans les papiers du P. Sempé, ne concernent en rien les Apparitions, et sont dirigés contre Las­serre. Ils abondent en inexactitudes et en interprétations fausses et tendancieuses, dans les faits et dans les citations ([^52]). En 180 pages in-8° pour le premier, et en 494 pages pour le second, ce ne sont que calomnies cauteleuses où l'auteur, -- amateur de bruit et visant à un succès personnel au prix d'un scandale -- affirme les mensonges les plus évidents, trompe ses lecteurs avec impudence et juge tout le monde d'après ses préventions et partis pris, à commencer par Lasserre qu'il ne connaissait pas, mais qu'il « *détestait d'une de ces bonnes haines ecclésiastiques qu'aucune faiblesse humaine ne tempère* »*,* comme disait Henry Bordeaux ! Ces ouvrages ont toute une histoire que *Recherches sur Lourdes* aurait dû explorer avant de les prôner. C'est la riposte démoniaque à la publication de la *Vie de Mgr Peyramale* par Lasserre, exactement comme la brochure Forcade, publiée dix-huit ans plus tôt en réaction contre la *Vie de Bernadette Sou­birous* qui venait de paraître. L'Archevêque de Paris et l'Évêque de Tarbes refusent de laisser imprimer de pareilles inepties. L'honnête maison Desclée ne veut pas les publier. L'éditeur Savaëte passe outre et, escomp­tant un scandale du fait de la notoriété de Lasserre, il fait une grosse publicité. Le public répond par son dédain, puis par son indignation. Lasserre garde le même silence qu'au temps de la brochure Forcade, tant la Vérité parle pour lui. Alors la règle du fiasco joue ici, comme toujours pour ce qui ne sert pas loyalement le plan divin à Lourdes. Car, en fait, c'est Lourdes qui est atteint, bien plus que son premier historien. 204:98 Malgré sa frénésie d'attaques contre Lasserre, Moniquet n'ose pas lui reprocher la *Protestation* de Bernadette, pas même sous le couvert de la brochure de Mgr Forcade. Le témoignage de la Voyante impose le respect au pamphlétaire qui n'en souffle mot ni du vivant de l'historien, ni même après sa mort quand il refond plus librement son ouvrage avec l'espoir de forcer le succès en forçant la diatribe. La publicité va jusqu'à la distri­bution gratuite d'un exemplaire aux hôtes de marque du Pèle­rinage, mais elle n'aboutit qu'à un écœurement général contre l'auteur. Quand l'éditeur Savaëte hérite de Moniquet, il commence par envoyer des masses d'invendus au pilon. Puis il tente de faire acheter le reste à chers deniers par les descendants de Lasserre et constate que ces libelles ne les ont jamais affectés. Enfin il s'en débarrasse si bien que diverses interventions -- notamment du Cardinal Verdier qui vient de faire célébrer le centenaire d'Henri Lasserre dans sa chapelle des Carmes, à Paris, et de Mgr Légasse, évêque de Périgueux, soucieux du respect dû à une des gloires religieuses de son diocèse --, amènent Mgr Gerlier, évêque de Tarbes et Lourdes, à interdire la diffusion de cette vile littérature. A *Recherches sur Lourdes,* ignorait-on cette interdiction ? Encore une fois à première vue la recommandation est étrange, car on ne voit pas le rapport entre ces pamphlets et l'*Histoire Authentique.* Cependant puisque l'on sait maintenant officielle­ment que l'abbé Laurentin s'est inspiré de ces compilations de calomnies contre Lourdes et son premier historien, il devient urgent en effet que les chercheurs connaissent la nature exacte de cette source, afin de mieux comprendre les tendances de qui s'en fait une solide garantie. A cet égard *Recherches sur Lourdes* a raison et la paix évangélique n'est violentée qu'en apparence seulement. Ces ouvrages sont depuis longtemps hors commerce et on ne les trouve guère dans les bibliothèques qui se respectent. Les historiens aimeront donc savoir qu'on peut les consulter aux archives Lasserre et Peyramale, où on en fera une étude vrai­ment scientifique en contrôlant les faits et les citations, et en remettant ces dernières dans leur forme exacte et dans leur contexte. Henri MASSAULT. 205:98 ### Notre Père QUAND LES APÔTRES demandèrent à Notre-Seigneur de leur apprendre à prier, ils venaient de le voir prier lui-même. Saint Luc nous dit en effet : « Et il advint comme (Jésus) était en prière en un certain lieu que, lorsqu'il eut achevé, un de ses disciples lui dit : « *Seigneur, apprends-nous à prier comme Jean aussi l'a appris à ses disciples.* » C'est donc en voyant prier Jésus que l'un des apôtres eut l'idée de faire cette demande. On sait que Jésus se retirait à l'écart pour prier et même y passait la nuit. Saint Matthieu rapporte ses paroles : « *Pour toi, lorsque tu pries, entre dans la chambre, et la porte fermée, prie ton Père qui est dans le secret* (qui est caché) *et ton Père qui voit dans le secret, te le rendra*. » Cette prière est évidemment distincte de la prière publique qui s'accom­plissait chaque sabbat à la synagogue, et de ces deux formes de prière chacune a sa nécessité puisque d'une part, le salut est personnel, et d'autre part les chrétiens sont un seul corps dont le Christ est la tête. D'ailleurs « *il faut toujours prier* » Jésus ce jour-là, « en un certain lieu » pria de manière ostensible à côté de ses disciples, parce qu'il voulait se faire interroger. 206:98 Aussi nous pouvons chercher quel était le lien entre la prière personnelle de Notre-Seigneur et celle qu'il voulut enseigner à ses disciples. Comme Jésus était homme nous pensons qu'il priait comme il voulut qu'on priât. Avec une différence essentielle qui vient de ce que Jésus était sans péché et que son âme était indissolu­blement unie à Dieu même. On touche ici du doigt ce qu'est l'analogie, mode essentiel de la pensée chrétienne mais aussi de toute pensée métaphysique ; si on l'ignore on ne peut savoir pourquoi la philosophie ne saurait être exacte au sens où le sont les mathématiques. L'analogie n'est pas la similitude complète qui, dans notre esprit, tire son ori­gine de la quantité et de l'étendue (exemple : des triangles semblables) ; c'est une sorte de proportionna­lité qualitative qui est la similitude dans les choses spi­rituelles ; et c'est en ce sens que l'homme est créé à l'image de Dieu. Mais nous aurions intérêt à nous rendre compte de ce qu'était la prière personnelle de Jésus ; elle nous indiquerait quelles sont les insuffisances de la nôtre. \*\*\* Jésus commence par nous indiquer que la paternité divine est la même pour tous, et pour lui-même en tant qu'homme et aussi, ô merveille, en tant que Fils éternel du Père. « Notre Père » dit-il. Quelle nouveauté ! Plu­tarque, une cinquantaine d'années à peine après le temps où Notre-Seigneur enseignait à prier ainsi, écrit dans la vie d'Aristide : 207:98 « Mais malgré ces dispositions si naturelles, de ces trois attributs de la Divinité (l'immor­talité, la puissance et la vertu) les hommes ne désirent que l'immortalité, dont notre nature est incapable, et la puissance qui dépend en grande partie de la fortune : mais la vertu, le seul des biens divins qui soit en notre pouvoir, ils la laissent au dernier rang ; erreur grossière, qui les empêche de voir que la justice seule rend en quelque sorte divine la vie de ceux même qui sont au comble de la puissance et de la fortune, et que l'injustice la rend semblable à celle des bêtes sauvages. » Quelle illusion de croire que la vertu est en notre pou­voir ! Quel manque c'est d'ignorer que Dieu est amour pour sa créature ! Isaïe avait dit plusieurs siècles aupa­ravant : « Ainsi parle Yaweh... vous serez allaités, portés sur le sein, caressés sur les genoux. Comme un homme que sa mère console ainsi je vous consolerai... » (LXVI.) Marie eut-elle à consoler Jésus ? Sûrement. Le rude apprentissage de la vie d'homme chez un enfant, Jésus dut le faire ; il se cogna, il tomba, et Marie, ignorant certainement en grande partie les merveilles spirituelles que l'union intime à Dieu enfantaient dans l'âme de son enfant, fit comme toutes les mères, elle réalisa la prophétie d'Isaïe, et Jésus put jouir délicieusement d'un amour parfaitement pur, sans égoïsme. L'Évangile nous rapporte une circonstance où le Père jugea que Jésus avait besoin de consolation. C'était au jardin du « Pressoir à huile ». La sueur d'angoisse de Jésus était « *comme des globules de sang qui coulaient jusqu'à terre* » et « *il lui parut un ange du ciel qui le réconfortait* ». Que pouvait-il faire pour communiquer sa force et son espérance au Fils de Dieu ? Il lui chanta les louanges de sa Mère. Car Jésus souffrait pour le rachat de nous tous, il était traité comme s'il eût été un pécheur, il savait combien peu l'homme, dans l'usage de sa liberté, utiliserait des grâces si précieuses et si chèrement acquises. Mais une des œuvres de salut, au moins, était parfaite et entièrement accomplie, l'Imma­culée conception de sa Mère. 208:98 Et cette œuvre parfaite était associée jusqu'à la fin des temps à l'Espérance du Salut des hommes. Elle leur donnerait l'image d'une simple créature comme eux, devant tout à Dieu, comme eux, et rendant tout à Dieu. La louange de sa Mère par l'ange fut la conso­lation de Jésus au Jardin des Olives. Pendant ce temps, Marie priait dans l'angoisse. Enseignant donc à prier à ses apôtres, Jésus leur faisait dire : *Notre Père,* s'assimilant à eux, les assimi­lant à Lui. \*\*\* Les trois demandes qui suivent n'offrent pas de difficulté. Jésus étant venu au monde pour que le nom de Dieu pût être sanctifié par les hommes, pour que son règne arrive, pour que sa volonté fût faite sur la terre comme au ciel ; il a proféré lui-même ces trois deman­des avec en propre une connaissance parfaite de ce qu'elles signifient et représentent. Si bien que nous devons en quelque sorte surtout demander à Dieu de les comprendre. Essayons d'y entrer, quoique bien faiblement. Par la première demande nous souhaitons que tous les hommes reconnaissent Dieu et sa sainteté, qu'ils soient illuminés par la grâce divine. Mystère ! Cette grâce est un don gratuit et Dieu nous octroie de partager sa puissance ; car tel est l'effet de la prière. Dieu mesure ses dons aux autres hommes et à nous-même selon l'ardeur que nous aurons mise à partager librement sa puissance ; par la prière nous sommes *causes* (en Dieu) comme Dieu est *cause.* La prière est le plus puissant moyen d' « action catholique ». Jésus et ses apôtres en sont les modèles. 209:98 On pourrait dire que la première demande du Pater vise la foi. Mais en fait ce qui s'ajoute à la troisième demande : « sur la terre comme au ciel », peut être ajouté à chacune des deux premières : que votre nom soit sanctifié sur la terre comme au ciel, c'est-à-dire parfaitement ; dans l'amour. Jésus nous fait demander la foi pour tous les hommes, mais informée par la charité. Comment douter que Jésus ait fait lui-même cette prière avec tout ce qu'elle comporte dans la pensée divine de trésors d'amour et de gloire ? Et des vues concrètes sur l'avenir du monde et de la chrétienté ? En ce temps-ci plein de troubles et de contradictions chez les chrétiens eux-mêmes, Dieu attend pour mani­fester la puissance de sa grâce qu'il y ait suffisamment de chrétiens priant « *en esprit et en vérité* »*.* \*\*\* La seconde demande « que votre règne arrive » se rapporte à la vertu d'espérance, mais elle aussi informée par la charité. La prière de Jésus était pleine, elle envi­sageait l'Universalité de la création, le temps et l'éter­nité, la grâce et la réponse des hommes ; elle avait une valeur infinie, et cependant il la répétait chaque jour, et même elle ne cessait pas. Quelle leçon pour nous, si vite las de prier, si satisfaits de nous-mêmes quand nous avons accordé quelques instants à Dieu ! Ce royaume de Dieu était annoncé par S. Jean-Bap­tiste : « *Faites pénitence, car le royaume de Dieu est proche* »*,* disait-il. Comment l'entendait-il ? Peut-être mieux que les apôtres eux-mêmes, qui le jour de l'Ascension demandaient encore : « *Seigneur*, *est-ce en ce temps que tu vas rétablir le royaume pour Israël ?* » 210:98 Il fallait que vint l'Esprit consolateur pour qu'ils comprissent ce qu'avait dit leur maître : « *Jésus étant interrogé par les Pharisiens quand le royaume de Dieu allait venir, il répondit : Il n'y aura point de marque par laquelle on connaisse quand le royaume de Dieu viendra. On ne dira point : il est ici, ou il est là ; car sachez que le royaume de Dieu est au-dedans de vous.* » (Luc XVII, 20.) Jusqu'à l'Annonciation, le jardin clos de Marie fut le seul royaume de Dieu sur cette terre. Jésus cependant disait à Pilate : « *Mon royaume n'est pas de ce monde*. » C'est-à-dire il ne dépend pas du monde créé ; il n'est pas naturel, il est surnaturel. Le « dialogue avec le monde », dont il est beaucoup ques­tion en ce moment, ne peut consister qu'à montrer au monde la nécessité du surnaturel pour sortir ce pauvre monde de l'ornière de la nature où il traîne péniblement son fardeau de péché, de misères et d'orgueil. Et pour le convaincre il faut avec l'aide de Dieu pou­voir aller jusqu'au martyre. Car S. Paul nous dit : « *Le Royaume de Dieu c'est la justice, la paix et la joie dans le Saint-Esprit.* » C'est la justice devant Dieu et non devant les hommes ; c'est la justice de Jésus-Christ, innocent condamné par les hommes, et qui nous a acheté, la possibilité de participer à cette justice divine qui est la sienne. Le royaume de Dieu c'est son Église, celle du ciel et celle de la terre. Celle-ci n'est point parfaite, chacun peut le constater en soi-même ; mais la terre a été in­ventée pour être l'atelier de notre perfection. (*A suivre.*) D. MINIMUS. 211:98 ### L'EUCHARISTIE Un grand trouble s'était élevé dans l'Église au sujet de l'Eucharistie. Sans doute l'Eucharistie a toujours paru « scandale et folie » à la sagesse humaine : il en est ainsi depuis la première annonce qu'en fit Jésus, ainsi que le rapporte l'Évangile. Mais cette fois le trouble était à l'inté­rieur de l'Église. L'Encyclique MYSTERIUM FIDEI du Pape Paul VI, publiée en la fête de saint Pie X, est venue rétablir, réaffirmer, dé­fendre la vérité. « Parmi les personnes qui parlent ou écrivent sur ce mystère très saint, il en est qui répandent au sujet des messes privées, du dogme de la transsubstantiation et du culte eucha­ristique, certaines opinions qui trou­blent les esprits des fidèles et causent chez eux une grande confusion sur les vérités de foi » écrivait Paul VI au § 10 de l'Encyclique (traduction de la « Do­cumentation catholique »). M. René Laurentin répondait aussitôt dans « Le Figaro » en opposant au Pape que la doctrine classique de l'Eucharistie n'est mise en question par nul catholique : Luc Baresta relève plus loin cette manifestation de M. Laurentin, qui en dit long sur beaucoup de choses. 212:98 Le trouble dans l'Église avait atteint son point le plus visible avec le numéro des « Informations catholiques interna­tionales » du 1^er^ juillet 1965. Ce numéro, sous le titre « Débat aux Pays-Bas sur la présence réelle », présentait favora­blement les idées « nouvelles » sur le Saint-Sacrement (notamment les idées de « trans-signification » et de « trans-finalisation »), et dénonçait comme ca­lomniateurs ceux qui trouvaient ces idées incompatibles avec la doctrine ca­tholique. A ce propos, les « Informations catho­liques internationales » tombaient une fois de plus dans une contradiction qui leur est fréquente au point que l'on peut se demander s'il n'y faut pas voir une tactique -- d'une part elles assurent qu'il s'agit de « recherches » qui sont l'affaire des théologiens et que le public ne peut entendre ; mais d'autre part elles lancent elles-mêmes ces idées dans le public. Cette attitude double mériterait sans doute un examen attentif. \*\*\* 213:98 On trouvera ci-après : 1. -- Trois lettres successives de notre éminent ami Paul Péraud-Chaillot, écri­tes à des fidèles qui avaient été troublés par les publications imprudentes et er­ronées que plusieurs organes catholiques firent sur ce sujet. Comme on le verra, la première de ces lettres est anté­rieure à la publication de l'Encyclique, les deux autres sont postérieures. 2. -- Une étude théologique du Père R.-Th. Calmel, o.p. 3. -- Un article de Luc Baresta, paru au mois d'octobre, mais qui mérite d'être recueilli et conservé. 214:98 ### Trois lettres sur l'Eucharistie par Paul PÉRAUD-CHAILLOT #### Première lettre (15 août 1965) «* Approches personnalistes *» *\ du dogme de l'Eucharistie* Vous m'avez demandé ce qu'il convenait de penser de certain « récent débat sur la Présence réelle du Christ dans l'Eucharistie » et des « approches personnalistes » de quel­ques théologiens, ainsi que des recommandations à ce propos d'avoir confiance en la « théologie moderne ». Nous ne demandons pas mieux que d'avoir confiance en la théologie moderne, à de certaines conditions toutefois. Une théologie ne mérite pas confiance du seul fait qu'elle est moderne, pas plus qu'elle ne provoque de défiance légi­time du seul fait qu'elle est ancienne, car une théologie, même très ancienne, peut être vraie, et une théologie fort moderne, fausse, tout comme inversement. Quels que soient la date d'élaboration d'un travail théo­logique et le sujet dont il traite, dans l'immense champ de la science sacrée, sa loi élémentaire première est le respect de la foi définie. Les dogmes de foi de l'Église sont les principes de la théologie. Le théologien est un fidèle qui cherche à se rendre compte de sa foi, à en avoir toute l'intelligence possible : *Fides quaerens intellectum*. Il ne doit donc pas commencer par falsifier cette foi ni aboutir dans sa recherche à la corrompre ou à la changer, sous le prétexte d'en donner énoncés et explications plus accessi­bles à nos contemporains. 215:98 Nous voulons bien laisser les théologiens travailler en paix, ne pas leur chercher querelle, pourvu que leurs approches personnelles ou personnalistes ne mettent pas en danger la foi de l'Église, ne dénaturent pas les dogmes défi­nis, ne retombent pas réellement, en usant au besoin de termes différents, dans de vieilles erreurs formellement condamnées et anathématisées en des décisions doctrinales encore susceptibles de perfectionnements, mais irrévocables et ne pouvant être remises en question. \*\*\* En ce qui concerne spécialement l'Eucharistie, il n'est d' « approches personnalistes » acceptables que sur la base de l'adhésion sans réserve à la foi de l'Église en la présence réelle du corps et du sang du Christ sous les espèces ou apparences du pain et du vin, en l'admirable conversion que l'Église appelle d'un mot qu'elle trouve parfaitement adapté : *transsubstantiation*. Rien n'appartient plus incon­testablement au dépôt de la foi catholique, que ce dogme de la présence réelle et de la transsubstantiation du pain et du vin, par la puissance du Christ, à la parole du prêtre son ministre redisant et refaisant en son nom ce qu'il a dit et fait à la dernière cène. Sous toutes les formes et sous tous les modes qu'elles ont pu prendre au cours des siècles, les explications qui ne respectaient pas ces vérités, les évacuaient, les compromet­taient par des énoncés incompatibles avec elles, ou les niaient expressément, ont été explicitement condamnées comme hérétiques ou erronées dans la foi. La liste des Actes du magistère à cet égard serait longue. Les plus nettes, les plus formelles, les plus explicites des définitions dogma­tiques touchant l'Eucharistie et condamnant les vues héré­tiques à son sujet, sont contenues dans le décret *De Sancta Eucharistia* de la session XIII du Concile de Trente. Pères et théologiens eurent à examiner et à juger, du point de vue de la foi catholique, tout un ensemble de propositions subversives de cette foi extraites des écrits de divers « réfor­mateurs », Luther (qui d'ailleurs, s'il n'admettait pas la transsubstantiation, ne niait pas directement la présence réelle et prétendait l'expliquer par ce qu'on pouvait appeler l'*impanation*)*,* Calvin, Melanchton, Bucer, etc. 216:98 On peut en voir le résumé, à défaut de l'édition complète des Actes du Concile, dans *Les Décrets du Concile de Trente* par M. Michel (première partie du tome X de la grande *Histoire des Conciles* Haefele-Leclercq). Le décret comprend 8 chapitres et 11 canons. Il faut les voir dans l'*Enchiridion Symbolorum* ou dans *La foi catho­lique* du P. Dumeige. Citons le préambule qui marque, on ne peut plus claire­ment, la pensée de l'Église, les intentions du Concile d'ex­poser la foi catholique et d'en prévenir tout nouvel essai de subversion : « Le saint concile œcuménique et général de Trente réuni légitimement dans l'Esprit Saint, sous la présidence des légats et des nonces du Saint-Siège apostolique, s'il s'est rassemblé par une inspiration et une protection parti­culière du Saint-Esprit pour exposer l'antique et véritable doctrine sur la foi et les sacrements et pour porter remède à toutes les hérésies et à tous les autres dommages très graves qui, à l'heure actuelle, troublent lamentablement l'Église de Dieu, eut particulièrement, dès le début, le désir d'arracher jusqu'à la racine l'ivraie des erreurs exé­crables et des schismes qu'en nos temps calamiteux l'enne­mi a semé (Mt. 13, 25) dans la doctrine de foi sur l'usage et le culte de la très sainte eucharistie, que notre Sauveur a pourtant laissée dans son Église comme le symbole de son unité et de cette charité par laquelle il a voulu que tous les chrétiens soient reliés entre eux. C'est pourquoi ce même saint Concile, qui transmet sur ce vénérable et divin sacre­ment de l'Eucharistie la doctrine saine et authentique que l'Église catholique, instruite par Notre-Seigneur Jésus-Christ lui-même, par ses apôtres et par le Saint-Esprit qui lui suggère au cours des temps toute vérité (Jo. 14, 26), a toujours gardé et gardera toujours jusqu'à la fin du monde, interdit à tous les fidèles du Christ d'oser désormais croire, enseigner ou prêcher autre chose que ce qui est expliqué et défini par le présent décret. » (Traduction Dumeige.) Il n'est pas permis à un catholique de contester la doctrine ainsi annoncée, de ne pas la recevoir, d'enfreindre la défense par laquelle s'achève ce préambule. 217:98 Les chapitres exposent respectivement la foi de l'Église sur : la présence réelle ; la raison de l'institution du sacre­ment de l'eucharistie ; l'excellence de ce sacrement par rap­port aux autres ; la transsubstantiation ; le culte et la vénération à lui rendre ; la sainte réserve à conserver spécialement en vue des malades ; la préparation à apporter à la communion ; l'usage de l'admirable sacrement. Pour se faire une idée exacte de la doctrine de foi défi­nie dans les canons, il faut affirmer ce dont la négation est réprouvée, nier ce dont l'affirmation est anathématisée. Évidemment ceux qui n'admettent pas l'autorité du magistère de l'Église, son pouvoir et sa mission de définir la foi d'une manière irréformable (quoique perfectible), ne se croiront pas liés par les définitions du Concile de Trente. Mais si l'on n'admet pas cette autorité, ce pouvoir, on ne peut plus se dire ni se croire catholique. C'est devenu une mode de critiquer la théologie post-tridentine et toutes ces critiques ne sont pas également justifiées, tant s'en faut, mais autre chose est de constater des lacunes, des déficiences, des étroitesses, dans les travaux de théologiens depuis ce Concile, et autre chose de ne pas faire cas des définitions du Concile lui-même, de ne pas s'inquiéter d'y conformer son enseignement, ses opinions, ses exposés personnels. Un catholique ne peut faire comme le théologien pro­testant Paul Tillich, par exemple, qui, au nom du principe protestant tel qu'il l'entend, rejette comme idolâtrie toute doctrine reconnaissant une autorité absolue à un magistère vivant ou à l'Écriture. Ce qui est s'inscrire en faux contre l'Église catholique et aussi bien contre toutes les confessions protestantes qui reconnaissent, en principe au moins, l'au­torité souveraine des livres sacrés. \*\*\* Sur la foi catholique à l'Eucharistie, la liturgie n'est moins claire que les définitions conciliaires. Il n'est que de relire l'office et la messe du *Corpus Christi.* Citons du moins quelques strophes de la séquence *Lauda Sion*, exposé dogmatique lumineux : *Dogma datur Christianis,* *Quod in carnem transit panis* *Et vinum in sanguinem.* 218:98 *Sub diversis speciebus,* *Signis tantum et non rebus,* *Latent res eximiæ ;* *Caro cibus, sanguis potus :* *Manet tamen Christus totus,* *Sub utraque specie.* *A sumente non concisus,* *Non confractus, non divisus,* *Integer accipitur.* *Sumit unus, sumunt mille,* *Quantum isti tantum ille,* *Nec sumptus consumitur.* Et qu'on relise l'*Adoro Te*. Il ne faut pas oublier non plus l'histoire du culte eucha­ristique, de l'élévation et de l'adoration de l'hostie, des diverses manifestations de piété eucharistique approuvées par l'Église en dehors même de la messe et de la commu­nion : expositions du Saint-Sacrement, processions du *Corpus Christi*, congrès eucharistiques, etc., toutes choses en parfaite continuité et cohérence avec le dogme eucha­ristique, mais qui seraient absolument dépourvues de sens et de justification en dehors de ce dogme. Aussi bien, déjà au XVI^e^ siècle ceux qui falsifiaient le dogme ou le rejetaient, refusaient-ils également -- et logiquement -- les dévotions déjà séculaires, chères à tant de saints et d'âmes ferventes, et qui le sont restées et le resteront. \*\*\* En un tel domaine, présenter de nouvelles approches personnalistes n'est pas sans péril. En lisant les exposés eux-mêmes ou les recensions favo­rables, nous avons pu constater que ces approches font tout autre chose que proposer une nouvelle explication théolo­gique du dogme de la présence réelle et de la transsubstan­tiation, dont cette présence réelle est l'effet propre ; il nous a été impossible de retrouver dans ces explications la vérité dogmatique dont elles devaient tenir compte, en essayant d'en rendre compte. 219:98 Nous savons bien qu'au cours de l'histoire il y a eu de nombreuses tentatives d'explications de la part de théolo­giens catholiques qui n'admettaient pas, pour des raisons diverses, celles des théologiens médiévaux, et notamment celle de saint Thomas d'Aquin reçue au contraire avec tant de faveur par l'Église pour sa merveilleuse aptitude à rendre compte, au regard des exigences de la raison, de tous les aspects du mystère et de sa parfaite cohérence interne. Mais nombre d'essais qui se sont succédés depuis Descartes, par la philosophie de qui les premiers étaient influencés (et les suivants l'ont été par des philosophies diverses à mesure qu'elles apparaissaient et jouissaient de la vogue), ont été assez décevants. Tout bon étudiant en théologie le sait. Avec un peu de patience, on peut en lire l'exposé dans l'article *Eucharistie* du D.T.C. L'un ou l'autre logiquement compromettait le dogme, et l'Église eut à le désavouer, mais, dans l'ensemble, ils n'altéraient pas d'emblée le dog­me défini. Au départ du moins ils l'admettaient fermement. Tandis que les nouvelles approches personnalistes, loin de partir du Dogme, d'en accepter toutes les données, y subs­tituent tout autre chose : une doctrine absolument diffé­rente et inconciliable avec celle de l'Église, et au contraire aisément réductible, pour ne pas dire évidemment identique quant au fond, à des différences verbales ou modales près, à l'une ou l'autre des doctrines solennellement réprouvées par l'Église avant le Concile de Trente et par ce Concile lui-même, et depuis par d'autres interventions du Magistère. Nul accord n'est possible en effet, entre, d'une part les définitions de foi relativement à l'Eucharistie, les textes liturgiques (*Lex orandi, lex credendi*), l'enseignement uni­versel de l'Église, les formules des catéchismes sur la pré­sence réelle et la transsubstantiation : (« L'Eucharistie est un sacrement qui contient réellement, substantiellement et en vérité, le corps et le sang, l'âme et la divinité de Notre-Seigneur Jésus-Christ, sous les espèces ou apparences du pain et du vin »), -- et, d'autre part, des énoncés nouveaux excluant tout changement ontologique du pain et du vin, affirmant que le pain et le vin ne sont pas ontologiquement changés, convertis, qu'ils restent donc réellement pain et vin, non seulement quant aux apparences sensibles et pour l'analyse chimique éventuelle, mais en leur réalité profonde ; qu'ils sont seulement changés pour l'homme, pour le communiant, parce qu'ils reçoivent du rite consécratoire une nouvelle signification et finalisation ; qui, donc, rejettent expressément la transsubstantiation et prétendent y substituer une *trans-signification, transfiguration* ou *trans-finalisation *; 220:98 qui nient que le communiant reçoive et mange le corps du Christ, mais admettent seulement que le Christ se sert du pain et du vin transsignifiés, transfinalisés, pour se communiquer à qui mange ce pain et boit ce vin. Que devient dans ces perspectives la doctrine catholique met­tant, entre l'Eucharistie et les autres sacrements, cette différence irréductible que, tandis que les autres sacrements communiquent en effet la grâce, l'Eucharistie, elle, contient l'auteur même de la grâce. Les nouvelles approches personnalistes peuvent bien avoir pour auteurs des théologiens catholiques ; elles-mêmes ne sont pas pour autant conformes à la doctrine catholique. Aucun catholique conscient de sa foi, de l'enfant du catéchisme, ou de la *vetula* illettrée jusqu'aux docteurs les plus savants, les mieux instruits de la dogmatique et de l'histoire des dogmes, ne peut avoir confiance en cette « théologie moderne » là. Par avance, le Concile de Trente l'a rejetée en défendant, à l'avenir et pour jamais, que personne enseigne sur l'Eucharistie d'autre doctrine que celle qu'il proposait. On dira peut-être que j'exagère, que j'accuse à tort, que je manque de charité et de justice envers des théologiens catholiques bien intentionnés, désireux seulement d'aplanir la voie à nos contemporains arrêtés par les difficultés, pour eux insurmontables, du dogme eucharistique tel que l'Église le propose et l'enseigne, en référence, disent-ils, à une philo­sophie médiévale de la substance et des accidents aujour­d'hui périmée, dépassée, irrecevable. Je sais que je risque fort d'être taxé de réactionnaire, d'intégriste, cette tare des tares, en notre temps d'*aggiornamento*. Il vaut mieux être qualifié d'intégriste que d'être réellement désintégré dans sa foi. \*\*\* Je n'incrimine nullement les intentions des auteurs en question. Je ne les ai d'ailleurs pas nommés, ce que je pourrais faire puisqu'ils ont signé et que les censeurs les ont nommés. Mais je dis qu'on n'aplanit pas les voies de la foi en évacuant ou en modifiant substantiellement les dog­mes de foi. Je dis que la philosophie médiévale de la substance et des accidents a été utilisée pour rendre compte du dogme sous tous ses aspects, mais ce n'est pas elle qui a déterminé le dogme. 221:98 La philosophie chrétienne doit beaucoup au dogme, mais il ne dépend pas d'elle. Tous les bons traités s'expliquent clairement là-dessus. Il est certain que le dogme implique une certaine métaphysique et ne s'accommode pas de n'importe laquelle. Je dis que la dis­tinction de la substance et des accidents dans les réalités matérielles n'est nullement dépassée et périmée, que c'est, en son fond, une distinction de sens commun. Et je constate l'incompatibilité manifeste, qui saute immédiatement aux yeux entre l'exposé de ces approches et ceux où se reconnaît la foi que l'Église enseigne. Je dis aussi, en dépit de tous les rapprochements qui ont été faits entre divers modes de présence, que la présence du corps et du sang du Christ dans l'Eucharistie est irré­ductible à toute autre présence : de Dieu en toutes choses, à la présence de la Trinité en l'âme juste, à la perfection et intensification de laquelle l'Eucharistie est ordonnée ; à la présence du Christ dans les pauvres, qui consiste en ce que le Christ tient pour fait à lui-même ce qu'on fait pour eux pour l'amour de lui : Ce que vous faites à l'un des plus petits qui croient en moi, c'est à moi que vous l'avez fait. Et je dis encore et maintiens que, si les auteurs des approches personnalistes qui donnent lieu à cette note ont raison, c'est alors l'Église qui a tort ; et son tort serait d'une extrême gravité : elle aurait été et serait encore ido­lâtre et continuerait d'être idolâtre et maîtresse d'idolâtrie, en proposant à l'adoration des fidèles l'hostie consacrée, comme elle le serait si elle proposait à leur adoration les saintes huiles ou l'eau baptismale. Le prêtre qui distribue la communion en disant de l'hostie qu'il donne à chaque communiant : *Corpus Christi*, et le communiant qui répond *Amen* = oui il en est bien ainsi, seraient l'un et l'autre des idolâtres. Non seulement il serait parfaitement légitime de laisser tomber en désuétude adorations, expositions, saluts, pro­cessions du Saint-Sacrement, mais il serait urgent de pros­crire absolument et universellement tout cela pour arracher enfin les fidèles à l'idolâtrie où on les aurait fait ou laissé croupir tant de siècles. La logique et la sincérité la plus élémentaire exigeraient un acte conciliaire disant en sub­stance ceci : Que désormais tous les fidèles du Christ tiennent pour nuls et non avenus tous les documents conciliaires, toutes les professions de foi où est enseignée la doctrine de la présence réelle et de la transsubstantiation du pain et du vin au corps et au sang du Christ. 222:98 Dire cela n'est pas manquer à la charité envers les personnes, c'est l'exercer envers les fidèles qui croient, comme l'Église, au *mysterium fidei* et que trouble très gravement la publicité donnée à ces approches par des orga­nes qui ne mettent pas le même empressement à faire con­naître les actes publics de foi catholique à ce mystère, quand leur auteur est le Pape en personne : qu'on se rappelle l'allocution de Paul VI au Congrès eucharistique de Pise, et sa décision toute récente de faire exposer le Saint-Sacrement dans la chapelle pauline pendant toute la durée de la 4^e^ session du Concile, pour que puissent aller prier devant la Sainte Hostie « tous ceux qui prêtent service dans notre maison ». #### Seconde lettre (14 septembre 1965) L'Encyclique Je pensais bien que la chose était trop grave pour que le magistère suprême n'intervienne pas. Aussi avec quelle joie ai-je appris il y a quelques jours que Paul VI allait publier une grande encyclique sur l'Eu­charistie, « Mysterium fidei ». J'en ai lu quelques extraits dans « la Croix » d'hier. Et dans « la Croix » d'aujourd'hui je viens de la lire tout entière. Elle est du tout admirable. Elle répond parfai­tement à la situation ; rejette point par point en y opposant l'expression vraie de la foi catholique tout ce qui dans les essais récents la contredisait ou la mettait en péril. Lisez-la. Méditez-la. Repaissez-vous des beaux textes patristiques, conciliaires, pontificaux, cités par Paul VI. Et rendons grâce ensemble au ciel de la vigilance du Pape, de la promptitude avec laquelle le remède est appliqué au mal, la plaie pansée, la vérité rétablie. Une fois de plus se vérifie la promesse du Seigneur à saint Pierre et en sa personne à ceux qui lui succéderaient en sa chaire de Rome : Pierre j'ai prié pour toi afin que ta foi ne défaille pas. Et tu aliquando conversus confirma fratres tuos. 223:98 #### Troisième lettre Les opinions nouvelles et l'Encyclique Mysterium Fidei Vous m'écrivez, chers amis, que, selon votre journal, l'encyclique *Mysterium fidei* est une simple mise en garde, qu'elle ne condamne rien ni personne et vous me trouvez sévère en mes appréciations, plus sévère que l'encyclique, pensez-vous, en somme, plus papiste que le Pape. Je vous dirai aujourd'hui : Ne vous fiez pas aux comptes rendus, aux résumés hâtifs des journaux : ils sont souvent si tendancieux, si partiels, si partiaux, même dans les feuilles les plus encensées pour l'objectivité prétendue de leur information. Et ce que je dis est encore plus vrai des titres des entrefilets, qui ne peuvent tout dire et qui cher­chent à faire choc, ou à amortir des chocs salutaires. Je pourrais, abordant ce sujet, aligner quantité d'exemples de simplifications, amenuisements, minimisations, déforma­tions journalistiques des documents pontificaux : tant de raisons peuvent agir sur les rédacteurs d'informations à leur sujet. Mais je ne veux pas aborder ce thème et je vous répète : c'est l'encyclique elle-même qu'il faut lire et méditer pour voir ce qu'elle est vraiment. Assurément je me suis exprimé à ma façon, comme un simple membre de l'Église enseignée, qui s'est toute sa vie intéressé à la théologie et je n'ai pas mâché les mots. Le Saint Père, lui, parle en Pape, en Père commun des fidèles, en chef de toute l'Église, en vicaire du Seigneur miséricordieux, mais vous verrez que c'est aussi avec une inflexible rigueur qu'il expose le dogme et rappelle qu'il ne faut pas y toucher. Je vous écrivais avant d'avoir lu ce document majeur, avant même de soupçonner qu'il fût en préparation et sur le point de paraître. Lisez-le vous-même et vous verrez que c'est autre chose et plus qu'une simple mise en garde. Un ami, prêtre et religieux, qui l'a lue de près, m'écri­vait ces jours-ci : « Cette nuit, j'ai lu minutieusement *Mysterium fidei*. Quelle rigueur d'exposé et quelle vigueur ! Mais aussi quelle tendresse dans l'appel adressé ! *Vocavi te a deserto*. Tout est dit et suggéré. Décidément Paul VI aura été jusqu'aux limites de la miséricorde dans son inflexible rigueur. Pour réussir cela, il faut l'assistance particulière de Notre-Seigneur. » 224:98 Voilà une impression juste et noblement exprimée ! Après avoir lu et admiré la version française, j'ai voulu lire le texte latin officiel dans l'*Osservatore romano*, où il est suivi de la version italienne. Les versions sont fidèles et claires, mais le latin en lequel Paul VI s'adresse à l'Église entière a sa vertu propre. Et ce me fut l'occasion de relire d'autres documents pontificaux sur l'Eucharistie, notam­ment : *Mirae caritatis* de Léon XIII, *Mediator Dei* de Pie XII, que Paul VI cite plusieurs fois ([^53]). Vous ne pourrez sans doute pas le faire faute de temps, mais *Mysterium Fidei* se suffit. \*\*\* 225:98 Il est très exact, les journaux qui l'ont dit ne se sont pas trompés, n'ont pas en cela trompé leurs lecteurs, que cette admirable encyclique ne contient aucune condamna­tion des théologiens qui ont mis en avant les opinions nouvelles, mais l'exposé positif, véritablement grandiose, du dogme catholique de l'Eucharistie, les réfute de la manière la plus efficace. Les intentions de ces théologiens catholiques ne sont l'objet d'aucun soupçon. Le Pape reconnaît même le zèle qui les anime, il les loue expressément de s'être proposé de présenter le mystère eucharistique en des termes et sous une forme plus accessible à nos contemporains. Mais il dit aussi et répète de diverses manières au cours du document, que ces opinions sont irrecevables, qu'elles met­tent en péril la foi catholique, que la conscience de son devoir apostolique lui impose de le dire, ne lui permet pas de se taire. S'il ne nomme personne, le fait qu'il cite entre guille­mets certaines expressions caractéristiques des nouvelles opinions ne laisse aucun doute, pour qui est au courant, sur leur identité et celle de leurs auteurs par ailleurs bien connus. A moins de procéder par condamnation expresse et formelle de propositions textuellement citées, avec indi­cation bibliographique des écrits d'où elles sont tirées et qualification théologique de chacune ou de l'ensemble, il est impossible d'être plus clair et plus précis, de mieux nous faire entendre ce que nous avons à croire. Mais, pas plus que le Concile ne veut proclamer de nouvelles définitions dogmatiques ou de nouvelles condamnations de doctrines et de personnes, Paul VI, qui l'a dit dans son discours mémorable d'ouverture de la 4^e^ session, ne veut faire de condamnations formelles dans une encyclique. Il n'est pas nécessaire de prononcer d'anathèmes ; il suffit de rappeler ce qu'est la doctrine constante de l'Église et de caractériser comme on le fait les nouvelles opinions, pour les réprouver, comme l'ont été les erreurs qu'elles renouvellent en variant quelque peu les formules, ou dont elles se rapprochent manifestement. Ne pas édicter de nouvelles condamnations, ce n'est retirer aucune des condamnations précédentes. 226:98 Il suffit d'un minimum de logique et de bonne foi pour être efficacement instruit par l'encyclique et savoir parfaitement qu'il n'est pas permis de dire un certain nombre de choses qui l'ont été, et qu'il eût fallu voir qu'elles ne pouvaient l'être sans offenser gravement la doctrine de l'Église. Ainsi la plus grande bonté pour les personnes qui se sont trompées n'implique pas le moindre relâchement de la doctrine : c'est un des traits les plus caractéristiques de ce document pontifical. \*\*\* Il contient tout ce qu'il faut. L'exposé s'enrichit, s'illus­tre de magnifiques citations de Pères et de Docteurs, de définitions conciliaires, de formules liturgiques, de textes pontificaux antérieurs. Tous les aspects divers du mystère eucharistique, *Mysterium fidei* par antonomase, sont rap­pelés : sacrifice et sacrement, transsubstantiation et pré­sence réelle, distinction irréductible de la présence eucha­ristique d'avec tous les autres modes dont le Christ est présent à son Église ; légitimité et nécessité, dans les pers­pectives de la vraie foi, du culte eucharistique, en dehors même de la messe, tel que l'Église l'a pratiqué et en a contrôlé, encouragé, les développements. Cet exposé met à même quiconque sait lire de juger à quel point les opinions nouvelles mentionnées et déclarées intenables s'écartent de la foi de l'Église. Rien n'est plus propre à faire abandonner des opinions erronées par ceux qui les ont conçues et expri­mées et reçues ; rien ne peut mieux rassurer les fidèles tentés ou troublés ; rien ne convient mieux pour favoriser dans l'Église entière l'épanouissement nouveau de piété eucharistique. \*\*\* Voyons d'un peu plus près l'introduction. Paul VI commence justement par exprimer le réconfort et la joie du rappel par les Pères du Concile Vatican II, dans la Constitution *de Sacra Liturgia*, de l'enseignement constant de l'Église sur le mystère de la foi qu'est l'Eucha­ristie. Il dit quels fruits on peut légitimement en espérer, ainsi que de travaux théologiques récents de valeur. Et il ajoute aussitôt : 227:98 « Pourtant... les motifs ne manquent pas, précisément dans le domaine dont nous parlons, d'être soucieux et pré­occupés ; la conscience de notre devoir apostolique ne nous permet pas de les taire. » « Non desunt tamen, Fratres Venerabiles, et in ipsa hac re de qua agimus, gravis sollicitudinis pastoralis et anxie­tatis causae, de quibus itidem Apostolici muneris, impel­lente conscientia, tacere non possumus. » Il ne s'agit donc pas seulement de légers soucis pasto­raux, mais de graves préoccupations et inquiétudes. Et ne faudrait-il pas même dire *anxiétés ?* Quelles sont ces causes ? Le texte le dit aussitôt : « Compertum namque habemus inter eos qui, de hoc sacrosancto mysterio loquendo scribendoque disserunt, esse nonnullos qui, -- circa missas quae privatim celebrantur, -- circa dogma transsubstantiationis -- et cultum eucharisticum -- tales vulgent opiniones -- quae fidelium animos perturbent inque eorum mentes non modicam de rebus fidei ingerant confusionem, quasi cuique doctrinam semel ab Ecclesia definitam in oblivionem adducere liceat aut eam ita interpretari ut, genuina verborum significatio seu probata conceptuum vis extenuatur. » Ainsi trois points, sur lesquels portent les opinions récemment répandues, sont bien précisés : Il s'agit de la messe célébrée en privé ([^54]), de la transsubstantiation, du culte eucharistique. 228:98 Deux effets de ces opinions sont clairement distingués : *trouble des âmes, confusion dans les esprits.* Comment ces effets ne seraient-ils pas produits, quand des théologiens parlent de l'Eucharistie, comme s'il était permis d'oublier la doctrine de foi que l'Église a définie, où de l'interpréter en atténuant, en affaiblissant la véritable signification des mots figurant dans cette définition valable une fois pour toutes, et la force éprouvée des notions, des concepts utilisés pour l'expression de cette foi ? Comment mieux dire que la doctrine définie par l'Église a été, de fait, par certains, oubliée ou méconnue, que le sens véritable des termes et des notions a été atténué ? Et ne faudrait-il même pas dire *exténué,* réduit à l'extrême et vidé. Et Pape d'énumérer quelques exemples de ce que la doctrine ne permet pas, c'est-à-dire interdit, qu'il est néfaste de soutenir : Non, il n'est pas permis, soit dit par manière d'exemple, de prôner la messe appelée « communautaire », de telle sorte qu'on déprécie la messe privée (qui est célébrée en privé) ; ni d'insister sur l'aspect de signe sacramentel, comme si la fonction symbolique, que nul ne conteste à la sainte Eucharistie, exprimait de façon exhaustive le mode de présence du Christ dans ce sacrement ; il n'est pas permis de traiter ce mystère de la transsubstantiation sans allusion à la prodigieuse conversion de toute la substance du pain au corps du Christ et de toute la substance du vin au sang du Seigneur -- conversion dont parle le concile de Trente -- et d'en rester simplement à ce qu'on nomme « transsignification » et « transfinalisation » ; il n'est pas permis de suivre dans la pratique l'opinion selon laquelle Notre-Seigneur Jésus-Christ ne serait plus présent dans les hosties consacrées qui restent après la célébration du sacri­fice de la messe. « Chacun voit comme ces opinions et d'autres du même genre, qui ont été lancées, compromettent la foi et le culte envers la sainte Eucharistie. *Nemo non videt his similibus­que opinionibus fidem et cultum divinae Eucharistiae haud parum laedi.* » Si la foi et le culte ne sont pas peu lésés, c'est qu'ils sont donc gravement atteints ou blessés. 229:98 C'est bien ce que je vous disais en d'autres termes dans ma première lettre sur ce sujet. Mais cette fois, c'est le Pape lui-même, le Père commun des fidèles, qui le dit à toute l'Église, puisque l'encyclique s'adresse expressément à tous les patriarches, primats, archevêques, évêques et autres ordinaires des lieux et à tous les fidèles. Le Pape ne dit pas expressément : nous condamnons, nous réprouvons, nous anathématisons ces opinions, mais c'est bien les ré­prouver que de déclarer si nettement qu'elles portent gra­vement atteinte à la foi catholique et au culte conforme à cette loi, légitimé et exigé par elle, ainsi que cela a été dit avec insistance par ses prédécesseurs dans les grandes ency­cliques *Miræ caritatis* et *Mediator Dei.* Si cela n'est pas clair, si cela laisse subsister la moindre ambiguïté, le plus léger doute, la moindre possibilité d'er­goter, alors rien n'a jamais voulu rien dire ; on peut pré­senter le NON comme commentaire du oui, et réciproque­ment. Et, il n'y a pas le moindre doute non plus sur ce point, c'est pour prévenir le dommage irréparable que produiraient ces opinions déclarées irrecevables, si elles continuaient à se répandre, si elles n'étaient rétractées par leurs fauteurs, que l'encyclique est écrite. Leur diffusion et le bruit fait autour d'elles a été plus que l'occasion, la cause détermi­nante du nouveau document. « De peur donc que l'espérance qui s'est levée sous la motion du Concile de la nouvelle lumière de piété eucharis­tique qui se répand dans toute l'Église ne soit, par les semences répandues d'opinions fausses, réduite à rien, *ad irritum redigatur*, Nous avons décidé, Vénérables frères, de vous entretenir et de vous ouvrir notre âme sur ce sujet (*de hoc argumento*)*.* » Le Pape ne dit pas expressément ici, mais il est bien évident que cela n'aurait pas dû être nécessaire, si les définitions antérieures de l'Église et les documents des Pontifes n'avaient été méconnus par les auteurs d'essais inacceptables. C'est ici qu'il reconnaît les bonnes intentions dont nous avons parlé, mais ajoute-t-il aussitôt, « les opinions profé­rées, (*quas proferunt*) nous ne pouvons les approuver et nous avons le devoir (*jubemur*) de vous avertir du grave péril qu'elles représentent pour la vraie foi. » 230:98 C'est dont un euphémisme singulier que d'appeler l'encyclique simplement mise en garde. Si les personnes ne sont pas censurées ni condamnées, des opinions sur des points parfaitement précisés sont indubitablement rejetées. Alors le Pape en vient au développement de la doctrine. Il en cite de magnifiques formules et explique que le respect de l'intégrité de la foi requiert celui des formules par les­quelles l'Église la propose, la défend, la protège contre toute falsification et atténuation. « L'intégrité de la foi étant sauve, il faut de plus obser­ver l'exactitude dans la façon de s'exprimer, de peur que l'emploi peu circonspect de certains termes ne suggère, ce qu'à Dieu ne plaise, des opinions fausses affectant la foi par laquelle nous connaissons les mystères les plus élevés. C'est le lieu de rappeler l'avertissement formulé par saint Augustin, à propos de la différence qui sépare, pour la manière de dire, les chrétiens des philosophes : « Les philosophes, dit-il, parlent en toute liberté sans redouter de blesser l'auditeur religieux en des choses très difficiles à saisir. Mais nous sommes tenus de régler nos paroles sur une forme déterminée, pour éviter que la liberté d'ex­pression ne donne lieu à telle ou telle opinion impie, au plan même du sens des paroles. » (*De civit. Dei ;* X, 23. PL 41, 300.) « Au prix d'un travail poursuivi au long des siècles, et non sans l'assistance de l'Esprit Saint, l'Église a fixé une règle de langage et l'a confirmée avec l'autorité des Conci­les. Cette règle a souvent donné à l'orthodoxie de la foi son mot de passe et ses enseignes (tessera et vexillum). Elle doit être religieusement respectée. Que personne ne s'arroge le droit de la changer à son gré ou sous couleur de nouveauté scientifique (novae scientiae). Qui pourrait jamais tolérer un jugement d'après lequel les formules dogmatiques ap­pliquées par les Conciles œcuméniques aux mystères de la Sainte Trinité et de l'Incarnation ne seraient plus adaptées aux esprits de notre temps et la substitution osée d'autres expressions à celles-là ? « *Eodem modo ferendus non est quisquis formulis, qui­bus concilium Tridentinum mysterium eucharisticum ad credendum proposuit sua marte derogare velit *: de même on ne saurait tolérer qu'un particulier touche de sa propre autorité aux formules dont le Concile de Trente s'est servi pour proposer à la foi le mystère eucharistique. 231:98 « Formulis namque illis, sicut et caeteris quas ad dogmata fidei adhibet Ecclesia, conceptus exprimuntur, qui non definitae cuidam humani cultus rationi, non quidam certae scientiarum progressioni, non unialte rive theologorum scholae obligantur. « C'est que, par ces formules-là et les autres que l'Église emploie pour proposer les dogmes de foi, sont exprimés des concepts qui ne sont pas liés à quelque forme définie de culture humaine, à un certain avancement des sciences, ni à l'une ou à l'autre école des théologiens. Mais elles pré­sentent ce que l'esprit humain perçoit des choses par expé­rience universelle et nécessaire, et manifeste par des mots aptes et certains empruntés soit à la langue vulgaire ou cultivée. C'est pourquoi elles sont accommodées à tous les hommes de tous les temps et lieux. « Les formules de foi peuvent être perfectionnées, préci­sées, et c'est ce qu'a fait l'Église dans ses conciles. Mais elles ne peuvent être rétractées, retirées, tournées dans un sens différent. « Elles peuvent toutefois, à vrai dire, être exposées, et cela se produit avec très grand fruit, plus clairement et ou­vertement, mais jamais, sinon dans le même sens où elles ont été employées : pour que, l'intelligence et la foi pro­gressant, demeure immuable la vérité de la foi. « Car, le Concile Vatican I l'enseigne des dogmes sacrés, ce sens doit être perpétuellement retenu qu'une fois pour toutes (semel) a déclaré la Sainte Mère Église, et jamais il ne faut s'écarter de ce sens sous couleur et au nom d'une plus haute intelligence (Constitution dogmatique de Fide c. 4). » Quand on a lu ces explications de l'introduction et de la première partie de l'Encyclique, il n'y a plus qu'à lire et méditer attentivement dans le texte ou une bonne traduc­tion (et quiconque le peut gagnera beaucoup à confronter la traduction utilisée au texte latin) le document tout entier. N'y manquez pas, chers amis. Votre foi s'affermira, vous aurez envie de relire les principaux documents cités de Léon XIII et de Pie XII, et vous serez à même d'aider vos frères à se défendre ou à se guérir du trouble qu'aurait pu produire chez eux la diffusion et la propagande des opinions erronées, qui ont provoqué un si imposant exposé dogmatique de tous les aspects du MYSTERIUM FIDEI. Paul PÉRAUD-CHAILLOT. 232:98 ### Pange lingua gloriosi corporis mysterium par R.-Th. CALMEL, o.p. *NOTRE ARTICLE était complètement rédigé avant que S. S. Paul VI ne publie l'encyclique dogmatique si ferme et si lumineuse :* Mysterium Fidei*. Un moment nous avions pensé refondre notre travail en fonc­tion, de l'Encyclique, mais les circonstances nous en ont empêché. Si nous nous décidons à publier ces pages telles quelles c'est parce qu'elles nous semblent, sur plusieurs points importants, une sorte de commentaire anticipé de la grande encyclique.* *Quoi qu'il en soit de ce qui n'est pas dit dans l'encyclique, c'est ce qui est dit qui importe d'abord ; et ce qui est dit est un exposé du dogme et une justification des pratiques traditionnelles du culte qui coupent court aux nouveautés aberrantes, voire à des hérésies véritables. Le Pape engage son autorité pour bannir catégoriquement les idées et les termes de* « *trans-signification* » *et de* « *trans-finalisation* »*. La transsubstantiation définie dit Concile de Trente est affirmée avec une rare vigueur.* *Nous avons supprimé de notre article les discussions qui l'introduisaient ; elles nous ont paru inutiles après ce que le Pape a précisé à l'encontre de la* « *trans-signification* »*.* 233:98 AU SUJET DE L'EUCHARISTIE, que nous dit le Concile de Trente ? « Si quelqu'un nie que, dans le Très-Saint-Sacrement de l'Eucharistie, soit contenu vraiment, réellement, substantiellement le Corps et le Sang avec l'âme et la divinité de Notre-Seigneur Jésus-Christ et, par suite, le Christ tout entier ; si quelqu'un dit au contraire que le Christ est là seulement en signe, en figure ou par sa vertu, qu'il soit anathème. -- Si quelqu'un nie cette conversion miraculeuse et singulière de toute la substance du pain au corps et de toute la substance du vin au sang, cependant que demeurent les apparences (les espèces) du pain et du vin -- (conversion que l'Église appelle en termes tout à fait adaptés transsubstantiation) -- si quelqu'un nie cela, qu'il soit anathème. -- Si quelqu'un dit qu'après la consécration, dans l'admirable sacrement de l'Eucharistie, il n'y a point le corps et le sang de Notre-Seigneur Jésus-Christ mais qu'il y est seulement dans l'usage, pendant qu'on le reçoit, et ni avant ni après, -- et que ne demeure pas le vrai corps du Seigneur dans les hosties et les parcelles consacrées qui sont gardées en réserve ou qui restent après la communion, si quelqu'un dit cela, qu'il soit anathème. » (Denzinger, Décret sur la très sainte Eucharistie, n^os^ 883 et suivants ; ou 1651 dans la dernière édition.) Et maintenant que nous dit l'Évangile ? Rien d'autre, en vérité. Nous connaissons le texte de l'institution dans les Synoptiques et dans la I^re^ aux Corinthiens. « Ceci est mon corps livré pour vous... » et le reste. Quel est le sens de ces divines paroles ? Ceci que vous voyez et qui demeure, ce n'est pas du pain, c'est mon corps que vous atteignez par la foi, qui est offert pour vous, qui sera en contact avec vous par la manducation sacramentelle. Il se fait donc, en vertu de la parole du Christ (et de ses prêtres) un pas­sage, un changement, une conversion du pain (ceci) au corps même du Christ (c'est mon corps) ([^55]). Pour notre regard charnel, pour notre goût, pour notre toucher rien n'a été modifié dans le pain. Après avoir consacré, l'hostie sainte me donne la même impression de forme et de couleur quand je la regarde, la même sensation d'extrême légèreté quand je la soulève, bref continue de se manifester à mes sens exactement comme avant la consécration, lorsque par exemple, à la sacristie, je la posais sur la patène. Sensi­blement rien n'est changé, et malgré tout ce pain n'est plus du pain. Comment l'expliquer ? Ce qui dans le pain n'est pas directement sensible, ce qui n'apparaît pas au sens mais constitue le fond de la réalité, autrement dit la sub­stance du pain, est changée en la substance du corps du Christ. Sous des accidents identiques, la réalité substantielle ([^56]) est infiniment différente. 234:98 Pourquoi cela ? Parce que le Seigneur nous a aimés au point de vouloir demeurer avec nous, et demeurer en conti­nuant son sacrifice et se donnant en nourriture. -- Comment cela ? En vertu de sa Toute-Puissance. Comme il est Tout-Puissant il est capable de maintenir les accidents intacts alors qu'ils ne recouvrent plus (si l'on peut dire) ou qu'ils ne contiennent plus leur propre substance mais lui-même. Et quand je dis que ces accidents le contiennent lui-même, j'entends bien qu'ils ne le contiennent pas localement, mais lui permettent d'être en un lieu terrestre ; ces accidents ne contiennent pas le Christ localement, sinon il se ferait je ne sais quelle réduction du corps du Christ aux dimen­sions spatiales de l'hostie ; mais ces accidents permettent au Christ d'être en ce lieu et non pas en cet autre, par mode de substance. Cela est possible parce que le Christ étant Dieu a prononcé à la Cène -- et continue de faire prononcer par ses ministres à chaque Messe -- une parole divinement efficace, une parole qui réalise le changement de substance qu'elle signifie ; changement qui de toute évi­dence est réservé à la puissance de Dieu. Cela est possible parce que le Christ étant Dieu a institué des signes efficaces de sanctification, des sacrements ; non pas des signes sim­plement allusifs mais des signes qui réalisent ce qu'ils signi­fient. Or l'Eucharistie est le sacrement entre les sacrements ; le Saint-Sacrement. La consécration signifie que le Christ est contenu sous les apparences du pain et du vin ; et si elle le signifie elle le réalise. -- Et pour quelle fin, sinon une fin de rédemption et d'amour ? Il me semble que la notion de substance par opposition aux accidents, de substance qui échappe (comme telle) à la sensation et qui perdure malgré les accidents qui varient, cette notion n'est pas trop difficile à saisir. Qu'il soit en effet gros ou petit, qu'il soit dur ou cuit de frais, nous savons que le pain reste du pain ; ce qui a changé quand le pain a durci par exemple ce sont les qualités acciden­telles. La substance est au-delà. 235:98 Par ailleurs l'intelligence seule atteint la substance (à l'occasion de ce qui est senti) ; sinon comment expliquer que la bête qui n'a pas d'intelligence, mais qui sent comme nous, ne donne pas de nom aux choses ? La bête, par les sens, ne dépasse pas les qualités accidentelles ; l'intelli­gence seule atteint la réalité substantielle et nomme les êtres ; (et connaît leur finalité ; de même qu'elle est seule capable d'inventer des instruments). Si donc nous sommes aptes à discerner la substance et les accidents, à comprendre leur distinction réelle, nous pouvons devenir capables, par la foi, de saisir que -- en vertu de la toute-puissance divine et pour une finalité sanctifiante et divinisante -- ces acci­dents puissent subsister hors de leur substance propre. Bien sûr, il n'est pas demandé à tout chrétien d'expliquer en quelque sorte le mystère de la transsubstantiation. Il est demandé seulement de croire que cette hostie n'est plus du pain, mais qu'elle est devenue, par l'effet de la trans­substantiation, Jésus-Christ réellement présent. Il reste que, si l'on réfléchit au mystère et que cependant on se refuse à parler de changement de substance, de transsubstantia­tion, alors on ne peut plus parler de présence réelle ; on refuse le mystère. C'est d'ailleurs parce qu'ils refusaient le mystère et sa finalité divinisante, c'est parce qu'ils ne voulaient plus d'une religion où Dieu s'introduise à une telle profondeur dans les choses humaines pour manifester son amour, nous changer en lui-même, c'est d'abord pour cette raison d'orgueil que les hérétiques ont refusé la transsubstantiation et non point parce que la philosophie (spontanée ou éla­borée) de la réalité substantielle ne leur convenait pas. Les grands péchés précèdent et préparent les grandes erreurs. Au point de départ de la « rationalisation de la foi » ([^57]) (quel que soit le dogme : Incarnation, Justifica­tion, Église) on discerne presque toujours, si l'on prend la peine de chercher, l'orgueil de la raison. Il joue un rôle plus important que la difficulté, proprement rationnelle, de saisir certains principes philosophiques. \*\*\* 236:98 Le chrétien sait que le corps du Christ se trouve là mais non pas en son mode propre ; car en son mode propre il serait visible et occuperait un espace normal. -- Il s'y trouve lui-même ; ce « lui-même ». L'Église a été amenée à le traduire par : en sa propre substance ([^58]), en ce qui le cons­titue lui-même, en la substance de son corps. L'Église a été invinciblement amenée à dire que le pain qui a gardé son mode propre, ses accidents, ses propriétés, ses apparences n'est plus en réalité du pain. Ce qui le constitue comme pain, ce qui lui donne d'être subsistant en lui-même ([^59]), sa substance a été changée au corps du Christ. Dirons-nous que le Christ se déplace localement, qu'il vient localement sur l'autel ? Cette manière de parler est impropre. Le Christ en effet est bien en un lieu mais il n'y est pas localement ; son corps n'est pas contracté et res­serre aux dimensions d'une hostie ; il est dans un lieu déter­miné par mode de substance ; il est présent sur l'autel après la consécration, son corps est réellement sur l'autel et non pas à côté, mais par mode de substance ; à la communion il est réellement présent en celui qui s'appro­che de lui, mais toujours par mode de substance. Présence mystérieuse sans doute ; mais non pas atténuée, estompée, évanescente ; présence aussi réelle que sa présence à la droite du Père qui comble de joie les Anges et les Bien­heureux ; aussi réelle que sa présence dans la crèche ou sur la croix, ou au milieu de ses disciples quand il demanda à l'apôtre incrédule de mettre sa main dans la cicatrice du côté ; présence aussi réelle mais sous des accidents étran­gers ; -- sous l'apparence d'une nourriture pour signifier et réaliser l'union entre lui et nous la plus intime possible ; -- sous l'apparence du pain et du vin consacrés à part pour commémorer et présenter au Père le sacrifice offert une fois pour toutes. Ainsi le Christ est présent en tel ou tel lieu et en chacun des communiants, mais par mode de substance. C'est-à-dire que cette présence se réalise sans que le Christ ait à bouger. Le changement se fait du pain et du vin au corps et au sang du Christ et non pas l'inverse. -- Nous disons certes que le Christ vient sur l'autel ; mais ce n'est pas à la manière d'un corps qui s'y rend présent ; sinon il se dépla­cerait autant de fois que l'on célèbre de Messes et il se contracterait aux dimensions des hosties. C'est impensable, encore que l'imagination nous incline à penser (mais en cela elle nous trompe) que Jésus-Christ vient sur l'autel à la façon dont un homme vient à tel ou tel endroit ; c'est-à-dire en bougeant et en tenant de la place. 237:98 Changement d'une espèce unique. Il n'est pas compa­rable par exemple au changement de l'eau en vin lors du miracle de Cana. Le miracle de Cana en effet consistait à changer en un vin qui n'existait pas encore l'eau qui était contenue dans les urnes. Mais le changement miraculeux (miracle invisible) de la consécration consiste à changer le pain et le vin au corps et au sang de Jésus-Christ qui préexiste et qui règne dans la gloire. A Cana une substance, en perdant ses apparences, était convertie en une autre qui n'existait pas avant et qui se formait de la première. Sur l'autel une substance, qui garde ses apparences pro­pres, est convertie en la substance du corps du Christ, qui préexiste en ses accidents propres mais qui est rendu pré­sent sous des apparences empruntées. Le changement de la transsubstantiation est tout à fait unique en son genre. Il n'est pas impensable pour cela ni contradictoire. Il n'y a rien de contradictoire à ce que le Fils de Dieu par ses paroles toutes puissantes (soit qu'il les prononce Lui-même, comme à la Cène, soit qu'il les fasse prononcer par ses ministres) puisse se rendre pré­sent par mode de substance sous des accidents étrangers. Il est le Fils de Dieu ; la puissance divine lui appartient ; il est donc capable d'opérer la transsubstantiation comme il a opéré la Création et l'Incarnation. (Ce qui serait impen­sable et contradictoire, c'est l'impanation de Luther : c'est-à-dire que le pain demeure du pain et, malgré cela, que le Christ soit réellement présent dans le pain. -- Ce qui n'est pas impensable mais qui trahit radicalement le texte de l'Écriture, le donné révélé, c'est une prétendue présence qui serait seulement par mode de signe ou par une sorte de rayonnement d'influence.) A vrai dire, il est facile d'admettre la transsubstantia­tion ; elle apparaît d'une convenance souveraine -- toute prodigieuse qu'elle soit -- lorsque l'on prend conscience du grand dessein d'amour et de miséricorde surnaturelles dans lequel elle est située et qui est l'Incarnation rédemptrice. Placée dans les perspectives surnaturelles du mystère ré­dempteur, la transsubstantiation et la présence eucharisti­que demeurent toujours confondantes, mais nous appa­raissent d'une souveraine harmonie. 238:98 Car le Fils de Dieu en personne ayant voulu revêtir notre chair passible et mor­telle pour expier nos péchés, nous donner toute grâce, nous offrir à son Père en nous faisant un avec Lui, le Fils de Dieu en personne ayant voulu se rendre corporellement présent à un petit groupe humain privilégié -- et d'abord à sa sainte mère -- n'est-il pas très convenable que cette présence corporelle ne soit jamais retirée aux hommes, qu'elle soit au contraire assurée à chaque génération ? Et quel autre moyen d'assurer cette présence réelle, corpo­relle, si ce n'est l'eucharistie et la transsubstantiation ? En vertu de ces merveilles, sans être tiré de la gloire qui lui revient de plein droit, il habitera, le même, au milieu de nous ; il nous touchera ; il sera la nourriture de son Église militante ; le prêtre parfait et la victime sacro-sainte par qui le sacrifice accompli une fois pour toutes ne cessera jamais jusqu'à la fin des siècles. Si l'on admet (et quel chrétien pourrait en douter ?), que le Christ est venu pour tous les temps et pour tous les hommes (*et qu'il nous appelle chacun par notre nom*) on comprend aussi qu'après avoir conversé avec ses apôtres, évangélisé les foules et guéri de nombreux malades en Palestine, il ne se soit pas retiré de notre terre, privant à jamais de sa présence les autres pays et les autres générations, s'éloignant sans recours, ne maintenant plus au milieu des hommes sa véritable présence, continuant tout au plus (comme l'ima­ginent certains protestants) de les toucher par le baptême, de les éclairer par les Écritures, sans que d'ailleurs nul maître visible et assisté ne puisse en garantir l'interpré­tation. Sans doute le baptême est-il un bien surnaturel inappréciable, de même la lumière des Écritures ; mais enfin s'il n'y a pas l'eucharistie dans l'Église, eh ! bien le baptême et les Écritures n'empêcheront pas que le Christ, en sa réalité physique et corporelle, ne se soit retiré de nous ; il ne nous aura donc pas aimé jusqu'à demeurer lui-même avec nous. C'est faute de croire à cet abîme de l'amour du Christ, c'est pour n'avoir pas maintenu la trans­cendance divine de l'amour du Christ, n'avoir pas admis que Dieu nous aimait d'une manière digne de Dieu et réservée à Dieu, c'est par manque de foi dans l'amour que les prétendus réformateurs du XVI^e^ siècle, rompant avec un millénaire et demi de vie chrétienne, ont enseigné que, depuis son Ascension, le Christ dans sa réalité physique et corporelle avait cessé de demeurer avec son Église, l'avait abandonnée dans la privation et l'absence. 239:98 Ainsi dans les derniers temps, -- les temps qui séparent l'Ascension du Christ de la fin du monde et de la Parousie, -- les temps de l'Église -- les temps où se forme le corps mystique par la multiplication et la sanctification des élus au milieu de combats et d'épreuves inouïes -- cependant que l'Antéchrist perfectionne en secret ses méthodes et ses mensonges, -- *dans ces temps qui sont les derniers*, le Christ, en sa réalité corporelle, aurait déserté l'Église ; il lui donnerait tout au plus l'influx de sa grâce par le sacrement de baptême, son inspiration pour lire les Écritures, son souvenir, mais un souvenir vide et inefficace, dans la célébration de « la Cène » ; lui personnellement ne serait plus là. Comme c'est étrange ! Comme cette manière de nous laisser orphelins est peu dans le caractère de Jésus-Christ. Comme ce resserrement de la Toute-Puissance est inattendu. Aussi bien la réalité révélée n'est pas ainsi. La seule réalité révélée c'est que depuis l'Ascension et pendant que se prolonge le temps de l'Église, avec ses épreuves et ses combats, le Seigneur Jésus qui siège à la droite du Père, -- gouvernant l'histoire du monde et nous envoyant son Saint-Esprit, -- le Christ glorieux est réellement pré­sent dans son Église militante sous des apparences étran­gères par la sainte Eucharistie ; -- il rend présent sacra­mentellement de façon non sanglante sur cette terre de péché l'unique sacrifice de notre salut ; -- il entre en contact personnel par la communion sacramentelle avec chaque membre de son Corps Mystique. La réalité révélée est celle-là. Il suffit de relire le récit des Synoptiques et de saint Paul. -- Du reste c'est la seule réalité qui soit en harmonie avec la toute-puissance d'un Dieu qui s'est manifestée par l'Incarnation du Verbe afin de sauver tous les hommes et chacun d'eux jusqu'à la fin des générations. Comme s'écriait Bossuet à la fin de l'oraison funèbre de la Princesse Palatine : « Fils unique du Dieu vivant, sortez du bienheureux sein de votre Père et venez annoncer aux hommes le secret que vous y voyez. Il l'a fait, et durant trois ans il n'a cessé de nous dire le secret des conseils de Dieu. Mais tout ce qu'il en a dit est renfermé dans ce seul mot de son Évangile : « Dieu a tant aimé le monde qu'il lui a donné son Fils unique. » Ne demandez plus ce qui a uni en Jésus-Christ le ciel et la terre et la croix avec les grandeurs : « Dieu a tant aimé le monde. » Est-il incroyable que Dieu aime et que la bonté se communique ?... 240:98 Que si l'homme qui n'est que faiblesse tente l'impossible, Dieu, pour contenter son amour n'exécutera-t-il rien d'extraordinaire ? Disons donc pour toute raison dans tous les mystères : « Dieu a tant aimé le monde. » C'est la doctrine du Maître et le disciple bien-aimé l'avait bien comprise. De son temps un Cérinthe, un hérésiarque, ne voulait pas croire qu'un Dieu eût pu se faire homme et se faire la victime des pécheurs. Que lui répondit cet apôtre vierge, ce prophète du nouveau testament, cet aigle, ce théologien par excellence, ce saint vieillard qui n'avait de force que pour prêcher la charité et pour dire : « Aimez-vous les uns les autres en Notre-Seigneur » ; que répondit-il à cet hérésiarque ? Quel symbole, quelle nouvelle confes­sion de foi opposa-t-il à son hérésie naissante ? Écoutez et admirez. « Nous croyons, dit-il, et nous confessons l'amour que Dieu a pour nous. » C'est là toute la foi des chrétiens ; c'est la cause et l'abrégé de tout le symbole. C'est là que la princesse Palatine a trouvé la résolution de ses anciens doutes. Dieu a aimé ; c'est tout dire. S'il a fait, disait-elle, de si grandes choses pour déclarer son amour dans l'In­carnation, que n'aura-t-il pas fait pour le consommer dans l'Eucharistie, pour se donner, non plus en général à la na­ture humaine, mais à chaque fidèle en particulier ? Croyons donc avec saint Jean en l'amour d'un Dieu : la foi nous paraîtra douce, en la prenant par un endroit si tendre. Mais n'y croyons pas à demi, à la manière des hérétiques, dont l'un en retranche une chose, et l'autre une autre ; l'un le mystère de l'Incarnation, et l'autre celui de l'Eucharistie ; chacun ce qui lui déplaît : faibles esprits, ou plutôt cœurs étroits et entrailles resserrées, que la foi et la charité n'ont pas assez dilatées pour comprendre toute l'étendue de l'amour d'un Dieu. Pour nous, croyons sans réserve, et prenons le remède entier quoi qu'il en coûte à notre raison. Pourquoi veut-on que les prodiges coûtent tant à Dieu ? Il n'y a plus qu'un seul prodige que j'annonce aujourd'hui au monde. Ô ciel, ô terre, étonnez-vous à ce prodige nou­veau ! C'est que, parmi tant de témoignages de l'amour divin, il y ait tant d'incrédules et tant d'insensibles. N'en augmentez pas le nombre qui va croissant tous les jours. N'alléguez plus votre malheureuse incrédulité, et ne faites pas une excuse de votre crime. Dieu a des remèdes pour vous guérir, et il ne reste qu'à les obtenir par des vœux continuels. Il a su prendre la sainte princesse dont nous parlons par le moyen qu'il lui a plu ; il en a d'autres pour vous jusqu'à l'infini ; et vous n'avez rien à craindre que de désespérer de ses bontés. » 241:98 Mais on ne croit plus à l'amour divin ; notre monde est devenu glacé : *frigescente mundo*... La charité vraie est rem­placée par un simulacre. Depuis vingt ou trente ans le mot de charité n'avait peut-être jamais aussi souvent retenti dans les chaires chrétiennes ; jamais on ne l'avait vu im­primé aussi souvent dans les tracts ou les revues, les bulle­tins paroissiaux et les affiches à l'entrée de l'église. C'est une véritable manie ; à tel point que les autres mots décisifs de la langue chrétienne tombent en désuétude ou sont considérés comme inutiles et vains et peut-être même faux. On suppose difficilement que l'on parle de doctrine ou de piété, de contrition ou de sacrifice ; charité ; rien que la charité. Seulement on croit de moins en moins à cette charité dans sa réalité surnaturelle, telle qu'elle a été révé­lée aux hommes par Jésus-Christ. On suit l'exemple du P. Teilhard. Un des aspects les plus pénibles du teilhar­disme c'est que le faux-prophète, inventeur de ce système pseudo-chrétien, nous rebat les oreilles de l'amour et de l' « amorisation » mais il ne sait pas et ne veut pas savoir ce qu'est l'amour divin. Cet amour qu'il évoque dans beau­coup de pages n'est jamais défini, déterminé, exprimé selon une forme précise, non interchangeable, non fluante et mouvante à l'infini. L'amour de Dieu pour les pauvres pécheurs que nous sommes est non seulement naturel mais surnaturel et il s'est manifesté suprêmement dans l'Incarnation du Verbe ; *Sic Deus dilexit mundum ;* or ce mystère de l'Incarnation a été défini en termes justes, adéquats, irréformables à Nicée, Constantinople, Éphèse et Chalcédoine ; ces dogmes n'ont rien de commun avec la théorie du *Christ-évoluteur ou du néo-Christ*. Il suffit de savoir lire et de confronter les textes, clairs et bien sonnants, des quatre premiers conciles avec les définitions molles et papelardes des lexiques teilhar­desques ([^60]). -- Avoir le front de prétendre que l'on croit au mystère d'amour de l'Incarnation et traiter par le mé­pris les dogmes qui nous définissent en quoi précisément consiste ce mystère, c'est se moquer du monde. 242:98 Le mystère d'amour de l'Incarnation se continue par le mystère de la présence eucharistique. Sous de frêles, sous de pauvres apparences le Verbe né de la Vierge, qui s'est rendu présent à notre humanité par l'Incarnation inef­fable, ne cesse d'être présent en toute sa substance et sa réalité à chacune des générations humaines, pour les nour­rir de son corps adorable et leur permettre d'offrir son unique sacrifice. Eh ! bien, oser affirmer en même temps que l'Eucharistie est un signe tout particulier de l'amour divin et d'autre part que la présence eucharistique se ramène à une simple présence de signe ou d'influence amo­risante parce que le pain demeure réellement du pain (tout au plus est-il « chargé d'esprit ») oser affirmer simulta­nément tout cela, c'est ne plus savoir ce que l'on dit ou c'est se mentir à soi-même et mentir à son prochain. Car si l'amour du Christ dans son Eucharistie se réduit à un signe et à une influence, s'il n'y a point présence substantielle, alors il n'existe plus de différence de nature entre le sacre­ment de l'Eucharistie et les autres sacrements ; et que par­lez-vous encore de l'Eucharistie comme manifestation particulière de l'amour, divin ? Tout enfant, honnêtement instruit de son catéchisme, savait jusqu'ici que la diffé­rence irréductible du sacrement de l'autel, du Saint-Sacrement, avec les autres sacrements c'est que non seulement il confère la grâce mais il contient l'Auteur de la grâce. On nous répète à satiété que l'Église est communauté d'amour, mais à cette communauté on refuse toute struc­ture déterminée, toute autorité, tout pouvoir réel. On mé­prise ce qui est juridique dans l'Église parce que, soi-disant cela resterait extérieur, étranger et même opposé à la charité qui importe seule. L'Église se confondrait avec l'humanité en devenir et en progrès ; et réciproquement. 243:98 Autant dire que le Christ n'a pas établi une institution surnaturelle qui est l'Église romaine ; autant dire que le corps mystique n'est pas constitué, organique, organisé ; autant dire que pour vivre du Christ ce corps mystique n'a pas besoin de dogmes définis, de prêtres ordonnés, de sacrements valides, d'autorité sacrée. Ce nouveau corps mystique du Christ n'a plus rien de mystique car il n'est plus sur­naturel ; il n'a plus rien du Christ car il se passe fort bien de sa révélation et de son action dans les sacrements ; ce nouveau corps mystique se réduit en une formidable avan­cée évolutionniste, humanitaire et socialisante, prétendu­ment unifiée par je ne sais quel amour cosmique. Mais qu'y a-t-il de commun entre ce monstre mou et la divine charité ? Rien. Leur antagonisme est irréductible. Qu'ils se taisent donc les faux-prophètes sur l'Église et la charité, ou qu'ils confessent avec la tradition chrétienne que, dans l'Église de la terre, la charité n'existe pas sans les humbles secours de ce qu'ils appellent dédaigneusement le juridique. Seulement, par une contradiction intenable, ils veulent à la fois que l'Église soit un signe de l'amour divin et qu'elle ne soit pas instituée et constituée par Dieu comme société sainte et surnaturelle. Ils veulent une Église signe d'un amour divin qui n'est pas digne de Dieu. Ils la mélangent finalement avec les poussées les plus ténébreuses du messianisme politique et charnel. En définitive cette charité qu'ils ne cessent de clairon­ner au monde -- par le fait qu'ils nourrissent une haine souvent dissimulée mais vraiment inexpiable de tout ce qui est institution, définition, doctrine, piété, pénitence, -- n'est plus que le prête-nom et le masque d'un sentiment trouble et d'une inspiration très impure : le désir de puis­sance illimitée et de béatitude totale au niveau de cette terre, au niveau de la transformation prométhéenne de notre humanité. Quand seront-ils assez lucides et humbles pour reconnaître enfin Satan, pour se douter que c'est lui qui leur souffle à l'oreille : *haec omnia tibi dabo*... Alors sans doute n'oseront ils plus parler de charité -- qu'il s'agisse de l'Incarnation ou de l'Eucharistie, de notre vie morale et des mœurs chrétiennes -- alors sans doute garderont-ils le silence sur la charité, à moins que d'avoir reconnu et honoré son véritable visage, le visage défini que nous en montre la foi. \*\*\* 244:98 On entend quelquefois opposer au dogme de la transsubs­tantiation une objection bizarre, tirée soi-disant des con­naissances scientifiques ; comme si les dogmes devaient se modifier au rythme des découvertes, hypothèses et varia­tions des sciences de la nature ou de la vie. C'est bien im­possible car les dogmes atteignent à la profondeur ontolo­gique, au mystère de l'être (ce mystère que l'intelligence de l'homme perçoit spontanément et depuis toujours, (même si c'est d'une façon indistincte) et sans avoir dû attendre les spécialisations de la science moderne). Ce que depuis le dix-septième siècle, depuis Descartes surtout, on appelle « science » est limité aux phénomènes, à ce qui apparaît ; ses explications s'établissent au niveau des phénomènes et non pas au niveau des profondeurs de l'être ; la « science » saisit les phénomènes par un système de mesure de plus en plus perfectionné ; elle en établit les lois ; mais elle reste en dehors de la nature profonde du réel ; en dehors de l'ontologique et de ses lois propres. Les définitions et les lois que nous fournissent par exemple les sciences de la vie se tiennent au niveau du repérable, de l'expérimentable, elles ne descendent pas à cette profondeur qui commande tout, qui est au-delà du vérifiable, encore qu'elle se tra­duise (imparfaitement) à travers lui. C'est ainsi que les sciences biologiques me renseignent sur les phénomènes biologiques mais elles sont incapables de me répondre -- (car elles ne descendent pas à cette profondeur) -- sur l'origine de l'âme qui me fait subsister, sentir et penser elles ne peuvent pas me dire que je la tiens du Créateur. En tout cas, voici l'objection soi-disant scientifique qu'il arrive d'entendre : « Il n'y a pas changement de substance dans l'Eucharistie parce que les données chimiques ne sont pas changées. Si par hypothèse (une hypothèse horrible) si après la consécration on soumettait l'hostie à l'analyse chi­mique, ou bien à l'observation spectroscopique, ou bien à la radiesthésie, on constaterait que les éléments du pain sont demeurés les mêmes. Donc il ne faut pas dire que la substance du pain qui se révèle par la sensation et par l'analyse scientifique est convertie au corps du Christ ; mais seulement que le pain en vertu de la consécration est affecté d'une signification religieuse privilégiée. » 245:98 Voilà, dirait un personnage de Claudel, voilà qui est « disserter de théologie avec la grossièreté d'un épicier luthérien ». Car enfin ce n'est pas à la perception sensible, même perfectionnée par des instruments, de trancher la question de la transsubstantiation parce que le fond de l'être, la substance comme telle, ne tombe pas sous la perception sensible. Les substances matérielles se révèlent sans doute à travers la sensation, cependant ce n'est pas la sensation comme telle qui saisit et nomme la substance des choses ; c'est l'esprit à l'occasion de la sensation ; (et l'esprit dans son regard « ontologique » indépendamment des analyses spécialisées des savants modernes). Si la sen­sation suffisait pour nommer la substance des êtres, l'ani­mal nommerait les êtres ; mais l'animal se tait faute de dépasser la sensation et l'image. Seul l'esprit va au-delà jusqu'à la substance. Or, il ne répugne pas à l'esprit d'admettre que, tout le sensible demeurant inchangé, cependant la substance du pain laquelle est au-delà du sensible soit convertie en une autre substance, le corps même du Christ. L'esprit ne répugne pas à admettre cette merveille de la conversion d'une substance en une autre pré-existante, les accidents demeurant les mêmes, non seulement parce qu'il ne le voit pas incompatible avec la toute-puissance de Dieu mais sur­tout parce que cette conversion de substance n'est pas gra­tuite, et pour ainsi dire en l'air et sans autre raison que d'éblouir. *L'esprit ne répugne pas à admettre une mer­veille compatible avec la toute-puissance lorsqu'elle se jus­tifie par une finalité d'amour et de vie surnaturelle.* La transsubstantiation qui dépasse à l'infini l'ordre de la na­ture serait impensable sans une raison, une finalité propor­tionnée ; cette finalité existe ; c'est la communication de la vie surnaturelle sous un mode tel qu'il soit harmonisé à des hommes pécheurs et une économie d'incarnation ré­demptrice. Eh ! bien, cette transsubstantiation dont notre esprit comprend qu'elle n'est pas impensable (surtout étant donnée sa finalité), la foi qui vient illuminer notre esprit lui donne d'affirmer qu'elle est non seulement pensable mais effective. « Plagas sicut Thomas non intueor, Deum tamen meum te confiteor. Fac me tibi semper *magis credere,* in te spem habere, te diligere. » 246:98 Pour en revenir à l'objection tirée prétendument des sciences physiques ou chimiques contre la transsubstantia­tion, disons que la seule chose que puissent savoir ces sciences au sujet de l'Eucharistie, c'est que le sensible, le vérifiable, les apparences, tout ce qui est de leur ressort, en un mot, n'est pas changé par la consécration. Mais c'est bien ce que dit la foi. Le Christ ne vient pas se substituer aux propriétés que les sens (ou les sciences du sensible) peuvent atteindre ; c'est uniquement la substance du pain qui est changée au corps du Christ ; de sorte que l'objection ne tient plus. Si l'objection semble tenir, si elle impres­sionne certains esprits, c'est Darce que l'on s'imagine que les sciences expérimentales atteignent le fond dernier des choses, la substance, la constitution ontologique des êtres matériels ou des vivants ([^61]). Il n'en est rien. Les sciences expérimentales, par définition, ne dépassent pas le donné expérimental ou expérimentable. Elles n'ont pas d'objec­tion à faire à la transsubstantiation eucharistique car elles n'atteignent pas la substance comme telle. On ne demande pas à un aveugle-né de parler d'une toile du Greco. \*\*\* Présence réelle, présence substantielle ou par mode de substance n'a jamais voulu dire présence diminuée, atté­nuée, amoindrie, ni même présence indiscernable de la présence d'immensité. Il convient sans doute d'insister un peu parce que les confusions se répandent avec une rapi­dité surprenante et une audace sans pareille. Depuis quel­ques années il n'est plus inouï, hélas ! que des prédica­teurs, même en des retraites pour des enfants et dans des pensionnats religieux, usurpent l'autorité du ministre de l'Évangile pour enseigner que « Jésus n'est pas davantage à la chapelle qu'au milieu de la foule de la rue d'Alsace ; -- que, du reste, il est présent dans tout homme ; -- qu'en­fin sa présence dans les pauvres est beaucoup plus intense que sa présence dans l'Eucharistie et bien autrement intéressante ; 247:98 -- qu'après tout il faut dépasser les conceptions étriquées et s'élever jusqu'à une vaste conception cosmique de la présence de Jésus-Christ ; -- tout ce que l'on peut concéder c'est, pour parler le langage des teilhardiens, que l'Eucharistie est « le point de l'univers où la matière est le plus chargée d'esprit ». Le sens chrétien se révolte parce que ces diverses pro­positions, même et surtout lorsqu'on prétend les fonder sur les Écritures, sont un outrage au sacrement du Corps et du Sang du Christ. Au sujet de la présence ([^62]) du Christ en ce sacrement, on a tout dit lorsqu'on a dit que le Christ en personne y est contenu sous des apparences étrangères, sous l'appa­rence du pain et du vin qui ont été consacrés dans le saint sacrifice. Il ne s'agit plus ici, comme par exemple dans les malheureux, les infortunés ou les malades, d'une personne humaine, créée, faible, misérable comme nous, qui cepen­dant nous représente spécialement le Christ parce qu'elle porte d'une manière privilégiée les marques de la Passion et parce qu'elle fait appel, simplement par son état qui la configure au Christ souffrant, à notre compassion et notre charité ; (en même temps qu'elle nous remet en mémoire notre misère originelle). Dans l'eucharistie ce n'est pas une personne humaine que nous rencontrons, serait-elle configurée profondément à la ressemblance de Jésus crucifié ; c'est, au contraire, Jésus crucifié en personne ; c'est la Personne même du Verbe incarné, immolé pour nous, glorieux dans le ciel et demeuré cependant sur la terre ; c'est Jésus-Christ en per­sonne que reconnaît et adore notre foi. Aussi bien si le chré­tien adore le Saint-Sacrement il ne lui viendra jamais à l'esprit d'adorer le pauvre, même s'il se met à genoux pour le servir. Il est très faux d'identifier la présence du Sei­gneur dans l'Eucharistie et sa présence dans le pauvre. Le pauvre est l'image du Christ, son messager, son envoyé (et les Grecs disaient déjà : *Le pauvre qui mendie est l'envoyé de Dieu*) mais dans l'Eucharistie c'est Dieu même qui est là ; pas un envoyé, mais Dieu fait homme lui-même en personne. De tout temps la prédication chrétienne a mis en lumière la correspondance qui existe entre la rencontre du Christ dans les pauvres, dans les infirmes, les ignorants, tous ceux qui attendent la miséricorde dans leur corps ou dans leur âme, et la rencontre sacramentelle par la com­munion ; 248:98 de tous temps la prédication chrétienne a montré comment les œuvres de miséricorde spirituelle et corpo­relle à l'égard du prochain nous disposent profondément à la sainte communion ; de même que, réciproquement, la fréquentation de l'Eucharistie nous prépare à servir le pro­chain avec le cœur même du Christ. Mais il existe un abîme entre cette doctrine splendide, qui est traditionnelle, et la ténébreuse théorie de maintenant qui ne met pas de diffé­rence entre la présence eucharistique du Seigneur et sa pré­sence dans les membres souffrants de son corps mystique. La doctrine traditionnelle, qui est magnifique, montre les rapports entre le corps eucharistique et le corps mystique ; au contraire la théorie de maintenant renie le corps eucha­ristique et confond trop souvent le service du corps mys­tique soit avec de vastes entreprises humanitaires et pseu­do-messianiques, soit avec une sorte de dépannage expéditif et jovial, qui n'a certes rien à voir avec la vie de l'âme et l'espérance des biens célestes. Quant à la présence d'immensité (qui se trouve même dans les démons et dans l'Enfer) qui consiste dans la con­servation de l'être, dans l'influx de la cause suprême pour faire passer à l'acte, dans la pénétration infinie du regard divin, -- cette présence-là est infiniment distincte de la présence eucharistique ; elle appartient strictement à l'ordre naturel, elle se situe exactement au plan de la création. Comment la confondre avec la présence eucharistique laquelle pré-exige nécessairement l'Incarnation du Verbe et la Rédemption ? L'Eucharistie n'est quand même pas je ne sais quel sacrement de la présence créatrice et conser­vatrice du Dieu Tout-Puissant (tel qu'il est connaissable par la raison) ; l'Eucharistie est le sacrement de la pré­sence substantielle sous les accidents du pain et du vin du Fils de Dieu fait homme et immolé pour nous. (Cette présence aussi bien que l'Incarnation rédemptrice est in­connaissable à la seule raison ; c'est un mystère de foi.) Il faut avoir perdu le sens du surnaturel pour faire de la pré­sence eucharistique une variante de la présence d'immen­sité. -- Bien sûr on peut voir que le Dieu Tout-Puissant et éternel et qui subsiste en trois personnes -- justement parce qu'il est infini et trois fois saint -- est capable non seulement de présence d'immensité, mais encore de la présence d'union hypostatique dans l'Incarnation et enfin, de présence du Verbe incarné sous les apparences eucharis­tiques ; 249:98 en d'autres termes on peut voir que l'infinité de Dieu est la source de la création, de l'Incarnation rédemp­trice et de l'Eucharistie avec les modes de présence si diffé­rents qui en résultent. Mais si on voit cela on saisit par le fait même la distance infinie, irréductible, entre la présence de Dieu dans sa création et la présence du Verbe en Jésus-Christ en vertu de l'union hypostatique. Et si désormais on a cessé de le voir, c'est aussi qu'on a perdu, qu'on ne sait plus voir en Jésus-Christ une personne divine. Lorsque les teilhardiens sans broncher définissent l'Eu­charistie comme « le point de l'univers où la matière est le plus chargée d'esprit » ils confondent présence d'immen­sité et présence eucharistique. Dans l'hostie de nos taber­nacles, dans l'hostie que j'expose dans l'ostensoir, que j'ai consacrée ce matin, à laquelle j'ai communié, que j'irai adorer tout à l'heure, il n'est pas vrai que la substance maté­rielle est chargée d'esprit, car il n'existe plus de substance matérielle : la seule substance qui est là est celle du corps et du sang du Christ ; de la matière du pain et du vin il ne reste que les accidents, que les apparences. Dans l'hostie consacrée, la matière n'est pas chargée d'esprit au sens où l'on dit que tel tableau, par exemple une toile de Georges de La Tour, est chargé de spiritualité. En effet toute char­gée qu'elle soit de spiritualité, la toile de Georges de La Tour reste un morceau de drap (élevé au-dessus de lui-même par le génie de l'artiste, c'est évident) mais enfin la toile est encore toile. Au contraire dans l'hostie consacrée la substance matérielle n'est plus là. Elle n'est pas « chargée d'esprit » elle est absente, ayant été convertie en la subs­tance du corps du Seigneur. Et d'autre part ce n'est pas je ne sais quel esprit, je ne sais quel influx spirituel (à la fois divin, évolutif et cosmique) qui est contenu dans l'hos­tie consacrée, c'est le Verbe fait chair, immolé pour nous rendre la vie surnaturelle, indépendamment de toute l'évo­lution (vraie ou supposée) du cosmos et de la matière. Quant à la présence de Dieu dans l'âme des justes (*si quelqu'un m'aime il gardera ma parole et mon Père l'aime­ra et nous viendrons en lui et nous ferons en lui notre demeure*) quant à la présence d'inhabitation par la charité, par la foi vive, il est trop évident qu'elle est d'un autre type que la présence du Christ sous le signe du pain et du vin. 250:98 D'un côté présence de grâce, de l'autre présence sous un signe, présence dans un sacrement. Ce qu'il faut dire, ce que savent bien tous les baptisés qui communient avec les dispositions normales c'est que la présence réelle dans le Saint-Sacrement est ordonnée à la présence d'inhabita­tion par grâce ; du fait de venir en nous personnellement sous le signe du pain et du vin, du fait de ce contact per­sonnel dans le sacrement, le Seigneur intensifie dans nos cœurs sa présence de grâce, resserre les liens d'une amitié ineffable, nous purifie, nous dispose à la présence de vision dans le paradis, nous prépare à la glorieuse résurrection. « Celui qui me mange demeure en moi et je demeure en lui. Comme mon Père qui m'a envoyé est vivant et que je vis pour mon Père, de même celui qui me mange vivra par moi. » (Jean VI.) Rappelons, s'il y a lieu, que la présence réelle dans le Saint-Sacrement n'est pas seulement ordonnée ([^63]) à inten­sifier et approfondir la présence d'inhabitation, n'est pas limitée à cet effet ; elle est destinée d'abord à réaliser le saint sacrifice et à en assurer la permanence parmi le monde pécheur jusqu'à ce que le Seigneur revienne ; car le Seigneur ne peut se rendre présent dans l'Eucharistie sans que, par cela même et aussitôt, il ne commémore et ne pré­sente à son Père le sacrifice unique et définitif de sa croix très douloureuse, d'une efficacité sans limite. -- Le lien est organique, intrinsèque si l'on peut dire, entre les trois aspects de l'Eucharistie : présence réelle (par transsubs­tantiation), sacrifice réel (sous un signe et par le moyen de la transsubstantiation) enfin communion réelle en vue de l'union de grâce, de l'union mystique ; je dis communion réelle en ce sens que le Christ vient en nous en personne et ne nous atteint pas seulement par un contact de vertu sanctifiante comme dans le baptême ou la pénitence. Aussi bien, répétons-nous avant la communion en toute vérité et non par métaphore : Domine non sum dignus *ut intres* sub tectum meum... R.-Th. CALMEL, o. p. *P.S. NOTE DE PASTORALE* Nous croyons utile de reprendre ici ce que nous avions dit sur le devoir de réparation envers le Seigneur offensé dans le Sacrement de l'Eucharistie et sur les dispositions requises pour communier dignement. (Voir *Itinéraires,* mai 63.) 251:98 De nos jours, ce n'est plus du côté de la réparation que se tourne ordinairement la piété eucharistique. Il est bien vrai que la réparation ne peut pas être l'attitude première et fondamentale à l'égard du Sacrement de la présence réelle. Le Seigneur se rend présent sur l'autel avant tout pour renouveler sacramentellement le Sacrifice du Calvaire et se donner en nourriture à l'Église, comme le pain vivant des âmes. Il reste que le Seigneur est offensé dans l'Eucha­ristie ; offensé plus souvent et plus gravement qu'on ne le pense d'ordinaire. Il est donc normal de demander pardon ; et la réparation est une attitude qui convient, même si elle n'est pas la plus importante. Car ce qu'il faut d'abord c'est communier, et autant que possible communier très fréquem­ment : saint Pie X nous l'a dit avec toute l'insistance et la clarté désirable ([^64])... Cependant si nous comprenons l'urgence de la commu­nion fréquente, cela ne nous empêche pas de demander pardon et miséricorde (bien au contraire) pour les péchés qui offensent le Seigneur dans son Eucharistie, le Seigneur en tant qu'il est réellement présent et qu'il se donne à cha­cun de nous dans ce sacrement de l'amour. -- Sans doute n'y a-t-il pas beaucoup de furieux qui s'acharnent à poi­gnarder l'hostie, comme le malheureux Jonathas du XIII^e^ siècle, ou comme certains forcenés de la Révolution fran­çaise ou de la Révolution espagnole. En revanche les messes noires continuent de se perpétrer. Mais il y a surtout les communions reçues en état de péché mortel. Et ne pensons pas seulement, -- car c'est là une manière de voir très in­suffisante -- à ceux qui commettent l'infamie de commu­nier en demeurant attachés à leurs fautes de luxure ; il est d'autres infamies que les communions des impudiques sans repentance ; il est des sacrilèges d'une autre forme, apparemment d'une forme plus correcte, mais en réalité plus noire et plus horrible, ([^65]). Certes les imitateurs de l'en­fant prodigue qui osent s'approcher de la table sainte sans aucun propos d'amender leur conduite se rendent coupables d'un grand péché ; 252:98 mais quelle ne sera pas la grandeur de l'offense faite au Seigneur lorsque celui qui ose le recevoir en communion est un imitateur invétéré de Caïphe ou de Ponce-Pilate ? La responsabilité de Caïphe ou de Ponce-Pilate est quand même autrement lourde que celle de l'en­fant prodigue, encore que tous soient coupables. -- C'est une des misères du peuple chrétien de notre temps que les péchés contre la vertu de justice, ou contre la vertu de force n'y soient presque jamais considérés comme graves. Ils ne le sont pas toujours évidemment, mais ils peuvent l'être. Il est des péchés mortels de lâcheté, des péchés mortels de félonie, des péchés mortels de trahison. Et c'est une chose inadmissible que des chrétiens osent tranquillement s'ap­procher de l'Eucharistie alors qu'ils ont installé leur exis­tence dans la trahison de leur prochain, l'oppression des faibles, la délation et la calomnie. C'est une chose intolé­rable de parler de sacrilège seulement pour ceux qui com­munient sans vouloir se corriger de leurs fornications et de leurs adultères. Il n'en a pas toujours été ainsi dans l'Église de Dieu. Et lorsque saint Ambroise écartait de la sainte Table, et même de la basilique de Milan, l'empereur Théo­dose, ce n'était pas à cause de ses fornications. Théodose n'avait pas de maîtresse ; mais il avait péché gravement par cruauté et dureté. De toute manière, de nos jours, on est devenu trop in­conscient non seulement sur la signification de l'état de grâce qui est requis pour communier mais encore sur le respect, la vénération, l'attitude digne et adorante qui s'im­pose comme la chose la plus élémentaire pour recevoir le Corps du Christ. Il est quand même incroyable qu'un prédi­cateur soit obligé de dire au début de son sermon « Je ne veux humilier personne ni causer aucun trouble mais je suis obligé de prévenir que je refuserais la communion aux dames et aux jeunes filles qui s'approcheraient de la sainte Table dans la tenue indécente et provocante qu'elles se permettent d'avoir, même pour venir à la Messe. » Quand on assiste à la Messe en certaines églises, certains diman­ches d'été, on éprouve l'impression horrible que l'on « ba­zarde le Saint-Sacrement », comme disait Léon Bloy. Le renouveau liturgique dont nous bénéficions depuis une quinzaine d'années devrait insister davantage, ce me sem­ble, sur la foi vive, le respect, l'adoration, la tenue religieuse. R.-Th. C. 253:98 ### Les Hollandais seulement ? par Luc BARESTA Nous remercions très vivement *La France catholique* d'avoir bien voulu nous autoriser à reproduire ici l'article que son rédacteur en chef Luc Baresta a publié le 1^er^ octobre dernier. LE CATHOLICISME HOLLANDAIS A BON DOS. Et sans doute l'a-t-il quelquefois tendu, ce dos sur lequel s'accu­mulent, aux dires de la presse, les péchés d'impru­dence en matière doctrinale. Nous pouvions nous en rendre compte de diverses manières, et notamment par le mode ordinaire de l'information. Où il est question\ de soupe et de hareng Ce furent, dans le mois écoulé, les pages consacrées par la revue *Missi* aux débats des catholiques hollandais sur la Présence réelle. Les théologiens partisans d'une formulation « nouvelle » y étaient présentés, ainsi que leurs thèses, et aussi des initiatives singulières, dont un exemple extrême est fourni par le groupe Sjaloom : ses membres organisent des « agapes » repas fraternels avec chants, lectures et prières, qui s'achevaient, à l'origine, par une sorte de Cène où l'on utilisait du pain et du vin. Les évêques s'en émurent. Consultés, ils demandèrent, pour éviter toute équivoque, que soit fait un vrai repas, avec hareng et soupe. 254:98 Une autre publication avait précédé la revue *Missi* sur les aspects doctrinaux du sujet : ce sont les *Informations catholiques internationales* qui, dans leur numéro de juillet, exposaient les données de la controverse surgie aux Pays-Bas, notant déjà que le point crucial était la façon de concevoir la « substance » dans la « transsubstantiation ». Le catholicisme hollandais, donc, a bon dos, et pour peu que le lecteur de nos grands quotidiens se fût souvenu de sa géographie, il eût conclu, en toute bonne conscience, que ces théologiens « novateurs » avaient reçu quelque coup d'aile de moulin. Ce qui eût été injuste pour les louables intentions de tels chercheurs, léger quant à la gravité du drame, et vraiment trop facile dans l'art de détourner sur un pays proche l'attention que méritent nos propres insuf­fisances. D'autant plus que d'utiles remarques, faites à Rome, nous parvenaient. Non point, en l'occurrence, de M. l'abbé Laurentin qui écrivait pour *Le Figaro :* « *L'En­cyclique* Mysterium Fidei *est l'objet de conversations. La doctrine classique qu'elle rappelle n'est mise en question par nul catholique* », comme si cette Encyclique, finalement, s'avérait inutile. Mais bien plutôt du cardinal Alfrink demandant qu'on ne juge point « *toute une communauté sur des manifestations qui ne sont nullement acceptées d'une manière générale* » et surtout de l'*Osservatore ro­mano* soulignant le 13 septembre, que l'Encyclique ne s'adressait pas à un pays particulier, mais « *à tous les fidèles* »*.* Si donc l'Encyclique s'adresse à tous les fidèles, ne con­vient-il pas que nous envisagions aussi quels bienfaits elle apporte en France, à quels besoins elle répond ? Il ne man­que d'ailleurs pas de voix hors frontières qui se font l'écho d'inquiétudes exprimées en France et spécialement dans *La France catholique.* *Le Courrier de Genève*, dans son numéro du 14 septem­bre, sous la plume de M. Sylvain Maquignaz, citait à propos de l'Encyclique, un article de M. Roland Mousnier, profes­seur à la Sorbonne, qui exprimait naguère dans un article de *La France catholique* précisément*,* sa plainte devant le spectacle insolite qui surprend trop souvent le catholique à la ville ou à la campagne : tabernacle vide et ouvert, Saint-Sacrement relégué dans un lieu écarté, que cache parfois un grand rideau... 255:98 Cette évocation s'est prolongée dans *Le Courrier de Genève,* par un dialogue au cours duquel M. l'abbé Chavaz a rappelé, par souci d'exactitude, qu'aux termes de l'instruction romaine *Inter Œcumenici*, du 26 septembre 1964 (et reprise dans le directoire promulgué par les évêques suisses), la Sainte Eucharistie doit être conservée « *dans un tabernacle solide et inviolable, placé au milieu de l'autel majeur ou d'un autel mineur, mais qui sur­passe vraiment les autres* ». L'Encyclique s'exprime dans le même sens : « *Qu'au cours de la journée, dit-elle, les fidèles ne manquent pas de rendre visite au Saint-Sacrement, qui doit être conservé en un endroit très digne des églises, avec le plus d'honneur possible, selon les lois litur­giques.* » L'article de M. Roland Mousnier ne fut d'ailleurs pas le seul affleurement, à *La France catholique,* d'une inquié­tude de ce genre. Par deux fois, en août 1963 et en mars 1964, M. le chanoine Vancourt, recueillant les propos an­goissés de « *l'un des observateurs les plus avertis du catho­licisme français* » puis d'un père dominicain, et d'un laïc, posait la question dans les termes mêmes où il l'avait enten­due : « Croyons-nous à la Présence réelle ? » Le Père de Foucauld, demandait un correspondant, « a passé le plus clair de son temps à adorer le Saint-Sacrement. A-t-il eu tort ou non ? » et M. le chanoine Vancourt proposait qu'on redécouvrît l'enseignement du Concile de Trente... Vestige occidental\ à dépasser ? En outre, l'Encyclique *Mysterium Fidei* ne rencontre-t-elle point en France, en lui livrant sa lumière, un secteur de recherches, voire de contestations ? A certains égards ne s'inscrit-elle point dans le sillage d'*Humani Generis*, où Pie XII signalait déjà le danger du relativisme dogma­tique auquel sont exposés ceux qui paraissent croire que « *jamais les mystères de la foi ne peuvent être exprimés en termes vrais mais seulement approximatifs et toujours changeables* » ? Ah ! certes, cette manière de voir n'a pas disparu, en France, de nos dialogues, carrefours et sympo­sia. 256:98 Or, dans les dogmes sacrés, répète l'Encyclique, on doit toujours conserver le sens que l'Église a déclaré, les essais d'explication nouvelle et plus adaptée, pour justifiés qu'ils soient, ne devant en rien altérer l'immuable... Et que de fois n'avons-nous pas entendu critiquer un « appareil conceptuel contingent » qu'on dit hérité de l'Occident, et dont l'Église devrait se défaire pour être entendue des non-Occidentaux ? Est-on assez sûr, dans cette « désoccidentalisation » de ne rien rejeter d'essentiel et d'uni­versel ? Ce terme de *substance* que l'Église emploie dans un sens « ontologique. » c'est-à-dire qui désigne les êtres en eux-mêmes, dans ce qu'ils ont de plus profond et de plus constitutif, et par lequel la « transsubstantiation » indique davantage qu'un changement de signification ou de finalité, serait-il lui aussi, vestige occidental à dépasser ? L'Ency­clique répond clairement : « *Les formules que l'Église adopte pour l'énoncé des dogmes de foi expriment des con­cepts qui ne sont pas liés à une certaine forme de culture, ni à une phase déterminée du progrès scientifique, ni à telle ou telle école théologique : elles reprennent ce que l'esprit humain perçoit dans la réalité par son expérience universelle et nécessaire...* Aussi ces formules sont-elles ac­cessibles AUX HOMMES DE TOUS LES TEMPS ET DE TOUS LES LIEUX. » Oui, cette lumière concerne aussi la France, dans le sec­teur des recherches et des contestations. Nous pourrions en donner bien d'autres preuves, et point ne serait besoin, pour cela, de remonter jusqu'à l'époque de la crise moder­niste, où déjà des théories « nouvelles » réduisaient l'Eu­charistie à sa valeur symbolique. Plus récemment, elles ne furent tout de même pas cantonnées, depuis vingt ans, dans le domaine de la recherche privée -- dont la discrétion devrait aller de soi, en raison des hypothèses qu'elle com­porte légitimement -- ces déclarations par lesquelles, sous la poussée de conceptions évolutionnistes et relativistes, il était dit que le mot transsubstantiation « *n'était pas sans inconvénient* » qu'il répondait « *à la manière dont les scolastiques concevaient cette transformation* » que leur conception « *était inadmissible* » ([^66])*...* 257:98 Du prêtre délaissé\ au Souverain Pontife Et voici que cette année, un important article des *Études* ([^67]), sous la plume du R.P. Bruno Ribes, abordait ce problème si actuel : « vraie et fausse nouveauté dans l'Église ». S'interrogeant, notamment, sur le « vieillisse­ment possible de certaines expressions » l'auteur écrivait : « *Tel qui déclare périmé un terme buriné par la réflexion et consacré par le magistère infaillible, outre qu'il ne sau­rait en rejeter la signification, ne parviendrait sans doute pas à le formuler de façon plus satisfaisante. C'est ainsi que, sans envisager quelque artificielle substitution de terme, les problèmes suscités par de nouvelles recherches nous con­traindront peut-être un jour à préciser de façon plus tech­nique le mot de transsubstantiation : tout comme la philo­sophie scolastique avait donné à ce vocable une rigueur qu'il ne possédait pas sous la plume de tel Père du IV^e^ siècle.* EN RÉALITÉ, LES TEXTES DOGMATIQUES VIEILLISSENT MOINS QUE NE S'AFFAISSE L'ATTENTION QU'ON LEUR PORTE*. L'essentiel est que cette apparente relégation dans l'ombre n'implique nul rejet, que les vérités tues ne soient pas enterrées comme des vérités mortes.* » L'attention qu'on leur porte... Le secteur « concerné » par l'Encyclique n'est pas seulement ici celui des recher­ches et des contestations, mais aussi celui de l'accoutu­mance et de la négligence. Quel fidèle oserait ici ne pas se sentir touché ? Un autre témoignage nous revient en mé­moire. M. Claude Tresmontant, tout récemment, a montré combien devenaient urgentes, pour les chrétiens d'aujour­d'hui, les tâches concernant la vérité, la pensée, l'intelli­gence. Car la foi n'est pas fidéisme, mais acte d'adhésion de l'intelligence à la vérité, le plus haut qu'il lui soit donné de faire. Aujourd'hui, cette relation de l'intelligence au con­tenu de la Révélation et au Mystère n'est-elle point trop souvent abandonnée ? « *Il faut chercher longtemps,* écrit M. Claude Tresmontant, *pour trouver un Révérend Père capable de vous expliquer ce qu'est le péché originel ou la transsubstantiation... On finit par trouver, si on a de la chance et beaucoup de patience, quelque vieil ecclésiastique un peu original, délaissé et méconnu, qui, au lieu de suivre les modes, a passé sa vie à réfléchir sur ces points.* » 258:98 Mais voici qu'une voix, au sujet de l'Eucharistie, vient de prendre le relais du prêtre délaissé mais intensément présent aux profondeurs de l'Histoire. Cette voix est voix suprême de l'Église : celle du Vicaire du Christ, enseignant à nouveau pour ce monde, et d'une manière solennelle, cette vérité centrale où jaillissent pour l'esprit et pour l'âme et pour la communion des hommes dans l'Amour échangé, la certitude et la vie. Luc BARESTA. 259:98 ## NOTES CRITIQUES ### Livres pour enfants *Pour les plus grands,\ du pire et du meilleur* Livres pour enfants... Cette expression deux fois merveilleuse, puisqu'il s'agit de livres et en même temps d'enfants, voici que cette année elle m'embarrasse. Nous sommes bien entrés, pour­tant, dans cette saison préalable où déjà s'annoncent les cadeaux de Noël. Mais c'est un fruit blet qui m'échoit d'abord, tombé d'un automne douceâtre où se délaye un certain miel préten­dument apostolique. Or, ce genre de friandise n'est précisément pas destiné aux enfants. Une préface repousse d'avance les lecteurs de moins de quinze ou seize ans. Heureuse précaution : on leur évite ainsi la plus mauvaise des confitures. Mais on la donne aux plus grands, hélas ! Le pot s'appelle CRAZY JACK. Il étonne et détonne à la vitrine des éditions Alsatia, qui nous avaient habitués pourtant à de meilleurs produits... Cette fois, elle n'aura pas nos faveurs. \*\*\* La couverture de ce surprenant ouvrage « pour jeunes » s'orne d'une fille brune qui chante, l'œil fixe et le bras rond, devant le micro. C'est Véronique. Elle ressemble, nous dit l'au­teur, à une panthère noire. C'est la militante. A l'arrière-plan, Veste blanche et nœud papillon, voici Crazy Jack. Il a pour la belle un regard tendre. Derrière lui, deux garçons plus jeunes sont vêtus d'une chemise à carreaux : l'un s'anime au saxophone, et l'autre à la batterie. L'intention du roman trouve ici une image très illustrative. 260:98 Car il s'agit, dans l'esprit de l'auteur, de raconter une campagne d'évangélisation un peu particulière : elle est menée dans ces sociétés fondées sur la guitare électrique et constituées par les « idoles des jeunes » que flanquent une tribu d'adorateurs pâmés (qui n'adorent pas tous, d'ailleurs, puisque l'un d'eux ose déclarer un jour : « Tes chansons, ça me donne des boutons »). Mais ces jeunes, quoi qu'en pense un vain peuple, ont des problèmes. Une équipe de militants, sous la conduite d'un aumônier, décide alors de donner à ces « copains » bruyants mais tourmentés un témoignage décisif selon une méthode audacieuse et « ouverte ». Pour faire bref disons que le livre illustre une technique d'apostolat en pays yé-yé. Quelle technique ? La technique du CONTACT : « *Nous sommes tous partis, le nez en l'air, sur la plage, au Casino, dans les boîtes, en nous disant :* « *des contacts, des contacts...* » *et on ne s'est pas demandé* AVEC QUI. *On a voulu leur* APPORTER *quelque chose, mais un peu comme des voyageurs de commerce, et on n'a pas eu assez de simplicité pour se dire d'abord qu'on était des gens comme eux.* » La méthode se révèle donc ici, bien que ce soit à travers une autocritique : « Des contacts ! des contacts ! » On les a donc pris ces contacts, et notamment avec Crazy Jack. Ce garçon, nous dit-on, est déjà une idole, mais n'est pas encore une vedette. Nuance. C'est dans cette nuance que s'insinue Véro­nique, la panthère volontaire pour le contact, la militante. Elle le trouve, ce contact, en dansant un slow (danse lente, comme on sait). Je lis : « *Sur les épaules de Jack, les mains de la* « *Panthère* » *s'étaient un peu crispées. Il en profita pour l'attirer plus près de lui. Elle se raidit un peu.* *-- En somme, vous venez ici pour nous convertir.* *Dans ses yeux, il lut de la détresse.* *-- Mais non ! pas au sens où tu l'entends. On veut seulement montrer que les chrétiens ne sont pas faits autrement que les autres... qu'ils peuvent s'amuser comme eux sans voir le mal partout... sans le faire non plus, bien sûr.* 261:98 *Il y avait là quelque chose qu'il ne comprenait pas. Naturellement, il aurait pu s'en tirer par une plaisanterie facile, lui dire par exemple qu'il la trouvait, précisément, faite comme les autres, et même plutôt mieux... Il se contenta d'incliner un peu la tête vers elle, jusqu'à frôler sa joue. Véronique ne refusa pas le contact.* » Et alors ? Et alors ? demandez-vous. Mais foin de l'impa­tience. Notons tout d'abord, et par méthode réflexive, cette réussite technique, puisque technique il y a : le premier déve­loppement opérationnel touche au but. Voici maintenant la suite : « *-- Et après tout, lui murmura-t-il à l'oreille, qu'est-ce que ça fait ? Quand je te dis que tu me plais, ce n'est pas du bara­tin, pas du tout...* *-- Ne recommence pas, dit-elle, faiblement.* *Pendant quelques instants, ils dansèrent sans rien dire. Jack hésitait sur la conduite à tenir.* *-- J'ai repensé à ce que tu m'as dit ce matin, sur l'amour.* *Ce n'était pas tout à fait vrai. Il y pensait maintenant seule­ment.* *-- J'ai un peu exagéré. S'il y avait beaucoup de gens qui pensaient comme toi, ça serait trop beau...* *-- C'est à force de penser comme ça qu'on transmet aux autres...* *Elle n'avait pas tout à fait sa voix normale. Jack se rendit compte qu'elle était troublée, mais, lorsque ses lèvres effleurè­rent les paupières de Véronique, il ne le fit pas exprès. Elle ouvrit les yeux. Il comprit qu'il lui était facile d'insister : l'am­biance, les paroles entendues, le plaisir aussi, peut-être, de damer le pion à Corinne, auraient vite raison de la résistance de Véronique.* *Quelque chose -- il ne sut pas quoi -- le dissuada de pour­suivre. Au contraire, il s'écarta un peu d'elle, très doucement. Elle sourit. Pendant les dernières mesures du slow, ils ne dirent plus rien. Mais, au moment de se séparer, il lui prit la main et la pressa sur ses lèvres. Véronique ne fit aucun mouvement pour la retirer. Une expression complexe passa dans son regard, mais elle ne dit rien. Il la reconduisit vers la table.* » 262:98 Cette lecture, édifiante à plus d'un titre -- par le comportement de Crazy Jack et non par celui de la militante, on en conviendra -- me laisse cependant perplexe sur la méthode des « contacts » ainsi entendue. Mais il y a l'autocritique. Et l'au­mônier, là-dessus, doit bien avoir quelque chose à dire. En effet. Il le dit. Ses troupes étant rassemblées, il exprime le point de vue normatif suivant : « *Dans le cas de Jack, par exemple, chercher, comme vous l'avez fait, tous les points où nous pouvons être d'accord. Ne pas nous prendre nous-mêmes pour des modèles. Réviser chaque jour notre vie, réfléchir sur nos actions, sur nos paroles, pour voir en quoi elles sont encore pleines de nous-mêmes. Dépister tout esprit de propagande et témoigner le plus possible de ce que nous sommes... serait-ce, parfois, par nos fautes elles-mêmes...* » J'avoue que loin d'effacer ma perplexité, comme je l'espérais, cette intervention de l'aumônier a pour effet de l'accroître. Non point que je trouve mauvais de « réviser », de « réfléchir ». etc. Non point qu'à mon avis les yé-yé soient sans âme. Ils en ont une, certes. Mais je ne vois pas que ce genre de contacts soit tellement le moyen de l'éveiller, quoi que puisse prétendre, par son récit, l'auteur de cette pâtisserie mellifluente ([^68]). \*\*\* Il est vrai qu'il fait évoluer Crazy Jack, sous l'influence de l'équipe apostolique, vers un certain idéal. « *Désormais*, dit la conclusion du livre, *il n'y a plus qu'une chose qui compte vrai­ment dans sa vie : son métier* » (en lettres capitales dans l'ou­vrage). Car il faut du « métier » partout, même en matière de guitare électrique. N'allons point là contre, mais posons au moins une question : N'y aurait-il pas d'autres occupations exemplaires à proposer à nos jeunes ? D'autres feux pour l'enthousias­me ? D'autres courages ? Et finalement d'autres méthodes d'apos­tolat ? \*\*\* 263:98 Déçue donc par cette sorte d' « apostolat », je trouve quelque intérêt aux choses du sport, aux ouvrages qui les présentent, les expliquent, les justifient. Là, au moins, il y a de l'air. Voici l'admirable ENCYCLOPÉDIE DES SPORTS que publie La­rousse. Tout ce qu'il faut savoir sur le rugby, le hockey sur gazon et le patinage de vitesse, vous le trouverez dans cet ouvrage rationnel, supérieurement documenté, enrichi de graphiques, de photos et de considérations historiques. Le muscle, dit une sage préface, est un moteur que l'usage améliore. C'est une évocation comparable, parce que tonifiante et virile, que nous offre le même éditeur avec son ouvrage consacré aux TECHNIQUES (au sens ordinaire du terme). « De la roue à la fusée » que de labeur et d'astuce ! Une citation en exergue remet les politiciens à leur juste place, et du même mouvement, nous semble-t-il, rétablit le « métier » du joueur de guitare électrique dans ses justes dimensions : « *Et il disait que, à son avis, quiconque pourrait faire pousser deux épis de blé ou deux brins d'herbe sur un coin de terre où n'en poussait qu'un seul servirait mieux l'humanité et rendrait un service plus essentiel à son pays que la race entière des poli­ticiens réunis.* » (Jonathan Swift.) \*\*\* Que voilà des admirations bien profanes me direz-vous. Mais quoi de moins profane que le blé, cette vivante dignité du monde ? Et si vous voulez des sujets plus sacrés, alors lisez et offrez LA LÉGENDE DORÉE DES SAINTS DE FRANCE (Éditions G.P.). Il s'agit de textes extraits pour la plupart de l'œuvre immor­telle de Jacques de Voragine et que M. François Garnier a tra­duits en français moderne tout en leur conservant leur caractère savoureux du XIII^e^ siècle. La multitude des saints les plus populaires de France y vit avec une intense poésie. Chaque province, chaque grande ville est représentée. La même diversité se retrouve dans le choix des reproductions illustrant ce volume : 103 reproductions photographiques -- en couleurs et en noir -- de chefs-d'œuvre, connus ou inconnus, de tous les temps et de tous les pays. 264:98 Il est évident que cet ouvrage, revêtu par ailleurs de l' « im­primatur » constitue un cadeau de qualité. Je l'ouvre à la page 47 où il est raconté comment saint Bernard convertit sa sœur. Ce qui constitue une méthode d'apostolat différente de celle que nous avons évoquée, très différente même et qui, authentifiée par la sainteté, ne se trouve pas dépourvue d'efficace, comme on peut s'en rendre compte par ces lignes : « *Le père de Bernard était demeuré seul en sa maison ; il se rendit au monastère où il vécut un certain temps, puis trépassa après une vieillesse heureuse. Sa sœur se maria et eut une vie brillante dans le monde. Les richesses et les plaisirs la mettaient en péril. Elle alla une fois au monastère pour visiter ses frères. Elle s'y présenta avec un grand apparat qui flattait son orgueil. Bernard la repoussa, comme si elle était fille du diable qui tente de prendre les âmes. Il n'accepta pas de sortir pour la voir. Elle fut vite convaincue qu'aucun de ses frères ne viendrait à sa rencon­tre. Celui qui était portier lui dit qu'elle n'était qu'ordure puante précieusement parée. Alors, elle fondit en larmes et s'écria :* « *Si je suis une pécheresse, Notre-Seigneur Jésus-Christ est mort pour les pêcheurs ! Et, parce que je suis pécheresse, je demande les conseils des bons. Si mon frère méprise mon corps, que le serviteur de Dieu ne méprise pas ma très pauvre âme ! Que mon frère vienne ! Ce qu'il me commandera, je le ferai !* » *Elle tint cette promesse. Bernard vint la trouver avec ses frères. Comme il ne pouvait pas la séparer de son mari, il lui interdit en pre­mier lieu toutes les vanités du monde et lui apprit à suivre les manières de vivre qu'avait pratiquées sa mère. Lorsqu'elle se retrouva chez elle, elle était tellement transformée, qu'elle me­nait la vie d'ermite au milieu du monde. On aurait dit une véritable étrangère dans le siècle. A la fin, elle vint à bout de son mari par la prière, fut absoute en Dieu et entra dans un monastère.* » (*A suivre.*) Claude LAURENT. 265:98 ### Notules **Les « hommes de bonne volonté ». --** D'André Frossard, dans « Le Figaro » du 6 octobre : « ...J'ai entendu le Pape appor­ter aux représentants des Nations Unies la paix promise aux « hom­mes de bonne volonté ». Oui, les mots redoutables et litigieux ont bien été prononcés, et prononcés en français. Se peut-il que le saint-Père n'ait jamais reçu nos traductions du « Gloria in ex­celcis » et qu'il ignore encore, par conséquent, ce que nous savons tous ici (depuis peu, il est vrai), savoir qu'il n'y a pas d'hommes de bonne volonté, en tout cas que le « Gloria » ne leur a jamais rien promis, « il s'agit bel et bien d'un génitif objectif ne signifiant pas ce qu'il a l'air de dire ? « ...Que vont penser nos ex­perts ? » \*\*\* **S'adapter à la technique. --** Du « Journal de guerre et d'occupa­tion » de Ernest Jünger (traduc­tion française H. Piard, Julliard, 1965) : « Ce n'est pas la surface qui modifie la profondeur, mais la profondeur qui modifie la sur­face... La technique ne change pas la vie -- elle est un symptôme massif d'une modification pro­fonde. S'adapter à la technique signifierait que le corps doit se modeler sur les vêtements. Ce se­raient alors les tailleurs qui fi­xeraient les mesures. » \*\*\* **Texte à méditer. --** Extrait du « rapport moral » présenté à la Rencontre nationale de l'A.C.O. en mai 1965 (compte rendu de la rencontre, p. 98) : « Autre point d'interrogation : la nomination en 1963 comme au­diteur au Concile du secrétaire général de la Confédération in­ternationale des syndicats chré­tiens. Nous eûmes l'occasion d'ex­primer à l'époque notre étonne­ment et nos inquiétudes pour l'apostolat ouvrier devant une telle nomination. » \*\*\* **Enseignements pontificaux. --** Nouveau volume des « Enseigne­ments pontificaux » publiés par les Bénédictins de Solesmes (Des­clée et Cie éditeur) : *Le Foyer chrétien*. Ce volume vient com­pléter les volumes précédents sur *Le Mariage* et sur *L'Éducation*. \*\*\* **Saint Benoît. --** Aux Éditions EISE (Éditions et Imprimeries, du Sud-Est) 46, rue de la Charité à Lyon 2^e^ : *Saint Benoît de Nursie*, par Claude Franchet, illustra­tions d'Henri Charlier. Un délicieux petit volume de 80 pages que tous nos lecteurs tiendront à se procurer. \*\*\* 266:98 **En disque -- le « Cantique spirituel » de saint Jean de la Croix. --** L'un des plus beaux textes de la poésie fut écrit en espagnol par saint Jean de la Croix : l'un des plus beaux textes de la poésie française est la traduction qu'en fit au XVII^e^ siècle le père Cyprien, carme déchaux. Le sort de cette traduction fut un curieux silence tout à coup troublé par la curiosité d'un poète moderne. Paul Valéry mit la main sur l'é­pais volume qui contenait les quelques strophes du Cantique Spirituel traduit par le père Cy­prien. Il sut les juger admirables. Deux éditions en 50 ans réus­sirent à diffuser mille cent exem­plaires d'un poème qui devrait être connu de tous, et non seule­ment pour sa seule beauté, qui n'est rien, selon Saint Jean de la Croix, mais pour ce qu'il signi­fie : l'inquiétude d'une âme en l'absence de son aimé Jésus-Christ, la joie de cette même âme qui le rencontre enfin. Un beau disque, édité par le Cercle de Poésie, reprend ce texte fort bien servi par les voix de Catherine Sellers et Alain Cuny. Peut-être par ce moyen une dif­fusion plus large que par le livre sera-t-elle possible. Gabriel Mar­cel, en tête de la première face, prévient l'auditeur qu'il va en­tendre un poème qui est plus qu'un poème, un texte dont la beauté splendide ne compte pas au regard de ce qu'elle cache. Ou bien révèle, quoique pour son au­teur, la beauté d'une œuvre ne puisse être considérée comme une voie d'approche vers Dieu. Mais il n'est pas interdit d'avoir une âme moins dépouillée que celle du grand mystique espagnol, et de penser pouvoir mieux reconnaître le divin dans ce qui, dès ici bas, est grand et beau. Cercle de Poésie, Le Vaumain, Oise. Chez le même éditeur : « Prière à la Vierge Marie », de l'abbé Perreyve, Pater et Ave, musique de Louis Daguet par Solange M­chel, de l'Opéra, accompagnée aux grandes orgues de Notre-Dame d'Auteuil par Henri Weysseire. Un disque 45 tours. \*\*\* **De plus en plus fort. --** Dans « La Croix » des 2 et 3 novembre, page du « Journal du Concile » : « L'intervention sur l'athéisme faite par le T.R.P. Arrupe, supé­rieur général des Jésuites, et une interview de ce dernier accordée au quotidien madrilène *Ya*, ayant été mal accueillies par le journal catholique hollandais *De Volks­krant*, le provincial des Jésuites des Pays-Bas, le R.P. Terpstra, a été invité à donner son avis. « Parlant le 30 octobre devant l'Association des élèves du col­lège Saint-Pierre-Canisius, à Ni­mègue, le P. Terpstra a déclaré en autres : « Il est plus qu'évident, d'après les violentes réactions, dans les milieux conciliaires mê­mes, suscitées par l'intervention du T.R.P. Arrupe, que ce dernier n'a pas réussi à faire partager ses convictions. Moi aussi je m'interroge sur le sens de ses propos, du moins tels qu'ils sont parvenus à ma connaissance, à travers les journaux. Beaucoup, parmi vous, sentent que dans les mots utilisés par le P. Arrupe pour parler de l'athéisme, aucune justice n'est rendue à la bonne foi des non-croyants. Je partage également vos critiques des propos que le T.R.P. Arrupe semble avoir tenus, d'après le journal *Ya.* Dans cette interview, le T.R.P. Arrupe s'est montré un farouche adversaire de toute forme de cri­tique dans l'Église. Je puis vous assurer que je ne considère pas ces propos du P. Arrupe comme des lignes d'action ou des ordres dans notre Province des Jésuites hollandais et je serais surpris si un Jésuite, ici, les regardait com­me tels. » 267:98 « La Croix » n'ajoute rien : telle est la teneur intégrale de son « information ». On pourra se reporter à l'ar­ticle que le P. Rouquette, dans les « Études » de novembre, a consacré à « L'intervention du père Arrupe sur l'athéisme » (pages 575 et suiv.). Curieux article, étran­gement nuancé, -- sauf bien sûr quand il s'agit pour le P. Rou­quette d'attaquer une fois de plus « nos intégristes extrêmes ». Le P. Rouquette ayant précédemment déclaré que le terme « intégriste » est selon lui une « étiquette in­jurieuse », on doit donc compren­dre que lorsqu'il en vient à parler d' « intégristes extrêmes » il en­tend être extrêmement injurieux. Mais cela même laisse dans l'in­certitude de ce que peuvent être, pour le P. Rouquette, les « inté­gristes » qui ne sont pas « extrê­mes ». Quoi qu'il en soit des impréci­sions habiles et des mystères ha­bituels du P. Rouquette sur le chapitre de l' « intégrisme », c'est ce qu'il dit du P. Arrupe qui mé­rite le plus de retenir l'attention. Il estime que « peut-être » le P. Arrupe « dans le lointain Japon d'où il arrive n'a pas eu la pos­sibilité de se pénétrer d'une cer­taine sensibilité conciliaire » ; il rappelle (à ses lecteurs ou au P. Arrupe lui-même ?) que les dé­crets de la récente Congrégation générale de la Compagnie de Jé­sus « sont normatifs pour le pré­posé général comme pour tous les Jésuites ». Parlant des « indi­cations » données par le P. Arru­pe, il assure qu' « on peut surtout leur reprocher de n'être pas iné­dites » : quand on sait avec quelle impertinence et quelle maîtrise rhétorique le P. Rouquette a cou­tume de manier la litote, on saisit la portée de ce coup-là. Plus loin, il remarque que la mention explicite faite par le P. Arrupe du rôle de l'épiscopat « était sans doute trop courte pour répondre à la sensibilité du Concile et à l'esprit de la collégialité » ; et pourtant « l'essentiel était dit ». On aperçoit le côté comique de la chose, comme souvent dans la prose du P. Rouquette : dire l'es­sentiel, le dire exactement, le dire explicitement, ne suffit pas pour répondre « à la sensibilité du Concile et à l'esprit de la collé­gialité ». A en croire le P. Rou­quette, cette sensibilité et cet es­prit auraient besoin que la « men­tion » ne soit pas « courte ». Bien entendu, nous laissons au P. Rou­quette la responsabilité d'une telle affirmation. Le P. Arrupe, en tout cas, est ainsi averti qu'il est dans le colli­mateur, en Hollande et en Fran­ce ; et ailleurs ; et en Amérique ; autant dire partout. \*\*\* **Il n'y a plus que chez des ca­tholiques. --** De Louis Salleron, dans « La Nation française » du 4 novembre, à propos des « Prêtres au travail » : « Aujourd'hui que le communisme est coupé en deux par le schisme de la Chine, aujourd'hui que la faillite de l'U.R.S.S. n'est plus contestée par personne, aujourd'hui que, dans les pays où les ouvriers sont les mieux payés, on n'en trouve plus un sur cent qui soit communiste, aujourd'hui que, dans les usines françaises (après les usines allemandes, an­glaises et américaines), la diver­sification des tâches brise le con­cept simpliste de « la classe ou­vrière », -- il n'y a plus (on a honte de l'écrire) que chez les ca­tholiques français qu'on trouve une image du monde économique et technique correspondant à la littérature de propagande du communisme. » 268:98 ### Bibliographie #### Françoise Sagan : La Chamade (Julliard) Ne disons pas, comme Musset à propos de la Malibran, qu' « il est trop tard pour parler d'elle ». « La Chamade » a déjà subi le feu roulant de critiques aussi amusantes que justifiées ; il n'y a rien dans ce roman, c'est bien certain ; on devrait interdire par décret à Françoise Sagan de parler de cocktails et d'éditeurs, c'est non moins indiscutable. Mais tout compte fait, nous somme amenés à plaider pour elle. Le néo-bovarysme saganien semble inévitable ; une société s'ennuie et ne veut pas l'avouer, car l'aveu de l'ennui serait l'aveu de besoins intellectuels et spirituels, la reconnaissance de certaines valeurs : comment ce monde-là pourrait-il donner d'autres intrigues, d'autres personnages ? Contrairement aux romans de l'avant-guerre, ceux de La Varende aussi bien que ceux de Malraux, les « héros » empruntés à notre ambiance hexagonale depuis vingt ans n'ont ni armes, ni mission ; un évolutionnisme instinctif et quasi-viscéral éloigne l'homme présent de toute curiosité. Ce monde semble nourri uni­quement de laxatifs. Sa littérature hésite entre la manière d'un Paul Bourget sans foi ni doctrine, et les intrigues flageolantes et spectrales d'un marivaudage sans poésie. On connaît la vieille histoire de la dame demandant une bonne, au bureau de placement, et à qui on répond : « Il y a pénurie. » « Envoyez toujours Pénurie ! Elle fera peut-être l'affaire... » Françoise Sagan a embauché Pénurie, et ne peut la mettre à la porte sans cour­roucer les voisins du quartier. Le talent de Sagan méritait mieux, mais réclamait un trésor d'idées et de sentiments qu'une époque en proie aux fanatismes liquidateurs ne lui a pas donné. En fin de compte, « La Chamade » est un livre riche d'enseignements amers. L'action y trouve son point culminant dans une histoire d'avortement : l'hé­roïne hésite seulement entre l'avortement coûteux et l'avortement bon marché. Cela me paraît génialement symbolique, et vraiment re­présentatif d'une humanité où l'on pourrait dire, en parodiant Sartre : « Le néant est de trop ! » L'esprit du siècle a donné ici toute sa mesure : il a réussi à faire avorter Pénurie. Jean-Baptiste MORVAN. ============== fin du numéro 98. [^1]:  -- (1). Un volume aux Nouvelles Éditions Latines. [^2]:  -- (1). Sur ce communiqué de l'A.C.O., voir : « Blâme à l'épiscopat », éditorial de notre numéro 94 de juin 1965. [^3]: **\*** \[figure en encadré dans l'original :\] Pierre Andreu, *Histoire des prêtres-ouvriers.* La plupart des erreurs mises en circulation sur ce sujet se fondent sur une fausse histoire de la première « expérience des prêtres-ouvriers ». L'ouvrage de Pierre Andreu apporte une information indis­pensable. Nouvelles Éditions Latines. [^4]:  -- (1). Le P. François Biot est aussi compétent que M. Laurentin. Dans *Témoignage chrétien* du 28 octobre, il écrit sans hésiter : « ...*Le prêtre pourra se syndiquer. Et cela apparaît en effet, lié nécessairement à la condition ouvrière. On voit mal comment un ouvrier, fût-il prêtre pourrait échapper à l'une des premières con­ditions de son milieu de vie.* » Le P. Biot « voit mal » comment un ouvrier peut n'être pas syndiqué. Être syndiqué est, selon lui, lié nécessairement à la con­dition ouvrière Et *Témoignage chrétien*, qui « connaît » le « monde ouvrier », imprime sans scrupule ces histoires. [^5]:  -- (1). Mais cette précaution a été aussitôt attaquée ouvertement. Dans *Témoignage chrétien* du 28 octobre, le P. François Biot prédit que cette précaution sera peu à peu tournée ou abolie ; il l'estime inopportune et chimérique. [^6]:  -- (1). Voir *Itinéraires*, numéro 92 d'avril 1965, pages 178 et suiv. [^7]: **\*** Cf. *Itinéraires*, n° 101, p. 222. [^8]:  -- (1). Amiral Decoux, *A la barre de l'Indochine.* [^9]:  -- (1). Cité par Jacques Mordal dans *Marine Indochine* [^10]:  -- (1). Jean Sainteny : *Histoire d'une paix manquée.* On trouve également dans les documents diplomatiques améri­cains récemment publiés à Washington cette note de Roosevelt à son Secrétaire d'État (24 janvier 1944) : « ...Je suis d'avis, depuis plus d'un an, que l'Indochine ne doit pas être restituée à la France... Elle occupe ce pays depuis près de cent ans et le peuple est plus mal loti à l'heure actuelle qu'il ne l'était au départ. » Outre la mé­chanceté du propos, ce dernier trait montre que Roosevelt ne connais­sait pas l'Indochine. [^11]:  -- (1). Rapporté par le député André-François Mercier dans son livre « Faut-il abandonner l'Indochine ? » [^12]:  -- (1). Pays représentés : Cambodge -- Laos -- État du Vietnam -- Ré­publique démocratique du Vietnam -- États-Unis d'Amérique -- France Grande-Bretagne -- U.R.S.S. République populaire de Chine. Commission de contrôle : Inde -- Pologne -- Canada [^13]:  -- (2). La frontière est au 17^e^ parallèle, non loin de la limite de l'occupation chinoise en 1945. C'est une vieille frontière historique. [^14]:  -- (1). L'organisation du Traité de l'Asie du Sud-Est comprend : Australie, Nouvelle-Zélande, Pakistan, Philippines, Thaïlande, Grande-Bretagne, France, États-Unis. [^15]:  -- (1). On lit dans l'ouvrage très documenté de Roy Mc Gregor Hastie sur *Mao Tse Toung* que celui-ci tolère les protestants, se montre plein d'indulgence pour les bouddhistes et les musulmans, mais est dé­chaîné contre le catholicisme. [^16]:  -- (1). L'armée sud-vietnamienne de son côté dépasse le demi-million d'hommes. [^17]:  -- (1). Texte espagnol dans *Ilustracion del Clero*, septembre 1965. Traduction de la D.C. [^18]:  -- (2). Les italiques, ici et plus loin, sont dans le texte de la « Docu­mentation Catholique ». (N.D.L.R.) [^19]:  -- (1). Desclée de Brouwer, Paris 1965. [^20]:  -- (1). Le Docteur Ehlen savait en effet que le tout-à-l'égout est un « péché contre la nature ». Les déchets du corps humain, que le tout-à-l'égout emporte à la mer, en polluant les rivières, doivent être récupérés pour le jardin. Il suffit de les étaler sur un compost, en les recouvrant d'une couche d'herbe ou de feuilles mortes, pour qu'ils ne dégagent aucune mauvaise odeur : ils sont rapidement transformés, par les bactéries, en un riche terreau, qui peut être utilisé l'année suivante pour le jardin ; ainsi se trouve respecté le cycle de la nature, et le jardin prospère sans qu'on ait besoin de recourir aux engrais chimiques, qui épuisent le sol et sont causes de nombreuses maladies. [^21]:  -- (2). « Das familiengerechte Heim » tel est le titre de la petite brochure où Nikolaus Ehlen expose ses idées et raconte ses premiè­res réalisations. (Paulus Verlag, Recklinghausen, 3 Auflage, 1954). [^22]:  -- (3). De fait, nous avons pu constater, à Worms Horchheim, là où l'on creusait les fondations pour de nouvelles maisons, que c'était uniquement du sable ; et à côté, là où des Siedler étaient installés depuis quelques années, nous ne nous lassions pas d'admirer les jardins en pleine prospérité, malgré la sécheresse qui sévissait, là-bas comme chez nous depuis des semaines, en cette fin de juillet 1964. [^23]:  -- (1). Le même où, parmi des apologies de Pie XII, reparaît la version falsifiée et hostile du discours israélien de Paul VI. [^24]:  -- (1). C'est ainsi que, reprenant à son compte, parmi les « preuves » de la germanophilie de Pie XII, un propos « d'assez bonne source » rapporté par le comte Ciano, comme quoi « *Pacelli était le candidat favori des Allemands* », il rectifie lourdement en note : « *Notons cependant que la presse allemande était hostile au cardinal Pacelli. Il est possible que, pour un certain temps, il y ait eu divergence de vues entre Goebbels et Ribbentrop* », etc. Mais c'est entre la presse et le régime qu'il y aurait eu, en ce cas, une divergence parfaitement invraisemblable sous une dictature totalitaire ! Joignant l'imbécillité à la mauvaise foi, notre historien ne sent même pas que, DANS LE LANGAGE ROMAIN, « *candidat favori des Allemands* » signifie candidat non pas du Reich, mais bien DES CARDINAUX ALLEMANDS dont plusieurs, adversaires de Hitler, choisirent le cardinal Pacelli comme le plus capable de les protéger et de les soutenir dans leur lutte. [^25]:  -- (1). Le P. Rouquette désigne et cite ici le « décret » adopté par là dernière session de la Congrégation générale de la Compagnie de Jésus. [^26]:  -- (2). Voir : *Témoignage chrétien* du 22 février 1963 (page 14) ; *L'Homme nouveau* du 3 mars 1963 (page 11) ; *Témoignage chrétien* du 21 novembre 1963 (page 20) ; *La Croix* du 21 mars 1964 (page 4). [^27]:  -- (1). Voir notre ouvrage : *L'intégrisme, histoire d'une histoire*, spécialement le chap. XXIV, pages 247 et suivantes (un volume aux Nouvelles Éditions Latines) [^28]:  -- (1). Cf. *Itinéraires*, n° 92, avril 1964, pp. 195 à 211 : Une lettre de l'abbé Laurentin. [^29]:  -- (2). Cf. *Itinéraires*, n° 85, pp. 102 à 119, juillet-août 1964. [^30]:  -- (3). Id., n° 87, pp. 274 à 305. [^31]:  -- (4). Nous raconterons l'histoire inédite de cette feuille hebdoma­daire qui parut de juillet 1877 à la fin de 1881. Henri Lasserre y collabora, mais n'en fut pas, comme on l'a prétendu, le directeur ou le gérant. [^32]:  -- (5). *Itinéraires*, n° 85, p. 108. L'abbé Laurentin a pris l'initiative de rompre tout dialogue avec les archives Lasserre depuis 1962. Il en ignore donc une grande partie dépouillée depuis cette époque. [^33]:  -- (6). Itinéraires, n° 90, février 1965, pp. 61 à 91 ; n° 92, avril, pp. 103 à 138 ; n° 93, mai, pp. 104 à 117 ; n° 95, juillet, pp. 179 à 197. [^34]:  -- (A) -- Note de l'abbé Laurentin : *Lourdes, Documents authen­tiques*, 6 volumes, Paris, Lethielleux. 1957-1962. *Lourdes, Histoire authentique*, 6 volumes, Paris, Le­thielleux, 1961-1964 [^35]:  -- (B) -- Note de l'abbé Laurentin : Ainsi par exemple pour la lumière qui précédait l'Apparition, le premier témoignage date du 12 mars 1859, plus de 10 ans avant la Protestation. Bernadette dit ce jour là à Marie de Cornulier-Lucinière : « *J'ai vu d'abord la lumière puis la vision.* » Le second témoignage a été consigné en janvier 1862 par le Chanoine Fourcade, secrétaire de la Commission épiscopale nommée par Mgr Laurence pour l'étude du fait de Lourdes. « *La lumière précéda toujours l'Apparition*. » (Note de H. Massault : Contrairement à ce qu'affirme ici l'abbé Laurentin, Bernadette *n'a pas dit* ce jour-là à Marie de Cornulier-Lucinière la phrase ci-dessus. Ce témoin rapporte ce propos dans une série de « *on dit* », comme réponse à une question que « *on* a posé à Berna­dette » manifestement pas en sa présence. De plus ce mémoire n'est pas du 12 mars, mais du 12 mai. (De même le Chanoine Fourcade ne relate qu'un propos tenu par un tiers et non contrôlé.) [^36]:  -- (C) -- Note de l'abbé Laurentin : *Lourdes, Histoire authentique*, 2, pp. 132-144 (12 points) pp. 238-253 (6 points).  *Lourdes, Histoire authentique*, 3, pp. 172-174. Cette étude prend son sens à l'intérieur des 6 volumes où se trouve établie l'Histoire de Lourdes. [^37]:  -- (7). *Notice sur la Vie de Sœur Marie-Bernard*, par Augustin For­cade, archevêque d'Aix, ancien évêque de Nevers. Nous avons dit (*Itinéraires*, n° 87, p. 301) que cette brochure fit la joie de la presse athée. Elle fut blâmée par l'Épiscopat Elle ne contient que men­songes et calomnies abondamment démentis par des documents authentiques. [^38]:  -- (8). *Lourdes, Histoire Authentique*, 1. p. 166, n° 11. [^39]:  -- (9). Id., 6, p. 261. [^40]:  -- (10). 25 septembre 1869. Lettre autographe de Mgr Laurence à H. Lasserre : « *Le Saint-Père se prononce en. quelque sorte sur le fait de l'Apparition. Merci à votre livre*. » [^41]:  -- (11). 2 juillet 1957. Épître Encyclique sur le Centenaire des Appa­ritions de la Très Sainte Vierge à Lourdes. *Acta Apostolicae Sedis*, tome XXIV (1957), p. 609. [^42]:  -- (12). En deux mois, juillet et août, neuf éditions parurent qui ne contiennent pas le Bref de Pie IX. Cette approbation retentissante provoqua un renouveau d'intérêt qui déborda encore plus les presses de Lahure, rue de Fleurus. [^43]:  -- (13). *Notice...* op cit. pp. 59 et 60. Cf. *Itinéraires*, n° 87, p. 285 et note 61. [^44]:  -- (14). Page 103 dans les *Annales de Notre-Dame de Lourdes*, et page 107 dans la *Petite Histoire* publiée en 1931. [^45]:  -- (15). *Itinéraires*, n° 87, p. 300. [^46]:  -- (16). Id., n° 95, pp. 186 et 187. [^47]: **\*** cf. *Itinéraires,* n° 102, N.B. p. 93. [^48]:  -- (17). Id., n° 95, pp. 187 à 195. [^49]:  -- (1). Rédaction : Dom Bernard Billet, Abbaye Notre-Dame de Tournay, Hautes-Pyrénées -- 65. Revue trimestrielle, suite des *Annales de Notre-Dame de Lourdes.* [^50]:  -- (2). Mémoire Sempé du 2 janvier 1872, p, 19. Pamphlets du même imprimés en décembre 1872, p. 32, en janvier 1878, p. 7, etc. [^51]:  -- (3). Lourdes, *Histoire Authentique*, I, pp. 112 et 156. [^52]:  -- (4). Cf. *Itinéraires*, n° 87, p. 280, note 37 ; n° 90, p. 83, note 90. [^53]:  -- (1). Il faudrait mentionner aussi en particulier les Actes de saint Pie X, relativement à la communion quotidienne et à celle des enfants ; la trilogie des encycliques de Léon XIII, de Pie XI, de Pie XII, sur le Sacré-Cœur ; mais *Mirae Caritatis*, la seconde partie de *Mediator Dei* et *Mysterium Fidei* constituent une autre trilogie, dont l'objet direct est la Sainte Eucharistie. Dans *Mirae Caritatis* du 28 mai 1902, Léon XIII qui ne pouvait oublier les négations des incroyants, n'avait pas précisément à re­dresser des erreurs dogmatiques chez des catholiques, mais plutôt à corriger des négligences pratiques. Il pouvait donc, après un bref rappel de doctrine, en venir vite au développement des thèmes spiri­tuels : -- L'Eucharistie enracine les vertus chrétiennes (foi, espérance, charité).  -- L'Eucharistie, foyer de l'Église comme Sacrement, comme sa­crifice, etc. *Mediator Dei* de Pie XII (20 novembre 1947) traite dans la pre­mière partie de la Sainte Liturgie en général. La deuxième est toute consacrée au culte eucharistique : la sainte messe et son rapport à la croix, sa valeur infinie, la participation des fidèles, son étendue et ses limites, la sainte communion et l'action de grâce, l'adoration de l'hostie en dehors de la messe et les autres pratiques tradition­nelles de piété eucharistique. *Mysterium Fidei* est une synthèse. Elle ne laisse rien perdre des enseignements précédents des Conciles et des Papes. Elle insiste surtout sur les aspects dogmatiques fondamentaux d'où tout découle et que des opinions nouvelles mettaient ou remettaient en danger. On peut dire que ces trois encycliques, en ce qui concerne l'Eu­charistie, vérifient magnifiquement ce que disait Pie XII dans *Humani Generis*, et qu'il convient de relire : « Il ne faut pas estimer non plus que ce qui est proposé dans les encycliques ne demande pas de soi l'assentiment, puisque les Papes n'y exercent pas le pouvoir suprême de leur magistère (la définition solennelle ex cathedra). A ce qui est enseigné par le ministère ordi­naire s'applique aussi la parole : « Qui vous écoute M'écoute » (Luc, 10, 16) et la plupart du temps ce qui est exposé dans les encycliques appartient déjà d'autre part à la doctrine catholique. Si les Papes portent expressément dans leurs Actes un jugement sur une matière qui était jusque là controversée, tout le monde comprend que cette matière, dans la pensée et la volonté des Souverains Pontifes, n'est plus désormais à considérer comme question libre entre les théolo­giens » (Cité d'après Sources de la Vie Spirituelle (S.V.S.), n° 445.) C'est ici le cas ou jamais. [^54]:  -- (2). La légitimité et valeur des messes « privées » contestée par Luther avait été définie par le Concile de Trente, Session XXII, Can. 8 : Si quis dixerit, Missas, in quibus solus sacerdos sacramentaliter communicat, illicitas esse atque abrogandas esse : an. s. Denz. -- Schonmetzer n. 1758, cf. 1754. Remise en question, Benoît XIV l'avait revendiquée dans l'ency­clique *Certiores effecti*, du 13 novembre 1742. De nouveau contre de nouvelles opinions, par Pie XII, *Mediator Dei*. S.V.S. nn. 287 ss. Paul VI doit à nouveau mentionner ce point. [^55]:  -- (1). Voir IIIa Pars, quest. 78 ; et en général tout le traité de l'Eu­charistie, questions 73 à 84. [^56]:  -- (2). Quand nous disons substance du pain, nous désignons en réa­lité un ensemble de substances ; c'est tout cet ensemble qui est con­verti totalement en la substance du corps du Christ. [^57]:  -- (1). Expression de Monseigneur Journet. [^58]:  -- (1). Voir *Mysterium Fidei* (édition Doc. Cathol.) n^os^ 23 et 24 et n^os^ 38 à 47. [^59]:  -- (2). Par opposition à ce qui n'a d'être que par inhésion à autre chose : les accidents. [^60]:  -- (1). Dans le *Teilhard de Chardin* de Magloire et Cuypers nouvel office d'édition, 4, rue Guisarde, Paris (présentation comme un livre de poche », je relève dans le lexique final : *Christ cosmique *: le Christ considéré comme foyer supérieur psycho-biologique de l'univers. *Christ-évoluteur *: le Christ comme moteur de l'évolution et agis­sant en elle par une action permanente. *Christ mystique *: le Christ est le terme de l'évolution *même natu­relle* des êtres. *Eucharistie *: (à la suite de la définition classique). c'est le point de notre univers où la matière est la plus chargée d'esprit. *Panchristisme :* correspond à la notion de Christ universel, placé à l'origine comme au terme de l'évolution. Dans le *Lexique Teilhard de Chardin* (édition du Seuil à Paris) : *Christ-évoluteur *: le Christ en tant que moteur suprême de la cosmogénèse *Péché originel :* péché lié à la structure même d'un monde en évolution où le multiple est encore en voie d'unification... il est d'origine cosmique, etc. [^61]:  -- (1). Sur l'objet des sciences expérimentales par opposition à l'objet de la philosophie (celle des philosophes ou la philosophie spontanée, non élaborée, du sens commun) on peut se reporter aux études magis­trales de Maritain dans les *Degrés du Savoir*, ou, dans son livre sur la *Philosophie de la nature* (paru chez Téqui, à Paris), enfin dans les *Quatre essais* sur l'esprit (éd. Alsatia, Paris) le chapitre sur l'unité des sciences. [^62]:  -- (1). *Voir Mysterium Fidei*, n^os^ 35 à 41. [^63]:  -- (1). Voir *Mysterium Fidei*, n^os^ 26 à 31. [^64]:  -- (1). Voir les décrets sur la *Communion quotidienne* du 16 décem­bre 1905 dans l'Enchridion de Denzinger (édit. de 1952, Herder, Barce­lone, numéros 1985 et suivant). [^65]:  -- (2). Voir *IIIa Pars*, question 80, La réception de l'Eucharistie ; no­tamment art. 5 ad 2. [^66]:  -- (1). Ces expressions ont été critiquées par le R.P. Garrigou-Lagrange, dans un appendice de son ouvrage « La synthèse thomis­te », Desclée de Brouwer, 1947 [^67]:  -- (2). Numéro de mars 1965. [^68]:  -- (1). Le même auteur avait donné, dans la même collection : *Signé Catherine*, qui était bien meilleur. Espérons que Crazy Jack n'est sous sa plume qu'un accident. Mais quel accident ! Il s'honorerait en le retirant de la vente -- ou au moins en le retirant de la collection.