# 99-01-66 4:99 ### Un nouveau faux AU MOMENT OÙ S'IMPRIMAIT notre précédent numé­ro, annonçant nos MESURES DE SÉCURITÉ contre les provocateurs et les faussaires qui opèrent à l'intérieur de l'Église, une nouvelle provocation était ourdie et un nouveau faux était mis en circulation. Nous écrivions notamment, en nous référant à notre expérience : « Nous INVITONS EN OUTRE NOS AMIS A SE TENIR EN GARDE CONTRE LES PROVOCATIONS PRIVÉES -- LETTRES ET COUPS DE TÉLÉPHONE. *En juillet 1964, nous avons reçu d'un Dominicain, sur papier à en-tête du couvent qui est effectivement le sien, une lettre d'injures. C'était un faux, visant à provoquer un incident inextricable entre nous et ce religieux. La subversion dans l'Église travaille présentement à ce niveau et avec ces moyens.* » Datée du 19 novembre, sur papier à en-tête de *L'Homme nouveau,* et signée de son directeur, l'abbé André Richard, une lettre était adressée à un certain nombre de personnalités catholiques, et à *Itinéraires,* pour les inviter à un dialogue avec les chefs communistes en général, et en particulier avec Roger Garaudy, mem­bre du Comité central du P.C.F. C'était un faux. Un de plus. 5:99 Un faux qui visait à dresser contre *L'Homme nouveau* la juste indignation de tous ceux qui refusent le menson­ge d'un dialogue avec les chefs de l'appareil policier du communisme. Un faux qui visait à faire croire que *L'Homme nouveau* passait outre au blâme unanime que l'épiscopat français a récemment notifié à *Témoignage chrétien* pour avoir introduit un Roger Garaudy dans un soi-disant dialogue. Un faux calculé pour semer la confusion et la division parmi ceux qui résistent au communisme. \*\*\* Le climat actuel, tel qu'il est entretenu par la grande presse catholique, est très propice aux faux en tous genres. Au lieu de les prendre à la gorge et de les dénoncer publiquement, des journaux comme *La Croix* préfèrent pêcher en eau trouble et les exploiter dans l'équivoque, du moment qu'ils y trouvent l'occasion de faire planer quelque suspicion sur les « intégristes » ou supposés tels. Concernant le faux précédent, celui du « libelle anti-sémite » distribué aux Pères du Concile en octobre 1965, la situation est la suivante : 1*. -- Parmi les prétendus signataires, il n'y en a toujours aucun qui revendique et confirme l'authenticité de sa signature.* 2*. -- Tous ceux des signataires prétendus qui ont fait connaître leur position, ce fut pour protester contre le faux dont ils étaient victimes.* 3*. -- Le prétendu* « *Mouvement traditionaliste catho­lique* » *de France reste toujours inconnu.* 4*. -- Les* « *filiales de France* » *du* « *Catholic Tradi­tional Movement* » *américain mises en cause par* « *La Croix* » *du 21 octobre 1965, sont toujours inconnues elles aussi.* \*\*\* 6:99 La situation est donc parfaitement claire. Elle reste néanmoins confuse dans beaucoup d'esprits. Pourquoi ? Parce que les quatre points ci-dessus sont toujours dissimulés à leurs lecteurs par *La Croix* et par M. Lau­rentin dans *Le Figaro.* En particulier, la soi-disant « information » parue dans *La Croix* du 21 octobre 1965, qui relançait le trouble et la suspicion ([^1]), n'a toujours fait l'objet, dans ce journal, d'aucune espèce de démenti, de rectification, de mise au point ou d'éclaircissements. De tels procédés, principalement dans *La Croix,* laissent une grande liberté d'action aux faussaires et aux provocateurs opérant à l'intérieur de l'Église. Ils continuent d'en profiter, et il est probable qu'ils continueront encore. \*\*\* Nous sommes heureux, en revanche, de noter l'atti­tude loyale et même généreuse, en cette affaire, du P. Congar. Dans les *Informations catholiques internatio­nales* du 15 novembre, il a spontanément, explicitement clairement déclaré que ce faux « *était un faux* » ; il a nettement enregistré que ceux « dont on avait malhon­nêtement usurpé la signature ont fait savoir qu'ils n'avaient approuvé ni ce papier ni aucun autre du même genre » ; il a en outre mentionné nommément le « démenti formel » de Jean Ousset et celui de Jean Madiran. Nous saluons cette attitude chevaleresque du P. Congar, et nous lui rendons volontiers les honneurs qu'elle mérite. 7:99 Rebondissement de la calomnie\ le Père J.-M.-R. Tillard, o.p.\ dans « Le Devoir » de Montréal Le P. Congar est une heureuse exception, mais une exception infiniment rare. Un autre Dominicain, dans le grand quotidien de Montréal intitulé *Le Devoir*, a relancé la calomnie le 6 novembre 1965. Le 6 novembre, c'est-à-dire APRÈS que la preuve publique ait été faite qu'il s'agissait d'un faux. Les démentis de Jean Ousset et de Jean Madiran avaient paru dans *Le Monde* du 19 octobre. Le démenti des directeurs de *Nouvelles de Chrétienté* avait paru dans *Le Monde* du 20 octobre. Et, le 21 octobre, *Le Monde* concluait avec quelque éclat : C'EST UN FAUX. Or voici que, QUINZE JOURS PLUS TARD, le quotidien *Le Devoir* et le Dominicain Tillard relancent le faux en faisant mine de ne rien savoir et d'ignorer que la démonstration publique a été faite qu'il s'agissait d'un faux. Dans *Le Devoir* du 6 novembre, on lisait en effet, sous la signature de J.-M.-R. Tillard O.P. : « ...L'anti-sémitisme a de fortes racines dans l'Église ! La belle homélie de Paul VI à la messe de promulgation n'a pas réussi à convaincre ceux-là même qui sont pourtant les plus ardents défenseurs d'une autorité absolue du Pape, les opposants les plus fermes à la mise en route d'une vraie collégialité. Question de tempérament. Dans un pamphlet de style très bas, dis­tribué aux évêques avant le vote et signé par des associations telles que les revues *Itinéraires, Permanences, Nouvelles de Chrétienté,* il était écrit : « seul un anti-pape ou un conciliabule pourrait approuver une déclaration de ce genre » ; on parlait de « sauver l'Église d'une pareille ignominie ». 8:99 Le même Dominicain Tillard, dans le même article, se présente lui-même, naturellement, comme partisan d'une attitude « d'ouverture, d'accueil, de fraternité authentique ». On voit quelle est sa fraternité authentique, quel est son accueil, quelle est son ouverture en ce qui nous concerne. Faudra-t-il qu'en outre nous allions le remercier de nous avoir manifesté tant de charité et tant de bonté ? \*\*\* Réserve faite des intentions secrètes de l'auteur que Dieu seul connaît, le texte du P. Tillard révèle à l'analyse les signes extérieurs d'une intention de nuire par n'importe quel moyen. Nous l'affirmons et nous le prouvons : **1. --** Pour nous accuser de n'avoir pas été « convaincus » par la « belle homélie de Paul VI » prononcée *lors de la promulgation,* le P. Tillard se réfère à un pamphlet distribué *avant le vote.* N'importe quel Domi­nicain a suffisamment étudié la logique pour discerner au premier coup d'œil qu'un tel raisonnement ressemble moins à un paralogisme inconscient qu'à un sophisme volontaire. **2. --** Parmi la trentaine de prétendus signataires du faux, le P. Tillard en retient et en nomme trois seulement : *Itinéraires*, *Permanences, Nouvelles de Chrétienté*. Il ne retient pas les prétendus signataires du continent américain. Il ne retient pas non plus, quoi qu'il ne veuille connaître en l'affaire que les « associations » françaises, le prétendu et inexistant « Mouvement traditionaliste catholique » de France. 9:99 *Il ne retient et n'accuse que les trois publications qui ont immédiatement fait connaître leur démenti et leur protestation*. Le P. Tillard a la main heureuse. On peut croire au hasard : « Question de tempérament », comme il dit. **3. --** Le P. Tillard accuse la revue *Permanences*, alors que celle-ci NE FIGURAIT PAS au nombre des prétendus signataires du faux. On se souvient que le faux portait la (fausse) signature de *La Cité catholique*, laquelle n'existe plus en tant que telle depuis juin 1963. Mais le P. Tillard est parfaitement informé (quand il le veut). Il ne met pas en cause *La Cité catholique*. Il INVENTE que la signature de *Permanences* aurait figuré sur le document. Il sait très bien qui il veut atteindre. **4. --** Accessoirement, il nous range au nombre des « opposants les plus fermes à la mise en route d'une vraie collégialité ». Le P. Tillard n'a pas pu lancer de bonne foi une telle accusation sans l'avoir au préalable vérifiée. La vérifiant, il a trouvé que la revue *Itinéraires*, pour présenter la « collégialité » à ses lecteurs, a choisi de publier un texte du P. Gagnebet (voir notre numéro 92 d'avril 1965 : « La collégialité de l'épiscopat d'après la Constitution dogmatique *Lumen gentium* », par M.-R. Gagnebet, o.p.). Il a trouvé que la revue *Itinéraires* s'oppose à toutes les fausses collégialités et se prononce pour la seule vraie collégialité, celle de la Constitution dogmatique sur l'Église. Il a trouvé, s'il sait lire, que la revue *Itinéraires* reçoit toutes les décisions légitimement promulguées du Concile. Mais la vérité n'embarrasse aucunement le P. Tillard. Il invente ce qu'il veut, pourvu que cela puisse alimenter la haine et la guerre dans l'Église. \*\*\* 10:99 Jean Ousset, directeur de *Permanences*, a écrit au journal *Le Devoir*, et à l'intention du P. Tillard, une sévère lettre de protestation : « ...Je me permets de protester contre l'éton­nante exploitation dans votre journal d'un faux, dénoncé pour tel plus de quinze jours avant la publication de l'article du Révérend Père Tillard (...). Je signale en outre que *Permanences* ne fi­gurait pas parmi les fausses signatures, comme le prétend le Révérend Père Tillard. « J'ose donc vous demander, Monsieur le Direc­teur, au nom de la plus élémentaire justice, de vouloir bien publier cette lettre de rectification dans votre journal, et de transmettre au Révé­rend Père Tillard, dont j'ignore l'adresse, ma très respectueuse mais très ferme protestation. » Pour sa part le directeur d'*Itinéraires*, s'étant labo­rieusement exercé au respect qu'il porte habituellement à tout religieux dominicain, a dû s'avouer que, dans le cas du P. Tillard, il n'y est point encore parvenu. Nous avons donc renoncé à écrire à ce Père ou à son directeur. Au demeurant, nous n'y sommes pas tenus. La fausseté du faux exploité par *Le Devoir* et par le P. Tillard est suffisamment de notoriété publique pour que la charge leur incombe de rectifier, de réparer et de s'excuser SPONTANÉMENT, sans que nous ayons à le leur réclamer. A cette place, et d'ici, sans autrement entrer en contact avec eux, nous les sommons simplement de nous envoyer dans les plus brefs délais le numéro du *Devoir* contenant leurs réparations. 11:99 De tout cela, nous retiendrons principalement que le faux est toujours exploité, même après la démonstration publique qu'il s'agissait, comme dit gentiment *Le Monde,* d'une « supercherie ». Henri Fesquet prétend que le journaliste d'un quoti­dien dispose de DEUX HEURES pour se prononcer. Voici un quotidien, *Le Devoir*, et un journaliste, le religieux Til­lard, qui ont attendu QUATRE CENT CINQUANTE SIX HEURES pour faire écho à l'accusation portée dans *Le Monde* du 17 octobre. Voici un quotidien et un religieux journa­liste qui, TROIS CENT SOIXANTE HEURES après que *Le Monde* ait reconnu qu'il s'agissait d'un faux, le présentent comme authentique. Comme quoi le temps ne fait rien à l'affaire. De Montréal à Paris, nos accusateurs nous ont habitués à les voir maintenir et réitérer des accusations DONT LA FAUSSETÉ A ÉTÉ DÉMONTRÉE. Il existe de nombreux précé­dents. Il y en a de tout récents. Nous allons en rappeler deux. Le défi public\ à M. Duquaire Nous estimons en effet devoir rappeler le défi public que nous avons lancé à M. Duquaire, « informateur religieux » au Figaro, ([^2]). M. Duquaire avait prétendu, dans *Le Figaro* du 20 avril 1965, qu'au Congrès de Lausanne d'avril 1965, deux prêtres (dont l'un nommément dénoncé par lui) n'avaient pas « respecté la trêve pascale à l'égard d'un autre prêtre ». 12:99 Dans sa fameuse lettre à *Itinéraires* ([^3]), M. Duquaire a prétendu en outre -- « *Plusieurs congressistes, qui m'ont écrit à ce sujet, ont compris exactement comme moi les paroles de ces deux prêtres*. » A quoi nous avons répondu : -- *Jusqu'à preuve du contraire, nous tenons pour inexacte cette affirmation de M. Duquaire.* *De toutes façons, M. Duquaire étant tel qu'il se montre, il ne saurait être question de le croire sur parole. Il a déjà évoqué ailleurs ces témoignages. Mais il ne les a pas produits au grand jour*. *Nous le mettons ici publiquement au défi de produire ces témoignages de* « *plusieurs congressistes* » *qui auraient* « *compris exactement comme* (*lui*) *les paroles de ces deux prêtres* »*.* *Nous le mettons au défi de produire le témoignage de* « *plusieurs congressistes de Lausanne* » *affirmant pareillement : ces prêtres* « *n'ont pas respecté la trêve pascale à l'égard d'un autre prêtre* »*.* M. Duquaire n'a, jusqu'à présent, fait aucune réponse à cette mise en demeure. Nous en prenons acte. La provocation Laurentin Jusqu'à présent, M. Laurentin n'a lui non plus ni rectifié ni retiré les accusations mensongères qu'il lançait dans son article du *Figaro* paru le jour de l'Ascension 1965. (Voir *Itinéraires*, numéro 95 de juillet-août 1965, pages 9 et suivantes et pages 87 et suivantes ; et *Sainte colère*, de Michel de Saint Pierre, pages 294 à 300.) 13:99 Comme l'a fait Michel de Saint Pierre et comme nous l'avons déjà fait, nous mettons à nouveau en demeure M. Laurentin de rétracter ses accusations. \*\*\* Aussi longtemps que les laïcs, les prêtres et les religieux qui se rendent publiquement coupables de tels mensonges seront *couverts* par l'intention d'écraser par tous les moyens « les intégristes » supposés ou réels -- intention qui aujourd'hui est en fait considérée comme une excuse universellement absolutoire ; aussi longtemps que les infamies commises publiquement par ces reli­gieux, ces prêtres et ces laïcs seront automatiquement tenues pour « les excès qui sont la rançon d'une grande générosité » ou pour « les effets de l'un des élans apostoliques les plus puissants que l'Église ait connus », on-les verra s'enfoncer de plus en plus dans une bassesse sans nom. Car ils s'y enfoncent. Impunément toujours. Et de plus en plus. 14:99 ### Les Nouvelles de Chrétienté *Depuis l'automne 1965, la publication hebdomadaire* NOUVELLES DE CHRÉTIENTÉ *a fait part à ses lecteurs de ses difficultés financières, qui ont perturbé son rythme de parution et l'ont conduite à diminuer le nombre de ses pages.* *Bien que n'ayant aucune responsabilité dans la rédaction et dans l'administration des* NOUVELLES DE CHRÉTIENTÉ, *nous croyons devoir attirer l'attention de nos amis sur l'importance, la haute tenue, la grande valeur intellectuelle de cette publication et sur les services qu'elle rend dans la défense et l'illustration de la vérité.* *Nous invitons donc nos amis à demander à* NOUVELLES DE CHRÉTIENTÉ *des numéros-specimen de cette publi­cation et à examiner sur pièces s'ils n'estiment pas pouvoir ou devoir s'y abonner, tant pour le profit qu'ils trouveront à cette lecture que pour accomplir un acte de solidarité envers une équipe vaillante et digne d'estime.* *L'adresse des* NOUVELLES DE CHRÉTIENTÉ *est : 134, rue de Rivoli, Paris I^er^.* Jean MADIRAN directeur d'*Itinéraires* Jean OUSSET directeur de *Permanences* 15:99 ## ÉDITORIAUX ### Lettre ouverte à Monsieur Marc Oraison par Alexis CURVERS Monsieur, L'indignation des lecteurs auxquels vous répondez dans le dernier numéro d'*Ecclesia* (novembre 1965) prouve que votre méthode est la bonne. La première chose à faire est de jeter le trouble dans les âmes croyantes. Se déclarer scandalisé par l'aveu de ce trouble, et ainsi leur imputer à péché la protestation de leur foi, c'est un coup décisif à leur porter ensuite. Bravo. Mais votre vrai coup de maître est l'argument par lequel vous avez la bonne grâce de vous expliquer sur le fond. Il est très adroit de concéder humblement tout d'abord que l'Annonciation a pu ne pas être un rêve -- pas même un rêve -- et de ne laisser aux croyants que le choix entre deux hypothèses également matérialistes : l'ectoplasme et l'hallucination. Votre solution est dès lors la seule satis­faisante : l'apparition de l'Ange figure un message pure­ment spirituel, une simple idée. Voilà qui nous débarrasse agréablement de vingt siècles de piété, de pensée et d'art chrétiens bons à mettre aux poubelles. 16:99 Votre orthodoxie sort de là inattaquable, puisque enfin vous faites profession de croire à l'Incarnation, réalisée par une « *grossesse* » qui « *n'est pas, elle, de l'ordre de l'ima­gination* ». Mais de quel ordre est-elle ? C'est ce que le lecteur est amené à se demander. Et, pour se répondre, il incline tout naturellement à recourir au système d'interpré­tation dont, fort de votre orthodoxie, vous venez de lui fournir la clef. Il n'aura donc qu'à appliquer au récit de la Nativité (et tout aussi bien de la Passion, de la Résur­rection, de l'Ascension, etc.) le commentaire critique que vous apportez à celui de l'Annonciation : « *Le langage et les connaissances scientifiques du temps où cela fut écrit... étaient fort limités. L'auteur sacré ne disposait que de l'expression symbolique, utilisant les ima­ges traditionnelles. Son intention n'était évidemment pas de disserter sur la nature des anges* » (ni par conséquent d'au­cun autre témoin ou garant de la naissance, de la vie, de la mort et de la divinité du Christ) « *ou sur le* « *mécanis­me* » *de leur activité* » (ni par conséquent sur le « méca­nisme » de la parthénogenèse, de la mort par crucifixion, de la réanimation des cadavres, des phénomènes de lévi­tation, etc.). Par ce procédé élégant et facile qui consiste à ruiner successivement chacun des dogmes sous couleur d'en épar­gner un autre, vous aurez atteint votre but. Ne craignez pas que les âmes naïves que vous aurez par là réduites à l'incrédulité, aux ténèbres et au désespoir s'obstinent longtemps dans la révolte. Elles pourraient cer­tes observer que, s' « *ils ne disposaient évidemment pas de toute l'élaboration de la philosophie et du langage que près de deux mille ans ont permis* », 17:99 les évangélistes disposaient cependant du langage ordinaire, et que rien n'obligeait saint Luc à dire que « l'ange Gabriel fut envoyé de Dieu auprès d'une vierge » plutôt que, si c'était cela qu'il voulait dire : « *La Vierge a* « *compris* » *qu'elle était miraculeuse­ment enceinte de son Fils messianique* » énoncé qui d'ail­leurs, bien que vous y souscriviez, me paraît encore plus étranger que le premier aux « *connaissances scientifiques* » dont notre siècle a l'heureux privilège. Pour peu que vous leur laissiez le temps de se ressaisir, les âmes naïves seraient capables d'observer aussi que la phrase de saint Luc, produit d'un temps dont les moyens intellectuels étaient « *fort limités* » est infiniment plus belle que la traduction que vous en proposez après deux mille ans d' « *élaboration de la philosophie et du langage* ». La beauté, malheureusement pour vous, ne s'élabore pas si vite. Si elle est un signe sensible de la présence de Dieu, il y a danger que la surprenante laideur de votre jargon scientifique soit le signe d'une présence contraire. Évitez donc autant que possible d'entrer en comparaison avec un poète d'un génie assez ignare et assez sublime pour avoir écrit : « L'ange Gabriel fut envoyé de Dieu auprès d'une vierge... » A côté de ce verset qui fleurit comme un rameau d'amandier, il faut avouer que votre paraphrase moderne a l'air d'un fagot d'épines ficelé par un singe. Mais ces timides objections du sens commun sont désor­mais, aux yeux des experts, tout à fait dépassées. Déjà M. l'abbé XXX, dans le même numéro d'*Ecclesia*, se borne à vous opposer « *modestement quelques questions ou obser­vations *», où perce une révérence presque égale pour la psychanalyse et pour l'Écriture Sainte. Il regrette simple­ment « *que Marc Oraison aille jusqu'à un radicalisme qui semble* (sic) *réduire à l'explication psychanalytique* « *tous les miracles, visions et prodiges* » *de la vie des saints* » et de l'Évangile même. 18:99 Il abandonne aux psychiatres le soin « *de discerner une projection illusoire d'une intervention réellement extérieure au sujet* » sujet « *parfois induit à attribuer cette révélation d'une part inconnue de lui-même à l'intervention d'une cause étrangère : ange, démon ou divinité* ». Et « *dans ce sens* » reconnaît-il, « *Marc Oraison a répondu au problème posé* »*.* C'est à la psychologie des profondeurs, plutôt qu'à la foi, qu'il demande en dernier ressort de « *conseiller à l'expert un peu plus de réserve* » et d'être elle-même « *assez adulte aujourd'hui... pour éviter de prendre aussi nettement position contre le sens de la foi qui habite le peuple chrétien* ». Il l'autorise donc, cette psychologie, à menacer la foi, pourvu que ce soit avec un peu ni moins de netteté comme vous avec un peu moins de radicalisme... Excellents conseils, mais périphrase obscure car quelle distinction cet ecclésiastique sous-entend-il au juste entre la foi tout court et « *le sens de la foi* » ? Et ne vous suggère-t-il pas qu'on puisse blesser le second sans atteindre la première, ou offenser la première sans heurter le second ? Avec des adversaires aussi beaux joueurs, il est clair que vous avez d'avance partie gagnée. Quant au théologien anonyme que la revue *Ecclesia* a invité à trancher le débat, il se montre meilleur prince encore. D'après lui, comme d'après vous, ce sont les lecteurs scandalisés qui ont tort : « *ils souffrent d'un manque, fort compréhensible, de culture théologique* » quand ce n'est pas d'un esprit « *systématiquement critique ou malveil­lant* ». Déjà taxés par vous de puérilité parce qu'ils « *sem­blent confondre et assimiler le merveilleux et le surnaturel* » ce qui « *se rapproche plus du spiritisme que de la foi chré­tienne* » les malheureux n'en mènent pas large quand, avec une charité plus admirable encore, ce théologien éminent les refoule, en compagnie des évangélistes, parmi les « *peuples archaïques* » qui « *ont compris la Révélation de Dieu selon leurs schèmes de pensée prélogique* » ! 19:99 Il est vrai que vous essuyez aussi quelque réprimande, mais sans être en défaut que par « *une expression peut-être un peu hâtive* » et pour vous être « *avancé trop loin en supposant quasi acquis* (sic) *que l'Annonciation s'est, objec­tivement, passée sous forme de rêve* ». Pourtant, dans l'en­semble, vous avez raison, et même, puisque vous confessez ces menues inadvertances, « *mille fois raison* ». Vous voilà donc non seulement absous en haut lieu, mais remis en faveur et couvert de lauriers. Et votre théologie, l'empor­tant haut la main sur celle d'un Vigouroux, devient irrépro­chable, pourvu qu'elle n'exclue pas comme absolument impossible que l'Évangile dise vrai en relatant l'apparition de l'ange. Vous faites vraiment du beau travail. Le grain que vous semez annonce une moisson splendide. Déjà nous en goû­tons les riantes prémices. Ce n'est pas que votre petite théorie des *genres littérai­res* soit très originale. Depuis que les gens d'Église l'ont empruntée aux philologues avec un bon siècle de retard, elle court littéralement les rues. Une foule d'abbés en pull-over la serinent à tous les échos avec un zèle d'autant plus diligent qu'ils n'en comprennent pas le premier mot. Un aumônier analphabète en récite fidèlement la leçon à des enfants de ma famille, qui ne savent pas s'ils doivent en rire ou en périr d'ennui. Un peu partout, des troupes dociles de vicaires et de catéchistes ânonnent en chœur vos antien­nes, sans songer à dissimuler qu'ils ne croient plus ni à Dieu ni à diable, peut-être même sans s'en apercevoir. Sans doute auriez-vous préféré des complices qui vous fissent plus honneur. Mais l'efficace de vos doctrines a de quoi vous consoler de leur popularité. 20:99 Toutefois, soyez prudent. Ne compromettez pas ces encourageants succès en découvrant trop tôt votre jeu. Il est fâcheux, à cet égard, que vos articles paraissent dans une revue catholique si empressée à chanter d'autre part, sans l'ombre d'une réserve et sans l'ombre d'un doute, la louange du bouddhisme et de ses Nobles Vérités, -- quand ce n'est pas la louange du protestantisme, du judaïsme, de l'Islam, du marxisme, de la maçonnerie, enfin de tout, à la seule exception de ce catholicisme qui nous offre aujour­d'hui le spectacle étrangement inédit d'une religion haïe, bafouée et détruite par les plus écoutés de ses prêtres. Je vous fais, Monsieur, tous mes compliments. Alexis CURVERS. 21:99 ### Recevoir les décisions du Concile CES LIGNES sont écrites avant la clôture du Concile. Elles paraîtront trois semaines après. Quelles que soient les promulgations intervenues ou non dans l'intervalle, nous pouvons déclarer -- une fois de plus -- que nous recevons toutes les décisions conciliaires et que, dans la mesure où cela dépendrait de nous, nous invitons nos lecteurs à les recevoir. Il a toujours été clair -- du moins pour ceux qui nous lisent -- que nous ne saurions avoir aucune intention de refus ou d'opposition. Il est non moins clair que des informateurs religieux, laïques et ecclésiastiques, ont tenté avec plus ou moins de bon­heur de faire croire aux Évêques et au Pape que nous voulions fomenter opposition et refus : mais ceci est une autre histoire, et pour le moment nous laisserons les menteurs à leur mensonge. \*\*\* 22:99 Il est normal de s'employer à faire en sorte que les décisions conciliaires ne rencontrent parmi les catholiques ni incompréhension, ni opposition, ni refus ; il est normal de tout mettre en œuvre pour éviter ou prévenir une telle éventualité. Il est moins normal de constater l'existence d'une préoccupation et d'un effort inverses. Durant ce Concile, on aura vu quantité de gens, même haut placés, escomp­ter qu'une partie des catholiques inclineraient au refus et à l'opposition. On les aura vu s'ingénier, par des brutalités agressives et des provocations calculées, à créer des réactions d'opposition et de refus ; on les aura vu s'employer à les annoncer et à les inventer. On saura bientôt dans quelle mesure ils y auront réussi. En tous cas ils n'y auront point réussi parmi nous. \*\*\* Nous recevons les décisions du Concile en conformité avec les décisions des Conciles antérieurs. Si tels ou tels textes devaient paraître, comme il peut arriver à toute parole humaine, susceptibles de plusieurs interpréta­tions, nous pensons que l'interprétation juste est fixée précisément par et dans la conformité avec les précédents Conciles et avec l'ensemble de l'enseignement du Magistère. Nous croyons à l'Église des Papes et des Conciles, non point à une Église qui serait celle d'un seul Concile. S'il fallait -- comme certains osent le suggérer -- interpréter les décisions du Concile dans un sens contraire aux enseignements antérieurs de l'Église, nous n'aurions alors aucun motif de recevoir ces décisions et personne n'aurait le pouvoir de nous les imposer. Par définition, l'enseignement d'un Concile prend place dans le contexte et dans la continuité vivante de tous les Conciles. Ceux qui voudraient nous présenter l'enseignement du Concile hors de ce contexte, et en rupture avec cette continuité, nous présenteraient une pure invention de leur esprit, sans aucune autorité. 23:99 C'est pourquoi, en promulguant la Constitution dog­matique sur l'Église, Paul VI déclarait : « On ne peut en faire de meilleur commentaire qu'en disant que vraiment cette promulgation ne change en rien la doctrine traditionnelle. » \*\*\* Nous recevons les décisions du Concile en nous pré­occupant de connaître la note théologique qui convient à chacune d'elles. Ne pas avoir cette préoccupation nécessaire des « diverses notes théologiques » serait tomber dans l' « intégrisme » ; et cet intégrisme-là, au sens rigoureusement circonscrit, est « à rejeter ferme­ment », selon l'avertissement de l'épiscopat français ([^4]). Nous le rejetterons donc avec toute la fermeté dont nous sommes capables. Les « diverses notes théologi­ques » qui conviennent aux différents textes conciliaires promulgués n'apparaissent pas toujours très clairement. Mais ce n'est point à nous qu'il revient de les fixer, même si nous croyons pouvoir, en attendant, les présumer. Nous les attendons de l'autorité compétente. D'avance, nous pouvons déclarer que nous recevons chacune des décisions conciliaires avec la note théolo­gique qui est la sienne, et non autrement. \*\*\* 24:99 Nous recevons et nous recevrons les décisions conciliaires, avec la grâce de Dieu, dans la sérénité et dans la paix. Nous ne voyons jusqu'ici aucun motif de les rece­voir avec des démonstrations crispées de soumission laborieuse ou d'obéissance héroïque. Nous ne voyons pas davantage de motif de les recevoir avec une fiévreuse mise en scène d'enthousiasme hyperbolique et de délire incantatoire. Si nous voyons par la suite apparaître quelque motif inclinant à l'une ou l'autre attitude, nous ne manquerons pas d'en informer nos lecteurs. Ce Concile s'étant voulu principalement « pastoral », nous pouvons en attendre qu'il nous donne des pasteurs. Précisément ce que nous attendons surtout ; et ce vers quoi est tourné notre APPEL AUX ÉVÊQUES. Aux évêques de langue française, Paul VI disait le 22 novembre ([^5]) : « Il faut qu'aucune âme de bonne volonté et foncièrement attachée à l'Église ne puisse légitimement se plaindre d'être tenue à l'écart, de n'être pas entendue, comprise et aimée par ses pasteurs. » On sait combien nous étions loin de compte avant le Concile et pendant le Concile. Cette phrase de Paul VI n'est point passée inaperçue de ceux à qui elle était adressée. Nous savons qu'elle a fait l'objet parmi eux de commentaires divers, et nous savons lesquels. Il nous semble en tous cas que la « réussite » du Concile se manifestera, ou ne se manifestera pas, dans les jours, les semaines, les mois à venir : elle se manifestera notamment sur ce terrain, en ce domaine par excellence pastoral. \*\*\* 25:99 Si nous recevons les décisions du Concile, nous aimerions ne pas les recevoir DANS LEUR APPLICATION comme un pavé sur le crâne. Ceux qui entendent faire servir les décisions du Concile à une lapidation des chrétiens passeront difficilement pour les meilleurs inter­prètes de l' « esprit du Concile ». Nous avons reçu la Constitution sur la liturgie : nous avons eu le temps de voir ce que certaines applications en ont fait. Elle réaffirmait solennellement la primauté surnaturelle de la contemplation sur l'action : les activistes religieux s'en sont emparés pour imposer pratiquement le contraire. C'est, croyons-nous, à ce niveau le plus général que se trouve la cause de toutes les autres anomalies d'appli­cation, anomalies de détail, même s'il s'agit de détails énormes. Il va sans dire que les mesures d'application des décisions conciliaires sont entièrement hors de notre compétence (sauf peut-être, nous verrons, pour celles qui s'adressent directement aux laïcs). Mais enfin nous sommes « concernés » ; et nous ne sommes ni sourds ni aveugles. L'application trop souvent hâtive, accélérée, brutale, et même ostensiblement agressive, de la Consti­tution sur la liturgie est un précédent et constitue une première expérience. Ce que l'on a systématiquement tiré de certaines « permissions », au détriment de certaines stipulations formelles, est tout de même assez étonnant. Confusions et malfaçons inévitables dans les commencements ? Nous voulons bien le croire : mais rien n'imposait d'aller si vite, et si aveuglément, et dans un tel mépris de la continuité vivante de l'Église à travers les âges successifs. 26:99 Il est permis de souhaiter, à haute voix, une remise en ordre de la liturgie dévastée. Et une remise en ordre des esprits égarés ([^6]). \*\*\* Ce concile a été un Concile de charité et d'unanimité. On nous le dit et nous sommes prêts à le croire. Mais nous n'y étions pas ; et là où nous sommes, à l'exception des textes conciliaires eux-mêmes, c'est tout autre chose que chaque jour nous voyons venir. Nous exprimions ici en novembre une constatation et une perplexité. Nous les exprimons à nouveau : -- Nous ne pouvons pas dire qu'à notre niveau de laïcs du dernier rang, nous ayons déjà ressenti les effets de la sérénité, de la compréhension, de la charité fraternelle, qui se sont établies, nous dit-on, dans l'aula conciliaire entre les champions de thèses opposées. Cela viendra sans doute. Attendons donc, non sans quelque perplexité concernant ce retard. 27:99 ### Une parole de vérité sur le communisme ON VEUT NOUS DONNER À CROIRE de flagrantes contre-vérités : « *Les marxistes ont été plus fidèles que les chrétiens au commandement évangélique de donner à manger à ceux qui ont faim* ». C'est un évêque qui parle ainsi, c'est un évêque qui s'en porte garant, sous le pavillon d'un colloque épiscopal tenu à Rome au nom de « l'Église des pauvres ». A cet évêque, *La Nation française* répond ([^7]) : -- *Les marxistes n'ont pas cherché à* « DONNER A MANGER », *mais à* FAIRE LA RÉVOLUTION. *Et de fait, ils n'ont en rien résolu, ni commencé à résoudre, le problème de la faim dans le monde : ni dans les pays qu'ils dominent, ni dans le tiers monde.* Il est infiniment regrettable que l'on soit placé dans l'obli­gation de répondre ainsi à un évêque qui parle des « marxistes » dans une parfaite ignorance de la question. Les débats conciliaires, les conférences para-conciliaires, les colloques et congrès connexes ont mis en évidence ce phéno­mène : *le nombre finalement assez élevé aujourd'hui d'évêques à travers le monde qui ou bien ne parlent pas plus du communis­me que s'il n'existait pas, ou bien n'en parlent que pour faire son éloge*. 28:99 L'éloge et le silence invoquent l'un et l'autre l'Évangile comme justification péremptoire : ce qui n'arrange rien, mais aggrave tout. \*\*\* Mgr Helder Camara déclare de son côté ([^8]) : « *Le colonialisme politique est fini, mais le colonialisme économique demeure toujours, grave et irrespirable.* » C'est la thèse communiste. Le plus grand empire colonial du monde conserve toutes ses colonies, et les anti-colonialistes ne l'invitent à aucune « décolonisation ». Ils lui donnent au contraire une absolution générale, et proclament que le colonialisme politique n'existe plus. Lénine déclarait en 1916 que l'Empire colonial russe était le second du monde par la superficie, le troisième par la popu­lation. L'U.R.S.S. a conservé toutes les colonies russes ; elle n'a cessé d'étendre cet empire colonial. Maintenant que la Russie soviétique est, de très loin, la plus grande puissance coloniale du monde, et presque la seule, les bons apôtres de l'anti­colonialisme ne réclament plus aucune décolonisation et dé­crètent que le colonialisme politique est terminé. Ils tournent la page, abandonnant à leur sort les peuples réduits en esclavage par le colonialisme soviétique. \*\*\* C'est ainsi qu'en notre temps les peuples sont trompés, sont livrés, sont abandonnés. Nous attendons une parole de vérité sur l'esclavagisme communiste. Nous souhaitons, pour l'honneur de l'Église et pour l'honneur de notre temps, que cette parole vienne aujourd'hui et demain, comme elle venait hier, de la Hiérarchie catholique. 29:99 ## CHRONIQUES 30:99 ### Diagnostic du progressisme par Marcel DE CORTE IL N'EST PAS DOUTEUX que le progressisme dérive directement du modernisme. Il n'est pas douteux qu'il en soit l'accomplissement parfait et systématique. L'ex­pression : « catholicisme progressiste » apparaît pour la première fois, à notre connaissance, dans une lettre du baron Friedrich von Hügel dont les relations avec les mi­lieux modernistes sont bien connues ([^9]). Elle est déjà im­plicitement contenue dans le titre de la célèbre brochure qu'écrivit en 1897 Herman Schell, professeur d'apologé­tique à Wurzbourg : *Der Katholizismus als Prinzip der Fortschritts,* qui fut comme la charte même du modernisme. De même que le modernisme ne peut se définir, pour l'in­telligence commune, que par rapport à ce qui n'est pas moderne ([^10]), le progressisme se spécifie par opposition à ce qui stagne, à ce qui est dépassé. Or tout dépassement s'effectue dans le temps aussi bien que dans l'espace. Le progressisme répugne essentiellement au révolu, au passé. Il est donc « moderne ». Ses partisans le clament à tout venant. 31:99 Il est le modernisme en son essence même. C'est ce que montre déjà Houtin dans son *Histoire du catholicisme moderniste,* parue en 1912, en établissant que le modernisme n'est autre qu'un « catholicisme progressiste » ([^11]). De fait, le progrès est le résultat de l'avancement, de la pro­gression. Celle-ci n'est pas une avance quelconque, mais un mouvement en avant ininterrompu, qui s'accomplit par degrés, selon des lois qu'on peut découvrir ou étudier. Le progressisme apporte ainsi au modernisme qui est simple adaptation au moment présent, une précision où son sens plénier apparaît : il est la forme que revêt le christianisme lorsqu'il épouse son temps et le monde d'une manière adéquate, d'après un idéal qui sert de modèle et des me­sures qui permettent de l'atteindre. Nous verrons plus loin que cet idéal est le marxisme ou le socialisme. Le progres­sisme est un modernisme qui ne se contente pas seulement de s'adapter au monde moderne, mais s'y ajuste en sa réa­lité telle que la connaissance scientifique ou plutôt soi-disant, scientifique la détermine. Il suffit du reste de relire l'encyclique *Pascendi* pour en être convaincu. Le progressisme est le modernisme débarrassé de toutes les excroissances de critique littéraire ou historique relative aux Livres Saints qui en cachaient la pure essence. Il va de soi que le progressiste ne s'en­combre plus de cet immense et complexe matériel philolo­gique qui alourdissait la démarche de Loisy et consorts. Il tient pour acquis que l'Ancien Testament et le Nouveau ne peuvent être lus, compris et admis, par la conscience de nos contemporains, qu'en la substance même qu'elle en a distillée : la promesse faite à l'homme de franchir le seuil de l'Humain et d'entrer dans le Royaume de Dieu ici-bas. L'élimination du miraculeux et du surnaturel est chose faite. Il est inutile de revenir là-dessus. La preuve est faite que l'Évangile n'a d'historique que son noyau même : le ferment chrétien déposé dans l'histoire de l'humanité. Tout le reste n'est que construction de la pensée mystique avide de traduire ce prodigieux événement en images et en symboles accessibles à des mentalités primitives. Le pas­sage de l'enfance à l'âge adulte s'est fait sur ce point pour les hommes de notre temps. Il n'est plus personne aujour­d'hui, prétend le progressisme d'une manière explicite et le plus souvent implicite, tant l'assertion lui paraît manifeste, qui puisse accepter pour vrai le sens littéral de la Bible et prendre au pied de la lettre les dogmes que l'Église a tirés de la Parole de Dieu. 32:99 Il importe désormais de se défaire d'une mentalité désuète, périmée, que notre temps ne peut tolérer, et d'adopter la mentalité de l'homme dont la raison n'admet plus que ce qu'elle estime rationnel. L'humanité a évolué depuis la naissance du christianisme et le christia­nisme a évolué avec elle. C'est ce christianisme nouveau que le modernisme a préparé par sa critique négative et dont le progressisme dégage le contenu positif : il ne s'agit plus seulement pour le catholicisme, comme le préconisait Herman Schell, de s'associer à toutes les formes du progrès en éliminant par la critique tout ce que la raison de l'homme contemporain trouve d'inassimilable dans la religion que la tradition nous a léguée, mais surtout d'identifier à la religion chrétienne ainsi nettoyée de ses aliénations le progrès de l'humanité. Le christianisme est la religion du Progrès et du Progrès le plus éminent qui soit : l'action de Dieu dans l'Histoire. Le Père Laberthonnière l'avait déjà pressenti : « Le trait distinctif du Christianisme est de signifier une présence active de Dieu dans l'humanité ([^12]). » \*\*\* Le progressisme est donc une théologie de l'Histoire. Mais il n'est pas de théologie sans philosophie. La théologie de l'Histoire a pour instrument une philosophie de l'His­toire : *philosophia ancilla theologiae.* Or la seule philosophie de l'Histoire que nos contemporains connaissent et admet­tent est le marxisme. Le progressisme ne pouvait pas ne pas se tourner vers le communisme dont il se flatte d'exorciser l'inspiration athée et ne pas en recevoir l'enseigne­ment. De fait, le progressisme est généralement défini depuis le *Manifeste des Chrétiens progressistes* ralliés au marxis­me en 1947 comme « la contamination doctrinale de cer­tains milieux chrétiens par ce phénomène capital de notre temps qu'est le communisme » ([^13]). L'*Union des Chrétiens progressistes* inscrivait à son programme qu'elle se propose « de combattre toutes les formes de l'anticommunisme, spécialement la forme religieuse ». 33:99 Porte-parole des mêmes progressistes, M. Caveing affirmait sans ambages l'étroite solidarité du progressisme chrétien et du marxisme : « La foi ne nous semblait pas pratiquement contradictoire avec une cité fraternelle fondée sur l'émancipation du peuple. Comme, en outre, nous ne pensions pas qu'elle soit faite pour fournir le type de l'organisation sociale ni pour donner des recettes pour l'action, nous reconnaissions en ce domai­ne le matérialisme historique comme notre guide. Enfin, nous laissions les problèmes de « conciliation » ou de progrès du dogme aux théologiens dont c'est le métier ([^14]). » Tout un essaim de théologiens se préoccupa de cette accommodation. Sous ce rapport, le progressisme prolonge à nouveau le modernisme et lui confère son ultime signification. Sans parler ici des articles lyriques que publièrent les chefs du *Sillon* en France en faveur de Loisy, il faut souligner le parallélisme que Loisy lui-même établit dès 1912 ([^15]) entre « les modernismes doctrinaux » et « les modernistes sociaux » les premiers ouvrant l'Église au progrès scienti­fique, les seconds au mouvement social, « et cela dans l'intérêt de l'Église elle-même ». L'œuvre entière de Buo­naiuti la *Cultura Sociale* de dom Romolo Murri, telle bro­chure anonyme très répandue : *Perchè siamo cristiani e socialisti* ([^16]) et l'ouvrage collectif *Socialismo e religione* ([^17])*,* « ces étranges synthèses entre modernisme et socia­lisme dont les novateurs italiens n'ont jamais fait mystè­re » ([^18]) témoignent de cette orientation que le progres­sisme adoptera. Il n'est pas jusqu'au désir de Léon XIII « d'adapter l'action de l'Église aux besoins du monde moderne » qui n'ait été utilisé et dévoyé par le modernisme ([^19]), comme le sera plus tard l'*aggiornamento* de Jean XXIII par le progressisme. 34:99 « Avec lui, note Jean Rivière, le vent soufflait au progrès au risque de favoriser, avec les plus légitimes élans, de funestes imprudences ou de redoutables illu­sions ([^20]). » Le progressisme profitera de la même situa­tion dont bénéficia le modernisme : « Dans les mains défaillantes du vieux pontife, relève à ce propos et avec tristesse le R.P. Léonce de Grandmaison ([^21]), les rênes, sur la fin, flottaient quelque peu ([^22]). » Notre intention n'est pas de faire ici l'histoire comparée du modernisme et du progressisme. Elle est d'établir le diagnostic de ce dernier en le rapportant à ses sources. Le progressisme se trouve aujourd'hui confronté, selon nous, avec le même problème que le modernisme tenta hier de résoudre et dont les données remontent à la grande cassure révolutionnaire de 1789 et à la philosophie des Lumières. \*\*\* L'immense ébranlement provoqué par la Révolution Française n'est pas principalement politique et social, comme on a l'habitude de le croire. Le séisme fut spirituel. On ne répétera jamais assez que la Révolution fut dans les esprits avant d'être dans les événements et dans les insti­tutions. On peut dire que le XVIII^e^ siècle vit une mutation de l'esprit humain sans précédent, sauf celui de la sophis­tique dont les remous détruisirent la civilisation grecque. C'est un autre regard que l'homme jette désormais sur le monde et sur lui-même. Nous assistons depuis deux ou trois siècles à une transformation radicale de l'intelligence, c'est-à-dire de la différence spécifique de l'homme. De plus en plus, l'esprit humain se détache de l'ensem­ble des facultés dites inférieures, sensibilité, affectivité, etc. qu'on peut grouper sous le nom de vie parce que leur fonctionnement et leur nature même sont constitutivement sous la dépendance des réalités extérieures auxquelles ils s'adaptent, et parce que la vie est essentiellement adap­tation au monde : dès que l'être vivant ne s'accorde plus aux conditions du dehors, il est éliminé, il meurt. 35:99 C'est donc la vie qui met l'esprit en communication avec la réalité ambiante qu'il ne connaîtrait pas sans sa médiation. Pour être connu, l'être doit avoir été vécu, spécialement en ce qui concerne l'être humain d'autrui. Le manque d'adaptation, de relation, de rapport vivant avec lui, la simple froideur ou la distance nous le rendent étranger, vident la connaissance que nous prétendons en avoir de tout contenu réel. A sa présence se substitue alors la repré­sentation. Nous nous forgeons de lui une représentation mentale qui en tient lieu, mais qui, faute du cordon ombilical qui relierait cet enfant de notre esprit à la réalité effective, n'est qu'une construction imaginaire, exsangue et sans vie, un schème, une sorte de moule de notre fabri­cation que nous reprojetons dans le réel et qui tient lieu de l'être connu. En fait, nous ne le connaissons pas, nous connaissons le produit de notre esprit qui le remplace, nous ne devenons pas l'autre en tant qu'autre, selon la formule célèbre, mais l'autre en tant que nous-mêmes, en tant que projet de notre moi sur lui. D'hétérocentrique, l'esprit humain est devenu autocen­trique. Ce n'est plus l'être comme tel, la réalité comme telle qu'il connaît, si infime ou si dérisoire qu'en soit la connais­sance, *mais l'idée ou l'image qu'il s'en fait*. A un monde naturel, non fait par l'homme, créé par Dieu, se substitue du même coup un *autre monde*, un monde artificiel, élaboré par l'homme, régi par lui, soumis à ses injonctions, n'im­porte lesquelles. Ce n'est plus un regard sur ce qui n'est pas elle-même que la raison lance, c'est un regard sur soi. Un immense processus d'introversion dilaté à la mesure de l'univers commence, qui déborde les limites du monde moral, envahit le domaine du monde physique, et fait de l'homme, de l'*homo rationalis*, le Démiurge par excellence, le Créateur du réel, de la société et, à la limite, de lui-même. L'homme est devenu dieu. Il n'est pas étonnant que Marx ait plus tard codifié l'élan démiurgique de cette humanité nouvelle : « La conscience humaine est la plus haute divi­nité... Il ne s'agit plus de connaître le monde, mais de le changer. » Le marxisme est le point ultime d'aboutissement du rationalisme. 36:99 C'est depuis ce renversement, cette révolution où, refusant de considérer son objet propre : l'intelligible contenu dans le monde sensible extérieur, l'intelligence s'est tournée vers elle-même, que l'homme, s'est considéré comme le centre de l'univers. Une ère nouvelle, celle du narcissisme, commence au XVIII^e^ siècle, où l'homme n'a plus d'autre objet que lui-même, où toute la philosophie, les sciences positives, les sciences appliquées, la politique, la sociologie, et en dernier lieu la théologie, se rapportent directement ou indirectement à lui, où la civilisation que l'homme édifie lui renvoie, d'un bout à l'autre de la planète, en une infinité de miroirs sa propre image divinisée. L'esprit humain, séparé de la vie qui le met en relation avec le monde exté­rieur dont l'être ne dépend pas de lui, n'a d'autre ressource, s'il ne veut succomber à la leucémie spirituelle, que de s'ériger en divinité créatrice d'un monde nouveau qui dépen­dra de lui seul. Quiconque s'oppose à l'instauration de ce paradis terrestre d'où Dieu a été banni, est désormais privé de la nouvelle nature humaine, du nouveau statut d'homme, et traité comme tel. Des centaines de millions d'hommes ont été sacrifiés depuis deux ou trois siècles à l'Idole, à la seule idole qui se substitua effectivement jamais au vrai Dieu : le Moi, l'esprit solitaire, la raison repliée sur elle-même, qui n'ose révéler le revers horrible de sa divinité : la haine de l'Autre, et qui se dissimule dans le Nous, la Collectivité, le Léviathan. \*\*\* Une telle mutation est non seulement létale, comme la plupart des mutations, elle est inconciliable avec le chris­tianisme. Entre ce monde-là pris comme tel et en ses suites et l'Église, il n'y a plus la moindre possibilité de commu­nication : la nature humaine créée par Dieu, rachetée par Lui, s'amenuise de jour en jour sous le laminage incessant de la conception nouvelle de l'homme. Le problème de l'aggiornamento que le modernisme essaya de résoudre en introduisant dans une théologie objective, fondée sur une Révélation objective, instrumentalement conditionnée par une philosophie réaliste et par ce que Bergson a justement nommé « la métaphysique naturelle de l'esprit humain » une conception de l'homme et du monde subjectiviste qui en allait faire éclater l'armature et la substance elle-même, est le type même du problème insoluble dans la perspective catholique. 37:99 L'exemple de Lamennais dont Loisy disait à bon droit qu'il est l'ancêtre du modernisme et dont Michel Mourre a montré qu'il est aussi le prophète du progressisme ([^23]), en est la preuve la plus éclatante qui soit. En prétendant réconcilier le catholicisme et le monde issu de la philosophie des Lumières et de la Révolution Française, Lamennais en arriva fatalement à répudier sa foi et à construire une autre religion en harmonie avec l'esprit de « l'homme nouveau ». L'idée centrale, obsessiopnelle, de Lamennais est en effet la même que celle du modernisme et du progressisme. Sa logique est implacable. Dès que l'on veut réconcilier à tout prix l'esprit humain séparé de la vie et abandonné à sa subjectivité, il n'est qu'un point d'aboutissement : la religion de l'homme coupé de toute attache, la religion de l'homme en soi, sans rien qui le dépasse ou soit simplement autre que lui, la religion de l'humanité, la religion invertie et sécularisée, la religion du moi agrandi aux dimensions de l'univers. Lamennais est le type même de l'intellectuel qui n'a jamais eu la moindre chose, le moindre être concret au bout de sa pensée. Tout en lui est représentation, construction mentale, idée abstraite. Dès le début de sa réflexion, il place à l'origine de son système, en vrai fils des Lumières, une « raison générale » qui se développe dans la nature humaine telle qu'elle fut à l'aube de l'humanité et dont le Christ réalise la plénitude. Cette « révélation divine primi­tive » où la nature et la grâce se confondent, est le type même de la construction intellectuelle dressée par l'imagi­nation au sein de la pensée. Elle est la projection dans le passé de la réconciliation de la raison et de la foi dont rêve Lamennais. Il suffit alors de laisser croître ce germe et, par un développement continu, il donnera en fruit la concorde espérée : « La religion est universelle, elle est comme la raison humaine, mais comme elle aussi, elle se développe par un progrès naturel, et dans le genre humain, et dans chacun des individus qui le composent ([^24]). » Il y a donc dans l'histoire de l'humanité un progrès ininterrompu où Dieu même est présent au même titre que la raison et qui amène le genre humain à la pleine possession de soi-même ([^25]). 38:99 Il suffit plus tard à Lamennais d'éjecter dans l'avenir, au-delà du Christ et de la civilisation chré­tienne, cette idée préfabriquée où le naturel et le surnaturel s'amalgament, pour la retrouver en sa perfection, accrue et définitivement déployée, dans la religion de l'humanité. Lamennais identifie à la source religion ou raison naturelle et religion révélée. Il les retrouve à l'embouchure, au terme de la première période de sa vie, avec prédominance de celle-ci sur celle-là, comme il les retrouvera encore, au terme de la seconde période, celle-là ayant englouti celle-ci. Teilhard ne bâtira pas autrement son système : à l'origine, la matière et l'esprit confondus se développent vers une spiritualisation grandissante jusqu'au Point Oméga où le Christ cosmique les récapitule et les immerge en Dieu. « Tôt ou tard, écrit Lamennais, bien avant d'avoir rompu avec Rome, une grande religion qui ne sera qu'une phase de la religion immuablement une... sortira du chaos actuel et réalisera parmi les hommes une plus vaste unité que le passé n'en connut jamais ([^26]). » Des textes résonnent exactement comme ceux que nous entendons aujourd'hui : « Jésus-Christ a affranchi le genre humain dans tous les sens ; avant lui le peuple était néces­sairement esclave de l'erreur et du péché ; il l'a délivré de l'esclavage politique ([^27]). » « La liberté a son principe indestructible dans la loi première et fondamentale, en vertu de laquelle l'humanité tend à se dégager progressi­vement des liens de l'enfance, à mesure que, l'intelligence affranchie par le christianisme croissant et se développant, les peuples atteignent pour ainsi dire l'âge d'homme ([^28]). » « Les prérogatives dont les catholiques croient l'Église surnaturellement investie appartiennent naturellement à l'humanité ; elle est la véritable Église instituée par Dieu par l'acte même de la Création et toutes ses hautes préro­gatives, ses divins attributs, forment dans leur ensemble ce qu'on a nommé la souveraineté du peuple. A lui, sur toutes choses, le commandement suprême, la décision dernière, le jugement infaillible ; *vox populi, vox Dei* ([^29])*.* » 39:99 Décidément, *Esprit, Témoignage Chrétien* et les théologiens du progressisme n'ont rien inventé. Tout le « mouvement de l'histoire » lui-même se retrouve chez le précurseur, le saint Jean-Baptiste du nouveau christianisme qui s'efforce de percer, jusqu'à présent en vain, dans « Vatican II » : « Il y a un mouvement des choses qui, d'époque en époque, pousse les peuples à des destinées nouvelles, à une nouvelle organisation sociale, et ce mouvement est irrésistible, parce qu'il est le produit d'une multitude de causes intimement liées entre elles, et sur laquelle l'homme ne peut rien ([^30]). L'idée centrale du progressisme, à savoir que le christia­nisme n'est pas achevé et qu'il doit s'incarner au-delà des individus, dans les collectivités et, à la limite, dans l'huma­nité tout entière rassemblée en une société universelle et en un État planétaire, provient de Lamennais : « jusqu'ici confiné, en ce qui tient du dogme, en une théologie pure, et, en ce qui tient aux préceptes, dans la vie domestique, les relations individuelles, le christianisme n'a pas encore pénétré directement ni dans la science ni dans les institu­tions sociales ([^31]). » Mais en son évolution, le christianisme rencontre une foule d'obstacles qu'il doit renverser et franchir, un écheveau de liens qui privent l'homme de sa liberté, et qu'il doit rompre, une multitude de formes sociales où se complait le despotisme des puissants, des riches, des amants du pouvoir, et qu'il doit briser. Le christianisme est ainsi entraîné par sa croissance même à se révolter contre l'ordre établi et à prendre la tête de la Révolution. L'évolution de la raison et de la religion se prolonge nécessairement en révolution politique. Comme l'écrit Michel Mourre, « Lamennais ouvre ainsi ce qu'on appellera peut-être l'hérésie des temps modernes : la tra­duction temporelle du message évangélique, la substitution d'une révolution sociale à la révolution mystique de la Croix » ([^32]). « L'indissoluble alliance de la religion et de la liberté » qu'il préconise ([^33]), préfigure la réconciliation du Dieu chrétien de l'En-Haut et du dieu marxiste de l'En-Avant que recommandent avec insistance Teilhard et ses thuriféraires au nom de l'inéluctable évolution révolution­naire. 40:99 La transposition du combat spirituel en combat social qui caractérise le système de Lamennais et qui détermine le point où le modernisme comme le progressisme s'achèvent, est le type même de l'idée subjective qui ne renvoie à aucune réalité. Faire du Royaume de Dieu un empire terrestre et de l'Église une société civile, tout en maintenant leurs caractéristiques, c'est dessiner un rond carré qui n'a d'existence que dans la pensée, ou, plus exactement, pour ne pas prostituer ce beau mot, dans un entendement qui succombe aux prestiges de l'imagination. Pour en arriver là, il faut avoir rompu avec le réel. \*\*\* Cette raison déréalisée est beaucoup plus répandue qu'on ne le croit. Il est difficile à l'homme d'accepter sa condition humaine d'esprit incarné et limité. L'*eritis sicut dii* du Tentateur trouve son point d'accrochage dans la possibilité qu'a tout esprit comme tel de se replier sur soi-même et de manifester ainsi sa radicale indépendance, comme la révolte des Anges rebelles dans la pure spiritualité qui fait de chacun d'eux une espèce. Le refus d'être homme est com­munément répandu depuis le péché originel. Se choisir autre que ce qu'on est au lieu de devenir ce qu'on est démange sans cesse l'être humain. Or l'attention d'autrui, avec ce qu'elle implique nécessairement de relation sociale au moins mineure, et la présence continuelle des autres groupés dans les communautés naturelles de la naissance et de la vocation entravent ce désir d'aliénation au sens propre du terme. Pour devenir autre que ce qu'on est, il n'est alors d'autre issue que le renversement de ces obsta­cles et la construction d'une société artificielle où chaque moi n'aura affaire qu'à lui-même, où ce qui n'est pas moi : autrui, Dieu, sera traité comme s'il était moi. Ainsi, toute réalité s'intériorise, s'assimile au moi et non seulement perd sa densité propre, mais se trouve enrobée dans une représentation mentale qui est l'œuvre du *moi* et la rend strictement dépendant de lui. L'homme se fabrique de la sorte un monde où il doit se retrouver partout. Et comme il lui faut justifier ce monde, il recourt non pas au critère de l'expérience parce qu'une telle mesure le ramènerait à ses limites, mais à celui de l'histoire et de l'évolution. 41:99 Le subjectivisme est toujours lié à l'évolutionnisme et au mouvement de l'histoire. Il n'est pas douteux en effet que l'histoire se prête à toutes les manipulations dès qu'elle dépasse les cadres de l'espace et du temps finis où les événements et leurs partenaires se déploient. L'histoire universelle est le lieu d'élection de toutes les impostures intellectuelles et de toutes les mysti­fications. Avec un peu d'habileté, il est toujours possible d'introduire dans la durée du monde « l'idée » vers laquelle il s'achemine. Il suffit de la réduire à sa plus simple expres­sion et de la soumettre au rythme du « peu à peu ». Une lueur d'intelligence dans le crâne d'un primate et, « peu à peu », nous avons la pensée de Platon, puis l'humanité parfaitement rationnelle de demain. Le devenir total est plastique par définition. Pour rendre *apparemment* réelle l'idée subjective, il convient de la plonger dans le temps et d'en suivre le cours. On retrouve ainsi dans l'évolution exactement ce qu'on y a mis. On n'y rencontre rien de formé, de défini, d'accompli, d'achevé, parce qu'on a décrété au préalable qu'il n'y a rien de tel, sauf l'idée qu'on a forgée. L'idée subjective excluant tout ce qui n'est pas elle-même ne peut s'accommoder que d'un devenir continu qui ne lui oppose rien de stable ou de déterminé. C'est elle et elle seule qui introduit sa détermination dans le flux de l'histoire ainsi conçue. Elle ne peut pas ne pas être ce qui donne un « sens » au mouvement de l'histoire. L'homme s'érige ainsi en dominateur et en régulateur de l'histoire universelle. Il prend la place de Dieu même. L'Évolution se substitue à la Providence. Ce même subjectivisme s'accompagne d'un refus plus ou moins voilé de toute transcendance et d'un recours aux seuls impératifs de l'immanence. Le phénomène est visible dès son apparition, chez Lamennais. De fait, dans la pre­mière phase de sa pensée où il identifie dans « la raison générale » la religion naturelle et la religion révélée, comme dans la seconde où il brouille ensemble christianisme et socialisme, Lamennais récuse sans cesse, implicitement ou explicitement, la transcendance de Dieu et celle même du Christ. Chez lui comme chez les modernistes et chez les progressistes, sont seules prises en considération, non les exigences de l'objet, mais celles du sujet, ses aspirations, ses appétits, ses rêves, ses convoitises mêmes. 42:99 On aura beau prétendre que « la méthode d'immanence doit aboutir à une doctrine de la transcendance parce que la logique n'est pas seule à intervenir » et que la pensée « est conditionnée par l'action » où « nous nous dépassons nous-mêmes » dans « un devenir réel » ([^34]), il ne s'agit là que d'une transcendance dont rien ne peut établir qu'elle est effective ou apparente, vraie ou fausse. Au contraire, du seul fait qu'elle résulte de l'immanence, il suit inévitable­ment que Dieu se confond avec l'aspiration de l'âme dont il n'est que le fruit : l'action ne fait que masquer la divi­nisation subreptice du *moi* qui s'accomplit en elle. On comprend alors pourquoi Lamennais et ses disciples modernistes ou progressistes se représentent l'histoire de l'humanité comme une série d'initiations divines dont le continuel progrès amène le genre humain à la plénitude de l'autonomie et du salut dans la liberté, autrement dit à un état social où la perfection de la raison et celle que l'Église a toujours revendiquée pour elle-même en tant que Corps Mystique du Christ se confondent totalement. La socialisation de l'humanité et sa divinisation sont les deux aspects inséparables de son ascension. Il n'y a là de toute évidence qu'une transposition au niveau de l'abstrait et de l'universel de ce procès d'apothéose où le moi s'engage concrètement et individuellement dès qu'il a rompu ses attaches à l'être et au Principe de l'être. La montée de l'humanité dissimule la chute de l'homme en chair et en os qui s'obstine à devenir autre qu'il n'est. Séparation entre l'esprit et la vie, rationalisme, subjec­tivisme, évolutionnisme, immanentisme, divinisation de l'homme, on prétendra que nous schématisons à l'extrême au point de virer à la caricature : nous ne faisons que décrire, à la façon du clinicien, les aspects conjoints d'une maladie, de l'intelligence en proie à la démesure qui atteint la plupart de nos contemporains et dont la seule explication possible est le péché originel ou la propension de la nature humaine au déséquilibre. Ce processus morbide peut revêtir des formes patholo­giques bénignes ou extrêmes selon les époques et les indi­vidus. Il est clair que les élites intellectuelles et spirituelles sont les premières à secréter le virus qui les empoisonne et à le répandre, non point parce qu'elles occupent nécessairement les places les plus élevées dans la société, mais parce qu'elles sont responsables de la plus haute fonction de l'homme et de sa différence spécifique. 43:99 Ce fut le cas au XVIII^e^ siècle. La négation de toute métaphysique induisit les esprits au pragmatisme. La vérité ne consiste plus désormais dans l'impossible adéquation de l'intelligence à une réalité nouménale inaccessible, mais dans l'action qui atteint son but et réussit. Le primat de la raison pratique sur la raison spéculative inauguré par le kantisme est à l'origine de cette nouvelle doctrine de la vérité qui n'a pas fini de fasciner les hommes de notre époque, c'est désormais dans la mesure où les besoins pro­fonds, communs aux raisons agissantes, sont satisfaits, que l'homme accède à l'absolu. La vérité philosophique et la vérité religieuse ne résultent pas de la connaissance, mais des exigences de la vie pratique et de nos aspirations fonda­mentales une fois réalisées. Édouard Le Roy, dont les attaches au modernisme sont patentes, n'hésite pas à définir l'idée vraie par sa fécondité, par son efficacité, par son aptitude à rendre, autrement dit par son succès, par sa capacité de s'incarner dans les faits. Chez les catholiques, Lamennais est sans doute le pre­mier à réduire la vérité religieuse aux effets prétendument bénéfiques qu'elle produit. Le catholicisme ne sera préservé des menaces de stérilité qui pèsent sur lui que pour autant qu'il liera son sort à celui de l'action la plus bouleversante que le monde ait jamais connue : la Révolution libératrice des individus et des peuples qui triomphe partout. Non, seulement le catholicisme et la Révolution ont des affinités profondes, mais le catholicisme est la cause même de la Révolution, laquelle, par ses succès irréversibles, prépare la religion de l'avenir et le Royaume de Dieu sur la terre. Dans un éditorial du 28 juin 1831 de *L'Avenir*, qu'on croirait écrit aujourd'hui par un théologien de la nouvelle vague, Lamennais ramasse en trois phrases toutes les prétentions du modernisme et du progressisme : « Pour ce qui concerne le catholicisme, il est aisé de montrer : a) que loin d'avoir à craindre du changement qui s'opère, il en est, lui-même le principe moteur ; b) que le changement, nécessaire à son propre développement suspendu depuis des siècles, réalisera, en sauvant l'Église, ce qu'on appelait ses prétentions les plus hardies et, comme on les concevait, les plus exorbitantes ; c) en même temps, que lui seul peut fonder et affermir le nouvel ordre social qui se prépare. » 44:99 Ce texte, prodigieusement actuel, est non seulement la charte du pragmatisme religieux le plus virulent qui soit, puisqu'il lie la vérité surnaturelle dont l'Église a la garde à l'action révolutionnaire qui la réalise dans les faits, mais l'aveu sans vergogne d'une volonté de puissance à nulle autre pareille. Le pragmatisme est du reste branché sur la volonté de puissance qu'il légitime et qui le secrète pour se justifier : la raison la meilleure est celle du plus fort devant laquelle tous s'inclinent et la victoire d'une idée la preuve la plus éclatante de sa vérité puisque tous y consentent. En prenant la tête de la Révolution dont le succès est désormais certain, l'Église est sûre de récupérer la vigueur qu'elle *a* perdue et de diriger l'évolution de l'humanité vers son terme. « Pour moi, écrit Lamennais, je crois profondément à la transformation universelle de la société sous l'influence du christianisme qui, affranchi et ranimé, reprendra sa force expansive et accomplira ses destinées en s'assimilant les peuples qui ont jusqu'ici résisté à son action. Tout se prépare pour cela, et la politique européenne n'a été et n'est encore que l'instrument aveugle de la Providence qui se sert d'elle comme elle se sert du libéralisme antichrétien pour réaliser cette grande promesse : *Et erit unum ovile et unus Pastor* ([^35])*.* » Remplaçons le « libéralisme antichrétien » par le « marxisme athée » et nous tenons alors la raison pour laquelle le progressisme étend de plus en plus son influence dans l'Église contemporaine : en se ralliant au communisme dont la victoire est fatale, le clerc est sûr de garder et même d'étendre son pouvoir sur les fidèles dont il est le guide. Une Église rejoignant le communisme et conférant à celui-ci, par son ralliement, un statut plénier de religion sociale et séculière, n'est-ce point la réalisation de la volonté de puissance « la plus exorbitante » qui soit : celle qui règne sur les âmes et sur les corps, sur les intentions eti sur les actions, sur les hommes en tant qu'individus et en tant que membres de la société, sur tous les aspects de la vie humaine ? Il n'y a plus désormais un seul recoin de l'être humain qui échappe à la vigilance du Léviathan pourvu du glaive spirituel et du glaive temporel. Lamennais promet aux progressistes de *L'Avenir* tous les royaumes de la terre s'ils font acte d'allégeance à la Révolution. 45:99 Nous reviendrons plus loin sur cette forme nouvelle de la théocratie ou plus exactement de la tyrannie démo-cléricale qui est, à notre sens, l'âme même du progressisme et l'explication de l'indéniable attirance qu'il exerce sur les clercs de notre temps. \*\*\* Nous avons dit plus haut que le progressisme ne s'inquiétait guère des problèmes philologiques et historiques que posent les Livres Saints et pour lesquels les modernistes se passionnaient au début du siècle. La foi du charbonnier n'est certes plus l'apanage de la plupart des membres du clergé actuel. La foi dite éclairée dont les a gratifiés leur passage dans les séminaires actuels l'est tellement qu'elle ne laisse plus guère de place au Mystère. J'ai coutume, à cet égard, afin de sauver à mes propres yeux la divinité de l'Église, de distinguer entre l'institution qui, comme telle, a reçu du Christ la promesse de la vie éternelle, de l'inerrance et de la sainteté, et ceux-là qui exercent en elle une fonction quelconque, du plus haut au plus bas degré de la Hiérarchie. Cette distinction est capitale pour un croyant : elle lui permet de lire l'histoire de l'Église sans perdre la moindre parcelle de sa foi. Car enfin, il est trop manifeste que les clercs n'ont pas toujours été des saints et qu'ils ont souvent soutenu les pires aberrations. Il faut même aller plus loin et tracer, autant qu'il est possible, une ligne de démarcation entre les clercs qui croient en Dieu et ceux qui n'y croient pas. L'Église du XX^e^ siècle ne jouit à cet égard d'aucun privilège par rapport aux siècles antérieurs. Lorsqu'on a gardé cette saine liberté d'appréciation qui permet au croyant de se proclamer fils soumis de l'Église tout en gardant le droit de juger les gens d'Église d'après leurs actes et leurs écrits, selon les normes de la plus stricte objectivité, on s'aperçoit alors que les progressistes qui tien­nent le haut du pavé dans l'Église d'aujourd'hui ne doivent la position éminente et sociologiquement influente qu'ils occupent qu'à la révérence que nous éprouvons à l'égard de leurs personnes parce qu'ils prétendent indûment incar­ner l'Église en son essence et en sa marche. Critiquer avec vigueur et sans crainte les progressistes de tout acabit qui démolissent l'Église en prétendant la rénover n'est absolument pas s'en prendre à l'Église elle-même. 46:99 Dante n'attaquait nullement la Papauté lorsqu'il plaçait au fond de l'Enfer Boniface VIII, le Pape glorieusement régnant au moment même où il écrivait. Pareillement, Bossuet ne dressait en aucune manière un acte d'accusation contre la Monarchie lorsqu'il vitupérait publiquement les écarts de conduite de Louis XIV. Il était réservé à l'âge démocratique de confondre dans le même mépris ou dans le même éloge la fonction et le titulaire d'icelle. Je ne commettrai pas ici cette erreur. Lors donc que j'avance que bon nombre d'ecclésiastiques d'aujourd'hui en prennent à leur aise avec les textes les plus clairs et les plus sûrs des Livres Sacrés et singulière­ment de l'Évangile, lorsque j'affirme qu'ils traitent avec désinvolture les dogmes, les prescriptions, les enseigne­ments, la doctrine morale, les sacrements, les institutions de l'Église catholique, c'est non seulement parce que je m'appuie sur la longue expérience que j'ai de leurs diva­gations, mais parce que mes observations coïncident préci­sément avec celles que les plus hautes autorités ecclésias­tiques ont dû faire elles-mêmes. Il y a quatorze ans seulement, Monseigneur Rerkhofs, évêque de Liège, commentant les thèmes les plus impor­tants de l'Encyclique *Humani Generis* où Pie XII condam­nait les audaces des théologiens en mal d'accommodation avec le monde moderne et déplorait « le tort considérable qu'elles font à beaucoup, spécialement dans le jeune clergé » (*non sine multorum offensione, praesertim junioris cleri*) ([^36]), n'hésitait pas à écrire : « Le Pape a conscience de *la gravité exceptionnelle de la crise doctrinale*, plus ou moins accusée, que traverse une partie de l'Église. Malgré les apparences, elle est peut-être plus redoutable que celle à laquelle Pie X dut faire face... Il y a encore dans l'Église des séquelles de la mentalité moderniste ([^37]). » Sa Sainteté Paul VI reprenait récemment la même idée et désavouait le modernisme renaissant dans l'Église. 47:99 Rares sont les prêtres et les évêques que j'ai rencontrés et qui ne remettent pas en question toute la philosophie, toute la théologie, toute la manière de comprendre et de vivre la Parole de Dieu, qui me furent enseignées et aux­quelles j'ai accordé l'assentiment de ma raison et de ma volonté. A parler, à discuter avec eux, à les lire, à observer leurs agissements, je n'ai pas seulement le sentiment, mais la preuve de ne plus partager la religion qu'ils professent. Plus je réfléchis sur les causes de notre division, plus je me convaincs qu'elles résident essentiellement dans la manière d'entendre les textes sacrés. Comme j'ai reçu la grâce de le faire et comme il me le fut enseigné par mes parents et par mes maîtres, je le dis dans la foi en leur sens littéral et à travers l'exégèse qu'en ont élaborée, « sous la vigilance de l'Église » ([^38]), les plus grands docteurs sans me préoccuper le moins du monde du qu'en-dira-t-on. Je m'aperçois que cette lecture est désormais, aux yeux de beaucoup de clercs ([^39]), périmée et démodée. On a trouvé mieux : par l'intermédiaire des évangélistes, le Christ n'a point parlé aux hommes de tous les temps et de tous les lieux. Il s'est exprimé dans un langage et selon des normes littéraires en usage à son époque et qui doivent être désor­mais soigneusement transposées pour que leur contenu soit accessible aux hommes du vingtième siècle. Les clercs d'au­jourd'hui se jugent investis de la mission transcendante de réécrire l'Écriture. Le relativisme le plus furieux et le plus niais sévit à cet égard. Il n'est plus besoin désormais de preuves. Les requê­tes de l'homme contemporain suffisent, dont nos clercs se proclament (à l'imitation des marxistes) les porte-parole attitrés. Avec une suffisance et une infatuation non pareil­les, on nous rebat les oreilles du principe indiscutable et indiscuté : « L'homme du vingtième siècle ne peut admettre un seul instant que telle ou telle affirmation de l'Évangile soit vraie ; il faut donc l'interpréter conformément aux exigences de la mentalité contemporaine. » Un point, c'est tout. Depuis trente ans que j'observe l'évolution du clergé à ce propos, j'ai accumulé une série impressionnante d'allé­gations qui se ramènent toutes, sous des formes diverses, subtiles ou grossières, voilées ou impudentes, à l'opposition entre la « mentalité primitive » qui fut celle des Évangé­listes et de leur milieu et « la mentalité moderne » dont il n'est pas besoin de montrer qu'elle dépasse la première de mille et une coudées. 48:99 Je voudrais souligner ici par un exemple choisi combien les mentalités ecclésiastiques ont évolué en dix ou quinze ans. Je viens de citer feu Mgr Kerkhofs, évêque de Liège. Dans sa lettre pastorale, il affirme, comme il se doit, que « l'Encyclique *Humani Generis* doit être reçue par tous, sans exception, avec la plus grande déférence ». (30) Quelle ne serait pas sa stupeur de lire dans un journal paroissial, répandu à des dizaines de milliers d'exemplaires dans les foyers, chrétiens ou non, de son diocèse, chaque semaine, un article dû à un professeur de son Grand Séminaire, qui vise expressément, comme l'indique son titre, à préparer les fidèles à la Messe du quatrième dimanche après l'Épi­phanie et au récit évangélique de Jésus apaisant la tempête : « Reconnaissons-le franchement, écrit l'exégète, nous sommes mal à l'aise devant ces interventions du Christ et nous soupçonnons là-derrière quelque artifice. C'est que les découvertes de la technique moderne nous mettent chaque jour plus à même de « commander » aux éléments naturels et que le miracle nous est de moins en moins nécessaire ! Devant l'orage, les primitifs invoquent le dieu de la nature, tandis que l'homme moderne brandit un paratonnerre (*sic*) ! Et nous sommes des modernes... Peut-être y a-t-il quelque chose de la mentalité primitive, dans le récit que nous commentons (31). » Comme chacun sait, ce n'est pas chez les grands maîtres d'un système (à supposer qu'il y en ait du progressisme), qu'il faut chercher les failles de la pensée, mais chez leurs épigones. Les médiocres accentuent les défauts de leurs inspirateurs, faute d'en pouvoir bonifier les qualités. La progéniture des théologiens progressistes dont les allures étaient feutrées se croit désormais tout permis. Elle sait d'instinct que l'audace paie à une époque où le succès justi­fie tout. Son peu d'intelligence et son manque de culture ne l'incitant point à la prudence, elle étale sans vergogne sa témérité. Aussi entendons-nous aujourd'hui, proférées par le « Président de l'Assemblée » des fidèles, des incon­gruités et des énormités à faire hennir les constellations, comme disait Léon Bloy. 49:99 Les évêques sont impuissants à endiguer cette logorrhée ou sont pour la plupart médusés par tant de jactance. Ils sont les héritiers des Apôtres, avec cet avantage supplémentaire, leur clame-t-on, d'être dépour­vus de crédulité. L'avenir du catholicisme, qui s'anémiait dans le ghetto intégriste, repose sur leur compréhension de la mentalité moderne. C'est l'imbécile qui n'est pas de son temps et un évêque comme tout autre homme a horreur de le paraître. « Nous, les progressistes, nous avons avec nous tout ce que le siècle comporte de savants et de gens intelligents, clairvoyants, compréhensifs, ouverts. » Un texte comme celui que nous venons de citer montre jusqu'à quel point l'effronterie progressiste peut désormais aller sans rencontrer d'obstacles. On peut prêcher crûment et très haut ce qui ne se disait naguère qu'à mi-voix. Si un professeur de Grand Séminaire se permet de parler de la sorte aux simples fidèles, que ne s'autorise-t-il pas devant les éliacins qu'il initie au dévergondage mental ? Qu'une telle licence soit aujourd'hui admise mesure le progrès accompli par l'épidémie progressiste en quelques années. Au lendemain de l'Assomption où j'écris ces lignes, ne viens-je pas d'entendre, sans que personne ne bronche dans l'église où j'assistais à la messe, que « Marie a sacrifié sa virginité pour devenir la mère du Sauveur ! \*\*\* Il est inutile de multiplier les exemples. Cette nouvelle mentalité ecclésiastique stigmatisée par Pie XII est fort bien décrite dans une lettre envoyée à leurs évêques par des personnalités hollandaises qui est restée pratiquement ignorée du « peuple de Dieu » dans le monde entier, en dépit du décret conciliaire sur l'information « complète et véridique », le service de presse de l'épiscopat ayant refusé de la publier. « Nous voudrions signaler à ce sujet (à propos du déferlement du progressisme dans le clergé hollandais) l'outrecuidance de certains propos sur la divinité du Christ ses miracles, sa résurrection, sa présence réelle dans l'Eucharistie, l'importance du baptême, la confession sacra­mentelle, l'indissolubilité du mariage, le culte de la Sainte Vierge et des Saints, la spiritualité de l'âme, la vie future, l'autorité de l'Église infaillible, l'obéissance au Pape, la différence entre la révélation divine et la raison humaine. 50:99 On ne peut admettre davantage les conceptions théologico-morales qui se multiplient actuellement sur la grâce, la loi naturelle, le péché originel, le péché individuel, la morale entre fiancés, le néomalthusianisme, l'avortement, la valeur du célibat et de la vie monastique, la conscience indivi­duelle et le soi-disant « amour » comme seule norme ([^40]). » Une autorité religieuse de mon pays à qui je citais quelques extravagances du clergé belge me disait récem­ment qu'elles étaient innocentes en comparaison de celles qui se publiaient ou qui se répandaient chez nos voisins du Nord. Son jugement recoupe avec exactitude le sentiment d'un artiste de grand talent que son métier met en rapport avec des clercs, pour la plupart de langue néerlandaise, et qui m'assure que plus de la moitié de sa clientèle ecclésias­tique ne croit plus à la présence réelle. Pour que S. S. Paul VI se soit ému de cette situation et l'ait déplorée au récent Congrès eucharistique de Pise avec une particulière insistance, il faut tout de même que la pierre angulaire du catholicisme qui condense pour ainsi dire en elle toute la substance de l'Évangile et de la Tradition soit bien ébranlée dans le clergé -- *de minimis non curat praetor*. En tout cas, les prêtres de mainte paroisse que je connais et qui ne sont point des intellectuels, mais dont tout le comportement est imprégné de progressisme, ont carrément supprimé l'Adoration du Saint-Sacrement qui se pratiquait encore voici peu. L'extension de la partie de la messe réservée à la « Liturgie de la Parole » et la rapidité avec laquelle la partie que l'on considérait, il y a deux ou trois ans, comme essentielle : « la liturgie du Sacrifice » est expédiée dans la plupart des offices, montre bien que la conception réaliste de la Révélation cède de plus en plus à ce qu'il faut bien appeler la conception verbaliste et rhétorique. Tout est là : ce que nos clercs progressistes ne perçoi­vent plus c'est la réalité, la présence objective du surnaturel. L'homme « brandissant un paratonnerre » (*sic*) est pour eux plus vraisemblable que Jésus apaisant les flots en furie d'un simple geste de la main. 51:99 Si ce système de lecture de l'Évangile prenait une forme cohérente, on en arriverait à un « christianisme sans religion » c'est-à-dire à un chris­tianisme sans Dieu, sans Transcendance, non seulement « démythologisé » selon la radicale prescription de Bult­mann, mais sécularisé et laïcisé, réduit à la dimension humaine. \*\*\* Dans cette perspective, les éléments surnaturels du christianisme que nous rapportent les Évangiles, avec tout ce qu'ils ont de densité réelle, aussi réels que les faits physiques les plus patents ou les faits historiques les mieux attestés, sont relégués à l'arrière-plan ou même éliminés au profit d'un processus mental qui se referme de plus en plus sur lui-même. Jean Guitton a parfaitement souligné cette diminution du sens du singulier, de l'historique et de la présence vivante du Christ -- « Il me semble... que la foi de la génération montante considère dans Jésus-Christ moins l'homme particulier mort sous Ponce-Pilate que le repré­sentant de l'humanité globale, le germe et le premier sujet plénier de cet Homme total qui... se déploie dans l'espace-temps... De nos jours, où le visage historique de Jésus est aboli par la distance et par les doutes critiques, il ne reste plus que cette vaste humanité, ce grand être mouvant inimaginable. On risque de faire évanouir le Christ dans l'humanité présente et celle-ci à son tour dans l'humanité future ([^41]). » A des degrés divers qui varient d'individu en individu, les progressistes tendent vers la limite de ce mouvement qui évacue le surnaturel concret et le remplace par une représentation abstraite qui n'a d'existence que dans l'esprit ou elle siège et que la foi, par sa vitesse acquise, imprègne d'un sentiment religieux sécularisé. Nous sommes ici en bordure ou au centre, selon les cas, du subjectivisme condamné par l'Encyclique *Pascendi*. Les jugements de réalité et de valeur sont ramenés à des états de conscience et la certitude au sentiment propre. 52:99 On comprend alors pourquoi les progressistes contem­porains nous invitent avec instance à une nouvelle « prise de conscience » de notre foi et à un « changement de mentalité ». Le progressisme, comme le modernisme, induit le chrétien, non point à la réforme intérieure et à la conversion morale et spirituelle, mais à un changement de point de vue dont le but est de réinterpréter radicalement la révélation et la religion. Il s'agit moins de conformer sa pensée et ses actes à l'enseignement évangélique que refondre celui-ci en fonction de la conception que l'homme se fait de lui-même depuis qu'il a renoncé à sa condition humaine et qu'il s'est voulu raison non pas déterminée par la réalité, mais déterminante de la réalité. L'homme se fait désormais lui-même selon l'idée qu'il s'est forgée de soi, qui ne doit rien à l'expérience, à la tradition, à la naissance, en pleine et totale liberté par rapport à ce qui n'est pas lui. C'est le règne de l'*homo rationalis* et de sa progéniture : *homo socialis, homo democraticus, homo ethnicus, homo sexualis,* etc. Dieu ne peut plus dès lors être transcendant à l'homme. Il lui est radicalement et totalement immanent. Dieu est l'idée que l'homme se fabrique de Dieu et, comme cette idée provient exclusivement de l'homme, elle est subrepticement -- ou catégoriquement l'homme lui-même, l'humanité générale et abstraite avec laquelle le *moi* se confond, dont nous avons parlé plus haut. Il est clair que le chrétien progressiste, dans la mesure même où il adopte la mentalité moderne, ne peut plus voir dans Jésus que le représentant de sa représentation de l'homme, le manda­taire de l'humanité, et non plus le personnage historique surnaturel qu'il fut. \*\*\* Tous les mots que nous lisons dans l'Évangile et qui renvoient pour nous à des réalités surnaturelles sont ainsi réinterprétés dans une optique subjectiviste, immanentiste et laïque. Aussi la crise spirituelle où le catholicisme s'est engagé, est-elle également une crise du langage. Lorsque je prononce « Ascension » ma pensée vise la scène que les apôtres ont pu voir, alors que le progressiste comprend sous ce vocable « la montée de l'humanité ». Sous ce frêle et fallacieux point de jonction, le progressisme apparaîtrait ce qu'il, est en fait : *une autre religion,* telle qu'elle se présente sans équivoque en sa « révolution copernicienne » dans l'ouvrage *Honest to God* de l'évêque anglican John A.T. Robinson ([^42]). 53:99 L'expression n'est pas trop forte, malgré sa naïveté provocatrice : il s'agit bien d'un renversement de perspective où une religion anthropocentrique se substi­tue à une religion théocentrique. « La troisième session du Concile, écrit triomphalement Georges Hourdin ([^43]), et les décrets déjà votés constituent une réussite sans précédent... Les principaux textes ont pu être ainsi établis, votés, proclamés et ils sont bons puisqu'ils opèrent la seule réforme dont l'Église ait besoin et qui lui permette le dialogue, je veux dire : *un changement théolo­gique de point de vue...* Les chrétiens catholiques se trou­vent ainsi tous officiellement placés, Pape et Évêques compris, *au service du Christ et des autres hommes.* Là est bien *la vraie révolution.* » « L'ancienne mentalité ne distin­guait pas entre l'essentiel et l'accidentel, lisons-nous encore, toute une mentalité nouvelle est à créer. » Comment ? « Avec Jean XXIII, Paul VI et le Concile, en revenant au Christ » au Christ qui, par son incarnation, « s'est fait nécessairement histoire et temps ». Et « l'histoire est devenir... changement ; elle est « un en-route » vers un futur toujours neuf ([^44]). » C'est exactement le risque que prévoyait Jean Guitton : le Christ dilué dans l'humanité présente et celle-ci dans l'humanité future, le Christ représenté comme une entité fluente qui coïncide avec la suite même des états par lesquels l'humanité est passée et avec sa projection dans un avenir toujours nouveau. Le Christ s'ajuste à l'évolution de l'humanité prise comme entité spatio-temporelle hypos­tasiée, c'est-à-dire à une pure vue de l'esprit, à un être de raison, à une représentation qui n'existe que dans la pensée. C'est ce que l'abbé Laurentin appelle la mue de l'Église « qui sort de sa chrysalide pour devenir l'Église vivante que le Christ veut susciter ». ([^45]) 54:99 On n'est nullement surpris devant ce déferlement de subjectivisme de lire sous la plume du R.P. Congar, à propos de l'ajournement de la déclaration conciliaire sur la liberté religieuse : « Il reste qu'on eût pu (et dû) tenir compte de l'ardent espoir des hommes, des réactions prévisibles de l'opinion, des sentiments et de l'attente des Pères ([^46]). » Sans cesse, le progressisme nous parle de « l'attente », de « l'espérance », des « aspirations », des « revendications », des « exigences », des « requêtes », des « volontés » etc. de l'homme moderne. Mgr Huyghe, évêque d'Arras, écrit sans sourciller dans une interview : « Le monde exige... Le monde attend... Nous en sommes à une révision de menta­lité... Cela ne se met pas en formules. Mais c'est par là que tout doit commencer ([^47]). » La *vox populi* est de toute évidence la *vox Dei.* \*\*\* Le progressisme ne peut pas ne pas être à l'écoute des exigences de l'opinion publique. C'est même à partir de l'opinion publique où se condense la subjectivité des hom­mes d'aujourd'hui qu'il prétend rénover l'Église et la mentalité des fidèles. Amorphe, vague, inconsistante, plas­tique, elle est la matière qu'il peut emboutir, où il peut imprimer toutes les formes qu'il entend. Aussi les progres­sistes s'empressent-ils d'occuper toutes les places où ils peuvent exercer leur influence sur l'opinion et la façonner. Les moyens de communication sociale modernes : presse, radio, télévision, sont presque partout entre leurs mains ou en des mains apparentées. Ce n'est pas du tout par hasard. Les techniques actuelles offrent des possibilités telles de manipulation de l'opinion publique que le pro­gressiste, dont l'esprit va toujours de l'idée au fait et non du fait à l'idée, est pour ainsi dire prédisposé à les em­ployer. Elles répondent à sa structure mentale, car elles s'adressent non pas à un être humain en particulier, mais à des collectivités, à des groupes qui répondent à la repré­sentation générale et abstraite qu'il a de leurs membres. Il contribue à la constitution de ces agrégats en suscitant dans l'esprit de ceux auxquels ils s'adressent la prise de conscience de l'image qu'il a fabriquée et qu'il leur inocule. 55:99 C'est ainsi que se sont créés de toutes pièces le Prolétariat, le Peuple, la Race, la Classe, etc. toutes ces entités majusculaires modernes qui hantent comme des fantômes la sociologie d'aujourd'hui, ainsi que les nationalismes con­temporains issus de la propagande publicitaire. Comme le communiste dont il est le frère ([^48]), le progressiste est à l'aise dans ce milieu, où, comme nous le verrons plus loin, se déploie sa volonté de puissance. Le progressisme, manœuvrier et tripoteur de l'opinion publique, ne pouvait pas ne pas tenter d'influencer le Concile en se dissimulant derrière « les exigences de l'homme moderne » qu'il provoque, attise, fomente, stimu­le, et auxquelles il imprime une forme conceptuelle, philo­sophique même et théologique. « Il est une chose certaine dont il est impossible de douter, sans attendre la fin du Concile, c'est qu'il aura manifesté avec une évidence incontestable *combien l'Église en certains de ses membres les plus élevés peut être influen­cée par le magistère, des temps nouveaux : l'opinion publi­que.* Jamais on n'avait pu mesurer comme à cette occasion la terrible puissance des moyens de communication sociale et en particulier de la presse et de la radio *au service des inspirateurs de l'opinion publique*. » Et Monseigneur Marcel Lefebvre, Archevêque de Synnada, supérieur général de la Congrégation du Saint-Esprit, membre éminent du Concile, d'ajouter, en écho étonnant et à l'encontre de Monseigneur Huyghe que nous venons de citer plus haut : « N'a-t-on pas entendu et lu dans les textes conciliaires ces paroles : « *le monde attend, le monde désire... le monde est impa­tient* ». *Que d'interventions* ont été faites, même inconsciemment, sous cette influence. *Que de Pères* ont voulu se faire les porte-parole de cette « opinion publique » com­bien d'autres ont approuvé ces interventions *par peur de n'être pas conformes* à ce nouveau magistère ([^49]). » 56:99 Qu'il y ait là non point une manifestation occasionnelle du progressisme, mais, comme l'écrit encore Monseigneur Marcel Lefebvre, « une des phases du combat du Prince de ce monde contre l'Église de Notre-Seigneur » est corro­boré par le crédit de plusieurs centaines de millions de zlotys que le gouvernement communiste de Varsovie vient d'accorder à l'*Agence Pax,* organe policier du marxisme au sein du catholicisme polonais (selon la déclaration expresse du Cardinal Wyszynski dans une lettre fameuse à l'Épiscopat français qui l'aurait gardée sous le boisseau sans une heureuse indiscrétion) et officine patentée du progres­sisme chrétien, afin de peser par une savante propagande de presse sur les décisions conciliaires et les disposer favo­rablement au « mouvement de l'histoire » vers « la socia­lisation ». Nous reviendrons sur ce point plus avant. \*\*\* La déviation radicale que le progressisme imprime à la personne unique et aux deux natures, divine et humaine, de Notre-Seigneur Jésus-Christ, est du reste la préparation du renversement dont rêvent ses adeptes dans le gouver­nement de l'Église comme dans l'interprétation du dogme, qui montre bien ses affinités avec le marxisme. Pour que le catholicisme ouvre les bras au communisme que Pie XI a déclaré « intrinsèquement pervers » d'une manière solen­nelle, et pour que triomphe dans l'Église le progressisme dont la caractéristique la plus connue est sa parenté, sinon son identité, avec le marxisme, il faut manifestement un « changement de mentalité » chez les clercs et chez les fidèles. Il faut qu'un changement s'opère dans l'ensemble des dispositions intellectuelles, des habitudes d'esprit, des croyances fondamentales, que l'on groupe, selon Proust, sous le nom de « mentalité » depuis l'affaire Dreyfus. Sans cette inversion du regard de l'esprit, l'union du catholicisme et du marxisme que convoite le progressisme ne pourra jamais se faire. Au niveau du réel, les incompati­bilités éclatent entre l'existence du surnaturel et le maté­rialisme « scientifique ». Il est rigoureusement impossible, sauf à un schizophrène, d'être à la fois chrétien et marxiste. Les deux conceptions de Dieu, de l'homme et du monde s'opposent comme le *oui* et le *non*. Aucune dialectique ne parviendra à résoudre en synthèse cette thèse et cette anti­thèse, si ce n'est par un sophisme ou par une duperie de mots. 57:99 Il importe donc de modifier l'optique du chrétien et cette volte-face doit être radicale puisqu'il s'agit de le mener au marxisme. Au réalisme traditionnel de la philosophie, de la foi et de la théologie chrétiennes on substituera l'idéalisme, au sens de l'objet celui du sujet, à la transcendance l'imma­nence, à la présence la représentation, au prochain le lointain, à l'homme concret pourvu d'une âme de chair et d'os l'humanité ou un « gros animal » quelconque de type collectiviste. Il est indubitable qu'une réalité extérieure à l'homme, qu'elle soit matérielle ou spirituelle, est moins malléable qu'un concept ou qu'un « être de seconde inten­tion » comme disaient les scolastiques, que son existence mentale soumet aux caprices et aux parti pris de la pensée et de l'imagination. Mais pour que le Christ se liquéfie en Humanité présente ou future à la manière progressiste, il faut que le regard du sujet se détourne de l'objet pour se fixer sur le sujet lui-même et que la vision théocentrique traditionnelle de l'univers fasse place à une vision anthro­pocentrique. N'allons pas croire avec candeur qu'une telle tentative soit impossible ou vouée à l'échec. Elle s'accomplit sous nos yeux, tous les jours, lorsque nous voyons nos prêtres et nos évêques, sinon nos personnalités les plus hautes de l'Église, « se mettre à l'écoute » du peuple chrétien, ou du peuple et des peuples tout court et se demander : « Que dois-je faire pour leur plaire, pour répondre à leurs aspi­rations ? » Ce nouveau magistère de l'opinion publique ne pourrait en aucune manière se substituer à l'enseignement traditionnel, si le regard du clerc, en sa fonction ensei­gnante, n'avait obliqué du point de vue théocentrique au point de vue anthropocentrique. Ce gauchissement date de la Réforme et de la Contre-Réforme. En faire l'historique serait hors de propos. Contentons-nous de dire ce qui s'observe à l'œil nu et que souligne un témoin irrécusable : M. Claude Tresmontant ([^50]) : « L'unique question légitime, valable, fondamentale pour le chrétien est de savoir si oui ou non le christianisme est la vérité... C'est cela que le monde attend de nous et non pas des sentiments pieux... Si nous ne croyons plus que l'intelligence humaine est capable d'atteindre la vérité et de la communiquer, alors nous n'avons plus de raison d'organiser des séances de discussions avec les « incro­yants ». 58:99 Car, pour une bonne part, ils croient, eux, à la raison, et ils s'en servent. Si nous renonçons à nous en servir, mieux vaut nous abstenir d'organiser ce genre de réunions où nous discréditons encore un peu plus la vérité que nous sommes chargés de faire connaître. » Le clerc actuel, surtout s'il enseigne, ne puise plus dans l'énorme trésor de la philosophie grecque et chrétienne, ni dans la théologie des Pères et des grands Docteurs de l'Église. Tout cela est désuet selon lui. Pour être à la page, pour « briller », il n'ignorera rien de Sartre, de Camus, de Bultmann, de Marx surtout. Si d'aventure il fait semblant d'être thomiste ou bonaventurien, il infléchira son ensei­gnement du côté du marxisme ou vers les modes intellec­tuelles du jour, sous le fallacieux et stupide prétexté de « l'actualité ». Le clerc est de plus en plus persuadé que l'éternel n'est pas actuel et que la vérité, immuable par nature, n'est pas « productive » efficace, « rentable ». Il s'en détourne. Il prend les routes encombrées de la *praxis.* Il se contente des « vérités » qui ont cours, qui « rendent » que l'opinion publique charrie. Or, parmi elles, il en est une qui les résume toutes : la vérité n'est plus l'accord de l'intelligence et des choses, elle est accord du sujet avec lui-même. Ici encore, ce sont les épigones chrétiens du subjectivis­me qui étalent avec une intrépidité nigaude l'immense satisfaction qu'ils éprouvent à se mettre au goût du jour et à manier le lourd paradoxe d'une « théologie anthropo­centrique » où leur progressisme les accule infailliblement. (*A suivre.*) Marcel DE CORTE. 59:99 ### La participation dans l'entreprise par Louis SALLERON DEPUIS DEUX OU TROIS ANS, un mot résume l'orientation où la plupart voient les chances d'une meilleure organisation du Pouvoir, celui de *participation.* Dans la *nation,* on souhaite une plus grande participa­tion des *citoyens ;* dans l'*entreprise* une plus grande participation des *travailleurs.* D'où vient cette fortune subite d'un mot très ancien et d'une idée apparemment très simple ? Nous l'ignorons. Peut-être l'encyclique *Mater et Magistra* en est-elle respon­sable. Elle y a, en tous cas, certainement contribué. On pourrait dire, en effet, que toute la seconde partie de l'en­cyclique est centrée sur la participation. Rappelons-en quelques phrases caractéristiques : « ...Nous sommes persuadé de la légitimité de l'aspiration des travailleurs à prendre part à la vie de l'entreprise où ils sont employés. Il n'est pas possible, pensons-nous, de déterminer en des règles précises et définies la nature et l'étendue de cette participation ; car elles dépendent de la si­tuation des entreprises... Nous estimons cependant qu'on doit assurer aux travailleurs un rôle actif dans le fonctionnement de l'entreprise où ils sont employés, qu'elle soit privée ou publique. On doit tendre à faire de l'entreprise une véritable communauté humaine, qui marque profondément de son esprit les relations, les fonctions et les devoirs de chacun de ses membres. 60:99 « ...Il faut donc que la voix des travailleurs soit entendue et qu'ils soient admis à prendre part au fonctionnement et au développement de l'entreprise... Sans doute, tout en veillant au res­pect de la dignité humaine, l'entreprise doit con­server l'unité de direction nécessaire à son bon fonctionnement ; mais il ne s'ensuit nullement que ceux qui jour après jour viennent y travailler doi­vent être traités comme de simples exécutants silencieux, sans possibilité de donner leur avis et de faire part de leur expérience, entièrement passifs vis à vis des décisions qui concernent leur affectation et l'organisation de leur travail. » Soulignant la nécessité de l'instruction et de la forma­tion pour les travailleurs, l'encyclique ajoute : « Par tous ces moyens, les travailleurs seront en mesure d'assumer de plus grandes responsabi­lités, même au sein de leur entreprise. Il n'est pas sans intérêt non plus pour l'État que, dans toutes les catégories sociales, les citoyens se sentent de plus en plus responsables du bien commun... » « ...Il importe, également d'indiquer combien il est nécessaire, à tout le moins très opportun, que les travailleurs puissent donner leur avis et exer­cer leur influence au-delà de leur entreprise et au­près de n'importe quel autre groupe social. » Ce sont là des idées générales. Leur sens est clair, mais demande à être précisé. Tournons-nous donc d'abord du côté des patrons puisque c'est chez eux surtout qu'il est parlé de participation. #### Du côté des patrons L'enquête est facile. En effet, patrons chrétiens (C.F.P.C.) et jeunes patrons (C.J.P.) ont les uns et les autres consacré leur congrès de 1964 à la participation ([^51]). 61:99 Chose curieuse, les uns et les autres l'ont étudiée selon le même plan : d'abord la participation dans l'entreprise, c'est-à-dire la participation du personnel à la vie de l'entreprise, ensuite la participation des chefs d'entreprise à la profession et au pouvoir économique. C'est le premier point qui nous inté­resse, quoique le second ne nous soit pas indifférent et qu'il puisse d'ailleurs contribuer à éclairer le premier. Les patrons chrétiens ont résumé leur position dans une motion finale qui est assez brève pour que nous puissions la reproduire in extenso : « Le droit des travailleurs à participer à la vie de l'entreprise est d'ordre naturel et son exercice est un moyen de promotion humaine. « Ce droit ne s'oppose ni au droit de propriété, ni à la nécessaire hiérarchie de l'entreprise, ni au droit de contestation ; il en est complémen­taire, mais il convient d'harmoniser l'exercice de ces droits. En outre, le droit de participation a pour corrélatif le devoir de contribuer à la réali­sation d'objectifs communs. « Nous estimons qu'il y a lieu de favoriser la participation de tout le personnel, en commençant de préférence par celle des cadres, grâce à la for­mation et à la mise en place des structures propres à un dialogue véritable. « Il est impérieux de respecter les voies légales de participation en s'attachant à résoudre toutes les difficultés qui pourraient s'y opposer. « Les expériences dans la voie de la partici­pation sont à recommander, en tendant à l'établis­sement d'un contrat d'entreprise qui permette d'en fixer les modalités. » Ce texte est intéressant parce qu'il traite de la participation comme d'une idée parfaitement claire. Or, nous ne savons pas de quoi il s'agit. Dans la mesure où la motion recommande d'instaurer ou de développer la participation des travailleurs à la vie de l'entreprise, elle sous-entend que cette participation n'existe pas présentement, ou existe insuffisamment. Alors, *en quoi n'y a-t-il pas participation ?* De le savoir aiderait évidemment à comprendre ce qu'est la participation. Nous ne le savons pas. 62:99 Les Jeunes Patrons, eux, n'ont pas voté de motion finale. M. José Bidegain a simplement présenté un rapport de « conclusions générales » pour montrer « dans quel contex­te », « dans quel ensemble » la participation et le pouvoir économique peuvent jouer. Il a résumé les objectifs du mouvement pour les mois à venir dans les trois thèmes suivants : « -- à travers l'entreprise, épanouir les hommes ; « -- à travers l'organisation professionnelle, gagner la compétition ; « -- à travers le plan, choisir votre société. » Épanouir les hommes, c'est, semble-t-il, le but de la participation dans l'entreprise. Si patrons chrétiens et jeunes patrons ont été assez vagues dans leurs conclusions, ils ont par contre longuement fouillé la notion de participation dans leurs rapports et leurs débats. Sans analyser ces vastes travaux, nous noterons quelques idées et quelques formules. Chez les patrons chrétiens, M. André Aumônier définit la participation : « cette contribution active et personnelle de chaque homme à l'œuvre commune ». La participation, « si elle est d'abord une question d'esprit, est aussi une question de volonté réciproque : l'acceptation de l'autre dans un cadre de finalités communes. Vouloir être ensemble, mais vouloir ensemble ». M. Serge Guibert distingue « participation descendante » et « participation montante ». Lorsqu'un ouvrier est ques­tionné sur les améliorations possibles de son poste de travail, on lui donne accès à certaines responsabilités ou initiatives, mais celles-ci sont circonscrites dans les limites de son domaine d'action individuelle ; on lui fait faire à ce moment de la « participation descendante » qui n'est autre qu'un « élargissement de sa tâche » ; mais lorsqu'au même ouvrier on demande des idées sur l'organisation de l'atelier auquel il appartient, ses avis concernent une action qui se situe à un niveau supérieur au sien propre et intéresse un groupe, une équipe : ceci est de la « participation mon­tante ». M. Guibert énumère les degrés de la participation : d'abord *comprendre* (ce qui suppose des informations), puis *être consulté*, puis *exercer son initiative personnelle* et accé­der aux *responsabilités*, enfin *participer*, au sens plein du mot, c'est-à-dire « *être traité comme co-auteur de l'œuvre commune* ». Les voies de développement de la participation sont la mise en place de structures de dialogue, légales ou spontanées. 63:99 Qu'est-ce que le *dialogue ?* Une commission des patrons chrétiens retient la définition de François Perroux : « Le dialogue est une recherche en commun, par communications contradictoires, d'une proposition jugée vraie ou d'une solu­tion jugée praticable par deux interlocuteurs qui acceptent des critères compatibles de vérité et de justice. » Chez les Jeunes Patrons, M. Maurice Brissier distingue la participation « à la politique sociale » de l'entreprise, et la participation « à la direction et à la gestion ». La première se relie à une conception d'engagements récipro­ques et ne soulève pas de difficultés exceptionnelles ; la seconde, plus ardue, suppose la *compétence* et se conçoit, du moins présentement, comme un assouplissement du système hiérarchique et une plus grande association des cadres aux responsabilités directoriales. Des réflexions très nombreuses qu'on relève dans le compte rendu du congrès du C.J.P., on peut retenir princi­palement les deux idées de *décentralisation* et de *normes contractuelles* comme structures propres à favoriser la par­ticipation. Notons enfin que, tant chez les jeunes patrons que chez les patrons chrétiens, on retrouve constamment l'affirma­tion que l'*information* et la *formation* sont des conditions indispensables au développement de la participation. #### Du côté des salariés Tout cela présente l'intérêt d'être concret, pratique, « vécu », mais peut-on dire que tout cela satisfasse pleine­ment l'esprit ? Nous ne le croyons pas. Il semble qu'une analyse plus méthodique du problème aiderait à le poser plus correctement. Procédons donc méthodiquement. 64:99 Tout d'abord, si la participation des travailleurs à la vie de l'entreprise est prônée, et si le droit à cette participation est considéré comme un droit naturel, cela revient à dire, nous l'avons vu, que dans l'état actuel des choses *la partici­pation n'existe pas ou existe insuffisamment, et que le droit à la participation n'est pas exercé, parce qu'il est méconnu, ou étouffé, ou violé*. C'est, semble-t-il, une bonne approche, pour définir la participation, de chercher à savoir en quoi consiste la non-participation. Si, aujourd'hui, nous constatons un *manque,* en matière de participation, nous avons toutes chances, en comblant ce manque, de réaliser la participation. En quoi consiste ce manque ? Il y a deux manières d'établir un manque : par la consultation des intéressés, et par une appréciation objec­tive de la situation. Les deux points de vue coïncident rarement. Un malade peut demander à boire parce qu'il a soif, et le médecin lui refuser le verre d'eau. Le « manque » de l'organisme humain est senti et apprécié diversement par l'intéressé et par l'expert. Quand on parle de participation dans l'entreprise, il y a le point de vue des intéressés, et le point de vue des experts. Encore ne s'agit-il là que d'une distinction globale. Car d'une part les intéressés sont répartis en nombreuses caté­gories, dont chacune -- et chacun des membres de ces caté­gories -- peut avoir son point de vue ; et d'autre part, les experts peuvent également avoir des points de vue diffé­rents. Les experts sont, eux-mêmes, infiniment divers. Car les uns sont à la fois experts et directement intéressés à la question : ce sont les chefs d'entreprise ; les autres s'y inté­ressent pour des raisons variées : ce sont les fonctionnaires, les hommes politiques, les intellectuels, les philosophes sans oublier le pape, comme on l'a vu. Un problème donc apparemment tout simple au premier abord devient, dès qu'on commence à y réfléchir, d'une complexité infinie. Bien loin d'avoir à le compliquer pour mieux l'étudier, nous sommes obligés de le simplifier pour pouvoir y mettre un peu de clarté. Partons des intéressés. Un premier fait ne peut pas manquer de frapper : ce sont les patrons, ou plus généra­lement les experts, qui parlent de la participation, et non les salariés. Si ceux-ci sont frustrés d'un droit, comment se fait-il qu'ils soient si peu empressés à le faire valoir ? S'ils souffrent d'un manque, comment se fait-il qu'ils ne réclament pas ce qui comblerait ce manque ? 65:99 Consulter les salariés n'est pas facile. Nous l'avons dit : il y a toute sorte de salariés. Un ingénieur, un ouvrier, un employé n'ont pas la même optique. Et puis il y a les organisations, les collectivités qui groupent ces salariés divers. Bref, le *sujet* de la participation n'est pas certain. Ce peut être, par exemple, l'ouvrier lui-même, l'ouvrier et ses camarades d'atelier, le comité d'entreprise, le syndicat, la confédération syndicale, la classe ouvrière. Si on parle de « participation dans l'entreprise » on est bien obligé, avant même de savoir à *quoi* l'on participerait, de savoir *qui* doit participer -- le *qui* se confondant plus ou moins avec le *comment*, en ce sens que s'il s'agit finalement d'une partici­pation personnelle, celle-ci ne peut s'exercer, pour l'essentiel, que par le truchement de collectivités diverses. Affirmer, pour les travailleurs, le droit de participer « à la vie de l'entreprise » c'est poser déjà le phénomène de l'entreprise comme une réalité valable. Or elle peut être niée, sinon comme réalité, du moins comme réalité *valable.* Et si l'on arguait que, même dans une transformation radi­cale de la société, l'entreprise se retrouverait, sous un nom ou sous un autre, comme unité de production, la réponse pourrait venir que cette unité nouvelle n'ayant plus les traits essentiels qui font l'entreprise actuelle, une partici­pation à la vie de l'entreprise est impossible à ceux qui souhaitent cette transformation radicale. Les syndicats mettent en avant la double idée de « par­ticipation » et de « contestation » dans cette perspective. Leur attitude pourrait s'exprimer dans le discours suivant : « Nous *acceptons* de participer, mais ce que nous *voulons*, c'est contester. Notre contestation est fondée sur l'idée d'un ordre nouveau à établir qui n'a aucune commune mesure avec l'ordre actuel. C'est pourquoi notre contestation est permanente et ne sera jamais arrêtée ou freinée par les satisfactions que nous obtiendrons. Notre participation se limite à l'état de fait. Elle est contingente, provisoire, subordonnée à la nécessité. Elle représente pour nous un entraînement à certaines responsabilités ; elle n'implique aucune adhésion à l'ordre actuel que nous ne reconnaissons pas. » 66:99 Forçons-nous la note ? Nous ne le croyons pas. Nous sommes même convaincus que notre petit discours imagi­naire serait contresigné, sinon par tout syndiqué, du moins par tout militant syndicaliste. Or que signifie ce discours ? Signifie-t-il que le syndica­liste n'éprouve aucun « manque » en matière de participa­tion ? Bien au contraire : ce manque est, pour lui, total. Il n'est ressenti dans l'entreprise qu'à travers la société considérée dans son ensemble. Il se nourrit d'une concep­tion d'expert. Sa situation de travailleur *dans l'entreprise* n'apparaît au syndicaliste qu'à travers sa situation de travailleur *dans la société*. Il veut, pour l'ensemble des travailleurs, la totalité du pouvoir économique, ce qui sup­pose le renversement du capitalisme et le changement du fondement du pouvoir dans l'entreprise. Quand cette révo­lution sera accomplie, on verra comment la participation à la vie de l'entreprise pourra être organisée -- soit à la manière russe, soit à la manière yougoslave, soit autrement. Mais en attendant, participer réellement à la vie de l'entreprise serait reconnaître la légitimité du pouvoir du chef d'entreprise, ce qui est impossible. Simplement acceptera-t-on le mot « participation » pour amorcer le pouvoir de fait dans l'entreprise et poser les pierres d'attente de l'ordre futur. Cette attitude syndicaliste signifie-t-elle qu'il faille abandonner toute idée de participation ? Certainement pas. Tout d'abord, l'attitude du syndicalisme comporte des degrés et des nuances selon les confédérations et selon les syndicalistes eux-mêmes. En second lieu, les syndiqués n'épousent pas automatiquement l'attitude de leurs diri­geants. En troisième lieu, la majorité des salariés ne sont pas syndiqués. En quatrième lieu, un certain nombre de salariés, notamment parmi les cadres, souhaitent la participation. Enfin, si la participation est considérée comme la vérité, elle doit être prônée malgré les obstacles qu'elle rencontre. Le jour où les intéressés en bénéficieront, ils reconnaîtront que c'est une bonne chose et qu'ils avaient eu tort de s'y opposer ou de la bouder. 67:99 Mais est-ce une « bonne chose » ? Est-ce la « vérité » ? En quoi y a-t-il, aujourd'hui, un « manque » de bien dans l'absence ou l'insuffisance de participation des travailleurs à la vie de l'entreprise -- en prenant l'entreprise pour une réalité valable ? (Mais même si l'entreprise n'était pas considérée comme une réalité valable, on s'apercevrait que dans toute unité de production du même genre, les problè­mes se poseraient pratiquement de la même façon. Autre­ment dit, à supposer l'accord des travailleurs sur l'organi­sation sociale générale, leur participation à la vie de l'unité de production ne peut se réaliser que par des modes ana­logues au plan institutionnel et peut-être même identiques au plan individuel.) Pour répondre à ces questions il faudrait définir la notion de participation. #### Qu'est-ce que la participation ? *Participer*, c'est *prendre part*. La participation est le fait de prendre part, ou son résultat : le fait d'avoir part. Rien de plus simple ; mais, à l'analyse, rien de plus compliqué. Car la participation est une relation extrême­ment subtile, aux modalités innombrables, et qui exigerait toute une théorie philosophique pour être cernée avec quelque exactitude. Comme nous ne pouvons nous lancer ici dans de savantes dissertations qui nous conduiraient hors de notre sujet, nous nous contenterons d'en souligner la complexité et la difficulté par quelques notations qui vaudront simple­ment pour la participation d'une personne, ou d'un groupe de personnes, à un ensemble plus vaste -- ce qui est le cas de la participation dans l'entreprise. -- L'homme est un être à la fois *individuel* et *social*. Vivant en société, il a des rapports avec elle. Mais ces rapports peuvent être limités à des échanges déterminés, quantitatifs, monétaires. On est alors dans le domaine du Droit et de l'Économie. Ils peuvent même être contraints. On est alors dans le domaine de la force. Les individus y demeurent isolés. Ils ne sont pas reliés, ou ne sont reliés que d'une manière infime à la société dans laquelle ils existent. La participation n'apparaît que quand apparaît la *spontanéité* de la *personne* dans la relation sociale. -- La non-participation (volontaire) est retranchement sur soi-même. La participation est *ouverture aux autres*. Dire que « l'enfer, c'est les autres », c'est se fixer dans la non-participation absolue, qui d'ailleurs est bien l'enfer, mais choisi et voulu, non imposé. 68:99 -- Don de soi, ouverture aux autres, la participation crée l'union. L'échange économique est *commerce ;* l'échan­ge spirituel est *communion*. Le cadre des échanges écono­miques est la société ; le milieu des échanges spirituels est la communauté. Mais l'homme n'est pas pur esprit. C'est dans les structures sociétaires que se réalise le sentiment communautaire. -- L'homme de la non-participation dit « je » et « ils ». L'homme de la participation dit « je » et « nous ». -- Dans le domaine purement spirituel, la participation est purement spirituelle. Ainsi participe-t-on aux joies, aux peines, aux inquiétudes de l'autre. Cette participation, à un degré au-dessous, peut se manifester par la présence. Ainsi participe-t-on à une fête, à un mariage, à un banquet. De fil en aiguille, la participation peut revêtir un aspect purement matériel : participation aux bénéfices. Mais même en ce dernier cas, la participation matérielle est plus ou moins sous-tendue par une participation d'une autre nature, plus spirituelle : la participation à la vie de l'entreprise. Sans quoi on ne participe pas aux bénéfices, on reçoit un intérêt, au un dividende, en échange d'une prestation, qui est d'ordre exclusivement économique. -- La plupart des groupes ont une *activité*. La partici­pation au groupe se mesure à la « part » qu'on « prend » (c'est-à-dire qu'on « donne ») à l'activité du groupe -- en quantité, en qualité, en intensité. Participer à la vie d'une association, c'est, au minimum, verser sa cotisation, puis assister aux réunions, puis s'associer aux activités commu­nes, faire de la propagande, etc., enfin accepter des postes de responsabilité. Participer, c'est col-laborer, co-opérer -- agir, travailler, œuvrer avec les autres, en fait et en esprit. -- La participation est don et elle est échange. Elle est échange Parce qu'elle est don. Le don appelle le don, comme l'action appelle la réaction. Alors que dans le domaine éco­nomique, l'échange est d'une chose contre une autre chose, dans le domaine spirituel, il est du même au même. J'échange une bille contre une cigarette, trente centimes contre un journal ; mais donnant l'amitié, j'en reçois l'amitié, et l'amour, l'amour. L'échange commercial est défini par la monnaie. L'échange spirituel est défint par la gratuité. 69:99 La participation est, dans son essence, de l'ordre de la gratuité, même si elle se meut dans l'univers économique. Elle peut être presque invisible dans les structures sociétaires et monétaires, mais ne disparaît jamais com­plètement. Le problème n'est pas tant de la créer que de la développer. -- Comme la vie sociale est d'une infinie complexité, nous sommes invités à participer, et de fait nous partici­pons à d'innombrables communautés. Mais parmi elles, il en est de privilégiées, parce que c'est en elles que nous trouvons la trame de notre vie. Nous participons tous à la vie familiale, à la vie professionnelle, à la vie locale, à la vie nationale, à la vie religieuse. Dans toutes les commu­nautés qui vivent de ces vies, nous donnons et recevons. Même problème : il ne s'agit pas de créer ces participations, il s'agit de les développer, aucune d'ailleurs n'étant norma­lement appelée à absorber les autres. -- La participation se réalise dans une *double tension* entre l'*individu* et le *groupe* (voire le couple), entre la *structure* et le *sentiment*. La personne donne à la commu­nauté, et reçoit en échange. La personne est valorisée en même temps que la communauté. C'est un enrichissement mutuel. De même, le sentiment communautaire nourrit la structure sociétaire, mais est soutenu par elle. Une com­munauté de travail ne peut subsister sans des statuts. Une communauté religieuse se désagrège sans « la règle ». Il n'est pas jusqu'à l'amour qui ne soit renforcé par le maria­ge. Et si les petits cadeaux entretiennent l'amitié, c'est que la gratuité pure est si contraire à la vie ordinaire qu'elle a encore plus de chances de s'épanouir en s'appuyant aux réalités de la matière. L'être et l'avoir sont toujours en symbiose dans la vie de ceux qui ne sont ni anges, ni bêtes. -- La participation étant d'essence spirituelle, elle se réalise diversement selon l'objet de la participation. Toute la personne est toujours plus ou moins engagée, mais à travers telle ou telle des facultés de l'âme. On peut être appelé à participer par le cœur, par l'intelligence, par la volonté, etc. -- au moins à titre principal. Si je participe à la joie d'un autre, c'est surtout par le cœur. Dans un groupe, c'est la *finalité* du groupe qui détermine la nature de ma participation et les modalités, de sa réalisation. 70:99 Dans tout groupe il y a, ou il peut y avoir *égalité* subjective de participation ; mais il y a *inégalité* objective, selon la place occupée. Dans une armée au combat, tous les combattants peuvent participer également par le courage, la volonté de vaincre, etc. ; mais ils participent inégalement selon les fonctions qu'ils assument. #### Pourquoi la participation est insuffisante On peut prolonger indéfiniment les réflexions précéden­tes. Celles-ci suffisent, pensons-nous, pour faire apercevoir à la fois la nature profonde de la participation, les mille et une facettes sous lesquelles elle se manifeste, et la multitude de problèmes qu'elle soulève. Nous pouvons maintenant répondre aux questions ci-dessus. La participation dans l'entreprise est-elle une bonne chose ? Évidemment. Est-elle la vérité ? Elle est *cette* vérité qu'il ne peut y avoir de structure sociétaire sans sentiment communau­taire, donc sans participation. En quoi y a-t-il aujourd'hui manque de bien dans l'ab­sence ou l'insuffisance de participation des travailleurs à la vie de l'entreprise ? Voilà la grosse question. Tout d'abord, nous noterons qu'il y a insuffisance, et non pas absence, de participation. Dans quelque entreprise que ce soit, n'importe quel travailleur participe à la vie de l'entreprise. Il y participe par son travail. Il y participe aussi par un sentiment d'appar­tenance. Certes, ce sentiment peut être nié, il peut être inconscient, mais il existe. Pas toujours peut-être, mais certainement dans la grande majorité des cas. On ne le vérifiera pas aisément sur les lieux de travail. On le véri­fiera presque certainement à l'extérieur. En vacances, par exemple, si un ouvrier fait la conversation avec quelque voisin de camping ou d'hôtel, il aura tendance, parlant de son entreprise, à dire : « Chez nous, aux Établissements X., on fait ceci, ou cela... » Même s'il met en accusation le patron ou le directeur, il vantera ou défendra « sa boîte » par quelque biais : « On a un ingénieur..., c'est un chef. » « Si tu voyais les machines qu'on vient de toucher... » etc. 71:99 Bref, il manifestera presque toujours un certain mode et un certain degré de participation. Une condamnation sans appel et parfaitement sincère de l'entreprise signifierait soit un dégoût total de son travail, soit une autre partici­pation, étrangère à l'entreprise, où il trouverait sa raison de vivre (par exemple, d'ordre politique). L'insuffisance de participation peut s'expliquer par trois raisons : le *refus,* l'*impossibilité*, l'*indifférence.* A. -- Du *refus* de participation nous avons déjà parlé. C'est l'attitude de celui qui, condamnant l'ordre social dans son ensemble, condamne l'entreprise où il en voit l'une des expressions. N'acceptant pas l'ordre actuel de la société, il n'accepte pas de coopérer de cœur et d'esprit à l'entreprise, qui n'aura de lui que le travail qu'elle lui paye. C'est l'attitude du militant politique. Cette attitude est plus ou moins diffuse dans une impor­tante fraction du monde ouvrier. Elle s'explique sociologi­quement par l'histoire. A l'aube du capitalisme industriel, et pendant des dizaines d'années, les ouvriers ont tenté de participer à la vie de l'entreprise. Ils avaient le souvenir de l'ordre ancien dans lequel la participation était universelle. Après l'échec de la Révolution de 1848, les ouvriers déci­dément « excommuniés » de l'entreprise, où l'on ne voulait que payer leur travail, se sont résolus à n'y porter que leur travail. Ils ont vomi le régime social dans sa totalité. Ne pouvant être reliés ni à l'entreprise, ni, par l'entreprise, à l'ensemble de la société, ils se sont créé leur propre communauté : le prolétariat ; et ils ont substitué à la patrie le monde du travail. « L'Internationale sera le genre humain. » On est loin, aujourd'hui, du capitalisme libéral ; et la notion de « classe ouvrière » au sens marxiste de l'expres­sion, est presque vide de sens. Mais la mémoire collective des travailleurs reste encore imprégnée du sentiment de classe, qui compose un climat de refus dont il faut recon­naître l'existence en évitant-d'en surestimer ou d'en sous-estimer l'importance. B. -- Pour participer, il faut pouvoir participer. Or cette possibilité ne va pas de soi. S'il y a volonté de participation de la part du travailleur, c'est-à-dire s'il y a un état d'esprit de collaboration, de coopération à l'œuvre com­mune, où les facultés de l'intelligence et du cœur sont prêtes à s'employer activement dans un engagement de la personne, encore faut-il que cette disponibilité ne tombe pas dans le vide. Il lui faut les conditions de son exercice. 72:99 Ces conditions sont de deux sortes : spirituelles et matérielles. Les conditions spirituelles sont l'état d'esprit de « l'autre » -- en l'espèce le chef d'entreprise. Si celui-ci ne se soucie pas de la participation des travailleurs, ou s'il la refuse, elle ne peut s'exercer. C'est précisément ce qu'on a vu au XIX^e^ siècle. Mais aujourd'hui la situation est plutôt renversée. Le chef d'entreprise non seulement accepte, mais offre la participation aux travailleurs. Les conditions matérielles sont celles qui tiennent à la nature même du travail. La production industrielle est soumise à des nécessités implacables, -- nécessités techni­ques, nécessités économiques. La marge de liberté, au sein de ces nécessités, est faible. Imaginons deux entreprises identiques, par exemple deux usines d'automobiles. Dans l'une, il y a volonté de participation, dans l'autre, pas. L'une et l'autre n'en sont pas moins soumises aux mêmes impératifs de la production. Mêmes machines. Même marché. En quoi l'ouvrier de l'usine A se distingue-t-il de l'ouvrier de l'usine B, en ce qui concer­ne la participation ? Pratiquement, c'est bien ainsi que se pose la question. Pour y répondre, il faut examiner comment, dans un système de contraintes données, la personnalité des tra­vailleurs peut trouver son épanouissement le plus grand, c'est-à-dire comment leurs facultés spirituelles peuvent s'employer de la manière la plus heureuse pour eux-mêmes et pour l'œuvre commune. Les contraintes ne peuvent jamais être abolies. Mais elles peuvent être transformées, d'une manière qui les rende moins pesantes, parce que réduites à leur nature de nécessité objective, au lieu de résulter de l'arbitraire ou de l'erreur des chefs. Dans cette perspective, la plus grande possibilité de participation se confond pratiquement avec la meilleure organisation de l'entreprise. L'intelligence y a presque autant de part que la volonté. Nous verrons plus loin les propositions qu'on peut faire en ce sens. Nous ne voulions, pour le moment, que souligner une des raisons de l'insuffisance de participation : l'impos­sibilité, où les travailleurs peuvent être, de participer. 73:99 C. -- Enfin l'*indifférence* est peut-être, concrètement, le principal obstacle à la participation. La participation, nous l'avons vu, est une attitude active. Elle est don de soi, ouverture aux autres, volonté de dépas­sement, élargissement de la signification de la tâche accomplie par une coopération, à l'œuvre commune qui implique un intérêt pour un ordre se situant au-delà de ce qu'on fait matériellement. Or si on peut *refuser* de partici­per à l'entreprise, parce qu'on entend réserver sa volonté de participation à d'autres valeurs que celles de l'entreprise et en contradiction avec elle, et si on peut être mis dans l'*impossibilité* de participer, soit par le refus patronal, soit par un type d'organisation du travail qui, en fait, ne permet pas la participation, on peut aussi être *indifférent* à toutes ces questions. C'est encore un refus, si l'on veut, mais non plus un refus actif : un refus passif. Le travailleur s'installe dans le confort relatif de sa situation de travail et se désintéresse du reste. Il ne refuse pas tant la participation qu'il la redoute, parce qu'elle exigerait de lui un effort supplémentaire. Il y a certes, mille nuances d'attitudes, comme de situa­tions, qui font qu'on peut hésiter de savoir si la non-participation ou la participation insuffisante procède, dans tel ou tel cas, du refus, de l'impossibilité ou de l'indifférence. Mais, abstraitement du moins, les trois raisons se dis­tinguent nettement. En tout cas, nous pouvons désormais répondre à la ques­tion posée. Il y a manque de bien dans l'insuffisance de participation des travailleurs à l'entreprise, parce qu'il y a, pour eux, insuffisance de développement, d'épanouissement de leur personnalité, par suite de la violation d'un ordre naturel qui veut que la coopération à un groupe naturel dont on est membre soit aussi complète que possible. Le tout et la partie sont également lésés par l'insuffisance de participation. (L'entreprise n'est pas un groupe naturel dans la précision de sa réalisation juridique actuelle, mais elle en est un en tant qu'unité de production et centre organisé de travail.) 74:99 #### Refus et indifférence Avant d'en arriver à l'étude de la participation dans les formes appliquées qu'elle peut revêtir, revenons rapidement sur le refus et l'indifférence considérés comme les deux atti­tudes caractéristiques des travailleurs qui se dérobent à la participation quand elle est possible. Ces deux attitudes peuvent n'être pas entièrement néga­tives, -- non pas seulement en elles-mêmes, mais par rap­port à la participation. Nous avons analysé *le refus* comme une attitude active de participation, mais à un autre ordre que celui de l'en­treprise. A certains égards, il est aussi, ou il peut être une attitude de participation à la vie de l'entreprise. Les syndicalistes disent : *contestation* et *participation*, en mettant l'accent sur le premier terme. Pour eux la participation n'est qu'une concession. Elle n'est qu'un moment de l'attitude permanente et fondamentale de contestation. Elle n'est qu'un palier, une étape, pour des formes nouvelles de contestation. Mais, en fin de compte, n'est-il pas de la nature même de la participation d'être une contestation ? Certes, si nous reprenions la définition du dialogue donnée ci-dessus ([^52]), la contestation, s'en distingue, ou même s'y oppose, en ce sens que le dialogue suppose, à un niveau quelconque, un *accord --* accord sur le point de départ, accord sur le but poursuivi, accord sur la méthode à sui­vre, etc. -- tandis que la contestation refuserait l'accord, où qu'il puisse se nicher. Mais n'y a-t-il pas, en réalité, une question de degré bien plus qu'une question de nature, entre la contestation et le dialogue ? Dès l'instant, qu'il y a effectivement un dialogue -- une discussion, une conver­sation -- il y a dialogue. Il y a, en fait, accord sur la recon­naissance de certaines réalités de fait : qu'on vit ensemble, qu'on ne peut pas ne pas causer, qu'on doit trouver des règles du jeu pour le travail fait en commun, etc. Et à l'in­verse, le dialogue, reconnu comme tel, n'implique-t-il pas des heurts, des querelles, des oppositions parfois violentes ? 75:99 Les sociologues, ou du moins certains d'entre eux, parlent de « participation conflictuelle ». N'est-ce pas, au fond, la nature de toute participation ? Qu'il s'agisse de la vie conjugale, de la vie familiale, de la vie nationale, la participation est toujours plus ou moins conflictuelle. On le sait depuis toujours. La poésie est, si l'on peut dire, nourrie de participation conflictuelle. Dans la mythologie grecque, Aphrodite, déesse de l'amour, a des bontés pour Arès, dieu des combats. La conséquence en est une fille qui s'appelle Harmonie. Beau sujet de fresque pour le dialogue dans l'entreprise ! Le syndicalisme américain n'est-il pas le plus « contes­tant » qu'on puisse imaginer ? N'est-il pas, lui le contemp­teur du marxisme et l'ennemi déclaré du communisme, l'incarnation la plus pure de la « lutte des classes » ? Pour­tant, la participation des salariés américains à la vie de l'entreprise est très développée. C'est que le marxisme est étranger au conflit. On ne peut jamais parler de refus pur et simple. Il faut l'analyser pour en connaître la nature exacte, et le degré. Objectivement, la contestation et le conflit ne constituent pas un obstacle radical à la participation. L'*indifférence* est un phénomène plus subtil encore. La majorité des salariés n'occupent dans l'entreprise qu'une situation subalterne. Ils n'attendent d'elle qu'une rémunération convenable et un cadre de travail agréable, ou du moins supportable. Leur centre d'intérêt dans l'entre­prise, ce sont le métier, les camarades, l'environnement du travail (hiérarchie, ambiance, conditions matérielles). Leur centre d'intérêt personnel est principalement à l'extérieur -- femme, enfants, loisirs, perspectives diverses de bien-être et d'indépendance. Le caractère très relatif et secon­daire de l'intérêt qu'ils portent à l'entreprise elle-même est mis en lumière par le simple fait qu'ils s'embauchent ailleurs s'ils trouvent meilleur salaire, meilleures condi­tions de travail, plus grande chance de satisfaire à tout ce qui constitue leur intérêt foncier. Quoi de plus naturel ? L'indifférence qui, de prime abord, apparaît comme une sorte de refus nonchalant, semble, à la réflexion, plus pro­che de l'impossibilité. Participer ? Mais à quoi ? L'ouvrier fait « son boulot », consciencieusement, en s'y intéressant même, mais, au-delà, la vie de l'entreprise n'a de sens pour lui que dans la mesure où elle se répercute à son étage. Sécurité et niveau de vie, voilà ce qui le touche essentielle­ment. Le reste est trop lointain pour qu'il ait envie d'y donner son temps et sa réflexion. 76:99 Cependant, la participation qu'il ne peut accorder per­sonnellement à l'entreprise, ne peut-il l'accorder par personne interposée ? Certes oui, et c'est bien le sens des délégués, des comités d'entreprise, des syndicats. Mais il aura souvent peu de goût pour en assumer lui-même les fonctions. Bien mieux, il se méfiera fréquemment de ces organismes et de ceux qui les animent, parce qu'ils trouble­ront sa tranquillité ou qu'il ne sera pas d'accord avec les buts qu'ils poursuivent. L'indifférence, ici, rejoint le refus, plus ou moins actif ou passif. A la limite, le travailleur de base, ouvrier ou employé, s'accommoderait assez bien d'une sorte de *statut de fonc­tionnaire*, le statut ne lui apportant pas seulement la *sécurité,* mais lui conférant une « *dignité* » qui correspond à une participation idéale à un ordre de valeurs supérieures où la justice et l'égalité ont la première place. Michel Crozier a longuement analysé cet état d'esprit dans son livre sur « Le phénomène bureaucratique ». Les membres d'une organisation, note-t-il « semblent avoir des attitudes assez ambiguës. D'une part, suivant une pente naturelle qui les conduit à chercher à contrôler le plus pos­sible leur propre environnement, ils voudraient bien participer. Mais d'autre part ils ont peur de participer dans la mesure où ils craignent, s'ils le font, de perdre leur propre autonomie et de se trouver limités et contrôlés par leurs propres co-participants. Ce qu'on avait oublié, en parlant de participation dans l'optique des relations humaines, c'est qu'il est beaucoup plus facile de préserver sa propre indé­pendance et son intégrité quand on reste à l'écart des déci­sions que quand on accepte de participer à leur élaboration... Quand on discute, en effet, on se trouve lié par la coopération même que l'on apporte et l'on est tout de suite plus vulnérable devant les pressions de ses supérieurs et même de ses collègues » ([^53]). Dans cette répugnance à la participation, Michel Crozier voit un trait humain universel, mais d'abord un trait spécifi­quement français. « En résistant à toute participation consciente et volontaire et en donnant leur préférence à l'auto­rité centralisée, à la stabilité et à la rigidité d'un système bureaucratique d'organisation, les Français cherchent au fond à préserver, pour le plus grand nombre d'entre eux, un style de vie comportant un maximum d'autonomie et d'arbitraire individuel qui procède des mêmes valeurs que celles auxquelles paysans, artisans, bourgeois et nobles de l'ancienne France étaient attachés et qui avaient donné naissance à un « art de vivre » très élaboré. » ([^54]) 77:99 Bien entendu cette attitude est particulièrement visible dans l'Administration et dans les services et établissements publics divers. Elle imprègne cependant notre vie nationale tout entière, au point d'être presque une constante de nos structures politiques ([^55]) ; et notre industrie n'en est pas exempte, dès qu'elle atteint, du moins, à la constitution d'organismes d'une certaine dimension. #### Comment réaliser la participation Ce tour d'horizon permet de voir comment se pose con­crètement le problème de la participation dans l'entreprise. Il s'agit : 1° de définir l'ordre social le plus favorable à l'épanouis­sement de la personne ; 2° de définir les modalités d'application que cet ordre social postule dans l'entreprise ; 3° d'appliquer ces modalités, c'est-à-dire de mettre en place les méthodes et les structures qui rendent possible la participation la plus complète. C'est donc une œuvre d'intelligence et de volonté. Nous avons montré que, dans son essence, la participa­tion est de nature spirituelle. Mais nous avons insisté sur le fait que, l' « esprit » n'existant pas à l'état pur, la participation ne se réalise qu'à travers la « matière ». La ma­tière, en l'espèce, ce sont toutes les *contraintes,* quelles qu'elles soient, qui affectent le travailleur, soit du fait de son travail personnel, soit du fait de ses rapports sociaux. 78:99 En ce qui concerne son *travail personnel*, le salarié sera mis en mesure de participer à proportion de l'intelligence qu'il pourra avoir de son travail. Mieux il le comprendra, mieux il le situera, mieux il en connaîtra le comment et le pourquoi -- plus il sera coopérateur conscient et libre de l'œuvre commune. La participation, à cet égard, est le con­traire exact du taylorisme, non pas en tant que celui-ci pousse la division du travail le plus loin possible, mais en tant qu'il fait de cette division le principe du cloisonne­ment des esprits. Pour Taylor, l'un pense, l'autre exécute. Dans la participation, l'exécutant doit penser aussi. Même s'il reçoit les instructions les plus détaillées sur ce qu'il a à faire, il doit être mis en mesure de les comprendre intégra­lement. Face à la « nécessité », comprendre est le premier (et peut-être l'ultime) degré de la « liberté ». Mais dans un nombre considérable de travaux, la compréhension conduit à une possibilité d'action et d'initiative qui rend plus tan­gible la liberté. Les deux mots d'*information* et de *forma­tion*, pour rabâchés qu'ils soient, demeurent les deux mots-clefs de l'ouverture à la participation. En ce qui concerne les *rapports sociaux* dans lesquels le travailleur se trouve engagé, ils posent les plus difficiles problèmes, étant à la fois innombrables et fluides. Néan­moins quelques *principes* directeurs apparaissent. Le premier, c'est que, quelle que soit la dimension de l'entreprise, il y ait toujours, pour chaque travailleur, un groupe premier de relation qui soit à sa mesure et qui ait une vie relativement autonome pour tout ce qui est indif­férent à l'ensemble dans lequel il s'insère. Le second, c'est que, chaque fois qu'il est possible, les règles auxquelles les travailleurs ont à se soumettre, soient élaborées par eux-mêmes, ou par accord entre eux et la hiérarchie. Si c'est impossible, il est bon qu'ils soient con­sultés. A défaut, encore, la règle doit être expliquée. Ce qui est indispensable, c'est que la règle n'apparaisse jamais comme l'arbitraire du chef, mais comme l'expression d'un ordre objectif. Le troisième, c'est que la relation à l'entreprise soit éta­blie pour tous de telle manière que nul ne s'y sente étranger. 79:99 Ces principes sont abstraits. Il s'agit de les rendre con­crets par des structures. -- Nous rentrons ici dans le problème de l'organisation de l'entreprise. Mais l'analyse de ce qui est, pour chaque tra­vailleur, et pour chaque catégorie de travailleurs, son inté­rêt central dans l'entreprise doit aider à découvrir les struc­tures propres à favoriser la participation. Les centres d'intérêt majeurs du travailleur peuvent être ramenés à trois : sa *propre vie personnelle et familiale*, son *métier*, l'*entreprise elle-même.* Du haut en bas de l'échelle des travailleurs, on retrouve ces trois centres, d'in­térêt, mais dans des proportions extrêmement différentes. Pour le plus grand nombre, pour l'ensemble des ouvriers et des employés, les pourcentages s'établiront, par exemple, comme 70, 28 et 2. Pour les spécialistes et cadres moyens, comme 40, 55 et 5. Pour les cadres supérieurs, comme 30, 40 et 30. Bien entendu, ces chiffres déforment grossièrement la réalité, en ce sens qu'il n'y a pas séparation entre les centres d'intérêt ; en ce sens aussi que tout dépend des circonstances ; en ce sens enfin qu'on ne peut quantifier numériquement ce qui est essentiellement qualitatif. Mais ce sur quoi nous voulons, attirer l'attention, c'est, le fait que la participation à l'entreprise ne signifie pas nécessai­rement une augmentation du troisième pourcentage. Ou, plus exactement, elle signifie cette augmentation, mais par une plus grande satisfaction donnée aux travailleurs dans le domaine de leurs centres d'intérêt privilégiés. Le tra­vailleur moyen sera d'autant mieux relié à son métier qu'il sera assuré de sa vie personnelle et familiale ; et il sera d'autant mieux relié à l'entreprise qu'il sera mieux à même d'exercer son métier. Si l'entreprise est l'organe médiateur par excellence qui permet au travailleur de participer à la vie économique et sociale dans la nation, c'est aussi par la médiation d'or­ganes, de structures et de méthodes multiples qu'il peut participer le plus complètement à la vie de l'entreprise. L'entreprise sera *objet* de participation dans la mesure où elle sera *lieu* et *moyen* de participation à autre chose qu'elle-même. Une analyse toute simple de la psychologie du travail­leur permet de s'en rendre compte. 80:99 Prenons le cas d'un ouvrier dans son entreprise. S'il est bien payé, s'il peut élever sa famille et avoir un loge­ment convenable, si les conditions de sa vie dans l'entre­prise (hygiène, sécurité, cantine, etc.) sont bonnes, si les services sociaux, voire culturels, sont bien organisés, bref s'il peut porter le jugement intérieur : « Au fond, c'est une bonne boîte » il participe à la vie de l'entreprise. En effet, il ne s'y sent pas étranger, mais a, au contraire, l'impres­sion d'être membre d'une communauté, ce qui est le fonde­ment de toute participation. Passons à l'étage au-dessus. Si l'ouvrier est mis à même de faire intelligemment, son travail, s'il a de bonnes machines, s'il est bien instruit et bien commandé, s'il com­prend le comment et le pourquoi de ce qu'il fait, il parti­cipe de nouveau, et plus profondément, à la vie de l'entre­prise, parce qu'il collabore à l'œuvre productrice, qui est l'essentiel de la réalité et de la signification de l'entreprise. Il est relié à la finalité de l'entreprise. Enfin, à l'étage supérieur, le cadre, l'ingénieur, le direc­teur s'intéressent à l'orientation de l'entreprise elle-même, c'est-à-dire aux choix, aux options, aux décisions à prendre pour assurer le développement de l'entreprise, ou seulement sa survie dans la concurrence. Il s'agit là, évidemment, de la participation la plus directe et la plus immédiate à la vie de l'entreprise. Elle n'est accessible qu'à ceux qui sont en possession des données nécessaires. On voit que la participation à la vie de l'entreprise se réalise d'abord par les satisfactions données aux travail­leurs au niveau de leurs préoccupations légitimes. L'entre­prise est pour eux centre d'intérêt si elle est d'abord le lieu et le moyen de leurs centres d'intérêts propres. De ces centres d'intérêts le principal est sans doute le métier, car c'est celui qui a le plus de sens dans l'entreprise et qui est commun à tous les travailleurs, du patron au dernier des salariés. L'entreprise, c'est une œuvre de production pour­suivie en commun. Chacun a sa place dans cette œuvre, et ce qui relie les uns aux autres, c'est moins l'abstraction du travail que le caractère positif de la qualification de cha­cun, par sa compétence propre et par le rôle qu'il tient dans l'ensemble. C'est si vrai, et d'ailleurs si évident, que la par­ticipation effective croît chez les individus à proportion de leur valeur de compétence, et que les entreprises où il y a le plus de participation sont, toutes choses étant égales, celles qui requièrent le plus de compétences individuelles. 81:99 Les hommes sont nécessairement plus imbriqués dans un ensemble quand la complexité technique rend l'apport de chacun à la fois plus précieux et plus dépendant de celui des autres. Ils sont, au contraire, plus séparés, entre eux et par rapport à l'ensemble, quand ils sont moins nécessaires personnellement, plus interchangeables, davantage hommes du travail indifférencié qu'hommes du travail technique. Mais si l'entreprise est objet de participation pour les travailleurs en étant lieu et moyen de participation, pour eux, à d'autres objets *à l'intérieur* d'elle-même, elle l'est aussi en favorisant leur participation à d'autres objets *à l'extérieur* d'elle-même. Le *syndicalisme* est le mode de participation normal des salariés à la vie de l'ensemble des salariés. Il prend naissance à l'entreprise, puisque c'est à l'entreprise que le travailleur est salarié. De cette participation résultent des luttes, des conflits. Mais, nous l'avons vu, il n'y a là rien d'extraordinaire. La participation « conflictuelle » peut être parfaitement saine. Il suffit que le conflit demeure dans certaines limites et obéisse lui-même à des règles. Un mode de participation qui n'existe pas encore mais qui devrait être institué, c'est la participation au *capital* des entreprises. Non pas tant au capital de l'entreprise même dont sont membres les travailleurs, qu'au capital global qui anime la vie économique. Dès l'instant que, comme il est conforme à la nature des choses, c'est la propriété qui fonde juridiquement le pouvoir dans l'entreprise, il serait normal que les salariés aient part à cette propriété, afin que la part de pouvoir qu'ils ont dans l'économie ne soit pas seulement de nature politique, mais qu'elle soit de nature écono­mique ([^56]). De nombreuses autres participations extérieures à l'en­treprise existent, par exemple au niveau de la *profession* et de la *région ;* nous ne pouvons les passer en revue. Dans tous les cas, l'entreprise est l'entité médiatrice de ces participations. Les structures de consultation, d'association, de gestion, de décision, doivent en résulter. 82:99 Mais ainsi écartelée par tant de participations, internes et externes, étrangères à sa vie propre et à son intérêt immédiat, l'entreprise ne risque-t-elle pas de craquer, d'ex­ploser ? Le risque existe, mais non pas tant du fait du nombre et de l'importance de ces participations, que du caractère exclusif qui pourrait être donné à telle ou telle. C'est pour­quoi le problème final de la participation à la vie de l'en­treprise, et sa solution, dépendent de la conception géné­rale de l'ordre social. Nous l'avons dit et nous le redisons : le syndicalisme américain est infiniment plus puissant et plus « contestant » que le syndicalisme français, mais il ne menace pas l'entreprise parce qu'il la reconnaît, et qu'il la reconnaît comme le moyen le plus favorable à la promotion des travailleurs et à la défense de leurs intérêts. La participation à la vie de l'entreprise peut donc se développer parallèlement ou même en symbiose avec la participation à la vie syndicale. Chez nous, le syndicalisme ayant, dans son ensemble, tendance à refuser le régime même de l'en­treprise, c'est-à-dire le régime de la propriété privée des moyens de production, sa lutte pour la défense des intérêts des salariés rend plus difficile l'accord entre les deux termes de « contestation » et de « participation ». Les chefs d'en­treprise estiment avoir à lutter sur deux fronts différents : le front économique (de leurs intérêts propres) et le front politique (de l'organisation de la société), tandis que, de leur côté, nombreux sont les travailleurs qui éprouvent une méfiance analogue -- suivant les syndicats pour la défense de leurs intérêts, mais refusant de s'y inféoder, de peur d'une révolution sociale qu'ils redoutent ou même qu'ils condamnent expressément. Cependant les conflits d'idées se mêlent toujours peu ou prou aux conflits d'intérêts. Ils doivent donc être acceptés comme une donnée. On doit, d'autre part, se rendre compte que mieux seront établies les structures propres à favoriser la participation de tous à la vie de l'entreprise, plus les idées fausses auront chance d'être victorieusement combattues. A cet égard, il y a une structure dont le défaut, dans un pays comme le nôtre, nous semble déplorable, c'est la structure juridique de l'entreprise elle-même. Si l'entre­prise existait comme personne morale, s'il y avait un droit de l'entreprise et un patrimoine de l'entreprise, la partici­pation à la vie de l'entreprise serait rendue beaucoup plus aisée. 83:99 Tant qu'il n'y a face à face, que le capital et le tra­vail, il n'y a place, logiquement, qu'au conflit, ou au mieux qu'à l'accord, mais non pas à la participation. Cela pouvait, à la rigueur, se concevoir au XIX^e^ siècle, quand l'entreprise n'était en réalité que l'entrepreneur. Mais aujourd'hui que l'entreprise est devenue une institution de fait, donnant naissance à quantité de réalités, voire d'institutions de droit -- à commencer par le comité d'entreprise -- il est indis­pensable de la doter, elle aussi, d'un statut juridique. Le sens inné de la notion de Loi dans les cerveaux latins requiert cette innovation. #### Confusions à éviter Telles sont les réflexions générales que nous inspire la participation des travailleurs à la vie de l'entreprise. Mais nous voudrions mettre en garde contre le danger d'une déviation subtile de la notion de participation. Nous avons insisté sur le double fait que la participa­tion est d'essence spirituelle et qu'elle se réalise habituel­lement (en tout cas dans le domaine économique) par la médiation de réalités matérielles. Pas de participation à la vie de l'entreprise sans cadre concret de travail, sans ou­til, sans métier, sans structure, sans patrimoine. Or l'usage exclusif du mot « participation » porte à ne considérer que sa nature spirituelle, en oubliant les condi­tions matérielles de sa réalisation. On tend ainsi à faire de la participation un simple sys­tème de relations entre les personnes, en laissant de côté les choses, ou du moins en les minimisant (car il est difficile de les supprimer dans la vie économique). Des expressions telles que « dialogue » et « structures de dialogue » semblent épuiser le contenu de la participa­tion. C'est oublier que, puisque le dialogue doit avoir pour objet des réalités essentiellement matérielles -- la produc­tion, le salaire, les conditions du travail, etc. -- les struc­tures de dialogue ne peuvent pas ne pas épouser plus ou moins étroitement les structures réelles de l'entreprise et du régime économique dans lequel elle est insérée. 84:99 A la limite, si on l'oublie, on risque de tomber dans l'idéalisme pur, avec toutes les désillusions qui s'ensui­vraient. Les hommes font de la philosophie comme ils font de la prose, sans s'en douter. S'ils ouvraient le « Vocabulaire » de Lalande, ils verraient que la participation, au-delà du simple « fait d'avoir ou de prendre part à quelque chose » est la « liaison de l'individuel et de l'universel dans la conscience, de l'Être absolu et du moi dans l'acte libre ». C'est moins savant que cela n'en a l'air. Cela signifie, en tout cas, que parce que la participation est un phénomène de *conscience* et de *liberté*, elle tend à ne se penser (sinon à se réaliser) que dans l'absolu et au plan de la personne. Ainsi a-t-elle tendance à passer par-dessus l'entreprise et à rejoindre directement la Société, -- nationale ou univer­selle. Chaque fois qu'est abolie la médiation de la *chose*, on ne découvre que la médiation de la *société.* Or l'organisation de la société en dehors des choses, c'est le communisme. Dans le communisme, la participation à la vie de l'en­treprise n'est, pour les salariés, qu'un leurre. Le « dialo­gue » s'établit entre des rouages de la société. Les personnes sont pratiquement exclues. Comment ne le seraient-elles pas puisqu'elles sont hypostasiées dans le Pouvoir suprême ? Les conflits qui existent dans l'entreprise n'ont lieu qu'entre les représentants d'une organisation qui vient d'en haut. Les intéressés n'y ont plus part. « L'essence de la « démo­cratie » soviétique, nous dit David Granick, c'est l'action de groupes importants de personnes chargées d'adapter au plan local les décisions prises à un niveau supérieur, de participer à l'application de ces décisions, de surveiller leur exécution et enfin de s'efforcer d'obtenir le soutien des masses soviétiques. En résumé, la démocratie consiste à participer à toutes les activités sans prendre aucune part aux décisions essentielles. » ([^57]) La participation véritable ne peut être une projection *du tout sur* la *partie,* même si cette projection se fait au nom de la partie. Elle est, au contraire, d'abord un mouve­ment de la partie vers le tout. Elle va de l'individu au groupe, du groupe inférieur au groupe supérieur, du bas vers le haut, de l'élément de la complexité à l'ensemble complexe -- le mouvement de retour donnant seulement sa signification au mouvement de l'aller. 85:99 Il faut donc avoir grand soin, quand on se soucie de développer la participation à la vie de l'entreprise, de ne pas avoir une vue uniquement « personnaliste » du pro­blème. Certes le « dialogue » est toujours celui des indivi­dus et de leurs groupes. Le dialogue est nécessairement « personnel ». Mais les conditions, les moyens, les supports, les objets du dialogue sont principalement « réels ». Participation, structure, propriété, contrat, responsabilité, sont des phénomènes conjoints. L'entreprise est le centre d'un faisceau de participations qui ne peuvent assurer l'épanouis­sement des personnes qu'au sein d'un ordre réel dont la nature et l'homme sont les deux termes finaux, mais où tous les objets de l'activité humaine constituent autant de réalités médiatrices qu'on ne peut supprimer sans intro­duire l'anarchie ou l'esclavage. Louis SALLERON. 86:99 Chronique dominicaine ### Le chapitre de Bogota par Paul PÉRAUD-CHAILLOT « *Notum est, sed juvat id in mentent revocare...* » (Paul VI, discours du 20 novembre 1965\ à la Commission de révision du droit cano­nique.) DËRIVÉ DE CAPUT, comme en grec *kephalaion* de *kephalè,* le mot latin *capitulum* et les correspondants français, italien, espagnol, anglais, allemand, etc. : chapitre, *capi­tolo*, *capitulo*, *chapter*, *Kapitel* etc., signifient des choses bien diverses mais non sans connexion : subdivision, brève ou lon­gue, d'un écrit, d'un livre, d'une partie ou section de livre ; parce qu'on y lit des fragments ou « chapitres » de livres saints ou spirituels, la salle de réunion d'un couvent ou monas­tère ; l'ensemble des religieux qui y sont convoqués au qui y exercent le droit de vote (qui ont, comme on dit, « voix au chapitre ») ; l'assemblée élective ou d'affaires d'un Ordre ou d'une congrégation, qu'elle se tienne dans une salle de « chapitre » ou dans d'autres qui le deviennent pour la cir­constance ; les corps des chanoines d'une cathédrale ou d'une collégiale (« après en avoir conféré avec les vénérables mem­bres de notre chapitre cathédral », disaient autrefois les mande­ments épiscopaux), etc. Ainsi dans le monde ecclésiastique ou religieux, sans parler des acceptions ou usages laïques, dans le scoutisme par exemple. 87:99 Dans un Ordre religieux, on distingue des chapitres conven­tuels, provinciaux, généraux, dont les membres participants sont désignés selon les Constitutions propres de chacun de ces Ordres. \*\*\* Durant leur tenue, les chapitres généraux, sous la présidence du supérieur général en fonction depuis plus ou moins longtemps, ou qui vient d'être élu, sont ordinairement la plus haute autorité d'un Ordre. Dans l'Ordre de saint Dominique où le « Maître général » est élu pour 12 ans, se succèdent normale­ment de 3 en 3 ans : chapitre général d'élection (composé des Provinciaux et des « définiteurs », désignés par les chapitres provinciaux) ; chapitre de définiteurs sans provinciaux ; cha­pitre de provinciaux ; nouveau chapitre électif ([^58]). Le Saint Père est le supérieur universel de tous les religieux du monde et de tous les supérieurs de tous les Ordres ; il peut commander à toutes les assemblées. Il est traditionnellement en personne le protecteur de l'Ordre de saint Dominique. Aux chapitres se tenant à Rome le Saint Père donne volon­tiers audience. Quand plusieurs Ordres ont en même temps leur chapitre dans la ville éternelle et que le Pape ne peut les recevoir séparément, il les reçoit ensemble. Ainsi le 5 mai 1964 a-t-il reçu à la fois les capitulaires capucins, minimes, minimes stigmatins, passionnistes montfortains (voir dans *Itinéraires,* numéro 83 de novembre 1964, précédé d'une introduction et suivi d'un commentaire, le discours de Paul VI à cette assem­blée, autour de lui, de divers chapitres généraux). A ceux qui se tiennent hors de Rome le Pape envoie par let­tre ses bénédictions et exhortations. Ses discours et ses lettres apostoliques aux divers Ordres et Congrégations de puis moins de trois ans qu'il conduit la ; barque de Pierre feraient déjà un juste volume, combien riche de substance et d'enseignements ! Tout chapitre général est évidemment tenu à conformer ses décisions aux lois générales de l'Église, au droit des reli­gieux et aux lois stables spéciales à chaque Ordre, jusqu'à ce que ces lois aient été modifiées -- et les modifications de ce genre sont justement affaire des chapitres, selon des procédures variables dans les différents Ordres.  88:99 En période conciliaire, une assemblée capitulaire doit être spécialement attentive à ce que le Concile a déjà décrété au sujet des religieux et de ce que l'Église attend d'eux, traiter avec une prudence en éveil et beaucoup de réserve les points sur lesquels des décisions sont encore attendues, préparer l'Ordre à suivre avec docilité les instructions et prescriptions des organismes chargés de pour­voir à l'application et à l'exécution des décrets conciliaires après la clôture du Concile lui-même. \*\*\* C'était le cas du chapitre général des Dominicains convoqué à Bogota l'été dernier pour le mois de juillet, entre la troisième et la quatrième session du Concile, donc après la promulgation de la Constitution *Lumen Gentium* (*De Ecclesia*) dont le chapitre VI est consacré aux Religieux, et avant la quatrième session, dont un des décrets, maintenant promulgué, est intitulé *De Renova­tione, accommodata vitæ religiosæ* ou, pour parler comme Jean XXIII, de son aggiornamento au sens que Paul VI a bien précisé. C'était le premier chapitre de définiteurs qu'avait à pré­sider, depuis son élection à la tête de l'Ordre, le Père Aniceto Fernandez. Et, après tantôt sept siècles et demi d'histoire de l'Ordre, le tout premier chapitre général convoqué en Améri­que du Sud, comme celui de Washington en 1949, également chapitre de définiteurs, avait été le premier à avoir lieu en Amérique du Nord. Le 18 juin, avant de quitter Rome, le Père Fernandez alla demander sa bénédiction et ses consignes au Saint Père, et Paul VI, le 30 du même mois, lui adressa, ainsi qu'aux membres du chapitre et à toute la famille religieuse dominicaine une lettre apostolique. La presse d'information française a parlé quelque peu, à sa façon, du chapitre de Bogota, avant l'ouverture et après la clôture, mais n'a guère fait état de cette lettre du Pape, non plus que du discours du Père Fernandez rappelant aux Pères capitulaires les principes qui devaient inspirer leurs travaux et ce qu'il avait entendu de la bouche du Pape lors de l'audience du 18 juin. \*\*\* Il m'a donc paru intéressant de demander à des amis domi­nicains -- j'en ai en divers pays de très chers -- le texte des Actes et de traduire, sans élégance mais non, j'espère, sans exactitude, ces deux documents. Une traduction française officielle intégrale des Actes du chapitre est, m'a-t-on dit, en préparation à Paris pour les provinces dominicaines de langue française, mais restera hors commerce. 89:99 L'Ordre des Prêcheurs a été fondé par un très grand saint pour le service de l'Église dont il pénétrait profondément le mystère, pour la défense et la prédication, au sens le plus lar­gement compréhensif du mot, de la vérité catholique, dans la docilité parfaite au Magistère qui en a la garde et porte la res­ponsabilité suprême de sa diffusion. Il convient donc souverai­nement à tous les amis de l'Ordre des Prêcheurs comme à ses membres d'écouter religieusement ce que le Chef actuel de l'Église dit de cet Ordre et du rôle qu'il doit jouer aujourd'hui et demain, les instructions qu'il lui donné à cet effet. « A notre cher Fils, Aniceto Fernandez, Maître géné­ral de l'Ordre des Frères Prêcheurs, Paul, VI Pape, Cher Fils, salut et bénédiction apostolique. L'Ordre illustre des Frères Prêcheurs, dont le gou­vernement vous est confié, célébrera au mois de juillet prochain, à Bogota en Colombie, son premier chapitre général en Amérique latine, chapitre dit de définiteurs. L'importance de cette assemblée, en raison des affaires à traiter, et le temps même où elle a lieu, durant le II^e^ Concile œcuménique du Vatican, nous donnent forte impulsion à écrire avec un zèle aimant ces lettres à vous-même et à votre famille religieuse. Les mérites de cet Ordre, surtout en ce qui con­cerne la piété, les hautes études, l'action pastorale, n'échappent à personne. Il est agréable aussi de rappe­ler que vous avez été unis dès le début de manière spéciale à l'Église universelle. Les premiers religieux en effet, les chanoines réguliers dont vous avez en quelque sorte pris naissance, étaient autrefois atta­chés à une église déterminée et s'adonnaient à l'apos­tolat ordinaire ; mais vous, sous l'impulsion de saint Dominique, votre père et fondateur, par un nouvel exemple vous êtes voués au service de toute l'Église en exerçant avec zèle plutôt un apostolat extraordi­naire, surtout le ministère de la parole. Afin donc que, par vous, « l'Église montre mieux en réalité de jour en jour le Christ, soit aux fidèles, soit aux infidèles », ce qui est le vœu du dit Synode (Constitution « *De Ecclesia* », 46. A.A.S. LVII, 1965, p. 52), au prochain chapitre général, vous vous em­ploierez à la révision des lois de votre Ordre, à d'autres excellentes œuvres à mener à bonne fin, pour autant que cela vous revient, selon les directives (*consultis*) du Concile œcuménique. 90:99 Nous approuvons fort ce propos, car, sans nul doute, il contribuera à promouvoir dans l'Église la vie domi­nicaine. Et nous vous exhortons avec une âme de Père à recevoir, maintenant encore comme dans le passé, la vérité du Magistère de la Mère Église (cf. S. Irénée, *Adv. haereses*, 3, 4, I. PL 7 855). A la recherche et explication de cette vérité, de par l'institution de votre Ordre, il faut vous appliquer avec ardeur et sans cesse. Évitant donc les égarements d'opinions (*fallacias opinationum*) moins certaines, pour ne pas dire trop audacieuses et périlleuses, il vous faut saisir la tradition de la vérité (id. I. c.). On tient pour votre gloire immortelle d'avoir donné à la société chrétienne cette éclatante lumière, saint Thomas d'Aquin. Léon XIII a dit de lui : « Les doc­trines des Pères \[qui étaient\] comme les membres dispersés d'un corps, il les a unifiées, rassemblées, disposées en un ordre admirable, enrichies et dévelop­pées si largement qu'il est regardé à très bon droit comme la garde et la gloire singulière de l'Église catholique » (Epist. Encycl. « Aeterni Patris », 4 août 1879). Que la doctrine de ce maître insigne ne soit pas confinée en des exercices domestiques et comme mise à l'ombre, mais qu'elle atteigne et féconde de façon vitale même notre époque, comme nous-même na­guère vous y avons exhortés : confrontez-la aux sys­tèmes philosophiques et aux découvertes des sciences de la nature et de l'homme qui ont progressé à notre époque. Faites-le de telle sorte que se puissent tirer des conclusions propres à résoudre les questions spi­rituelles et culturelles d'aujourd'hui (cf. Lettre au Maître général de l'Ordre du 7 mars 1964 ; AAS LVI 1964, p. 303) ([^59]). Cependant, que l'ample connaissance des choses hu­maines et divines qui convient aux Frères Prêcheurs soit unie intimement à la piété sincère et aux devoirs de la vie religieuse par lesquels ils tendent à la per­fection de la charité. 91:99 En ce domaine, il faut accorder la plus grande place à l'obéissance, gardienne de toutes les vertus (Cf. saint Augustin, *Cité de Dieu*, 14, 12 ; P.L. 41, 420). Si elle est comme l'holocauste de la volonté propre et donc, encore plus que la pauvreté et la chasteté, marque insigne d'abnégation, elle ne consiste pourtant pas toute en cela, puisqu'elle accomplit de multiples actes « positifs » et même éclatants et oriente droitement l'effort de l'homme. Bien plus, comme le Concile du Vatican l'affirme, elle fortifie la liberté (Cf. Const. « *De Ecclesia* ». 43 A.A.S. LVII. 1965, p. 49). Au con­traire, comme Pie XII le disait à Terence Mc Dermott, alors vicaire général de cet Ordre, la désobéissance, maladie très particulière de notre époque, dissipe les forces et rend languissantes et infructueuses les en­treprises apostoliques (25 mars 1955, A.A.S.XLVII, 1955, p. 279). En outre il est de tradition chez vous d'honorer de façon singulière la Bienheureuse Vierge Marie, que nous exaltons par les louanges qu'elle mérite comme Mère de l'Église. Mais pour vous affermir dans le combat spirituel à mener chaque jour et pour enrichir de la force d'en haut vos études et vos œuvres pasto­rales, estimez fort, outre la célébration quotidienne du sacrifice eucharistique et la pieuse récitation de l'Office divin, choses principales, le Rosaire marial, cette forme de prière de votre maison qu'il ne faut jamais abandonner. En nos temps où une façon séculière et légère de penser et d'agir propagée de tous côtés par les instru­ments varies de communication, cherche à pénétrer jusque dans l'enceinte des couvents, ce qui est le pro­pre de votre ordre : *contemplata aliis tradere*, acquiert une importance souveraine. Il faut que chaque fils de saint Dominique se dégage des choses de ce monde qui passe, use du silence, se retire dans l'intime recès qui de l'âme pour entendre la voix du Seigneur, selon cette parole de saint Augustin : « Bâtissons aussi nous-mêmes dans notre cœur et faisons une maison où il vienne, enseigne et converse avec nous » (In Jo, 7, 1, 9 P.L. 35 1442). Alors seulement il pourra, doué de vertu apostolique, sortir et prêcher le Christ aux hommes, soit comme ministre sacré, soit comme doc­teur, soit comme homme brillant par l'exemple d'une vie dédiée à Dieu. A cela nous voulons que vous orientiez vos âmes, surtout en célébrant l'assemblée solennelle de Bogota. Pour elle notre prière demande de très abondants fruits spirituels. 92:99 A vous enfin, cher Fils, aux membres rassemblés au chapitre général et à toute la famille dominicaine, nous accordons bien volontiers la bénédiction apos­tolique. » Donné à Rome près Saint Pierre le 30 juin 1965 la troisième année de notre pontificat, PAUL VI PAPE. \*\*\* Et voici maintenant la traduction du discours du Révéren­dissime Père Général aux membres du chapitre. Très Révérends et chers Frères capitulaires. Les premiers mots que je prononce sont pour vous dire un grand *salut* en notre Père et fondateur saint Dominique. On sait *que ce salut* souhaité par vous est celui que notre Sauveur Jésus-Christ nous a mérité et donné, et que personne n'a mieux et plus parfaite­ment décrit que l'apôtre Pierre, dont il est agréable de lire les paroles au début de ce Chapitre. « Simon-Pierre, serviteur et Apôtre de Jésus-Christ, à ceux qui, par la justice de notre Dieu et Sauveur Jésus-Christ, ont reçu en partage une foi du même prix que la nôtre, grâce et paix vous soient données en abondance par la connaissance de Jésus notre Sei­gneur. « La divine puissance en effet nous a dotés de tout ce qui regarde la vie et la piété en nous faisant con­naître Celui qui vous a appelés par sa propre gloire et vertu. « Par elles vous avez été mis en possession de ces précieuses et magnifiques promesses pour devenir par elles participants de la nature divine, si vous vous arrachez à la corruption que la convoitise fait régner dans le monde. « Pour cette même raison, apportez tous vos soins à joindre à votre foi la vertu, à la vertu la science, à la science la tempérance, à la tempérance la cons­tance, à la constance la piété, à la piété l'amour fra­ternel, à l'amour fraternel la charité. Si vous possédez ces vertus, si vous les avez en abondance, elles ne vous laisseront pas sans profit ni sans fruit pour la con­naissance de notre Seigneur Jésus-Christ. » (II Petr. 1, 1-8.) 93:99 « N'en prenez donc que plus de soin, mes frères, à affermir votre vocation et votre élection ; ce faisant vous ne faillirez jamais. » (Id. 1, 9-10).) « Vous voilà donc prévenus, mes frères, tenez-vous sur vos gardes de peur qu'entraînés par l'égarement des impies vous ne veniez à déchoir de votre fermeté. Croissez dans la grâce et la connaissance de Notre-Seigneur et Sauveur Jésus-Christ. » (II Petr. 2, 17-19.) Notre chapitre présente certaines notes particulières, qui nous en manifestent l'importance et en même temps requièrent plus grande conscience de notre res­ponsabilité. La première note relève de l'histoire de l'Ordre. C'est le premier chapitre général célébré en Amérique du Sud. Et il l'est en des circonstances historiques qui paraissent de la plus grande importance pour cette partie de l'Amérique, par conséquent pour toute l'Église. Le développement futur du catholicisme dans tout l'univers dépendra beaucoup de son évolution dans cette partie du monde. Donc aussi le progrès à réaliser par l'Ordre en ces régions aura une grande influence sur l'Ordre tout entier. La deuxième note vient du temps où ce Chapitre est célébré. Il a lieu durant le deuxième Concile œcuménique du Vatican. Il nous faut donc faire la plus grande attention à ce qui a déjà été décrété ; et nous devons procéder avec grande prudence en ce qui est encore à discuter. Enfin la même prudence doit être observée avec soin en ce qui est à déterminer par les commissions conciliaires de révision de la sainte Liturgie et du droit canon ; ou ce qui, après le Concile, sera statué par les commissions futures. La troisième note, on le sait, découle de notre époque dite de transition, donc soumise à une crise profonde où tout est remis en doute : Époque donc combien pleine de dangers. Car quiconque, suivant de faux principes, marche dans une voie s'écartant de la vérité, s'égare facilement. Au contraire la meilleure occasion est offerte à l'Ordre, d'apporter à l'Église et à la société, aide efficace, pourvu que l'Ordre lui-même sache détecter et réfuter les erreurs et montre les voies de la vérité et de la vertu, comme l'ont fait nos Pères au XIII^e^ siècle et aussi en d'autres temps. 94:99 Voilà ce que nous devons avoir le plus sous les yeux pour devenir de dignes fils de saint Dominique et être reconnus comme les dignes frères de ceux de notre Ordre qui ont apporté à l'Église et à la société de si grands biens. La fin poursuivie par notre Chapitre, la voici rendre notre Ordre plus apte et plus fort pour remplir son rôle surnaturel, par d'opportunes et sages inchoa­tions ([^60]), ordinations, confirmations, explications, recommandations ; après que les problèmes d'aujour­d'hui et les demandes venant des autres et de nous-mêmes auront été soumis à examen plus approfondi. Notre labeur, on le comprend, est un labeur ardu et difficile et qui engage grandement notre responsa­bilité. Mais un labeur utile ou nécessaire est à entrepren­dre avec grande confiance en Dieu et dans le secours de sa divine grâce. L'amour de Dieu, le zèle des âmes, l'honneur de l'Ordre, doivent nous pousser tous à surmonter les difficultés, pour que nous puissions produire les meilleurs fruits, comme notre Ordre les attend de ce Chapitre. Pour obtenir de tels biens excellents, il me paraît utile de rappeler à moi et à vous, certains principes fondamentaux qui doivent informer et régler tout notre travail. **I. --** Le premier et principal principe à avoir devant les yeux est celui-ci : Notre Ordre, comme l'Église dont il est partie, est une société d'ordre surnaturel. Société essentiellement surnaturelle, soit à cause de la fin (notre sanctification et le salut des âmes) ; soit en raison des moyens à mettre en œuvre (prédication de l'Évangile, sacrements, vie surnaturelle exemplai­re), soit en raison de sa nature même, fondée tout entière en l'ordre surnaturel. 95:99 Il en résulte que les principes, normes et lois par lesquels doit être régie une telle société appartiennent nécessairement et principalement à l'ordre surnaturel. Ces principes, ces lois et ces normes ne peuvent être autres que les exemples de Jésus-Christ, et l'Évangile par Lui prêché ; la saine doctrine de l'Église, les exemples de notre saint fondateur et des saints de l'Ordre, les enseignements, traditions et coutumes qui sont ceux de notre Ordre. Il nous importe donc au plus haut point en tous problèmes, considérations, discussions, déterminations, et conclusions, de tenir toujours dans notre esprit et notre cœur, l'ordre surnaturel. Si nous ne le faisons pas ou si nous négligeons cet aspect, nous tombons certainement dans le naturalisme : au grand dommage de notre Ordre et pour sa ruine. Les réalités naturelles, sans nul doute ne sont pas à mépriser ni à oublier : nous sommes hommes et usons *de ce monde.* L'Évangile et les mystères surna­turels ne sont pas contre, mais au-dessus de la nature ; ils ne sont pas inhumains mais supra-humains, ils ne sont pas contre la raison mais au-dessus de la raison. Et c'est pourquoi les principes et considérations d'ordre naturel seul sont parfaitement insuffisants en aucune façon ils ne peuvent offrir des moyens adéquats pour atteindre notre fin : Si donc par des considérations d'ordre purement naturel nous retirons la place principale à l'ordre surnaturel en nos âmes et nos cœurs, notre travail devient sûrement inutile et, bien plus, fort nocif (*satis nocivus*). Pour prévenir un tel naturalisme, il faut nous munir de prières continuelles et de méditations des vérités surnaturelles à garder toujours présentes à nos esprits et à nos cœurs. A cette fin ont valeur souveraine les exemples de vertu du saint Père Dominique et des saints donnés par Dieu à notre Ordre, pour que nous puissions nous voir en eux et obtenions plus facilement en les imitant la fin de notre vocation. De quelle splendeur brille l'esprit surnaturel dans la vie de saint Dominique ! Il ne parlait qu'avec Dieu ou de Dieu. En ses voyages il nourrissait son esprit de prières et d'effusions à Dieu et à la Sainte Vierge ; dans la célébration de l'Office Divin, sa ferveur et sa dévotion édifiaient les frères. La grande confiance et la sainte audace avec lesquelles il dispersait ses disci­ples par toute l'Europe, au jour de la Pentecôte, étaient des signes très manifestes de sa vie et de son esprit surnaturels. 96:99 **II. --** De ce premier principe, un autre suit : la fin de la vie religieuse, et par conséquent de la vie domi­nicaine, n'est rien d'autre que la vie chrétienne à mener de façon plus parfaite. Nos règles et constitu­tions sont ordonnées à réchauffer en nous la vie chré­tienne et à nous conduire à la perfection. Or la vie chrétienne est imitation et participation de la vie du Christ, qui consiste essentiellement dans la charité sur­naturelle nous unissant à Dieu, car *Dieu est charité*. I Jo. 4-16.) Par conséquent l'essence de la vie chrétienne est charité, car la charité est la prérogative des disciples du Christ. Toute l'Écriture manifeste et explique cette doctrine. Dès lors, si la vie religieuse n'est que la vie chré­tienne plus parfaite, il faut que les religieux se dis­tinguent des autres chrétiens par une charité plus parfaite. Donc pour nous aussi religieux, il y a deux commandements principaux : Amour de Dieu et amour du prochain. C'est pourquoi notre Règle et les Constitutions les affirment solennellement au début pour qu'ils ne tombent pas de nos esprits où ils doi­vent demeurer comme la première et la plus haute vérité. Il faut cependant bien entendre la Charité à accom­plir. Certains parfois parlent de la charité comme s'il n'y avait pas à se soucier des autres vertus et œuvres, ou comme si l'on pouvait avoir la charité sans em­ployer les moyens nécessaires pour l'obtenir, ou enfin comme si la charité devait tout justifier, pardonner, permettre. **III. --** Il suit de là un troisième principe, savoir la prière assidue : sans prière en effet, il est impossible de remplir le précepte de la charité surnaturelle en­vers Dieu et le prochain. Et la perfection de la charité surnaturelle à laquelle sont obligés les religieux domi­nicains requiert d'eux une prière plus longue et plus parfaite. Je voudrais faire remarquer aussitôt que, quand je parle de prière dans notre Ordre, j'ai en vue principalement la prière liturgique. 1. -- La prière peut se définir : l'air de l'âme informée par la charité ou l'aliment de toute la vie inté­rieure. La prière est donc aussi nécessaire à l'âme que l'air ou la nourriture matérielle l'est au corps. 2. -- La prière est conversation avec Dieu notre Pète et Ami ; intime communication avec le Christ, notre rédempteur et frère. L'âme qui aime vraiment Dieu et désire la perfection aime nécessairement la prière et cherche le temps de s'entretenir, avec Dieu « Père et Jésus Christ notre frère et Sauveur ». 97:99 3. -- La prière est le moyen par lequel l'âme s'élève aux choses d'en haut, se libère des affections et pensées terrestres et se remplit des divines. 4. -- La prière est le moyen de demander et d'obte­nir les grâces nécessaires à notre sanctification et à l'heureux succès de notre apostolat. C'est tout cela qu'il faut avoir devant les yeux quand on agite la question de réduire le temps de la prière ou de le laisser au choix de chacun. La vie de notre saint Père Dominique confirme plei­nement ce qui a été dit de la prière. De même aussi la vie de tous nos saints et des religieux de notre Ordre qui sont pour nous exemples de très grand poids. Quant à la pensée du saint Père Dominique sur ce point il ne peut subsister aucun doute ni la moindre discussion. **IV. --** Autre élément indispensable requis par la vie de parfaite charité et la vie religieuse dominicaine : les vertus morales et par conséquent l'abnégation (renoncement), la pénitence, la mortification. Car les vertus morales purifient l'âme et la dispo­sent à la perfection de la charité. Or la purification ne s'obtient pas sans humilité, patience, obéissance, chasteté, pauvreté, prudence et toutes les autres qui libèrent l'âme des vices et affections désordonnées. Mais la pratique de ces vertus exige : abnégation et mortification. Le Seigneur Jésus en effet nous l'ensei­gne très clairement et fort souvent et il nous invite avec force à Le suivre en un tel genre de vie : « Qui veut venir après moi, qu'il se renonce et prenne sa croix et me suive. » (Mt. 16-24.) Or si une telle abnégation est nécessaire à tous les chrétiens, elle paraît beaucoup plus nécessaire et doit être plus parfaite pour nous, religieux dominicains. Notre vie religieuse ne peut donc exister sans œuvres de mortification qui disposent notre âme aux vertus morales et ultérieurement à l'union à Dieu et à la Charité. Sous cet aspect aussi l'exemple donné parle saint Père Dominique est tout à fait éclairant. **V. --** Un autre élément fondamental pour les religieux dominicains est, on le sait, l'étude. Pas besoin de s'attarder sur ce grand point, car vous en savez bien la vérité et vous en êtes d'ailleurs bien persuadés : qu'il soit permis cependant de rappeler ce mot mémo­rable du Maître Cajetan, que si, dans l'Ordre, l'étude n'est pas estimée, c'en est fait de lui. 98:99 Je voudrais pourtant insister sur deux conditions essentielles à l'étude dominicaine et à la doctrine dominicaine. 1\. La première est l'orthodoxie ou la fidélité envers la doctrine de l'Église qui est la règle infaillible de l'orthodoxie. C'est là une note très particulière dont notre Ordre dès son berceau a continuellement brillé. Elle apparaît comme l'aide la meilleure et la plus grande que nous ayons donnée au cours des siècles à l'Église et aux âmes. En notre temps où se répand une si grande confu­sion doctrinale, où tout est remis en doute, et où sont niés les principes fondamentaux de l'ordre naturel et surnaturel, l'honneur de l'Ordre et sa raison d'être, les besoins de l'Église et des âmes demandent plus instamment que nous gardions en tout la fidélité au Magistère ecclésiastique et procédions avec grande sagesse et prudence. Profitant de cette occasion, il m'est agréable de vous rapporter ce que le Pape Paul VI m'a manifesté dans l'audience qu'il m'a accordée le 18 juin de cette année. Comme je lui disais que j'avais demandé cette au­dience pour implorer sa bénédiction sur les Capitulai­res de Bogota, et pour recevoir respectueusement les conseils qu'il jugerait opportuns pour les résultats de ce Chapitre, le Souverain Pontife répondit aussitôt et avec force : *Orthodoxie, Orthodoxie*. On la loue comme la gloire et l'honneur de votre Ordre. Considérez votre nature, qui vous fait appeler « chiens du Seigneur » et défenseurs de la foi. Votre indubitable prestige réside dans la fidélité et la solidité doctrinale. D'où vient que si quelque dominicain enseigne des doctrines dange­reuses, inexactes, étrangères ou non certaines, ou s'il en accepte de nouvelles sans considération sérieuse, il nous cause grand tort (*Nobis infert magnum dam­num*). Mes chers Pères, si je n'ai pas rapporté mot à mot (*identidem*) les paroles du Pontife, je vous en ai certainement exprimé l'idée fondamentale et authen­tique. Cette idée doit avoir une place principale dans notre esprit surtout au moment de célébrer le Chapitre. 2\. La deuxième condition essentielle pour que notre étude et notre doctrine soient vraiment dominicaines, c'est, on le sait, la fidélité à la doctrine de saint Thomas. 99:99 Si l'on demeure fidèle à la doctrine de saint Thomas, qui fut toujours très fidèle à la doctrine de l'Église, on est par le fait même facilement et efficacement conduit à garder la fidélité envers la doctrine de l'Église elle-même. Agréez que je vous rappelle sur ce point l'avis que, dans l'audience susdite, Paul VI m'a exprimé. Après la mention de la fidélité au Magistère de l'Église, notre entretien porta aussitôt sur l'actualité et la validité de la doctrine de saint Thomas. Je reconnus que certains, même dans l'ordre des Prê­cheurs, estimaient moins la doctrine de saint Thomas. Alors tout de suite le Souverain Pontife, haussant la voix et comme se levant de son siège, déclara : « De là le mal, de là la racine du péril que courent les Dominicains qui font moins grand cas de la doctrine de saint Thomas, que l'Église, par mandat spécial, leur a confiée pour qu'ils la gardent et la défendent comme y étant plus obligés par tradition de famille. Les philosophes modernes qui adhèrent à un faux historicisme détruisent la contemplation, car, si la vérité est changeante, comme c'est leur opinion, la vérité n'existe pas, et, s'il n'y a pas de vérité immuable, il ne peut y avoir de contemplation. » Mes très chers Pères, ce sont les paroles du Souve­rain Pontife qu'il nous faut garder au cœur et méditer. Pensons aux grands dommages que nous causerions non seulement à l'Ordre mais à l'Église même en faisant autrement. Or causer des dommages à l'Ordre et à l'Église, très certainement, ce n'est pas servir le Christ ; très certainement ce n'est pas garder fidélité à la vocation dominicaine. **VI. --** Autre principe à garder devant les yeux : la pureté d'intention dans nos jugements et décisions, en sorte que seulement la gloire de Dieu, l'honneur et la croissance de l'Ordre, l'utilité des âmes mettent en mouvement et conduisent nos âmes et nos esprits (*animos et mentes*). Il faut en effet que nous cher­chions avec un soin diligent et une grande attention ce qui plait à Dieu et qu'avec grande force d'âme et conscience nous soyons prêts a renoncer à des opi­nions et à des œuvres qui peut-être plaisent à nous et au monde, mais déplaisent à Dieu, parce qu'elles sont opposées à la fin surnaturelle, à notre sanctifi­cation et au salut des âmes. 100:99 **VII. --** En outre est principe et norme une sainte liberté unie à la charité fraternelle, pour que chacun librement et avec confiance dise ce qui lui paraît opportun : de façon cependant à ne pas offenser les autres. **VIII. --** Enfin il faut garder la tranquillité et la séré­nité d'âme dans les discussions : nous sommes des Frères désirant le plus grand bien de l'Ordre. En nous tous il y a bonne volonté et intention pure. Nous som­mes tous prêts à faire des sacrifices selon que l'exige le bien plus grand de l'Ordre. Nous devons donc nous comprendre mutuellement, ne pas nous obstiner dans notre opinion propre, et, avec l'esprit ouvert, embras­ser la vérité qui que ce soit qui la dise. Ceci dit, avec confiance je finis en appliquant à nos souhaits l'oraison liturgique du quatrième Dimanche après la Pentecôte : « Donnez-nous, nous vous en prions, Seigneur, que le cours aussi de ce Chapitre soit pacifiquement dirigé par votre ordre et que votre ordre de prêcheurs se réjouisse en tranquille dévotion. Par le Christ Notre-Seigneur. » IL SERAIT AISÉ, mais il n'est pas nécessaire, de commen­ter ces textes fort clairs par eux-mêmes. Sur la circonstance soulignée par le Pape et par le général que le chapitre a lieu en Amérique latine, et l'impor­tance pour un ordre apostolique de tenir ses assises en ce continent, le commentaire approprié et souverainement auto­risé serait la grande exhortation pastorale de Paul VI pour le travail apostolique en Amérique latine à l'occasion du 10^e^ anniversaire de la fondation de C.E.L.A.M. (Conseil épiscopal latino-américain) prononcée devant les évêques de vingt nations et publiée par l'Osservatore Romano du 25 novembre 1965. Le lecteur a pu remarquer l'accord des pensées du chef de l'Ordre des Prêcheurs avec celles du Chef de l'Église. Certes ni le Pape ni le Général n'ont dit des choses absolument nou­velles. Aussi bien n'était-ce pas leur intention ni ce qui impor­tait. De l'un et de l'autre texte on pourrait dire ce que Paul VI lui-même a dit, au cours de son allocution aux membres de la commission de révision du Code de Droit canon : *Notum est sed juvat id in mentent revocare*... ([^61]) 101:99 On le sait mais il plaît de le rappeler à l'esprit. En un temps où, à la périphérie et à divers échelons, dans l'Église et dans les ordres, l'accent est mis avec tant d'insistance sur ce qui doit changer, être mis à jour, le chef de l'Église et les chefs d'ordre lui faisant écho, voient l'urgente nécessité de rappeler ce qui doit être maintenu, gardé, intensifié, ranimé. En ce maintien consiste aussi l'*aggiornamento* bien compris. Les chan­gements extérieurs de méthodes apostoliques, de structures, de costumes et de coutumes, les modifications de textes législatifs dont personne ne songe à nier l'utilité ou la nécessité seraient peu de chose et de peu d'efficace sans la réforme intérieure, sans la culture intensive des vertus morales au service de la charité, sans l'abnégation et les renoncements évangéliques profondément médités et vécus, sans prière assidue, sans fidé­lité à la doctrine de l'Église, sans obéissance, car l'obéissance religieuse, si elle n'est pas seulement holocauste de la volonté propre, l'est aussi et doit le rester. \*\*\* Pour ce qui est de la doctrine, il était opportun de la part du Pape de rappeler, aux Dominicains comme à tous les autres, la fidélité au Magistère ; à eux plus encore qu'aux autres puis­que saint Thomas est leur frère et la gloire de leur ordre et sa doctrine d'abord un bien de famille à garder et faire fructifier : la fidélité à saint Thomas, lui-même éminemment fidèle à l'Église qui reconnaît en lui son Docteur commun. Fidélité intelli­gente, bien sûr, sans négliger aucune des autres richesses doctrinales de l'Église, et qui ne saurait consister en simple répétition sans discernement, mais en pénétration des principes et de la doctrine, en appréciation de leur valeur impéris­sable et de leur puissance d'assimilation de tout ce qu'il y a de valable et de solide dans la pensée philosophique moderne, dans les découvertes scientifiques que saint Thomas, malgré son génie incomparable, ne pouvait prévoir ni devancer. 102:99 On aura remarqué, sous la plume de Paul VI, se succédant immédiate­ment, la citation de Léon XIII dans *Aeterni Patris*, et le renvoi à la consigne donnée par lui dans sa lettre en anglais au général (dont la traduction a été donnée ici, *Itinéraires*, numéro 83 : *Deux messages de Paul VI sur saint Thomas et les études théo­logiques.* Cf. spécialement p. 80). Sur cette puissance d'assimilation du thomisme, on sait combien a insisté et lumineusement disserté entre autres un Jacques Maritain. Parmi les plus récents et remarquables écrits à ce sujet, nous voudrions pouvoir signaler, autrement que par une brève allusion, les trois remarquables conférences de M. Étienne Gilson données à Rome et publiées par la revue *Semi­narium*. Elles sont suivies d'un texte qui n'avait pas été prononcé maïs seulement écrit pour développer et expliquer un passage de la troisième conférence relatif au problème posé par les écrits du Père Teilhard de Chardin. Toutes ces pages du grand historien, philosophe et théologien qu'est Étienne Gilson sont d'une lecture passionnante, une fête de lumière intellectuelle. « *Orthodoxie, orthodoxie* », « fidélité à saint Thomas d'Aquin », ces consignés du Pape transmises par le Maître général qui les reçut ne sont pas hétérogènes mais étroitement connexes, et le Pape s'en est expliqué. C'est grand encourage­ment pour tous ceux, dominicains ou non, qui ne suivent pas la mode et ne croient pas « dépassé » le Docteur commun de l'Église. \*\*\* Dans l'ordre de la piété, de la piété mariale en particulier, comment n'être pas frappé de ce qu'a dit Paul VI en termes brefs mais forts du *Rosaire,* à ne jamais abandonner. Léon XIII a écrit sur le Rosaire quinze encycliques, autant que de mystères. Paul VI, qui a solennellement déclaré Marie Mère de l'Église, veut que la dévotion du Rosaire devenue uni­verselle dans l'Église catholique, ne soit pas abandonnée. En cela aussi il réagit contre la tendance à la croire et à la dire périmée. Les prétextes œcuméniques dont se couvre cet abandon ne sont que des prétextes. Ce n'est pas la négligence de la mé­ditation du Rosaire, des mystères joyeux, douloureux et glorieux de la part des catholiques, ce n'est pas le renoncement à cette dévotion mariale, qui feront avancer l'union des chrétiens. Nous n'avons pas à nous entretenir plus longtemps sur le chapitre des Dominicains de Bogota. Mais, en ami de l'Ordre ayant trouvé réconfort dans la lettre du Pape et le discours du Général, nous avons tenu à essayer de faire partager ce récon­fort aux lecteurs de cette Revue. Paul PÉRAUD-CHAILLOT. 103:99 ### L' « aggiornamento » catholique aux États-Unis par Thomas MOLNAR IL Y A PEU D'ANNÉES, dans un article d'Itinéraires, j'ai décrit le catholicisme aux États-Unis comme un corps assez monolithique faisant face au protestantisme et à ses membres épars ([^62]). Sous un certain angle cette des­cription est valable encore aujourd'hui et, le conservatisme inné des Américains aidant, elle le restera longtemps encore. Ce qu'il faut pourtant toujours garder à l'esprit, c'est que tous les corps politiques, religieux ou culturels aux États-Unis sont moins des institutions fermées que des groupes ouverts aux grandes pressions de la société. Quand je dis « ouvert » cela ne veut pas dire élastique, apte à se renou­veler, disposé à l'autocritique ; rien n'est plus désespéré­ment monotone que la vie communautaire dans ce pays dont le « communalisme » est en quelque sorte la religion ; rien n'est plus grotesque que les appels périodiques et mécaniques au « changement » au modernisme et à l'ag­giornamento dans tous les domaines, et qu'il faut prendre avec un semblant de sérieux sans pour autant agir dans l'esprit de ces appels. Le sens où il faut entendre l'ouverture des institutions aux pressions de la société est l'obligation de se conformer toujours davantage à l'américanisme et à l'esprit de la démocratie. L'absence de toute définition dans ce domaine n'empêche pas les gens de l'exprimer par mille moyens ; 104:99 et comme les moyens d'expression se modifient, on suc­combe avec enthousiasme à la tentation de prendre ces modes d'expression, c'est-à-dire la mode d'un moment, pour des transformations profondes, pour des révolutions. \*\*\* L'Église américaine, dont l'histoire récente est une véri­table *success story*, se conforme allègrement à ce rythme de pseudo-changement. Aujourd'hui plus de 22 % de la population est catholique (contre 18 % il y a à peine, une décennie), donc minorité religieuse selon les chiffres ; mais en face du protestantisme irréparablement fragmenté, elle est une véritable majorité confessionnelle. Grâce à l'un des mécanismes les plus mystérieux de la démocratie américaine, les individus ou les groupes, aussi exceptionnels qu'ils soient par la fortune, le talent ou autres qualifications, ne poussent pas leurs avantages momentanés au-delà de ce que permet l'égalitarisme imbri­qué dans l'édifice de la nation. Si les Américains n'ont pas le sens de la tragédie, si les conclusions du théâtre grec semblent échouer sur cette terre, c'est que la démesure trouve bientôt sur son chemin ascensionnel des obstacles et des découragements lui enseignant sinon la sagesse, du moins la modération. Mac Arthur et Mac Carthy, John Kennedy même, ont été arrêtés en cours de route, avant qu'ils ne fussent devenus des héros, des « subversifs » de la démocratie et de sa monotonie rassurante. 105:99 *Mutatis mutandis*, on peut dire la même chose du catho­licisme américain. Au moment où sa réussite incontestable dans le domaine aussi bien matériel que moral aurait pu menacer l'équilibre de la situation religieuse, ou aurait don­né à l'Église un ascendant véritable sur les esprits, voilà qu'elle succombe au mimétisme social et cherche à devenir « comme les autres » qu'elle se protestantise, enfin. Cela est en partie explicable par les événements récents. Pour ne citer qu'un exemple, le magazine *Commonweal*, mélange d'*Esprit* et de *Témoignage chrétien*, qui a tiré depuis une génération à environ vingt mille exemplaires, a vu monter son tirage à 45.000, depuis que les comptes rendus des débats conciliaires semblent donner raison à la ligne pro­gressiste qu'il suit. Cependant, le tumulte para-conciliaire peut n'être qu'un prétexte : certaines tendances et options dans le catholicisme américain couvent depuis des décen­nies. L'exploitation du Concile n'a fait qu'accélérer l'éclo­sion de ces tendances, autorisant les milieux progressistes catholiques à reprendre là où la condamnation de « l'améri­canisme » au siècle dernier avait interrompu leur dévelop­pement. L' « américanisme » on s'en souvient, a été une sorte de réaction contre les idées et affirmations du règne de « Pio Nono ». Le clergé local voulait à tout prix éviter l'impression chez les protestants hostiles que Rome cher­chait à assujettir tous les catholiques à ses propres aspira­tions politiques. D'autre part, l'esprit du pontificat de Pie IX était en contradiction avec la démocratie, avec la sépa­ration totale de l'Église et de l'État, avec le bon voisinage des confessions conduisant à des concessions de la part des catholiques : autant de phénomènes qui constituent les bases mêmes de l'idéologie américaine et en même temps celles du protestantisme de ce pays. \*\*\* 106:99 Les temps ont changé depuis la condamnation de l' « américanisme ». Mais ce qui a changé également, c'est la situation politique dans le monde et l'importance extra­ordinaire, déterminante, qu'y a prise la puissance des États-Unis. Les catholiques américains ne peuvent pas ne pas se rendre compte, au moins d'une manière confuse, du rôle qu'ils sont appelés à jouer au sein de l'Église, rôle analogue à celui que leur pays est en train de jouer au sein de l'alliance (ou de la quasi-alliance) du monde libre. Ils ont l'impression, sans l'exprimer aussi brutalement, qu'après l'Autriche, l'Espagne, la France, etc., les États-Unis devien­dront la puissance protectrice de l'Église, inculquant à celle-ci certaines de leurs idées maîtresses. Je répète que personne n'exprime pareilles pensées, ce qui n'empêche pas que l'on tienne pour tout à fait naturel l'espoir de voir l'Église s'orienter vers les nouvelles réalités du monde. L'ouverture à gauche dans les vieux pays d'Eu­rope, l'ouverture aussi vers le tiers monde et vers l'O.N.U. (affirmée d'une façon éclatante par la visite de Paul VI en octobre), un Pape globe-trotter et l'adoption par le Vatican de nouvelles méthodes de « public relations », semblent être les symptômes d'une « américanisation » de l'Église à l'échelle planétaire. Encore une fois, on ne parle pas des développements récents dans les termes dont je viens de me servir : mais on le pense, avec ce mélange typiquement américain (et anglo-saxon) de modestie, d'hypocrisie, de timidité et d'absence de longues vues -- qui est pourtant compatible avec le sentiment de supériorité et la conviction que les choses du monde, et celles qui ne sont pas de ce monde, finissent par se conformer aux conceptions améri­caines. \*\*\* Si les États-Unis sont appelés à devenir en quelque sorte le « guide » politique du catholicisme, personne n'est capable de prévoir les formes des rapports futurs. Avec la prudence qui s'impose, disons que l'Église finira par faire comprendre à sa nouvelle « alliée » -- une alliée aussi ambitieuse et turbulente, malgré ses lenteurs de pays nor­dique, que les anciennes -- qu'elle ne renonce pas aux prérogatives que lui assurent une longue expérience, une profonde sagesse, et les garanties divines. Mais c'est là une évolution à longue échéance ; dans l'immédiat le catholicisme américain, imprégné d'une longue association avec la démocratie protestante et avec le pluralisme social, fait et fera preuve de beaucoup d'audace sur le plan des idées, et plus encore sur le plan de l'organisation. 107:99 On aurait tort de croire que ces idées sont toutes reprises, telles quelles, au progressisme européen, surtout français. Pour l'instant la gauche catholique aux États-Unis se considère encore plus ou moins comme à l'école des penseurs français et allemands, de Congar, de Küng, de Chenu, de Rahner. Il ne faudra pas trop longtemps attendre pour voir que la pensée religieuse américaine (catholique) découvrira sa vocation propre -- et ce sera alors un jour d'étonnement pour ses anciens guides et profes­seurs. Car le progressisme américain, même, religieux, appartient moins à l'idéologie apatride des « nouveaux prêtres » qu'à la démocratie proprement américaine. Qu'est-ce que cela veut dire ? Avant tout cela signifie un esprit et une attitude non-systématiques. Le climat intellectuel américain n'est pas favorable aux détenteurs d'idéologies mornes, car le prix à payer est la fatigue et le désintéressement du public, la mise sur la voie de garage. Par contre, l'Américain est épris de nouveautés, mais seu­lement au niveau de la publicité et du spectacle. Une doctrine vraiment nouvelle a peu de chance de dépasser le seuil de l'attention soutenue ou bien elle restera en dehors des grandes influences. C'est ainsi que l' « aggior­namento » permet aujourd'hui tous les excès, et pourtant ces excès n'auront pas le temps de se coaguler dans une pensée cohérente. (Exemple tiré d'un autre domaine, assez semblable : les manifestations pacifistes et de désobéis­sance militaire, dès qu'elles ont dépassé le seuil de la tolérance dite démocratique, ont presque automatiquement provoqué les contre-manifestations et même une certaine prudence dans les propos de personnages connus pour leurs idées ultra-progressistes. L'Américain n'aime pas rester seul ou isolé car la solitude et l'isolement sont signes de ce qu'il est tombé dans l'exagération.) L'observateur attentif du catholicisme américain doit donc tâcher de distinguer entre les manifestations d'une licence extrême (les modèles en sont le protestantisme local, l'American Way of Life, et les excès de la démocratie laïque), et les grands courants qui finiront par s'en dégager et qui n'y ressembleront pas forcément. 108:99 Car encore une fois, tandis que le « nouveau prêtre » épris de progrès et d'idéologie marxiste, vit dans un milieu favorable à la formation de dogmes, de doctrines et de justifications philosophiques, le catholique américain, prêtre ou non, a les yeux fixés sur un degré plus avancé d'américanisation. Tandis que le nouveau prêtre vit, par les aberrations de son idéologie, dans un climat social correspondant au dix-neuvième siècle (société de classe, fossé entre riches et pauvres, révolutions), son confrère américain vit dans l'esprit de son idéologie utopique foncièrement américaine, au vingt et unième siècle. Il ne juge pas le désarmement, la décolonisation, l'O.N.U., etc., dans le contexte marxiste, mais selon le désir qu'a tout Américain de répandre les préceptes de Jefferson, de Lincoln et de Roosevelt dans l'univers. Bref, le nouveau prêtre voudrait assimiler le christianisme au marxisme ; l'intellectuel catholique américain a l'utopisme générique de son pays. Au début, ces deux idées, ces deux ambitions peuvent cheminer ensemble ; elles peuvent même trouver la synthèse du moment dans les écrits d'un Teilhard de Chardin ; mais il est assez vraisemblable que dans les grandes options un malentendu se révélera, le même d'ailleurs qui perce en fin de compte entre les principes de 1789 et ceux qui ont abouti à la proclamation de l'indépendance américaine en 1776. \*\*\* La distinction que je propose entre les événements d'aujourd'hui à juste titre inquiétants et les courants plus profonds qui émergeront plus tard n'est pas pour rassurer le lecteur. S'il croit qu'avec leur tempérament plus posé, plus « anglo-saxon » les progressistes américains se com­portent d'une façon plus respectueuse à l'égard de l'Église que les nouveaux prêtres en folie de changement, eh bien, il se trompe. Si je limite le nombre d'exemples à quelques-uns, ce n'est pas parce que j'en manque ; ils indiqueront, d'ailleurs, que la même rage de détruire les structures et de tout bouleverser se manifeste parmi l'intelligentsia catho­lique américaine et les prêtres progressistes de l'Europe. Le ton a été donné par un étudiant lors d'une réunion d'associations catholiques de jeunes. Au bout d'une discus­sion un prêtre de mes amis crut finalement le coincer : -- *Mais enfin, croyez-vous en Dieu ? -- C'est une question trop métaphysique, ou plutôt de sémantique,* répondit le jeune homme. -- *Alors pourquoi restez-vous dans l'Église ? De peur qu'elle ne soit conquise par les fascistes !* 109:99 Ailleurs, dans l'État de Wisconsin (immigrants alle­mands et polonais), des prêtres et des religieuses ont outre­passé l'ordre de l'évêque leur enjoignant de ne pas mettre leurs salles de classe à la disposition d'une école dite « de la liberté » où se fait l'intégration raciale sans le consen­tement des autorités scolaires. -- Lors de la visite du Souverain Pontife à l'O.N.U., des prêtres et des religieuses cherchèrent à lui bloquer le chemin avec des pancartes dénonçant l'attitude « raciste » du Cardinal Mc Intyre de Los Angeles. -- Plusieurs ecclésiastiques, parmi eux des Jésuites, ridiculisent et dénoncent le discours du R.P. Arrupe, Général des Jésuites, au sujet de la lutte contre l'athéisme. -- Tout comme les prêtres-ouvriers en 1952 qui manifestent dans les rangs communistes contre le général Ridgway dans les rues de Paris à cause de son rôle dans la guerre de Corée (acceptant la propagande chinoise accusant le Général d'avoir fait « une guerre micro­bienne ») des prêtres catholiques hurlent avec les « paci­fistes » contre la participation américaine à la guerre du Vietnam, répétant docilement tous les slogans communistes. \*\*\* Dans cette énumération je n'ai pas fait de place, à dessein, aux énormités qui se commettent chaque jour dans les collèges et universités catholiques où telle femme (professeur) fait l'éloge de l'amour libre, tel autre ensei­gnant s'avoue marxiste, etc. On peut dire sans exagération aucune que parmi les citoyens américains généralement et traditionnellement respectueux de la loi, *l'élément subversif se recrute de plus en plus parmi les membres de l'intelli­gentsia catholique, y compris le clergé*. Une récente lettre ouverte du trappiste Thomas Merton, bien connu et admiré en Europe, à la délégation des évêques américains au Concile, somme ces derniers de voter contre la guerre de n'importe quelle nature, car ils ne doivent pas oublier « qu'ils appartiennent à une nation coupable de faire une guerre non-déclarée ». Et Merton de les assimiler au clergé allemand au temps de Hitler qui s'est rendu également coupable de ne pas s'opposer à une guerre monstrueuse. 110:99 Dans tout cela pas la moindre nuance, pas le moindre bon sens non plus : les Nazis, il faut les écraser comme des chiens enragés mais pas de guerre contre les communistes qui ne le sont d'ailleurs pas, etc., etc. Comment la hiérarchie réagit-elle à cette éruption, tellement peu dans les habitudes, de désobéissance et de rébellion ? Eh bien, elle ne réagit pas, son attitude est nettement attentiste. Espère-t-elle qu'avec la fin du Concile tout rentrera dans l'ordre ? Que le conservatisme inné des masses américaines finira par imposer son rythme aux agitateurs ? Que sa position de « leadership », reconnue jus­qu'ici sans faille, ne subira pas de modification ? Que les laïcs, toujours dociles, ne feront pas cavalier seul ? Ces questions, aussi importantes qu'elles soient -- et qui doi­vent rester sans réponse -- sont pourtant secondaires en comparaison de celles qu'il faut poser au sujet de l'idéo­logie de l'intelligentsia catholique. Car il est dans la nature de la conception du « leadership » américain de ne pas laisser trop grandir la distance entre dirigeants et dirigés, de ne pas contrecarrer les voix insistantes de la troupe, de canaliser la vox populi, d'entrer sur la voie des com­promis. D'autre part, il faut admettre également que même chez les intellectuels les plus dénués du sens du réel, il y a, en Amérique, un certain lien indestructible avec l'homme de la rue qu'à leur tour ils n'osent trop incommoder dans ses convictions et habitudes. Que pense donc, grosso modo, l'intelligentsia catholique en cette période de fin de Concile qui la marquera d'une façon assez durable ? L'intelligentsia catholique est en rapport étroit avec l'intelligentsia non-catholique et l'évo­lution du catholicisme américain depuis plus de cent ans est en direction d'une intégration sociale et culturelle avec les non-catholiques afin d'aboutir à la conscience pleine­ment « américaine ». Dans le nouveau climat politique des États-Unis où les antagonismes idéologiques viennent de faire, très timide­ment, leur apparition, les termes « droite » et « gauche » « marxiste » et « fasciste » sont devenus relativement courants. Cela ne signifie pas, cependant, que marxisme et fascisme aient des racines tant soit peu profondes dans le pays ; la mode exige que les progressistes désignent leurs adversaires, bien que toujours indirectement et par insi­nuation, comme « fascistes », mais personne ici n'a jamais vu un fasciste vivant ; on ne connaît la chose que par l'intermédiaire de la littérature politique européenne. 111:99 Ce n'est pas la même chose en ce qui concerne le marxisme qui fait pour la seconde fois la conquête des milieux universitaires et intellectuels en général -- la pre­mière fut dans les années 1930, quand l'engouement pour le communisme et l'Union Soviétique était nourri par une génération de désabusés par la guerre mondiale et par le chômage ; aujourd'hui « marxisme » veut dire à peu près toutes les couleurs d'un radicalisme forcené qui ne connaît plus ses limites. Les intellectuels catholiques de gauche se gargarisent de termes d'origine marxiste comme « alié­nation » « impérialisme » « exploiteurs » ainsi que des succédanés du marxisme comme « complexe industriel-militaire » « néo-colonialisme », ou « dialectique de l'his­toire ». Cependant, tout comme leurs confrères non-catholiques, ils ne croient pas un seul instant à la victoire définitive du marxisme : ils sont trop optimistement amé­ricains pour cela ! Ce n'est pas eux, par conséquent, qui diraient avec Carlo Falconi ou Montuclard que le commu­nisme doit d'abord conquérir la terre, passer sur l'Occident comme un rouleau compresseur, émanciper la classe ou­vrière, etc., avant que l'Église puisse rentrer sur la scène, dans trois siècles ou davantage. Ils ne diraient pas, avec le Père Chenu, que le prolétariat « a été le terrain de la prise de conscience de la dimension historique de la vision du monde » ni que « Marx a été le prophète d'une révélation du problème de l'homme ». Ils ne diraient pas ces choses non pas parce qu'elles sont des non-sens patents et du marxisme mal digéré, mais parce que pour eux le salut vient de l'Amérique, et que l'Amérique ne peut être vaincue par aucune idéologie, incarnée ou non par un pays étranger. \*\*\* Il y a, bien entendu, un substitut américain au marxisme séducteur : les intellectuels catholiques cherchent désespérément à s'approprier une cause, laquelle est aussi le cheval de bataille des diverses communautés protestantes, israélites et académiques : la cause des Noirs. Par ce moyen les catholiques veulent rétablir une certaine respectabilité, veulent être à l'avant-garde de la lutte contre la discrimination raciale. 112:99 Le trappiste Merton, déjà mentionné, donne, sans le savoir, dans l'hégélianisme (dialectique du maître et de l'esclave) quand il écrit que la véritable victime de la discrimination anti-noire est le blanc (!), et au lieu que celui-ci puisse émanciper le Noir, c'est ce dernier qui est libre (par le fait même qu'il est censé ne pas l'être !) et pourra, en conséquence, libérer le blanc de son racisme. Les catholiques s'imaginent qu'ils sont appelés à sauver l'Amérique d'elle-même, de son passé puritain, capitaliste et hypocrite, de son égoïsme et de son individualisme. Ils lui apporteront le sens du prochain, et du collectif, la révolution dans les idées et même dans les mœurs. Tout cela est infiniment naïf, confus et marqué du plus pur puritanisme, car cette « émancipation » s'inscrit dans des formules déjà acceptées, et en partie domestiquées, comme tout en Amérique. Mais enfin cela suffit pour choquer et épater le bourgeois, surtout quand une religieuse peut déclarer que « tout catholique doit être socialiste ». Cela ne veut absolument rien dire mais vous voyez l'effet, les étudiants bouche bée, etc.. Ensuite, si Marx n'est pas entièrement acceptable étant donné sa réputation d'athée, Teilhard de Chardin est là pour baptiser n'importe quoi. Baptiser, notamment *la ma­tière,* ce qui est, si l'on interprète d'une manière subtile, la revanche du matérialisme reproché aux Américains. Et aussi, bien entendu, l'évolutionnisme, autre façon de dire que l'Église, tout comme la société, doit être *ouverte.* La société *ouverte* (*open society*) est un de ces termes sacrés, guère analysés, mais que l'on roule agréablement dans la bouche. Cela veut dire ouverture à toutes les expériences, sauf par exemple quand il s'agit d'une nouvelle méthode de production dans les usines qui déplacerait quelques mem­bres des syndicats tout-puissants, ainsi que dans tout autre cas où les privilégiés du système auraient à renoncer à leurs monopoles et avantages. « Société ouverte » ne veut donc strictement rien dire, ou bien c'est un de ces mots clefs servant à camoufler l'intolérance des gens en place. Pour­tant, des catholiques voudraient faire courir cette aven­ture à l'Église : M. Michael Novak, dans un livre passionné et monotone, intitulé justement « *Église ouverte* » plaide la cause de toutes les révolutions au sein de l'Église, la démocratisation de la Curie, une attitude plus « frater­nelle » envers les autres croyances, une théologie modernisée, la compréhension d'un Évêque Robinson, des théolo­giens protestants comme Tillich, Bonhoeffer, etc. Il va jus­qu'à vouloir supprimer le terme *Dieu,* qui a donné nais­sance, écrit-il, à tant d'abus ! 113:99 Comme on le voit, tout cela n'est pas très nouveau, et ce qui le rend plus limité encore c'est le caractère étroit de l'imagination puritaine qui l'inspire. Par conséquent, le modèle que ces catholiques aimeraient imposer à l'Église et à la pensée religieuse est, au lieu de la noosphère et de la théo-cosmogonie teilhardiennes, le modèle américain de la démocratie. Cette démocratie était elle-même issue du pro­testantisme et de sa variante calviniste ; c'est dire qu'elle est marquée de l'esprit anti-tridentin. Il s'agit donc de laisser entrer une quantité suffisante d'éléments protes­tants au sein du catholicisme par la porte rouverte après quatre cents ans. L'œcuménisme ainsi conçu servirait, somme toute, de base religieuse pour la cohésion de la société américaine. L'Église serait réduite à l'état de com­munauté religieuse, neutralisée au même titre que les innombrables sectes protestantes, baptiste, méthodiste, uni­tarienne, presbytérienne, et « christian scientiste ». \*\*\* Je l'ai dit tantôt, cette « révolution » dans l'attitude catholique américaine n'aurait pas eu lieu sans l'influence des débats conciliaires. Mais un certain nombre d'aspects proprement américains sont également à signaler. A part les progressistes extrêmes, ceux qui lancent les mouve­ments de protestation les plus saugrenus, l'intelligentsia de ce pays est aujourd'hui dans un état de désillusion totale. On pourrait dire, pour simplifier, qu'elle trouve que le monde d'après-guerre n'a pas fourni ce que ces esprits uto­piques en attendaient : la paix universelle, la fraternité planétaire, l'influence bénéfique des États-Unis, modèle suprême de l'organisation terrestre. La nouvelle attitude de ces milieux est désabusée : le plus sûr, disent-ils, est de ne pas trop élever les regards vers des objectifs loin­tains, d'accepter un pragmatisme prudent, de s'adapter au monde. D'autres, plus jeunes ou plus fervents, ont été assez influencés par l'existentialisme, par le sentiment d'aliéna­tion, par l'idée que certains maux sont incurables. 114:99 Leur philosophie est désespérément noire. Un de ces groupes caractérise le reste : à l'Université de Harvard, la plus pres­tigieuse du pays, un club s'est constitué récemment avec cette étiquette : « Les athées pour Niebuhr. » Reinhold Nie­buhr, théologien protestant de grand renom, est un de ces esprits désabusés, bien que très distingués, qui arguent que la condition humaine contient un bloc irréductible de mal, la soif de puissance est inséparable de l'histoire hu­maine, que l'erreur et la souffrance peuvent naître des meil­leures intentions. Le nom du club en question exprime la notion, paradoxale pour ses membres, que les athées, opti­mistes officiels, s'inclinent quand même devant ce reflet lointain et dilué du péché originel. Une troisième école cherche le sens de la vie, ou plutôt le prétexte de vivre, chez les Orientaux, Bouddhistes et leurs variations comme le Zen. Voilà ce qu'en écrit William Barrett, athée, ancien progressiste, victime de toutes les déceptions intellectuelles : « L'ancienne sagesse de l'Orient est le seul salut pour nous autres, Occidentaux, étant donné que dans le progrès de notre histoire les grandes images de nos religions s'évanouissent et que la société démythisée nous envahit de partout. » Un critique marxiste a eu raison de commenter en disant que Barrett s'agrippe à la sagesse orientale juste au moment où les grands peuples de l'Asie, Indiens, Chinois et autres, la rejettent afin de créer d'autres images du progrès. Devant ces échecs intellectuels et spirituels des milieux athées, les catholiques américains, qui n'en sont pas en­core là, mettent leurs espoirs dans les slogans que ces mi­lieux, aujourd'hui totalement gagnés au nirvana, ont depuis longtemps écartés comme vides. C'est pathétique, car ces catholiques y mettent tant d'enthousiasme, ils voudraient tellement « moderniser » le monde autour d'eux ! Ils viennent de sortir d'une sorte de ghetto ; comment pour­raient-ils comprendre que déjà ils ne sont plus à la page... Thomas MOLNAR. 115:99 ### Pie XII et les faux témoins (III) par Alexis CURVERS **9. --** Donc, en novembre 1939, Mgr Orsenigo, nonce à Berlin, réclame une enquête sur les atrocités de Pologne ; en janvier 1940, Pie XII se fait représenter officiellement auprès du gouvernement polonais réfugié à Angers. Voilà deux faits qui rendent fort sujette à caution la « germanophilie » du pape, surtout si c'est M. Jacques Nobécourt qui nous en informe. Il nous en informe en effet, comme on vient de le voir, mais en distordant tellement la texture et le contexte de l'énoncé, et en les assaisonnant de tant de venin, que ces deux faits, tels qu'ils nous les présente, deviennent accablants pour Pie XII. 116:99 Cette nouvelle et petite perfidie, prise au hasard entre mille autres, illustre si bien le savoir-faire de son auteur qu'elle vaut la peine qu'on s'y arrête encore, au risque de tomber de l'écœurement à l'ennui. Pour être mono­tone, l'exercice ne laisse pas d'être instructif. Relisons l'ensemble du paragraphe : « *Sur l'ordre direct du Führer, Himmer, évinçant l'armée, entreprenait avec ses S.S. l'extermination des Polonais. Dès la fin d'octobre 1939, la presse internatio­nale* (*le* Times*, le* Temps*, la* Neue Zürcher Zeitung) *signalait sans équivoque la constitution d'une zone réservée aux Juifs au sud de Lublin, l'arrivée de convois de Juifs autrichiens et tchèques. Reconnaissant le gou­vernement polonais en exil à Angers, le Saint-Siège accréditait auprès de lui un chargé d'affaires intérimai­re, Mgr Pacini, ancien secrétaire de la nonciature de Varsovie. Que ce soit par les renseignements qui affluaient à Berlin vers Mgr Orsenigo -- lequel d'ailleurs, à la fin de novembre, demandait* « *au nom d'un principe d'hu­manité* » *l'ouverture d'une enquête dans les territoires polonais occupés -- ou que ce soit par le gouvernement d'Angers, le Vatican était pleinement informé.* » 1° Une fois de plus, M. Nobécourt effleure, en passant, les faits importants qui le gênent : la recon­naissance du gouvernement polonais d'Angers, qui vient là sans indication de date et apparemment comme un cheveu sur la soupe, et la demande d'enquête faite à Berlin par le représentant du pape, estompée dans une parenthèse. 2° Une fois de plus, il joue d'une confusion des dates, en intervertissant par rapport à l'ordre chronologique les deux événements : la démarche de Mgr Orsenigo (novembre 1939) et la reconnaissance du gouvernement polonais en exil (auprès duquel Pie XII accrédite Mgr Pacini le 15 janvier 1940 -- renseignement fourni par Mgr Giovanetti à M. Nobécourt qui l'escamote avec dextérité). 117:99 On se figurera donc que la demande d'enquête n'a eu lieu qu'après que le gouvernement Anders ([^63]) avait, par l'entremise de Mgr Pacini, « pleinement informé » le Vatican des atrocités de Pologne (comme on se figu­rera que « *la presse internationale* » ([^64])*,* parce qu'elle « *signalait sans équivoque, dès la fin d'octobre 1939* », des mesures d'internement -- d'ailleurs abominables --, annonçait déjà le génocide à venir) ; quant à « *l'exter­mination des Polonais* », si horribles qu'aient pu en être le projet et les commencements, il ne semble pas, Dieu merci, que l'entreprise, puisque exterminer signifie faire périr entièrement, ait été poursuivie aussi rapi­dement que M. Nobécourt le suggère et voudrait que le Vatican l'ait su. La mémoire des dates est infaillible chez M. Nobécourt, mais seulement quand elles lui paraissent constituer pour Pie XII une circonstance aggravante ; dans le cas contraire, il les oublie aussi volontiers qu'il les arrange. 3° Une fois de plus, il dénature par de malignes astuces de rédaction, le sens des actes les plus hono­rables de Pie XII. Celui-ci maintient et renouvelle des relations diplomatiques avec le gouvernement polonais en exil : il tombe sous le sens à tout honnête homme qu'il marquait par là, à l'Allemagne comme à la Russie, son refus de s'incliner devant le fait accompli. (Soit dit en passant, ce gouvernement existe encore, et com­ment a-t-il été traité depuis par ses alliées les démo­craties victorieuses ?) Retournant l'argument ou plutôt le disposant de biais, M. Nobécourt en profite pour sous-entendre que ces relations diplomatiques, grâce auxquelles Pie XII était « *pleinement informé* », rendent son « silence » d'autant plus impardonnable ! De même si, avant cela, le représentant du pape a demandé qu'une enquête soit ouverte en Pologne, M. Nobécourt insinue que cette tentative ne fut qu'un coup de crosse dans l'eau, puisqu'il la cite en second lieu et comme déjà dépassée « *par les renseignements qui affluaient* » à la nonciature de Berlin (on se souvient que d'après M. Friedländer ils *affluaient* pareillement au Vatican sans y troubler les préparatifs de Parsifal !) 118:99 En no­te, comme à son ordinaire, M. Nobécourt, tout en accusant le nonce de n'avoir eu « *aucune notion réelle des dimensions de l'extermination de l'élite polonaise* », (il ne s'agit donc déjà plus de « *l'extermination des Polo­nais* »), laisse cependant filtrer une lueur de la vérité contraire dans une allusion à la démarche faite par Mgr Orsenigo auprès de la Wilhelmstrasse pour « atti­rer l'attention sur les affreuses cruautés dont le malheu­reux peuple polonais est impunément l'objet de la part de la Gestapo ». Bien que mutilée par M. Nobécourt, cette citation ne donne pas une si piètre idée de la « *no­tion réelle* » que le nonce pouvait avoir des événements, ni de l'intérêt qu'il y portait. Mais cette citation d'une ligne, M. Nobécourt l'a tirée d'une dépêche qui, dans le livre de Mgr Giovanetti, occupe plus d'une page en petit texte. C'est le rapport envoyé de Berlin par Mgr Orsenigo à Mgr Maglione, secrétaire d'État de Pie XII, en date du 29 novembre 1939. En voici d'autres passages, et d'abord la première phrase rétablie en son entier : « J'ai voulu attirer l'attention *du gouvernement nazi, par un avertissement très net*, sur les affreuses cruautés dont le malheureux peuple polonais est impunément l'objet de la part de la Gestapo. » On voit que le nonce, s'il ne dénonçait pas « *l'extermination des Polonais* », ne se limitait pas non plus à dénoncer celle « *de l'élite polonaise* » : il dénonçait toutes les cruautés impunies, c'est-à-dire à punir, dont était victime l'ensemble du « malheureux peuple polonais ». Et il les dénonçait au « gouvernement nazi, par un avertissement très net », mots que M. Nobécourt censure, tant est grand son désir de nous faire oublier qu'une telle demande d'enquête a évidemment la valeur d'un avertissement et d'une pro­testation. La virtuosité que M. Nobécourt dépense à maquiller la vérité, ou son impuissance de relater exactement quoi que ce soit, ont quelque chose de patholo­gique. Le nonce continue : 119:99 « ...J'en ai parlé ouvertement avec le sous-secrétaire d'État, le Dr Woermann, à la fin d'une conversation officielle. Et pour prévenir certaines objections, j'ai com­mencé par dire que je ne parlais pas en vertu d'une délégation du Saint-Siège ou du corps diplomatique, mais uniquement en tant qu'homme privé ([^65]), et que c'étaient des Allemands qui m'y avaient invité. « Sans donner de détails précis, je me bornai à dire que le bruit se répandait, accrédité par des témoins au­torisés, qu'on se livrait à des actes de cruauté contre des personnes innocentes » etc. (Ces « témoins autorisés », le nonce a évité de les désigner au Dr Woermann, mais il précisait pour le cardinal Maglione : des membres du clergé allemand, des militaires, « des protestants appar­tenant à des professions libérales, venus me voir à la Nonciature et qui m'ont raconté en pleurant ces scènes de cruauté, suppliant, pour l'honneur de leur patrie, que l'on mit un terme à tant de honte ».) « Le Dr Woermann tenta de réagir de façon assez violente... Mais je ne me suis nullement rétracté, et j'ai réaffirmé que je parlais au nom d'un principe d'huma­nité que j'estimais ne pas être éteint en Allemagne. « Il me demanda alors ce que je désirais. « Une chose très simple, ai-je répondu, une mesure qui satisfera à la plus élémentaire justice. Je désire qu'une enquête diligente et attentive soit menée par des personnes compétentes pour constater si réellement comme on le craint, de tels crimes se commettent, et pour juger de leur gravité, identifier les coupables et les mettre dans l'impossibilité de nuire. Une enquête, ai-je ajouté, c'est le moins qu'on puisse demander. » 120:99 (Avouons que ce diplomate ne mâchait pas ses mots, et que ce qu'il appelait poliment une demande d'enquête allait singulièrement loin dans la présomption et la réproba­tion des résultats dont M. Nobécourt ne découvre dans un tel langage « *aucune notion réelle* » !)... « Refuser d'ouvrir cette enquête, insista le nonce, pourrait appa­raître comme le signe d'une complicité que je ne veux même pas supposer. Le Dr Woermann en convint avec moi... « Quelques jours après, j'eus un entretien avec le Dr Weizsaecker et je lui exposai mon désir de le voir intervenir en faveur du comte Clapowski et de sa femme ([^66]), qui, craignait-on, avaient été condamnés à mort, mais, pour toute réponse, il me fit la recomman­dation de ne pas m'ingérer dans des affaires de cette nature, si je ne voulais pas nuire à la cause que je cher­chais à défendre. Il n'ajouta rien d'autre, mais il n'est pas à exclure que cette recommandation n'ait été en même temps la réponse implicite à la demande que j'avais adressée au Dr Woermann. » \*\*\* Ce document éclaire parfaitement la position et la politique du Saint-Siège, comme aussi celles de M. Nobé­court qui s'en débarrasse sans vergogne : d'un même coup de gomme à effacer, il en supprime à la fois le principal et le contexte, lequel s'étend sur une centaine de pages du livre de Mgr Giovanetti, relatives aux affaires de Pologne. Elles sont fort éloquentes. Récapi­tulons la succession des faits qu'elles nous révèlent. Le 21 mars 1939, à Berlin, ouverture des pourparlers germano-polonais sur Dantzig et le Corridor. 121:99 Le vendredi-saint, 7 avril, l'Italie envahit l'Alba­nie ([^67]). Le 9, à Saint-Pierre, homélie pascale de Pie XII : « *Dicebant* pax*,* pax*, et non erat* pax*...* Comment pourrait-on, hélas, jouir de la paix (...) tant que les pactes solennellement garantis et les promesses jurées (qui sont le fondement même de toute confiance réciproque) ont perdu toute valeur et toute solidité ? » Le pape recom­mandait les « ententes amiables, où il soit tenu un compte équitable des justes intérêts de tous, où l'on ne se dispense pas de sacrifices pour le bien supérieur de la famille humaine, où règnent la bonne volonté et l'exem­plaire fidélité à la parole donnée ». Mais il rappelait aussi l'existence de ces « masses innombrables » qui, par manque de travail, « livrées au découragement et à une misère contrastant cruellement avec le luxe et l'ai­sance surabondante de privilégiés inconscients de leurs obligations sociales, seront une proie facile pour les propagateurs de théories dissolvantes ». C'était flétrir, dans ses causes mêmes, la guerre qui approchait. Au lieu d'entendre la leçon, les différents pays qu'elle concernait n'en retinrent que les arguments dont ils pouvaient res­pectivement se prévaloir pour appuyer soit leurs posi­tions de pays riches, soit leurs revendications de pays pauvres. 122:99 « Et ceci vaut pour tous les discours ou messages prononcés par le pape à l'époque, puis durant la guerre », note Mgr Giovanetti, ajoutant que tous les pays, d'accord sur ce seul point, « oubliaient de faire men­tion de la charité dont Pie XII avait cependant aussi parlé ». On fut d'accord pour oublier surtout la distinc­tion qu'il ne cessa de marquer entre le peuple allemand et ceux qui profitaient de ses malheurs pour l'égarer : les « propagateurs de théories dissolvantes », ceux à qui deux ans plus tôt, du haut de la chaire de Notre-Dame, il avait déjà infligé le nom de « mauvais pasteurs » de cette « nation noble et puissante » qu'était l'Allemagne, entraînée par eux « dans l'idolâtrie de la race »... Il semble que ce soit le lot fatal des papes que de prêcher dans le désert ou, qui pis est, devant des foules de sourds plus ou moins volontaires. Avec quelle amer­tume Pie XI et ses prédécesseurs s'en étaient déjà scan­dalisés ! Le 16 avril 1939, Mgr Pietro Bernardini, nonce apos­tolique en Suisse, relate les propos de M. Motta, prési­dent de la Confédération, lequel envisageait avec opti­misme une réconciliation de la France et de l'Italie : de sa propre initiative, il a suggéré à l'ambassadeur fran­çais, M. Alphand, d'accepter à cette fin la médiation proposée par le Saint-Siège (lequel manifestement et persévéramment espère avoir plus de chances d'agir sur l'Allemagne en recourant d'abord aux bons offices de l'Italie). Rencontrant à son tour M. Alphand, le nonce « lui assura que rien n'eût été plus agréable au Saint-Père que de voir les deux nations catholiques se réconcilier, conformément au programme de paix qu'il avait exposé avec tant d'insistance ». Peine perdue. « L'am­bassadeur répondit au nonce que son gouvernement savait bien que le précieux concours du Saint-Père lui était pleinement acquis ([^68]). Mais il y avait de graves obstacles qui s'opposaient à une initiative de ce genre. » 123:99 Le 28 avril (1939), Hitler dénonce le pacte germano-polonais conclu en 1934. Le colonel Beck en avait tiré quelque avantage, acceptant même en cadeau un mor­ceau de la Tchécoslovaquie. Son amitié pour Hitler l'avait d'ailleurs brouillé avec Pie XI. Dans les premiers jours de mai, Pie XII décide de tenter lui-même une démarche auprès des gouverne­ments de France, d'Allemagne, d'Angleterre, d'Italie et de Pologne, en vue de sauver la paix et probablement d'éviter la formation de deux blocs antagonistes. Dans son désir de faciliter les choses, il offre aux participants la Cité du Vatican comme lieu de rencontre éventuel. Pressentis, ces gouvernements, tout en couvrant de fleurs le projet du pape, éludent comme inopportune et prématurée l'idée de réunir une conférence internatio­nale. Mgr Valerio Valeri rendit compte des entretiens qu'il eut au Quai d'Orsay avec le ministre Bonnet, qui le pria « de suspendre jusqu'à nouvel ordre la publica­tion du message » papal, puis avec M. Alexis Léger, secrétaire général d'ambassade, en littérature Saint John Perse, lequel se montra « opposé au principe d'une conférence quelle qu'elle soit et à toute prise de contact avec les puissances totalitaires, ce qui, à son avis, serait tout de suite pris pour un indice de faiblesse. On risquerait de la sorte d'affaiblir ce puissant armement moral, financier et militaire que la France et l'Angleterre ont su forger dans leurs pays respectifs et qui devient de jour en jour plus formidable ». Commentant ce rapport du nonce, Mgr Giovanetti ajoute : « M. Léger pensait que l'action du Saint-Siège devait s'exercer dans une sphère supérieure, sans entrer dans les détails d'ordre pratique ([^69]). A son avis, la situa­tion de l'Allemagne devenait de plus en plus critique et, si une guerre éclatait, l'Allemagne ne pourrait aller au-delà de... la mobilisation générale. Il pensait que la seule crainte de la Wehrmacht empêchait les Allemands de se révolter. » 124:99 Ce trait de lucidité politique ne fut ni le seul ni le plus beau, et Mgr Valerio Valeri, compte tenu du grand désir de paix qui animait les populations et dont le Saint-Siège recevait de partout le témoignage unanime, n'avait que de trop bonnes raisons d'écrire le 12 mai : « Les États qu'il est convenu d'appeler du nom de démocra­ties ne souhaitent pas multiplier les contacts... Ils sont d'ailleurs persuadés que d'ici peu de mois la balance des forces en présence pèsera entièrement de leur côté. C'est ce qui m'a été dit par M. Bonnet et répété par M. Bullitt, ambassadeur des États-Unis, lequel ne m'a pas dissimulé sa satisfaction de savoir que la tentative du Saint-Siège n'aurait pas de lendemain ([^70]). Pour lui aussi en somme, il faut que les États totalitaires soient mis au pied du mur... Une telle attitude est peut-être habile mais elle est également très risquée. » L'attitude de Ciano et de Ribbentrop n'était pas plus encourageante. De ce côté aussi, « d'un commun accord, on déclarait (le 9 mai) rendre hommage aux intentions du saint-père. Toutefois, sa proposition de conférence de cinq puissances, destinée à redresser la situation in­ternationale, semblait prématurée et, pour le moment, s'avérait inutile, ne fût-ce que pour ne pas mettre en cause la haute autorité du pape » (!) Cette réponse fut confirmée officiellement par Ribbentrop le 17 mai, au cours d'un entretien qu'il eut avec Mgr Orsenigo. Tant au nom d'Hitler que de Mussolini, le ministre remerciait vivement le saint-père de s'être « intéressé avec tant de bienveillance à la cause de la paix universelle » ([^71]) ; dans les circonstances présentes, les deux chefs d'État estimaient cependant « que le moment favorable n'est pas encore venu de convoquer une conférence ayant pour objet les divergences entre l'Italie et la France, et le différend germano-polonais » ; ils ne souhaitent pas « qu'une si noble tentative se solde par un insuccès, en considération de la très haute dignité qui s'attache à la personne du souverain pontife ». 125:99 Le gouvernement polonais lui-même ne fut pas le moins réticent, disant redouter « qu'un échec de la con­férence n'aggravât le péril de guerre ». Plus exactement, la Pologne, comme ses alliés occidentaux, appréhendait par-dessus tout un second Munich. \*\*\* Sans doute, une négociation, surtout avec un ogre, entraîne toujours des risques, on s'en était aperçu. Mais les guerres aussi, on allait s'en apercevoir mieux encore. Pie XII, qui ne concevait la paix que dans la justice -- il ne cessa de le répéter ; connaissait assez Hitler pour ne rien hasarder sans garanties préalables. C'était entiè­rement dénaturer son intention que de prétendre, comme on le fit à la Commission des Affaires étrangères de la Chambre française, « qu'elle ne pouvait complaire qu'aux États qui réclament en menaçant ». Ces États totalitaires ne furent d'ailleurs pas les moins prompts à la repousser. Le bruit courut également à Paris que le geste du pape était une manœuvre italienne : ce bruit parvint à l'ambassadeur Charles-Roux déjà détrompé par le refus de Mussolini, qu'il savait d'ailleurs n'être nullement « désireux de voir le Saint-Siège jouer un rôle politique de premier plan... C'était à soi-même que Mussolini, en son for intérieur, réservait le rôle de paci­ficateur, la pacification dont il serait l'instrument devant, naturellement, procurer à l'Allemagne une appréciable satisfaction ». C'est donc que la paix telle que la conce­vait le pape n'en promettait pas tant. En fait, de quelque côté qu'il se tournât Pie XII put voir que la guerre était acceptée, voire sourdement dési­rée, non certes par les peuples, mais par tous les États, y compris ceux qu'elle détruirait les premiers. Devant ce mauvais accueil, le message pontifical tout prêt, déjà indiscrètement et défavorablement éventé par divers organes de la presse mondiale, fut mis en réserve. 126:99 Dès le 10 mai 1939 (date augurale !) Mgr Maglione avait infor­mé confidentiellement de l'état des négociations les nonciatures des pays neutres : d'après les premières ré­ponses, « la convocation d'une conférence internationale n'apparaissait pas nécessaire, du moins dans l'immédiat, étant donné, disait-on, l'amélioration de la situation générale ». Ce résumé de Mgr Giovanetti, ce disait-on, respire une ironie involontairement cruelle. Comme pour se justifier après coup, les responsables revinrent plus d'une fois sur les motifs d'un refus qu'ils devaient bientôt, regretter. Le 20 mai, dans une conver­sation avec le cardinal Maglione, l'ambassadeur Charles-Roux lui disait : « Plus qu'une conférence de cinq puis­sances, serait efficace une déclaration du Saint-Père se plaçant sur le terrain moral », c'est-à-dire dans la « sphère supérieure » déjà recommandée par M. Alexis Léger, celle-là même où MM. Nobécourt et Friedländer reprochent maintenant au pape de s'être retranché. L'ambassadeur opinait dans le même sens auprès du nonce Valerio Valeri qu'il rencontra ces jours-là : la voie diplomatique n'ayant mené à rien, il jugeait plus utile que le pape se bornât à « l'affirmation de principes contraires aux théories en vogue ». Le 26 juin encore, le ministre Bonnet dira au P. Gillet pour qu'il le répète à Rome : « On croit fermement ici qu'une encyclique ou un discours sur la liberté et la dignité de la personne humaine... sur les hérésies politiques et sociales... aurait une portée considérable. » C'était conseiller à Pie XII de s'en tenir aux généralités. \*\*\* Pie XII condamnait la guerre. Chacun de ceux qu'il pressait d'y renoncer voulait seulement qu'il condamnât le camp adverse, sous le couvert de principes assez géné­raux pour que les uns et les autres fussent libres de les interpréter au mieux de leurs intérêts et de leur victoire escomptée. Le calcul, certes, n'est que trop humain. 127:99 Mais dans la constance du dessein qu'il épouse, dans la résolution arrêtée qu'il traduit, et jusque dans l'identité mielleuse des dérobades et des excuses dont tous les belligérants l'enveloppèrent, nous sentons percer autre chose qu'un instinctif calcul : une tacite résignation à faire la guerre coûte que coûte, imposée ou inspirée à toutes les nations, consentantes ou non, par une puis­sance supra-nationale qui espérait de la guerre moins la dérisoire victoire de l'un des deux camps qui en seraient les instruments que le bouleversement et la ruine universels qui en seraient le seul résultat. En face de cette puissance destructrice, se dressait la puis­sance également supra-nationale du pape : celle-ci, il s'agissait de l'éliminer d'emblée, en vertu d'une de ces consignes impératives, irrésistibles et voilées, d'ori­gine secrète, insidieusement dictées à ceux-là même qui s'en méfient le moins et en pâtissent le plus, toutes pareilles à celles contre lesquelles s'étaient déjà brisés Pie X et Benoît XV. En somme, tout le monde priait Pie XII de s'occuper de ses affaires. Il s'en occupa donc et, pendant ce fatal printemps de 1939, toutes ses interventions publiques, écrits, discours, allocutions, messages, n'eurent d'autre objet que la paix, pour laquelle il priait et faisait prier, implorant de Dieu ce qu'il n'obtenait pas des hommes. Les réponses qu'il avait reçues d'Angleterre étant un peu moins décevantes ou un peu moins discourtoises que les autres, il s'attacha à favoriser de son appui le plus amical, dans toute la mesure où le permettaient les incompatibilités théolo­giques, la croisade religieuse dont l'Église anglicane avait lancé l'idée. Officiellement, le pape ne pouvait en prendre la tête ni « redonner à toute la chrétienté une seule et même voix », comme le suggérait l'archevêque de Cantorbéry dont l'appel -- quoique très noble, trahis­sait naturellement certaines préoccupations nationales. Pie XII fit savoir que lui-même, pour ce qui était de l'Église catholique, l'avait déjà engagée dans une croi­sade de prières pour la paix : « paix dans les âmes, trou­blées par les sollicitations et séductions de fausses doc­trines, paix entre les nations, frémissantes dans une incessante anxiété » ([^72]). 128:99 C'était taxer de fausseté, *entre autres,* les doctrines hitlériennes, non d'un point de vue national ou politique particulier, mais parce qu'elles pervertissaient les âmes et menaçaient la paix. Restait immédiatement possible et acquise, par le moyen de la prière, l'union de toutes les âmes chrétiennes, même allemandes. Pie XII y souscrivit de grand cœur et c'est en toute vérité que les co-signataires non catholiques (orthodoxe, luthérien, presbytérien, évangélique) de l'appel anglican du 17 mai déclarèrent : « Sa Sainteté le pape a déjà fait entendre à son propre troupeau une paternelle invitation à entreprendre une croisade de prières pour la paix entre toutes les nations durant le mois de mai et culminant à la fête de la Pentecôte, et nous sommes heureux de penser que notre propre appel s'associe de la sorte à celui de Sa Sainteté. » Pie XII lui-même, comme le rappelle Mgr Giovanetti, répéta en mainte occasion ce qu'il avait déjà dit le jour de son couronnement : qu'il se sentait poussé à parler et à agir « conscient de ce qu'espèrent et attendent du trône de Pierre, non seulement ceux qui nous sont étroitement unis dans la foi et dans la charité, mais, aussi un grand nombre de nos frères séparés ». Admirons et méditons cette merveilleuse définition d'un véritable œcuménisme catholique : pour n'être pas « étroitement unis » à Pierre « dans la foi et dans la charité », les frères séparés le sont dans l'espérance, puisque Pierre, sans transiger sur la doctrine, n'ignore ni ne rebute les espoirs qu'ils placent en lui, -- et puis­que les prélats non catholiques se réjouissaient de lui être ainsi associés. Par là se trouvait réalisé, en dehors de toute politique et de tout compromis, le vœu « de redonner à toute la chrétienté une seule et même voix », comme l'avait souhaité le Dr Lang, archevêque de Can­torbéry : cette voix fut celle de la prière, la seule où Pie XII fût en état de mêler la sienne, précisément parce qu'il parlait au nom de tous, et non d'une de ces Églises nationales qui d'ailleurs avaient beaucoup de mal à s'entendre entre elles sur un programme d'action collective. 129:99 Le Dr Lang le comprit parfaitement et le dit, le 24 mai, à la Chambre des Lords : « Il serait incorrect et inutile d'inviter le pape à convoquer une semblable conférence (de toute la chrétienté), puisqu'il est certain qu'il lui serait impossible d'accepter. » Et il concluait, lui aussi, que la prière restait l'unique terrain de rencontre et l'unique recours pour tous les chrétiens. On a, depuis, beaucoup disserté sur l'œcuménisme, mais sur un œcuménisme assez différent de celui de Pie XII, et qui gagnera à n'être pas jugé sur ses premiers fruits ; car l'exploit le plus éclatant par lequel il s'est signalé jusqu'ici a été l'alliance inattendue, caricaturale, perturbatrice et communisante qu'ont formée contre la primauté romaine un dramaturge protestant allemand, un journaliste catholique français, un « historien » juif d'origine tchèque et enfin, brochant sur le tout, un prê­tre italien défroqué, tous portés par une propagande internationale sans mesure, sans scrupule et sans pré­cédent. Or la conjuration qui se déchaîne aujourd'hui contre Pie XII parce qu'il s'est replié dans la prière est exac­tement la même qui l'y contraignit en 1939, comme elle y avait contraint, de 1914 au traité de Versailles, Pie X et Benoît XV. Les mêmes partis enjoignent au pape de ne pas se mêler de politique et le honnissent ensuite parce qu'il s'est contenté de prier. Les Nobécourt et les Friedländer qui, à l'endroit du seul Hitler, blâment Pie XII d'avoir usé de trop de ménagements, sont les fidèles successeurs des politiques qui le virent avec soulagement se résigner sur leur ordre à ménager tous les belligé­rants. Ces gens par qui échoue l'action du pape s'indi­gnent qu'il n'ait point agi. Ils lui dénient toute autorité sur le temporel, puis, quand ils n'ont plus rien à craindre de son intervention, feignent que sa neutralité contre­vienne aux devoirs de ce qu'ils appellent alors « la plus haute autorité morale du monde ». (*A suivre*.) Alexis CURVERS. 130:99 ### Grégorien et spiritualité *Un témoignage* par André CHARLIER Mon article paru dans le numéro, de novembre d'ITINÉRAIRES, « Grégorien et Spiritualité », m'a valu un abondant courrier. Que nos correspondants ne perdent pas courage, mais qu'ils s'apprêtent à une épreuve sévère. En fait, tout ce que nous voyons et entendons prouve abondamment qu'il y a ce qu'on peut bien appeler une conjuration pour éliminer totalement le latin et le grégorien de la liturgie. Un curé de Paris disait il n'y a pas longtemps à ses vicaires : « Ah ! ce grégorien, j'aurai sa peau ! » Il faut qu'on comprenne bien que la question est grave. Si nous défendons le grégorien, ce n'est pas par goût de l'archaïsme ni par une sorte d'esthétisme ridicule, c'est parce que le grégorien est l'expression la plus haute dans l'art musical de la spiritualité catholique. Or on est en train de nous fabri­quer une spiritualité moderne, ou plutôt une pseudo-spiritualité, qu'on croit plus accessible à la masse, et qui l'est en effet parce qu'elle se préoccupe peu de hausser le peuple fidèle du plan des réalités naturelles à celui des vérités surnaturelles. Son trait le plus remarquable est qu'elle ignore l'adoration : comment alors pourrait-elle s'exprimer par un art qui est le langage même de l'adoration ? 131:99 Voilà pourquoi on découvre avec étonnement chez certains prêtres une sorte de haine du grégorien : malgré la Constitution conciliaire sur la Liturgie, malgré les désirs expri­més par le Pape Paul VI, on tente un véritable coup de force pour l'éliminer. Beaucoup de monastères bénédictins eux-mêmes sont disposés à l'abandonner. De même on élimine le thomisme au profit de Mounier, de Blondel, de Teilhard de Chardin, parce qu'il pose en principe la transcendance de Dieu. Évidemment le grégorien ne ressemble pas aux voix de la nature : il parle de ce qu'aucune voix humaine n'ose plus dire : la nostalgie de la patrie perdue, le goût d'une perfection jamais atteinte, le désir de voir Dieu. Je chantais hier, -- non pas à l'église bien sûr mais pour moi seul, -- l'Hymne des Vêpres pour l'Avent *Creator alme siderum*. Est-il possible, me disais-je, qu'on enlève au peuple chrétien la consolation qu'il tirerait d'un chant si simple, qui exprime si parfaitement la grande espérance de l'Avent ? On lira avec émotion le document ci-après, qui confirme notre expérience. Le grégorien est parfaitement susceptible d'être compris et aimé par le peuple, il est même un moyen d'éducation merveilleux, parce qu'il ouvre l'âme aux réalités éternelles ; mais, je le dis avec effroi, c'est une forme d'éducation qu'on ne cherche plus à donner. Alors que mes lecteurs le sa­chent : par la volonté du clergé, les jours du grégorien sont comptés. C'est donc au peuple fidèle qu'il appartient de le sau­ver. Qu'il suive l'exemple d'un de mes amis qui, tous les soirs, en famille, consacre un moment à chanter avec ses enfants les mélodies liturgiques. Il fera plus ainsi que maintenir une tra­dition sainte. En cultivant l'authentique spiritualité de l'Église, il rendra possible, quand les hommes seront guéris du vertige actuel, la restauration des valeurs spirituelles. André CHARLIER. JE SUIS UN VIEUX MISSIONNAIRE spiritain rentré d'Afrique cette année après quarante-cinq ans d'apostolat. Je viens de lire votre article *Grégorien et Spiritualité,* et je me sens poussé à vous féliciter pour les excellents arguments que vous alignez en faveur du chant grégorien. 132:99 J'ai passé trente ans au Cameroun, où les missionnaires se sont toujours appliqués à faire chanter le plain-chant à leurs fidèles. Aussi ai-je été mal impressionné par une déclara­tion imprimée dans « Maison-Dieu » que les missionnaires du Cameroun exagéraient certainement en chantant la messe tous les matins, au point d'avoir fait de leurs mis­sions de véritables monastères. Déclaration de nouveau en­tendue par moi et tombée des lèvres d'un illustre Jésuite, auteur d'un missel qui s'est très bien vendu. Ce bon Père annonçait déjà l'abolition prochaine du grégorien, qu'il fal­lait remplacer par autre chose. Hélas ! c'est vous qui avez raison. Et je suis témoin, avec mes confrères du Cameroun, que le grégorien est fait pour le peuple, à condition qu'on veuille l'enseigner aux fidèles. Dans ma mission de Minlaba, où je suis resté dix-neuf ans, tous mes chrétiens chantaient facilement la Messe des Anges, celle de la Sainte Vierge (cum jubilo), la messe d'Avent et de Carême, la messe du Temps pascal et la messe des Défunts. Une schola exercée chan­tait le Propre. A Yaoundé, le 30 novembre 1955, sur le ter­rain des sports, eut lieu le sacre de Mgr Etuga, premier évêque autochtone du pays : il y avait là 100 000 assistants qui chantaient à pleine voix la messe des Anges. Plus récem­ment, à la mission de N'KUNOTOU (Cameroun), un vicaire général de Strasbourg, Mgr Monnier, invité par le Supérieur de la Mission à la grand-messe du dimanche, alla aussitôt chercher son magnétophone pour enregistrer le chant de cette messe, où la foule alternait l'ordinaire avec une schola de *pueri cantores*, qui chantaient en outre le Propre. Oui nous chantions la messe presque chaque matin, et nos noirs aimaient cela ; ils y assistaient assez nombreux, souvent suivant la messe à l'aide d'un gros livre de l'édition vati­cane, qu'ils achetaient au Père Provincial de Yaoundé pour 1800 ou 2000 frs. Tout cela ne s'est pas fait tout seul, bien sûr. Lorsque nous nous sommes aperçus que le grégorien plaisait aux Camerounais, nous faisions chaque jour une classe de chant à l'école pendant la dernière demi-heure de classe de la matinée, de 11 h. 30 à midi. Et souvent le dimanche après la grand-messe, l'un de nous montait dans la chaire pour une répétition à la foule. Vers 1933-1935 on constitua à Yaoundé les premiers mouvements d'Action Catholique et de J.O.C.. Le P. Bonneau et le Dr Aujoulat s'en occupaient. Lorsque ceux-ci demandèrent aux jeunes gens à quoi ils pourraient occuper leurs réunions, tous demandèrent -- « Apprenez-nous à solfier le plain-chant. » 133:99 Quand le Colonel Leclerc partit pour le Tchad avec l'em­bryon de la 2, D.B., les Camerounais de cette troupe empor­taient dans leur paquetage le gros livre de l'édition Vaticane, et partout ils chantaient la messe de l'aumônier, stu­péfait de constater que partout, au Tchad, en Lybie, en Algérie, en France, en Italie, en Autriche, partout les chré­tiens connaissaient la messe des Anges, en s'étonnant que des Africains, des soldats, pussent si bien chanter le chant d'église. Si au lieu de chanter en latin ils avaient dû en­tendre une messe en arabe, en anglais, en français, en alle­mand, comment se seraient-ils rendu compte de la catho­licité de la Sainte Église, si bien exprimée par le latin ? On a dit : « Le latin est trop difficile. » Pourquoi alors avions-nous tant de succès ? Le latin est proche du français, sur­tout le latin d'église. Un jeune prêtre mourut, l'abbé Jean Tali. J'ai assisté à son enterrement et entendu ce jour-là une foule de deux mille personnes chantant par cœur le *Libera*. Ceux qui ont assisté aux manifestations de l'année mariale à Yaoundé peuvent attester que durant le triduum de l'Immaculée, pendant trois jours, la grand'messe fut chantée au terrain des sports par la foule des pèlerins. Ah ! combien vous avez raison d'affirmer que le grégorien peut être un chant popu­laire, et même le seul qui puisse l'être, à condition bien sûr que les prêtres se chargent de l'enseigner. Nous, missionnaires spiritains, nous sortions tous du séminaire de Chevilly, où on nous imprégnait de ce chant, au point que dom Gajard, maître de chœur à Solesmes, esti­mait que, de toute la France, nous étions le séminaire où on chantait le mieux. Je me rends cette justice que, pendant mes quarante-cinq ans de missionnaire, je me suis toujours appliqué à faire chanter le grégorien. Après le Cameroun, j'ai passé dix ans à l'île Maurice (Océan Indien). Là, à la cathédrale de Port Louis, je donnais tous mes soins à une schola de *pueri cantores* auxquels j'enseignais tout par cœur : ces enfants avaient une telle mémoire musicale qu'il me suffisait d'avoir moi-même chanté une mélodie devant eux pour qu'ils retiennent exactement la mélodie et les paroles. C'est au point que vingt ans plus tard, revenant dans ce pays, un conseiller municipal me disait : « Ah, Père, vous souvenez-vous du temps où nous chantions avec vous les Vêpres du dimanche ? » Moi de répondre : « Oui, mais vous rappelez-vous encore les paroles ? » 134:99 Réponse : « Et comment ! » Et il entonne l'antienne -- *Deus autem noster in coelo, omnia quæcumque voluit, fecit.* J'en étais moi-même stupéfait. Lorsque vous dites si bien : « le grégorien est un langage de l'âme pour l'âme » quelle vérité ! J'avais dix-huit ans en 1908 et je terminais mes études secondaires. J'avais passé mon examen pour entrer au séminaire de Quimper. C'est alors que je fis un voyage à Chevilly au séminaire du Saint-Esprit. Quand j'entendis -- c'était pour la première fois -- les scolastiques chanter la grand-messe et le salut du Saint-Sacrement, je fut trans­porté d'enthousiasme et je décidai sur l'heure que j'allais me faire spiritain. Je suis parti en Afrique en 1920 et, vous dis-je, je n'ai jamais cessé de propager partout où je suis allé ce beau plain-chant de la sainte Église. Je vous remercie encore une fois pour votre bel article. Il rejoint l'*Ami du Clergé* en date du 14/10/63 (n° 41) où l'auteur précise ce qui est autorisé par le Concile et ce qui est interdit. Il signale les abus de l'heure présente dans presque toutes les paroisses de France. Hélas ! j'ai bien peur que notre beau grégorien ne succombe et je fais les mêmes vœux que vous afin qu'il ne disparaisse pas avant ma mort. Recevez l'expression de ma reconnaissance et le vœu de vous voir taper encore le tambour du rappel à tant de prêtres ignorants. 135:99 ### La Révolution dans un village normand (II) par Jacques DINFREVILLE LE 9 OCTOBRE 1791 la cloche du couvent de Sainte-Barbe est descendue par ordre du procureur syndic de Louviers en présence de la municipalité du Mesnil-Jourdain. Le procès-verbal inscrit sur le registre note que la cloche portait l'inscription -- « L'an 1766, haut et puissant seigneur Messire Pierre Robert le Roux, chevalier, Baron d'Acquigny, président à mortier au Parlement de Rouen, descendant du fondateur du couvent de Sainte-Barbe en la paroisse du Mesnil-Jourdain. Jean Garillier fondeur... » Cette fois, il semble que la population du Mesnil-Jour­dain se soit émue. De cette émotion nous trouvons trace sur le registre : « Les paroissiens réclament de leur curé qu'il dise chaque dimanche une deuxième messe tardive, où pourront assister ceux qui ont des tâches trop matinales. » Plus vite que leur pasteur, nos fins Normands ont compris que l'heure de l'épreuve, de la persécution, s'annonce ; alors la prière se montre plus efficace que les beaux discours... Triste comme l'amenée d'un pavillon, cette descente de cloche déclenche une cascade d'événements peu fastes. Le Président d'Esneval meurt deux ans après le Président d'Acquigny, laissant orphelins trois fils et une fille encore jeunes, qui connaîtront des jours pénibles. Le citoyen Havas ([^73]), administrateur général des biens de la famille, aura fort à faire pour les défendre contre les tentacules du Pouvoir. 136:99 Le 5 décembre, le conseil municipal du Mesnil-Jourdain délibère et décide que les friches de Callouet et de la Croix Dame Richard, « ayant servi de temps immémorial de pâ­ture à la communauté » seront portés au rôle des contri­butions de cette communauté. C'est là une formule d'expro­priation assez élégante... De nombreuses destructions dues à la malveillance sont constatées sur les murs de la Garenne. Le garde de la famille d'Esneval, qui a un beau nom, Pierre Philippe la Vertu, témoigne en cette circonstance de son dévouement à ses jeunes maîtres, réclame le châtiment des coupables. Le 26 février 1792, de nouvelles élections ont lieu au Mesnil-Jourdain. Jean-Baptiste Antoine Letellier est nom­mé maire et confirmé dans ses fonctions en dépit d'une opposition du Sieur Guibert qui prétend que celui-ci « est parent du clergé et allié à la noblesse ». Jean-Baptiste An­toine cultive, en effet, au Mesnil-Jourdain les terres appar­tenant à la famille d'Esneval « dont l'importance nécessite l'emploi de deux charrues ». \*\*\* Nous entrons dans la période de la Révolution. Le 25 avril 1792, An I de la Liberté, la guerre est déclarée à l'Autriche. Dès lors les événements se précipitent et les mesures militaires se multiplient, trahissant une certaine fébrilité stratégique qui ne dit rien qui vaille. Le registre est litté­ralement submergé. Signalons : -- la loi relative à une aug­mentation du traitement accordé aux gens de guerre qui entreront en campagne. 29 février 1792. -- la loi relative à l'augmentation des officiers généraux de l'armée. 29 janvier. -- la loi relative au zèle que les gardes-nationaux ont manifesté pour concourir d'une manière active à la défense du royaume. 13 décembre. -- la loi relative aux différents particuliers enfermés, bannis ou condamnés aux galères, pour fait de révolte depuis le 1^er^ mai 1788. 137:99 -- la loi relative à l'augmentation du corps d'artillerie. 29 avril 1792. -- la loi qui autorise le ministre de la guerre à se servir des chevaux de la poste pour le transport des canons. 3 sep­tembre. Notons au passage que la plupart de ces lois ont pré­cédé la déclaration de guerre. Le 17 juin 1792, il est procédé à la formation d'une garde nationale au Mesnil-Jourdain. « Le 17 juillet, les membres composant le conseil géné­ral des communes du Mesnil-Jourdain et de Cavoville con­voqués extraordinairement, après avoir entendu lecture d'une loi qui fixe les mesures à prendre quand la patrie est en danger, décident que le corps municipal serait en état d'activité permanente à dater de ce moment afin de prendre toutes les délibérations nécessaires à la tranquillité publi­que, arrêtent que la garde nationale serait en état de per­manence et qu'à cause de la dispersion de la commune et des travaux journaliers dont l'interruption préjudicierait au bien public dans la saison actuelle, cette même garde nationale serait dispensée de monter la garde jour et nuit selon la rigueur de la loi ; mais que tout citoyen serait toujours armé chez lui et tenu de paraître sous les armes au premier signal. Tous les citoyens armés seraient tenus de déclarer à la maison commune le nombre et la nature des armes et munitions dont ils sont pourvus sous peine d'un emprisonnement de deux mois en cas de refus et d'un emprisonnement d'un an en cas de fausse déclaration. Le sieur J.-B. Antoine Letellier, maire et capitaine de la garde nationale, serait requis de se tenir en surveillance permanente, de veiller à ce que tous les citoyens qui sont sous son commandement ne s'écartent jamais des bornes de la subordination. Nous resterons en état de permanence jusqu'à ce que l'assemblée nationale ait déclaré que la patrie n'est plus en danger. » L'honorable J.-B. Letellier ne semble guère se douter qu'elle le restera jusqu'en 1815... La cascade des décrets reprend de plus belle. Notons ce texte essentiel : Loi relative à la suspension du pouvoir exécutif dans les mains du Roy et à la convocation d'une Convention natio­nale. 17 août 1792. Celle-ci se réunit le 21 septembre. 138:99 Le 28 octobre 1792, le conseil général de la commune siège pour décider des mesures nécessaires à approvision­ner les halles de Louviers en grains. Il enjoint aux gardes nationaux de veiller à leur exécution, de dénoncer tous les contrevenants. Sur le livre municipal se profilent de loin les ombres des Septembriseurs, ceux qui envahirent les prisons pari­siennes pour y massacrer les détenus : -- loi relative à la fabrication de piques... -- loi décidant la formation de bataillons de piquiers... Le 7 octobre 1792, An I de la République Française, les officiers municipaux du Mesnil-Jourdain prêtent ser­ment *d'être fidèles à la Nation, de maintenir la liberté et l'égalité ou de mourir à leur poste.* Cette fois encore l'abbé Coquillot a signé en tête la décla­ration. Notre brillant orateur continuera à se manifester sur le registre de sa paroisse. Il prend aisément son parti des mesures sectaires dont nous trouvons trace sur le document municipal. Telle est la loi décidant la déportation des ecclé­siastiques qui n'ont pas prêté serment ou qui, après l'avoir prêté, l'ont rétracté et ont persisté dans leur rétractation. (26 août 1792.) Le 28 octobre, le greffier a inscrit sur le registre « Il a été procédé dans la sacristie de Notre-Dame du Mesnil-Jourdain à l'inventaire des meubles, effets et ustensiles en or et en argent employés au service du culte. Nous nous en sommes emparés et les avons fait parvenir au directoire du district de Louviers. » Parmi les premiers décrets de la Convention signalés sur le cahier, notons : -- la loi relative aux libelles inciviques et autres écrits tendant à égarer l'opinion publique ; -- le décret organisant la division des Armées de la République en huit armées ; -- la loi qui autorise les jeunes gens de 16 ans, qui se présenteront pour servir la patrie, à aller aux frontières ; -- le décret qui fixe le mode d'exécution de la peine de mort contre les émigrés pris les armes à la main ; -- la loi qui prononce la peine de mort contre les agents de l'administration qui refuseraient d'exécuter les mesures prises pour la sûreté de l'État. 139:99 A l'entrée de l'hiver, ce premier vol de décrets en annonce beaucoup d'autres et combien plus sinistres ! Ainsi se termine, dans les derniers jours de novembre 1792, le premier tome du registre des délibérations. \*\*\* Deux cents pages (le tome 2 tout entier, les cent pre­mières pages du tome 3) suffiront à peine pour contenir toutes les manifestations de style, tous les débordements d'écriture auxquels donne lieu l'activité du nouveau régime d'assemblée. Pendant trois ans cette hydre despotique à sept cents têtes détient le pouvoir absolu et souverain, l'exerce à travers le pays sans qu'aucun frein vienne limiter ses fureurs homicides et son sectarisme inhumain. Loin de les entraver, la Convention encourage les initiatives de ses émanations : le Comité de Salut public, le Tribunal révo­lutionnaire, les représentants en mission. A ces excès sert de prétexte, sinon d'excuse, la situation externe et interne de la France. Celle-ci exige sans aucun doute des mesures de fermeté et même de rigueur. Depuis la déclaration de guerre de la Convention à l'Angleterre, à l'Espagne, à la Hollande, l'Europe entière est coalisée contre la France. A la suite des premiers revers des armées révo­lutionnaires, l'ennemi franchit à plusieurs reprises nos frontières tandis que l'unité française est menacée d'écla­tement : A la fin de 1792 tout l'Ouest du pays, le Bocage propice à la guérilla, entre en rébellion contre le gouverne­ment de la Convention. Il faudra plusieurs années pour vaincre la coalition, la dissocier, amorcer la paix en signant avec l'Espagne et la Prusse des traités. Quant à l'Ouest, il ne sera réellement pacifié que huit ans après, par le Pre­mier Consul. Au cours de cette longue crise nationale, le registre des délibérations ne fait que de rares et brèves allusions aux événements extérieurs. Il ne mentionne pas plus la victoire de Valmy que celle de Fleurus. Ses arrêtés gardent, initia­lement au moins, un ton empreint de sérénité, de modé­ration. 140:99 Le 7 avril 1793, le Conseil général de la commune « con­sidérant que la patrie est en danger déclare le corps municipal en permanence, met en réquisition tous les citoyens valides, les invite à se munir des armes à leur disposition, décide le recensement des armes au moyen de visites domiciliaires, recommande d'arrêter tout homme passant par la commune s'il n'est pourvu d'une cocarde tricolore. Il in­vite toutefois les citoyens à conserver le même respect et la même soumission pour les lois, qu'ils ont toujours eue, les engage à la paix, à l'union et à la fraternité et déclare qu'il a rendu le présent arrêté, non pour troubler la tran­quillité des citoyens mais voulant se soumettre à la loi du 26 mars. » Le 4 août de la même année, le conseil décide « qu'afin de célébrer la mémorable journée du 10 août, fête de l'unité de la République, il sera dit une grand-messe sur les dix heures du matin, des vêpres à trois heures de l'après-midi, qu'ensuite on allumera un feu de joie pour brûler les restes de la féodalité, qu'un *Te Deum* sera chanté afin de clôturer la cérémonie en signe de réjouissance et d'action de grâces, le citoyen curé étant invité d'y coopérer de son ministère et de correspondre ainsi aux vœux de ses concitoyens ». Le décadi de la deuxième décade de Brumaire, An II de la République, le Conseil « voulant extirper le germe du royalisme, porter le coup mortel à l'aristocratie expirante, et, arborer l'étendard de la Liberté, décide de planter un arbre de ce nom, de réunir sous les armes les jeunes gens de la garde nationale, d'adresser au citoyen ministre du culte catholique l'invitation de dire messe et vêpres de suite à huit heures du matin afin de laisser l'après-midi libre, lequel sera employé à la plantation de ce même arbre. Pour rendre cette cérémonie complète, il sera mis un-bonnet en haut du dit arbre ». La cérémonie donne lieu au récit suivant : « Alors nous vîmes éclater l'enthousiasme (*sic*) républicain dans toute sa splendeur et l'esprit public paraître dans toute la force des circonstances... Nous pouvons dire à la gloire de nos conci­toyens que tous se signalèrent par leurs actions. La posté­rité nous reprochera peut-être de ne pas nous être acquittés plus tôt de ce devoir... Nous lui répondrons que nous avons voulu juger des fruits de l'arbre avant de le planter ; après avoir goûté la douceur des fruits nous avons planté cet arbre vivifiant qui a fait notre régénération, qui doit nous dépouiller avec lui du vieil homme, pour nous revêtir du nouveau et nous prouver par ses fruits qu'il est vraiment l'arbre de vie que les vrais républicains ne pouvaient trop multiplier ». 141:99 Le nonadi neuf nivôse, An II de la République, le Conseil, après avoir entendu lecture du décret de la Con­vention relatif à la prise de Toulon, décide que, conformé­ment à ce décret, il serait célébré une fête civique à laquelle assisterait le Conseil, en réjouissance de l'entrée triomphale de nos braves défenseurs dans cette ville infâme et chanté un *Te Deum* en action de grâces afin de compléter la fête. Bientôt le *Te Deum* disparaît et le ton monte d'une octave. Le 23 messidor An II, le maire prend la parole afin de recommander aux citoyens du Mesnil-Jourdain de se ras­sembler à 8 heures du matin dans le temple de l'Être Su­prême, afin de célébrer le 14 juillet, « jour mémorable de notre Révolution où nos frères de Paris, patriotes innés, ont montré à l'univers qu'ils étaient des hommes libres, anéanti la Bastille, monument affreux inventé par le Despotisme pour opprimer les hommes vertueux et les rendre victimes de la tyrannie ». Enfin, le 29 nivôse, An III, le thermomètre du Mesnil-Jourdain marque sans doute la canicule de la Révolution : « Le Conseil général, qui a pris connaissance du procès-verbal de la Convention portant que l'anniversaire de la juste punition du dernier Roy des Français sera célébré le 2 pluviôse prochain, correspondant au 21 janvier, arrête que, au jour dit, la cloche sera donnée à dix heures du matin et qu'il sera donné au peuple assemblé lecture du procès de Louis Capet. » \*\*\* Si les registres sont assez sobres en matière politique, ils apportent maints témoignages émouvants sur la contribu­tion de nos villages à l'effort de guerre de la Convention. Le décret prescrivant une levée de 300.000 hommes est suivi du recensement au Mesnil-Jourdain des hommes va­lides de 18 à 40 ans. La marine à voiles qui a besoin de poids plumes recherche « l'enrôlement volontaire des jeunes citoyens de 16 à 18 ans ». 142:99 Les conscrits désignés après tirage au sort, peuvent se faire remplacer, sont habillés et même armés en utilisant les ressources locales. Un cavalier recruté pour le régiment des dragons de la Manche part avec sa monture. « Le citoyen Jean-Alexandre Letellier offre en don patriotique une paire de draps et quatre chemises à l'usage de nos frères d'armes qui sont aux frontières dont mention favo­rable lui a été accordée à l'unanimité. » Une aide pécuniaire est octroyée aux familles des défenseurs de la patrie. Les convalescents viennent en permission et ne manifestent pas toujours une grande hâte à rejoindre leur corps. Ils doivent passer de fréquentes visites médicales. Parfois le maire du Mesnil-Jourdain accompagné de gendarmes procède à des visites domiciliaires afin de réveiller une foi patriotique assoupie. Pour les besoins des armées, le Conseil municipal pro­cède à d'incessantes réquisitions ou collectes de toutes na­tures : chevaux, fourrages, futailles destinées à emma­gasiner la poudre, voitures pour les transports, cordages, chiffons et vieux linges, métaux, laine nécessaire pour la fabrication des étoffes militaires. Voici quelques exemples de cette mendicité avec con­trainte : Sont remis dans le plus bref délai au district de Louviers tous les vieux cuivres et vieilles ferrailles, les plombs, étains et aciers disponibles... Les plombs existants sur le clocher et les gouttières de l'église seront enlevés sous huitaine. Les grilles et portes de fer décorantes ou fermantes des habitations sont mises en état de réquisition... Tous les cuivres existant en l'église, consistants en chan­deliers seront transportés à l'administration du district, à laquelle il sera demandé en remplacement six chandeliers de bois pour servir à l'exercice du culte catholique que nos citoyens se font un devoir d'observer ». On aménage une salpêtrière dans la commune où sont incinérés les fougères et bruyères, mousses, genêts et autres herbes qui ne servent ni à la nourriture des animaux ni aux usages domestiques ; on ramasse les cendres chez les parti­culiers sauf chez ceux « qui prouveront clairement qu'ils n'en font pas plus que leur strict nécessaire pour le lessivage de leur linge ». On traite par évaporation la lessive des cendres végétales pour produire des salins et potasses néces­saires à la préparation des salpêtres... « voulant enfin faire des cendres, qui sont un des éléments les plus efficaces de la poudre qui doit exterminer les tyrans ». 143:99 Cette quête généralisée n'épargne pas la forêt. En parti­culier les bois des familles d'Esneval et Piéton sont mis en coupes réglées. Le chêne est converti en pelard (les écorces servant à tanner le cuir). Les bois les plus propres à la fabrication de la poudre à canon (bourdaine, coudrier, aulne, osier, saule, fauquin rouge et blanc) sont « mis en état de réquisition et de préhension ». En exécution d'un décret de la Convention qui collecte tous les objets propres à la construction, à l'armement des vaisseaux et frégates, le maire du Mesnil-Jourdain prévient les propriétaires « de la réquisition du hêtre, du pin et sapin, de l'orme pour affûts et pompes, du merrain pour futaille et ses bois de construction de toutes espèces ». Quant aux réquisitions d'ordre alimentaire qui rem­plissent la moitié, sinon plus, des registres, elles frappent tous les cultivateurs. On collecte sans relâche non seule­ment le blé (et la farine) mais aussi les céréales secondaires (méteil, seigle et avoine), les pommes de terre et autres légumes, les vaches, les pores comme la volaille, le beurre et les œufs. Il faut ravitailler la halle de Louviers, faire face à des contributions exceptionnelles destinées à Paris, Rouen, le Mans, la Ferté. Ce pillage organisé donne lieu à des réclamations et des querelles sans fin. Aux déclarations obligatoires, aux visites domiciliaires succèdent les confis­cations, amendes et autres sanctions. Après les cultivateurs on s'en prend aux meuniers « traités révolutionnairement ». Bientôt la famine surgit. Ce village qui produit 3.300 quintaux de bled devra être ravitaillé par des communes voisines, mendier quelques boisseaux de blé « au grenier d'abondance » de Louviers pour éviter que ses enfants ne meurent de faim. Le neuf prairial, An II, le Conseil statue que, « à raison de la détresse actuelle, chacun de nos concitoyens sera réduit à une livre de pain par jour, que ceux qui auraient plus d'une livre par jour sont tenus de le rever­ser entre les mains de leurs frères qui en auront besoin pour les mettre dans la même proportion ». Cette triste situation se renouvellera à plusieurs reprises pendant la Convention. Le 12 ventôse, An III, le Conseil signale encore « la détresse affreuse et le déficit effrayant que la commune où il y a 366 êtres mangeants éprouve en ce moment pour les subsistances ». Le 28 floréal de la même année, le maire « considérant qu'il ne lui reste aucun moyen de pourvoir davantage à l'approvisionnement, de ses concitoyens leur déclare qu'il n'y a plus de subsistances dispo­nibles, les invite à la paix, à la tranquillité, à la patience, envoye le présent à l'administration du district pour être pris les moyens les plus prompts ; jamais circonstance ne fut plus urgente »... 144:99 A la même époque, la Convention, pour remédier à la détresse de ses finances, ne cessait de pressurer le peuple français. Mesnil-Jourdain ne fut pas épargné. Il est fait mention dans les registres municipaux de toutes les mé­thodes utilisées : l'impôt répété, l'assignat flottant (garanti sur les biens nationaux), la collecte de l'or et de l'argent. Ne sourions pas de cette exhortation du conseil le 13 nivôse, An II, à laquelle tant de nos aïeux obéirent : « Nous invitons les citoyens à échanger les matières d'or et d'argent qu'ils possèdent contre des assignats... Cette belle conduite attestera leur civisme et fera reposer leur fortune sur le crédit national plus sûrement que sur la possession de métaux. » Et quelques pages plus loin, le registre signale que les assignats ne sont plus acceptés en payement des impôts... Comme les réquisitions, les salaires sont payés suivant la loi du maximum décrétée par la Convention le 29 sep­tembre 1793. Un arrêté du Conseil municipal fixe dans un tableau ces salaires par rapport à ceux de 1790 pour toutes les catégories de main-d'œuvre : charretiers, journaliers, batteurs, personnel à gage « mâles et femelles » ouvriers en siamoise. (On appelait ainsi l'étoffe à la chaîne de chan­vre ou de lin, à la trame de coton ou de soie, imitée de celle que portaient les ambassadeurs du Siam envoyés à Louis XIV.) Les ouvriers de fabrique sont payés à la tâche, les ouvriers agricoles à la journée ou à l'année (en moyenne 150 livres par an, nourris). Au moment des récoltes, tous ceux qui s'occupent de la campagne sont soumis à la réquisition. « *Ceux qui refu­seraient d'y obéir seront jugés et traités comme suspects.* » \*\*\* 145:99 La contrainte n'est pas seulement corporelle. Au Mesnil-Jourdain, comme dans tous les villages de France, le pouvoir de la Convention ne cesse de peser sur les consciences par tous les procédés : surveillance par les hiérarchies paral­lèles, encouragement à la délation, épuration que l'on appelle alors *épurement*, qui donne lieu à d'incessants renouvellements du conseil municipal ou à des réorganisa­tions de la garde nationale. Après le comité de surveillance armé, la *société populaire* apparaît dans le village, pour être « l'œil surveillant des autorités constituées ». Le décor contribue à l'inhibition psychologique : le calendrier révolutionnaire, les fêtes civiques des décadi, le roulement du tambour municipal au moment de l'arrivée des courriers révolutionnaires, le tintement de la cloche qui annonce les réunions de l'assemblée des citoyens, l'affichage des placards, des bulletins sur les triomphes de nos armées. Dans la période qui précède le 9 Thermidor, la pression du Pouvoir sur les consciences se fait de plus en plus pesante et se manifeste au grand jour. La population du Mesnil-Jourdain, nous l'avons vu, n'a cessé de manifester son attachement à ses convictions religieuses en dépit des premières mesures de rigueur prises contre le culte catho­lique : la fermeture du couvent de Sainte-Barbe, sa trans­formation en auberge, la saisie du presbytère comme bien national, la descente de deux des cloches de l'église Notre-Dame, dont le Conseil municipal a tenu à noter sur son registre les noms d'Agathe et d'Europe et celui de leur parrain, le Président d'Acquigny. Bientôt l'escalade anti-religieuse se poursuit à grandes enjambées : « Le 29 septembre 1793, le Conseil municipal de la commune, voulant extirper le Royalisme, éteindre le souvenir de tout ce qui tient à la féodalité, voulant enfin retirer tout ce qui peut affliger l'âme des bons Républicains, a arrêté sur le oui que sous huitaine toutes les armoiries, fleurs de lys et autres signes attachés à l'ancien régime, existant dans les ornements de l'église paroissiale et dans l'église même seraient enlevés, détruits, jetés au feu et brûlés en place publique. » Le 12 pluviôse, An II, le Conseil général « considérant que tous les cultes sont égaux devant la loi, qu'aucune religion ne peut avoir de signes extérieurs, arrête que toutes les statues, croix et autres signes distinctifs de la religion, placés aux portes de l'église ou à toute autre place publique seront enlevés sous le plus bref délai et soustraits à la vue du public ». 146:99 Enfin, le dix Ventôse, An II, le Conseil général arrête « qu'à dater de ce jour la ci-devant église paroissiale sera appelée *temple de la Raison* et que tous les signes extérieurs du culte catholique existants en l'église seront retirés le plus tôt possible ». Notons que le cinq Germinal, An III, la citoyenne Cathe­rine Le François, épouse d'Étienne Chevalier, tondeur en drap, remet au bureau « une pétition tendant à obtenir le divorce pour cause d'incompatibilité d'humeur avec son mari ». A plusieurs reprises le registre municipal témoigne de la lutte sans merci que mène la Convention contre les prêtres réfractaires. Deux noms y reviennent souvent et font hon­neur au clergé local : l'abbé Menu, vicaire d'Acquigny men­tionné prêtre déporté, l'abbé Antoine-Alexandre Piéton, curé de Coudres, près de. Saint-André de l'Eure, longtemps détenu à la maison Saint-Lazare de Paris ; tous deux appartiennent à des familles du Mesnil-Jourdain. Le registre nous a laissé le signalement du courageux abbé Piéton : « né en 1745, taille de 5 pieds 4 pouces, cheveux et sourcils bruns grison­nants, yeux roux, nez long, bouche moyenne, menton rond, visage ovale ». Il semble qu'il soit devenu dans la suite adjoint au maire du Mesnil-Jourdain. Quel mérite eurent ces saints et humbles prêtres à résis­ter aux tentations de la vanité humaine qui fit tant de mal au Sieur Coquillot, à rester fidèles à l'Esprit Saint en dépit de la pression du pouvoir ! Le questionnaire ci-dessous adressé à l'assemblée communale par le Comité de sûreté générale de la Convention montre bien comment s'exerçait cette pression du Pouvoir de l'époque, quels en étaient les motifs : Question 1. -- Y a-t-il dans votre commune un comité de surveillance ? R. Oui. Question 2. -- Est-il formé suivant le vœu de la loi ? R. Oui. Question 3. -- La loi du 17 septembre qui désigne les gens suspects a-t-elle reçu son entière exécution ? R. Il n'y a aucun suspect au Mesnil-Jourdain. Question 4. -- Les procès-verbaux de suspicion et d'arres­tation seront remis aux gendarmes. R. Répondu. Question 5. -- Y a-t-il des arrestations occasionnées par des passions particulières ? R. Non. 147:99 Question 6. -- Sont-elles toutes déterminées par la loi ? R. Répondu. Question 7. -- La liste des noms du comité de surveillance devra être remise aux gendarmes. R. Elle l'est. Question 8. -- S'il y a des gens suspects, il faut avoir soin d'énoncer dans le procès-verbal leur état avant et après l'a Révolution. R. Répondu. Question 9. -- Y a-t-il une société populaire dans votre commune ? R. Non, pas encore. Question 10. -- Est-elle affiliée aux Jacobins de Paris ? R. Répondu. Question 11. -- Les lois sur le partage des biens commu­naux, sur le maximum, sur le brûlement des titres féodaux, sur les certificats de civisme ont-elles été exé­cutées ? R. Entièrement exécutées. Question 12. -- Avez-vous des individus qui aient entretenu des correspondances avec les émigrés, prêtres réfrac­taires et autres personnes habitant les pays avec les­quels la République est en guerre ? R. Le Conseil déclare n'en pas connaître. Question 13. -- Avez-vous intercepté quelque correspon­dance de cette nature ? R. Non. Question 14. -- Y a-t-il des accapareurs des choses de pre­mière nécessité ? R. Non. Question 15. -- L'ordre de la culture des terres a-t-il été changé ? R. Oui. Plusieurs individus ont préféré semer du bled au lieu d'autres grains. Question 16. -- Avez-vous quelque présomption qu'il existe dans votre commune des gens qui achetaient dans les foires et marchés ou chez quelques particuliers des vivres destinés aux rebels ? (*sic*). R. Il n'en existe pas. Question 17. -- Avez-vous des traîtres qui aient contrarié ouvertement le vœu national sur les événements des 31 mai et 10 juin ? R. Non. Question 18. -- Y a-t-il de ces faux patriotes qui, par exa­gération extraordinaire de leurs principes, veulent en imposer au peuple, soit pour obtenir des places, soit pour égarer sur le compte des amis constants de la Révolution ? R. Non. \*\*\* 148:99 De longues années seront nécessaires pour apaiser les esprits après le 9 Thermidor. Les victoires de nos armées ont écarté la menace qui pesait sur nos frontières. La Convention, avant de se séparer le 4 Brumaire, An IV (26 octobre 1795), a conclu la paix avec l'Espagne et la Prusse, mis fin au régime de la Terreur, rédigé la Constitution dite de l'An III. Au Mesnil-Jourdain ainsi que dans toute la France, durant le Directoire (1795-1799), le calme revient et la population souffle un peu. Les 12 membres du Comité révolutionnaire sont désarmés et astreints à se munir d'un passeport pour sortir du canton. Le Conseil général « après lecture de l'arrêté relatif aux moyens de sûreté à prendre envers tous les individus sans exception qui auraient participé à la tyrannie précédant le 9 Thermidor, déclare toute­fois qu'il n'y a personne dans la commune qui soit sujet aux rigueurs prévues par l'arrêté précité ». Un changement d'équipe s'impose. Jean-Baptiste Letel­lier, qui n'a cessé d'assumer les responsabilités de maire durant toute la Révolution, cèdera la place à son fils Antoine-Victor, l'ancien secrétaire-greffier. L'esprit dynastique souffle encore au Mesnil-Jourdain ! A la suite d'une pétition de plusieurs de ses habitants, l'église du village est réouverte et remise en état pour l'installation d'un curé. A l'encontre de celle de Cavoville, elle a beaucoup souffert : tous les vitraux sont brisés, il n'y a plus de meubles ni d'objets du culte dans la sacristie. La guerre continue, bien qu'il soit fait de moins en moins allusion aux événements dans le registre municipal. A l'occasion de la fête de la jeunesse pour le 10 Germi­nal, An IV, le tome 3 mentionne que, « après toutes les dispositions nécessaires pour la solennité de la fête, et con­venables à la localité du lieu (*sic*), entourés de tous les jeunes gens de l'âge de 16 ans, des pères et mères des défenseurs de la patrie, nous avons dirigé notre marche vers l'arbre de la liberté où étant arrivés nous avons donné lecture de l'arrêté ci-dessus vanté, avons prononcé un dis­cours patétique (*sic*) propre à ranimer l'esprit de patrio­tisme qui doit soutenir tous ces jeunes élèves de la patrie dans toutes les choses que des malveillants voudraient faire éprouver au gouvernement actuel ». Un certain désenchan­tement transparaît à travers ces lignes. 149:99 L'effort de guerre demandé au Mesnil-Jourdain ne se ralentit pas. Continuent les réquisitions de toutes natures, les privations, les res­trictions alimentaires qui ressemblent fort à la famine. Et l'emprunt forcé décidé par le Directoire épuise les ressour­ces des derniers bas de laine. Quant aux levées de soldats elles n'auront de fin qu'après Waterloo. Le Consulat fait une entrée en scène si discrète sur le registre que l'on s'aperçoit à peine de sa présence. La nouvelle équipe municipale, qui pourtant compte dans ses rangs beaucoup des anciens, fait de plus en plus rarement usage du registre municipal : le tome 3 qui s'ouvre sur la période brûlante de la Convention, An II de la République française, « une, indivisible et impérissable » se termine sous la Monarchie de Juillet en 1838 ! Peu à peu le calendrier révolutionnaire cesse d'être uti­lisé et l'on revient « à l'ancien style ». La révolution est finie. \*\*\* Quel a été au Mesnil-Jourdain le rôle des hommes durant ce drame ? L'élément masculin a consenti au pays des sacrifices étendus. Pour en être convaincu il n'a qu'à comparer trois chiffres de la population : -- le 23 juin 179 : 355 habitants -- le 12 Ventôse, An III : 366  -- le 29 Messidor, An VIII : 371 L'augmentation est insignifiante. A la veille de l'Empire, à une question du sous-préfet de Louviers, le maire répondra : « Citoyen, Dans le grand nombre d'hommes de tout arme que cette commune a fourni à la République, beaucoup sont morts, mais je n'ai pas la certitude qu'ils aient succombé au champ d'honneur. Je n'en ai connu aucun qui aient obtenu des sabres et fusils d'honneur. » Pauvres héros inconnus de nos campagnes françaises ! La plupart des civils restés au village ne semblent pas avoir eu plus de relief que les militaires. Deux figures, toutefois, méritent de retenir l'attention : Celle de l'abbé Coquillot, le mauvais génie du Mesnil-Jourdain et celle de Jean-Baptiste Letellier, le père nourricier du Mesnil-Jourdain. 150:99 Nous avons vu l'abbé Coquillot prêter serment à la Constitution civile du clergé. Ce n'était là qu'un premier pas. Il brûle les étapes. Ayant sollicité le 7 juillet 1793 un certificat de résidence, le maire, Jean-Baptiste Letellier, ne le lui accorde qu'avec restriction, en objectant « qu'il a été souvent absent de son poste et que, de ce fait, il a fallu faire appel à un autre ministre pour des malades agonisants et des morts... ». Après avoir posé sa candidature au poste d'officier d'état civil, qui n'a pas été agréée, comme contraire à la loi, après avoir été élu notable, le 9 Nivôse, An II, il est, le lendemain, proclamé par 16 suffrages sur 20 président du Comité révolutionnaire. Il sera également nommé, par le Directoire d'Évreux, Commissaire à la surveillance des émigrés. Enfin, le 10 Ventôse, An II, « le ci-devant curé » s'est présenté au Conseil général, déclarant cesser ce jour ses fonctions et lui a remis ses lettres de prêtrise. Cette scène se passe quelques jours seulement avant que l'église du Mesnil-Jourdain ne soit proclamée temple de la Raison. Cette attitude n'empêche pas le Conseil municipal de déci­der, le 25 Germinal, An II, sur l'invitation du Représentant du peuple dans le département de l'Eure, « que le citoyen ex-curé de cette commune demeure dès ce moment respon­sable des troubles qui pourraient se manifester au Mesnil-Jourdain sous quelque prétexte que ce soit ». La lâcheté ne paie pas. Le 21 vendémiaire, An VII, Coquillot réclame un certi­ficat de civisme qui lui est accordé. Voici à cette occasion son portrait : « taille de 5 pieds 2 pouces ; cheveux blancs, sourcils châtains, yeux bruns, nez moyen, visage ovale, front couvert, teint coloré ». Le mauvais prêtre a perdu tout crédit au Mesnil-Jourdain. Quand il posera sa candidature au poste d'insti­tuteur, celle-ci sera refusée à l'unanimité. Il devra aban­donner le presbytère qu'il continuait d'occuper sans vergo­gne. Entre temps il s'était consacré à la culture. Comme tel, après une visite domiciliaire, il a été condamné pour dissimulation illicite d'une partie de sa récolte de blé. 151:99 Auprès de ce triste sire, Jean-Baptiste-Antoine Letellier, le maire, fait grande figure. Il est le type du Normand, malin, prudent, dévoué à la chose publique, toujours soumis au Pouvoir établi quel qu'il soit, mais enclin par nature aux solutions modérées, opposé à tous les sectarismes. A ce laboureur maire, il ne faut pas demander le marty­re. Nous l'avons vu, il a accepté d'exécuter, mais sans jamais se presser, les ordres de la Convention. Il lui en coûtait de faire précéder sur le registre sa signature de « mort aux tyrans ». Il ne l'a fait qu'une fois, à l'heure la plus sombre de la Terreur. Il se montre sans illusions sur ses semblables, estime l'abbé Coquillot à sa valeur de coquin, ne craint pas d'accuser les cultivateurs du Mesnil-Jourdain de malveillance. Il connaît son monde, le monde auquel il appartient. Dans ses fonctions d'administrateur, il veut avant tout « mettre sa responsabilité à l'abri », comme il l'écrit lui-même carrément sur le registre des délibérations. Quand il tente de s'opposer à une réquisition arbitraire et trop rigoureuse, il commence par faire signer une pétition à tout le village... Pourtant, en luttant pied à pied contre le flot des réqui­sitions alimentaires, en procédant à des répartitions tou­jours équitables entre ses concitoyens, cet administrateur scrupuleux, intègre et juste, aura évité à son village une famine sans rémission. Il était habile, grimpait le plus lentement possible à l'échelle révolutionnaire, savait noyer dans son eau le poisson qui s'y trouve si bien. Son style dénote une réelle culture que l'on ne trouve plus chez la plupart des maires d'origine paysanne de notre époque. La formule qu'il emploie pour clore la répartition d'une réquisition particulièrement délicate et impopulaire ne manque pas d'une certaine grandeur rustique : « Nous, agent municipal soussigné avons dans notre sagesse fait la répartition qui suit. Les citoyens susnommés exécuteront leur réquisition ainsi que de raison. » Un curieux personnage, devant lequel l'historien hésite à porter un jugement définitif, se demande parfois s'il n'est pas en présence d'un comédien de grande classe, comme le Michu de la *Ténébreuse Affaire.* Jean-Baptiste Letellier, fermier de la famille d'Esneval, maire du Mesnil-Jourdain, a peut-être été un chouan déguisé... Cette hypothèse n'est pas à exclure en tous cas. Car, est-il nécessaire de l'ajouter ? Ces registres des délibérations ne donnent qu'une vue incomplète et restreinte de la mentalité normande durant la Révolution. 152:99 On vit alors apparaître dans ce drame, au bord de l'Eure comme sur la Basse-Loire, d'autres personnages que les thuriféraires, les exécuteurs des basses œuvres de la Con­vention, ou les scribes consciencieux et les singes de Ponce-Pilate. S'il n'y eût pas en Haute-Normandie d'insurrection analogue à celle de Vendée, beaucoup de gentilshommes « chouannèrent » aux ordres de MM. de Frotté et d'Aché, payèrent de leur vie leur fidélité à leurs convictions reli­gieuses, à leur foi monarchique. Il y eut des *rebels* pour employer l'orthographe du greffier du Mesnil-Jourdain. Les chefs bénéficièrent du soutien de réseaux constitués par d'humbles résistants. D'après une tradition orale de la famille d'Esneval, le garde-général Philippe la Vertu fut l'un de ceux-là. Nous avons connu dans notre enfance au château d'Acquigny une ingénieuse cachette où séjournèrent nombre de prêtres réfractaires, et, dit-on, M. de Frotté. Ajoutons enfin, pour clore cette symphonie paysanne, que le dévouement de leurs régisseurs, M. Havas et M. Le­rouge évita aux trois fils du Président d'Esneval et à sa fille Ange un sort analogue à celui du roi Louis XVII et réussit même à leur conserver leurs biens. Après la Révolution, l'aîné épousa une demoiselle Lerouge, une de ces fortes et fermes filles de la même race que l'Ermance Lefebvre du *Cavalier seul* de la Varende. Seuls ceux qui connaissent et aiment la terre peuvent apprécier le sel qui vivifie une telle mésalliance. La France a toujours été le pays des humbles fidélités et ce n'est pas là sa moindre force : dans le pays des lys il y eut beaucoup de liserons. Jacques DINFREVILLE. 153:99 ### Des clubs très fermés par J.-B. MORVAN LE DOCTEUR Besançon, qui ne réussit pas tout à fait à mourir centenaire, et dont les livres mêlaient à un dédain gogue­nard de la médecine scientifique une haute idée de sa profession, a écrit quelque part : « Un de mes confrères, bourré de science, se lamentait devant moi de rester inconnu. Faites vos visites, lui dis-je, avec une robe, une perruque et un bonnet pointu. Le grand public s'apercevra d'abord que vous avez un bonnet pointu. Puis il s'apercevra que vous êtes un grand savant. » Je me demande parfois si, dans l'état présent d'une culture diffusée d'une manière suspecte, singulière ou in­cohérente, le conseil ne serait pas utilement transposé pour être appliqué à la littérature. \*\*\* Faudra-t-il affubler d'un bonnet pointu les grands génies littéraires et philosophiques de l'Occident chrétien ? De quelle manière la « démocratisation » de la culture popularise-t-elle les œuvres ? Collections de livres à bon marché, innombrables anthologies destinées à la population scolaire pléthorique qui garnit, les cadres de l'ancien enseignement secondaire, voilà autant de facilités apparentes. Cette facilité ne va pas sans con­fusion, et le lecteur moyen ou médiocre qui voit sur le même étage de la cage tournante, située entre le rayon des lessiveuses et celui des dentifrices, le théâtre de Corneille, la « Nausée », les Fables de La Fontaine et la « Jument Verte » ne s'expose-t-il pas à quelque méprise ? Qui lui suggérera une différence d'ap­préciation entre Hemingway et Cervantès ? Les préfaces des présentateurs s'efforcent de raviver l'intérêt, mais, toujours littéraires et personnelles, ces préfaces supposent généralement que l'œuvre est déjà vaguement connue, et procèdent volontiers par allusions. Quant aux anthologies scolaires, elles ressemblent un peu au système de rayonnage universel, et le maître ne peut pas parler de tout. 154:99 On essaye parfois de recourir à de singuliers bonnets, et à d'étranges perruques. Telle édition scolaire signale bien inuti­lement le canular de Pierre Louÿs, selon lequel Corneille aurait écrit l'œuvre de Molière ; un autre critique voit dans « la fausse mort » de notre grand comique la première page d'un facile roman policier. Le marxisme apprête ses seringues pour piqûres rajeunissantes et trouve dans « Nicomède » -- en attendant « Polyeucte », pourquoi pas ? -- une pièce anticolonialiste. Je ne doute pas que la Farce de Pathelin, et les doléances de Maî­tre Guillaume à propos du berger voleur, le « Je l'ai nourri en son enfance », n'apparaissent un jour comme la première forme de l'exécrable paternalisme bourgeois... Voilà des bonnets poin­tus bien inquiétants pour une culture approfondie. Le recours à la stimulation insolite risque de devenir une mascarade gra­tuite, ou orientée vers une avilissante mesquinerie qui équivaut à une frustration intellectuelle. \*\*\* Nous voudrions trouver un moyen d'éveiller l'attention qui tire sa force d'une aspiration à la plénitude de l'âme. Mais comment faire sentir la conformité de telle ou telle page avec des structures spirituelles vénérables, et instinctivement con­çues comme essentielles par le lecteur, jeune ou adulte ? Ces structures sont effacées, contredites, informulées ou inexistantes. L'argument d'autorité ne suffit pas, et d'ailleurs c'est un outil que nous voyons dans certaines mains non sans quelque mé­fiance. La promesse des sérénités de la lecture n'a pas perdu tout son pouvoir ; mais la phrase qui les évoquait souvent, « rester, au coin du feu avec un bon livre » est une expression qui déjà porte sa date. Les feux n'ont plus de coin. Et si les coins de feu sont archaïques, les « bons livres » ne le semblent pas moins. A quoi faut-il se référer pour dire qu'un livre est un « bon livre » ? A quelles lois, à quels principes ? Quelles attitudes propose-t-il ? Quel est son mérite ? Comment un livre pourrait-il avoir le droit de réconforter ? Il faudrait qu'il cor­responde à notre temps en traduisant une conception de l'uni­vers à la fois équilibrée et nourrie. Mais les courants dominants de l'intellectualisme veulent une connaissance déséquilibrée d'un monde déséquilibré. Et pourtant je me reporte à l'attitude du lecteur au coin du feu. Elle impliquait une concentration, comme la présence du philosophe de Rembrandt sous son escalier. La cheminée a les lignes d'un édifice, les objets posés sur le tablier sont d'une certaine manière élus, sinon sacrés ; l'ensemble des bûches sur, les chenets est lui-même construit. 155:99 Image résumée d'un ordre vital, la famille, le royaume lui-même, la chrétienté, avec les lys de la plaque de foyer et la statue pieuse ; présences laborieuses et étudiées qui constituent pour l'esprit une base permanente, et peuvent suggérer un rappel à l'ordre critique. Le réel était présent, avec les bûches à rajouter, la chandelle (chère à Ba­chelard), lumière à renouveler et à surveiller. Autrement l'obscu­rité ou le froid apportait une interruption burlesque aux ébats de la « folle du logis ». De plus, le lecteur est devenu solitaire. Ne l'a-t-il pas toujours été ? Il semble que non. La passion imaginative était équilibrée, soutenue, ou combattue par le sentiment de présences invisibles. Maintenant la passion suffit et le lecteur sent moins la néces­sité de l'adhésion ou du refus. Il se référait à l'opinion de groupes intellectuels, religieux, politiques ou simplement litté­raires. Le collectivisme de la culture, l'inexistence presque to­tale de cercles d'opinion accroît sa solitude. Il y a toujours, nous dira-t-on, des « familles spirituelles ». Mais il semble qu'à partir du moment où l'on, s'est proposé de les définir, un les a sclérosées, presque fossilisées : une conception scolaire les considère comme complémentaires, comme éléments partiels d'un tableau d'ensemble, et chacune n'apparaît qu'avec une valeur relative. On aurait alors mauvaise conscience à en adop­ter une avec une préférence exclusive. D'ailleurs l'adhésion à l'un de ces groupes se réfère trop souvent à ce qu'on nomme les besoins de la pensée actuelle, dans une actualité immédiate et cinématographique dont les revues hebdomadaires de la chère télévision nous donnent un exemple presque caricatural. \*\*\* Je souhaiterais qu'on enseignât une méthode intellectuelle et spirituelle capable de rendre au lecteur de ce temps l'indé­pendance d'esprit de l'homme au coin du feu, et le sentiment de fierté privilégiée que possède le membre d'un « club très fer­mé » ; non plus une révérence scolaire, mais une option qui n'irait pas sans quelque défi. L'imagination s'efforcerait de déli­miter et de peupler chacun de ces cercles, d'y réunir et d'y confronter des présences. La Bruyère et Marivaux retrouvant devant le foyer méditatif un Marcel Proust apporteraient au « côté de Guermantes », insuffisant, amer ou dange­reux malgré ses charmes, un supplément de doctrine et de poésie : au-delà des esquisses temporaires, les plus profondes raisons d'être. Roger Vercel, préfaçant les souvenirs d'un mon­dain spirituel, s'excusait un peu ironiquement de n'avoir connu ces héros de salon que comme des héros des tranchées de 14. Ce que nous cherchons dans les lettres françaises, et parfois accessoirement dans les littératures étrangères, n'est pas diffé­rent de ce que nous cherchons dans la France tout entière : une sorte de légitimité de l'esprit et du sentiment. 156:99 On reconnaît aux marxistes le droit d'appliquer aux lettres leur pharmaco­pée interprétative ; acceptera-t-on que nous autres cherchions aussi notre bien ? Peu importe. Ce droit, de toute façon, nous le prendrons. L'isolement intellectuel du Français lui suggère un désir d'adhésion noble et efficace à des valeurs essentielles. Tout ce qu'on lui propose est divers, et cependant le lecteur aspire à une unité profonde qui lui ressemble ; et qui ressemble non seulement à lui-même, mais aux personnes et aux lieux qu'il a connus et aimés. S'il se méfie de la justification trop flatteuse et trop superficielle que lui présente une œuvre qu'il peut qua­lifier de conformiste, il ne peut renoncer à une justification plus subtile et plus vraie. Il consent à être rudoyé ou dépaysé, mais à condition qu'il découvre dans le livre un moyen de méditer sa vérité, et non une intention de tromperie, une exi­gence d'aliénation. La littérature présente souvent nous aliène par la façon dont elle nous dépayse, et nous frustre par ce qu'elle prétend nous donner. Les grandes œuvres classiques ont une manière plus fraternelle de nous proposer des découvertes, et même de nous apporter la contradiction. Les témoignages qu'elles offrent ne sont pas publicitaires. Elles ont quelque chose d'héréditaire. Le mot, je le sais, a mauvaise presse. Je veux ex­primer au contraire cette conscience qu'elles manifestent tou­jours d'être là pour rendre un héritage à qui n'en a point reçu, ou qui croit ne pas en avoir reçu. Elles présentent des compa­raisons consolatrices : Milly n'était pas un palais, Combourg était inconfortable ; Corneille était en proie aux tracas fami­liaux ; Port-Royal ne renfermait pas que des génies, on rencon­trait à Versailles des butors et des malotrus. Le mépris de l'hu­manité ambiante, sentiment où se complait souvent la littérature de notre temps, trouve ici son antidote, ainsi que le mépris de nous-mêmes. Nous ne nous sentons plus indignes de nous affi­lier aux cercles où les plus grands esprits parlent au coin de la cheminée. Nos manies elles-mêmes, qui parfois nous lassent et nous inquiètent, trouveront aussi une certaine possibilité de rédemp­tion. Après tout, La Bruyère avait assez écouté ses collection­neurs pour prendre plaisir à les faire parler. L'ami des animaux lit dans les « Essais » de Montaigne le passage bien connu sur la chatte familière, et retrouve dans Théophile Gautier un vi­brant éloge des aptitudes philosophiques de ce quadrupède en­nemi des révolutions aussi bruyantes qu'inutiles. C'est pour le joueur de roulette ou pour le populaire amateur du tiercé que Pascal développe l'argument du pari. Balzac aurait aimé le sympathique Parisien emballeur de librairie qui allait en Si­cile pour voir le cratère de l'Etna et ramena avec ravissement deux pesantes caisses d'échantillons minéraux. Les soucis ma­tériels s'entourent d'un halo de poésie pour le lecteur qui, « en marge des vieux livres » réunirait un congrès intemporel des marchands drapiers depuis Molière jusqu'à Balzac. Les avares et les filles séduites prennent place dans l'histoire intellectuelle de la France. Il ne reste plus qu'une étape à franchir, et à ajou­ter la charité à cette connaissance des destinées individuelles. 157:99 Ainsi s'organisent autour des personnages principaux de la littérature des cercles de relations. Ceux que nous hantons dans la réalité ne nous semblent plus si ternes et si mesquins. Mais il nous apparaît que l'intérêt que nous pouvons leur porter tient à un effort constructif, à un cérémonial de l'esprit dont la litté­rature offre les modèles. Au moins une certaine catégorie d'œu­vres, et quelques auteurs choisis. Ces asiles intellectuels ne sont pas des lieux où l'on ne ferait que passer : ils impliquent une fréquentation cordiale, une pratique des rites du cercle ou du club que président les grands esprits ; une appropriation per­sonnelle, une familiarité, une durée. Aujourd'hui, si l'on dicte à un écolier le mot « salon », il écrit « saloon », à l'américaine. Son cérémonial intellectuel est celui du Far-West. Les ceinturons de cow-boys de nos garçons sont plus chargés d'ornements que le style de Versailles. Pour­quoi rire de leurs médailles et de leurs porte-clés ? Montaigne avait sa médaille gravée de la balance, ses devises sur les pou­tres. Le pittoresque de l'individuel est indispensable aux appro­fondissements de la culture. L'adolescent ou l'autodidacte trou­veront dans les plus grands écrivains des hommes à la mesure de leurs secrètes espérances. Mais la « démocratisation » de la culture s'établira en fait sur des adhésions personnelles ; elle sera étrangère au gavage scolaire d'une propagande dite cultu­relle, à la mascarade d'une littérature « repensée » selon les normes collectivistes. Ainsi pouvons-nous récrire dans le silence de nos médita­tions personnelles, une histoire de la littérature française à notre usage. Nous lirons Montaigne en pensant à Ronsard et à Henri Pourrat : nous sentirons mieux alors une pensée dont l'expression garde le rythme humain du métier à tisser, la ron­deur du tour à bois et du tour de potier, de la roue des chariots agraires ; une pensée qui est tantôt la terre stable et tantôt l'en­vol des feuilles mortes sous les passages capricieux du vent. Il sera pour nous l'homme qui monte à sa tour pour voir si la campagne est tranquille, car il sait que la guerre est toujours là ; qui rentre et rouvre ses livres avec le coup d'œil sagace dont on vérifie l'amorce du pistolet ou la prise du greffon. Montaigne est le « gentleman » qui parle peu et observe : les Anglais l'ont fort lu et l'éducation qu'il propose eût été goûtée de Wellington et du Colonel Bramble. Son conservatisme même, que les manuels s'efforcent de minimiser, témoigne d'un certain sens du record paradoxal, celui non du chambardement, mais de la durée. Sa condescendance pour le détail et l'anecdote n'est pas sans profit pour la charité humaine et chrétienne ; nous sentons si bien que ces particularités nous sont nécessaires que nous hésiterons à les anéantir chez autrui. \*\*\* 158:99 On pourrait proposer d'autres cercles, imaginer autour de Pascal un rond d'auditeurs passionnés : Fabrice Del Dongo, le Prince de Condé, les héros de Mlle de Scudéry, de Balzac et de La Varende, rêvant à leur ambition suprême, au pari de la der­nière chance, tandis que le dernier feu éclaire au mur une épée, souvenir d'un capitaine du temps jadis, une tête de sanglier symbolisant par sa mise grincheuse les épilogues du « divertis­sement » pour tous ceux dont la vie s'est passée à aimer la chasse plus encore que la prise. Ou bien encore autour de Boileau, l'homme tranquille qui ne fut jamais tranquille, il y aurait Courteline évoquant les derniers propos parisiens chez la crémière ou au café, et nous-mêmes que le vieux satirique dissuaderait de trop prendre au tragique les prêtres réforma­teurs qui déplacent les lutrins. Ainsi les jeux actifs de l'esprit nous permettent de retrou­ver, dans la mosaïque apparemment confuse des œuvres, notre bien personnel et profond. Ces clubs imaginaires que nous cons­tituons peuvent effaroucher comme une mystification ; ils exi­gent en réalité une ligne directrice, le choix de symboles fami­liers mais stimulants, une confrontation et une purification des souvenirs. Tous les auteurs ne sont pas dignes de présider nos cercles. Mais nous voulons choisir ce qui nous plaît avec ceux qui nous plaisent : problème inéluctable des hiérarchies inté­rieures. Nous ne pouvons en tout cas concevoir la littérature comme un univers mêlé et douteux que nous serions obligés d'accepter et de vénérer comme tel. Je scandaliserais peut-être si je pro­posais de mettre son étude et sa pratique sous la protection de la Sainte-Famille. Mais, lecteur du coin de la cheminée, j'ima­gine de plus en plus mes réflexions sur la littérature dans un cadre dont l'intimité a quelque chose de familial et de sacré. Qu'est-elle sans les émotions du cœur ? Et puis, « le bien gagné reste à défendre, le nécessaire à conquérir »... Ce qui est vrai de bien d'autres activités humaines l'est aussi pour ce domaine-là. Il faut qu'il ressemble de quelque manière à la famille pour ressembler vraiment à l'homme. Jean-Baptiste MORVAN. 159:99 ### Où en est le cinéma par Philippe de COMES PLUS QUE JAMAIS, quand on parle de cinéma, le mot crise n'est pas un vain mot. Les raisons en sont nombreuses, intellectuelles ou économiques. C'est Jacques Doniol-Val­croze qui naguère, dans un article de *Combat*, a touché le fond du problème, en rappelant que jamais le cinéma ne fut meilleur, ni plus prospère que pendant l'Occupation. Et à moins de re­trouver les circonstances de cette époque singulière, il faut en effet se résigner à cette triste vérité : avec l'élévation du ni­veau de vie et l'avènement progressif de l'ère des loisirs, le ci­néma a pris figure de distraction de remplacement, de divertis­sement-ersatz pour publics sous-développés. Il donne moins à rêver, puisque la vie devient plus agréable, et d'autre part, le besoin s'en fait moins sentir, toujours pour les mêmes raisons. Encore plus que par la télévision (qui remplit une fonction assez différente), le cinéma se voit remplacé, dans les soucis des con­temporains, par les vacances, l'automobile et le besoin d'éva­sion hors des villes. C'est à l'appel de la route et du soleil, que les salles obscures se sont d'abord vidées. Si l'on peut y voir un progrès pour l'hygiène (encore que l'autoroute, un di­manche d'été à sept heures...) en tout cas, il correspond à un recul supplémentaire de l'esprit humain. Inversement d'ailleurs, le public minoritaire qui prend le cinéma au sérieux, et demande au film des satisfactions intel­lectuelles aussi exigeantes que celles qu'il assouvit par la lec­ture ou la musique, ce public-là, composé essentiellement de jeunes et d'étudiants, augmente tous les jours, Mais il est encore, loin d'être suffisant pour que les créateurs puissent envisager de ne s'adresser qu'à lui. De toute façon, l'appareil de production qui est toujours entre les mains des financiers, est là pour empêcher ou décourager, sauf miraculeuse exception, toute ten­tative de ce genre. Aussi en attendant l'avènement inéluctable de ce cinéma « intellectuel » et restreint réservé à une élite, voit-on pour l'instant les cinéastes s'entêter à proposer un *cinéma-divertissement* de la plus basse qualité à un public qui n'en veut plus et s'obstine, lui, à lui tourner le dos. 160:99 D'où la lassitude et le découragement très sensibles aujourd'hui, dans une profession qui voit des créateurs paralysés et des produc­teurs éperdus, s'évertuer chacun de leur côté et également en vain, à la rencontre d'un public plus ou moins imaginaire. Ainsi la crise de consommation engendre-t-elle une crise de produc­tion, moins d'ailleurs sur le plan quantitatif (la machine existe et doit continuer à tourner ; telles sont les beautés du capita­lisme) que sur le plan qualitatif. Dans cette atmosphère « mal­thusienne » qui accroît le désarroi des esprits, on conçoit que l'ambition artistique et l'esprit de recherche aient le plus grand mal à se faire une place. Aussi les bons films n'ont jamais été aussi rares et n'ont jamais autant pris l'apparence d'accidents heureux et presque imprévisibles. Toutefois, nous l'avons vu, le chiffre de production reste élevé ; dans ces conditions, il est, pourrait-on dire, presque statistiquement inévitable qu'un cer­tain nombre de titres émergent du lot. En effet, c'est ce qui se produit ; dans un niveau général très diminué sur le plan de la qualité (ceci est encore plus vrai pour le cinéma américain que pour le nôtre) quelques brillantes individualités continuent de se manifester. C'est le bilan de ces manifestations qu'il convient maintenant d'effectuer pour la période récente. #### I. -- Le Cinéma français En France, on est d'abord frappé par le grand nombre d'artistes qui restent silencieux. Chez les vétérans, la situation n'est guère brillante. Carné est tombé dans une profonde décadence qu'il y a tout lieu de croire irrémédiable. René Clair, depuis qu'il est académicien, ne vaut guère plus, et à part quelques vieux fidèles des années trente, il n'intéresse plus grand monde. Et si l'on a eu plaisir à saluer la rentrée d'Abel Gance, après dix ans de silence (1954 : *La Tour de Nesles*. 1944 : *Cyrano et d'Artagnan*), cela ne nous console pas de voir les plus grands, comme Renoir ou Bresson, rester aussi longtemps sans produire. Quant à Clouzot, il avait entrepris un film que la maladie a interrompu et nous ne saurons jamais s'il y a lieu de le regretter vraiment. Pour les metteurs en scène de la nouvelle génération, ces dix-huit mois ne resteront pas non plus, à une ou deux excep­tions près, comme une période bénéfique. Astruc, Resnais, Rohmer, Doniol-Valcroze et plusieurs autres n'ont rien produit ou ont dû trouver refuge à la télévision. Quant à ceux qui ont travaillé, ils ont rarement donné le meilleur d'eux-mêmes. 161:99 A part Gance, qui à son habitude, nous a offert un film fou, démesuré et seulement à moitié réussi (mais avec cette moitié, il l'emporte sur presque tous les autres), un seul « grand ancien » s'est manifesté, c'est René Clément, avec les *Félins*. Histoire abracadabrante, mise en scène appuyée et parfois ri­dicule, interprétation sans caractère. C'est là certainement un de ses plus mauvais films. On ne lui pardonnera pas de sitôt d'avoir fait de la très belle Jane Fonda une créature aussi insignifiante. Avec *Judex*, c'est Georges Franju qui a également un peu déçu. C'était une belle réussite plastique, et l'imitation des vieux films de Feuillade d'avant quatorze était bien agréable. Mais ce qui faisait défaut, c'était l'ancienne animation, du *serial,* l'invention déchaînée et les péripéties haletantes. Et la volonté de faire poétique tuait cette poésie qui ne doit intervenir qu'après coup, comme une ultime vérification. Cela était encore plus sensible dans *Thomas l'imposteur,* échec total, irréparable. Dans l'ensemble, les jeunes cinéastes ne se sont guère mon­trés inspirés. Ne parlons pas de Claude Chabrol, qui reste tout de même l'auteur d'excellents films (*A double tour, Les Bonnes femmes*), ce qu'on oublie un peu trop aujourd'hui. Mais lui-même semble être le premier à ne pas s'en souvenir, et il n'y a vraiment rien à dire du film assez honteusement commercial qu'il a produit avec *Le Tigre aime la chair fraîche.* Beaucoup plus réussi est *Marie-Chantal contre le Docteur Kah,* parodie spirituelle des films d'espionnage, qui se souvient d'Hitchcock. Ce film divertissant montre que Chabrol n'a rien perdu de son talent. Tout de même on aimerait le voir revenir à des œuvres plus ambitieuses. Autre cas alarmant, quoique beaucoup moins grave. Celui de François Truffaut, avec *La Peau douce.* Celui que nous persistons à considérer comme le meilleur et le plus complet des jeunes cinéastes français, et surtout comme le grand metteur en scène de demain, s'y montrait curieusement empêché de dominer un sujet volontairement banal, de dépasser cette anec­dote éloignée et d'en étendre la signification. Pis encore, il semblait renoncer délibérément à la transposition poétique du sujet, qui constitue, comme le révèlent toutes ses œuvres pré­cédentes, la forme la plus heureuse et la plus naturelle de son talent. Truffaut a beau dire, on ne peut s'empêcher de penser que *La Peau douce* représente pour lui un film de circonstance, voire de remplacement. On sait qu'il a en réserve des foules de projets infiniment plus intéressants. Ce sont ceux-là qu'on souhaite de lui voir réaliser. Dans une interview assez récente, notamment, il faisait état de son désir de tourner un film sur la période de l'occupation, et d'en recréer l'atmosphère, d'abord à partir des chansons qui étaient alors à la mode. C'est une idée remarquable, et qui convient particulièrement à sa forme de sensibilité ; ajoutons que Truffaut appartient à la génération pour qui cette période constitue la trame même de ses souvenirs d'enfance les plus précieux, ce qui peut fournir une vision de ces temps exceptionnels qui n'a pas encore eu l'occasion de s'exprimer. 162:99 Il se plaignait malheureusement de n'avoir pas le sujet qui lui permettrait un tel film. Peut-on lui suggérer qu'un roman d'un auteur de sa génération et qui traduit un point de vue assez proche du sien, pourrait lui fournir un excellent point de départ ? Nous pensons à *l'Épingle du jeu,* de Jean Forton. On pourrait penser aussi, dans un registre un peu différent au dernier roman de Brasillach : *Six heures à perdre.* De tels su­jets seraient, semble-t-il, plus proches du tempérament véritable de Truffaut, que l'assez terne *Peau douce.* Mais cette erreur, répétons-le, ne nous empêchera pas de continuer à le tenir pour un très grand artiste et d'attendre avec confiance le film qu'il prépare d'après Ray Bradbury. Avec les *Parapluies de Cherbourg*, Jacques Demy a connu le plus grand succès ; un succès tel, qu'on finit par le trouver sinon injustifié, du moins disproportionné. Certes, ce film ne manque pas de qualités, mais ces qualités tendaient toutes vers le *joli* et le *sensible,* de façon un peu suspecte ; d'autant plus que ce *joli* côtoyait parfois la laideur, et que le *sensible* dégé­nérait un peu en mièvrerie. On comprend pourquoi, finalement, une telle œuvre, moins audacieuse qu'il n'y paraît d'abord, a pu tellement plaire aux lectrices d'*Elle* et de *Marie-Claire.* Par contre, on se réjouira qu'une telle expérience ait été tentée pour la première fois dans le cinéma français, et on saura gré à Demy d'avoir été le premier à oser s'attaquer aux grands modèles américains. Agnès Varda, qui est la femme de Demy, a connu un succès comparable avec *Le Bonheur.* Pour le coup, il s'agit d'un film d'une grande veulerie et d'une vulgarité d'inspiration qui en font le prototype de l'œuvre pour midinette dévergondée. Le grand triomphateur en France, c'est pour cette période Jean-Luc Godard, avec trois films : *Bande à part*, *Une femme mariée* et *Alphaville*. On a beaucoup parlé du second, à cause de ses démêlés avec la censure, Pourtant, le premier était encore plus intéressant et constituait une réussite plus rare. Godard, peut-être plus original et plus vaillant que Truffaut, est égale­ment plus inégal. Il est bien rare que ses films ne contiennent pas quelques « trous », quelques passages à vide, et c'est le cas de la *Femme mariée* (œuvre de moraliste assez trouble et où la morale ne trouve, guère son compte). En revanche, *Bande à part* (rien à voir avec le roman de Perret) parvenait à une plénitude que Godard n'atteint que rarement, et on connaît peu de films aussi euphoniques, aussi heureusement dédiés à l'amitié, à la jeunesse, au plaisir de vivre soudain transformé en besoin de danser. Tous élans merveilleux, que Godard, metteur en scène et chantre inspiré, sait non seulement nous faire voir, mais immédiatement partager. Le merveilleux trio Karina-Frey-Brasseur n'a pas fini de gambader dans nos mémoires, claire image qui émerge de tant de grisailles vite oubliées. 163:99 En revanche, *Alphaville,* faux film de « science-fiction » à qui l'on a fait le meilleur accueil, me paraît moins original et moins réussi. Mais on y trouve encore un heureux mélange d'humour et de poésie, et quelques images dignes de Cocteau ou Fritz Lang, comme la piscine des exécutions. Godard, décidément prolifique, se retrouve au générique de *Paris vu par...* film à sketches, produit hors commerce, et qui regroupe presque tous les meilleures cinéastes français de la nouvelle génération. C'est un exemple parfait de ce cinéma en liberté, qui a tant de prix et qu'on rencontre si rarement. Toutefois, à mon avis, le meilleur de ces sketches, n'est pas celui de Godard, mais celui d'Éric Rohmer. Rohmer, qui est sans doute avec Astruc, le cinéaste français le plus intéressant, partage avec lui le triste privilège de ne pouvoir s'exprimer qu'exceptionnellement, et comme par surprise. En ce moment, il fait des films 16 mm, format non exploitable commerciale­ment et qui sont de petits chefs-d'œuvre. Espérons que la grande œuvre dont, après le *Signe du lion*, ils sont la promesse, verra le jour bientôt et donnera à son auteur la place qu'il mérite depuis longtemps. Enfin, un nouveau venu, Pierre Schoendoerffer a réalisé, en nous parlant de la guerre d'Indochine, le film que nous déses­périons de voir : *La 317^e^ Section.* Une anecdote simple : l'éva­cuation d'un poste par une section, la marche de celle-ci à travers la jungle et son extermination. Un jeune sous-officier qui arrive, et un adjudant, bête de guerre magnifique, s'affron­tent. Pour finir, l'amitié et enfin la mort. A l'arrière-plan, tout le drame indochinois, suggéré et obsédant. Ce qui nous retient plus que tout, c'est la vérité des détails et des gestes, l'élan amoureux du guerrier vers son arme, ou le regard plein de fierté du novice à son ancien, quand il est enfin devenu son égal. Jamais, on ne nous avait montré ainsi les combattants de notre pays dans leur vérité physique et morale, avec exactitude et amitié. *La 137^e^ Section*, hommage au métier de soldat et à sa noblesse, et en même temps film admirable, sera l'honneur du cinéma français en cette sombre période. Cette seule œuvre ([^74]) suffit à faire oublier bien des excès et bien des bassesses. 164:99 #### II. -- Le Cinéma américain Mais nos plus grandes joies de spectateur, c'est bien toujours à Hollywood que nous les devons. Les grands artistes y restent plus nombreux qu'ailleurs, et les genres pratiqués infiniment plus variés. C'est à l'exploitation des genres traditionnels, du reste, qu'on doit toujours les meilleures réussites. C'est ainsi que le *thriller*, le film de gangster classique, dont le modèle a été fixé une fois pour toutes à l'époque de *Scarface*, nous a valu deux très bons films : J*ohnny Cool* (*La Revanche du Sicilien*) et *A bout portant,* le premier de Wilhy Asher, le second de Donald Siegel, à qui on doit déjà un mémorable *Baby Face Nelson*, consacré à un émule d'Al Capone. Si ces œuvres qui exaltent la violence et le romantisme des hors-la-loi peuvent inspirer des réserves morales, elles n'en inspirent aucune sur le plan esthétique. Mais le meilleur de ces films, ce fut sans doute *L'enfer est à lui*, vieille bande de Raoul Walsh qu'une reprise opportune permit à beaucoup de découvrir. Autre genre traditionnel qui nous a également gâtés : le *western.* Le maître incontesté en est toujours le vieux Ford, et on n'oubliera pas avant longtemps ses admirables *Cheyennes*, plaintive et pudique élégie en l'honneur d'une tribu indienne sauvagement exterminée par les Yankees. De Ford encore, nous avons découvert un film assez ancien, mais inédit chez nous, le *Convoi des braves*, savoureuse geste héroï-comique d'une colonne de Mormons à travers le vieux Far-West. Enfin, grâce à une autre reprise (sans parler de celles des célèbres *Patrouille perdue* et *Prisonnière du désert*) nous avons revu un autre ancien Ford, la *Charge héroïque,* qui est une merveilleuse exal­tation de la vie militaire, pleine de pudeur et de virilité et qui constitue un de ses meilleurs films. Il faut se féliciter de cette habitude des reprises, qui tend à se répandre et nous permet de redécouvrir des films injustement oubliés. Ainsi, pour le western, avons-nous pu revoir trois œuvres majeures : *La Ri­vière rouge* (1949) de Howard Hawks, *La vallée de la peur* (1947) et *La Fille du désert* (1949) de Raoul Walsh, tous les deux. Ce dernier cinéaste, longtemps sous-estimé en France, se voit grâce à ces reprises ([^75]), remis à sa vraie place, une des toutes premières et qui en fait presque l'égal de Ford. C'est ce qu'est venu confirmer son dernier film, un western encore, l'excellente *Charge de la 8^e^ brigade*, qui par une coïncidence amusante traite un thème fort proche de celui des *Cheyennes :* la guerre indienne, envisagée d'un point de vue favorable aux Indiens. 165:99 La comédie musicale est un autre genre traditionnel à qui Hollywood doit quelques-uns de ses chefs-d'œuvre : *Un américain à Paris* de Minnelli, ou les *Girls* de Cukor. C'est le même Cukor qui précisément nous a donné un des sommets du genre *My fair lady*. Que ce soit la musique, la couleur, les décors et costumes fastueux (dus à Sir Cecil Beaton, photographe officiel de la cour britannique) ou l'interprétation de la merveilleuse Audrey Hepburn, tout concourt à faire de ce film, une réussite que seul le cinéma pouvait imaginer, en même temps qu'une mani­festation du goût artistique le plus raffiné. Ceci n'étonnera pas du reste ceux qui savent depuis longtemps que George Cukor est un des plus grands metteurs en scène de ce temps. Toutefois, c'est peut-être avec deux œuvres en marge et ne relevant pas d'un genre connu, que les Américains nous ont le plus étonnés. Avec *David et Lisa* de Frank Perry, nous avons le contraire de *My fair lady :* ni grand écran, ni cou­leurs, ni vedettes ; rien qu'un petit film, tout simple en noir et blanc, fait par des inconnus, et qui sur le thème de la schi­zophrénie, est un miracle d'intelligence et de sensibilité, une de ces œuvres qui, parce qu'elles bouleversent par des moyens très simples et défiant l'analyse, déconcerteront toujours les amateurs de recettes. L'autre œuvre est bien différente : c'est *America, America*, de ce très grand cinéaste qu'est Élia Kazan. Cet Américain d'origine grecque, a entrepris avec ce film de nous conter l'histoire de sa famille, depuis son émigration d'Anatolie jusqu'à l'arrivée dans cette terre promise qu'était pour les persécutés du monde entier, l'Amérique du début du siècle. Cela nous vaut un film gigantesque, en forme d'épo­pée, fourmillant de scènes extraordinaires et d'une austère beauté plastique. Il s'agit bien d'un chef-d'œuvre véritable, digne des autres grands films de Kazan, *A l'Est d'Eden*, *Sur les quais* ou le *Fleuve sauvage*. Après une telle œuvre, on hésite à en mentionner certaines qui relèvent d'un niveau plus courant. Il faut pourtant faire deux exceptions. La première sera en faveur de *Lord Jim, où* Richard Brooks a tenté de transposer, dans sa complexité, l'extraordinaire roman de Conrad. C'est certes un demi-échec, eu égard au modèle inégalable, mais c'est une tentative ambi­tieuse, qui contient des morceaux superbes, et plus honorable que bien des réussites plus faciles. L'autre exception concerne *Shock Corridor* de Samuel Fuller, qui a révélé à beaucoup ce très grand cinéaste. C'est un film qui traite de la folie ; moins sensible, moins émouvant que *David et Lisa,* avec un scénario un peu trop habile, voire com­plaisant et facile, le film se rachète par une superbe violence, un rythme forcené et des images qui ne laissent aucun répit. Fuller y fait la démonstration complète des possibilités d'un style qui pourrait bien être le plus beau de ceux qu'on ren­contre aujourd'hui à Hollywood. 166:99 #### III. -- Dans les autres pays Dans les autres pays, la situation n'est guère plus brillante qu'en France, et généralement plutôt moins. En Italie, s'il n'y avait eu Antonioni, il n'y aurait eu per­sonne ou presque. Mais nous avons vu *Le Désert rouge*, qui est un film important. L'auteur y reprend ses thèmes habituels, l'incommunicabilité entre les êtres, l'aliénation, et dans l'ordre intellectuel, il n'y a là rien de très nouveau par rapport à *l'A­ventura* ou *la Nuit*, sinon peut-être une attention un peu plus ouverte aux rapports sociaux. Mais dans l'ordre esthétique, et grâce surtout à une utilisation profondément personnelle de la couleur, Antonioni montre qu'il est à l'apogée de son art, et jamais non plus, il n'avait si bien dirigé et photographié Monica Vitti. De plus, le *Désert rouge* laisse entrevoir chez son auteur le désir secret de déboucher sur autre chose, et c'est avec curiosité qu'on attendra la suite de son évolution. Il n'y a pas lieu de s'étendre sur *Juliette des esprits*, où Fellini reprend et aggrave certaines erreurs de *Huit et demi*. Ce très grand cinéaste fait bien regretter le temps de la *Dolce Vita*. Mais il est sûr que, tôt ou tard, il nous étonnera encore. Par contre, arrêtons-nous à *l'Évangile selon Saint Matthieu*, qui fit scandale à cause de la réputation de son auteur, Pasolini. En dépit de préventions légitimes, et sans être un grand film, ce n'est pas la mauvaise action qu'on redoutait. Pas de blas­phème, ni d'erreur gênante. Pasolini est marxiste, son film non. Volontairement ou non, son film témoigne d'abord pour la divinité du Christ, et peu nous importe ses intentions pro­fondes. Après cela, il est évident que manque l'essentiel : le souffle de la foi. Mais manqué dans son ensemble à cause de cette raison, le film en plusieurs parties recèle de grandes beau­tés. Les paysages sont nobles et bien utilisés, ils nous aident à croire au film. Car nous y croyons souvent, et quand les paroles ineffables retentissent à nos oreilles, comme entendues en leur source même, nul doute alors que c'est la voix du Christ qui nous touche. On ne raconte pas impunément une telle histoire. Si, faute, de foi et de génie, Pasolini n'a pas été soulevé par son sujet, souvent il est dépassé par lui -- plus qu'il n'avait prévu. Bref, Pasolini ne réussit à satisfaire qu'à moitié le cro­yant et l'amateur de cinéma. Mais aucun des deux n'a vraiment à se plaindre de son entreprise impossible. Ce cinéma des âmes, à côté de quoi passe Pasolini, c'est Dreyer, vieux cinéaste protestant qui nous l'apporte -- *Ger­trude*, son dernier film, a connu en France un échec inexplica­ble. On s'en est tenu aux apparences, l'adaptation d'une pièce d'un sous-Ibsen. On n'a pas su voir au-delà : l'héritage du Kammerspiel, tout un art du clair-obscur des âmes, de gestes retenus et de sentiments cachés. 167:99 Dès lors qu'importe un texte dont la fonction est en quelque sorte négative et qui doit s'effa­cer au profit de ce chuchotement d'âmes qui se cherchent ou s'évitent, ce murmure de fuite qui finit même par se taire et faire place au silence par quoi le destin de Gertrude se trouve, comme tout destin, en fin de compte scellé. Ce qui compte, ce n'est pas les mots échangés, mais ce que volontairement ils taisent : la méditation noble et triste du vieux cinéaste danois parvenu au seuil de la mort. Comme dans *Ordet*, tant de rete­nue et de simplicité bouleverse. Il me semble que *Gertrude* domine de très haut toute la production mondiale dont cet article fait l'examen. C'est un film qui a la plénitude d'un accord parfait. En comparaison, le Suédois Bergman fait maigre figure. L'échec de *Gertrude* rend encore plus incompréhensible le succès du *Silence*, film faux, bourré de la pire littérature, et de plus parfaitement répugnant. *Toutes ses femmes* confirmait cette tendance à la vulgarité, tandis que les *Communiants*, film antérieur, ne nous laissait voir que le Bergman penseur, c'est-à-dire le plus redoutable. L'Angleterre continue de n'avoir guère d'existence cinéma­tographique. Elle nous a certes envoyé un film intéressant : *The Servant*, de Joseph Losey, mais c'est l'œuvre d'un Améri­cain émigré. Film étrange, morbide, parfois pénible, mais puis­samment envoûtant, et qui confirme le grand et singulier talent de l'auteur d'*Eva*. Du même Losey, nous avons vu égale­ment *Les Damnés*, film plus ancien, au scénario d'un intérêt assez contestable, mais dont le metteur en scène tirait un parti étonnant, ainsi que *Pour l'exemple,* œuvre d'une violence un peu théâtrale. L'Angleterre, elle aussi, a ses jeunes cinéastes, mais bien peu sont dignes d'intérêt. On peut toutefois citer Richard Lester, auteur de deux œuvrettes amusantes, jouées par les Beatles (*Quatre garçons dans le vent* et *Au Secours*) et surtout du *Knack,* jolie comédie loufoque, qui obtint le grand prix du Festival de Cannes. Le meilleur film anglais depuis bien long­temps est l'œuvre d'un inconnu, un nouveau venu également : c'est la *Fille aux yeux verts* de Desmond Davis, passé trop inaperçu chez nous. C'est l'histoire douce-amère d'un amour entre une jeune fille moderne et un écrivain quadragénaire, située dans le climat provincial de cette ville merveilleuse qu'est Dublin. Malgré quelques emprunts un peu naïfs à la technique des jeunes cinéastes français, ce film mélancolique et d'inspira­tion assez littéraire, trouvait, à défaut d'un style propre, un ton personnel plein de charme mal définissable. C'est aussi une des premières fois que le cinéma nous montre l'atmosphère si attachante, de l'Irlande d'aujourd'hui. Cependant, quelques réussites isolées ne permettent pas encore de parler d'un cinéma anglais, comme du cinéma français ou italien, à plus forte raison américain. 168:99 Pour compléter cet aperçu, il faut dire quelques mots des « pays de l'Est ». En Russie depuis la mort des trois grands (Eisenstein-Poudovkine-Dovjenko), le meilleur cinéaste est de très loin, Donskoï, l'auteur de la célèbre *Enfance de Gorki*. Toujours d'après Gorki, nous avons vu « Thomas Gordéiev » film intéressant, avec de grandes beautés, mais qui n'occupe pas la première place dans l'œuvre de son auteur. Quant aux quelques espoirs suscités par un jeune cinéma soviétique, pour l'instant, ils n'ont guère porté de fruits. De Pologne nous attendons toujours plusieurs films de Wajda, le plus intéressant metteur en scène de ce pays. Nous n'avons eu droit qu'à la *Passagère*, assez beau film inachevé et posthume de Munk, qui a valu à son auteur une célébrité qui, de son vivant, lui était refusée en France. Et puis, c'est tout. Ailleurs, c'est le silence. Le Japon s'enlise (et pas seulement à cause de la *Femme de sable...*). L'Allemagne, patrie de Fritz Lang et Murnau, est toujours aussi nulle ; avec son unité, ce pays a perdu semble-t-il, toute puissance créa­trice, et peut-être son âme. L'Espagne sommeille, Le Portugal aussi. Quant aux pays du « Tiers-Monde », ils ont aussi peu de réalité cinématographique que politique, et ma foi, on s'en passe fort bien. \*\*\* Nous voici au terme de ce panorama. Certains le trouveront pessimiste. Les optimistes citeront des faits encourageants : la prolifération des revues de cinéma « sérieuses » (mais seuls les *Cahiers du Cinéma* sont intéressants, et pas toujours), le succès en livre de poche de *l'Histoire du Cinéma*, de Bardèche et Brasillach (et c'est une nouvelle qui nous fait bien plaisir). Mais relisons plutôt un texte, ancien déjà, d'Alexandre Astruc : « L'avenir du cinéma se confond dès aujourd'hui avec l'avenir de l'art. Il est au XX^e^ siècle cette forme unique et privilégiée, destinée à remplacer toutes celles qui l'ont précédée et en dehors de laquelle il ne sera bientôt aucune autre expression possible ». Ces lignes enthousiastes ont déjà plus de quinze ans. Qui oserait affirmer que le chemin parcouru depuis a laissé sub­sister cet espoir qui fut nôtre, absolument intact ? Philippe de COMES. 169:99 ### Comme des dieux par Georges LAFFLY « JE NE CROYAIS PLUS À LA MORT EN AMÉRIQUE » dit un journaliste cité par R. Caillois ([^76]). Si les Améri­cains n'ont pas vaincu la mort, ils réussissent assez bien à l'escamoter. Caillois écrit : « Il n'y faut pas penser, encore moins en parler. Il est particulièrement indécent d'y attacher un effroi sacré, visiblement superstitieux et anachronique, déplacé à coup sûr dans un pays de raison et de progrès, où l'optimisme est vertu cardinale. » On connaît, en dehors de cette étude de Caillois sur la représentation de la mort dans le cinéma américain, le mer­veilleux livre d'E. Wangh : « Notre cher disparu » qui montre les rites funéraires américains. Le mort, peigné, rasé, embaumé, richement habillé, maquillé, est exposé dans une salle où parents et amis viennent lui rendre une dernière visite. Des fleurs, des bibelots, des tapis, créent une atmosphère de luxe où le défunt devient une image magnifiée de lui-même. Il s'agit de tuer le chagrin par l'admiration. La belle apparence du cadavre, le sourire sculpté par un clinicien, la richesse dont il est entouré amortissent l'émotion. Suprême politesse : la mort ne dérange pas l'ordre et les plaisirs des vivants. La mort n'est plus une fin absolue, ni le passage à une autre réalité : de l'autre côté tout continue. Les films le prouvent, qui montrent les « disparus » dans les vêtements et les attitudes de la vie quotidienne. Dernière ruse de la civilisation technique, qui refuse l'étrangeté de la mort, qui feint de croire qu'elle n'est qu'un événement comme les autres, un acte quelconque, parmi tous ceux qui sont enregistrés depuis la naissance. Ce n'est plus la frontière mystérieuse que nul homme, sauf Lazare, n'a passée deux fois. 170:99 Au cours de l'ultime rencontre où ses proches viennent le voir, le mort n'est en somme qu'arrêté bloqué, par les soins de la clinique. Le chrétien se consolait en pensant que le mort accède à la vie éternelle. Ici, la consolation naît du spectacle d'un mort rajeuni, embelli, entouré d'un décor plus riche. Le sacré est nié, la peur est refoulée par une ruse. Voici un petit fait noté l'an dernier. La chanson « la Mamma », immense succès en France, fut un four aux États-Unis, jusqu'au moment où l'auteur en modifia les paroles. Il faut préciser que « la Mamma » chante l'agonie d'une vieille femme, entourée du clan familial. Les enfants courent autour de son lit, un cousin joue de la guitare ; il doit y avoir deux bougies qui brûlent devant une image de la Vierge, et les femmes se lamentent près du lit en s'agitant inutilement. La mourante trône sur ses oreillers, elle transpire et elle sent l'aigre. Les grains du chapelet défilent dans ses doigts usés par les lessives. Elle est heureuse : toute la tribu est là, fidèle. C'est la mort d'une reine. Ce n'est pas par complaisance que j'évoque ce tableau, mais pour faire comprendre que les New-Yorkais aient été choqués (Nous suivons les Américains à la trace, ce qui les concerne nous menace, nous ne rêvons que de leur devenir semblables). Les petits-fils d'immigrants préfèrent à ces sombres images une amourette avec « happy-end ». Louis Beretti a oublié ses ancêtres napolitains. L'auteur fabriqua donc, sur la même mélodie, des paro­les plus anodines et la chanson fut un succès. Dans un domaine voisin, on se souvient peut-être du beau roman qu'est *Ravage*. Le livre de Barjavel met en scène des Parisiens de l'an 2051. Ils conservent leurs morts gelés, sous vitre, dans leur appartement. Dans le coin des ancêtres, la grand'mère coud, l'oncle lit un journal. Ima­gination extravagante ? La perfection technique du monde que décrit *Ravage* dépasse de loin tout ce que nous connais­sons, mais le point commun entre la réalité américaine et la rêverie du romancier d'anticipation pourrait être une phrase de Jünger : « La perfection du progrès est de nier la mort. » En attendant, on feint qu'elle n'est pas. 171:99 Cette feinte, cet oubli, on pourrait en trouver d'autres preuves, et en France même. On me rapportait récemment que M. Malraux avait eu l'intention, paraît-il, de distribuer dans les écoles des reproductions d'œuvres d'art célèbres, entre autres « la Pietà » d'Avignon. Commentaire -- « Ce ne sont pas des choses à montrer à des enfants. Ce spectacle terrible les troublera. » Merveilleuse sensibilité dans un temps qui a vu tant de crimes. Viendra un jour où l'on nous dira que l'effigie d'un homme crucifié n'est évidem­ment pas un spectacle pour des enfants, et l'on fera une campagne à ce sujet. La peur de la souffrance, de la misère, de la mort sont des sentiments communs et naturels. Mais nous nous trou­vons devant un phénomène nouveau : la peur du spectacle ou de l'évocation de la souffrance, et plus encore que la peur une sorte de honte. Les infirmités humaines ne sont plus seulement craintes, elles semblent en quelque façon obscènes. Comme disent les braves gens : « Cela ne devrait pas être possible au XX^e^ siècle. » \*\*\* Nous nous croyons des dieux. Le cinéma, les affiches, les journaux de mode nous présentent une humanité magnifiée, sereine, heureuse, où nous trouvons des modèles et à laquel­le il s'agit de se conformer, ou encore mieux, de croire que nous sommes conformes. A chaque coin de rue, la publicité nous tend un miroir où nous serions honteux de ne pas nous reconnaître, et nous impose des exemples. Les moralistes se sont longtemps moqué des femmes qui devenaient filiformes ou dodues, selon la mode. Nous sommes bien au-delà. Nous croyons à un monde euphorique, peuplé d'enfants souriants et de femmes élégantes, où la jeunesse et la beauté s'accordent aux derniers progrès techniques (en fait, un monde où les derniers progrès techniques sont le pont nécessaire et facile vers la jeunesse, la beauté et le bonheur). Un monde où tout glisse sans heurts, où tout est modelé, selon nos désirs, un monde où il n'y a pas de chutes, ni de taches -- la chute ne peut survenir que si l'on a omis d'utiliser la cire X et la tache est immédiatement effacée par le détacheur Y. Nous croyons en un monde de stars et de mannequins qui évoluent dans une lumière surnaturelle en ne connaissant que des jours enchantés, où il serait déplacé de parler de boutons de fièvre ou de fatigue. 172:99 La publicité peuple de ces divinités un espace qu'elle nous affirme accessible à peu de frais. C'est une règle bien connue qu'on ne vend pas des produits, autos, ou cigarettes, mais du charme, de la virilité ou du bonheur. Un excellent dessin de Sempé montre un couloir de métro couvert d'immenses affiches où sourient à pleines dents des athlètes consommateurs de « Tonic » ou de « Sur­vole ». Et à leurs pieds, la foule des voyageurs, tassés, ravagés, avachis. \*\*\* L'hygiène a été mise au service de cette entreprise. Nos corps corruptibles, atteints par la poussière, les taches, les microbes, nos cheveux trop gras ou cassants, nos peaux rendues calleuses par les outils, rongées par les acides et menacées aussi de l'intérieur, tachées de graisse par la sueur, il s'agit de les ramener à leur image idéale : lisses, pures, sans odeur, aseptiques. Il faut en faire des objets dignes de la perfection des objets manufacturés. Je ne sais plus quel auteur anglais (Huxley, peut-être) associait la crasse et le sentiment du péché. Celui-ci s'épa­nouissait au Moyen-Age à cause de celle-là. C'est une idée bien anglo-saxonne. De nombreux peuples vivent dans la crasse et l'innocence. Et regardez les enfants. Mais cette association est utilisée avec succès, et l'on passe vite de l'idée de la pureté de l'âme à l'idée de la pureté physique, comme les Cafres qui, selon R. de Becker, se lavent quand ils ont commis une faute. L'hygiène est devenue bien autre chose que la propreté, qui signifie le respect du corps. Elle est une tentative pour sublimer le corps, elle participe d'une entreprise d'idéali­sation et d'euphorisation qui fait passer notre chair mortelle à l'état de « corps glorieux ». Il s'agit de mettre la plus grande distance possible entre les données de notre nature animale et notre apparence. L'homme est l'animal qui maquille son corps. Plus l'artifice est grand, plus nous manifestons notre humanité. L'hygiène est ainsi devenue la morale individuelle du monde moderne, comme la morale sociale s'y réduit à la nécessité de consommer, comme les loisirs en sont l'aventure et la fête. 173:99 Un biologiste, Haldane, mort l'an dernier, avait publié quelque temps auparavant, dans « Planète », un article bien curieux. Comme on lui demandait quels progrès il attendait, qui changeraient l'homme, il répondit qu'on pou­vait espérer, prochainement, une aseptisation complète des contrées où nous vivons. (Il y a longtemps que pour des sceptiques taquins, mouches, moustiques et microbes sont signes de l'imperfection du monde créé, et arguments contre l'existence de Dieu.) Chez les hommes, la flore intestinale serait supprimée et remplacée par l'ingestion de produits chimiques. Le principe de corruption dans le corps humain serait supprimé, l'antique malédiction abolie. Haldane s'étendait ensuite gravement sur les consé­quences de ce changement. Nous obtiendrions des selles inodores, bienfait inestimable, mais tant que ce progrès ne serait pas étendu à l'humanité entière, il y aurait à craindre des incompréhensions, des aversions, entre les êtres « puri­fiés » et les impurs. Notre biologiste voyait naître de nouveaux conflits, plus terribles que les conflits de race. En attendant ces belles choses, nous sommes entretenus dans la dévotion par les innombrables soins nécessaires pour chasser de notre corps les principes qui le souillent et nous éloignent de l'état de pureté et de beauté auquel nous devons accéder. Déjà certains peuples considèrent avec méfiance les nourritures qui ne sont pas présentées sous emballage, après extermination des microbes. Et les petits films que l'on passe dans les cinémas pendant les entractes sont nos directeurs de conscience et nous rappellent les exemples que nous devons suivre. \*\*\* En suivant leurs conseils avec persévérance peut-être deviendrons-nous des dieux, inaccessibles à la maladie, au vieillissement, à la douleur ? Nous savons bien que ce n'est pas possible, mais toute une mise en scène à laquelle dans les villes nous sommes constamment soumis nous éveille à la tentation, nous berce de ce rêve, crée des réflexes d'ou­bli ou de refus de la réalité. Avoir honte de la misère. Avoir honte de la souffrance. Avoir honte des infirmités, du vieillissement. Et finalement, avoir honte de la mort. Voilà de nouveaux commandements. Chaque affiche, chaque image publicitaire nous promettent que nous vivrons éternellement jeunes, beaux, sains, incor­ruptibles dans un univers aseptisé, ordonné pour le bon­heur, sans taches et sans faiblesses. 174:99 On nous le répète, c'est notre chance, la chance de notre civilisation, qui est d'ailleurs la seule. Je n'exagère pas. Qu'on prenne des livres récents. M. Gélinier (Morale de l'en­treprise) affirme que la seule civilisation qui ait réussi est la nôtre, la seule « qui n'ait pas méprisé le profit ». Son critère est l'augmentation du niveau de vie, la satisfaction de plus en plus facile de besoins de plus en plus nombreux. M. Bouthoul (le Phénomène-guerre) nous donne lui aussi la palme, mais pour des raisons différentes. Pour lui, les civilisations ont réussi dans la mesure où elles ont réussi à élever la durée moyenne de la vie. Le bonheur par le confort (étant compris que le jeu éco­nomique entraîne le développement des appétits et crée l'image de l'homme « idéal » dont nous avons parlé, image jamais rattrapée, toujours en avant de la consommation) et par une vie plus logique, tel est le but. Il y a un siècle, Baudelaire plaçait le progrès de la civilisation dans la diminution des traces du péché originel. Nous aboutissons au contraire à une entreprise de néga­tion ou d'oubli du péché originel. Je vois le péril où m'entraînent de tels propos et le ridi­cule du sauvage volontaire, qui feint de refuser l'aspirine, et veut vivre dans la crotte. Mais je ne peux m'empêcher d'être frappé par l'écart entre les promesses et la réalité. Il est peut-être vrai que sur une étroite partie de la terre la souffrance et la misère sont contenues, et même diminuées. Encore est-ce un calcul conformiste. Il faudrait voir si cette diminution n'est pas compensée par le développement d'autres maladies, par de nouvelles formes monstrueuses de souffrance, il faudrait voir également si ce paradis local n'est pas payé par les autres, ceux qui n'en profitent pas. Enfin, il n'est pas interdit de penser que sous l'effet d'une loi mystérieuse, les fléaux chassés d'un lieu gran­dissent et se multiplient ailleurs et que le total des poids dans la balance reste le même ; à cette heure, l'Inde con­naît le rationnement, et l'Afrique est un chaos. La prospérité règnerait-elle sur le monde, nous serions encore bien en deçà des promesses qui servent à nous émou­voir, et il ne serait toujours pas vrai que nous ayons vaincu les limites de l'homme et changé sa nature. Nous ne l'avons fait qu'en rêve, ou en nous distrayant de ce souci par des rêves. Nous feignons pourtant de croire que tout est pos­sible. (En 45, le pessimisme, le désespoir étaient partout. Aujourd'hui, l'orgueil le plus candide éclate. Ah, nous avons bien digéré la bombe.) 175:99 Et en même temps que fermentent ces rêves d'une humanité qui dépasserait sa nature, se développe un esprit de richesse, un attachement aux objets, une multiplica­tion des besoins qui sont l'exacte contrepartie de l'esprit de pauvreté évangélique. Cela n'empêche pas qu'il y ait des misérables et que chaque jour des hommes se retrouvent seuls avec Dieu dans le moment de leur agonie. Là, c'est d'autres promesses qu'il est question. Le Christ a passé sa première nuit humaine dans une étable qui n'était, il faut le craindre, ni aseptisée, ni même désinfectée. De pauvres gens l'entouraient et des bêtes le réchauffaient de leur chaleur. Mauvaises conditions d'hy­giène et « standing » nul. Mais il semble que même l'Église hésite à nous le rappeler. Et si l'on entend un sermon qui parle d'hommes mourant de faim ou gémissant sur la cou­che étroite d'une cellule, il s'agit des Indes ou de l'Afrique. La maladie, la souffrance ne sont plus qu'exotiques. Georges LAFFLY. 176:99 ### Notre Père (II) LA TROISIÈME DEMANDE du *Pater* est celle de la cha­rité parfaite. Il est très bon et très louable de demander la conversion du monde, l'établissement en nous du règne de Dieu dans la justice, la joie et la paix du Saint-Esprit ; mais la nature en nous reste blessée et sujette aux faiblesses ; nous ne pouvons nous faire d'illu­sion là-dessus. Ces faiblesses, les nôtres et celles des voisins, créent des désordres souvent très graves, dont les chrétiens les mieux disposés subissent les effets ; les bons chrétiens eux-mêmes qui désirent la sainteté la désirent à leur ma­nière suivant leurs vues personnelles (qui sont déjà des grâces). Ils entreprennent de bonnes œuvres qu'ils croient dans le sens de la foi et de l'espérance surnaturelle et il se trouve qu'ils ne réussissent pas. La volonté de Dieu n'est pas la leur ; il peut vouloir leur perfection en permettant qu'ils échouent. Ils trouvent parfois des obstacles insur­montables dans le caractère d'excellents chrétiens qui manquent de lumière sur l'œuvre en question, ou manquent à la grâce comme il nous arrive à tous hélas ! 177:99 Nous pouvons nous trouver mêlés à des guerres cruelles où nous sommes comme un fétu de paille dans la que d'un grand fleuve, sans savoir pourquoi ni comment nous nous y trou­vons. Et même ceux qui croient avoir décidé ces actions funestes ne savent pas ce qu'ils font. Jésus notre avant-garde, qui le premier a fait cette prière savait bien pourquoi il nous en a donné le sens par sa parole et par sa vie « *Je suis venu jeter un feu sur la terre et combien je voudrais qu'il s'allumât* (c'est le feu de la charité). *Mais je dois recevoir un baptême et combien je suis angoissé jusqu'à ce qu'il soit accompli*. » (Luc XII) La mission de Jésus est d'instaurer le règne de Dieu, mais la volonté du Père est que le Fils passe par un baptême de mort et de sang. Jésus dit qu'il est angoissé. Tous ses sen­timents sont contenus dans cette angoisse -- l'horreur du péché, la pitié pour les hommes, mais aussi la vue de ce qu'il allait avoir à souffrir. Dans son agonie au jardin des Oliviers, nous voyons clairement ce qu'il avait en vue en nous enseignant le « Notre Père » car il demande tout sim­plement comme un bon homme qu'il était aussi : « *Père, s'il se peut, que ce calice s'éloigne de moi.* » Mais il ajoute aussitôt, étant la sainteté même : « *mais non pas ma volon­té, mais la vôtre* ». \*\*\* Nous devons donc aimer la volonté de Dieu, quelque désagréable qu'elle paraisse à la nature, et même contraire en apparence à de pieuses intentions. Jésus nous dit : « *Qui­conque fera la volonté de mon Père qui est dans les cieux, sera mon frère, ma sœur, et ma mère* » (Mat. XII). Oh ! comme il est bien notre frère aîné, le nouvel Adam, le vain­queur de la mort, notre guide infaillible et compatissant ! Nous n'avons qu'à le suivre, mais : « *Si quelqu'un veut venir après moi, qu'il se renonce lui-même* » : telle est la règle de l'amour dans la volonté de Dieu. La nature hésite pour accepter la Croix de Jésus, c'est pourquoi il faut demander que la volonté du Père soit la nôtre comme elle l'est au ciel. 178:99 C'est-à-dire dans l'amour : et comme Jésus a fait la volonté du Père jusqu'à la croix, comme nous ne pouvons nous passer de la croix, cette troisième demande du *Pater* nous mène à l'amour de la croix. Or combien voyons-nous de chrétiens dévoués, adonnés aux bonnes œuvres, mais prêts cependant à la révolte, lors­qu'ils sont méprisés à l'occasion même du bien qu'ils font, contrecarrés dans leur action généreuse quelquefois par ceux-là même qui devraient les soutenir ? En théorie, ils aiment la croix et ils sont sincères ; mais ils voudraient aimer la croix sans souffrir. Nous n'avons point à nous décourager de notre faiblesse. La nature humaine a parlé en Jésus lorsque l'angoisse de la Passion toute proche lui fit verser une sueur de sang. Il l'a laissé pour notre édifi­cation, pour l'édification par nous du corps mystique du Christ. Mais Jésus n'aimait-il pas cette souffrance ? Certai­nement, puisque telle était la volonté du Père. Elle entrait même dans cette vision béatifique issue de la mystérieuse union de son âme au Verbe éternel et dont Jésus n'a été privé en aucun instant de sa vie mortelle. \*\*\* Mais jusqu'à la fin nous demeurons pour nous-même un très grand danger car, dit S. Paul : « *Je sais que le bien n'habite pas en moi, c'est-à-dire dans ma chair* », et Notre-Seigneur lui-même : « *l'esprit est prompt mais la chair est faible* ». La psychanalyse est une entreprise diabolique, qui consiste à faire monter au jour de la conscience les instincts animaux que le baptême a pour but de dominer et même de faire oublier, afin de ne voir que Dieu et le salut éternel. Ne nous étonnons pas d'avoir à répéter maintes fois tout le long du jour : que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel, et répétons-le dans la joie. \*\*\* 179:99 La quatrième demande paraît à première vue bien ter­restre, mais on vient de voir que les trois premières sont elles-mêmes mêlées de nos faiblesses terriennes et faites pour les surmonter. Et Jésus a certainement fait pour lui-même, pour sa Mère et nous tous cette prière : « Donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien ». Car son pays était pauvre et surpeuplé ; le métier de Joseph, et de Jésus, si utile qu'il fût, était rémunéré d'après la richesse des habi­tants. Jésus faisait des coffres, des charrues, des jougs, des charpentes. Perché sur le tréteau il sciait de long avec Joseph. Mais il ne demandait pas à son Père une assurance contre le chômage ; il ne pensait aucunement à la sécurité sociale, il ne demandait pas et ne nous fait pas demander du pain pour après-demain, mais seulement celui du jour qui commence, car il a dit : « *Cherchez le royaume de Dieu et sa justice, et le reste vous sera donné par surcroît.* » Mais non pas des gâteaux et des vins fins ; le pain simple­ment, le nécessaire. Il est besoin cependant de le demander, car depuis la faute d'Adam, la nature tout entière « est comme dans les douleurs de l'enfantement ». Rien n'est dû à une humanité qui est née sous le signe du péché. Satan trouble l'air et les eaux. Chaque mauvaise action menace notre nourriture même. Les pénuries temporaires, les fa­mines ont cessé en France il y a cent cinquante ans seule­ment par la culture de la pomme de terre. Cet état de choses peut revenir par quelque maladie nouvelle ; nous ne saurions en sortir que par la prière, le travail et la péni­tence. Car par la prière nous nous associons à l'être de Dieu. L'importance que Dieu donne à la prière ne vient nulle­ment de la volonté qu'il a de montrer sa puissance, mais de l'amour par lequel il veut nous y faire participer. 180:99 Le pain quotidien est aussi le pain spirituel, la parole de Dieu, l'Écriture Sainte dont « *pas un point ne passera sans être accompli* ». Tous ceux qui disent le « Notre Père » doivent essayer de s'en nourrir chaque jour autant qu'il leur est possible. On ne peut guère le demander aux illet­trés. Mais quelle responsabilité pour ceux qui vivent dans les nations anciennement civilisées et font leur nourriture des journaux quotidiens. Ils ont des livres à bon marché, et tous les moyens de s'instruire ; or combien n'ont même pas chez eux le livre des Évangiles ! Des médecins, avocats, ingénieurs qui se pensent chrétiens sont d'une ignorance crasse en fait de religion. Il faut donc demander en esprit de vérité, l'aliment spirituel quotidien. La source profonde en est le saint Sacrifice de la messe. Ce miracle d'une étonnante grandeur rend Notre-Seigneur présent parmi nous comme il l'était parmi ses premiers apôtres sur les bords du Jourdain et mieux encore comme il était au Calvaire entre sa Mère, S. Jean et les deux larrons. Et nous voyons très bien qui, actuellement, remplace les deux larrons, : vous et moi, sans aucun doute. La situation du Vendredi-Saint se prolonge et se prolongera jusqu'à la fin des temps ; tous les hommes sont appelés chacun à son heure en tous lieux, à y prendre un rôle. Lequel voulez-vous ? Serons-nous parmi les Juifs moqueurs ? parmi les Juifs consternés qui s'en allaient tendant le dos ? Serons-nous bois sec ou bois vert ? Essuierons-nous la face de Jésus ou bien lui arracherons-nous ses vêtements ? Jouerons-nous aux dés la tunique sans couture, comme ceux qui subor­donnent l'évangélisation aux structures politiques et sociales ? Suivrons-nous de près comme les Saintes Femmes ou regarderons-nous de loin ? Il y a bien des rôles à jouer : le centurion, les larrons, S. Joseph d'Arimathie, les apôtres absents... 181:99 Le rôle de la Très Sainte Vierge, obéissante au Saint-Esprit dont elle était l'épouse, qui consentait, comprenait et coopérait. Enfin celui du Christ lui-même, nous invitant à porter notre croix pour le suivre. C'est impossible à l'homme, mais non à Dieu, qui désire nous unir par Jésus et le Saint-Esprit à la Trinité Sainte. \*\*\* Tel est le vrai drame qui s'offre à nous à longueur de journée, mais non comme un spectacle. Chaque jour nous sommes appelés à le jouer obligatoirement. Nous en ren­dons-nous compte ? Nous sommes des acteurs quotidiens de la Rédemption ; c'est là notre occupation principale. Le sacrifice de la Croix une fois pour toutes a payé pour tous les hommes. Il se renouvelle chaque jour en tous lieux pour notre sanctification individuelle. Tous les personnages que nous pouvons jouer ont figuré dans la Passion. Tous les rôles, chaque jour sont offerts, celui du grand prêtre et celui de Pilate, celui du Cyrénéen et celui du Larron. Celui du Christ enfin ; car le Christ aujourd'hui impas­sible demande que sa Passion soit continuée dans son corps mystique. Ce n'est pas présomption de le penser. S. Paul a écrit : « *Il n'est pas loin de nous, car, en Lui nous vivons, nous nous mouvons, et nous sommes en Lui et par Lui.* » (Cor. 2.) Et il dit ailleurs : « *Je parfais ce qui manque aux afflictions du Christ en ma chair pour son corps qui est l'Église.* » (Col. I. 24.) Cela est possible et même normal, puisque « nous sommes créés à l'image de Dieu et à sa ressemblance ». Ce n'est possible que par le Christ et à condition d'accepter son fardeau dont il a dit qu'il était léger comme son joug était doux ; parce que c'est un fardeau et un joug d'amour. Et le Christ ajoute : « Pour moi je leur ai donné la gloire que tu m'as donnée, afin qu'ils soient un comme nous, moi en eux, et toi en moi. » (Jean XVII, 22.) Et c'est pourquoi un ancien disait. « Le chrétien est un autre Christ. » Je vous supplie d'y songer, car telle est la vérité. (*A suivre*.) D. MINIMUS. 182:99 ## NOTES CRITIQUES ### Livres pour enfants (II) *Trésors et autres choses\ pour les plus grands\ et les moins grands* Que ne faites-vous, me-dit-on, un peu plus de recensions positives et adaptées, qui puissent nous guider, non seulement pour écarter, mais pour adopter ? Entre vos dernières récrimi­nations contre le « Crazy Jack » de chez Alsatia ([^77]), dont nous admettons qu'il met en scène un curieux apostolat contacteur et contacté, entre cette sottise, donc, et votre enthousiasme pour saint Bernard et ses frères traitant leur sœur d' « *ordure puante précieusement parée* »*,* n'y aurait-il pas une voie moyen­ne ? Que feriez-vous lire, par exemple, à Véronique la militante un peu trop contactante, afin que sa joue s'éloignât de celle du beau Crazy, et que son âme prît du champ par rapport aux émois variables inspirés par la guitare électrique ? Questions redoutables certes. \*\*\* Car ce positif que l'on cherche est un métal -- pardon, un papier -- plutôt rare. Mais puisque l'on m'y pousse, eh bien, je proposerai d'équilibrer la Véronique du beau Crazy non plus par la sœur de saint Bernard -- puisque la conscience aiguë d'une condition pécheresse n'est pas toujours supportable, je m'en aperçois, aux âmes tendres d'aujourd'hui -- mais par PHILIPPINE DUCHESNE. 183:99 J'entre ainsi dans une voie moyenne puisque d'une part Philippine Duchesne a vécu non pas au temps de saint Bernard ou à celui de Crazy Jack, mais entre les deux, à la charnière du XVIII^e^ et du XIX^e^ siècle ; et que d'autre part, tout en restant profondément pieuse, cette fille elle aussi très apostolique ne s'est pas arrêtée à quelques horizons conformistes, ces horizons que les jeunes détestent. Enfin et par ailleurs l'histoire de Philippine Duchesne et de son apostolat missionnaire présente sur celle de la Véronique des guitares et de son apostolat électrique l'avantage d'être une histoire vraie c'est-à-dire de l'histoire. Oui, la Véronique du beau Crazy n'est qu'une tendance de l'apostolat dit moderne, les philosophes diraient, précisément, une idiosyncrasie pasto­rale. Philippine Duchesne, par contre, n'est pas une tendance mais une personne réelle et même un personnage. Philippine Duchesne, comme Bonaparte, est née en 1769. C'est dire que, comme Bonaparte, elle avait vingt ans en 1789. C'est dire aussi l'importance des conformismes qui s'installaient alors, et dont Bonaparte ne se départit point, lui qui, très logi­quement se donnait, en imposant l'Empire, comme le continuateur des révolutionnaires. Et la famille de Philippine, précisé­ment, se situe dans cette haute bourgeoisie qui s'attacha aux idées nouvelles et fit siens les conformismes naissants, dont on sait quelles servitudes et quels drames sanglants ils préparaient sous le masque du libéralisme. La jeunesse de Philippine se déroule entre Grenoble, sa ville natale, et le château de Vizille, propriété du frère de sa mère, Jean-Antoine Périer. C'est ce dernier -- père de Casimir Périer, le futur ministre -- qui mettra sa demeure à la disposition des États-Généraux du Dau­phiné, pour ces fameuses réunions où, dès 1788, Barnave et Mounier se font les hirondelles d'un faux printemps qui, quel­ques années plus tard, fleurira tragiquement sous les guillotines. Le conformisme a donc fourbi toutes ses armes contre Phi­lippine : la volonté d'un père voltairien, ses colères et le déshon­neur où il croit être, s'il donne sa fille aux congrégations reli­gieuses, lui qui leur est franchement hostile, ensuite le parti fort honorable qu'on présente à la jeune fille en vue de son mariage : « *Je n'ai rien à objecter contre cet établissement, répond-elle, mais je suis appelée à l'état religieux et ne puis donner suite à vos projets à mon égard.* » Elle entre à la Visi­tation de Sainte-Marie-d'En-Haut. Son père vient l'y chercher à l'orée des évènements de 1791, alors que les Visitandines sont sommées de se séculariser ou d'abandonner leur maison con­ventuelle. Dix ans plus tard, Philippine, cherche à reconstituer, le monastère. Après plusieurs essais infructueux, elle rencontre la Mère Barat, fondatrice de la Congrégation du Sacré-Cœur. Cette rencontre décide de sa destinée. 184:99 En effet, Philippine se fait missionnaire et part aux Améri­ques (entre temps, elle a été l'instrument d'une conversion, celle de son père, précisément). Elle fait voile vers la Nouvelle-Or­léans, y parvient après diverses péripéties, notamment une forte tempête au cours de laquelle des matelots la menacent de la jeter à la mer. En Louisiane, à cette époque, la vie n'est point facile. La civilisation du gadget et de l'air conditionné n'a pas encore créé de nouveaux « environnements », comme on dit aujourd'hui. L'environnement, ici, c'est l'immense forêt ou la rivière souvent déchaînée. On voyage à cheval ou sur des bateaux primitifs. On construit de pauvres abris en planches où l'hiver sévit par un froid sibérien et l'été par des chaleurs tropicales. En outre, l'absence de connaissances agricoles n'est pas, pour ces religieuses, sans inconvénients graves. Et pour­tant avec le temps, la persévérance et la fatigue, la Congrégation du Sacré-Cœur parvient à s'installer à Saint-Charles, à Floris­sant, puis à Saint-Louis. Les écoles et les pensionnats se multi­plient. En 1830, six maisons du Sacré-Cœur sont les plus pros­pères en Louisiane. Les vocations affluent. C'est alors qu'une cabale est montée contre Philippine : elle doit abandonner sa mission de fondatrice et même de supé­rieure d'une des maisons établies par elle au milieu de tant de peines et de souffrances. Elle meurt le 18 novembre 1852. Moins d'un siècle plus tard, le 15 mai 1940, Pie XII la béatifie. Son procès de canonisation, est en cours. Cette histoire non conformiste, où l'aventure terrestre ex­prime si fortement l'aventure divine, nous la conseillons aux Véroniques d'aujourd'hui, et même à toutes leurs sœurs exper­tes en soupirs, pour le temps d'après les guitares. Elle est écrite par Anne Leflaive, qui connaît cette région de. France et cette région de l'âme où cette belle destinée a pris naissance et s'est développée. Un style vif, un talent certain d'évocation, un es­prit juste et une âme ardente contribuent du côté de l'auteur, à rendre cette lecture attachante. Le livre est publié aux éditions France-Empire, dans la collection dirigée par Michel de Saint Pierre. Voilà donc, à tous les points de vue, du positif. \*\*\* 185:99 Admettons, me dit-on encore, que ceci soit en effet du po­sitif pour adolescents. Mais qu'avez-vous, du même ordre, pour les plus jeunes ? Eh bien, oui, j'ai quelque chose. Par exemple les ouvrages de Louise André-Delastre, et en citant à la fois Anne Leflaive et Louise André-Delastre je rends un hommage « positif » à la Société des Écrivains Catholiques, dont elles font partie. Louise André-Delastre s'adressait d'ailleurs voici quelques semaines aux lecteurs d'*Itinéraires* ([^78]) dans un arti­cle intitulé « Saint Bernard patron des chiens... » Or, elle a beaucoup écrit pour les enfants, et sur le sujet des saints. N'est-ce pas un grand mérite, par exemple, que de faire connaître aux enfants -- ils sont d'ailleurs plus facilement de plain-pied avec la perfection que les adultes -- l'histoire d'Eugénie Smet, la petite fille qui interrompait sa chasse aux papillons pour évoquer les âmes du Purgatoire ? Elle collectionnait en leur faveur de menus sacrifices. Dieu l'achemina vers la fondation d'un nouvel Institut, les Auxiliatrices du Purgatoire, où elle devint, au plein sens du mot « Marie de la Providence » ([^79]). Ne nous leurrons pas en effet : le Concile Vatican II, quoi qu'on en ait dit, n'a pas aboli le Purgatoire ni congédié ses Auxiliatri­ces. Et il faut retenir le propos de « Marie de la Providence » déclarant qu'elle attendait tout de Dieu « *depuis une épingle jusqu'au Ciel* ». Il exprime la neuve et permanente effusion de ceux et de celles pour qui l'Évangile est la vraie voie. C'est bien en effet un incomparable trésor que la vie des saints, et Louise André-Delastre y puise pour nos enfants. Tré­sor participé, puisqu'il est la vivante image de ce trésor qu'est le Royaume de Dieu, selon une parabole que notre temps récuse, mais qu'il faut lui enseigner. Qu'est-ce qu'un trésor, en effet, sinon un bien particulièrement précieux et qui se distingue des biens ordinaires et des faux-biens, où se mettent la rouille et la teigne ? Mais notre époque est niveleuse et confuse. Elle brouille tout, mélange tout. 186:99 Elle confond le trésor et le clin­quant, la vraie lumière et le miroitement du monde. En ce sens, comme l'a justement remarqué Gustave Thibon, elle est vulgaire. Par la vie des saints, par le sens du « trésor » aidons nos fils et nos filles à savoir distinguer, à se défier de la vulgarité spiri­tuelle. Louise André-Delastre les y aide dans la collection « NOS AMIS LES SAINTS » ([^80]) avec un SAINT BERNARD (encore lui, justement) un SAINT IGNACE DE LOYOLA, un SAINT FRANÇOIS RÉGIS. On sait que saint Bernard, impressionné par un songe que lui conta sa mère, aimait à se comparer à la bête vigilante du prophète : « *Nous avons aboyé devant le mal* » écrivait-il à son ami Suger « *et rester chien muet dans le désarroi de l'Église, surtout quand l'hérésie tentait de défigurer le Sauveur et sa Mère lui semblait la pire trahison* ». Ces lignes de Louise André-Delastre, dans ITINÉRAIRES -- saint Bernard, obtenez nous, disait-elle encore, de réaliser ce tour de force : rester des chiens soumis qui ne soient jamais pourtant, devant le danger, des chiens muets -- témoignent assez de la pensée -- tout à fait positive -- qui anime l'auteur. Mais pour les tout jeunes ? demande-t-on enfin. Justement, Louise André-Delastre a aussi écrit pour les tout jeunes. La collection CLAIRS MATINS, aux éditions Fleurus, présente de pe­tits ouvrages cartonnés dont la dimension réduite convient à des mains d'enfants, et qui sont artistement illustrés. Ils savent dire l'essentiel en des mots très simples, qui composent les merveilleux récits de la Foi : L'HISTOIRE DE LA TOUR QUI DEVAIT MONTER JUSQU'AU CIEL, L'HISTOIRE DE PETIT SAMUEL, NOËL, LA BELLE PRIÈRE DU CENTURION, LA PETITE BREBIS QUI S'ÉTAIT PER­DUE. Sous divers pseudonymes, dans cette collection, le même auteur présente L'HISTOIRE DE L'ENFANT PRODIGUE, NOTRE PÈRE, JE VOUS SALUE MARIE... comment oublier pour ce genre de choix, la conversation à nulle autre pareille que Péguy célébra, pour nous, adultes, dans son « Mystère des Saints Innocents » ? « *Rien n'est aussi beau, dans tout le monde* *qu'un gamin d'enfant qui cause avec le Bon Dieu* *Dans le fond d'un jardin...* » \*\*\* 187:99 Mais j'entends le lecteur se récrier. Il approuve, certes, les bienfaits de cette perspective mais il en appelle à l'Écriture Sainte. Ne dit-elle point qu'il y a un temps pour chaque chose ? Un temps pour prier et un temps pour travailler, un temps aussi pour se détendre ? Qu'avez-vous à proposer, demande-t-il, parmi ces « biens » qui sont moins précieux, mais comptent aussi, et constituent la culture ou la détente possibles par les livres ? Certes, ce genre n'est point sans intérêt, ni sans auteurs. On peut même dire qu'il abonde. Les éditions Nathan, par exemple, lui consacrent un effort certain, avec grands et moyens formats, belles images et textes de qualité irrégulière. Dans les grands formats, par exemple, nous notons une ANTIQUITÉ RACON­TÉE AUX ENFANTS. La page consacrée au « Royaume de Jésus » pourrait à la rigueur convenir. Quant au paragraphe final, il exalte les progrès scientifiques et techniques de notre temps, et la « voix intérieure » qu'il « suffit » d'écouter pour les bien utiliser. Mais cette voix intérieure, comment la révéler à elle-même, comment l'éduquer, selon, quelles fins ? Le livre ne le dit point. Dans cette perspective qui n'est pas sans ambiguïtés, Nathan propose également une intéressante collection intitulée « Histoire et documents » où le souci. « culturel » est évident. Nous y trouvons un « JULES CÉSAR », un « MAGELLAN, MAÎTRE MARIN » un « LÉONARD DE VINCI », une « GRANDE CATHERINE », une « BATAILLE DE L'ATLANTIQUE ». \*\*\* C'est sans aucune réserve, par ailleurs, dans le lot culturel des nouveautés, que nous avons apprécié, chez Hatier, les deux petits ouvrages intitulés : « L'HEURE » et « CINQ MILLE ANS DE PÉTROLE ». C'est bien « toute une histoire » (titre de la collection) que l'histoire de l'heure, en effet, si on la suit non seule­ment d'heure en heure mais de siècle en siècle, à travers les divers appareils qui l'ont mesurée. Le dieu sinistre, effrayant, impassible, dont le doigt nous menace et nous dit « Souviens-toi » -- l'horloge qu'interrogeait Baudelaire -- s'apprivoise en ces pages légères. Dès l'aube du monde il musarde avec le soleil, traçant des signes grâce aux ombres. 188:99 Puis le voici dans l'eau, s'ébrouant chez les Égyptiens, les Grecs et les Arabes. Il revient au sec par l'horloge à automates, qui éblouit Charlemagne. Il s'alourdit dans l'horloge à poids, s'affine dans le ressort et chante dans la montre à musique. Vient l'heure électronique : adieu l'oiseau siffleur. Le dieu se glisse dans une montre sans tic-tac «* dans laquelle le courant d'une pile traverse deux bo­bines miniaturisées ayant 4 mm de longueur et constituées par huit mille tours d'un fil dont la grosseur ne dépasse pas le cen­tième de millimètre... *» Belle astuce, en effet. Mais elle n'em­pêche point que les jours de l'homme, suivant l'expression biblique, soient comme l'herbe. C'est bien aussi « toute une histoire » que les « CINQ MILLE ANS DE PÉTROLE ». Au XV^e^ siècle, par exemple, « l'or noir » ne s'appelait qu'huile profitable. Mais que d'usages : contre la toux : « *soignez la poitrine de pétrole* » ; contre les engelures : « *huit à dix gouttes d'huile profitable dans une cuillerée de vin chaud...* » \*\*\* Nous ne négligerons point, bien sûr, les sujets géographiques, conscients que nous sommes de l'erreur où se trouvait le géo­graphe du Petit Prince lorsqu'il croyait les géographies immua­bles. Certes il est rare qu'une montagne change de place, et plus rare encore qu'un océan se vide de son eau. En cela ce géogra­phe avait raison. Mais que dire des paysages humains, ou des paysages humanisés ? Que deviennent-ils aujourd'hui ? Des édi­teurs permettent aux jeunes lecteurs quelques découvertes : Hatier en INDE, Nathan au PORTUGAL, et Flammarion au HOGGAR, avec « LES CARNETS SAHARIENS » de Frison-Roche. Chez Larousse, un beau volume sur LA SUISSE, dans la collection « Mondes et Voyages ». Il est petit, mon pays, disait Ramuz, «* et c'est tant mieux ; je le tiens ainsi tout entier sous moi, et d'un coup d'œil je le dénombre *». 189:99 Mais les statisticiens dénombrent aujourd'hui l'afflux touristi­que. Ils l'évaluent en « *nuitées* ». « *Chacune de ces dernières années, les 230.000 lits des 7.800 hôtels, pensions et maisons de cure des 250 centres de villégiatures helvétiques ont enchanté le sommeil d'un million de visiteurs étrangers qui, à eux tous, y ont passé 18 millions de nuitées, à ajouter aux 13 millions de nuitées des touristes nationaux. A ce total de 31 millions de nui­tées, il faut ajouter les 15 millions* (*dont 6 pour les étrangers*) *passées sous la tente, dans les chalets, chez l'habitant, etc.* » La géographie du sommeil progresse. \*\*\* Le lecteur intervient de nouveau. Histoire et géographie, dit-il, c'est encore du sérieux. Mais la détente ? Je cherche sur ma table, parmi les envois des éditeurs. En voici deux qui, certainement, divertiront. Tout d'abord, un gros volume de chez Flammarion, pour quinze ans et plus : « LE SECRET DE OLD SUREHAND ». C'est la série des « Mains sûres » ou encore le com­bat des mauvais et des bons dans le Far-West. Les mauvais s'ap­pellent Toby Spencer et le faux général Douglas. Ce sont des brigands à la face bestiale. Que font les mauvais ? Ils volent les bons. Ils boivent du brandy et du scotch. Le faux général Douglas remplace 15.000 dollars en chèques par des coupures de journaux. Les bons s'appellent Dick Hammerfull (c'est le gros), et Old Surehand (c'est le maigre). Que font les bons ? Ils se font voler par les mauvais. Puis ils les poursuivent à cheval en buvant de la bière et de l'eau. Finalement, les bons « pilent » les mauvais. Comment ? par la ruse. L'autre volume distrayant -- pour plus jeunes -- a pour titre « LE COUSIN DE GONDOLIN » (Collection Spirale-Rouge et Or). A Gondolin, village arrosé par les eaux claires de la Gondoline, M. et Mme Puic coulent des jours paisibles. Comptable de pro­fession, poète à ses heures, homme intègre et doté de la meil­leure femme du monde, M. Pic est cependant triste. Pourquoi ? C'est la question que se posent ses petits cousins venus pour respirer le bon air de la campagne. Il arrive que, pour les très-jeunes, les livres fassent place aux jeux. C'est ainsi qu'en trois boîtes, les éditions Nathan pré­sentent « BONNE NUIT LES PETITS, JOLIS TABLEAUX A DÉCOUPER ET A COLLER », « LE LOTO DE NOUNOURS, UN JEU ÉDUCATIF » et enfin « LE JEU DE POLLUX, UN JEU POUR JOUER ET RACONTER », où est mon sucre ? demande Pollux avec l'accent anglais. On cherche dans les manèges, les pendules, les parapluies, les balais, etc. Avec Nounours, par contre on place des objets, en compagnie de Nicolas et de Pimprenelle. 190:99 Ainsi ces jeux empruntent-ils à la mythologie pelucheuse et télévisionnaire par laquelle notre V^e^ République, le soir venu, compense l'effet de ses « dépenses de prestige ». \*\*\* Plus encore nous apprécierons Papa Nicaille, le roi des papillons qui, se faisant la barbe, se coupa le menton. Je veux dire les comptines, chansons ou poèmes présentés dans un coffret miniature par les éditions Gautier-Languereau sous le titre, « Dansons la capucine ». Qui n'apprécierait par exem­ple, la chanson du compère ? *Compère qu'as-tu vu ?* *J'ai vu une anguille* *qui coiffait sa fille* *au haut d'un clocher.* *Compère vous mentez* Mais j'oubliais : il y a les animaux. Offrez des livres sur les animaux, écrivait l'an dernier la revue ITINÉRAIRES. Ils sont modestes et ne narguent point le catéchisme. Marcelle Vérité, chez Desclée de Brouwer, présente aux tout petits « L'ALPHABET DES OISEAUX »* :* « *Vivent la Dinde et le Dindon, aux marrons, aux marrons !* » Pour de moins jeunes lecteurs, voici du même auteur et du même éditeur « JOURS ET NUITS DES ANIMAUX »*.* Encore des « nuitées », mais cette fois celle d'Escargoton, le roi des salades et celles de Serpentine, la Belette. Marcelle Vérité, chez un autre éditeur (Gautier-Languereau), présente les « ANIMAUX DU CIRQUE » de la girafe gourmande au kangourou boxeur. Avec Georges Blond, et ses « BELLES HISTOIRES DE BÊTES » (Gautier-Languereau) nous sommes loin de l'anguille qui coiffe sa fille, loin du cirque aussi : les animaux qu'il décrit avec beaucoup d'art entrent dans la chaîne de violence et s'y déchi­rent. Ce sont les combats pour la vie, les guerres de l'amour, l'appel des migrations. 191:99 Une sorte d'épopée animale s'y dessine, actes fabuleux et palpitation collective de l'espèce, et pourtant tout dans ces histoires, n'est que fidèle et même scrupuleuse observation : l'étonnant voyage des lemmings, ces rongeurs des pays froids qui se groupent en lignes brunes, mouvantes et sau­tantes, attaquent récoltes et fermes, et finalement vont se perdre par bandes entières dans la mer glacée ; ou encore les oies sauvages qui survolent, à huit mille mètres, les épaisseurs de l'Himalaya ; et les phoques s'entretuant pour la possession des plages : c'est que la vague un beau jour ; y dépose la gracieuse phoquesse aux longs cils. « BELLES HISTOIRES » qui, en raison de leur âpreté, ne sont pas destinées aux enfants, mais à des jeunes plus âgés : elles constituent le nouveau volume de l'in­téressante collection « Jeunes bibliophiles ». Nous devons encore citer, du côté des évocations animalières « LES PLUS BELLES FABLES D'ANIMAUX » de chez Flammarion. Plaisant recueil fait d'emprunts divers à plusieurs traditions nationales, d'Europe et même du monde : les singes jardiniers de l'Inde s'y ébattent près de la corneille d'Ésope, du renard de La Fontaine et du coq de Tolstoï. Enfin, c'est sur le dos d'un renne que la petite Gerda, fran­chissant les forêts et les plaines, arrive au pied d'un mysté­rieux château : le château de la REINE DES NEIGES. Les éditions Nathan ont bien servi ce conte d'Andersen par un grand et beau livre dont chaque page, par le texte et l'image, émerveille. Puis­que nos lecteurs, pour ce qui est du genre plaisant, sont cette fois comblés, terminons sur ce livre-fée. Gerda, dans le châ­teau de la Reine qui règne sur ces abeilles blanches que sont les flocons, retrouve enfin son ami Kay. Mais quel mot le jeune garçon sans mémoire, enlevé naguère sur un grand traîneau et fasciné par les étoiles, cherche-t-il à écrire ? Car il doit l'é­crire, sur l'indication de la Reine, pour être libre. Voici, que la mémoire lui revient. Le mot libérateur, c'est le Mot ÉTERNITÉ. Nos lectures précédentes confluent ici : la vie des saints et la mesure du temps, le conflit du bien et du mal, et toute la création migrante, qui gémit en attendant, disait Saint Paul, la manifestation, des ENFANTS DE DIEU. Claude LAURENT. ============== 192:99 ### L'édition de Solesmes du « Cursus theologicus » de Jean de Saint Thomas (1589-1644) Jean Poinsot naquit à Lisbonne en 1589. Son père, Pierre Poinsot, vraisemblablement d'origine bourguignonne, était secrétaire de l'archiduc d'Autriche. Sa mère, Marie Garcez, de famille portugaise. On ne sait rien de son enfance. Il obtint à dix-huit ans le grade de Maître ès arts à l'Univer­sité de Coïmbre. Son père ayant suivi en Flandre l'archiduc devenu par son mariage avec l'infante Isabelle gouverneur à vie des Pays-Bas, Jean le rejoignit et commença ses études théologiques à l'Université de Louvain sous la direction du dominicain espagnol Thomas de Torrès. Incliné vers l'ordre de saint Dominique par ce maître qui l'avait pris en amitié et lui avait inspiré admiration et amour pour la grande gloire de l'Ordre, Thomas d'Aquin, il rentra, en Espagne et vint demander l'habit des frères prêcheurs au couvent de Notre-Dame d'Atocha à Madrid en 1612 ou 1613. Il prit le nom de Jean de Saint-Thomas. Jeune profès, il fut envoyé au couvent de l'Ordre à Alcala de Hénarès où il passa presque toute sa vie à enseigner la phi­losophie puis la théologie et à rédiger ses ouvrages. En 1630, il succéda dans la chaire de Vêpres de l'Uni­versité à son confrère Pierre de Tapla promu à la chaire de Prime. Onze ans plus tard, en 1641, Pierre de Tapia devint évêque et Jean le remplaça. Il occupait cette chaire depuis deux ans lorsqu'il fut, à son corps défendant, choisi comme confesseur par le roi Philippe IV. Il se rendit donc à la cour, mais ne changea rien à sa manière austère de vivre : dévoué à son royal pénitent qui le consultait volon­tiers, assistant au conseil, mais étranger aux intrigues de cour, généreux envers les pauvres, il continua son labeur théologique. Il dut accompagner Philippe dans la campagne de Catalogne. Pendant que l'armée assiégeait Lérida, il fut pris d'une fièvre maligne. Transporté à Braga, il y mourait le 15 juin 1644 : il allait avoir 55 ans. J'emprunte ces précisions presque mot à mot à l'annexe ajoutée par le P. Benoît Lavaud à sa traduction de l'*Intro­duction à la théologie de saint Thomas* par Jean de Saint-Thomas (Paris 1928). On trouvera une autre esquisse biographique dans le *Dictionnaire de théologie catholique* par le P. Santiago Ramirez, o.p. 193:99 Le P. Lavaud conclut sa notice : « Dans la pléiade de théologiens célèbres que l'Espagne fournit à l'Église, Jean de Saint-Thomas est certainement une des plus pures gloires de l'École thomiste. » \*\*\* Ses divers ouvrages philosophiques ont été rassemblés sous le titre *Cursus philosophicus* (auquel manque, hélas ! la métaphysique). La dernière édition en trois volumes in-4° a été procurée par Dom Reiser o.s.b., Turin, Marietti, à partir de 1930. Le *Cursus theologicus* fut plusieurs fois édité en diverses villes. Des Bénédictins de Solesmes avaient entrepris dans les années 20 d'en préparer une nouvelle édition, impec­cable et même somptueuse. Les trois premiers tomes parurent respectivement en 1931, 1934, 1937. Le quatrième en deux « fascicules » en 1946 et 1953. Ces quatre volumes contiennent, après divers traités préliminaires rassemblés dans le premier, un vaste ensemble de quarante-cinq « *Disputationes* » extrême­ment fouillées sur les questions de saint Thomas *De Deo,* (trois premiers tomes), *De trinitate, de Angelis*, avec un supplément *De opere sex dierum*, certainement authentique mais non achevé de la même façon (4^e^ tome). Tout cela avait d'abord été publié par l'auteur lui-même, et c'est cette édition princeps, la meilleure de toutes celles qui ont suivi, qu'ont prise pour base les éditeurs de Solesmes, sans négliger d'ailleurs de recourir à celles de Gênes (partielle) de Lyon, de Cologne, de Paris, si défec­tueuses qu'elles soient, la dernière surtout, qui a pourtant rendu bien des services aux fervents amis du grand com­mentateur : un Père Garrigou-Lagrange, un Jacques Mari­tain, un Abbé Charles Journet (cardinal), un F. X. Maquart, un chanoine Lallement et tant d'autres. \*\*\* Diverses circonstances et des difficultés de financement, que d'heureuses interventions ont permis de surmonter, ont retardé jusqu'à l'année 1964 la parution du tome V, occa­sion de cette notule. Voici le titre complet : *Johannis a Sancto cursus theologicus* tomus V, opera et studio quorum dans monchorum Solemensium O.S.B. editus (33 cm XVI et 675 pages. Typis fratrum Protat, Matiscone 1964) ([^81]). 194:99 Il contient dix *disputationes* relatives aux grandes questions de la Fin dernière, de la Béatitude et des Actes hu­mains. Ces dissertations et celles qui les suivront immédiatement n'avaient pas été éditées du vivant de l'auteur. En quittant Madrid en 1643, il avait laissé prête pour l'impres­sion, approuvée par les censeurs, la matière d'un volume. A l'armée, il acheva d'en préparer un deuxième. Son confrère et biographe Diego Ramirez (de même nom donc que notre contemporain Jacques Ramirez, auteur de l'article cité du D.T.C.) édita ces textes en 1645 et 1646. \*\*\* Selon sa méthode à peu près constante, l'insigne commentateur résume brièvement les « questions » de saint Thomas et puis institue, à propos des problèmes plus im­portants ces dissertations où il défend la doctrine telle qu'il l'a comprise et discute avec des théologiens antérieurs ou contemporains, Vasquez et Suarez notamment, les deux théologiens s.j. souvent en désaccord entre eux d'ailleurs. Les familiers de Jean de Saint-Thomas savent l'intérêt le profit et le charme de son commerce : « Jean de Saint-Thomas, disait le Père Ambroise Gardeil, je l'aime. » Il n'est pas moins aimable, attachant, parce qu'il est très éclairant, en dissertant sur les grands principes de la théologie mo­rale qu'il ne l'est dans les volumes précédents en traitant des dogmes fondamentaux, sur Dieu dans l'unité de sa nature et la Trinité des personnes, les Anges. Et c'est un plaisir de le lire dans cette édition magni­fique qui répond à toutes les exigences du travail scientifi­que, en même temps qu'elle réjouit l'œil par la beauté du papier et de la typographie, les frontispices et les lettrines. Ouvrage pour bibliophile même non théologien, mais régal pour les théologiens disciples de saint Thomas d'Aquin, capables d'apprécier son apport, d'en discerner le caractère propre. Souhaitons que le tome VI et les trois suivants, qui con­tiendront les autres dissertations sur la I^a^ II^æ^ (notamment le célèbre et si précieux traité des dons du Saint-Esprit), la II^a^ II^æ^ (d'abord les vertus théologales) et la III^a^ Pars : Incarnation et Rédemption, Sacrements) paraissent sans trop tarder. 195:99 Remercions en attendant l'ouvrier émérite dont la modestie cache sous un collectif le nom propre, mais dont ceux qui le connaissent admirent le fécond labeur d'autant plus que, moine exemplaire, il passe de longues heures chaque jour à l'*Opus Dei,* auquel, dit la Règle, *nil praeponatur*, et qu'il mène encore de front divers autres travaux. Paul PÉRAUD-CHAILLOT. ============== ### Bibliographie #### Jacques Borel : L'Adoration (Gallimard) Une « éducation sentimentale » à laquelle manque le sentiment, remplacé par la sensualité, ou par une sèche et dédaigneuse mé­moire ; une tentative proustienne de résurrection de la jeunesse, mais dépouillée de la tendresse que Proust gardait, car il était artiste et avait échappé à la mé­thode gourmée, pédante, des « Con­fessions » de Rousseau ; tels sont les caractères qui m'incitent à parler de cette « Adoration », dont je ne sais encore à l'heure où j'é­cris si elle sera primée aux an­nuels Comices agricoles de la lit­térature. Les confidences prolixes que déverre le personnage de J. Borel semblent prouver que la manière de Rousseau a retrouvé éloquence et vigueur dans la pra­tique moderne des psychologies cliniciennes. L'analyse s'est enri­chie d'un pédantisme renouvelé­. Ne voulant pas être taxé de naï­veté (on a de ces faiblesses !) je préciserai que c'est au sens ori­ginal du mot que je trouve il « A­doration » ignoble : sans nobles­se, dépourvue de la nervosité du style comme du sens poétique de la suggestion, incapable de la générosité qui fait consentir aux élagages nécessaires. Les filles et les femmes dont les faveurs suc­cessives rythment la vie du trop scolaire narrateur me semblent difficilement parvenir à une exis­tence réelle de personnage litté­raire ; l'alcôve nuit à leur per­sonnalité et finalement toutes ces amours donnent l'impression de l'irréalité. Le « capharnaüm », lieu témoins des passions épidermiques du héros, est une sorte de Poly­nésie à la Diderot, le paradis ter­restre des chutes faciles imman­quables. Est-ce « l'adoration » ? Il m'arrive de penser que ces évo­cations familières aux lettres pré­sentes sont encouragées comme un utile dérivatif aux inquiétudes spirituelles qui pourraient s'emparer des lecteurs. Les révélations répétées des alcôves donnent le change aux âmes qui souhaiteraient obscurément l'élan trans­cendant du sanctuaire. Quand on joue sur ce tableau, on ne sau­rait réussir dans les chapitres consacrés aux expériences intel­lectuelles du héros ; la complicité du lecteur est forcément moins facile à obtenir... 196:99 Ce roman serait au fond un roman de l'a­mour filial ; l'attachement du personnage sa mère a finalement le dernier mot, mais com­ment ? Dans l'analyse clinique de la décrépitude maternelle. Bo­rel a l'ignominie scolaire, appli­quée et cafarde : si c'est cela, l'analyse, alors elle me fait penser à un souvenir d'enfance. Dans un vieux prunier encore porteur de fruits délectables je découvris un jour deux « tarets », ces vers cui­rassés, jaunâtres, installés dans l'arbre vivant qu'ils réduisaient efficacement en sciure de bois. Tel me semble être le produit des introspections réunies dans « l'A­doration » : on a parlé en poli­tique de « régimes de consom­mation » -- Il y en a aussi qui gouvernent la littérature, à cer­taines époques. Encore notre lit­térature de consommation ne sait plus trop quoi consommer. N'im­porte : elle a réussi à proclamer que ses services étaient la pure­té, sa stérilité, la nature et la vérité. Qu'ils se déclarent « bien dans leur peau » ou en proie aux angoisses les plus geignardes, les cuistres et les faisans qui tiennent le système me dégoûtent de toute manière. Ces gens-là ont empoi­sonné les puits. Jean-Baptiste MORVAN. #### Paul Sérant La France des minorités (Laffont) Au cours de ces 408 pages si nourries de faits et si riches d'i­dées, le lecteur visite les huit « minorités » flamande, bre­tonne, basque, catalane, langue­docienne, corse, alsacienne et lorraine. Rapidement, mais de manière aussi satisfaisante que plaisante, l'auteur lui conte l'histoire, les caractères, les mœurs, les revendications, tout ce qui manifeste *l'être,* sans né­gliger de présenter *l'avoir*, sol, sous-sol, production, vie éco­nomique. Ces minorités ont été soit États souverains (la Bretagne) soit parties de royaumes ou d'État souverains (les sept au­tres, dont l'Alsace qui, au cours de ces cent dernières années fut, on le sait, incorporée par l'Allemagne en 1871, recon­quise par la France en 1918, reprise par l'Allemagne en 1940 et enfin par la France en 1944). Il leur en reste des tra­ces profondes, et ce qui sur­git, langages, coutumes, n'est pas seulement curiosité pour amateurs de folklore. Certes le lecteur prend plaisir à bien des détails, entre autres à ces rencontres que Paul Sérant lui procure en Flandre : fêtes com­munautaires (la grande ker­messe de Lille, le cortège des commerçants à Roubaix), culte de Karel Kaiser, c'est-à-dire Charles Quint, lequel est aux Flamands ce que le bon roi Henri est à la « France fran­çaise » et dont le souvenir est célébré par une rue de Wat­trelos, la rue Charles-Quint, pendant de la rue parisienne François-I^er^. N'est-il pas plai­sant de s'entendre dire que Rijsel, Roobeke, Kamerlide et Atrecht sont les vrais noms de Lille, Roubaix, Cambrai et Ar­ras ? 197:99 L'occupation allemande dont Paul Sérant rappelle aussi les effets et les drames, a re­mué ces fonds-là. Mais tout cela doit-il tirer à conséquen­ce plus que l'existence du Pa­lais des Ducs à Dijon ou du Château des Papes à Avignon ? De toutes ces particularités, le langage est la plus caracté­ristique, et par exemple on se perd toujours en conjectures sur les origines du peuple qui parle encore au pays basque le mystérieux euskarien. Il prouve non seulement que ces minorités sont enracinées pro­fond, mais que de ces racines continue de monter une sève vigoureuse. Seule jusqu'à pré­sent la minorité provençale a pu produire des chefs-d'œuvre qui donnent à son parler ma­ternel rang de langue univer­selle ; si, toutefois, dans les autres « nations » minoritai­res la plupart des écrivains se sont exprimés en langue étrangère -- autrement dit, pour les particularistes, fran­çaise -- les chants populaires, les contes, les légendes signa­lent des traditions propres et définissent des personnalités. Il y a bien là de ces précieuses valeurs nationales, dont Pie XII a proclamé qu'elles doivent être sauvegardées ; et c'est à leur propos que Paul Sérant ci­te ces directives de Jean XXIII (*Pacem in terris*) : « Il est tout à fait juste que les pouvoirs pu­blics s'appliquent efficacement a favoriser les valeurs humai­nes de ces minorités, en parti­culier la langue, la culture, les traditions et le développement économique ». L'Alsace a son statut parti­culier. Encore faut-il qu'il soit respecté par le pouvoir cen­tral. Qu'on se rappelle la ré­volte de sa population quand, en 1924, Herriot voulut lui ap­pliquer « l'ensemble de la lé­gislation républicaine », ce qui, en clair, signifie les lois laïques. Le gouvernement fran­çais fut obligé de ne pas don­ner suite, mais on avait eu le temps de constater combien sont vrais ces mots que Barrès a mis sur les lèvres d'un de ses personnages : « La France est l'ensemble des notions que tous les penseurs républicains ont élaborées et qui composent la tradition de notre parti. On n'est français qu'autant qu'on les possède dans l'â­me ». Auparavant déjà l'un de ces penseurs républicains, -- Edgar Quinet, si nous ne nous trompons pas -- ne se reconnaissait pour compatrio­tes que « ceux qui s'inspirent de la Grande Révolution ». De­vant une telle définition de la Patrie, comment s'étonner des réactions qui la refusent ? Les autres minorités n'ont point de statut particulier. Quelle peut donc être la solution ? La France doit la trou­ver, et sans trop de retard, si elle veut prévenir le grave dan­ger que Paul Sérant fait entre­voir par-delà cette citation d'un discours de Maurice Tho­rez au 7^e^ congrès du P.C.F. en 1932. A cette époque l'autono­misme alsacien se montrait vi­rulent. Le chef communiste n'hésita pas à déclarer : « Le congrès du Parti doit procla­mer tout particulièrement le droit à la libre disposition du peuple alsacien-lorrain, *jus­ques et y compris la sépara­tion d'avec la France...* » Par­tout où se révèle une fissure, la dialectique communiste s'em­pressé d'y enfoncer ses coins : c'est de bonne guerre psycho­logique. Agrandir la fissure, déchirer la France, détruire ainsi la cohésion de l'Occi­dent, encore libre mais déjà très contaminé, afin qu'il tombe non pas comme un fruit mûr, selon le mot de Lénine, mais comme un fruit véreux, voilà le danger toujours mena­çant. 198:99 « Les minoritaires, écrit Paul Sérant, commettraient une gra­ve erreur s'ils dirigeaient leur action, contre les Français -- par opposition à leur propre ethnie -- plutôt que contr­e la forme actuelle de l'État ». Notre auteur en donne les rai­sons, et tout en remarquant qu'un nouvel État français ne saurait s'établir que lentement il penche pour la solution fédérale. Pour nous, au terme de ces pages substantielles, nous ne pouvons nous empêcher d'en­tendre la voix d'un roi à qui de dures expériences avaient appris ce qui crée et maintient la concorde dans les nations et les États, le sage roi David : « Si Dieu ne bâtit la maison, en vain travaillent les bâtis­seurs ». J. THÉROL. #### Eugen Weber : L'Action française (Stock) Sam doute ce gros ouvrage d'histoire politique se veut im­partial, et manifeste en maints endroits l'intention de détruire quelques légendes calomnieuses. Il y aurait cependant beaucoup à dire et je ne veux envisager ici le livre que du point de vue psy­chologique, à la manière de Mon­taigne, et comme un témoignage repère de notre temps. Il faut croire que l'auteur et ceux qui l'ont documenté éprouvaient quel­que difficulté congénitale à saisir l'essentiel du sujet : d'où un cer­tain ton précautionneux, condes­cendant, ironique, apitoyé et cons­tipé. La tâche n'était pas aisée ; il aurait fallu trouver en soi de quoi revivre l'ambiance des an­nées d'avant 14, et des « années folles » de l'après-guerre autre­ment qu'en regardant les cartes postales. L'étonnante et parfois truculente vitalité des messieurs à barbes, moustaches, lorgnons et faux-cols de l'avant-guerre, la flamme patriotique des Français moyens à bérets basques du Six Février, sont aujourd'hui choses peu perceptibles aux générations nouvelles, La jeune « Action Française » n'emploie plus un vocabu­laire rabelaisien qui était pour­tant à cette époque pieusement pratiqué par les bons abbés Lemire et Desgranges, entre autres, qui n'étaient point du tout maur­rassiens... Images figées que l'ima­gination recolorera quelque jour­. D'ici là, on sera revenu de quel­ques naïvetés ; on s'étonnera de ce que nos moralistes présents aient reproché aux nationalistes d'autrefois leurs exigences morales envers les gouvernements. On ne comprendra pas pourquoi des anti-nazis, des connaisseurs ju­dicieux de l'espionnage hitlérien, des dénonciateurs de « cinquièmes colonnes », se gaussent aussi volontiers des soupçons de Léon Daudet, et caressent d'une éponge bénéfique les plus crasseux aven­turiers du parti allemand aux années noires de la Grande Guer­re. On trouvera peut-être une certaine poésie à cette grande in­quiétude commune de boutiquiers, d'évêques, de cheminots, de colo­nels et d'ébénistes devant le des­tin de la patrie, en des circons­tances à bon droit inquiétantes. Mais l'angoisse ressentie par tout un peuple obscurément lui fait souvent maudire ceux qui se chargent de l'exprimer. 199:99 On en veut toujours à Tirésias ; et il y a une manière assez basse de flatter les peuples en leur lais­sant croire rétrospectivement que rien de vraiment grave ne pouvait leur arriver. Et pourtant, même si rien n'était survenu, cette angoisse de l' « Action Française » ne resterait-elle pas un climat assez riche pour tenter un vrai romancier, ou quelque historien du spirituel, mais quoi ? Sartre nous suffit, nous r'avons pas en­core savouré Kierkegaard... Jean-Baptiste MORVAN. #### Roger lkor : Gloucq ou la Toison d'or (Flammarion) Les idées de R. Ikor, pour opposées quelles soient à nos conceptions philosophiques et re­ligieuses, nous fournissent cepen­dant une lecture ordinairement pourvue d'intérêt, de piquant, de charme littéraire. Mais dans ce roman fantastique nous ne re­trouvons pas la plénitude du style, la continuité d'expressions habi­tuelles à l'auteur. Il s'est diverti à imiter, entre autres modèles, Voltaire, France, Huxley. L'odys­sée d'un petit groupe, les person­nages « mal tués » qui soudain revivent, c'est la part du « Can­dide » de 1966, l'exploration d'une contrée inconnue (ici une sorte de Pays Basque transposé) et d'une civilisation ultra-progressiste, voilà qui reprend le « Meilleur des mondes », le trio formé du géné­ral, de l'intellectuel-contribuable toujours déçu et de la séduisante hôtesse de l'air, ainsi que de l'histoire mythique et satirique du pays de Cuztadi, nous rap­pellent assez « l'Île des Pingouins ». Mais la synthèse de ces divers éléments est loin d'être réussie ; le style « saute » souvent, les dis­parates nous gênent. Peut-être un tel genre littéraire requiert-il d'un bout à l'autre soit la rapidité cinématographique de Voltaire, soit les ingénieuses lenteurs, di­gressions et tiroirs d'une narration humoristique consciemment désé­quilibrée. Sinon la satire et le paradoxe se perdent souvent dans le bavardage ou la gaudriole gla­cée, comme chez A. France. Et l'écueil de ces fictions sceptiques, si brillantes qu'elles soient, c'est l'immanquable platitude de leurs conclusions, qui évoquent la scie publicitaire et radiophonique : « Ah ! si j'étais resté devant mon Dubonnet !... » Jean-Baptiste MORVAN. 200:99 #### Marie Carré : Mémoires d'une jeune fille gaie (Nouvelles Éditions Debresse) Voici un livre que l'on re­gretterait beaucoup de n'avoir pas lu. Nous savions par un ouvrage précédent : J'AI CHOISI L'UNITÉ que son auteur s'est convertie au catholicisme. Que trouve-t-on dans celui-ci ? D'abord quelque chose qui a sûrement fait grand plaisir au R.P. de Parvillez, préfacier d'un autre essai de Marie Car­ré : LA BELLE ET LA MORT. L'ai­mable et savant aumônier des Écrivains catholiques aime rap­peler que, contrairement à une affirmation, trop facilement ac­ceptée, « on peut faire de bon­ne littérature avec de bons sentiments ». Or, en dépit de quelque dédain pour l'impar­fait du subjonctif, ce qu'on trouve d'abord dans ces *Mé­moires d'une jeune fille gaie*, c'est la preuve que le R.P. de Parvillez a raison, car c'est là de l'excellente littérature. On y trouve ensuite le récit des aventures familiales et sco­laires d'une enfant de famille suisse qui fut baptisée dans la religion calviniste et fit sa pre­mière communion protestante. Récit plein d'humour qui va même jusqu'à donner d'amu­sants aperçus sur les bienfaits du rire. Cette gaîté innée n'empê­chait pas la petite Marie de juger son entourage. De dé­couvrir, par exemple -- indi­rect hommage au Magistère Ro­main -- que le protestantisme est « un gouffre de multiples vérités où il faut aller tout seul pêcher la sienne » (p. 55) ce qui lui paraissait d'autant moins raisonnable, que « les grandes personnes », si accom­modantes en fait de religion, honnissaient le seul catholicis­me, sans donner leur raison. Quant à elle, elle aimait bien Clovis et le bon roi Dagobert, Jeanne d'Arc et Louis XVI, et tous ces gens-là étaient catho­liques » (p. 29). Certes, ce n'est pas sur des arguments de ce genre que l'on peut ba­ser solidement la Foi, et Marie Carré ne s'en est pas tenue là. Mais ce que le lecteur catho­lique et français ne peut pas ne pas remarquer c'est que cette fois-ci l'hommage s'adresse à la France très chrétienne, par qui la grâce de Dieu ve­nait toucher le cœur d'une pe­tite fille. Cet hommage, l'au­teur le renouvelle d'ailleurs de manière très émouvante dans un autre passage de ses Mé­moires (p. 113). Entrée par ha­sard dans une église catho­lique, déserte pour l'heure, elle y vit un officier supérieur fran­çais interné en Suisse (c'était pendant la guerre) rester long­temps à genoux dans la pénom­bre, seul, devant le Tabernacle. Et cette prière silencieuse la confirma dans « la convic­tion, que la religion catholique était la plus belle de toutes, la plus aimable, la plus adora­ble, la plus vivante ». Ainsi, en la personne d'un de ses fils qui ne s'en doutait nullement, la France continuait son apos­tolat missionnaire. Et par la seule vertu de l'effort pour l'u­nion à Jésus-Christ -- ô acti­vistes ! -- la lumière de la grâce atteignait secrètement une brebis d'une autre berge­rie. Déjà, il est vrai, emmenée par une institutrice, Marie avait assisté à une messe. Tout en préférant la beauté de cet of­fice au monotone culte pro­testant. (Je veux que l'on prie sur de la beauté, a dit saint Pie X), elle n'y avait rien com­pris, mais avait eu le sentiment d'une Présence. Tout au long de ces Mémoires, même au plus fort des épisodes où la religion ne semble nullement en question, le lecteur, lui aussi, sent, si l'on peut dire, la présence de cette Présence. Ce n'est qu'après bien des détours, et après avoir providentielle­ment échappé au danger le plus grave qui puisse menacer une jeune fille, que Marie finira par trouver le bonheur de la Foi catholique. 201:99 Encore une fois tout cela est raconté avec enjouement. Et si l'on y prend tant de plaisir c'est qu'il est rare d'entendre exprimer le vrai de manière si vivante. On n'oubliera plus la longue recherche du texte de l'Ave Maria, ni la charmante histoire du chat jaloux, ni la délicatesse avec laquelle est rapportée la surprise de la fil­lette devant le premier malaise féminin. On n'oubliera plus ce papa protestant, professeur et genevois, qui ne se gêne pas pour traiter « de vieille fri­pouille »... Qui donc ? Le pro­testant genevois Jean-Jacques Rousseau lui-même, que la le­çon du jour vient de montrer abandonnant ses enfants à l'As­sistance Publique (p. 78). Ce qu'il faudrait surtout ne pas oublier, ce sont les nom­breuses remarques qui font de ce livre si amusant un « con­seiller » très actuel. En voici seulement quelques-unes. Celle-ci, pour tant de gens qui préfèrent qu'*après la mort tout soit mort *: « Depuis tou­jours les hommes essaient de tuer ce qui les gêne par ces simples mots : « Je n'y crois pas »... Quand le monde ne croyait pas que la terre tourne sur elle-même, cela n'empê­chait pas la terre de continuer sa ronde » (p. 138). Celle-ci, pour certains néo­liturgistes : « En latin, le « tu » est majestueux, en an­glais aussi, mais en français pas. Aussi, moi qui suis de langue française, j'ai beaucoup de difficulté à tutoyer Dieu ». Et dire qu'il est maintenant ques­tion, sous prétexte sans doute d'œcuménisme, d'introduire ce « tu » dans le Notre Père ! Voilà ce qu'en pense une pro­testante. Ceci encore, pour qui voudra l'entendre, ces prédica­teurs, par exemple, dont les sermons sont des conférences d'histoire ou de sociologie et non pas des homélies (malgré les recommandations épiscop­ales) « Des connaissances religieuses purement intellectuel­les ne peuvent pas suffire pour faire une âme religieuse... Le Saint-Esprit n'est pas venu sur les Apôtres sous forme de discours et de livres, mais sous forme de langues de feu » (p. 116). Et puisque nous avons parlé d'œcuménisme, puisque nous avons dit aussi que ce livre si sérieux est très amusant, ter­minons par cette anecdote que l'on trouve à la page 110. « Le roi de Prusse avait appris la conversion au catholicisme d'un de ses officiers et s'en étranglait de fureur. Décidé à flétrir définitivement le traître et à lui interdire en quelque sorte de reparaître à la cour, il s'arrêta, un jour de fête et de grande affluence, près de lui et s'écria à haute voix, devant les courtisans tremblants : -- Je n'aime pas qu'on chan­ge de religion. L'entourage du roi jubilait et applaudissait, quand le nou­veau converti répondit avec force : -- Moi non, plus, Sire. Il y eut un instant de stupé­faction, ce qui lui permit d'a­jouter : -- Si l'un de mes ancêtres n'avait pas choisi, il y a quel­ques dizaines d'années, de quit­ter la religion où tous ses an­cêtres avaient vécu depuis plus de 1000 ans, je n'aurais pas eu besoin de réparer cet outrage par un retour à la religion pre­mière. » 202:99 Je dansais dans la rue, con­tinue Marie Carré, en pensant que cette réponse valait pour moi, valait pour tous ceux qui comme moi, un jour, choisi­raient le Retour, valait en fait pour quelque 200 millions de chrétiens... J. THÉROL. #### Daniel-Rops : Ces chrétiens nos frères (Fayard) Ouvrage que l'on peut diviser en trois parties : le protestantis­me, les églises orientales, l'œcu­ménisme. L'auteur a voulu se garder de toute polémique parti­culière et, on ne peut imaginer d'autre attitude possible, dans une somme aussi abondante, et mal­gré la clarté de l'exposé, aussi touffue. Nous trouvons de belles pages, comme le quadruple ta­bleau d'assemblées protestantes, par lequel s'ouvre son étude : le temple rustique des Cévennes, la « hogmassa » solennellement li­turgique de Norvège, la réunion parisienne de banlieue, l'ambiance provinciale du service anglican. Cette entrée en matière était fort nécessaire à un écrivain qui ne pouvait ignorer que tout le reste du livre courait le risque de res­sembler, hélas ! au Bottin des téléphones... Le talent de Daniel-Rops a beaucoup réduit l'étendue d'un tel péril. Mais la nomencla­ture des églises et, sous-églises méthodistes n'avait guère de chance d'être poétisée ; et ainsi pour bien d'autres. Du reste, cette difficulté était en elle même un sujet de méditation, et non des moins intéressants : cette infla­tion des titres, cette pléthore de dénominations répondrait-elle tou­jours à un foisonnement d'initia­tives spirituelles ? Daniel-Rops suggère le problème, discrètement. Nous ne voulons juger ici que des sentiments éveillés chez le lecteur. Par exemple, en nous interrogeant sur la sympathie im­médiate que nous inspire telle ou telle expérience protestante, nous découvrons sans peine qu'elle vient des hommes, de leurs qua­lités de pionniers, leur obstination héroïque. Personnages dignes d'un Plutarque chrétien : un Théodore Van der Kemp « dont l'existence est un roman », un Frédéric Ober­lin, un Livingstone... N'est-ce pas là, en somme, l'illustration qu'un odieux individualisme du type le plus affreusement « occidental » qu'on puisse imaginer ? Dans l' « aggiornamento », les sympa­thies œcuméniques ne sont peut-être pas de la même « cuvée », comme dirait Montaigne, que les tendances à la « socialisation » qu'on associe souvent à l'œcumé­nisme, comme appartenant au même ordre de préoccupations... Ou bien encore, le sentiment de proximité humaine n'est-il pas suggéré par l'insertion des « aven­tures » historiques et locales des églises dans leurs ensembles ethniques -- et, lâchons le mot : nationaux ? Ces églises réformées ont une terrible tendance à sé­créter un esprit national, voire à s'y identifier ! Un peu trop par­fois à notre gré, pour nous qui voyons dans la présence éternelle et centrale de Rome un élément d'équilibre spirituel dans l'ordre intérieur : élément contrariant, mais nécessaire. Nous savons qu'il est impossible de mépriser nos « nations » dans la mesure où une part importante de leurs structures provient naturellement d'un travail des Églises. 203:99 Mais il faut qu'on nous rappelle aussi que les exaltantes démarches des pion­niers gardent leur part humaine, faillible. Nous ne sommes pas sûrs que la conviction intérieure du péché originel puisse avoir la même efficacité. Qui dira les ten­tations de l'œcuménisme ? Je ne crois même pas à la « lugubre paix des dimanches hollandais ». Je l'ai goûtée dans Rotterdam dé­truite et reconstruite. Austère, mais non lugubre -- un brin « in­tégriste », qui sait ? La part consacrée aux « Ortho­doxes », pour différentes raisons, ne me paraît par offrir les mêmes vertus de communication, malgré son grand intérêt ; si les nomen­clatures des églises protestantes font facilement surgir les héros, celles des églises orientales ne permettent guère d'accéder à leurs aspirations mystiques. On en re­tient plus facilement les persécutions dont elles furent victimes la grande tache rouge de la Russie, après les Turcs. Quand j'ai visité Patmos, j'ai entendu la jeune guide grecque rappeler avec exal­tation la formule : « n'oublions jamais la corde du Patriarche ! » De toute façon, je crois que le premier mérite du livre de Daniel-Rops réside dans la conscience qu'il nous donne de certains problèmes de l'œcuménisme -- d'a­bord, celui des distances inégales qui existent entre les catholiques français et les églises protestantes. Elles sont parfois, et paradoxale­ment, minimes dans le domaine du sentiment, La question n'a pas l'uniformité un peu mécanique que la vulgarisation lui donne. Les chrétiens réticents devant le « sens de l'histoire » y découvrent des motifs personnels d'intérêt pour l'œcuménisme ; et chez les « séparés », des rencontres impré­vues de fraternité, pour les fidé­lités comme pour les inquiétudes. Jean-Baptiste MORVAN. #### Roger Grenier : Le Palais d'hiver (Gallimard) On devine presque partout dans ce livre une intention marxiste : celle d'écrire avec délectation se­crète dans « les années folles en Province » la décadence d'une bourgeoisie entre 1914 et 1940. Le personnage de Lydia « qui avait pris, vers 1936, les manières des êtres qui appartiennent à notre passé », reste assez riche d'huma­nité, assez autonome pour susci­ter un pathétique indépendant d'une conclusion sociologique dé­terminée. Lydia, née en 1899, se nomme en réalité Adélaïde et gardera toujours « un parfum à peine perceptible du siècle disparu ». « Lydia eut beau accepter beaucoup de souffrances et pro­voquer le scandale, pour devenir une femme moderne, il restera toujours en elle un côté Adélaï­de ». Elle appartient à une catégorie humaine arrachée à ses bases par la guerre de 1914 : ces gens qui se croyaient « com­me tout le monde » et sont devenus vers 1915 « des gens à his­toires ». Nous pouvons alors nous demander si le désir de « devenir moderne » n'est pas traumatisant, et essentiellement absurde ; si, en fin de compte, ce bovarysme progressiste ne revient par chez beaucoup de gens à une volonté niaise de refuser sa nature, et si c'est seulement l'époque de 1925 qui est ainsi concernée. 204:99 Même posé avec une discrète malveil­lance, le problème social et hu­main du « Palais d'Hiver » est sti­mulant. L'auteur ne pousse pas la dérision jusqu'à déformer la vi­sion de l'enfance. S'il réprouve sans doute ce « monde clos » il en fait toutefois une monographie morale assez riche pour nous per­mettre de nous en approprier les détails sur un autre registre. La sécheresse rapide des notations ne leur permet pas de prendre une va­leur proustienne. Néanmoins on y retrouvera nombre de détails à la fois infimes et précieux pour la reconstitution de l'histoire psy­chologique du temps. Qui n'a con­nu, entendu narrer ces anecdotes ces leçons de musique aboutissant au rêve déçu d'une carrière d'artis­te lyrique, dans les cercles des petites villes ? Le cuvier de pierre de la prairie, où l'on faisait la lessive une fois par an, relie les années d'avant 1914 au plus loin­tain passé ; les premiers postes de « T. S. F. » amorcent vers 1925 les temps nouveaux. Le Prince de Galles était le symbole vivant des années folles dans les propos pro­vinciaux... Sans complaisance pour les personnages, Roger Grenier ne nous prive pas des objets natu­rellement appelés à devenir des symboles : le jeu de croquet, le puits, la vieille tortue. « Monde clos et protégé », fallacieusement clos et protégé, selon l'auteur ; mais également à notre compte. Cette bourgeoisie n'était pas dé­pourvue d'âme et de ressources, mais elle était une société sans « corps intermédiaires », victime d'elle-même sans doute, mais pas seulement d'elle-même Jean-Baptiste MORVAN. 205:99 ## DOCUMENTS ### Les histoires du "Nouveau Candide" *Un article qui ouvre une ère\ de muflerie peu ordinaire* *De l'article plein de faussetés publié le 8 novembre par le* « *Nouveau Candide* »*, Jean Ousset a pu dire, comme on le verra plus loin :* « *Voilà qui ouvre une ère de muflerie peu ordinaire* »*.* *Les gens du* « *Nouveau Candide* » *feignent d'être éberlués par l'énormité des* « *grands moyens* » *financiers qui serait à notre dispo­sition.* *Jean Ousset a raison : c'est l'extraordinaire* MUFLERIE *de ces gens-là, nantis et installés, qui frappe d'abord le regard.* *De cet article extravagant du* « *Nouveau Can­dide* »*, voici le passage, qui nous concerne plus ou moins directement :* Les « intégristes », eux, se tiendront à l'écart des élections. -- Pour nous, déclare Jean Ousset, animateur de la revue « Permanence » (avec Louis Salleron, Jean Madiran, Gustave Thibon) accusée d'avoir cherché à intoxiquer à coups de tracts le Concile, les élections font partie de l'accidentel. Nous nous contenterons du plan doctrinal. Seulement, au plan doctrinal, le groupe Ousset s'oppose au régime gaulliste. « La France en liberté surveillée ? » C'est le titre à peine interrogatif d'un article de la revue d'octobre sur le Plan. « Permanence » qui a succédé à « Verbe » et à « Itinéraires » s'est placée dans un domaine plus temporel pour échapper aux coups de crosse des évêques. De même, le dernier congrès de ce mouvement, la Cité catholique, s'est tenu à Lausanne, hors de la juridiction de l'Épiscopat français. Une organisation annexe, la Conju­gaison, est à Saint-Mards (S.-M.). 206:99 Le groupe Ousset a pris un nom si compliqué qu'il a l'air d'un camouflage : « Office international des œuvres de formation civique et d'action doctrinale selon le droit naturel et chrétien. » Il est aujourd'hui implanté dans l'ensemble du pays, distribue généreusement ses études dans les cures, se ramifie dans des clubs laïcs où travaillent aussi des religieux de tous les ordres, jusqu'à des domi­nicains. Intégristes ou non tous ces mouvements paraissent disposer de grands moyens. Ils soutiennent un grand nombre de publications et utilisent l'arme des lettres confi­dentielles pour atteindre les milieux patronaux : celle du « Cercle lyonnais de formation politique et sociale » ou celle de « l'Abbé de Nantes » intitulée « A mes amis » et tirée à 6 000 exemplaires par un prêtre grenoblois frappé de sanction ecclésiastique. Cette droite, qui superpose les trois couches de l'Action Française, de la Révolution natio­nale de Pétain et de l'Algérie française, a cependant moins d'influence que de moyens. (*Nouveau Candide,\ *numéro 237, semaine du 8 au 14 novembre.) Jean Madiran, Louis Salleron et Jean Ousset ont écrit au « Nouveau Candide » les lettres de rectification et de protestation que l'on va lire. #### Lettre de Jean Madiran La lettre de Jean Madiran, en date du 12 novembre, est adressée au Directeur du « *Nou­*veau Candide » : Monsieur le Directeur, Les soi-disant informations que vous donnez sur moi-même et sur la revue *Itinéraires*, en page 12 de votre numéro 237, sont radicalement erronées, comme il vous arrive ordinairement en ces matières. 207:99 Je ne suis pas un animateur (ni un rédacteur) de *Permanences*. La revue *Permanences* n'a aucunement succédé à la revue *Itinéraires*, qui se porte bien, merci. Je n'ai d'aucune manière, ni pour moi-même ni pour la revue *Itinéraires*, exprimé la volonté de « me contenter du plan doctrinal ». Je n'ai jamais manifesté ni l'intention que vous me prêtez de me tenir « à l'écart de la campagne électorale » ni d'ailleurs l'intention contraire. Tout cela n'est même pas de votre part erreur ou malen­tendu, mais pure invention, fabrication gratuite, imagina­tion arbitraire. Libre à vous de raconter n'importe quoi, dans une magnifique indifférence au vrai ou au faux de ce que vous donnez à croire à vos lecteurs. Mais fichez-moi la paix dans vos histoires, voulez-vous ? Vous me rangez parmi les « intégristes ». Ce terme est pour les catholiques une « étiquette injurieuse » ainsi que l'atteste le P. Rouquette dans les *Études*. Vos injures ne me font ni chaud ni froid. Mais je proteste contre l'indécence extraordinaire qui vous fait me mettre au nombre de ceux qui « disposent de grands moyens ». La revue *Itinéraires*, ainsi que *Permanen­ces* et les autres publications avec lesquelles il vous plaît de la confondre ou de l'amalgamer, n'ont certainement pas, toutes ensemble, le centième des « moyens » qu'a étalés *Le Nouveau Candide* depuis son laborieux lancement. Je sais bien qu'il est normal que les riches crachent sur les pauvres : ce n'est pas à moi que vous aurez à en rendre compte. Mais que vous, *Nouveau Candide*, vous feigniez d'être financièrement de petites gens, et cherchiez à faire croire que les « grands moyens » seraient à notre disposi­tion, c'est une mise en scène inédite. Même le mauvais riche de l'Évangile n'avait pas inventé cette mascarade. D'ailleurs vous-même, hein ? si nous avions les « grands moyens » que vous dites... Vous auriez pour nous au moins quelque respect, n'est-ce pas... Je vous requiers, et simultanément je vous mets au défi, de publier intégralement la présente lettre, sans coupure ni omission, en mêmes caractères, dans votre prochain numé­ro. Je vous interdis en tous cas de la manière la plus formelle d'en publier seulement un extrait ou un passage isolé. 208:99 Agréez, Monsieur le Directeur, l'expression de toute la considération à laquelle vous avez droit, Jean MADIRAN. #### Lettre de Louis Salleron *La lettre de Louis Salleron, également en date du 12 novembre, est adressée, elle, non point au Directeur du* « *Nouveau Candide* »*, mais à son rédacteur en chef André Frossard :* Monsieur le rédacteur en chef et cher confrère, Avec un peu de retard j'ai connaissance du numéro 237 de « Candide » (semaine du 8 au 14 novembre) où vous publiez l'enquête de M. Henri Marque sur l'Église et l'élec­tion présidentielle. J'y lis, à la page 12 : « *Les* « *intégristes* »*, eux, se tiendront à l'écart des élec­tions.* « *Pour nous, déclare Jean Ousset, animateur de la revue* « *Permanence* » (*avec Louis Salleron, Jean Madiran, Gustave Thibon*)*...* *les élections font partie de l'accidentel. Nous nous contenterons du plan doctrinal.* » Voudriez-vous avoir l'obligeance de porter à la connais­sance de vos lecteurs les rectifications suivantes : 1\) Pour autant que je sache ce qu'est un « intégriste » je ne suis pas un intégriste. 2\) Je n'anime ni de près ni de loin la revue « Perma­nences », à laquelle je n'ai jamais collaboré (même si elle a pu reproduire des textes de moi). Par contre, j'ai, à l'égard de Jean Ousset, des sentiments de grande admiration et de vive estime. 209:99 3\) En ce qui concerne les élections, je considère effecti­vement qu'elles font partie de l'accidentel. Mais les acci­dents sont des faits. Il faut les rendre aussi bénins que possible. C'est pourquoi, dans le numéro du 4 novembre 1965 de « La Nation française » j'ai été amené à écrire « incidemment » les quelques lignes suivantes : « *L'élection du 5 décembre fait couler beaucoup d'encre. J'épargnerai la mienne. Qu'il me suffise de dire qu'en aucun cas, ni au premier, ni* au *second tour, je ne voterai pour de Gaulle ou son candidat. Très assuré qu'à vouloir reculer l'échéance de l'après-gaullisme on ne fera que l'aggraver, je n'y contribue­rai pas pour ma part.* » Veuillez agréer, Monsieur le Rédacteur en chef et cher confrère, l'expression de mes sentiments très cordiaux. Louis SALLERON. #### Lettre de Jean Ousset *La lettre de Jean Ousset, en date du 16 no­vembre, est elle aussi adressée à André Fros­sard, rédacteur en chef du* « *Nouveau Can­dide* »* :* Monsieur, Vous avez si bien écrit de l'Église et du catholicisme que vous ne serez pas surpris qu'un admirateur de vos ouvrages prenne votre titre de chrétien au sérieux. Et comme vous êtes « rédacteur en chef » de *Candide*, vous comprendrez que je m'adresse à vous. Il s'agit en effet de l'article paru dans votre numéro 237, pages 11 et 12. J'ai beau savoir que ce qui est péché devient vertu dès qu'on s'en prend aux « intégristes » il me semble pourtant qu'un certain excès dans l'injuste et le faux impose à celui qui en est victime un devoir d'avertissement amical à celui qui l'accable ainsi. Non certes pour lui demander de réparer le mal accompli. Nous n'y comptons plus guère ! Et nous y sommes tellement habitués ! Mais devoir d'avertissement amical pour signaler au responsable combien il risque de se déconsidérer à ce jeu. Soit en exemple, l'article envisagé... Arrêtons-nous sur la première phrase qui nous concerne. « ...La revue *Permanences* (avec Louis Salleron, Jean Madiran, Gustave Thibon)... » 210:99 Hélas, aucun de ces auteurs prestigieux ne collabore à notre revue. Première fausseté. La revue *Permanences...* « accusée d'avoir cherché à into­xiquer à coups de tracts le Concile... ». Accusée ? Oui ! accusée par M. Fesquet, dans *Le Monde,* d'avoir signé un tract dont le même M. Fesquet, quelques jours plus tard, était contraint de reconnaître qu'il s'agis­sait d' « un faux ». Et de cela votre rédacteur ne dit rien... Si au *Monde* on a fait machine arrière, à *Candide* on conti­nue de diffuser la calomnie. Passons sur les « groupes Ousset » qui s'opposent au régime d'un « cinquième plan » prometteur de centres d'éle­vage de nourrissons... et d'activités spirituelles incorporées au chapitre « tourisme ». Votre rédacteur poursuit : « Permanences qui a succédé à *Verbe* et à *Itinéraires !* » *...*A *Itinéraires !*... Qui paraît toujours ! Mais où les prenez-vous ? Est-il permis d'ignorer aussi péremptoirement ce dont on parle ? Quant à *Permanences...* elle se serait « placée dans un domaine plus temporel pour échapper aux coups de crosse des évêques ». Car on sait, bien sûr, qu'une position plus engagée dans le temporel a su mettre le communisme, ou l'Action Française naguère, à l'abri de tous ennuis épisco­paux, voire pontificaux ! Et quant au congrès que nous tiendrions à Lausanne, par crainte de la vindicte épiscopale française... que votre rédacteur ait la bonté de nous désigner en France un palais de congrès susceptible d'offrir une salle de conférences (pour plus de 1600 personnes), une salle à manger avec cuisines (pour plus de 1600 personnes), une salle conve­nable pour être transformée en chapelle (pour plus de 1600 personnes), avec des services, dégagements, halls, havres de silence et de repos pour cette foule. Sans oublier une vingtaine au moins de salles moyennes ou petites pour abriter les travaux de commissions. Un espace, enfin, où l'on puisse sortir et s'aérer sans être au contact immédiat de la rue. Etc. Que votre collaborateur nous trouve cela, en France. En un seul enclos ; car nous tenons à l'unité de lieu des travaux de ces journées... Et le tout au prix du « Palais de Beaulieu », à Lausanne. 211:99 Pour ce qui est des « coups de crosse » que nous aurions fui, rappelez à votre auteur que notre dernier congrès en France, à Issy, fut honoré par un représentant officiel de S. E. le cardinal Feltin, Monseigneur Hamayon. Et cela pour nous venger, en quelque sorte, des bruits désobligeants ré­pandus contre nous à l'époque. Je passe sur le ton fielleux de ce qui suit dans votre article, pour me contenter de récuser « l'amalgame »... no­tamment avec l'abbé de Nantes. Pour protester surtout contre l'attaque sur nos prétendus « grands moyens ». Et c'est dans *Candide* qu'il faut lire ça ! Manqueriez-vous à ce point de glaces dans vos locaux ? Et voulez-vous que nous comparions ce que peuvent rapporter à leurs auteurs les articles publiés chez vous ou chez nous ? Voulez-vous que nous comparions le pourcentage de ceux qui, chez vous et chez nous, se dépensent sans espoir de gagner un sou, par simple amour d'une cause ? Il semblait admis jusqu'ici que les pauvres puissent être excusés d'insulter à la fortune des riches et des « bien en cour ». Mais que les « puissants de l'heure » viennent repro­cher aux « fauchés » d'oser faire quelque chose malgré tout, voilà qui ouvre une ère de muflerie peu ordinaire. Tel est le bel ensemble de faussetés et calomnies réalisé en moins d'une colonne dans un périodique dont vous êtes « rédacteur en chef ». Comme j'ai du mal à croire que vous puissiez consciem­ment présider à tout cela, je me suis fait un devoir de vous avertir... ...sans illusions et respectueusement. Jean OUSSET. 212:99 ### A propos du 80^e^ anniversaire de François Mauriac *Dans le numéro de novembre de* « *ça ira* » (*mensuel rédigé par André Frossard et publié 10, rue des Pyramides à Paris 1^er^*), *on pouvait lire, aux pages 23 à 25, les lignes suivantes :* De Jean Madiran, directeur d'*Itinéraires*, à propos d'un article publié par *Le Figaro* sur les 80 ans de François Mauriac : « ...*Je me demande ce qui a pu vous faire changer d'avis. Je n'espère, ni n'insinue, que ce puisse être moi ni aucun autre de cette* « *droite* » *qui est confondue dans les ténèbres extérieures par la connaissance nouvelle que vous en avez et par les décrets que vous fulminez contre elle. Mais je ne puis croire non plus que vous ayez changé d'avis seulement pour ce qui est dit dans votre article. Vous avez découvert que Mauriac avait des amis, et qu'il était capable de leur sourire, ou de rire en leur compagnie. On pouvait au moins le supposer. Ce n'est pas une découverte bouleversante. Et qu'il était fidèle à ses amitiés : mais rien ne suggérait le contraire. Quant à dire que vous ne le connaissiez autrefois que par les articles de ses adversaires, y compris les vôtres c'est trop vous accuser vous-même, et à tort : vous le con­naissiez au moins par ses articles à lui, que vous lisiez et démontiez avec une rigoureuse précision.* « *Je suis heureux que vous ayez désormais pour Mauriac une admiration, une affection qu'à mes yeux il mérite* (*par certains côtés, et sans oublier, pour ma part, d'autres côtés*)*. Mais je ne vois pas bien ce qui vous a conduit à plus d'équi­té, voire à l'extrême opposé, à une adhésion sans plus de nuances ni de réserves que n'en avait votre détestation.* 213:99 « *Je n'arrive pas à imaginer que ce soit le seul fait de voter maintenant pour le même candidat que lui aux élections cantonales, ou présidentielles, qui vous ait déterminé à le faire passer de la catégorie des chrétiens faux et hypo­crites à celle des chrétiens authentiques et admirables.* « *Peut-être les fêtes du 80^e^ anniversaire vous donneront-elles l'occasion -- dans* Ça Ira ? *-- d'un second article, plus explicite.* » J'éprouve le même genre de difficulté que mon confrère d'*Itinéraires :* « Je n'arrive pas à imaginer que ce soit le seul fait de voter » pour de Gaulle qui m'ait fait passer, dans l'esprit des amis de Jean Madiran, de la catégorie des bons chrétiens à celle des chrétiens de mauvaise compagnie. André FROSSARD. *Nous n'avons pu découvrir quels sont ces* « *amis de Jean Madiran* » *que Frossard incri­mine ainsi. Comme on l'a vu plus haut, quand Louis Salleron écrit à André Frossard, il l'ap­pelle* « *cher confrère* » *et lui adresse ses* « *sen­timents très cordiaux* ». *Quand Jean Ousset écrit à André Frossard, il l'assure qu'il a* « *si bien écrit de l'Église et du catholicisme* » *et il se déclare un* « *admirateur de ses ouvrages* »*. Quoi qu'en dise André Frossard, les* « *amis de Jean Madiran* » *ne sont pas hommes à confon­dre les genres, et à changer d'avis sur de tels points pour des considérations électorales.* \*\*\* *Mais la publication dans* « *ça ira* » *d'un frag­ment d'une lettre qui n'était destinée ni à* « *ça ira* »*, ni à la publication, soulève une autre question.* *Jean Madiran écrivit à André Frossard la lettre suivante, en date du 20 novembre :* Mon cher Frossard, Ma lettre à vous sur Mauriac n'était pas destinée à la publication. Mais elle peut, je crois, la supporter, et d'au­tant mieux qu'elle sera intégrale : ce que vous me mettez dans la nécessité de faire. 214:99 Je suis un peu interloqué de cette publication sans mon accord préalable ; de cette publication, par le directeur de « Ça ira », de la moitié d'une lettre adressée au rédacteur du « Figaro ». Sans doute tout cela est-il conforme aux mœurs actuelles de la presse ; j'en prends note ; on s'ins­truit tous les jours. Votre allusion aux « amis de Jean Madiran » ne m'ex­plique pas ce qui vous a fait changer d'avis sur Mauriac ; elle ne m'éclaire pas non plus sur le crime ni même sur l'identité de ces amis. Vous, tirez, dans le brouillard, au pistolet à gaz. Cordialement vôtre. Jean MADIRAN. *La lettre* (*privée*) *de Jean Madiran à André Frossard sur François Mauriac est presque complètement inintelligible dans la version qu'en a donnée* « *ça ira* » *parce qu'il y man­que toute la première partie.* *La publication* (*inattendue*) *de la seconde moitié de cette lettre rend inévitable la publi­cation de son texte intégral.* *La voici donc en son entier* (*lettre en date du 12 octobre 1965*) : Mon cher Frossard, Ne vous ayant pas vu depuis des années, cela me fait plaisir de vous revoir en photo, dans le « Figaro » d'hier. Et quand vous parlez de Mauriac, ça m'intéresse. Tout le reste aussi m'intéresse. Je n'ai pas cessé de vous lire, et je prends avec régularité ma large part des coups que vous portez infatigablement aux monstres de médiocrité, sans entrailles et sans cerveau, de « la droite ». Mais vous ne la « connaissiez pas encore », la droite, en ce temps là, qui fut celui où vous écriviez contre Mauriac et où parfois vous en parliez avec moi. Ce n'est point, je crois, par masochisme, mais par amitié, ou par souvenir d'une amitié, que je vous lis avec régularité jusque dans votre « ça ira ». Et si je ne vous ai pas donné signe de vie, c'est qu'il me paraît qu'au cas où nous nous rencontrerions, nous en viendrions à parler d'un personnage qui n'est pas Mauriac, éventualité que je juge à la fois inévitable et inutile. 215:99 Nous étions en ce temps (lointain) tous deux sévères pour Mauriac. Mais il y avait une différence. Vous m'expli­quiez : *en réalité, Mauriac n'est pas catholique ni chrétien.* Je tenais au contraire que Mauriac savait souvent parler avec une émotion juste, et même avec profondeur, des choses de la Foi ; ou de certaines d'entre elles. L'Eucha­ristie ; le prêtre... Mais votre assurance radicale et vos explications ne manquaient pas de m'impressionner. J'y ai longtemps pensé, me demandant si j'étais victime d'une illusion. Je ne pouvais plus lire les plus belles pages de Mauriac sans penser à vous, à votre dénégation, à ce doute que vous aviez fait naître. Je me demande ce qui a pu vous faire changer d'avis. Je n'espère, ni n'insinue, que ce puisse être moi, ni aucun autre de cette « droite » qui est confondue dans les ténèbres extérieures par la connaissance nouvelle que vous en avez et par les décrets que vous fulminez contre elle. Mais je ne puis croire non plus que vous ayez changé d'avis seulement pour ce qui est dit dans votre article. Vous avez décou­vert que Mauriac avait des amis, et qu'il était capable de leur sourire, ou de rire en leur compagnie. On pouvait au moins le supposer. Ce n'est pas une découverte boulever­sante. Et qu'il était fidèle à ses amitiés : mais rien ne sug­gérait le contraire. Quant à dire que vous ne le connaissiez autrefois que par les articles de ses adversaires, y compris les vôtres, c'est trop vous accuser vous-même, et à tort : vous le connaissiez au moins par ses articles à lui, que vous lisiez et démontiez avec une rigoureuse précision. Je suis heureux que vous ayez désormais pour Mauriac une admiration, une affection qu'à mes yeux il mérite (par certains côtés, et sans oublier, pour ma part, d'autres côtés). Mais je ne vois pas bien ce qui vous a conduit à plus d'équité, voire à l'extrême opposé, à une adhésion sans plus de nuances ni de réserves que n'en avait votre détestation. Je n'arrive pas à imaginer que ce soit le seul fait de voter maintenant pour le même candidat que lui aux élec­tions cantonales, ou présidentielles, qui vous ait déterminé à le faire passer de la catégorie des chrétiens faux et hypo­crites à celle des chrétiens authentiques et admirables. Peut-être les fêtes du 80^e^ anniversaire vous donneront-elles l'occasion -- dans « ça ira » ? -- d'un second article, plus explicite. Cordialement vôtre. Jean MADIRAN. 216:99 ### Des laïcs hollandais réclament à nouveau le latin *Nous avons une première fois reproduit un important document établi par des laïcs hol­landais : voir notre numéro 93 de mai 1965, pages 164 à 169.* *Ce texte magnifique était adressé aux évê­ques de Hollande.* \*\*\* *Au mois de septembre 1965, le Révérend Père Bugnini* (*secrétaire du* « *Consilium* » *institué à Rome pour l'application de la Constitution sur la liturgie*) *a fait en Hollande un rapide voyage. Les mêmes laïcs hollandais ont eu le sentiment que ce voyage ne lui avait pas permis de prendre contact avec toute la réalité vivante du peuple chrétien de Hollande.* *En Hollande comme en France et comme ail­leurs, on s'efforce de ne montrer et de ne faire entendre qu'une seule catégorie de laïcs.* \*\*\* *N'ayant été ni entendus par leurs évêques, ni mis en contact avec le P. Bugnini lors de son voyage d'information, les mêmes laïcs hol­landais ont tenté un nouvel effort pour se faire entendre.* *Ils se sont adressés cette fois au P. Bugnini lui-même, ès-qualités de* « *secretarius Consilii ad exsequendam Constitutionem de sacra liturgia* » (*à Santa Marta, Città del Vaticano*)*.* *Cette fois encore, tout l'appareil sociologique­ment installé du catholicisme n'a songé qu'à systématiquement étouffer leur voix.* \*\*\* 217:99 *Ce nouveau document de laïcs hollandais est aussi grave, aussi fermement pensé, aussi soli­de que le premier. Nous en reproduisons ci-après le texte intégral, où nous voyons un* « *si­gne des temps* » *et un nouvel exemple de foi vivante, informée, résolue.* *Ces laïcs hollandais qui parlent en leur seul nom parlent aussi en quelque manière en notre nom à tous. Ils expriment les pensées et les sentiments qui sont les nôtres.* *Ils expriment les sentiments et les pensées qu'un épouvantable totalitarisme de fait veut écraser sans les entendre.* *Le premier signataire de cette admirable let­tre au P. Bugnini* (*lettre en date du 1^er^ novem­bre 1965*) *est le Docteur Elisabeth Allard, 83 van Saek Mathonsingel, à Nimègue, avec qui l'on eut entrer en correspondance à ce sujet.* Nous soussignés, catholiques des Pays-Bas, unis dans un sentiment de reconnaissance pour les possibilités que la CONSTITUTIO DE SACRA LITURGIA a créées, et désireux de con­tribuer à leur application féconde, tenons à nous adresser à vous en votre qualité de secrétaire du Conseil Post-Conciliaire pour la liturgie. Depuis novembre 1964, dans notre pays, des décrets sont en vigueur qui donnent une place importante à la langue nationale et à l'initiative locale. Depuis, la situation a évolué de telle sorte que la célébration de la Messe en latin, en présence du peuple, a été en grande partie prati­quement supprimée. Il n'est pas jusqu'aux soi-disant grand'messes latines qui, sauf le canon, ne soient dites en un mélange constant des deux langues. Plusieurs des soussignés auraient voulu vous parler de cette situation lors de votre visite aux Pays-Bas en septembre dernier ; mais il n'est pas trop tard pour vous faire part de nos sentiments et de nos impressions. Soyez cer­tain que nous ne doutons pas des bonnes et saintes inten­tions de ceux qui en sont cause. \*\*\* 218:99 D'abord, nous croyons pouvoir poser en fait, comme des conversations avec des convertis et des faits connus l'ont montré, que l'emploi illimité de la langue nationale n'offre à aucun égard des garanties contre l'abstention ou la négli­gence dans la pratique religieuse. D'autant moins qu'un tel emploi de la langue nationale peut facilement avoir des conséquences dogmatiques, en particulier dans les pays qui ont une population mêlée. Pour beaucoup de fidèles cette situation n'a certaine­ment pas conduit à une plus grande estime de nos céré­monies religieuses et à une « actuosa participatio » accep­table pour tous. Nombreux sont ceux qui, au contraire, sont affectés par ce qui, à leurs yeux, est un gaspillage d'un héri­tage précieux et une méconnaissance de ce qui leur est cher. De là, entre autres, la pétition à ce sujet, adressée aux évê­ques des Pays-Bas, pétition qui rassemblait plus de deux mille signatures -- petit échantillon d'une tendance im­portante. L'expérience de cette année nous a confirmés dans notre conviction que le renouvellement de notre liturgie ne dépend pas en premier lieu du retour à des usages datant d'un long passé, ni de l'invention de nouveaux textes et de nouveaux rites. Ce renouveau exige plutôt ce que la Constitution met comme condition première le soit effectivement : à savoir que tous, et surtout les prêtres, s'imprègnent à nouveau de l'esprit de l'Église de Rome qui nous parle à travers notre Liturgie traditionnelle. Le Concile nous avait déjà avertis que si les pasteurs ne s'imprégnaient pas d'abord eux-mêmes de l'esprit et de la puissance de la Liturgie, les efforts de renouvellement n'auraient aucune chance de réussir (Constitutio 14). Nous croyons aussi que les décrets 99 et 100, qui ont trait à la célébration en commun et en public de l'Office divin, à la célébration des principales Heures, les dimanches et les jours de fête, et à la participation des laïques à cette prière de l'Église, ne peuvent rester lettre morte dans notre pays, si du moins nous voulons nous retremper dans l'esprit de la prière officielle. \*\*\* 219:99 Mais par-dessus tout il nous semble souhaitable qu'à côté de la langue nationale, utile pour un grand nombre de fidèles, la forme purement latine de notre liturgie soit non seulement maintenue mais qu'en plus, elle soit célébrée avec le plus grand soin et encore perfectionnée. Car, maintenant que l'Église a sacrifié son langage liturgique à son désir d'une unité d'un ordre supérieur, il est très important qu'une unité, facilement reconnaissable par tous, continue à exister entre les différentes modalités naissantes de la célébration liturgique. Le type fondamental, c'est-à-dire la Messe romaine, doit rester notre norme et rester reconnais­sable sous ses formes diverses. Et afin que tous les fidèles puissent clairement reconnaître leur unité dans cette unique Liturgie, il faut non seulement que la forme fondamentale reste visible dans les modalités qui en dérivent, mais la norme elle-même, la messe romaine intégrale doit conti­nuer à exister. Elle doit rester accessible à autant de fidèles que possible et être célébrée régulièrement, au moins dans toutes les églises principales. Une déclaration éventuelle nous assurant qu'à l'avenir il y aurait trois sortes de messes : en langue nationale, en latin et dans les deux langues, ne nous servirait guère s'il faut craindre qu'en réalité nous ne trouverions que la première et la troisième, et non, si ce n'est qu'exceptionnellement, la deuxième. La survivance réelle de la liturgie latine intégrale, l'au­torisation donc, dans ce sens, d'une pluriformité dans un même pays, ne nous semble pas seulement être une ques­tion de très grande sagesse (on ne détruit pas sa propre pierre de touche), mais aussi un devoir de charité et une concession envers ceux qui estiment par-dessus tout notre liturgie traditionnelle, ceux qui, à l'école de saint Pie X et de ses successeurs, ont appris à l'aimer, ceux qui pratiquent le chant grégorien et le reconnaissent comme le chant par excellence de l'Église même. Dans le sens de cette pluriformité nous voudrions citer « Mediator Dei » (107) : « La culture, la manière d'être et de penser des gens sont si différentes et si divergentes, qu'ils ne peuvent pas tous être guidés de la même manière par des prières, des chants et des rites sacrés communautaires. En outre, les besoins et les penchants du cœur ne sont pas les mêmes pour tous, ni ne restent les mêmes pour chacun. » \*\*\* Parmi ceux qui apprécient le culte traditionnel, il y a, aussi, malgré l'influence forte de la tendance contraire, un grand nombre de jeunes de différents milieux. Que, sur ce point, on ne sous-estime pas non plus les simples fidèles. 220:99 Ce sont souvent eux qui, mieux que d'autres, comprennent qu'une langue sacrée peut contribuer au mystère, voilé et « impersonnel » de la célébration de nos mystères. Il n'est pas nécessaire de tout faire, de tout voir, de tout entendre et de tout comprendre soi-même. L'Église prie pour nous ou nous précède dans la prière. Une humble participation à cette prière peut être une « actuosa participatio » de valeur, dont la participation plus bruyante, en vogue actuellement, n'offre guère l'occasion. En outre, l'emploi d'un Missel est souvent un moyen plus efficace pour s'associer aux cérémonies que d'écouter un texte en langue nationale dont l'élocution souvent mala­droite rend inintelligible des passages entiers. C'est une erreur de croire que nos fidèles ne peuvent chanter et com­prendre dans le texte latin les acclamations et les chants qui leur sont assignés. Une longue expérience, dans un grand nombre de paroisses et d'écoles, a prouvé le contraire. Le nombre des paroisses où cet idéal a été réalisé aurait cer­tainement été bien plus grand si on avait essayé plus sérieusement d'initier le peuple à la liturgie selon le désir de Pie X et ses successeurs. C'est là, à notre avis, que se trouve la raison principale de « l'échec » du culte tel qu'il se pra­tiquait jusqu'à une date récente. \*\*\* Les soussignés se permettent en outre de remarquer que le progrès moderne des moyens de transport permet à de plus en plus de gens de se déplacer, provisoirement ou définitivement, vers des pays dont ils ne comprennent guère ou pas du tout la langue nationale. L'intérêt primordial de ces millions d'étrangers (ouvriers, employés et autres) est que partout ils trouvent des cérémonies religieuses dans la langue de l'Église, la langue qui leur était familière dans leur pays natal et dans laquelle ils peuvent au moins sui­vre le déroulement général de la cérémonie. Si cette possi­bilité ne demeure pas pour eux, il en résulte, -- et c'est déjà un fait prouvé -- qu'ils s'éloignent de l'Église. A ce propos nous voudrions rappeler que, pour des rai­sons pratiques, la société profane tend de plus en plus à l'unilinguisme : ainsi, dans la marine et l'aviation, l'anglais a le monopole international. En face de cet exemple, le geste d'une Église renonçant complètement au latin au profit des innombrables langues nationales, ne serait guère un progrès. 221:99 Maintenant que dans le monde entier l'instruction publi­que s'est améliorée, les soussignés vous demandent de prendre en considération, du moins accessoirement, la ques­tion de savoir si l'enseignement en latin élémentaire (une espèce de « basic latin ») ne devrait pas être encouragé. Cet enseignement permettrait à des fidèles de plus en plus nombreux de retrouver aussi, à côté de l'unité dans la com­préhension de la liturgie, l'unité dans la langue de l'Église qui, suivant la Constitution et d'autres déclarations de l'autorité suprême, n'a, à vrai dire, jamais été supprimée. Les enfants juifs apprennent la langue de leur liturgie, com­bien plus difficile ; les nôtres en seraient-ils incapables ? \*\*\* En conséquence, les soussignés croient qu'il faudrait pour le moins essayer que, dans toutes les circonstances où la langue nationale n'est pas de rigueur, la langue univer­selle de l'Église occidentale et le chant grégorien qui s'y rattache de façon si évidente, restent à la portée des fidèles et gardent leur réalité. L'usage exclusif du latin devrait être imposé dans de nombreuses communautés séculières et régulières. Des ins­tructions positives dans ce sens seraient souhaitables pour d'autres églises aussi. \*\*\* Dans la tempête de « l'adaptation » non seulement la langue propre à l'Église latine est menacée de perdre la place qui lui revient, mais l'estime pour d'autres choses sacrées l'est autant : les édifices, les objets, la musique et les cérémonies qui ont un langage propre, accessible à tous, courent le risque d'être refoulés au profit de l'intérêt actuel, d'ailleurs louable, pour la parole. C'est surtout par rapport aux pays nordiques que la question demande à être exa­minée. Nous rappelons avec gratitude le bienfait que l'Église assure au monde entier en maintenant vivante la langue latine. Elle sert par là un intérêt d'une portée humaine si grande, qu'il ne semble pas déplacé d'en parler dans un plaidoyer concernant un de nos biens spirituels les plus importants : la liturgie. Nous terminons en exprimant notre espoir que l'Église nous accordera la faveur de conserver aussi ce bien ter­restre, grâce à la Liturgie. 222:99 ### La fin du Concile *Voici le texte intégral de l'article qu'à l'oc­casion du discours pontifical du 18 novembre, et en prévision de la fin du Concile, Louis Salleron a publié dans* « *La Nation française* » *du 25 novembre 1965* Vatican II sera terminé le 8 décembre. Ainsi en a décidé Paul VI, au soulagement de tous. La vie des assemblées est mystérieuse. Il y avait, sem­ble-t-il, des courants divers, voilà un an ou deux, sur la durée souhaitable du Concile. On pouvait imaginer un con­flit, ou du moins une tension entre le pape et les pères. Le temps a arrangé les choses. Sans parler des questions matérielles -- tout cela coûte très cher à tout le monde -- la lassitude est venue brusque­ment, les évêques ont envie de regagner leur diocèse. L'opi­nion publique se désintéresse des travaux qui n'ont plus la saveur de la nouveauté. Bref, Paul VI a prévenu les désirs des uns et des autres en fixant la date de la clôture. Celle-ci n'interviendra pas en fonction de l'état d'avancement des travaux. Ce sont les travaux qui devront être terminés à la date fixée. L' « aggiornamento » On vote donc. On vote à tour de bras. Le schéma XIII sombre dans l'indifférence générale. Il sera voté comme les autres. Concernant l'actualité, il a raté le rendez-vous de l'actualité. On aura du mal à l'utiliser aux fins que lui assi­gnaient ses supporteurs : la destruction de la doctrine sociale de l'Église, telle qu'elle figure dans les encycliques, de Pie IX à Jean XXIII. 223:99 Le jeudi 18 novembre, Paul VI a prononcé un grand discours qui, comme le dit très bien « La Croix » en titre de son éditorial, « ouvre la période post-conciliaire ». Paul VI déclare : « C'est le moment du véritable *aggiornamento*, préco­nisé par notre vénéré prédécesseur Jean XXIII. Celui-ci, en employant ce mot-programme, n'y mettait certainement pas la signification que d'aucuns tentent de lui donner, et qui permettrait de « relativiser », selon la mentalité du monde, tout ce qui touche à l'Église, dogme, lois, structures, tradi­tions, alors qu'il a, au contraire, un sens si vif et si ferme de la permanence de la doctrine et des structures de l'Église, au point d'en faire l'idée maîtresse de sa pensée ou de son action. *Aggiornamento* signifiera donc désormais pour nous pénétration éclairée dans l'esprit du Concile et fidèle mise en application des directives qu'il a tracées d'une manière si heureuse et si sainte. » Voilà une mise au point parfaitement claire, qu'on fera bien de ne pas oublier. Le pape rappelle que le Concile a connu trois phases : celle de l'enthousiasme, celle du travail et celle des résolu­tions. « ...(mais) dans certains secteurs de l'opinion publique tout fut discuté et considéré comme matière de discussion, tout apparut, difficile et complexe, rien n'échap­pa aux essais de critique et à la recherche plus impatiente d'innovations ; on vit apparaître des sentiments d'inquié­tude, des mouvements d'opinion, des attitudes craintives, des audaces, des positions arbitraires. La tentation de doute s'attaqua même, çà et là, aux normes fondamentales de la vérité et de l'autorité, jusqu'à ce que la voix du Concile commence à se faire entendre : calme, réfléchie, solennelle. » Il reste maintenant les textes promulgués. Pie XII et Jean XXIII On avait beaucoup parlé d'une canonisation de Jean XXIII qui, conformément paraît-il à un usage ancien, se serait faite par acclamation dans l'*aula* conciliaire. Un projet de ce genre couvait-il encore dans l'esprit de cer­tains ? Une conspiration se préparait-elle en vue de provo­quer une apothéose de Jean XXIII, le dernier jour du Concile ? 224:99 Toujours est-il que Paul VI a coupé l'herbe sous le pied de ceux qui en faisaient le projet, en annonçant qu'il ouvrait les procès canoniques de béatification de Pie XIII et de Jean XXIII. Geste habile, trop habile peut-être, pense­ront certains, parce qu'il semble introduire la politique dans les questions de sainteté ; mais si Paul VI s'y est résolu, c'est qu'il avait ses raisons de le faire. Depuis le temps qu'on oppose stupidement Jean XXIII à Pie XII, il n'est pas mauvais de les voir rassemblés par leur successeur. Paul VI précise tranquillement : « La procédure, comme chacun sait, ne pourra pas être rapide, mais elle sera menée avec diligence et régularité. Dieu veuille qu'elle nous con­duise jusqu'au point où, dès maintenant, nous espérons arriver. » Jean XXIII, on s'en souvient, aurait voulu obtenir la canonisation de Pie IX. Peut-être aura-t-elle lieu sous Paul VI, en prélude à son propre procès et à celui de Pie XII. Réformes diverses Il ne s'agit pas ici de passer en revue toutes les mesures qu'annonce Paul VI dans son discours du 18 novembre. No­tons seulement que de nouvelles commissions post-conci­liaires seront créées, que le synode d'évêques entrera en fonction en 1967, que la Curie sera réformée, etc. Ce qui frappe, c'est la prudence du Pape et le sens qu'il manifeste de sa responsabilité et de son autorité. On le voit parfaitement au ton général du document. On le voit aussi à de petites phrases, sur lesquelles l'œil glisse, mais qui sont caractéristiques. Par exemple : « Nous espérons, avec la grâce de Dieu, pouvoir convoquer ce Synode, pour la première fois, sinon l'année prochaine, *qui sera entièrement occupée par d'autres soucis post-conciliaires*, du moins en 1967... » Ou encore : « Les études préliminaires à la réforme de la Curie ont été poussées avec un bon résultat. Nous vous dirons *qu'on ne constate pas de nécessités graves qui im­posent des changements de structures*... La transformation attendue *semblera lente et partielle*, et il doit en être ainsi si l'on veut rendre aux personnes et aux traditions le respect *qu'elles méritent*, mais elle viendra. » 225:99 De même, Paul VI annonce son projet de perpétuer le souvenir du Concile en édifiant à Rome une église dédiée à *Marie, Mère de l'Église.* Le bilan du Concile Paul VI déclare lui-même : « Pour le moment, nous ne faisons pas le bilan du Concile. » Ce serait impossible. Un Concile de cette importance peut être analysé dans *ses textes*. Mais *ses effets* ne se révéleront que peu à peu. Ce n'est que maintenant qu'on peut faire le bilan du Concile de Trente. Aussi bien les effets du Concile ne sont pas de l'ordre de la nécessité. Ils seront différents selon la manière dont l'Église sera gouvernée, selon les événements, selon l'action des chrétiens, selon les interventions de la Providence. « Pour le moment », comme dit le Pape, chacun ne peut livrer que ses propres réflexions, ses propres impressions. A quelqu'un qui lui demandait ce qu'il entendait par l'*aggiornamento*, Jean XXIII répondit en ouvrant la fenêtre et en disant : « Faire entrer un peu d'air frais dans l'Église. » Ce fut un typhon qui entra. On eut les plus grandes peines du monde à refermer la fenêtre. Les carreaux cassés ne se comptent pas. Mais si le typhon est entré, ce n'est pas la fenêtre ou­verte qui l'a provoqué. Il existait, cherchant où s'engouffrer. La fenêtre ouverte l'a canalisé. Qu'eût-il cassé, ravagé, dé­truit avec la fenêtre fermée ? Nous n'en savons rien. Christophe Colomb, cherchant une nouvelle route des Indes, découvrit l'Amérique, Jean XXIII, voulant une brise légère pour aérer les tapisseries du Vatican, a vu les lustres tomber des plafonds et les tableaux se décrocher des murs ». Le premier bilan d'un typhon, d'un tremblement de terre ou d'un bombardement, ce sont les dégâts. Ensuite, il y a les pilleurs d'épaves et les détrousseurs de cadavres qui opèrent plus rapidement encore que les sauveteurs. Parfois, on les fusille. Parfois, on les prend pour des sauveteurs, et on les décore. Ce spectacle de la cité sinistrée, c'est celui qu'offre déjà, et que va offrir pendant un certain temps, cette Cité de Dieu qu'est l'Église. 226:99 Quand Paul VI nous dit que l'année 1966 sera, pour lui, occupée par « d'autres soucis post-conciliaires » que l'ins­tallation du Synode épiscopal, nous comprenons ce qu'il veut dire. Dans la ville en flammes, il s'agit de sauver les blessés, d'éteindre le feu, de déblayer les ruines ; on remet à des moments plus calmes l'installation du conseil municipal élu selon la nouvelle loi. Les effets du Concile, on les aura plus tard. Dans l'immé­diat, nous n'aurons que les effets du typhon. Nous en goû­tons déjà longuement les prémisses. Un clergé n'en faisant qu'à sa tête, des ordres religieux en pleine anarchie, des séminaires où l'on apprend la théologie dans Teilhard de Chardin, la philosophie dans Marx et la spiritualité dans Freud, un climat général de modernisme et de progressisme qui ronge la foi et les mœurs, sape les institutions, s'attaque aux familles et aux enfants eux-mêmes, un esprit d'illumi­nation gnostique, panthéiste, communiste, pacifiste qui tend à transformer l'Église en un grouillement de sectes ridi­cules, -- tout cela, et beaucoup d'autres choses du même genre, nous est devenu si naturel que nous ne le voyons même plus. Le pape, lui, le voit. Et quand il parle de ses « soucis post-conciliaires » nous pouvons aisément en ima­giner quelques-uns, même si la plupart nous échappent. Exagération ? Je ne crois pas. Pessimisme ? Les faits sont les faits. Si tout ne va pas pour le mieux dans l'Église, elle n'en demeure pas moins la seule institution qui tienne. Qu'elle ait résisté, comme elle a résisté, au typhon, est, humainement parlant, un spectacle qui a de quoi plonger dans l'admiration. Pour ma part, je m'émerveille de l'aisance avec laquelle, après deux mille ans d'existence, elle a pu agiter toutes les questions qu'elle a agitées, amorcer toutes les réformes qu'elles a amorcées, subir tous les assauts qu'elle a subis, sans se lézarder immédiatement et s'écrouler par pans entiers. Quand on songe que, soumis à tous les vents de l'opinion publique, adoptant toutes les procédures démocratiques d'établissement de textes, les pères conciliaires ont abouti à autre chose qu'à la monstruosité absolue, c'est vraiment miraculeux. 227:99 Ce n'est pas à dire que nous nous trouvions en présence d'une œuvre qui aura la force et l'élégance de la cathédrale de Chartres. J'ai même l'impression que le fameux schéma XIII, aussi amendé et retapé qu'il aura pu être, demeurera le signe de la confusion dans laquelle aura travaillé ce Concile. Mais c'est peut-être providentiel. Comme il ne traite de rien de dogmatique, il *datera* le Concile ; il rappellera les pressions qui se sont exercées sur lui, la folie du monde de l'époque. Il manifestera l'impuissance du diable voulant se faire passer pour le Saint-Esprit. Ce sera pour ainsi dire, le schéma du diable mis en cage par le Saint-Esprit. Pas de pessimisme Donc, pas de pessimisme. Je suis, pour ma part, si peu pessimiste que je dis toujours à ceux qui le sont : « Rappe­lez-vous que, quand Jeanne d'Arc a été condamnée à mort, il y avait deux ou trois conciles et autant de papes. » Et le X^e^ siècle, qui fut le siècle noir de la papauté, fut aussi le siècle de Cluny. L'Église est une réalité vivante. Elle vit toujours par ses saints et par telle ou telle partie forte de sa structure socié­taire. Cette partie forte, ce sont les évêques, tantôt les ordres religieux, tantôt les papes, tantôt le clergé paroissial, tantôt les familles chrétiennes elles-mêmes. On peut dire qu'au­jourd'hui l'Église est surtout solide par son sommet, le pape, et sa base, les familles. Les murs peuvent être refaits. « *Je crains bien que ce ne soit une Église des Tribuns qui tende à se dresser contre l'Église des Saints* » écrivait Gabriel Marcel à Jean Madiran au printemps dernier. Espérons que l'Église des Tribuns sera enterrée le 8 dé­cembre et que nous aurons la force de suivre l'Église des Saints sur les voies inconnues que le Concile lui a préparées. Louis SALLERON. ============== fin du numéro 99. [^1]:  -- (1). Voir *Itinéraires*, numéro 98 de décembre 1965, pages 23 à 26. [^2]:  -- (1). Voir *Itinéraires*, numéro 98 de novembre 1965. page 221. [^3]:  -- (2). Voir *Itinéraires*, même numéro. [^4]:  -- (1). Rapport doctrinal, p. 14. [^5]:  -- (1). Reproduit dans *La Croix* du 25 novembre 1965. [^6]:  -- (1). Voir, dans les « Documents » du présent numéro, le texte admirable que nous publions sous le titre : « Des laïcs hollandais réclament à nouveau le latin ». [^7]:  -- (1). Numéro du 25 novembre 1965. [^8]:  -- (1). Conférence de presse, le 24 novembre, au Centre de documentation hollandais à Rome (D.O.C.), rapportée dans *Le Monde* du 27 novembre 1965. [^9]:  -- (1). Lettre du 17 novembre 1909, publiée dans *Selected Letters,* Londres, 1927, pp. 173-4. Selon Miss Petre, « Hügel is not only a leader, but an arch-leader of modernism. in its early history ». Sabatier l'appelle « l'évêque laïc des modernistes ». [^10]:  -- (2). Cf. la brochure d'Herman Schell, *Die neue Zeit and der alte Glaube,* Wurzburg, 1898, dont le titre est significatif. [^11]:  -- (3). La date d'édition sur la page de titre est 1913. C'est une erreur. Nous renvoyons pour le texte cité à la page 311 du volume. [^12]:  -- (4). *Essais de philosophie religieuse*, Paris, 1903, p. XXVI. [^13]:  -- (5). Bruno de Solages, *Les postulats doctrinaux du pro­gressisme*, Bruxelles-Paris, 1954, p. 8 -- ouvrage quelque peu « périmé ». [^14]:  -- (6). Cité par R. Millet*, De Marx au Marxisme*, Paris, 1948, p. 272 [^15]:  -- (7). *Revue d'Histoire et de Littérature religieuse*, 1912, p. 589. [^16]:  -- (8). Rome, 1908. [^17]:  -- (9). Rome, 1911. Écrit par G. Avolio, A Fogazzaro, S. Mi­nocchi, E. Perroni, G. Quadrotta, G. Rensi. Cf. G. Prezzolini, *Il cattolicismo rosso,* Naples, 1908 et J. Fontaine, *Le modernisme sociologique*, Paris, 1909 et *Le modernisme social*, Paris, 1911. [^18]:  -- (10). Cf. A. Houtin, *op. cit.*, p. 436 et J. Rivière, *Le moder­nisme dans l'Église*, Paris, 1929, p. 93, n. 3. [^19]:  -- (11). J. Rivière, *op*. *cit.*, p. 69. [^20]:  -- (12). *Ibidem*, p. 70. [^21]:  -- (13). Dans les *Études* (en 1923 !), p. 656. [^22]:  -- (14). J. Fontaine, *La Science catholique*, Paris, 1903, p. 102, va plus loin : « Léon XIII a laissé l'Église de France dans la confusion doctrinale et dans l'anarchie intellectuelle ». [^23]:  -- (15). *Lamennais ou l'hérésie des temps modernes*, Paris, 1955. [^24]:  -- (16). Lamennais, *Essai sur l'indifférence en matière de reli­*gion, I. 1, ch. IV. [^25]:  -- (17). M. Mourre, op. cit., p. 79. [^26]:  -- (18). *La religion considérée dans ses rapports avec l'ordre politique et civil*, p. 21. [^27]:  -- (19). Lettre au Comte de Senfft, citée par Mourre, *op. cit*., p. 227. [^28]:  -- (20). Texte d'un article de *L'Avenir*, cité par Mourre, *op. cit.*, p. 228. [^29]:  -- (21). Éditorial de *L'Avenir, 30* juin *1831.* [^30]:  -- (22). Lettre à Denys Benoît d'Azy, 12 mars 1833. [^31]:  -- (23). *La Religion considérée dans ses rapports avec l'ordre politique et civil*, p.. 165. [^32]:  -- (24). *Op. cit*., p. 173. [^33]:  -- (25). Lettre à Denys Benoît d'Azy, 2 septembre 1830. [^34]:  -- (26). L. Laberthonnière, note sur l'immanence in A. La­lande, *Vocabulaire technique et critique de la philosophie,* Paris, 1951, p. 471. [^35]:  -- (27). Lettre à la Comtesse de Senfft, 18 avril 1931. [^36]:  -- (28). *L'Encyclique* « *Humani Generis* », texte latin, traduc­tion française, Commentaire, Tournai-Paris, Cahiers de la Nou­velle, Revue Théologique, VIII, 1951, p. 95. [^37]:  -- (29). Mgr L.J. Kerkhofs, *Pour une doctrine saine et sûre*, A propos de l'Encyclique Humani Generis, 12 août 1950, Liège, 1951, p. 6 et p. 7. [^38]:  -- (30). *Ibid., p. 9*. [^39]:  -- (31). Gh. Pinckers, *Préparons notre messe. Quel est donc celui-là ? dans L'Appel des Cloches*, Liège, 30 octobre 1964. [^40]:  -- (32). Traduction publiée dans *Itinéraires*, mai 65, p. 165 sq. et dont je n'ai perçu aucun écho dans la presse catholique quotidienne ou périodique, officielle ou officieuse. [^41]:  -- (33). *Jésus*, Paris, 1956, pp. 20-22. [^42]:  -- (34). Londres, S.M.C. Paperback, 1964. Cf. la traduction française et la préface de Louis Salleron : J.A.T. Robinson**,** *Dieu sans Dieu,* Paris, Nouvelles Éditions Latines, 1964, ainsi que l'étude critique approfondie du R.P. Joseph de Sainte Marie, o.c.d., *Une religion pour l'homme adulte*, dans *Ephemerides Carmeliticæ*, 1964, p. 340 sq. [^43]:  -- (35). *Informations Catholiques Internationales,* n° 232, 15 janvier 1965, p. 4. Les soulignements sont de nous. [^44]:  -- (36). *Ibidem*, n° 231, 1^er^ janvier 1965, p. 7 sq. [^45]:  -- (37). Cité par J. Madiran, *Un schisme pour décembre*, dans *Itinéraires*, 95, juillet-août 1965, p. 6. [^46]:  -- (38). *Inf. Cath*. *Intern.*, n° 231, 1^er^ janvier 1965, p. 3. [^47]:  -- (39). *Ibidem*, p. 13. [^48]:  -- (40). R.P. Bigo, *L'Église en présence du Communisme* dans *L'Église et les civilisations*, Semaine des Intellectuels catholi­ques 1955, Paris, 1956, p. 119. [^49]:  -- (41). *Perspectives conciliaires entre la 3^e^ et la 4^e^ session*, dans *Itinéraires*, n° 95, juillet-août 1965, pp. 68-69. Cet article est d'une importance capitale sur l'infiltration progressiste au Concile, car il émane d'un observateur sagace et vigilant. [^50]:  -- (42). Dans une étude publiée par *Esprit,* juillet-août 1965. Cf. le commentaire judicieux de Jean de Fabrègues, *Oui ou non le christianisme est-il la vérité ?* dans La *France Catholique*, n° 978, 27 août 1965. [^51]:  -- (1). On trouvera le compte rendu du Congrès du C.F.P.C. Dijon, 3 mai 1964 -- dans le numéro spécial d'août 1964 de *Professions*, et celui du Congrès du C.J.P. -- Royan, 4-6 Juin 1964 -- dans le numéro d'octobre 1964 de la revue *Jeune Patron*. -- Je laisse de côté de nombreux articles qui, pour émaner de patrons représentent moins des attitudes patronales qu'ils ne constituent des études objectives. Je pense notamment aux remarquables exposés de M. De­monque et de M Eichenberger, qu'a publiés le cahier 9 du C.R.C. (1964). [^52]:  -- (1). Voir p. 63. [^53]:  -- (1). *Le Phénomène Bureaucratique*, par Michel Crozier (p. 270). [^54]:  -- (1). id., p. 273. [^55]:  -- (2). Dans un style différent de celui de M. Crozier, le Club Jean Moulin fait une analyse analogue qui aboutit aux mêmes conclu­sions : « La participation du citoyen français est une participation abstraite au plus haut niveau.. Aux niveaux concrets les plus pra­tiques, il y a une curieuse indifférence, presque un vide, (*L'État et* *le Citoyen*, p. 200. [^56]:  -- (1). Nous ne développons pas ici ce point qui fait l'objet de notre livre « *Diffuser la propriété* » (« Collection Itinéraires », Nouvelles Éditions Latines). [^57]:  -- (1). David Granick : *Le Chef d'entreprise soviétique*, p. 89 (Éd. de l'Entreprise Moderne). [^58]:  -- (1). Sauf accident troublant une telle périodicité. La deuxième guerre mondiale ayant empêché la réunion régulière d'un chapitre général à l'expiration du mandat du Père Gillet, élu en 1929, il est resté général seize ans. Si au contraire le général meurt, ou donne sa démission, ou, pour une raison quelconque, ne peut exercer sa charge, il faut pourvoir à son remplacement dans les délais prévus. Le Père Bonaventura Garcia de Paredes (qui devait mourir victime des révolutionnaires espagnols) n'a été général que pendant trois ans, de 1926 à 1929 ; le Père Emmanuel Suarez, élu en 1946 étant décédé accidentellement en 1954, après huit ans de généralat, a été remplacé l'année suivante, en 1955, par le Père Michel Browne ; celui-ci, ayant été créé Cardinal par Jean XXIII en 1962 a eu pour successeur le Père Aniceto Fernandez élu au chapitre général Toulouse en juillet de la même année. [^59]:  -- (1). N.D.L.R. -- Cette lettre de Paul VI a été traduite et commentée dans *Itinéraires*, numéro 83 de mai 1964, pp. 78 et suiv. [^60]:  -- (1). N.D.L.R. -- En terminologie dominicaine, une « inchoation » est une décision de chapitre concernant les Constitutions qui requiert pour devenir exécutoire et constitutionnelle l'approbation, ou confir­mation des deux chapitres suivants. [^61]:  -- (1). Ce discours en latin a été publié par *l'Osservatore Romano* du 21 novembre. Ce sont des vérités bien connues en effet surtout de son auditoire immédiat que rappelle Paul VI sur la constitution hiérarchique de l'Église, son pouvoir de régir les fidèles par des lois, de les enseigner par le magistère. de les sanctifier par les sacrements : il distingue dans le droit les éléments relevant du droit positif divin et les éléments de droit ecclésiastique humain. Et à ce propos il rectifie ou déclare irrecevables certaines opinions trop répandues, notamment la distinction et l'opposition entre l'Église juridique et l'Église de la charité, la prétention de rendre respon­sable des malheurs de l'Église son « juridisme » etc. C'est après ces nécessaires mises au point qu'il explique l'évolution du droit cano­nique et la nécessité de réviser le Code actuel des lois. Discours ré­confortant pour les canonistes et que les non canonistes, exposés à la séduction des opinions en question, auraient profit à lire et à méditer. Paul VI ne parle jamais pour ne rien dire. Il ne fait guère d'allocutions sans rectifier quelques erreurs ou opinions hasardeuses. Quelques jours auparavant à propos de bavardages sur la fin de l'ère Constantinienne, il n'avait pas manqué de relever que Constantin était cet empereur si mal vu des protagonistes de la liberté religieuse dont il avait été lui précisément, l'instaurateur. Je cite de mémoire, mais c'était bien le sens, un peu d'humour ne messied pas à un Pape à l'occasion. [^62]:  -- (1). Numéro 62 d'avril 1962 : *Le catholicisme aux États-Unis.* [^63]: **\*** -- Original : d'Angers. \[2002\] [^64]:  -- (1). Représentée par trois journaux, dont M. Nobécourt groupe en un seul faisceau les informations fragmentaires. [^65]:  -- (1). Mgr Valerio Valeri, on l'a vu, dans les remontrances qu'il fera à Pierre Laval, usera de la même précaution ou prétérition diplomatique qui ne trompait d'ailleurs personne, sauf MM., Nobécourt et Friedländer, règle de conduite probablement dictée par le Saint-Siège lui-même à tous ses représentants en vue de leur ménager quelque chance de succès dans ce genre de tentatives où ils étaient seuls à se risquer. [^66]:  -- (1). Représentants sans doute, de « l'élite polonaise » en proie à des malheurs dont M. Nobécourt blâme le nonce d'avoir méconnu les « dimensions ». [^67]:  -- (1). Trois ans plus tard avait lieu, dans la nuit de Pâques, le premier des grands raids de la R.A.F. spécialement dirigés contre les villes et la population allemandes : le centre de Lübeck féro­cement bombardé et incendié. En 1945, tandis que les Russes occupaient l'Allemagne de la manière qu'on sait, ou plutôt qu'on ne sait guère, la bombe atomique de Hiroshima faisait en quelques secondes 70.000 morts. Le bombardement de Dresde en avait fait le double. Et ne parlons pas des crimes dont la Libération fut le prétexte. Il est singulier qu'à toutes ces occasions les accusateurs de Pie XII acceptent et comprennent si bien sans y voir trace d'an­glophilie ou de russophilie, le « silence » qu'ils ne lui reprochent qu'à propos des victimes de l'Allemagne. Le pape ne pouvait pro­tester autrement qu'en termes généraux, qui s'appliquent tout aussi bien dans l'autre sens à des destructions comme celles de Rotterdam ou de Coventry, à la déportation et au massacre des juifs. On n'en conclut pas qu'il ait légitimé par là les horreurs imputables aux Alliés, parfois aussi délibérément inutiles qu'elle le furent à Hiroshima, alors que l'ennemi demandait la paix. Il est vrai qu'on s'est beaucoup voilé la face devant Hiroshima, mais seulement depuis que les Russes ont eu besoin du malheur de cette ville pour imager une propagande anti-américaine. [^68]:  -- (1). Phrase typique de diplomatie. Des Nobécourt et des Friedländer œuvrant en sens contraire ne manqueraient pas de la verser au dossier d'un Pie XII francophile. Il est clair que le précieux concours du Saint-Père n'était pas plus acquis au gouvernement français qu'à aucun autre : il était acquis à tous, pour rétablir entre tous la justice et la paix. [^69]:  -- (1). C'est exactement la ligne de conduite aujourd'hui condamnée, du reste à contresens, par les amis de M. Léger. [^70]:  -- (1). Celle du président Roosevelt n'en avait pas en davantage. Celui-ci avait adressé aux deux dictateurs le 15 avril, une offre de médiation. Elle avait été fort mal accueillie, bien que le Saint-Siège l'eût appuyée auprès de Mussolini. [^71]:  -- (2). Il est surprenant que MM. Nobécourt et Friedländer ne s'em­parent pas d'une telle phrase, pour en déduire que Pie XII ne cherchait à gagner que les bonnes grâces de l'Axe ! Mais ils aiment encore mieux taire complètement l'intense activité que le pape dé­ploya de toutes parts en faveur de la paix qu'il regardait, pour toutes les nations, comme le premier des biens. [^72]:  -- (1). Message au Congrès eucharistique national d'Alger, 7 mai 1939. [^73]:  -- (1). M. Havas était le père du fondateur de l'agence Havas. [^74]:  -- (1). Toutefois, il serait injuste de ne pas mentionner la *Bataille de France,* l'excellent film de montage de Jean Aurel et Cécil Saint-Laurent, sur la guerre de 39-40. Il y a là une forme de ciné­ma non moins intéressante que la mise en scène, et dont le résultat final est souvent infiniment plus passionnant A cet égard, la *Bataille de France* restera comme une des plus grandes réussites du genre. Aux mêmes auteurs, on doit *De l'amour*, d'inspiration sten­dhalienne et parfaitement amoral. Le film libertin est finalement bien moins scandaleux que l'hypocrite *Bonheur.* [^75]:  -- (1). Ajoutons-y celles de *Gentleman Jim* et *La Femme à abattre*. [^76]:  -- (1). Voir « Instincts et société » (éd. Gonthier). [^77]:  -- (1). Voir notre précédent numéro. [^78]:  -- (2). N° 92 -- Avril 1965. [^79]:  -- (3). Apostolat de la Bonne Presse, Société St Paul. [^80]:  -- (4). Éditions EISE, 46. rue de la Charité, Lyon. [^81]:  -- (1). Les quatre premiers tomes étaient édités par Desclée et Cie. A signaler également : Les dons du Saint-Esprit, par Jean de Saint-Thomas, traduction française (sans le texte latin) de Raïssa Maritain, préface du P. Garrigou-Lagrange, Téqui éditeur.