# 101-03-66 4:101 ## ÉDITORIAUX ### L'appel aux évêques a un an *C'EST au mois de février 1965 il y a maintenant un an que Michel de Saint Pierre et Jean Madiran ont lancé l'appel aux évêques. Il a été confirmé par Jean Ousset en juin 1965. Et réitéré au mois d'octobre par Michel de Saint Pierre dans son livre* « *Sainte colère* »*.* *Malgré les consignes de silence total, totalement suivies par la totalité de la presse catholique soi-disant d'* « *information* »*, l'appel aux évêques développe normalement ses diverses impli­cations. Sur ce sujet, Jean Madiran, Jean Ousset et Michel de Saint Pierre tenaient ensemble, le 18 janvier, une première réunion publique à Marseille. La seconde aura lieu fin avril à Paris. D'autres actions analogues sont en préparation : et d'abord pour informer ceux qui ne le sont point par leurs journaux.* *Pour que tout soit parfaitement clair et notamment à l'in­tention de nos nouveaux lecteurs nous allons rappeler quelles ont été les cinq phases constitutives de l'appel aux évêques. Nous dirons ensuite quelles sont les perspectives prochaines et les perspectives ultérieures.* **1. -- **Michel de Saint Pierre, au début du mois de février 1965, envoyait à chaque évêque de France une adres­se intitulée « A nos évêques et à nos prêtres ». Elle déclarait notamment : I. -- Nous vous demandons de nous entendre. II. -- L'infiltration marxiste, nous nous heurtons à elle, aujourd'hui, à chaque pas de notre vie chrétienne. III. -- Nous assistons chez un nombre croissant de nos prêtres à une baisse de niveau effrayante dans la spiritualité. IV. -- De tous les coins de France nous parviennent des lettres pathétiques de prêtres et de laïcs qui se montrent scandalisés jusqu'aux moelles par les excès d'une certaine pastorale activiste où nous ne reconnais­sons rien de l'enseignement de l'Église. V. -- Nous vous appelons au secours. Sans nous permettre le moindre reproche, nous disons clairement que nos cris d'alarme ne sont pas entendus. Et, parce qu'un nombre chaque jour croissant de catholiques, laïcs et prêtres, sont diffamés, calomniés, persécutés, traqués, frappés d'exclusive et désignés comme « les pires ennemis de l'Église », à l'intérieur de la communauté chrétienne, par ceux qui ont colonisé la plupart des moyens de communication sociale officiellement catholiques (et qui ont frappé de stupeur ou de crainte paralysante ceux de ces moyens de commu­nication qu'ils n'ont pas encore colonisés), Michel de Saint Pierre demandait solennellement aux évêques de France leur protection et leur intervention pour faire cesser cette guerre civile : « Nous, laïcs adultes, nous invoquons pour notre honneur et notre fidélité la protection de la Hiérarchie catholique. » **2. -- **Le 9 février 1965, Jean Madiran, dans une réunion à Paris présidée par Michel de Saint Pierre, rap­pelait les points essentiels de l' « adresse » et, dans la même ligne et la même pensée, lançait à son tour un appel aux évêques de France pour le rétablissement de conditions normales à l'intérieur du catholicisme fran­çais : 5:101 I. -- Respectueux de l'autorité religieuse en tant que telle, c'est d'elle que nous attendons qu'elle fasse cesser la persécution religieuse systématique et permanente qui est organisée contre nous à l'intérieur de l'Église de France. II. -- Il y a une sorte de guerre à l'intérieur de l'Église. Ce n'est pas une guerre que nous faisons, c'est la guerre que l'on nous fait. Ceux qui se veulent nos adversaires en sont réduits là : pour faire triompher ce qu'ils appellent leur « théologie nouvelle », leur « chris­tianisme nouveau » et leur « construction du monde », ils en sont réduits à nous traiter comme des « chiens » et à nous traiter en ennemis. Ils font ainsi la preuve que ce qu'ils sont en train d'édifier de cette manière-là, ce n'est certainement pas une communauté chrétienne. III. -- Le moment où l'on fait la guerre à toute une partie du clergé catholique et du peuple chrétien est aussi le moment où, d'autre part, on entame un dialogue cordial avec divers dirigeants de l'appareil policier du communisme international. Cela n'est pas normal. Cela n'est pas moralement possible. IV. -- Il faut choisir entre les deux « dialogues » : -- le dialogue avec le Parti communiste en tant que tel, le dialogue avec les membres de son Bureau poli­tique et de son Comité central, dialogue qui aboutit à l'unité d'action des communistes et d'une partie des catholiques pour liquider l'autre partie des catholiques et pour collaborer à la « construction du socialisme » ; 6:101 -- le dialogue entre catholiques, pour rétablir l'unité et la charité dans le catholicisme français ; le dialogue entre hommes de bonne volonté, pour établir leur col­laboration sociale sur la base de la loi naturelle. V. -- Au plan œcuménique, le communisme propose son dialogue et son concours aux différentes confessions et communautés ecclésiales chrétiennes, pour les inciter à liquider leurs « intégristes » et pour les entraîner à l'unité d'action avec lui-même dans la « construction du socialisme ». Il faut choisir entre, d'une part, ce dialogue perfide et truqué avec le communisme, et d'autre part le dialogue entre chrétiens séparés pour rétablir l'unité et la charité dans la communauté chrétienne et faire face au péril universel du communisme. Voilà notre appel. Nous l'adressons aux hommes qui sur cette terre ont la charge redoutable, écrasante, de l'autorité dans l'Église. Cet appel, avec pleine et filiale confiance, nous le déposons aux pieds de Marie, Mère de l'Église. **3. -- **Dans une nouvelle réunion à Paris présidée par Michel de Saint Pierre, le 28 avril 1965, Jean Madiran apportait les précisions suivantes : I. -- On nous a dit de toutes parts : « C'est l'heure du laïcat. Le laïcat doit prendre la parole. » Et puis voici que ceux qui avaient formulé d'aussi pressantes invita­tions se mettent à faire la grimace à mesure que prend la parole un laïcat qu'ils n'attendaient pas, qu'ils n'avaient pas prévu, ou qu'ils croyaient avoir liquidé. 7:101 II. -- On voit se manifester peu à peu l'existence d'un laïcat nombreux, résolu, ardent, mais qui n'est pas représenté dans les organisations officielles, dans les congrès officiels, dans les journaux officiels ou officieux les­quels ne sont pas représentatifs des pensées, des aspi­rations, des sentiments réels du peuple chrétien. La plupart des organisations catholiques constituées et des journaux catholiques installés ont été colonisés par une faction minoritaire, sectaire, mais puissante, qui ne rêve que d'une « construction du monde » qui serait plus ou moins la « construction du socialisme » menée en collaboration avec le communisme. III. -- L'apparition d'un laïcat si différent de ce que l'on prévoyait, si contraire aux schémas sociologiques ou pastoraux préfabriqués, si entièrement libre à l'égard des idées à la mode et des soi-disant courants irréver­sibles, cette apparition est fatalement tenue dans un pre­mier temps pour un phénomène incongru ou scandaleux. Et dans ce premier temps, on répond en substance à ce laïcat inattendu : Silence dans les rangs ! IV. -- Nous sommes dans ce premier temps, qui est bien sûr un temps d'épreuves et de souffrances, voire de persécutions, et qui est susceptible de se prolonger plus ou moins. La faction établie dans les organisations et les journaux installés nous calomnie systématiquement, parce qu'elle veut défendre à tout prix son monopole artificiel et sa prépotence arbitraire. Cette faction veut maintenir l'écran permanent qu'elle avait réussi à placer entre la plupart des structures ecclésiastiques et la plus grande partie du peuple chrétien. V. -- Depuis trop d'années, ce sont surtout les turbu­lents, les agités, les révolutionnaires, les subversifs qui se faisaient entendre à peu près seuls et qui prétendaient « représenter » les « aspirations » de la « majorité » du peuple chrétien. On supposait que les silencieux étaient passifs et négligeables. Or les silencieux étaient en géné­ral occupés ailleurs, à des œuvres réelles d'action sociale ou professionnelle, civique ou culturelle, charitable ou apostolique, et ne se souciaient ni de « se faire valoir » dans les journaux ni de « se faire entendre » des grands de ce monde. Mais la situation est trop grave mainte­nant pour qu'ils puissent continuer à rester silencieux et à laisser le monopole de l'audience et des au­diences aux bavards, aux intrigants et aux subversifs. 8:101 Dans les conditions qui sont celles d'aujourd'hui, pour se faire entendre il leur faut se rassembler, s'unir, s'organiser. \*\*\* **4. -- **Au mois de juin 1965, Jean Ousset confirme l'appel aux évêques : I. -- Oui, il s'agit de réclamer un dialogue qui rende droit de cité, d'un bout à l'autre de la communauté chré­tienne, aux catégories entières de prêtres et de fidèles qui sont exclues de la vie sociale et institutionnelle catho­lique sous l'accusation d' « intégrisme », d' « anti-com­munisme », de « dévotion mariale » et autres prétextes analogues. II. -- Tout ce qui a été fait jusqu'ici pour obtenir un minimum de justice à cet égard n'a eu aucun résul­tat. Entre catholiques la situation demeure atroce et les choses vont en s'aggravant. III. -- En ce qui concerne l'aspect proprement catho­lique du drame français, la règle est : « Rien sans l'évêque ». IV. -- « C'est donc moins un appel au dialogue qu'il importe de relancer qu'un appel aux évêques. Appel qu'ont lancé Michel de Saint Pierre et Jean Madiran. Appel qu'à notre tour nous devons lancer avec eux et comme eux. » \*\*\* 9:101 **5. -- **En octobre 1965 paraît le livre de Michel de Saint Pierre : *Sainte colère.* Le chapitre VI est intitulé : « Nouvel appel à nos évêques ». Il reproduit l'appel de février 1965. En le faisant figurer dans un tel livre, Michel de Saint Pierre lui donne cette fois un retentis­sement international. Aux évêques de langue française, le Pape Paul VI déclare le 22 novembre 1965 : « Il faut qu'aucune âme de bonne volonté et fonciè­rement attachée à l'Église ne puisse légitimement se plaindre d'être tenue à l'écart, de n'être pas entendue, comprise et aimée par ses pasteurs. » L'appel aux évêques n'exprime pas des sentiments isolés : il traduit l'émotion, la souffrance, la résolution et l'espérance des catégories de catholiques, laïcs et prêtres, qui sont victimes d'une exclusive permanente dans l'Église de France. **Mais où est la réponse ?** Un an après, il est possible de faire un premier bilan de l'appel aux évêques. Le point le plus spectaculaire de ce bilan est assuré­ment celui-ci : aucun journal catholique n'a dit un seul mot du contenu ou seulement de l'existence d'un tel appel : ni au plan du commentaire, ni au plan de l'analyse, ni même au plan de la pure et simple information. Ce silence artificiel et concerté prend place dans le cadre des consignes qui ont été données contre le livre de Michel de Saint Pierre, *Sainte colère*. Il n'est pas possible encore de savoir exactement d'où viennent ces consignes : mais chacun peut constater qu'elles sont généralement obéies. A mi-voix, certains de ceux qui y ont obtempéré de plus ou moins bon gré laissent enten­dre que ces consignes de silence sont d'origine épisco­pale. On ne peut croire une telle énormité ; on ne peut croire que de tels moyens seraient mis en œuvre, et de manière clandestine. Il s'agirait alors, en effet, d'une sorte de condamnation qui non seulement ne publierait pas ses motifs, (comme on l'a tant reproché à l'*Index*) mais qui, en outre, NE PROMULGUERAIT MÊME PAS SES DÉCI­SIONS OCCULTES, et se cacherait dans l'ombre : 10:101 procédé de gouvernement qui est celui des sociétés secrètes et que l'Église a toujours radicalement réprouvé en tant que tel. Mais si l'on ne peut croire que la mise en œuvre d'un tel système occulte soit véritablement d'origine épis­copale, il faut toutefois constater que l'on a réussi à le faire croire, notamment dans les milieux de presse, où des journalistes visiblement de bonne foi assurent ne pouvoir parler de *Sainte colère* dans leurs publications, parce qu'ils ne veulent pas en cela « déplaire » ou « désobéir » à « l'épiscopat ». Que des manigances secrètes soient parvenues à créer un tel état d'esprit et à répandre une telle crainte, voilà qui en dit long sur le fonctionnement d'un MAGISTÈRE PARALLÈLE, ET CLANDES­TIN, à l'intérieur du catholicisme français. De toutes façons, et malgré toutes les complicités organisées dont ils disposent dans la presse catholique, les auteurs de ces manigances occultes ont perdu la face et l'ont fait perdre à ceux qui les suivent. En effet, lorsque parut le livre *Les Nouveaux prêtres,* à l'automne 1964, ils avaient crié en chœur que c'était exagéré et caricatural, que c'était du roman. A l'automne suivant, *Sainte colère* apporte les preuves, les faits, les textes, les dates. Où est donc passée la conscience de tous ceux qui affirmaient en conscience que ce n'était pas vrai ? Devant les preuves, maintenant publiques, ils se taisent : les mêmes. Sans se croire tenus de revenir sur leur juge­ment téméraire. Ils font et ils fabriquent le silence. Qu'est-ce donc que ce machiavélisme cynique introduit au sein de la communauté chrétienne et à la tête de ses journaux ? Ce silence organisé et dirigé contre le dernier livre de Michel de Saint Pierre englobe et commande le silence sur l'appel aux évêques. Il ne faut pas qu'on sache. Tant pis pour tout ce que l'on raconte noblement d'autre part sur l' « objectivité », la « loyauté », les « devoirs » de l' « information » : la pratique du MENSONGE PAR OMIS­SION est tenue pour un devoir supérieur, et prioritaire. \*\*\* 11:101 L'autre silence est celui des évêques. Mais c'est bien un silence autre : d'une autre nature. Les évêques ont été saisis d'un appel qui s'est adressé à eux en invoquant la phrase de l'Écriture : « Lequel d'entre vous, si son fils demande du pain, lui donnera une pierre ? » Ils sont absolument maîtres de leur réponse. Nous ne sommes pas juges du contenu de leur réponse ou du fait qu'ils ne répondent pas. Nous l'avons précisé dès le début, en déclarant sans équivoque possible : *Cet appel aux évê­ques de France, il ne dépend aucunement de nous de déterminer quel accueil lui sera fait ni quelles suites pratiques lui seront données. L'autorité légitime est maî­tresse et responsable de ses décisions comme de ses abs­tentions. Mais cet appel, il dépendait de nous de le pro­noncer, en tout respect, en toute netteté, en toute solen­nité.* Les plus impatients parmi nos amis nous disent main­tenant : -- Vous voyez bien qu'il n'en est rien sorti. Cela n'a servi à rien. Rien n'a bougé. Pas un mot de réponse des évêques français. Vous avez eu tort de vous adresser à eux : ils ne vous aiment pas et ils ne veulent pas vous entendre. Nous comprenons très bien les sentiments des amis qui nous parlent ainsi. Mais nous leur répondons : -- Nous ne nous sommes pas adressés aux personnes privées ni aux cœurs charnels des évêques de France. Bien sûr, s'ils avaient pour nous une prédilection senti­mentale, ils n'auraient pas attendu notre appel, et n'en auraient pas eu besoin, pour nous la manifester par des actes de protection, de bienveillance, de compréhension, d'amitié. Et s'ils n'ont pas cette prédilection, ce n'est pas notre appel qui va la susciter, et ce n'est pas son but. Nous ne nous sommes pas adressés à leur sympathie naturelle, mais à leur vocation, à leur fonction, à leur autorité, à leur personne surnaturelles. 12:101 Et cet appel est en même temps un témoignage : il est permanent. Il subsistera aussi longtemps que se prolongera la situation qui l'a provoqué. \*\*\* De bonnes paroles nous eussent sans doute été senti­mentalement agréables. Mais nous avons depuis assez longtemps l'habitude de devoir nous en passer en toutes circonstances pour pouvoir nous en passer aussi en cette circonstance-là sans en faire un drame. Et ce n'est pas du tout la question : nous sommes dans une situation où de simples bonnes paroles ne pourraient plus rien. La question est que trop de prêtres et trop de laïcs, dans l'Église de France, sont « ÉTRANGLÉS ENTRE DEUX COURANTS D'AIR, DANS UN CORRIDOR NOIR, PAR UN FANTÔME INCONNU », selon une expression fameuse ([^1]). On est étranglé de plus en plus, mais ce sera de moins en moins par un fantôme inconnu, dans un corridor noir, entre deux courants d'air. *Nous invitons les étranglés à se grouper pour démasquer les manigances occultes et à s'unir pour se défendre par tous les moyens légitimes.* L'un de ces moyens légitimes, le plus légitime peut-être, est d'élever vers nos évêques un appel filial, clair, public et permanent, et d'organiser un rassemblement paci­fique et résolu dans la ligne de cet appel. Au poids des faits, au poids des raisons, nous travaillerons désormais à ajouter le poids du nombre, le poids de l'union, le poids de la parole publique, le poids de l'action civique mé­thodique. L'appel aux évêques n'est pas un épisode anecdotique et passager. Il ne se laissera pas « étrangler entre deux courants d'air, dans un corridor noir, par un fantôme inconnu ». L'adhésion de Jean Ousset, directeur de l'Office international des œuvres de formation civique et d'action doctrinale selon le droit naturel et chrétien, lui apporte le puissant concours d'un éventail d'organisations à vocations diverses qui, sans interrompre les travaux et les fonctions propres à chacune, viennent participer en outre à ce pacifique combat. 13:101 C'est même l'occasion, pour beaucoup de catholiques, d'apprendre à mieux se connaître, à se rencontrer, à coordonner les conditions et les moyens complémentaires d'une vaste action commune. De ce chapitre-là, nous ne sommes encore qu'à la première page. -- Comment ! dira-t-on. Seulement la première ! Après un an ? -- Oui, après un an. Le temps n'épargne rien de ce qu'on fait sans lui. Quelque chose vient à peine de com­mencer. \*\*\* Le 18 janvier dernier, Jean Madiran, Jean Ousset et Michel de Saint Pierre ont exposé à Marseille, devant un public nombreux, ardent, intensément attentif, les raisons et la portée de l'appel aux évêques ; du choix entre le faux dialogue et le dialogue vrai. A Paris, le mercredi 27 avril, ils tiendront tous trois une importante réunion à la Mutualité sur le même sujet. Entre temps, du 1^er^ au 3 avril, se déroulera le Congrès de Lausanne : « Laïcs dans la cité ». Le texte de l'appel aux évêques circule et circulera, charte de rassemblement et d'action. Une fois de plus, la conspiration du silence sera vaincue. Les choses iraient probablement plus vite s'il y avait des journaux, au moins d' « information » réelle et objec­tive. Mais il n'est pas certain qu'en allant plus vite elles iraient aussi sûrement. Et il est bon de prouver dans les faits que tout le monde n'est pas définitivement esclave des conformismes, des fausses prudences et des fausses audaces d'une presse indifférente (ou hostile) aux mou­vements profonds de l'âme française et du peuple chré­tien, une presse dont le niveau n'a, jamais dans l'his­toire, été aussi bas. 14:101 ### Intégrer l'intégrisme ? Après avoir été le chroniqueur du Concile, où il était simultanément un « expert » fort actif, le P. Congar en a établi un « bilan » qui se termine par ces vues d'avenir ([^2]) : « L'unité et la cohésion des catholiques ! Elle ne sera pas entièrement obtenue, du moins en France, tant qu'on n'aura pas intégré l'intégrisme. Tâche difficile si, com­me nous le croyons, l'intégrisme français a toujours un fond d'attitude politique, et donc relevant, par principe, du secteur des options libres. Dans la mesure, cependant, où ses partisans sont animés par des intentions religieu­ses, dans la mesure grande souvent où ils mettent au-dessus de tout la Parole de Dieu et l'amour de Jésus-Christ, la difficulté doit être surmontée. L'expérience montre que c'est possible, « On a souvent dit qu'il faudrait un dialogue et une sorte d'œcuménisme à l'intérieur du peuple catholique. Nous en sommes d'accord et, pour autant qu'un pauvre homme accablé puisse en trouver le temps et les forces, nous sommes disposé, pour notre part, à nous y donner. Cela nous paraît une des tâches nécessaires de l'après-Concile. » Intégrer l'intégrisme ? Nous demandons : intégrer QUOI À QUOI ? Il faudrait d'abord savoir *ce qu'est* l'intégrisme ; il fau­drait aussi savoir à quoi on entend maintenant l' « inté­grer », après s'être tant efforcé de l'exclure et de le désin­tégrer. \*\*\* 15:101 Les qualifications d'intégrisme et d'intégriste sont celles dont usent et abusent les amis du P. Congar pour disqua­lifier ceux qui ne pensent pas comme eux. A l'origine, sous le pontificat de saint Pie X, « intégriste » est un sobriquet caricatural et polémique forgé par les modernistes contre ceux qui se dénommaient eux-mêmes « catholiques inté­graux ». En 1914, au Conclave qui élut Benoît XV, « inté­griste » est employé par plusieurs Cardinaux pour dénigrer ceux qui veulent que soit maintenue la ligne de saint Pie X ([^3]). Le terme d' « intégriste » est lancé dans le grand public en 1928 par un auteur qui entendait désigner et flétrir ainsi les catholiques fidèles à l'enseignement de ce saint Pape ([^4]). Par la suite, « intégriste » n'a été le plus souvent rien d'autre qu'une « étiquette injurieuse », comme l'a reconnu le P. Rouquette ([^5]). En dehors de quoi, il n'existe à notre connaissance au­cune définition de l'intégrisme qui soit communément reçue. Les deux seules qui soient épiscopales ne concordent pas entre elles : celle qui est contenue dans la lettre du Cardinal Suhard *Essor ou déclin de l'Église* ([^6]), celle qui est formulée par le Rapport doctrinal présenté le 30 avril 1957 à l'Assemblée plénière de l'Épiscopat français ([^7]). Et les auteurs qui ont le plus récemment parlé de l' « intégrisme », de Daniel-Rops au P. Thomas Suavet, en parlent d'une manière qui ne correspond ni à l'une ni à l'autre de ces deux définitions épiscopales ([^8]). 16:101 Le P. Congar en a traité lui aussi, dans l'appendice III de son ouvrage *Vraie et fausse réforme dans l'Église* ([^9]). Il se sépare explicitement, sur ce point, de la lettre du Car­dinal Suhard de 1947, et il pousse son analyse ailleurs que dans la direction qui sera celle du Rapport doctrinal de 1957. Dans l'état actuel de la question, il n'existe donc aucun accord, sur la nature de l' « intégrisme », entre ceux qui en parlent. Chacun croit savoir très précisément ce que c'est mais toutes les opinions divergent. \*\*\* Il est en tout cas incontestable que la qualification « inté­griste » est : 1° *une étiquette donnée, à tort ou à raison,* 2° *à des gens qui n'en veulent point,* 3° *par leurs adversaires, dans l'intention déclarée de les combattre ou de les disqualifier.* Si bien que l'on pourrait répondre au P. Congar : -- Si vous n'avez pas (ou plus) l'intention de combattre les « intégristes », daignez commencer par ne plus les désigner ainsi. Renoncez à l'usage de cette étiquette qu'ils jugent, comme de son côté le P. Rouquette, une « étiquette injurieuse » une étiquette arbitraire ; une étiquette de combat. Il n'a jamais existé d'école théologique, philosophique, intellectuelle, de mouvement, de courant d'idées, de publi­cation, de groupe humain d'aucune sorte, qui se soit pré­senté lui-même comme « intégriste » ou qui se soit réclamé de l' « intégrisme ». On peut citer quelques exceptions apparentes. Elles ne sont en définitive qu'une boutade une manière de *répondre* à l'arbitraire qui impose cette étiquette à des gens qui ne l'ont ni choisie ni acceptée. A la fin de sa vie, le général Weygand disait : « Si j'étais en âge de me faire refaire des cartes de visite, je mettrais simplement : Weygand, inté­griste » ([^10]). Le général Weygand n'a point pour autant fondé un parti intégriste, un club intégriste, un mouvement intégriste, ni formulé une théorie ou une apologie de l' « in­tégrisme ». C'était de sa part une boutade et peut-être un défi. 17:101 Au sens le plus large, l' « intégrisme » désigne la moitié du catholicisme, sa moitié « droite » : c'est ainsi que l'en­tend le P. Congar lui-même dans son appendice cité sur « Mentalité de droite et intégrisme en France ». Si l'on reconnaît aujourd'hui que la moitié des catholiques sont « à intégrer », cela fait beaucoup de monde ; c'est avouer implicitement l'existence d'une situation radicalement anormale ; et cela soulève toute sorte de questions qui sont habituellement abordées dans cette revue, mais que le P. Congar et ses amis ont coutume de passer sous silence. \*\*\* A quoi veut-on « intégrer l'intégrisme » ? A l'Église ? A la communauté catholique ? On l'en avait donc chassé, ou plus ou moins exclu ? Ou bien veut-on l' « intégrer » à un certain mouvement qui est *dans* l'Église mais qui *n'est pas* l'Église ? Par son autorité morale dans de nombreuses sphères du catholicisme, le P. Congar peut très facilement (et sans avoir à y dépenser beaucoup de forces ni de temps) inviter ou faire inviter des « intégristes » en beaucoup de lieux, de rencontres, de colloques, de congrès. Il doit bien se douter qu'au point où en sont venues les choses, il faudra des actes concrets, non équivoques, et importants : les simples décla­rations d'intentions, même pleines de bonne volonté, ne suffisent plus. Il faudra aussi savoir si le mot d'ordre publiquement lancé contre les « intégristes » par le P. Liégé va enfin recevoir les explications, voire les rétractations publiques qu'il appelle. « Les intégristes sont les pires ennemis de l'Église, plus dangereux que les communistes » ([^11]) : 18:101 pendant des années, nous n'avons pu obtenir ni du P. Liégé, ni de per­sonne, et pas même du P. Congar, que la moindre répara­tion ou annulation soit formulée au sujet de cette publique déclaration de guerre. Les « intégristes » sont-ils toujours les « pires ennemis » ? Ou ne le sont-ils plus ? Est-ce en tant que pires ennemis, ou quoique pires ennemis, qu'on peut maintenant les intégrer ? Tout cela n'est pas très clair. \*\*\* Le P. Congar lui-même a récemment traité de chiens toute une catégorie de catholiques qui semble bien coïn­cider avec l'idée qu'il se fait de la catégorie « intégriste » ([^12]). Ce sont bien les « intégristes » (ou alors qui est-ce ?) qu'il a traités de « conservateurs furieux » qui « voient dans l'aggiornamento liturgique la fin du privilège de ceux qui avaient fait du latin » ; il les accusait d'être « contre le mouvement quel qu'il soit », ce qui est beaucoup ; et d'être « contre les prêtres-ouvriers et les congés payés », ce qui est une bien jolie formule, une vraie trouvaille, expression d'un génie incisivement inventif. Est-ce sur des bases sem­blables que le P. Congar escompte nouer une conversation ? Est-ce à la réitération d'invectives aussi peu mesurées qu'il veut trouver le temps et les forces de se consacrer ? Ou bien faut-il comprendre qu'il continue effectivement à tenir les « intégristes » pour les chiens et les misérables qu'il a dit, mais qu'il aura désormais la grande indulgence de fer­mer les yeux sur leur incurable indignité ? Il serait en tout cas souhaitable que le P. Congar opérât une clarification publique du sens et de la portée des termes qu'il emploie. \*\*\* 19:101 La revue *Itinéraires* peut en parler en toute sérénité elle n'a jamais été, à sa connaissance, publiquement mal­traitée par le P. Congar. Au contraire. Il a, d'une manière chevaleresque, et dans les *Informations catholiques inter­nationales*, pris ouvertement notre défense et celle de Jean Ousset dans l'affaire du faux qui avait été fabriqué contre nous et distribué aux évêques ([^13]). Nous n'oublions pas ce procédé courtois et généreux de sa part ; nous l'oublions d'autant moins qu'il a eu fort peu d'imitateurs. Et nous supposons que c'est une intention semblablement généreuse et chevaleresque qui pousse le P. Congar à vouloir mainte­nant « intégrer l'intégrisme ». Ce n'est donc point par hos­tilité à sa personne ou à sa démarche, mais par besoin d'une indispensable clarté, que nous demandons : *quel* inté­grisme ? l'intégrer *à quoi *? et *comment ?* \*\*\* Le *comment* est une interrogation sur l'éventualité d'une « intégration » qui serait celle d'individus simultanément jugés comme les a jugés le P. Congar et réputés tels. Nous n'invoquons pas ici le fameux « respect des per­sonnes » que l'on nous prêche si abondamment, mais tou­jours à sens unique. Que nos personnes soient méprisées par les puissants du jour et les grands de ce monde (y compris plusieurs du monde ecclésiastique), l'Écriture nous l'a promis, et annoncé comme une béatitude. La chose n'est pas terrible pour ceux qui sont méprisés : elle est ter­rible pour ceux qui méprisent. Paradoxe ? Peut-être, mais paradoxe évangélique : et nous y croyons. Ce que nous invoquons, c'est le *respect des pensées,* qui ne consiste nullement à en faire l'éloge, ni à s'abstenir de les réfuter, fût-ce avec une vigueur éventuellement bous­culante. Respecter une pensée, cela veut dire respecter son être exact, même et surtout si on la prend à partie ; cela veut dire NE PAS LA MAQUILLER. Prétendre ou insinuer que ceux qui ont critiqué la première expérience des prêtres-ouvriers (et qui n'éprouvent aucun enthousiasme, il s'en faut de beaucoup, devant le recommencement de cette expérience dans les conditions actuelles) sont « contre les congés payés » ; prétendre que ceux qui sont attachés au latin liturgique ont seulement en vue de maintenir « le privilège de ceux qui avaient fait du latin » ; 20:101 prétendre que ceux qui ne s'étaient point enrôlés dans la fameuse « révolution d'octobre dans l'Église », annoncée par les *Informations catholiques internationales*, sont en réalité « contre le mouvement quel qu'il soit » ; et leur appliquer charitablement à tous la maxime : « il faut laisser les mâ­tins aboyer à la lune », -- non, cela n'est pas conforme au minimum de respect de la vérité qui est indispensable à des relations humaines pacifiques. \*\*\* Il faut enfin signaler qu'il ne sera pas commode d' « in­tégrer les intégristes » à quoi que ce soit où figurerait, fût-ce à titre de simple figuration annexe, M. René Lauren­tin. Celui-ci, dans son article du *Figaro* paru le jour de l'Ascension 1965, couvrait d'injures, d'accusations menson­gères et de délations calomnieuses « le groupe (catholique) français qui joue le rôle pilote », « un groupe restreint mais agissant », « un groupe qui refuse par principe le Concile » ([^14]). Depuis lors, personne n'a encore pu obtenir de M. Laurentin qu'il rétracte ses accusations ou qu'il s'en explique, devant le même public et à la même place, à la première page du *Figaro*. Et là, nous ne cachons pas que nous nous sentons personnellement « concernés » et que nous sommes résolument « engagés ». Nous demandons que M. Laurentin déclare au moins que ses accusations ne vi­saient ni *Itinéraires*, ni nos amis Jean Ousset et Michel de Saint Pierre, ou alors qu'il produise ses preuves. M. Lau­rentin n'a pas bougé, il n'a donné ni preuves, ni explica­tions, ni rétractations. Nous serons patients : mais nous ne laisserons pas notre droit se prescrire, et nous réitére­rons, nos réclamations en chaque occasion. Nous rappel­lerons également, aussi longtemps qu'il le faudra, que des relations sociales pacifiques sont incompatibles avec les procédés de M. Laurentin -- et inversement. 21:101 ### "Venir" et "arriver" Si l'on demande au peuple chrétien, et même au peuple incroyant, quelle grave différence de signification peut bien exister entre *venir* et *arriver*, il n'en trouvera au­cune. Le P. Rouquette, qui est un savant, estime « que ton règne vienne » une « traduction plus exacte » (sic) qu' « arrive », tout en avouant que ce « n'est pas heureux phonétiquement » ([^15]). Mais il ne dit pas en quoi « arrive » serait moins exact que « vienne ». Inutile de le lui deman­der : le P. Rouquette est de ces savants qui prononcent des oracles mais ne répondent pas aux questions. \*\*\* On aimerait pourtant connaître les raisons impératives qui ont amené à introduire, dans le texte du Pater à réciter à haute voix, une formule qui, plus encore que « phonéti­quement malheureuse », est IMPRONONÇABLE. Le Centre national de pastorale liturgique donne deux motifs ([^16]) : 1° Le premier est une pétition de principe, pour ne pas dire une plaisanterie : « Le mot venir est le terme constant de la Bible... » La Bible n'étant point écrite en français, le mot « venir » n'y est point constant, mais inconnu. Il s'agit précisément de savoir si le mot constant de la Bible ne doit jamais être traduit par « arriver » et ne peut être rendu que par une formule imprononçable en français. 22:101 2° Le second : venir est « préférable au verbe arriver qui désigne souvent un événement impersonnel et occasionnel souvent inattendu ». Souvent (*bis*) : mais aussi sou­vent le contraire. Et aussi souvent « venir » qu' « arriver ». La cigale ayant chanté tout l'été se trouva fort dépourvue quand la bise fut *venue* c'est un événement impersonnel. Et quand Bossuet écrit « La Cour est en grande attente de ce qui arrivera », il montre qu'arriver n'implique pas l'inattendu. De même quand nous disons : « Cela arrive tous les jours ». Ainsi donc, au chapitre des motifs, on nous raconte n'importe quoi et on se moque de nous. \*\*\* LITTRÉ définit « arriver » par « venir » et il définit « venir » par « arriver ». La seule nuance est qu'arriver « exprime seulement la venue à un point quelconque », tandis que venir signifie « arriver à l'endroit où est la per­sonne qui parle ». D'où il ressort que l'on peut sans « inexactitude » au­cune, n'en déplaise au P. Rouquette, employer arriver dans tous les cas où l'on emploie venir (l'inverse n'étant pas vrai). Quant au sens de *venir* « marquant une insertion dans la réalité à un certain point du temps », ROBERT le définit purement et simplement par arriver. \*\*\* La grave différence de signification entre « arriver » et « venir » échappe aussi bien à ROBERT qu'à LITTRÉ. Cette introuvable différence a pourtant paru assez lourde de con­séquences pour justifier et imposer une formule impro­nonçable. Or ceux-là même qui voient tant de différence entre arriver et venir persistent à n'en voir aucune, même après les remontrances publiques d'Étienne Gilson, entre « *con­substantiel* » et « *de même nature* ». Pour autant que nous sachions, cela s'appelle filtrer le moucheron et laisser passer le chameau. 23:101 ## CHRONIQUES 24:101 ### Étude théologique et vie d'oraison par R.-Th. CALMEL, o.p. PAS UNE SECONDE nous ne pouvons douter que le Seigneur ne nous demande de persévérer dans la résistance au néo-modernisme. Il nous dit par le ministère de son Apôtre : « Gardez le dépôt qui vous a été confié... fuyant toute doctrine contraire qui porte faussement le nom de science. » Un christianisme revu et corrigé -- une foi recti­fiée ([^17]), écrivait le Père Teilhard -- un pseudo-christia­nisme en un mot s'insinue, dans tous les domaines, dans la prédication et la liturgie, les œuvres de miséricorde et l'apostolat, l'état religieux et la vie de mariage ; par gauchissements progressifs et calculés, en changeant ici un mot, là un geste et une attitude ; en jetant ici le doute sur un précepte, et proposant ailleurs une interpréta­tion plus « compréhensive » d'un dogme ou d'un ana­thématisme, on arrive peu à peu à transformer le conte­nu de la foi, à modifier complètement les mœurs. \*\*\* 25:101 De même au sujet de la célébration liturgique. Dans telle paroisse, dans telle communauté religieuse on in­troduit un jour après l'autre certains usages très inatten­dus ; aucun, pris en lui-même, n'est strictement passible d'une interdiction ; à la rigueur il est acceptable. Mais l'addition progressive et savamment orientée de ces nouveaux usages, leur convergence rigoureuse, arrivent infailliblement au terme fixé d'avance et jamais avoué en clair : mettre au premier rang de la liturgie l'humain et le communautaire ; rejeter dans l'ombre (sinon exclure) le divin transcendant. \*\*\* La résistance s'impose comme s'impose la persévé­rance dans la foi. « Qui rougira de moi devant les hommes je rougirai de lui devant mon Père. -- Dans le monde vous aurez des persécutions, mais confiance, j'ai vaincu le monde. » Il n'est pas question de désarmer. L'un des effets de la résistance est de nous mettre à part ; qui résistera sera tourné en dérision, relégué dans un coin, et connaîtra plus ou moins vite l'envahissement de la solitude. Cela n'a pas une telle importance, ce qui importe par-dessus tout c'est d'être trouvé fidèle : *ut fide­lis inveniar*. (I Cor. IV, 2 ; VII, 25.) Or en même temps qu'il nous appelle à rendre témoi­gnage à la vérité le Seigneur nous demande, et en quel­que sorte nous supplie, de grandir en amour et en orai­son. Car il est bien évident que le Seigneur veut se don­ner à notre âme toujours plus, la vie qu'il nous à communiquée, cette vie surnaturelle et théologale ne doit pas s'alanguir mais croître sans cesse et fructifier ; il nous a choisis -- *non vos me elegistis sed ego elegi vos* -- afin que nous portions du fruit et que ce fruit demeure. Eh bien ! cet accueil toujours plus pur du Seigneur qui se donne importe encore plus que la résistance aux manœuvres du progressisme ; il ne doit pas se séparer de cette résistance, mais la dominer, la pénétrer de douceur, la maintenir dans la paix. 26:101 L'esprit de lutte ne sera pas énervé, l'ardeur ne sera pas émoussée, l'opposition restera farouche mais ce n'est plus dans une atmosphère étouffante que nous poursui­vrons le combat ; la douce paix des athlètes de la foi deviendra notre partage. \*\*\* C'est la présentation nette et franche de la vérité intégrale dont le monde a besoin ; les ersatz ne lui font aucun bien et même le conduisent à la mort ; ces ersatz habilement emballés que de faux prophètes illusionnés lui expédient sans fin par les voies d'accès les plus im­prévisibles. Les faux prophètes illusionnés -- je ne parle pas ici des suppôts de Satan -- ne comprennent pas qu'on n'est d'aucun secours aux âmes, et même qu'on les enfonce un peu plus dans les ténèbres et la torpeur, en leur présentant par exemple la mission de l'Église comme n'étant pas essentiellement et d'abord d'ordre surnaturel. Or il n'est plus rare hélas ! que l'on parle de l'Église comme si elle avait pour but d'abolir la *peste,* la *famine* et la *guerre *; ou bien comme si elle était des­tinée à satisfaire un peu moins mal que d'autres forma­tions religieuses certaines aspirations vagues et indéfi­nissables de notre cœur charnel. On n'est d'aucun secours aux âmes, on aide tout juste la dissolution inté­rieure, en concédant par exemple que la théologie thomiste est décidément périmée ou que les enseigne­ments sociaux des Papes sont étrangers à la conjoncture historique et sans aucun élan. De même on conduit tout droit les âmes à la mort spirituelle et peut-être à l'impénitence finale en les détournant sous mille pré­textes apostoliques ou humanistes de la prière intérieure, de la contemplation, du sacrement de pénitence ; où bien en essayant de démontrer que la pratique de conseils évangéliques relève de la pathologie et provoque le dé­traquement. Pour sûr les tenants et les défenseurs de la doctrine constante des théologiens et des spirituels ne sont pas à l'abri de toute imperfection et de tout défaut. 27:101 Il serait relativement facile de faire ressortir les insuf­fisances des docteurs ou des écrivains qui depuis un demi-siècle se sont efforcés de ramener les chrétiens aux sources jaillissantes de saint Thomas d'Aquin et de saint Jean de la Croix. Mais enfin il y a mieux à faire que les caricaturer. Et surtout il est atroce de vouloir discréditer et ruiner les thèses les plus sûres de la théologie, les pra­tiques les plus saintes de la vie spirituelle, en détournant l'attention sur les insuffisances des théologiens ou des auteurs mystiques les plus enracinés dans la tradition véritable. Agir de la sorte c'est travailler au mal des âmes, c'est favoriser cette « mentalité » démoniaque du monde moderne qui est faite pour détruire les âmes. Aussi bien, et quoi que racontent les spécialistes du dénigrement scientifique, notre propos est de ne pas flé­chir dans l'étude et la défense de la doctrine chrétienne et des grands docteurs chrétiens -- en particulier saint Thomas d'Aquin et saint Jean de la Croix. Nous savons trop que le monde ne peut être sauvé en dehors de la vérité révélée et de son explication par la théologie de l'Église ; car l'Église est théologienne comme elle est mystique. -- De plus le monde ne peut être sauvé en dehors d'un témoignage de force et de douceur. Si nous manquons de courage, si nous manquons de bonté (cette vraie bonté qui implique vigueur et fermeté) les âmes qui étaient en de bonnes dispositions rencontreront un obstacle supplémentaire à se convertir ; elles n'ont pas besoin de cela. \*\*\* Douceur et force... Or il est évident que ces vertus indispensables et complémentaires ne risquent pas d'aller bien loin au dedans de nous ni de purifier nos passions jusqu'à la racine si la grâce ne s'est pas empa­rée profondément de notre cœur. *Si le Fils de l'homme vous délivre, alors seulement vous serez libres...* 28:101 Mais que pouvons-nous faire, incapables et blessés comme nous le sommes, pour que la grâce descende aux profondeurs les plus retirées, les plus reculées de nos pas­sions, de notre esprit, de nos puissances créatrices, éta­blissant son empire serein et lumineux sur notre univers intérieur et toute notre personne ? Qu'est-ce qui est en notre pouvoir ? *Qui de vous, nous dit le Seigneur, à force d'y penser peut ajouter une coudée à sa taille ?* Cependant, avec la grâce de Dieu l'âme deviendra capable de se disposer à une effusion de grâce toujours plus grande de sorte que l'emprise du Seigneur devienne habituelle. *Adveniat regnum tuum.* Mais enfin c'est par l'initiative toute gratuite d'une première grâce que l'âme se dispose à une grâce plus abondante ; car, dans l'ordre du bien c'est toujours Dieu qui commence (et qui sou­tient et préserve, qui parachève et couronne) ; tandis que dans l'ordre du mal tout commence par nous. Ainsi nous pouvons et devons nous disposer à la venue du Seigneur et à son règne souverain et plénier sur tout notre être. En cette question cruciale de la vie spirituelle, une fille de saint Jean de la Croix, Thérèse de l'Enfant-Jésus, peut nous être d'un grand secours. Elle a un don spécial pour faire comprendre à l'âme de bonne volonté qu'elle est très petite et cependant très grande ; destinée à pénétrer dans l'intimité divine mais à la condition de devenir semblable à un petit enfant. *Nisi efficiamini sicut parvuli* Dès lors nous devons être à l'égard de nous-même inflexibles et cléments ; consen­tir à nous trouver faibles et sans force, ne pas nous déses­pérer d'en faire l'expérience mais être décidés à recom­mencer toujours ; être assez petits, assez confiants pour ne pas nous lasser de l'effort (et surtout pour ne pas nous haïr). Le Seigneur ne nous a-t-il pas averti ? « Frap­pez et l'on vous ouvrira... si l'ami importun qui arrive au milieu de la nuit persévère à frapper, je vous déclare que son ami finira par se lever et par ouvrir. *Si perseve­raverit pulsans...* » Je me permets de transcrire à ce sujet une note ancienne de Thibon qui est dans le droit fil de l'Évangile et de la voie d'enfance. « Faire effort sans compter sur soi ; unir la volonté à l'abandon ; faire de la volonté elle-même non un instrument d'affirmation de soi mais une barrière qui protège le silence inté­rieur de l'âme et sa défaillance continuelle en Dieu. » 29:101 Je commenterais volontiers : Faire effort en comptant uniquement sur la grâce de Dieu et jamais sur les forces que nous imaginons avoir acquises et posséder. Appuyé sans *aucun appui je vais me consumant d'amour.* Unir la volonté ferme de nous corriger à un abandon très humble qui nous permette de ne pas nous découra­ger de nos chutes mais de nous relever aussitôt, recou­rir aux sacrements et continuer la marche. Travail­lons enfin à nous mortifier, redresser, purifier non pour une réussite orgueilleuse mais pour préserver notre âme d'être troublée, dissipée, détournée de Dieu ; pour lui faciliter cette conversation d'amour où il n'est plus question de nous mais de Dieu seul. *Je me tins coi et m'oubliai* *Penchant sur mon ami ma face* *Tout cessa, je m'abandonnai* *Remettant mes soins à sa grâce...* Comment ne pas désirer ce progrès de l'âme ? Com­ment ne pas voir que Dieu est douloureusement blessé et que le prochain ne rencontre plus l'aide qu'il atten­dait sans le savoir, lorsque les âmes que Dieu appelait à grandir dans son amour, auxquelles il voulait se donner davantage, s'écartent, se détournent, passent à autre chose ? Certes le dégoût est immense pour le monde lors­que la vérité chrétienne est falsifiée et que l'on prêche un Évangile truqué. Mais le dégât, quoique moins visible, est aussi très grand lorsque des âmes qui avaient com­pris l'invitation divine n'en font point de cas, refusent ou ne répondent qu'à moitié. Et lorsque ceux qui avaient mission et charge d'apporter au monde les vérités du salut sont tièdes et réticents dans leur réponse à l'amour divin il y a grand danger que la doctrine de la foi soit mal proposée ; ou bien elle sera gauchie en elle-même ; ou bien l'attitude personnelle du messager fera écran, dressera une barrière. Plus nous avons conscience du péril effroyable qui menace le monde par suite de l'an­nonce d'un faux Évangile et plus nous devons en même temps nous appliquer à la réflexion doctrinale et désirer grandir dans l'union avec Dieu. \*\*\* 30:101 Le Seigneur ne peut se donner à une âme s'il ne la trouve désoccupée de soi, vide et accueillante. Par rap­port au don qu'il veut faire il n'importe pas, en défini­tive, que l'on soit pécheur ou juste ; il importe seulement d'être détaché, ouvert et vraiment de bonne volonté. Le Seigneur peut atteindre une âme à partir du péché et de la blessure qu'il a faite, à la condition toutefois que l'â­me ne colle pas à ce péché mais y trouve l'occasion d'une véritable pauvreté intérieure. De même, et plus encore, le Seigneur peut atteindre une âme dans ses bon­nes œuvres elles-mêmes ; il le veut instamment ; mais il faut que l'âme ne soit pas entravée par ses œuvres, suffi­sante en soi-même et satisfaite ; surtout quand il s'agit de cette œuvre bonne entre toutes qui est la prédication et la défense de la vérité divine, il importe que l'âme en soit pauvre et détachée pour que le Seigneur puisse la visiter et l'unir à lui ; et il ne désire rien autant que cela. \*\*\* Cette doctrine prêterait-elle à l'illusion ? Disons plu­tôt que la nature est incroyablement rusée pour repaître ses illusions avec la doctrine spirituelle la plus simple et la plus vraie. Il est possible que tel pécheur qui défend avec une vigilance diabolique le trésor maudit de ses péchés tire de l'enseignement sur la miséricorde de Dieu qui est infiniment libre, infiniment gratuite, une leçon d'accommodement pour ses inclinations coupables. Cela n'enlève rien de sa vérité à la Révélation évangélique ; il demeure toujours vrai que Dieu veut se donner au pécheur qui se repent de son péché, qui en devient libre ; de même que Dieu se donne au juste dans l'exacte me­sure où celui-ci devient étranger à sa propre justice. 31:101 « Que je sois trouvé en Jésus-Christ n'ayant point une justice qui me soit propre... Mais ayant celle qui naît de la foi en Jésus-Christ, cette justice qui vient de Dieu par la foi. » (Phil., III, 9.) R.-Th. CALMEL, o. p. Interprétation possible de la dernière strophe du *Poème de la Nuit Obscure.* (St Jean de la Croix). Je me tins coi et m'oubliai Penchant sur mon ami ma face Tout cessa, je m'abandonnai Remettant mes soins à sa grâce Comme étant tous ensevelis Dans le beau parterre des lis. Je me tins en silence ; il me fut donné de faire silence au sujet de tout ce qui me touche. Ainsi devenu silencieux sur moi, désoccupé de moi, je ne pouvais faire autre chose que de tourner mes pensées vers le Bien-Aimé, inclinant vers lui mes regards. Je n'avais plus que lui en pensée, je n'avais de regard que pour lui ; je remettais absolument tout à sa grâce et à sa miséricorde. En particulier je lui ai abandonné mes innom­brables soucis, les préoccupations qui me faisaient souffrir et que je croyais à peu près incurables. J'ai compris en voyant le *jardin céleste que sa grâce a fait fleurir* -- ce beau par­terre de lis -- en contemplant l'assemblée des saints ([^18]), en considérant quelles merveilles le Bien-Aimé avait réalisées en de pauvres pêcheurs, j'ai compris que je ne devais plus me tracasser de moi, que mes soucis étaient vraiment superflus. Je lui ai tout laissé, dans la certitude que la grâce toute-puis­sante fait tourner toutes choses à mon bien et ma sanctification. *Diligentibus Deum omnia cooperantur in bonum*, (Rom ; VIII, 28). R.-Th. C. 32:101 ### La démocratie dans l'entreprise par Louis SALLERON CHAQUE FOIS qu'on envisage des réformes dans la socié­té, et à n'importe quel niveau de la société, les aspirations, les revendications, les projets tournent autour du mot magique *démocratie.* Ce mot, il est caractéristique que nous le trouvions à la première comme à la dernière page du livre de M. Bloch-Lainé « Pour une réforme de l'entreprise ». (Il va sans dire qu'on le rencontre également, à maintes reprises, dans le corps du volume.) Première page : « La « démocratie industrielle » qu'un nombre croissant d'employeurs, de salariés et de partici­pants à la fonction publique souhaitent organiser et qui contribuera à donner un nouveau visage, une force nouvelle à la démocratie politique, n'est encore qu'esquissée. Si le dessin partiel que voici est prématurément systématique, c'est pour déterminer des discussions précises. » (*Avant-propos*, pp. 7 et 8.) Dernière page : « 2. Les réformes doivent introduire dans l'entreprise plus de démocratie véritable ; celle-ci, loin de nuire à l'efficacité, peut contribuer à l'accroître. » (p. 158) Quand on s'interroge sur l'organisation du pouvoir dans l'entreprise, il est donc impossible de ne pas parler de la démocratie. 33:101 Confessons notre répugnance à le faire. Un mot qui veut tout dire ne veut plus rien dire du tout. Or le mot « démocratie » veut tout dire. Si des pays aussi divers que les États-Unis, la France, la Yougoslavie, l'U.R.S.S., la Chine, l'Inde, l'Égypte, et tous les autres, se réclament de la démocratie, on doit, en bonne foi, admettre que le mot est pratiquement vide de sens. Essayons tout de même de trouver un fil directeur, en laissant de côté les définitions du dictionnaire et les ana­lyses des experts. Il est très remarquable que M. Bloch-Lainé écrive que « les réformes doivent introduire dans l'entreprise *plus de démocratie véritable* » ... Plus de démocratie... Démocratie *véritable...* Ces nuances quantitatives et qualitatives révèlent l'im­précision du concept. Si nous étions dans le domaine des idées claires, M. Bloch-Lainé aurait écrit : « Les réformes doivent introduire dans l'entreprise *la démocratie*. » Il nous faut donc mettre un peu de clarté dans cette obscurité. 34:101 #### *Qu'est-ce que la démocratie ?* Passons en revue les idées principales qu'évoque le mot « démocratie ». 1. -- Le sens originel et étymologique de la démocratie, c'est le gouvernement du peuple. 2. -- Le gouvernement du peuple s'entend normalement au niveau de l'État, dans le contexte de la société *poli­tique*. Par extension, tout groupe social sera consi­déré comme démocratique quand le Pouvoir qui le gouverne émanera de ceux-là mêmes auxquels il s'étend. Le Pouvoir est démocratique quand les gouver­nants procèdent des gouvernés. 3. -- La démocratie peut être conçue au plan *métaphysique*, Dans cette conception, dire que le Pouvoir vient, du peuple signifie que le droit de commander procède dans son essence de ceux sur lesquels le commande­ment s'exerce. Cette conception s'oppose à diverses autres et plus spécialement à celle selon laquelle « tout pouvoir vient de Dieu ». 4. -- La démocratie peut être conçue au plan *institution­nel.* Dans cette conception, les gouvernements sont désignés par les gouvernés, mais la question de savoir d'où procède leur droit à commander reste ouverte à la discussion. 5. -- La démocratie peut être conçue en fonction de son *objet*. C'est le gouvernement *pour* le peuple. Mais le peuple peut être entendu, soit dans sa totalité (ce qui signifie le refus de classes privilégiées), soit dans ses catégories les plus défavorisées (dans un sens vague et général), soit dans une classe privilégiée jusqu'à l'ex­clusivité (le prolétariat, qui doit abolir toute autre catégorie sociale). 6. -- La démocratie peut être conçue en fonction d'un objet très précis : la personne individuelle. Dans cette con­ception les droits du Pouvoir s'arrêtent, en toute hypo­thèse, aux droits de la personne droits qui ont été souvent énumérés dans de solennelles Déclarations des Droits de l'Homme. 35:101 7. -- Les aspirations à la démocratie sont assez bien résu­mées par les trois mots de la Révolution française Liberté, Égalité, Fraternité. Mais l'idée « démocra­tique » par excellence est celle d'égalité (tandis que l'idée « républicaine » est plutôt celle de liberté). Ces différentes idées ne sont pas nécessairement exclu­sives les unes des autres. Certaines d'entre elles peuvent s'additionner. A l'inverse, certaines s'opposent à d'autres. Si presque tous les États se prétendent démocratiques, c'est, malgré leur diversité, parce qu'ils s'attachent à telle ou telle idée de la démocratie en minimisant ou refusant les autres. Y aurait-il, parmi ces idées, l'une d'entre elles, ou plu­sieurs, qui caractériseraient mieux la démocratie ? On peut en discuter. Néanmoins, il semble que ce soit le sens éty­mologique, et le contenu métaphysique dont on le charge, qui définissent le mieux la démocratie. Au plan politique, on le voit assez bien au fait que, par exemple, l'Espagne ou le Portugal ne seront pas considérés comme des États démocratiques, tandis qu'on admettra comme tels les pays communistes et tous les États nouveaux qui, pour être pra­tiquement dictatoriaux, consacrent leur vocation démocra­tique par des plébiscites et des referendums. L'*Histoire* joue un grand rôle dans la qualification démocratique des États. Chaque fois qu'un régime ancien est remplacé par un régime neuf issu d'une révolution où appa­raissent les masses populaires, le nouveau régime est recon­nu comme démocratique. A cet égard, il y a une légitimité démocratique, comme il y avait une légitimité monarchique, ou traditionnelle, autrefois. L'Indépendance américaine, la Révolution française, les révolutions européennes et sud-américaines du XIX^e^ siècle, la Révolution soviétique et la Révolution chinoise sont les grands moments de l'instaura­tion de la Démocratie comme principe universel de la légi­timité des États modernes. Chaque fois qu'un État nouveau, ou un régime nouveau peut se réclamer de l'amitié ou du patronage des grands États démocratiques auxquels ont donné naissance ces moments de l'Histoire, il apparaît démocratique. Au niveau de la société globale, Métaphysique, Histoire et Biologie tendent plus ou moins à coïncider. Mais l'idée centrale de la démocratie tend à se modifier avec le temps. 36:101 A sa *naissance*, la démocratie se manifeste essentielle­ment par son caractère de rupture avec l'ordre ancien caractère qui a un aspect *populaire* et *révolutionnaire*. C'est à sa naissance que la démocratie s'affirme par ce qui la distingue quant à la source du Pouvoir. Un désordre géné­ralisé est nécessairement un désordre de caractère populaire. Si de ce désordre sort un ordre nouveau, si le Pouvoir ancien est renversé et remplacé par un Pouvoir nouveau, il y a démocratie. La révolution permanente étant impossible, un régime qui *dure* doit trouver un mode de fonctionnement qui con­sacre son caractère démocratique. C'est alors qu'appa­raissent les critères *institutionnels :* élections régulières, respect des droits des minorités, respect des droits person­nels, etc. Peu à peu s'échafaude tout un corps de doctrine juridique et philosophique. Les notions de *Loi* et de *Valeurs* tendent à donner un contenu objectif à l'idée démocratique. A ce stade, ce que cherchent les meilleurs esprits, c'est à substituer l'idée de *réforme* à celle de *révolution*. Il semblerait que l'idée de réforme dût prévaloir sur celle de révolution. D'une part, en effet, elle implique conscience et, maîtrise de son propre destin. D'autre part, con­crètement, elle évite des souffrances qui, avec la complexi­fication du monde, sont de plus en plus le lot des phéno­mènes révolutionnaires. Cependant, l'idée de révolution étant relativement neuve (par rapport à l'ordre très ancien qu'ont bouleversé les révolutions modernes), son prestige demeure considérable. D'autre part, la cristallisation des phénomènes sociaux est si rapide qu'on a souvent l'impres­sion que les réformes sont impuissantes à y introduire des changements. C'est pourquoi, jusqu'à présent, l'idée de dé­mocratie reste généralement liée à l'idée de révolution. Seuls les pays anglo-saxons ont atteint une maturité où l'idée de démocratie coïncide avec l'idée de réforme permanente que permet et favorise un système institutionnel très évo­lué. Encore n'est-il pas impossible que de nouveaux pro­blèmes se posent à eux avec une violence qui en interdise la Solution par la voie réformiste ou dans le cadre des insti­tutions qui incarnent à leurs propres yeux le régime démo­cratique. Mais presque partout ailleurs les notions de démo­cratie et de révolution marchent de pair, refoulant les valeurs dont elles se disent porteuses. Des fins sublimes confusément proclamées justifient tous les moyens D'une source pure ne peut sortir qu'un fleuve de bonheur, de justice et de prospérité ! 37:101 #### *Démocratie et participation* Au niveau modeste de l'entreprise, que peut signifier la démocratie ? Elle peut signifier à peu près tout ce qu'on voudra dans la ligne des brèves réflexions que nous venons de présenter. C'est le mérite d'hommes comme MM. Demonque et Eichenberger de tenter de la circonscrire, dès le départ autour de la *participation*. De nos jours, en effet, du moins dans notre pays, un courant se dessine qui s'efforce de rajeunir et de préciser la notion de démocratie par celle de participation et cela dans tous les domaines. Certes, la notion de participation est, elle aussi, difficile à cerner ([^19]). Mais, soyons justes, il en est ainsi de toutes les notions. Et si un esprit malicieux arguait que deux idées obscures ne font, si on les rapproche, qu'additionner leur obscurité, on doit répondre que, s'il peut en être effec­tivement ainsi, il peut en être aussi différemment. Ce sont alors leurs zones de lumière qui s'additionnent. En l'espèce nous sentons parfaitement qu'en accouplant les thèmes démocratie-participation nous nous interdisons quantité de divagations sur la démocratie, comme aussi bien nous apercevons le champ de la participation que nous sommes invi­tés à explorer. C'est au cours des années 1963-1965 que la section du C.R.C. (Centre de Recherches et d'Études des chefs d'en­treprises) que dirigent MM. Demonque et Eichenberger, consacra ses travaux à l'approfondissement de l'idée de démocratie : « Nous ne pouvions, écrivent-ils, laisser aux seuls penseurs et intellectuels professionnels, ni aux conseillers du pouvoir, ni aux politiciens, le monopole de la réflexion sur *l'évolution de l'entreprise* en fonction de l'atmosphère ambiante de *démocratie* et de *participation généralisée* ([^20]). » 38:101 M. Eichenberger intitule son rapport final : « La démocratie ». M. Demonque intitule le sien : « Entreprise et participation ». Il n'est que de les lire tous les deux pour s'apercevoir que les titres auraient pu être intervertis, tant ils traitent du même problème. Quelques citations suffiront à révéler l'essentiel de leur pensée. M. Eichenberger écrit : « Pour la majorité des citoyens, qu'ils soient ouvriers ou philosophes, la démocratie est devenue, consciemment ou inconsciemment, un ensemble de valeurs qui concerne la sauvegarde et l'épanouissement de la personne dans son contexte social » (p. 71). « La participation à l'œuvre commune longtemps assu­rée au nom d'un principe transcendant par la pure et sim­ple obéissance paraît insuffisante. Cette participation frag­mentaire au niveau de l'exécution ne satisfait plus. Cer­tains veulent participer aux phases préparatoires de l'ac­tion, à la délibération sur les moyens, voire : même à la détermination du but à atteindre. Dans un premier temps, ils souhaitent simplement comprendre, être informés. Bien­tôt, ils veulent être consultés, être entendus. Puis ils sou­haitent prendre part à la responsabilité des choix qui com­mandent l'action commune. Et c'est de cette participation-là qu'il s'agit aujourd'hui. « Dans cette optique, il est naturel de conclure que le contenu le plus substantiel et le plus pratiquement exploi­table de la démocratie est la participation » (p. 72). Le mot « participation » est « ouvert simultanément sur les deux sens du mot démocratie : idéal de respect des personnes et ensemble des moyens institutionnels permet­tant de l'approcher » (p. 72). « Le grand moyen de la démocratie, de la participation, c'est le dialogue » (p. 81). Même genre de réflexion chez M. Demonque : « Tant de l'intérieur que de l'extérieur, l'entreprise est aujourd'hui l'objet de nombreuses remises en question. Si l'on veut se donner la peine de ne pas les récuser sans exa­men, on constate qu'elles se réclament toujours d'une cer­taine conception moderne de la *démocratie*. Cette concep­tion reste fidèle à son essence en appelant une plus étroite *participation* des individus à la création et au gouverne­ment des institutions... » (p. 86). (C'est nous qui soulignons.) 39:101 « L'idée moderne de démocratie naît, en somme, de la maturation progressive, chez un nombre croissant d'indi­vidus, de l'intelligence des événements et corrélativement, de la volonté d'action sur ces événements » (pp. 88-89). Dans l'action revendicative des hommes de notre épo­que, il s'agit bien souvent « *d'une volonté de l'homme de s'affirmer comme personne participante, à la création d'un monde économique et social en pleine croissance* ». « Nous voulons insister ici sur le fait que la *croissance* est l'élément qui nous paraît sous-tendre et justifier toute l'aspiration moderne vers la démocratie de participation » (p. 89). La « démocratie de participation » voilà donc très exactement le genre de démocratie que préconisent, pour l'entreprise, MM. Eichenberger et Demonque. Est-ce *la* démocratie ? Si l'on veut, puisque, nous l'avons dit, chacun peut mettre ce qui lui plaît sous ce vocable. Mais il est évident que d'autres refuseront tout caractère démocratique à la démocratie de MM. Eichenberger et Demonque. Pour les États-Unis, l'U.R.S.S. n'est pas une démocratie. Pour l'U.R.S.S., les États-Unis ne sont pas une démocratie. Et chacun des deux pays estime incarner la démocratie. Qu'il s'agisse d'entreprise ou de nation, le débat n'est pas près de cesser entre démocrates, parfaitement convain­cus de l'être et s'affrontant à partir d'idées non seulement différentes mais opposées. *Formation*, *information*, *participation*, *dialogue* sont les mots qui ponctuent la conception de la démocratie chez MM. Eichenberger et Demonque. Leurs analyses sont remar­quables, leur inspiration est d'une grande élévation, leurs conclusions sont réalistes et positives. Le mot démocratie y ajoute-t-il quelque chose, ou les recouvre-t-il exactement ? S'agissant de la *réforme* de l'entreprise et de l'*organisa­tion* du pouvoir, on se sent pleinement d'accord avec ce qu'écrivent les deux rapporteurs. Mais la notion de réforme n'exclut-elle pas celle de révolution qui semble bien faire corps avec la démocratie ? Et s'il est exact qu'une saine organisation du pouvoir exige la participation, la notion de « participation » n'exclut-elle pas celle de « possession » ? Les patrons offrent aux salariés de participer au pouvoir. Ceux-ci répondent qu'ils veulent *avoir* le pouvoir, et non pas y *participer.* 40:101 Invinciblement, par le poids de son étymologie et de son histoire, la démocratie revient toujours à sa signification essentielle qui est le gouvernement du peuple, 1'auto-gouvernement. Une liaison logique s'impose à l'esprit : pas d'autre gouvernement pour le peuple que le gouverne­ment par le peuple. Dans l'entreprise, pas d'autre gouver­nement pour les travailleurs que le gouvernement par les travailleurs. Le critère, le test qu'on est *pour*, c'est qu'on est *par*. Vous mettez en avant les valeurs de la Personne ? La seule preuve que vous pourrez donner de votre bonne foi, c'est que vous acceptez que la Personne soit maîtresse de son propre destin. Une personne ne peut obéir qu'à elle-même. Plusieurs personnes constituées en groupe ne peu­vent admettre d'obéir à une autre que si cette autre est chargée par elles-mêmes de les commander. #### *Hésitations de M. Bloch-Lainé* La démocratie définie par sa *source* avant de l'être par son *objet*, il semble que M. Bloch-Lainé y inclinerait, sans cependant s'y résigner complètement. Quand il écrit : « Pourquoi l'entreprise serait-elle plus allergique que la commune ou la nation à l'essence de la démocratie ? » ([^21]), on a bien l'impression qu'il songe à l'élection du chef d'entreprise. Car comparer l'entreprise à la commune et à la nation à propos du concept de démo­cratie, c'est éveiller l'idée de l'élection des gouvernants par les gouvernés. Nous en serions évidemment plus certains s'il nous disait ce qu'est « l'essence » de la démocratie, à quoi il se réfère, mais il ne nous le dit pas. Il écrit encore : « En proposant aujourd'hui que l'En­treprise soit, comme la Commune, une république, en recherchant une homogénéité structurelle entre les micro et les macro-organismes sociaux, on ne va donc pas contre le sens (rétrospectif) de l'Histoire ([^22]). » *Commune, républi­que, homogénéité de structure* entre les divers organismes sociaux, tout cela suggère invinciblement le régime électoral pour réaliser la démocratie dans l'entreprise. 41:101 Toutefois, M. Bloch-Lainé se dérobe aux conclusions de sa propre analyse. Des réflexions comme celles-ci en témoi­gnent : « Que les gouvernés puissent accéder au gouvernement, c'est le principe même de la démocratie ; la démocratie industrielle comme la démocratie politique ne sera réelle que lorsque les salariés entreront couramment au gouver­nement de l'entreprise sans, pour autant, trahir les non-possédants ([^23]). » « Une conviction démocratique veut que l'élection for­melle soit indispensable au sacre du pouvoir. N'est-ce pas souvent un préjugé ou une hypocrisie ? ... « ...L'important, pour la liberté des électeurs, n'est pas qu'ils puissent choisir mais qu'il puissent expulser en temps utile et dans les formes Convenables, Les organisations les plus durables, dans l'histoire des institutions, sont fondées sur la cooptation des dirigeants. L'abus apparaît quand la cooptation se fait en cercle trop étroit et sans recours pos­sible des tiers insatisfaits ; quand la valeur des individus compte moins que leur appartenance ou ne se prête à aucu­ne discussion... « ...Dans le cas de l'entreprise, l'élection formelle aurait des inconvénients particuliers... « La procédure de la ratification est préférable à celle de l'élection ([^24]). » On comprend mieux après la lecture de ces phrases -- il y en a beaucoup d'autres du même genre -- pourquoi M. Bloch-Lainé parle d'introduire dans l'entreprise « plus de démocratie *véritable* ». C'est que les critères de la démo­cratie lui échappent, ou qu'il se refuse à en retenir certains plutôt que d'autres. Pour lui, semblable en cela à la plupart, la démocratie n'est ni un concept juridique, ni même un concept philosophique. S'il admet, comme il admet peut-être, que c'est une idée, cette idée, pour lui, s'enracine dans le sentiment. Elle exprime une tendance, une aspi­ration. Toute organisation sociale est nécessairement (quoi­que plus ou moins) hiérarchique. Elle comporte de l'*en haut* et de l'*en bas.* Eh ! bien, il y a démocratie quand l'*en bas* est valorisé, est promu. 42:101 Ce qui peut signifier une alternance de l'*en bas* et de l'*en haut*, ou une nomination de l'*en haut* par l'*en bas*, ou un contrôle de l'*en haut* par l'*en bas*, ou n'importe quoi d'autre qui rompe la fixité du rapport réci­proque de l'*en haut* à l'*en bas*, de telle manière que si, à chaque moment, il soit fatal qu'apparaisse un *en haut* et un *en bas*, cette relation, dans la durée, ne puisse jamais se vérifier quant aux personnes qui se trouvent dans l'une ou l'autre de ces deux situations. Autrement dit encore, si l'*en haut* et l'*en bas* sont des réalités permanentes de la société, la permanence de ces réalités ne doit pas s'incarner dans des personnes ou des milieux sociaux. Telle est, nous semble-t-il, la conception que se fait M. Bloch-Lainé de la démocratie. Cette conception, très différente de celle de MM. Eichen­berger et Demonque, est floue. Elle mêle des éléments divers qui, faute d'assises philosophiques et juridiques certaines, ne permettent pas d'approches institutionnelles assurées. Laissons cependant de côté toutes les objections ou simplement toutes les questions qu'elle soulève pour examiner, avant de poursuivre nos investigations sur la démocratie dans l'entreprise, deux difficultés qui sont inhé­rentes à l'organisation du Pouvoir en régime démocratique, dès l'instant qu'on a affaire à des collectivités tant soit peu vastes. #### *Deux difficultés : La* «* distance *» *et la* «* diversité *» Comme nous avons dit qu'il n'était pas facile de savoir certainement ce qu'est la démocratie, nous sommes obligés de préciser le sens que nous lui donnons pour l'examen des deux difficultés auquel nous allons procéder. Ce sens, c'est celui que lui donnent l'étymologie, l'his­toire et le plus grand nombre des mortels -- celui de l'auto-gouvernement, c'est-à-dire soit la prise de décision par les intéressés eux-mêmes, soit la désignation des gouvernants par les gouvernés. Il est évident que dès que le groupe social excède un très petit nombre d'hommes, la décision ne peut être prise directement par les intéressés, qu'il s'agisse d'une décision unanime ou majoritaire. 43:101 Au-delà du très petit nombre, la décision directe peut bien être prise par les intéressés grâce à la procédure du référendum. Mais on observe que le referendum exige un Pouvoir pour l'organiser, qu'il ne peut guère porter que sur une orientation, qu'il a toutes chances d'être influencé par le Pouvoir lui-même ou par les groupes les plus puis­sants, qu'enfin son résultat peut être fâcheux, soit qu'en réalité il ne corresponde pas à ce que désiraient les inté­ressés, soit qu'il y corresponde mais qu'ils aient été mauvais juges de leur propre intérêt, étant mal placés pour le connaître. Plutôt que par la décision collective directe, la démo­cratie se réalise normalement par la désignation des gou­vernants par les gouvernés. C'est ici que se présente la première difficulté : la distance. Plus le groupe est vaste, plus il y a de groupes compo­sants et plus ils sont divers. Deux problèmes se posent alors : 1\) Les gouvernants vont-ils être désignés directement et uniformément par les gouvernés ? Ou bien y aura­it-il des élections à deux ou plusieurs degrés, et avec des collèges divers ? 2\) Les gouvernants, une fois désignés, vont-ils gouver­ner directement la totalité des gouvernés et de leurs groupes multiples ? Ou les groupes en question nom­meront-ils eux-mêmes leurs propres dirigeants ? A supposer même qu'on soit d'accord sur le *fondement* du Pouvoir, son *organisation* exige que ces deux problèmes soient résolus ; et la solution de ces problèmes s'incarne dans des modalités institutionnelles qui doivent trouver leur principe et leur cohérence dans une construction juri­dique, elle-même dépendante d'une conception philosophi­que. N'envisageons que le deuxième problème. La « distance » se manifeste en termes quantitatifs et en termes qualitatifs. L'État sera-t-il démocratique si, les gouver­nants nationaux ayant été élus, ceux-ci nomment à tous les emplois et promulguent les règles valables pour toutes les personnes et toutes leurs activités ? Ou bien, pour ne prendre qu'un exemple, admettra-t-on que les villes et les villages élisent leurs maires et leurs conseillers municipaux, et que ceux-ci puissent, dans un domaine circonscrit, poser les règles valables pour leurs « administrés » ? 44:101 En fait, tout le monde admettra que la seconde formule est plus « démocratique ». Tel est l'aspect quantitatif de la distance. L'aspect qualitatif concerne la nature des groupes sociaux qui se meuvent au sein du groupe le plus vaste, en l'espèce : du groupe national organisé dans l'État. Il sou­lève une deuxième difficulté : la *diversité.* De l'individu à l'État il n'y a pas que la distance du nombre et de l'espace, il y a encore la distance de la variété sociale. Les groupes et organismes sociaux sont non seule­ment innombrables, mais d'une diversité infinie. Si nous nommons l'enseignement, l'armée, la religion, l'agriculture, l'industrie, le commerce, la famille, nous faisons apparaître, parmi mille autres, des *secteurs* sociaux qui se concrétisent en *groupes* naturels ou juridiquement constitués, « for­mels » ou « informels », dans lesquels le phénomène hiérar­chique est toujours visible. C'est-à-dire qu'on y voit toujours des *en haut* et des *en bas.* Mais ces *en haut* et ces *en bas* sont relatifs. Les *échelons* de la hiérarchie sociale sont très nombreux et de nature différente. Le vœu démocratique n'implique pas automatiquement la formule de sa réalisa­tion. M. Bloch-Lainé dit « En proposant aujourd'hui que l'Entreprise soit, comme la Commune, une république, en recherchant une homogénéité structurelle entre les micro et les macro-organismes sociaux, on ne va pas contre le sens (rétrospectif) de l'Histoire. » Nous avons relevé l'erreur qu'il y a à assimiler l'entreprise à la Commune, mais nous avons attendu d'être arrivé à ce point de notre exposé pour souligner que cette erreur, M. Bloch-Lainé nous en indique lui-même la source quand il parle d'une « homogénéité structurelle » entre les micro et les macro-organismes sociaux. Ce monisme social est aux antipodes de la réalité. Déjà il est inexact de parler d'homogénéité structurelle dans un même secteur quand il y a différence de volume. Le *micro,* et le *macro* ne sont pas homogènes. Une entreprise de cent ouvriers n'est pas structurellement homogène à une entreprise de dix mille. Mais l'hétérogénéité s'accentue quand on passe d'un secteur de la société à un autre. S'il n'y a pas de rapport entre l'entreprise et la commune, quel rapport trouvera-t-on entre la famille, l'entreprise, l'école, l'armée, etc. ? 45:101 Prenons ce micro-organisme social qu'est une famille. Le phénomène hiérarchique y est évident. Peut-on envisager la démocratie familiale ? Nous sommes bien obligés de répondre qu'on le peut, puisque certains le font. Nous ne savons pas trop ce qu'ils entendent par là. Probablement le maximum d'égalité entre le mari et la femme d'une part, entre les parents et les enfants d'autre part. Mais on ne voit pas qu'on puisse prétendre que le Pouvoir des parents procède des enfants. Ou alors cette prétention ne pourrait résulter que d'une construction philosophique essentielle­ment finaliste. Le pouvoir des parents procède des enfants en ce sens qu'il n'existe que *pour* eux. Mais la pente est dangereuse, car elle mènerait à légitimer l'idée que le gou­vernement *pour* le peuple est le fondement du gouverne­ment *par* le peuple. Un « vrai » démocrate le refuserait évi­demment. Prenons l'armée. Comment définirons-nous l'armée dé­mocratique ? Sera-ce celle qui émane d'un État démocra­tique ? Ou bien celle dans laquelle les officiers sont désignés par les soldats ? Et dans cette seconde hypothèse, comment seront désignés les officiers et sous-officiers de tous grades ? Le colonel sera-t-il élu par tous les soldats du régiment ? ou par les gradés qui lui sont inférieurs ? ou par certains d'entre eux ? Les hypothèses peuvent varier à l'infini. Elles font comprendre l'expression de M. Bloch-Lainé : « Plus de démocratie *véritable...* » Mais quel sera le plus, et quel sera le *véritable* dans l'armée ? A quelque solution qu'on s'ar­rête, on s'y arrêtera en vertu d'une idée, d'un principe, d'une doctrine. Où les trouver ? Prenons un lycée. Le proviseur sera-t-il nommé par l'État ? Sera-t-il élu par les professeurs ? ou par les parents ? ou par les élèves ? Et les professeurs, comment seront-ils désignés ? Bref, quel sera le lycée démocratique ? N'insistons pas. Quels que soient les secteurs sociaux, les groupes, les organismes, nous y découvrons toujours la diversité. *Le tissu social n'est pas homogène.* De même -- pour prendre une image grossière, mais suffisamment exacte -- que dans le corps humain il y a les os, les muscles, les nerfs, comme il y a aussi le cœur, le foie, l'œil, l'oreille, etc., de même le corps social ne peut s'analyser selon le postulat d'une « homogénéité structurelle ». 46:101 #### *L'entreprise coopérative* *Distance* et *diversité,* voilà ce qui caractérise toute société à mesure qu'elle est plus vaste, et voilà ce qui constitue la double difficulté à surmonter pour y organiser le pouvoir « démocratique ». Cette double difficulté existe dans l'entreprise. Il y a loin du manœuvre au directeur général. Et la division du travail signifie, pour un micro-organisme, une rare diversité des tâches, mêlée à une hiérarchie très échelonnée des compétences. Est-il possible de réaliser la démocratie dans l'entreprise en retenant le critère le plus commun, celui de l'auto-gouvernement, de la prise de décision par les intéressés, de la désignation des gouvernants par les gouvernés ? L'histoire et l'observation répondent. De très petites unités de production peuvent, dans la forme de coopératives ou de communautés de travail, pré­senter une structure que les plus exigeants reconnaîtraient pour démocratique. Mais, dans ces cas-limites, une quadruple constatation s'impose : 1\) La *naissance* d'une coopérative (ou communauté quelconque) est toujours, ou presque toujours, le fait d'une initiative personnelle correspondant à un besoin commun ressenti par tous. Le chef élu s'est, en fait, désigné lui-même au pouvoir par le rayon­nement de sa propre autorité. 2\) Le *maintien* de la coopérative, pendant les premières années (plus ou moins longues), implique générale­ment (quand il s'agit de créations réellement spon­tanées) un pouvoir quasi-dictatorial. 47:101 3\) La *durée* de la coopérative pose, au bout d'un certain temps, des problèmes de distance et de diversité qui altèrent sensiblement les caractères les plus appa­remment démocratiques de la société. Par exemple, dans une coopérative ouvrière de production, les « anciens » seront seuls coopérateurs, à part entière, tandis que les « nouveaux » seront pratiquement des salariés. Il est, en effet, parfaitement juste que ceux qui ont pris les risques de la fondation et qui ont constitué la clientèle et les réserves, aient un droit prioritaire sur cet actif. Seulement, cette distinction signifie que c'est un droit de « capitalistes » qui s'ajoute à leur droit de « travailleurs ». 4\) L'*accroissement* de la coopérative, en volume d'affai­res et en nombre de sociétaires, tend à rendre de plus en plus illusoire le pouvoir des coopérateurs, surtout quand ceux-ci sont dispersés. C'est le cas des coopératives agricoles dont les membres, bien sou­vent, se plaignent que leur coopérative est aux mains du président ou, plus souvent, du directeur. Les assemblées générales de ces coopératives ressemblent à s'y méprendre à celles des sociétés anonymes. *Juri­diquement, l'institution* est parfaitement démocrati­que. *Réellement* et *psychologiquement* on peut en douter. Quand il s'agit de coopératives géantes, et de fédé­rations ou confédérations de coopératives, la *distance* et la *diversité* s'amplifient à l'infini. Encore visons-nous ici les coopératives de production, ouvrières ou agricoles. Quand il s'agit de coopératives de consommation, la désaffection démocratique est bien plus sensible. Une ménagère va à la « coopé » comme elle va au « prisunic » ou chez l'épicier du coin. On voit clairement, par le cas de *l'entreprise coopéra­tive,* que la conception qui tend à découvrir l'essence de la démocratie dans la désignation des gouvernants par les gouvernés risque de devenir théorique dès que la distance et la diversité se manifestent. Une simple modalité insti­tutionnelle (l'élection) peut se révéler vide de tout contenu réel. Si nous ajoutions que l'observation montre que la for­mule coopérative ne convient qu'à un certain nombre d'ac­tivités, on comprendra mieux encore à quel point la réalité sociale est peu homogène. Il y a, comme disait un des meil­leurs théoriciens de la coopération, le Docteur Fauquet, un « secteur coopératif ». 48:101 Ce secteur est, à quatre-vingt quinze pour cent, celui de la consommation d'une part, et de l'agriculture d'autre part. Dans le monde entier, quels que soient les régimes politiques et sociaux, on trouve des coopératives de consommation et des coopératives agricoles. On ne trouve jamais de coopératives industrielles. Les rai­sons de ce fait sont nombreuses et évidentes. Elles tournent toutes, précisément, autour de cette notion d'homogénéité qui refuse l'ensemble de la réalité sociale. Il peut y avoir coopérative de consommation parce que les activités de consommation sont homogènes. Il peut y avoir coopérative agricole parce que les activités des producteurs de blé, ou de lait, ou de vin, sont homogènes. Mais dans une usine les activités sont diversifiées à l'infini. La complexité est le contraire de l'homogénéité. Une usine est complexe, tout comme est complexe le corps social. L'analyse des autres raisons -- importance du facteur « capital », importance du facteur « compétence », rapidité des mutations internes dues au progrès technique, etc. montrerait que c'est toujours la non-homogénéité des élé­ments composants la vie de l'entreprise industrielle qui lui interdit la formule coopérative. Cette rapide excursion dans le secteur coopératif nous permet de voir très clairement que les *structures* de l'entre­prise sont bien davantage déterminées par *l'objet* de son activité que par des a-priori philosophiques ou des modalités institutionnelles. Si l'entreprise doit être « démocratique » elle ne le sera pas par une conception métaphysique du Pouvoir, ni par un système de désignation des dirigeants qui procéderait rigidement de cette conception. #### *Du Politique à l'Économique* L'immense confusion qui plane sur la notion de démo­cratie à sa racine dans l'Histoire. Il y a, dans l'homme, une aspiration profonde et per­manente à se réaliser pleinement. Les obstacles à cette réalisation sont partout -- en nous-mêmes, dans la nature, dans la société. Ces obstacles, il s'agit de les renverser. Mais ils se dressent devant nous avec des degrés divers d'urgence, selon l'évolution de la société et selon nos éva­luations propres. 49:101 Le *fait* est -- peu importe ici les raisons de ce fait -- qu'au XVIII^e^ et au XIX^e^ siècle, c'est l'obstacle social, sous les espèces des *régimes politiques* traditionnels, qui a capté l'attention des esprits. Comme ces régimes reposaient sur la notion d'autorité et s'incarnaient habi­tuellement dans des gouvernements monarchiques, l'idée et le mot de « démocratie » s'imposèrent pour cristalliser l'as­piration de l'homme à se réaliser. Le *domaine* de cette aspiration était politique. Le modèle en fut politique également. Toute aspiration à la valori­sation de la personne tendit à se couvrir du mot « démo­cratie ». Et elle tendit à se réaliser par la voie électorale de la désignation des gouvernants par les gouvernés. Il est significatif que les mots de « république » et de « com­mune » viennent sous la plume de M. Bloch-Lainé quand il songe à « démocratiser » l'entreprise. Il est non moins significatif que le « modèle » démocratique se dérobe à sa réflexion dès qu'il veut l'appliquer à l'entreprise ; il ne parle plus alors que de « cooptation », de « ratification », de « contrôle ». La non-homogénéité du tissu social lui interdit une transposition trop manifestement contraire à la nature des choses. Au plan politique même, le niveau d'évolution des popu­lations qui aspirent de nos jours à une « promotion » col­lective et individuelle ne trouve pas dans le modèle démo­cratique son meilleur cadre de réalisation. Un mot nouveau tend à supplanter l'ancien. On dit plutôt « socialisme » que « démocratie ». Sans renier, certes, ni la démocratie, ni les procédures électorales, où s'inscrit la tradition d'une volonté révolutionnaire à fondement populaire, les États nouveaux se disent d'abord socialistes. On parle du socia­lisme africain, on ne parle pas de la démocratie africaine. Pourquoi ? Parce que les problèmes à résoudre sont plus économiques que politiques et sont bien davantage centrés sur les « objets » (difficultés à vaincre) que sur les « sujets » (citoyens et travailleurs). 50:101 Ce n'est pas que le mot « socialisme » ait lui-même une signification bien précise. Mille écoles, mille doctrines, mille définitions se le disputent ([^25]). Mais là encore l'Histoire est maîtresse de la sémantique. Si l'aspiration *démocratique* s'est précisée dans le contexte *politique,* l'aspiration *socia­liste* s'est précisée dans le contexte *économique.* Dans les pays sous-développés, dans les régions de la faim, l'urgence des solutions économiques subordonne l'aspiration démo­cratique à l'aspiration socialiste. Déjà, avant la dernière guerre, Simone Weil notait que l'idée de révolution avait évolué du sens politique au sens économique. « La tâche des révolutions, écrit-elle, consiste essentiellement dans l'émancipation non pas des hommes mais des forces pro­ductives ([^26]). » On peut rétorquer que l'émancipation des hommes ne fait que passer aujourd'hui par l'émancipation des forces productrices. C'est possible, quoique discutable, mais le certain est que l'émancipation des forces produc­trices est la préoccupation première des États nouveaux et qu'à cet égard la volonté révolutionnaire trouve princi­palement dans le registre socialiste une légitimité qu'elle demandait précédemment au seul registre démocratique. On en a eu une illustration extrêmement frappante, dont on s'étonne qu'elle n'ait pas davantage retenu l'attention des philosophes et des juristes, quand le colonel Boume­dienne prit le pouvoir en Algérie. Son passé personnel de révolutionnaire fut largement suffisant pour cautionner le caractère démocratique de son coup de force militaire. Il ne s'embarrassa pour le reste d'aucune formalité institu­tionnelle. Sa volonté de redressement économique appa­raissait suffisamment socialiste, même si son socialisme était juridiquement moins net que celui de son prédéces­seur, pour que sa légitimité apparût incontestable. Elle ne fut contestée ni par les États-Unis, ni par la France, ni par la Chine, ni par aucun des États arabes ou africains. \*\*\* Nous espérons que le lecteur ne prendra pas pour des digressions inutiles ces promenades qui paraissent nous éloigner de notre sujet. Elles l'éclairent, croyons-nous, vivement. Si, cherchant quelle pourrait être la meilleure *organi­sation du pouvoir dans l'entreprise*, nous rencontrons sous des plumes multiples *le modèle démocratique*, force nous est bien d'examiner quel il est. Or nous constatons qu'il est vague. Ou plutôt, il y en a plusieurs, et qui sont vagues les uns et les autres, soit dans leur conception, soit dans leur dessin, soit dans leur conception et leur dessin. 51:101 De ce vague général nous avons cherché, et découvert sans peine, les raisons : -- le tissu social n'est pas homogène ; l'organisation du pouvoir se réalise dans des structures différentes selon les secteurs de la société, selon la nature des groupe­ments, selon la dimension des groupes et la diversité de leurs éléments composants, etc. ; -- le modèle démocratique qui a pris corps dans le contexte politique semble s'adapter difficilement au contexte économique ; -- les problèmes économiques revêtent une telle importan­ce dans le monde moderne que les États nouveaux, pour les résoudre, s'affirment plus généralement « socialis­tes » que « démocratiques » -- comme si le mot « démo­cratie », à cause de son histoire, risquait de privilégier les problèmes politiques, avec leur cortège de réalisa­tions et de discussions institutionnelles, au détriment des problèmes économiques dont la solution est ce qui importe le plus. A la lumière de ces constatations, la réalisation de la démocratie dans l'entreprise ne nous apparaît plus que comme le recours à une image dont, de plus en plus, le contenu pâlit et dont les traits s'estompent, pour évoquer le *seul vœu permanent de la personne individuelle à s'af­firmer dans sa plénitude au sein de toute collectivité* -- en l'espèce, au sein de l'entreprise. De l'*idée* originelle de la démocratie -- celle que four­nissent l'étymologie et l'Histoire -- on ne peut guère retirer davantage qu'un droit des échelons inférieurs à *exercer une certaine action face aux échelons supérieurs auxquels ils sont subordonnés* dans l'exercice de leur activité. Mais quelle action ? #### *Pouvoir et Liberté* Si nous nous plaçons au niveau d'un individu appartenant à un échelon inférieur de l'entreprise -- tout échelon étant d'ailleurs inférieur à quelque autre -- que peut-il désirer (en ce qui concerne le Pouvoir) ? 52:101 Il peut désirer la triple reconnaissance : 1 -- de *droits contre le Pouvoir*, 2 -- de *droits au sein du Pouvoir*, 3 -- de *droits sur le Pouvoir*. Cette analyse, notons-le au passage, vaut pour toute situation individuelle au sein de toute collectivité quelle qu'elle soit. 1\) Par « droits contre le Pouvoir » nous entendons les droits personnels opposables en toute hypothèse au Pouvoir. Dans la Société politique, ce sont tous les droits que définit la loi et d'abord les « droits de l'homme et du citoyen », considérés, dans leur généralité, comme des droits naturels mais précisés, dans leur contenu concret, par la Loi. Dans l'entre­prise, ce sont les droits du salarié, tels que les défi­nissent la Loi et les conventions collectives. Ces *droits* sont des *libertés* -- la liberté étant, pour tout sujet, la possibilité de disposer de ses propres capacités sans être contraint par un pouvoir extérieur. 2\) Par « droits au sein du Pouvoir » nous entendons l'ensemble des droits qu'évoque assez bien le mot « participation ». Tandis que les droits *contre* le Pouvoir sont en quelque sorte *négatifs*, les droits *au sein* du Pouvoir sont *positifs*. Les droits *contre* le Pouvoir constituent un rem­part contre le Pouvoir. Les droits *au sein* du Pouvoir sont l'expression d'une coopération au Pouvoir. Le Pouvoir est un Janus *bifrons*. D'une part, il s'exprime par des hommes qui sont en situation d'établir des règles et de donner des ordres, et à cet égard il y a distinction, séparation, entre les titu­laires du Pouvoir et ceux qui sont soumis au Pou­voir. C'est cette situation qui postule la définition de droits contre le Pouvoir. Mais d'autre part, le Pouvoir n'est que l'expression visible de l'organisation socia­le -- pas d'organisation sans Pouvoir, pas de Pouvoir sans organisation -- et à cet égard tous les membres du groupe ont vocation à *participer* à cette organi­sation. Car ils ne sont pas des rouages mécaniques de l'organisation, ils en sont les éléments conscients. C'est cette réalité qui fonde les droits *au sein* du Pouvoir. 53:101 3\) Enfin par « droits *sur* le Pouvoir » nous entendons les seuls droits qu'on peut rattacher à la notion de « démocratie ». Il s'agit des droits manifestant la *subordination des gouvernants aux gouvernés*, nor­malement par la voie de leur désignation (élection) éventuellement par toute autre voie (ratification, répudiation, contrôle, etc.). A vrai dire, entre les droits *au sein* du Pouvoir et les droits *sur* le Pouvoir il n'y a que la différence des concep­tions métaphysiques relatives au fondement et à la légiti­mité du Pouvoir. Car, concrètement, les droits au sein du Pouvoir s'étendent à tout le Pouvoir, et n'excluent aucun mode d'expression. Ni l'élection, ni le contrôle ne leur échappent. Dès l'instant qu'on a compris que le phénomène du Pouvoir est inhérent à l'organisation sociale, tous les droits qu'exige une organisation saine sont pour ainsi dire co­extensifs au phénomène du Pouvoir, sans en excepter même ceux que nous avons appelés droits *contre* le Pouvoir. Pouvoir et Liberté sont l'avers, et le revers d'une même médaille. L'organisation de la Société peut être conçue comme l'organisation de la Liberté aussi bien que comme l'organisation du Pouvoir. Il s'agit toujours d'un aménage­ment des relations entre les deux aspects de la Personne -- son aspect individuel et son aspect social -- au bénéfice conjoint de l'individu et de la Société. Mais comme la néces­sité sociale fait toujours apparaître le fait du Pouvoir, la notion de liberté tend à se vider de son contenu positif pour ne révéler que sa valeur négative. La liberté est contre. Elle est, face au Pouvoir, contre lui. Si le Pouvoir est ressenti comme la plus désagréable des contraintes, c'est qu'il se charge d'une valeur mauvaise de plénitude positive à l'égard de la personne, mais il n'est que le mode de la liberté du groupe (nécessaire à la liberté de la personne). La Liberté est le Pouvoir de la *personne individuelle* contre la *personne sociale* (ou de tout échelon inférieur contre les échelons supérieurs). Le Pouvoir est la Liberté de la per­sonne sociale contre la personne individuelle (ou de tout échelon supérieur contre les échelons inférieurs). La Liberté sans le Pouvoir serait anarchie. Le Pouvoir sans la Liberté serait tyrannie. 54:101 L'organisation de la société, c'est le bon aménagement de la Liberté ou, ce qui revient au même, le bon aménagement du Pouvoir. On le dirait mieux au pluriel : le bon aménagement des libertés et des pouvoirs. Toute liberté d'un groupe intermédiaire est un pouvoir du groupe face aux pouvoirs supérieurs. Tout pouvoir intermédiaire est une liberté du groupe superposée aux libertés inférieures. Les deux seuls points fixes où les notions de liberté et de pouvoir prennent un sens (apparemment) exclusifs sont la *Liberté individuelle* et le *Pouvoir étatique,* parce que, d'une certaine manière il n'y a, d'un côté, rien au-dessous, et de l'autre, rien au-dessus. C'est pourquoi, quand on pense, avec des majuscules, à la Liberté et au Pouvoir, on se réfère inconsciemment à la Liberté individuelle et au Pouvoir étatique. On voit très bien cette identité substantielle du Pouvoir et de la Liberté quand on considère la dimension des groupes sociaux ou leur échelonnement. Si nous reprenons, par exemple, l'exemple des coopératives que nous évoquions plus haut, nous avons vite fait de nous apercevoir de la différence qui existe entre une coopérative groupant vingt personnes et une autre en groupant vingt mille. Dans le premier cas, le Pouvoir qui existe au sein de la Coopérative (son président) est principalement ressenti par les coopé­rateurs comme le renforcement de leur liberté propre, qu'il personnifie en quelque sorte. Ce pouvoir social leur apparaît comme leur propre liberté hypostasiée face aux pouvoirs sociaux extérieurs qui leur sont une contrainte. Ce senti­ment perd de sa force et de sa pureté dans la très grande coopérative. D'un côté, le pouvoir social (président, direc­teur, conseil d'administration) apparaît bien aux coopé­rateurs comme l'expression et la protection de leur propre liberté personnelle, mais d'un autre côté, ils le ressentent comme un pouvoir contraignant auquel, souvent, ils ne seront pas fâchés que d'autres pouvoirs, extérieurs ou supérieurs, fassent contrepoids. De même le pouvoir d'un syndicat de base sera ressenti par les syndiqués comme une liberté collective, tandis que le pouvoir de la fédération ou de la confédération syndicale sera ressenti, à certains égards, comme une protection, à d'autres égards comme une contrainte. Cette analyse, qu'on fait aisément à partir de l'individu, on la ferait de la même façon à partir des groupes subal­ternes. Mais à l'inverse, si nous partions du sommet, en raisonnant en terme de Pouvoir, nous verrions que, de haut en bas, un Pouvoir supérieur peut se considérer comme brimé ou paralysé dans les obligations de sa fonction par les libertés (les pouvoirs) des échelons inférieurs. 55:101 En bref, à mesure qu'une société est plus vaste et plus complexe ; on se trouve en présence d'une imbrication de libertés et de pouvoirs qui exige une organisation très difficile à réaliser pour que soient respectés tout à la fois l'or­dre, la justice et l'efficacité, dans une valorisation simul­tanée de la personne individuelle et de la personne sociale, par l'aménagement le meilleur de toutes les libertés et de tous les pouvoirs. Quand on parle de la démocratie dans l'entreprise on met donc en cause toute l'organisation de l'entreprise, c'est-à-dire tout le jeu complexe des libertés et des pouvoirs qui ont à s'y manifester. Mais tantôt cette mise en cause sera parfaitement consciente, tantôt elle sera inconsciente quand on ne pensera qu'à la désignation « démocratique » des dirigeants. En fait, l'entreprise est un organisme si délicat, si diversifié, si sensible aux phénomènes extérieurs, si étroi­tement soumis à la multiplicité des impératifs techniques et économiques dans un environnement mouvant et chan­geant, que les procédures démocratiques de désignation du Pouvoir (de type coopératif) en sont pratiquement exclues. D'un point de vue réaliste, on se voit obligé de distinguer les aspects *sociaux*, *techniques* et *économiques.* Au plan *social*, l'organisation du pouvoir dans l'entre­prise se confond presque avec l'organisation des libertés. Les salariés doivent avoir des *droits personnels* pouvant se fortifier par ceux de groupes constitués en personnes mora­les ou constituant des collèges pour élire des représentants auprès du Pouvoir. Il appartient à la Loi et aux conventions collectives d'assurer ces libertés. Au plan *technique*, la compétence est reine. Si on peut envisager certains modes de *désignation aux fonctions* par élection on cooptation, ce n'est que dans des cas rares et pour des groupes très restreints. En fait, la nomination s'impose. Par contre, en ce qui concerne l'exercice du pou­voir, la *participation* peut être largement développée par la mise en œuvre de tous les procédés qui sont aujourd'hui bien connus et dont traitent largement congrès, livres et articles. 56:101 Au plan *économique,* l'organisation du pouvoir dans l'entreprise exclut pratiquement la *désignation* de bas en haut. Les seules exceptions sont celles du « secteur coopé­ratif » (avec les réserves ci-dessus indiquées). Mais la *participation* au pouvoir économique peut se manifester sous des formes diverses : gestion budgétaire, consultation des compétences, délégation de pouvoirs financiers et com­merciaux, information développée, etc. #### *Entreprise, métier et profession* Plus on examine le problème de « la démocratie dans l'entreprise », plus il apparaît sans solution pour autant, répétons-le inlassablement, qu'on donne au mot « démo­cratie » son sens étymologique et originel d'auto-gouver­nement c'est-à-dire de subordination des dirigeants aux dirigés par l'élection et le contrôle directs. On met parfois en avant l'exemple de la co-gestion alle­mande et de l'autogestion yougoslave. Mais ces deux expé­riences appellent les observations suivantes. En ce qui concerne la *co-gestion allemande,* elle ne peut, de toute façon, être considérée que comme un mode de partage du pouvoir -- son nom l'indique -- et non comme une forme de démocratie réelle. Elle affecte un secteur -- le charbon et l'acier -- qui, pour de multiples raisons, n'est pas particulièrement représentatif de l'ensemble de l'acti­vité industrielle. Elle a été mise en place en 1947, c'est-à-dire à une époque où les revendications n'étaient pas de mise dans l'Allemagne occupée, ce qui a permis aux diri­geants patronaux de gouverner en fait le système. Bref, tout ce qu'on en sait permet de penser qu'elle n'a guère *plus* de signification « démocratique » que nos propres nationalisations. En ce qui concerne *l'autogestion yougoslave*, elle apparaît comme une réalisation plus souple et plus décen­tralisée que la planification soviétique. De quel succès véri­table peut-elle se prévaloir ? A travers tout ce qu'on a écrit sur elle, on le voit mal. Dans la mesure où elle n'est pas un échec total, il semble que sa relative réussite soit due aux pouvoirs suffisants dont disposent les dirigeants d'entre­prise. Autrement dit, la démocratie y est plus formelle que réelle ([^27]). 57:101 L'erreur radicale que commettent les partisans de l'en­treprise démocratique tient au fait qu'ils considèrent (inconsciemment) l'entreprise comme une *donnée*, et une donnée *fixe*, *un cadre statique et permanent* de l'activité du travailleur. Or il n'en est rien. Ce qui est permanent, sinon statique, c'est la réalité économique considérée dans son ensemble, non l'entreprise. L'État est un cadre permanent, l'entreprise non. Un individu fait partie d'un pays pour sa vie entière. Le pays ne bouge pas ; et le statut de « natio­nal » est lui-même invariable. On est *citoyen* politique, on n'est pas citoyen économique ou du moins on n'est pas citoyen *d'une entreprise.* Si on voulait concevoir une « citoyenneté économique », ce serait un statut personnel de travailleur, plus ou moins qualifié. Ce serait la « propriété du métier », ou la « pos­session d'état », analogue à ce qui existait au temps du régime corporatif, ce ne serait pas une citoyenneté d'entre­prise. C'est le *métier* qui spécifierait cette citoyenneté éco­nomique, ce ne serait pas l'appartenance à une entreprise. Un individu pourrait avoir la citoyenneté économique com­me ajusteur, il ne l'aurait pas comme ouvrier de Renault ou de Citroën. Simplement cette citoyenneté pourrait-elle s'étendre du *métier* à la *corporation*, comme le langage populaire le pressent : la « corporation du livre », la « corporation du bâtiment » etc. ; on travaille « dans le textile », « dans la métallurgie », « dans l'automobile » ; on est « mineur », ou « cheminot ». La citoyenneté économique qui vous accompagne toute la vie comme la citoyenneté politique c'est celle du *métier ou* de la *profession-corporation,* ce n'est pas celle de *l'entreprise.* 58:101 Comme la société politique, la société économique est une réalité permanente, mais à la différence de la société politique elle ne s'inscrit pas dans un cadre immuable. L'État, la commune ont une circonscription territoriale. L'individu s'y trouve incorporé soit pratiquement pour toujours -- l'État soit pour une longue durée -- la commune. L'intérêt de la bonne gestion de l'État ou de la commune est sensible à tous de manière identique, même si les intérêts des uns et des autres sont différents (ce qui est la raison des classes et des partis). Le procédé démocra­tique de l'élection trouve donc là une application normale. Les citoyens nomment des dirigeants pour régler les moda­lités d'exercice de leurs propres libertés. Il en va différemment de la société économique. En tant qu'elle doit obéir à des règles, c'est l'État qui fixe ces règles. En tant qu'elle est réalité d'action, elle obéit aux lois natu­relles de son dynamisme propre. Vouloir assimiler l'entreprise à une structure politique, comme fait par exemple M. Bloch-Lainé qui l'assimile à la commune, c'est aller contre sa nature, contre son essence même. Certes on peut s'installer dans une commune ou en sortir (quoique ces mouvements de migration soient lents et ne concernent en temps normal qu'une petite fraction d'habitants), mais la commune, elle, ne bouge pas et ses problèmes de gestion, pour importants qu'ils soient, sont peu nombreux et toujours de même nature. Au contraire, tout bouge et tout change à perpétuité dans l'entreprise. Elle naît, elle vit, elle s'accroît, elle diminue, elle fusionne avec d'autres, elle renouvelle ses procédés, elle embauche, elle débauche. Elle est, comme le *Nautilus* du capitaine Nemo, *mobilis in mobili.* Elle est donc tout entière sus­pendue à un chef qui en est le cœur et le cerveau. Un cadre fixe de contraintes -- lois, règlements, conventions collectives -- peut circonscrire la liberté du chef, mais ce qui reste de cette liberté doit avoir un caractère absolu car c'est la condition *sine qua non* de sa réussite. Le bien commun qu'il doit servir ne peut être réalisé que par la combinaison des contraintes fixes qui lui sont imposées par un système légal, et de sa liberté propre. Autrement, c'est la paralysie. 59:101 Aussi bien, qui en doute ? A-t-on jamais trouvé dans une seule entreprise des ouvriers demandant à élire le patron ? Le sentiment général de « ceux de la base » c'est : « Nous ne demandons pas à élire le patron, nous demandons qu'il soit juste. » Comment, d'ailleurs, des salariés pour­raient-ils choisir le patron d'une entreprise qui se crée et qui les embauche ? Et si l'entreprise existe depuis long­temps et qu'elle soit importante, comment pourraient-ils choisir quelqu'un qu'ils ne connaissent pas parmi d'autres qu'ils ne connaissent pas davantage ? Une possibilité d'ap­préciation sur le meilleur patron possible supposerait une entreprise ancienne, pas trop vaste, stable dans ses activités, ayant un personnel dirigeant ancien (donc connu) et un personnel salarié ancien (donc connaissant la maison). Si le cas n'est pas absolument exceptionnel, il n'est du moins pas significatif. Nous voulons dire qu'il ne correspond pas au problème posé : celui d'un progrès social à réaliser conjointement avec le progrès technique dans les entre­prises dynamiques d'une économie en expansion. La vérité, c'est que, *dans le domaine économique, l'en­treprise est précisément le lieu qui exclut la démocratie* (au sens précisé). On peut envisager la démocratie plus bas ou plus haut ; on ne peut l'envisager là. On peut l'envisager plus *bas*, c'est-à-dire à l'atelier, ou au bureau, ou dans n'importe quelle petite unité économique où les personnes peuvent se connaître et juger des qualités de compétence et d'autorité de tel ou tel qu'elles auraient à désigner pour leur commander. On peut l'envisager plus haut, c'est-à-dire hors de l'entreprise, au niveau corporatif ou politique où les sala­riés peuvent avoir à désigner leurs représentants, soit pour établir des règles concernant leur propre catégorie sociale, soit pour participer à l'élaboration de lois économiques et sociales générales, soit pour négocier des conventions col­lectives s'appliquant à toutes les entreprises du secteur en cause. Si la démocratie par en bas n'existe pas, ou n'existe guère, la démocratie par en haut est déjà très développée. Rien n'empêche qu'on la développe encore et qu'on la per­fectionne. Mais on doit bien se rendre compte qu'il ne s'agit plus de « démocratie dans l'entreprise », il s'agit de « démocra­tie industrielle », ou « économique », ou « sociale » -- ce qui est complètement différent. Les modèles les plus évolués en sont le modèle américain et le modèle suédois. Le syndi­calisme est l'instrument majeur de leur efficacité. 60:101 Peut-être estimera-t-on que les entreprises extrêmement vastes acquièrent, du fait de leur dimension, un caractère semi-corporatif. (La « corporation » américaine, c'est en somme une très grande entreprise.) Il est de fait que cer­taines entreprises peuvent presque coïncider avec un carac­tère sectorial de profession : par exemple, les chemins de fer, les mines, le gaz et l'électricité. En ce cas, dira-t-on, ne pourrait-il y avoir démocratisation de l'entreprise -- la mine aux mineurs, les chemins de fer aux cheminots, les postes aux postiers ? C'est une illusion. Nous l'avons dit : la grande entre­prise exclut la démocratie, à moins qu'on ne prenne ce mot dans le sens, tout conventionnel, de l'aménagement des structures le plus propre à valoriser les personnes. L'exem­ple des nationalisations françaises et de la cogestion alle­mande montre bien l'impasse où l'on aboutit dans les tentatives démocratiques menées à cette échelle. On est en droit de préférer celui de la Général Motors ou de l'IBM. A supposer qu'on trouve des formules plus démocratiques que la nationalisation ou la cogestion, elles déboucheraient nécessairement dans le corporatisme, au sens le plus fâ­cheux du mot, c'est-à-dire au sens d'une coalition des inté­rêts des membres de l'entreprise au détriment de la collec­tivité économique et de la collectivité nationale. On aurait ainsi tous les inconvénients du monopole, sans en avoir les avantages. Comme, d'autre part, ces entreprises-corporations correspondent normalement à des activités de base ayant un certain caractère de service public, le détriment général serait particulièrement grave. En elle-même, la tendance à la démocratisation écono­mique constitue une tendance au corporatisme (de mauvais aloi) ([^28]). La raison en est simple. Comme ce qui intéresse très légitimement les salariés, c'est, non pas le gou­vernement des entreprises, mais leur niveau de vie (hauts salaires), et leur sécurité. (plein emploi), ils s'efforce­ront toujours d'atteindre ce double objectif. 61:101 Dans la me­sure où leur effort est poursuivi par la voie syndicale au sein d'une économie de marché, cet effort constitue un « challenge », un défi porté au patronat et est générateur d'efficacité économique et sociale. Dans la mesure, au con­traire, où ils peuvent eux-mêmes atteindre leur objectif par l'exercice du pouvoir économique, ils sont enclins à « se servir » immédiatement au détriment des secteurs plus faibles, au détriment de la collectivité nationale, et finale­ment à leur propre détriment à long terme. A cet égard, la comparaison qu'on peut faire entre le système américain et nos nationalisations montre bien deux orientations pos­sibles. On ne voit pas que la seconde soit ni meilleure, ni plus « démocratique » que la première. #### ***L'entreprise démocratique : un mythe*** Il nous semble inutile de prolonger ces observations. Elles suffisent amplement à montrer que l'idée de la « dé­mocratie dans l'entreprise » n'est qu'un mythe pour au­tant, précisons-le sans nous lasser, qu'on donne au mot « démocratie » son sens étymologique et originel d'auto-gouvernement. Il ne peut y avoir d'entreprise démocratique. On peut simplement envisager, *au sein de l'entreprise*, de petites unités homogènes (atelier, bureau) fonctionnant démocratiquement. Le thème démocratique ne trouve son application à l'en­treprise que de deux manières : -- Ou bien on donne au mot « démocratie » le sens que lui donne M. Eichenberger d' « ensemble de valeurs qui concerne la sauvegarde et l'épanouissement de la Personne dans un contexte social », et alors on est d'accord avec lui que « le contenu le plus substantiel et le plus pratiquement exploitable de la démocratie est la participation ». Il ne reste plus qu'à rechercher et mettre en place les « moyens institutionnels » permettant de réaliser *dans l'entreprise* cette démocratie-participation ([^29]). -- Ou bien on veut garder du mot « démocratie » l'idée d'une subordination quelconque des dirigeants aux dirigés sans qu'il s'agisse pour autant d'auto-gouvernement, et alors on peut concevoir un *contrôle du Pouvoir*, mais indi­rectement, *par une source extérieure à l'entreprise*. 62:101 Il peut y avoir toute sorte de contrôles s'exerçant sur le chef d'entreprise. Rien n'empêche qu'un de ces contrôles émane d'un organisme représentant les travailleurs. Il ne s'agit pas en l'espèce d'un contrôle exercé directement par les salariés de l'entreprise sur la direction, mais d'un contrôle exercé, par exemple, par une organisation syn­dicale, soit en vertu d'un droit que lui donnerait la loi, soit en vertu d'un accord passé entre l'organisation patronale et l'organisation syndicale. Bien entendu, il ne faudrait pas qu'un contrôle de ce genre fût tel qu'il pût paralyser le chef d'entreprise. Mais nous ne considérons pas ici le degré possible du contrôle, nous indiquons seulement une *voie possible* de « démocra­tisation » de l'entreprise, au sens que ce mot évoque à la plupart. #### ***La démocratie économique*** De même que ce n'est que par les organes situés à l'exté­rieur de l'entreprise qu'on peut envisager un certain con­trôle « démocratique » du Pouvoir dans l'entreprise, de même l'ensemble des aspirations au Pouvoir que résume le mot « démocratie » ne peuvent se réaliser que dans des structures extérieures et supérieures à l'entreprise. Ici nous abordons le domaine immense dont il est ques­tion quand on parle de démocratie industrielle, ou de démo­cratie économique, ou de démocratie sociale ces diverses épithètes recouvrant, selon les auteurs, le même champ de réflexion ou au contraire des champs différents. Nous n'entrerons pas dans l'examen des problèmes que soulève l'organisation « démocratique » de l'Économie considérée dans sa totalité. Ce serait sortir de notre sujet. Nous nous contenterons des observations suivantes. Il n'y a que deux voies d'accès à la « démocratie écono­mique » (nous choisissons l'épithète « économique » de pré­férence aux autres mais sans l'opposer aux autres). 63:101 La première est la voie économique proprement dite C'est celle qui concerne la propriété. Aussi longtemps que l'argent sera le nerf de l'activité économique, aussi long­temps que le capital sera l'instrument privilégié de la création des entreprises, c'est la possession de l'argent, la possession du capital qui permettra d'exercer le pouvoir économique. Quand les salariés prendront en mains la ges­tion de leur épargne pour en faire la gestion d'un capital productif, ils acquerront un pouvoir économique considé­rable. C'est la voie la plus sûre. Les salariés américains et allemands s'y sont déjà largement engagés. Les salariés français y répugnent, faute d'information. La seconde voie est la voie politique. C'est celle qui concerne la législation. Les conditions de l'activité économique et de la vie des entreprises peuvent être modifiées par les lois. Dans les organes paritaires de la profession, au Plan, au Conseil économique, au Parlement, au Gouver­nement, les salariés disposent des mêmes moyens que les autres citoyens. Leur nombre rendra ces moyens d'autant plus puissants qu'ils les valoriseront par une action cohé­rente, fondée sur une connaissance exacte des réalités éco­nomiques et des lois naturelles du corps social. A cet égard, ce qui constitue le plus grand obstacle à la réalisation des aspirations que recouvre le mot « démo­cratie », ce sont les illusions qu'il véhicule. On vise à la justice, à la liberté, à l'efficacité, et on s'imagine que si on se gouvernait soi-même on obtiendrait automatiquement tous ces biens. Mais nous avons montré que l'auto-gouver­nement est une notion qui tend à s'évaporer à mesure que le groupe social est plus nombreux. Le vrai problème, est toujours celui de l'organisation du Pouvoir ; celle-ci ne se résout jamais à la simple subordination théorique et formelle des dirigeants aux dirigés. Bien mieux : plus les dirigés sont réduits, par leur nombre même, à une réalité de masse, plus le Pouvoir qui en tire son origine est des­tructeur de la justice et de la liberté. Quant à l'efficacité, elle ne réapparaît, éventuellement, que si le Pouvoir est dictatorial. Mais ce n'est pas à quoi l'on aspirait en deman­dant la démocratie. Il est surprenant que, dans une époque comme la nôtre où l'idée de progrès règne universellement, on ne soit pas davantage sensible au fait que le progrès du vivant est toujours lié à une plus grande différenciation des fonctions qu'il intègre. Ce n'est que dans les types les plus élémen­taires d'animalité que toutes les fonctions sont confondues. Au fur et à mesure qu'on monte dans l'échelle de la vie, la conscience et la liberté vont de pair avec la complexité. 64:101 C'est un phénomène que Teilhard de Chardin a analysé avec prédilection et sur lequel tout le monde peut être d'accord avec lui. Quoiqu'on ne puisse assimiler les corps sociaux aux corps individuels, leur développement est cepen­dant analogue sur ce point. L'observation des sociétés en témoigne à l'évidence. Pour prendre un exemple dont les données sont familières à tous, qui ne voit qu'un État où les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire seraient confon­dus serait un État privatif de toute liberté ? Dans la matière qui nous occupe, il est incontestable que la première condition du progrès social est la différenciation des secteurs politique et économique. A cet égard, on pourrait distinguer (et opposer) deux tendances : la tendance marxiste et la tendance proudhonienne. La tendance marxiste est celle de la confusion du Poli­tique et de l'Économique, dans l'espoir d'aboutir à la dis­parition de l'État par la substitution de l' « administration des choses » au « gouvernement des hommes ». Cette ten­dance est apparue à des foules innombrables comme la promesse de la plus pure « démocratie ». On connaît le résultat. L'efficacité scientifique, technique et militaire est bien atteinte, car c'est une efficacité que toute dictature peut toujours obtenir. Mais l'efficacité économique, celle du bien-être individuel et familial, n'est que très relative. Quant à la justice et à la liberté, mieux vaut n'en pas par­ler. Ce n'est que dans la mesure où, après des décennies, le totalitarisme recule et que réapparaissent les phénomènes de propriété et de contrat que, peu à peu, on voit réapparaître aussi, dans les régimes communistes, le bien-être, la justice et la liberté. La seconde tendance, la tendance proudhonienne, s'observe -- sans d'ailleurs que Proudhon y soit pour rien -- dans les régimes occidentaux, surtout anglo-saxons. Elle consiste essentiellement dans la séparation du Politique et de l'Économique. Pour Proudhon, il s'agissait d'établir côte à côte et d'étayer l'une par l'autre la démocratie poli­tique et la « démocratie industrielle ». 65:101 « La clé de toute la socio-économie proudhonienne, écrit M. Jean Bancal ([^30]), est la distinction établie entre société économique et société politique. L'organisme écono­mique qu'est la société économique et le corps politique qu'est l'État sont des réalités collectives qui doivent être constituées séparément » (p. 828). « Effectuée indépendamment de l'État, « l'organisation des forces économiques sous la loi suprême du contrat » (Proudhon) sera donc le principe directeur de cette « constitution sociale » qui n'est autre que l'institutionnalisation de la société économique prise dans son ensemble, c'est-à-dire l'instauration de la démocratie industrielle » (p. 829). La fonction princi­pale de la propriété est une fonction socio-politique. Elle est avant tout destinée à assurer l'autonomie de la société économique et de ses membres par rapport au pouvoir absorbant de l'État. « Servir de contrepoids (dit Proudhon) à la puissance publique, balancer l'État, par ce moyen assu­rer la liberté individuelle, telle sera donc dans la sphère politique la fonction principale de la propriété... La pro­priété est le contrepoids naturel, nécessaire, de la puissance politique » (p. 830). A partir de là, on imagine facilement le déroulement du raisonnement proudhonien. Il ne regrette pas la société anonyme, « mais il la voit comme un point de départ. La communauté d'entreprise doit progressivement devenir pro­priétaire du capital, tandis que les capitalistes originels deviennent progressivement obligataires. Ainsi se trouve réalisée l'entreprise démocratique au sein de la démocratie industrielle et de la démocratie politique. Ce schéma nous semble aujourd'hui dépassé pour des raisons que nous avons dites ailleurs ([^31]), mais il est susceptible de correc­tion, précisément parce qu'il s'inscrit dans la ligne de cette vérité sociologique fondamentale : la nécessaire différenciation des activités, des secteurs et des structures de la société, et pour commencer la différenciation de l'Écono­mique et du Politique. Si nous évoquons Proudhon, ce n'est pas parce que sa pensée est, en ce point, d'une originalité extrême. En fin de compte, c'est la pensée traditionnelle. Mais elle prend chez lui un éclat révolutionnaire par la violence de l'expres­sion, l'application aux réalités économiques modernes, et le vœu déclaré de « démocratie ». 66:101 Comme Proudhon et Marx sont les deux noms les plus représentatifs de l'opposition radicale au capitalisme indi­vidualiste et libéral du XIX^e^ siècle, et comme le courant proudhonien n'a jamais cessé d'exister, quoique souterrain, dans le syndicalisme français, il ne serait pas mauvais que les salariés (sans parler des patrons et des intellectuels) aillent s'y retremper. A rabâcher indéfiniment les termes magiques d' « entreprise démocratique », « planification démocratique », « démocratie économique », on ne fait que s'enliser dans l'étatisme et la sclérose du plus mauvais corporatisme, dans le climat général d'un marxisme dilué. La voie du progrès économique et social, c'est-à-dire de la justice, de la liberté et de l'efficacité, est autre. Elle est celle d'une reconnaissance préalable de la diversité infinie des tâches ; des compétences et des droits, en vue d'une organisation dynamique des pouvoirs et des libertés per­mettant à chacun de se réaliser pleinement dans la double vocation, individuelle et sociale, de la personne humaine. Louis SALLERON. 67:101 ### A propos de la psychanalyse au couvent *Notes sur les techniques de diagnostic\ en psychologie et psychothérapie* APPLIQUÉE À L'HOMME, aucune technique n'a le droit de faire abstraction de sa dignité de personne, on peut même dire, à un niveau moins métaphysique, de faire abstraction du tout, un et vivant, sur lequel on opère. Même au simple niveau du test scolaire, ou professionnel, une application brutale, purement mécanique d'un test peut enlever toute valeur à ses résultats. A fortiori quand il s'agit de techniques plus complexes comme *les examens psychologiques en vue d'étudier une vocation.* En plus du risque d'erreur, un usage maladroit peut perturber plus ou moins gravement le psychisme des sujets étudiés. Et quand il s'agit d'actes surnaturels, comme par exemple la décision d'une vocation, la tentation est toujours là, pour le psycho­logue, de la méthode « réductrice » : parce que la vocation présente des composantes humaines, naturelles (par exem­ple dans le cas d'une vocation contemplative, un élément d'introversion marquée) il conclura que la vocation *n'est que l'effet* de l'introversion. Et s'il est incroyant, il ne peut faire autrement. Mais s'il est croyant, comment peut-il dire « *n'est que* » ? C'est nier la grâce, la liberté. Par contre une étude respectueuse du sujet, de sa liberté, de la grâce, qui ne prétend pas décider d'une vocation, mais préciser les données naturelles d'une question, et en particu­lier déceler des obstacles éventuels à une vie religieuse ou sacerdotale (défauts graves du jugement, pulsions sexuelles anormales, agressivité exagérée ; etc.) est éventuellement valable et peut rendre quelques services. 68:101 Les *thérapies des troubles psychiques* sont nombreuses. D'abord certains troubles psychiques sont d'origine orga­nique (maladies du cerveau, de la moelle épinière, intoxi­cation subséquente à des maladies infectieuses...)*. Le trai­tement sera médical.* Certains troubles psychiques, même d'origine qui sem­ble non organique, cèdent à des *traitements pharmaceuti­ques* (« psychopharmacologie »). « En ce qui concerne les accidents hystériques ou pithia­tiques, il est paradoxal d'utiliser des mois et des mois de psychanalyse alors que le scopochloralose permet le plus souvent de guérir de tels accidents en une journée » (D^r^ H. Baruk, *Nouv*. *Litt.* 4-XI-60, p. 10, 3^e^ col.). Les traitements *psychothérapeutiques* sont extrême­ment variés. L'impression d'un profane qui essaie de s'in­former est qu'il y a autant de systèmes que de psycho­thérapeutes, et que cela vient de ce que la personne du psychothérapeute a beaucoup plus d'importance que le sys­tème qu'il emploie. D'ailleurs actuellement on souligne partout l'importance du rapport interpersonnel qui doit s'établir dans l'acte médical le plus banal entre le client et le médecin. Mais il est clair que la personne du théra­peute agit tout entière, et non pas uniquement, en lui, le technicien d'un procédé. Cela est évident chaque fois que la thérapie se veut directive, influençante. Mais c'est encore vrai dans les thérapies non-directives. \*\*\* En ce qui concerne spécialement la psychanalyse, toutes les écoles (Jung, Freud, éclectiques...) insistent sur la neu­tralité que doit garder l'analyste vis-à-vis des associations, récits de rêves qu'apporte l'analysé. Mais en même temps, elles affirment le rôle que joue la personnalité entière de l'analyste. Par exemple Karl Stern « La 3^e^ Révolution », pp. 213-214 : 69:101 « Le facteur essentiel de la guérison et le principe même de toute analyse, c'est la rencontre de deux êtres humains, et cette rencontre est faite aussi de sous-entendus, de silences (...) Pour n'être pas explicitée, la philosophie d'un tel rapport n'entre pas moins en jeu, c'est-à-dire que la philosophie de l'analyste ne compte pas pour peu dans l'orientation de la cure » (...) « L'attitude morale du médecin joue un rôle fondamental... C'est pourquoi une psychanalyse, qu'elle soit freudienne, jungienne ou toute autre, est tout à fait différente selon qu'elle est menée dans une perspective hédoniste ou dans une atmosphère évangé­lique bien que de cela il puisse fort bien ne jamais être question. » On sait l'attitude vigoureusement hostile au freudisme qu'a prise le d'H. Baruk dans une controverse récente. Voici comment il décrit le rôle de l'analyste freudien : « ...Le psychanalysé se trouve entre les mains du psy­chanalyste comme une proie sans défense... » (*Nouvelles Littéraires*, 4-XI-65, p. 10, 1^e^ col.) Mais un des adversaires du D^r^ Baruk, le D^r^ Berno, dans une réponse, écrit lui-même : « Il s'agit moins d'appliquer les schèmes freudiens pour expliquer au malade les motifs réels de sa conduite que de manipuler avec adresse les liens obscurs et puissants qui se nouent entre l'analysé et son analyste. C'est là, dans (...) le transfert que revivent les anciens conflits et qu'ils se résolvent, le psychanalyste sachant mieux que les per­sonnages réels du drame ce qu'il faut faire ou ne pas faire. Il est plus difficile d'acquérir la maîtrise de ces rapports médecin-malade dont on découvre la présence dans l'acte médical le plus quotidien, le plus élémentaire, et dont l'im­portance se révèle chaque jour plus grand » (*Nouvel Obser­vateur*, 3-XI-65). On voit donc ce qu'il faut penser de la thèse selon laquelle, même pour un malade catholique, il vaut mieux que l'analyste soit un non-croyant, parce qu'il sera plus objectif, plus froid. Il ne faut pas oublier que Freud lui-même fut franchement athée, hostile à la religion et à la morale. Dans ses écrits, et de plus en plus nettement jus­qu'à la fin de sa vie, il s'efforçait d'en montrer l'origine purement psychique et névrotique : « Les religions de l'hu­manité doivent être considérées comme des délires collec­tifs » (Malaise dans la civilisation, in *Revue de Psychana­lyse,* t. VIII, n° 4, p. 709). Cela n'ôte rien à la valeur éven­tuellement scientifique de ses découvertes, et à la valeur éventuellement thérapeutique de sa méthode, mais cela doit mettre en garde contre son système, sa doctrine (cf. les deux volumes de R. Dalbiez : « La *méthode* psychana­lytique et la *doctrine* freudienne »). 70:101 Un analyste imprégné de *doctrine* freudienne, sans même le vouloir, ébranlera dans un sujet croyant, en même temps que les complexes d'origine infantile dont il souffre, les racines mêmes de sa foi et de ses convictions morales, en les lui montrant comme relevant de la même genèse névrotique. A plus forte raison, si l'analyste est volontairement hostile à la religion et se fait de sa technique une arme de combat, comme on a le droit de le supposer au sujet du Dr Berno, qui écrit, en conclusion à l'article déjà cité : « La psychanalyse dérange les idées reçues. Elle offre une image de l'homme qui offen­se les esprits religieux, et que les conventions morales veulent nier coûte que coûte. De là l'hostilité et la méfian­ce... (Mais) c'est là faire le jeu des bien-pensants et se mettre dans les rangs des défenseurs de l'*Ordre Moral.* » \*\*\* Une psychanalyse vraie (celle qui se caractérise par la remise au jour de souvenirs anciens qui ont été refoulés, de traumas ou de pulsions restés inconscients) va contre un processus *naturel* (celui de l'oubli, ou du maintien dans l'inconscient de tout un monde de pulsions). C'est une opé­ration qui a par conséquent ses risques. Il ne faut les courir que dans un danger proportionné, pour combattre une maladie. Infliger cette opération à un être en bonne santé (c'est-à-dire dont l'équilibre psychique est satisfai­sant) est une imprudence grave. Des techniques de groupe (nommées abusivement psy­chanalyses), comme il semble que ce fut le cas à Cuerna­vaca (les sujets par groupes de huit) peuvent peut-être être appliquées à des sujets normaux pour en étudier des possibilités, des aptitudes jusque là insoupçonnées. Mais même là il y a des dangers qui ne restent pas théoriques. On connaît des cas de personnalités gravement atteintes par la pratique inconsidérée de techniques de groupes. \*\*\* 71:101 Dans le flot de littérature journalistique suscité par l'affaire de Cuernavaca, la rubrique des « informations religieuses » du *Figaro* a eu sa part. Son chroniqueur a pris parti « pour » et n'a pas craint d'écrire : « La psycha­nalyse a pour but de libérer l'homme de son sur-moi. » Cette phrase suggère que son auteur ne sait pas de quoi il parle, comme il arrive le plus souvent dans les journaux. Le « sur-moi » n'est pas, dans le système freudien, une maladie ni quelque chose dont on devrait être « libéré » : c'est un aspect du « moi » qui résulte d'une identification aux parents, par laquelle l'autorité de ceux-ci n'est plus sentie comme extérieure mais est intériorisée. C'est le début de la conscience morale (ou si l'on préfère son substratum inconscient). Le processus qui y aboutit est universel et normal : c'est son absence qui peut produire des troubles graves (fixation à la mère, perversions morales). Il peut seulement arriver que le « sur-moi » soit trop dur, trop cruel, à l'image d'un père trop rigide : et alors la psycha­nalyse se propose de le détendre et non de le dissoudre. L'homme normal, tout en n'étant certes pas le complexé d'un sur-moi abusif, n'est pas davantage un homme qui aurait liquidé son sur-moi et s'abandonnerait aux forces obscures de la vie. On peut faire une remarque analogue concernant un article récent du P. Rideau sur « Les valeurs humaines », paru dans *Prière et Vie,* revue de l'Apostolat de la Prière, numéro du 1^er^ janvier 1966. Cette revue n'est pas un jour­nal, mais il lui arrive de tomber au niveau journalistique le plus bas ([^32]). En effet, pour encourager le chrétien à vivre hardiment dans le monde, le P. Rideau croit bon de conseil­ler de pratiquer sans crainte « l'extraversion » et de fuir « l'introversion qui mène à la schizoïdie ». Ces notions d'introversion et d'extraversion sont empruntées à Jung, chez qui elles désignent deux attitudes fondamentales qui sont normales et complémentaires. Pour Jung, si une atti­tude purement introversée mène en effet à la névrose obses­sionnelle, à la schizoïdie, en revanche un attitude purement extravertie conduit à une autre névrose, l'hystérie, qui est fuite de soi, précisément, dans le monde extérieur et l'action. On ne saurait trop s'élever contre un emploi aussi abu­sif d'expressions techniques au mépris de leur sens défini. Il est vrai que Teilhard de Chardin, dont le P. Rideau se réclame dans l'article en question, a donné l'exemple. PEREGRINUS. 72:101 ### American Way of life *Récit d'une journée universitaire* par Thomas MOLNAR A L'ÉTRANGER on a des notions assez diffuses et même erronées au sujet de l'*American Way of life,* expres­sion que l'on ne cherche même pas à traduire, tant elle est enracinée dans le sol et dans la mentalité améri­cains. Seul un gros bouquin minutieux dans ses descrip­tions et ses commentaires pourrait en expliquer la signi­fication, avec, en appendice, un second volume à la manière de ceux qui se penchent sur « la vie quotidienne » à tel endroit et à tel moment de l'histoire de l'humanité. \*\*\* Cependant, on peut essayer de remplacer ces volumes imaginaires par des textes plus courts qui saisissent la réalité américaine dans ce qu'elle a d'incomparable, je dirais même, d'incommensurable et de spécifique. L'avan­tage est que l'on peut choisir son texte, c'est-à-dire l'épisode qu'il décrit, à n'importe cruel moment et dans des endroits les plus variés : les conclusions retenues seront toujours les mêmes. 73:101 L'autre jour j'étais l'invité de la plus prestigieuse, sinon la plus populeuse Université catholique du pays, la Fordham University de New York, dirigée par les Pères Jésui­tes. L'occasion n'était pas mince : il s'agissait de commé­morer le cent vingt-cinquième anniversaire de sa fondation. Pendant trois jours, conférenciers, « débatteurs », banquets et public se consacrèrent au thème : de « *la responsabilité sociale des étudiants* »*.* Mon tour vint le troisième jour, journée de clôture ; mes fonctions, imprimées dans le joli programme, furent d'écouter la grande conférence de la matinée, puis de diriger l'une des trois sessions où devaient être débattus les propos du conférencier dans le cadre d'une sorte de petite conférence contradictoire entre mon public (des étudiants des deux sexes, des professeurs locaux ou invités, quelques prêtres) et moi-même. Le banquet de clôture allait suivre avec comme nouveau conférencier un Congressman de Washington. Le campus de Fordham est situé dans un quartier au nord de Manhattan, dans le Bronx. J'y fus transporté dès neuf heures du matin par des étudiants conduisant l'une des nombreuses voitures louées pour la durée de ces trois jours par l'Université. Dans la même auto venue me cher­cher à mon domicile prit place un autre dirigeant des débats de la matinée, M. Fred Hechinger, rédacteur des questions d'éducation du *New York Times.* C'est dire le souci de Fordham d'offrir au public convoqué une grande variété de points de vue. En théorie, au moins. 74:101 Arrivée, au grand Hall dit des affaires culturelles de l'Université : bâtiment impeccablement moderne qui déton­ne quelque peu parmi les autres édifices, plus anciens d'âge et de style. Trois étages : en bas, l'immense réfectoire tout en linoléum, avec un mobilier moderne, confortable mais excessivement neutre comme dans n'importe quelle « cafe­teria » en ville. Au premier étage, la même immensité, divisée cette fois en un vestibule où s'inscrivent les participants, et une salle de banquet pour au moins 700 person­nes. Le deuxième étage comporte des salles de conférences grandes et petites, et une salle pour se reposer, fumer, bavarder. Organisation partout minutieusement réglée, mais, et c'est cela qui est déroutant par sa perfection inhumaine, les comportements, le bavardage, la « relaxation » sont aussi réglés. Rien d'imprévu sauf, justement, l'organi­sation qui pousse de nouvelles branches chaque année : cette fois-ci je fus accueilli par un chef de protocole étudiant habillé avec plus de soin encore que ses collègues, et chargé de nous mettre à l'aise (?), de nous adjoindre un accompagnateur officiel, de nous trouver une voiture pour nous ramener en ville après la journée de débats et de cérémonies. Chef de protocole, tout comme à Washington ou à New York, auprès du président ou du maire, pour organiser les réceptions. Mais il y a plus. A l'Université de Berkeley, me raconte M. Hechinger, du *New York Times*, il avait été plus facilement reçu par le recteur de l'Université (lors des récents événements de manifestations dites estudiantines) que par le chef du « gouvernement estudiantin », étudiant élu par ses camarades soi-disant pour veiller à leurs intérêts mais payé par l'Université. Payé ? C'est peu dire. Celui de Berkeley siège dans un bâtiment spécial, il a à sa dispo­sition permanente deux secrétaires qui gardent son bureau de travail. Et pour cause : l'étudiant-chef en question gère une affaire, c'est-à-dire dispose d'un budget de plusieurs millions de dollars par an ! Il les dépense en vue d'organiser des clubs, payer le personnel, assurer la bonne marche des public relations, que sais-je encore. 75:101 Fermons la parenthèse. Nous sommes à Fordham, dix heures du matin. Les gens arrivent lentement, des bribes de conversation me parviennent à l'oreille. Les « journées » jusqu'ici furent un « grand succès » (tout réussit obliga­toirement car comment les milliers de dollars dépensés se justifieraient-ils autrement ?), les conférenciers sont tous partisans de davantage de participation estudiantine aux affaires publiques, civiques, sociales et internationales. Des clichés progressistes traversent la salle, des clichés propre­ment anarcho-révolutionnaires et qui sont si drôles dans ce climat de respectabilité protestante (nous sommes dans une université catholique mais on ne s'en aperçoit guère). On annonce le conférencier. On n'aurait pu en trouver de plus typique pour ces « journées » ainsi que pour notre monde malheureux. C'est un homme d'une quarantaine d'années, l'incarnation du bureaucrate dit « dynamique » de Was­hington, par son éducation, ses « expériences » (aider les villageois en Inde et diriger le Peace Corps en Éthiopie), ses contacts (Stevenson, Sargent Shriver), ses références admiratives (Kennedy, Evtouchenko), les hommes qu'il vénè­re (Gandhi, Nehru, U Thant). L'homme est « sincère » car c'est la vertu de base en démocratie où les vertus positives et les convictions affirmées en dehors des sentiers battus sont suspectes. L'homme est « un esprit ouvert » (*open minded*) en ce qu'il répète absolument tous les slogans du jour que je puisse évoquer. En un peu moins d'une heure il a réussi à ne rien dire ; mais en faisant un effort de concentration ultérieur, je dégage quand même quelques points : Le monde devient unifié et les gens, surtout les jeunes, ont les mêmes aspirations : contre la violence, pour le progrès et la collaboration. Derrière le rideau de fer la libéralisation : -- Evtouchenko représente la nouvelle généra­tion com... (pardon, le conférencier n'a jamais prononcé le mot « communiste », c'est pas gentil, et puis on a dû l'avertir à Washington). -- Autre point : la jeunesse amé­ricaine elle aussi se réveille de son état léthargique des années 1950, où l'esprit maccarthyste cherchait qui dévo­rer. Bien sûr, certaines manifestations de la nouvelle attitude (brûler les fascicules de mobilisation, mettre le feu à soi-même) sont trop violentes et non conformes à l'esprit américain qui est ouvert et respectueux de la loi ; pourtant, c'est un très bon signe car la nouvelle attitude estudiantine rapproche notre jeunesse de celle du monde en gestation, monde révolutionnaire où nous devrons jouer notre rôle. J'ajoute que le conférencier est un bureaucrate de l'État, directeur-adjoint de Sargent Shriver, lui-même coinventeur avec Kennedy du Peace Corps. 76:101 Le conférencier vient donc prêcher la révolution (si ce n'est qu'en termes vagues, c'est dû non pas à son manque de ferveur mais à son intelligence et degré d'articulation médiocres) tout en tirant sa subsis­tance de l'État. -- Troisième conclusion : il faut révolution­ner nos vieilles (?) Universités, leur apporter un souffle d'air frais en combinant l'esprit de la nouvelle jeunesse avec ce que nos institutions vénérables ont de bon et de solide. Fin du discours, quelques questions sont adressées au conférencier sur l'influence du Peace Corps sur la politique gouvernementale. Le public, des jeunes de 20 ans et plus, croient en effet que la politique étrangère d'une grande puissance se décide au niveau des recommandations de jeunes enthousiastes qui établissent des « contacts d'hom­me à homme » dans la brousse, au village, aux « projets » divers. Je me lève à mon tour et critique le conférencier pour avoir voulu introduire, après tant d'autres, un nou­veau vent de l'histoire dans l'Académie. Je dis que depuis plus de trente ans l'instruction américaine souffre d'insta­bilité doctrinale et méthodologique, car chaque, semaine ou presque les théories changent de fond en comble. Pour­quoi la « révolutionner » une fois de plus, au nom de quelque chose d'aussi vague et incertain que l'amitié des peuples, la bonne volonté de tous, le désir de l'humanité de conjuguer ses efforts. La seule voie certaine, dis-je enco­re, n'est-ce pas d'étudier toutes nos disciplines existantes, de garantir quatre années d'études sérieuses à nos jeunes gens ; qui, d'ailleurs, peuvent consacrer leur temps libre à n'importe quelle « cause ». C'est peine perdue, le confé­rencier me répond avec de vagues généralités. \*\*\* Vient la demi-heure des rafraîchissements et nos jeunes révolutionnaires font la queue pour une tasse de café. Je me promène parmi eux, accompagné de mon sous-chef de protocole, garçon sympathique mais très quelconque et qui n'a pas de commentaire sur le discours. Je lui fais remar­quer que le conférencier, catholique lui-même parlant à un auditoire de catholiques, n'a pas une seule fois mentionné le Christ ou le christianisme. Mon jeune ami répond avec un vague sourire poli. La salle de relaxation où nous nous trouvons est couverte de linoléum. Partout le plus grand ordre, tous les objets astiqués. Les gens aussi. 77:101 Je pense avec une sorte d'horreur aux « contacts d'homme à homme » (« personne humaine à personne humaine » est plus neutre et froid, il faudrait donc s'en servir de préférence) que ces êtres vides de curiosité véritable, d'humilité et de profon­deur, peuvent créer avec des « sous-développés » qui sont, humainement, tellement plus riches. Mais nous sommes en présence d'une « volonté d'aider nos prochains » si féroce et si égoïste que cela commande presque le respect. Un grand *presque...* \*\*\* Voici ensuite le tiers de l'auditoire réuni dans une salle plus petite pour discuter les propos que nous venons d'en­tendre. Ici encore je ne peux que résumer, que communi­quer au lecteur les points saillants et représentatifs. Heu­reusement ou malheureusement ce n'est pas trop difficile car tout le monde, je dis bien *tout le monde*, pense la *même chose.* Le conférencier avait raison car nous devons bâtir un monde meilleur. « Je trouve, dit une jeune fille, que mes problèmes (sic) sont mieux résolus si je participe aux mouvements de protestation. » La question des études est posée (par mes soins car enfin nous sommes dans une Uni­versité). J'apprends qu'il faut étudier les langues étrangères car cela crée « une meilleure compréhension parmi les peu­ples ». Et la littérature ? dis-je, depuis longtemps au déses­poir. Une dame plus âgée intervient, professeur dans une grande Université du Mid-West : « Mais nos étudiants, dit-elle, pourront demain appuyer sur un bouton et la tra­duction de n'importe quel texte de langue étrangère leur deviendra accessible ! » Je continue à insister : « Mais des textes de nature littéraire ? ! » Là, on n'a pas d'opinion. Silence poli. \*\*\* Tout ce public d'étudiants est en faveur d'un « curri­culum » établi par des commissions d'éducateurs et d'étu­diants. Les anciennes disciplines sont dépassées. Il faut du neuf, quelque chose qui puisse nous intéresser, nous faire « participer », créer en nous l'enthousiasme. (Je répète ici pour le lecteur que aucune de ces « idées » n'est formulée, articulée, raisonnée : quelque chose de gluant flotte dans l'air comme à une séance de spiritisme ou de réarmement moral. Rien que de vague, d'imprécis, de sentimental mais sans émotions véritables. 78:101 L'embarras de l'Anglo-Saxon pro­testant devant la formulation adéquate des idées. Je répète aussi que je fus le seul à me référer à Jésus, à saint Paul, à saint Thomas, mais aussi à Socrate, à Descartes. Le « public » ne s'intéresse qu'au Vietnam, aux Noirs, au Peace Corps.) Poussé au bout, je formule la question qui devrait être sur toutes les lèvres depuis la conférence du matin. Faut-il concevoir un nouveau « curriculum » ayant des cours qui changent chaque année selon les exigences du moment, après consultation de la totalité des étudiants de l'année ? Au lieu de mathématiques, d'histoire, de géographie, de philosophie, faut-il créer des cours comme : activité rebelle, organisation de sabotage, maniement des armes de guérilla, siège des quartiers non encore « intégrés » racialement ? Aussi paradoxales que puissent sembler mes questions, il est clair que 1) mon public n'a pas encore tiré les conclusions qui s'imposent du discours principal ainsi que de leurs propres idées vagues ; et que 2) mes questions paradoxales ne sont pas tenues pour tellement absurdes. Changer le « curriculum » chaque année et selon les caprices de tel ou tel groupe c'est peut-être une exagération. Mais le principe n'est pas mauvais. « Il faut s'enrichir, dit une autre jeune fille, dans la direction d'une participation plus pous­sée. » Voilà qui est clair. Fin de la séance où un seul jeune étudiant, un Noir, fut plus ou moins d'accord avec moi. Il souligne ce que j'avais énoncé : la vie étant limitée, il n'est pas si mauvais d'en consacrer quelques années aux études et à la discipline intellectuelle. Même si le reste du temps on est libre de « s'engager » (ce terme fait actuellement fureur), il ne faut pas pour autant entraîner l'école à la suite de tous les mouvements politiques même s'ils nous apparaissent justes. Le déjeuner nous a réunis tous dans la grande salle à manger. Celui qui devait donner le discours de clôture (débattu de nouveau dans l'après-midi par trois groupes et autant de dirigeants fraîchement débarqués) était le Congressman de Washington, lui aussi membre du parti démocrate (celui du « progrès ») et grand admirateur de Kennedy, Stevenson et tutti quanti. Ce speaker se révéla aussi terne que son alter ego du matin, Nous vivons dans une époque de transformations rapides et révolutionnaires ; 79:101 nous devons communiquer notre idéal au monde entier, lequel, de toute façon, le partage ; comme son collègue de la matinée, le Congressman s'est félicité de ce que la jeu­nesse américaine soit pleine d'enthousiasme, qu'elle criti­que la politique gouvernementale, qu'elle soit à l'avant-garde d'un monde meilleur, etc. Il faut souligner que les deux discoureurs flattèrent les appétits et les passions ainsi que l'ignorance de leur auditoire durant toute la journée car pas une seule fois ils ne mirent en doute la légitimité et le bien-fondé de leurs mouvements de protestation, mou­vements qui sont notoirement dirigés, pour la plupart, par des agitateurs professionnels payés par Moscou, Pékin et La Havane. Il était clair aussi que les deux conférenciers étaient mal à l'aise de ce que, nolens, volens, ils étaient considérés comme les représentants de la politique de Washington, par conséquent associés à cette politique au Vietnam. Après tout, leur patron est le même président Johnson que les brochures des protestataires qualifient de second Hitler, d'assassin fieffé, de responsable de génocide. Leur effort fut donc de se montrer loyal envers Johnson, et cependant de faire comprendre à leur public qu'ils trou­vent cette guerre une abomination. En cela ils se trouvent dans la même situation pénible que des centaines de professeurs signataires de plusieurs lettres ouvertes appuyant la politique du président. Ils partagent, au fond, les idées de leurs collègues progressistes, avec une petite différence : ils sont bénéficiaires de grosses bourses de recherche gouvernementales, renouvelées pério­diquement. Washington les tient à l'œil et ils risquent, ou croient risquer, le beau revenu non imposable de l'année suivante. Alors ils lancent une lettre ouverte vaguement formulée pour Johnson, tout en formulant les vœux les plus fervents en privé contre cette guerre affreuse. \*\*\* Le conférencier était tellement ennuyeux qu'au bout d'une demi-heure j'aurais commencé à sommeiller si je n'avais pas été sur l'estrade avec quelques invités. Juste­ment à mon côté se trouvait le Père O., jésuite, membre de la Faculté de Fordham. Me tournant vers lui, j'ai engagé la conversation à mi-voix. 80:101 Ce qui est exaspérant dans ces réunions dans le cadre universitaire, c'est que tous les individus se ressemblent, d'abord par les traits du visage (neutres, sans personnalité, sans mystère, sans profondeur, sans expression), ensuite par les réactions manufacturées, elles aussi, en masse. On a le sentiment de flotter dans un liquide sans couleur et consistance car on ne touche jamais le fond -- s'il y a un fond. Étudiants, professeurs, administrateurs, prêtres, pas­teurs, hommes d'affaires -- c'est toujours la même mono­tonie, l'âme, ou ce qui en reste, soigneusement lavée et blanchie. Seules surnagent les considérations pratiques en­veloppées en un altruisme mécanique et sans imagination. Je confesse pourtant qu'une petite curiosité, inspirée sans doute par le diable, me pousse de temps en temps à laisser tomber un caillou dans l'obscurité de ces âmes, avec l'espoir secret d'une profondeur. Presque toujours ma témérité trouve sa juste punition : le caillou touche tout de suite le fond, émettant un son creux. J'ai donc engagé la conversation avec mon jésuite au niveau qui convenait à l'occasion. Depuis quelque temps plusieurs universités « expérimentent » une nouvelle mé­thode de trier les professeurs. (En démocratie, soit dit en passant, les hiérarchies ne sont pas abolies, elles sont ren­versées. L'admission des étudiants n'est plus soumise à aucune sélection ; par contre, leur masse indifférenciée se voit doter du privilège de trier les membres des Facultés. La nouvelle méthode préconise des notes données par les étudiants -- d'une façon anonyme ! -- aux professeurs qui doivent étudier les formulaires remplis afin de se conformer aux exigences de leurs élèves.) J'ai demandé à mon voisin de table ce qu'il en pensait. Dans ma naïveté j'attendais une réponse indignée. Mais non, il ne s'indigna pas du tout. En effet m'a-t-il, répondu, nous allons introduire un nou­veau système à partir de l'an prochain. Les étudiants seront invités à formuler leurs opinions dans un questionnaire sur l'attitude du professeur, le contenu de son cours, l'intérêt qu'il porte à ce qu'il enseigne, sa méthode et quelques autres rubriques. En fin d'année nous allons établir le gagnant de ce concours et nous lui attribuerons cinq mille dollars (!), puis 2.500 dollars au second et au troisième. 81:101 Dans une Université catholique, comme à Hollywood, on organise des concours de popularité ? Mais, mon Père, dis-je, votre état de prêtre vous fait connaître notre nature pécheresse. Si les pauvres professeurs déjà pas si bien rému­nérés succombaient à la tentation que représente cette som­me fabuleuse ? Si, pour s'assurer la première place, ils se mettaient à noter les étudiants non pas selon leur mérite mais suivant une toute autre considération, si, bref, vous transformiez le professeur en flatteur des nouveaux tyrans, tyrans polycéphales et anonymes... Je ne pus continuer. Je lus l'impatience et le mépris sur le visage de mon interlocuteur. Je connais nos étudiants, m'a-t-il répondu, des considérations si basses ne pourraient les déterminer... Tandis que le conférencier continuait à juxtaposer ses platitudes, j'ai quitté l'estrade, mon voisin, les visages uniformément indifférents et je me suis glissé hors de la salle. D'étranges images d'insectes à deux dimensions, plats et vénéneux, traversaient l'espace derrière mes paupières. Thomas MOLNAR. 82:101 ### François Couperin à la Cour par Henri CHARLIER Ces pages sont extraites du *Couperin* d'Hen­ri Charlier qui paraît aux Éditions E.I.S.E. (Éditions et imprimeries du Sud-Est, 46, rue de la Charité Lyon). ON SAIT À PEU PRÈS à quelle époque Couperin commença d'écrire ses pièces instrumentales, car l'une d'elles s'appelle la *Steinkerque* et célèbre à sa manière la victoire du Maréchal de Luxembourg en 1692 ; la première étant *la Pucelle,* celle-ci date donc des années précédentes, lorsque Couperin avait environ de vingt-deux à vingt-quatre ans. Il s'explique lui-même sur leur origine dans la préface de l'édition qu'il en donna en 1727 seulement, six ans avant sa mort. *Aveu de l'auteur au public :* « Il y a quelques années, déjà, qu'une partie de ces trios a été composée : il y en eut quelques manuscrits répandus dans le monde dont je me méfie par la négligence des copistes, de temps à autre j'en ai augmenté le nombre ; et je crois que les amateurs du vrai en seront satisfaits. La Première Sonade de ce Recueil, fut aussi la première que je composai, et qui ait été composée en France. L'Histoire même en est singulière. 83:101 « Charmé de celles du signor Corelli, dont j'aimerai les œuvres tant que vivrai ; ainsi que les Ouvrages-Français de Monsieur de Lulli, j'hazardai d'en composer une, que je fis exécuter dans le concert où j'avais entendu celles de Corelli ; connaissant l'âpreté des Français pour les Nouveautés-étrangères, sur toutes choses ; et me défiant de moi-même, je me rendis par un petit mensonge officieux, un très bon service. Je feignis qu'un parent que j'ai, effec­tivement, auprès du Roi de Sardaigne, m'avait envoyé une Sonade d'un nouvel auteur italien ; je rangeai les lettres de mon nom, de façon que cela forma un nom italien que je mis à la place. La Sonade fut dévorée avec empressement ; et j'en tairai l'apologie. Cela cependant m'encouragea et j'en fis d'autres ; et mon nom italianisé m'attira, sous le masque, de grands applaudissements. Mes Sonades heureu­sement prirent assez de faveur pour que l'équivoque ne m'ait point fait rougir. J'ai comparé ces premières sonades avec celles que j'ai faites depuis ; et n'y ai pas changé, ni augmenté grand-chose. J'ai joint seulement de grandes Sui­tes de pièces auxquelles les Sonades ne servent que de Préludes, ou d'espèces d'introductions. « Je souhaite que le Public désintéressé en soit content car il y a toujours des contradicteurs, qui sont plus à redouter que les bons Critiques, dont on tire souvent, contre leur intention, des avis très salutaires. Les premiers sont méprisables ; et je m'acquitte d'avance envers eux : avec usure. » \*\*\* On voit que les Français n'ont guère changé. Et c'est donc sous un nom qui devait ressembler à *Rocupeni ou Ropécuni ou Puroceni* que fut joué le premier trio de Cou­perin. La première forme ne nous en est connue que par une copie manuscrite qui renferme quatre sonates : *La Pucelle*, *la Visionnaire*, *l'Astrée*, *la Steinkerque*. Dans le recueil imprimé trente ans plus tard, les mêmes deviennent sous le titre général des *Nations : la Française, l'Espagnole, la Piémontaise, la Steinkerque* est supprimée et remplacée par une autre, *l'Impériale*. Ces titres sont donc entièrement fantaisistes, alors que ceux des pièces de clavecin sont très précis et significatifs. 84:101 Couperin a mis certes autant de lui-même dans ses piè­ces de clavecin ; leurs titres si variés témoignent de ce qu'il était un observateur à l'esprit aigu et au cœur sensible, mais nous pensons qu'il a réservé à ses sonates et d'une manière générale à sa musique instrumentale sans titres, tout ce qui lui venait uniquement de lui-même, des mou­vements propres de sa pensée et de sa vie intime. D'où son indifférence pour les titres, l'Astrée par exemple devenant la Piémontaise dans le recueil des Nations. La mode y était pour quelque chose. Campra venait, en 1697, de faire représenter avec le plus grand succès (succès mérité) le premier de ses opéras-ballets ou spectacles cou­pés dont les Indes Galantes de Rameau sont le parfait chef-d'œuvre. L'œuvre de Campra avait pour titre : l'Eu­rope Galante. Le titre trouvé par Couperin était d'actualité, tout en étant plus discret. Il y a d'ailleurs dans l'œuvre de Campra une teinte marquée du caractère national des diffé­rentes nations qui y paraissent ; ce dont Couperin ne s'est évidemment pas soucié puisque ses sonates ont été compo­sées (pour certaines) trente ans avant qu'il changeât leur titre. \*\*\* La musique instrumentale est aussi vieille que les ins­truments eux-mêmes. Le livre de la Genèse nous apprend lui-même que dans la postérité de Caïn « Ada enfanta Jabel... Le nom de son frère était Jubal il a été le père de tous ceux qui jouent de la harpe et du chalumeau. » On trouve des flûtes à trois trous, à cinq trous, dans les plus anciennes tombes égyptiennes ; et quoique le chant soit la manière la plus naturelle pour les hommes de faire de la musique, il est des époques où le véritable intérêt musical se trouve dans la musique instrumentale plutôt que dans le chant, même accompagné, comme il l'est depuis que l'harmonie est devenue un besoin de l'oreille et a pris forme. Il en est de nombreux exemples historiques. Par exemple à la fin du XVI^e^ siècle où triompha la polyphonie vocale, celle-ci était devenue une forme d'art figée en quel­que sorte. Les œuvres de La Rue, Josquin des Près étaient faites pour un petit nombre d'exécutants très exercés. En 1600, au contraire, la polyphonie vocale était devenue mons­trueuse ; on y faisait entendre deux chœurs à la fois avec cinq ou six parties : c'était devenu une formule dont on ne devait pas s'écarter sous peine de n'être pas considéré. Les musiciens qui avaient à exprimer des sentiments ne s'accommodant point de ces formules écrivirent alors de la musique instrumentale. 85:101 Telles sont les fantaisies de Claude le Jeune et d'Eustache du Caurroy. Le bel canto des opéras italiens de la fin du XVIII^e^ siècle a rejeté de même les compo­siteurs vers la symphonie d'instruments. De nos jours la formule de l'opéra, comme celle de la symphonie, qui exi­gent cent instrumentistes, rejette les vrais musiciens vers le petit orchestre de la musique de chambre. En France, le luth avait bien son style instrumental propre. Nous avons expliqué pourquoi les musiciens de haute valeur qui chez nous ont composé pour le luth sont pratiquement inconnus. Mais le style du luth qui ne garde pas les sons est très différent du style des instruments à cordes ; le style du luth est passé au clavecin. Couperin s'en est emparé aussi avec la maîtrise que l'on connaît. Ce que Couperin trouvait en Corelli, c'est une formule instrumentale entièrement dégagée du passé vocal de la polyphonie. Les instruments à cordes y sont traités suivant leur ampleur propre, avec les écarts et les sauts qui leur sont possibles, bien qu'interdits à la voix humaine. Mais au XVI^e^ siècle et au XVII^e^, les pièces instrument ales de Claude Le Jeune ou de du Caurroy étaient conçues quand même suivant le langage musical de l'époque, c'est-à-dire ressemblant à la polyphonie vocale que tous les compositeurs pratiquaient. Il en est de même des pièces d'orgue de Titelouze qui était vraiment musicien et musi­cien religieux. Ses mélodies sont très fraîches ; mais il écrit ses quatre ou cinq parties serrées comme l'exige la voix humaine. La Sonate de Corelli était une pièce très libre assez cour­te, une fantaisie où alternaient en petit nombre des pièces vives et des pièces lentes, où déjà la virtuosité commençait à s'introduire. La « sonade » par laquelle Couperin termine son Apothéose de Lully donne une idée de la sonate italienne. Elle n'a que trois mouvements : gravement, saillie, vivement. Les Italiens ayant l'habitude de faire à l'église des concerts instrumentaux, donnaient aux sonates qui s'y jouaient une forme un peu plus sévère (en apparence) et les appelaient « sonates d'église » réservant le nom de « sonate de chambre » à celles qui renfermaient des danses. 86:101 Cette distinction subsiste, par exemple, dans les sonates pour violon seul de Bach. La sonate proprement dite y est suivie de la partita qui est la suite des danses. Couperin les a réunies ou mélangées au gré de son inspiration. Comme on l'a vu plus haut dans l'Aveu de l'Auteur au Public, Couperin dit lui-même parlant de la publication tardive qu'il en fit en 1727 : « Je n'y ai pas changé ni augmenté grand'chose. J'y ai joint seulement de grandes suites de pièces auxquelles les sonades ne servent que de Préludes, ou d'espèces d'introductions. » Couperin est complètement étranger, on le voit, à la forme classique que prit la sonate à la fin du XVIII^e^ siècle. Celle-ci a pourtant conservé de la « Suite », même chez Mozart et Beethoven, au moins un « menuet ». Les trios et quatuors de Couperin ne sont pas moins originaux pour cela, on s'en doute. Alors que les sonates italiennes étaient jouées par des cordes seulement, Couperin donne un rôle au clavecin. La sonorité cristalline des cordes pincées et non frappées ni frottées, ainsi que le complément d'harmonie qu'elles apportent, ajoutent un intérêt musical certain. Cet homme si jeune était en outre dès sa première œuvre instrumentale en possession d'un métier parfait qu'il maniait avec sûreté et hardiesse. Dès cette première sonate, Couperin ajoute un « air » à la française qui est l'équivalent musical des « récits » des pièces d'orgue. Il est curieux que ce soient ces derniers qui nous paraissent moins naturels, plus apprêtés et alam­biqués que « l'air » de la sonate. Celui-ci est d'une jeunesse et d'une fraîcheur délicieuses presque inconnues en musi­que. Les mélodies instrumentales de Couperin sont un des caractères inimitables de son art. Les pièces graves de cette sonate sont très belles. Les pièces vives sont par contre un peu sautillantes et sentent le modèle italien qui avait éveillé l'émulation du compositeur. Il avait d'ailleurs voulu, nous l'avons vu, les faire passer pour celles d'un auteur d'outre­monts. \*\*\* Le jeune homme qui se lançait ainsi dans la musique instrumentale était organiste de la Chapelle Royale depuis 1693, dès ses vingt-cinq ans. Là il avait été amené, en dehors des offices, à accompagner au clavecin les chanteurs ou chanteuses qui s'y faisaient entendre. Louis XIV le remarqua : n'avait-il pas, trente ans plus tôt, remarqué l'oncle Louis, musicien génial lui aussi ? 87:101 Louis Couperin avait refusé la place que lui offrait le jeune Louis XIV pour des raisons particulièrement honorables : Fran­çois n'avait aucune raison d'en faire autant et dès 1694 il devint le maître de clavecin du dauphin, le duc de Bour­gogne, le fameux élève de Fénelon, alors âgé de douze ans. Saint-Simon décrit le duc de Bourgogne comme fort intel­ligent. Il était né en 1682 et Saint-Simon n'avait que sept ans de plus que lui. « Il naquit terrible et sa première jeunesse fit trembler, dur et colère jusqu'aux derniers emportements et jusque contre les choses inanimées, impétueux avec fureur, inca­pable de soutenir la moindre résistance, même des heures et des éléments, sans entrer dans des fougues à faire crain­dre que tout ne se rompît dans son corps, opiniâtre à l'excès ; passionné pour toute sorte de volupté. Il n'aimait pas moins le vin, la bonne chère, la chasse avec fureur, la musique avec une sorte de ravissement... L'esprit, la pénétration brillaient en lui ; jusqu'en ses fureurs, ses réponses éton­naient. L'étendue et la vivacité de son esprit étaient prodi­gieuses... » Telle est l'image de la prime jeunesse. « Le duc de Beauvilliers, qui en sentait également les difficultés et les conséquences, s'y surpassa lui-même par son application, sa patience, la variété des remèdes... Mais Dieu, qui est le maître des cœurs, et dont le divin esprit souffle où il veut, fit de ce prince un ouvrage de sa droite, et entre dix-huit et vingt ans il accomplit son œuvre. De cet abîme sortit un prince affable, doux, humain, modéré, patient, modeste pénitent et autant, et quelquefois au-delà de ce que son était pouvait compter, humble et austère pour soi. » Saint-Simon donne ensuite un admirable tableau de l'empire du duc de Bourgogne sur soi-même et comment il sut unir la piété, la vertu, le souci de s'instruire de ce qui pourrait être utile aux affaires de l'État, et même celui de devenir sociable dans une Cour qui lui ressemblait si peu. Or, Couperin eut son rôle à jouer dans cette difficile éducation d'un prince qui aimait la musique « avec ravis­sement ». Il le prit âgé de douze ans et les leçons ne cessèrent que six ans après le mariage du prince. Il lui enseigna non seulement le jeu du clavecin, mais la composition et l'accompagnement qui comportait la réalisation spontanée de la basse chiffrée et l'invention de parties intermédiai­res ([^33]). 88:101 Comment la musique que toute l'antiquité et notre Moyen Age ont jugée indispensable dans l'éducation, n'au­rait-elle pas eu son effet pour former et régler la sensibilité en lui donnant un moyen intelligent et intelligible de s'épancher ? Cela paraît sans doute étonnant aujourd'hui où depuis la fin du XVIII^e^ siècle la musique s'emploie à exciter et magnifier les passions. Une jeune fille intelligente et sensible nous disait à propos de Beethoven qu' « elle ne voulait pas se livrer aux sentiments nécessaires pour le bien jouer ». Cela était parfaitement raisonnable car Beethoven est certainement le dernier musicien capable de former l'équilibre de la sensibilité. Sa lucidité musicale, qui n'a d'égale que celle de Rameau, vue et goûtée par l'intelligence, peut être formatrice, mais en excluant le désordre de sa sensibilité. Or, Couperin n'était pas qu'un grand musicien, il était aussi un esprit très fin, très observateur -- on en a mille exemples dans son œuvre -- pas coléreux, pince-sans-rire à l'occasion et très maître de lui. Il sut certainement manier ce jeune homme si intelligent et si musicien, qui ne pouvait qu'admirer un tel maître. \*\*\* On pense bien que cette fonction auprès du dauphin lui attira d'autres élèves. Lui-même nous dit dans la Préface que nous reproduisons plus loin : « il y a vingt ans que j'ai l'honneur d'être au Roy et d'enseigner presqu'en même temps à Monseigneur le Dauphin duc de Bourgogne et à six princes et princesses de la maison royale. » Parmi eux le comte de Toulouse, fils de Madame de Montespan, qui aimait assez la musique et fut assez fidèle à son maître pour lui payer une pension jusqu'à la fin de ses jours. La princesse de Conti, fille de Mademoiselle de La Vallière, était aussi son élève. Un grand nombre de pièces de Cou­perin sont comme dédiées à des noms connus de l'aristocratie et lui-même nous en dit que « *ce sont des espèces de portraits qu'on a trouvés parfois assez ressemblants sous mes doigts* »*.* 89:101 Mais bien qu'il sût parfaitement se tenir à la Cour et faire plaisir quand il le pouvait, il n'était pas cour­tisan. Il a mêlé dans ses portraits les noms aristocratiques et les autres. La Bourhonnaise qui est une princesse de la famille de Condé voisine avec la Manon. La Boulonaise, autre princesse, avec la Fileuse ou la tendre Nanette. Les portraits de la fine Madelon, de la douce Jeanneton, des petites crémières de Bagnolet ne sont pas des portraits aris­tocratiquës. Seule la qualité de l'art les place parmi l'aris­tocratie où elle consiste en un sens chrétien de la dignité de l'homme. La princesse Marie qui n'est autre que Marie Leczinska, fiancée de Louis XV, voisine dans le volume avec la Bouffonne (*gaillardement*), mais cette pièce en sol majeur complète si bien l'Air dans le goût polonais en sol mineur qui est la troisième partie de la *Princesse Marie* que sa place était bien là musicalement. Couperin respec­tueux comme on le devait à la Cour, et courtois, restait un esprit libre. Vers 1700, le compositeur avait trente-deux ans, il était entièrement maître de ses moyens, de son art ; et sa vie était fort active. Outre l'orgue de Saint-Gervais, celui de la Chapelle royale, il remplaçait en fait le joueur de clavecin de la musique de la Chambre du Roy qui était d'Anglebert. Ce dernier avait cette charge depuis 1674 et ne la quitta qu'en 1717 sous Louis XV, alors qu'il était presque aveugle. Aussi voyons-nous le *Mercure Galant* relater en 1701 une réception du duc d'Orléans au château de Saint-Maur, et donner ce détail : « Dans les intervalles de la promenade et du souper, on fut également diverti par un très beau concert composé des sieurs Couperin, Vizée, Forcroy, Rebel et Favre, Philebert et Decoteaux ». En novembre de la même année : « Dimanche, le Roy entendit après son souper dans son cabinet un concert exquis d'airs italiens, exécutés par le sieur Forcroy pour la viole, Couperin pour le clavecin, et du jeune Baptiste Anet, qui est à Monseigneur le duc d'Orléans, pour le violon. » \*\*\* 90:101 Mais ce serait donner une idée très fausse de la vie même du musicien et de celle de la Cour de France que d'y voir une fête perpétuelle. D'abord, la pratique religieuse y était sérieusement, observée. Le roi assistait à la messe tous les jours et il y entendait des sermons comme celui-ci que Massillon donna dans la chapelle de Versailles : « Les grands seraient inutiles sur la terre, s'il ne s'y trouvait des pauvres et des malheureux ; ils ne doivent leur élévation qu'aux besoins publics et loin que les peu­ples soient faits pour eux, ils ne sont eux-mêmes tout ce qu'ils sont que pour les peuples. Quelle affreuse Providence, si toute la multitude des hommes n'était placée sur la terre que pour servir aux plaisirs d'un petit nombre d'heureux qui l'habitent. Tout ce qu'il y a de réel dans leur grandeur, c'est l'usage qu'ils en doivent faire pour ceux qui souffrent. » Les auditeurs ne lisaient pas ces paroles, comme nous, imprimées sur le papier. Elles leur étaient dites en face, parlant d'eux à eux-mêmes, et tous, même s'ils n'avaient pas grande intention de changer de vie, étaient assez chré­tiens pour convenir que le prédicateur disait ce qu'il devait dire. On sait par ailleurs quelles sommes énormes avait obtenues saint Vincent de Paul de cette même noblesse. De plus, les soucis étaient très nombreux à la Cour, comme il était normal dans la direction d'un grand État. Les épreuves nationales y étaient doublées de malheurs familiaux. Tout le monde connaît les efforts de l'Europe entière liguée contre la France ; nous savons aujourd'hui par deux guerres et quatre campagnes de France (1914-1918, 1939-1945) combien notre frontière du Nord est difficile à tenir ; et quel mérite eut le vieux roi de garantir la France de l'invasion. De 1701 à 1712, la guerre fut mêlée d'autant de revers que de succès. Chamillart qui était à la fois ministre de la Guerre et des Finances, honnête, homme et bon administrateur, suc­combait sous cette double charge. Il écrivit au roi une lettre pathétique pour en être déchargé, disant la gravité des affaires et l'impossibilité pour lui de les régler conve­nablement faute de temps et de santé. Le roi répondait dans la marge, et Chamillart montra cette lettre à Saint-Simon après qu'elle fût revenue : « J'y vis avec grande surprise, dit ce dernier, cette fin de la courte apostille de la main du roi : « *Eh bien ! nous périrons ensemble !* » Chamillart en fut à la fois comblé et désolé ; mais cela ne lui rendit pas les forces. » 91:101 Telles étaient la décision et l'énergie du vieux roi au milieu des malheurs publics. Quand Villars, à qui Louis XIV confiait sa dernière armée, vint le trouver à Marly, c'était au milieu de tentures de deuil : « Vous voyez mon état ; il n'y a pas d'exemple que l'on perde en une semaine son petit-fils, sa petite-fille et leur fils, tous trois de grande espérance et tendrement aimés... Si votre armée est vaincue, je compte aller à Péronne ou à Saint-Quentin y ramasser tout ce que j'aurai de troupes, faire un dernier effort avec vous et périr ou sauver l'État. Voilà comme je raisonne. » Le roi qui par­lait ainsi avait soixante-quatorze ans. Par une admirable manœuvre, Villars fut vainqueur à Denain. \*\*\* La maison de France connaissait donc aussi de grands malheurs privés. Or, Couperin y assista de tout près. Les quatre organistes de la Chapelle royale servaient « par quar­tier », c'est-à-dire trois mois chacun. Couperin faisait son service pendant les premiers mois, janvier, février, mars. Il assista donc au spectacle de la Cour lorsque mourut presque subitement, en février 1712, la femme du dauphin, la jeune duchesse de Bourgogne. « Les grâces naissaient d'elles-mêmes sous ses pas, dit Saint-Simon, de toutes ses manières et de tous ses discours les plus communs. Un air simple et naturel toujours, naïf assez souvent, mais assaisonné d'esprit, charmait, avec cette aisance qui était en elle, jus­qu'à la communiquer à tout ce qui l'approchait. » Il n'est pas douteux qu'elle ait parlé à Couperin en par­ticulier et ne l'ait écouté, car il était le professeur de son mari après leur mariage jusqu'en 1706. Est-ce elle le modèle de l'*Enjouement*, du *Charme,* des *Grâces* dans le « *Portrait de l'Amour* » du grand compositeur ? C'est probable, étant donnés les rapports constants du grand compositeur avec le jeune couple. 92:101 Elle tomba malade le 6 février où la fièvre la prit ; le dimanche 7 elle l'avait un peu moins ; mais « sur les dix heures du soir, il lui prit tout à coup une douleur au-dessous de la tempe, qui ne s'étendait pas tant qu'une pièce de six sous, mais si violente qu'elle fit prier le roi qui la venait voir, de ne point entrer. » Elle mourut le vendredi 12 février entre huit heures et neuf heures du soir. Couperin, tous ces jours, tenait l'orgue à la messe ; il y voyait le roi tout affligé, le duc de Bourgogne, son ancien élève ; prier ardemment pour la santé de la jeune duchesse, et les femmes en larmes. Quel deuil s'en suivit ! « Avec elles s'éclipsèrent joie, plaisirs, amusements mêmes et toutes espèces de grâces ; les ténèbres couvrirent toute la surface de la Cour... Jamais princesse si regrettée ; jamais il n'en fut si digne de l'être. Aussi les regrets n'ont-ils pu passer, et l'amertume volontaire et secrète en est constamment demeurée avec un vide affreux qui n'a pu être diminué. » De là sont nées les pièces de troisième ordre dans le premier livre de Couperin. Il leur donne même des titres qui répondent au langage de Saint-Simon : la *Ténébreuse* (allemande), Première et seconde *Courante*, la *Lugubre*, *Gavotte*, les *Regrets*. Les rythmes de danses eux-mêmes deviennent des marches funèbres, et certainement quel­ques-uns de ces thèmes passèrent sur l'orgue en ces journées tragiques non seulement pour la famille royale, mais pour la France. Car le duc de Bourgogne lui-même allait mourir la semaine suivante. Ce prince avait souffert de son intelli­gence et de ses vertus qui lui avaient attiré la haine des intrigants. L'héritier du trône avait été séparé un temps, par la cabale, du roi son grand-père qui lui rendit pour­tant sa confiance. Le prince « aimait ses frères avec ten­dresse, et son épouse avec la plus grande passion. La douleur de sa perte pénétra ses plus intimes moelles... Ses jours en furent tôt abrégés... Grand Dieu ! quel spectacle vous donnâtes en lui... Quelle imitation de Jésus-Christ sur la croix ! ... Quelles tendres mais tranquilles vues ! quel surcroît de détachement ! quels vifs élans d'actions de grâces d'être préservé du sceptre et du compte qu'il en faut rendre ! Quelle soumission et combien parfaite ! Quel ardent amour de Dieu ! Quelle constante bonté pour tout ce qui l'approche ! Quelle charité pure qui le pressait d'aller à Dieu ! La France tomba enfin sous ce dernier châtiment ; Dieu lui montra un prince qu'elle ne méritait pas. » 93:101 Le grand honnête homme qu'était Couperin ne pouvait penser autrement que Saint-Simon, du prince qui avait été douze ans son élève. Tels sont les spectacles qu'il voyait à la Cour ; il y vécut au milieu des grands soucis de la France et de la famille royale qui en était le pilote. Henri CHARLIER. 94:101 ### L'Arche par Georges LAFFLY QUE FAUT-IL À L'HOMME pour survivre ? Quel est le mi­nimum nécessaire qu'il doit avoir et savoir pour survivre et se perpétuer ? On peut ainsi poser les données d'un problème -- ou d'un jeu, aussi frivole ou grave que l'on voudra ? que l'on pourrait appeler le pro­blème de l'arche. \*\*\* Quand la race humaine commença à étourdir l'Éternel de ses cris, de ses querelles et de ses crimes, il décida de la noyer comme une portée de chats. Mais la création ne devait pas être anéantie et Noé fut sauvé. « Dieu dit à Noé : « Fais-toi une arche de bois résineux... Tu entreras dans l'arche, toi, tes fils, ta femme, et les femmes de tes fils avec toi... De tout être vivant, de toute créature animée, tu feras en­trer dans l'arche deux de chaque espèce, pour les conserver en vie avec toi : ce sera le mâle et la femelle... » Dans l'arche, le monde est complet, la Création se retrouve intacte. Comme le jardin d'Eden, l'arche réunit les modèles de tous les êtres vivants qui se multiplieront pour peupler la terre. Elle est la graine, emportée à travers les ténèbres et la tempête, minuscule mais où sommeille la vie d'un arbre immense. Arche, ventre maternel qui contient les semences du monde. Cela fait rêver. L'énorme efflorescence de la terre se résume en un point. Il y a d'heureuses périodes où on n'y pense pas. Le bagage mince ou lourd, qu'il faudrait empor­ter, on n'imagine pas de l'évaluer dans les périodes heu­reuses où l'histoire coule lentement, chaque instant presque pareil à celui qui le suit, où chaque goutte de temps reflète un paysage inchangé. 95:101 Le récit de l'arche devient un beau conte qu'on se transmet sans trop y regarder. A ces moments, si l'homme est tenté de choisir dans la création, c'est qu'il désespère de l'embrasser tout entière. Éberlué comme Ali-Baba devant tant de trésors, il s'attache à une coupe, à un filon, comme le collectionneur, acharné à com­bler les trous qui l'empêchent de posséder tous les papillons exotiques, la totalité des fougères ou les innombrables variétés des dessus de boîte de camembert ; un autre avare, le dandy, ne veut retenir auprès de lui que quelques objets, quelques êtres, quelques plantes et raffine sur le choix. Mais à d'autres époques, on n'a pas ce loisir. Il existe, le problème de l'arche, pour celui qui doit en une heure rem­plir une valise avant de quitter pour toujours les lieux où il est né. \*\*\* Il ne faut pas croire que la prospérité éloigne ce souci. Il se nourrit même de la prolifération des biens matériels, de la sécurité qui en naît. Vivre dans un monde comme le nôtre est très commode. L'eau coule chaude du robinet. On parcourt la France en une journée. Les nouvelles de toute la terre nous attendent à la maison, nous garnissons nos corbeilles d'oranges, d'ananas, de bananes que les rois fai­saient venir à grand-peine, et on boit frais dans les déserts. Sur le monde, l'homme a édifié un autre monde, artificiel. Nous vivons sur pilotis : nos liens avec la terre-mère demeurent, mais de place en place. Nos rapports avec la nature sont distendus. Le règne végétal, nous l'avons enfer­mé dans nos jardins, et sur nos avenues, pas un arbre sans sa chaîne au pied, comme un esclave. Mais de l'excès d'assu­rance naît l'inquiétude, de l'abondance, le désir en même temps que la peur du dénuement. A supposer que nous soyons forcés de revenir en arrière, nous serions perdus. (Lampes à pétrole ou bougeoirs dans les salons : on n'ose pas répudier le passé. Pierres brutes dans les vitrines besoin de renouer avec la nature.) 96:101 Des difficultés avec un pays lointain, et voilà la France sans essence en 1956. Une erreur de distribution dans une usine, New York est sans lumière, sans métro, sans ascen­seurs. Le lendemain on n'y pense plus. Nous vivons dans la dépendance d'hommes, de machines, de phénomènes que nous ne connaissons pas, que nous ne pouvons contrôler, si bien prisonniers que nous ne le savons plus. Toute civili­sation suppose cette dépendance, mais aucune ne l'avait étendue, comme la nôtre, à des faits aussi nombreux et aussi lointains. Libérés de bien des servitudes, et prisonniers à mesure que nous sommes libérés. \*\*\* Comme Petit-Jean, je devrais bien passer au déluge. Il arrive au milieu d'une civilisation brillante. On a accumulé les sciences et les biens, on est au cœur d'une armada qui rassemble les trésors d'Indes fabuleuses, et si nombreuse qu'elle cache la mer, mais plus on se sent invincible, plus la tempête est implacable. Vient un moment où l'on sacri­fierait aisément les trésors pour sauver sa peau. Noé, lui, est chargé d'une mission : il doit sauver les espèces vivantes et sauver les siens. Que va-t-il garder des créations des hommes ? Les outils, les armes, les poteries, les linges, le monde d'objets que les hommes ont inventé et façonné ajoutent un nouveau règne à la nature. Sans eux, il se sent nu, fragile et il a froid. On aimerait connaître l'énu­mération des objets qui entrèrent dans l'arche. Daniel Halévy rapporte que Péguy disait : « Dans le Paradis tel que je le montrerai, il n'y aura pas, seulement des âmes ; il y aura des choses... Tout ce qui existe et qui est réussi... Notre-Dame, Chartres, je les y mettrai... » Halévy rêve là-dessus : « Ces outils qu'employaient nos mêmes artisans pour bâtir : truelles, marteaux, fers que l'usage a polis ; poignée de frêne où la main reste marquée, vous ne les auriez pas oubliés, Péguy... » Sans doute, tout ce qui est digne d'être sauvé, s'il a sa place au Paradis, n'est pas pour l'arche. Mais il faut bien que Noé, à côté des nourritures que Dieu lui ordonne d'em­porter, garde des couteaux, des faucilles, des cordes, des métiers à tisser, des jarres. Sa femme ne se sépare pas des poteries du foyer, noircies par les flammes, et ses filles portent leurs bijoux. Les outres en poil de chèvre sont rem­plies d'eau douce, la scie, le rabot, le ciseau du charpentier sont serrés avec soin, et Cham a pris sa flûte. 97:101 Quand Noé choisit, comment croire qu'il ne cède pas à l'amitié que nous portons à certaines choses familières, à son affection pour un chien préféré : c'est celui-là qu'il en­ferme dans l'arche, et non pas le spécimen scientifiquement le plus beau, primé aux concours, jaugé par les cynologues. Le chien du foyer, celui qui jouait avec Sem, Cham et Japhet, c'est lui qui est choisi et non pas le plus parfait selon les estimations savantes. \*\*\* Pour un autre voyage, le Pharaon emporte dans la pyra­mide, arche de pierre, son char cuirassé de bronze, sa coupe d'albâtre, son arc et son fouet, ses lits, ses cannes, ses sièges. Mais c'est une arche de luxe. Il y a eu, au cours des siècles, bien des variantes au problème. Robinson quand il échappe au naufrage ne se trouve pas nu sur une plage de sable ou de roc. Il a devant lui une île futile, peuplée d'oiseaux, de boucs, de tortues, qui porte des melons, du raisin, couverte d'arbres. Et il ramène de la carcasse de son navire, arche échouée, fusils, haches, couteaux, clous, poudre, poutres, vêtements, farine, jusqu'à du rhum, jusqu'à des semences de blé et de riz, ainsi qu'une Bible qu'il n'ouvre pas tout de suite. L'énu­mération des richesses qu'il trouve et qui lui permettent seules de subsister tient plusieurs pages du livre célèbre ([^34]). Avec l'Île mystérieuse, Jules Verne a écrit une sorte de Robinson, scientifique. Ses naufragés sont plus démunis que Robinson (je n'ai pas le livre sous la main) mais bien plus savants, très experts en physique et en chimie pratique, ce qui vaut mieux dans ces cas que d'être apte au prix Nobel. A peine débarqués, faut-il se sécher ? On réquisitionne deux verres de montre. Emplis d'eau, entourés d'argile, ils font une loupe qui allume les herbes sèches. Voilà la vraie science. Nous touchons là à un autre aspect du problème de l'arche. Les hommes qui y prennent place peuvent être plus ou moins doués pour survivre. Ils possèdent ou non l'art d'allumer le feu, de tourner l'argile, de tailler des poutres, de dépecer un mouton, de se diriger suivant les étoiles, la science du jardinage et la connaissance des plantes. Nous autres, nous ne savons même plus reconnaître les champignons vénéneux. Nous n'avons pas à faire du feu, de la lumière, à tuer pour manger. Il suffit de tourner un bouton ou d'ouvrir une boîte. 98:101 Les romanciers d'anticipation, qui s'intéressent à tous les cas-limites ont traité aussi le sujet de l'arche. Ils le font en général en déplaçant un matériel énorme (c'est un genre de littérature où ce travers est fréquent). Il n'est question que de fusées colossales qui emportent des batail­lons « d'humains » renforcés de machines à laver et de rayons de la mort ; on expédie l'ensemble en général vers les étoiles, et sauf ceux qui trichent avec la vitesse de la lumière et font état de mystérieux « sauts dans le temps », le cas le plus général est celui où la durée du voyage excède celui des vies humaines. De nouvelles générations naissent à l'intérieur de « l'astronef », d'où des problèmes divers : querelles intestines, affadissement de l'esprit pionnier, etc. L'un de ces récits traitait du problème de l'hérédité des charges à l'intérieur de la fusée : les enfants du capitaine devaient-ils ou non lui succéder à la tête de l'expédition ? C'est un vieux problème, mais qui nous écarte de notre sujet. Un romancier français, René Barjavel, l'a traité dans *Le Diable l'emporte* ([^35])*.* Il imagine que, prévoyant une des­truction de la surface du globe par une guerre atomique, un milliardaire, marchand de canons et philanthrope à sa ma­nière, a installé une immense fusée (sous la butte Mont­martre, d'ailleurs). Douze hommes et douze femmes y seront préservés. Son projet a des côtés modestes : « Je n'ai pas cherché, dit-il, à y faire entrer le lion ou l'éléphant, et je ne suis pas sûr d'avoir évité la puce. J'ai fait de mon mieux pour sauver les principaux animaux utiles à l'homme. J'ai dû renoncer au chat car je ne voulais pas sauver le rat... » (Comme on sent que c'est un Occidental du XX^e^ siècle qui parle.) Pour les plantes : arbres, céréales, légumes, et deux variétés de rosiers... « Une tonne de layette rose et autant de bleue... » ([^36]) Et l'énumération, merveilleusement farfe­lue se poursuit. 99:101 Les passagers sont choisis : ils savent faire le pain, tan­ner les peaux, il y a un maçon, un musicien, etc. Mais ni médecin, ni prêtre. « Il vous sera facile de retrouver, opine le milliardaire, si vous en avez envie. » Le jeu l'emporte, Barjavel s'amuse. La leçon est peut-être que les milliardaires se mêlent de ce qui ne les regarde pas. Le projet échoue d'ailleurs et c'est tout autrement que l'espèce humaine a droit à un nouveau départ. Quand les fils du destin s'embrouillent, quand les mi­roirs obscurcis ne reflètent plus le vrai et que tout est usé, truqué, et l'innocence une tricherie plus subtile, quand les institutions les plus nobles ont perdu leur sens, et le respect sa voie, quand le langage indocile au poète ne résonne plus que pour la publicité, on pense au nouveau départ, à tout recommencer. Le matin où Noé sort de l'arche pour marcher sur la terre « encore mouillée et molle du déluge », est le premier matin, le soleil qui se lève est le premier soleil. C'est l'ins­tant d'une nouvelle origine et l'espoir d'une nouvelle alliance. Il est temps de lâcher les hommes dans les plaines heureuses. Ils vont bientôt se mettre à construire Babel. Georges LAFFLY. 100:101 ### La grenade et la rose trémière par Jean-Baptiste MORVAN EN CET HÔPITAL psychiatrique de L\*\*\*, tout est mis en œuvre pour recréer l'univers de ceux à qui soudain l'uni­vers a manqué, ou pour le créer, à l'intention de ceux qui n'en ont jamais eu qu'une perception infime, dérisoire, intellec­tuellement indigente. On y rassemble tout ce qu'exigent le sport, le théâtre, la musique, l'atelier de peinture. Je n'aurai garde d'oublier l'imprimerie qui depuis dix ans réunit, avec les échos familiaux des pensionnaires et du personnel hospitalier, les méditations spirituelles des Frères de Saint Jean de Dieu et des aumôniers, les études historiques ou les essais littéraires des intellectuels de la petite ville voisine, au nombre desquels je me trouve. Il n'y a plus guère que les âmes spirituelles qui comprennent les nécessités du superflu, du pittoresque par exemple ; aussi fit-on réparer les ailes du moulin à vent qui surplombe le domaine et les campagnes environnantes : un signal, surmonté d'une croix. Tout ce petit univers travaille au paradoxe conquérant d'une foi qui veut placer l'art, la diversité de la vie dans ce qui est ordinairement réputé comme une pri­son de l'âme, un lien terne et blafard d'angoisse et de malé­diction, une claustration intérieure autant que matérielle. La porte d'entrée reste ouverte : au fronton a été sculptée la gre­nade entr'ouverte, souvenir héraldique parlant de la ville où vé­cut le fondateur de l'ordre : Juan Ciudad, Saint Jean de Dieu ; symbole riche de promesses, la grenade, évoque la résurrection, la fructification de la joie, la générosité rédemptrice. Qu'importe si de la chair et de la graine une part semble perdue ? C'est le grand secret de Dieu. 101:101 Cette image me fit souvenir d'une autre : la mystérieuse « rose trémière » évoquée par Gérard de Nerval dans ces ma­gies toujours situées sur la lisière de la folie. Comment expli­quer que la littérature d'un siècle (et plus) ait témoigné d'une aussi fréquente complaisance pour le jeu de la démence, con­çue comme une sorte d'enrichissement et de libération de l'es­prit, alors qu'ici même l'aliénation est connue avec son vrai visage, effrayant et famélique, comparable à ceux des miséreux illustrant les affiches des grandes campagnes en faveur des pauvres de ce monde ? La folie dans les fictions littéraires, nous diront certains, n'est pas la véritable : elle n'est qu'imita­tion voulue et contrôlée un jeu, justement. Encore faudrait-il y regarder de plus près quand il s'agit de l'âme, les risques individuels sont si grands et si variés qu'on peut se demander si le mensonge peut être inoffensif. Entre le crime en peinture et la conscience innocente du lecteur de romans policiers, il existe un décalage essentiel ; entre la folie et l'image fictive de la folie, toutes deux intérieures, la différence de nature est bien moins certaine. Et si l'on prenait pour un gain une ten­tation de stérilité, le péril littéraire serait-il inexistant, même sans tenir compte du risque moral et mental ? \*\*\* Quand et pourquoi la folie est-elle apparue dans le monde intellectuel comme une si forte nécessité ? Tout au plus le ro­man d'autrefois se jouait-il des lunatiques comme de marionnet­tes de bois peint ; et la tragédie n'empruntait les « fureurs » d'Oreste qu'en tant que l'héritage de l'antiquité les imposait à la légende. La folie serait-elle une revanche de la nature mé­connue sur le rationalisme voltairien, ou la constatation d'un désespoir inéluctable, résultat du péché contre l'esprit ? Sans doute y eut-il toujours des esprits qui se réfugièrent dans la folie : le nouveau, c'est qu'on ait pu considérer ce malheur comme approchant d'une loi générale. Le folklore de la philo­sophie prétendait bien que les fous pouvaient être sages, et que les sages avaient leur folie. Mais ces paradoxes à la manière d'Érasme ou des anciens fabliaux n'avaient que la valeur d'un thème satirique. On pouvait les ranger au nombre de ces lieux communs passés à l'état d'exorcismes commodes et rassurants, qu'on répète parce qu'on n'y croit pas, qu'on répète peut-être pour ne pas y croire. Le règne de la folie s'implante avec la fin du XVIII^e^ siècle, quand des lacunes, des zones désertes, ravagées ou inemployées apparaissent sur la carte de l'esprit humain. La frénésie et le fantastique suivent d'étranges chemins dans l'ordre, artistique et littéraire : Goya, Lewis, Byron, Nodier, Nerval, Balzac, et même en des œuvres peu connues, Mérimée et Théophile Gautier, tels sont les esprits où apparaît, intermittente et inquiétante, la lueur verte de la folie. 102:101 A la fin du siècle, Barbey d'Aurevilly, Baudelaire, Villiers de l'Isle-Adam, Lautréamont semblent continuer une tradition dont on peut se demander si elle ne serait pas la seule et unique tradition spirituelle cohérente du XIX^e^ siècle, issue d'ailleurs de l'illuminisme de la fin du siècle pré­cédent. De Goya à Van Gogh, de Nodier à Lautréamont ? Un des cas les plus remarquables est celui de Maupassant. P. G. Castex a écrit à son sujet des lignes intéressantes : « Les pro­grès de son mal et l'abus des drogues provoquent en lui de fré­quents états d'angoisse, dont il cultive les affres et les effets délirants. Plusieurs contes témoignent de son goût morbide pour la peur : il analyse ce sentiment irraisonné qui s'empare parfois de l'âme anxieuse et la fait frissonner comme si une menace pe­sait sur elle (« La Peur ») ; il peint des névrosés qui redoutent les bruits, la solitude et la nuit (« Apparition », « Lui ? ») ; un obsédé qui se convainc qu'un être invisible hante sa maison et s'acharne contre lui (« Le Horla »). Tous ces récits tradui­sent sous une forme dramatique ou mythique l'horreur anxieuse de Maupassant devant le mystère. » Si l'on tient compte de ce que le critique a écrit précédem­ment : « Maupassant nie comme à plaisir tout ce qui peut en­tretenir l'espérance chez les hommes », on est tenté de penser que l'expérience de Maupassant est loin d'être unique ; qu'elle éclaire aussi par avance certaines névroses plus communément répandues dans notre temps que dans le sien. On a tendance à considérer la plupart des auteurs cités plus haut comme des fantaisistes on des écrivains mineurs, malgré l'importance plus grande qu'on leur attribué maintenant. Aussi ne réfléchit-on guère à la valeur d'une fiction littéraire telle que celle de Vi­gny dans « Le cachet rouge », ou à l'histoire de la jeune folle dans le « Broyeur de lin » de Renan. Le thème de la folie semble bien être devenu indispensable à une certaine étude morale de la société comme à une certaine fixation de la poésie. Cette poésie de l'aliénation reparaîtra avec le rêve éveillé des personnages de Maeterlinck, jusqu'à sa cristallisation dans « La Princesse Isabelle » qui se situe dans le cadre d'une bourgade particulièrement réservée aux aliénés inoffensifs. Le freudisme va donner un nouvel essor à ce genre de méditations. A quoi bon citer toutes les œuvres d'Antonin Artaud et le « Caligula » de Camus. Mais en se contentant des œuvres parues avant la grande rupture de 1914, il semble qu'on puisse déjà dégager les structures générales et entamer l'analyse. \*\*\* 103:101 L'essor de la folie en littérature commence avec le roman­tisme, et le romantisme campe sur des ruines spirituelles. Il a mérité en partie les anathèmes dont on l'a chargé ; mais on aurait tort de prendre certains passages de « René », ou du « Rolla » de Musset pour de faciles déclamations. Ceux qui les traitent avec désinvolture n'ont-ils pas pour secret dessein de diminuer ou d'annihiler les responsabilités des auteurs précédents ? La folie est un recours, un destin de remplace­ment, pour des gens qui ont trouvé le voltairianisme dans leur héritage. L'homme débarrassé du péché originel se voit assuré au départ de l'excellence indiscutée de sa nature ; les déceptions qu'il rencontrera seront alors inexplicables. Un monde organisé d'après Voltaire s'aperçoit qu'il y a dans l'homme toute sorte de choses qui échappent à ses modes de construction. Le nouveau Prométhée se fâche contre la raison, comme un enfant se fâche contre son jouet et le frappe contre le mur. Le grief étant justifié, la réaction est enfantine. Le romantisme a exalté une conception ardente et dynamique de la réalisation psychologique de l'homme. On peut se demander s'il n'y a pas, à l'arrière-plan, une sorte d'impératif catégorique de la volupté sexuelle, que l'on retrouverait dans l'idée générale que cette époque, digne héritière du XVIII^e^ siècle « sensualiste », se ferait de la condition humaine. En tout cas on rencontre couramment la notion selon laquelle la dignité de la vie rési­derait dans le frénétique et le désaccordé. La folie offre un état de transe démesurément grandi ; la névrose de Maupassant n'est-elle pas une volupté rare, la volupté de se sentir soi-même sur un nouveau mode, un nouveau registre de l'âme ? La folie est passion. \*\*\* L'amertume romantique, la déception qui est essentielle à cette époque de l'esprit, trouvent leur aboutissement dans la création d'un climat de solitude morale. La folie en est la forme idéale, elle constitue le suprême exil. Cette expérience-là, Rousseau l'avait déjà connue. Pour l'auteur de fictions, la folie de son personnage peut devenir un symbole de protestation. Ainsi dans « Laurette ou le cachet rouge » de Vigny, la folie de Laurette est une sorte de protestation de l'auteur contre l'obéissance passive du capitaine qui a, sur ordre, fait fusiller le mari de cette jeune femme. Dans le « Chevalier des Touches » de Barbey, la fin du chouan dans un asile d'aliénés a peut-être une signification analogue. Ce recours ou cette revanche nous donne l'impression d'une duperie : la folie des malheureux devient un sacrifice décoratif, une revendication purement pla­tonique. Si les griefs sont justifiés, le fatalisme poétique en laisse justifier les causes. Le recours à la folie en tant que solitude morale est l'issue d'une partie dont les des sont pipés, d'un bout à l'autre du jeu ; car la folie n'est pas, dans la réalité, l'affirmation d'une force, mais un état de peur et de pusillanimité. 104:101 Mais l'homme des nouveaux temps, cet homme que l'on ne confesse plus, ne cherche-t-il pas secrètement à avoir peur ? Il blasphème, sans doute ; la folie est d'ailleurs blasphème, souvent à l'état continu, chez Lautréamont comme chez Rimbaud. La Création est conçue en effet comme objet de mépris. « ...Sous une forme dramatique ou mythique, l'horreur anxieuse de Maupassant devant le mystère... goût morbide de la peur... », disait tout à l'heure notre critique. Après tout, chez Victor Hugo, l'irénisme candide et épanoui des visions d'avenir coexiste fort bien avec le spiritisme délirant, et le mot « formidable », n'est pas de ceux dont le poète se passerait facilement. Débar­rassé des terreurs religieuses, l'homme en crée d'autres, mais les intériorise, les concentre. Religion de la terreur intime, perversion et revanche à la fois de la religion : méprisée. On n'admire pas sans terreur. Notre jeunesse présente aime encore le mot « formidable », mais comme le sens étymologique lui échappe, elle lui préfère maintenant le mot « terrible ». Vocables-clefs de l'admiration juvénile : une auto, une danse, un chanteur sans voix sont « terribles ». On en arrive à se demander si un « blouson noir » ne comprendrait pas mieux la densité de l'émotion religieuse d'un Bossuet ou d'un huguenot cévenol, avec leur culte du Dieu terrible, qu'un de nos ecclé­siastiques iréniques et bien intentionnés. Les cañons du Colo­rado, la face nord de l'Eiger sont « terribles » mais ils accroissent d'autant la valeur de notre risque humain et lui promettent quelque chose. Au contraire, les conformismes philosophiques presque unanimement acceptés dès le début du XIX^e^ siècle inclinent sournoisement les écrivains à fabriquer de la terreur en nous, au moyen de monstres issus du sommeil de la raison, comme dit Goya, et qui ne saurait enfanter une terreur qui nous grandisse. La « chasse au bonheur » dont Stendhal fait la ligne direc­trice de l'existence est essentiellement romantique, et de ce point de vue Mme Bovary est aussi romantique que Rimbaud, Bouvard et Pécuchet, ou la jeune bretonne du « Broyeur de lin ». Cette chasse au bonheur n'amène pas l'homme à se satisfaire de lui-même, à « être bien dans sa peau » comme le dit la ridicule formule de quelques-uns de nos modernes romanciers dont nous souhaiterions plutôt qu'ils imitassent le boa en changeant de peau quelquefois. « Je voudrais être le Monsieur qui passe », dit Fantasio. Pourquoi s'arrêter à ce simple échange de conditions humaines ? Le Maldoror de Lautréamont, lui, se métamorphose, devient poulpe, ou aigle, grillon d'égout ou cygne noir. La folie permet de devenir tout cela. On peut opter pour la folie comme le Caligula de Camus, à partir du moment où l'on a constaté « que les hommes meurent et qu'ils ne sont pas heureux. » Michel Le Charpentier, dans la « Fée aux miettes » de Nodier, cumulait des existences simultanées, et finit dans la maison des « lunatiques » de Glasgow. 105:101 « Si j'étais Dieu, j'aurais pitié du cœur des hommes » dit le vieil Arkel de « Pelléas et Mélisande ». Dieu n'a pas pitié des hommes au sens où il l'entend, et le bonheur éternellement chassé n'est plus que le fugitif « Oiseau bleu ». Dans « La Princesse Isabelle » un autre personnage de Maeterlinck, le Sacristain, chante une mélopée qui contient par avance la philo­sophie du Caligula de Camus : « Au lieu de les guérir -- Il faudrait laisser fous -- Ceux qui sont déjà fous. -- Et pour les assagir -- Il faudrait rendre fous -- Ceux qui ne sont pas fous -- Ceux qui ne sont pas fous -- Ne sont plus rien du tout... » On ne s'étonne pas que Maeterlinck, génie robuste, au lieu de sombrer dans l'existentialisme intégral de l'aliénation morose, se soit tourné finalement vers d'autres maîtres et qu'il ait salué, au grand scandale de certains, Maurras et Salazar comme des sauveurs intellectuels. Au recours à la folie comme asile ou panacée d'une pitié amorphe, il préféra d'autres orientations. On en pensera ce qu'on voudra. Mais s'il était resté à l'étape antérieure et en avait tiré une philosophie au lieu de simples thèmes poétiques, nos délicats lui en auraient moins gardé rancune. \*\*\* L'homme moderne est isolé. « Mélisande » disait Mme Maeterlink dans une conférence à l'Université des Annales « avait l'air étrange et égaré de quelqu'un qui attendrait toujours un grand malheur au soleil dans un beau jardin ». Mélisande est de notre temps, encore que le beau jardin ne s'offre pas toujours à nous. Comme le névrosé de Maupassant, nous redoutions la nuit, la solitude et les bruits. Rien d'étonnant à ce que certains comme Maeterlinck pensent d'abord à la santé dans l'ordre concret et institutionnel, et préfèrent la fleur de lys à la mélancolique et tentatrice rose-trémière de Nerval. Mais l'homme attend tine révélation et une résurrection, la promesse parfaite que symbolise la grenade entr'ouverte. Cette révélation et cette résurrection peuvent être présentées comme dépouillées de tout caractère chrétien. Nerval s'y égara. Ainsi naît une poésie trompeuse de fausse initiation, où la folie deviendrait le moyen suprême. C'est proprement le sens de l'expérience rim­baldienne avec son « dérèglement méthodique de tous les sens » qui se propose d'aboutir à un nouvel homme et à des cieux nouveaux. C'est la forme intellectuelle et artistique de la tentation luciférienne. « Demain, on rasera gratis » et on attend toujours demain. Satan est charlatan. Qu'est-ce qui a pu convaincre tant d'esprits de bonne foi et surtout de culture moyenne ou faible que la poésie devait nécessairement se retrouver là ? Horace dans son « Art Poétique » dénonçait déjà chez les poètes amateurs un snobisme de la crasse et de la bizarrerie. Mais les snobismes n'expliquent rien par eux-mêmes, ils sont des symptômes, bons ou mauvais, que négligent les esprits légers. 106:101 Si la poésie peut croire un instant que la folie est son domaine réservé (et j'entends par poésie toute création artistique) c'est parce qu'elle y est reléguée abusivement par un système intellectuel aussi tyrannique que truqué. La malheureuse poésie, assise dans le coin le plus noir et le plus incommode remâche des idées pourtant dignes d'un meilleur sort. Son paradis perdu, quand on en réunit les éléments dispersés, ressemble fort à l'idéal artistique traditionnel. Mais quelque respect humain, passé à l'état subconscient, instinctif et réflexe, l'oblige à en brouiller et à en démolir l'expression, à reculer devant les conclusions, et surtout devant la conclusion religieuse, l'aspiration mystique. Ainsi est-elle conduite mécaniquement à parier elle-même pour le mépris condescendant où l'on tiendra ses rêves et ses créations. A tel point que les esprits religieux sont plongés dans un dilemme : ou bien accepter la stimulation religieuse en gardant les blasphèmes, les perversions psycholo­giques qui sont maintenant passés à l'état de loi littéraire, ou bien refuser le tout et priver la religion d'un moyen, secondaire mais précieux d'exaltation intellectuelle. Dilemme absurde, mais on finira bien par y échapper et la grenade s'ouvrira encore pour offrir sa sève rafraîchissante et ses graines salu­taires. Jean-Baptiste MORVAN. 107:101 ### Pie XII et les faux témoins (IV) par Alexis CURVERS Les précédentes parties de cette étude inédite d'Alexis Curvers ont paru sous les titres suivants : 1. -- Une prophétie de Jean XXIII (avec la traduction française du Cardinal Roncalli) : numéro 92 d'avril 1965 ; 2\. -- Jean XXIII avait dénoncé le complot contre Pie XII : numéro 93 de mai 1965 ; 3\. -- Pie XII et la Passion : numéro 95 de juillet-août 1965 ; 4\. -- Pie XII et les faux témoins : numéro 97 de novembre 1965, numéro 98 de décembre 1965 et numéro 99 de janvier 1966. TOUT RELÉGUÉ QU'IL ÉTAIT dans sa « sphère supérieure », Pie XII ne laissa pas de défendre la paix par tous les moyens dont il disposait encore ici-bas : démar­ches officieuses auprès de tous les gouvernements, plus ins­tantes auprès des gouvernements catholiques (italien et hongrois d'une part, polonais de l'autre) ; instructions aux nonces, exhortations aux ambassadeurs, lettres personnelles, articles dans *l'Osservatore Romano,* etc. Ce journal, qui exposait avec toute l'impartialité requise les éléments du débat germano-polonais, ne se départit pas de la politique modératrice qu'il résumait dans une note publiée le 14 mai : « L'irréductible antagonisme qui oppose les deux adversaires ne disparaîtra que lorsque des négocia­tions auront pu être menées dans la réciprocité des demandes et des concessions. » 108:101 Le Saint-Siège s'efforçait ainsi d'apaiser la controverse où on lui retirait tout autre moyen d'intervenir, puisque, observe Mgr Giovanetti, « les solutions concrètes du problème qu'il envisageait n'avaient guère de chances d'être agréées et risquaient d'être inter­prétées de façon malveillante, vu la surexcitation des esprits, tant que les gouvernements intéressés n'auraient pas fait appel à ses bons offices ». Cette « *prudence vaticane* »*,* que M. Nobécourt traite avec un si beau dédain, se trouva bientôt justifiée par un détail de l'entretien que le nonce Orsenigo eut avec Ribben­trop le 17 mai. Après qu'il eut définitivement rejeté au nom de l'Axe les propositions du pape, comme le nonce lui de­mandait « s'il savait quelle serait l'attitude de la Russie dans le cas d'une conflagration européenne *tant appréhen­dée* »*,* le ministre allemand « fit une réponse incroyable et qui pouvait même sembler démentielle à pareille date » : il donna tout simplement à entendre au nonce qu'un rap­prochement germano-russe, malgré toutes les circonstances et apparences contraires, n'avait rien d'imprévisible ! \*\*\* Le Vatican avait dès lors confirmation de ses craintes : si la guerre éclatait, l'enjeu et les visées s'en révéleraient autrement formidables que le règlement de cette question de Dantzig et du Corridor qui n'en était que le prétexte mais suffirait à amorcer le cataclysme. Il importait donc avant tout de circonscrire le débat et de temporiser sur cette ques­tion mineure, mais explosive, posée depuis le traité de Versailles par une situation assurément peu conforme à la nature des choses. Déjà en avril 1938, à une époque où pour­tant la Pologne était en bons termes avec l'Allemagne, le nonce Cortesi, au retour d'une visite à Dantzig, avait dit au colonel Beck que dans cette ville, polonaise malgré elle, « de toute évidence, la grande majorité de la population était allemande, que le nazisme y semblait triompher sans difficulté apparente, que l'animosité contre la Pologne sau­tait aux yeux et que la situation était par conséquent très grave » ([^37]). 109:101 Fort de la parole écrite d'Hitler, le colonel Beck dénia que la Pologne eût à céder sur aucun de ses droits acquis. Et si le Reich y portait atteinte par surprise ? insista le nonce. *C'est la guerre*, répondit vivement le colo­nel. C'était cette guerre, engagée pour une cause aussi futile et peu sûre, que Pie XII, en 1939, s'efforçait de conjurer, avec toutes les conséquences qu'elle entraînerait non seule­ment pour tel et tel pays, mais pour le monde et l'Europe entière, juifs compris. \*\*\* Cela n'empêchait pas la diplomatie vaticane de tenir à l'autre camp un langage également raisonnable et ferme. Ainsi, dans son entretien du 17 mai avec Ribbentrop, Mgr Orsenigo n'hésita pas à lui demander « s'il se rendait compte que les démocraties étaient décidées à entrer en guerre si, pour résoudre le conflit, on recourait à une solu­tion unilatérale de force ». Ribbentrop estimait cette éven­tualité peu redoutable, affichant un optimisme comparable à celui qui, en 1914, avait leurré Guillaume II sur les risques d'une intervention de l'Angleterre. Et c'est dans l'élan de cet optimisme que le ministre de Hitler laissa échapper devant le nonce abasourdi une semi-confidence touchant une possible et prochaine volte-face de la Russie en faveur du Reich. Plus fermement encore, à deux reprises, le 3 et le 6 juillet, le cardinal Maglione chargera l'ambassadeur d'Italie d'avertir le gouvernement allemand « que, si l'Alle­magne occupait Dantzig, l'Angleterre était, tout comme la France, décidée à entrer en guerre, et que le conflit ne pourrait être considéré comme terminé par une éventuelle victoire sur la Pologne » ; secondement, et cette fois par ordre de Pie XII, « que les représentants de la France et de l'Angleterre n'avaient laissé aucun doute possible : leurs pays respectifs étaient déterminés à entrer en guerre au cas où l'Allemagne tenterait de résoudre par la force les dissen­timents qui l'opposaient à la Pologne ». 110:101 Et Mgr Giovanetti rapporte les propres termes employés par le cardinal : « Dans l'entourage de Hitler, il en est encore qui se font des illusions à ce sujet. Une erreur de jugement comme celle qui a été commise en 1914 pourrait être fatale à l'Allemagne... et à l'Italie. » Pour plus de sûreté, l'avertis­sement fut communiqué une troisième fois directement à Mussolini en personne. S'il n'ébranla pas le scepticisme d'Hitler, la faute n'en fut vraiment pas à Pie XII. Cette ini­tiative hardie, qui ne lui incombait pas, échoua comme tant d'autres. Le cardinal Maglione ne put qu'en signifier l'insuccès au ministre d'Angleterre : c'était inviter discrè­tement les démocraties à ne pas renouveler elles-mêmes l'erreur de 1914, à publier à leur tour et à temps leurs in­tentions avec toute la clarté désirable, et en tout cas à ne rien épargner pour prévenir une guerre aux « conséquences incalculables et terribles ». \*\*\* Dans l'autre sens, le cardinal Maglione avait profité de sa conversation du 20 mai avec l'ambassadeur de France pour lui représenter que, la guerre survenant à Dantzig, « il serait extrêmement difficile de localiser le conflit », et pour suggérer, « dans l'intérêt de tout le monde », une méthode diplomatique : « La France devrait donner à Varsovie des conseils de modération et chercher à amélio­rer ses relations avec l'Italie, qui est la seule puissance capable d'exercer une certaine influence sur l'Allemagne et de la contenir. » L'ambassadeur répliqua : « Mais com­ment traiter avec l'Italie alors que la presse italienne se montre si hargneuse et si injuste envers la France ? » Et le cardinal de répondre : « L'on pense et l'on dit en Italie la même chose de la presse française. On croirait que de part et d'autre les journalistes ont perdu tout contrôle. Ne conviendrait-il pas que les deux gouvernements les laissent vociférer comme ils l'entendent (si toutefois il leur est im­possible de les faire taire) et ne pensent qu'à traiter pour leur propre compte ? » C'était la sagesse même. 111:101 Le 30 mai, Pie XII dépêchait vers le Palais de Venise un émissaire porteur d'une note ainsi conçue : « Pour le bien de la paix, il serait très utile que le chef du gouvernement italien, S. E. Mussolini, usât de sa grande influence sur le chancelier Hitler et le gouvernement allemand pour obtenir que la question de Dantzig soit traitée avec ce calme que la délicate situation internationale rend plus que jamais nécessaire actuellement. Le cardinal secrétaire d'État a, par ordre du saint-père, recommandé de façon répétée à l'ambassadeur de France auprès du Saint-Siège qu'il s'ef­force d'incliner son gouvernement à faire son possible pour résoudre à l'amiable les questions pendantes entre la France et l'Italie. » Mussolini prit fort mal la chose, pres­que aussi mal que MM, Nobécourt et Friedländer risquent de la mal comprendre, quoique d'un point de vue opposé. Quoi donc, diront-ils, c'est à la France que Pie XII se flattait d'arracher des concessions ! Que ces messieurs se rassurent : Pie XII ne s'en flattait que dans le dessein d'arracher à l'Italie et, par son entremise, à l'Allemagne, des concessions réciproques. Le 2 juin, dans la première des allocutions annuelles qu'il prononcera désormais en ce jour de sa fête devant le collège des cardinaux, Pie XII dit notamment : « L'Église se trouve au milieu d'un monde d'oppositions et de scissions, de conflits dans les sentiments et dans les intérêts, d'idées sans modération et d'ambitions sans mesu­re, de craintes et d'audace ; au sein d'une humanité qui semble ne pas savoir encore reconnaître ni décider quel parti elle doit prendre : admettre comme première règle d'action et suprême arbitre de ses propres destinées le tran­chant de l'épée ou la noble souveraineté du droit, se confier à l'empire de la raison ou à celui de la force... « Et pourtant les devoirs de Notre ministère apostolique ne peuvent permettre que des obstacles extérieurs, ni la crainte de voir mal interprétés ou incompris Nos intentions et Nos desseins, toujours orientés vers le Bien, Nous empê­chent d'exercer ce salutaire office de pacification qui est propre à l'Église. « L'Église ne se laisse pas séduire ni enchaîner par des intérêts particuliers ; elle ne songe pas à se mêler, sans y être invitée, à des contestations territoriales entre les États, ni à se laisser entraîner dans la complexité des conflits qui facilement en découlent. Elle ne peut cependant pas, en des heures où la paix court les plus grands dangers et où les passions se font plus violentes dans la discussion, renoncer à dire maternellement son mot et, si les circons­tances le permettent, à offrir maternellement ses services, pour empêcher l'intervention imminente de la force, avec ses incalculables conséquences matérielles, spirituelles et morales. 112:101 « Dans cet esprit de justice et de paix, que Nous res­sentions au plus intime de Notre cœur de Père commun, Nous avons cru opportun, à une heure de la vie des peuples qui semblait particulièrement grave, au début du mois de mai dernier, de faire connaître à certains hommes d'État de grandes nations européennes les préoccupations que Nous inspirait alors la situation, et Notre crainte que les dissensions internationales s'exaspérant ne dégénèrent en conflit sanglant. » Avec sa délicatesse coutumière, Pie XII se félicitait que sa démarche eût « en général rencontré la sympathie des gouvernements » : sympathie peu active, nous l'avons vu, mais que (suivant le conseil évangélique de ne pas étein­dre la mèche qui fume encore) il saluait comme le signe d'un « commencement de détente dans les esprits ». Ce qu'il n'ajoutait pas, c'est que la froideur de cette sympa­thie l'avait pratiquement forcé à retirer très vite, puis à enterrer son projet de conférence toujours impublié. On commençait à le regretter, à mesure que la catas­trophe approchait. Persévérant malgré tout dans sa politique, le cardinal secrétaire d'État réitérait ses conseils de modération au gouvernement italien ; et, le 10 juin, priait le gouverne­ment anglais d'en adresser de pareils au gouvernement français. Il reçut du ministre Osborne une réponse éma­nant de Lord Halifax. Le cabinet de Londres se disait « aussi désireux que le Vatican de voir s'améliorer les relations entre l'Italie et la France », bien qu'il y eût « à cela de sérieuses difficultés » dont évidemment « la France n'était pas la seule responsable », (le Vatican ne l'ignorait pas, et l'admirable de cette histoire est précisément l'équité avec laquelle il manœuvrait désespérément entre des adver­saires dont aucun n'était ni tout à fait à disculper ni tout à fait à débouter). Lord Halifax ajoutait « très confiden­tiellement que le gouvernement britannique a déjà en plus d'une occasion communiqué avec le gouvernement français dans le sens suggéré par Son Éminence (c'est-à-dire pour conseiller l'ouverture de négociations sur les revendications italiennes), mais jusqu'ici sans réussir à modifier l'attitude française » ; secondement, « dans la question de Dantzig, le gouvernement britannique fait et continuera à faire tout son possible pour recommander la modération à Varsovie, et il ne négligera aucune occasion pour favoriser une solu­tion raisonnable ». 113:101 Quoi qu'il en fût de ces bonnes intentions anglaises, elles assuraient Pie XII que sa politique, si elle ne trouvait nulle part de soutien effectif, du moins ne méritait aucun blâme du côté des Alliés. De grands encouragements ver­baux lui parvinrent aussi des États-Unis, pendant toute la durée de la crise. Le sous-secrétaire au département d'État, Summer-Welles, informé par Mgr Cicognani, délégué apos­tolique, déclarait : « Indépendamment des résultats obtenus par la tentative de réunir une conférence des nations, les efforts du Saint-Père ont été de la plus grande utilité. » Par le même canal, le président Roosevelt exprimait au pape « sa sincère admiration » et se redisait « prêt à colla­borer avec toute puissance résolue à défendre la paix menacée », restant « persuadé que n'importe quel conflit, qu'il s'agisse de revendications économiques ou territoria­les, doit pouvoir être réglé par voie de négociation ». D'ac­cord avec le président, Summer-Welles « affirmait que le prestige personnel de Pie XII et l'autorité morale du Saint-Siège étaient l'un des principaux motifs qui permettaient, en ces heures troublées, de nourrir encore quelque espoir d'apaiser les différends à l'amiable. Le Saint-Siège avait donné là à toutes les nations un grand exemple, et le président Roosevelt se sentait encouragé à croire à l'efficacité d'une conférence internationale visant à éloigner les sombres perspectives d'une guerre ». Pour finir, le sous-secrétaire d'État demandait au Saint-Siège de nouvelles « Suggestions opportunes en ce sens », que, « dans son vif désir de coopérer à l'œuvre de la paix », le président amé­ricain serait toujours « honoré et heureux de recevoir ». On aurait bien étonné Pie XII en lui apprenant que des suggestions si dévotement accueillies, et si peu suivies d'effet, seraient un jour suspectées de germanophilie. Ou peut-être plutôt ne l'aurait-on pas étonné. Vers la mi-juin, nouvelles démarches du Vatican auprès du comte Ciano, du colonel Beck, et directement à Berlin. Ciano, trompé lui-même par les Allemands, répondait par des « apaisements » qui ne correspondaient ni n'engageaient à rien. 114:101 On peut dire que dans toute cette période le pape seul, justement parce qu'il était et voulait demeurer « au-dessus de la mêlée », prit fait et cause pour les innom­brables victimes futures de la guerre. Il parlait, au nom de l'idéal chrétien universel, le vrai langage du réalisme et de la raison ; c'étaient les séculiers qui, en fourbissant leurs armes, lui jetaient de l'eau bénite. Il tâchait d'épar­gner à l'Europe les horreurs de ce qui ne serait qu'une guerre civile ; et le Élus curieux est que ses contradicteurs d'aujourd'hui, qui font mine de se scandaliser de son impar­tialité, sont précisément les zélateurs désormais les plus ardents de la conciliation à tout prix, mais au bénéfice des ennemis de l'Europe. Au début de juillet, en désespoir de cause, le Vatican essaya, comme nous l'avons vu, d'une nouvelle tactique. Recourant presque à l'intimidation, la Secrétairerie d'État s'avança jusqu'à prévenir les puissances de l'Axe que l'An­gleterre et la France entreraient irrévocablement en guerre si la Pologne était attaquée. Tout le monde en doutait encore, et Hitler tout le premier, qui jusqu'au bout refusa d'y croire, les puissances alliées refusant aussi d'en publier la décision formelle et sans retour. Le télégramme de Lord Halifax qui confirmait cette décision, annonçant que d'un coup de force allemand contre Dantzig « résulterait très certainement une guerre européenne », mais ne spécifiant pas encore que cette guerre en quelque sorte automatique serait déclarée par l'Angleterre, avait un caractère confi­dentiel et purement informatif. Le ministre Osborne trans­mit le message à Mgr Maglione en stipulant expressément que l'information « ne visait aucunement à presser le Saint-Père d'agir ». Pie XII agit pourtant sur l'heure, com­muniquant l'avertissement à Mussolini et, par lui, à Hitler. Ce suprême moyen de raisonner les furieux échoua comme les autres. Le cardinal Maglione en fit part au diplomate anglais, non sans lui rappeler avec force « le vœu que for­ment à l'heure actuelle tous les hommes de bonne volonté et qui est donc très certainement celui de Votre Excellence et de son gouvernement ». 115:101 *Très certainement :* le cardinal, avec l'imperceptible humour d'un homme qui n'a plus d'illusions, retournait à Lord Halifax cet adverbe diplomatique à sens plutôt optatif que superlatif. Son *très certainement* signifiait : *j'aime à le croire.* Et celui de Lord Halifax : *je vous prie de le croire, mais ne le répétez qu'à vos risques et périls*. Pie XII s'acquitta aussitôt de cette commission dont on ne le char­geait pas, dans le fragile espoir qu'enfin Hitler reculerait devant une menace à la fois si catégorique et si vague. Hitler ne reculant pas, Pie XII se trouva avoir rendu à l'Angleterre le service d'être témoin qu'elle avait la conscience tranquille. De quoi le ministre Osborne le remercia, le 7 août, en exprimant au cardinal Maglione la « chaleu­reuse gratitude » de Lord Halifax. Celui-ci, écrivait le ministre, « apprécie hautement l'action que le Vatican a jugé possible d'entreprendre pour le bien de la paix ». Le ministre insistait pour que fût communiqué à Sa Sain­teté le texte de ce message où Lord Halifax, en décernant un *satisfecit* au pape, s'en accordait implicitement un à lui-même. A jugé *possible* était une perle de style diploma­tique, pleine cependant d'une vérité profonde. Au point où en étaient les choses, il y avait certes quelque témérité et peut-être quelque folie à croire encore possible le sauve­tage de la paix. Seul au monde, Pie XII gardait le courage de tenter l'impossible, estimant avec le Taciturne qu'il n'est pas besoin d'espérer pour entreprendre. Il n'avait pas non plus besoin de réussir pour persé­vérer, car pendant tout l'été il poursuivit et multiplia sans se laisser rebuter les interventions tant politiques que reli­gieuses, tant auprès des gouvernements intéressés qu'au­près de leurs ressortissants catholiques, ordonnant aux évêques d'exercer sur eux, particulièrement en Allemagne et en Pologne, une action modératrice. Le 22 juillet, Mussolini subitement inquiet, avec cette instabilité d'humeur qui caractérise tant de foudres de guerre, alors que les pacifiques comme Pie XII se montrent souvent inflexibles dans la continuité de leurs pensées et de leur conduite, Mussolini se ralliait à l'idée d'une confé­rence internationale qui réglerait tous les problèmes euro­péens. C'était trop tard. Ribbentrop déclina cette propo­sition de son allié plus expéditivement encore qu'il n'avait décliné celle du pape ; conjointes un peu plus tôt, sans doute les eût-il traitées avec moins de désinvolture. La clause du Pacte d'acier qui obligeait les deux alliés à se consulter avant toute décision était bien périmée. L'anxiété croissait en Italie, en même temps que la résignation passive. \*\*\* 116:101 Le 19 août, recevant à Castelgandolfo un pèlerinage vénitien, Pie XII rendit compte de ses efforts et des espoirs obstinés qu'il entretenait toujours : « Dès le premier instant de Notre pontificat, nous avons tenté tout ce qui était en Notre pouvoir pour conjurer le péril de la guerre et pour travailler à instaurer une paix solide, fondée sur la justice et sauvegardant l'honneur des peuples. Nous avons même pour cela, autant que les res­ponsabilités de Notre ministère apostolique Nous le permet­taient, remis à plus tard d'autres tâches et d'autres soins qui pourtant Nous tenaient fortement au cœur. Nous Nous sommes imposé la plus grande réserve, afin de ne risquer en aucune façon d'entraver ou de faire échouer l'action menée en faveur de la paix. Nous avions en effet cons­cience de tout ce que les fils de l'Église catholique et l'humanité tout entière étaient en droit d'attendre de Nous. « Notre cœur se refuse à abandonner l'espérance que des sentiments de modération, que des vues objectives per­mettront d'éviter un conflit qui, selon toutes prévisions, accumulerait plus encore que le précédent les destructions, les ruines matérielles et morales. Et Nous voulons persister à croire que les chefs des peuples, à l'heure de la décision, répugneront à assumer la responsabilité terrible d'un recours à la force... » Suivant une habitude dès lors promise à une grande fortune, ces paroles du Père ne parurent dans la presse que banalisées, mutilées et falsifiées. Seuls les initiés en eurent connaissance, et l'ambassadeur Charles-Roux ne pécha que par excès d'optimisme en écrivant le lendemain à Mgr Tardini : « L'admirable langage que le Saint-Père a tenu hier aura certainement le plus grand retentissement en France. » En France ni ailleurs, il n'en eut absolument pas le moindre, puisque partout, et d'abord en Italie, on en étouffa les échos bouleversants. La lettre de l'ambassadeur de France, au contraire, s'achevait sur un ton plus approprié à l'exaspération des sentiments d'un monde qui déjà, et de commun accord, s'apprêtait pour la guerre. Loin de renouveler au pape le conseil de s'en tenir au « terrain moral » et à « l'affirmation de principes », il le sommait maintenant de se prononcer sur les faits. 117:101 Tout en rendant hommage à ses efforts « si émouvants et persévérants » en faveur de la paix, il l'en­gageait à mieux servir celle-ci par une méthode nouvelle : dénoncer nommément et exclusivement les responsabilités de « l'autre camp », et « montrer que la culpabilité d'une guerre retomberait sur un pays dont les immense an­nexions n'ont fait que stimuler l'insatiable ambition ». Les arguments de l'ambassadeur n'étaient évidemment, de son point de vue, que trop justes. Et le pape avait suffisam­ment dit ce qu'il pensait des ambitions, annexions et vio­lations de toute sorte qui préludaient à la guerre. Lui demander d'en faire ouvertement grief à l'Allemagne et à elle seule, c'était plus que lui demander l'impossible, c'était aussi, en un pareil moment, lui demander de porter brus­quement le dernier coup à cette paix qu'il s'efforçait de préserver parce qu'avec elle disparaîtrait toute chance de contenir le déferlement catastrophique des violences qui l'avaient en effet ébranlée. \*\*\* Là-dessus éclata comme un coup de tonnerre la nou­velle de l'alliance germano-russe. Que diraient aujourd'hui les censeurs de Pie XII si, ayant condamné expressément l'Allemagne, il avait alors, comme il l'aurait dû, étendu à la Russie cette condam­nation qu'il n'aurait eu sans doute qu'à réviser de nouveau deux ans plus tard, lorsque la Russie repassa du camp des mauvais dans celui des bons ? Et de quel crédit moral jouirait la papauté aux yeux de ses adversaires mêmes, s'ils la voyaient se régler pas à pas sur l'intérêt apparent et momentané des puissances de ce monde et sur leurs palinodies meurtrières ? On reproche à Pie XII ce qui fait sa grandeur héroïque : de s'être maintenu seul au-dessus de la mêlée, pour qu'on ne cessât pas d'y entendre, si on le voulait, la voix de la raison. Mais qui donc l'avait voulu ? Le foudroyant coup de théâtre qui précipitait la catastro­phe fut du moins compris de tous comme un signe de la colère du ciel. Les exhortations de Pie XII étant restées lettre morte, il fallut bien se rendre à l'évidence de la tempête qui se déchaînait. Un long cri de stupeur et d'an­goisse s'éleva de toute l'Europe. Tous parlèrent en même temps. On ne les entendit pas non plus. Tous alors se tournèrent vers Pie XII, reconnaissant en lui le seul dont la voix et l'autorité dominaient encore la tempête. 118:101 Le 22 août, le ministre anglais vint confirmer au Vati­can que son gouvernement était toujours « décidé de façon irrévocable » à répondre à la force par la force. Après ce préambule qui sauvait la face, le cabinet de Londres se déclarait cependant « prêt à toute démarche susceptible de réduire la tension internationale et de préparer les voies à une solution équitable du problème germano-polonais par le moyen de libres négociations » ; l'accord qui serait ainsi conclu bénéficierait même de la garantie anglaise. C'était abonder, un peu tard, dans le sens de Pie XII. Un peu tard, car à ce moment, fort de son alliance russe, Hitler se moquait plus cyniquement que jamais des solutions négociées et des accords garantis. Devant l'extrême désarroi où l'Europe se débattait, Pie XII n'estima pas qu'il fût trop tard pour lancer le suprême appel que le monde enfin désabusé n'attendait plus que de lui, et il le lança avec une énergie et une solennité propor­tionnées au tragique de la situation. Avec aussi la promp­titude que réclamaient les circonstances. Et ce fut, au lendemain du jour où fut signé à Moscou l'accord germano-russe, le long discours radiodiffusé qu'il prononça, le 24 août, à sept heures du soir, dans son bureau de Castelgandolfo. Il prit soin de déclarer qu'il parlait cette fois en sa qualité de vicaire du Christ et de représentant de Dieu sur la terre, « armé seulement de la parole de vérité et au-dessus des compétitions et des passions », s'adressant directement à tous, « conducteurs de peuples, hommes politiques et hommes d'armes, écrivains, orateurs de la tribune et de la radio », mais se faisant aussi l'interprète des peuples en proie à l'angoisse : « tous ceux dont le cœur est droit, tous ceux qui ont faim et soif de la justice, tous ceux, qui souffrent déjà de mille manières », les mères, les pères de famille, « les humbles qui travaillent, ignorants du danger, les innocents sur qui pèse la terrible menace, les jeunes... Elle est avec Nous, l'âme de cette vieille Europe qui a été édifiée par la foi et par le christia­nisme. Elle est avec Nous, l'humanité tout entière qui attend la justice, le pain, la liberté, et non le fer qui détruit et qui tue. » 119:101 L'ambassadeur Charles-Roux a parfaitement défini et distingué les moyens dont Pie XII, ni plus ni moins que ses prédécesseurs et ses successeurs, disposait pour s'acquitter de sa mission : la parole publique et l'action diplo­matique. Il serait évidemment absurde d'exiger que la pensée qu'il exprimait dans l'une eût voué à l'échec les tentatives où il engageait l'autre, l'une et l'autre d'ailleurs tendant au même but. C'est ce que l'ambassadeur explique avec autant de clarté que de franchise « Quant aux méthodes à suivre, aux procédés à employer, non plus pour exprimer sa propre pensée, mais pour éviter ou retarder la conflagration, les seuls que le Saint-Père pût recom­mander aux États intéressés étaient la négociation entre eux et l'observation des principes posés par l'Église comme règles de la vie internationale. Ces données générales ont déterminé la forme et le fond des initiatives de Pie XII, entre le moment de son avènement et celui où la guerre éclata, autrement dit du 2 mars au 3 septembre 1939 ([^38]). On les y retrouve toutes, sans exception : celles qui condi­tionnaient la forme, comme celles qui conditionnaient le fond. L'on en constate l'effet dans les exhortations réitérées du Saint-Père à négocier avant d'en venir à l'irréparable, comme dans ses rappels de principes, généraux, sans les­quels la vie internationale devient une foire d'empoigne. (...) Ce n'est pas à dire qu'il se fît d'illusion sur les dispositions de certains gouvernements, de celui de Berlin entre autres, à mettre ces procédés (collaboration, ententes, etc.) en pra­tique. Mais il ne s'illusionnerait pas davantage quand il rappellerait aux États le devoir de respecter leurs engage­ments ; et pourtant nous apprécierions alors beaucoup ce genre d'admonestation. » Et ailleurs : « Il n'était pas homme à s'imaginer qu'Hitler se ferait scrupule de démen­tir ses propres assurances de paix, ni que les Allemands seraient plus scrupuleux que leur Führer. Mais il parlait pour tout le monde », et ainsi « il mettait d'avance dans leur tort ceux qui recourraient les premiers à la force ». Jamais cette exégèse si pertinente du style pontifical ne se vérifia mieux qu'à propos de ce fameux discours du 24 août 1939, où Pie XII, étranglé par l'émotion, et presque au pied levé, réussit tout ensemble à faire vibrer dans les cœurs les sentiments humains les plus profonds et les plus tendres, et à leur apporter miséricordieusement la réponse et la consécration de Dieu lui-même ; à soutenir sa politique, seule capable d'éloigner le fléau « par l'unique moyen efficace, c'est-à-dire par de loyaux accords mutuels » ; et à exprimer cependant sa propre pensée par de fortes et transparentes allusions qui désignaient les vrais coupables : 120:101 « C'est par la force de la raison, non par la force des armes que la justice se fait route. Et les empires qui ne sont pas fondés sur la justice ne sont pas bénis de Dieu. La politique émancipée de la morale trahit ceux-là même qui l'ont voulue telle. « Le péril est imminent, mais il est encore temps. « Rien n'est perdu avec la paix. Tout peut l'être par la guerre. Que les hommes s'efforcent de se comprendre. Qu'ils se reprennent à traiter. En traitant avec bonne volonté et dans le respect des droits réciproques, ils s'apercevront qu'il n'est jamais impossible de parvenir, par des négociations sincères et actives, à d'honorables résultats. « Ils se sentiront grands, d'une grandeur véritable, si, imposant silence aux voix de la passion collective ou privée, et se soumettant à l'empire de la raison, ils épargnent le sang de leurs frères et préviennent la ruine de leur patrie. » (A l'adresse de l'Allemagne, ceci n'était pas seulement un avertissement, c'était une prophétie.) « Qu'ils Nous écoutent, les forts, s'ils ne veulent pas s'affaiblir par l'injustice. Qu'ils Nous écoutent, les puis­sants, s'ils veulent que leur puissance ne soit pas destruc­trice, mais qu'elle soit pour les peuples soutien et protec­tion assurant la tranquillité dans l'ordre et le travail. « Nous les supplions par le sang du Christ ! ... » Après de tels accents, *si parva licet*... je veux dire si l'on ne craignait d'anéantir physiquement MM. Nobécourt et Friedländer sous l'avalanche du ridicule, on leur deman­derait ce qu'ils ont à reprendre ou ce qu'ils auraient à ajouter à ce discours, qu'ils ont du reste la prudence et peut-être la pudeur de ne mentionner en aucune façon. On ne leur veut pas tant de mal, et c'est encore à l'ambas­sadeur Charles-Roux que nous emprunterons le commen­taire le plus généreux et le plus sage, le plus digne d'un Français patriote, intelligent et chrétien : 121:101 « Pie XII, dans ces paroles, n'impliquait nommément les responsabilités d'aucun gouvernement, d'aucun homme, ni d'aucun peuple, dans l'extrême tension internationale qui était sur le point d'aboutir à sa fatale conséquence. S'il l'avait fait, son ultime ou plutôt pénultième appel à la paix car il devait en lancer encore un aurait changé de caractère en lui faisant prendre parti. Sans doute aurions-nous ([^39]) préféré alors qu'il prît parti. Mais, dans un conflit politique, c'est contraire aux traditions de la Papauté, qui, étant supra-nationale, estime devoir se tenir au-dessus des mêlées internationales, déchaînées ou à la veille de l'être. En outre, le Saint-Père jugeait qu'en met­tant en cause, tel ou tel gouvernement, tel ou tel pays, il ne ferait qu'ajouter un facteur de plus à l'excitation et diminuerait ses chances de se faire écouter. Or il ne voulait s'interdire de nouvelles démarches ni à Berlin, où Mgr Orsenigo avait ordre de ne pas abandonner la partie, ni à Rome, où Mgr Borgongini Duca poursuivait la sienne. « Mais, tout en ne nommant personne, Pie XII avait laissé percer son sentiment sur les responsabilités de la crise dans des phrases caractéristiques... » Par quoi ce message donna beaucoup à réfléchir au peuple italien et même à son gouvernement, déjà fort enclin « à ne pas suivre son allié sur le champ de bataille ». D'où il ressort que Pie XII, s'il avait parlé en saint, n'avait pas moins agi en politique avisé. Lucide au surplus, car à l'ambassadeur de France, qu'il reçut le surlendemain, il avoua sa crainte que l'entrée de l'Italie dans une guerre où elle se laissait entraîner malgré elle, et malgré lui, ne fût que retardée. Du moins aurait-il, faute de mieux, gagné du temps. Quant à Mgr Giovanetti, il considère ce discours où Pie XII, le 24 août, défia seul le destin en marche, comme « l'acte le plus sublime de son pontificat ». Je serais de cet avis si j'étais diplomate. Mais pour moi, qui ne suis rien, la plus grande gloire, la gloire immortelle de Pie XII est d'avoir proclamé le dogme de l'Assomption. C'est par là qu'il se haussa véritablement au sommet de sa vie, au niveau de ce ciel où la Vierge Marie, mère de Dieu et des hommes, le prit à témoin de sa présence réelle. Et l'on com­prit alors que toutes les lumières et toutes les bontés qu'il répandait et qu'il répandra encore sur la terre découlent de la même source céleste. 122:101 Dans ces derniers jours d'août 1939, un concert de gra­titude et de louange, traversé de cris de détresse et d'espérance, monta vers Rome : par-dessus la masse des télé­grammes qui affluaient au Vatican par dizaines de milliers, on remarqua particulièrement les éloges du président Dala­dier, de Lord Halifax, du colonel Beck (qui demandait cependant une nouvelle intervention en faveur de son pays) du gouvernement fasciste (qui demandait en faveur de l'Allemagne quelques concessions polonaises), du roi Léo­pold (qui convoquait à Bruxelles, en plein accord avec le pape, une conférence des États neutres du groupe d'Oslo), enfin même de la Wilhelmstrasse (qui répondit le 30 par une approbation, en s'excusant du retard). (*A suivre*.) Alexis CURVERS. 123:101 ### Diagnostic du progressisme (II) par Marcel DE CORTE *La première partie de cette étude de Marcel De Corte a paru dans notre numéro 99 de janvier 1966.* VOICI, à titre d'exemple, des extraits d'une étude publiée dans une grande revue théologique, *cum permissu supe­riorum*, par un professeur de haute volée chargé de la formation intellectuelle de nombreux jeunes jésuites ([^40]). Une théologie anthropocentrique destinée aux futurs prê­tres et religieux y est préconisée sans le moindre souci de la contradiction. La théologie anthropocentrique serait « la pire des hérésies... si l'on n'était forcé de reconnaître que la pensée contemporaine en ce qu'elle a de meilleur s'éla­bore strictement dans une structure de type anthropocen­trique. On pourra désigner cette caractéristique de noms divers, l'appeler concrète, existentielle, historique ([^41]). De toutes manières, on spécifie par là un facteur en lequel se résolvent toutes les lignes de la pensée moderne : ce commun dénominateur toujours présent, questionnant, inter­prétant, c'est l'homme. 124:101 Non pas l'homme « en soi », ni l'homme-type objectivé selon les diverses formes d'humanismes, mais le penseur concret qui s'implique lui-même dans son interrogation et se connaît lui-même comme pers­pective originelle, comme point de vue fondamental ». ([^42]) Pourquoi cette théologie anthropocentrique (ou rond car­ré) est-elle requise pour les clercs ? Serait-ce pour sa valeur de vérité ? Point. On nous dit simplement que « la structure de type anthropocentrique » enveloppe « ce qu'il y a de meilleur » dans la philosophie contemporaine ([^43]), sans la moindre preuve. La seule et unique raison de l'adoption du point de vue anthropocentrique est le désir de ne pas « se couper » de la pensée contemporaine qui l'a élu et de former « des pasteurs capables de nouer le dialogue avec le monde... dans la coïncidence de mentalité qui seule per­met le dialogue authentique » ... 125:101 Nous en arrivons sans cesse au même point : le progressiste ne demande plus au chrétien de convertir le monde, mais de se convertir au monde. Notre auteur ne s'en cache pas. « La refonte de l'enseignement, philosophique et théologique est selon nous d'abord une question de menta­lité, de structure de pensée, menant à une option délibérée en faveur d'une orientation-type de l'esprit... C'est bien une conversion ([^44]) à l'anthropocentrisme qui est en train de s'opérer jusqu'à l'intérieur même de l'Église. » On ne pourrait trouver meilleure définition du progres­sisme, qui est bien le passage d'une religion à une autre. Aussi ne nous ébahissons pas de retrouver chez l'auteur la même image qu'emploie l'évêque Robinson, cité plus haut, et, avant lui, Kant lui-même dont il est inutile de rappeler qu'en son système nous ne connaissons des phéno­mènes que ce que nous y mettons : « Une révolution plus importante que celle de Copernic ! » Grâce à cette « conver­sion » et à cette « révolution », « au lieu d'être traité comme un objet, l'homme a enfin découvert la place qui est la sienne... On revient à l'ancien ordre qui plaçait l'homme au centre de tout, mais avec cette différence qui est de la largeur d'un abîme ([^45]) : ce n'est plus l'homme-mesure de Protagoras qui est désormais en action (car mesurer c'est encore s'égaler aux choses) ... mais bien l'homme-sujet, l'homme-liberté. *Nouveauté intégrale :* 126:101 avant toute distinction de sujet et d'objet, l'homme est pour la pensée contemporaine devenu centre de perspec­tive, référence fondamentale et unique pour sa propre pensée, dans la mesure où sa luminosité à lui-même est le point d'impact où tous les existants se réfléchissent ». Ce galimatias est très clair : la philosophie et la théo­logie antérieures à l'époque contemporaine, engluées dans le théocentrisme et dans le réalisme qui y mène, n'ont d'autre valeur que les rares éléments prémonitoires de la pensée moderne qu'on y découvre en cherchant bien ([^46]) ; l'homme désincarné, ayant renoncé à la condition humaine, est indépendant, autonome, sans relation avec le réel, avec l'univers, avec Dieu, qui restreindraient sa totale liberté et son autotranscendance ; connaître, consiste à se regarder dans le miroir intérieur de la pensée où tout ce qui est se réfléchit, autrement dit la connaissance n'appréhende rien que des phénomènes et est elle-même entièrement subjec­tive. Il en résulte une série de conséquences dont on veut croire que le R.P. Camille Dumont, s.j., ne perçoit pas toute la portée. Il convient de les énumérer tant elles reflè­tent certains traits fondamentaux que présuppose le progressisme et que ce dernier, apparemment voué à l'action, ne laisse qu'entrevoir. 1\) La théologie anthropocentrique bannit de toute évi­dence « le chosisme » que M. Étienne Gilson, interprète fidèle de saint Thomas et de l'héritage philosophique grec, considère comme la base même de toute philosophie chré­tienne. « Le chosisme », c'est-à-dire le réalisme « naïf » (nous ne sommes plus des enfants, que diable !), est « une conception périmée » dont la présence dans les séminaires cause « un malaise ». En d'autres termes, notre R.P. enseigne qu'il n'y a rien qui subsiste en dehors de sa représentation. On peut se demander comment il interprète les paroles qu'il prononce au cours de la Consécration. Quant à l'apostolat auquel ses disciples doivent tout de même se vouer jusqu'à nouvel ordre, ou bien il est une farce puisque ma représentation du « phénomène » appelé Dieu ou Jésus-Christ ne coïncide pas nécessairement avec la vôtre, ou bien plutôt il est l'expression d'une volonté de puissance qui vient estamper sa représentation dans l'esprit d'autrui. 127:101 2\) La nouvelle théologie écarte « toute problématique qui n'engage pas l'homme réel questionnant sur sa propre situation ». Si ce logogriphe veut dire quelque chose, c'est que la philosophie est strictement une interrogation qui in­téresse l'individu et non pas les autres. 3\) C'est ce que suggère nettement l'auteur, assurant qu'il importe de « se poser, en Église (sic), la question sur ce sujet ineffable qu'est l'homme ». On peut se demander ce que signifie une question à laquelle on ne peut répondre, puisque son objet est indicible. Et l'on comprend alors ce qu'est le dialogue pour un esprit progressiste, car notre philosophe de l'inexprimable ajoute immédiatement que cet acte d'interrogation engage au « dialogue effectif et efficace avec n'importe quel contemporain, selon une rai­son évoluée et dans une foi réfléchie ». N'épiloguons pas trop là-dessus, car le bout de l'oreille perce. 4\) La théologie à la page repose sur « une philosophie de chrétien, c'est-à-dire une philosophie autonome, mais faite par un penseur chrétien selon une conversion de type anthropocentrique où l'homme se connaît... comme posant une interrogation qu'il ne peut résoudre définitivement sans se connaître enveloppé par une histoire et une Histoire Sainte ». Sans souci de la contradiction, notre novateur nous propose une philosophie « de chrétien », autonome, qui ne doit donc rien qu'à elle-même et à l'examen des représen­tations à l'intérieur de la pensée, mais qui conduit simul­tanément au marxisme, qui est la seule philosophie de l'his­toire, et au christianisme réduit par ailleurs à un phéno­mène historique. La distinction entre la nature et la grâce s'évanouit à ce niveau. A moins d'une tricherie verbale, ë'est de l'immanentisme pur et simple. On est du reste parfaitement en droit de penser qu'un brahmaniste, un bouddhiste ou un fétichiste quelconque, s'il met en pratique le même conseil, se sentirait enveloppé dans les avatars de Brahma, dans l'illumination de Boud­dha ou dans la puissance du totem de son groupe, tout en ayant revécu toutes les phases de l'histoire de leurs collec­tivités respectives, surtout la dernière et l'actuelle. On pourrait même aller plus loin et soupçonner dans le culte rendu par le Philosophe *new-look* à l'histoire et à l'Histoire Sainte quelque étrange association entre la déesse Évolution et son Parèdre. 128:101 5\) C'est ce que confirme un ultime propos du rénova­teur des études ecclésiastiques. La théologie anthropocen­trique qu'il préconise sera « une théologie scientifique », puisqu'il entend par là, de la même façon que le marxisme-léninisme, « tout ce qui, par la maîtrise intelligente (non seulement mécanique, mais aussi psychologique et spiri­tuelle) intègre le monde à l'homme, fait de celui-ci le domi­nateur (et pas seulement le « roseau pensant ») de la nature, ([^47]) le régisseur (et pas seulement le spectateur) de l'histoire ([^48]) ». La théologie de l'avenir intégrera « théolo­galement » ([^49]) « le rapport des choses à l'homme sauvé, ainsi que voulait le faire Teilhard de Chardin, et le mouve­ment réel de l'histoire, mieux que ne prétend le réaliser la philosophie sans Dieu ([^50]) ». Le Dieu chrétien de l'En-Haut et le dieu marxiste de l'En-Avant, dont parle Teilhard, se réconcilient dans ce baragouin philosophico-théologique où Adam avant sa chute et l'homme contemporain sauvé par les noces du christia­nisme et du marxisme mêlent gnostiquement et anthropo­centriquement leurs effluves. \*\*\* 129:101 Le progressisme se montre en effet inséparable de l'évo­lutionnisme. On peut avancer que l'évolutionnisme joue le rôle d'entremetteur entre la religion chrétienne et la virilité marxiste. En faisant de la vie et de l'homme un phénomène plastique dont les lois naturelles perfectionnent sans cesse la constitution et la complexion sans en supprimer pour autant la malléabilité, l'évolutionnisme ne rend pas là na­ture plus perméable à la Grâce. Au contraire, il la sous­trait à la Providence pour la soumettre à la caste des tech­nocrates qui prétendent connaître le sens de son évolution et y collaborer. L'évolution ne libère pas l'homme mais l'asservit. Quiconque l'entrave est condamné à la mort phy­sique ou morale par les champions du système dont il met l'hégémonie en question. Pie XII l'a vu avec son acuité coutumière et, visant nettement la doctrine de Teilhard, il remarque que son évolutionnisme sans frein « sert aux dirigeants communistes pour propager plus efficacement et mettre en avant leur matérialisme dialectique et faire dis­paraître des esprits toute notion de Dieu » ([^51]). Il suffit de réfléchir un seul instant pour comprendre que la religion et la théologie du type « science-fiction » de Teilhard constituent, comme leurs tenants l'admettent et comme un marxiste aussi orthodoxe que Roger Garaudy en convient, le meilleur et le plus sûr trait d'union entre le christianisme et le marxisme. Le passage de la biosphère à la noosphère et de celle-ci à la Christosphère n'a pas de quoi inquiéter le moins du monde le communisme. Dire, avec Teilhard, qu' « historiquement, à partir de l'Homme-Jésus, un phylum de pensée religieuse est apparu dans la masse humaine », c'est marquer son accord avec le marxisme qui ajoute simplement que ce nouveau phylum dépend des conditions économiques nouvelles impliquées en ce stade de l'évolution et qu'il fait d'ores et déjà place à un autre phylum, celui du communisme triomphant, pré­lude au stade ultime du processus. Au surplus, un Christ qui se confond cosmiquement avec « un monde à structure évolutive », se confond à son tour avec « l'éternelle énergie de la matière » qui, par paliers successifs, monte d'un système atomique apparemment inerte à « la communauté fraternelle » des habitants de la planète sous le signe de la faucille et du marteau. « Le Christ total » de la gnose teilhardienne n'est autre que l'homme total, dépouillé de toutes ses aliénations, de Marx lui-même, c'est l'humanité qui s'incarne dans le monde pour en être la maîtresse absolue et réaliser ainsi la liberté des « enfants de la Sainte Matière », la seule devant laquelle Teilhard entre en transes. Le Christ réel, Lui, dont « les traits ne se plient pas aux exigences d'un monde en évolu­tion » ([^52]), oppose éternellement la Croix à ce monde qui change : *Stat Crux dum volvitur orbis.* 130:101 Dès que le Christ se dilue, dès qu'il devient « ferment », dès qu'il est pensé en termes, non d'immuable vérité surna­turelle dont les chrétiens baptisés de corps ou d'esprit reçoivent peu ou prou, comme les sarments de la sève des racines, mais de révélation évolutive à l'œuvre dans l'his­toire universelle, la religion chrétienne se mue en une autre religion, en une religion séculière et laïque à laquelle le Nom divin sert de manteau, et qui est proprement la vieille idolâtrie inaugurée le jour de la Chute : *eritis sicut dii* et que Marx a codifiée. L'évolutionnisme est absolument nécessaire au culte du Moi. Le Moi s'adore en secret, bien sûr, il est dieu dès l'ori­gine, mais le christianisme traditionnel le refoule et l'oblige à se cacher. Pour qu'il soit un dieu reconnu, il lui faut un monde qui change, une nature humaine (si l'on peut encore employer ce mot) qui change à son tour, et un dépôt révélé qui se fluidifie et autorise tous les changements. La pléni­tude, la « pléromisation » du Moi divinisé ne peut s'accom­plir qu'au sein d'une évolution où l'humanité entière est engagée. La moindre parcelle d'éternité, de permanence, de stabilité qui échappe au changement total, c'est le commu­nisme et sa stratégie en échec ([^53]). Aussi bien le progressisme a-t-il immédiatement consi­déré le système de Teilhard comme l'indispensable philo­sophie de notre temps et comme le pont jeté entre christia­nisme et marxisme. « Sur le plan philosophique, écrit un des thuriféraires de Teilhard, la distance qui sépare teilhar­diens et marxistes est beaucoup moins grande que celle qui divise un teilhardien et un intégriste. » ([^54]) 131:101 Il n'est pas un progressiste, un crypto-progressiste ou un progres­siste qui s'ignore, qui ne proclament à l'envi que Teilhard est « le penseur » de notre temps, parce qu'il dissout toutes les essences, la nature de l'homme, la personne du Christ dans l'évolution la plus totale qui soit et qu'il fait ainsi le lit du communisme, non sans doute immédiatement du communisme en tant que phénomène économique, mais en tant que religion de l'humanité dont les bases maté­rielles doivent être nécessairement et tôt ou tard collecti­vistes. Le R.P. Chenu l'écrit sans barguigner, sans tourner au­tour du pot, en 1939 déjà : « La croissance communautaire de l'humanité devient la matière même de la croissance communautaire de la grâce de Dieu dans le Christ. » ([^55]) Comme l'écrit un autre théologien touché par l'illumina­tion progressiste ([^56]), l'intuition prophétique de Marx est celle du « retour de l'homme à l'humain, du retour de l'humanité divisée à l'unité » ([^57]). L'évolutionnisme de Teilhard, où la collectivisation croissante de l'humanité trouve évidemment sa place, est la théorie qui rapproche, réconcilié et identifie christianisme et communisme. Pour le progressisme, le communisme est l'étape néces­saire vers « l'humanisme intégral » et vers la christiani­sation du monde. L'humanité évolue vers le socialisme et c'est là, dans cette société nouvelle qui s'élabore (grâce à la vigilance de Moscou et de Pékin, et aussi du Tiers-Monde, sinon de l'O.N.U., de Washington, de Londres et de Paris) dans les cornues de l'Évolution et dans le laboratoire cos­mique de l'homme faustien ([^58]), qu'il faut voir le champ d'incarnation de la Grâce. Il y a désormais une physique sociale préalable à l'Évangile : « L'absence des chrétiens dans ces heures stratégiques se paie à l'échéance des siècles. » ([^59]) 132:101 Le chrétien doit donc admettre sans la discuter cette dernière étape de l'évolution préalable à toute évangélisa­tion. L'argument du R.P. Chenu est sans réplique et se résume dans le syllogisme suivant : « La mission de l'Église consiste à rendre chrétien le monde tel qu'il se construit. Or le monde se construit dans le collectivisme. Donc la mis­sion de l'Église consiste à rendre chrétien le collectivisme, et d'abord à s'y rallier. » ([^60]) Il y a d'ailleurs un lien pro­fond entre christianisme et marxisme. Selon Emmanuel Mounier, un des fondateurs de l'Église progressiste, « le communisme... porte, et c'est là sa charge mystérieuse, une part du Royaume de Dieu » ([^61]). Réaliser le communisme, c'est donc réaliser, au moins initialement, le christianisme lui-même. La nouvelle chré­tienté sera communiste. Tout un arsenal de sophismes a été exploité à fond par le progressisme afin de justifier son adhésion ouverte ou larvée au marxisme. Le R.P. Fessard l'a fort bien analysé ([^62]) et nous ne reviendrons pas sur ses conclusions. Contentons-nous de souligner que l'évolution sociale décrite par Marx et impuissante à se justifier devant les faits là même où le communisme triomphe, a été intégrée dans l'évolutionnisme généralisé de Teilhard par le pro­gressisme afin d'obtenir sa consécration théologique. Nous venons d'en dire le prix qui fut payé : l'évolution envahis­sant à son tour le christianisme et le transformant en une religion nouvelle ([^63]). 133:101 Il faut y insister : seul l'évolutionnisme total peut permettre la jonction du christianisme et du marxisme. L'évolutionnisme intégral est le sommet de l'abstraction désincarnée et imaginaire, l'être de raison par excellence, la représentation pure et simple insoucieuse de la présence et renfermée en elle-même ([^64]), car il ne peut résulter, en sa tentative d'embrasser l'histoire totale du monde depuis la monade originelle jusqu'à son absorption dans le Point Oméga divin, que d'un esprit qui se substitue à Dieu même. Nous retrouvons derechef ici le subjectivisme qui alimente toute la « pensée » progressiste. Jean Rostand l'a entrevu lorsqu'il déclare, en connaisseur, que l'évolution est un conte de fée pour grandes personnes ([^65]). Un mythe était nécessaire pour unir le mythe marxiste ([^66]) au chris­tianisme transformé en mythe du Christ cosmique et pour motiver la socialisation. On va de l'un à l'autre de plain-pied pour le progressiste. 134:101 Que le socialisme intégré dans l'évolution universelle soit la dernière étape avant d'en arriver à cette religion de l'avenir, à cette religion nouvelle dont Teilhard est le prophète, inquiète fort peu les marxistes ([^67]). Ils savent bien que ce nouveau christianisme ne peut être que le marxisme lui-même, point final de toute évolution. Les pro­gressistes de l'Agence *Pax* se chargent de nous le dire : « Une attitude vraiment sociale et progressiste dans la vie idéo-politique n'est possible que si le catholique conçoit d'une manière progressiste sa doctrine catholique... On ne saurait admettre une fissure entre un esprit conservateur dans les questions doctrinales et une attitude progressiste dans les questions sociales, économiques et politiques. Ou bien le catholique sera progressiste dans l'ensemble de ses idées ou bien son idéologie sociale ne sera progressiste qu'en apparence et manquera d'esprit de suite. » ([^68]) Or qu'est-ce qu'être progressiste pour *Pax *? On nous l'avoue sans vergogne : « A cause même de son sacerdoce catholique dans l'Église universelle, chaque prêtre doit adhérer à la nouvelle réalité et approuver tout le contenu positif et créateur des transformations sociales en cours, être en un mot *un prêtre progressiste*. » ([^69]) Le prêtre progressiste n'a plus que *secondairement* à prêcher l'Évangile, car « *le principal devoir du prêtre* (c'est un abbé qui nous le dit) c'est de rappeler aux laïcs leur responsabilité pour une structuration adéquate du monde temporel *et de leur fournir une inspiration idéologique créatrice qui les mobilise au travail pour la transformation du monde* » ([^70]). C'est clair : le christianisme progressiste n'a d'autre fin que de faire passer les chrétiens aux Barbares, dans le camp socialiste, pour hâter la victoire définitive de celui-ci. L'évolutionnisme aura ainsi emporté le dernier obstacle. Le christianisme, pourri par les infiltrations progressistes, loin de s'opposer au marxisme, en sera le serviteur obsé­quieux et rampant. 135:101 La preuve solaire en est donnée par le comportement du progressiste à l'égard de son frère catholique qui se refuse à se laisser emporter par le mouvement de l'Histoire et noyer dans le marxisme. Insisterons-nous sur ce spectacle odieux de chrétiens, clercs et laïcs, qui dédaignent de venir au secours de leurs coreligionnaires ? N'est-ce pas un adepte d'une religion qui s'oppose au fidèle d'une autre religion ? Sur la guerre des classes suscitée par le marxisme, une guerre de religions (au pluriel) ne s'est-elle pas greffée ? On va jusqu'a prétendre que « le fait des persécutions, loin d'être un obstacle au dialogue avec les marxistes, le rend plus facile : si tous les marxistes avaient toujours été des saintes nitouche, le dialogue aurait été difficile ». Or ce dialogue est indispensable pour l'accomplissement et le per­fectionnement du chrétien : « Nous devons reconnaître qu'en dehors de la structure visible de l'Église catholique, le Saint-Esprit peut faire germer des fleurs de connaissance théologique. *Un enrichissement chrétien peut certainement être trouvé dans des élaborations marxistes de thèmes* comme : l'humanisme, le sens du dévouement, de la com­munauté, de l'universel et de la solidarité internationale, la dignité du travail, la revalorisation de la science, le désir de transformer le monde, le sens du progrès ; l'efficacité du rendement, etc. » Du reste, « *la prise du pouvoir par les marxistes en plusieurs pays est, à l'égard du dialogue, un fait providentiel...* pour purifier le marxisme de ses aspects irréalistes et non scientifiques et *pour en distiller le bel idéal humaniste prêt à rencontrer la parole vivifiante de l'Évangile dans un dialogue entre égaux* ». A cette fin, le catholique progressiste que nous citons ne craint pas de dire tout haut ce que d'autres pensent tout bas : « Une mère qui met un enfant au monde, le sépare d'elle... De même, la création de l'homme par Dieu peut être consi­dérée comme une séparation. Cette séparation aussi est graduellement poussée de plus en plus loin. Le temps est arrivé où Dieu demande à l'homme, au chrétien adulte, d'employer les moyens qui sont mis à sa disposition, sa tête et ses mains, la science et la technique, pour construire une socié­té humaine, un monde meilleur. Comme la mère ne désire pas un garçon qui s'accroche éternellement à ses jupes, mais bien quelqu'un qui fait sa vie « sans mère », Dieu demande aussi que nous soyons dans ce sens des « sans-Dieu ». Cette introduction ou une autre semblable peut être une amorce précieuse au dialogue avec un marxiste humaniste des pays de l'Est. » ([^71]) 136:101 Voici un autre exemple de cette vésanie qui se répand dans l'Église catholique, sans susciter d'autres réactions que de timides déclarations verbales, très contrebalancées, de la part de l'autorité religieuse : « J'ai l'impression que le Tiers-Monde retient, de l'expérience chinoise et de l'idéo­logie chinoise, l'éloquente leçon d'efficacité et de réalisme qu'elles viennent d'administrer à la planète tout entière. Pour les nations prolétaires, le marxisme n'est pas avant tout une idéologie politique et philosophique, mais c'est un système qui a réussi, par deux fois, en Russie et en Chine, à vaincre la fatalité de la faim, de la crasse, de la douleur et de la honte. Et c'est cela qui importe. » ([^72]) Et il est bien entendu que cette victoire du communisme, loin de condamner l'idéologie, la conforte et l'auréole de tous les prestiges de l'efficacité. Il n'importe guère, il n'importe pas que des famines plus meurtrières que toutes les famines antérieures ra­vagent la Chine marxiste. Aveuglé par la nouvelle religion séculière qu'il adopte, le progressiste ne les voit pas plus qu'il n'aperçoit les persécutions infligées à ses frères. « En fait, comme l'écrit C. Milosz qui a vu les événements de près, il accomplit l'une des plus grandes falsifications que l'on ait connues au cours des siècles. Cette falsification consiste à renier honteusement, sans se l'avouer à soi-même, sa propre foi. 137:101 Afin d'apaiser sa conscience, il adopte la thèse selon laquelle un réactionnaire ne peut être un homme bon... Il n'y a donc pas lieu de le plaindre... Ayant observé l'évolution de ceux de mes amis catholiques qui avaient accepté la ligne du Parti, j'ai pu remarquer que de leur métaphysique chrétienne il ne restait plus bientôt qu'une phraséologie, tandis que le contenu véritable, c'était désormais la Méthode : Dieu se transformait en Histoire. » ([^73]) « La rencontre du christianisme et du socialisme est un fait aux dimensions planétaires », prononçait le Cardinal Duval dans une récente allocution. L'emploi du mot *ren­contre* en son ambiguïté est remarquable. La rencontre est l'action d'aller vers quelqu'un qui vient dans une intention amicale, mais c'est aussi le combat entre deux armées. Le terme témoigne de la duplicité de l'âme. On est passé dialectiquement du second sens, considéré désormais comme secondaire, au premier. L'entente est aujourd'hui pratique­ment scellée entre le néo-christianisme et le marxisme. « Les communistes et les catholiques qui acceptent le dia­logue sont beaucoup plus unis que les catholiques entre eux », note Gilbert Mury, spécialiste des questions reli­gieuses et délégué par le parti communiste français à la Semaine des Intellectuels Catholiques. Il y a accord entre eux « sur le conditionnement social de la pratique et même de la foi religieuse » ([^74]). La foi, avec son contenu dogma­tique et sacramentel, est donc résolument subordonnée au social. C'est la thèse de l'ex-Père Montuclard, réduit à l'état laïc sous Pie XII et un des ténors du progressisme, qui revient au jour. « Nous sommes complètement montuclar­disés », disait récemment un des plus hauts dignitaires de l'Église de France à Jean de Fabrègues qui rapporte le propos dans un récent numéro de la *France Catholique* ([^75])*.* Le teilhardisme n'a pas peu contribué à cette revivis­cence ([^76]) en associant étroitement en son système « l'en-haut » et « l'en-avant », la spiritualisation et la socialisation. \*\*\* 138:101 On peut se demander pourquoi le progressisme unit si fortement ensemble le christianisme et le marxisme. J'y vois, pour ma part, trois raisons essentielles, impliquées du reste l'une dans l'autre, où se précisent les dernières lignes du diagnostic du progressisme : la cérébralisation de l'amour, la recherche de l'efficacité à tout prix, la volonté de puissance théocratique. La cérébralisation de l'amour est un phénomène propre à l'intellectuel catholique et à l'intellectuel marxiste. La dévaluation de l'amour et sa chute sur le plan de l'abstrac­tion et de la représentation mentale ne sont-elles pas au­jourd'hui évidentes ? « Que l'amour soit aujourd'hui lié aux innombrables excitations que subit le cortex cérébral, écrivions-nous naguère ([^77]), dans le monde de papiers, d'images, de réclames publicitaires, est indubitable. 139:101 Loin d'émaner de la puissance biologique propre à l'homme et d'être ultérieurement intégré par l'esprit avec plus ou moins de bonheur, loin de surgir d'un excès de vitalité qui s'exo­nère sans mesure et sans que l'esprit y prenne part, comme chez certains personnages inoubliables de La Varende, l'amour terrestre a désormais sa source dans le cerveau des hommes. Il procède d'une intelligence dégradée où la curio­sité de l'esprit se substitue à une vitalité exsangue. C'est moins telle femme déterminée, c'est moins l'éternel fémi­nin qui sollicitent l'homme actuel que le sexe érigé en entité séparée et en monstrueuse idée aphrodisiaque... Les vis­cères remontent à l'étage de la tête d'où ils redescendent, corrompus et malsains, dans les parties basses de l'homme. » « Le cerveau est l'organe sexuel par excellence », lisions-nous, voici peu, sous la plume d'un teilhardien éminent ([^78]). Ce phénomène caractéristique des formes actuelles de l'amour déclenché par des stéréotypes ([^79]) « se révèle éga­lement dans les formes supérieures de l'amour et très sin­gulièrement dans l'amour chrétien. Il transforme la charité qui jaillit du cœur de l'homme en présence du prochain dont nous percevons d'une manière concrète la misère ou la défaillance. Comme dans les organismes vieillis et touchés par l'artériosclérose, nous voyons chez de nombreux chré­tiens l'invincible et lente remontée vers le cerveau de cet amour unique dont saint Jean a parlé en termes de feu : « Comment celui qui n'aime pas le prochain qu'il voit ai­merait-il Dieu qu'il ne voit pas ? » Un amour abstrait a submergé bien des mentalités chrétiennes et exilé dans l'inaction l'amour concret pour le prochain en chair et en os. Il n'est pas douteux qu'une certaine intelligentsia chré­tienne n'a plus guère au bout de sa pensée et de son amour que des abstractions : le peuple, le prolétariat, la démocra­tie, l'évolution sociale, sans parler de l'évolution générale de l'univers transformé en noosphère vers un point oméga qui serait Dieu, etc. 140:101 Le chrétien traditionnel n'a jamais aimé une abstrac­tion quelconque. Il n'aime pas un ouvrier en tant que membre de la classe ouvrière, un duc en tant qu'aristocrate, un Patagon en tant qu'homme ou un *coloured man* en tant que citoyen du Tiers-Monde. Cela lui est rigoureusement impossible. Il aime tel ouvrier, tel duc, tel Patagon, tel Bantou ou Chinois, tout simplement parce qu'il les connaît, parce qu'il partage leur vie, parce que des réalités com­munes très distinctes de leur qualité d'ouvrier, d'aristo­crate, d'homme en général, ont tissé entre eux et lui des liens concrets. Il aime effectivement, au sens propre du verbe aimer, un certain nombre d'êtres humains, peu nom­breux il est vrai, ses relations étant la plupart du temps res­treintes. Il s'efforcerait de les aimer tous, autant qu'ils sont sur la terre, s'il les connaissait tous. Et si par hasard, il rencontre un blessé inconnu au bord de la route, il le con­naît alors et il l'aime. Mais l'amour de l'humanité lui est inconnu. De même qu'un homme normal aime, non la beauté, mais les choses belles, il aime, non l'humanité, mais les êtres humains en chair et en os. Il les aime comme prochains, quelle que soit leur qualification. Or prochain signifie proche, près de quelqu'un, portant un nom propre, avec qui des relations effectives sont nouées. L'amour réel exige un objet concret, bien différent d'une représentation collective quelconque au sein de la pensée. Tout autre amour est la contrefaçon de l'amour. Si ce sentiment n'est pas chrétien, c'est que l'acception traditionnelle du mot chré­tien change de sens. Il paraît bien qu'elle en change. Une espèce d'intellec­tualisme suspect, mâtiné d'affectivité trouble, un roman­tisme de l'amour sévit aujourd'hui en bon nombre d'âmes chrétiennes. Là aussi le cœur remonte dans la tête d'où il redescend, un peu moins cœur, un peu moins palpitant. On se tient quitte de toutes les exigences de l'amour parce qu'on aime le peuple, la démocratie, la classe ouvrière. On se convainc que c'est là le christianisme authentique. Je pourrais citer les noms de dix intellectuels chrétiens dont les écrits et les paroles respirent cet « amour », et qui ne connaissent du peuple que leurs domestiques, de la démo­cratie que son principe théorique et les rapports occasion­nels qu'ils ont pu avoir avec une foule anonyme rassem­blée dans un meeting, de la classe ouvrière que le plombier qui vint un jour réparer leur salle de bain. J'observe à l'en­tour de moi des centaines de chrétiens qui se mettent à aimer des idées semblables où le prochain en chair et en os s'évanouit en une sorte d'existence spectrale. 141:101 Que l'amour naturel et l'amour surnaturel se bour­souflent en abstractions est aisément explicable. L'amour des entités abstraites, où fond l'homme concret comme neige au soleil, est infiniment plus facile que l'amour du pro­chain en chair et en os. Comme dit l'humoriste anglais, il est très facile à l'homme d'aimer la femme, mais il lui est plus difficile d'aimer la sienne. L'amour véritable tire au surplus l'être hors de soi et le fait passer tout entier en autrui. Il est un don. Mais les abstractions ne sortent pas de la pensée qui les pense, sauf sous forme d'encre et de salive. Elles y ont leur siège inamovible. Les aimer équivaut à aimer sa propre pensée, à s'aimer soi-même, à ne jamais sortir de soi. Le dernier des hommes en est capable ». Je tiens le progressisme pour un christianisme facile, commode, à la portée de n'importe qui, démagogique en un mot. C'est le christianisme des beaux parleurs et non des faiseurs. Je ne connais pas un seul clerc ou laïc progres­siste qui, après avoir prêché la décolonisation par exemple, se soit rendu en Afrique pour soigner les lépreux ou, sim­plement, pour apprendre à lire et à écrire aux indigènes. Aucun d'eux ne s'est mis en quête d'aider effectivement un prolétaire en difficulté, surtout si ce dernier n'est point d'allégeance marxiste. L'abbé Davezies aidait bien les tueurs algériens à passer la frontière, avec la bénédiction du car­dinal Liénart, mais ces meurtriers sont précisément englo­bés dans l'amour abstrait qu'il professe pour la libération des peuples colonisés. C'est une loi à peu près générale que l'homme qui aime son prochain d'une manière effective n'en parle pas ou n'en parle guère. La presse canadienne a bien relaté les sermons de Carême du trop célèbre abbé Évely, invité à Montréal par le cardinal Léger : « Il faut détruire l'idée de Dieu qui a été donnée aux enfants... La plupart des chrétiens ont une si sale idée de Dieu qu'ils peuvent bien ne pas être intéressés d'en parler... Dieu, c'est le pro­chain. Le ciel n'est pas en haut, mais sur la terre. Ce sont les hommes, qui, avec l'aide de Dieu, feront le ciel... Plus personne de bon sens ne parle du ciel et personne de sin­cère ne songe à y aller. Il ne faut rien chercher au ciel : Dieu n'y est pas. Demandez à Gagarine. Dieu est sur terre... Nous croyons à la terre. » ([^80]) Mais je n'ai point entendu rapporter qu'à la descente de sa chaire le prédicateur se soit précipité dans les quartiers populaires de Montréal pour y soigner les déshérités. 142:101 Le progressisme est un christianisme politique qui transforme l'amour chrétien en ferment révolutionnaire. Aussi est-il foncièrement marxiste. La notion de prochain est exac­tement la même dans le progressisme et dans le marxisme. Le prolétaire porteur d'un nom propre n'intéresse Marx et ses séides en aucune manière. Ce qui leur importe, c'est le prolétariat, c'est la classe ouvrière, c'est ce mouvement de l'esprit par lequel ils se représentent une certaine entité sociale qu'ils ont eux-mêmes créée de toutes pièces. La classe ouvrière et son unité n'existent pas. Ce sont des spec­tres qu'il faut exorciser sans cesse et qui ne subsistent que dans les mots ([^81]). Le marxisme ne s'en préoccupe nulle­ment. Il ne travaille pas dans la réalité, quoi qu'on dise. Il travaille, les esprits, les imaginations. Il tourneboule les pensées de manière à invertir leurs relations naturelles aux choses et à les aiguiller artificieusement vers elles-mêmes. La communauté de ressemblance que le marxisme édifie sous le nom de classe ouvrière, et qui s'oppose aux com­munautés d'interdépendance (au pluriel ! comme disait Péguy) où les ouvriers d'une entreprise s'éprouvent plus proches des cadres et de leur patron que des ouvriers d'une autre entreprise, est d'une telle fragilité qu'elle doit être sans cesse soutenue par l'excitation verbale contre un « en­nemi commun ». Elle n'a pas la moindre solidarité interne. 143:101 Et lorsqu'on lit dans des publications progressistes que la solidarité ouvrière et humaine est « la grande découverte du marxisme » ([^82]), il ne faut rien connaître des opposi­tions réelles qui traversent cette entité imaginaire. Les syn­dicats ouvriers protègent leurs membres contre toute con­currence étrangère et il n'est pas rare de voir un syndicat s'attribuer des avantages au détriment d'un autre. Les syn­dicats du textile n'ont jamais manifesté leur solidarité avec les mineurs que l'épuisement des veines des charbonnages jetait sur le pavé. On pourrait citer mille exemples qui montrent que l'unité de la classe ouvrière, notion marxiste par excellence, est une création de l'esprit. Et pourtant, la terminologie est partout adoptée et par les clercs les plus éminents. Il en est d'elle comme du mot « démocratie » employé par Léon XIII dans un document pontifical au siècle dernier. Les sillonistes en disaient que « le Pape ayant avalé le mot, avalera la chose » ([^83]). Dès 1953, le cardinal Feltin déclarait que « pour exercer sur le monde ouvrier une influence, il faut être naturalisé, reconnu comme membre de ce monde ». L'abbé Godin par­lait « d'épouser la classe ouvrière et le monde proléta­rien ». Or comme « la classe ouvrière » s'identifie avec le marxisme, cette naturalisation et ce mariage constituent le progressisme même. « Un monde que nous avons épousé dans la foi et qui conditionne tout, jusqu'à notre vie reli­gieuse », déclarent les prêtres ouvriers dans leur manifeste. Tout le drame des prêtres ouvriers est là : dans une littérature, au pire sens du terme, qui les a précipités vers une entité fantomatique où leur générosité, enflammée dans la serre chaude des séminaires par des professeurs qui n'ont pas la moindre connaissance expérimentale des milieux si divers où se situe l'être humain, et aussi déracinés que les sociologues marxistes où ils puisent leur « savoir », s'est chargée de l'image étonnamment fantastique et chimérique de la condition ouvrière imposée par le communisme à la crédulité des clercs, et, avec l'obstination de la foi, a prétendu la retrouver dans la réalité. 144:101 Le R.P. Fessard a bien vu que, si les prêtres ouvriers ont subi la pression du lieu social où un zèle missionnaire aveugle les plongeait, ils ont davantage encore été soumis au martelage et au façonnement « spirituel » de philosophes et de théologiens pro­gressistes « que leur vie mettait bien à l'abri de toute pres­sion de ce genre » ([^84]). Il suffit de lire encore une fois les textes dus aux prêtres ouvriers (la classe ouvrière « annonce une promotion nou­velle de l'humanité », « porte le destin du monde et de l'humanité entière », « est sainte comme l'Église », « ra­mène l'homme à lui-même et à la nature ») pour voir jus­qu'à quel point les représentations mentales de ces pauvres clercs ont été imprégnées de la pire littérature romantique et comment leur subjectivité intoxiquée et affolée s'est pré­cipitée dans un amour abstrait de la classe ouvrière simul­tanément identifiée au Christ, au marxisme et à l'humanité. Jamais tragédie ne fut plus poignante ([^85]). Et jamais la sophistique progressiste de l'amour ne fut chargée de plus de responsabilités. Le marxisme a tôt fait sa proie de ces subjectivités ora­geuses et de ces cerveaux qui s'agitent comme des grelots, n'entendant que leurs résonances intérieures. Son terrain de prédilection où ses chasses sont les plus fructueuses, ce sont les intelligences introverties où l'être de raison rem­place le réel, les volontés, les aspirations sans autre objet qu'elles-mêmes, qu'aucun objet réel ne détermine. Quicon­que aime une entité abstraite collective a déjà secrètement adhéré au marxisme parce que le marxisme est la doctrine la plus subjectiviste, la plus immanentiste qui soit, qui ren­ferme l'homme en lui-même et l'ampute de toutes ses rela­tions sociales réelles au bénéfice d'une représentation men­tale de la cité juste et parfaite. Le révolutionnaire est précisément l'homme qui adhère passionnément à cette vision intérieure qui l'enivre. Sa présence est cancérigène dans une société. 145:101 Elle crée des zones d'anarchie et de désordre qui s'étendent d'autant plus vite que les liens sociaux natu­rels sont détendus autour d'elle. Elle engendre une sorte de vide social en rompant les tissus qui le relient organiquement aux autres hommes. Son action atteint ainsi autrui et devient épidémique. Sa ferveur même est d'autant plus des­tructrice des relations sociales qu'elle est corrosive. Les espaces vides dont elle s'entoure tendent à se rejoindre et à envahir la communauté entière. Porté par « l'amour » jusqu'au fanatisme le plus exterminateur, le progressiste se révèle un agent de dissolution sociale d'une efficacité inouïe. Plus il « aime » l'abstraction « homme », plus il hait l'être humain, concret, fait d'âme et de chair. \*\*\* Ce même agent ne tient compte en son action que du cri­tère de l'efficacité ou de l'effet désiré, atteint, obtenu. « La fin justifie les moyens » est le principe qui guide ses actes, mais qu'il dénonce aussitôt chez son adversaire, si d'aven­ture ce dernier l'utilise. Cette incohérence peut paraître étrange. En réalité, le progressiste ne s'en aperçoit pas. Toute sa structure mentale s'y oppose. Rappelons en effet que la notion de vérité a subi en son esprit une distorsion complète : la vérité n'est plus pour lui accord de la pensée au réel, mais information du réel par la représentation que la pensée élabore. Cette représentation est porteuse de vérité en elle-même et par elle-même puisqu'elle émane du moi autonome et souverain. Elle ne peut être sujette à l'erreur. Parfaite dès sa naissance, absolue dès son origine, elle dé­tient en soi une valeur indiscutable d'être et donc un carac­tère vrai. Elle détient de soi ce que les scolastiques appellent la vérité ontologique par opposition à *l'adaequatio rei et in­tellectus* de la vérité logique. Le passage de l'être mental à l'être réel, la projection de la représentation dans le monde extérieur est alors l'accom­plissement de la vérité sociale pure. Tout ce qui s'y oppose doit être extirpé comme mensonge et comme mal. Tous les moyens sont permis à cette fin qui se justifie par elle-même et qui, au niveau terrestre, au niveau du Royaume de Dieu sur terre, pour reprendre l'expression de l'abbé Évely, ne se suspend à aucune autre fin transcendante à elle-même et qui la jugerait. 146:101 Son action est donc nativement et normalement, si l'on peut dire, « épuratrice ». Ce n'est pas du tout un hasard si les chrétiens progressistes et les communistes ont étroi­tement collaboré ensemble au lendemain de la Libération pour expurger l'Europe de ses éléments dits de « droite » et pour se partager le butin conquis, surtout en matière de presse. Ce fut par affinité élective. Les marxistes ramènent le vrai, le bien, le beau à l'image subjective et immanente qu'ils se sont faite des « lendemains qui chantent ». Aussi voyons-nous les intellectuels et les théologiens progressistes frétiller d'enthousiasme à les rejoindre, à riva­liser avec eux, à tenter de les surpasser même. Comme le remarque Jean Madiran, l'année 1960 vit en France la réap­parition (si tant est qu'il ait jamais disparu malgré la con­damnation du P. Montuclard et de l'Union des chrétiens progressistes) d'un progressisme « agressif, délateur, diffa­mateur » ([^86]). Une campagne féroce fut menée dans de nombreux journaux et publications catholiques contre les chrétiens de droite, sans que les Évêques n'interviennent pour l'arrêter ou l'atténuer, avec leur approbation tacite, pour ainsi dire. Il s'agissait, par un savant amalgame, de dénoncer au pouvoir nouveau installé en France quiconque luttait contre le communisme comme suspect d'appartenir à des organisations clandestines qui visaient à renverser le régime. Des listes de proscription furent dressées et pu­bliées afin d'anéantir toute possibilité d'antiprogressisme et d'anticommunisme. Refaire l'épuration, tel était le but de ces catholiques éblouis et fascinés par le mouvement de l'Histoire et le mil­lénarisme, qui demandaient humblement à « Monsieur Krouchtchev » l'autorisation pour les chrétiens des démo­craties populaires « de collaborer au monde qui vient » ([^87]), c'est-à-dire à un monde totalement et totalitairement marxiste, à l'avènement définitif du communisme. Le retour de De Gaulle au pouvoir leur apparaissait la répétition de 1944. Si le coup monté contre ceux qui pratiquaient un « anticommunisme négatif » avait réussi, c'était le triomphe conjoint du progressisme et du marxisme. Toute opposition était balayée. Dans la perspective du Concile qui s'annonçait, on peut mesurer quel aurait été l'influence d'une Église de France complètement assujettie au pro­gressisme tant doctrinal que politique. 147:101 La fin justifie les moyens, dès qu'il s'agit des intérêts supérieurs d'une divinité confondue avec l'histoire. Ce qui est immoral du dehors devient moral au dedans à l'ins­tant même où « le Christ cosmique » passe à l'action. Les mêmes progressistes aideront du reste de toutes leurs forces le F.L.N. et ses tueurs pendant la guerre d'Algérie. Nulle part, nous n'entendrons la moindre réprobation quelque peu solennelle de cette tactique qui n'atteignait que des innocents. Tout se passe comme si la doctrine chrétienne soumise au laminage du progressisme s'était muée en mythe allumeur des pires passions humaines. Le progrès l'exige, Dieu l'exige : « Puisque la justice sociale et le service de l'humanité ne se trouvent que dans le camp du progrès, les catholiques ont le devoir strict d'y adhérer comme militants, indépendamment du fait que ce camp du progrès professe l'athéisme ([^88]). » Par contre, ils ont le devoir de dénoncer avec force tout machiavélisme et toute utilisation du principe que la fin justifie les moyens chez les ennemis du communisme, non point parce qu'il est contraire à l'enseignement chrétien, mais parce que leur application efficace à la lutte anti­marxiste contrebalance l'efficacité du marxisme lui-même. Il ne faut jamais être dupe d'une morale qu'on invoque exclusivement pour les autres. Notre vertu en l'occurrence n'est que notre vice déguisé. Cette obsession de l'efficacité au dam de la vérité et de la morale est naïvement étalée en mille propos. Les progres­sistes reprochent avec véhémence aux catholiques tradition­nels de servir à la fois Dieu et Mammon et d'excuser tout comportement plus ou moins suspect à cet égard qui sert *ad majorem Dei gloriam*. Ils font exactement de même, à cette différence près qu'au lieu de mêler à la propagation de la Foi le capitalisme d'argent, ils lui incorporent le capi­talisme d'hommes, le phénomène de masses où le commu­nisme s'épanouit ([^89]). 148:101 « Maintenant nous sommes bien vus par les camarades communistes, s'exclame un responsable de l'Action Catholique ouvrière dans une réunion ([^90]), ils ne font plus de différence entre les ouvriers A.C.O. et leurs autres amis depuis que nous les avons aidés à régler la question algérienne. Nous pouvons parler de Dieu et de l'Église ; ils ne se moquent plus de nous. Nous sommes bien acceptés c'est un succès pour l'A.C.O. » Et l'aumônier de renchérir « C'est un succès pour l'Église : l'A.C.O. peut faire son apostolat en milieu ouvrier, on reconnaît enfin que nous formons de vrais militants ouvriers. Nous sommes heureux d'avoir aidé les communistes à résoudre la question algérienne. » On pourrait citer mille anecdotes semblables. N'a-t-on pas vu, dans une paroisse de Liège, le Jeudi-Saint, dans la cérémonie du lavement des pieds, le curé se mettre à cirer les souliers de quelques pauvres, afin d'esbaudir ses parois­siens et leur faire voir qu'il est un peu là ? Le christianisme de choc que préconisait, il y a quelque temps déjà, le R.P. Beirnaert, s.j., est dépassé : un christianisme publicitaire, sensible à toutes les actions et réactions de l'opinion publi­que, qui insiste sur l'utilité du « produit » chrétien plutôt que sur sa vérité ([^91]), et qui cherche à « se vendre » à tout prix, fait son apparition sur le marché. 149:101 C'est ainsi que nous aurons des prêtres, des religieux et des nonnes chanteurs et chanteuses de café-concert, para­dant sur les tréteaux avec des marxistes, serrant cordialement la main à Krouchtchev comme je ne sais plus quel évêque hongrois. C'est ainsi que l'on traduira le terme *consubstantialis* du *Credo* par « de même nature » : cela porte mieux que « consubstantiel », ou « de même sub­stance » dont les relents scolastiques raffinés offusquent, paraît-il, un entendement populaire que l'on juge par ail­leurs incapable de comprendre un terme simple ([^92]). C'est ainsi que le P. Montuclard a pu écrire qu'il faut « tenir en son cœur l'Évangile captif » pour ne point blesser les marxistes, et « ne rechercher aucun résultat apostolique immédiat qui pourrait confirmer, dans l'esprit des militants conscients du monde ouvrier, l'objection trop commune que la religion ne peut exister que dans des consciences alié­nées ». ([^93]) Un autre prêtre précisera que le seul apostolat que le chrétien puisse exercer en ce monde est de participer à la lutte du prolétariat, la seule classe non exploitante, pour sa libération, et de collaborer avec le communisme ([^94]). C'est ainsi que le P. Chenu avancera, dans une formule à la fois nette et prudente, qui va loin, mais qui peut reculer aussi : « L'évangélisation par le témoignage passe avant toutes les autres fonctions sacerdotales ([^95]). » C'est ainsi que... à l'infini. La préférence donnée par le progressisme à l'efficacité plutôt qu'à la vérité éclate évidemment dans la conception générale que le système se fait des rapports entre l'Église et le monde, entre « la Foi et les événements », pour reprendre le titre d'un ouvrage de l'ex-Père Montuclard. 150:101 Nous avons déjà parlé plus haut du syllogisme sur lequel le Père Chenu bâtit toute sa théologie et dont la conclusion est la suivante : la mission de l'Église est de christianiser le collectivisme et, en premier lieu, de s'y rallier. « La nouvelle société est en gestation ([^96]). » Elle est « le champ d'incarnation de la grâce ». Les chrétiens doivent y être présents, sortir de « leur ghetto » ([^97]), s'y adapter par un *aggiornamento* positif qui en épouse les « structures ». « La peur de se souiller en entrant dans le contexte de l'histoire est une crainte pharisaïque qui prend occasion de ces ris­ques » inhérents à toute entreprise pour s'y refuser, « et qui tombe dans cet infantilisme que dénonçait Lénine au plan de la stratégie révolutionnaire ». « L'absence des chrétiens dans ces heures stratégiques se paie alors à l'échéance des siècles ([^98]). » Comparons ce texte, qui invite les chrétiens à soutenir toutes « les formes collectives de production », c'est-à-dire le marxisme et le léninisme auquel le R.P. Chenu renvoie fort opportunément par une association de pensée bien pro­gressiste, à cet autre texte d'un collaborateur de l'Agence Pax, dont on sait par l'Épiscopat polonais et par la Secrétairerie d'État du Vatican qu'elle est l'organe policier du communisme au sein du catholicisme occidental. « Face au rythme accéléré du développement de l'Histoire, dont le socialisme est une conséquence naturelle ([^99]), persister dans nos vieux péchés par omission et dans nos trahisons à l'égard des normes de la justice crée un état auquel il est difficile de remédier. Ce sera trop tard lorsque le nom même de catholique deviendra synonyme de réactionnaire... Nous suivons une voie nouvelle, quant à nous, au nom de la Vérité catholique, en montrant les chances de sa parfaite application dans le monde nouveau, et que ses chances dépendent de nous ([^100]). » 151:101 Comment des chrétiens, présumés intelligents, peuvent-ils se laisser prendre à un piège aussi grossier que celui de l'adaptation au collectivisme ? Eh bien ! disons-le très haut : c'est parce qu'ils ne sont pas intelligents, en dépit de leur savoir ; c'est parce qu'ils sont bêtes. Si l'on appelle intelligent en effet l'homme dont l'intelligence s'adapte à la réalité, il faut appeler cornichon celui dont l'intelligence se moule sur un simulacre vide de toute signification comme le collectivisme. Ressassons avec une impatiente patience que le marxisme n'existe pas, est incapable d'exister et se mue aussitôt, s'il se traduit dans les faits, en une prise de possession des pouvoirs spirituel, intellectuel, politique, social, économique, par un gang, par une clique d'individus qui ne se bornent pas à tirer avantage de la force physique de leurs concitoyens, mais qui exploitent leurs âmes mêmes en les persuadant qu'ils contribuent à l'édification du socia­lisme. Il n'est pas un seul réfugié d'au-delà du rideau de fer qui ne sache ce qu'ignore la superbe de nos théologiens et de nos intellectuels progressistes : le marxisme ne progresse que par la violence et la jobarderie conjuguées ([^101]). 152:101 Le souci de l'efficacité est d'ailleurs toujours la marque d'un esprit obtus, arriéré ou acéphale. Issu d'une représen­tation mentale qu'il est avide de traduire coûte que coûte dans les faits, il sous-estime la résistance qu'il rencontre dans la réalité. Le seul résultat auquel il parvient est d'inci­ter ceux qu'il convainc à lui ressembler, à ne rien com­prendre de la réalité elle-même. Il est entraîné de la sorte dans une action sans fin, la réalité se refusant d'obéir à ses injonctions ou ne ployant sous sa force que pour la renverser ([^102]). A la limite, le mépris auquel il tient l'acti­vité contemplative de l'esprit l'astreint à se nier lui-même. Son activisme forcené, son culte de la *praxis* le poussent sans cesse à l'œuvre. Mais dès que cette œuvre s'exprime dans le monde extérieur, elle nie la représentation mentale dont elle émane. A « la cité juste et fraternelle » fait place un système tyrannique régi par la dialectique du maître et de l'esclave. Il lui faut dépasser ce régime par une action renouvelée. Mais renouveler l'action, c'est la rapporter à son origine : la représentation mentale qui la commande. Le marxisme et le progressisme qui en est le décalque sont ainsi emportés dans une contradiction sans fin qui les rend aussi peu collectivistes et progressifs que possible : plus le collectivisme s'instaure en apparence, moins il répond en réalité à son essence ; plus il progresse, et plus il recule. N'est-ce pas le comble de l'ineptie ? ([^103]) \*\*\* 153:101 Il ne faudrait pas pour autant penser que le progres­sisme ([^104]) n'arrive pas à un autre résultat, qui est le plus visible de tous, et le plus méconnu, soit par aveuglement volontaire, soit par cécité inconsciente due à la vitesse acquise, si l'on peut ainsi parler, et au respect inné que nous sommes accoutumés d'avoir pour tout ce qui relève, hommes ou choses, de notre religion, sans nous apercevoir qu'il s'agit d'une *autre* religion en train d'envahir la pre­mière. *Le progressisme progresse parce qu'il ameute la volonté de puissance ecclésiastique,* en tapinois chez les uns, d'une manière effrénée, incontinente, avec démesure chez les autres. Dans le récit de sa conversion, Douglas Hyde a bien souligné « le mélange d'idéalisme et d'arrivisme » qui caractérise les marxistes qu'il a fréquentés ([^105]). Il est naturel que les progressistes, imitateurs par essence, participent à cet apanage. Le marxiste est en effet la plus belle école de brigue, d'intrigue, de cabale, de complot et d'affai­rement pour la conquête du pouvoir qui ait jamais existé. A moins d'être un songe-creux rebelle à l'action, le mar­xiste ne peut pas échapper à l'attraction qu'exerce sur lui le pouvoir. C'est à nouveau l'effet de sa structure mentale. Captivé par l'image interne du régime parfait, absolu, qui constitue la fin de l'Histoire, incapable de la vérifier dans l'existence autrement que par la destruction complète de tout ce qui n'est pas elle, le marxiste ne peut pas ne pas abolir ou tenter d'abolir tout autre pouvoir que le sien. S'il y par­vient, la seule fin qui se propose à lui est la conquête du pouvoir vacant. S'il ne réussit pas, il tient la puissance qu'il assiège pour nulle et non avenue, et sa volonté n'en demeu­re pas moins axée sur la prise du pouvoir. C'est l'abc du marxisme-léninisme que la liquidation de l'adversaire par tous les moyens légitimes et illégitimes, moraux ([^106]) et immoraux, en ayant en vue l'efficacité, la seule efficacité des méthodes et la fin absolue qui les justifie parce qu'on s'identifie avec son absoluité. Le marxiste, étant athée, est du coup dieu. Étant à soi-même sa propre fin, les moyens qu'il utilise sont toujours bons. La volonté de puissance, s'il en est doué, s'exonère de lui sans rencontrer d'autre obstacle que « l'anticommunisme négatif » dont l'Épiscopat français regrettait l'existence chez certains catholiques sou­mis à son obédience. 154:101 Le marxisme n'a du reste d'autre moteur et d'autre fin que la volonté de puissance et la passion du pouvoir. Sa maxime : « Dieu n'est pas, donc tout est permis » que dégageait déjà Dostoïevski, avec une intuition géniale, dans les Possédés, ne souffre aucune exception. L'homme-dieu, le système politico-social parfait qui n'existent que dans l'esprit, ne tolèrent aucune limite à leur expansion hors de l'esprit. Or, redisons-le au risque de lasser le lecteur, parce que le marxisme est autrement inexplicable, à mesure que la représentation mentale de l'humanité divinisée et maî­tresse autonome de la nature se projette dans le monde extérieur, elle explose en son contraire, et le totalitarisme de la conception et du système se prolonge automatique­ment dans la tyrannie d'un groupe d'hommes qui se sont emparé des leviers de commande du pouvoir. Au marxiste conscient et organisé qui se livre corps et âme à la praxis, il ne reste comme fin à se proposer que la conquête et la possession du pouvoir, l'idéologie n'étant que pour servir de paravent à l'entreprise. Pour le marxiste orthodoxe et fidèle à la religion séculière qu'il a embrassée, la conquête ét la possession du pouvoir ne s'érigent pas moins en fin puisque la réalisation de la représentation mentale dont il est la dupe exige une puissance démesurée et que le vouloir, sauf chez le saint, se précipite toujours vers le pouvoir absolu qui s'offre à lui. Aussi bien voyons-nous, dans tous les pays communistes, le pouvoir être l'objet d'implacables et brutales compétitions. Il n'est rien du reste qui se dissi­mule plus facilement à soi-même que le pharisaïsme. Le marxisme a même perfectionné cette mômerie en créant de toutes pièces le pharisaïsme du publicain : « Nous ne som­mes rien, soyons tout », chante l'Internationale. 155:101 Il y a volonté de puissance pour un esprit lorsque rien ne compte en dernière analyse en son estime que la force et son déploiement à l'infini ([^107]).L'homme d'Église est particulièrement exposé à son déclenchement sans retour, et il ne serait pas outré de définir le progressisme comme la forme religieuse, philosophique et politique que revêt la hantise du pouvoir chez les clercs de notre temps. Le prêtre a en effet, de par son ordination, son sacerdoce et par état, par devoir, juridiction sur les âmes. Il est respon­sable du salut de chaque être humain qui lui est confié ou qui se confie à lui. Il a reçu mission d'annoncer la bonne nouvelle du salut à tous les hommes. Il détient les clefs du Royaume de Dieu. Cette haute et divine délégation de pou­voirs que l'Homme-Dieu a transmis à ses apôtres et à leurs successeurs ne va pas sans contre-partie : plus on monte, plus le risque de déséquilibre et de chute est menaçant. On peut même avancer, sans crainte de se tromper outrageusement, que la tentation de se substituer à Dieu dans l'œuvre du salut est la tentation spécifique du clerc. Au sommet de l'humanité par sa fonction, le prêtre en dégringole dans les bas-fonds s'il substitue sa volonté propre à celle de Dieu. Que Votre volonté soit faite et non la mienne ! La parole du Christ mourant sur la croix mani­feste que le prêtre ne peut continuer l'œuvre de la rédemp­tion auquel il est voué qu'en mourant à lui-même et en renonçant à toute volonté individuelle, à toute volonté col­lective comme on dit aujourd'hui ([^108]). Aussi le prêtre est-il appelé à chaque instant à la sainteté, comme le proclamait saint Pie X et à la pratique perpétuelle de la plus haute vertu qui soit dans l'ordre du perfectionnement spirituel : l'humilité. Transcendant au laïc par le sacrement qu'il a reçu, le prêtre est d'autre part si proche du laïc dans son apostolat que sa conscience se confond à la limite avec celle de ses ouailles. Il cumule en lui la distance et la proxi­mité. Plus il est saint, plus il dépasse ceux qu'il a charge d'entraîner à sa suite, et *simultanément*, plus il est en eux, participant à tout ce qui se passe en eux, sauf en ce qui concerne le péché. *Il en est exactement de même* s'il n'est pas saint, la restriction du péché s'annulant. Sans la sain­teté, le prêtre devient « un homme comme les autres », mais pourvu de l'incroyable pouvoir de dominer les âmes et de faire jouer en elles leurs plus intimes ressorts. Sans la sainteté, il s'érige avec une extrême facilité en petit ou en grand despote, animé par la seule passion du pouvoir et par la volonté de mener là où il l'entend la collectivité où il vit. 156:101 Tous les clercs ne sont pas des saints. Il est humain, trop humain de renâcler devant la sainteté. Comment le prêtre peut-il donc ne point succomber à la tentation de déployer sa volonté de puissance ? La réponse est simple, si simple même qu'elle montre combien divine est la fonction du prêtre instituée par le Christ. Le prêtre, même s'il n'est pas saint, doit, par sa fonction, prêcher les vérités de foi contenues dans l'Évangile et définies par l'Église. Les sacrements qu'il distribue sont valides. Tout se passe comme si le prêtre, même en état de péché mortel, même s'il ne croit plus en Dieu ni au Christ, voyait son moi s'effacer devant la grâce surnaturelle dont il n'est plus que l'indigne intermédiaire. Aussi longtemps qu'il reste dans l'Église, gardienne des vérités de la foi et salut des hommes, aussi longtemps qu'il n'est pas hérétique et qu'il ne quitte pas l'Église, aussi longtemps qu'il demeure fidèle à sa fonction sacerdotale, sa volonté propre n'altère point les vérités qu'il communique : « Le bullaire de ce monstre, écrit Joseph de Maistre d'Alexandre VI, est impeccable. » Pareillement, sa volonté propre respecte, au moins extérieurement, les formes, les normes et les obligations de son état. La *fonction* sacerdotale en tant que *fonction instituée* chez le prêtre par Jésus-Christ et instaurée dans l'Église, est chez le prêtre l'agent immunisateur le plus puissant qui soit de la volonté de puissance, personnelle ou collec­tive : ce n'est pas sa vérité à lui, *telle qu'il se la représente*, ce n'est pas sa fin à lui, *telle qu'il se la propose*, dont le prêtre est porteur. Le subjectivisme, l'immanentisme, le pragmatisme doivent prendre une autre voie. Le prêtre doit sortir de l'Église pour s'y abandonner. Son moi est sévè­rement limité en sa spéculation par les dogmes, en son action par les règles de l'Église. Un autre facteur a joué dont il ne faut pas mésestimer l'importance pour faire obstacle à la volonté de puissance ecclésiastique : c'est la philosophie, la doctrine du droit naturel, la morale ancrée dans la nature de l'homme, que la spéculation théologique a héritées de Rome, Athènes et Jérusalem, et qu'elle a intégrées. 157:101 L'Église n'est pas seu­lement la gardienne de la foi surnaturelle, elle l'est aussi des vérités théoriques et pratiques d'ordre naturel qui sont nécessaires au salut. C'est l'homme réel, établi dans des sociétés réelles, dans un monde réel, qu'il s'agit de sauver ; c'est l'homme intégral, créé par le Père, qui a été racheté par le Fils et qui sera sauvé s'il obéit aux commandements de Dieu et de l'Église. *Gratia naturam supponit*. La Grâce n'abolit pas la nature, mais la surélève. Ce principe fonda­mental de la théologie catholique présuppose une nature humaine et une nature des choses définies l'une et l'autre, et qui s'opposent par leurs déterminations, à toute déme­sure, à toute volonté de puissance qui refuserait de tenir compte des limites qu'elles leur prescrivent. Aussi est-il capital que la formation du clerc soit éclairée par une méta­physique, une philosophie, une éthique fondée sur la notion de nature. L'Église y a veillé au cours des siècles en privi­légiant le thomisme dans tous ses séminaires. Ce sain réalisme doctrinal qui ramène l'homme à sa nature et à la mesure humaines, entrave à son tour la volonté de puissance. Enfin il n'est pas douteux que l'Église a plongé ses raci­nes pendant deux millénaires dans un type de société où les communautés naturelles jouaient un rôle important, où la notion de limite était vécue par la hiérarchie des pouvoirs publics et par « l'absolutisme » des princes et des rois ([^109]). La présence même de ces facteurs politiques et sociaux considérés comme légitimes par la population d'un pays ne laissait pas de gêner fortement la volonté de puissance des clercs et même des plus hauts dignitaires de l'Église. La tentation théocratique à laquelle les Papes et l'Église suc­combèrent pendant quelque temps au Moyen-Age fut beau­coup plus théorique qu'effective. Outre que cette théocratie n'était pas une théocratie et qu'elle maintenait la dis­tinction classique du glaive spirituel et du glaive temporel, son essai d'expansion rencontra immédiatement tant d'obs­tacles, qu'elle ne put s'instaurer que d'une manière tempo­raire et limitée. Là encore la volonté de puissance du clerc fut mise en échec. 158:101 Ce n'est pas à dire que *des* clercs ne cédèrent point à sa fascination, aussi nombreux, aussi haut placés qu'on voudra. Mais ce ne fut pas en exerçant leur fonction sacerdotale, en prêchant l'Évangile, en conférant les sacrements, en veillant sur les vérités naturelles qui sont le terrain de la Grâce, en assignant à l'homme la mesure. Ce ne fut pas de manière continue, globale, procédant de l'état même du clerc. Les tentations furent sans doute fréquentes, diverses, individuelles et sporadiques, mais l'anticléricalisme salubre et vigoureux des grandes époques chrétiennes et, particu­lièrement, du Moyen-Age, joint à la fermeté de la foi, sut les contenir et empêcha qu'elles devinssent endémiques dans l'Église. Toujours l'Institution échappa comme telle à la hantise du pouvoir érigé en fin ultime de la vie par la faiblesse des hommes. Les facteurs positifs qui réfrénaient et bridaient la volonté de puissance chez le clerc sont aujourd'hui battus en brèche ou disparus. Laissant à part la sainteté dont le Dieu qui sonde les reins et les cœurs connaît seul la présence et l'action en l'être humain, il importe de constater que le clerc contem­porain est de plus en plus en butte à l'assaut du subjecti­visme. « Le catholicisme refoulera le protestantisme, ai-je lu un jour dans Montesquieu, mais les catholiques devien­dront protestants. » L'esprit du « libre examen » est large­ment répandu aujourd'hui dans le jeune clergé touché par le progressiste. Le phénomène ne serait pas gravissime s'il ne s'accompagnait d'un renversement des valeurs : celles de l'objet, de l'être, de la réalité, fût-elle de Dieu même, sont dévaluées ; celles du sujet subissent une infla­tion sans précédent. Nous ne referons pas ici l'analyse épis­témologique du progressisme. Rappelons simplement que la représentation mentale immanente, œuvre du moi et « effi­gie de sa substance », est totalitaire en son origine. Dans le progressisme, comme dans le jacobinisme et dans le mar­xisme, elle refoule tout ce qui s'oppose à son expansion. Son but est d'emboutir tout être humain et de le conformer à « l'idée ». Celle-ci pourra et devra même prendre des formes diverses au cours des âges, mais ces formes seront toujours progressives pour l'excellente raison que « l'idée » pénétrera de plus en plus dans l'homme et dans les collec­tivités humaines. C'est le mouvement de l'Histoire ! Il va vers le plus et vers le mieux. 159:101 Comment le concevoir sinon comme une force immanente à « l'idée », qui fait corps avec elle et qui est à la fois « force de l'idée » et « idée de la force ». Il le faut pour se rendre compte de l'Histoire et de son invincible température ([^110]) où s'effectue sa transmutation et fusionner son absolue plasticité à « l'idée » absolue. Nous retrouvons ici l'évolutionnisme commun au mar­xisme, au progressisme, à toutes les idéologies qui, d'une manière ou d'une autre, ramènent « Royaume céleste au Royaume terrestre, sécularisent la religion chrétienne et font d'elle une autre religion, une religion de la force majoritaire ou totalitaire ([^111]). La philosophie et la théologie de Teilhard, si l'on peut employer ces mots, sont venues à point nommé pour donner au progressisme un fondement « scientifique », pour « mondaniser » la foi chrétienne, la mettre en parallèle avec le marxisme et, en fin de compte, déclencher l'explosion d'une volonté de puissance telle que le christianisme, parvenu à la « pléromisation », remporterait une victoire définitive, tout en intégrant les mouvements collectifs de masse qui ébranlent la planète et en donnant la plénitude de son sens à l'Histoire. Il n'est guère de religion qui puisse déchaîner la volonté de puissance plus que le teilhardisme dans l'âme de l'homme, surtout chez « l'intellectuel » moderne dont presque tout le savoir est livresque, l'expérience vécue des êtres et des choses évanescente, et la pensée perpétuelle­ment en face de ses propres représentations. Le succès de Teilhard s'explique par là. Il a construit de toutes pièces une image du monde où l'*adequatio rei et intellectus* ne joue plus, où fonctionne exclusivement l'*adequatio intellectus cum seipso*, où il n'y a plus d'essences définies, mais des phénomènes de conscience qui, comme tels, sont em­portés dans un incessant devenir. L'image du monde à l'intérieur de la conscience en devenir se confond avec la force qui entraîne l'histoire de ce monde. « Désormais l'univers n'est plus un ordre, mais un processus », une énergie, une puissance qui est ordonnée à la suprême puissance et dont le dynamisme croit sans arrêt ([^112]). 160:101 « Il n'y a pas de limites, il n'y a pas d'espèces... il n'y a pas de nature humaine, car il n'y a pas de nature... il n'y a pas humanité, mais « hominisation », évolution progressive du cosmos vers l'homme et par l'homme au-delà de l'humain ([^113]), sous l'irrésistible pression de la seule loi qui régisse l'univers : la loi de la force. Quoi de plus enivrant pour un « intellectuel » en extase devant la représentation qu'il s'est forgée du monde, autrement dit devant sa propre ima­ge réfléchie dans le miroir de l'esprit, de savoir que son idée est force et que lui-même est force ! « L'intellectuel » est désormais le détenteur de la toute puissance, le roi de l'univers, le meneur du jeu cosmique ([^114]). A l'écrit, à la parole s'ajoutent, comme le fruit à la fleur, l'énorme pouvoir des masses et l'accélération de l'Histoire qui en procède. Quel n'est pas le vertige qu'il éprouve et qui contrefait l'expérience mystique, s'il a l'esprit religieux, s'il est en proie à des idées chrétiennes devenues folles, lors­qu'il découvre que cette force à l'œuvre, dans le monde, dans les masses et dans l'histoire, est Dieu même, est lui-même immergé jusqu'à la pâmoison dans la divinité. ? Teilhard a légitimé le culte de la force chez le clerc : « Limiter la force, voilà le péché ([^115]). » La maxime du XX^e^ siècle, héritée de la Révolution qui la camouflait en son contraire et dont le progressisme a recueilli le procédé, est désormais en bien des cas celle qui dirige sa conduite : « La force prime le droit. » Elle rend l'homme malléable, le transforme en une masse fluide que le clerc répand dans le moule de la représentation préfabriquée qu'il s'est faite de l'humanité en route vers le Royaume de Dieu sur la terre. Dans le monde et dans l'humanité en devenir, quelle place resterait-il pour le Droit qui pourrait bloquer sa volonté de puissance ? Lorsqu'un clerc nous parle de l'Histoire, du Temps, de l'Évolution, de l'Avenir, et nous adjure de nous y soumettre, soyons sûrs que sa volonté de puissance parle par sa bouche et qu'au mépris du « triomphalisme » de Dieu dans l'Église s'est substitué son triomphalisme à lui, son propre triomphe, son despotisme sans frein. 161:101 Un profond statisme est inhérent au Droit. Toute obligation fixe, arrête, rend immobile. « Sans certaines permanences, il n'y a pas d'ordre juridique ([^116]). » Il n'y a pas davantage d'ordre moral dans un monde livré à la seule force, où le bien, c'est la force elle-même ; le mal, c'est ce qui la stabilise. Il n'y a plus enfin de conscience personnelle qui puisse invoquer les lois non écrites que tout homme porte en lui-même : l'a conscience s'évanouit dans la force qui tend sans cesse vers la plus grande force. Le seul droit qui soit, la seule morale acceptable, la seule conscience possible, c'est l'énergie cosmo-humano-divine ([^117]), « flèche montante de l'univer­selle Évolution » vers le Point Oméga. Remplaçons le Point Oméga par « la Société sans clas­ses » du marxisme, et nous retrouvons chez le chrétien teilhardien le même mépris de l'être humain d'âme et de chair ([^118]), la même volonté de puissance irrépressible, le même pragmatisme, les mêmes ruses de la raison hypno­tisée par la conquête du pouvoir. Si cruel que soit le diag­nostic, le teilhardisme accorde toute licence à la volonté de puissance des clercs qui passent à la religion nouvelle dont il est l'ébauche. Il n'est plus rien qui les bloque. Tout légitime leurs conduites, si aberrantes qu'elles soient. D'a­vance, ils sont mis hors d'inculpation. Ils transcendent toutes les lois humaines et divines. Si l'Évolution est, tout est permis. Or l'Église est en évolution. Sa loi même est le progrès évolutif. Donc le progressisme qui assume la charge du christianisme en évolution et de la jonction du Dieu chrétien d'En-Haut avec le dieu marxiste de l'En-Avant à la manière teilhardienne, a toutes les latitudes, sans en excepter une seule puisque sa vision du monde et de l'humanité est totalitaire et totalitaire également son action dans ce même monde et dans la même humanité. C'est vraiment la religion rêvée pour les fourbes, les coquins, les loups aux dents longues. 162:101 La tension vers la totalité est donc totalement justifi­catrice, comme la Grâce. Mais qu'est-ce que tendre vers la totalité sinon déployer sa volonté de puissance à l'extrême et le camoufler au surplus en « amour » ([^119]) par la plus énorme tartuferie qui soit puisque cet « amour » est encore la force, « l'énergie psychique universelle » ([^120]) et, en dernière analyse, comme nous l'avons montré plus haut, la dictature du moi, de la seule idole que l'homme ait jamais substituée au vrai Dieu ([^121]). Le clerc qui adopte la vision teilhardienne ne rencontre plus aucune barrière devant lui. C'est la philosophie et la théologie de la volonté de puissance qui répond à son vœu incoercible de dépouil­ler son humble fonction de Médiateur qui l'astreint à la Croix de l'humilité, de l'effacement et de la mort, pour devenir Dieu. Or dieu sur terre n'a d'autre nom que César. Aussi le progressisme, qui est une autre religion que le christianisme, est-il une religion politique qui excite au plus haut degré l'insatiable volonté de puissance du clerc en proie à l'esprit moderne. « César est notre ambition couronnée », écrit Alain. Comment le clerc progressiste ne serait-il pas déman­gé du prurit d'être César et de prendre part à toutes les luttes politiques pour la conquête du pouvoir ? \*\*\* Depuis la Révolution Française, l'Église est en porte à faux dans ce qu'on appelle la société moderne. L'Ancien Régime écroulé n'a pas fait place à un autre régime : nous ne sommes plus en société, mais en « dissociété ». Les communautés naturelles ou semi-naturelles à taille d'hom­me dont l'ensemble formait un vaste corps couronné par l'État, n'exercent plus aucune fonction proprement sociale ou politique. 163:101 On l'a dit mille fois, mais il faut le redire : il n'y a plus que l'État d'une part, les citoyens de l'autre. Les organes intermédiaires qui limitaient le pouvoir de l'État sont disparus. Nous vivons ou faisons semblant de vivre socialement et politiquement dans un État sans société qui le soutienne, qui en fasse une réalité vivante comme elle-même, qui le borne en même temps. L'État moderne jouit ainsi, de droit, d'un pouvoir total sur chacun de ses ressortissants. Le parlement anglais a tous les pouvoirs, dit l'adage, sauf celui de changer un homme en femme. La science actuelle des hormones élimine même la restriction. Cet État est démocratique. Autrement dit, un pouvoir exorbitant, pourvu de moyens techniques sans précédent qui lui permettent de surclasser les pires tyrannies du passé, menace tout citoyen de son arbitraire. Ses lois sont le plus souvent subies et non pas reconnues. Ce n'est pas la seule légitimité politique qui est aujourd'hui disparue, c'est également la légitimité sociale, « l'ordre établi », les fondements de la société elle-même. Dans l'état de « dissociété » où il se trouve, l'animal social qu'est l'homme ne laisse pas d'aspirer à un ordre qui réponde à sa nature. Cet ordre est aussi divers que l'on voudra : la carte sociologique de la planète en témoigne. Il n'est jamais préfabriqué. Il n'est pas la projection dans l'argile molle de la masse de « structures » rationnellement agencées dans le laboratoire intérieur de la raison. Il est moins encore le résultat d'une quelconque approbation de l'opinion pu­blique interrogée à son sujet. Nulle part dans le monde le social n'est l'émanation du politique. Il était réservé à notre temps qui pratique en toutes choses l'*Umwertung*, le ren­versement des valeurs, de faire dépendre la société à naître, destinée à remplacer celle de l'Ancien Régime, de la volonté politique du législateur, de celui ou de ceux qui tiennent les manettes de commande de l'État. Le clerc moderne se trouve donc en face d'un État au pouvoir illimité puisqu'il n'est plus circonscrit en bas par les communautés naturelles. Il affronte, d'autre part, un vide social que la raison humaine désincarnée prétend remplir en construisant des collectivités de plus en plus grandes régies par des mécanismes et des plans, soumises à une socialisation croissante et dirigées par des technocrates. Les relations politiques et sociales que l'Église ne peut pas ne pas avoir avec le temporel aussi longtemps qu'elle pérégrine ici-bas accusent le retentissement que cette situation ne manque pas de provoquer en elle. 164:101 Partout l'Église est refoulée du terrain politique et social où elle se trouvait relativement à l'aise aux époques antérieures. Elle se heurte à un pouvoir politique qui ignore sa mission surnaturelle ou qui la persécute, et l'évangélisation dont elle a la charge, achoppant devant l'administration des choses qui remplace le gouvernement des hommes, en est réduite à l'apostolat individuel. L'expérience historique ne lui montre guère l'existence d'un État sans société au cours des âges, ni de collectivités dont l'armature est en voie de complète socialisation, sauf peut-être à la fin de l'Empire romain, sous le règne du fils de Constantin lui-même, où la société antique se dissout visiblement, où le nombre des fonctionnaires dépasse le nombre des habitants qui ne le sont pas, où la vie sociale ne jaillit plus de la spontanéité naturelle aidée par l'intel­ligence, où l'Église reconnue par l'autorité publique entre dans « l'ère du constantinisme » que le progressisme abhorre rétrospectivement. L'Église d'alors savait sans doute, par une sorte de pressentiment né de sa divine mission, que cet État en état de « dissociété » allait mourir et que la socialisation mécanique de la vie humaine écla­terait sous la poussée d'une vie nouvelle. Elle n'a pas soute­nu l'Empire décadent, mais elle a conservé la substance de la civilisation antique dont il était devenu la forme durcie et cassante. Elle n'est pas davantage « passée aux Barbares » : elle les a civilisés et christianisés. Depuis la Révolution, ce système a vécu : l'Église se trouve devant une situation analogue à celle de ses origines, à cette réserve importante près qu'elle lui est isomorphe et qu'il faut la renverser pour que l'une puisse recouvrir l'autre. L'État sans société continue à lancer ses métastases cancéreuses dans tous les coins et recoins de la vie de ses ressortissants, si bien que l'existence humaine se socialise de plus en plus et que de vastes collectivités artificielles s'instaurent, englobant chaque être humain de sa naissance à sa mort. Le totalitarisme de l'État moderne et la socia­lisation s'aggravent sans cesse, et la démocratie libérale qui l'atténue par mollesse est contrainte de l'accroître en sa sphère même, pour ne point succomber sous les coups de lu démocratie à l'état pur que représente le communisme. Le temps vient, s'il n'est déjà venu, où les deux systèmes opposés se ressembleront et seront soudés ensemble comme deux frères siamois. 165:101 Or l'État sans société, jouissant d'une puissance illimi­tée, ne peut que s'opposer à l'Église qui, par ailleurs, doit lutter, pour desserrer le carcan qui l'étoufferait, contre la socialisation de la vie humaine que cet état sécrète : « Il faut empêcher la personne et la famille, dit Pie XII, de se laisser entraîner dans l'abîme où tend à les jeter la socia­lisation de toutes choses, socialisation au terme de laquelle la terrifiante image du Léviathan deviendrait une horrible réalité. C'est avec la dernière énergie que l'Église livrera cette bataille où sont en jeu des valeurs suprêmes : dignité de l'homme et salut éternel des âmes ([^122]). » Comment l'Église peut-elle donc remplir sa mission évangélique dans un système politique et social qui l'ignore et la nie ? La religion catholique est-elle condamnée à mourir ? Ou doit-elle s'armer d'une ardente patience, tou­jours dommageable à la volonté de puissance ? La réponse du progressisme est à la fois astucieuse et puérile. L'État devenu maître à la place de Dieu ? Allons donc ! L'État totalitaire moderne véhicule en son origine et en ses actes la volonté de Dieu à l'œuvre dans l'Histoire ! L'humanité en voie de socialisation n'est autre que l'Église elle-même en son extension œcuménique ! Le tour est joué. Le Royaume de Dieu est en train de se construire ici bas. Hâtez-vous, Messieurs les ecclésiastiques en mal de progressisme, vous posséderez un pouvoir gigantesque si vous participez à la conquête de l'État moderne et totali­taire par le parti communiste, le seul qui puisse y parvenir parce qu'il est dans le sens de l'Histoire. En baptisant la socialisation et le nouveau Léviathan, vous retrouverez une audience, un peuple, une Église. Une politique nouvelle, une société nouvelle naissent sous vos yeux dont vous serez sinon une des têtes, la tête même. Souvenez-vous de la parole de Marx : « La philosophie est la tête de l'émanci­pation humaine. Le prolétariat en est le cœur. La philosophie ne peut se réaliser sans la suppression du prolétariat et le prolétariat ne peut se supprimer sans la réalisation de la philosophie ([^123]). » 166:101 Il en est de même de la religion : « La religion est la tête de l'émancipation humaine. La religion ne peut se réaliser sans la suppression du prolé­tariat, des peuples sous-développés, faméliques, qui qué­mandent les miettes tombées de la table des riches nations avaricieuses. Les masses prolétariennes d'Asie et d'Afrique ne peuvent se supprimer sans la réalisation de la religion. » Il suffit de changer la mentalité des fidèles pour que vous soyez cette « tête ». En s'alliant au marxisme, en épousant l'élan de sa « flèche montante », en s'annexant sa finalité et ses métho­des, en épousant le monde moderne dans un *aggiornamento* sans restriction qui acquiesce à sa politique et à sa cons­truction du socialisme, le clerc bande au plus haut degré sa volonté de puissance et la camoufle en « service de l'huma­nité ». Il se donne ainsi la gloire de rompre avec une Église à la dévotion des « riches », alors « qu'il quitte une force devenue faiblesse pour aller à une force plus forte et plus certaine » ([^124]). Il renonce au « constantinisme », à la « théocratie » que l'Église a dû, bon gré mal gré, répudier depuis la Révolution, pour embrasser le « constantinisme » de Néron et la « théocratie » révolutionnaire, avec la même transe gnostique qu'un Claude de Saint-Martin : « La Révolution doit conduire les peuples à la sublimité de la théocratie divine, spirituelle et naturelle » ([^125]), ou avec l'impassible perfidie du Grand Inquisiteur de Dostoïevski. Un texte de Lamennais que nous avons déjà cité et qu'il importe de relire dans la perspective contemporaine de l'État socialiste et communiste victorieux (dans les ima­ginations !), *est la charte même de la volonté de puissance des clercs* et des laïcs progressistes et de tous ceux qui, par débilité, par complexe d'infériorité, par attentisme, fleur­tent avec la nouvelle religion, prêts à la rejoindre si l'His­toire la couronne de ses lauriers : 167:101 « Pour ce qui concerne le catholicisme, il est aisé de montrer : a) que loin d'avoir à craindre quelque chose du changement qui s'opère, *il en est lui-même le principe moteur ;* b) que *le changement, nécessaire à son propre développement suspendu depuis plusieurs siècles, réalisera en suivant l'Église ce qu'on appelait ses prétentions les plus hardies et, comme on les concevait, les plus exorbitantes *; c) en même temps que *lui seul peut fonder et affermir le nouvel ordre social qui se prépare* ([^126])*.* » POUR SAUVER L'ÉGLISE ET LUI PERMETTRE D'ACCOMPLIR SA VOCATION, LE PROGRESSISME NOUS PROPOSE UNE RELIGION NOUVELLE, LA RELIGION DE LA PUISSANCE POLITIQUE ET SOCIA­LE ; DÉMOCRATIQUE OU COMMUNISTE SELON LE DEGRÉ D'INITIA­TION DU NÉOPHYTE. AU NIVEAU DU PROGRESSISME, L'ÉGLISE DU PEUPLE, L'ÉGLISE DES PAUVRES, L'ÉGLISE RÉFORMÉE PAR LE CONCILE DOIT PARFAITEMENT COÏNCIDER AVEC L'ÉGLISE DE LA VOLONTÉ DE PUISSANCE ET LA RELIGION DE L'ATHÉISME. J'ai ressenti jusqu'à la nausée la progression du progres­sisme dans le clergé en entendant récemment dans la cha­pelle où je me rends chaque dimanche l'homélie du Père lazariste sur l'évangile de la multiplication des pains. Avec la hargne, la faconde et le sadisme d'un commissaire du peuple, l'orateur -- de meeting -- célébra la montée dans l'histoire des peuples sous-développés groupés autour d'un Christ transformé lui-même en directeur de kolkhoze et de boulangerie collective, et nous lança en pleine figure cette phrase : « le sommet de l'amour divin est désormais la justice politique et sociale qui égalisera toutes les condi­tions. » Les signes se multiplient de cette volonté de puissance où le clerc se veut socialiste et marxiste, « non point seulement pour professer telle ou telle doctrine économique, mais pour participer au mouvement de l'Histoire ». ([^127]) Le chrétien doit aller jusqu'au bout de sa réconciliation avec le monde pour sauver le monde : 168:101 « Nous devons compren­dre notre présence dans le camp socialiste comme la réintégration à une place que nous n'aurions jamais dû abandonner. » Le devoir du prêtre est « de contribuer, directement et indirectement, au progrès dans la construc­tion du monde socialiste ». ([^128]) « SI LA HIÉRARCHIE EST VRAIMENT PRÉSENTE ET COLLABORE FRANCHEMENT AVEC CES MILIEUX CATHOLIQUES DE PRÊTRES ET DE LAÏCS QUI SERVENT L'ÉTAT TENDANT VERS LE SOCIALISME DANS LA PROFONDE CON­VICTION ([^129]) QU'EN CE FAISANT ILS SERVENT LA CAUSE DE L'ÉGLISE, *alors il se pourrait fort bien que l'autorité telle­ment indispensable au pouvoir ecclésiastique soit renforcée non seulement formellement, mais aussi de fait* ([^130])*.* » Ces textes écrits en 1945 par un des penseurs du progres­sisme sont révélateurs : c'est dans la mesure même où il contribuera de toutes ses forces à l'avènement, du reste inéluctable, du communisme dans le monde que le clerc exercera de nouveau sa volonté de puissance et remplira sa vocation sacerdotale. L'Église est si complètement « montuclardisée », no­tamment en France, que le progressisme étalé par l'auteur et pourtant condamné par l'autorité ecclésiastique, n'a cessé d'accroître son influence et de déployer son arrogance aux premiers comme aux derniers échelons de la Hiérarchie ([^131]). Un texte récent, pris entre cent autres, en fait foi : « Notre option (pour « la solution que le socialisme scien­tifique et la théorie et la pratique du marxisme ont contri­bué d'une façon sans égale à élaborer ») est rendue possible tant par l'approche théologique du mystère de l'Église que par la mise en perspective historique des décisions et directives des Papes contemporains... 169:101 Qu'on nous comprenne bien : nous ne sommes absolument pas fascinés par le marxisme soviétique ni par le matérialisme de Marx, mais il nous semble que le marxisme, en tant que système éco­nomique et social, a réussi à assumer et à synthétiser tout ce que les socialismes antécédents avaient découvert et élaboré de valable tout en ajoutant à cet acquis historique une méthode d'analyse féconde et en proposant un plain d'action... C'est, *dans le fond, pour des motifs missionnaires que nous en arrivons au choix socialiste.* Pour des motifs qui touchent à l'âme de notre foi et qui mettent en jeu toute la théologie de l'Incarnation, nous croyons qu'*il est demandé aux chrétiens de notre temps d'administrer la preuve de la vitalité du christianisme en tentant son incar­nation au sein des nouvelles structures qui s'imposent* ([^132])*.* » Si ce n'est pas du Montuclard et du progressisme tout pur, avec son rideau de fumée, de « la mission » et de la « théologie de l'Incarnation » voilant la volonté de puis­sance, nous renonçons à écrire. On est donc marxiste en fonction des exigences de la « pastorale ». On est marxiste par « christianisme marxiste », en vertu d'un christianisme qui conduit au marxisme, c'est-à-dire à la négation du christianisme. C'est fou. Le propre de toute volonté de puissance est en effet de s'exacerber et s'engager sans retour dans l'incontinence. Je lis dans un journal catholique français le texte que voici, où s'étale en toute sa fureur la volonté de puissance du progressisme : « La seule mesure du prêtre, c'est un peuple. On ne vit pas, on ne respire pas sans un peuple. Le renoncement à l'amour d'une femme... ne trouve sa raison d'être que dans la nécessité d'une prodigieuse renaissance. Si je n'épouse pas quelqu'un, c'est pour épouser un peuple. Mais frustrer le prêtre de l'accomplissement conjugal en lui refusant de vivre à plein le destin politique d'un peuple, c'est le mutiler, en faire tout au plus un lévite, un membre du clergé ([^133]) ... Pour peu que nous la regardions avec lucidité, cette attitude relève d'un onanisme sacerdotal... » ([^134]) 170:101 Allons donc ! on le voit, le progressisme, gonflé d'or­gueil, de vanité et de sottise, éclatera comme la grenouille de la fable. Notre diagnostic est formel : c'est une vésanie que cette mixture de christianisme en décomposition et d'athéisme en formation. Mais l'Église de notre temps paiera cher son peu de vigilance. Elle a laissé grandir en son sein une autre religion qui explose en elle par étapes graduées, hier le modernisme, ce matin le progressisme, ce soir ou demain le marxisme. De l'épreuve qu'elle traverse, aucun œil humain ne peut prévoir le terme. Ah ! que n'est-elle encore en proie à la folie de la Croix ! Marcel DE CORTE, professeur à l'Université de Liège 171:101 *Anomalies et omissions\ dans l'histoire de Lourdes* ### Une seconde lettre de l'abbé Laurentin par Henri MASSAULT AU SUJET DE NOS OBSERVATIONS CRITIQUES sur son histoire de Lourdes, l'abbé Laurentin a envoyé une seconde lettre au directeur d'*Itinéraires*. C'est à nouveau une lettre sans date ; c'est une lettre qui, invoquant le droit de réponse, ne répond pas sur les faits ; et qui, se réclamant du droit de rectifier, ne rectifie rien. Chose plus étrange encore, c'est une lettre qui ne fait pas suite à la précédente et semble tout ignorer aussi bien de son existence que des précisions circonstanciées et réfé­rencées qu'elle a suscitées ([^135]). \*\*\* Avant de publier cette seconde lettre, il convient de la dater, car son texte même pourrait induire en erreur sur sa date véritable. 172:101 « J'en suis au numéro (d'*Itinéraires*) de mai 1965 », y lisons-nous. Mais cette lettre sans date a néanmoins une date, celle de la poste : elle a été expédiée le 18 décembre 1965. En *décembre* l'abbé Laurentin déclare en être seulement au numéro de *mai*. Sans doute ignore-t-il au moins par méthode la publication en décembre dernier de sa pre­mière lettre, et la démonstration des multiples erreurs de fait qu'elle contenait. Après tout, chacun est libre de s'infor­mer comme il l'entend et de lire à sa manière, selon son rythme. \*\*\* L'abbé Laurentin exprime le désir que sa lettre sans date ne soit pas sans titre. Il réclame : « Une lettre de l'abbé Laurentin ». Titre inexact à nos yeux. Ce n'est pas une, mais une autre, très précisément la seconde. Quoi qu'il en soit, voici son titre, et sa lettre, comme il l'a voulu : *Une lettre\ de l'abbé Laurentin* « MONSIEUR, « Je me perds un peu dans les attaques systématiques dont je suis l'objet dans chaque numéro d'*Itinéraires*, et parfois à plusieurs reprises dans le même numéro ; notam­ment celles qui émanent de la personne qui se cache sous le pseudonyme pour moi transparent d'Henri Massault. « J'en suis au numéro de mai 1965 où un article poli­ment intitulé *Laurentin contre Laurentin* s'efforce de me mettre en contradiction avec moi-même en me prêtant des intentions et des propos qui ne sont pas les miens. « La cohérence de mes livres constitue la meilleure réponse à donner à de tels propos. A la demande de Mgr Théas, j'ai repris toute la question, tout le problème de Lourdes par la racine. J'ai fait l'inventaire de toutes les archives. J'ai été le premier à les pénétrer toutes et j'ai pu découvrir quantité de documents nouveaux. Je possède les copies de tous les documents apportant quelqu'élé­ment si minime soit-il pour établir cette histoire : soit des dizaines de milliers de feuilles. 173:101 « De ces seuls documents, édités aujourd'hui dans l'ordre chronologique jusqu'en 1865 avec le concours de Dom Ber­nard (*Lourdes*. *Documents Authentiques,* t. 1 à 7) j'ai tiré sans parti pris mon *Histoire Authentique des apparitions* en six volumes. « Je me bornerai aujourd'hui à constater une chose. Dans Laurentin contre Laurentin, Monsieur Henri Massault ne conteste aucun point précis de ce que j'ai établi dans l'*Histoire Authentique*. Il tente seulement de me mêler à de vieille querelles de personnes, depuis longtemps dépas­sées, et dépourvues d'intérêt pour l'histoire. Dans ces con­ditions, il m'est tout à fait inutile d'engager le débat. « Je me contente de noter que nul point de l'*Histoire Authentique* n'a été contesté jusqu'à cette date de mai 1965. En effet, ce qui m'intéresse, à la différence de Monsieur Massault, c'est Bernadette, Sainte Bernadette, c'est l'his­toire des apparitions dans sa vérité débarrassée de tant d'erreur et de confusion. Ce sont les fruits qui en résultent pour les pèlerins d'aujourd'hui. « Les 14 pages où Monsieur Massault, remue toute espèce de querelles dépassées entre Henri Lasserre et le Père Sempé, en me prêtant à ce sujet des passions inverses des siennes ne m'intéressent donc en aucune manière. S'y intéresse qui veut. Il y a trop de choses importantes dans l'histoire de Lourdes, et plus généralement dans l'Église pour perdre son temps à ces pauvres petites histoires. En son temps j'ai pris entièrement connaissance de tout cela, avec quelque tristesse, et parfois quelque dégoût, de voir le temps que des hommes de bonne volonté y avaient perdu. Tout mon effort a été de tirer de ce minerai impur les paillettes de vérité qui pouvaient s'y trouver au hasard. « Heureusement qu'il y avait, à côté de ces milliers de pages de vaines querelles, de vrais documents. C'est sur ceux-là, si rares aux archives Lasserre, si nombreux, au contraire aux archives Cros, aux archives de la Grotte, à celles de Garaison, à celles de Nevers, et en tant d'autres, que l'*Histoire Authentique* a pu être édifiée. 174:101 « Avec mon regret d'avoir perdu mon temps à lire les pages vaines, ennuyeuses et inspirées par la passion, de l'article intitulé *Laurentin contre Laurentin,* je vous prie de bien vouloir insérer la présente rectification sous le titre : « *Une lettre de l'abbé Laurentin* ». Je désire que le texte de ma lettre suive immédiatement ce titre imprimé dans des caractères identiques à ceux de *Laurentin contre Laurentin,* et en bonne page. « Sachant votre libéralité en matière de droit de réponse, je vous en dis d'avance mes remerciements. *« R. LAURENTIN. »* DONC, jusqu'à la date (inclue) de mai 1965, l'au­teur de l'*Histoire authentique* n'aperçoit dans nos écrits aucune contestation motivée d'un point précis et important de son ouvrage. Une telle déclaration concerne nos cinq premiers articles sur l'histoire de Lourdes, parus : - dans le numéro 85 de juillet-août 1964 ; - dans le numéro 87 de novembre 1964 ; - dans le numéro 90 de février 1965 ; - dans le numéro 92 d'avril 1965 ; - dans le numéro 93 de mai 1965. \*\*\* Pour le motif par lui invoqué qu'il n'aperçoit aucune contestation précise, l'abbé Laurentin *ne répond rien de précis à aucune des contestations graves* que nous avons formulées, sur pièces, dans les 134 pages de nos cinq premiers articles. Dont acte. Nous nous demandons seulement pourquoi il a requis l'insertion d'une « rectification » où rien n'est rectifié. \*\*\* 175:101 Dans les 134 pages de nos cinq premiers articles, nous avons notamment : **1. -- **montré que le témoignage de Bernadette, dans la « Protestation », n'a jamais mérité aucune des sus­picions calomnieuses accumulées contre lui par le P. Sempé ; et reproché à l'*Histoire authentique* de l'abbé Laurentin de rejeter partiellement le témoignage de la « Protestation » ; **2. -- **signalé, dans les dossiers de textes de *l'Histoire authentique,* d'une part de graves omissions, d'autre part des citations non critiques de « documents fabri­qués de toutes pièces », en leur temps, pour justifier les idées fixes du P. Sempé ; **3. -- **contesté les positions de l'*Histoire authentique* sur le jaillissement de la source de Massabielle et sur la prétendue scène du moulin de Savy ; **4. -- **apporté, sur les agissements du P. Sempé, des révélations propres à montrer combien l'*Histoire authen­tique* a été imprudente en lui faisant confiance, en épou­sant et prolongeant ses querelles, en prenant au sérieux sa *Petite Histoire* et les enquêtes partiales suscitées par lui en 1878. \*\*\* Tout cela ne ferait donc « aucun point précis » ? Et serait sans importance pour l'histoire de Lourdes ? Ou inspiré par la passion, et ennuyeux, et vain ? 176:101 Les appréciations gratuites ainsi portées par la lettre de l'abbé Laurentin n'ont rien d'une « rectification » elles constituent une absence de réponse, et laissent absolument intacts les faits et les documents que nous avons produits dans nos cinq articles en question. \*\*\* ##### *Les* «* intentions *» * de l'auteur* Il est extrêmement curieux, en outre, que la lettre de l'abbé Laurentin nous accuse de lui *prêter des intentions qui ne sont pas les siennes.* *Mais il ne dit pas lesquelles.* Simple effet rhétorique sans doute. Car si nous avons critiqué la MÉTHODE intellectuelle et historique de l'auteur de l'*Histoire authentique,* nous n'avons pas incriminé ses INTENTIONS. Nous n'avons pas à les juger. Nous les avons même mises hors de cause en écrivant : « *Nous pensons qu'il n'a pas voulu tricher avec la vérité et qu'il est de bonne foi.* » Telles sont les « intentions » que nous lui avons « prêtées ». Est-ce bien cela qu'il a voulu démentir ? Et faut-il lui donner acte d'un tel démenti ? Il nous semble plus vraisemblable d'estimer que l'abbé Laurentin a pris (ou a voulu présenter) comme une mise en cause de ses intentions ce qui est la critique -- sur pièces -- de sa méthode intellectuelle : un *au­teur critiqué dans sa méthode croit souvent que l'on s'en prend à ses intentions.* Mais ce n'est là, de notre part, qu'une supposition : car sa lettre, rédigée en ter­mes rhétoriques très généraux, voire très tranchants, ne donne aucune référence, et produit des affirmations énergiques sans indiquer ni à quoi elles s'appliquent, ni sur quoi elles se fondent. \*\*\* 177:101 ##### *Des généralités imprécises contre nos précisions circonstanciées* De même, l'abbé Laurentin assure que les 14 pages de notre article de mai 1965 « *remuent toute espèce de querelles dépassées et sans intérêt pour l'Histoire* ». C'est une opinion affirmée fortement : mais c'est une affirmation gratuite, et portée dans le vague. De quoi s'agit-il, en fait, dans ces « querelles » ? Répétons-le : il s'agit de la vérité historique sur les Apparitions ; il s'agit de l'intégrité et de la valeur du témoignage de Bernadette dans sa « Protestation » du 13 octobre 1869. Il s'agit des « querelles » qui ont réussi à frapper injustement de suspicion ce témoignage et qui ont eu, jusqu'à aujourd'hui inclusivement, et jusque sur l'*Histoire authentique* de l'abbé Laurentin, des con­séquences ruineuses, que nous avons analysées en détail. ##### *Conclusion* Devant le contenu précis de nos cinq premiers arti­cles, l'abbé Laurentin regrette d' « avoir perdu son temps » et trouve « tout à fait inutile d'engager le débat ». Libre à lui de refuser le débat et d'exprimer ce refus en termes méprisants. 178:101 Mais on notera que sa nouvelle lettre n'apporte fina­lement rien d'autre que ce refus explicite, enrobé d'as­sertions dédaigneuses qui ne suffisent pas à empêcher un tel refus d'être manifestement arbitraire et gratuit. En face des faits, en face des documents que nous avons produits, cette réponse purement rhétorique manque vraiment de poids. Nous n'avons rien de plus à dire sur cette seconde lettre de l'abbé Laurentin. \*\*\* Pour notre part, nous allons continuer, avec sérénité, notre examen des faits, des textes, des documents. Nous pensons que c'est ren­dre un véritable service à l'auteur de l'*Histoire authen­tique* que de montrer quelles erreurs figurent dans l'ou­vrage qu'il a livré au public. Nous regrettons vivement qu'il n'apprécie pas la valeur positive de cette contri­bution, qui lui permettrait soit de corriger ses erreurs, soit de prouver s'il y a lieu que nos observations sont erronées et ainsi de renforcer ses conclusions. Mais enfin ce n'est pas l'auteur de l'ouvrage qui est seul ou principalement en cause : c'est, avant tout, l'histoire de Lourdes elle-même. Les erreurs contenues dans l'*His­toire authentique* sont vraiment trop nombreuses et trop graves pour que de simples protestations rhétoriques, voire de simples démarches d'intimidation, puissent prévaloir sur les droits et les devoirs d'une saine criti­que historique. 179:101 Nous poursuivons donc notre travail, en rappelant que la revue est ouverte aux communications des historiens qui auraient des précisions ou des objections à apporter. Après la lettre que nous venons de publier et de commenter, on comprendra que nous soyons fondé à prier nos correspondants éventuels, et particulière­ment l'auteur de l'*Histoire authentique*, de bien vouloir s'en tenir aux faits, aux documents, à la critique histo­rique, sans y mêler (et à plus forte raison sans y subs­tituer) des questions de personnes, des considérations purement sentimentales et des affirmations gratuites sans quoi l'usage du droit de réponse devient un abus de droit. H. M. *Voici encore des textes,\ des faits, des documents* L'*Histoire authentique* est un ouvrage qui abonde avec sérénité en certitudes de tous genres, souvent même contra­dictoires. Ainsi après avoir blâmé Toinette Soubirous et Jeanne Abadie d'avoir raconté « *comme s'y étant trouvées, les phases de la première apparition auxquelles elles n'ont pas assisté* » ([^136]), il dit sans restriction que toutes deux ont été « *témoins des deux premières apparitions* » ([^137]). Il dit d'abord que la *Petite Histoire* est « *fort instruc­tive en son début* ». Puis quelques lignes plus loin, on apprend qu'en racontant les trois premières apparitions, c'est-à-dire en narrant le même début, « *Sempé et Duboé se sont exprimés sans précautions* » ([^138]). 180:101 Ailleurs l'auteur annonce à l'appui de son propos une série de quatre lettres, et il en cite cinq, alors qu'en réalité il y en a sept ([^139]). « *Soulignons trois points* » écrit-il encore avant d'en énumérer quatre ([^140]). A trois reprises il nomme « *Le Cor­respondant* » une publication qui n'a jamais eu d'autre titre que « *Le Contemporain* »*.* ([^141])*.* Il ne trouve pas incohérent de dater du 6 septembre 1868 ([^142]) une lettre où le P. Duboé s'émeut de l'indignation des Lourdais devant un récit des *Annales de N.-D. de Lourdes* qui devait paraître trois semaines PLUS TARD, le 30 septembre. Il n'a pas contrôlé une erreur de copiste ([^143]) qui a mal interprété la mention « St Bertrand » écrite sur l'original pour désigner le 16 octobre. D'après lui « *Estrade fut interrogé par Lasserre au prin­temps 1867* » ([^144]), alors qu'il le fut en septembre suivant. Il soutient que « le *23 avril* (*Lasserre*) *en avait pratique­ment terminé avec le récit des Apparitions* » et que la publi­cation en fut achevée le 25 *juin.* Mais cela ne l'empêche pas de dire que l'historien « *termina sa rédaction dans le cadre de l'Abbaye de Solesmes... du 9 au 18 juillet* » *sui­*vant ([^145]). Là où il y a : « *le 17 novembre 1868, il écrivit à Mgr Pi­chenot.* » ([^146]), il faut lire : le 17 novembre *1869*, il écrivit à *Mgr Laurence.* Même confusion à la page suivante entre les mêmes évêques de Tarbes. \*\*\* Nous pourrions couvrir bien des pages avec des bévues de ce genre. Mais il nous faut parler d'erreurs de méthode qui en provoquent de plus graves encore. Ce que l'abbé Laurentin appelle « *vrais documents* » répond à des condi­tions si personnelles qu'il ne voit même plus les faits historiques et les preuves écrites qui authentifient des opinions différentes des siennes. 181:101 Ainsi quand il apprit, en 1957, que Lasserre ne perçut jamais ses immenses droits d'auteur sur *Notre-Dame de Lourdes*, il fut absolument stupéfait. Mais il a gardé ses convictions sur l'affairisme et sur les ambitions exclusive­ment littéraires de l'historien. Il a donc continué à tenir son livre pour une source douteuse et à considérer son calomniateur, Sempé, pour une source tout à fait irrépro­chable ! Il estime ses lumières si évidentes et si persuasives qu'il ne se croit pas concerné par son propre avertissement qui dit : « *Là où* \[*les historiens*\] *emploient la formule* IL EST CERTAIN QUE *c'est ordinairement pour introduire leurs options les plus gratuites* » ([^147])*.* L'*Histoire Authentique* fourmille en effet d'affirmations fondées sur des *il est certain*, *sans doute possible*, *probablement*, *peut-être* qui servent ensuite de base à des conclu­sions présentées comme incontestables ([^148]). Si on en reti­rait ces mots et surtout leurs conséquences, l'œuvre se trouverait décharnée de tout un fatras plus que douteux, et les Apparitions surgiraient puissamment simples et lim­pides, comme sont les œuvres divines. « IL EST CERTAIN QUE *Lasserre interrogea peu de monde à Lourdes* » ([^149]) dit l'abbé Laurentin, « *une dizaine tout au plus concernant les apparitions* » ([^150]) « *Il n'est pas* CERTAIN *qu'il en ait touché d'autres concernant les Apparitions* » précise-t-il après avoir nommé trois ou quatre témoins ([^151]). En même temps ses préventions contre le premier historien lui font ajouter que celui-ci n'aurait prospecté « *que som­mairement* » la maigre documentation écrite connue à l'époque ([^152]). 182:101 Ces options gratuites obligent à conclure en bonne logi­que que *Notre-Dame de Lourdes*, par Henri Lasserre ([^153]), aurait été composé à peu près sans témoins et sans archives ! Le monde entier aurait donc été amené à Lourdes par une œuvre d'imagination ! Pie IX lui-même aurait loué un tra­vail superficiel et peu sérieux ! On voit où conduisent de telles méthodes. Peu importe à l'abbé Laurentin que Lasserre ait tant insisté sur les « nombreux témoignages entendus » ([^154]) et jamais démen­tis par aucun Lourdais : « Pas une protestation, pas une réclamation... absolument personne n'osa engager une lutte contre l'exactitude matérielle des faits que nous avions rela­tés... Si nous n'eussions eu pour nous la vérité indéniable, tous ceux dont nous parlons nous eussent intenté, avec, certitude de les gagner, vingt procès en diffamation » ([^155]). Le seul opposant fut le P. Sempé, vexé dans son amour-propre d'auteur de la *Petite Histoire,* entravé dans son mer­cantilisme, et obsédé par sa manie de contredire et calom­nier Henri Lasserre qui avait « *tout fait revivre... par le souvenir et le récit de ceux qui avaient vu...* \[*et*\] *tout dit tant que les témoins étaient encore vivants* » ([^156]). \*\*\* L'abbé Laurentin emploie bien d'autres procédés qu'il a cependant réprouvés dans son chapitre intitulé Étiologie des témoignages, notamment celui-ci « *Certaines méthodes faciles sont donc exclues : choisir un témoignage et l'ériger en norme* (*ou même en témoignage de base auquel on* HAR­MONISERAIT *les autres*) *conduit, par des voies rapides, à une solution homogène mais fragile. On n'aboutira jamais par cette voie qu'à des versions* » ([^157]). 183:101 Après avoir écrit cela, l'esprit de corps avec le P. Sempé et le besoin de confirmer la scène du moulin de Savy lui font ériger en « *déposition de base* » ce que le meunier Nicolau, silencieux pendant vingt ans, n'a révélé qu'en 1878. Il est ébloui par ce propos « *circonstancié* ». Il ne trouve pas suspect qu'AU LIEU D'ALLER DIMINUANT, COMME DANS TOUTE ENQUÊTE LOYALE, LES PRÉCISIONS SOIENT DEVENUES PLUS ABONDANTES EN RAISON DE L'ÉLOIGNEMENT DES FAITS, ET A MESURE QUE LES TÉMOINS ET LES CONTRADICTEURS SE RARÉ­FIAIENT. Il ne voit pas là ce qui, en critique historique, est considéré comme un signe de déformation légendaire. Il déclare le meunier le « *meilleur témoin oculaire de la scène* » et il retient intégralement son « *témoignage sûr et riche en détails* » ([^158]). Lui qui a écrit : « *le témoignage le plus précis sonne creux de partout lorsqu'on l'aborde avec quelqu'exigence de précision* » ([^159]), il se garde bien d'analyser celui du meu­nier, comme s'il le sentait fragile et prêt à sonner creux au moindre sondage. Il ne signale pas que ce vieux servi­teur des Chapelains, qui prétend avoir tout vu et tout fait dans cette affaire, n'est indiqué comme acteur par aucun témoin sérieux. Pas une compagne de la Voyante ne l'a vu la transporter. Toinette et Jeanne ne le nomment même pas ! ([^160]) Toutes ses incohérences sont reproduites dans l'*Histoire Authentique* pour justifier la *Petite Histoire* des mêmes Chapelains sur cette scène où Bernadette, arrachée de force à la Grotte, aurait emporté la Vierge avec elle jus­qu'au moulin, comme l'objet d'une illusion ! C'est un des points précis sur lesquels nous sommes revenus souvent ([^161]). \*\*\* L'abbé Laurentin utilise tout ce qui vient ou pourrait provenir de témoins. Pour prendre un détail en considéra­tion, il lui suffit souvent d'un document ou d'une déposi­tion. Que la pièce soit de première main ou transmise par un copiste plus ou moins fiable ; qu'il s'agisse d'un person­nage qui se trouvait sur place ou de la relation d'on-dit recueillis loin de Lourdes ou longtemps après : 184:101 tout cela ne le frappe qu'en fonction de ses préférences, c'est-à-dire pour admettre les renseignements qui lui conviennent et rejeter les autres. Ainsi les textes deviennent soit confir­mations frappantes, soit « *convergences illusoires* » s'ils corroborent Lasserre, soit tout le contraire de « *souvenirs purs, et sûrs* » s'ils gênent certaines options ([^162]). N'est-il pas allé jusqu'à mettre en doute un des points essentiels du message de Lourdes, le fameux « Péni­tence » !... Selon lui « *cette parole repose malheureusement sur des bases documentaires fragiles* » ([^163]) et « *l'authenticité de la parole est mise en cause par l'extrême indigence des attestations* » ([^164]). Pensez donc ! Aucun texte n'en a parlé pendant les dix premières années, jusqu'à ce que Lasserre « lance » cette version ! Saisi alors du plus strict rigorisme historique, l'abbé Laurentin affirme gratuitement que la tradition et « *les attestations ultérieures dépendent en cascade* » de Lasserre et en « *sont de simples échos* »*,* à commencer par la *Petite Histoire* qui peut « *n'en être qu'une interpréta­tion* » lorsqu'elle relate le même fait. Et comme Lasserre n'a d'autres titres que d'avoir longuement enquêté auprès de la Voyante et des Lourdais, il faut poser la question : A-T-IL DISPOSÉ D'UNE SOURCE SÉRIEUSE ? (*sic !*) ([^165]) Il y a bien les dires de Bernadette elle-même sur ces « *paroles de la Sainte Vierge* » dans deux notes autographes et au cours de deux interrogatoires, à Nevers. Mais, fi de ces témoignages TROP TARDIFS pour effacer le « *doute* » dans une « *conscience d'historien* »* !* 185:101 C'est là que survient une heureuse découverte. Les « *dizaines de milliers de feuilles* » recèlent la déposition d'une vieille Lourdaise recueillie par le P. Cros en mai 1878. Le propos est au moins aussi tardif que tout le reste sinon plus encore, et il ne dit rien sur la « Pénitence ». Les *mises au net* et les *harmonisations* de l'enquêteur ont même supprimé, sans en voir l'intérêt, la précieuse phrase qui dit : « *le* JOUR *de la découverte de la source... Bernadette en montant avait dit ce que la Dame lui avait dit* ». Par une de ces divinations étonnantes, dont le méca­nisme échappe à ses humbles lecteurs, même s'ils sont doc­teurs ès lettres et professeurs, de Faculté, l'abbé, Laurentin trouve dans cette citation textuelle une « *donnée positive, ténue sans douté* » *mais* suffisante pour lui prouver que cette femme était « *une des rares personnes*, affirme t-il, *qui ont entendu ces mots* \[= Pénitence\] *prononcés à mi-voix et qui ont appris de Bernadette, qu'ils étaient une répétition des paroles d'Aquerô*. Ce témoignage fixe la date : 25 février ». Aussi, dans son *Histoire Authentique, il* place ce jour-là cette brave femme tout près de Bernadette, pour qu'elle ait pu entendre ! ... ([^166]) Dès lors sa conclusion n'est pas encore une certitude, mais il veut bien admettre une « solide probabilité » par égard pour la brave Lourdaise. On peut dire que le mes­sage de Lourdes l'a échappé belle car, sans celle-ci, il fallait renoncer au « *Pénitence* » puisqu'il n'y avait, pour en attes­ter, que Bernadette et Lasserre ! Eh bien, malgré ces étranges et stériles discussions ([^167]), n'y a encore et toujours que Bernadette et Lasserre pour étayer cette tradition, une des plus vénérables de Lourdes. En effet si on contrôle l'original de la note du P. Cros, on constate que l'abbé Laurentin en a changé les termes pour les besoins de sa cause : la Lourdaise n'a pas parlé du jour de la découverte de la source, mais très clairement du LEN­DEMAIN ([^168]) ! L'ingénieuse combinaison s'effondre donc avec son prétentieux essai d'authentification scientifique et hu­maine. Le message de Pénitence demeure, plus que jamais, fondé sur la grâce et d'autant plus fécond. \*\*\* 186:101 Ces tendances apologétiques ont fait de *l'Histoire Au­thentique* un colosse aux pieds d'argile, ne serait-ce que par des généralisations et des exagérations qui, au moindre examen, s'évanouissent comme des bulles de savon. « *On trouvera aux archives Lasserre,* écrit l'abbé Lau­rentin, *tout ce* qu'on *peut recueillir contre les épisodes de l'eau chaude, de la prière du soir, du moulin, aux archives de la Grotte tout ce qu'on peut recueillir en faveur de ces mêmes épisodes.* » ([^169]) En lisant cela on est persuadé que Lasserre s'est acharné à provoquer des témoignages et qu'il a accumulé de nombreux dossiers sur ces questions. Or ses archives ne contiennent là-dessus qu'un seul document : la Protestation de Bernadette. C'est absolument tout, et il n'était pas besoin de recueillir autre chose. On lit ailleurs : « *En 1867-1868, Lasserre et Sempé ont buté sur le même obstacle* \[= la chronologie des appari­tions\] *et leur correspondance témoigne de la fougue, de la passion avec lesquelles ils se sont efforcés* (*en vain*) *de le réduire* » ([^170]). En réalité toute cette correspondance con­siste en une seule lettre ([^171]) où le P. Sempé demande à Henri Lasserre à quelles dates il faut célébrer des anniver­saires d'apparitions. La fougue, la passion, les soucis histo­riques et chronologiques ? Tout cela n'a jamais existé que dans l'imagination de l'abbé Laurentin. Il a été entraîné par une de ses idées fixes qui est de nier l'incorrection mercan­tile du P. Sempé lors de la publication de la *Petite Histoire* à l'insu de l'historien mandaté par l'Évêque de Tarbes. Dans ce but il prétend que les Chapelains songeaient de leur côté à écrire une histoire des apparitions et qu'ils faisaient des recherches sur la chronologie des événements en colla­boration avec Lasserre ([^172]). Pour appuyer cette fausseté, il va jusqu'à tronquer la citation de la lettre susdite en sup­primant la première phrase qui en est le seul motif : « *Nous voudrions célébrer les* ANNIVERSAIRES *des Apparitions.* » Cette amputation sert sa thèse, transforme les Chapelains en enquêteurs pleins de bonne foi et trompe le lecteur à merveille ([^173]). 187:101 La réponse de Lasserre n'a pas davantage de fougue ou de passion. Il conseille de « *remettre jusqu'à l'apparition de* \[son\] *livre la fixation et la célébration des anniver­saires* » ([^174]). \*\*\* Pour « édifier » son *Histoire Authentique*, il arrive aussi qu'au lieu de faire la critique de l'histoire par le document, l'abbé Laurentin prétende authentiquer le document par les mises en œuvre qu'il SUPPOSE en avoir été faites dans telles ou telles versions qui lui plaisent. Cela lui permet ensuite de confirmer ces versions à l'aide du document daté de cette façon arbitraire et factice. C'est ainsi qu'il a daté un Mémoire de l'abbé Dézirat en disant, sans aucune preuve valable, qu'il « *appartient visiblement à l'enquête Sempé-Duboé en date de l'été 1868* » ([^175]). Cela n'est visible que pour lui parce qu'il est soucieux avant tout de faire croire que Sempé et Duboé ont fait, pendant l'été 1868, une enquête approfondie appuyée sur des témoignages et des mémoires multiples. Cela fait partie de la défense de la *Petite Histoire* composée « avec candeur... en dehors de tout document écrit et certain, sur des on-dit populaires, par un esprit dénué de critique... \[en faisant\] de l'imagination ce qui était un outrage à la Vérité » ([^176]). 188:101 Mais seules les œuvres des hommes ont besoin d'être défendues par l'erreur. Celles de Dieu, au contraire, n'ont pas de pire ennemie et voilà pourquoi cette défense de la *Petite Histoire* se trouve providentiellement démentie par les propos de Sempé et Duboé eux-mêmes dans leurs *An­nales :* « *Par une prudence... de la Providence qui ne voulait pas même une apparence d'action humaine dans l'œuvre de la Vierge Immaculée,* PAS UN PRÊTRE *ne s'est présenté avec la foule pendant les Apparitions* » ([^177]). Il est évident que les Chapelains n'auraient pas écrit ces lignes en janvier 1869 s'ils avaient connu depuis l'été précédent le Mémoire où l'abbé Dézirat raconte en détails comment il a assisté à une apparition. L'invoquer en leur faveur est donc une fla­grante interpolation. \*\*\* Cette méprise n'est pas fortuite. C'est une des ERREURS DE MÉTHODE qui vicient toute l'*Histoire Authentique* et dont les méfaits se reproduisent souvent sans que le lecteur puisse s'en apercevoir. En voici d'autres exemples. Un certain Mémoire de Mlle Lacrampe n'est pas daté. Comme il est conservé aux archives de la Grotte, l'abbé Laurentin affirme catégoriquement qu'il est « *de 1868, rédigé à l'intention des Pères Sempé et Duboé* » ([^178]), qu'il « *fut recueilli au cours de l'enquête de 1868* » *et* que Sempé en tira un récit paru en novembre 1868 ([^179]). Mais là encore les auteurs de la *Petite Histoire,* attestent eux-mêmes qu'ils n'ont connu ce document que l'année sui­vante. Dans les *Annales* du 31 mai 1869, on lit ceci « *Depuis la publication* \[le 30 avril\] *de notre chapitre : Ber­nadette après les Apparitions, on nous a raconté un fait...* » Ce fait, contenu dans le Mémoire Lacrampe, peut même n'avoir été que *raconté* en mai 1869 et, dans ce cas, la rédac­tion du Mémoire pourrait être très postérieure. Les Chapelains ne peuvent donc avoir utilisé pour leur *Petite Histoire* des Apparitions une source qu'ils ont con­nue au plus tôt six mois après avoir publié leur récit ([^180]). 189:101 Autre datation fantaisiste. « *En août 1868, Lasserre, recueillant avec l'ardeur que nous savons, la Protestation de Bernadette contre le récit de Sempé...* » ([^181]) C'était en octobre 1869 ! Mais de plus quelle est donc cette ardeur ? Le lecteur n'en sait rien, que par des allusions de ce genre, pleines de sous-entendus peu dignes d'un historien. \*\*\* Dans certains cas l'abbé Laurentin reconnaît aux dires de Bernadette une valeur prépondérante. Sa « *réponse péremptoire, dit-il, nous dispense d'insister* » ([^182]). Ou en­core : « *Bernadette a réagi vivement contre cette descrip­tion* » ([^183]). Ou bien il reproche au P. Cros de n'avoir pas signalé telle dénégation de la Voyante ([^184]). Mais dans beaucoup d'autres cas, surtout quand il s'agit de la Protestation, il discute les dépositions les plus précises de Sœur Marie-Bernard ; il s'arroge le droit de les *nuancer* ou de les limiter à sa guise, de les confronter avec les avis de tels ou tels témoins auxquels il donne sa préfé­rence parce qu'il cède visiblement aux influences des polé­miques du P. Sempé ([^185]). Ainsi la Protestation dément toute la légende de la prière du soir, le 11 février 1858. C'est même un des passages que Bernadette a « *entourés et notés de sa main* » sur le numéro des *Annales* qui lui fut présenté le 13 octobre 1869*,* à Nevers ([^186]). Mais l'abbé Laurentin tient à ces larmes ima­ginées pour donner du piquant à la *Petite Histoire.* Il dit *que cet* « *épisode... est attesté par une série de témoignages impressionnants* » ([^187]). Il cite celui d'un avocat de Dijon qui apprit le fait « PEUT-ÊTRE *de Bernadette elle-même* » ([^188]) et prit « SANS DOUTE *des notes sur place, d'où la qualité de l'information* » ([^189])*.* Quand ? « SANS DOUTE *avant le 28 juillet 1858* » ([^190]). 190:101 « Le soir, dit l'avocat, en priant et en récitant l'invoca­tion Ô Marie conçue sans péché, \[Bernadette\] ne pouvait s'empêcher de pleurer. » C'est le seul document qui parle de pleurs ce soir-là avant le « gonflement littéraire... évi­dent » ([^191]) du P. Sempé, dix ans après. Mais il en parle, et dès 1858. L'abbé Laurentin s'en autorise donc pour re­pousser la dénégation de Bernadette et pour soustraire la Petite Histoire à toute suspicion sur ce point. Il déclare que ce témoignage « *de grande valeur* » ([^192]) est « *d'une remarquable exactitude... d'un très grand poids... source de première valeur* » car il « *confirme le récit rédigé plus tard* (*1868*) *par Sempé* » ([^193]). Ce document unique aurait dû suffire pour montrer que l'histoire sortait des rails de la vérité. Et la suite l'aurait prouvé car, en 1878, Toinette Soubirous, seule survivante capable de témoigner sur cette fameuse prière, était telle­ment subjuguée comme tant d'autres par le puissant et autoritaire P. Sempé, que, pour le flatter, elle lui soutenait qu'en plus des pleurs, sa sœur avait eu, ce même soir, une « extase d'une demi-heure » constatée par les voi­sins ([^194]) Rien ne retient les témoins quand les limites de la légende ne sont plus balisées. Mais il y a pire : le lecteur de l'Histoire Authentique, invité, ici et ailleurs, à croire ce texte plus que Bernadette elle-même, pense naturellement qu'il fait confiance à un document DE 1858. En réalité les Documents Authentiques n'en relatent qu'une copie dite d'abord « *antérieure à 1878* »*,* puis « *très ancienne réalisée avant 1869* »*,* et enfin faite « *en 1868* (*ou un peu avant*) *à l'intention du P. Duboé* »*.* On ignore même si le copiste est fiable car le tout est écrit « *de plusieurs mains qu'il est impossible d'identifier* » ([^195]). La « *série de témoignages impressionnants* » annoncée au début, consiste pratiquement en cette seule copie puis­qu'en dehors d'elle il n'y a que des échos tardifs, vagues et réticents de la légende inspirée à Sempé par le « démon de l'édification » ([^196]). 191:101 Voilà à quoi l'on en vient pour justifier la *Petite His­toire !* Non ! Ni sainte Bernadette, ni l'histoire des Appa­ritions n'ont besoin de ces erreurs et de ces confusions pour porter leurs fruits parmi les pèlerins d'aujourd'hui ([^197]). L'humble Voyante avait droit au respect de sa dénéga­tion pure et simple exprimée dans sa Protestation. \*\*\* On a eu l'imprudence, dans la revue *Recherches sur Lourdes* ([^198])*,* de justifier l'Histoire authentique en allé­guant l'autorité des ouvrages de l'abbé Paulin Moniquet qui sont connus comme mensongers et que l'*Histoire authen­tique* elle-même qualifie d' « ouvrages de polémique » ([^199]) et de « pamphlets dirigés contre Lasserre... sans intérêt pour l'histoire des apparitions » ([^200]). Une telle allégation ne peut manquer de susciter un éclaircissement ou un démen­ti -- de l'abbé Laurentin adressé à *Recherches sur Lourdes* (par le canal, s'il le désire, d'une lettre de lui à *Itinéraires*). Défendre le « sérieux » de l'*Histoire authentique* en invo­quant des ouvrages rejetés par tout le monde et même par l'*Histoire authentique* cela constitue un épisode mineur sans doute, mais tristement significatif, parmi le fourmillement d'obstacles apportés à l'établissement et à la manifestation de la vérité. Notre-Dame de Lourdes triomphera de toutes les en­traves, comme elle l'a toujours fait depuis cent ans. Henri MASSAULT. 192:101 ### Notre Père (III) Nous avons commencé ces entretiens en nous de­mandant comment le Christ avait pu dire lui-même, pour lui, la prière qu'il enseignait à ses apôtres. Et cela fut facile jusqu'ici. Mais nous voici arri­vés à la cinquième demande : Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. Or Jésus n'a jamais offensé son Père. Il s'agit dans cette traduction de nos péchés. C'est le texte de saint Luc qui a prévalu : « *et remets-nous nos péchés, car nous-mêmes remettons à ceux qui nous doivent* »*.* Il est certain que pour nous pécheurs, il n'y a pas d'autre sens possible. Mais le texte de saint Matthieu est plus complet ; il contient les sept demandes alors que saint Luc n'en rapporte que cinq. Et saint Matthieu rédige ainsi la cinquième : « *Remets-nous nos dettes comme nous-mêmes avons remis à nos débiteurs.* » 193:101 Ce texte-là, Notre-Seigneur pouvait le dire lui-même, car pour lui les dettes ne sont pas des péchés. Quelles sont-elles donc ? Jésus devait à Dieu sa vie d'homme, qui lui permettait de nous transmettre l'Amour de son Père et de se sacrifier par amour. Il devait l'union mystérieuse de son âme d'homme au Verbe éternel. Car Notre-Seigneur avait une âme humaine qui a perçu, pensé et senti à notre mode. C'est elle que nous révérons dans le culte du Sacré-Cœur : « *Voici ce cœur qui a tant aimé les hommes.* » Ce cœur battait sous le commande­ment de l'âme, et cette âme si sainte remerciait Dieu de l'avoir unie à Lui d'une manière unique et éternelle, glorifiait le Seigneur de l'avoir créée pour un rôle si magnifique. Elle répétait donc dans sa prière : « *remets-nous nos dettes...* » ; car Jésus, de ce que son âme était unie à Dieu intimement, en gardait une humilité dont pour nous la profondeur est insondable ; l'humilité de Notre-Seigneur dépasse tout ce que peut imaginer la nôtre ; elle donne de l'effroi tellement nous sommes loin d'y pouvoir atteindre. Toute puissance lui était donnée dans le ciel et sur la terre, son humanité en était humiliée et il disait : « *Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur.* » D'ailleurs Jésus « remettait les dettes à ses débi­teurs ». La première de ses paroles sur la croix fut de dire : « *Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu'ils font.* » Puis donc que Jésus faisait véritablement cette de­mande qu'on lui remît ses dettes, nous pouvons voir jusqu'où s'étendent les nôtres, en dehors même du péché. Car le don de la vie qui nous a été fait est pour nous la chose la plus précieuse après la grâce, et la vie étant faite pour la grâce on peut dire que la vie est une première grâce. Le monde entier a une fin surnaturelle ; ses beautés sont là pour être rapportées à leur Créateur, elles sont là comme une aide pour nous rapprocher de lui. L'homme des anciens âges qui voyait chaque matin le soleil sortir, de la mer, se prenait, à adorer, il ne savait au juste quoi. Le livre de la Sagesse dit à ces anciens hommes : « *Si, entraînés par leur beauté* (*des créatures*) *il les ont considérées comme des dieux, qu'ils apprennent combien est plus beau leur dominateur, puis­que, source de la beauté, il les a créés tous.* » \*\*\* 194:101 Mais qui connaît Dieu ? Saint Denys l'Aréopagite commence ainsi sa Théologie Mystique : « Ô Trinité qui êtes au-dessus et plus que l'être, par-dessus et plus que la divinité, par-dessus et plus que la bonté, qui êtes la surintendante et la directrice de la divine sapience des chrétiens... » L'homme aux outils de pierre qui s'émer­veillait de voir chaque jour le soleil sortir de la mer était sans aucun doute plus instruit que celui qui s'enor­gueillit de savoir la place exacte du soleil à son lever suivant l'indice de réfraction de l'air, car il allait à l'essentiel qu'oublie le second. Nos dettes sont immenses et nous devrions dire « *benedicamus Domino* » à chaque cerise que nous cueillons, à chaque arbre qu'ont planté nos ancêtres. Or nous semblons ignorer toutes ces dettes, immenses par le nombre, l'étendue, la pérennité. Voilà comment Jésus a pu dire : remettez-nous nos dettes. Et saint Paul n'a-t-il pas dit : « *Soit que vous mangiez, soit que vous buviez, quoique vous fassiez, rendez grâce à Dieu.* » \*\*\* L'autre aspect de ces dettes n'est hélas que trop visible. Nos péchés auraient de quoi nous décourager. Mais leur fréquence et la facilité avec laquelle nous y retombons nous font comprendre qu'il est impossible à l'homme de sortir par lui-même du péché. L'interven­tion divine est nécessaire. Et les conséquences du péché continuent jusqu'à la fin des temps. Le mensonge d'un Crétois de l'antiquité peut être encore cru pour un document valable. Que dire des troubles familiaux qu'amènent les passions ! Les générations de l'avenir en dépendent et en portent le poids. L'aptitude à cer­tains péchés se transmet. Les enfants d'alcooliques ont à lutter contre des tares bien visibles. 195:101 Saint Matthieu puise dans l'ancienne loi de quoi nous faire admirer la nouvelle : conscient de l'abîme de péché où s'est débat­tue l'humanité, il choisit dans la généalogie de Notre-Seigneur les grands péchés qui ont marqué l'ascendance du Christ et dont celui-ci donne le moyen de guérir : « *Juda engendra de Thamar, Pharès et Zaram... Booz engendra de Ruth l'étrangère... David engendra Salo­mon de celle qui fut la femme d'Uri...* » Car l'homme ne peut pas davantage effacer les conséquences de son péché qu'une pierre qui roule sur la pente d'une mon­tagne ne peut d'elle-même reprendre sa place au som­met. Jusqu'à la fin des temps elle arrêtera le ruisseau au fond de la vallée et détournera le sentier. L'importance du plus petit péché échappe aux prévisions du pécheur. Il a donné un mauvais exemple qui ne sera pas sans influence et qui sait si ce n'est pas jusqu'à la fin des temps ? Dieu pardonne très facilement, il suffit d'avouer et de se repentir. Mais nous ne sommes pas quittes des conséquences. Nous les subirons en ce monde ou dans l'autre. \*\*\* Et c'est pourquoi il est si important de pardonner aux autres leurs péchés envers nous. Car nous avons besoin du même pardon, et si nous gardons rancune, aigreur, sévérité de jugement (alors que nous ne devons point juger) voilà les conséquences du péché d'autrui installées en nous et en tous ceux à qui nous le ferions connaître, ou dont nous aurions influencé le jugement ; et cela pour jusqu'à la fin des temps. Si au contraire nous pardonnons de bon cœur, les conséquences du péché d'autrui se trouvent arrêtées complètement et définitivement. On voit quelle est l'importance univer­selle du comportement d'un pauvre petit homme incon­nu répétant avec le Christ Pardonnez-leur, ils ne savent pas ce qu'ils font. Et Dieu qui ne s'embrouille nullement dans cet immense entrecroisement de causes et de conséquences, qui n'oublie rien, nous présentera un tableau très étonnant pour nous. Pauvres sots, faisons tout de suite pénitence ou « *nous périrons tous* »*.* Dieu lui-même l'a dit. \*\*\* 196:101 Nous voici arrivés à la sixième demande ; en un point étrange où apparaît encore en son fond le grand mys­tère de l'Incarnation. Jésus a donc dit lui aussi : ne nous induisez pas en tentation, ou, comme l'interprète justement l'Église : ne nous laissez pas succomber à la tentation. Nous disons que cette interprétation est juste ; elle est faite par rapport à nous. Il était impossible que Jésus succombât à quelque tentation que ce fût, mais étant homme et inconnu de Satan en son être profond, il devait être tenté, et pouvait demander de n'être pas induit en tentation. Car il l'a été. L'Église nous le rappelle au premier dimanche de Carême dans la lecture de l'Évangile, et elle nous fait chanter tout le psaume 90 (qui se chante à complies le dimanche). Aux trois derniers versets, c'est Dieu lui-même qui parle pour dire : « Parce qu'il a espéré en moi je le délivrerai... je suis avec lui dans la tribulation, je l'en retirerai et je le glorifierai... » Dieu ne peut tenter qu'en vue du bien et ne laisse tenter par Satan qu'en vue du bien, comme le rapporte l'histoire de Job. Nous ne sommes jamais tentés au-delà de nos forces que nous tenons de la grâce de Dieu. Saint Paul demandait à être délivré d'une tentation habituelle (ou d'une affliction démoniaque) et Dieu répondit : « *Ma grâce le suffit.* » Mais nous présumons généralement trop de nos forces. La présomption est la cause de la plupart des chutes de ceux qui se croient « comme il faut ». Le contentement de soi est la plus facile entrée pour le démon. Jésus a donc été tenté, et l'épître aux Hébreux nous dit : « *Nous avons un Pontife qui peut compatir à nos infirmités, ayant été lui-même tenté et éprouvé en toutes choses* » (IV, 15). 197:101 Pourquoi Jésus qui combattait sans difficulté les ten­tations désirait-il en être délivré ? A cause de l'horreur qu'il avait du péché et de la souffrance que le péché lui causait. Dieu veuille nous faire participer à cette souffrance ! Il y a dans l'Évangile au moins une trace de la douleur constante de Jésus qui, en dehors de la Vierge sa Mère, ne pouvait connaître que des pécheurs. Saint Joseph sans doute était juste dès son mariage ; l'Écriture le dit, mais c'était une justice acquise avec le temps. Lorsque le père du lunatique amène son fils pour que Jésus le guérisse, Jésus s'écrie « *Ö génération incré­dule et pervertie ! Jusqu'à quand serai-je près de vous et vous supporterai-je ! Amène ici ton fils !* » Ce père affligé, quelques instants après, va dire à Jésus : « *Si tu peux quelque chose, viens à notre aide par pitié pour nous.* » Jésus avait bien pénétré son scepticisme et ses péchés aussi. Jésus savait « *ce qu'il y a dans le cœur de l'homme* »*.* Au milieu d'une foule il voyait le triste état des âmes. Le Verbe éternel profitait de s'être donné un corps et une âme d'homme pour souffrir à la place des hommes et pour eux. Pouvait-il avoir plus grande souffrance que de vivre au sein d'une quotidienne offense à Dieu ? Cette peine commença très tôt : comment croire que les bergers de Bethléem aient été tous des justes ? Nous avons dans la vie des saints beaucoup d'allusions à ce qu'ils appellent « l'odeur du péché » et qui les incom­modait fort. Dans les propos du P. Lamy, l'ancien curé de la Courneuve, qui ont été recueillis par son ami le comte Biver, on trouve ceci : « Quelquefois, quand Notre-Seigneur envoie sa lu­mière, on voit clair dans une âme comme dans son bréviaire, quand on y lit. On y lit de même. Quelquefois une âme est tellement à Dieu que c'est visible comme pour le fer et le bois : ça, c'est du fer ; ça, c'est du bois. Il n'y a pas d'erreur possible. Quelquefois, Notre-Seigneur n'envoie pas sa lumière ; alors, c'est le brouillard. Il a ses raisons pour l'envoyer ou ne pas l'envoyer. De voir les âmes, c'est un don qui je ne vous souhaite pas. 198:101 Rien n'est plus lourd que ce don-là. Et pas toujours heureusement. Ô mes enfants ! Quelquefois, j'ai eu des tristesses à en mourir ! Quand je vois des âmes, à qui je souhaite tout le bien qu'on peut, des âmes qui m'apparaissent comme des bâtons desséchés ! Je me dis, de certains : « Ils sont entrés dans la maison de Dieu ; ils en sont sortis ; qu'est-ce qu'ils ont « emporté » ? Com­bien de fois j'ai demandé à la Très Sainte Vierge de ne pas le voir, de ne pas le constater ! « Pour l'odeur du péché, je ne sais si tous les prêtres sont comme moi. Les femmes peuvent se mettre les meil­leurs parfums et les plus forts, je le sens malgré cela. C'est une odeur qui se sent intérieurement. La semaine dernière, il est venu ici une femme très élégante que je ne connaissais pas. Elle m'apportait de l'argent pour Notre-Dame-des-Bois. Bien que je fusse sensible au ges­te qui l'amenait, elle sentait si fort le péché que sa présence m'avait été pénible. Elle est revenue, et j'ai été délivré physiquement quand elle est partie. Cette mauvaise odeur m'a incommodé longtemps : j'en ai été bougon toute la journée. » Jésus avait toujours la lumière qui éclaire le fond des âmes ; quand Satan s'approchait de lui sous une forme ou une autre, quelle devait être l'horreur et la souffrance du nouvel Adam ! Aujourd'hui, de l'éternité bienheu­reuse il voit de même le fond de nos âmes ; rien ne lui est caché. Quelle douleur, pour nous cette fois, de répon­dre si mal aux grâces de salut que Jésus ne cesse de nous offrir ! \*\*\* La septième demande : *Délivrez-nous du mal*, semble à première vue un résumé de toutes les autres. Elle les résume en effet mais elle y ajoute aussi. Le Concile de Trente dit : « Dans la sixième demande nous sollicitons la grâce d'éviter la faute et dans celle-ci nous prions Dieu de nous délivrer de la peine. » 199:101 Il est à remarquer que Jésus ne nous fait pas demander le savoir, la sagesse, ou la santé, la force, une bonne épouse, la richesse ou les honneurs, mais seulement des biens spirituels, et ce qui est chaque jour nécessaire à la vie. Le mal de la septième demande n'est plus la faute que la sixième nous propose d'éviter, mais la peine due au péché et aussi toutes ces conditions mystérieuses de la vie sur la terre, antérieures même à la création de l'homme et la faute d'Adam. Les litanies majeures les résument : « *de la foudre et des tempêtes, des tremblements de terre, de la peste, de la faim et de la guerre, de la mort subite, délivrez-nous Seigneur !* » Jésus a donc fait cette prière pour lui-même, car il a souffert du chaud et du froid, des longues marches et d'une présence excessive des foules. Comme il passait souvent la nuit en prière, il semble avoir supporté plus mal que les apôtres les courses apostoliques. Il est fati­gué, il s'assoit près du puits pendant que les apôtres vont acheter de la nourriture. De prime abord il est étrange que les pèlerins d'Em­maüs ne l'aient pas reconnu. Mais ils avaient vu un homme cuit par le soleil, les traits creusés par la fatigue et pour finir un supplicié battu de verges, le visage tumé­fié par les claques et les coups. Ils retrouvent un corps glorieux, à l'âge parfait, les traits détendus, en pleine santé. Êtes-vous bien sûrs de reconnaître l'ouvrier en bleu de travail et orné d'huile et de cambouis, si vous le rencontrez endimanché ? La vie sur la terre est une épreuve. Le Verbe éternel s'est incarné pour la subir comme nous, nous montrant qu'elle est un mystère préparé de longue main comme lieu temporel de la vie surnaturelle. Il faut beaucoup de naïveté pour croire que la science supprime le mys­tère des choses naturelles : je pense qu'elle en accroît la profondeur. La physique des quatre éléments, la terre, Peau, l'air et le feu était moins mystérieuse que celle de l'atome, l'astronomie statique de Ptolémée l'était moins que celle d'un monde en expansion, et la science ouvre à chaque instant des abîmes pour la pensée. Il n'est d'assuré que ce que nous tenons de la foi. 200:101 Saint Augustin disait qu'en demandant d'être libérés du mal, nous demandions la gloire de la béatitude éter­nelle. Quant au mot *amen* qui termine la prière, il n'est pas, à la sainte messe, dit par les fidèles comme à la fin de toutes les oraisons, mais par le prêtre lui-même, et il en reçoit une sorte de bénédiction particulière, : car, dit le Concile de Trente : « dans toutes les autres prières ce mot exprime seulement un assentiment ou un désir, tandis qu'ici, il veut dire que Dieu exauce les prières de ceux qui prient... ». Saint Paul autorisé ce sens en disant aux Corinthiens : (2 Cor. 1, 20) « *Toutes promesses de Dieu ont en Jésus leur vérité, et c'est, par Lui aussi que nous disons* AMEN *à Dieu, pour la gloire de notre minis­tère.* » Pour nous, réjouissons-nous à la pensée que Jésus a dit pour lui-même le « Notre Père » tel qu'il nous l'a enseigné et notre prière sera meilleure de la dire comme Jésus l'a pensée pour lui-même. D. MINIMUS. 201:101 ### Michel de Saint Pierre répond à quatre questions Voici le texte inédit des réponses de Michel de Saint Pierre aux différentes ques­tions posées par un éminent religieux espa­gnol qui se déclare en désaccord avec *Les Nouveaux Prêtres* et avec *Sainte Colère.* *Première question :* On parle beaucoup de grandes dif­férences entre le clergé progressiste et le clergé intégriste de la région de Paris. *Réponse :* Ce problème n'est point particulier à la région de Paris. En France, il est général. D'ailleurs, le problème dont il est question est mal posé. En effet, ce sont les marxistes qui utilisent le plus volontiers, et dans le sens le plus perfide, le mot « intégrisme », lequel ne représente en fait qu'une certaine attitude devant *la vérité.* Alors que *le progressisme est une erreur condamnée.* Les progressistes que je connais en France prêtres, et laïques sont fortement teintés de modernisme et de naturalisme. Consciemment ou inconsciemment, ils cherchent à « désacraliser » l'Église. Ils s'attaquent, dans le sacerdoce, au Mystère et au Sacré. Sur le plan de la pastorale, ils professent cette erreur que seuls le règne du peuple et la révolution prolétarienne vers une société sans classes peuvent amener sur terre les conditions nécessaires à l'épa­nouissement de la parole évangélique. 202:101 D'où leur engagement temporel et leurs options politiques -- qui les amènent, en de nombreux domaines, à rejoindre les marxistes, à faire « un bout de chemin avec eux », à les aider dans leur combat vers la dictature du prolétariat. Les progressistes, prêtres et laïques, affirment volontiers (j'ai là-dessus autant de documents que vous voudrez) que le royaume de Dieu est de ce monde et que la Bonne Nouvelle ne sera pas annoncée sur la terre, tant que l'injustice sociale y règnera. Ils négligent ainsi et rejettent la parole du Maître, l'enseignement de N.-S. Jésus-Christ, qui disait « Il y aura toujours des pauvres parmi vous » et qui disait aussi. « Mon Royaume n'est pas de ce monde. » Enfin, tout cela conduit inévitablement, inexorablement les progressistes à devenir, pour les marxistes expérimentés, comme des fruits à cueillir, tout mûrs, sur la branche. Et les communistes-marxistes n'y manquent pas. On peut lire dans les journaux soviétiques cette affirmation parfaitement exacte que le progressisme chrétien est l'un des plus vastes et meilleurs viviers du communisme international. En face du progressisme, nous autres qui ne sommes ni « intégristes » ni « conservateurs » nous autres catho­liques romains qui avons totalement adopté les textes conciliaires, après les avoir lus avec la plus vigilante atten­tion nous qui sommes pleins d'amour pour l'Église et pleins d'admiration pour sa marche en avant nous affir­mons les principes du droit naturel, de la doctrine sociale de l'Église et de l'enseignement des Papes. Nous exigeons que les actes promulgués du Concile, signés par le Successeur de Pierre, soient suivis dans leur esprit par l'Église tout entière, prêtres et laïques. Et nous citons volontiers ces paroles du Pape Paul VI (mai 1965) qui nous mettaient en garde contre le commu­nisme-marxiste, négateur et persécuteur de la foi, que le Saint-Père lui-même nous montrait « veste saepe numero tectus progressionis », souvent revêtu du vêtement du progrès. Nous rappelons enfin, humblement mais fermement, à nos pasteurs égarés, devenus partisans, que le mouvement « Pax » n'est pas mort et que les loups couverts de la peau de brebis rôdent encore, et plus que jamais, autour de la bergerie catholique. \*\*\* 203:101 En ce qui concerne le diocèse de Paris, et singulièrement dans la banlieue, les effets du progressisme, du modernis­me, du naturalisme sont plus nocifs que jamais. Le mal n'est pas encore général ; il est déjà profond et étendu. Les « extravagances liturgiques », comme le remarquait récemment notre archevêque, y pullulent en même temps que les aberrations pastorales. Par la faute des aumôniers, d'autre part, on y voit les mouvements de jeunesse (Jeu­nesse Étudiante Chrétienne, par exemple) signer des mani­festes en collaboration avec les communistes ; on y voit les élèves des Facultés Catholiques de Paris s'enrôler, sur le conseil de leurs propres aumôniers, dans l'U.N.E.F. (Union Nationale des Étudiants de France), dont chacun sait aujourd'hui qu'elle est officiellement inscrite à l'U.I.E. (organisation internationale d'étudiants, de stricte obé­dience communiste). Et moi qui parle, moi, Michel de Saint Pierre, père de cinq enfants élevés chrétiennement, j'ai dû soustraire l'un de mes enfants à l'influence subversive progresso-marxiste d'un religieux de mon diocèse. Sur ce point je pourrais être intarissable. Je me contenterai d'une simple remarque, assez effrayante, en guise de conclusion : jamais les prêtres n'ont défroqué en aussi grand nombre que de nos jours, dans cette région parisienne que j'habite depuis vingt ans. \*\*\* *Deuxième question :* Comment le clergé parisien a-t-il accueilli les décisions conciliaires sur la liturgie ? *Réponse :* Je pense que le clergé parisien, pour une part non négligeable, spécialement en banlieue, de même que d'autres clergés en France, n'a pas saisi le sens des déci­sions conciliaires sur la liturgie. Dans bien des cas, un « paupérisme » effrayant, un goût vertigineux de la nudité, a conduit nos prêtres à simplifier d'une manière presque caricaturale le décor de la liturgie -- parfois même, à violer la liturgie elle-même. Je pense que dans un nombre de cas qu'il est difficile de chiffrer, les prêtres sont devenus, à notre profonde stupeur, des pilleurs d'église et des briseurs de retable, des casseurs d'autel. Sous prétexte de religion populaire, on voudrait dire sa messe dans un calice en plexiglas, sur une table de cuisine. 204:101 D'autre part, je pourrais citer bien des paroisses où le latin est littéralement proscrit, presque maudit, cependant que le chant grégorien (sans même parler de la polyphonie) connaît le même sort. Les espaces de silence nécessaires à la méditation du chrétien, durant le Saint-Sacrifice, ont été trop souvent envahis par d'insupportables bavardages au micro. Et nous disons, nous qui avons lu et relu la Constitution Conciliaire sur la Liturgie : tout cela n'a rien à voir avec l'esprit du Concile, ni avec les textes signés par le Successeur de Pierre. Mais dans ces conditions, ou bien ceux de nos prêtres qui sont coupables de tels abus n'ont même pas lu le texte du Concile -- ou bien, délibérément, ils le violent. Dans les deux cas, la chose est pour nous inadmissible -- et nous dénonçons de telles erreurs, qui nous semblent fort graves, sans nous lasser. En outre, nous voyons mal comment on continuerait de nous infliger certains passages des nouveaux textes fran­çais, et notamment du Credo, tel que nous sommes invités à le prononcer à la messe avec le prêtre : Pour ne prendre qu'un exemple, le Fils y est défini comme « de même nature que le Père », alors que la théologie enseigne qu'Il lui est *consubstantiel.* Les deux termes n'ayant absolument pas la même signification -- le constater relève d'une formation philosophique élémentaire -- nous n'acceptons pas qu'une *consubstantialité* se transforme d'un petit coup de baguette, en simple *connaturalité.* Et nous autres laïques, catholiques romains, invités par le Concile au témoi­gnage clair et sans peur, nous demandons avec le philo­sophe catholique Gilson que l'on veuille bien ne pas « ava­chir » la pensée théologique, sous prétexte de la simplifier. Fort heureusement, nos protestations auxquelles se sont jointes celles de supérieurs majeurs, de religieux émi­nents, de théologiens avertis portent déjà leurs fruits. Notre effort se poursuivant, nous pouvons espérer que l'on corrigera (voir sur ce point l'article récent du R.P. Riquet dans « Le Figaro ») les erreurs flagrantes de certains textes nouveaux, que l'on continuera d'honorer le latin et le chant grégorien que les trésors de nos églises seront respectés et que l'excellent mouvement de réforme litur­gique annoncé par l'Église ne sortira pas des limites très précises que lui imposent les textes du Concile. 205:101 *Troisième question :* Quelles vertus jugez-vous tout à fait indispensables aux séminaristes ? *Réponse :* Il est affirmé dans l'Évangile que l'arbre se juge à ses fruits. Nous avons toujours pensé et person­nellement, je l'ai dit et redit que les fantaisies liturgiques, les aberrations pastorales, les options politiques et les actes partisans de ceux que j'ai appelés les nouveaux prêtres, ne sont pas imputables aux malheureux clercs qui les commettent. Nous respectons ces prêtres égarés. Nous les aimons. Et nous disons avec un certain nombre d'évêques de France, et avec l'appui de la Sacrée Congré­gation romaine compétente que les seuls vrais respon­sables sont les séminaires. Je sais que le problème n'est pas spécial à la France. Mais je parle de ce que je connais le mieux. Je me permets d'affirmer, en même temps que de nombreux clercs et de nombreux laïques, qu'une *réforme urgente et profonde s'impose aujourd'hui dans nos séminaires français.* Cette réforme, si j'en crois les théologiens et les prélats éminents de qui j'ai pu recueillir les suggestions, devra porter sur un certain nombre de points dont la liste n'est certes pas limitative : -- Approfondissement de la doctrine ; -- Enseignement très poussé, touchant le droit naturel, la doctrine sociale de l'Église et l'enseignement des Papes (sur lequel la majorité de nos nouveaux prêtres sont d'une ignorance absolument ahurissante) ; -- Étude objective de tous les courants de pensée contemporains, y compris le courant nationaliste, sans que les instructeurs aient le droit de prendre la moindre posi­tion politique à l'égard de leurs élèves ; -- Connaissance approfondie non seulement du marxis­me théorique (sur lequel on insiste à peu près exclusive­ment), mais encore des buts définitifs, avoués, du régime communiste soviétique et surtout, des méthodes dialec­tiques et des tactiques de l'Agit-Prop. En prenant des exemples, tel que le monde actuel les propose celui de l'affaire Pax, pour n'en citer qu'un seul ; -- Développement de la culture du futur prêtre, en particulier dans le domaine de l'art, et surtout de l'art religieux. En cette matière, il y a *tout à faire,* puisque l'on n'a rien fait jusqu'ici. Nous constatons chaque jour que dans le domaine de l'art et du goût trop de nos jeunes prêtres sont absolument incultes, incultes jusqu'à la barbarie... 206:101 -- Formation à l'obéissance, au même degré qu'à l'initiative : les deux qualités concourant à faire un bon prêtre. Pour compléter ce tableau, évidemment incomplet et provisoire, nous voudrions que l'on pliât nos futurs prêtres à cette nécessité d'être tout ensemble *présents* et *séparés*. *Présents au monde,* selon l'enseignement de nos Papes depuis cent ans -- sans oublier, bien entendu, les lumières du Schéma XIII, promulgué par Vatican II. Théorique­ment, nos séminaristes devront être instruits, d'une manière aussi approfondie que possible, des problèmes économiques et sociaux (dont, pour l'instant, ils ne connaissent presque rien). Et pratiquement, il serait nécessaire de leur imposer un certain temps de ministère sacerdotal effectif, dans une paroisse, avant leur ordination. *Séparés du monde :* comme le Christ lui-même l'était. Conscients de l'éminence sans égale de leur état sacerdotal -- des immenses grâces qu'ils en reçoivent -- et des respon­sabilités si lourdes qu'ils doivent assumer. Dans l'un de ses discours, le Saint-Père rappelait aux prêtres du monde entier la nécessité d'une formation spi­rituelle sans cesse renouvelée, en prescrivant de prendre le temps de puiser chaque jour dans l'enseignement de l'Église -- et de méditer -- quelles que soient par ailleurs les exigences pratiques de leur sacerdoce. Un prêtre moder­ne doit éviter, plus encore qu'autrefois, de vivre son minis­tère d'une manière trop « activiste ». A tout moment, il doit prendre conscience de sa dignité de prêtre à tout moment, ses interlocuteurs doivent savoir qu'ils ont en face d'eux un homme qui s'est donné à Dieu. Et ceci vaut davantage encore -- s'il était possible -- *pour les prêtres que l'on vient de mettre au travail.* \*\*\* *Quatrième question :* Qu'est-ce que vous pensez du roman *Les Nouveaux Prêtres,* de Michel de Saint Pierre ? *Réponse :* Je ne m'attendais certes pas à ce que la question me fût posée à moi-même. 207:101 Ce que je pense de mon propre livre n'a pas d'importance. Mais ce qui peut en avoir, c'est mon affirmation répétée que le témoignage des « Nouveaux Prêtres » est demeuré très en deçà, très en dessous de la vérité. On m'a reproché d'avoir recours à la fiction romanes­que. Pour répondre à ce grief, j'ai tenu à publier un essai, « *Sainte Colère* »*,* qui vient de paraître en plusieurs lan­gues -- dont la langue espagnole -- ce nouvel ouvrage pouvant se définir comme un journal de bord dans la tempête et comme une profession de foi. On y trouvera toutes références et tous documents nécessaires pour justi­fier ce que j'affirme. Mais, répétons-le, je suis loin, je suis très loin d'avoir tout dit. \*\*\* Reste la question d'opportunité. Avais-je le devoir ou même le droit, de publier « *Les Nouveaux Prêtres* »*,* de publier « *Sainte Colère* » ? Quelques-unes des innombrables lettres que j'ai reçues pré­tendent que de ma part, le silence eût été plus charitable qu'en adressant au public mes témoignages, en lançant la bouteille à la mer, j'ai fait plus de mal que de bien : jetant le trouble dans les esprits, et semant la discorde. A ce genre de reproches, sainte Catherine de Sienne a répondu pour nous tous depuis longtemps, elle qui ne craignait pas d'écrire à un grand prélat de son temps : « Ah ! assez de silence ! Criez avec cent mille langues Je vois qu'à force de silence, le monde est pourri... » Quant à mon vieux maître Léon Bloy, il résout le pro­blème en quelques phrases inoubliables, et que nous ne laisserons pas oublier : « Je n'ai pas qualité pour juger, dit-on, ni pour punir. Dois-je inférer de ce bas sophisme, dont je connais la per­fidie, que je n'ai pas même qualité pour voir, et qu'il m'est interdit de lever le bras sur cet incendiaire qui, plein de confiance en ma fraternelle inertie, va, sous mes yeux, allumer la mine qui détruira toute une cité ? » « Que penseriez-vous de la charité d'un homme qui laisserait empoisonner ses frères, de peur de ruiner, en les avertissant, la considération de l'empoisonneur ? » « Il est trop facile d'émasculer les âmes en ne leur enseignant que le précepte de chérir ses frères, au mépris de tous les autres préceptes qu'on leur cacherait. On obtient de la sorte, une religion mollasse et poisseuse, plus redoutable par ses effets que le nihilisme même. » 208:101 « Qui donc parlera pour les muets, pour les opprimés et les faibles, si ceux-là se taisent, qui furent investis de la Parole ? » Puis Léon Bloy concluait par cette affirmation personnelle que je fais mienne, totalement : Je ne veux pas de cette couronne de charbons ardents sur ma tête, et depuis longtemps déjà, j'ai pris mon parti. » Mais Jean-Baptiste Marie Vianney, Curé d'Ars, avait lui-même une opinion précise, rigoureuse, inexorable sur le devoir de témoigner. Il vivait dans un temps plus cynique, plus sceptique, plus désespéré que, n'est, le nôtre, et plus matérialiste encore. Il savait tout de la misère, et de la mi­séricorde. Et le message dont il rêvait, il l'a défini avec sa vigueur habituelle, osant appeler l'erreur par son nom et la prendre à la gorge, lui qui n'éprouvait pas le besoin d'utiliser nos logomachies actuelles, nos patois d'apostolat technique et de pastorale spécialisée. Écoutez donc le Curé d'Ars, lors­qu'il « profère » la vérité ([^201]) : « Pour unir, il faut bien s'y prendre. Il ne faut pas avoir la fausse charité. Il faut dire la vérité sans acception de personne. Il y a un tas de mensonges, un tas d'horreurs qu'il faut balayer ; sans faire attention à ceux qui se mettent devant. Il faut combattre l'erreur, même, chez les chrétiens, car ils ont moins de droit que les autres, si c'est possible, à la professer. Aimez vos adversaires. Priez, pour eux. Mais ne leur faites pas de compliments. Pouah ! Ne cherchez pas à plaire à tout, le monde. Ne cherchez pas à plaire à quelques-uns. Cherchez à plaire à Dieu, aux Anges, aux Saints. Voilà votre public... Ceux qui vous accuseront de manquer de charité vous rendront justice intérieurement et finiront par vous rendre justice publiquement... C'est l'erreur qui est l'obstacle à l'union. Il n'y a pas d'union possible entre l'erreur et la vérité. « La Vérité, ô mon Dieu, qu'elle est inépuisable ! Elle est plus ardente que ce beau feu, mon ami. » Michel de SAINT PIERRE. 209:101 ## NOTES CRITIQUES ### Mysterium fidei *Dans Rivarol du 6 janvier 1966, Édith Delamare, parlant de l'encyclique MYSTERIUM FIDEI et des théologiens qui voudraient substi­tuer à la* « *transsubstantiation* » *la* « *transfinalisation* » *ou la* « *transsignificatïon* »*, cite trois lignes lumineuses de Bossuet, dont elle donne la référence :* « *Histoire des variations des églises protestantes* »*, T. 1, livre 3, chapitre 16.* *Je possède ce livre peu répandu, que j'ai acheté il y a quelques années dans l'édition Desprez de 1752.* *Les trois lignes citées par Édith Delamare terminent le chapitre 16, qui mérite d'être reproduit tout entier.* *Le voici :* Il sera maintenant aisé d'entendre d'où vient que les Dé­fenseurs du sens littéral, Catholiques et Luthériens, se sont tant servis des mots de vrai Corps, de Corps réel, de substance, de propre substance, et des autres de cette nature. Ils se sont servis des mots de *réel* et de *vrai* pour faire en­tendre que l'Eucharistie n'était pas un simple signe du Corps et du Sang, mais la chose même. C'est encore ce qui leur a fait employer le mot de substance et si nous allons à la source, nous trouverons que la même rai­son qui a introduit ce mot dans le mystère de la Trinité l'a aussi rendu nécessaire dans le mystère de l'Eucharistie. Avant que les subtilités des hérétiques eussent embrouillé le sens véritable de cette parole de Notre-Seigneur : *Nous som­mes moi et mon Père une même chose,* on croyait suffisamment expliquer l'unité parfaite du Père et du Fils par cette expres­sion de l'Écriture, sans qu'il fût nécessaire de dire toujours qu'ils étaient un en substance ; mais depuis que les hérétiques ont voulu persuader aux fidèles que cette unité du Père et du Fils n'était qu'une unité de concorde, de pensée et d'affection, On a cru qu'il fallait bannir ces pernicieuses équivoques en établissant la consubstantialité, c'est-à-dire l'unité de substance. Ce terme qui n'était point dans l'Écriture, fut jugé néces­saire pour la bien entendre, et pour éloigner les dangereuses interprétations de ceux qui altéraient la simplicité de la Pa­role de Dieu. 210:101 Ce n'est pas qu'en ajoutant ces expressions à l'Écriture, on prétende qu'elle s'explique sur ce mystère d'une manière ambiguë ou enveloppée, mais c'est qu'il faut résister par ces pa­roles expresses aux mauvaises interprétations des hérétiques, et conserver à l'Écriture ce sens naturel et primitif, qui frap­perait d'abord les esprits, si les idées n'étaient point brouillées par la prévention, au par de fausses subtilités. Il est aisé d'appliquer ceci à la matière de l'Eucharistie. Si on eût conservé sans raffinement l'intelligence droite et natu­relle de ces paroles : Ceci *est* mon Corps, Ceci *est* mon Sang, nous eussions cru suffisamment expliquer une présence réelle de Jésus-Christ dans l'Eucharistie, en disant que ce qu'il y donne est son Corps et son Sang ; mais depuis qu'on a voulu dire que Jésus-Christ n'y était présent qu'en figure, ou par son esprit, ou par sa vertu, ou par la Foi, alors, pour ôter toute ambiguïté, on a cru qu'il fallait dire que le Corps de Notre-Seigneur nous était donné en sa propre et véritable substance, ou, ce qui est la même chose, qu'il était réellement et substan­tiellement présent. Voilà ce qui a fait naître le terme de Transsubstantiation, aussi naturel pour exprimer un changement de substance, que celui de Consubstantiel, pour exprimer une unité de substance. On ne se lasse pas de Bossuet. Citant ce chapitre, j'ai fort envie d'en citer d'autres où nous re­trouvons toutes les querelles contemporaines (Ce qui fait que l'HISTOIRE DES VARIATIONS est de la plus parfaite actualité.) Mais il est plus simple de renvoyer à la source. Lisez ce vieux livre. Il vous fera comprendre bien des choses d'aujourd'hui, d'hier et de demain. Louis SALLERON. ============== 211:101 ### Bibliographie #### Edmond Robert : Destin de la France (Librairie du Carmel) Précieux petit livre, utile re­cueil de textes ; utile en particulier pour ceux qui poursui­vent le dessein de se réinsérer dans les vraies traditions de la France ; (et il est à souhai­ter que nous soyons de ceux-là). Les textes rassemblés ici ne sont pas seulement éclai­rants sur le passé ; ils mani­festent encore un dessein de Dieu qui reste toujours actuel sur notre patrie baptisée ; par là ils doivent éclairer notre action. Formulaire du sacre des rois, paroles de sainte Jeanne d'Arc, vœu de Louis XIII, message du Sacré-Cœur à sainte Marguerite Marie en 1689 (un siècle, année pour année, avant la grande Révo­lution), testament de Louis XVI prisonnier : tous ces docu­ments de premier ordre mani­festent à ne pouvoir s'y mé­prendre ce que le Seigneur at­tend de la France. La conclu­sion se dégage d'elle-même : que la France se convertisse et, comme le disait saint Pie X, qu'elle porte le nom divin de­vant tous les peuples et tous les rois de la terre. Saint Pie X s'exprimait ain­si le 29 novembre 1911, dans une exhortation d'allure pro­phétique : « Le peuple qui a fait alliance avec Dieu aux fonts baptismaux de Reims se repentira et retournera à sa première vocation... (ce) jour viendra et nous espérons qu'il n'est pas très éloigné... » En voyant comment évolue notre pays depuis un demi-siècle et comment il se gâte et propage son mal, on peut se demander quelle est exactement la portée des paroles du saint Pontife ? Sous quel mode doivent-elles trouver une réalisation ? Et même doivent-elles infailliblement se réaliser et d'une ma­nière inconditionnelle ? Pour ma part je fais mienne la conclusion de l'auteur qui « pa­raît de pur bon sens : Dieu est toujours prêt à déverser sur la France et par elle sur le monde un déluge de grâces. Mais la nation est-elle prête à abjurer ses erreurs, à reconnaî­tre publiquement les droits de Dieu sur elle ? » (page 62). En d'autres termes la prophétie de saint Pie X ne peut pas s'ac­complir en dehors de certai­nes conditions. Et il est de première importance de cher­cher à les réaliser. D'autant qu'un certain attachement fiévreux aux paroles de saint Pie X risque de dé­velopper une attente anxieuse qui en définitive n'engage pas grand chose au détri­ment d'un effort réaliste pour refaire chrétienne la France dans le secteur limité qui est le nôtre. Il ne me paraît pas indispensable d'attendre un accomplis­sement littéral et inconditionnel de la promesse de saint Pie X. Mais il me paraît né­cessaire de travailler chrétien­nement à refaire le tissu social de notre pays. Vous me direz peut-être que c'est quasi-im­possible. Il suffit de le tenter pour avoir contre soi la pres­sion de la mentalité ambiante, de l'opinion, des habitudes gé­nérales et même de la législa­tion. C'est sans doute vrai. Mais la tâche n'est pas rendue irréalisable pour autant, sim­plement elle est réduite à être modeste. Aujourd'hui, en France, ce qui demeure à peu près libre, ce qui refuse de passer sous le joug d'un étatisme socialisant et laïcisateur, ou d'adopter les usages du progressisme, ne peut être que modeste. Pour demeurer libre aujourd'hui on doit, à de rares exceptions près se contenter de réalisa­tions, très petites. C'est quand, même mieux que le néant ou des gémissements aussi légitimes qu'ils sont inefficaces. Aus­si donc il importe de travail­ler à refaire un tissu social chrétien. On n'y parviendra que sur un point limité. Qu'im­porte puisque dans cette mesu­re on aura travaillé au règne de Jésus-Christ sur le temporel. 212:101 Faut-il donner des exem­ples ? Ils feront peut-être sou­rire tellement ils sont menus. Ils ont en tout cas le mérite d'exister. Plutôt que de se lamenter toujours sur les ma­nuels scolaires informes et dé­formants qui sont imposés jus­que dans les écoles libres, telle congrégation enseignante qui ne compte pourtant que sept ou huit maisons a fait impri­mer pour les petites classes un livre de René Bazin comme manuel de lecture ainsi qu'un recueil de poésies vraiment formateur. Ainsi les élèves dis­posent au moins de deux li­vres d'étude dignes de Fran­çaises et de Chrétiennes. Les mêmes enseignantes n'ont pas hésité à donner comme livre de doctrine chrétienne dans les grandes classes les *Entre­tiens* de Journet *sur la Grâce* (édit. Desclée de B. à Paris). Autre exemple. Un profes­seur de grec, simple laïque, dans un établissement religieux sous contrat a réussi, malgré bien des moqueries et des con­tradictions, à mettre entre les mains des enfants le Nouveau Testament Grec ; il ne se pas­se pas de cours que l'on ne tra­duise quelques passages de la *Koinè ;* on prend ainsi con­tact, dans le texte original, avec les évangélistes et saint Paul. Quoi encore ? Des laïcs qui avaient d'abord fré­quenté un tiers-Ordre, se trou­vant écœurés par les propos et les attitudes progressistes de l'aumônier, ont résolu en se retirant de se fixer ni plus ni moins une sorte de règle de prière et d'ascèse : Angélus trois fois par jour, pénitence dé­terminée pour le vendredi, lut­te méthodique contre les habi­tudes modernes de dispersion, de laisser-aller et d'abrutisse­ment. D'autres laïcs orga­nisent avec patience une bi­bliothèque des grands livres chrétiens de l'entre-deux guer­res qui sont tombés dans l'ou­bli ou qui ne sont pas re-pu­bliés ; tous les Garrigou, tous les Ghéon, tous les Chesterton et bien d'autres. A l'heure qu'il est, et à la suite de l'appel émouvant et pratique lancé par René Fous­set dans cette revue elle-mê­me, (en décembre 1965), on peut penser que des équipes chrétiennes de « Castors » sont en train de se former. Chacune des tentatives que je viens d'énumérer est sans doute extrêmement modeste. Et d'autre part la reconnais­sance officielle des droits de Jésus-Christ sur la France de­meure une exigence chrétien­ne imprescriptible. C'est le grand mérite de *l'Office* de Jean Ousset de le faire sentir et de l'expliquer inlassable­ment. Cependant les tentatives infimes dont j'ai parlé, et dont on pouvait beaucoup allonger la liste, sont la préparation in­dispensable d'un retour à Dieu public et officiel. Dans la me­sure où se multiplient de pa­reils efforts le laïcisme cesse d'imprégner la vie ; des tra­ditions chrétiennes commen­cent de reparaître un tissu social chrétien réussit à se re­former. 213:101 Telle est la conclusion que je retire de la lecture attentive des documents majeurs sur le *destin de la France*. Une suggestion à l'auteur pour terminer : pourquoi, dans une réédition ne pas compléter cer­tains textes comme celui du sacre des rois ; on aimerait aussi trouver le testament de saint Louis à son fils et à sa fille ; on souhaiterait voir citer de plus nombreuses paroles de la Pucelle d'Orléans Pourquoi également ne pas dresser une liste géographique et chronolo­gique des saints de France ? Enfin une brève bibliographie serait bien utile pour nous fai­re connaître les livres qui rap­portent les belles coutumes chrétiennes de l'ancienne Fran­ce, en ces périodes bénies où Notre-seigneur était reconnu comme souverain non seule­ment par le gouvernement et l'appareil de l'État mais dans la vie de chaque jour. R.-Th. #### F. Sanchez-Ventura y Pascual : La Vierge est-elle apparue à Garabandal ? (Nouvelles Éditions Latines) Voici le premier livre sur les apparitions de Garabandal dont nous avons entretenu les lecteurs d'*Itinéraires* dans le numéro de décembre 1965. L'auteur, M. P. Sanchez-Ventu­ra y Pascual est professeur d'Économie et de Législation à l'Uni­versité de Saragosse. Il expose, avec simplicité et d'une manière très vivante, l'ensemble des évè­nements extraordinaires dont le village espagnol de Garabandal est le théâtre. Quatre petites filles, qui avaient au début 12 et 11 ans, ont vu la Sainte Vierge et Saint-Michel des dizaines, voire des centaines de fois depuis le 18 juin 1961 jusqu'à la présente année. Pour le moment, le carac­tère surnaturel des apparitions n'est pas officiellement établi comme l'a rappelé l'évêque de Santander, dont dépend Gara­bandal, et les autorités qualifiées de l'Église examinent la question, mais la réalité des extases est attestée par des milliers de té­moins. Depuis Fatima on n'a pas en un ensemble de faits aussi prodigieux. Le cinéma a fixé quantité de scènes d'extases et le magnétophone a enregistré de nombreux entretiens des voyantes avec les personnages de leurs visions (on n'entend, cela va sans dire, que la voix des petites filles). Deux « messages » au monde ont été transmis par les voyantes, le premier en date du 18 octobre 1961, le second du 18 juin 1965. L'une des voyantes, Conchita Gonzalès, annonce qu'un très grand miracle aura lieu à Gara­bandal. La date en sera indiquée à l'avance. Il sera visible pour tous ceux qui seront ce jour-là à Garabandal, et pour le pape, en quelque lieu qu'il se trouve alors. L'auteur a fait précéder « l'his­toire de Garabandal » d'une cinquantaine de pages (qui ne s'imposaient pas) sur les principales apparitions antérieures de la Vierge. Quelques soixante-quinze excel­lentes photographies illustrent l'ouvrage. Louis SALLERON. 214:101 #### Albert Garreau : Claude Bernard, le pauvre prêtre parisien du Faubourg Saint-Germain (Éditions du Cèdre) Si l'on peut dire d'un livre d'histoire qu'il se lit comme un roman d'aventures, c'est bien de celui-ci : et comme de tous les romans d'aventures passionnants on regrette que la lecture en soit si vite ter­minée. Ce n'est pas la biographie du célèbre physiologiste du XIX^e^ siècle, auteur de l'intro­duction à la médecine expéri­mentale. C'est celle d'un hom­me né en 1588 et mort en 1641. D'une famille de hauts fonc­tionnaires qui venait d'accé­der à la noblesse, riche, plein d'esprit, beau, il avait, comme on dit aujourd'hui tout pour plaire, et il plaisait... Quand une aventure plus extraordinaire que les autres le jeta dans une vie toute différente. Son amitié avec le duc de Bellegarde, familier de Henri IV et non moins galant que le vert Béarnais, faillit bien faire de ce Claude Ber­nard autre chose que ce qu'il devint. Mais, fils d'un très vieux magistrat, il avait hé­rité de ce père un sens chré­tien de l'honneur qui le ra­mena aux principes de ses jeunes années et le sauva. On sait qu'à l'époque les laïcs pouvaient tirer leurs revenus d'un ou plusieurs bénéfices ecclésiastiques. Plusieurs occa­sions de ce genre se présen­taient à loisir et séduisaient Claude Bernard. Mais un autre de ses amis, l'évêque de Bel­ley, Jean-Pierre Camus, lui fit remarquer qu'il était peu loyal de vivre des biens d'Église tout en restant laïc, et notre Claude se mit à réfléchir. Peu après, des farceurs de ses re­lations s'y prirent de telle ma­nière qu'il se vit obligé de monter en chaire et de pro­noncer un sermon. Ce fut un succès, mais l'orateur en con­serva le sentiment qu'il avait offensé son père. Peu après encore, l'évêché de Mâcon étant devenu vacant, le bénéfi­ce lui en fut offert. Il allait le solliciter du roi quand un mouvement intérieur le poussa au contraire à y renoncer. Dès lors, il changea de vie, et ses aventures prirent une tout autre tournure, au grand mécontentement de sa famille qui les tenait pour des extra­vagances. Le voilà prêtre et décidé à la plus extrême pauvreté. De nos jours on l'eût surnommé le prêtre-clochard. Il se consacra aux malades de l'Hôtel-Dieu et de l'Hôpital de la Charité. Il s'adonnait sans dégoût aux plus humbles et répugnantes besognes. Mais s'il vivait parmi les pauvres, les gens du monde se pres­saient à ses sermons dont les accents nous font songer au saint Curé d'Ars ; et il était souvent ravi en des extases in­terminables pendant lesquelles on le voyait parfois soulevé de terre. Il s'intéressait aussi aux pri­sonniers et fonda en leur fa­veur une association d'assis­tance. Un jour que trois de ses assistés voulaient l'assommer pour s'emparer de ses aumô­nes, une lumière inexplicable les éblouit. 215:101 Curieux de voir ce saint homme, l'occasion de tant de prodiges, Richelieu le convo­qua et lui demanda ce qu'il désirait. La réponse fut si sur­prenante que le Cardinal la rapporta aussitôt à son entou­rage. « Savez-vous, messieurs, à quoi peuvent servir le pou­voir et le crédit du Cardinal de Richelieu pour le P. Ber­nard ? A faire raccommoder la charrette qui mène les crimi­nels à la potence ». Mais quand il fut évident que la reine An­ne d'Autriche, après dix-huit ans de stérilité, ne donnerait pas sans miracle un héritier au trône, c'est le pauvre prê­tre qui fut chargé de l'inviter à faire pèlerinages et neuvai­nes. Il sut obtenir son con­sentement et l'on connaît la suite : la naissance de Dieu­donné, futur Louis XIV. Le sommet de cette vie fut sans doute la prière que ce prêtre, fervent dévot de la T.S. Vierge, nous a laissée un Souvenez-vous, qui paraphrase notre *Memorare* d'aujourd'hui et dont on croirait que celui-ci a été tiré. De cette existence étonnante, il nous reste à Paris, parmi les vestiges de son décor, l'é­glise catholique ukrainienne sise au coin du boulevard St-Germain et de la rue des Saints-Pères. C'était au temps du P. Bernard, l'église de la Charité. La cause de canonisation de ce saint prêtre parisien sera-t-elle réintroduite un jour ? Elle fut très appuyée et en bonne voie au XVII^e^ siècle. Mais survinrent le jansénisme et les démêlés de Louis XIV avec Rome, et l'on n'y pensa plus. Nous nous prenons à le déplorer, tout en y voyant une dernière preuve de l'exem­plaire humilité du pauvre prêtre du Faubourg St-Germain. J. THÉROL. #### Georges Pérec : Les choses (Julliard) Cette histoire sans drame d'un jeune couple dans les années soixante mérite bien notre atten­tion, « abord parce qu'elle est agréablement écrite, ensuite et surtout pour l'analyse lucide des diverses vanités de ce temps, de celles qui, apparemment du moins restent innocentes. Jérôme et Sylvie sont les enfants du siècle et vivent avec leur temps au point d'en être subjugués. Ils ont choisi la profession de « psycho-socio­logues », ce qui sonne aussi bien que le titre de gentilhomme au siècle de Monsieur Jourdain. Ils enquêtent surtout sur les goûts et les besoins du public en matière de consommation : en quelque sorte, l'anoblissement scientifique des tentations quotidiennes. Cette participation à une stratégie d'in­timidation ne les désillusionne nullement pour leur propre com­pte, et leurs désirs sont le fidèle reflet des magazines de mode, avec tout ce qu'ils proposent sous le double signe de la nouveauté indispensable et de l'idéal fonc­tionnel. 216:101 Incarnant la mystique publicitaire. Ils vivent selon les impératifs. « Vous ne pouvez vous passer de ceci ou de cela », « Soyez pratiques », et autres devises que l'invention poétique des fabricants de slogan diver­sifie sans trêve. Étoffes, bibelots, produits, alimentaires royaume féerique du « gadget » et du « bidule » ... Une douce ironie anime cette épopée de l'artificiel, cette « tantalisation » du con­formisme snob à portée de tous les esprits sinon de toutes les bourses. Quel prédicateur oserait aujourd'hui reprendre le thème du luxe si ce n'est pour maudire le vison ? Mais l'excommunication du vison ne mène pas à grand chose et ne risque pas d'irriter la conscience des foules ; elle donne au contraire bonne conscience à tous ceux qui n'ont pas le moyen d'acheter cette presti­gieuse fourrure. Ailleurs, la réfé­rence « fonctionnelle » et pseudo-utilitaire est sacrée : elle dissimule l'inutile. Un superflu qui n'ose pas dire son nom tourne à l'idolâtrie secrète et ne fournit même plus à l'âme la satisfaction poétique du superflu avoué. « les Choses » me rappelaient ce pas­sage des « Géorgiques » où Virgile félicite l'homme des campagnes de ne pas bâiller d'admiration envieuse devant les maisons des riches de Rome. Mais dans un monde où le luxe tenait aux ma­tières précieuses et à l'art orne­mental, non à la perfection tech­nique du confort, il était facile de montrer l'inutilité des mo­ntants de porte en écaille de tortue ou des teintures de pourpre. Le sommeil était fort bon sous les arbres et sur les gazons ; aujourd'hui le luxe masqué nous persuade que nous ne dormirons bien que sur le lit ou la chaise-longue médicalement et techni­quement adaptée à notre « rela­xation ». Ou bien nous sommes conviés à la dépense sous les prétextes de l'économie et de la fausse frugalité. A moins que la charité ne fasse son entrée im­prévue ; nous choisirons tel produit alimentaire car nous de­vons en conscience faire la joie de nos enfants, ou celle de Misti­gri. Nous devons aussi obéir au devoir communautaire et progres­siste d'être de notre temps et de faire comme tout le monde. Ne cherchez pas là le luxe, l'affreux luxe. Il n'est plus nulle part ! Et quand nous aurons obéi à ces impératifs d'autres suivront, différents ou contradictoires Une gymnastique rationnellement con­çue nous empêchera d'établir les « choses » dans notre familiarité et nous nous trouverons soumis perpétuellement à une dynamique de l'aliénation qui satisfait aussi bien l'esprit mercantile que les impératifs du collectivisme. Tout cela, le roman de Pérec fait plus que de nous le suggérer, parfois même malgré l'auteur. Les réfé­rences marxistes ne nuisent pas à l'honnêteté, car Jérôme et Sylvie ont aussi les opinions de leur temps, celles de la gauche intellectuelle. Pourquoi nous pri­ver de gloser nous-même sur cette synthèse réaliste d'une nou­velle bourgeoisie et d'un luxe subtilement métamorphosé jus­qu'à paraître « démocratisé » ? Jean-Baptiste MORVAN. #### Jean Husson : Le cheval d'Herbeleau (Seuil) On a salué dans ce livre une revanche du « vrai roman ». Et de fait, Jean Husson dépeint hommes et choses avec une précision qui s'inscrit durement dans la mémoire du lecteur, jusqu'à l'angoisse et à l'hallucination. 217:101 Le contraste est pathétique entre la pauvreté apparente de l'histoire et les retentissements qu'elle éveille chez le personnage essentiel d'a­bord, en nous ensuite. Un paysan roulé par sa propre épouse et par le maquignon, consent à vendre son cheval. Il s'aperçoit que le marché est truqué, et poussé par une force invisible, se cramponne à un premier camion, obtient d'un deuxième routier qu'il l'emmène à Paris pour essayer d'y retrou­ver son fidèle compagnon de labour avant les abattoir de Vau­girard. La recherche du cheval, comme celle du papier perdu dans le roman de Pinget, devient une quête symbolique où vont se concentrer toutes les puissances ignorées ou somnolentes d'une âme humiliée Livrer son cheval, c'était trahir tous les souvenirs relatifs à son fils mort, disparu au temps du Service du Travail Obligatoire ; autour de l'enfant il y avait un monde innocent : les travaux de la campagne, les par­ties de pêche, les sources, les oi­seaux et le bizarre corbeau blanc rêvé par le fils et aperçu un jour par Herbeleau. Le roman se dé­roule sur deux registres, le passé et le présent séparés par la mort de l'enfant ; l'un et l'autre aspect reparaissent dans une alternance dramatique, tumultueuse, puissante. Encore les cauchemars d'Herbeleau somnolent, les délires d'Herbeleau blessé et mourant modifient-ils au long du voyage les apparitions successives des images et des souvenirs. Ajoutons les personnages stupides, méca­nisés ou inquiétants comme le chauffeur Mimile, grand raconteur d'histoires obscènes mais généra­lement inachevées, en proie à la terreur de s'endormir au volant ; et le caviste réduit à l'état de cloporte nocturne, pleurant lui aussi un fils disparu ; les tueurs des abattoirs et bien d'autres. En un mot, une descente aux enfers. C'est une initiation sacrée à l'heure suprême. Mais le réalisme extrême, la brutalité des procédés, un récit tout fragmenté de cas­sures et de détraquements voulus ne rend point la lecture facile. Un ami peu charmé de ce style n'alla point jusqu'au bout et me dit que le roman paraissait avoir été composé pour le cheval, et sans doute par lui. C'est injuste, et pour l'originalité forte du sujet, et pour la richesse des peintures, et pour rappel spirituel et poétique qu'il implique. « Au moins vous cherchez quelque chose » dit quelqu'un à Herbeleau. Mais il ne trouve qu'à la dernière page. Le grossissement épique de chaque détail, réel ou imaginaire, au cours d'une narration dont le sens n'apparaît qu'avec une discrétion voulue, aboutit à poser au lecteur une énigme philosophique sur l'ensemble. Mais ce lecteur est un lecteur de roman : un tel public ne trouve profit à l'idée maîtresse que si on la lui a fait nettement pressentir assez tôt. Autrement les éléments destinés à l'initia­tion spirituelle risquent d'aboutir à l'égarement et à de trompeuses diversions. Jean-Baptiste MORVAN. #### René-Victor Pilhes : La rhubarbe (Seuil) Voici au moins un livre qui paraît avoir d'abord amusé son auteur : le cas n'est point te­llement fréquent. Le fils naturel qui recherche sa famille, c'est déjà une promesse d'aventures. 218:101 Le « bâtard » est un sujet existen­tialiste ; mais ici le personnage est assimilé par une conception surréaliste et picaresque à la fois. En somme, la manière de Joyce simplifiée par « Clochemerle » ... Le héros évolue dans un univers gratuit, incertain et flottant, riche de thèmes à transformations : ainsi, le pays natal consacré à la culture intensive de la rhu­barbe. Comme le camembert des « Copains » était « transfiguré par le chant », la rhubarbe s'épanouit en mythes symboliques. Cet uni­vers est un univers pour rire : le retour insolite, mécanique et railleur des formules donne aux gaillardises même un vague in­térêt d'étrangeté. Les thèses et les griefs ne sont destinés qu'à une formulation littéraire et fan­taisiste où ils perdent leur âcreté. Livre inutile et parfois divertis­sant dans l'emploi même des pro­cédés assez usés, jadis et naguère pratiqués par des auteurs qui, eux, se prenaient au sérieux. Jean-Baptiste MORVAN. #### Michel Mohrt : La campagne d'Italie (Gallimard) « Oui, dit Léveillé, on n'est pas près de s'en remettre. On ne s'en remettra jamais, dit Talbot ». Ainsi se termina en 40, pour les deux sous-lieutenants du front niçois, une drôle de guerre qui n'avait jamais eu lieu. Tout au plus un des hommes de Talbot avait été blessé à la main en réparant un fusil-mitrailleur en­rayé. Un accident de cheval en montagne a causé la mort du capitaine Maurin, le seul qui é­chappait au monde futile d'une garnison pour plages et cafés, aux rivalités des ronds-de-cuir mili­taires et à leurs cérémonies chi­noises : mort étrange, peut-être voulue, en tout cas symbolique. On est sûr de trouver chez Michel Mohrt la clarté, la précision du récit, la vie ; on le connaît assez pour savoir aussi que le ton allè­gre enveloppe une déception im­mense, discrète dans son expres­sion, intense et durable ; après plus de vingt années, nous sommes nombreux à en garder l'empreinte. Le bilan de la « Cam­pagne d'Italie » correspond à une sorte de stendhalisme amer où Lucien Leuwen, Fabrice ou Henri Brulart ne croiraient même plus à la valeur de leur initiation personnelle à la vie. Et pourtant Talbot aimait l'armée, depuis les panoplies et les soldats de plomb de son enfance. L'exercice inutile de la revue au grand soleil lui inspire une exaltation qui s'ex­prime dans une fort belle page. Mais il ne connaîtra pas la guerre fraîche et joyeuse. Les « services inutiles », les « servitudes mili­taires » n'ont même plus la hautaine résignation qu'elles pou­vaient revêtir chez Vigny, Sten­dhal ou Montherlant ; leur sanc­tion finale est ridicule. La guerre de Talbot finit devant les apéritifs, comme elle avait commencé. Ses amours avec Frédérique Bon n'auront été qu'un adultère clas­sique dans des chambres d'hôtel ; la brève oraison funèbre à laquelle la jeune femme passionnée aura droit prouve-t-elle que Talbot a méconnu cet amour ? C'est plutôt un échec qui s'incorpore à l'échec total. La conquête d'une jeune et sportive anglaise complète la part des amours à la hussarde, fausses amours pour hussards d'opérette. Ce monde, dès les premières pa­ges, paraît futile, fatigué, cassé. Était-il digne d'un autre sort ? Le récit nerveux et rapide est plus amer qu'un réquisitoire. C'est une étape que le romancier semble avoir déjà franchie, comme une épreuve révolue. Seuls demeurent les personnages et l'action. Jean-Baptiste MORVAN. 219:101 #### Robert Pinget : Quelqu'un (Éd. de Minuit) Le long monologue de l'homme qui cherche un papier perdu et retrouve peu à peu tout le ta­bleau complexe de longues années de vie médiocre, est-il à ranger dans la catégorie du « nouveau roman » ? l'élimination de la ponctuation logique au profit d'une simple ponctuation de ry­thme, pas de guillemets, inter­rogations en prise directe sur le verbe qui les introduit, vocabu­laire volontairement douteux, où l'argot banal voisine avec des scatologies sans jovialité : cette manière me rappelle Céline, avec la causticité de l'observation, mais sans les fureurs ni le grandisse­ment fantastique. La recherche du papier perdu se rattache à un vieux thème du symbolisme et de l'illuminisme, la « parole perdue », mais avec une intéressante modification : le document ne rendra pas le se­cret de son être au narrateur, il ne constitue qu'une inquiétu­de motrice. Cette quête fébrile est un « divertissement » li­bérateur. Le papier ne porte que quelques notes de botanis­te amateur ; il est vrai que ce « violon d'Ingres » apparaît déjà comme une compensation pour un personnage enlisé dans la di­rection monotone d'une pension de famille assez crasseuse. Au long du soliloque, on voit se des­siner peu à peu avec des retours, des esquisses reprises ou rajou­tées, tout l'univers clos de la pension, son mobilier prétentieux, désuet et fatigué, les hôtes ma­niaques et ridicules. La pension, depuis la Maison Vauquer de Balzac dissimule des secrets ou abrite des gens qui cherchent les moyens matériels d'échapper à leur claustration sociale. Rien de tel ici, dans le domaine concret du moins. Ce que cherche le per­sonnage, c'est un « futur » et ce futur semble lui être refusé. Cette passion pourtant est forte, malgré le respect humain. « J'ai mes petites affaires, mon petit travail, Je peux me passer de tout le monde, je peux vivre seul. La bouffe ce n'est pas compliqué et le reste n'existe pas. » Le reste existe pour lui néanmoins, et tout d'abord les autres. Par delà les accès de « nausée », décrits avec un naturel qui dépasse l'existen­tialisme scolaire, ou les scatolo­gies qui paraissent retrouver leur rôle primitif d'exorcismes rudi­mentaires d' « apotropaïsmes », on peut découvrir un intérêt mal avoué. A propos de la vieille fille qui tricote pour les pauvres, on se pose même des questions plus lointaines : « Elle mourra sur son tricot en pensant qu'elle n'a pas assez tricoté. Dieu sait ce qu'elle imagine en fait de paradis. Une espèce d'ouvroir où tout le monde sourit, où on boit du thé sucré, où on chante les complies, où on parle du temps passé. Pourquoi est-ce que je dis ça ? c'est probablement tout faux mais ça me rassure. Je ne voudrais pas qu'elle imagine autrement le paradis. » 220:101 Pourquoi, en plus du papier, recherche-t-il périodique­ment un bouquin sur Thérèse Neumann ? Ne concluons pas avec trop de précision. Le « misereor super turbam » apparaît difficilement dans les romans. Mais celui-ci, mal fait avec art (et non sans quelques artifices), possède une secrète intensité d'é­motion, une précision humaine as­sez grande pour que la charité y trouve une profitable étude de quelques aspects du monde pré­sent qui échappent aux cadres rudimentaires de la sociologie. Jean-Baptiste MORVAN. #### Jean-François Henry : L'unique et vraie Jeanne d'Arc (Nouvelles Éditions Latines) Préface de l'Amiral Auphan\ lettre liminaire de Pierre Lyautey\ postface de Maurice Muel « La réfutation des argu­ments avancés par les *bâtardi­sants* et les *survivantistes* est complète. Souhaitons qu'elle soit définitive. » Ainsi se ter­mine la notice de présentation de cet ouvrage. Hélas ! La réalisation de ce souhait postule chez les falsi­ficateurs ce sens du sacré qui justement leur manque. Le dernier en date, qui a osé intitu­ler son mauvais roman d'aven­tures « Histoire véridique et merveilleuse de la Pucelle d'Orléans », a laissé percer le bout de son oreille dans une interview où l'on relève ces mots : « Rien de surnaturel dans tout cela ». Voilà pour­quoi, il est allé jusqu'à faire état de lettres inexistantes. Tant pis pour lui ! Jeanne s'est assez clairement expliquée mais il n'y a pas pire sourd que celui qui ne veut pas entendre. L'abbé Guillaume, ancien Président de la Société histo­rique de l'Orléanais, a exécuté l'auteur de cette « histoire vé­ridique... » en trois articles de la *République du Centre* (16, 17 et 23 novembre 1965), maintenant réunis dans un ti­ré à part (demander celui-ci à Paul Guillaume, 20, rue La­dureau, à Orléans). Un autre prêtre, un lorrain, et qui connaît jusqu'au moin­dre détail tout ce qui a trait à « Jeanne la bonne Lorraine » a préféré reprendre toutes les pièces officielles, authentiques celles-ci : interrogatoires du Procès, enquêtes et témoigna­ges du Procès de réhabilitation, et documents de chancelleries de France et d'Angleterre, sans oublier les chroniques contem­poraines. La première partie de son ouvrage réfute plus directe­ment la thèse des partisans de la naissance illégitime de Jean­ne, qu'il appelle les *bâtardi­sants.* La deuxième partie écrase les *survivantistes,* c'est-à-dire ceux qui veulent im­poser l'idée que Jeanne n'a pas été brûlée et qu'elle a reparu en 1436 en la personne de la scandaleuse Claude, dite plus tard Jeanne des Armoises ; elle cite même les autres « fausses Pucelles », car il y en eut plusieurs, comme il y eut plusieurs faux Louis XVII. 221:101 Bâtardisants et survivantistes agissent ainsi que l'écrit Maurice Muel, « Comme s'ils voulaient expliquer Jeanne sans le surnaturel ». C'est vrai. Mais laissons aux « faux his­toriens » c'est le qualifica­tif que leur assène Régine Pernoud, leurs suppositions, leurs supputations, leurs inven­tions, leurs omissions, toutes les manœuvres déshonorantes de la mauvaise foi. Et à défaut des 5 volumes devenus introu­vables où Jules Quicherat a recueilli les pièces authenti­ques, que ceux qui aiment la vérité et ne peuvent accéder aux Archives se documentent dans cet ouvrage de Jean-Fran­çois Henry où tout est dit, et de manière en effet définitive. L'auteur y a même ajouté un chapitre sur la sévérité des enquêtes ecclésiastiques pour les causes de béatification et de canonisation. A lui seul, le procès canonique instruit par Mgr Touchet, évêque d'Orléans, pour la béatification de Jeanne d'Arc, n'a pas occupé moins de 125 séances de 9 ou 10 heures, étalées sur 15 ans de travail. Après quoi, il dut passer au crible impitoyable des com­missions romaines. Il y a bien là de quoi tranquilliser l'esprit non seulement des fidèles, mais aussi des incroyants. « Le sens du sacré » ... avons-nous dit. Si les faux historiens en avaient encore un peu, ils ne seraient pas aveugles et sourds au point de supposer qu'une sorcière substituée ait pu, sur le bûcher, prononcer des paroles que, seule, pouvait exprimer Jeanne. « Jusqu'à la fin, a déposé un témoin de sa mort, Nicolas Ladvenu elle a affirmé que ses voix étaient de Dieu, que tout ce qu'elle avait fait, elle l'avait fait par commandement de Dieu ». En quoi d'ailleurs la suppliciée confirmait, à l'heure de vérité, ce qu'elle, et non pas une autre, avait dit à ses juges, deux jours plus tôt (Procès, 28 mai) : « C'est la vérité que Dieu m'a envoyée ». En sorte que celle qui avait ainsi parlé le 28 mai, celle qui parlait ainsi le 30 mai dans les flam­mes, ni Ladevenu, ni les autres témoins de ses derniers mo­ments, et, surtout ce Jean Mas­sieu qui tant de fois l'avait conduite de sa geôle au tribu­nal ne s'y pouvaient tromper : celle qu'ils ont vu mourir, ce n'était pas une sorcière dro­guée brûlée à la place de Jeanne la Pucelle, c'était Jean­ne la Pucelle elle-même. « la Lumière, a dit Notre-Seigneur, est venue dans le monde et les hommes ne l'ont pas reconnue parce que leurs œuvres sont mauvaises ». En­core une fois, pour ce qui est de la vraie Jeanne d'Arc, cette admirable disciple de Notre-Seigneur, voici la lumière en cet ouvrage de Jean-François Henry. Elle y éclaire, écrit l'Amiral Auphan, « une re­constitution authentique et ri­goureuse ». Encore une fois aussi, tant pis pour ceux qui ne veulent pas voir parce que leurs œuvres sont mauvaises. Mais ne nous permettra-t-on pas de nous étonner qu'en un pays soucieux de protéger son patrimoine quand il s'agit d'œuvres d'art et de monuments, rien n'empêche l'igno­rance ou la malice de défigurer la plus pure, la plus prestigieuse de ses héroïnes ? J. THÉROL. 222:101 #### Albertine Sarrazin : L'Astragale (Éd. Pauvert) La jeune femme, auteur du ro­man, ayant passé un certain nom­bre d'années dans le monde des prisons et dans le monde que la prison toujours attend, le livre peut être considéré comme cer­tains vins « garanti d'origine et d'appellation contrôlée. » On trouvera sans doute que le conte­nu de la bouteille ne répond pas exactement aux splendeurs de l'étiquette et aux dorures de la capsule, si l'on se souvient de la campagne de publicité frénétique dont l'œuvre a été l'objet. Il serait assez lisible de se réfé­rer pour le style, à Colette ; Colet­te elle, avait un talent voisin du génie. Mais on retrouve ici une particularité de style déjà obser­vée dans l'illustre devancière, au moins dans les « Claudine ». La part d'autodidactisme chez Co­lette aboutissait souvent à la même marqueterie où les joyeux élans d'une gaminerie insolente se mêlaient à des recherches, à des formules un peu précieuses. Et puis ici, il y a cet argot dont on sent trop bien comme tou­jours qu'il vieillira vite... Ce qui frappe, c'est l'aisance, le calme avec lequel est dépeint un univers dont les deux pôles sont l'hôpital et la prison. On s'habitue à tout, la déficience de­vient la norme. Sujet de réflexions pour les catholiques des associa­tions charitables : mais ils le pratiquent déjà. Ce roman allé­grement inconscient, et accueilli dans le même esprit, ferait pen­ser que ces organismes devraient bien créer des sections spéciali­sées pour les cas d'indigence dans le monde intellectuel qui se pique de connaître et d'analyser la Société ! Jean-Baptiste MORVAN. #### Note rectificative Dans notre article sur Louis Bounoure (numéro 98 de décem­bre 1965), nous avons commis deux inexactitudes. Les travaux de Louis Bounoure sur l'origine des cellules germinales nous ont vivement intéressé par leur mé­thodologie et leurs conséquences philosophiques ; mais nous ne sommes pas physiologiste de pro­fession. Les travaux d'Étienne Wolff, tout en tenant compte de ceux de Louis Bounoure, se sont orientés vers l'embryologie expérimen­tale, la mécanique du développe­ment, la culture des organes « in vitro » et les recherches can­cériologiques. D'autre part, nous avions cru que c'était Étienne Wolff qui, pour ses recherches cancériologiques, avait reçu le Prix Nobel de médecine, alors qu'il s'agit du professeur Lwoff de l'Institut Pasteur. Henri CHARLIER. 223:101 ## DOCUMENTS ### Lettre au directeur du journal "Le Monde" *Dans son numéro daté du 2 février 1966, en page 8, le journal* « *Le Monde* » *a une fois encore publié un texte attribué faussement par lui à Jean Madiran* (*pour la fois précédente, voir* « *Itinéraires *», *numéro 98 de décembre 1965, pages 9 et suivantes*)*.* *Il s'agissait cette fois de mêler Jean Madiran à une controverse portant sur le point de savoir si l'actuel président de la République avait été, avant la seconde guerre mondiale, critique militaire au journal* « *L'Action Fran­çaise* ». *Voici la lettre de Jean Madiran au direc­teur du* « *Monde* »*, en date du 2 février :* MONSIEUR LE DIRECTEUR, C'est la seconde fois en moins de quatre mois que vous m'attribuez un texte dont je ne suis pas l'auteur. Dans votre numéro daté d'aujourd'hui, page 8, à propos d'une contestation sur le critique militaire de *L'Action fran­çaise,* vous assurez : « M. Jean Madiran écrit », et vous reproduisez une quarantaine de lignes d'un article d'*Aspects de la France* dont je ne suis ni l'auteur ni le signataire, ni en apparence ni en réalité. 224:101 L'honneur si généralement recherché, et si judicieusement distribué, d'être aussi largement cité dans votre jour­nal, m'échappe une fois encore. Las ! Auteur d'une dou­zaine d'ouvrages parus en librairie, directeur depuis dix ans d'une revue qui en est à son centième numéro, je n'ai jamais eu le bonheur qu'aucun de ces travaux n'ait davan­tage retenu l'attention de vos informateurs et commenta­teurs que s'ils n'existaient pas. J'entends bien qu'ils vous paraissent indignes de la moindre considération d'aucune de vos rubriques et condamnés d'avance au silencieux mé­pris de l'information objective. Mais alors pourquoi rompre ce silence et vous souvenir de mon existence seulement pour m'attribuer des textes qui ne sont pas de moi ? Vous jouez de malheur. Et moi aussi. Une malchance invraisemblable est sans doute seule susceptible d'expliquer une aussi paradoxale mésaventure. Devant cette malchance persistante qui nous frappe en commun, encore que sous des rapports différents, je pense que nous pouvons échanger des condoléances réciproques, et c'est dans cet esprit que je vous adresse, Monsieur le Directeur, les assurances de ma considération très atten­tive. Jean MADIRAN. P.S. Si d'aventure vous vouliez absolument réussir enfin à reproduire une quarantaine de lignes qui soient véritablement de moi, je précise que la publication de la lettre ci-dessus n'est autorisée que dans son texte intégral, du premier mot jusqu'à la signature. *Comme on le voit, cette lettre comportait diverses considérations, questions et condo­léances auxquelles on pouvait répondre ou ne pas répondre, avec ou sans humour. Mais elle ne comportait aucune demande de rectifica­tion : l'erreur matérielle du* « *Monde* » *était cette fois sans importance en elle-même ; son seul intérêt était de mettre en relief l'étrange système d'* « *information* » *qui ne se souvient de l'existence d'un auteur* QUE *pour lui attri­buer des textes qui ne sont pas les siens. Il y a dans Freud et tutti quanti une intéressante théorie des* « *actes manqués* » *de cette sorte, qui permettrait de psychanalyser les techniques informatives du* « *Monde* »* ...* 225:101 *Naturellement,* « *Le Monde* » *est passé à côté de la question et a publié le 4 février une note qui commence par l'affirmation inatten­due :* « *M. Jean Madiran nous prie de recti­fier.* » *En elle-même, au demeurant, cette note rectificative est d'une parfaite correction.* *La voici :* M. Jean Madiran, directeur de la revue mensuelle *Itinéraires*, nous prie de rectifier l'information (parue dans *Le Monde* du 2 février, page 8) qui lui attribuait par erreur la paternité d'un article publié par l'hebdomadaire *Aspects de la France* et assurant que le colonel de Gaulle n'avait jamais été critique militaire de *l'Action française.* Cet article, signé des initiales J. M., avait en effet pour auteur M. Jacques Massannes, collaborateur régulier d'*Aspects de la France.* ============== fin du numéro 101. [^1]:  -- (1). Joseph Folliet, *Temps présent* du 7 juin 1946. [^2]:  -- (1). *Informations catholiques internationales* du 1^er^ janvier 1966, p. 15. [^3]:  -- (1). Voir : « Les Conclaves de Benoît XV et de Pie XI », dans *Itiné­raires*, numéro 79 de janvier 1964, pages 184 et suiv. [^4]:  -- (2). Nicolas Fontaine : *Saint-Siège, Action française et catholi­ques intégraux*, Librairie universitaire J. Gamber, Paris 1928. Sur ce livre de Fontaine, voir Jean Madiran : *L'intégrisme, histoire d'une histoire,* Nouvelles Éditions Latines 1964. [^5]:  -- (3). *Études* d'octobre 1961, page 102. [^6]:  -- (4). Éditions Lahure, 1947. De cette lettre pastorale du Cardi­nal Suhard, le P. Rouquette a écrit dans les *Études* de juillet-août 1963, page 9 : « Ce n'est pas un secret que Pie XII en fut très mécontent ». [^7]:  -- (5). Éditions Tardy 1957. [^8]:  -- (6). Voir : Jean Madiran, *L'intégrisme, histoire d'une histoire*, Nouvelles Éditions Latines, 1964. [^9]:  -- (1). Édition du Cerf 1950. [^10]:  -- (2). Propos rapporté par l'amiral Auphan dans *Itinéraires,* numé­ro 93 de mai 1965, page 146. [^11]:  -- (1). On a dit parfois que cette formule du P. Liégé visait le « contexte canadien ». c'est manifestement inexact. Le P. Liégé dénon­çait explicitement et nommément, comme « intégristes », la revue *Itinéraires* et *La Cité catholique.* Après avoir lancé cette formule de guerre dans la presse et à la radio du Canada, il l'a mise en œuvre dans tout un numéro spécial de *Parole et Mission,* (revue publiée sous sa direction par les Éditions du Cerf à Paris), numéro 17 du 15 avril 1962, intitulé : « L'intégrisme obstacle à la mission ». -- Rappelons à cette occasion que l'honorable revue *Parole et Mission* a toujours refusé d'insérer nos réponses et rectifications aux erreurs de fait et accusations erronées qu'elle a répandues sur la revue *Itinéraires*. [^12]:  -- (1). Voir *Informations catholiques internationales* du 15 septem­bre 1965 ; *Le Monde* du 25 septembre ; et *Itinéraires*, numéro 97 de novembre 1965, pages 1 et suiv. [^13]:  -- (1). Voir *Itinéraires*, numéro 99 de janvier 1966, page 6. [^14]:  -- (1). Voir *Itinéraires*, numéro 95 de juillet-août 1965, pages 9 et suiv. ; et *Sainte colère,* de Michel de Saint Pierre, pages 294 à 300. [^15]:  -- (1). *Études*, février 1966, page 232. [^16]:  -- (2). *Documentation catholique* du 16 janvier 1966, col 181. [^17]:  -- (1). Dans *l'Avenir de l'homme* (aux éditions du Seuil à Paris), page 349. [^18]:  -- (1). Le *Communicantes* d'avant la Consécration et le *Nobis quoque peccatoribus* avec l'énumération des martyrs et des vierges. [^19]:  -- (1). Cf. *Itinéraires*, janvier 1966. [^20]:  -- (2). Cahier 9 du C.R.C., p. 78 Éditions techniques patronales 31 avenue Pierre 1^er^ de Serbie, Paris 80, 1964 C'est nous qui soulignons. [^21]:  -- (1). *Pour une réforme* de *l'entreprise*, p. 40. [^22]:  -- (2). « L'entreprise : famille ou cité ? » *Chronique sociale de France*, n° 78 du 31 décembre 1963, p. 440. [^23]:  -- (1). *Pour une réforme de l'entreprise*, p. 21. [^24]:  -- (2). Id. pp. 71-72. [^25]:  -- (1). Nous aimons à rappeler qu'un Anglais, nommé Griffith, dis­tinguait 261 acceptions du socialisme. C'est du moins ce n'affirme Werner Sombard dans « Le Socialisme allemand » p. 61. (Payot, Paris, 1938). [^26]:  -- (1). Oppression de liberté, p. 79 (Gallimard, 2^e^ édition. 1955). [^27]:  -- (1). Ce que nous avons pu lire sur l'expérience yougoslave nous a laissé sur notre faim. C'est que ni l'analyse, ni l'observation ne sont faciles dans un tel domaine. La bonne foi, d'autre part, peut ne pas exclure un inconscient préjugé politique favorable ou défavorable. Il semble cependant qu'on puisse retenir les réflexions sui­vantes d'un sociologue, M. Alain Touraine, que n'influence aucune conception a priori de la société industrielle : « On doit considérer comme une illusion l'idée d'une participation des travailleurs à la gestion des entreprises qui s'étendrait de plus en plus aux problè­mes de décision, jusqu'à aboutir à l'autogestion des entreprises par les travailleurs. L'autogestion yougoslave ne peut être invoquée contre cet argument. Son intérêt vient précisément de ce qu'elle s'inscrit dans un système dualiste : d'un côté les conseils ouvriers, ou plus exactement les unités économiques, ont un pouvoir d'auto­gestion sociale et s'appuient hors de l'entreprise sur les communes et sur les représentations politiques ; de l'autre, les directeurs s'ap­puient sur l'appareil de l'État et du parti. Entre les deux les con­seils ouvriers proprement dits non seulement ne gèrent pas économiquement et socialement l'entreprise, mais voient de plus en plus leur rôle réduit à celui d'un conseil d'administration sans pouvoir effectif. » (« Rationalité et politique dans l'entreprise », in *Économie appli­quée*, pages 538-539, octobre-décembre 1964, tome XVII.) [^28]:  -- (1). M. Alfred Frisch a bien analysé ce point dans une étude consacrée à l' « Évolution de la démocratie en Europe » (Bulletin SEDEIS, n° 887, Supplément, Futuribles n° 78, 20 mai 1964). [^29]:  -- (1). Voir ci-dessus p. 37. [^30]:  -- (1). Dans un excellent article : « La démocratie industrielle de Proudhon », in *Revue de l'Action Populaire* (n° 190, juillet-août 1965) Les citations suivantes sont empruntées à M. Bancal lui-même, ou à Proudhon d'après M. Bancal. [^31]:  -- (1). cf. *Six études sur la propriété collective* (1947) et *Dif­fuser la propriété* (1964) aux *Nouvelles Éditions latines*, 1, rue Palatine, Paris 6^e^. [^32]: **\*** cf. n° 104, « Mise au point », p 269. [^33]:  -- (1). L'Allemand Neimetz qui publia un « Séjour à Paris » 1717, remarque : « Les Français accompagnent d'une façon charmante. Ils ont la main prompte et ne touchent rien de superflu ». Comme il parle aussi avec la plus grande admiration de la musique de la chapelle royale, on peut affirmer qu'il a entendu celle de Couperin. [^34]:  -- (1). Il est seul. Thibaudet affirme qu'un romancier français eût fait de Vendredi une sauvagesse. [^35]:  -- (2). Éd. Denoël [^36]:  -- (3). Quand même, pour douze couples, c'est généreux. [^37]:  -- (1). Cette vue des choses fut indirectement admise par l'ambas­sadeur Charles-Roux dans sa lettre du 20 août 1939 à Mgr Tardini : « Déchaîner une guerre européenne dans le but ou sous le prétexte de rattacher au Reich une ville qui ne fait pas partie de la Pologne et dont les habitants allemands vivent sous un régime leur assu­rant les plus amples libertés, c'est véritablement assumer la respon­sabilité d'un crime. » Certes. Mais si le régime de Dantzig n'était polonais ni par l'administration ni par la nationalité de la majo­rité de ses habitants, en quoi les droits de la Pologne sur cette ville étaient-ils plus sacrés que ceux que le Reich revendiquait ? [^38]:  -- (1). Il va sans dire que la portée de ces réflexions s'étend bien au-delà de cette période pendant laquelle l'auteur était en poste au Vatican. [^39]:  -- (1). Nous c'est-à-dire les Français en tant que nation. Mais tout aussi bien les Anglais, les Italiens, etc. [^40]:  -- (43). Il s'agit d'un article de C. DUMONT, s.j., professeur au Scolasticat d'Eigenhoven, Louvain, *Pour une conversion* « *an­thropocentrique *» *dans la formation des clercs,* dans *Nouvelle Revue Théologique*, mai 1965, n° 5, p. 17 sq. Toutes infiltrations du progressisme philosophique ont été soigneusement et docte­ment recueilles et approuvées par l'auteur. les soulignements sont de nous. [^41]:  -- (44). Je note qu'à ma connaissance il n'existe à l'époque contemporaine, à côté de la philosophie concrète et de la phi­losophie existentielle, qu'une seule philosophie qui se dise « historique », c'est le matérialisme historique on marxisme. Est-ce elle que l'auteur recommande ? [^42]:  -- (45). Je note qu'un Gabriel Marcel ne se laisserait englo­ber dans aucune « structure », fût-elle existentielle ou existen­tialiste et que sa philosophie ne méconnaît nullement « l'être », la substance ontologique du réel au bénéfice d'une mise en ques­tion anthropocentrique. Ce rigoureux refus de l'anthropocen­trisme est même ce qui distingue Gabriel Marcel de tous les exis­tentialistes qui ne sont que des « penseurs subjectivistes » ca­mouflés. L'anthropocentrisme « en ce qu'il a de meilleur » c'est chez Sartre qu'il se trouve. [^43]:  -- (46). On découvre tout dans la pensée contemporaine, sauf précisément une structure. Une pensée structurée est impossi­ble dans une perspective anthropocentrique qui dénie toute valeur aux essences, aux structures du réel. [^44]:  -- (47). Souligné par l'auteur. Littré définit la conversion com­me « l'action de tirer les âmes d'une religion que l'on croit fausse pour les faire entrer dans une religion que l'on croit vraie ». Il ne s'agit donc pas ici d'un simple « changement d'a­vis sur un point important », puisque la philosophie et la théologie traitent des problèmes les plus importants où les avis n'interviennent pas, mais les preuves, les convictions, les cer­titudes, les évidences. On peut se demander si l'auteur connaît le sens des mots. [^45]:  -- (48). Le style n'est pas de nous, mais de l'auteur que ses contorsions mentales contraignent à des contorsions de style. On écrirait simplement, si l'on avait quelque bon sens et non l'esprit tourneboulé par les abstractions : « large comme un abîme », et l'on remarquerait aussitôt, avec le même bon sens qu'un abîme est toujours profond, mais peut être étroit, très étroit même. Décidément, le style, c'est l'homme. Ma sévérité en l'occurrence rejoint celle de Simone Weil à propos du style du P. Teilhard de Chardin dont le progressisme est en train de faire le penseur, le saint et le héros de notre temps. « Quand on écrit si mal, il est impossible qu'on ait une belle âme. » [^46]:  -- (49). Par exemple dans saint Thomas, selon l'auteur ! qui ne craint ni le paradoxe, ni la contradiction, ni le sophisme. [^47]:  -- (50). Pascal est évidemment périmé. [^48]:  -- (51). On en revient exactement, tel le serpent ourobore des sectes gnostiques, à l'origine de toutes ces élucubrations : L*'Ave­nir de la Science* de Renan, père de l'Église progressiste (sauf pour la réforme morale et intellectuelle). [^49]:  -- (52). Y aurait-il par hasard, en cette théologie, une possi­bilité d'intégration non « théologale » de l'univers en l'homme pris comme centre ? On le soupçonne. [^50]:  -- (53). La philosophie sans Dieu le fait déjà bien, très bien même, mais on le fera mieux. Pas moyen d'échapper philosophiquement à cette exégèse. [^51]:  -- (54). *Humani Generis*, édition citée, p. 93. [^52]:  -- (55). Contrairement au Christ sans figure de Teilhard qui, lui, s'y soumet. Cf. le texte de Teilhard, cité p. 67, de l'ouvrage du P. Rideau [^53]:  -- (56). Cf. D. HYDE, *J'ai été communiste,* trad. franç., Paris, 1962, p. 222 : « Une fois qu'un marxiste commence à discuter entre le juste et l'injuste, le vrai et le faux, le bien et le mal, à penser en termes de valeurs spirituelles, son idéologie marxiste se trouve mal en point ». Or penser en termes de valeurs spiri­tuelles, c'est penser en termes de valeurs éternelles, qui échap­pent au devenir, à l'évolution : *lntellectus supra tempus.* [^54]:  -- (57). Claude CUÉNOT, cité, avec éloge, dans les *Inform. Cath. Intern.*, n° 237, 1-5-65, p. 19. [^55]:  -- (58). *Semaine Sociale de France*, 1939, p. 382. [^56]:  -- (59). R.P. M.J. NICOLAS, *Revue Thomiste*, 1947, n° 2, p. 365 [^57]:  -- (60). Avec un merveilleux culot, le R.P. ajoute : « qui est la transposition *étonnamment suggestive* du grand thème plus ou moins plotinien « de l'émanation au retour » sur lequel saint Thomas a construit la *Somme Théologique *». Il ajoute, avec le même toupet : « Une telle philosophie de l'histoire (« le destin historique du prolétariat est de porter le destin historique de l'humanité, et par conséquent de l'Église ») peut fort bien être intégrée dans une vue du monde chrétienne ; et ce n'est pas du point de vue de la foi qu'on pourrait la rejeter ». [^58]:  -- (61). Je renvoie sur ce point qu'il serait trop long d'exposer et de critiquer en détail à la *Théologie du travail* du R.P. Chenu. Ce livre est le type même du livre écrit dans un « pen­soir », loin de toutes les réalités de la vie. Les forces du travail construisent un monde nouveau, nous dit-on. D'accord, mais parce qu'on les y contraint (soit par l'esclavage maigre du communisme, soit par l'esclavage gras de l'américanisme). Lafar­ge, gendre de Marx, voyait plus clair lorsqu'il écrivait que l'ou­vrier ne verrait aucun inconvénient à toucher son salaire sans travailler. Il préludait par là à l'observation fameuse de Péguy sur l'ouvrier dont l'ambition est de devenir bourgeois, autrement dit la représentation incarnée au niveau le plus bas de l'homme auto-suffisant propre au rationalisme. [^59]:  -- (62). R.P. CHENU, *L'Évangile dans le Temps*, Paris, 1965. [^60]:  -- (63). D. THOMAS, *Le Père Chenu, un nouveau prophétisme Meurtrier de la Foi*, dans *Le Monde et la Vie*, n° 147, août 1965, p. 23. [^61]:  -- (64). *Feu la Chrétienté*, p. 125. [^62]:  -- (65). *De l'actualité politique*, Paris, 1960, 2 vol. Cf. surtout le t. II, gros volume de 518 pages, bourré de documents et intitulé : *Progressisme chrétien et apostolat ouvrier*. [^63]:  -- (66). Les textes de Teilhard abondent à ce sujet. Cf. ceux-là même que cite le P. Rideau dans son livre récent sur Teilhard, « sans que tout cela l'effraie outre mesure », comme l'écrit sarcastiquement et justement Louis Salleron (*Teilhard est-il chrétien ?* dans *La Nation Française*, juin 1965, p. 11) ; cf. également notre article sur *La Religion teilhardienne*, (dans *Itiné­raires,* n° 91, mars 1965, pp. 144-183) ainsi que l'étude d'Henri RAMBAUD, *L'étrange foi du Père Teilhard de Chardin*, (dans la même revue même numéro, pp. 114-143) où nous citons, Henri Rambaud et moi-même, nos propres découvertes dans l'œuvre du R.P. Les textes de Teilhard se trouvent aux pp. 67, 149, 311, 368, 363, 373, 398, 412, 450, 506. 573. J'en extrais en seul : « *Une forme encore inconnue de religion* est en train de germer au cœur de l'homme moderne dans le sillon ouvert par l'idée d'Évolution ». [^64]:  -- (67). Nous citerons ici à propos de Teilhard et de sa mono­manie évolutionniste le mot bien connu de Chesterton dans *Orthodoxie :* « Le fou n'est pas l'homme qui a perdu la raison. Le fou est l'homme qui a tout perdu, excepté la raison ». [^65]:  -- (68). Cf. l'admirable ouvrage de L. BOUNOURE, *Recherche d'une doctrine de la vie*, Paris, 1964, qui en un chapitre de trente pages, exécuté la théorie pseudo-scientifique de Teilhard et en met à nu les racines mythiques. [^66]:  -- (69). Le propre du communisme, c'est qu'il n'existe maté­riellement nulle part. Son existence est purement mentale. Comme l'a montré Djilas dans son livre fameux sur *La Nouvelle Classe Dirigeante* dans les pays marxistes, la propriété collec­tive des biens de production y est inexistante. Ce qui existe, c'est une nouvelle classe de propriétaires qui a remplacé la classe bourgeoise et dont le mythe marxiste est à la fois la justification pseudo-rationnelle et la mythologie pseudo-reli­gieuse. [^67]:  -- (70). Cf. notre étude sur *La sociologie du teilhardisme*, dans l'ouvrage collectif *Face ou prophétisme de Teilhard*, Bruxelles, 1963. [^68]:  -- (71). Ladislas SIENKO, *Dzis i Jutro*, 5 déc. 1954, cité et tra­duit par Cl. NORROIS, *Dieu contre Dieu*, Paris, 1961. [^69]:  -- (72). M. KRASNOWOLSKI, ibid., 29 oct. 1954. [^70]:  -- (73). Abbé RADOSZ, *Slawo Powszechne,* 12 mars 1955. [^71]:  -- (74). R.P. Jan L. FIRRENS, C.I.C.M., Secrétaire général de la commission Église-Témoin des Organisations Internationales Catholiques, dans *Église-Témoin, Le Dialogue avec les Marxistes*, n° 16, juin 1965. [^72]:  -- (75). Hervé CHAIGNE, Franciscain, *Sens et Vérité des Thèses Chinoises, Libération du Tiers Monde*, Association Belgique-Chine, Bruxelles, 1965, p. 15. C'est le texte d'une conférence que le R.P. Chaigne, qui ne se soucie pas un seul instant du sort des chrétiens chinois persécutés, devait prononcer à Bruxelles et que le Nonce apostolique interdit. Le R.P. Chaigne fut néan­moins présent à sa tribune propékinoise le 6 mai 1965, prononça une brève allocution où il déclara se soumettre au « con­seil » de la Nonciature... et distribua alors le texte écrit de sa conférence aux personnes venues pour l'entendre. Le progres­sisme et l'escobarderie vont toujours de pair. Le même mois, la Nonciature essayait d'interdire une conférence de Roger Ga­raudy à l'Université catholique de Louvain, mais le Conseil d'Ad­ministration de l'Université, composé des Évêques de Belgique et présidé par le Cardinal Suenens, refusa d'obtempérer à son « conseil » et la conférence eut lieu. [^73]:  -- (76). C. MILLOSZ, *La Pensée Captive*, Paris, 1953, p. 281-284. [^74]:  -- (77). Dans un article de *France Nouvelle*, 31 mars 1965. [^75]:  -- (78). Cf. MONTUCLARD *Les événements et la foi*, Paris, 1952 (ouvrage condamné en 1953) la revue *Jeunesse de l'Église* et *Conscience religieuse et démocratie*, Paris, 1964. [^76]:  -- (79). De l'aveu même d'un teilhardien, le P. Rideau, dans *Inform. Cath. Inter.*, n° 237, 1^er^ mai 1965, p. 3 : « Teilhard dé­crit une inversion qui fait passer l'homme d'une conception relativement statique de sa situation dans le monde à une conception dynamique et prospective, essentiellement tournée vers l'avenir ». Pour Teilhard donc, comme pour Marx, « l'homme est l'avenir de l'homme ». « Le marxisme est la forme extrême de cet espoir messianique. Ce n'est pas le moment de dire ici com­bien cette polarisation, *sans doute* aplatie et temporalisée, est *un héritage* de la pensée chrétienne ». On admirera ce *sans doute* assez restrictif et qui équivaut à *un peu.* On ne s'étonnera pas de voir Marx rangé parmi les penseurs chrétiens, un de ces jours. Tant il est vrai que le progres­siste, complètement déraciné du réel (et même des textes qui lui sont les seules réalités sans doute accessibles) n'entend pas les déclarations antichrétiennes et antireligieuses les plus expressives de Marx. Décidément, il ne voit que ce qu'il veut voir : sa propre pensée, pas même celle des autres qui lui sont chers, Cf. aussi G. RONAY (progressiste hongrois qui se donne comme catholique et communiste, qui participa a la Semaine des Intellectuels Catholiques de 1965) ; *Pour nous chrétiens de l'Est*, dans *Inform. Cath. Intern.,* n° 237, 1^er^ avril 1965 : le teilhar­disme est « une vision du monde qui peut être extrêmement précieuse pour l'orientation des chrétiens qui vivent dans un régime socialiste et marxiste, donc matérialiste par principe »*...* il est « une force formatrice de l'histoire, quelque chose pour nous chrétiens, de semblable. à ce qu'est le marxisme pour les marxistes ». On sait en effet que, selon Teilhard, le monde va inéluctablement vers la socialisation et que celle-ci est l'infra­structure de la « Christosphère ». [^77]:  -- (80). M. DE CORTE, *L'homme contre lui-même,* Paris, 1962, pp. 23 sq. [^78]:  -- (81). Le Dr CHAUCHARD. [^79]:  -- (82). La vedette, la pin-up-girl, la vamp, la femme sophisti­quée de la publicité commerciale, bref dans l'image actuelle de la femme « à la mode » où perce toujours (même dans des films chrétiens) une pointe d'érotisme et, au sens fort de l'expression, de préméditation sexuelle. Le « mannequin moderne représente admirablement cette combinaison d'excitation malsaine et de mécanique combinée par un cerveau faisandé. [^80]:  -- (83). Extraits de *La Presse* de Montréal, cités par l'abbé G. de Nantes, dans *A mes Amis*, n° 205, Ascension. Le même abbé Évely me disait devant deux témoins, il y a quelque quinze ans, lorsqu'il était directeur du Collège Cardinal Mercier (mais oui ! l'autorité religieuse l'y avait nommé) et qu'il régnait encore sur plusieurs centaines de jeunes gens, que l'Ascension était de toute évidence un mythe et que Dieu, c'était l'homme de la rue. De là dire que l'homme de la rue est Dieu, il n'y a qu'un pas.. [^81]:  -- (84). Aussi le P. Chenu s'attache-t-il à montrer (afin que le marxisme soit de droit naturel pour un chrétien) que la classe est une communauté naturelle. Cf. *Semaine Sociale de France*, 1939, p. 382. Mais le P. Chenu pense la société en son poêle, comme Descartes l'univers. Madeleine DELBREL**,** *Ville marxiste, Terre de Mission*, p. 19, qui a fréquenté longuement la banlieue parisienne, écrit : « Je ne sais s'il est exact de dire *le prolétariat*... Je ne connais que des prolétariats. » D'autre part, p. 70, elle distingue avec netteté entre prolétariat et marxisme. C'est toute la différence entre un esprit réaliste et un esprit perdu dans ses propres pensées. [^82]:  -- (85). Dans un bulletin paroissial du diocèse de Liège, inti­tulé très intentionnellement *La Voix du Temps*, où le marxisme et le christianisme sont inoculés aux lecteurs. J'ai perdu la fiche relative à ce numéro et je cite de mémoire. [^83]:  -- (86). La chose, c'est-à-dire une noix vide. Car le propre de la démocratie moderne est de n'exister pas. C'est un pur décor de théâtre, où il faut chercher les souffleurs, les machinistes et ce que le sociologue américain Ostrogoski appelait au *siècle* dernier les *wire-pullers,* les tireurs de ficelle. [^84]:  -- (87). *Op. cit.*, *De l'actualité politique*, t. II, p. 175. [^85]:  -- (88). Cf. Michel de SAINT PIERRE, *Les Nouveaux Prêtres*, Paris, 1964 et Pierre DEBRAY, Dossier des Nouveaux Prêtres, Paris, 1965. Cf. aussi R.P. LOEW, Journal d'une mission ouvrière, p. 33 : « Dans un monde marxiste qui ne croit qu'au devenir, il faut donner aux prêtres le sens et le goût des essences éter­nelles ». C'est la condamnation, terrible et modérée, de la théo­logie du travail et de l'amour de l'humanité prêchée par le progressisme. [^86]:  -- (89). *Itinéraires*, n° 43, mai 1960. [^87]:  -- (90). Dans une publication réputée purement religieuse, vendue dans la plupart des églises de France, précise Madiran, et munie de toutes les approbations épiscopales. [^88]:  -- (92). Cl. NORROIS, *Dieu contre Dieu*, *op. cit.*, p. 48 sq. citant un texte progressiste polonais. \[Il n'y a pas, dans l'original, de note portant le n° 91\]. [^89]:  -- (93). Il est courant d'entendre les progressistes dauber sur les rapports entre les Missions et le capitalisme. Cf. le mot d'un progressiste rapporté par Gaston FESSARD, *Le Christianisme des Chrétiens progressistes*, dans Études, 1949, p. 65 : « Le seul sans-Dieu vraiment authentique est l'adorateur de l'argent ». Nous verrons plus loin que ce progressiste omet « l'adorateur du pouvoir », en fonction de la paille et de la poutre. [^90]:  -- (94). Cf. J. LOISEAU, *Prêtres perdus,* Paris, 1965, p. 102. [^91]:  -- (95). Je viens de lire une déclaration du Chanoine Haubt­mann : « L'Épiscopat comprend de mieux en mieux l'ampleur et l'importance de l'opinion publique. » Or l'opinion publique en matière de foi catholique est quasi entièrement monopolisée en France par les progressistes et leurs affidés. C'est ainsi que G. Hourdin écrit dans les *Inf*. *Cath. Intern*., n° 241, 1^er^ juin 1965, au sujet de l'information, c'est-à-dire de la formation de l'opinion publique : « Donner une information, c'est en termes techniques faire la relation d'un événement d'actualité *qu'il* est utile \[critère pragmatique s'il en est\] de faire connaître aux différents membres du groupe social... (qui) doivent être infor­més de ce qui se passe pour pouvoir se conduire suivant les règles du groupe \[définition pragmatique encore qui permet par exemple aux journaux communistes de Russie de détermi­ner *a* priori, en fonction du système, quelles sont les nouvelles qu'il faut ou qu'il ne faut pas publier\] ». Autrement dit l'opi­nion publique véritable est celle qui renforce, la cohérence du groupe. Pour ce faire, tous les moyens sont bons puisque le cri­tère de vérité disparaît au profit du critère d'efficacité. Nous ne devons pas transmettre une information vraie, si elle n'est pas utile. Par contre, nous pouvons transmettre une information utile, même si elle n'est pas vraie. La norme de vérité est totalement absente de la définition de Georges Hourdin. C'est ainsi que les *Inf*. *Cath. Intern*. forment l'opinion publique catholique à l'écoute de laquelle se portent les Évêques avec empressement. [^92]:  -- (96). Cf. l'article d'Étienne GILSON, *Suis-je schismatique ?* paru dans *La France Catholique*, et dont le retentissement fut proprement étouffé. J'ai tenté par exemple de le faire passer dans un journal catholique liégeois oui ne fait pas mystère d'être de droite, mais en vain. On ferait du tort à Notre Sainte Mère en signalant que la traduction du *Credo* que l'Épiscopat nous impose à l'imitation de l'Épiscopat français com­Porte un énorme contresens ! [^93]:  -- (97). *Jeunesse de l'Église*, mars 1949, p. 22. [^94]:  -- (98). L. ALTHUSSER, Ibid. [^95]:  -- (99). *Vie Intellectuelle,* 1^er^ février 1954. Pierre ANDREU, *op. cit.*, p. 151 note judicieusement qu'un tel article et un autre, voisin. du P. Congar « ne pouvaient qu'écarter un peu plus les prêtres-ouvriers de la voie de l'obéissance ». [^96]:  -- (100). Ce thème du « monde nouveau », de « l'homme nou­veau », de « la nouvelle frontière », etc. est la tarte à la crème du progressisme rose ou rouge. C'est, si l'on veut, « l'opium des intellectuels » qui, emprisonnés dans « le ghetto » de leur propre pensée, n'ont d'autre ressource, pour éviter la satiété, que de la proclamer toujours nouvelle. [^97]:  -- (101). Spécialité du R.P. CONGAR, comme on sait. [^98]:  -- (102). *L'Évangile dans le temps*, *op. cit.*, p. 313. [^99]:  -- (103). Remarque importante : lorsqu'un crypto-progressiste ou un crypto-marxiste (c'est tout un) veut montrer que la foi et le marxisme, loin d'être incompatibles, se complètent à mer­veille, il contourne l'obstacle de *Divini Redemptoris* (le marxis­me intrinsèquement pervers) en substituant au marxisme le mot « socialisme ». Nouvelle astuce née du primat de l'efficacité. [^100]:  -- (104). Wojciek JANISKI, *Slowo Powszchene*, 5 avril 1955. [^101]:  -- (105). Un exemple remarquable de cette bêtise est celui que nous donne le R.P. Dubarle. Parlant à une tribune communiste, il prononce, pour aguicher ses auditeurs, cette phrase qui est un sophisme que le plus borné des étudiants en Philosophie dé­couvre aussitôt, « Il n'y a de science que matérialiste et, en tant que savant (!), je suis matérialiste. » Mille regrets. Indépen­damment du fait que la bibliographie du R.P. Dubarle est vierge en matière de science (car s'il a publié en philosophie des sciences, il serait tout de même un peu osé de se dire matéria­liste, en tant que philosophe), ce n'est point parce que l'objet de la science est toujours l'aspect matériel et mesurable des êtres et des choses, que l'esprit qui anime la science, et le sa­vant lui-même sont matérialistes. Du fait que l'hématologie ana­lyse le sang, la médecine n'en est pas, pour la cause sanglante. Et moins encore, sans doute, le médecin. De la nature de l'objet conclure à la nature du sujet est un vice de raisonnement dont on peut se demander dans quelle tête, sauf divagante, il peut germer. Encore un coup, le souci de l'efficacité obnubile le re­gard de l'esprit, rend bête au sens propre du terme. Un autre, à un autre niveau, est celui du R.P. Cloitre, pané­gyriste de Johnny Hallyday (cité par P. DEBRAY, *op. cit.*, p. 103). « Le public a besoin d'hommes-dieux », écrit-il. Donc je lui en donne, sous-entend-il. Autrement dit le public a besoin d'une re­ligion sécularisée, sinon profanée. Nos progressistes la leur pro­curent sous prétexte qu'elle conduira au christianisme, au « vrai », le leur. Ils sont les fournisseurs attitrés de la Cour de Démos-Roi. Comme chez Aristophane, ils nourrissent de leur « théologie » le Boursier qu'est la Masse. [^102]:  -- (106). Voyez Budapest. [^103]:  -- (107). Une question surgit : pourquoi le marxisme qui ne tient pas un seul instant debout est-il conquérant au point d'avoir englobé un tiers de la planète ? La réponse. est simple : c'est que son adversaire est livré à la même enseigne que lui. Chaque fois que les Américains veulent rendre le monde « dé­mocratique », la démocratie recule. Il n'est que de voir l'Asie et l'Afrique qu'ils ont décolonisées. il s'agit donc, dans toute la mesure, qui est grande, où les idées mènent le monde, du conflit entre deux irréalismes. On peut prévoir l'issue. Ni l'un ni l'autre ne l'emporteront, parce qu'ils ne le peuvent. De leurs substances naît en eux et en dehors d'eux non « l'homme-su­jet », « l'homme-liberté », mais le robot de l'État totalitaire. [^104]:  -- (108). Et le communisme, son frère, naturellement. [^105]:  -- (109). *Op. cit.*, p. 148 et p. 159. [^106]:  -- (110). Moraux, hypermoraux même. On pourrait écrire, en fonction de la tactique subordonnée à la stratégie, « légitimes ou illégitimes, moraux, hypermoraux ou immoraux ». [^107]:  -- (111). On connaît le mot, rapporté par Thucydide, de l'ora­teur athénien aux Méliens qui s'étaient rebellés contre Athènes et que les soldats athéniens allaient passer au fil de l'épée, fem­mes et enfants compris : « Nous savons par tradition au sujet des dieux et par expérience au sujet des hommes, une tout être, quel qu'il soit, va jusqu'au bout du pouvoir dont il dispose ». Le pouvoir est comme un gaz, disait Simone Weil, il s'épanche à l'infini si aucun obstacle ne l'arrête. [^108]:  -- (112). Assez comiquement du reste, étant donné que la col­lectivité n'ayant point d'âme n'a ni esprit ni volonté. Parler de « l'esprit de corps », c'est assurément parler de la forme la plus basse de l'esprit qui confine, comme on sait, à l'automatisme. [^109]:  -- (113). Ne pas confondre l'absolutisme de Louis XIV par exemple qui se borne à exiler à quelques kilomètres de Paris les rares opposants à son gouvernement, et le totalitarisme mo­derne qui extermine individuellement ou en masse tous ceux résistent à son expansion : voyez le jacobinisme, la guillotine révolutionnaire, le combisme (qui condamnait les religieux à la mort civile), le communisme, le nazisme et la démocratie elle-même en ses accès de fièvre. [^110]:  -- (114). Autrement dit : pour l'exalter, la détraquer, en faire un pantin dont on tirera les ficelles. [^111]:  -- (115). La démocratie moderne est aussi une religion laïcisée, lorsqu'elle n'est pas un pur décor de théâtre. [^112]:  -- (116). *L'Avenir de l'Homme*, pp. 314 sq. [^113]:  -- (117). R.P. Philippe ANDRÉ-VINCENT, o.p., « La synthèse cos­mogénétique de Teilhard de Chardin et le Droit », dans *Archives de Philosophie du Droit*, t. 10, 1965. [^114]:  -- (118). Le successeur des Bourbons, écrit Maurras dans *L'Ave­nir de l'Intelligence*. Un seul cerveau suffit pour mille bras, observait Goethe, flegmatiquement. [^115]:  -- (119). *L'Énergie Humaine*, p. 134. [^116]:  -- (120). R.P. Philippe ANDRÉ-VINCENT, *art. cit.*, p. 47 sq. [^117]:  -- (121). Nous nous excusons de cet adjectif cumulatif, mais dans la pensée de Teilhard tout se prolonge en tout. [^118]:  -- (122). « Qu'importent ces quelques millions d'êtres humains sacrifiés aux projets d'unification du monde par le nazisme et par le communisme, rétorquait Teilhard à un éminent philoso­phe français qui nous répéta le propos, au regard de l'humanité enfin unifiée ! ». Cf. *L'Énergie Humaine*, p. 30 et *Cahier du monde nouveau*, 1945 (vol. I, n° 3, pp. 248-253) : « Les mouvements, totalitaires, quelles que puissent être les défectuosités de leurs premières ébauches, ne sont ni des hérésies ni des régres­sions biologiques. » [^119]:  -- (123). *L'Avenir de l'Homme*, pp. 201 sq. [^120]:  -- (124). Cf. R.P. Philippe ANDRÉ-VINCENT, o.p., *art. cit.*, p. 62. [^121]:  -- (125). Cf. supra. \[pas de note 126\] [^122]:  -- (127). *Radio-Message au congrès des Catholiques autrichiens à Vienne*, 14 septembre 1952, *Acta Apostolicae Sedis*, 1952, p. 791. Cf. aussi la traduction française dans A.F.UTZ, J.F. GITONER, A. SAVIGNAT, *Relations humaines et Société contemporaine*, Syn­thèse Chrétienne, Directives de S.S. Pie XII, Fribourg-Paris, 1956, t. I, p. 397, n° 710. [^123]:  -- (128). Karl MARX, *Contribution à la Critique de la Philosophie du Droit de Hegel,* Œuvres Philosophiques, trad. Molitor, t. 1, p. 107. [^124]:  -- (129). L. SALLERON, *Christianisme et politique,* dans *La Nation Française*, n° 509, 26 août 1965, p. 3. [^125]:  -- (130). *Lettres à un ami sur la Révolution Française,* Paris, 1795. On devrait avoir la patience de dépouiller les œuvres de Ballanche : sa doctrine de la « montée de l'humanité », des « initiations », des « phases théogoniques », projection reli­gieuse de la sociologie révolutionnaire et de ses triomphes, dé­montrerait que Teilhard n'a rien inventé et qu'il n'a fait que projeter en son syncrétisme « l'ascension » communiste « des masses dans l'Histoire ». [^126]:  -- (131). *L'Avenir,* 28 juin 1931. Cf. M. KITASNOWSKI, *Dzis i Ju­tro*, 5 décembre 1954 : « L'ordre nouveau (du communisme) as­sure la réalisation plus parfaite des principes inhérents à la doctrine de l'Église qui a, avec lui, plus d'un trait commun, comme la foi en l'homme, la libération des opprimés, la charité fraternelle ». [^127]:  -- (132). J. LACROIX, dans *Esprit*, juin 1945, p. 76. [^128]:  -- (133). *Ibid.* [^129]:  -- (134). Le subjectivisme pointe. [^130]:  -- (135). J. LACROIX, *Ibid.* [^131]:  -- (136). L'histoire du Concile témoigne du premier point. Quant au second, on est atterré de voir avec quelle rapidité le bas clergé se laisse envahir par la stupidité progressiste. Un curé d'une paroisse de Liège imprime, noir sur blanc, dans son bulletin paroissial que saint Pie X a peut-être eu tort de con­damner le modernisme. A. MINON, *Saint Pie X, Pape*, dans *l'Ap­pel des Cloches*, 38^e^ année, n° 32, 27 août 1965, p. 1 : « Quand on gouverne l'Église... les décisions qu'on est amené à prendre peuvent être discutables ; le Pape n'est pas omniscient ni infaillible dans tout ce qu'il fait ». Nul n'ignore que l'auteur de ce texte effarant sera sans doute bientôt évêque coadjuteur du diocèse de Liège. Un autre dont le comportement personnel est au-dessus de tout soupçon laisse ses vicaires afficher à la fenêtre de la maison où ils habitent une affiche contre la sale guerre américaine au Vietnam et un placard publicitaire pour une réu­nion des « amis de la Tchécoslovaquie » au cinéma socialiste du lieu, etc. D'où le mot d'une brave femme d'un quartier populaire de Liège dont je garantis l'exactitude : « Maria Dei ! nos curés sont en train de devenir fous ! » (traduit du patois). [^132]:  -- (137). Lu dans le n° 29-30, 1964, de la revue *Frères du Mon­de*, dirigée par les RR.PP. Maillard et Chaigne, *cum permissu superiorum*. A quand « la page religieuse » dans l'*Humanité *? [^133]:  -- (138). Cf. les réflexions de Freud sur le jeu de mots et ses rapports avec l'inconscient... [^134]:  -- (139). R.P. Cardonnel, o.p., dans *Témoignage Chrétien*, 8 avril 1965. Aux dernières nouvelles, le dit Révérend Père n'a pas en­core été interné dans un hôpital psychiatrique pour y soigner sa folie des grandeurs et y subir une cure psychanalytique. Il y aurait beaucoup à dire sur les racines sexuelles de la volonté de puissance progressiste. Mais quelle misère qu'un clergé qui s'abandonne à de tels dévergondages ! Le Christ épousant le destin politique de son peuple et clamant avec les Juifs : « Nous n'avons pas d'autre roi que César ! », n'est-ce point le comble ? C'est aussi la défi­nition même du progressisme : le Christ = César et César = le Christ. [^135]:  -- (1). La première lettre sur l'histoire de Lourdes que l'abbé Laurentin nous a prié d'insérer a paru dans *Itinéraires*, numéro 98 de décembre 1965. [^136]:  -- (2). *Lourdes, Histoire Authentique,* par R. Laurentin (sigle H. A.), p. 32. [^137]:  -- (3). H. A. 1, pp. 121 et 171. [^138]:  -- (4). H. A. 1, p. 105. [^139]:  -- (5). H. A. 1, p. 96, note 13. [^140]:  -- (6). H. A. 2, p. 360, note 61. [^141]:  -- (7). H. A. 1, p. 96. [^142]:  -- (8). H. A. 1, p. 105. [^143]:  -- (9). Archives de l'Évêché de Tarbes, Reg. 3, p. 150. [^144]:  -- (10). H. A. 1, p. 141. [^145]:  -- (11). H. A. 1, p. 101. [^146]:  -- (12). H. A. 2, p. 139. [^147]:  -- (13). H. A. 1, p. 20. [^148]:  -- (14). H. A. 1, p. 97, note 19 H. A. 2, pp. 86, 214, 226, 227, 270 -- *Documents Authentiques*, par R. Laurentin (sigle D.A) t. 3, p. 235 -- D. A. 5, p. 23, etc., etc. [^149]:  -- (15). H. A. 1, p. 97, noté 14. [^150]:  -- (16). H. A. 1, p. 90. [^151]:  -- (17). H. A. 1, p. 152. [^152]:  -- (18). H. A. 1, p. 97. [^153]:  -- (19). Palmé, 1869. [^154]:  -- (20). N.-D. de Lourdes, p. VIII. [^155]:  -- (21). *Bernadette, Sœur Marie-Bernard,* par Henri Lasserre, 1879, pp. 262 et ss, et note D, pp. 410 et 411. Ces attestations ont pu être maintenues dans les nombreuses éditions ultérieu­res. Elles sont encore exactes actuellement, car l'abbé Lauren­tin n'a pu exhumer aucune réclamation, pas même celles que Sempé, puis Moniquet inventèrent de toutes pièces pour dis­créditer les ouvrages de l'historien. Elles trompèrent naguère encore la bonne foi de Mgr Trochu dans Ste Bernadette Sou­birous, pp. 134 à 136, de Gaëtan Bernoville dans *Mgr Laurence*, p. 213, etc. [^156]:  -- (22). *N.-D. de Lourdes*, p. IX. [^157]:  -- (23). H. A. 1, p. 37. [^158]:  -- (24). H. A. 2, pp. 240 et ss. [^159]:  -- (25). H. A. 1, p. 23. [^160]:  -- (26). H. A. 2, p. 223. [^161]:  -- (27). *Itinéraires,* n° 85, p. 116 -- n° 90, pp. 78, 79 -- n° 93, p. 110 -- n° 95, pp. 189 et ss. [^162]:  -- (28). H. A. 1, p. 31. Nous aurons à parler ailleurs des textes tronqués et des textes omis, [^163]:  -- (29). H. A. 3, p. 239. [^164]:  -- (30). H. A. 4, p : 272. [^165]:  -- (31). Nous étudierons comment, tout en convenant que Las­serre a eu « *l'audace... de citer les noms des personnages, pour la plupart encore vivants *» (H. A. 1, p. 102), l'abbé Laurentin taxe de « *clauses rédactionnelles *» tout ce qui, dans *N.-D. de Lourdes* n'est pas accompagné de témoignages formels. Mais il accepte tout des PP. Sempé et Duboé, même s'ils n'ont aucune référence, en disant que chez eux tout « *provient* SANS DOUTE *de dépositions orales *» (H. A. 4, p. 223, etc.) Il connaît bien cependant la fantaisie et la partialité de ces derniers, et la rectitude historique de l'historien. [^166]:  -- (32). H. A. 4, p. 406. [^167]:  -- (33). Elles s'étalent en H. A. 4, p. 271 à 273. [^168]:  -- (34). On peut vérifier cela à Toulouse, aux archives Cros, A VII, p. 119, n° 803. [^169]:  -- (35). H. A. 1, p. 32. [^170]:  -- (36). H. A. 1, p. 21. [^171]:  -- (37). 26 janvier 1868, P. Sempé à Henri Lasserre. [^172]:  -- (38). H. A. 1, p 104. [^173]:  -- (39). H. A. 4, p. 325. [^174]:  -- (40). 30 janvier 1868, H. Lasserre au P. Sempé. [^175]:  -- (41). H. A. 5, p. 57 -- H. A. 1, p. 137. [^176]:  -- (42). 22 novembre 1868, H. Lasserre à Mgr Laurence. L'his­torien, seul mandaté par l'Évêque de Tarbes, détenait tous les documents alors connus sur les apparitions. Il aurait dû, au même titre, recevoir tous ceux qui pouvaient être découverts par qui que ce soit. Par conséquent si les Chapelains en ont trouvés qu'ils ont gardés pour eux seuls cette incorrection est allée à l'encontre du mandat épiscopal, lequel ne fut jamais annulé, comme en font foi les lettres autographes de Mgr Lau­rence à H. Lasserre... [^177]:  -- (43). *Annales de N.-D. de Lourdes,* 31 janvier 1869, p. 153 *Petite Histoire,* 1931, p. 153. [^178]:  -- (44). H. A. 4, p. 343. [^179]:  -- (45). H. A. 4, p. 327. [^180]:  -- (46). *Annales N.D.L.*, 1869, p. 17. [^181]:  -- (47). H. A. 2, p. 141. [^182]:  -- (48). H. A. 2, p. 58. [^183]:  -- (49). H. A. 2, p. 270. [^184]:  -- (50). H. A. 2, p. 361, note 66. [^185]:  -- (51). H. A. 2, pp. 132 et ss, pp. 240 et ss. etc. [^186]:  -- (52). Annales *N.D.L.,* 1868, p. 75. [^187]:  -- (53). H. A. 2, p. 141. [^188]:  -- (54). Id. [^189]:  -- (55). H. A. 2, p. 86. [^190]:  -- (56). D. A. 3, p. 235. [^191]:  -- (57). H. A. 2, p. 141. [^192]:  -- (58). H. A. 1, p. 154. [^193]:  -- (59). D. A. p. 237, note 25. [^194]:  -- (60). H. A. 2, p. 108. [^195]:  -- (61). D. A. 5, pp. 304 et ss. [^196]:  -- (62). H. A. 2, p. 141. [^197]:  -- (63). Cf. lettre de l'abbé Laurentin, publiée plus haut. [^198]:  -- (64). N° 12, octobre 1965, page 135. Voir *Itinéraires*, numéro 98 de décembre 1965, p. 201 à 204. [^199]:  -- (65). H. A. 1, p. 112 [^200]:  -- (66). H. A. 1, p. 156. [^201]:  -- (1). Entretien avec le publiciste Georges Seigneur, mars 1859