# 102-04-66 1:102 ## ÉDITORIAUX ### Le groupe pilote Au moment où paraît le présent numéro va s'ouvrir à Lausanne le III^e^ Congrès de l'Office interna­tional des œuvres de formation civique et d'action doctrinale selon le droit naturel et chrétien. Le premier Congrès, à Sion en 1964, avait étudié « L'homme face au totalitarisme moderne ». Le second Congrès, à Lausanne en 1965 : « L'informa­tion. » Le troisième, les 1^er^, 2 et 3 avril 1966 : « Laïcs dans la cité. » A l'un ou l'autre de ces trois Congrès ont apporté leur concours : Jean de Fabrègues, Michel de Saint Pierre, André Malterre, Hamish Fraser, Jean Jarsaillon, Luc Baresta, Henri Rambaud, Louis Salleron, Marcel De Corte, André Charlier, Gustave Thibon et beaucoup d'autres. L'Office international, selon l'expression fameuse em­ployée dans *Le Figaro* par un écrivain ecclésiastique, est « LE GROUPE FRANÇAIS QUI JOUE LE RÔLE PILOTE ». Après Lausanne, il y aura à Paris, le 27 avril, salle de la Mutualité, la grande réunion où Jean Madiran, Jean Ousset et Michel de Saint Pierre traiteront la question : « LE DIALOGUE EST-IL TOUJOURS IMPOSSIBLE ». 2:102 Malgré tous les efforts accomplis, notamment dans la presse, et principalement dans la presse catholique, pour interrompre la communication des idées et organiser la conspiration du silence, le « groupe français qui joue le rôle pilote » fait entendre sa voix réformatrice, rénovatrice, stimulante et pacifiante. Quelque chose a bougé et quelque chose est en marche. Laïcs adultes, laïcs « promus », laïcs conscients et organisés s'assurent eux-mêmes les moyens nécessaires à la réalisation et à la diffusion de leurs, travaux. Ils ordon­nent et articulent leur action autour du « groupe pilote » animé par Jean Ousset. Ce dynamisme nouveau et rénovateur, de proche en proche et de prochain à prochain, élargit une libre frater­nité où se reconnaissent et se rassemblent ceux à qui l'on voulait faire croire qu'ils étaient « isolés ». Les trois critères de cette action fraternelle et coordonnée demeurent ceux qui ont été posés à Sion en 1964 : 1\. -- lutte contre l'esprit de la subversion ; 2\. -- référence ordinaire à la doctrine sociale chrétienne ; 3\. -- respect de la libre complémentarité des œuvres. \*\*\* -- Mais, dira-t-on, n'y a-t-il pas quelque prétention, et quelque risque d'illusion, à vous désigner vous-mêmes comme « le groupe pilote » ? Réponse : -- premièrement, ce n'est pas nous qui désignons ainsi, c'est l'adversaire ; -- secondement, ce n'est pas « nous » qui sommes ainsi désignés. 3:102 « Nous », c'est-à-dire la revue *Itinéraires*, nous appor­tons à notre place et selon nos moyens un concours public et sans réserve au « groupe pilote » de Jean Ousset. Nous le faisons dans la « libre complémentarité des œuvres ». Nous sommes librement et volontairement solidaires de ce « groupe pilote », notamment face aux attaques de l'adver­saire. Mais nous n'avons aucune intention de nous attribuer des responsabilités et des mérites qui ne sont pas les nôtres. L' « action » de la revue *Itinéraires* est définie en principe par sa « Déclaration fondamentale », en pratique par ce que la revue a fait depuis dix ans et continue de faire. Action intellectuelle et morale qui a pour unique moyen le développement et la diffusion de cette publication men­suelle d'un type nouveau fondée en mars 1956. Ce déve­loppement, cette diffusion réclament d'ailleurs un minimum d'organisation et d'activité sociales, dont se charge l'association des « Compagnons d'Itinéraires ». Beaucoup comprennent que cela aussi est une action. D'autres le comprennent moins bien. Quoi qu'il en soit, ce n'est pas, il s'en faut, le seul mode d' « action » concevable ou possible ; ce n'est même pas du tout ce que l'on entend communément par le mot « action » : on veut dire organi­sations militantes, initiatives immédiatement pratiques s'étendant à l'ensemble, vaste et divers, du champ des activités sociales. Cette action-là est celle du « groupe pilote » que dirige Jean Ousset. \*\*\* Ceux qui ont entendu, le 15 février dernier, à la salle des Horticulteurs à Paris, Jean Ousset parler des « laïcs dans la cité », ne peuvent conserver aucun doute : il est l'animateur, l'organisateur et le chef désigné de toutes ces *actions pratiques* que beaucoup souhaitent et appellent, sans savoir *qu'elles existent et se développent* à deux pas de chez eux et qu'elles *n'attendent que leur renfort.* 4:102 Sans réclame et sans tapage -- sans autre tapage ni réclame que les hurlements des adversaires, souvent plus clairvoyants sur ce point que les amis, -- Jean Ousset a institué les méthodes nouvelles, adaptées aux circonstances présentes, d'une *action temporelle du laïcat chrétien.* Personne depuis vingt ans n'a fait ce qu'il a fait. Per­sonne n'a opéré de telles convergences, de tels regroupe­ments, de tels rassemblements dont témoignent les congrès de Sion et de Lausanne. A ce fruit visible on peut juger l'arbre. Ceux qui déclarent platoniquement que l'on devrait faire mieux et plus sont ceux qui précisément l'empêchent : le seul moyen de faire plus et mieux est de se *rassembler autour de ce qui existe déjà et d'aider ce qui est déjà²au travail.* Le « groupe pilote » de Jean Ousset peut être appuyé et renforcé de toutes les manières, sans que per­sonne y perde quoi que ce soit de sa vocation ou de sa fonction particulières : car ce n'est pas un rassemblement totalitaire, c'est une libre fédération dans le respect de la « complémentarité des œuvres ». \*\*\* Mais, parce que le « groupe pilote » anime et organise une *action* tout à fait *pratique,* cela ne peut être exposé comme une théorie : cela ne peut qu'être expérimenté et qu'être vécu. Et cela est objet de témoignage, non de démonstration. C'est donc notre témoignage que nous apportons au « groupe pilote » de Jean Ousset, en invitant chacun à aller le vérifier là où seulement l'on peut en trouver la vérifica­tion : sur le tas, dans les actions concrètes spécifiées par leur objet propre et par le terrain où elles se déroulent. Les « explications » ne sont pas inutiles, mais elles restent extérieures à cette réalité vivante qu'il faut voir de ses yeux et vivre soi-même. 5:102 L'action concrète est souvent obscure, patiente, limitée, quotidienne : c'est cela qui distingue la réalité du rêve. On ne peut pas la *dire,* non parce qu'elle serait clandestine (elle ne l'est sous aucun rapport), mais parce qu'elle est de l'ordre de la vie et de l'ordre de l'amour, où l'essentiel est toujours ce qui ne se raconte pas. Pour faire comprendre avec des mots la densité efficace des tâches prosaïques et réelles accomplies par le « groupe pilote », il faudrait un poète. Mais il y a les résultats, visibles de ceux qui ont le sens des réalités. \*\*\* Dans le monde moderne, ce n'est pas sur le terrain des idées qu'ont été battus ceux qui peuvent, à des titres divers, se réclamer de Le Play, de La Tour du Pin, de Péguy, de Maurras, de Chesterton, de Bernanos, de Saint-Exupéry (etc.). Bien sûr, le travail de recherche intellectuelle et d'approfondissement doit être poursuivi sans interruption pour que la tradition en reste vivante et ne devienne pas un objet de musée. Mais les victoires de la subversion ont été remportées sur le terrain de L'ORGANISATION*.* Les contre-révolutionnaires ont constamment adopté, ou superficielle­ment adapté, les méthodes d'organisation de la Révolution, au lieu d'inventer des méthodes d'organisation adéquates à leurs propres principes et à la situation qui leur est faite. N'importe quoi ne peut servir à n'importe quoi. Des orga­nisations conçues selon le type des « sociétés de pensée » analysées à leur naissance par Augustin Cochin, c'est-à-dire des sociétés idéologiques plus ou moins secrètes, des partis politiques, des associations compactes et centralisées, tra­vaillent par leurs structures, et par la puissance éducatrice de ces structures, au profit de la subversion, même si au départ elles ont une intention contre-révolutionnaire. 6:102 Rien ne ressemble davantage -- de l'extérieur -- aux « corps intermédiaires » que les « sociétés de pensée » : mais celles-ci sont radicalement le contraire de ceux-là, et qui­conque n'a pas encore réussi à discerner en quoi et pour­quoi elles s'opposent ferait mieux d'abandonner, jusqu'à ce qu'il l'ait compris, toute prétention ou toute responsabilité dans le domaine de l'action organisée. La grande réforme des méthodes d'organisation instau­rée par Jean Ousset consiste à créer des groupements struc­turés sur le modèle des *corps intermédiaires* et non plus sur le modèle des *sociétés de pensée.* Mais ce n'est rien d'en donner ainsi la définition abstraite : elle ne parle qu'à ceux qui ont aperçu, dans et par l'expérience, que sous des apparences extérieurement analogues il s'agit de réalités opposées. Ceux qui auront été les contemporains de cette réforme fondamentale et de cette vraie nouveauté seront-ils passés à côté sans apercevoir, sous l'apparence analogue, la réalité véritablement nouvelle ? Nos lecteurs du moins auront été avertis. Cet avertis­sement et ce témoignage sont parmi les plus graves et les plus entièrement décidés que nous leur aurons jamais donnés. 7:102 ### Quelques mots de Gilson ÉTIENNE GILSON a donné son avis sur la nouvelle tra­duction du *Pater* comme il l'avait donné sur la nouvelle traduction du *Credo* ([^1]) *:* « ...On y tutoie Dieu, ce à quoi nous ne sommes pas accoutumés. Les Anglais vouvoient tout le monde, même leurs chiens ; il est donc naturel qu'ils tutoient Dieu pour ne pas lui parler comme à n'importe qui. Nous tutoyons nos intimes ou familiers, même nos chats ; il est donc naturel que nous disions vous à Dieu pour signifier le res­pect que nous lui portons. Un Français ne tutoie pas spontanément le Roi des Rois, mais si on nous enjoint de le faire nous le ferons (...). Dieu en entend bien d'autres et nous-mêmes ne sommes pas juges de la liturgie ; dans ses textes comme dans ses rites, l'Église en décide souve­rainement sans même avoir à nous consulter. » La meilleure chose que l'on puisse dire en faveur du tutoiement est aussi la seule : les autorités ecclésiastiques en décident comme elles l'entendent, et c'est à elles d'en décider. Il est arrivé déjà au cours de l'histoire que des autorités ecclésiastiques massacrent ou laissent massacrer la liturgie, ce qui est facile et rapide, puis s'emploient à la restaurer, ce qui est fort long. Toutefois, quand aux décisions de l'autorité viennent s'ajouter des explications et motifs donnés par le canal de la presse ou du Centre national de pastorale liturgique ([^2]), on peut bien constater que ces raisons n'ont aucune valeur dans les domaines invoqués de la sémantique, de la syntaxe, de la stylistique. 8:102 On nous raconte n'importe quoi, nous avons déjà eu l'occasion de le faire remarquer ([^3]). -- Les autorités ecclésiastiques ont sur la liturgie une autorité pleine et entière que nous ne contestons aucunement ; mais en matière de stylistique, de syntaxe et de sémantique, il n'existe aucune autorité religieuse. Gilson dit très bien que tutoyer Dieu n'est pas spontané dans la langue française d'aujourd'hui ; c'est le « vous » qui est naturel. Le « tu » va prendre (provisoirement) sa place non parce qu'il serait meilleur, ou désiré, mais uniquement parce qu'il aura été imposé. Voici d'ailleurs les « raisons » données par le Centre national de pastorale liturgique : « Une option stylistique : le tutoiement. Le tutoie­ment fut d'usage commun dans le *Notre Père* en français jusqu'au XVII^e^ siècle. Il a été conservé par les protes­tants. Les versions bibliques le maintiennent. Il a été adopté pour la prière liturgique en français. L'usage du *Notre Père* dans la messe (où il est suivi de la prière : « Délivre-nous, Seigneur, du mal... ») et sa récitation, œcuménique supposent nécessairement l'emploi du tutoie­ment. » Prises une à une, ces « raisons » n'ont aucun poids et se ramènent finalement à dire qu'il faut tutoyer parce qu'on a précédemment décrété de tutoyer. Invoquer l'usage com­mun antérieur au XVII^e^ siècle prend en la matière les allures d'une farce : l'aggiornamento consisterait donc à nous faire parler le français du XVI^e^ siècle ? L'usage des Protestants est allégué quand on en a envie et oublié chaque fois que l'on préfère s'en passer. En ce passage comme dans la plupart des autres, l'exposé du Centre national de pastorale liturgique exprime une pure gratuité, une pure fantaisie, sans rien qui ressemble à un argument de linguistique. Cet exposé va même jusqu'à souligner ce que « veut exprimer » la majuscule nouvelle du mot « Mal » : mais comme il s'agit d'une prière récitée et que les majuscules, jusqu'à nouvel ordre, ne se prononcent pas autrement que les minus­cules, il est évident qu'ici encore on nous raconte n'importe quoi. 9:102 N'importe quoi en ce qui concerne la langue. En ce qui concerne la signification religieuse, nous écoutions, nous recevons l'enseignement que l'on nous donne, quand du moins l'on veut bien nous en donner un. Le Centre national de pastorale liturgique, sur le « Mal », dit seulement : « Mais délivre-nous du *Mal* ». La majuscule du mot Mal veut exprimer qu'il ne s'agit pas seulement ici du péché, mais aussi de celui qui est derrière le péché, l'ad­versaire personnel du règne de Dieu, Satan, le « Malin » ou le « mauvais ». C'est peu. C'est plus affirmatif que justificatif. C'est même insignifiant au regard de l'état de la question. La Bible de Jérusalem, qui traduit : « du Mauvais » (Mt., VI, 13), ajoute en note : « ou : *du mal* ». La Sainte Bible de Pirot et Clamer (tome IX, page 81) remarque qu'entre « mal » et « Mal », « depuis les origines jusqu'à nos jours les exégètes argumentent, se contredisent et finalement restent sur leurs positions ». On ne nous a pas encore révélé ce qui a soudainement permis de trancher la question, et de la trancher impérativement et nécessairement dans un sens contraire à notre tradition ; contraire au commentaire de saint Thomas d'Aquin, *In Orationem dominicam expo­sitio* (*Opuscula theologica*, éd. Marietti, tome II, page 234) ; contraire aux arguments du P. Lagrange, *Évangile selon saint Matthieu* (Gabalda 1927, page 131) ; contraire à ce que l'on apprenait hier encore dans le *Catéchisme à l'usage des diocèses de France*, édition revue et corrigée 1947, page 98 ; contraire aux explications du Concile de Trente. Nous en sommes réduits à supposer que l'on a dû brusquement découvrir un motif fondamental et absolument contrai­gnant : mais jusqu'à présent on l'a tenu caché. Nous atten­drons donc que l'on daigne nous en instruire. \*\*\* « *Comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés* », texte nouveau, signifie EN FRANÇAIS, ainsi que le remarque Gilson, que nous aurions pardonné d'abord à ceux qui ne nous ont pas offensés, et qu'ensuite nous pardon­nerions « aussi » à ceux qui l'ont fait... Si l'on voulait, comme nous l'assure le Centre national de pastorale litur­gique, mieux rendre en français le *sicut et* du latin et la particule correspondante du grec, c'est le texte protestant qui était le bon, remarque encore Gilson : « *comme aussi nous pardonnons...* » Gilson ajoute : « J'espère bien que le crédit dont jouissent aujourd'hui dans l'Église les Chrétiens réformés leur permettra de ne pas se laisser arracher une formule en si parfait accord avec le *sicut et nos* de la Bible latine... » \*\*\* 10:102 Les prières en français remanié que l'on nous impose sont un peu trop souvent composées en mauvais français, par des gens qui ne savent pas leur langue et qui écrivent sans sourciller, et probablement sans le vouloir, des faux-sens et des contresens comme le « de même nature » du *Credo* ou le « aussi à ceux qui nous ont offensés » du *Pater*. Les autorités ecclésiastiques en décident souverainement sans même avoir à nous consulter, dit Gilson. C'est vrai. Le malheur est pourtant que cette fois-ci l'Église *a voulu consulter* les laïcs compétents, et a fait annoncer qu'ils seraient écoutés, entendus, appelés à collaborer : mais les autorités ecclésiastiques se sont trompées de laïcs. D'où le résultat. Il y a en effet dans l'article de Gilson quelques mots qui ont valeur de témoignage pour l'histoire : « NE DÉSIRANT PAS OFFRIR DES SERVICES QUE PERSONNE NE NOUS INVITE A RENDRE... » On commence donc à savoir quels sont les laïcs qui *n'ont pas* été consultés (ni là-dessus ni sur le reste). Un nom les résume tous, et il suffit : Étienne Gilson. \*\*\* Gilson ? connais pas ! diront sans doute les responsables. Certes. On voit bien qu'ils ne le connaissent pas. Et l'on voit bien que c'est tant pis pour eux. Gilson : pour quoi faire ? Ils ne savent pas. Ils ne sont pas informés. Leurs journaux ne leur ont pas dit (car ils s'informent dans les journaux... !) ni leurs commissions ; ni leurs comités. En ce temps-là, diront demain les historiens de l'Église, on fit grand tapage autour de la promotion du laïcat et de la consultation des laïcs, mais sans aller plus loin que quel­ques figurants et quelques fantoches. Car ce temps-là était celui d'Étienne Gilson, qui pouvait écrire au même moment : « *Ne désirant pas offrir des services que personne ne nous invite à rendre...* » 11:102 ## CHRONIQUES 12:102 ### Henri Charlier et la musique française par Bernard FROMENT LA FIN du XIX^e^ siècle et le commencement du XX^e^ sont un des grands moments de la pensée française, et quand je parle de pensée, j'enferme dans ce mot l'ensemble de tous les arts. Certes le Romantisme avait été une grande époque, féconde en génies mais les artistes romantiques, poètes, romanciers, peintres, musiciens, n'avaient conçu leur art que comme un moyen de traduire leurs passions, dans lesquelles ils demeuraient comme en­fermés, incapables d'atteindre autre chose que l'univers de leurs sensations et de leurs sentiments. Ce qui se dégage du Romantisme, c'est une philosophie désespérée qui s'ex­prime avec des accents de révolte. Si Dieu existe, il s'est joué de l'homme, et il n'y a pas de sens à la vie en dehors de cette passion qui soulève l'homme et lui donne l'illusion de toucher quelque chose d'éternel : il n'y a rien d'autre qu'elle à connaître. Quand l'art s'arracha aux séductions du Ro­mantisme, ce fut pour tomber dans le Naturalisme, qui le persuada qu'il n'y avait rien d'autre à faire qu'à copier la nature. Une découverte fut faite alors par Baudelaire, lors­qu'il annonça que la poésie, l'art en général ; n'est pas description mais évocation. Les apparences sensibles des choses, mouvantes, fugitives, disait Baudelaire, ne peuvent satisfaire notre besoin d'une Beauté absolue, éternelle. L'imagination nous fait atteindre, par delà ces apparences, l'essence même des choses, et c'est pour cette raison que cette faculté est « reine du vrai ». 13:102 « Tout l'univers visible, disait-il, n'est qu'un magasin d'images et de signes aux­quels l'imagination donnera une place et une valeur rela­tives ». Le rôle de l'artiste est donc de déchiffrer et de traduire ces signes dans son propre langage. Quoique les intuitions si justes de Baudelaire restent encore envelop­pées de trop de romantisme, il a eu le mérite de découvrir qu'il y a correspondance entre les arts : « C'est un des diag­nostics de l'état spirituel de notre siècle que les arts aspirent sinon à se suppléer l'un l'autre, du moins à se prêter réci­proquement des forces nouvelles. » Les uns et les autres puisent dans ce que Baudelaire appelle « l'inépuisable fonds de l'universelle analogie ». Or si l'art est évocation, il y a un art qui est doué d'une puissance évocatrice extraordi­naire, c'est la musique ; et en effet elle dispose, grâce à l'invention d'instruments nouveaux, d'une palette extrême­ment étendue. Cette seconde moitié du XIX^e^ siècle voit se créer les concerts dominicaux. La musique exerce donc alors sur les autres arts une espèce d'envoûtement : c'est le moment où, selon le mot de Valéry, les poètes voulurent « reprendre à la musique leur bien ». Mais, chose remar­quable, personne ne pense alors qu'il y a eu une musique française : la Révolution de 1789 est un fossé profond qui a englouti les plus pures gloires de la France. La musique allemande a submergé l'Europe au point que l'Allemagne a pu paraître comme la patrie même de la musique, et il est vrai que la sensibilité allemande est l'expression la plus typique du Romantisme. « Beethoven, écrit Baudelaire, a commencé à remuer les mondes de mélancolie et de déses­poir incurable amassés comme des nuages dans le ciel inté­rieur de l'homme. » Désormais la sensibilité et les formes de la musique allemande vont s'imposer avec tant de force en France que tout l'enseignement musical en demeure au­jourd'hui encore inspiré. Il n'est pas étonnant que la France ait eu tant de mal, je ne dis pas à redécouvrir, mais même à comprendre son propre génie. \*\*\* 14:102 C'est à un artiste, à la fois peintre et sculpteur, Henri Charlier, que revient l'honneur d'avoir été un des premiers, au début de ce siècle, à retrouver la pure tradition de la musique française. Dans la Préface de son Album de Tailles directes il a écrit : « A dix-huit ans, avec l'outrecuidance de cet âge, je voyais comme le but de ma vie de réformer l'art et la pensée dans le sens de l'esprit français parce que je l'estimais plus universel : cela surtout contre la philoso­phie et la musique allemandes. » Aujourd'hui il vient de publier un volume sur François Couperin, qui fait suite à un autre volume sur Rameau, paru il y a quelques années ([^4]). Ce sont deux minces volumes, mais ils disent ce que nul n'a encore dit : si quelque lecteur est curieux de connaître l'esprit de la musique française, c'est ici qu'il en aura la révélation. Henri Charlier est entré dans cet esprit mieux que les musiciens. Mais, dira-t-on, qu'a donc de particulier la musique française ? Car de nos jours on est revenu à la musique du passé, cette musique qu'on appelle « baroque », sans qu'on sache pourquoi : il y a même des orchestres de chambre dont elle est devenue la spécialité, et qui inscrivent pêle-mêle à leurs programmes Vivaldi, Corelli, Leclair, Telemann, Couperin et Rameau, sans compter toute la cohorte des Bach. Pourquoi donc Couperin et Rameau trouvent-ils mieux que les autres le chemin de mon cœur ? Moi-même je suis embarrassé pour le dire, car il est bien difficile de trouver des mots pour dire ce qu'on ressent de plus délicat et de plus profond à la fois. J'ai essayé de voir clair à tra­vers Debussy, car il a été un des premiers à découvrir Rameau. Le 22 juin 1903 la Schola Cantorum donnait *la Guirlande* de Rameau. Debussy assistait au concert et criait son enthousiasme par ces mots : « Vive Rameau ! A bas Glück ! ». J'ai donc cherché des textes. Dans une lettre à Louis Laloy, il parle « du goût parfait, de l'élégance stricte, qui forment l'absolue beauté de la musique de Rameau. Et malheureusement si nous avons l'air de revenir vers lui, ce n'est guère que par vaine curiosité, car nous sommes presque incapables de sentir ce que nous avons perdu en l'écoutant si mal » ... J'ai trouvé encore un article de Debussy sur Rameau, d'où j'extrais ces lignes : « On peut regretter que la musique française ait suivi, pendant trop longtemps, des chemins qui l'éloignaient perfidement de cette clarté dans l'expression, ce précis et ce ramassé dans la forme, qualités particulières et significatives du génie français. » 15:102 Dans un autre article de Debussy, écrit à la demande d'André Caplet, je lis ceci : « Rameau, qu'on le veuille ou non, est une des bases les plus certaines de la musique, et l'on peut marcher sans crainte dans le beau chemin qu'il traça, malgré les piétinements barbares, les erreurs dont on l'embourbe... » Tout cela était vrai, mais répondait mal à mon interrogation. La musique était pour Debussy son véritable langage ; et c'est bien plutôt dans son admirable Estampe pour piano, *Hommage à Rameau*, qu'il faut cher­cher la signification de son admiration. C'est aller seule­ment à mi-chemin de la vérité que de parler de « ce précis et ce ramassé dans la forme, qualités particulières et signi­ficatives du génie français » ... encore que cela soit juste. J'ai donc interrogé la musique elle-même à travers les chefs-d'œuvre de Rameau et de Couperin et en rapprochant les musiciens des poètes et des peintres. \*\*\* L'art n'est pas ce qu'on croit d'ordinaire, une expres­sion des sentiments et des passions. L'art français est plus qu'un autre métaphysicien, en ce sens qu'il n'est point satis­fait à moins d'avoir touché l'être des choses, et d'avoir ren­du sensible, à travers les formes et les couleurs, le principe qui les fait subsister dans l'Être. S'il lui arrive de parler de sentiments et de passions (comme Ronsard dans les *Amours*)*,* c'est pour aller au-delà ; et à ce propos me revient en mémoire le mot admirable de Mallarmé : « Toute âme est une mélodie qu'il s'agit de renouer. » C'est-à-dire qu'il s'agit de toucher ce point secret de l'âme, bien au-dessous des sentiments qui l'agitent, où cette mélodie commence à naître. Notre vie intérieure est incessamment coupée, hachée par les impressions que le monde extérieur vient y inscrire ou par les pensées qui naissent en nous. Le rôle de l'art est d'arrêter ce tumulte et de nous permettre d'atteindre notre rythme intérieur dans sa pureté. Les musiciens allemands ont fixé, d'une manière qu'on dirait définitive, les formes du développement thématique, ce qui a permis et permet encore de construire d'interminables symphonies, trios, quatuors, etc. (« Il me semblait, écrivait Debussy, que, depuis Beethoven, la preuve de l'inutilité de la symphonie était faite. ») 16:102 La musique française, au moins celle qui n'a point suivi les procédés de développement de la musi­que allemande et qui a su se rendre indépendante de la tyrannie de la mesure ; traduit la liberté du mouvement de l'âme et l'arrête à cette place choisie où s'ouvre pour elle la contemplation. Qu'on joue la pièce de clavecin de Rameau *l'Enharmonique*, une des plus belles qu'il ait écrites, ainsi nommée d'un terme technique, parce que le compositeur use de modulations enharmoniques, créant ainsi d'un bout à l'autre une incertitude dans l'harmonie. Qui ne voit que dans cette incertitude la musique exprime son propre drame intérieur ? Et c'est tout le drame de l'homme qui se trouve inscrit là avec une noblesse et une grandeur dont il y a peu d'exemples. On éprouvera une émo­tion de la même qualité en écoutant telle ou telle pièce de clavecin de Couperin : je nommerai parmi d'autres l'*Atten­drissante* et l'*Âme en peine*, qui n'ont l'une et l'autre qu'une page, et où pourtant tout est dit de ce qu'on peut exprimer de la douleur humaine. C'est là le caractère original de la musique française qui la distingue, malgré la ressemblance dans l'écriture, de tout ce que l'Allemagne et l'Italie ont produit comme musique à la même époque. \*\*\* C'est un poète, Claudel, qui a analysé de la façon la plus lucide la révolution qui s'élabore dans les arts à la fin du XIX^e^ siècle. Parlant d'*Igitur*, l'essai dramatique de Mallarmé, il écrit : « Jusqu'à Mallarmé, pendant tout un siècle depuis Balzac, la littérature avait vécu d'inventaires et de descrip­tions. Mallarmé est le premier qui se soit placé devant l'extérieur, non pas comme un spectacle ou comme un thè­me à devoirs français mais comme devant un texte, avec cette question : « *Qu'est-ce que ça veut dire ?* » ([^5]) Et il poursuit : « L'aventure d'Igitur est terminée, et avec la sienne celle de tout le XIX^e^ siècle. Nous sommes sortis de ce fatal engourdissement, de cette attitude écrasée de l'esprit devant la matière, de cette fascination de la quantité. Nous savons que nous sommes faits pour dominer le monde et non pas le monde pour nous dominer. Nous savons que le monde est en effet un texte et qu'il nous parle, humblement et joyeusement, de sa propre absence, mais aussi de la pré­sence éternelle de quelqu'un d'autre, à savoir de son Créa­teur. » 17:102 Cette révolution s'accomplit parallèlement dans tous les arts, que ce soit dans la peinture avec Gauguin, Cézanne et Van Gogh, dans la sculpture avec Rodin, dans la musi­que avec Debussy et Satie. Et j'ajouterai dans la philosophie avec Bergson. Et nous ne sommes pas loin du temps où saint Thomas va reprendre une place d'honneur parmi les penseurs, arrachant la pensée philosophique à l'idéalisme kantien. Il y a là un effort spirituel qui va dans le même sens, celui d'une recherche de la forme dédaignant les orne­ments factices pour aller directement au cœur du réel et en exprimer l'essence. Aussi quand Debussy écrit six sonates qu'il signe : « Claude Debussy, musicien français », (que la mort l'empêchera d'achever, et sur le manuscrit de la troisième on peut lire : « la quatrième sera pour hautbois, cor et clavecin »), ce n'est pas un mouvement de chauvi­nisme -- nous étions alors en guerre avec l'Allemagne -- c'est un signe infiniment plus profond. \*\*\* Ainsi donc quand Henri Charlier écrit un livre sur Cou­perin et un autre sur Rameau, ce n'est pas une concession faite à ce qu'on appelle communément le violon d'Ingres La découverte de la musique française a été capitale pour l'éclosion de sa vocation d'artiste, à une époque où elle était encore à peu près inconnue. Ce qu'il y a de précieux dans ces deux livres, c'est qu'ils ne sont pas l'œuvre d'un musi­cologue, même savant, mais d'un artiste, qui nous apprend comment il eut à travers la musique française la révélation de la liberté du rythme, révélation que devait compléter plus tard la découverte du chant grégorien. Et elle devait être essentielle à sa propre vocation ; car il ne concevait pas que la vie profonde de l'âme pût s'exprimer autrement que par un rythme libre : la musique venait ainsi confir­mer ses intuitions plastiques. Le génie de Couperin a brillé particulièrement dans la musique instrumentale et la musique de clavecin. Déjà célè­bre bien qu'il fût très jeune, il usa pourtant d'un strata­gème pour triompher de l'engouement des Français pour la musique italienne. Il fit jouer une sonate de lui qu'il imagina d'attribuer à un nouvel auteur italien inconnu, et cela suffit à lui attirer les applaudissements. 18:102 Lui-même admirait beaucoup Corelli. Henri Charlier explique perti­nemment quelle sorte de leçon il tira de Corelli, qui lui reste d'ailleurs très inférieur : « Ce que Couperin trouvait en Corelli, c'est une formule instrumentale entièrement dégagée du passé *vocal* de la polyphonie. Les instruments à cordes y sont traités suivant leur ampleur propre, avec « les écarts et les sauts qui leur sont possibles, bien qu'interdits à la voix humaine. » L'œuvre instrumentale comprend les *Concerts Royaux,* composés pour Louis XIV, « qui le faisait venir presque tous les dimanches de l'année », *l'Apothéose de Lulli, l'Apo­théose de Corelli,* et l'ensemble de sonates groupées sous le titre : les *Nations.* On est frappé de la grandeur simple et sans apprêt, mais souvent teintée de mélancolie, qui règne dans les pièces graves de ces sonates, tandis que celles qui sont plus légères ont un charme qui traduit bien la délicatesse profonde du musicien. Parlant des premiers *Concerts*, Henri Charlier en dépeint parfaitement le carac­tère : « Ce qui est grave est d'une gravité douce, pleine de délicatesse ; il y a beaucoup de pièces pastorales, délicieuses, d'une gaieté un peu conventionnelle dans les airs fugués, une mélancolie qui ne l'est pas, et une douloureuse sarabande dans le quatrième Concert. » Toutes ces œuvres émanent de l'intime de l'âme et s'adressent de même à ce qu'il y a de plus secret en nous : « J'aime beaucoup mieux ce qui me touche que ce qui me surprend », a dit Couperin lui-même. Et il a aussi l'art de nous toucher par les moyens les plus simples et les plus exquis. Quant aux Pièces de Clavecin, elles forment quatre livres qui sont remplis de merveilles. Henri Charlier a rai­son d'orienter son lecteur, plutôt que vers les pièces qui sont, les plus connues parce que légères et charman­tes, vers celles qui traduisent un sentiment profond et sont « tournées à la contemplation du mystère de l'homme » : les *Regrets, l'Angélique, la Favorite, les Lan­gueurs tendres, les Charmes, l'Âme en peine, les Ombres errantes, l'Épineuse, les Pavois,* et tant d'autres. *La Passa­caille* du second livre, qu'il dit avec raison si violente, est un des sommets de l'œuvre de Couperin : sa violence exprime une sorte de volonté héroïque. Oh a souvent rapproché Couperin de La Fontaine, parce que beaucoup de ses pièces sont des portraits. 19:102 Non seulement les titres le laissent supposer, mais Couperin lui-même l'a reconnu : « J'ai toujours eu objet, en composant toutes ces pièces, des occasions différentes me l'ayant fourni : ainsi les titres répondent aux idées que j'ai eues, on me dispensera d'en rendre compte ; cependant, comme parmi les titres il y en a qui semblent me flatter, il est bon d'avertir que les pièces qui les portent sont des espèces de portraits qu'on a trou­vés quelquefois assez ressemblants sous mes doigts, et que la plupart, de ces titres avantageux sont plutôt donnés aux aimables, originaux que j'ai voulu représenter qu'aux copies que j'en ai tirées. » D'ailleurs certains titres nous révèlent en Couperin un ironiste qui s'est amusé du comique des choses et des gens, en quoi il fait penser à La Fontaine ou à Erik Satie : ainsi *la Drôle de corps*, *la Petite pince-sans-rire*, *les Culbutes*, *le Petit Deuil ou les trois Veuves.* Que signifie un titre comme *l'Amphibie*, qui est une des pièces les plus nobles du quatrième livre ? Quant aux *Barricades mystérieuses*, il y a moins de mystère qu'il ne paraît : je pense que ces barricades sont simplement les syncopes sur lesquelles vient buter l'élan du rythme presque à chaque mesure. Dans le chapitre qu'il consacre aux Pièces de Clavecin, Henri Charlier relève ce que Couperin dit du rythme dans son ouvrage *l'art de toucher le clavecin*, et sans doute est-ce une idée de première, importance pour comprendre l'esprit de la musique française. « Je trouve, écrit Couperin, que nous confondons *mesure* avec ce qu'on nomme *cadence ou mouvement*. Mesure définit la quantité et l'égalité des temps ; et la cadence est proprement l'esprit et l'âme qu'il y faut joindre. Les sonates des Italiens ne sont guère sus­ceptibles de cette cadence. » On comprend que pour Coupe­rin *cadence* signifie *rythme,* le rythme étant le mouvement de l'âme, c'est-à-dire un mouvement spirituel et non maté­riel. C'est par là que la musique française diffère profon­dément de la musique allemande et de la musique italienne, où la mesure, explique Henri Charlier, « est devenue un élément de rythme, destiné à renforcer l'expression des passions, comme il se voit chez. Beethoven par exemple. » Le livre d'Henri Charlier se termine par un parallèle de Couperin et de Rameau, dont j'extrais ces lignes signifi­catives : « Couperin est le grand poète lyrique qui a man­qué en ce temps en France. Il est le Musset, le La Fontaine et le Verlaine musical de son époque. Rameau en est le grand dramaturge. De nos tragiques il a l'optimisme chrétien ; de Shakespeare il a la fantaisie poétique s'unissant au drame ; et ses ballets ont certainement une analogie avec la grande *Bacchanale* ou *le Triomphe de Flore* de Poussin, qui sont au Louvre. » \*\*\* 20:102 Je ne veux pas terminer cette étude sans parler du livre qu'Henri Charlier a consacré précédemment à Rameau. La grandeur de Rameau a souvent frappé les étrangers plus que les Français, tant nous sommes indifférents à nos pro­pres gloires. C'est un chef d'orchestre hongrois, Nikisch, qui a prononcé ce jugement définitif : « Si Rameau était alle­mand, il serait plus connu que Bach. » Même les critiques qui ont consacré des ouvrages à Rameau, comme Laloy et Masson, osent à peine le mettre sur le même pied que Bach, Beethoven ou Wagner. Un seul lui rend justice, et c'est un musicien, Georges Migot. Le livre d'Henri Charlier a le mé­rite de dégager d'abord la figure vraie de Rameau, qui fut si calomnié de son vivant, notamment par les Encyclopé­distes, puis de montrer chez ce musicien la puissance et la grandeur de l'inspiration. Rameau aborde la scène avec *Hippolyte et Aricie* en 1733. Il n'est alors connu que par ses pièces de clavecin (très différentes de celles de Couperin, mais où se dessine le symphoniste génial que sera Rameau), ses *Cantates* et son *Traité de l'Harmonie,* qui le desservit plutôt auprès du public parce qu'on lui reprocha d'être trop savant. Pourtant Rameau dira de lui-même avec pro­fondeur : « Vous verrez que je ne suis pas novice dans l'art, et qu'il ne paraît pas surtout que je fasse grande dépense de ma science dans mes productions, où *je tâche de cacher l'art par l'art même.* » De 1734 à 1760 Rameau donna à la scène française vingt et un ouvrages. Mais il était un génie cornélien égaré au XVIII^e^ siècle, et il eut contre lui les Ency­clopédistes, notamment la sottise et la prétention de Jean-Jacques Rousseau, qui se croyait musicien pour avoir com­posé un médiocre opéra-comique, et qui exalta contre la déclamation si nuancée et intelligente de Rameau le *bel canto* italien. Il n'eut pour lui que Voltaire, ce qui signifie bien quelque chose. Pourtant les chefs-d'œuvre succèdent aux chefs-d'œuvre, parmi lesquels : *Les Indes Galantes, Castor et Pollux, les Fêtes d'Hébé, Dardanus, Platée, Zo­roastre.* Henri Charlier est le premier à avoir soupçonné que dans *Castor et Pollux* Rameau a transposé sa propre histoire. 21:102 Dans sa jeunesse il avait aimé la même jeune fille que son frère puîné Claude, et ce fut Claude qui fut élu. « L'une de ses plus grandes œuvres, *Castor et Pollux,* dit Henri Charlier, est l'histoire de deux frères aimant la même femme, mais dans cette œuvre, bien loin que ce soit la vio­lence de la passion qui soit le sujet, c'est la grandeur du sacrifice. » On ne connaît rien de plus grand dans toute la musique que le chœur funèbre par quoi commen­ce le premier acte. De même la chaconne qui termine *Dardanus* est une des plus belles symphonies qui ait jamais été écrites. Il n'y eut aucun sujet que le génie de Rameau n'eût l'audace d'aborder et où il se montrât inférieur. Je n'en veux pour exemple que l'ouverture de l'Opéra-ballet *Zaîs :* elle dépeint « le débrouillement du chaos et le choc des éléments quand ils se sont séparés ». Puis la première aurore se montre, le soleil se lève pour la première fois, les oiseaux et les fleurs naissent, l'Amour prend possession de la terre. Wagner n'eut pas plus d'audace que Rameau. Les trois derniers chapitres surtout de cet ouvrage sont pleins d'enseignements. Dans le premier, « les Formes d'art », Henri Charlier explique la genèse et la composi­tion de l'opéra du XVIII^e^ siècle : ayant l'imagination natu­rellement plastique, il a pénétré la signification de l'Opéra français, où le ballet tient une place si importante, puis­qu'il y a un ballet pour chacun des cinq actes. « L'Opéra français, écrit-il, est une forme très caractérisée, inconnue à l'étranger, et la plus haute forme de la musique drama­tique. Elle est fort peu comprise parce qu'elle a été rem­placée par des drames mis en musique. Mais l'Opéra fran­çais est un spectacle dont le but est de *faire voir des rythmes.* C'est une alliance de la poésie et *de la plastique* avec la musique, mais dont les ordonnateurs sont, non seu­lement le drame, mais la musique. » On voit donc que les ballets ne sont pas, comme on l'a dit, un hors-d'œuvre qui gêne le mouvement de l'action. Ils en sont au contraire la traduction plastique ; mais cette conception a été tout à fait incomprise de son temps et elle n'est pas mieux com­prise de nos jours. Henri Charlier revient dans le chapitre suivant, « les Danses de Rameau », sur ce caractère si par­ticulier du ballet dans l'opéra de Rameau. « C'est en cela, dit-il, que se manifeste la grande âme de Rameau : les situations sont toujours élargies par un caractère contem­platif qui s'y ajoute et les dépasse. » J'ai vérifié moi-même combien cela est juste en jouant au Piano la danse de Terp­sichore à la fin des *Fêtes d'Hébé*, où il y a un louré, deux menuets et une musette d'une gravité noble, un peu mélan­colique, qui ont un accent d'une originalité unique. 22:102 Enfin dans un dernier chapitre, « Rameau et la musi­que », Henri Charlier montre la place de Rameau dans l'his­toire de la Musique. « Rameau est, en son temps, le grand représentant de la liberté rythmique. On peut dire que, depuis le XVI^e^ siècle, la musique s'acheminait doucement vers une confusion du rythme et de la mesure et cette confusion est l'œuvre de la musique italienne et principa­lement de la musique allemande. » Ici il faudrait tout citer car tout est essentiel. Mais j'en ai dit assez pour qu'on comprenne à quel point la découverte de Rameau et de Couperin à l'aurore de ce siècle allait dans le même sens que les autres efforts qui tendaient à libérer les arts et la pensée en général des servitudes matérielles, pour conqué­rir une véritable liberté dans l'expression de ce qu'il y a dans l'âme de plus pur et de plus profond. « C'est la même libération, écrit Charlier, que Gauguin, Rodin, Bergson, Péguy, Claudel ont opérée dans les autres modes de pensée. Ils nous ont débarrassés de la « fascination de la quanti­té », comme dit Claudel. » Il était bon que cela fût écrit par un artiste qui eût assez de sens philosophique pour avoir l'intelligence des mouvements les plus secrets de la pensée. Ce que ce siècle a tenté, combien de gens aujour­d'hui en mesurent la grandeur ? Nous lui préférons les nou­veautés les plus fallacieuses. Heureusement il y a des œuvres qui sont là pour témoigner. Bernard FROMENT. 23:102 ### Les dernières années de François Couperin par Henri CHARLIER Un premier extrait du Couperin d'Henri Charlier a paru dans notre précédent numéro. En voici un second. L'ouvrage est publié par les Éditions EISE (Éditions et imprimeries du Sud-Est), 46, rue de la Charité, Lyon. FRANÇOIS COUPERIN a donc participé à la grande his­toire, non pas certes comme acteur, mais comme un spectateur privilégié. Il fut forcément comme professeur le familier d'un prince et d'une princesse qui furent un temps trop court l'espoir de la France ; il ne faut pas croire que les mœurs étaient gourmées. Il suffisait qu'on marquât le respect dû au rang plutôt qu'à la *personne.* N'est-ce pas le meilleur moyen d'exercer la charité vraie et de ne point juger, que de respecter le titre de duc en s'abstenant de signifier par aucune marque si celui qui le porte en est digne ou non ? N'est-ce pas exactement la conduite à tenir vis-à-vis des pères et mères. ? Vis-à-vis des vieillards ? Le respect est la condition de la familiarité en tous temps et dans toutes les classes sociales. Aujourd'hui, hélas, il arrive que les parents ne respectent plus leurs enfants ; pour ne pas se contraindre, ils disent devant eux des choses qu'ils devraient taire ; cet irrespect fondamental de l'inno­cence se reverse sur eux un jour, ou l'autre, et la déviation des cœurs s'introduit, qui est la misère profonde des sociétés. 24:102 Saint-Simon avait pour travers la vanité nobiliaire, mais ce défaut était en quelque sorte extérieur car il n'attei­gnait pas son jugement ; il est un témoin de cette familia­rité dans le respect qui est le signe des sociétés pacifiques. Il place parmi ceux qui ont su former la jeunesse difficile du duc de Bourgogne : « Moreau, premier valet de chambre, fort au-dessus de son état, sans se méconnaître ». Saint-Simon était lié avec Maréchal, premier chirurgien du roi, qui lui rapportait beaucoup de choses ; et voilà comment Maréchal parlait à Louis XIV, à propos des soupçons d'em­poisonnement du duc et de la duchesse de Bourgogne : « Il le conclut (son avis) par dire au roi et à Madame de Maintenon, devant ces médecins (Fagon et Boudin) qu'il ne disait que la vérité comme il l'avait vue et comme il la pensait, que parler autrement c'était vouloir deviner, et faire en même temps tout ce qu'il fallait pour faire mener au roi la vie la plus douloureuse, la plus méfiante, la plus remplie des plus fâcheux soupçons, les plus noirs et les plus inutiles... » Et plus tard quand les soupçons s'arrêtèrent sur le duc d'Orléans, Maréchal dit au roi : « Que prétendez-vous par là, Sire ? afficher partout la honte prétendue de votre plus proche famille ? Et quel sera le bout ? De ne trouver rien et d'en avoir la honte vous-même ? Si par impossible, et je répondrais bien que non, vous trou­viez ce qu'on vous fait chercher, feriez-vous couper la tête à votre neveu, qui a un fils de votre fille ? » Et voici qui décrit Saint-Simon lui-même, jugeant Maréchal : « Car Maréchal, qui était effectif, et la probité, et la vérité, et la vertu même, était d'ailleurs grossier, et ne savait ni la force ni la mesure des termes, étant d'ailleurs tout à fait respectueux et parfaitement éloigné de se méconnaître. » Il est clair que lui-même n'eût pas dit les choses aussi franchement (sinon dans le secret de ses Mémoires), mais il est certain aussi que Louis XIV a laissé parler Maréchal, et finalement a suivi son avis en arrêtant toute enquête. Telle était la Cour, et les hommes parmi lesquels Couperin passait une partie de sa vie, et beaucoup de ses pièces de clavecin en portent la trace. Soit qu'elles fassent le por­trait d'une élève, comme la *Princesse de Sens,* une arrière-petite-fille du grand Condé, qui devait être une charmante et innocente enfant, ou qu'elles rappellent le souvenir d'une *séance* chez le roi d'Angleterre exilé, comme « les plaisirs de Saint-Germain-en-Laye. \*\*\* 25:102 Mais la vie privée du grand artiste est aussi fréquem­ment attestée dans ses œuvres. Or, cette vie privée est marquée de souffrances et d'un grand malheur. Il ne jouissait pas d'une bonne santé et son métier l'astreignait à se trouver à heures fixes soit chez ses élèves, soit à son banc d'organiste. Il menait donc une vie labo­rieuse et pénible pour un homme maladif. Dans la préface de son premier livre de clavecin publiée en 1713 alors qu'il avait seulement quarante-cinq ans, il dit : « *Ces occupa­tions* (à la Cour), *celles à Paris et plusieurs maladies* doivent être des raisons suffisantes pour persuader que je n'ai pu trouver au plus que le temps de composer un aussi grand nombre de pièces, puisque le livre en contient soixante et dix et que je compte en donner un second volume à la fin de l'année. » Or, la maladie l'arrêta encore car ce second livre ne parut que trois ans plus tard, en 1716, et il s'en excuse dans sa préface : « Toujours des devoirs, tant à la Cour que dans le public, et par-dessus tout une santé très déli­cate. » Il s'était marié à vingt et un ans, et à vingt-deux ans il avait sa première fille. Comme nous l'avons dit, elle entra au couvent ; assez tard, à vingt-huit ans, en 1718, chez les Cisterciennes de l'abbaye de Maubuisson. Couperin obtint pour la doter (car il faut bien que les religieuses cloîtrées et destinées à la prière puissent vivre) que l'on divisât son brevet de pension de huit cents livres en deux ; une part fut attribuée à sa femme Marie-Anne Ansault « pour l'aider à subsister » et l'autre à sa fille Marie-Madeleine « pour la mettre en état d'accomplir le dessein qu'elle a de se faire religieuse ». La pension de Couperin se serait éteinte avec lui. Âgé de cinquante ans seulement mais malade, il en faisait reporter la moitié sur la tête de sa femme et établissait sa fille aînée. Celle-ci fut très probablement organiste de l'abbaye ; car elle y mourut en 1742 religieuse de chœur après vingt et une années de profession et on fit appel au bout de quelques années à une organiste non religieuse. 26:102 La seconde fille de Couperin, Marguerite-Antoinette, née en 1705, avait donc quinze ans de moins que sa sœur. Son père n'eut pas besoin de l'établir autrement que par son art. Elle jouait du clavecin, dit Titon du Tillet, d'une ma­nière savante et admirable. Elle suppléa souvent son père dans sa charge, et complètement pendant ses dernières années, car dans la préface de l'édition du quatrième livre de clavecin en 1730, Couperin dit : « Il y a environ trois ans que ces pièces sont achevées ; mais comme ma santé diminue de jour en jour, mes amis m'ont conseillé de cesser de travailler... »  On lit dans le *Mercure de France* (août 1729) : « La demoiselle Couperin, fille du sieur Couperin, organiste du Roy, a eu l'honneur de jouer plusieurs fois pendant ce mois devant la Reine plusieurs pièces de clavecin, et en dernier lieu le 24, veille de la fête de saint Louis, pendant le souper de LL. MM., elle était accompagnée seulement par le sieur Besson, ordinaire de la musique... » Et en 1730, Couperin obtint pour sa fille la survivance de sa charge. « *Aujourd'hui 16 février* 1730. Le roi étant à Marly, le sieur François Couperin, ordinaire de la Musique de la chambre de Sa Majesté pour le Clavecin, en survivance du sieur d'Anglebert, a très humblement représenté à Sa Majesté, que l'âge et les infirmités dudit sieur d'Anglebert l'empêchent d'exercer les fonctions de ladite charge depuis plusieurs années ; *il était aussi, par les mêmes motifs, hors d'état d'y suppléer*, pourquoi il suppliait Sa Majesté du consentement dudit d'Anglebert, d'agréer que la dite sur­vivance dont il est pourvu, passât à la demoiselle Couperin sa fille qui s'est appliquée toute sa vie à la musique et au Clavecin. Et Sa Majesté, étant informée de la bonne conduite et des talents de la dite demoiselle Couperin... a commis et commet la demoiselle Antoinette-Marguerite Couperin pour en faire les fonctions dès à présent, et les continuer après le décès dudit d'Anglebert, en vertu du présent Brevet, et ce tant qu'il plaira à Sa Majesté. » Ce fut elle qui enseigna le clavecin aux filles de Louis XV, Mesdames de France. Notons que lorsqu'à partir de 1733 on joua chez le roi ou la reine la musique de Rameau, c'est elle qui devait tenir le clavecin ; elle accompagna « la demoiselle Rameau », la jeune femme du compositeur quand elle chanta le rôle d'Aricie devant la reine. Cette fille de Couperin vécut jusqu'en 1778. 27:102 Mais le grand malheur qui assombrit la vie de Couperin fut la perte de son fils. Il était né, croit-on, en 1707. C'est l'inventaire après le décès du compositeur qui révèle le drame. Ce fils y est *présumé vivant* en 1733. Il avait donc disparu. Il aurait eu vingt-six ans en cette année-là. On peut estimer qu'il a disparu entre l'âge de dix ans et celui de seize, car c'est en 1725, alors que le jeune homme aurait eu seize ans, que Couperin se décida à demander la survi­vance de sa place d'organiste pour son cousin Nicolas. Il ne devait donc plus espérer revoir cet enfant qu'il avait déjà commencé à former comme il l'avait été lui-même, à faire courir ses doigts sur le clavier. Ce serait donc pour ce fils que Couperin semble avoir écrit « la *Croüilly ou la Couperinette* », le titre de sieur de Croüilly paraissant, nous l'avons vu, sur les pièces d'orgue alors que le compositeur avait vingt-deux ans. C'est vrai­semblablement à son fils qu'il le transmettrait plutôt qu'à sa fille. C'est une pièce véritablement enfantine, les liga­tures rythment un pas hésitant. Elle se termine par le même air sur le même rythme mais en majeur avec un bourdon c'est une musette. Et nous avons là un témoi­gnage du détachement résigné de l'auteur pour ses souve­nirs intimes à la fin de sa vie. Bien qu'elle datât des pre­mières années de ses enfants, cette pièce ne fut publiée que dans le dernier livre en 1730, trois ans avant sa mort. Il reste dans des pièces de clavecin quelques témoigna­ges de la douleur du père : le premier est *l'Âme en peine*, qu'il a placée dans le treizième ordre du troisième livre, à la suite des *Folies françaises,* aussitôt après « la frénésie et le désespoir ». Un autre est dans les *Ombres errantes* de la fin du quatrième livre. Enfin, dans la pièce splendide qui s'appelle *l'Épineuse* et témoigne d'une douleur résignée et presque tranquille. Un court passage en majeur laisse percer une nuance d'espoir dont la musique elle-même exprime avec force la faiblesse. Ô merveille de l'art qui saisit avec tant de profondeur les nuances de l'esprit ! Notons que *l'Épineuse* fait à l'orgue un excellent effet, et cette pièce est très religieuse par son caractère musical même, qui d'autre part suggère les différents timbres à employer. L'orgue, parce qu'il en est capable, n'est pas destiné forcément à une musique compliquée, et le carac­tère religieux n'est nullement lié aux formes scolaires du contrepoint. 28:102 Mais Couperin a surtout manifesté ses sentiments inti­mes dans les œuvres instrumentales, et il est plusieurs de ses concerts dont la douleur est le sujet de bout en bout malgré quelques pièces vives. Les pièces de clavecin du « troisième ordre » qui renferme *la Ténébreuse et la Lugu­bre,* donnent le spectacle d'une douleur que le musicien a partagée par sympathie et par solidarité humaine, mais qui n'est pas la sienne. Dans les concerts, on n'en peut douter, c'est Couperin qui souffre. Et cette souffrance aboutit dans le dixième concert à cette *Plainte* pour deux violes sans accompagnement de clavecin qui est un des sommets non pas de l'œuvre de Couperin mais de toute musique. Jamais plainte plus dépouillée n'a ainsi chanté la misère humaine. Aucune sentimentalité, aucune complaisance pour soi-même, aucune admiration pour sa propre douleur, pour son « cas », aucun appel à une justice qui n'aurait pas été faite à un homme tel que lui-même, pas même l'interroga­tion véhémente de Job disant : « Pourquoi ? Mais pour­quoi ? ». Pas de réclamations, la douleur pure, une plainte noble et résignée, un des aveux les plus hauts et les plus humbles qu'un homme ait jamais faits sur sa condition. Il reste cependant quelque chose à dire, car nous pos­sédons quelques lignes authentiques de musique grecque sur un chœur de l'Oreste d'Euripide (La musique grecque par Th. Reinach, Pavot). Il est en mode enharmonique (défectif avec des quarts de ton) : c'est celui qu'employait la tragédie et il était si douloureux que quelques siècles plus tard, alors que les Grecs, devenus les Græculi, avaient bien perdu l'esprit d'où était née la tragédie, les amateurs ne pouvaient l'entendre « sans vomir ». Or, la *Plainte* de Couperin n'a rien de commun avec cette douleur sans espoir, avec cet accablement sous le poids du destin que fait ressentir le chœur d'Euripide. Disons aussi que ce n'est plus possible à aucun artiste ; il s'est passé quelque chose entre Euripide et Couperin, qui est la révélation chrétienne. Un sens a été donné à la vie, à la douleur, à la mort, qui est précisément celui qu'attendaient les grands poètes musiciens de la Grèce. 29:102 Il n'est plus possible d'être aussi triste qu'eux, même pour un athée moderne, car le sang qui a coulé sur le Calvaire a été répandu pour tous les hommes, il s'est glissé dans les veines de l'humanité tout entière. Un athée moderne cherche dans l'homme ce qu'il ne peut trouver qu'en Dieu, mais dans l'homme même il cherche un bien que l'humanité n'avait jamais cru possible. La *Plainte* de Couperin témoigne d'une sagesse chrétien­ne, et c'est à cause de cela que l'avènement de la musique romantique, qui se croit grande de se révolter contre la Providence, a fait oublier pour près de deux siècles cette perfection de l'art et de la pensée, ce sommet de la civili­sation. Telle fut la grande douleur de Couperin. Son art, certes, pouvait lui donner des consolations ; il avait rapidement dépassé la virtuosité d'écrire pour atteindre la maturité de la maîtrise ; son âme montait avec l'âge et les épreuves. Et pendant ce temps où toujours malade il passait le milieu de la vie, les quinze dernières années du vieux roi Louis XIV furent aussi des années de cruelles épreuves. Ce fut un arrière-petit-fils, âgé seulement de cinq ans, qui succéda au roi. Bossuet avait jadis commencé un sermon à la Cour : « Dieu seul est grand, mes frères... » Louis le Grand pouvait y penser souvent. La musique avait toujours tenu une grande place dans sa vie. Dans sa jeunesse il la dansait et ne craignait pas de le faire en public. Dans sa vieillesse, converti, regrettant les désordres de sa vie privée, très courageux contre le malheur, il demandait à la musique autant qu'à la religion de placer son âme au plan supérieur où elle pouvait dominer les événements, et c'est toujours à Couperin qu'il s'adressait. C'est à cette union de douleurs qu'on doit les *Concerts Royaux.* Couperin édita les quatre premiers seulement en 1722 et dans la préface il dit : « *Les pièces qui suivent sont d'une autre espèce que celles que j'ai données jusqu'à présent. Elles conviennent non seulement au clavecin, mais aussi au violon, à la flûte, au hautbois, à la viole et au basson.* « *Je les ai faites pour les petits concerts de chambre où Louis XIV me faisait venir presque tous les dimanches de l'année... Si elles sont autant du goût du public qu'elles ont été approuvées du feu roi, j'en ai suffisamment pour en donner dans la suite quelques volumes complets.* » 30:102 Les quatre premiers concerts publiés en 1722 sont comme une détente. Ce qui est grave est d'une gravité douce, pleine de délicatesse ; il y a beaucoup de pièces pastorales, délicieuses, d'une gaîté un peu conventionnelle dans les airs fugués, une mélancolie qui ne l'est pas, et une douloureuse sarabande dans le quatrième concert. Couperin en publia d'autres en 1724 et il est probable d'après la préface de son dernier livre de clavecin (1730) qu'il en est beaucoup de perdus. C'est dans le dixième concert que se trouve la Plainte pour deux violes dont nous avons déjà parlé. Le quatorzième concert est lui aussi tout à la douleur. \*\*\* Sentant sa fin venir, le compositeur mit ce qu'il avait de loisirs et de santé à publier ses œuvres : 1713 : Premier livre de Clavecin ; 1714 : Leçons de Ténèbres ; 1716 : Second livre de Clavecin ; 1716 et 1717 : L'art de toucher le Clavecin ; 1722 : Concerts Royaux et Troisième livre de Clavecin ; 1724 : Le Parnasse ou *l'Apothéose de* Corelli, sonate en trio ; 1725 : *Apothéose de l'Incomparable M. de Lully *; 1726 : Les Nations : Sonates et suite de symphonies en trio ; 1728 : Pièces de viole avec la basse chiffrée ; 1730 : Quatrième livre des Pièces de Clavecin. Sa réputation était grande auprès des artistes en France et à l'étranger. D'Agincourt dans la préface de ses pièces de clavecin écrit (1733) : « je n'ai rien changé aux agré­ments ni à la manière de toucher de celle que M. Couperin a si bien désignée et caractérisée et dont presque toutes les personnes font usage ; je peux dire que nous lui devons tous un gré infini des peines qu'il s'est données d'en faire la recherche. » Le tableau que Bach donne en 1720 des signes et agréments à son fils aîné Wilhem-Friedman repro­duit à peu près exactement le tableau des ornements que donnait Couperin dans sa *Méthode cinq* ans plus tôt. Il le recommandait à ses élèves. Il a recopié les *Bergeries* pour le livre de clavecin de sa femme Anna Magdalena. La Poupelinière, fermier général et mélomane, qui protégea les débuts de Rameau (qui avait alors près de cinquante ans) entendit jouer ces *Bergeries* par le carillon de Delft en Hollande, en 1731. 31:102 Le prince de Monaco écrivait à Couperin en 1722 : « M. le Comte Couperin, je ne vous ai point oublié, Monsieur... et je vous apprends qu'il n'y a point de jour qu'on n'exécute ici une de vos pièces et que je ne rende hommage à la divine Muse qui les a inspirées. » Sébastien de Brossard qui possédait une copie des pièces pour viole s'exprime ainsi à leur sujet dans son *Catalogue *: « On peut dire et on doit dire que voilà de la bonne, de l'excellentissime musique ; rien n'y manque que la bonne exécution. » Dans le « Privilège » qui accompagne *l'Art de toucher le Clavecin* que Couperin édita en 1716, le lecteur royal ajoute : « Le seul nom d'un auteur si célèbre doit rendre ce livre recommandable au public. On doit être obligé à un maître qui a porté son art au plus haut degré de perfection, de vouloir bien enseigner par de courtes leçons ce qui a été en lui le fruit d'une longue étude et d'une application continuelle. » La preuve de l'estime qu'on faisait de ses œuvres se trouve dans le nombre d'éditions de ses pièces de clavecin. Il y eut six éditions du premier livre, trois du second, trois du troisième, et deux du quatrième. Quand Couperin mourut, en 1733, il y avait cinq ou six ans qu'il ne composait plus. Il avait employé ses dernières forces à l'édition de ses pièces de viole et du dernier livre de ses pièces de clavecin. Sa mort survint le 12 septembre 1733 « au coin de la rue Neuve-des-Bons-Enfants, proche la place, des Victoires, vis-à-vis les écuries de l'hôtel de Toulouse », au second étage. La maison existe toujours. Dix-huit jours après, le premier octobre, eut lieu la première représentation d'Hippolyte et Aricie, de Rameau. Couperin fut inhumé dans l'église Saint-Joseph qui était la chapelle du cimetière de la paroisse Saint-Eustache. C'est dans le cimetière à l'entour qu'avait été inhumé Molière en 1673. Église et cimetière ont disparu. Il est probable que les restes du Grand Couperin attendent la résurrection des corps dans les Catacombes de Paris où leurs ossements ont été rassemblés avec ceux de centaines de milliers de Parisiens de ces âges de gloire. 32:102 #### La musique instrumentale de François Couperin La musique instrumentale de Couperin nous donne, avec les *Leçons de Ténèbres*, la fleur et le sommet de son art. Là se découvre toute l'étendue, et la profondeur de son âme. On les connaît déjà, certes, par des pièces comme *l'Épineuse,* la *Passacaille* (et bien d'autres), mais l'orchestre a une richesse et une force propres qu'un instrument comme le clavecin, malgré son brillant, son ampleur et son étendue ne saurait atteindre. Cela est si vrai que les pièces de clavecin que nous venons de nommer gagnent à être interprétées à l'orgue. Elles y perdent en légèreté (dans les passages qui en demandent) mais la grandeur de leur inspiration est certainement rendue plus sensible par la tenue des sons, la différence des jeux et la puissance des *forte.* Couperin a donc développé en quelque sorte dans ses pièces instrumentales ce qu'il indiquait dans ses pièces de clavecin, forcément plus brèves. Mais on est un peu étonné en lisant les préfaces du cas qu'il fait de Corelli et du « goût italien » : « ...le goût italien et le goût français ont partagé depuis longtemps (en France) la République de la musique ; à mon égard, j'ai toujours estimé les choses qui le méritaient, sans exception d'auteurs, ni de nation : et les premières sonates italiennes qui parurent à Paris il y a plus de trente années, et qui m'encouragèrent à en composer ensuite, ne firent aucun tort dans mon esprit, ni aux ouvrages de Monsieur de Lulli, ni à ceux de mes ancêtres ; qui seront toujours plus admirables qu'imitables. Ainsi, par un droit que me donne ma neutralité je vogue toujours sous les heureux auspices qui m'ont guidé jusqu'à présent. « La musique italienne ayant le droit d'ancienneté sur la nôtre, on trouvera, à la fin de ce volume, une Grande Sonate en Trio, qui a pour titre *l'Apothéose de Corelli* ». « La musique italienne ayant droit d'ancienneté sur la nôtre... » Cette phrase prouve à quel point en tout temps les musiciens ont ignoré l'histoire de leur art. Cela se comprend. Toute musique non jouée est inconnue en pratique, et ignorée. 33:102 Les éditions musicales sont toujours tirées à un petit nombre d'exemplaires, qui deviennent rares très rapidement ; et très souvent, de la musique ancienne il n'y a jamais eu que des copies. C'est le cas de la plupart des œuvres de Bach qui n'ont été réellement connues qu'un siècle après sa mort. Au contraire, le jeune peintre, le jeune sculpteur, le jeune architecte, même sans le désirer, sont bien forcés de connaître l'art du passé. Il suffit de passer devant Notre-Dame ou d'entrer dans l'église de son village pour y voir voûtes, vitraux, sculptures ; on peut avoir l'esprit fermé par des préjugés qui empêchent de comprendre cet art, on ne peut ignorer qu'il existe. Il y a cinquante ans, Bach était considéré comme un primitif de la musique, Rameau n'était qu'un nom dans les manuels d'histoire de la civilisation. La reconnaissance de Couperin pour Corelli s'explique parce qu'il a trouvé tout fait chez cet artiste un style des instruments à cordes qui n'avait jamais été jusque là vraiment indépendant, trop calqué qu'il était sur le style vocal. Voilà ce que Couperin a reçu de Corelli. En France les instruments à cordes avaient évolué vers le style propre à l'opéra de Lully, un style de grande décoration murale, avec, chez Lully, une admirable qualité de son extrêmement, rare en musique. La sonate de Corelli inaugure la forme moderne de musique de chambre, car bien entendu la musique de chambre a toujours existé. La sonate italienne tend vers le type de ce qui sera un siècle plus tard avec Hayn et Mozart la sonate allemande avec trois mouvements : un mouvement lent encadré de deux mouvements vifs et un intermède, scherzo ou menuet. Mais elle porte en elle déjà ce qui fait la médiocrité de ce genre : les allegros conventionnels où le musicien s'agite sans raison sérieuse, ni idée valable, sur un rythme mesuré. Ce sont des mor­ceaux de bravoure. Aussi, quand Couperin s'estime « être neutre » entre les tenants de la musique italienne et ceux de la française, il nous fait sourire, car jamais il n'a été écrit de musique plus française que la sienne, comme on peut s'en douter d'après ses pièces de clavecin elles-mêmes. Aucun morceau de bravoure, pas de remplissage, rien qui soit fait uniquement pour l'équilibre, tout est pensé, tout a un sens et tout *est libre* aussi bien la composition générale que l'invention. \*\*\* 34:102 Nous allons donner une analyse des principales de ces sonates pour aider ceux qui les écoutent à entrer dans sa pensée. La première, qu'il fit passer en son jeune âge pour l'œuvre d'un compositeur italien, la *Pucelle* ou la *Française* est en effet une œuvre jeune. Voici la suite des morceaux et leur caractère : *Grave*, témoigne d'une sorte d'appréhension devant la vie. *Gaiement*, gaîté naturelle. *Gravement*, douleur ; ce morceau est court. *Légèrement*, très jeune, insouciance. *Air gracieux*, retour d'espérance. *Gaiement*, il s'entraîne à la gaîté. Comme nous ignorons à peu près tout de la vie intime de Couperin, il est impossible de savoir quelles circons­tances ont donné naissance à ces ouvrages, et cela est bien ainsi ; la connaissance des détails de cette vie est moindre ; la connaissance de sa pensée n'y a, croyons-nous, rien perdu. La *sonate l'Astrée* est entièrement douloureuse. 1^er^ *Grave*, déploration douloureuse. *Vivement*, même caractère que le grave précédent, mais un peu rageur. 2^e^ *Grave*, désolation. La mélodie est par deux fois placée à la base en forme de « récit » des pièces d'orgue. Ces trois mouvements forment un groupe dans lequel il n'y a que des nuances d'une même pensée. *Canzona*, joie trop vive, on veut s'étourdir. *Deux airs à la française*. Souvenirs de bonheur. Suivis d'une dizaine de mesures graves, signifiant un retour tra­gique au réel. *Légèrement*, vif désir de joie. Nous avons dit que Couperin, lorsqu'il a publié tardi­vement ces *sonades*, ajouta à chacune d'entre elles une *suite* de danses. On aurait pu craindre qu'elle ait un caractère bien différent de la *sonade*. Il n'en est heureusement rien. La Suite forme vraiment un tout avec la *sonade *; l'esprit en est le même, non pas seulement par la personnalité de l'auteur, mais par l'unité des sentiments. Pour aider les auditeurs à en écouter les disques, nous détaillons les suites comme nous le faisons pour les sonates : 35:102 La *suite* de l'*Astrée* devenue la *Piémontaise* a le même caractère douloureux que la sonate. En voici les divisions : *Allemande* (Noblement, sans lenteur). C'est une entrée courageuse et désabusée. Les deux *Courantes* qui suivent et dont la seconde porte la mention un peu plus gaîment, développent les pensées de courage et de résolution. Dans la *Sarabande* (tendrement) la douleur revient, mêlée de courage. *Le Rondeau* (gaiement) nous décrit une joie désirée. La suite se termine par une *gigue* d'une extraordinaire beauté. Elle est marquée : *affectueusement* quoique *légère­ment *; elle peint une énergie mélancolique mêlée de désir. Ainsi finit cette *Piémontaise*. On peut la rapprocher du *Quatorzième concert* pour violon, viole et clavecin seule­ment ; l'inspiration est la même. Il s'agit d'une douleur sentimentale ; la gaîté dans la fuguette qui termine n'est que voulue et non éprouvée. Mais malgré la similitude de leur inspiration, l'invention musicale est toujours neuve. Le *dixième concert* est celui qui contient la *Plainte* pour deux violes dont nous avons parlé déjà. Il ne s'agit plus là de déceptions sentimentales mais du chagrin causé par la disparition de son fils. Les deux pièces qui précèdent la Plainte (un *grave* et un *air*) sont comme des prières et des demandes d'espoir. Pourtant, l'habitude de terminer un concert par un morceau vif a poussé Couperin à en ajouter un après la *Plainte*, ce qui est dommage. Mais l'artiste qu'il était en a fait un étonnant et tragique contraste. C'est un air de trompette de fantaisie joué sur le violon, et nous pensons que Couperin fut interrompu dans ses tristes pen­sées par le trompette de ville annonçant sous ses fenêtres le retard du marché de la pointe Saint-Eustache, ou le cortège d'un prince se rendant à N.-D. des Victoires. Car c'était là le quartier qu'il habitait. Il y a trouvé un final pour la plus sublime « déploration » de l'histoire de la musique. Mais ce final n'était pas utile. La *Piémontaise* était un trio. La *Sultane* est un quatuor. On croit qu'elle fut composée vers 1710, Couperin avait quarante-deux ans. Elle est d'un caractère différent, c'est une œuvre contemplative. Elle commence par un long *gra­vement* qui est une méditation dont on ne saurait trop admirer l'art. 36:102 Le *légèrement* qui suit reprend le même thème musical c'est la joie grave et reconnaissante consécutive à la con­templation. L'air marqué *tendrement* comme le *gravement* qui lui succède, est une prière de l'amour implorant. Il ne faut pas nécessairement chercher dans ce *tendrement* quel­que sentiment à porter sur la *Carte du Tendre*. Rameau indique aussi *tendrement* en tête du premier morceau de son motet *Quam dilecta*... « Que vos tentes sont aimables, ô Seigneur des armées célestes ! » Les deux derniers mouvements de cette sonate *légère­ment* et *vivement* sont des actes de décision, de contentement et de joie. Notre préférence irait peut-être à la *Sultane* et surtout à son admirable *gravement* du début. Mais c'est tout person­nel. Toutes ces pièces instrumentales sont sans défaut, sans rien d'inutile. \*\*\* L'*Impériale* est vraisemblablement le dernier des trios composés par Couperin, car il est le seul qui n'ait pas de version antérieure, il n'a pas changé de titre et date des années 1720 à 1725. Il est très différent des autres par les sentiments exprimés bien que ceux-ci soient toujours des sentiments de Couperin avec la qualité propre à l'esprit de cet homme supérieur. Dans l'ensemble, cette œuvre représente les pensées d'un homme qui n'est plus pénétré de grandes douleurs, ni de ferveurs particulières, mais chez qui domine une expérience de la vie, sans illusions. Comme la *Piémontaise*, c'est une *sonate* doublée d'une *suite*. Le *grave* par lequel débute la sonate est apaisé, conscient, contemplatif, et le *vivement* qui suit est comme une délivrance. Le mouve­ment devient alors grave et marqué : l'homme est résolu dans l'acceptation. Trois mesures très lentes et sonores qui finissent ce mouvement accentuent là gravité de cette résolution. La sonate continue par un *rondeau* (légèrement) d'une vraie gaîté, saine et charmante, suivi d'un *rondement* courageux et sensible, et termine par un *vivement* où se développe la volonté d'acceptation. 37:102 Que va nous dire la *Suite *? La vie de l'homme moral en dehors des grandes crises. L'admirable *allemande* par la­quelle elle débute est d'une sensibilité à fleur de peau qui, dans la vie, demande à souvent renouveler les bonnes réso­lutions. C'est ce que font les deux *courantes* qui suivent. La première a l'allure d'un chat qui se brûle les pattes. La seconde (plus marquée) dit « faire front ». La sarabande (*tendrement*) est un rêve de bonheur. Toutes les pièces qui suivent *Bourrée*, *Gigue*, *Rondeau* sont d'une vraie gaîté, qui a même dans le rondeau un caractère de danse champêtre. La très belle *chaconne* qui suit reprend le thème volontaire du *rondement* de la sonate, en plus gai, même dans le mineur et l'ouvrage se termine par un menuet, dont le thème ressemble beaucoup à celui du premier menuet du prologue d'*Hippolyte et Aricie *; c'était là probablement un air populaire. \*\*\* Nous avons parlé de la suite écrite par Couperin en l'honneur de Corelli ; c'est une œuvre pleine de charme et d'élégance, jointe à de l'espièglerie. Ceile qui la suit, dans le même genre, l'*Apothéose de Lully* est une grande œuvre qui se passe dans les régions sereines de l'art pur. Couperin la publia en 1725. Ses dernières compositions de musique de chambre parurent en 1728, deux ans avant le quatrième livre de pièces de clavecin et cinq ans avant sa mort. Nous donnons ces détails à cause du caractère extraordinaire de la première de ces deux suites écrites pour deux violes et clavecin. Elle est le pendant de ces pièces si graves que Couperin écrivit pour le clavecin entièrement en clef de fa. En voici les principaux épisodes : *Prélude*, c'est une méditation inquiète et attristée, où l'espoir fait défaut, mais où la volonté demeure très ferme. *Allemande légère*, même résolution, mêlée de vision de bonheur. *Courante*, consultation de soi-même et regret d'un bonheur impossible. *Sarabande*, plainte et souffrance courageuse. *Gavotte*, imploration mêlée de tendresse. 38:102 *Gigue*, le musicien s'interroge et prend résolument son parti. *Chaconne*, il est impossible de dire quelle fut l'origine de ce grave débat de l'esprit et du cœur. Cela ressemble fort cependant à une passion sans espoir de l'âge mûr, de celles qu'interdisent l'honneur et la foi. Cette dernière pièce, la *Chaconne* le donnerait à penser. En elle, il y a peu de vraie joie, mais un soulagement, une confiance triomphale renou­velée, comme au réveil après un cauchemar. Couperin, par une circonstance fortuite sur l'instance de ses saints patrons ou le sourire de son bon ange, mais toutefois d'une manière extraordinaire et inespérée, s'est trouvé débarrassé de la souffrance. Tel est le caractère de cette *chaconne* où demeure cependant comme un souvenir effrayé du passé. Cette œuvre est d'une gravité morale toute particulière, mais dans l'ensemble, les pièces instrumentales de Couperin sont étonnantes par l'invention rythmique et mélodique, par la variété et la profondeur de la vie psychologique qui les anime. Elles font de lui un musicien unique pour la description de la vie intérieure. En somme, sans aucune sentimentalité, sans romantisme, avec une grande connais­sance de soi-même et des autres, l'acceptation consentie des misères de la nature humaine, elles témoignent d'une haute sagesse chrétienne. Il est inutile de comparer cette œuvre à celle de Corelli ou de Vivaldi. Corelli est certes un musicien sérieux et aimable ; il fait un peu trop souvent de la musique « de charme » comme on dit aujourd'hui. Vivaldi, plus vigoureux et parfois étrange, est un homme à humeurs. Ses pièces lentes ont le caractère vague de la sentimentalité romantique ; ce n'est pas d'un cœur sérieux. Les allegros sont surtout fantastiques. Son concerto *pour la solennité de Saint Laurent* est plu­tôt une musique d'ouverture pour une foire qui se termine par un bal général. Beaucoup de ses trouvailles de détail ont fait souche et ont enrichi le bagage de la symphonie allemande, où elles sont moins amusantes. L'incurable infériorité de tous ces musiciens est d'avoir laissé prévaloir la mesure dans le rythme. Pour comparer Couperin avec un musicien aussi doué que lui, il faut penser à Bach. Or, précisément, malgré ses dons exceptionnels, Bach est un des auteurs où la mesure se fait le plus sentir ; la plupart de ses allegros sont insupportables à cause des temps forts réguliers. 39:102 D'ailleurs la fugue telle qu'il l'a comprise avec ses quatre parties pousse à exagérer le rôle de la mesure. Comment, sans elle, avoir un rythme entre quatre parties chevauchant l'une sur l'autre avec un rythme propre ? Enfin, on sait qu'il y a de bons sujets de fugue, et d'autres qui ne le sont pas. Comment concilier une inspi­ration véritable avec le désir de tout mettre en fugues. Dans les concertos brandebourgeois les pièces lentes sont géné­ralement belles, l'Adagio du premier concerto est même très beau. Il suit un allegro où on sent des colères rentrées, et l'adagio parle d'une douleur aiguë sans résignation, déjà romantique. L'art est très grand, non l'esprit. En général, cette musique manque d'aération ; trop de métier, pas assez d'art vrai. Pourquoi garder quatre parties alors qu'on peut tout dire et mieux avec deux ou trois ? La complexité peut n'être que confusion. Le métier si parfait de Bach fait comprendre que l'inspiration, qui est réelle, a été oubliée et qu'elle est loin. Couperin (comme Rameau lui-même) a beaucoup de morceaux *fugués* mais non des fugues régulières. Il était trop artiste pour subordonner l'esprit au métier. Henri CHARLIER. 40:102 ### Confession d'un latiniste par Jean-Baptiste MORVAN Né avec « l'ère fasciste », j'aurais pu garder de la romanité une nostalgie de type impérial, toute peuplée d'aigles et de faisceaux de licteur. Le fascisme semblait éclore un peu partout ensuite, en ces années comprises entre la pre­mière leçon sur « rosa-la rose » et la version du baccalau­réat. La fidélité enthousiaste, conquérante et, agressive dédiée à l'héritage romain pouvait un certain jour se nommer Cornéliu Codréanu : Cornélius, les Scipions ou le nom latinisé de Corneille, l'apologie cornélienne de Brasil­lach coexistant avec la Garde de Fer... Le Licteur repré­sentait la jeunesse de l'Europe ; à peine avais-je fini mes études qu'il était déjà tombé. Et notre jeunesse en France occupée ne devait guère connaître d'autres divertissements que ceux de l'étude. Printemps bâclé, fugace, froid et mouillé... Après plus de vingt années, nous n'arrivons pas à savoir si nous avons été privés d'une vraie jeunesse ou si au contraire nous n'aurions pas bénéficié d'étranges privilèges ; cette jeunesse réduite aux demi-teintes, comme les lumières camouflées de soirs de Rennes, n'a-t-elle pas permis à notre enfance de persévérer plus longuement et plus pleinement jusqu'à notre âge mûr *...grand arbre plus vivace* *que le cyprès...* 41:102 Le platane de Tusculum en serait peut-être le symbole. Car nous avons connu très tôt le repliement sur le monde étroit des livres, dans un stoïcisme imposé par les restric­tions et les menaces. Aucun prestige facile ne vint à cette heure de nos vies effacer ou rabaisser les souvenirs tutélaires de l'enfance, la présence d'une rusticité permanente, le lien mystérieux avec le monde des ancêtres. Celui-ci ne cesse de Me hanter. J'ai cru ainsi revoir les vieilles maisons du village de Saint-Moré, un instant, dans le temps d'un regard soudain, une fois en Arcadie, une autre fois dans les premières vallées des Grisons, qui montent de la Suisse latine vers le col de San-Bernardino et les montagnes germaniques. Des granges, de vieilles demeures couvertes de pierres plates (les « laves » comme on dit en Bourgogne), voilà qui suffit à me faire évoquer un monde riche d'histoire. Une fine sécheresse des lignes dans le dessin des murs et des collines, tout comme dans le dessin mystérieux composé par les syllabes des vieux noms : ainsi se grave en l'âme, grâce aux paysages intimes, le sens profond du mot « pietas ». Saint-Moré, Précy-le-Sec, Joux-la-Ville ont pour moi la même valeur d'évocation vieillotte et recueillie que Tusculum et Corioles, Arpinum et Ferentinum, ces bour­gades antiques du Latium dont les noms reparaissent chez Horace et Cicéron, dans le clair-obscur des allusions. \*\*\* Peut-être parce qu'on a estropié le temps de notre vie où l'on se plaît aux villes, je ressens comme une aspiration immuable ce désir d'un retour méditatif vers un asile agrai­re ignorant des triomphes. Et nous n'avons pas été frustrés sans compensation du temps du Licteur et du Laurier. Nos vingt ans ont connu les capitales détruites, enténébrées et humiliées ; peut-être le fallait-il afin que nous assurions au sein des plus grandes transformations un sacerdoce intellectuel de la continuité. 42:102 Je ne sais quel reflux m'entraîne vers les « villages », comme on dit en Bretagne, c'est-à-dire les écarts et les hameaux, dans une quête méfiante et pas­sionnée, une sorte de chouannerie de l'humanisme. \*\*\* Je me propose aujourd'hui de poursuivre cette chasse, et d'en rapporter des gibiers aux fortes odeurs de sauvagine, Depuis trop longtemps le mot d' « humanisme » dégage pour moi des parfums de pharmacie on de salon de coiffure. Et j'ai trop connu de ces lettrés chez qui l'humanisme n'était que l'expression savonnée, glissante, de l'indifférence ou de la trahison. Je chercherai tout ce qui arrête et ralentit la marche : la roche écartée, la broussaille. Georges Cadou­dal est là, tout comme Cincinnatus. Toute confession intellectuelle ne garde-t-elle pas un soupçon, de défense agres­sive ? Mais, dès l'origine de Rome, la louve nourrit les jumeaux ; le signe de la peur, le totem hostile devient secours et faveur. Et si les lettres ont pour but l'embellis­sement de la vie, elles ne doivent pas consentir à fabriquer les décors d'un monde illusoire pour des hommes non moins fictifs, aux « semelles de vent ». Chaque époque, ou pres­que, nous oblige à tirer notre subsistance intellectuelle d'un monde décevant et hostile. Il faut d'abord donner à ce monde de la guerre un style qui ne sera déjà plus celui de la guerre. Chaque enfance et chaque génération doit con­naître une période qui correspond au vieux « De Viris » : une méditation sur un temps du fer et du cuir, où peu à peu le culte des valeurs défendues par nous supplante la passion de combattre en la subordonnant. Ainsi naquit, après nos turbulentes batailles à coups de poing, nos exal­tations enfantines pour les bonnes places et les récompenses, nos matinées trop marquées des cauchemars et des peurs nocturnes, une satisfaction plus continue, plus personnelle, plus filée. 43:102 Ce temps, je l'appellerais volontiers l'Age de Laine ou l'Age de la Fileuse. « Pensum », non la punition, mais le poids concrètement acquis du travail du jour, après les incohérences passionnées de l'âme puérile. Les sociétés d'enfants, que La Bruyère a si pertinemment décrites, com­mençaient à trouver dans l'étude du latin l'approfondisse­ment et le perfectionnement de leur morde primitif, tribale, simpliste et superstitieux. Il est bon que tout homme revive d'une certaine manière en lui-même une « histoire romaine ». La romanité devait ensuite nous éclairer encore par des expériences protectrices et parallèles au cours de nos vies. L'étude de Salluste et de Cicéron décrivait pour nous la guerre civile à l'aube rou­geoyante de ces années où les dissensions politiques parais­saient devoir agiter, vers 1936, non seulement l'Espagne, mais la France et le monde entier. Alors le bouillonnement de nos imaginations enthousiastes nous suggérait des imi­tations précipitées et dangereuses. Les écrits des témoins latins des guerres civiles valaient mieux qu'une prédiction à la Fénelon. L'histoire et la littérature romaine nous fournissaient en même temps un dérivatif authentique, les Géorgiques empruntaient au réel agreste un contrepoids moral au spectacle d'une humanité trop humaine, et sanglante. Je méditais encore les pages du « De Senectute » pendant les quelques jours de vrai beau temps que nous offrit le dernier été. Cicéron évoque le jardinage ; et l'on respirait toujours dans la campagne ce petit fumet d'herbes brûlées qui est comme un remords dans les parfums de la belle saison. Acreté nécessaire pour que le paysage fût à l'image de la vie, pour que les vacances fussent un Tusculum conscient. L'expérience des républiques, des clans et de leurs combats impliquait cette retraite observatrice, la désignait comme un élément indispensable du rythme de la vie intellectuelle et même politique. \*\*\* 44:102 On a reproché à Cicéron ses fluctuations, ses incertitudes et ses prudences. Un grand historien, admirateur de César, a trop jugé l'orateur d'après des normes de morale qui alors n'existaient pas. En tout cas la lenteur rurale de la vie à Tusculum suggérait à Cicéron une distance à établir entre lui-même et un univers de violences, d'intimidation et de comédie dont il ne pouvait tout à fait se déprendre et auquel cependant il ne pouvait croire. Âme faible à certains égards, peut-être ; mais dont la méditation nous garde d'une vie intellectuelle « engagée » dont nous voyons tou­jours qu'on l'engage au service de la révolution. L'hostilité manifestée envers les études latines n'a souvent pas d'autre raison. Cicéron a rendu un service éternel à l'humanisme véritable en déshonorant la révolution cynique et le nihilis­me incarnés par un Catilina et par un Clodius. On peut sans doute imaginer que de si douteux héros auraient été gardés profitablement dans le garde-manger politique du Césarisme. Il n'en demeure pas moins nécessaire de les disqualifier sur le plan de l'esprit. Cicéron avait le cœur incertain (comment en eût-il pu être autrement ?) mais il n'avait pas le cœur innombrable. Quand il défend Milon, le truand distingué au service du bon parti, la « barbouze » du clan sénatorial, ses arguments sont d'une maladresse émouvante et révélatrice. Cet univers de compromissions et d'utilisations pragmatistes n'était au fond pas le sien. La vraie défense de la conscience occidentale, c'est peut-être la défense de Tusculum. Et périodiquement nous y retour­nons. Tusculum, campagnes présentes et campagnes du souve­nir ; la terre, « humus », mot redouté pour son cas locatif... Je m'en souviens, c'était vers 1932, les feuilles mortes, légères et noires tombaient des vieux poiriers dans l'autom­ne des rentrées scolaires. Je les enfouissais dans le petit carré du jardin d'Auxerre où je comptais planter quelques pommes de terre. 45:102 La rusticité latine servait de transition à ma petite barbarie burgonde. « Rus », arpent récréatif, pour l'élève de Sixième. Un de mes amis, trop féru à mon gré des subtilités de l'hellénisme, me disait un jour en raillant qu'il était dommage que mes chers Romains n'eussent point connu la pomme de terre, symbole très valable d'une cer­taine épaisseur de la tradition catonienne. Je ne regrette pas d'avoir gardé du latin au moins cette paysannerie du langage, ce vocabulaire chargé de termes végétaux, qui aide à comprendre, de la terre à la plante et de la plante à la vie sociale et à la poésie, la continuité des longs travaux de l'esprit. Au début il y a toujours la terre que je continue à piocher, comme Cincinnatus ; et les fèves qui ont peut-être donné leur nom à l'héroïque famille des Fabius m'inspire­rait toujours plus de rêveries poétiques que les fruits mira­culeux des Polynésies faciles. L'explorateur ne voit point l'arbre comme le paysan ; un certain optimisme lyrique chez Teilhard de Chardin me déçoit aussi pour cette raison-là. Les arbres qu'il contempla dans les pays lointains n'étaient pas de son blason familial. \*\*\* La langue latine, grâce aux étymologies rustiques, im­pose l'idée d'héritage. Celui qui parle porte au long de la vie un trésor qui n'est point perles de Golconde, mais fèves et pois chiches à vendre au prochain marché. Les rêves grandioses et incohérents de notre siècle sont ceux d'un Don Quichotte qui aurait perdu Sancho Pança. Il me semble que les catastrophes reprennent leur poids exact, et se prêtent moins à toutes les passions romantiques, pour celui qui sait que « calamité » est parent de « chaume » et qu'il évoque la verse des blés, la récolte perdue, et en fin de compte les tickets de rationnement. Les tentatives désespérées ou, affolées de renouvellement pseudo-poétique du langage, depuis Rimbaud jusqu'au surréalisme et au lettrisme, sont des jeux d'enfants qui jouent avec les branches coupées en ignorant l'arbre. 46:102 Nous serons nous sommes déjà amenés à recomposer une rhétorique. Et nous ne retrouvons pas sans quelque émerveillement l'utilité de ces repères qu'étaient les vieux exemples des grammaires. Ils ont peut-être été pour quelque chose dans notre sens français de l'anecdote ; ils ont en tout cas offert une construction nécessaire qui contraint à limiter dans le langage et le style les prétentions outrecuidantes de la sensation directe. On peut rire de ces vieilles histoires d'hommes en toge. Mais la toge, vêtement d'apparat, c'était déjà la tenue de l'homme habillé pour l'histoire, au-delà même de sa vie. Elle imposait un sérieux, une vocation de vérité. Dépassant les marchandages subtils et les ruses de foirail, la rhétorique ainsi costumée cherchait à atteindre, parfois inconsciem­ment, une vérité indélébile possédant le prestige hiératique de la maxime et du verdict. Elle peut s'affiner, elle demeu­re ; dans la poésie d'Horace, le « lieu commun » est comme la fontaine commune du village où tous viennent puiser et qu'on redoute de voir tarir. Ainsi doit-on parler au peuple ; et l'autorité simple et frappante du latin n'a pas été sans léguer quelque chose au cantique chrétien. Il n'est pas jusqu'à la songerie la plus commune qui ne se plaise à la phrase latine, dont la poussée arborescente ressemble aux ramures d'un pin parasol ; l'action y naît lentement des préparatifs et des circonstances, comme l'arbre de la terre. Le latin savait donner un style au repos même de l'esprit, à cet « otium » auquel il ne reconnaissait pas le droit d'être insignifiant ; il lui conférait le bercement d'un feuillage noble agité par le vent. Je ne m'étonne même pas que tant de maîtres d'autrefois aient pu vivre leur vie en une symbiose familière et cordiale avec les phrases de leur grammaire latine. Qui de nous, en marge de ces for­mules exemplaires, n'a pas jadis développé quelque image de rêve ? Quand les vents s'élèvent sur la Bretagne, je me remémore machinalement le « Erant tempestates, quae nos domi continerent ». D'autres esquissent un roman, ou le début d'une plainte lyrique. \*\*\* 47:102 Nous avons le besoin secret d'une langue supplétive pour nous aider à « donner un sens plus pur aux mots de la tribu ». J'ai parfois éprouvé un sentiment de régénération intellectuelle en lisant sans intention précise la « Phraséo­logie latine » de Meissner, tout en prenant de temps à autre quelques notes pour un travail tout différent. Cette lecture éveillait des rencontres fortuites, des suggestions toutes gratuites en apparence. Réveil de la pensée, rythme agraire et musical à la fois. Ce réveil, on l'a trop souvent conçu, à la suite de Rimbaud, comme un flamboiement destructeur ; celui dont nous avons besoin, c'est la flamme du foyer rani­mée sous les cendres, la continuité spirituelle. Je ne pousserai point le paradoxe jusqu'à faire des listes de phrases typiques alignées par le vieux Meissner au « nouveau roman » ou un poème libéré des contraintes. Et pourtant... Cette littérature réduite à des gammes musi­cales pour une musique toujours à venir, ne porte-t-elle pas le châtiment de techniques intellectuelles abandonnées ? Abandon des contraintes ? Tant d'autres sont venues, plus dures et encombrantes que la nécessité d'apprendre : « Sicilia amissa angebat virum » ! Ce paradoxe, j'ai la démangeaison de le soutenir, quand un paupérisme déma­gogique attaque le « latin des riches ». En tout cas, sans « humus » et « rus », les fèves de Fabius, le pois chiche, surnom oublié d'un ancêtre de Cicéron et régal de Sancho Pança, il me serait, je crois, impossible de méditer sur cette poésie des vieux champs et des vieux âtres, cette structure indispensable de la vie qui s'appelle, depuis le latin, l'humilité. Jean-Baptiste MORVAN. 48:102 ### L'usage du latin dans l'office et la messe des Religieux par Paul PÉRAUD-CHAILLOT LE DIMANCHE DE LA SEPTUAGÉSIME, 6 février 1966, est entrée en vigueur, par ordre de Paul VI, une instruction de la Sacrée Congrégation des Rites sur la langue à employer dans la célébration de l'office divin et la messe conventuelle ou de communauté dans les monastères et couvents d'hommes et de femmes. Cette instruction datée du 23 novembre 1965 a été officiellement publiée dans les *Acta Apostalicae Sedis* du 30 dé­cembre 1965. (pp. 1010 et suivantes.) Tandis qu'habituellement les documents des divers dicastères romains sont signés par un seul cardinal, le préfet du dicastère compétent, le présent document est signé à la fois par trois cardinaux : Jacques Lercaro, archevêque de Bologne, président de la commission (*Consilium*) pour l'application de la Consti­tution conciliaire *de Sacra liturgia ;* Hildebrand, Antoniutti, préfet de la S. Congrégation De religiosis ; Arcadius Larraona, préfet de la Congrégation des Rites. Il figure comme acte de cette congrégation, mais, et c'est expressément déclaré, les dispositions de cette instruction ont été arrêtées d'un commun, accord par les trois organismes : S. Congrégation des Rites, S. Congrégation des Religieux, Com­mission pour l'exécution de la constitution de Sacra liturgia. Il était bien indiqué de faire ainsi, puisqu'il s'agit de rites sacrés, d'interprétation de la Constitution sur la liturgie et que tous les religieux de la sainte Église de rite latin sont les destinataires immédiatement et directement intéressés. 49:102 La force et la portée d'une telle instruction ne saurait être mise en doute, car, et cela aussi est expressément dit à la fin du document, le Pape Paul VI, dans l'audience accordée le 23 novembre au cardinal préfet des Rites, l'a approuvée « *benigne approbavit* »*,* confirmée de son autorité, « *publici juris fieri jussit* »*,* fixé comme date de l'entrée en vigueur le 6 février 1966, dimanche de la Septuagésime. Elle s'impose donc dès maintenant à l'attention et à l'obéis­sance des Religieux pour qui elle est écrite et promulguée. Il est donc clair que là où se sont introduites, de bonne foi ou « *in fraudem legis* », des pratiques contraires, à ce qu'elle prescrit ou autorise, ces pratiques ont à être corrigées. On ne pouvait mieux marquer « *in actu exercito* » que la célébration de l'office divin, et de la messe n'est pas laissée à la fantaisie des exécutants ou à l'anarchie. Nul n'a le droit de dire : je fais ainsi, bien que ce ne soit pas prévu, parce que c'est plus raisonnable et qu'un jour ou l'autre ce sera autorisé, sinon prescrit. Chacun doit obéir à la loi établie pour lui par l'autorité compétente. Il ne s'agit pas seulement d'obéir à trois éminentissimes « Porporati » constitués en haute charge, mais au Pape qui a pris à son compte le document préparé par les trois organismes et signé par les préfets de deux et le président du troisième. Lisons donc et attentivement ce document qui jusqu'à nouvel ordre fera loi, auquel tous les moines et toutes les moniales, tous les pères, frères et sœurs dit tous les Ordres et Congré­gations ont à se conformer, pour ce qui les concerne respecti­vement. L'introduction marque la raison d'être et le « principe inspirateur » : « En énonçant les règles de la célébration de l'office divin au chœur, ou en commun ou en particulier, le Concile œcuménique Vatican II a eu en vue de sauvegarder la tradition séculaire de l'Église latine et de promouvoir le bien spirituel de tous ceux qui sont députés à cette prière ou qui y prennent part. « A cette fin, il a jugé opportun de concéder en certaines circonstances (*quibusdam adjunctis*) et à des catégories (*ordi­nibus*) de personnes bien déterminées l'usage de la langue du pays. (N. B. Nous traduisons toujours ainsi « vernacula ».) A partir de là plusieurs (de nombreuses ?) pétitions ont été adressées au Saint-Siège demandant que les normes conciliaires soient déterminées avec plus de précisions (*pressius*) et que l'usage de la langue du pays soit accordé même aux clercs dans la célébration de l'office divin, en raison de conditions particulières soit des lieux, soit de l'action pastorale confiée à certaines communautés. 50:102 « Considérant attentivement ces pétitions, pour établir une uniformité opportune et présenter une norme bien définie, la S. Congrégation des Rites, la S. Congrégation des religieux et la Commission chargée de l'exécution de la Constitution conciliaire sur la Liturgie ont, d'un commun accord, statué ce qui suit. » Tel est l'exposé des motifs. L'instruction comprend 7 brèves sections dont voici les titres : I. Religions (ordres religieux) cléricales astreintes au chœur (à l'office choral). II\. Religions cléricales non astreintes au chœur (v. g. la Compagnie de Jésus et nombre de congrégations re­ligieuses récentes). III\. Communautés religieuses cléricales appliquées au minis­tère pastoral d'une paroisse, d'un sanctuaire ou d'une église très fréquentée. IV\. Moniales. V. Religions laïques. VI\. Langue à employer à la messe conventuelle. VII\. Langue à employer dans la célébration de la messe de communauté dans les religions cléricales non as­treintes au chœur et les religions laïques d'hommes et de femmes. Ainsi donc sept sections, cinq pour l'office (bréviaire) et d'eux pour la Messe. Pour l'office, trois concernent les Ordres et Congrégations de clercs, une les moniales, une les Congréga­tions laïques, d'hommes frères) et de femmes (sœurs). Division, parfaitement logique. Pour la messe la distinction est entre la messe « conven­tuelle » là où l'on est astreint à l'office choral ; et la messe de communauté là où il n'y a pas cette obligation. Voici le détail : **I. -- ***Religions cléricales astreintes au Chœur* (3 articles ou numéros) : « 1. Les religions cléricales astreintes au chœur sont tenues (*tenentur*) de célébrer l'office divin au chœur en latin, selon la norme de l'article 101 de la Constitution sur la Liturgie et le N. 85 de l'Instruction du 26 septembre 1964 qui en règle la droite exécution. » 51:102 Voilà le principe. Il n'est fait aucune distinction entre psaumes et leçons. Les monastères d'hommes où, tout en gardant la psalmodie en latin, l'on a commencé à lire les leçons en français ; à plus forte raison, s'il en est, ceux où tout l'office se dirait déjà en langue du pays, ont donc à reprendre les leçons en latin à moins d'indult ; et il n'est pas prévu que les monastères d'hommes puissent en demander et en obtenir sauf dans les pays de mission. « 2. Il sera cependant pourvu de façon particulière à ce que les monastères sis en pays de mission et dont les mem­bres sont en majorité indigènes puissent employer la langue du pays dans l'esprit de l'article 40 de la Constitution. » Si la France est pays de mission au sens d'un livre fameux, elle n'est pas « pays de mission » au sens canonique. « 3. L'autorité compétente pour la concession prévue au numéro précédent est la Congrégation des religieux. » Il faut donc, si on la désire, demander et obtenir cette concession ou dérogation. Elle n'est pas déjà donnée de manière générale aux monastères sis en pays de mission. Il y aurait donc méprise à voir je ne sais quelle contradiction entre la Constitution sur la Liturgie et ce que disait Paul VI au Mont Cassin aux Bénédictins ; à réduire ces paroles à l'expression d'un vœu, d'un simple souhait conditionnel et inefficace. Il y a accord parfait entre le maintien de principe de la langue latine et les permissions limitées d'user de la langue du pays. **II. -- ***Religions cléricales non astreintes au chœur*. (3 arti­cles). « 4. Les religions cléricales non astreintes au chœur peuvent dire en commun en langue du pays ces parties de l'office auxquelles, en vertu de leurs Constitutions, même les religieux laïques (frères non clercs) sont tenus de prendre part. « 5. Le droit de décider l'usage de la langue du pays dans les parties de l'office mentionnées au numéro précédent ap­partient au chapitre général ou, après avoir pris l'avis des religieux (*mente sodalum prævie inquisita*)*,* au conseil général de l'institut. » Cela n'appartient donc pas à un provincial même avec son conseil, encore moins à un supérieur local. « 6. Mais ce décret, chaque fois qu'il change les prescriptions des Constitutions doit être approuvé : par la Con­grégation des religieux, s'il s'agit d'Instituts de droit pontifical ; par les Ordinaires des lieux où ces Congrégations ont des maisons, s'il s'agit d'Instituts de droit diocésain. » **III. -- ***Communautés religieuses cléricales chargées de ministère pastoral de paroisse, de sanctuaires ou d'église très fréquentée.* 52:102 « 7. Les communautés religieuses cléricales, même astreintes au chœur, qui se livrent au service de quelque paroisse, sanctuaire ou église très fréquentée, peuvent acquitter en langue vulgaire ce que, pour raison pastorale, elles célèbrent ensemble avec le peuple. « 8. De la concession de cette faculté jugeront : « a) l'ordinaire du lieu avec l'assentiment du Supérieur majeur et l'approbation de la S. Congrégation des religieux, s'il s'agit de communauté astreinte au Chœur. « b) l'ordinaire avec l'assentiment du Supérieur majeur, s'il s'agit de communauté non astreinte au chœur. » **IV. -- ***Moniales.* « 9. Les Moniales peuvent demander et obtenir (*impetrare valent*) la faculté de célébrer l'office divin dans la langue du pays. « Mais, dans les monastères où, en vertu d'une coutume traditionnelle propre (*ex proprio tradito more*), l'office divin est célébré solennellement (*cantu solemni*) et le chant grégorien cultivé, que la langue latine soit conservée, autant que pos­sible. » Il est des monastères de moniales jalousement fidèles à leur belle tradition de célébration solennelle de l'office, et de culture du chant grégorien. Elles y trouvent pour leur vie contemplative une aide précieuse et savent quel grand manque à gagner, quel dommage constituerait l'abandon d'une tradition vénérable et aimée. Sans doute y renonceraient-elles généreusement si on leur offrait mieux ou si la Mère Église, en vue du bien commun, leur en suggérait ou prescrivait le sacrifice. Mais on ne leur offre rien de mieux ; on ne peut exiger d'elles en effet qu'elles admirent comme d'éblouissantes merveilles les morceaux, paroles et musique, déjà substitués ça et là au latin et au chant grégorien, ni les empêcher de constater que le français ne se prête pas spécialement à la psalmodie et au chant Et d'autre part, l'autorité supérieure dans l'Église, loin de leur suggérer ou de leur prescrire l'abandon de leur tradition, les encourage à la garder, leur prescrit même en principe de le faire « au­tant que possible ». Rien de plus possible que ce qu'elles font depuis longtemps. Elles ont donc légitimement conscience d'être fidèles à l'esprit et à la lettre de la Constitution de *Sacra litur­gia* et aux documents qui l'interprètent, à la présente instruction, en voulant garder dans son intégrité l'office psalmodié ou chanté, l'*opus Dei, qui nihil proponatur*, comme le dit saint Benoît. « 10. Par raison spéciale il sera concédé que les monas­tères sis en pays de mission et dont les moniales sont en majo­rité indigènes puissent employer la langue du pays. « 11. Lorsque la langue latine est conservée on peut ce­pendant (*facultas fit*) lire les leçons en langue du pays. » 53:102 Il n'est pas dit qu'on doive. C'est une permission qui est donnée, une faculté qui est concédée, ce n'est pas un précepte, de dire les leçons en langue du pays. « 12. L'autorité compétente qui accorde l'usage de la langue du pays en l'office divin au chœur est la Sacrée Congré­gation des Religieux. « En faire la demande appartient au chapitre du monastère. La demande est à faire avec le consentement de l'Évêque, ou du Supérieur religieux si le monastère dépend de la juridiction de l'Ordre. » Les monastères, français de moniales sont sous la juridic­tion des Ordinaires, et non sous celle de l'Ordre. « 13. Les moniales qui ne sont pas présentes à la réci­tation chorale, peuvent, dans la récitation en particulier, user de la langue du pays. » Elles peuvent : elles n'y sont pas obligées si elles préfèrent le latin. Une permission n'est pas un précepte. Nul n'est tenu d'user d'une concession. **V. -- ***Religions laïques.* « 14. Aux communautés laïques d'Instituts d'états de perfection soit d'hommes soit de femmes le supérieur compétent peut, selon la norme de l'article 101,2 de la Constitution « De sa­cra liturgia », permettre l'usage de la langue du pays dans la récitation, de l'office, même au chœur. » N. B. *Institutoram statuum perfectionis.* La formule « *états de perfection* » dont n'use pas le Concile (il parle pour­tant d'instituts de perfection) n'est donc pas complètement abandonnée, puisqu'elle reparaît ici dans un document approu­vé et confirmé par le Pape. La doctrine condensée dans cette formule et tant de fois expliquée n'était pas reniée, ne pouvait pas l'être. Mais il est heureux que reparaisse la formule elle-même, qui n'a rien d'équivoque, quoiqu'on en ait dit et répété depuis quelques années. « 15. Le supérieur compétent est le chapitre général de l'Institut ou, les membres de l'Institut dûment consultés, le Con­seil généralice. « 16. Mais un décret de ce genre, chaque fois qu'il chan­ge les prescriptions des Constitutions doit être approuvé par la Congrégation des Religieux pour les Instituts de droit pon­tifical, ou par les ordinaires des lieux pour les Instituts de droit diocésain (C.I.C. can. 495, 2). » C'est l'application particulière d'une disposition générale du Code. **VI. -- ***Langue à employer dans la messe conventuelle*. « 17. Les religions cléricales astreintes au chœur dans la messe : 54:102 « a) sont tenues (*tenentur*) de garder la langue latine, de la même façon qu'il a été statué pour l'office divin. Toutefois les lectures (l'Épître et l'Évangile) peuvent être proférées en langue du pays. » (*Peuvent *: il n'est pas dit : *doivent*) « b) peuvent employer la langue du pays dans les limites fixées par l'autorité territoriale compétente, lorsque la com­munauté religieuse s'adonne au ministère pastoral de quelque paroisse, sanctuaire on église très fréquentée et que la messe conventuelle est célébrée pour l'utilité des fidèles. « 18. Les Moniales, selon ce qui a été statué pour l'office divin à célébrer au chœur (nn. 9-11), ou bien garderont la langue latine, ou bien pourront employer la langue du pays dans les limites établies par l'autorité compétente. » Toujours *pourront* et non *devront*. Toujours les limites sont rappelées. **VII. -- ***Langue à employer dans la célébration à la messe de communauté dans les religions cléricales non astreintes au chœur et les religions laïques d'hommes et de femmes.* « 19. Les religions cléricales non astreintes au chœur dans la célébration de la messe, outre la langue latine, peuvent employer la langue vulgaire, dans les limites fixées par l'auto­rité territoriale quelquefois (par exemple deux ou trois) par semaine. « 20. La messe dite de communauté pour les communau­tés laïques des Instituts d'états de perfection, tant d'hommes que de femmes, peut être célébrée habituellement en langue du pays dans les limites établies par l'autorité territoriale com­pétente. » Une fois de plus il est dit : *peut* et non pas *doit*. \*\*\* Le document s'achève par les précisions que nous avons données au début sur sa composition par les trois organismes agissant d'un commun accord, la mention de l'acceptation, confirmation et ordre de publication par le Pape, indication de la date d'entrée en vigueur. On trouve là le même équilibre que dans la Constitution « De sacra liturgia » dont c'est, sur un point précis, l'inter­prétation authentique et qui fait loi. On peut donc espérer que nul ne s'avisera d'interdire ce que l'Église permet, ni de se permettre ce qu'elle défend, ni de prescrire ce qu'elle ne veut pas qui le soit, ni de limiter ou de gêner la liberté laissée ; que tous et toutes se soumettront aux conditions et limites que l'Église veut voir respecter. Ainsi seront évitées les pressions indiscrètes et des tensions pénibles. 55:102 Ainsi y aura-t-il encore des églises et des chapelles où la lan­gue latine sera seule en usage à l'office et à la messe : les mo­nastères d'hommes et les couvents de religieux, clercs astreints à la célébration chorale ; les monastères féminins qui auront opté pour la langue latine (sans nul mélange ou avec les seules lectures d'Épître et de l'Évangile en français). S'il était permis sans restriction à tous d'user de la langue du pays dans l'office liturgique, le latin pourrait encore rester la langue officielle des documents pontificaux ; rester, là où il l'est déjà, et devenir où il ne l'est pas (comme le prescrivait *Veterum Sapientia*, si solennellement signée et promulguée par Jean XXIII, mais, à notre connaissance si imparfaitement obéie) la langue de l'enseignement théologique dans les sémi­naires et universités catholiques. Mais ce serait une dérision que de continuer à le déclarer langue liturgique. Or l'Église dît qu'il l'est et le demeure. Paul PÉRAUD-CHAILLOT. 56:102 ### Teilhard et la subversion dans l'Église par Alexis CURVERS LA REVUE COMMUNISTE *Europe* a édité en mars-avril 1965 un numéro spécial en l'honneur de Teilhard de Chardin. Dans une longue suite d'articles, auteurs communistes et chrétiens progressistes rivalisent de ferveur et d'ingéniosité pour célébrer le Maître, encore que sur deux tons assez différents : les premiers se contentent de le recommander aux seconds, et ceux-ci d'abonder dans le sens des premiers. C'est pourquoi la réclame de ce numéro s'est faite si discrète : la manœuvre y est trop visible. La direction de la revue, à peine le numéro sorti de presse, a dû s'en mordre les poings. Le jeu communiste ne s'est jamais mieux étalé : favoriser chez l'adversaire tout ce qui peut causer trouble et dommage, et s'en garder soigneusement soi-même. Ce numéro spécial est donc moins une apothéose de Teilhard qu'un trophée de victoire de la stratégie commu­niste. Mais celle-ci, en affichant son exploit, nous dévoile en même temps ses buts, son plan, ses moyens et ses ruses de guerre. En exhibant tous ces chrétiens séduits qu'elle a enchaînés à son char, elle avoue avec une certaine candeur que, pour mener à bien l'opération, elle a trouvé en Teilhard le meilleur des appâts, le plus sûr des auxiliaires, le plus utile des instruments. 57:102 Tout au long de son article introductif, Pierre Abraham, directeur de la revue, nous prévient on ne peut plus claire­ment qu'il ne s'agit pas de convertir les communistes au Christ cosmique inventé par Teilhard, mais seulement les chrétiens à la Matière divinisée par le même Teilhard. Ainsi les chrétiens se rapprocheront du matérialisme, sans que les communistes fassent un pas vers le christianisme. Le « rapprochement » ainsi conçu s'exécute sous nos yeux, et on ne reprochera pas à la revue *Europe* de nous avoir illu­sionnés sur le véritable sens du « dialogue » ainsi engagé et patronné par elle. Dès les premières lignes, Pierre Abraham nous rappelle (dans les termes mêmes où il l'a noté à l'époque) qu'en 1955 les écrits de Teilhard étaient encore introuvables en librai­rie, ses supérieurs lui en ayant interdit la publication : « Il paraît cependant qu'une amie, fidèle à son ensei­gnement, a transcrit et polycopié ses ouvrages, qu'elle tient à la disposition de qui est sincèrement curieux de connaître les réflexions du Père jésuite. Il paraît aussi que Teilhard aboutirait, pour la première fois au XX^e^ siècle, à définir les positions réciproques de la science et de la religion de façon correcte envers la science et admissible par ceux des esprits religieux que n'aveuglerait pas définitivement la croyance à la matérialité des faits rapportés par les Écritures saintes. « Si l'avantage semble mince pour les esprits scientifi­ques, il peut devenir considérable en permettant à quantité d'esprits religieux de rejoindre plus librement le domaine de la recherche scientifique, et par suite d'y activer, en nombre et en profondeur, la conquête des résultats concrets. « Toujours dans l'hypothèse où les relations de la science et de la religion seraient enfin placées dans une perspec­tive raisonnable, on peut entrevoir un moment où les auto­rités religieuses -- je pense à celles de Rome -- reconnaî­traient enfin à la science son domaine autonome », etc. Comme si Rome avait attendu Teilhard pour cela, et pour « activer », chez nombre de savants catholiques, « la con­quête des résultats concrets ». 58:102 Au cours des années suivantes, le directeur d'*Europe* notait encore dans son journal : 1962\. -- « Le Concile du Vatican semble ouvrir de grands espoirs aux catholiques (...). D'aucuns voudraient y voir le résultat, ne serait-ce que par osmose chez la plupart des Pères conciliaires, des idées « progressistes » de Teilhard. Je ne sais ni ne saurai jamais si Jean XXIII Roncalli a lu ses ouvrages. Mais il est sûr que, depuis quatre ans, cet homme a mené une drôle de bagarre au Vatican. » 1963\. « Tout ceci me paraît souligner l'intérêt d'un débat ouvert sur les perspectives que pourrait offrir l'œuvre de Teilhard aux croyants. Non pas sous la forme d'un *affrontement* entre marxistes et non marxistes, mais d'une confrontation de points de vue différents. « (...) Nos amis catholiques admettent très bien, et devront savoir dans ce numéro, que les positions laïques de la revue ne se sentiront pas entamées par le fait qu'ils y prendront librement la parole. « (...) L'amitié que j'éprouve envers plusieurs esprits religieux, dont certains sont des catholiques pratiquants, n'a pas du tout pour résultat que je me mette subitement à croire au petit Jésus, ou à l'Immaculée Conception. Ils savent fort bien que beaucoup de nos lecteurs y voient ce que, par égard pour la croyance sincère, je m'abstiendrai de qualifier. A quoi bon qualifier en effet. ? Rendons cette justice à Pierre Abraham, qu'écrivant encore en français il s'exprime avec une rare franchise. Il ne cache pas que lui et la clien­tèle ordinaire d'*Europe* tiennent pour ridicule et funeste superstition ces croyances qu'ils ne ménagent que pour amadouer les croyants. Ceux-ci sont aveugles dans la mesu­re où ils restent fidèles à leur foi : il s'agit de les en détacher insensiblement en les gagnant à la « vérité scien­tifique » qui les convertira au marxisme. Nous voyons la technique de l'opération mise en œuvre dans tous les arti­cles de la revue, et parfaitement décrite dans celui de M. Garaudy, le grand chargé d'affaires et recruteur officiel accrédité par le communisme international dans le monde catholique, Université de Louvain comprise. Certes, il faut éviter jusqu'à nouvel ordre un « affron­tement », c'est-à-dire l'éclat d'un conflit doctrinal qui pour­tant, entre catholiques et marxistes, résulte nécessairement de la nature des choses. Aussi longtemps que les marxistes ne sont pas, en pleine possession des moyens de le trancher à leur avantage, il faut empêcher un tel conflit de se décla­rer. 59:102 Mais surtout il faut, corrélativement, amener le plus de catholiques possible à évoluer vers le scientisme marxiste sans qu'ils se détachent de l'Église, de manière que, loin de se retrancher dans l'opposition, l'Église évolue dou­cement avec eux, et qu'enfin le marxisme ne rencontre plus en elle un obstacle irréductible, mais plutôt une dupe consentante et complice. Ainsi l'Église, mêlant de plus en plus d'eau à son vin, dépouillant sa doctrine, subsistera dans la mesure où elle cessera d'être elle-même. \*\*\* Telle est la méthode illustrée par la revue *Europe,* mais d'abord conseillée et pratiquée par Teilhard en personne. Pierre Abraham le loue à très juste titre d'avoir voulu demeurer dans l'Église, plus habile en cela que « la lignée de grands esprits qui, ecclésiastiques ou, laïcs, ont mené depuis des siècles la lutte contre l'obscurantisme de Rome ». En effet, ceux-ci n'ont pas réussi à transformer cette Église qu'ils ont quittée avec fracas. Loin d'en endormir la vigi­lance, ils l'ont alarmée et durcie. Mieux vaut donc désor­mais qu'ils restent dans le sein de l'Église, pour continuer contre elle et son « obscurantisme » une lutte intestine, plus cachée et plus meurtrière : « Le travail mené de l'inté­rieur (...) se révèle plus efficace que le même travail mené de l'extérieur. » Nous avons toutes les preuves que ce beau dessein ne fut pas plus ignoré de Teilhard, qui l'a servi, ni des commu­nistes, qui le poursuivent, que du diable, qui l'a conçu. *Europe* publie deux lettres inédites où Teilhard en confie à sa secrétaire Jeanne Mortier l'aveu dénué d'artifice. Celle-ci n'était autre que l'amie chargée par le Père de mettre ses ouvrages polycopiés à la disposition des lecteurs « sin­cèrement curieux », pendant que lui-même affectait de se soumettre à l'interdiction de ses supérieurs. La première de ces lettres fut écrite à Johannesburg, le 14 août 1951. En cette veille d'Assomption, à quoi s'occupe la piété de l'édifiant jésuite ? Il le confesse sans ambages : « J'ai repris, à la demande des circonstances, l'habitude de redire (en la re-polissant et l'approfondissant) ma Messe sur le Monde. » Vous ne rêvez pas. Vous avez bien lu. Il ne dit pas qu'il relise : ou qu'il récrive cette élucubration pan­théiste qu'on nous présente souvent, pour l'excuser, comme un simple exercice littéraire. 60:102 Il la *redit*, il la *dit* habituellement, comme tout Prêtre dit et redit sa messe quotidienne. Il célèbre sa liturgie personnelle, celle de la nouvelle reli­gion qu'il inaugure en lieu et place de l'ancienne dont il garde cependant le vocabulaire, jouant sur les mots et pré­textant qu'il agit ainsi « à la demande des circonstances ». Quelles circonstances ? Non pas de celles assurément dont le rituel romain prescrit ou permet de tenir compte. La seconde lettre est datée de Berkeley (Californie), 15 juillet 1952. Berkeley est ce centre universitaire améri­cain où a merveilleusement pris racine un progressisme qui fera bientôt parler de lui. Fort sans doute des encoura­gements qu'il y a recueillis, Teilhard ose écrire « Ma voca­tion consiste à incorporer l'un à l'autre Christ et évolution. » Étrange vocation de ce fils de saint Ignace, qu'on croyait voué à prêcher le Christ de l'Évangile plutôt qu'à en annon­cer un autre de sa fabrication ! Que cette élaboration d'un Christ inédit soit parfaitement hétérodoxe, il en est aussi conscient qu'il est résolu à ne pas s'en soucier. Car, loin de s'arrêter en si bonne voie, il i)répare à ce moment un nouvel essai sur le *Christique,* développement d'une idée « laissée en bourgeon (et pour cause) dans la *Réflexion de l'Énergie* ». Et pour cause : c'est lui qui l'indique. Et il ajoute cette phrase extraordinaire : « Évidemment, ce nou­vel Essai serait à mettre immédiatement parmi les *Pos­thumes*. » Teilhard savait donc mieux que personne que ses écrits étaient impubliables. Il renonçait à les imprimer, de peur d'avoir à rompre avec l'Église qui les jugerait inaccep­tables. Mais il leur assurait une survie et une influence assez sournoise et assez profonde pour qu'ils éclatassent en temps utile comme une bombe dont lui-même ne serait plus là pour recevoir les éclats, mais qui, placée en lieu sûr, dévasterait l'Église dans son temple même, dès que la résis­tance en serait suffisamment affaiblie et trompée. Et ce calcul de Teilhard est attesté plus clairement en­core par une autre lettre adressée en septembre 1950 (au lendemain d'*Humani generis*) à un dominicain qui, lui, s'était logiquement et loyalement séparé de son ordre et de Rome. On en trouvera le texte complet judicieusement commenté par M. Henri Rambaud dans le numéro 91 de la revue *Itinéraires* (mars 1965). 61:102 Sur le fond, Teilhard est d'accord avec son correspondant : le christianisme, « c'est inévitable », doit non seulement se réformer mais « muer ». Bien plus, Teilhard renchérit : « je considère que la Ré­forme en question (beaucoup plus profonde que celle du XVI^e^ siècle) n'est plus une simple affaire d'institutions et de mœurs, mais de Foi. » Rien de plus délibérément subversif. Ni rien de plus sot, car la prétendue Réforme du XVI^e^ siècle fut bel et bien une affaire de Foi, tout autant et pour les mêmes raisons que la réforme complémentaire que Teilhard appelle de ses vœux : « Il s'agit pour l'Homme de re-penser Dieu... de l'enfantement d'une nouvelle Foi pour la terre... d'une Christologie nouvelle étendue aux dimensions orga­niques de notre nouvel Univers, (d'où) s'apprête à sortir la Religion de demain », etc. Pensant de cette sorte, Teilhard avait évidemment le droit et le devoir de sortir de l'Église, suivant l'exemple de son correspondant dominicain. Tout au contraire, il lui offre en exemple sa propre conduite, qui est à l'opposé : « Je ne vois toujours pas de meilleur moyen pour moi de promouvoir ce que j'anticipe que de travailler à la réforme (comme définie ci-dessus) *du dedans *: c'est-à-dire en atta­chement sincère au « phylum » dont j'attends le dévelop­pement. Très sincèrement (et sans vouloir critiquer votre geste !) je ne vois que dans la tige romaine, *prise dans son intégralité*, le support biologique assez vaste et assez diffé­rencié pour opérer et supporter la transformation attendue. Et ceci n'est pas pure spéculation. Depuis cinquante ans, j'ai vu de trop près autour de moi se revitaliser la pensée et la vie chrétienne -- malgré toute Encyclique -- pour ne pas avoir une immense confiance dans les puissances de réanimation de la vieille tige romaine. Travaillons chacun de notre côté. Tout ce qui monte converge. » Impossible d'énoncer plus nettement que le transfuge et le conspirateur ne diffèrent que sur le choix des moyens ; quant au but, leurs efforts convergent, puisqu'ils « montent » l'un et l'autre vers cette même Réforme totale, idéale et prochaine, qui laissera l'Église romaine dépossédée, péri­mée et comme vidée de son sang par la religion nouvelle qu'elle aura plus ou moins bénévolement enfantée et nour­rie de sa substance. 62:102 L'extravagance intellectuelle du propos est flagrante, aggravée encore par une de ces métaphores végétales, biolo­giques et pédantesques dont Teilhard raffole, parce qu'elles lui servent à masquer l'irréalité de sa pensée à la fois subti­lement retorse et incurablement vague : il en fleurit ses schémas didactiques, comme on accroche des guirlandes à une carcasse en fil de fer. Cette manie ne donne pas long­temps le change ; elle embrouille plus qu'elle n'éclaircit les idées qu'elle est censée illustrer par l'image. Car qu'est-ce qu'un « phylum » ? Apparemment, ici, un équivalent de « la tige romaine » (d'où vient qu'on se demande si ce mot grec, *phylum, race, espèce,* ne s'est pas introduit dans la rêverie teilhardienne par ressemblance avec *phyllon, feuille*)*.* M. Henri Rambaud note que *phylum,* dans cette langue spéciale, désigne un « faisceau évolutif », ce qui ne nous avance guère : est-ce un faisceau qui évolue, ou susceptible d'évoluer ? Et la « tige romaine » est-elle tout ou partie de ce faisceau ? A-t-elle le « phylum » pour contenant ou pour contenu ? Questions absolument sans réponses, parce que Teilhard, passant continuellement d'un système d'images à un autre, emprunte ses métaphores arborescentes tantôt à la pédago­gie de l'évolutionnisme, tantôt à la botanique, voire aux deux en même temps ! Il prête aux arbres généalogiques de l'évolution des espèces, dessinés par lui au tableau noir, les caractères et les propriétés des vrais arbres qui poussent dans la nature ! Nous ne saurons jamais à laquelle de ces deux sortes d'arbres, dont le rapport est purement figuratif, appartiennent au juste le « phylum » et la « tige romaine ». Nous sommes en plein jeu de mots. \*\*\* Mais du moins nous comprenons que Teilhard entend rester fidèle au catholicisme dont ces termes équivoques sont pour lui le symbole. Si le catholicisme est une plante, il est naturel que cette plante s'accroisse en produisant des rameaux et des branches. La comparaison est déjà dans l'Évangile. Elle ne suffit pas à Teilhard : aussitôt et subrep­ticement, il la transpose en symbole évolutionniste, sans prendre garde que l'arbre de la parabole est un vrai arbre dont la souche et toutes les branches jusqu'au dernier ra­meau sont du même bois et vivent de la même vie, au lieu que la ramification de l'arbre didactique et fictif qui repré­sente l'évolution se subdivise en espèces de plus en plus hétérogènes et de plus en plus indépendantes du tronc commun dont on les suppose issues. 63:102 Le catholicisme selon Teilhard s'apparente pourtant à ce dernier type : il grandit en se diversifiant, et il vaut moins par ce qu'il est que par ce qu'il devient. Plus il est susceptible de changement, plus il a chance de s'enrichir, tout de même que la postérité des espèces s'améliore en se métamorphosant. Ainsi l'homme à son tour progresse automatiquement vers le divin à me­sure que, se transformant, il transforme aussi le divin. Dieu évolue avec l'homme. C'est le contraire de l'Évangile : « Le ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passe­ront point. » Selon Teilhard, les paroles du Christ et de son Église passent chaque jour, elles passeront avec tout le reste et le plus vite sera le mieux. Par conséquent, sa décision de se maintenir dans l'Église afin de « travailler *du dedans* » *à* la réformer, ou plus en­core à la transmuer comme il l'indique expressément, mar­que tout autre chose qu'une adhésion aimante. Ce qu'il aime en elle et qu'il veut sauver, c'est le « support biolo­gique » apte et nécessaire à la production de la « Foi nou­velle » qui ne peut remplacer l'ancienne sans la détruire, mais non plus sans l'exploiter. Le vrai objet de son « atta­chement sincère », ce qu'il cherche à « promouvoir », ce n'est pas « la vieille tige romaine » déjà condamnée, c'est le rameau successeur qu'il « anticipe » et dont il « attend le développement » : cette « Religion de demain » déjà en germe dans le catholicisme, voilà ce qui rend le catholicisme d'hier et d'aujourd'hui provisoirement digne d'égards, aussi longtemps qu'elle a besoin de lui pour croître à ses dépens. Ainsi accorde-t-on respect et sollicitude à une femme enceinte que l'accouchement tuera. Teilhard aime l'Église dans la mesure où elle consent à mourir. Il est vrai que, pour lui, le suicide de l'Église est la condition de son immortalité ; de l'immortalité du moins de cette autre Église promise à renaître incessamment des cendres de la précédente et à régner sous le même nom. « Depuis cinquante ans, j'ai vu de trop près autour de moi se revitaliser la pensée et la vie chrétienne -- malgré toute Encyclique -- pour ne pas avoir une immense confiance dans les puissances de réanimation de la vieille tige romaine. » Phrase étonnante, à la fois obscure, habile et révé­latrice. 64:102 Obscure, car comment entendre cette « réanimation de la vieille tige romaine » ? Génitif subjectif ou génitif objectif ? La tige est-elle capable de réanimer, ou susceptible d'être réanimée ? Dans le premier cas, réanimera-t-elle autre chose ou elle-même ? Dans le second, qui la réani­mera ? et si elle a besoin qu'on la réanime, est-ce donc qu'elle est déjà du bois mort, et quelle confiance mérite-t-elle ? De toute façon, l'action de réanimer se présente comme indéterminée quant à son sujet et quant à son objet, à plus forte raison quant à son orientation. Fort précise en revanche est l'orientation des projets qu'une telle action implique. Et la seule idée distincte qui se dégage de ce magma grammatical, c'est que la vieille tige romaine, en elle-même, est caduque, ne suffit plus, n'a pas lieu de sur­vivre comme telle. Ce qu'il aurait fallu démontrer, et peut-être avouer d'abord. Phrase habile, de ce fait même que les prémisses qu'elle postule demeurent inexprimées. Le coup de hache qu'elle porte au cœur de la vieille tige romaine s'enveloppe de révé­rence et de précautions verbales, propres à faire illusion sur l'intention de l'exécuteur. Professer une « immense confiance » envers une Église qu'on presse de céder la place, ce serait cyniquement se moquer du monde, si Teilhard n'était ici le premier dupé, et le plus volontiers, par une de ces prestidigitations mentales qui désorganisent et disloquent à tout moment sa pensée et son style. Elles ont pour effet de noyer les adresses de l'une dans le fatras de l'autre. Teilhard malmène le langage en virtuose, réussis­sant à ne pas plus verser dans l'esclandre que dans l'obéis­sance, esquivant les contresens du même mouvement qu'il les sème, dissimulant ses risques, ses parades et jusqu'à ses silences. On s'aperçoit à peine que ce prêtre qui se veut fidèle ne nomme jamais Notre-Seigneur ni la Vierge Marie, ni les saints ni les anges, ni les dogmes fondamentaux ni les sacrements de l'Église, le petit Jésus et l'Immaculée Conception sont une fois cités dans ce numéro d'*Europe* où tant de catholiques teilhardiens participent au « dialogue », mais c'est par un communiste qui hausse les épaules et, par politesse, « s'abstient de qualifier » ces fables. Teilhard ni les siens n'ont rien à répliquer. 65:102 Phrase révélatrice enfin, dont la clef nous est livrée dans une parenthèse de trois mots. « malgré toute Encyclique ». Depuis cinquante ans, Teilhard a vu de près, autour de lui (c'est-à-dire dans l'Église même), la vie et la pensée chré­tienne se revitaliser (?) en dépit des encycliques, dont la dernière en date, *Humani generis*, le concernait justement, lui, Teilhard. Écrivant cela, en 1950, il évoque à n'en pas douter la crise moderniste du début du siècle, et toute la série des perturbations ultérieures où elle s'est prolongée sous une forme ou sous une autre. En fait, chacune d'elles a suscité de la part du Magistère romain une définition appropriée de la doctrine, et ces successifs rappels à l'ordre ont été les encycliques des papes. C'est donc fort clair : aux yeux de Teilhard, le progrès, la vitalité du christianisme, la vérité, la valeur, l'avenir, l'espoir sont du côté des inno­vations modernistes, qui font leur chemin malgré les ency­cliques et contre elles ; en vain celles-ci y font obstacle par un enseignement immuable, stagnant et périmé. Ce sont les encycliques et les papes qui ont tort. Leur action est nui­sible autant que sont salutaires les objets de leurs condamnations. Ce qui revient à dénoncer les papes comme les ennemis du bien dont la véritable Église est capable sans eux, et du progrès religieux qu'elle n'attend que des nova­teurs rétifs à l'autorité des papes ! Et le comble est que cette inversion fantasmagorique de l'ordre des choses va de pair avec « l'attachement sincère » et « l'immense con­fiance » que Teilhard prétend vouer toujours à « la vieille tige romaine », c'est-à-dire, si les mots ont un sens, à la papauté. \*\*\* On comprend dès lors que les communistes, s'ils sont assez sages pour refuser de faire leurs propres choux gras d'un système aussi aberrant, soient assez généreux pour en faire profiter leurs amis catholiques. De l'influence crois­sante du teilhardisme dans l'Église, ils espèrent deux résul­tats : le premier dans l'immédiat, le second plus général et beaucoup plus important. Immédiatement, l'évolutionnisme teilhardien peut servir à ébranler dans les consciences naïves certains dogmes comme la création du monde et la spiritualité de l'âme immortelle. Si l'homme a pour ancêtre un singe, il y a moins d'apparence que l'acte de Dieu créateur ait été nécessaire. C'est toujours autant de gagné. Mais ce raisonnement de M. Homais, bon pour les mangeurs de curés d'autrefois, ne leur assure plus qu'un faible triomphe ; il a tout avan­tage à rester implicite. 66:102 Autrement actif et délétère est le désordre que le teilhar­disme, sans s'attaquer à aucun dogme particulier, introduit insensiblement dans le mécanisme même de la pensée reli­gieuse, comme aussi de la pensée politique et de la pensée tout court. L'hypothèse évolutionniste, étendue à tous les domaines dans le passé et dans l'avenir, amène naturelle­ment à sa suite l'idée du Changement fatal, continu, universel, « irréversible » ... Ce qui change prenant le pas sur ce qui demeure, tout changement se pare d'un prestige qui en fait bientôt un objet d'idolâtrie : comme il est tout-puissant, le Changement est infaillible, infiniment bon, libé­rateur et heureux. Voici donc intronisée la notion du Pro­grès indéfini. C'est perdre son temps et ses forces que d'y résister, c'est contrarier « le mouvement de l'Histoire » (avec majuscule). C'est pécher gravement que de bouder aux révolutions qui ne sont que des phénomènes de l'Évolution sacro-sainte. Ainsi soyons de notre temps, marchons les yeux fermés vers les lendemains qui chantent et, pour aller au plus pressé, laissons faire les communistes, puisque c'est à eux que la déesse Évolution a maintenant confié la direction des opérations... Bien entendu, dans ce monde en métamorphose perma­nente, l'Église aussi doit sortir de sa chrysalide, de sa gan­gue de bois mort. « Au bout de deux mille ans, écrit Teilhard, c'est inévitable. L'humanité est en train de muer. Comment le christianisme ne devrait-il pas le faire ? » Malheur à vous si vous objectez que ces vaticinations sont démenties par tout l'acquis de la raison, de la mémoire et de l'expérience ; que l'humanité ne « mue » absolument pas, ni rien d'essentiel ; que d'ailleurs le monde a connu beaucoup de changements décevants, de retours au point de départ et d'évolutions vers le désastre : que la vérité n'a jamais bougé d'une ligne ; que la modification des acci­dents n'entraîne qu'un léger chatoiement de la surface, des choses et n'atteint aucunement la substance de ce qui est éternellement, encore moins de Celui qui est. On vous rétor­quera que vous êtes thomiste, et qu'Aristote et saint Thomas sont, eux aussi, « dépassés ». Vous répondrez que les papes sont thomistes. On vous répliquera qu'il est urgent d'abattre ces empêcheurs rétrogrades que sont les papes, de déchi­rer leurs encycliques retardatrices... 67:102 A ce moment, nous touchons au but. Que les catholiques se façonnent une Église malléable, divisée, émancipée de Rome, docile aux divers mots d'ordre que les circonstances dicteront, et toujours prête à se renier et à se démettre : c'est à quoi tend obstinément la volonté des communistes, dans tous les pays qu'ils dominent et dans tous ceux qu'ils ne dominent pas encore. Et ici s'achève, au point oméga de leur fusion parfaite, la rencontre ou le « dialogue » enfin accompli du commu­nisme et du teilhardisme, l'un ayant complètement absorbé l'autre. Il n'importera plus alors de savoir si l'homme a pour ancêtre un singe. Il sera devenu un singe, dépossédé de toute certitude et de tout jugement personnel, partant de toute liberté. Il n'y aura plus de pape, d'Église, de révé­lation, de vérité éternelle ni de salut pour les âmes. Rien ne garantira plus à l'homme que deux et deux fassent qua­tre, ni que les pauvres images formées dans son cerveau aient plus de consistance qu'un rêve. Il n'y aura plus que des églises nationales, des vérités locales et conditionnées, relatives et mobiles, fluctuantes au gré des nouveaux maî­tres du monde. Et, pour se défendre, l'homme n'aura plus aucun recours : ni auprès de Dieu détrôné, ni dans la vérité transcendante, ni dans ce réduit intérieur où il trou­vait l'appui d'une foi solide et inviolable. Dégénéré lui-même en un produit de l'évolution, il ne sera plus que le sujet d'une série d'expériences sans conclusion ni témoin, un automate sans mémoire, impuissant de raccorder à quelque réalité que ce soit aucune connaissance ni aucun sentiment. Rappelant à la fin de son article cette « main tendue aux catholiques » dont Maurice Thorez, vers 1935, fut le premier apôtre, Pierre Abraham conclut en ces termes : « Je souhaite qu'à la lecture des pages qui suivent on puisse se dire : désormais la main est serrée. » Ces pages d'*Europe* permettent de mesurer en effet combien s'est accrue, Teilhard aidant, la vigueur de l'étrein­te. Mais la main que les communistes tendaient il y a trente ans ne se laisse pas serrer c'est elle qui serre de plus en plus fort. Quant à la main des catholiques, elle est mieux que serrée prise : au piège. Alexis CURVERS. 68:102 ### La colonisation au XIX^e^ siècle par Paul AUPHAN NOUS SOMMES TROP exclusivement attentifs aux déve­loppements européens de la révolution française. Pour juger l'œuvre coloniale de l'Occident au XIX^e^ siècle, il faut s'évader de ce cadre et considérer ce qui se passait dans le reste du monde pendant que l'Europe se tordait dans ses guerres intestines, puis, ayant retrouvé un équilibre, répandait au loin les idées qu'elle avait enfantées. Avant la révolution, l'essentiel de l'expansion européen­ne outre-mer est constitué par l'empire ibérique. Après, cet empire n'existe plus. Sous la poussée de l'idéologie nouvelle, ses fragments ont volé en éclats. Préfigurant le drame de l'Afrique au siècle suivant, l'Amérique du Sud se « balka­nise ». Chacun de ses morceaux cherche à tâtons sa voie particulière. Quelques-uns la cherchent encore ([^6]) ... Mais un autre empire encore plus étendu émerge du fracas des guerres et fait son apparition dès que leur fumée s'est dissipée : l'empire britannique. 69:102 Pendant que ses alliés se sont fait massacrer sur tous les champs de bataille européens, la Grande-Bretagne a conquis discrètement les Indes de Bombay à Rangoon. Elle a mis la main sur des morceaux de choix : Ceylan, Trini­dad, Malte, le Cap de Bonne Espérance, l'Ile de France et quelques autres de nos îles exotiques. Le Canada est à elle depuis la guerre de Sept Ans. Ne pouvant plus évacuer ses convicts en Amérique, elle s'en est débarrassée en les envoyant fonder des colonies en Australie où ils découvri­ront un jour de l'or. S'étant emparée de l'Indonésie, alors hollandaise, sous prétexte qu'un frère de Napoléon s'était assis sur le trône de La Haye, elle ne l'a restituée qu'à contre-cœur. De justesse elle nous souffle la Nouvelle-Zélan­de. Bientôt elle fera la guerre à la Chine pour la forcer à acheter le poison qu'elle fabrique dorénavant aux Indes : l'opium. L'enclave mercantile de Hong-Kong est arrachée à l'Empire du Milieu pour en faciliter l'écoulement. Pendant tout le XIX^e^ siècle la Grande-Bretagne cherche ainsi à agrandir et à faire valoir un domaine politique déjà immense, auprès duquel ce qui reste de colonies françaises, portugaises, espagnoles, ne représente que des miettes ([^7]). L' « impérialisme » qui naît de cette expansion est un pro­duit spécifiquement britannique. Il n'a rien de latin ou de chrétien. L'histoire même du mot le démontre ([^8]). L'empire britannique de la reine Victoria apparaît com­me un entrelacs de quelques solides fondations blanches, simples boutures transplantées d'Europe par émigration, et de nombreux territoires de couleur, où une mince pellicule de fonctionnaires, de financiers, de commerçants se super­pose, sans s'y mêler, à la masse des autochtones. 70:102 D'esprit, cet empire est tout différent de l'ancien empire ibérique. Il n'est pas bâti avec le souci (partagé avec d'au­tres, mais fondamental dans le cas du Portugal ou de l'Espagne) de répandre l'Évangile et les valeurs chrétiennes ; il est conçu essentiellement pour gagner de l'argent. Les Anglais et les Hollandais sont à cet égard beaucoup plus forts que les Latins. Leurs hommes d'affaires se situent à un plus haut niveau que les nôtres. Les missions religieuses anglicanes ne viendront que plus tard ([^9]). En pays hindou, bouddhiste ou musulman, l'Angleterre se gardera toujours du moindre prosélytisme chrétien. Elle n'instruit l'élite autochtone que pour encadrer la masse de la population dans un souci de rendement. Son but est de s'assurer, avec quelques agents haut placés et, quelques militaires coiffant des effectifs indigènes, la haute main sur les pays qu'elle exploite en donnant la priorité aux besoins de la métropole. L'exemple fait tache d'huile. La révolution industrielle du XIX^e^ siècle pousse l'Europe à la recherche de matières premières et de débouchés commerciaux. Si elle veut se maintenir à son rang, une grande puissance n'a pas le choix. A l'imitation de la Grande-Bretagne, et pour des raisons de prestige ou de rivalité, chacune d'elles va s'efforcer de ras­sembler outre-mer un domaine qu'elle façonnera selon ses possibilités, ses traditions ; son tempérament. La doctrine de Monroe fait du continent américain « libéré » une chasse gardée, réservée aux seuls Yankee ; l'Islam méditerranéen constitue un problème particulier lié à la succession de l' « homme malade » qu'est l'empire ottoman ; la Chine ne se prête qu'à des concessions margi­nales de caractère économique (et nous n'aurions pas eu autre chose en Indochine si nous n'avions été conduits à y protéger de la persécution d'antiques foyers chrétiens) ; les semis d'îles de l'Océanie n'ont guère qu'un intérêt stra­tégique... C'est donc vers l'Afrique noire, continent inexploré et quasi vide, que l'essentiel de l'expansion politique occi­dentale va se porter. 71:102 Partant du comptoir de Saint-Louis, la France est conduite à faire au Sénégal la police des lieux traditionnels d'échange avec les autochtones. Les pays rencontrés, tombés en décadence depuis l'introduction de l'Islam et la traite des noirs, paraissent inorganisés. Elle ne trouve pas d'autre moyen pour y assurer l'ordre que de les placer sous son administration directe avec l'accord plus ou moins contraint des roitelets locaux. Les missionnaires suivent. A Dakar, en 1847, ils précèdent même la troupe. Un demi-siècle plus tard, l'Afrique Occidentale Française arrive à son apogée malgré les Anglais qui ont soutenu contre nous quelques résistances locales musulmanes (Behanzin, Samory...). En­core un demi-siècle et, avec l'Afrique Équatoriale et Mada­gascar, la France règnera en Afrique sur un empire comp­tant quarante millions d'habitants et plus de cinquante diocèses. Quoique déjà bien pourvu, le gouvernement de Londres est jaloux de cette renaissance coloniale. Pour concurrencer Gorée, il s'installe en Gambie, curieux « doigt de gant » enfoncé dans la zone française et qui, par un phénomène encore plus curieux, subsiste encore... Comme l'Afrique paraît à l'Occident un « no man's land » où occupation vaut titre, les Anglais font croire que leurs propres comp­toirs sont nombreux dans le bas Niger et s'adjugent la contrée la plus riche et la plus peuplée de l'Occident afri­cain, le Nigeria. Le « rush » vers le continent noir est déclenché. Reconnu par l'aventurier américain Stanley, l'immense bassin du Congo est occupé par une compagnie financière que dirige, à titre privé, le roi Léopold II de Belgique, seul membre de la société qu'il préside et qui ne pense naturel­lement qu'à gagner de l'argent. C'est seulement au XX^e^ siècle, quand la colonie reviendra à la Belgique, que des missions catholiques de plus en plus nombreuses et arden­tes s'intéresseront aux indigènes. Le bassin du Congo est loin d'ailleurs d'être entièrement belge. Une appréciable partie en a été apportée à la France par ses marins, le capitaine de frégate Bouet-Willaumez ou l'enseigne de vais­seau Savorgnan de Brazza, l'explorateur aux mains pures. 72:102 A l'autre bout de l'Afrique, les Anglais interdisent l'escale d'Aden à nos transports allant vers l'Indochine : le dépôt de charbon que nous sommes conduits à créer en face, à Djibouti, deviendra plus tard la capitale d'une encla­ve : la Somalie française. De son côté, le Portugal cherche à relier l'Angola au Mozambique, épaves jusque là négligées de son empire d'autrefois. Mais il se heurte, lui aussi, à l'Angleterre qui flaire dans le bassin du Zambèze des traces de minerai et rêve d'unir la fédération grandissante de ses colonies sud-africaines au Tanganyika et au Soudan anglo-égyptien. L'apôtre de cette poussée sud-africaine vers le Nord est un financier de génie, Cecil Rhodes, pour lequel seuls comptent la gloire de l'Angleterre et les grandes affai­res d'or ou de diamants qu'il fonde. L'Angleterre elle-même rencontre sur cet axe d'abord encore une fois la France, qui prétend accéder au Nil, voire à Djibouti, en partant du Tchad ; ensuite et surtout, l'Alle­magne, qui, dernière venue, plante son pavillon partout où elle peut encore trouver des terres « libres », le Sud-Ouest Africain Allemand autour de Walfish Bay, le Togo, le Came­roun, Dar es Salam et Zanzibar, noyaux de sa future Afri­que Orientale. Pour s'y reconnaître dans ce dépeçage et éviter d'en venir aux mains en Europe, plusieurs conférences réunis­sent les grandes puissances au cours du siècle et d'innom­brables conventions diplomatiques sont signées. Avant de critiquer, n'oublions pas que les peuples d'Afrique noire sont alors pour la plupart incapables de mettre en valeur leur pays et d'avoir une opinion sur leur destin, a fortiori de l'exprimer. La première conférence de Berlin (1878) s'occupe sur­tout du problème méditerranéen : la Grande-Bretagne s'installe à Chypre en attendant d'occuper « provisoire­ment » l'Égypte tandis que la France, que les corsaires barbaresques ont déjà forcée à prendre des sûretés en Al­gérie, reçoit la Tunisie et oriente l'Italie dépitée vers la Tripolitaine. Si l'aspect impérialiste de certaines de ces annexions est indéniable, il faut reconnaître aussi que, faute d'une organisation internationale appropriée, la pro­tection des chrétiens, l'anarchie, la nécessité de garanties pour les emprunts consentis à des souverains locaux les justifient assez largement dans l'optique d'alors. 73:102 La deuxième conférence de Berlin (1885) cherche à sta­biliser les zones d'influence en Afrique noire et à préciser les frontières des territoires occupés, l'une ou l'autre puis­sance n'ayant bien souvent conquis symboliquement un pays que pour empêcher un rival de le prendre. A la demande du pape Léon XIII, une clause assure aux mis­sionnaires la protection des gouvernements et aux néophy­tes la liberté de conscience. Après ce partage, où nous recevons liberté de manœu­vrer à Madagascar, il ne reste plus en Afrique que trois États souverains théoriquement indépendants : l'Abyssinie que l'enclave grandissante d'un protectorat italien tentera un jour d'absorber ; le Maroc qui tombera en 1905 dans les filets de la Banque de Paris et des Pays Bas, ce qui lui vaudra de devenir un protectorat français ; enfin l'étrange État du Liberia, où les dirigeants noirs venus d'Amérique et « protégés » par les États-Unis n'arrivent pas à se faire admettre par leurs congénères autochtones. Tout le reste est juridiquement « européen ». Plus tard, après la première guerre mondiale et l'éclatement de l'empire ottoman, la Grande-Bretagne s'adjugera la plus grande partie des dépouilles turques ou allemandes du Proche Orient et de l'Afrique, portant l'empire britan­nique à son apogée. La France recueillera pour sa part les deux tiers du Togo, le Cameroun et les États du Levant. Voilà, résumée en quelques pages, la manière dont la deuxième vague européenne s'est répandue sur le reste du monde. \*\*\* Comme au XVI^e^ siècle le débordement colonial a com­porté au XIX^e^ siècle plusieurs courants d'origine différente : le courant anglo-saxon ou hollandais, issu de la « civilisa­tion protestante » dirait Churchill ([^10]), de beaucoup le plus important ; le courant allemand qui ne surgit qu'après la fondation de l'empire en 1871 et qui a eu à peine le temps de se manifester ; le courant latin, catholique, surtout fran­çais, mais dans lequel ce qui reste de colonies portugaises ou espagnoles ainsi que l'œuvre italienne et belge outre-mer, sont loin d'être négligeables. 74:102 Chacun de ces courants charrie du bon et du mauvais, mais pas de la même sorte. La colonisation anglo-saxonne n'est guère mue que par l'intérêt. Elle s'appuie sur une forte émigration, sur l'uni­versalité de la livre sterling, sur une marine marchande qui atteint la moitié du tonnage mondial, tous facteurs spécifi­quement britanniques. Elle s'accommode des formes les plus disparates de subordination politique à la métropole pourvu que l'emprise économique soit sauvegardée. Mais l'Angleterre n'a pas subi la révolution française. Si elle l'a philosophiquement engendrée, elle n'a pas respiré les miasmes de son explosion. Dans une certaine mesure elle est immunisée par sa révolution antérieure, par son insularité, par la guerre qu'elle a faite à la France napo­léonienne. De ce fait, l'enseignement qu'elle donne aux éli­tes aux élites, seulement, car elle s'intéresse peu aux peuples ne souffle pas systématiquement la rébellion. Elle habitue les meilleurs de ses administrés à penser com­me de jeunes Anglais, de manière empirique et démocra­tique dans le vieil esprit libéral de ses grandes Universités. Attentive aux leçons de l'Indépendance américaine, elle adapte avec souplesse ses méthodes aux circonstances. Les décolonisations chez elle se feront en général sans violence. Le courant colonial allemand, incohérent au début, ne prend forme qu'à la création d'un ministère des colonies en 1907. Son premier titulaire, Dernburg, définit la colonisa­tion comme l' « utilisation du sol, de ses trésors, de la flore, de la faune et, avant tout des hommes, en faveur de la nation colonisatrice. Celle-ci en échange s'engage à donner sa culture, qui est supérieure, ses concepts moraux, ses méthodes, qui sont meilleures » ([^11]). Ce mercantilisme, de même essence que le mercantilisme britannique, s'appuie sur un réseau commercial mondial presque aussi important. Au Cameroun, les méthodes coloniales allemandes laisseront une empreinte éducative qui n'est pas sans contribuer heureusement aujourd'hui à l'unité du pays. Tout autre est le système colonial français. Il est plus humain et, malgré d'inévitables pressions financières, plus désintéressé. Le franc n'a pas la puissance mondiale de la livre sterling ; il n'en a pas non plus la dureté sordide. 75:102 Juste et efficace, l'administration coloniale française est peut-être trop directe, n'utilisant pas assez l'élite autoch­tone évoluée ; mais ce défaut, grave pour l'avenir, a dans l'immédiat l'avantage de rapprocher l'autorité du peuple et de mieux encadrer la population que dans l'immense empire britannique, où elle est abandonnée à elle-même. L'élite de l'armée française sert dans les troupes coloniales. Les fonctionnaires, formés dans une école remarquable, ont tous la vocation. L'anticléricalisme n'étant pas exporté -- en principe, au moins... -- les missionnaires et leurs écoles sont partout ; les missionnaires viennent d'autant plus nombreux aux colonies que la métropole chasse les congré­gations à la fin du siècle et que beaucoup de vocations reli­gieuses cherchent refuge outre-mer. C'est dans les colonies françaises et au Congo belge, c'est-à-dire en terre catholique, qu'il y a proportionnellement le plus d'enfants scolarisés. Un exemple typique de notre système colonial est cons­titué par l'œuvre, en général méconnue, des amiraux qui pendant vingt ans gouvernèrent l'Indochine (1860-1879). Ce n'est pas la III^e^ République, c'est l'un d'eux qui dès 1869 organise en Cochinchine la première consultation au suffra­ge universel qui ait eu lieu outre-mer. Le referendum porte, non sur des choix idéologiques ou politiques, mais sur des questions municipales concernant la vie de tous les jours des intéressés : impôts, cadastre, état civil, création d'une caisse d'épargne pour combattre l'usure... etc. ([^12]). La Marine a d'ailleurs eu la charge des colonies françaises (sauf l'Afrique du Nord) jusqu'en 1890, où on la lui retira parce qu'on la trouvait trop réactionnaire. 76:102 Ce retrait nous conduit à regarder l'envers du décor jusque là plutôt séduisant que nous venons de peindre. Il nous apparaît comme le reflet des propres tares de la métropole. Traitant de l'Algérie, Joseph Folliet a écrit ces lignes qui pourraient s'appliquer avec plus ou moins de rigueur à toutes nos anciennes colonies : « Nous avons importé notre nationalisme... Nous avons importé notre politique intérieure... Nos partis ont recruté des adeptes, surtout les partis de gauche, socialisme et communisme... Nous avons même importé nos guerres civiles... ([^13]) » Toutes ces « importations » outre-mer résultent de l'exportation en bloc hors de la métropole des idées jaillies de la Révolution française. Les « grands ancêtres », les journées sanglantes de l'ère révolutionnaire, les « trois glorieuses » de 1830, les secousses qui ont ébranlé l'Europe en 1848 forment la toile de fond de l'enseignement histo­rique officiel et finissent par devenir pour les jeunes noirs, blancs ou jaunes, des exemples à imiter, des valeurs à réincarner. On n'a pas su dissocier la générosité de certaines idées de la violence subversive qui en a accompagné la naissance. L'ultra-nationalisme jacobin sans contrepoids religieux fait naître à la première génération qui s'éveille à ces idées un certain patriotisme français, mais provoque par la suite chez les intellectuels qui en sont nourris cette floraison de nationalismes locaux teintés de racisme qui nous mettra dehors au nom de la doctrine même que nous leur aurons inculquée. Depuis la plus haute antiquité, les Africains ont été habitués à des formes de gouvernement tribales, paterna­listes, familiales, d'esprit monarchique. Notre enseignement arrache ces vieilles racines et les remplace par les idées modernes de suffrage et de démocratie, parfaitement adap­tées s'il ne s'agit que de déterminer l'emplacement d'un puits ou de choisir un chef de village, mais pernicieuses quand, plus tard, on les appliquera à des options politiques dépassant l'entendement des électeurs : ceux-ci tomberont alors aux mains des démagogues, souvent anciens sorciers eux-mêmes ou descendants de chefs de tribu. 77:102 Malgré le témoignage individuel contraire donné par de nombreux colons, militaires, fonctionnaires, et naturelle­ment par les missionnaires, la politique coloniale de la France est officiellement laïque dans le sens péjoratif du terme, surtout depuis qu'elle a été enlevée aux marins. Elle est conduite par des hommes qui sont d'excellents patriotes comme Jules Ferry, Paul Bert ou Delcassé, mais qui font profession d'ignorer le problème religieux ou même simplement spirituel. Ils ne s'occupent pas des fins derniè­res de l'homme. Certains combattent le christianisme et l'Église. Ils ne tolèrent les missionnaires que dans la mesure où ils collaborent à l'implantation politique. La tentative d'assujettissement des missionnaires au pou­voir temporel dans un but de propagande nationale est beaucoup plus le fait de régimes laïcs ou athées que de régimes chrétiens habitués à distinguer le spirituel et le temporel. L'encyclique « Maximum illud » de Benoît XV, du 30 novembre 1919, insistera sur ce point : « Rappelez-vous, dit-elle aux missionnaires, qu'il faut propager, non le règne des hommes, mais celui de Jésus-Christ. Quelle pitié ce serait de voir les missionnaires méconnaître leur dignité au point de placer, dans leurs préoccupations, leur patrie d'ici-bas avant celle du Ciel, et témoigner d'un zèle indiscret pour le développement de la puissance de leur pays et l'extension de sa gloire au-dessus de tout. » A l'époque où ces lignes sont écrites, elles mettent les missionnaires catholiques en garde contre le jacobinisme de gouvernements francs-maçons et athées, séparés de l'Église, comme l'était alors le gouvernement français. Mais il ne s'agit pas de renier sa patrie (il n'est question que de « zèle indiscret »), et il est impossible de répandre l'Évangile sans répandre en même temps les valeurs individuelles de la civilisation chrétienne (famille, travail, etc.). Quand en Chine, en 1899, le Saint-Siège essaie d'établir une hiérarchie liée directement à la nonciature de Pékin, les francs-maçons français s'indignent et appellent cela une trahison parce qu'ils voudraient que le réseau des missionnaires (qui sont en majorité des Français) se consacrât d'abord aux intérêts français ([^14]). 78:102 En pays musulman, tous les régimes français depuis 1830 favorisent l'Islam pour ne pas avoir d'ennuis et inter­disent tout apostolat chrétien. A Alger en 1838 on défend aux prêtres d'apprendre l'arabe pour empêcher tout contact avec la population. « Notre intérêt est de ménager l'Islam et même de nous le concilier ([^15]). » « Qu'on impose, s'écrie l'école coloniale française, une ligne de conduite inflexible à des administrateur ; non susceptibles d'hésiter entre leur devoir républicain et leur foi religieuse ([^16]). » Joseph Folliet a écrit : « Il faut avoir la franchise de dénoncer l'erreur néfaste accomplie dans les colonies fran­çaises par un certain « laïcisme » d'inspiration maçonnique, curieusement conjoint à des influences financières et capi­talistes ([^17]). » Enfin la grande erreur des hommes d'État français est de n'avoir jamais pensé sérieusement à l'avenir lointain des pays où flottait notre pavillon. Depuis sa naissance difficile, la III^e^ République a vécu au jour le jour, chaque équi­pe ministérielle ne cherchant qu'à franchir le cap d'une élection ou à surmonter la difficulté du moment. L'aposto­lat n'étant pas dans le champ de vision de la politique, la colonisation n'apparaissait que comme une extension maté­rielle du territoire national. L'absence de vue spirituelle plus haute fermait la voie à toute évolution. Par atavisme on ne pensait qu'en termes de révolution. A une époque où le gouvernement français entendait rayer la papauté de la carte du monde, on n'écoutait guère évidemment les recommandations qui en émanaient... Quand aujourd'hui on tonitrue contre le colonialisme, il faudrait préciser à quoi s'applique la condamnation. Si c'est à l'égoïsme impérialiste, nous sommes d'accord, le blâme s'adressant essentiellement aux Anglais et à la finance sans visage, beaucoup moins à la France et aux pays latins. Si c'est à l'esprit révolutionnaire de notre œuvre, nous sommes également d'accord, à condition qu'on appli­que la même critique à toute propagation de l'idéologie révolutionnaire, métropole comprise. Si c'est au laïcisme de notre administration, toujours d'accord, en soulignant que le mal n'est pas particulier aux colonies, quoi qu'il soit plus nocif parce qu'elles n'ont pas la protection d'une longue tradition chrétienne. 79:102 Mais si l'on s'en prend, avec le « conformisme » d'au­jourd'hui, au principe même de la colonisation, à cet élan qui a poussé les peuples civilisés à répandre leur civilisation en même temps que la foi qui l'avait façonnée, on commet une confusion aussi grossière que celle qui consisterait à ôter la vie à un être humain sous prétexte qu'elle est enta­chée d'erreurs ou de péchés. Il fallait, par un retour aux sources chrétiennes de la colonisation, réformer celle-ci, la faire évoluer, non la sup­primer brutalement. Nous voyons aujourd'hui ce qu'il en coûte à l'Occident de s'être en quelques endroits retiré trop tôt. Le pire est que, non content d'avoir supprimé ce que la colonisation avait de bon, notre temps continue à faire l'éloge de ce qu'elle avait de mauvais -- son laïcisme, son esprit révolutionnaire « libérateur » ... -- et que la finance sans visage continue par maints procédés à imposer sa dictature occulte aux pays que nous avons abandonnés. Si l'on croit que l'Occident, du fait de son accession antérieure à la foi chrétienne, avait une mission civilisa­trice et, charitable à l'égard des peuples qui n'avaient pas eu la même chance ou grâce, peut-on concevoir plus grand reniement de la responsabilité qui en résultait ? Jamais l'Église, à l'époque que nous étudions et même après ; n'a condamné l'entreprise coloniale. Le fait même que le XIX^e^ siècle a été le grand siècle missionnaire montre au contraire qu'elle l'a approuvée et a su en tirer parti. Dans l'empire colonial français, le plus important de tradition catholique, ainsi qu'au Congo belge et ailleurs, l'Église a complété l'œuvre humaine du pouvoir séculier par un réseau d'écoles chrétiennes, où une large partie de l'élite actuelle d'Afrique francophone a été élevée. Ces écoles ont été édifiées pour la plupart, non avec les sub­ventions de l'État, mais avec l'aide des catholiques des pays déjà évolués, recueillie sou par sou ([^18]), méthode directement opposée à celles du capitalisme international, mais tout à fait conforme, avant qu'on en prononce seulement le nom, à cette « coopération » dont on parle tant aujourd'hui. 80:102 L'Église, avant qu'éclatent les guerres mondiales, ne s'est élevée que contre les abus du système colonial, essen­tiellement contre l'esclavage. Elle a considéré que le com­portement chrétien aux colonies relevait comme ailleurs du catéchisme et de la morale naturelle, et qu'il n'avait besoin de précision particulière que sur ce point de l'esclavage, où les vieilles habitudes venues de l'imitation de l'Islam per­sistaient. Léon XIII n'a pas consacré à ce problème moins de six documents ([^19]). La papauté combattait alors pour son indé­pendance morale. Les luttes politiques, la question sociale, la persécution qui sévissait dans des pays comme la France retenaient toute son attention. Il est remarquable que dans ce tourbillon elle ait trouvé le moyen d'insister sur le problème persistant de l'esclavage. Mais elle n'a pas dit que le système colonial devait prendre fin et qu'il fallait cesser d'éduquer les peuples colonisés. Ce sont les deux guerres mondiales qui, en faisant per­dre la face à l'Occident et en répandant la haine, ont fait crouler le système. Paul AUPHAN. Ancien Secrétaire d'État à la Marine. 81:102 ### La Protestation de Bernadette par Henri MASSAULT LA PROTESTATION DE SAINTE BERNADETTE SOUBIROUS en date du 13 octobre-1869 n'a jamais encore été publiée. Nous en donnons ci-après le texte intégral. C'est un témoignage dûment élaboré et signé en présence des Supé­rieures de sœur Marie-Bernard : il est une source de pre­mière valeur. Mais depuis un siècle ce témoignage a été tellement méconnu, écarté, rayé de l'histoire, que les termes en sont encore généralement ignorés : car ce document blâme un récit des Apparitions écrit par les Chapelains de la Grotte. Nos précédents articles ont montré ce que furent les agis­sements du P. Sempé, Supérieur des gardiens de Massa­bielle, et quelles sont ses responsabilités ; nous y avons également révélé comment Mgr Pichenot, voulant soustraire l'original de la Protestation à l'hostilité systématique des services de son évêché de Tarbes, le remit à Henri Lasserre avec mission d'attendre que la Providence permette la réhabilitation de ce texte calomnié au point d'en faire une sorte de document occulte, méprisé, maudit, à exclure des archives et des études sur Lourdes. \*\*\* 82:102 Dès 1858 le Père du Mensonge avait selon les expres­sions de Pie IX, dressé *l'humaine malice* et la *perversité des hommes* contre les Apparitions ; dans la suite il a essayé de corrompre le sanctuaire marial par le matérialisme des aménagements somptuaires, puis par le mercan­tilisme, et enfin en mêlant l'erreur et la légende aux récits des événements surnaturels. Car seul un récit exact pouvait « *propager au loin et exciter la piété et la confiance, envers Notre-Dame de Lourdes* » ([^20]). La *Protestation* a été et demeure une arme providen­tielle contre cette entreprise de déformation de la vérité. Elle a tenu les écrivains en respect. Son texte non publié leur a fait craindre de tomber sous le coup de ses mysté­rieux démentis. Ils ont donc redoublé de soins pour ne rien innover à la légère sur les Apparitions de Lourdes. La plupart, même le P. Cros et l'abbé Moniquet, n'ont pas osé en parler, bien qu'ils n'aient pas cessé d'y penser. Fort peu ont été circonvenus par les fables que l'on trouve à ce sujet aux archives de la Grotte. On sait qu'après avoir signé le rocambolesque chapitre XIV de son *Mgr Laurence* ([^21])*.* Gaëtan Bernoville a dû exiger le silence sur la *Protestation* pour publier le chapitre IX de la *Vie du P. Peydessus* ([^22]) De telles incohérences étaient inévitables tant que la lumière n'était pas faite sur ce document. \*\*\* Une première constatation s'impose qui clarifiera beau­coup le problème : la *Protestation* fut moins un procès verbal d'enquête qu'une mise en garde et même une leçon destinée au P. Sempé. Celui-ci était sur le point de publier en un volume la *Petite Histoire* des Apparitions parue en articles séparés dans les *Annales de Notre-Dame de Lourdes.* Lui seul avait besoin d'un rappel à l'ordre parce que lui seul s'était aventuré dans les méandres de la légende, sans vouloir en convenir. Nous avons dit qu'il a été, en outre, constamment obsédé par la crainte des Pouvoirs Publics ([^23]). La peur de contra­rier le moindre personnage officiel est à l'origine de son aversion pour le récit écrit par Lasserre. En même temps qu'il louait « *ce travail patient, consciencieux, approfondi, poétique, religieux et édifiant* » il suppliait l'auteur d'épar­gner « *ceux-là même qui ont attaqué* » la Vierge ([^24]). 83:102 Il communiqua bientôt cette peur, non pas tellement à Mgr Laurence âgé et malade, mais à l'entourage de l'évê­que. Il s'en servit pour faire refuser à l'historien toute approbation épiscopale, sous prétexte « *qu'un évêque a des ménagements à garder vis-à-vis du Gouvernement et qu'il n'a pas grand intérêt à le contrarier sans des motifs puis­sants* » ([^25]). Lasserre estima au contraire que le respect de la vérité était le plus puissant des motifs. L'absence de réclamations et de représailles lui donna raison et prouva combien il avait été puéril de juger son œuvre « SURTOUT COMPROMET­TANTE *pour le nouveau sanctuaire de la Sainte Vierge* » ([^26]). Le P. Sempé n'en cessera pas moins de la combattre. Il essayera de justifier son acharnement en la disant inexacte « *sur les faits et sur la doctrine* » ([^27]), mais il ne pourra jamais le prouver. \*\*\* Les Chapelains étaient libres, comme tout le monde, de raconter les Apparitions. Mais ils eurent mauvaise conscience de le faire en y mêlant les pieuses broderies de leurs sermons, car ils cachèrent leur entreprise à Lasserre. Pourtant CELUI-CI DÉTENAIT ENCORE TOUTE LA DOCUMENTA­TION ALORS CONNUE et il avait déjà publié une grande partie de son travail écrit « *sous la dictée de Bernadette ou d'au­tres témoins* » ([^28]). L'historien apprit par l'abbé Peyramale le danger que les nouveautés des *Annales* faisaient courir à l'Œuvre de la Grotte ([^29]). Il vint à Lourdes et refit ses enquêtes, prêt à modifier son livre si besoin était. Il constata le tollé géné­ral de la population. Le témoin Estrade arriva même de Bordeaux et affirma que, lui non plus, n'avait jamais entendu parler de l'épisode du moulin de Savy et que les Chapelains étaient dans l'erreur ([^30]). 84:102 Lasserre pensa que ce désaccord pourrait s'apaiser par une entrevue avec le P. Sempé qui se terrait à Garaison. Un témoin a décrit leur discussion historique : « Le Supérieur était exaspéré, et cet entretien fut des plus virulents. Le R.P. s'emporta au-delà de toute mesure, accablant Henri Lasserre de reproches, l'invectivant. Celui-ci resta impassible sachant se dominer et se possédant toujours : la violence des autres produisait particulière­ment sur lui l'effet d'un puissant réfrigérant. Il laissa parler, sans l'interrompre, le R.P. Il écoutait en silence les paroles blessantes, les invectives, les menaces de l'enfer, il laissait passer le torrent insulteur. Enfin le P. Sempé fatigué, épuisé, s'arrêta. Alors d'une parole lente et d'une voix atténuée, Henri Lasserre lui dit : « Je viens de vous entendre, mon Père, et plus que jamais je constate des divergences profondes dans notre manière de voir. Je protesterai de toute mon énergie contre vos tendances. Je m'opposerai à votre projet c'est mon devoir d'exploiter, ainsi que vous le dites, l'œuvre au profit de l'œuvre elle-même. La Sainte Vierge n'est pas venue à Lourdes fonder une maison de commerce, mais une maison de prières. Les trésors, de grâce qu'Elle répand ici ne doivent pas se monnayer comme vous le pensez et servir à faire affluer les trésors temporels. Ou­vrir la boutique c'est fermer le tronc. « J'ai la conviction, mon cher Père, que vous vous trompez dans votre façon de comprendre la gloire de la T. S. Vierge. Mais j'ai aussi la conviction que vous désirez cette gloire, et même de tout votre cœur. Je déplore vos idées, car elles me semblent funestes à la pureté de l'œuvre que j'aime plus que ma vie. Je combattrai donc vos projets. « Maintenant, je vous pardonne votre véhémence et j'oublie vos insultes. Un jour, Dieu, qui tient compte des bonnes volontés, même au service des idées fausses, vous appellera dans son saint, paradis. Et j'espère que, sa grande miséricorde aidant, il daignera m'admettre égale­ment près de Lui. 85:102 Alors, Père Sempé, nous nous rencontrerons dans la paix et ma seule vengeance pour vos inju­res d'aujourd'hui, pour les mauvais procédés et les calomnies dont j'ai à me plaindre ici, ce sera de vous dire : « Avouez, très cher Père, que j'avais raison ». Et vous en conviendrez, éclairé par la grande lumière qui dissipe tous les nuages et rejette bien loin les préoc­cupations terrestres. « Hélas, le Père Sempé n'a pas désarmé. » ([^31]) Une lettre confirma cette obstination, en alléguant des justifications dénuées de tout fondement ([^32]). \*\*\* Henri Lasserre eut alors recours à l'Évêque de Tarbes. Il lui fit comprendre combien il était dangereux de laisser traiter l'histoire de Lourdes avec cette fantaisie. « *Votre Grandeur se souvient que je lui signalai, dans le détail, les erreurs, les inventions, les mensonges de ce malheureux récit* ([^33])*.* » « *La piété, les bonnes intentions que l'on allè­gue sans cesse à ce sujet à la Grotte ne sont nullement des garanties de capacité. La piété ne fait pas plus un historien qu'elle ne fait un architecte, un poète ou un musicien. Il est vrai que lorsqu'elle est à un haut degré, elle donne l'humi­lité ou connaissance de soi-même qui empêche d'entrepren­dre ce qu'on est incapable d'accomplir* ([^34])*.* » Le Prélat, en présence de son neveu, promit à l'abbé Peyramale et à l'historien d'arrêter la publication de la Petite Histoire qui n'en était encore qu'à sa deuxième livrai­son dans les Annales ([^35]). Mais le Père, Sempé prétexta que la troisième livraison était approuvée par M. Fontan et déjà sous presse. On ne pouvait donc manquer la vente du bulletin... et la suite parut le 31 octobre ! 86:102 L'opposition de Mgr Laurence à ces légendes est désor­mais aussi évidente qu'impuissante. Sa correspondance autographe en fait foi. Le Supérieur lui-même la confirmera l'année suivante quand, exploitant la calomnie à fond contre la *Protestation*, dans l'espoir de retourner l'opinion en sa faveur, il rêvera de faire dire au Prélat ceci : -- *M. le Curé de Lourdes a dû regretter* COMME MOI *d'avoir jugé* \[contre la *Petite Histoire*\]. Cet aveu est à rapprocher de celui qui, dans la même source, -- la mieux informée qui soit sur ce point -- prouve que Mgr Laurence n'a refusé ni de son propre mouvement, ni en connaissance de cause son approbation à l'ouvrage de l'historien mandaté par lui : « *Les devoirs de ma charge pastorale*, lui fait dire le P. Sempé, *ne m'ont jamais permis de lire entièrement et* EN JUGE *votre longue étude* ([^36])*. Je comptais sur vous et sur ceux qui, autour de moi, vous lisaient*. » On ne peut donc plus reprocher à l'Évêque de Tarbes d'avoir tenté d'entraver le rayonnement de Lourdes dans le monde entier. On doit lui savoir gré au contraire d'avoir jugé la *Petite Histoire* comme l'abbé Peyramale qui l'ap­pelait un *mythe*, une *pauvre légende* qu'un *devoir sacré* imposait de supprimer... ([^37]). Dans le même temps le pieux curé écrivait à Bernadette : « *M. Henri Lasserre va publier son histoire qui ne laissera rien à désirer. Il n'était nul besoin d'en faire une autre, il était même dangereux de l'entreprendre* ([^38])*.* » Mais rien ne put arrêter cette néfaste entreprise. Le P. Sempé était bien décidé à ne capituler ni devant l'historien, ni devant les témoins de 1858, ni devant son Évêque. Il empêcha la réunion d'une Commission d'enquête deman­dée par Lasserre, car elle aurait redressé ses erreurs et bridé son sens très personnel de béatification, et il continua jusqu'au bout la publication de son récit dans les *Anna­les* ([^39])*.* \*\*\* 87:102 Après huit mois d'efforts pour lutter contre l'influence du P. Sempé sur les services de l'évêché de Tarbes, Lasserre publia en un volume les douze articles sur Lourdes déjà parus dans la *Revue du Monde Catholique.* La réussite sur­passa immédiatement tout ce qui s'était vu jusque là en librairie. Satisfaction unanime des Lourdais, éloge de toute la presse, compliments de l'épiscopat, ventes massives impo­sant, pour la première fois, un travail ininterrompu aux presses ultra-modernes pour l'époque de l'imprimerie Lahu­re : il y avait de quoi griser l'auteur ! Mais il n'avait aucun but intéressé puisque l'ouvrage était un ex-voto en recon­naissance de la guérison de ses yeux en 1862. Et puis la beauté du sujet et la volonté divine de propager la renom­mée de Massabielle suffisaient, disait-il, à expliquer le suc­cès et à éclipser totalement les mérites du signataire. Quant au profit matériel, il ne s'en souciait pas. Sa réso­lution était déjà prise qu'il a tenue toute sa vie de ne pas percevoir les bénéfices pour lui et de les consacrer aux bonnes œuvres. Mais il ne pouvait laisser corrompre l'histoire des Appa­ritions établie par de longues et soigneuses recherches. Jusque là il ne connaissait que le commencement de la *Petite Histoire.* Sa première tâche achevée, il lut les onze livraisons déjà publiées. « *Il n'y a qu'un mot, écrit-il, c'est honteux* » ([^40]). Ce n'était que mièvreries pseudo-édifian­tes, incorrections de style ([^41]), mais surtout inexactitudes historiques. A la fin d'août 1869, l'historien écrivait de Lourdes où il faisait son pèlerinage annuel : « *Le bien moral et même le bien matériel pour la Grotte s'accomplit dans les plus consi­dérables proportions par le moyen de mon livre. De tous côtés arrivent des lettres, des demandes de l'eau miraculeuse, des dons innombrables. Le directeur de la Poste m'a dit qu'il était accablé par ce déluge. Il a payé depuis quelque temps plus de mille mandats* ([^42])*.* » 88:102 Cet afflux d'argent était alarmant : l'historien en prévoyait les inconvénients. « *J'ai en même temps de grands motifs d'ennuis par la conduite des Pères et de l'Évêque...* » En effet les Chapelains tenaient plus que jamais pour les erreurs de leur *Petite Histoire* et pour leurs commerces que l'abondance des dons rendait pourtant encore plus inutiles. Quant à l'Évêque, de plus en plus diminué par l'âge et la maladie, il promettait de nou­veau d'arrêter ces abus et d'approuver explicitement *Notre-Dame-de-Lourdes*, mais il se laissait dominer par son entou­*rage.* « *J'ai grand regret de ne pas être allé à Nevers avant de venir à Lourdes, mais cela a été absolument impossi­ble*... ([^43]) » L'idée d'aller consulter Bernadette à Nevers fut donc antérieure au Bref de Pie IX ([^44]) donnant l'approbation du Souverain Pontife à l'ouvrage qu'une cabale avait privé de l'approbation de l'Ordinaire. Nous avons déjà dit succinc­tement ([^45]) comment Mgr Laurence complimenta l'auteur par lettre autographe et renouvela ses engagements précé­dents : « JE VOUS AI PROMIS *une lettre : vous l'attendez ; elle vous arrivera prochainement ; j'espère que par elle tou­tes difficultés disparaîtront* ([^46])*.* » Cette lettre promise n'est jamais arrivée. Les éloges affluaient de toutes parts. « *Vous avez reçu là, cher ami,* écrivait le Prieur de Solesmes, *un honneur qu'aucun de vos confrères de la presse catholique n'a encore obtenu... Ce bref, dans sa forme si explicite, me paraît comme un acte officiel qui reconnaît et confirme le Miracle de Lourdes ; à cause de cela l'église de Lourdes le conserve­ra et saura l'apprécier comme son plus riche trésor* ([^47])*.* » Seul le P. Sempé ne l'entendit pas ainsi. Il repoussa ce suprême démenti donné à ses partis pris. Il ne put éviter d'en laisser lire une fois le texte en public, mais il ne voulut pas le lire lui-même. Il soutint que le Pape était trop éloigné pour juger et que les Chapelains étaient seuls capables d'écrire une histoire des apparitions prudente et en style édifiant. \*\*\* 89:102 Il devenait tout à fait urgent de mettre fin à ce scandale. Henri Lasserre était, depuis de longues années, en excel­lents rapports avec Mgr Forcade, évêque de Nevers, qui venait encore de lui écrire deux lettres fort aimables sur son livre et sur le bref de Pie IX ([^48]). Il lui demanda un rendez-vous et, s'étant assuré auprès de la Supérieure Générale que Bernadette pourrait le recevoir, il se rendit à Nevers, le 13 octobre 1869. Ce n'était pas sans mérite car il laissait à Lisieux Mme Lasserre dans l'attente d'un très proche événement dont la Faculté se disait assez inquiè­te ([^49]). Dès son arrivée, l'historien exposa toute la situation à l'évêque et à la Mère Imbert, Supérieure du Couvent de Saint Gildard. L'un comme l'autre ont déclaré ensuite avoir autorisé l'interrogatoire de Bernadette en sachant fort bien la contestation surgie « *entre les RR. PP. de Lourdes et M. Lasserre* » au sujet du récit des *Annales* ([^50])*.* L'élément de surprise dont on a parlé ne date pas de ce jour-là, mais de cinq semaines plus tard quand Mgr Forcade vit surgir le P. Sempé créant un « *incident* QUE J'AI PU PRÉVOIR, a-t-il dit, *mais que je ne devais pas craindre* » ([^51]). L'historien avait fait PRÉVOIR que le Supérieur serait affecté par un démenti de Bernadette. Mais au nom de la plus élémentaire charité, ON NE DEVAIT PAS CRAINDRE qu'il le prenne si mal ni qu'il refuse avec obstination de reconnaître ses bévues. \*\*\* En présence de la Mère Imbert et de la Sœur Éléonore Cassagnes, secrétaire générale de la Congrégation, Henri Lasserre lut à Bernadette les principaux passages douteux de la *Petite Histoire,* tout en prenant quelques notes qui ont été providentiellement retrouvées ([^52]). 90:102 Il pensa d'abord limiter la déclaration à l'indication des pages où Sœur Marie-Bernard avait entouré et noté *elle-même* d'un trait de plume les paragraphes contestés ([^53]). Mais l'élaboration d'un texte plus explicite parut préférable, car tout n'était pas entouré et noté dans ces pages. Il précisa donc certai­nes nuances et, pour montrer que sa démarche tendait à la vérité sans rien d'agressif pour personne, il souligna l'er­reur sur la lumière qui visait son propre récit. Enfin il fit trois lectures de son brouillon puis du texte définitif devant Bernadette et les mêmes témoins. Chacun put ainsi rectifier, car outre les surcharges approuvées et les deux renvois paraphés sur l'original, il y a sur le brouillon de nombreuses corrections, précisions, additions dont on ne peut savoir à qui revient l'initiative, mais qui prouvent un travail minutieux, une étude très approfondie et le souci de faire signer un texte parfaitement valable. Nous le publions ici in extenso pour la première fois. #### *Protestation de sainte Bernadette Soubirous au sujet de la Petite Histoire de Notre-Dame de Lourdes* « Je soussignée, Bernadette Soubirous, en Religion sœur Marie-Bernard ayant reçu connaissance par M. Henri Lasserre de la Petite Histoire de Notre-Dame de Lourdes contenue dans les Annales je dois à la vérité de protester contre ce récit dont un grand nom­bre de détails sont controuvés et imaginaires, tant en ce qui me concerne qu'en ce qui concerne le fait même des Apparitions. 91:102 Je déclare notamment con­traires à la vérité les passages contenus aux pages 69, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 86, 88, 89, 90, 93, 103, 114, 132, 148. Il en est en effet inexact de raconter que ma sœur ameutait mon petit frère contre moi et qu'ils se réunissaient pendant mon enfance pour me battre. Je ne faisais point les prières à haute voix pour la famille et n'ai pris jamais en quoi que ce soit à la maison cette espèce d'autorité que l'on m'attribue. Je n'ai jamais pensé à tout cela. Je ne savais que mon chapelet ; et quand on faisait la prière en commun, c'était toujours ma mère qui la disait. Lors de la pre­mière Apparition, mes compagnes n'ont pas eu à ôter leurs bas puisqu'elles n'en n'avaient pas et qu'elles étaient nu pieds dans leurs chaussures. Quant aux observations que j'aurais faites sur une tenue peu modeste et sur des propos grossiers de mes compa­gnes, ces détails comme ces propos n'ont absolument aucun fondement et rien de tel ne s'est passé. Il n'y a même eu entre nous aucune contestation ou dispute. Je me suis bornée après avoir cherché à passer plus bas à les prier d'avoir la bonté de me jeter des pierres et elles ne m'ont nullement offert de me porter sur leur dos. Tout cela est inexact. L'Apparition n'avait pas les bras pendants mais au contraire les mains jointes et elle ne les a ouvertes qu'une fois lorsqu'elle a dit après la quinzaine « Je suis l'Immaculée-Conception ». Je ne sais si je suis restée plus d'une heure devant la Vision, mais je sais que je n'ai eu que le temps de dire une seule fois mon chapelet et la Vision a disparu aussitôt après. Il est inexact qu'en passant j'aie trouvé l'eau chaude comme pour la vaisselle et qu'il ait été fait comme un miracle à ce sujet : j'ai dit seulement à mes compagnes qui la disaient glaciale, que je ne là trouvais pas tellement froide. 92:102 La scène du soir où je faisais la prière est également er­ronée. Il est inexact que j'aie eu de moi-même après la première vision la pensée que c'était un être mé­chant, car la Vision m'avait laissé une impression absolument contraire ; ce sont les enfants qui ont eu cette pensée et ce sont elles qui, dans cette crainte, m'ont exhorté à prendre de l'eau bénite ; je n'ai point tenu davantage les discours relatifs aux chapelets. Nous n'étions pas ce jour-là une vingtaine mais seu­lement cinq ou six. \[En renvoi dans la marge :\] toute la scène du moulin est imaginaire. La Vision ne m'a jamais poursuivie \[signé :\] Sœur M.B. Il est inexact comme le prétend le récit que la Vierge parut et disparut tour à tour à certaines circonstances. Quand elle disparaissait, c'était fini, et elle ne revenait plus. \[En renvoi dans la marge :\] Il est inexact que je visse la lumière d'abord et la Vision après. C'est tout le contraire qui avait lieu. \[signé :\] Sr M.B. Il est inexact que la Vision m'ait demandé un cierge : ce qu'on raconte ne s'est jamais passé ; j'allais quelque­fois à la messe mais pas tous les jours comme on me le fait faire. De divers autres détails je n'ai aucun souvenir mais toutes ces choses suffisent pour que je proteste contre la physionomie et l'ensemble du récit. A Nevers en la Maison Mère de la Congrégation des Sœurs de la charité et de l'instruction chrétienne le 13 octobre 1869 \[de la main de Bernadette :\] Approuvant l'écriture ci-dessus, trois surcharges et deux renvois. SŒUR MARIE-BERNARD SOUBIROUS ([^54]) 93:102 -- Telle fut la *Protestation,* simple, directe et nullement conçue comme un brandon de polémique. Nul ne pourra nier que, tout en précisant quelques points d'histoire, ce document atteste les déficiences des méthodes du P. Sempé. Sans repousser ni mettre en doute aucune bonne volonté, il est bien évident qu'en matière d'apparitions « *Dieu est un artiste parfait qui n'a pas besoin qu'on invente pour lui* » ([^55]). Au sortir de Nevers, Lasserre avait espéré que la lumière jetée par la *Protestation* sur les maladresses et les entête­ments du Supérieur des Chapelains entraînerait la suppres­sion « *même matérielle* » ([^56]) de l'affreuse boutique accolée à la Grotte. Mais le constructeur appréciait trop que l'on ait à un « *haut degré le sens des affaires* » ([^57]) pour con­sentir à cette démolition. Il a donc fallu attendre quatre-vingt-neuf ans ce corollaire logique du verdict de la pauvre voyante. C'est à Mgr Théas que l'on doit, en 1958, la *libé­ration* du rocher, comme l'avait tant demandée le *résistant* Lasserre. De même maintenant, après avoir été pendant un siècle une barrière secrète, mais puissante, contre les empiète­ments de la légende sur les événements de Massabielle, la *Protestation* révèle enfin son texte et les persécutions qu'elle a subies. Elle enrichit l'histoire de Lourdes de précieux enseignements et elle va continuer au grand jour la mission que lui confia sainte Bernadette quand, après l'avoir signée, elle dit simplement, comme en une prière : -- Et maintenant, Dieu fera le reste ! ([^58]) Ce reste était le respect de la vérité. Une telle prière ne pouvait manquer d'être exaucée. Henri MASSAULT. N.B. Dans un précédent article (*Itinéraires*, numéro 98, p. 198) au sujet de la critique de la Protestation, une erreur de transcription a renversé le rapport de 1 à 3. C'est la valeur d'une page et non de trois qui a été laissée de côté. Nous nous excusons de ce lapsus. 94:102 ### Vie et message du Padre Pio par E. BONIFACE ÉTONNER des religieux, surtout ceux des grands Ordres, par ses vertus et même par des charismes, n'est pas facile. Les quatre Ordres Franciscains ([^59]) et leurs Tiers Ordres ont compté, au cours des siècles, de nombreux canonisés et bienheureux, dont aucun n'a atteint la stature mystique de leur fondateur, l'incomparable François d'Assise, pre­mier stigmatisé « visible » ([^60]). C'est dire que, chez les Capucins en particulier, le plus riche en saints de tous, on peut être un vrai mystique sans attirer l'attention. L'exceptionnelle réputation dont le Père Pio jouit, dans son Ordre même, est donc remarquable. D'autre part, on ne saurait contester que, dans leur immense majorité, les religieux et religieuses de tous les Ordres considèrent le Père Pio comme un vrai mystique et même comme un saint authentique, ce qui est encore plus extraordinaire. 95:102 Il en va de même d'un nombre immense de prêtres et de fidèles de tous pays, qui ont fait, depuis plus de qua­rante ans, pour l'approcher, le pèlerinage de San Giovanni Rotondo. Il est donc raisonnable de penser que tous ces religieux, prêtres théologiens, spiritualistes (parmi lesquels beaucoup d'esprits avertis) ne se trompent pas. Le Père Pio semble bien être un saint ([^61]) et les dons charismatiques qu'on lui attribue ne font, sans doute, que souligner, authentifier, une mission. Car Dieu ne galvaude pas ses dons. Si ce sentiment unanime, ce *sensus populi* massif ne s'égare pas, le Père Pio doit être un exemple typique de ce qu'on appelle une vocation. Il apparaît, en effet, qu'il a répondu à un appel de Dieu, qu'il est bien où Dieu voulait qu'il fût et qu'il y a fait ce pourquoi il avait été choisi. Mais il est bien rare que Dieu parle en langage clair, pour nous faire connaître sa volonté, et il l'est encore plus qu'Il nous indique, avec des paroles, comment nous confor­mer à cette volonté, au fur et à mesure que se déroulent les événements, dans lesquels et par lesquels s'inscrit notre mission personnelle et que s'accumulent les obstacles pour nous empêcher de l'accomplir. #### I. -- Enfance de Padre Pio Le futur Padre Pio est né à Pietrelcina (province de Bénévent) le 25 mai 1887, à cinq heures de l'après-midi, de Orazio Forgione, fils de Michel Forgione, et de Maria Giuseppa De Nunzio. Certains ont prétendu que son père s'appelait Grazio. Tel est le prénom qui figure, en effet, sur son acte de nais­sance. Mais c'est là, sans doute, une simple erreur matérielle, car l'intéressé et sa femme ont toujours considéré Orazio comme le prénom authentique. 96:102 A la faible altitude de 300 mètres et à treize kilomètres de Bénévent, Pietrelcina était et est resté un petit pays calme, à population saine et très religieuse. Le père Orazio ne possédait pas de maison proprement dite. Il disposait seulement de diverses pièces, toutes situées dans la même rue, la via Vico Storto Valla. C'est au n° 27 qu'est né le futur P. Pio et non au 32 ou au 25, comme cer­tains l'ont dit. Au 28 se trouvait la salle commune, servant de salle à manger. Au n° 1 était située la chambre de Padre Pio avant qu'il devint prêtre. Une fois ordonné, il habita, avec toute sa famille, au n° 11 d'une autre rue, la via Salita Castello. Il fut baptisé, le 25 mai 1887, dans l'église du village Sainte-Marie-des-Anges, qui porte, aujourd'hui, le nom de Sainte-Anne. La nouvelle église paroissiale a repris l'ancien vocable du sanctuaire primitif Sainte-Marie-des-Anges. Padre Pio a eu un frère et deux sœurs. Au moment où j'écris, seuls son frère Michel et sa sœur Gratia (en religion Sœur Pia) sont vivants. Les amateurs de correspondances numériques ont remarqué que le Frère aux Stigmates est né, à cinq heures de l'après-midi, le 25 du cinquième mois de l'année, et la cinquième année du centenaire de saint François d'Assise. D'autre part, c'est la cellule n° 5 qui lui a été attribuée à son arrivée à San Giovanni Rotondo. Au baptême, il reçut le nom de François. C'est à retenir. Car le patronage du saint dont, par la volonté de nos au­teurs, l'Église nous donne le nom, en nous recevant dans son sein, exerce sur nous plus d'influence qu'on ne le croit généralement. Aucun événement extraordinaire ne marqua ses toutes premières années. Il était un enfant volontiers solitaire et silencieux, ce qui le faisait, naturellement, passer pour timide et même, à tort du reste, un peu renfermé. Sans être gourmand, il appréciait les fruits et certaines friandises que les mamans les plus pauvres, qui n'ont pas de quoi en acheter, savent confectionner pour leurs enfants. Premier symptôme d'un appel de Dieu et d'une docilité à cet appel, le jeune François Forgione était pieux, d'une piété qui excédait la norme, dans une population paysanne pourtant très chrétienne, et qui retenait l'attention, même de ses parents, catholiques fervents, surtout sa mère, qui, malgré toutes les besognes écrasantes, imposées par une famille nombreuse, trouvait le moyen d'assister à la messe chaque jour. 97:102 Par exemple, François ne pouvait pas entendre blas­phémer. Il se sauvait et allait se cacher, pour ne pas en­tendre les jurons, si fréquents chez tous les paysans du monde, et parfois on le trouvait tout en pleurs, véritable­ment bouleversé de ce qu'il avait entendu. Parfois aussi, sa mère le trouvait, le matin, endormi à terre où, par mortification (déjà) il s'était couché, avec une simple pierre pour oreiller. Voilà une sensibilité et une précocité religieuses qui sortent de l'ordinaire. A cinq ans, je dis bien à cinq ans, le jeune Forgione se donne spontanément au Seigneur et à saint Fran­çois. Voilà qui est encore plus remarquable. Comment ce désir lui était-il venu ? Nul ne le sait. Il est permis de penser, puisqu'il ne savait pas encore lire, qu'il avait dû assister, aux côtés de sa mère, à quelque sermon, ou retraite, voire à quelque « carême », prêchés par un franciscain, et qu'il en avait été impressionné. Certains, jouant les psychanalystes, ont cru qu'il avait été bouleversé par une guérison miraculeuse, dont il fut le témoin, en même temps que son père, en l'église l'Altavilla Irpina (province d'Avelino). Le père Orazio avait conduit son fils à la fête du saint patron du pays. Étant entrés dans l'église, Orazio et l'en­fant furent les témoins d'un fait incroyable. Une mère im­plorait la guérison de son enfant difforme, qu'elle tenait dans les bras. Elle pleurait, suppliait à voix forte, hurlait, à tel point qu'elle semblait folle. Orazio voulait partir pour ne plus voir une pareille scène ; mais son fils le retenait, de telle sorte que tous deux assistèrent à ce qui suivit. Tout à coup, la mère se tut et se prosterna, avec son petit dans les bras devant l'autel. Puis, brusquement, elle se releva et lança son fils vers le Bienheureux, en disant « Puisque tu ne veux pas le guérir, je te le donne. Tiens prends-le ! » L'enfant retomba sur l'autel complètement redressé. 98:102 Devant cette guérison instantanée, la foule se mit à crier au miracle et envahit l'église. Orazio, pressé par la foule, dut mettre son fils sur ses épaules, non sans le mori­géner « C'est à cause de toi que je me trouve dans cette cohue ». Reconnaissons qu'il y avait bien là de quoi frapper l'imagination d'un enfant. Mais c'est en 1896 que cette scène se produisit. François Forgione avait donc neuf ans. Or, c'est en 1892, à cinq ans, qu'il s'était donné pour tou­jours au Christ et à saint François. De plus, avant l'âge de neuf ans, ainsi que nous le verrons, il avait été gratifié de divers dons charismatiques, en particulier de fréquentes visions de la Sainte Vierge et de la présence visible de son ange gardien, etc. Physiquement, l'enfant, quoique très sain et, comme on dit, de bonne venue, était plutôt mince, maigre et assez frêle. Cette fragilité frappait son père, cultivateur robuste d'une terre ingrate, autant que sa piété si précoce. A part lui, ce brave homme tirait les conséquences de cette double évidence : son petit François n'était pas assez fort et il était trop sensible, délicat, pour faire un simple pay­san, dans un pays aussi rude. Il se réjouissait donc de ses rêves de vie religieuse. Un jour qu'à son accoutumée, il l'avait mené aux champs, pour garder son petit troupeau de moutons, il lui dit : « François, je ne te laisserai pas griller au soleil. Tu feras des études pour être moine. Puisque tu le veux, tu seras capucin. » « Mais comment cela se pourra-t-il, reprit le bambin, déjà plein de bon sens, puis­que nous n'avons pas le sou ? » La pauvreté vraie était, en effet, le premier obstacle qui s'opposait à la réalisation de cette vocation naissante et le jeune François s'en rendait bien compte. Pas d'argent, pas d'études. Pas d'études, pas de prêtrise. Mais son père, docile à l'Esprit Saint, qui lui montrait le chemin, ne se laissa pas arrêter : « Ne t'inquiète pas. Je par­tirai. J'irai travailler en Amérique. Tu auras des livres. Je pourrai te payer des études... » Ainsi, tout malentendu doit être évité sur le rôle d'Ora­zio Forgione. Ce n'est pas lui qui a déterminé ni même cherché à orienter le projet de son fils ; mais, en bon chré­tien, connaissant son désir, il le respectait et s'en réjouis­sait. Il chercha donc à en faciliter la réalisation et c'est ainsi qu'il décida de partir à New York. 99:102 Mais d'ici qu'il ait gagné de quoi payer des études à son fils, il y aurait encore loin et il ne fallait pas, il ne voulait pas que l'enfant grandît dans l'ignorance. Il eut donc une idée : puisqu'il n'était pas possible d'en­voyer son fils au collège de la ville voisine, pourquoi ne pas lui faire donner des leçons de latin par Don Domenico Tiz­zani de Pietrelcina ? C'est là que le Malin, le bien nommé, les attendait et faillit tout compromettre. Ce Tizzani, qu'on continuait à appeler, dans le pays, de son nom de prêtre Don Domenico Tizzani (comme on dirait, chez nous, le Père D.T.) était, en réalité, un prêtre défroqué, qui avait été déposé, en raison de son inconduite notoire. Il avait, en effet, quitté la sou­tane pour épouser une de ses pénitentes. Ensuite de quoi il vivait à Pietrelcina, en reclus, ayant honte de se montrer dans les rues du village. Mais cette situation lamentable ne lui retirait pas sa science humaine et il semblait tout indiqué, pour enseigner à peu de frais au jeune Forgione, à tout le moins les rudiments du latin. Il en fut ainsi décidé et, pendant trois ans, moyennant cinq lires par mois, il fut le mauvais précepteur du jeune Francesco Forgione. Déception inattendue, au fil des mois, le maître devait reconnaître l'inutilité de ses efforts. Francesco Forgione ne retenait rien, ce qui s'appelle rien, de ce qu'il essayait de lui apprendre. Il insistait cependant et employa même la manière forte : « Un âne bâté comme toi ne doit pas perdre son temps à « traînailler » à l'église. Au lieu d'aller à la messe, tu ferais mieux d'apprendre tes leçons... » Peine perdue, rien ne rentrait. Le professeur finit donc par décréter que son élève était trop bête pour apprendre quoi que ce fût et il s'en ouvrit à la mère Forgione qui ne comprit rien à cet échec total. Connaissant bien son enfant, elle était sûre qu'il ne lui man­quait ni l'intelligence, qu'il avait alerte, ni la bonne volonté, car la sienne était extrême. Alors ? Elle essaya donc de « cuisiner » son petit. Au milieu des sanglots, celui-ci lui confia, parlant de son maître : « Si ma cervelle est bouchée, son cœur à lui est mauvais. C'est pour cela, que *je ne peux rien* apprendre. » Nous voyons ici, pour la première fois, se manifester, chez le futur P. Pio, ce don de la pénétration des consciences, qui reste un de ses charismes les plus merveilleux et qui fait se ruer à son confessionnal des pénitents innom­brables du monde entier. 100:102 L'enfant, en effet, ne savait rien de la situation irré­gulière de don Tizzani. Qui donc lui avait donné connais­sance de son péché et lui en avait inspiré une telle horreur qu'elle rendait impossible tout échange avec lui, même pure­ment intellectuel ? Quoi qu'il en soit, cet échec fut pour lui une épreuve terrible, et sans la clairvoyance de la mère elle aurait pu tout compromettre. Malgré le mauvais souvenir qu'aurait dû lui laisser son premier maître, non seulement le Père Pio ne lui garda pas rancune, mais il fut heureux de pouvoir lui témoigner son affection en l'assistant dans son agonie. Il a raconté lui-même comment l'événement se produisit. C'était au cours de son service militaire, pendant une de ses permis­sions de convalescence, à Pietrelcina, alors qu'il passait devant la maison de Tizzani, qui était très malade : « Sur le seuil, se trouvait une adolescente, sa fille, qui, bouleversée, les yeux pleins de larmes, me regardait passer avec une imploration muette, déchirante, sans espérance... Son père était à la mort, abandonné de Dieu et des hommes... Ah ! je ne pus résister. J'entrai chez lui. La femme du pauvre homme se trouvait là, honteuse et désespérée comme sa fille. Que faire ? ... Je lui dis de se retirer dans la cuisine ; puis je m'en fus dans la chambre à coucher. Il est mort dans mes bras. » Ses leçons supprimées, François dut rentrer à la ferme. Seul continuait pour lui l'enseignement du catéchisme, dont un paysan de Pietrelcina lui inculquait les rudiments. Fini son beau rêve d'être admis au Collège Séraphique des Capucins. Assis sur le seuil de la pauvre demeure, les coudes aux genoux, sa belle tête d'enfant pur dans ses petites mains crispées, il se mit à sangloter douloureuse­ment. C'est alors que le père, déjà instruit par son épouse, mais bouleversé par cette douleur trop injuste, décida de partir, sans attendre, à New York, pour gagner de l'argent, afin de payer des études à son fils et de subvenir aux soins qu'exigeait sa santé. 101:102 Pour permettre de comprendre le bouleversement que causait au jeune François l'effondrement de ses espoirs de vie religieuse, il me suffira de citer le passage suivant d'une prière qu'il écrivit, vingt ans plus tard, et qu'il confia à son directeur de conscience, le P. Benedetto da San Marco in Lamis, prière dans laquelle il se remémorait les tourments anciens : « Vingt ans sont passés... Tu as vu les larmes d'amer­tume qui inondaient mes joues... je voulais mourir plutôt que de manquer à Ton appel... Tu m'as caché aux yeux de tous, mais, dès alors, Tu as confié à Ton fils une très grande mission qui n'est connue que de Toi et de moi... Accom­plis en moi l'œuvre que Tu as commencée. Oui, intimement et assidûment, j'entends Ta voix qui me presse et qui me dit : sanctifie-toi et sanctifie ! » Dieu lui avait en effet révélé, dès son jeune âge, la mission qu'Il lui réservait. La mère Forgione n'attendit cependant pas pour agir que son mari eût gagné quelques sous en Amérique. Cédant à l'instinct de son amour, elle chercha un autre maître, peu coûteux, et crut le trouver en la personne d'un instituteur, beau-frère d'un ami de son mari, Maestro Angelo Caccavo. Mais celui-ci refusa. Dans les petits pays, tout le monde se connaît, tout se sait, n'allait-il pas se brouiller avec Don Tizzani, s'il prétendait réussir là où celui-ci, plus savant, que lui, avait échoué ? Rien à faire ! En réalité, il devait de l'argent à Don Tizzani et ce qu'il redoutait c'était des représailles faciles à prévoir. La mère Forgione tint bon cependant ; elle fit agir l'ami de son mari (beau-frère de Caccavo) qui, sérieusement, me­naça celui-ci : « Si tu ne prends pas François dans ta classe, c'est fini entre nous. Ta sœur te renie et ne mettra plus les pieds chez toi. » Cet argument fut décisif, Maestro Caccavo prit dans sa classe Francesco Forgione, dont l'intelligence et les progrès ne tardèrent pas à le stupéfier. C'est à retenir. Dans cette école se produisit un incident significatif du caractère du jeune François. Un garçonnet avait adressé à une fillette un billet con­tenant une innocente pensée d'amour. François connaissait le responsable. Or, il arriva que le maître surprit la fille avec le billet dans les mains. Il demanda qui l'avait écrit. Un autre garçon se leva alors et cria : « Francesco Forgione ! » Le futur Père aux stigmates rougit mais se tut, et reçut, humblement les reproches de l'instituteur. L'instant d'après, le vrai coupable, honteux, se dénonça de lui-même. 102:102 Son nouveau maître, sans être et tant s'en faut un dé­voyé, comme Don Tizzani, était loin d'être un bon chrétien. Sa teinture scientifique avait entraîné chez lui, comme il arrive souvent, une légère mécréance. C'est pourquoi, en mai 1919, le P. Pio écrivait à son vieux maître : « Moi je me souviens toujours de vous, en mes humbles prières au Seigneur, et Dieu seul sait combien je l'importune avec votre conversion totale. » Au bout de trois ans, Angelo Caccavo ramena le jeune François à sa mère, en lui disant : « Je n'ai plus rien à lui apprendre ; il en sait autant que moi. Bientôt c'est lui qui m'instruira. » C'est ainsi que Francesco Forgione put se présenter à l'École Séraphique des Capucins, où il fut admis d'emblée, le 6 juillet 1902. Il y fut adoré du Père Supérieur et de ses condisciples qui se servaient invariablement de lui pour obtenir ce qu'ils n'osaient demander eux-mêmes. #### II. -- Francesco Forgione, novice capucin Ses études préparatoires terminées (c'est-à-dire les premiers obstacles franchis, auxquels se heurtait sa vocation), Francesco Forgione fut admis au noviciat des capucins du monastère de Morcone, province de Bénévent, le 22 janvier 1903. En cette année 1903, la Province Monastique des Capucins de Foggia venait de reprendre le titre juridique de Pro­vince Capucine, titre qu'elle avait perdu, onze ans aupara­vant, en raison du manque de vocations. Le P. Pio de Bénévent, qui la gouvernait en 1899, comme Commissaire Général, en devint le Provincial en 1903. A Morcono, le P. Pio occupa successivement deux cel­lules, portant les n^os^ 78 et 25. 103:102 Le P. Angelico da Sarno, récemment décédé, qui fut le confesseur et le directeur de la Servante de Dieu Geno­veffa di Troia, morte à Foggia en 1949, et dont les restes furent transférés, en avril 1964, du cimetière de Foggia, dans l'église de l'Immaculée, parle ainsi du P. Pio : « En octobre 1903, peu de jours après avoir revêtu l'habit capucin, au Noviciat de Morcone, je me vis assigner, en qualité d'instructeur, un novice, de quelque mois plus âgé que moi, Frère Pio de Pietrelcina. C'est de lui que je reçus les pre­mières leçons de vie religieuse... Doux et lointains souvenirs de 1903 ! Pendant trois mois, chaque jour, je m'en souviens comme si c'était hier, le bon Frère Pio venait dans ma cel­lule pour m'enseigner les articles des Règles et des Consti­tutions, pour me dire de bonnes et persuasives paroles, plus particulièrement lorsqu'il devinait, avec une fine intuition, que ma vocation, à la suite de circonstances que je ne pou­vais même pas comprendre alors, subissait quelque incerti­tude... J'attendais avec impatience l'heure fixée par le Père Maître pour la visite quotidienne du Frère Pio, qui venait m'apporter son réconfort, afin de renforcer ma vocation... Je garde dans le cœur la douceur et l'affabilité du Frère Pio, qui, dès ce temps-là, se montrait plein d'une piété sans égale, profondément sentie et bien faite pour gagner les cœurs. » Et il ajoute encore : « C'était l'aube radieuse d'un jeune novice qui s'impo­sait à nous tous, les autres novices, dans la diversité de son comportement impeccable et par l'attraction qu'il exerçait sur tous ceux qui eurent des rapports avec lui. » A Morcone, le diable, de nouveau l'attendait. En effet, une fois au Noviciat, on aurait pu croire que la voie s'ouvrait, désormais, devant lui, toute droite et qu'il ne dût plus avoir à surmonter que les difficultés intérieures, jalonnant la route de tous les novices du monde. Car le noviciat est un temps de tests et d'épreuves, qui ont surtout pour but de s'assurer de la solidité d'une voca­tion et des aptitudes physiques, morales, mentales, intellectuelles, spirituelles du postulant. Mais ces épreuves normales n'étaient pas celles qui risquaient de compromettre la vocation du Frère Pio. Phy­siquement, la vie conventuelle lui semblait douce, après celle que la pauvreté familiale lui avait fait mener jusqu'ici. Il avait l'humilité naturelle de ceux qui sont habitués à ne voir que leurs propres défauts et les qualités des autres ; sa Charité rayonnante forçait l'admiration unanime. 104:102 Quant à son obéissance, elle était si parfaite qu'elle stupéfiait même son maître de noviciat. En voici deux exemples caractéristiques : Un jour, son père, rentrant d'Amérique, demanda à le voir, au passage, avant de rentrer à Pietrelcina rejoindre sa famille. Le maître des novices conduisit donc le Frère Pio au parloir et resta un moment à s'entretenir avec le brave Orazio, qui avait beaucoup de choses à raconter de sa vie américaine. Au bout d'un moment, le maître des novices ne put s'empêcher de dire : « Frère Pio, vous pouvez regarder votre père. » Le Frère Pio, en effet, avait gardé les yeux obstinément baissés, ainsi qu'on le recommandait aux novices de ce temps-là, du moins capucins. Et plus tard, quand, au cours d'un de ses séjours à Pietrelcina, où on l'avait envoyé se soigner, sa mère lui demanda si le pays était beau à Morcone. « Je n'en sais rien, répondit-il candidement, je n'ai rien vu. » Il avait pris à la lettre la recommandation de tenir les yeux baissés, par mortification, et n'y avait jamais manqué, durant toute une année, même pour voir le paysage au cours des promenades. On comprend que ses supérieurs aient pu dire à sa mère : « On ne lui connaît pas de défaut. » Entré au couvent de Morcone, comme postulant, le 6 jan­vier 1902 (à 15 ans et 8 mois), il y fit sa profession le 22 janvier 1904 (il avait donc presque dix-sept ans), entre les mains du Provincial, le P. Pio da Benevento, prenant, dès lors, le nom de Pio. Un demi-siècle plus tard, exprimant l'intime de sa pen­sée au dos de l'image souvenir du jubilé de sa vie religieuse il écrivait : « ...50 ans de vie religieuse ! Pendant 50 ans : mystiquement cloué à la Croix du Seigneur... 50 ans de feu dévorant pour le Seigneur et pour ses Rachetés. Que pour­rait donc désirer mon âme, sinon les conduire tous à Toi, ô Seigneur ! Et attendre patiemment que ce feu dévorateur brûle toutes mes entrailles dans le « Cupio dissolvi », pour être complètement à Toi ! » 105:102 Ce cri spontané d'amour du premier prêtre stigmatisé, à la fin de sa vie, est à retenir. Mais à Morcone, cinquante ans plus tôt, c'est quand toutes les difficultés semblaient aplanies qu'elles resurgirent de plus belle. Car les moines n'aiment pas beaucoup ceux qui, volon­tairement ou non, se singularisent ; ils se méfient de l'extra­ordinaire même dans la pratique des vertus. Or, le jeune novice, bien que parfait, littéralement, et surtout d'une humilité désarmante, ne pouvait pas ne pas attirer l'attention de ses supérieurs, aussi bien que de ses condisciples. Tout d'abord, il dépérissait à vue d'œil et était, de temps à autre, sujet à des accès de fièvre exceptionnels. De l'extérieur, il semblait miné par son ardeur au tra­vail, une observance trop stricte de la règle, des mortifica­tions rigoureuses, des jeûnes absolus, prolongés, et pas tou­jours volontaires. Une fois (ce fut, plus tard, à Venafro), il resta vingt et un jours sans absorber la moindre nourri­ture. Rien. Le maître des novices lui ordonna alors de manger. Il obéit, comme toujours, mais l'instant d'après, il dut rejeter tout ce qu'il avait absorbé. Le maître des novices, ne pouvant croire qu'il ne vivait, durant ces périodes, que de sa communion, lui interdit de communier. Frère Pio obéit, mais fut pris d'une telle défaillance qu'on crut qu'il allait mourir. Mais, surtout, il était en butte à toute sorte de persé­cutions diaboliques, surtout de nuit. Les vieux moines, qui l'observaient, étaient perplexes. S'il n'y avait pas eu des preuves matérielles, tangibles, indéniables de l'action démoniaque, on n'aurait pas man­qué d'incriminer l'imagination déréglée du Frère Pio et son déséquilibre mental. -- Mais, même parfois, en son absence, sa cellule était bou­leversée, son lit renversé, ses livres déchirés, son encrier brisé et l'encre projetée contre les murs ! Toute la nuit, ses voisins de cellule entendaient, dans la sienne, un va­carme épouvantable et, le matin, le Frère Pio portait sur son corps, sur ses habits, sur son visage, les traces des vio­lences, qu'il avait dû subir et dont il ne se plaignait pas. Ses supérieurs ne savaient vraiment que faire. 106:102 #### III. -- Études secondaires et supérieures du Frère Pio Heureusement, son noviciat terminé, le Frère Pio dut continuer ses études au couvent de Sant' Elia a Pianisi et ce changement les tira d'embarras. C'est dans ce couvent qu'avait été enseveli le Père Raffaele, précisément de Sant' Elia a Pianisi, mort à Lari­mo, en odeur de sainteté. C'est là, où il resta jusqu'en novembre 1906, que le Frère Pio compléta ses études secondaires. Mais, dans sa nouvelle résidence, les phénomènes diabo­liques continuèrent. A titre de simple exemple, parmi d'in­nombrables faits non moins étranges, je relèverai les deux épisodes suivants : Le Frère Pio dormait dans une cellule mitoyenne de celle du Frère Atanasio. Chacun d'eux pouvait donc enten­dre, distinctement, les bruits provenant de la chambre voi­sine. Or, cette nuit-là, Frère Atanasio, qui avait été envoyé ailleurs, s'en était allé sans que le Frère Pio en eût eu connaissance. Sa cellule était donc déserte. C'était l'été, la chaleur était étouffante. Après les Mati­nes, alors qu'il faisait encore nuit, Frère Pio n'arrivait pas à s'endormir. Soudain, de la chambre voisine lui parvint le bruit d'un pas d'homme, allant de long en large, sans arrêt. Le Frère Pio se dit : « Ce pauvre Atanasio est comme moi ; il ne peut dormir. Je vais l'appeler et bavarder un peu avec lui... » Il ouvrit donc sa fenêtre et se tournant vers celle de son confrère, il appela : « Frère Atanasio... » Mais la voix lui resta dans la gorge. Sur l'appui de la fenêtre voisine se trouvait un monstrueux chien noir, avec une énorme tête et des yeux féroces, qui fixaient le Frère Pio. Mais avant que celui-ci ait pu proférer un cri, l'étrange animal fit un bond gigantesque et disparut sur le toit d'en face. Terrifié, le Frère Pio se laissa tomber sur son lit. 107:102 Il sut le lendemain que la cellule voisine de la sienne avait été, cette nuit-là, inoccupée. Une autre fois, durant la journée, on frappe discrète­ment à la porte de sa cellule et le Frère Pio voit entrer, souriant mais grave, le P. Agostino, son directeur de conscience, qui de Marcone, continuait sa direction par corres­pondance. Après quelques vagues formules de bienvenue, le P. Agostino se mit à morigéner, doucement d'abord, son diri­gé, qui, visiblement, selon lui, n'était décidément pas fait pour la vie conventuelle, surtout capucine. Sa santé, déjà délabrée, n'y résisterait pas. Jamais il ne pourrait y tenir, surtout quand, une fois ordonné, il lui faudrait mener la vie très dure des capucins, dans un pays aussi rude. C'était là une indication évidente de la volonté du Seigneur. Pour­quoi, dès lors, insister ? On peut se sanctifier dans le monde, aussi bien qu'au couvent, et l'apostolat y est, parfois, plus fécond... Et puis, toutes ces histoires de diableries, qu'on racontait, aujourd'hui, dans la Province et au-delà, de cou­vent en couvent, cela sentait le pathologique. Il y avait, certainement, de sa part, au moins un fort grossissement imaginatif, pour ne pas dire plus. Cela ne pourrait que nuire à la réputation de l'Ordre lui-même. Tout bien réfléchi, tout compte fait, le P. Agostino conseillait au Frère Pio de rentrer dans son pays et d'y travailler, quitte, plus tard, quand sa santé serait rétablie et sa vocation confirmée, à revenir frapper à la porte du couvent... où on l'accueillerait, bien sûr, à bras ouverts. Tandis qu'il parlait, le Frère Pio, d'abord attentif, était de plus en plus abasourdi d'entendre son propre directeur lui tenir des propos, raisonnables sans doute, d'apparence, mais qui ressemblaient bien peu à tous ceux qu'il lui avait tenus jusqu'ici. Intérieurement donc, il appelait le secours divin. Sou­dain, il eut comme une illumination. Il profita d'une pause de son prolixe interlocuteur et lui dit : « Vous le savez, mon Père, pour moi il n'y a que la volonté du Seigneur qui compte. Eh bien, pour me raffermir dans cette disposition, quoiqu'il arrive, je vous demande de crier bien fort, avec moi : « Vive Jésus ! » Il n'en fallut pas plus pour que le visiteur s'évanouit en fumée, laissant après lui, en souvenir, une odeur nauséa­bonde. 108:102 Ce n'est là qu'une des ruses que le démon employa, pour essayer de vaincre la fermeté du saint novice. Cependant, l'admiration unanime que provoquaient ses évidentes vertus effaçait l'impression qu'auraient causée, sans elle, d'aussi invraisemblables étrangetés. Dès cette époque et malgré lui, le Frère Pio prenait, dans l'Ordre, la réputation d'un mystique. Ce fut à Sant'Elia a Pianisi que, sans se douter qu'il prophétisait et tout en conversant avec ses confrères de la façon la plus normale du monde, il prédit la réouverture du couvent de San Giovanni Rotondo et qu'il y serait affecté par ses supérieurs. La première prédiction se réalisa en 1909, la seconde en 1916. C'est en 1906 qu'une âme privilégiée, Lucia Fiorentino de San Giovanni Rotondo, eut la vision symbolique d'un grand arbre qui serait planté dans le nouveau couvent (non encore ouvert) et dont l'ombrage s'étendrait au monde en­tier. Ceux qui, ayant la foi, se réfugieraient sous ses bran­ches, en obtiendraient la vraie santé (Vera salvezza). Ceux qui le mépriseraient et le tourneraient en dérision devraient s'attendre à des châtiments célestes. Ce n'est que plus tard, en 1923, que Jésus révéla à la sainte fille le sens de cette vision et que le grand arbre, aux larges branches feuillues et aux puissantes racines, repré­sentait Padre Pio. Lucia Florentino est morte en 1934 en odeur de sainteté. Son journal spirituel, dans lequel figure la vision que je viens de rapporter et son interprétation révélée, a été publié, sous imprimatur (Tivoli) du 13 mai 1963. Sans doute, cette vision, sans la moindre valeur aux yeux de la critique rationnelle, mais que nous n'avons, cependant, aucun motif de ne pas considérer comme au­thentique, n'est-elle qu'un simple indice de l'importance mondiale de la mission confiée à Padre Pio, mais, dans la vie d'un mystique, aucun indice n'est à négliger. Correspondance : 700 ans plus tôt (en 1206) Dieu avait déjà révélé au Pape, par une vision symbolique, qu'il appe­lait François d'Assise à restaurer son Église. Or, 1906 mar­que aussi le maximum des erreurs modernistes puisque c'est en 1907 que Pie X a publié l'Encyclique qui les condamne. 109:102 En raison de travaux de restauration effectués au cou­vent de Sant'Elia a Pianisi, le Frère Pio dut aller, quelques temps, durant sa première année de philosophie, (1906-07) à San Marco la Catola. Toutefois, le 27 janvier 1907, le Frère Pio se trouve encore à Sant'Elia a Pianisi où il fait sa profession reli­gieuse solennelle. Le P. Giustino de San Giovanni Rotondo fut son maître de philosophie d'abord à San Marco la Catola puis, au cours de la seconde année, à Sant'Elia a Pianisi. #### IV. -- Le Frère Pio théologien Pour ses études théologiques, le Frère Pio passa à Serra­capriola et eut, comme maître, le P. Agostino da San Marco in Lamis. Mais il ne resta que peu de temps à Serracapriola. En effet, comme il était tombé malade, ses supérieurs l'envoyèrent respirer le bon air de son pays natal. S'étant rétabli, le Frère Pio reprit ses études théologi­ques, toujours sous la conduite de P. Agostino, mais cette fois à Montefusco, où il resta de décembre 1908 à novem­bre 1909. En décembre 1908, le Frère Pio reçut les Ordres Mineurs dans la cathédrale de Bénévent, au cours d'une cérémonie présidée par Son Excellence Mgr Bonazzi et, peu après, toujours en décembre 1908 et encore à Bénévent, il reçut l'Ordre du Sous-Diaconat des mains de Mgr Paolo Schinosi, évêque de Marcianopoli. De Montefusco, le Frère Pio dut, encore une fois, retour­ner dans sa famille. Mais comme son état s'aggravait enco­re, on le conduisit à Naples, pour le soumettre à l'examen du Professeur Cardarelli. Il y fut accompagné par le Père Benedeto, da San Marco in Lamis, son nouveau provincial. A Naples, le médecin ne lui donna guère plus d'un mois de vie. Craignant qu'il ne mourût hors du couvent, le Provincial conduisit le Frère Pio à Venafro, où il resta quarante jours (c'est là qu'il vécut vingt et un jours sans manger). Le 18 juillet 1909, à Morcone, le Frère Pio reçut le Diaconat des mains de son Excellence Mgr Benedetto Maria Dalle Camere, évêque de Fermopoli. 110:102 Puis il continua ses études théologiques à Pietrelcina, sous la conduite de Don Salvatore Pannollo, curé du pays. En 1910, à Pietrelcina, le Frère Pio se trouva dans un état de santé désastreux : fièvre intense chaque soir, dou­leurs à la poitrine, toux persistante. En juillet 1910, il revient pour peu de jours à Morcone, mais pour s'en retourner, peu après, à Pietrelcina, et dans des conditions de santé encore plus mauvaises. Dans l'at­tente de la mort, il ne rêve que d'une seule chose : la Sainte Messe. C'est pourquoi il écrit à son Provincial pour demander que son ordination soit avancée, ce qui lui fut accordé, car on le croyait vraiment perdu. Cependant, à la fin du même mois, il passe, avec un plein succès, à Bénévent, ses examens de théologie. #### V. -- Padre Pio prêtre C'est donc ce lamentable état de santé du jeune moine qui, entre ses changements si fréquents de couvent, l'obli­geait à faire des séjours, de longueur variée, à la maison paternelle à Pietrelcina. C'est même de là qu'il se rendit à la cathédrale de Bénévent pour y être ordonné prêtre, le 10 août 1910, par Mgr Schinasi. Sa mère assista à la cérémonie, mais non son père, qui se trouvait alors à Buenos Ayres ou à la Jamaïque. (C'est au cours de son premier voyage qu'il s'était rendu à New York.) Le 11 août 1910, le P. Pio célébra sa première messe à Pietrelcina, où il resta de 1910 à 1916. Mais, du 6 novembre au 27 décembre 1915, son service militaire le retint, d'abord à Bénévent, puis à Naples. A Pietrelcina, il habitait au n° 44 de la Via Salita Cas­tello. Pratiquement, on le trouvait toujours à l'église ou à la sacristie. Il baptisait, célébrait les mariages et les funé­railles. Mais, en raison de son état de santé, il ne confessait que durant le temps pascal et encore uniquement les hom­mes et les malades. 111:102 Il souffrait, en effet, toujours beaucoup, continuellement tourmenté par des douleurs au thorax et à la tête. Il toussait et la fièvre ne le quittait pas. A un moment, sa vue même fut si menacée, qu'on craignît qu'il ne devint aveugle. Enfin, il eut encore à supporter de lancinantes crises de rhumatismes aigus. Quoi qu'il en soit, son double rêve était réalisé, il était prêtre, il était religieux franciscain. Il était religieux, oui, mais, en fait, il n'était pas moine conventuel, puisque, bien que lié par ses vœux, on le laissait à Pietrelcina, pour se soigner. C'est, du moins, la raison officielle donnée et qu'on doit admettre, car tous le croyaient tuberculeux. Il en avait les apparences et c'était aussi le diagnostic des divers médecins qui eurent à l'examiner. Or, en ce temps-là, dans ce pays, la tuberculose était regardée comme une sorte de maladie honteuse et beaucoup fuyaient ceux qui en étaient atteints. A l'église, il avait un calice et des ornements particu­liers, que lui avait procurés son curé, qui l'aimait comme un fils et qui était au courant des grâces de choix dont Dieu le comblait. Voilà donc le jeune P. Pio (il a 23 ans) pratiquement vicaire dans son propre village, Pietrelcina, nourri et logé par sa mère, en l'absence du père, retourné en Amérique. Il était sous les ordres du curé de la paroisse de Sainte Anne (son parent par sa mère) l'archiprêtre Don Salvatore Pannullo, qui le confessait habituellement, mais il restait dirigé par le P. Benedetto da San Marco in Lamis, Provincial de l'Ordre. En outre, il gardait pour confesseur princi­pal le P. Agostino da San Marco in Lamis. Ce sont là les trois seules personnes qui, à cette époque, étaient au courant des œuvres merveilleuses que Dieu accomplissait dans l'âme du P. Pio. Cependant, à Pietrelcina les pratiques diaboliques con­tinuaient. Ses lettres de cette époque le prouvent. Son curé-archiprêtre en était plus qu'étonné. Il voulait que le P. Pio lui apportât les lettres de son directeur, afin de les ouvrir et de les lire lui-même. Le P. Pio obéissait. Un jour, don Salvatore ouvrit une de ces lettres et n'y trou­va qu'un feuillet blanc. Il lui dit alors : « Le P. Agostino se sera trompé, demande-lui sa lettre. » Mais le P. Pio répondit : « Non, il ne s'est pas trompé. Ce sont ces brutes qui m'ont joué un tour ! » 112:102 Don Salvatore reprit : « Tu sais donc ce qui se trouvait dans cette lettre ? » « Oui, je le sais », répondit P. Pio, qui se mit à résumer tout ce que contenait la lettre non reçue. L'archiprêtre écrivit alors au P. Agostino, pour être renseigné. Le P. Pio avait bien deviné. Une autre fois, la lettre, à la place du texte, ne compor­tait rien d'autre qu'une grosse tache d'encre noire. Don Salvatore prit le goupillon et aspergea la lettre d'eau bénite. La tache d'encre disparut et le texte redevint lisible. Exemple des dons charismatiques du jeune moine, un jour il prédit à son curé qu'un couvent de capucins serait édifié, plus tard, à Pietrelcina. Or, à cette époque, une telle fondation était non seule­ment imprévisible, mais, en raison notamment de la raré­faction des vocations capucines, tout à fait absurde. Cependant, le couvent fut ouvert en 1926 et depuis il n'a pas cessé d'être prospère. Cette période de vicariat dans son pays natal fut encore marquée, pour P. Pio, par divers événements importants. Tout d'abord, contrairement à ce qu'ont dit tous ses biographes, sans exception, ce n'est pas le 14 septembre 1915 qu'il reçut la stigmatisation invisible, mais en septem­bre 1910, alors qu'il avait 23 ans. Je tiens l'information d'une source très sûre, qu'il m'est impossible de révéler pour le moment. Non seulement les souffrances qu'il éprouvait étaient intenses, mais les stigmates apparaissaient visiblement sur son corps, sous la forme de taches rougeâtres, entre le jeudi et le samedi de chaque semaine, tandis que le jeune moine s'abîmait dans la contemplation de la Passion du Christ. Il avait l'impression que des lames acérées transper­çaient ses mains, ses pieds et son côté et il en ressentait des douleurs aiguës. C'est également à Pietrelcina que le P. Pio s'offrit à Dieu, en victime, pour le salut des pécheurs, ainsi que pour le soulagement des âmes du purgatoire, et, à dater de là, le déroulement de sa vie a surabondamment montré que son sacrifice avait été accepté. En 1914, le P. Pio connut une autre épreuve, particu­lièrement douloureuse. Ayant été informé de son lamen­table état de santé, cause de ses trop fréquents et longs séjours en famille, le Général des Capucins décida qu'il n'était plus possible de lui accorder d'autres dispenses, et il émit le désir que le malade demandât lui-même, à être relevé de ses vœux. 113:102 En fait, le P. Pio se trouvait en de telles conditions physiques qu'il semblait alors impossible de le faire revenir dans son couvent. Ses Supérieurs Provinciaux, qui avaient deviné la véritable origine de ses maux, souffrirent autant que lui de la décision du Général. Ils décidèrent donc d'intercéder en sa faveur, en vue de lui éviter d'être éloigné de l'Ordre et réduit à l'état de prêtre séculier. A Pietrelcina, minuscule pays de cultivateurs, occupés aux champs toute la journée, le ministère paroissial se réduisait à bien peu de chose, mais la bonté rayonnante du nouveau vicaire et ses évidentes vertus n'en provoquaient pas moins l'admiration unanime. Sa manière de célébrer la messe, surtout, frappait les fidèles. Ces simples paysans entrevoyaient le mystère de sa vie. Sans doute, certains trouvaient-ils sa messe trop lon­gue, mais ils sentaient qu'elle était sa vie même et, quand ils le voyaient ou le devinaient en extase, ils comprenaient obscurément ce qui se passait en lui. Ils l'aimaient, le vénéraient, tout jeune qu'il fût, et lui confiaient leurs demandes. Ses actions de grâces, aussi, étonnaient ses paroissiens, surtout par leur longueur. Parfois, affalé sur les dalles, il semblait mort. Si bien même qu'un jour, le sacristain se précipita, tout ému, chez l'archiprêtre « Monsieur le Curé, monsieur le Curé... le moine est mort ! » Au tour de Don Salvatore de courir... et il trouva P. Pio, étendu derrière l'autel, ravi en extase, parfaitement insen­sible à ce qui l'entourait. Il comprit, lui, aussitôt. Soucieux de réduire la fatigue que devait causer à son vicaire, croyait-il, la longueur de ses extases, tout autant que d'épargner à ses paroissiens des messes exagérément prolongées, il pratiqua tout d'abord le rappel mental. Quand P. Pio célébrait, l'archiprêtre se tenait dans une stalle du chœur et, s'il voyait son vicaire s'arrêter outre mesure, il lui intimait, mentalement, l'ordre de continuer. Cela réus­sissait parfaitement. 114:102 Cependant, Don Salvatore ne pouvait pas être toujours là. Il en vint donc à donner à P. Pio la clé d'une vieille chapelle toute délabrée, absolument abandonnée du public, où son vicaire pouvait célébrer à sa manière. P. Pio, peu absorbé, nous venons de le voir, par le minis­tère proprement dit, cherchait de son côté à échapper à la curiosité publique et à prier en paix dans le profond recueil­lement que seuls permettent le silence et la solitude. C'est pourquoi il s'était construit, à l'écart, un peu en arrière de la misérable ferme paternelle, une petite hutte, qu'il avait couverte de chaume, à la mode du pays. Là, il lisait, méditait à son aise et pouvait se laisser ravir en extase, sans risquer d'exciter la curiosité, ni d'être dérangé. Un jour, à ce qu'on dit, sa mère qui l'attendait en vain pour partager son maigre repas de midi, et qui désirait savoir ce qu'il faisait, sans pourtant vouloir le déranger dans sa prière ou sa méditation, fit mine d'aller chercher de l'eau à la fontaine et alla rôder avec sa cruche, autour de la hutte. Elle l'aperçut, tout à coup, qui en sortait précipitam­ment, en agitant ses mains, comme s'il était brûlé. Elle ne comprit pas ce qui se passait et, tout éberluée, pour se donner une contenance, demanda : « Qu'as-tu donc Francesco... Tu apprends à jouer de la guitare ? » « Ce n'est rien, répondit son fils, dominant son émotion, ... un simple bobo. » Il aurait dit, plus tard : « C'était comme si un trait de feu m'avait brûlé. » C'était le 14 septembre 1915, trois jours avant la fête liturgique des stigmates de saint François d'Assise. Si cette scène est authentique (et j'aurais mauvaise grâce à m'insurger contre une opinion unanime) elle ne prouve nullement que Padre Pio a reçu, au jour dit, la stigmatisation invisible, mais seulement : 1° Que, ce jour-là, cette stigmatisation invisible a été révélée publiquement, à sa mère d'abord, qui, sur le moment, n'y a rien compris, mais surtout à ceux, en tête desquels Don Salvatore Pannullo, qui avaient à la connaî­tre, pour en tirer les conséquences. 115:102 Celui auquel le bambin Francesco Forgione, à cinq ans, s'était donné, en même temps qu'au Seigneur, venait sans doute d'obtenir qu'il fût confirmé, aux yeux de certains, par un signe surnaturel, dans une vocation dont tant de circonstances et d'influences s'étaient mystérieusement conjuguées pour l'en détourner. 2° Qu'à dater de ce jour, la stigmatisation invisible de Padre Pio n'a plus été intermittente (comme, auparavant, à certains jours ou temps liturgiques et pendant la médi­tation de la Passion) mais perpétuelle. Il ne devait plus cesser, désormais, d'en éprouver les douleurs. Je tiens à répéter que, si tous les biographes du Padre Pio racontent, dans des termes analogues, l'épisode que je viens de rapporter, des documents en ma possession, dont il ne m'est pas encore permis de révéler l'origine, me per­suadent que la stigmatisation invisible fut imposée à Padre Pio bien des années auparavant. A titre de preuve, je me contenterai de citer le passage suivant d'une lettre, dont je possède la photocopie, écrite par Padre Pio à son Direc­teur, entre 1910 et 1914 : « ...Du jeudi (saint) au samedi, c'est une tragédie dou­loureuse pour moi. Mes mains, mes pieds, mon cœur me semblent percés par une épée. L'ennemi commun ne cesse pas de m'apparaître sous des formes horribles et de me battre d'une manière effroyable. Mais, vive Jésus, dont l'amour immense me récompense de tout... » C'est donc sur cette vocation, qui mériterait à elle seule un ouvrage, qu'il convient de nous arrêter quelque peu car, si elle fut exceptionnelle, en ce sens qu'elle appelait Fran­çois Forgione aux plus hautes destinées mystiques, elle fut, aussi, exceptionnellement suivie. Ce qui s'est passé dans l'âme innocente du bambin Fran­cesco Forgione, nul n'a encore le droit d'en parler. Ce qu'il faut retenir, c'est qu'à cinq ans le petit François Forgione s'est spontanément donné à Dieu et à saint Fran­çois. Mais ce don enfantin, qui ne liait pas l'adulte (avait-il même l'âge de raison, quand il l'a fait ?) devait se heurter, pour se réaliser, à bien des obstacles : -- La pauvreté extrême des parents qui interdisait les études ; -- La maladresse et l'indignité du premier maître, qui affirma l'incapacité totale de son élève ; 116:102 -- Une fois novice, les maladies inexplicables, les tourments diaboliques, l'incompréhension de beaucoup ; -- La nécessité de revenir, fréquemment, dans le monde, de sortir du couvent, de se soustraire, dangereusement, à la vie commune réglée, qui contraint, mais qui garde ; -- Enfin, la pression exercée par certains de ceux qui avaient, par devoir d'état, qualité et mission pour le faire, en particulier l'archiprêtre de Pietrelcina, dont il est le vicaire et qui est son confesseur. Pression exercée à la fois, dans son intérêt (celui de son âme), celui de l'Ordre et celui de l'Église, donc en apparence au nom de Dieu, pour le convaincre que les « circonstances extérieures à sa volon­té » expriment bien la volonté divine. Qu'il ne doit pas s'obstiner à vouloir être, puis à rester Capucin. Visible­ment, il n'est pas fait pour ça. S'il l'était, Dieu lui aurait donné, pensait-on, d'autres signes visibles de sa volonté. Et je suis très frappé de ces réflexions du Révérend Père René Hamel : « C'est d'ailleurs à cette époque que ses proches et son archiprêtre essaient de lui faire quitter la vie franciscaine. On ne peut que louer leur bon sens. Il me semble que, si j'avais été son Directeur spirituel, je n'aurais pas agi autrement. Devant cet organisme exténué et cette tête vide (sic 1) je l'aurais rappelé à la mesure et lui aurais cent fois redit : « Mon fils, il conviendrait, semble-t-il, de ne pas exagérer votre manière de faire. » (...) « Mais enfin, comment ne pas être impressionné par ce déséquilibre organique, ces poussées extravagantes de fiè­vre... qui mènent Francesco aux portes du tombeau, ses rétablissements subits, aussi invraisemblables que les atta­ques du mal ? « A voir les choses du dehors, on frôle ici le patholo­gique pur, à moins que ce ne soit une préparation provi­dentielle, mystérieuse à une étape plus spirituelle ([^62]). » L'ancien maître des novices et Directeur d'un séminaire de Carmes, le P. Hamel, sait de quoi il parle quand il traite de vocation. D'ailleurs, nous avons vu que le Ministre Général des Capucins, devant l'apparente incapacité physique du jeune Padre Pio à supporter les rigueurs de la vie capucine, avait fait tous ses efforts pour essayer de l'amener à demander, lui-même, d'être relevé de ses vœux pour devenir un simple prêtre séculier. 117:102 Une telle vocation, obstinément, on peut même dire héroïquement suivie, au milieu de tant de difficultés, et finalement confirmée surnaturellement par l'octroi des stigmates invisibles (qui lui enlevaient, à lui du moins, tout doute, désormais) est déjà l'indication que celui qui en a été l'objet est appelé à quelque chose d'exceptionnel, qu'il aura quelque chose à dire ou à faire, un message à transmettre, en un mot, qu'il est investi, par Dieu, d'une mission particulière. Cette mission, ce message, nous aurons à nous deman­der ce qu'ils sont, au juste, surtout quand nous aurons vu par quels abondants charismes ils furent et restent affir­més, confirmés, soulignés ; principalement par les stigma­tes visibles, imposés le vendredi 20 septembre. 1918, et le don de thaumaturgie, c'est-à-dire d'obtenir des interven­tions qu'aucune cause naturelle ne peut expliquer. A ce sujet, on peut dire hardiment que, plus tard, quand son histoire sera mieux connue, à l'aide des documents, patiemment recueillis par ses amis et fils spirituels, le P. Pio apparaîtra comme un vrai thaumaturge, l'égal des grands. Qu'on n'aille surtout pas croire que la stigmatisation réelle, les stigmates visibles furent, pour Padre Pio, ainsi qu'on aurait pu le croire, la fin de ses épreuves extérieures. J'entends par là (en opposition à ce qu'ont pu être ses souffrances personnelles, intimes, physiques, spirituelles, morales) les peines directement causées par la méchanceté, la bêtise ou l'incompréhension d'autrui, en un mot, la persécution. Mais, avant d'exposer celles qui furent la conséquence inattendue de sa stigmatisation, je dois montrer, briève­ment, que le temps de son service militaire fut, pour Padre Pio, malgré tout son entraînement à la souffrance, une période extrêmement dure. (*A suivre*.) E. BONIFACE. 118:102 ### Lettres à Joseph Lotte 1911-1914 *Essai de synthèse :\ l'accueil fait\ au Bulletin des professeurs catholiques\ de l'Université* par Théodore QUONIAM *En 1916, lors de la publication aux éditions Gabalda des premiers textes de Joseph Lotte puisés aux archives Quoniam, l'abbé Pierre Paris évoquant la carrière du fondateur du* « *Bulletin des Professeurs catholiques de l'Uni­versité* » *écrivait :* « *Cette vie toute plane, sans réussite temporelle, si elle nous intéresse c'est par l'histoire d'une âme et par une mort héroïque.* » ([^63]) *Ces mots du premier biographe de Joseph Lotte n'ont pas vieilli, bien au contraire, le temps et les événements leur ont conféré une extraordinaire puissance de rayonnement, voire de retentissement.* *En effet, l'exemple de ce modeste professeur de grammaire que fut Joseph Lotte, nous montre ce que peut la force lorsqu'elle agit avec droiture, dégagée de toute compromission politique, sans l'appareil des propagandes et des colloques à sensation.* 119:102 *Joseph Lotte, converti en 1908 en même temps que Péguy, son grand ami, a voulu que son retour soit marqué par une œuvre d'apostolat. Lassé des idéologies creuses, ayant étreint avec joie une réalité vivante, il a voulu la faire partager. Ayant reconnu les principes permanents où s'attache l'éternelle vérité il s'est employé à les communiquer. De Coutances, où il enseignait, il lança eu 1911 son* « *Bulletin des Professeurs Catholiques de l'Université* »*, sans autres ressources que son admirable énergie pénétrée d'espérance.* *Les lettres que nous publions sont les échos précieux qui peuvent aujourd'hui encore, dans le trouble d'une époque fertile en idées fausses, nous rassurer sur la pérennité du Christia­nisme. Nous y lisons l'ensemencement durable d'un véritable apostolat. Comme l'écrivait Lotte :* « *n'est-ce pas l'habitude du bon Dieu de vaincre ses enne­mis par les armes mêmes qu'ils ont forgées contre lui ?* » *Sa mort héroïque en décembre 1914 sanctionne l'opportunité d'écouter ce témoignage.* \*\*\* PAS DE COMITÉ directeur, pas de programme établi à l'avance, pas de plan quadriennal ou quinquennal corseté de principes rigides, pas de « dirigisme » en un mot, mais une ouverture sur l'éternité dans l'espace et dans le temps. Ce faisant Joseph Lotte plaçait dès l'origine son initiative par delà les systèmes cloisonnés et les doctri­nes compassées, soucieux seulement de revêtir l'opacité du monde des transparences de la Foi pour en faire l'Habit de Lumière aux justes mesures de la Tunique sans coutu­res. Les problèmes quotidiens s'en trouvent tout naturel­lement transposés sur le plan surnaturel et les perspectives immédiates et lointaines s'élargissent par élévation de niveau. Une telle attitude implique confiance, abandon à la Providence, mais exige, non moins impérieux, un effort soutenu de direction et d'orientation. En bref, mieux qu'une activité pédagogiquement « dirigée », une activité inspirée et soutenue par la Foi, mais soumise toujours au contrôle d'une raison régulatrice. La volonté persévérante ne fit jamais défaut à Joseph Lotte, venant ratifier, en les justifiant, le succès, la fécondité des intuitions. 120:102 Ainsi, quand on l'examine avec le recul d'un demi-siècle, l'histoire du Bulletin des Professeurs Catholiques de l'Université apparaît-elle comme une aventure héroïque et positive à la fois. Selon une logique surnaturelle mainte fois vérifiée dans l'histoire de l'Église, les atouts humains pouvaient paraître au départ insignifiants, voués sans appel à l'échec ; c'eût été négliger les valeurs d'âme, seules capa­bles d'infléchir en faveur du succès le plateau de la Fortu­ne : elles firent le poids et bien au-delà ; l'avenir a donné raison à l'audace. L'entreprise de l'obscur professeur de grammaire au Lycée de Coutances prend rang parmi celles qui, folles apparemment, réussissent et laissent des traces durables. Toutefois, quand on remonte aux sources et qu'on renoue la trame des développements ultérieurs avec la modestie des débuts, on ne doute plus d'y retrouver l'illus­tration vécue du mot de Gustave Thibon : « Le vertige d'En Haut présuppose l'équilibre d'en bas. » En effet, un vertige d'exaltation n'a jamais étourdi Joseph Lotte au point de lui faire oublier ou négliger les assises terrestres sur lesquelles on bâtit pierre à pierre le monument qui bravera les siècles. Breton par son ascendance paternelle mais Normand par filiation maternelle, les qualités distinc­tives des deux races culminaient en lui. Sa mère, Joséphine Durel, dite « Maman Lotte », était un modèle d'équilibre, de bon sens. Elle dut faire des prodiges d'organisation pour élever ses douze enfants. Il n'est pas douteux qu'elle a transmis à son fils Joseph le sens des réalités, la divination de l'opportunité dans l'initiative. Si vertige il y eut, ce fut chez Lotte un vertige d'appel et non un vertige de fièvre ou d'orgueil. D'ailleurs n'avait-il pas sous les yeux la Cathé­drale de Coutances à l'ombre de laquelle il travaillait rue Daniel ? Cathédrale dont la hardiesse élancée s'harmonise si bien avec la sévérité d'un profil pur de toute atteinte du baroque. L'histoire du « Bulletin » peut s'apparenter symbo­liquement avec l'élan de l'édifice modèle qui pointe irrésis­tiblement ses flèches vers le ciel sans rompre avec le sol de la butte au sommet de laquelle il s'enracine contre vents et tempêtes. Il faut bien le dire, en effet, le lancement du Bulletin n'a pas été épargné par les rafales de la critique et le har­cèlement des contradictions jusqu'au sein de la propre famille du fondateur. C'est justement notre dessein de ne rien masquer de ces difficultés qui ne font que souligner l'audace et rehausser le mérite. Une fois encore on peut souscrire au mot de Chateaubriand : « Ce qui abat les âmes communes élève et fortifie les grandes âmes. » 121:102 L'essor de diffusion du « Bulletin » dès l'origine, justifie un des aspects où se révèle le mieux l'éternel génie du Christianisme : sa vertu apostolique. Vertu singulière où l'humilité est l'eau vive de la vitalité, son aliment moteur. L'intelli­gence souffle chez certains le froid des glaciers, chez d'au­tres elle semble venir des déserts arides où la chaleur dessèche sans dispenser la rosée compensatrice qui mûrit ; chez Joseph Lotte l'intelligence réchauffée aux calories du cœur y a puisé l'ardeur offensive pénétrée d'amour. Elle en a reçu une souplesse lui permettant de se couler dans la vie plutôt que dans des systèmes préfabriqués. Ainsi irrigue-t-elle en fécondant, s'infiltrant à travers toutes les per­plexités et toutes les complications de l'existence. Les idées sont vivantes parce que vécues, parce que dégagées de toute argumentation théorique. En dépouillant ce dossier de lettres soigneusement classées par Joseph Lotte et conser­vées après sa mort par mon père, archiviste du péguysme, énorme correspondance aux courants multiples, on éprouve une admiration « étonnée ». Il ne pouvait pas être indiffé­rent, l'homme dont la riche nature suscitait des hommages sublimes et des réactions fougueuses jusque dans la criti­que. L'évidence est là, Joseph Lotte et son œuvre ont échappé à la plus certaine des morts, celle du silence concer­té. En relisant ces lettres dont beaucoup seraient un objet de curiosité pour le graphologue on assiste à la levée d'une moisson d'âmes, à un éveil, de toutes manières à un réveil. Mieux qu'au terme des plus savantes psychanalyses, un mot, une nuance d'expression, un accent spon­tané, nous font pénétrer dans les secrets du cœur humain et nous laissent entrevoir à tout instant d'étonnantes dis­ponibilités. On devine aisément qu'il fallait mieux qu'un génie d'es­thète ou d'écrivain pour susciter de telles résonances et que, pour recueillir des échos si variés il fallait le choc d'une « présence ». Or une loi infrangible veut que l'irra­diation des plus beaux textes s'évanouisse quand l'homme ne soutient pas l'auteur pour les promouvoir, pour éclairer leur transparence et les rendre plus sensibles à « l'autre »*.* Nous sommes là introduits au cœur même du mystère de la sympathie. En effet, toutes ces lettres expriment, non pas un intérêt abstrait, un intérêt de curiosité, encore moins un intérêt de commande : non, chacun se sent directement « *concerné* » par les questions qui se posent, personnellement introduit dans un débat qui le dépasse infiniment certes, 122:102 mais qui ne l'engage pas moins tout entier, dont il devient acteur ou tout au moins figurant qu'il le veuille ou non. Parmi tant d'autres deux lettres rendent parfaitement la raison profonde, la raison première de cette réaction en chaîne. L'une dit, en effet, en deux mots l'essentiel : « *Votre lumineux et fier Bulletin.* » et l'autre constate : « *Votre journal dans son humble format, est attendu et accueilli comme un ami.* » Lumière, certes, mais lumière qui n'accepte pas de se mettre sous le boisseau et qui, bien au contraire, trouve dans l'humilité même de sa présentation, non l'abat-jour de la prudence, mais le projecteur de la Vérité. La lumière éclaire la route, la fierté engage à faire un bout de chemin et, peu à peu, l'amitié entraîne l'adhésion et coordonne les efforts. Car c'est bien cet accent d'amitié sincère qui, en dernière analyse, est le secret de l'influence de Joseph Lotte. C'est un secret qui n'a rien d'ésotérique et qui pourtant a son mystère qu'il faut chercher dans la formule de charité prise à Saint-Jean pour servir de maxime d'action. Il en ressort que Joseph Lotte a été l'instrument de la Provi­dence pour une œuvre de rénovation spirituelle dans l'Uni­versité et par l'Université. Il est des vides que ne peuvent combler les revendica­tions les plus véhémentes, même si sur le plan matériel elles reçoivent satisfaction. Plus qu'œuvre de conciliation le Bulletin a fait œuvre de réconciliation, apportant au sein de l'Université l'ensemencement spirituel dont l'absence se faisait si douloureusement sentir à tant de maîtres laï­ques altérés de vérité. « C'était hier la conférence pédagogique, écrit une ins­titutrice, notre chef nous a entretenus pendant deux heures de la morale laïque. Abandonnée à ses propres forces elle aurait bien de la peine, la pauvre, à produire quelque effet. Défense même de parler de Dieu, de l'âme. C'est profon­dément triste cet abandon des seules forces qui font les cœurs vaillants et vertueux. « Ah ! quand donc les écoles de l'État redeviendront-elles des écoles catholiques ? ... Quand donc le Seigneur balaiera-t-il ces vendeurs du Temple ? ... » Aussi dans cette aridité désolante beaucoup de lettres témoignent-elles de la joie consolatrice éprouvée en voyant tomber, sous l'action du Bulletin, les barrières qui mainte­naient les âmes dans l'isolement. 123:102 « Voilà deux ans que vous me faites gratuitement le service du « Bulletin », écrit un professeur d'école normale, et la lecture de votre feuille a été pour moi un soutien, un réconfort des plus précieux. Je ne suis pas encore le catho­lique vrai qui pratique avec amour tous les devoirs de sa religion, mais j'ai fait dans cette voie de grands progrès. Je n'ai plus peur d'aller à la grand messe du dimanche, ni quelquefois en semaine à ces délicieuses messes basses qui se disent à la pointe du jour et vous prennent si tendre­ment le cœur... » Et il ajoute cet émouvant témoignage : « Je suis persuadé que les belles et fortes pages que je lis dans votre petit journal sont pour beaucoup dans ce que je n'ose appeler ma conversion. Vos prières y sont pour autant. » Oui, la lecture de cette étonnante correspondance est d'un intérêt qui ne se dément pas car on y lit à chaque ligne les besoins fondamentaux de l'homme sur le plan religieux. On eût pu craindre de s'enliser dans un fastidieux monologue puisqu'aussi bien nous ne possédons pas les réponses individuelles que Lotte a pu faire à des critiques, à des encouragements, à des demandes que l'on y voit for­mulés. Il n'en est rien : c'est un dialogue aux cent voix qui nous est offert, dialogue avec les textes du Bulletin et plus spécialement avec les « Correspondances » mensuelles au fil desquelles le « gérant » s'exprimait en chef de file et dans lesquelles il imprimait la marque indélébile de sa riche personnalité. On assiste de sillon en sillon au laborieux labour dont les promesses ont pris corps au sein de la paroisse universitaire plus vivante que jamais aujourd'hui. Joseph Lotte n'a pas fondé un « ORDRE » au sens religieux du terme, mais il a ramené à l'ordre chrétien retrouvé par sa propre expérience, beaucoup de ses collègues devenus par là même frères dans le CHRIST. \*\*\* 124:102 Nous ne nous proposons pas dans ce travail de rappeler le détail des circonstances bien connues qui incitèrent Joseph Lotte, récent converti, à fonder un journal. On peut envisager cette histoire selon des perspectives diverses et sous des angles différents. Il y a évidemment la chronologie permettant de suivre d'étape en étape la germination et la propagation du Bulletin. Mais n'ayant pas ici dessein de faire une histoire intégrale et nous bornant à détacher quelques pages *d'histoire vraie,* nous nous sommes attachés à mettre en relief plusieurs aspects privilégiés permettant, dans une certaine mesure, d'entrevoir par réfraction la personnalité de Lotte et la force persuasive de son rayon­nement. Au sein des divisions, des déchirements, des néga­tions, des refus même, il apparaît toujours comme un signe de ralliement. Tous ces témoignages épistolaires concordent pour faire de lui le témoin du Christ retrouvé, chargé de regrouper les brebis dispersées, commençant comme il se doit son apostolat dans son milieu universitaire, pour gagner de proche en proche par contagion d'enthousiasme d'autres couches sociales. Pour donner force à cette croisade de conquête spiri­tuelle, notre présentation analytique des textes exhumés aux archives familiales a entendu d'abord opérer un tri parmi les lettres les plus caractéristiques, répartissant les sentiments et aspirations qui s'y expriment selon trois séries reflétant trois tendances fondamentales. Nous obte­nons ainsi trois clans principaux dans la cohorte des appe­lés : celui des enthousiastes pleins d'ardeur zélatrice, hommes de foi qui répondent sans hésiter « présent ! » ; celui des tièdes-hésitants qui approuvent, certes, mais veu­lent *voir venir *; celui des critiques qui se rebiffent contre l'influence attractive et cherchent des arguments pour dé­fendre une autonomie qu'ils sentent menacée. Mais il est bien évident qu'il y a nombre d'attitudes intermédiaires où se rencontre toute la gamme des nuan­ces : telles l'hésitation-sympathique, l'hésitation-réticente, l'hésitation-réservée, l'hésitation-expectante, celle qui attend le succès pour se rallier. Chaque individualité réagit à sa manière selon son tonus affectif et son tempérament. Nous avons discerné et classé ensuite les thèmes essen­tiels des problèmes abordés : -- problèmes de *métier* d'abord, ceux qui intéressent directement la profession d'enseignant, concernant plus par­ticulièrement la situation temporelle et spirituelle des maîtres a­u sein de l'Université : 125:102 -- problèmes *politiques* ensuite, traitant de la démocra­tie, du pacifisme, du patriotisme, du nationalisme dans ses liaisons avec l'Action française et ses démêlés avec le « SILLON » ; -- problèmes *philosophiques, moraux* et *spirituels* enfin, que l'on peut suivre tout au long de lettres révélatrices d'envolée mystique, suscités par des articles précis du Bul­letin que nous avons relus à cette occasion et qui nous ont pénétrés de leur accent. Mais comment ne réserverait-on pas une place de choix à « Joseph Lotte, loyal serviteur de Péguy », un loyal ser­viteur qui n'a rien d'un chevalier servant de circonstance. La publication des quelques extraits que nous proposons montrera de quel appoint fut le « Bulletin » pour frayer aux « Cahiers de la Quinzaine » un chemin dans l'opinion. Sans l'amitié de Lotte l'échec d'Ève eût été total en son temps. A la lumière de ces lettres pourra une fois de plus s'éclairer l'histoire d'une de ces amitiés uniques qui frappent la mémoire des hommes et s'y implantent. Joseph Lotte lutta de toute son amitié pour Péguy sans jamais rien abdiquer de sa personnalité propre ni rien céder de ses convictions intimes. Nous nous effacerons donc, laissant la parole aux témoins directs de cette épopée chrétienne à sa naissance. On y verra combien chaque époque a ses problèmes particuliers à résoudre et comme quoi il ne faut pas se hâter d'éta­blir des assimilations abusives avec les difficultés de notre temps. « Rien ne change et rien n'est semblable », a dit un philosophe. En cinquante ans le visage du monde s'est modifié de façon prodigieuse et les difficultés se sont « dé­placées ». Des questions nouvelles se posent à l'échelle mon­diale, génératrices de crises toujours épineuses à résoudre. Mais l'essentiel n'est-il pas de trouver des hommes comme Joseph Lotte, hommes forts sans fanatisme, hommes de bonne volonté et de volonté, de constance dans l'action et, en dépit des démentis temporels et temporaires, porteurs d'espérance éternelle. #### Fondation du Bulletin Les enthousiastes Le numéro un du Bulletin est daté du 20 janvier 1911. Dès le 22 janvier, Joseph Lotte recevait d'un vicaire de Neufchâteau la lettre suivante donnant son adhésion sans réserve et estimant au surplus qu'une publication si oppor­tune devait être bi-mensuelle : 126:102 Monsieur, « Je profite du premier moment libre pour vous adres­ser mes félicitations sans réserve au sujet de votre « essai de maître », que j'ai savouré avec bonheur, et pour vous adresser mon abonnement dans le bon de 6 francs ci-joint. « Votre « note de gérance » me suggère l'idée de vous donner les deux noms suivants pour des spécimens : MM Vierling et Marul de l'adresse desquels je ne suis pas sûr : le premier habitant rue Saint-Jean, le second Place Jeanne d'Arc. Mais à supposer que les spécimens soient remis au Collège, même avec leur adresse, ils feraient, je crois, meilleure impression. A moins que vous ne préfé­riez me les adresser. « Vous voulez bien exprimer le regret que les adhésions d'aumôniers ne vous offrent aucune collaboration. Pour ma part, je ne vois pas ce que je pourrais ajouter à votre zèle, ni à votre clairvoyance apostolique, ni à votre *vie intérieure.* La lecture finie de votre brillant début, je me suis humilié devant Dieu, et j'ai souhaité que dès cette année, votre Bulletin, notre Bulletin devînt bi­mensuel, même en doublant son abonnement, pour nous apporter plus souvent ce qui nous manque : effort, continu d'adaptation chrétienne à notre milieu, et espoir plus fort dans les moyens humains que Dieu nous impose d'em­ployer d'abord, avant de les couronner et de les féconder de Sa Grâce. Veuillez, trouver ici, Monsieur, l'expression de ma con­fraternelle admiration, la promesse de mon concours le plus effectif qu'il me sera possible, et les sentiments de la plus vive reconnaissance. P. B., vicaire à Saint-Nicolas. Voici quelques extraits de la « Note de Gérance » de ce Bulletin numéro un qui a suscité chez le vicaire en ques­tion sa réaction approbatrice : « Ce Bulletin, où nous donnerons le meilleur de nous, sera un trésor commun, où l'apport de chacun profitera à tous. Sur tout sujet, sur toute lecture, sur toute expé­rience, sur toute épreuve, envoyez-moi le fruit de votre effort chrétien. Et chaque mois, cette année, chaque quinzaine, je l'espère, l'an prochain, notre Bulletin remettra à chacun de nous une pleine gerbe moissonnée au meilleur de notre vie. » 127:102 Joseph Lotte avait bien compris que dans un monde qui disperse et dévitalise par la multiplicité des sollicitations qu'il présente à l'esprit, la première des urgences était d'intensifier la vie intérieure et de redonner le goût de la recherche de son âme. Il pressentait toutes les ressources que tant d'hommes portent en eux et laissent en friche faute d'un réconfort et d'une aide fraternelle. Il voulait faire profiter le plus grand nombre d'âmes de sa propre expérience. « ...Les lettres que j'ai reçues me confirment dans l'opinion que ce n'est point là une entreprise vaine. J'ai senti dans la plupart une intensité de vie intérieure qui autorise les meilleurs espoirs. « La circulaire, en effet, a provoqué une cinquantaine de réponses. Elles n'ont point afflué les premiers jours, elles sont venues par deux ou par trois de tous les points de la France pendant la dernière quinzaine de décembre. Trente cinq m'ont apporté une adhésion entière, généra­lement brève, franchement cordiale. « Quelques unes émanent d'aumôniers. Elles respirent la tristesse d'hommes qui connaissent les épreuves, mais aussi l'espoir chrétien que rien n'abat. C'est le propre de l'espoir chrétien de prendre racine dans la tristesse. Aucune ne me parle de collaboration possible. Nous com­prenons cette réserve. « Qu'il reste cependant bien entendu, que nos colonnes sont ouvertes aux aumôniers. Ils auront sans doute bien des choses à nous dire et au besoin des conseils à nous donner... » On a vu par la lettre ci-dessus comment cette suggestion fut accueillie par un aumônier qui, bien avant Vatican II, mesurait l'importance du laïcat pour un renouveau aposto­lique. \*\*\* Mais s'il y a des enthousiastes ardents il y avait aussi des enthousiastes prudents, prudents par nature ou rendus prudents par les nécessités de la vie. Cette lettre d'un pro­fesseur de Noyon (Oise) en date du 6 avril 1911 présente sur ce point un très vif intérêt : 128:102 Monsieur et cher collègue, « J'aurais dû être des premiers à répondre à votre appel et j'arrive bon dernier ; j'en demande pardon, non pas à vous, mais au Maître que j'ai trahi, un peu comme Saint Pierre, par lâcheté. Quand votre appel est arrivé à Noyon ce fut un beau tollé. Qu'est-ce que ce Lotte, se demandait-on ? « C'est un imbécile ou un fou ! » « Il doit être *très* riche ! » etc. etc. ah ! on ne vous a pas ménagé. Mes opinions religieuses sont connues de tous, mais ma tolérance et mon extrême réserve sont connues aussi. Quand j'ai parlé, quand j'ai eu l'air de dire que vous pouviez avoir des abonnés, on m'a ri au nez et j'ai bien vu que si j'avouais que j'étais des vôtres j'allais être immédiatement considéré comme le traître qui mord la main qui lui donne à manger ; cette main c'est celle de l'Alma Mater. Être avec vous c'est être avec les curés et être avec les curés c'est être avec les pires ennemis du gouvernement qui nous nourrit. C'est du moins la con­ception que l'on se fait ici dans les milieux dit intellec­tuels où je suis appelé à fréquenter. Vous jugerez mieux l'esprit de tolérance qui a accueilli votre lettre en lisant l'article que je vous transmets et qui a paru dans le journal républicain de la « localité ». C'est donc par prudence que j'ai ajourné mon adhésion. Du reste, au début, on ne vous connaissait pas ; on voulait savoir qui vous étiez. Il y a des catholiques exaltés dont l'amitié est dangereuse, j'en connais. Votre foi, je l'ai su depuis, je le sens à vous lire ne peut qu'élever, grandir et fortifier parce qu'elle est raisonnable autant que fervente. Vous avez pour vous soutenir dans votre tâche de précieuses amitiés : Péguy (que je connais), Baumann, Vallery-Radot, et d'autres dont le nom est connu des lettrés. Mon ami Marcellin d'Étampes, l'un de vos correspondants de la première heure, acheva de me décider. Je suis vôtre : inscrivez-moi ; mais je vous demanderais de consentir, provisoirement à un petit arrangement qui ne saurait vous ennuyer. C'est que je n'ai pas les mains absolument libres. Je vais me marier à une jeune fille universitaire comme moi. Nous demandons à être placés dans la même ville. Jusque là nous voulons éviter d'être dénoncés comme « calotins » pour que l'on ne s'ingénie pas à nous séparer. Voulez-vous avoir l'obligeance d'adresser *deux* bulletins, au lieu d'un, à M. Marcellin, le mien et le sien. Il se chargera de me le faire parvenir. De cette façon, on ne saura pas, à Noyon, que j'ai adhéré à votre groupement et vous pourrez augmenter votre liste d'une unité. L'année prochaine quand je serai casé avec ma femme je vous demanderai de m'adresser directement le bulletin. 129:102 Ainsi donc veuillez pour le moment l'adresser pour moi à M. Marcellin, professeur à *Étampes.* Mainte­nant, il me reste à vous demander si vous n'êtes pas Lotte de Rennes qui préparait l'agrégation vers l'année 1902 et que j'ai connu les jours de thème grec dans l'am­phithéâtre où M. Dottin nous initiait à ce pénible exercice ? Si oui vous êtes l'ami de mon intime ami Masson de Pontivy qui souffre depuis plusieurs années d'une maladie nerveuse presque incurable et qui a besoin de nos prières, de nos réconforts, qui aurait plus besoin encore de notre foi. Si oui, je suis très heureux de penser que je vous ai eu comme condisciple et que je vous ai connu compatriote parce que moi aussi je suis breton, et breton de Douarnenez. Allons, cher Monsieur, excusez cette longue lettre et croyez bien que je suis avec vous et que je veux, comme vous, être ouvrier de restauration religieuse dans les milieux intellectuels d'où la foi depuis quelques 20 ans menaçait de disparaître, où depuis quelques années elle semble se réveiller et comme renaître. Croyez à mon dévouement bien sympathique. *René VILLARD.* Cette lettre est tout à fait révélatrice de l'état de déchris­tianisation de l'Université au début du siècle, après les per­sécutions combistes et malgré cela de l'appétit de spiri­tualité qui travaillait les âmes et les rendait sensibles à l'appel d'un homme pénétré de foi comme l'était Joseph Lotte. On voit clairement ici l'influence salvatrice des accents émanés du cœur et qui ne sauraient tromper. La personne même de Joseph Lotte faisait du Bulletin un pôle d'attraction irrésistible qui incitait à braver les obstacles et à faire taire les impératifs de prudence égoïste et intéressée. \*\*\* Joseph Lotte ne s'est pas borné à enseigner théorique­ment la charité ; il n'hésitait pas à passer à l'action directe dès que l'occasion s'en présentait. Voici une correspondance qui donne un exemple vivant de l'efficacité de cette charité. Le 1^er^ mars 1914, il recevait d'une institutrice de Saint-Philibert-de-Grand-Lieu (Loire-Inférieure), l'appel suivant, lourd d'angoisse : 130:102 Monsieur LOTTE, « J'ai bien de l'ennui ! ... Voici pourquoi : Nous avons eu à traiter à l'occasion de la conférence pédagogique un devoir sur l'enseignement de la morale. Je m'étais contentée de préparer une leçon de morale sur la bonté, et j'avais envoyé le plan à mon inspecteur primaire. Il me donne le travail à refaire en disant : « Vraiment, vous exaspérez, vous n'avez aucune idée sur l'enseignement de la morale. Avez-vous lu les instructions portées au Bulletin ? ma circulaire ? Prière de vous y conformer. » Je vous envoie les instructions portées au bulletin, sa circulaire, en vous suppliant de me faire le travail. Je crois que le mien a surtout déplu parce que j'y parlais de Dieu. La leçon s'adresse au cours moyen : enfants de 10 à 12 ans ; la population de St-Philibert est foncière­ment catholique, je n'ai que les élèves des fonctionnaires et les enfants assistées, l'école libre a le reste. « Je vous supplie donc de venir à mon secours ; quel service vous me rendrez et combien je vous serai recon­naissante, et je serais bien heureuse si vous vouliez fixer une petite somme pour vous rémunérer un peu. « Le travail presse, il va être sur mon dos, si vous vouliez bien me dire par retour du courrier, que vous acceptez de me rendre ce signalé service, n'est-ce pas Monsieur Lotte, combien vous m'allégeriez d'un grand poids. « Veuillez, Monsieur Lotte, agréer mes meilleurs sen­timents. Mlle Amélie LORRY, institutrice. » Joseph Lotte ne pouvait manquer de répondre favorablement à un appel si angoissé, ainsi qu'en témoigne un court billet de l'institutrice en date du 3 mars qui est comme un soupir de soulagement et de reconnaissance. St Philibert, 3 mars 1914, Monsieur LOTTE, « Ah ! merci ! le plus tard mardi 10 mars, car je vais avoir un rappel si je tarde. Mes meilleurs sentiments reconnaissants. Mlle Amélie LORRY. » 131:102 Le travail dut parvenir en temps utile car une lettre du 12 mars le commente en ces termes : Monsieur LOTTE, « Je viens de recopier le travail pour la conférence et je lui envoie. J'ai rempli 3 feuilles doubles de cahier écolier. Je m'étais efforcée de répondre à leur imbroglio des questions tant sur le bulletin que sur sa circulaire. J'avais laissé la dernière partie « la bonté », en me disant c'est le part de M. Lotte ; en effet, c'était bien çà, le tout 5 feuillets doubles. J'ai trouvé ce plan très bien ; cette manière *si sim­ple et si vraie* d'envisager la bonté est bien touchante et si bien à la portée des enfants. Je ne sais ce qu'il va en dire, rien probablement, je vous écrirai de nouveau. « Je vous remercie du plus profond de mon cœur, et je prie et je prierai Dieu longtemps pour vous, que le divin Jésus vous bénisse et vous aide à obtenir une bon­ne place tout près de Lui, Là-Haut. « Veuillez, Monsieur Lotte, agréer mes meilleurs sen­timents reconnaissants pour votre acte de bonté et c'est si bon de ne pas se sentir seule. Amélie LORRY. » La lettre suivante datée d'Angoulême et émanant d'un prêtre félicite sans réserve Joseph Lotte de purifier les sources de la pensée empoisonnées par le sophisme des idées fausses. Les noms de philosophes que le correspon­dant dénonce montre bien qu'il approuve sans réserve la position de Lotte à l'égard des scientistes et des sociologue de l'école Durckeimienne : Angoulême, 1^er^ septembre 1913, « ...Tout me plaît, la forme et le fond, et puis je suis heureux d'apporter mon obole à une élite de bon Français : livrés à eux-mêmes, délivrés de l'emprise étrangère, les Français peuvent être étourdis, naïfs, vaniteux, mais ils sont francs et braves, et c'est pourquoi comme SOLDATS MISSIONNAIRES ils sont incomparables. Et vous êtes des soldats et même un peu missionnaires. « Je vous demanderai la permission de vous écrire quelquefois à la condition que vous ne répondiez pas. J'ai le temps et vous ne l'avez pas. Je serais gêné de vous imposer un surcroît de travail. « On a dit souvent que l'idée mène le monde. C'est donc à la source ou aux diverses sources-fabriques de l'idée qu'il faut viser. C'est ce que vous faites en flétris­sant les grands empoisonneurs, Durkheim, Séailles, Sei­gnobos, Lévy ou Jacob et Cie. De la source, l'idée cor­rompue et déformée passe par tous les canaux et ré­servoirs officiels, écoles supérieures, secondaires, primaires, professionnelles et menacent de corrompre et d'em­poisonner le pays tout entier. 132:102 « Que l'Église puisse résister, purifier et assainir l'at­mosphère, élever les âmes avilies et les sauver c'est la preuve de son origine et de sa force divine, pour ceux qui ont des yeux pour voir, « Près de tous les réservoirs, canaux chargés de verser le poison, l'Église a des sanatoria qui purifient. C'est à vous de les multiplier et fortifier, car nous sommes les auxiliaires : c*oadjutores* CHRISTI... » L'abbé BEAUREGARD. Cette lettre caractérise bien Joseph Lotte : soldat et missionnaire laïque au profit de l'idée chrétienne tradition­nelle et contre la contamination des idées modernes tein­tées de scientisme. Oui, Joseph Lotte se battait pour une idée, mais nullement pour une idée abstraite, bien au con­traire pour une idée incarnée, pour une idée-force parce qu'elle était idée-vie, s'alimentant à la source de toute vie. Voici maintenant une lettre qui, dépassant le plan des idées se place délibérément sur les cimes de la fraternité mystique. Elle émane d'une maîtresse primaire chargée d'un Cours Supérieur de jeunes filles à Revel en Haute-Garonne. Elle fait le point de l'influence exercée par le Bulletin. Son témoignage est d'autant plus important que cette Vendéenne fut naguère à La Roche-sur-Yon élève de Joseph Lotte. Après avoir rappelé quelques souvenirs sco­laires elle déclare : Revel, 16 décembre 1913, « ...Grâce à Dieu je, suis restée ce que j'étais à 16 ans, avec un peu plus de largeur d'esprit évidemment, quelques vues différentes, mais toujours attachée à mes pratiques catholiques et ne craignant pas de les affirmer. Il est évident que j'ai souffert beaucoup. C'est pourquoi la voix de votre journal si fraternel, si chrétien, a trouvé écho en mon âme souvent malheureuse, souvent bien isolée moralement. En lisant vos articles si chauds, si pénétrants, je me disais que des cœurs battaient à l'unisson du mien, dans des milieux analogues, dans des conditions de vie matérielle et morale à peu près semblables à la mienne et j'étais réconfortée. L'influence de vos pages se fait d'autant plus profonde en moi que j'évoque une période de votre passé, et que je puis toucher pour ainsi dire l'action de la grâce divine sur votre esprit, jadis hostile, maintenant conquis à Dieu. 133:102 « Bien grande fut ma joie quand j'appris votre con­version (vous me permettrez, Monsieur, d'employer le mot qui traduit réellement ma pensée) et je fais des vœux pour qu'à votre suite vous en entraîniez beaucoup. La chose n'est pas très facile, mais à vous peut-être elle est plus aisée qu'à un autre ; vous me semblez un lutteur et un combatif. Tant sont retenus par la crainte, qui pourraient faire œuvre d'apostolat. Je me reproche quelquefois de ne pas remplir mon devoir sous ce rapport ; il est bien vrai que l'exemple est déjà un apostolat, mais il me semble qu'il y a mieux encore, ce mieux je crois que vous y tendiez... « Puisque maintenant, Monsieur et cher collègue, nous parlons le même langage, je demande une intention dans vos prières pour que je puisse faire autour de moi un peu de bien... « Soyez charitable une fois de plus en pensant qu'il m'a été bon de me confier à quelqu'un qui pût me com­prendre. » M. DRAPEAU.\ *maîtresse primaire Cours supérieur\ de jeunes filles Revel* (*Hte-Garonne*)*.* Cette lettre confirme beaucoup d'autres témoignages qui voyaient en Joseph Lotte un soldat du Christ menant son apostolat avec la vigueur chevaleresque d'un Croisé. Pourtant certaines lettres font entendre un son de cloche un peu différent : Joseph Lotte y fait figure de con­servateur plutôt que de novateur ; on salue en lui sa puis­sance défensive plutôt que sa vigueur offensive. Telle la lettre d'un curé normand en date du 31 janvier 1912. Elle s'exprime certes en termes approbateurs mais plus me­surés : Cher MONSIEUR, « Je reçois depuis ; plusieurs mois le Bulletin des Pro­fesseurs catholiques de l'Université : et je le lis avec le plus vif intérêt. Il est pour moi, prêtre, révélateur d'un état d'âme intellectuel un peu nouveau, en tout cas extrêmement intéressant et attachant. 134:102 « Votre Bulletin me semble destiné à entretenir cet état d'âme chez ceux qui le possèdent déjà plutôt, qu'à le faire naître chez ceux qui ne l'ont pas. C'est, si j'en avais l'autorité, le regret que j'exprimerais à la Rédaction : le but de l'œuvre m'échappe. Ce n'est pas un Bulletin de renseignements, ni un Bulletin, d'études, ni un Bulletin de conquête. Je me demande parfois l'impression. Qu'il doit produire sur vos collègues non-catholiques qui le lisent. « Eux qui ne sont qu'à la hase très obscure de la Montagne, ils sont tout à coup enlevés par une première lecture, jusque par-dessus les cimes lumineuses de la piété mystique et de la psychologie transcendante. J'ai peur pour eux du vertige. « Personnellement cette lecture me plaît ; mais parce qu'elle me plaît, j'ai le droit de me demander si elle peut plaire au plus grand nombre de vos collègues qui, de fait, ne sont pas de chez nous. « Pardonnez-moi cette appréciation qui ressemble trop à une critique : et laissez-moi vous remercier, vous en­courager et vous promettre le secours de ma prière. Que Dieu multiplie le nombre de ces intellectuels qui sont revenus ou qui reviennent au Christ par les routes lumi­neuses de l'idée chrétienne : nous ne pouvons que don­ner, nous autres prêtres, toute notre sympathie la plus cordiale à des hommes comme vous, Monsieur, comme Péguy et Baumann dont la religion est si loyale, si éle­vée et si logique... » J. YGOUF.\ Agon-Cautainville. En somme si Joseph Lotte est sur des positions défen­sives, celles-ci se situent au niveau de la contemplation mys­tique ; il lui faudrait redescendre pour atteindre et toucher la masse. Le général s'est d'emblée détaché du gros de l'armée pour prendre rang parmi l'élite qui fraye la voie à la pointe du combat, et attend d'être rejoint à l'étape lumineuse. Voici la lettre d'un prêtre tout disposé à emboîter le pas comme le centurion de l'Évangile : Petit Séminaire de Saint-Lucien Cher monsieur LOTTE, « Né en 1872, je suis de votre génération. Je ne suis pourtant prêtre que depuis 3 mois, mais je fais du profes­sorat depuis plus de 15 ans. « C'est tout dernièrement que mes yeux sont tombés sur un article de la « semaine littéraire » de M. Vran, où votre Bulletin était élogieusement présenté au public catholique. 135:102 « Je vous ai alors demandé un spécimen de cette pu­blication. Vous m'avez répondu immédiatement et géné­reusement. Merci ! Je suis des vôtres et *avec enthousias­*me. Quoique je me trouve pauvre, (très pauvre même en ce moment) je prends un abonnement au vaillant Bulletin et je vous prie en même temps de m'envoyer le premier volume de notre ami Péguy, « le Mystère de la Charité de Jeanne d'Arc. » « Veuillez trouver ci-inclus la somme de 8 Frs 35. Je devine assez que vous n'êtes pas un quêteur de louan­ges : vous êtes parti trop haut pour çà. Néanmoins je veux que vous sachiez que je sais, que nous sommes avec vous, car vous êtes avec le Christ, dans la Lumière paci­fiante et l'Amour exaltant. « Soyez béni pour le bien que Dieu fait et veut faire encore par vous. Je vous admire, je vous aime en LUI. » Un Frère d'armes,\ S. GÉRAUD. Une telle lettre n'a-t-elle pas un accent de chevalerie qui prend l'âme sans réticence ? #### Ceux qui enquêtent Parmi les correspondants de la première heure on trouve ceux qui, bien que touchés par l'appel, voulaient des préci­sions supplémentaires et demandaient à Joseph Lotte de définir les buts de son action. Telle cette institutrice de la Haute-Loire soucieuse de réconcilier esprit laïque et esprit chrétien. Saint-Paulien le 3 juin 1911, MONSIEUR, Une collègue institutrice à Chalonnes-sur-Loire me signale l'initiative que vous avez prise de fonder un « bulletin » qui, d'après ce que je comprends, serait un organe d'union entre professeurs catholiques de l'Uni­versité. Elle ajoute que vous acceptez les adhésions des primaires. Quel est votre but ? Est-ce que vous poursuivez simplement la réalisation d'intérêts professionnels, ou bien est-ce un organe qui aurait pour but d'unir quelques bonnes volontés, de stimuler les hésitants, et de promouvoir enfin, un mouvement de réaction chrétienne dans le personnel de l'enseignement secondaire. Si oui, retenez, je vous en prie, mon adhésion... 136:102 « Je suis institutrice laïque convaincue encore, et ca­tholique non moins convaincue. J'aime assez l'école laïque qui m'a formée pour vouloir ardemment vivifier l'éduca­tion laïque d'idéal chrétien. J'ai reconnu par expérience l'inanité de notre éducation morale basée sur le sentiment de la dignité personnelle. J'aime assez l'Église pour souf­frir de cette neutralité officielle, qui masque trop souvent *l'hostilité* contre une croyance positive. J'estime que pour être efficace et *vraiment vivifiant* le sentiment religieux a besoin de culture ; que l'enseignement laïque qui fait à Dieu une petite place (une maigre concession aux ca­tholiques) mesurée parcimonieusement ne développe pas assez, pas du tout dans les temps actuels le sentiment re­ligieux. Alors (je suis sévère peut-être pour nous maîtres et maîtresses primaires) nous risquons de collaborer à une œuvre néfaste : la destruction de la croyance chré­tienne. Voilà pourquoi je veux, autant que possible, essa­yer de réagir contre le mouvement de scepticisme, de sec­tarisme même qui emporte le personnel enseignant pri­maire, à de rares exceptions près. Si c'est là ce que vous poursuivez aussi, je serai heureuse de m'abonner à votre bulletin. Je vous prie, Monsieur, d'agréer, avec mes remercie­ments anticipés, mes respectueuses salutations. » Cette lettre nous apparaît comme le reflet d'une âme de bonne volonté qui a pris conscience de l'intérêt vital qu'il y avait à maintenir vivant l'idéal chrétien qu'aucune mo­rale d'inspiration humaine, si noble soit-elle, ne saurait remplacer. \*\*\* Voici maintenant deux lettres d'un professeur libre écrites à quelques jours de distance, ce qui prouve que Joseph Lotte s'était empressé de lui répondre. Et cette réponse a suscité d'intéressantes objections et d'utiles con­seils. Sur la deuxième lettre Lotte, utilisant une fois de plus son crayon bleu, a inscrit en en tête : « G. est profes­seur Libre ». Il établissait ainsi une classification entre les diverses catégories de ses correspondants. 137:102 Rambervillers, 4 avril 1911, MONSIEUR, Ce n'est pas un universitaire, mais un professeur de l'Enseignement Libre, moins qu'un professeur, un précepteur qui vous écrit pour s'abonner à votre Bulletin des Professeurs catholiques de l'Université. Votre tenta­tive en effet m'intéresse au plus haut point. D'abord parce que vous comptez parmi vos propagandistes quelques-uns de mes amis, en particulier Léonard Constant dont j'ai toujours admiré la simplicité de vie et la force d'intelligence. Ensuite parce que vous avez été attaqué par un groupe de catholiques normaliens et que leurs arguments m'ont paru d'une indigence honteuse. Puis parce que j'ai l'occasion de rencontrer des professeurs catholiques et que je serais heureux de pouvoir leur parler en connais­sance de cause de votre Bulletin et voir s'ils ont le coura­ge de s'affirmer ce qu'ils sont. Enfin parce qu'il est im­possible que votre entreprise ne remette pas sur le tapis nombre de questions que je n'ai pu résoudre depuis vingt ans que je suis professeur et que j'enseigne. Je vous serais obligé de m'envoyer les numéros parus que je puisse retourner à M. Léonard Constant ceux qu'il m'a prêtés. Ci-inclus un mandat de 6 francs. ...Recevez, Monsieur, l'assurance de mes meilleurs sen­timents. La réponse de Joseph Lotte dut être immédiate et expli­cite car le 9 avril le « professeur libre » envoyait une lettre d'adhésion détaillée dans laquelle il exprimait ses joies et ses craintes. Cette lettre restitue à merveille l'atmosphère dans laquelle se développait le Bulletin. Joseph Lotte a dû la méditer car il en a souligné plusieurs passages au crayon bleu. On remarquera le tour amical de la missive adressée à Léonard Constant et transmise par lui à Joseph Lotte. Rambervillers, 9 avril 1911, MON CHER AMI, Je te remercie de tes renseignements et de tes deux numéros. Je te les renvoie maintenant que je suis abonné et que je possède en propre tout ce qui a paru de votre bulletin. Laisse-moi te dire les joies et les craintes que n'inspirent vos débuts. Ma joie a été grande de voir quelle épigraphe vous aviez choisie, elle m'a permis de montrer immédiatement à des personnes portées à vous juger craintifs ce que pou­vait être la franchise de professeurs universitaires ca­tholiques. Je me suis réjoui également de voir que vous suiviez hardiment ce programme en affirmant que vous voulez faire une union de foi dans la joie, dans la pure joie chrétienne. 138:102 (De la joie franciscaine. Une découverte. Au tombeau d'un, saint.) (La phrase du Curé d'Ars sur le pouvoir qu'une âme pure a sur Dieu est une vraie coulée de lumière -- Déjà des fruits.) Joie encore de vous voir attester votre foi pas seule­ment par des articles comme la page de Philosophie Ca­tholique ou l'Histoire partiale et l'histoire vraie, mais surtout dans des articles courageux comme celui de Lotte sur Payot et sur Sabatier antipape. Ce qui m'inquiète, ce sont les réserves qu'on promet et qu'on ne peut ou qu'on ne doit garder. D'après la cir­culaire votre groupe entend rester nettement étranger à toute préoccupation d'intérêt corporatif ou politique. Mais votre vie résiste à ce découplement. Heureusement. Vous déclarez que vous acceptez tout fonctionnaire de l'Univer­sité, ce n'est donc pas simplement le Bulletin des Profes­seurs catholiques et je n'ai pas besoin de te dire combien de questions irritantes (même pour des professeurs uni­versitaires catholiques) sont résolues par cette admission. Il sera bien difficile d'accepter les professeurs adjoints, répétiteurs, surveillants etc., à ce foyer de vie chrétienne et quand des difficultés d'intérêt corporatif surgiront de leur dire : « Nous vous aimons beaucoup, mais adressez-vous donc à la solidarité. » Vous êtes déjà en proie à la difficulté politique : je n'ai donc pas besoin de te dire que ce n'est pas en ex­cluant certaines questions qu'on se fortifie mais en les acceptant dans l'ordre et l'esprit du groupe qu'on fonde. Et puisque vous fondez un groupe de catholiques, c'est dans l'ordre de la vérité et dans l'esprit d'amour que vous devriez les traiter. Mais ce n'est pas moi qui jetterai la pierre à ceux qui généreusement se jettent dans ces en­treprises difficiles. Si je pouvais les aider au contraire ne fût-ce que d'un seul coup d'épaule, j'en remercierais Dieu. Ce que je crains encore ce sont les difficultés qui sur­gissent de votre situation même. Lotte déclare qu'il a toujours gardé la neutralité, comme professeur de sixième dans son enseignement : il ne voit pas comment en dé­clinant Rosa la Rose on peut être catholique ou protes­tant. Lhomond le sait bien lui. Car Lhomond part de ce principe qu'à 11 ou 12 ans toutes les impressions doivent être dans le même sens et ni il ne fera traduire en thème des phrases insignifiantes 139:102 « La rose est une fleur de nos jardins », ni à plus forte raison des phrases dangereuses « Cueillez, si m'en croyez, les roses de la vie » mais il ne craindra pas de faire traduire : « Honorons la Sainte Vierge ; la Rose Mystique » etc. Et justement il s'agit de savoir si une vie intensément chrétienne ne conduit pas, non par des polémiques mais par l'expansion natu­relle d'une foi qui doit être agissante dans l'amour, à faire craquer cette vaine et impossible neutralité. Dès lors quelle sera l'attitude de votre bulletin vis-à-vis des éditions classiques, vis-à-vis des hommes de mo­nopole, vis-à-vis même de vos supérieurs hiérarchiques. Encore une fois je ne souhaite pas ces difficultés, et je n'y prends aucun malin plaisir. Ce que je crains c'est qu'elles soient inévitables et que vous les résolviez par l'indifférence ou le silence « pour conserver la paix avec les hommes » comme dit Nicole mais pour la faire perdre à ceux qui cherchent la paix avec Dieu. Il y a bien encore d'autres questions plus terribles encore que celles-là, mais je ne sais pas encore si elles se poseront ; je crois inutile de t'en parler. Ce que je souhaite ardemment, c'est que le Bulletin, augmente encore la pu­reté et la vivacité de sa flamme, c'est-à-dire qu'il devienne un foyer d'action catholique dans un esprit de pur amour ; les premiers numéros m'ont enchanté parce que j'y ai senti une énergie et une franchise très réconfortantes et de cela je te remercie, puisque c'est par toi que j'ai connu l'existence de ce Bulletin. Bonnes Pâques, mon cher Ami, et que le séjour de Pau te soit heureux aussi pour ta santé physique. Cordialement tien. A. G. J'attendais presque une réponse on une mise au point de toi à l'article « Une vue du Réel » soit au Bulletin, soit à la Démocratie. \*\*\* Voici maintenant une lettre riche d'intéressants conseils à la suite de la lecture des trois premiers numéros du Bul­letin. On remarquera une fois encore combien la ferveur de Lotte touche les âmes et c'est de cette ferveur que les abonnés ont besoin pour réchauffer leurs âmes, bien plus que de considérations politiques. Beaucoup d'abonnés furent ainsi qui voulurent limiter l'action de Lotte aux pro­blèmes purement spirituels. 140:102 21 B Monceau, 26-3-11, MONSIEUR, Je vous remercie des 12 Bulletins du 20 février et des 12 du 20 mars. En retour je vous adresse un ouvrage de l'abbé Lenfant où vous pourrez puiser nombre d'excel­lentes idées appuyées par des contemporains de marque. J'y joins des opuscules renfermant des citations des plus grands hommes de tous les pays sur les vérités fon­damentales de la foi. Vous en serez content, je crois. Maintenant vous me demandez de vous dire mon opi­nion sur la rédaction du Bulletin. Ne voyant que l'intérêt de l'organe destiné à faire du bien dans l'Université, souhait bien conduit, je vous par­lerai franchement : Je regrette vivement que la question Dreyfus ait été agitée, au moins dès les premiers numé­ros. Dans votre intérêt je n'ai donné à personne le Bulle­tin du 20 mars. L'article sur l'Histoire Vraie de M. Jean Guiraud avait été rédigé en maître cependant et son auteur révèle une âme fortement trempée. Espérons que pour le bien géné­ral il laissera de côté certaines idées personnelles peu sympathiques à la généralité des lecteurs du Bulletin. Ensuite votre Journal comme la plupart des journaux qui commencent à paraître se sent un peu des tâtonne­ments du début. Vos articles personnels sont excellents. Il me semble que si vous fixiez les différents genres qui doivent être traités dans le Bulletin, votre travail sur l'ensemble serait plus clair, plus facile. Soit par exemple 6 on 8 chapitres différents « Philo­sophie ou doctrine ». « Vie de Contemporains remarqua­bles » « Critique d'ouvrages ». Quant à certains articles tels que le mouvement socialiste je ne suis pas apte à donner une appréciation assez juste : mais il y a des hommes sûrs en cette ma­tière qui seront heureux de vous seconder. Avec mes civilités respectueuses. B. L. 141:102 #### Critique bienveillante Cette lettre non datée et dont la dernière phrase est : « pour vous seul ma signature illisible » ne manque pas de nous éclairer sur la foi totale de Joseph Lotte. Ce cor­respondant anonyme a raison de rappeler que la croyance n'est pas inconciliable avec un certain esprit critique que l'on ne saurait assimiler à l'esprit *de critique.* L'en-tête du papier porte « 19 RUE DE LA MIE-AU-ROY ; NOTRE-DAME-DU-THYL ». Cher Monsieur Lotte, « Un mot seulement de critique bienveillante. « C'est parfait d'exécuter le Polichinelle qu'est Anatole France, mais pourquoi aussitôt affaiblir la valeur de votre jugement par la faiblesse même de votre réponse con­cernant Josué. Vous croyez au miracle de Josué, libre à vous, si ça vous fait plaisir ; pour moi, il ne me plaît pas de me représenter Dieu s'amusant à ce petit tour de prestidigi­tation, et je n'ai jamais vu ce miracle dans la Bible ; j'espère que vous ne me croirez pas hérétique pour autant. « Il y a donc une réponse bien plus simple et bien plus décisive. Où, quand, à quelle époque, dans quel texte l'Église a-t-elle fait du prétendu miracle de Josué, un article de foi ? Et votre ami incroyant qui croit tout le système chrétien ruiné par la négation de ce miracle, ne montre-t-il pas simplement une ignorance égale à celle de M. France ? « Et puis aussi n'est-ce pas un orgueil qu'on ne remarque pas tant il est devenu naturel. Mais enfin, voyons, ces braves incroyants n'ont pas accaparé toute sagesse ; ils devraient bien se dire que nous sommes, nous les croyants, aussi intelligents qu'eux. Votre ami incroyant pense-t-il vraiment qu'il a découvert Galilée et Josué, que les ca­tholiques ignorent ? Et si ceux-ci ne les ignorent pas et s'en accommodent, c'est donc que ni l'un ni l'autre ne ruine tout le système chrétien, et une prudence ordinaire vou­drait qu'on s'instruisît avant d'affirmer avec le ton dog­matique si ordinaire aux incroyants qui se disent esprits libres (et peut-être se croient). « Excusez cette lettre, dont vous pouvez faire tout ce que vous voudrez sauf la publier parce qu'elle serait blessante. Mais je n'ai pas le temps de la mettre au point : J'ai voulu seulement vous donner une note claire. Il suffira que vous me compreniez. Dieu me garde de blesser jamais un incroyant à cause de son incrédulité et d'éteindre peut-être une mèche encore fumante. Très sincèrement vôtre et pour vous seul, ma signature illisible. \[*sic*\] 142:102 Voici une lettre où s'exprime parfaitement la confiance qu'inspirait Joseph Lotte. Il apparaît comme un père spi­rituel auquel on s'adresse en toute quiétude parce qu'il est avant tout un catalyseur d'âmes. Il ne s'apparente ja­mais à ces orgueilleux pleins de suffisance qui ne se fient qu'à leurs propres lumières. Joseph Lotte est le confident que l'on peut au besoin conseiller. Il est à la lettre pasteur du troupeau universitaire qu'il a pris à tâche de rassembler et de réconforter. C'est un vicaire d'une lointaine paroisse qui laisse en­trevoir ici de façon transparente le caractère de Lotte : Murat, 21 février 1911 Monsieur, Vous trouverez ci-inclus un mandat destiné à solder mon abonnement au Bulletin. La bonne humeur avec laquelle vous accueillez les observations m'invite à vous en faire quelques-unes au sujet du premier numéro. N'êtes-vous pas trop sévère pour M. Payot ? Qu'il ait tort de faire de l'anticléricalisme dans une revue profession­nelle, j'en conviens volontiers. Il devrait confier ses diatribes contre Pie X et le catholicisme à la Lanterne ou à l'Action. Ceux qu'elles peuvent intéresser sauraient bien les y trouver. Surtout il devrait éviter de porter des juge­ments d'ensemble qui ne peuvent manquer de donner aux lecteurs peu renseignés une impression absolument fausse. Comment un homme intelligent peut-il croire que notre foi est incompatible avec la science ? Ne sait-il pas, lui qui professe le plus grand respect pour les faits dûment établis, que la foi et la science se concilient à merveille dans l'esprit de beaucoup de nos contemporains dont on ne peut contester ni l'intelligence ni le savoir ? A-t-il lu le volume que publiait naguère un jeune professeur de Stanislas, l'Idéal Moderne de Paul Gautier ? Mais de là à lui reprocher d'exposer ses convictions rationalistes sous prétexte que cela risque de nuire à son impartialité administrative, il y a loin. Que diriez-vous si, sous le même prétexte, on vous faisait un grief de diriger un journal catholique ? A mon avis du moins, un haut fonctionnaire a le droit d'intervenir dans les luttes religieuses, de chercher à faire prévaloir ses convictions par la parole et par la plume. On ne peut lui demander qu'une chose : respecter scrupuleusement la liberté de conscience de ses subordonnés. 143:102 Du reste, ne les exprimerait-il pas tout haut, ses idées n'en seraient pas modifiées pour autant. Et on n'aurait pas de son impartialité une garantie plus précise. Force est bien, en tout état de cause de s'en remettre à sa loyauté et à son équité. J'avoue, cependant, que si mon avenir était entre les mains de monsieur Payot, cela m'inspirerait un peu d'inquiétude. Quand on pense que les catholiques sont nécessairement et dans la mesure où ils sont convaincus des fanatiques et des sectaires, comment ne serait-on pas très sévère dans la manière dont on apprécie chacun d'eux ? A ce point de vue beaucoup d'entre eux pourraient donner à M. Payot des leçons de largeur d'esprit : ils ne lui appliquent pas la mesure qui leur est appliquée par lui. Vous me permettrez de vous exprimer un second regret. Vous appréciez le volume de M. Sabatier sur le « Moder­nisme » « du point de vue Satanique ». M. Sabatier est l'adversaire de nos croyances ; il trace de Pie X une caricature injurieuse et adresse à une partie du clergé des compliments peu flatteurs. Il me semble que ce sont là autant de raisons de nous montrer rigoureusement justes envers lui. Il se trompe, il travaille au triomphe de l'erreur, il est peut-être l'instrument du démon. Et voilà pourquoi nous devons combattre ses idées, Mais rien ne prouve que ce n'est pas un homme loyal, parfaitement sincère. Ses écrits précédents invitent à le croire. Pourquoi donc prononcer des mots qui peuvent le blesser par leur dureté, l'ancrer dans ses préjugés, rendre plus difficile sa venue à nous ? le jour où il plairait à Dieu de lui donner de plus abondantes lumières ? Vous excuserez la liberté de mes critiques. Elles vous prouvent l'intérêt avec lequel j'ai parcouru le Bulletin. Peut-être vous enverrai-je plus tard, quelques notes que vous pourrez insérer si vous les jugez intéressantes pour vos lecteurs. Je vous prie d'agréer l'expression de mes sentiments bien respectueux en N. S. J. Lescure.\ Vicaire à Murat (Cantal). A côté de la lettre de ce *juste* épris d'impartialité et faisant une distinction logique entre l'erreur et celui qui la professe, nous plaçons cette lettre d'un professeur d'alle­mand qui est lui aussi de bon conseil : 144:102 Guéret, 24 novembre 1913 Cher Monsieur Lotte, Si je comprends bien l'esprit dans lequel vous avez fondé le Bulletin des Professeurs catholiques, il s'est agi pour vous non seulement de faire parvenir chaque mois à vos abonnés quelques pages édifiantes et réconfortantes, mais encore, et surtout, de grouper autour d'une tribune nettement catholique ceux d'entre nous qui ont besoin d'entendre ou de prononcer des paroles de chrétiens, Peu à peu, votre « correspondance » le prouve, ces abon­nés ont pris l'habitude de vous communiquer *familièrement* comme on cause entre collègues, leurs vues et leurs critiques. Je prends donc la liberté de vous soumettre, moi aussi, quelques réflexions inspirées par votre bulletin du 20 novembre, en m'excusant de venir ainsi grossir le nombre de vos correspondants. D'abord je vous félicite d'avoir publié enfin quelques extraits de la « Politique religieuse » de Ch. Maurras et surtout d'avoir affirmé votre volonté de prendre les textes utiles et bons *partout où vous les rencontrez.* Caractérisant d'un mot le but de votre journal, vous ajoutez : « Que poursuivons-nous ici, sinon le réveil et l'expansion de la foi ? » C'est bien en effet là que tendent vos efforts et ceux des hommes qui vous entourent. Mais, si nous nous entendons parfaitement sur l'objet de notre action catholique, il me semble que nous différons beau­coup sur le choix des moyens ! Vous dites : « Le matin du vote je demande quel est le candidat de l'évêché. » Il y a donc dans votre pays un « candidat de l'évêché ! » ; un homme qui a assez de caractère et de franchise pour écrire au-dessous de son nom sur des affiches et des bulletins : « Candidat catholique » ? ; un homme qui inscrit à son programme sa volonté de conclure la paix religieuse par la reprise des relations avec Rome ? ; qui réclame pour nous la liberté du culte au dehors de l'église ? ; qui revendique la restitution des biens de toute nature volés à nos morts et à nous-mêmes ; ou bien entendez-vous par « candidat de l'évêché » un de ces hommes que le parti dit « bien-pensant » désigne à nos suffrages parce qu'ils sont moins bêtes et partant moins dangereux que leurs concurrents ? un de ces candidats bourgeois, dont on ne craint pas, malgré le ton très avancé de leurs programmes, qu'ils incitent la plèbe à forcer les coffres-forts ? Je souhaite que chez vous, et dans beaucoup d'autres circonscriptions, il y ait des can­didats du premier type ; pour ma part, je n'en ai jusqu'ici rencontré que du second. D'ailleurs, qu'il appartienne à l'une ou à l'autre de ces deux écoles, votre candidat, une fois élu, a-t-il empêché quelque mesure de guerre religie­use ? a-t-il au moins protesté à la tribune ? a-t-il soulevé les masses catholiques et tenté de renverser par la sédition contre le tyran (dont parle St Thomas d'Aquin) un pouvoir dont toutes les énergies sont dirigées contre notre civili­sation chrétienne ? 145:102 -- Vous me répondrez probablement, soit que ce candidat n'a jamais été élu, soit que les garanties à lui demandées par les catholiques ont été toujours beaucoup plus modestes que les exigences formulées plus haut, soit enfin, qu'après de belles promesses, ce candidat, pour ne pas perdre son influence a voté avec la majorité anticléri­cale. Cela tient petit-être à ce que vous n'appartenez à aucun parti. Croyez-vous que nous ne pourrions pas, comme cela se fait dans d'autres pays, comme nos évêques nous le recommandent, créer en France, en dehors de toute politique, un parti catholique ? Ce n'est point parce qu'elle s'appellerait « parti » que cette œuvre cesserait d'être catholique et de contribuer à l'expansion de la foi. Les hommes de ce parti n'auraient jamais la majorité ? C'est fort possible ; mais une masse de quelques centaines d'hommes résolus fait plier bien des intransigeances et accorder des concessions à ceux dont le métier de « can­didat » comporte plus de compromis que dit principes. Ne serait-ce pas déjà un résultat magnifique que d'avoir groupé dans chaque paroisse les familles qui veulent garder la tradition religieuse en France ? Ce groupement, pour n'être pas le plus fort serait au moins le plus uni de tous, puisque nous savons obéir à nos chefs et faire passer après l'intérêt de l'Église nos préférences égoïstes ? Puisque votre Bulletin est lu par un millier de cathodiques, pourquoi ne deviendrait-il pas un organe d'union dans le domaine pratique ? Chacun de vos lecteurs a certainement assez d'influence dans son milieu, pour faire autour de lui quelque propagande à ses idées. Je, vous propose donc d'ouvrir parmi vos abonnés une enquête sur les points suivants : 1\) Croyez-vous la constitution d'un parti catholique possible dans notre pays ? Si oui, qu'attendons-nous pour le fonder ? Ce ne sont ni les encouragements de nos chefs qui nous manquent, ni les exemples des pays voisins, ni les provocations de nos ennemis. 2\) Quelque modeste que soit le début d'une œuvre pareille, n'est-elle pas absolument nécessaire si nous voulons vivre et mériter, encore le nom de catholique ? 146:102 3\) Vous paraît-il raisonnable et naturel que par suite de notre désunion (par suite de l'absence de cohésion entre nous qui formons la majorité des familles françaises) nos sociétés, paroisses ou diocèses, ne soient plus reconnues comme personnes civiles par l'État dont nous sommes citoyens ? que, par exemple, il vous soit interdit à vous, de léguer un sou à la paroisse de X. tandis que vous pouvez tester en faveur de la loge « Éteignoir et Raison » de Fouilly les Oies ? 4\) Pensez-vous que nous soyons fidèles à nos morts, nous qui laissons confisquer les fondations pieuses ? Que vaut notre charité envers ceux qui viendront après nous, si nous permettons que nos églises tombent en ruines et qu'on détruise dans l'âme de nos enfants la foi qui nous a été léguée par nos pères ? 5\) Voyez-vous, pour le moment, d'autres moyens hu­mains de reprendre dans l'État la place qui nous est due ? Veuillez, mon cher collègue, excuser la longueur de cette lettre, et me croire votre bien dévoué. E. Lébraly\ Professeur d'Allemand\ Lycée de Guéret (Creuse) Nous avons là un « conseilleur » qui préconise une orga­nisation rigoureuse sur le plan pratique pour encadrer les bonnes volontés et en faire une sorte de puissance tempo­relle propre à s'imposer sur le plan politique. L'élan mys­tique doit s'incarner dans un « organe ». Ne risque-t-on pas alors cette dégradation de la mystique en politique dénon­cée par Péguy ? Il serait intéressant de savoir si ce profes­seur d'allemand ne calquait pas ses projets et suggestions sur quelque organisation allemande. En somme dans cette communauté d'âmes suscitée par Joseph Lotte il entend élever les cloisonnements d'un « *parti* ». On voit sur le vif d'après de telles lettres fort intéres­santes en soi toutes les sollicitations de déviation, de déri­vation qui s'offraient à l'œuvre de Lotte. Combien de cou­rants, de remous ne risquaient-ils pas d'entraîner vers de redoutables écueils la barque qu'il voulait maintenir dans le sillage de la barque de Pierre ? C'est justement parce que le Bulletin ne s'est pas instauré en instrument de lutte politique qu'il a pu garder son prestige et son indépendance et a évité ainsi les persécutions qu'une administration laï­que aurait pu lui infliger. 147:102 Voici justement la lettre d'une laïque qui justifierait s'il en était besoin la position très souple de Joseph Lotte. Cette institutrice, avide de spiritualité pure, se place sur le plan de l'éducation et voit dans le Bulletin un instrument précieux d'élévation morale pour la jeunesse. Louvigné, 12 octobre 1912 Monsieur, Voudriez-vous m'envoyer un numéro de votre bulletin des professeurs catholiques de l'Université ? Je désirerais m'y abonner et travailler à sa propagation dans l'ensei­gnement primaire laïque. Il me semble être l'expression d'une sorte de revirement des âmes vers Dieu, d'une renaissance catholique qui paraîtrait s'affirmer au sein même du laïcisme en même temps qu'il me paraît propre à exercer une action sur des esprits modernes. Dieu dirige-t-il vers LUI le besoin du bien et d'idéal qui animent beaucoup d'âmes modernes incroyantes. Les éclaire-t-il sur le sens des erreurs qu'elles vivent, leur révèle-t-il le sens de l'humilité si opposé à l'esprit qui les domine, leur fait-il voir d'une seule vue inoubliable la vérité, en somme Dieu répand-il en ce moment-ci une sève plus abondante sur la pauvre âme moderne, suit-il ceux-là qui se trompent d'une protection, spéciale, les éclairant par l'opposition même de la vérité qu'il leur dévoile avec l'erreur qu'ils vivent. Jette-t-il un regard particulier sur les malades pour en faire des apôtres ? Ce que j'exprime ici à l'état de doute est ma certitude intime, car je sais une de ces âmes que Dieu a touchées, et ranimées de sa vie et qu'IL pousse à agir. J'ai été la personnification de la mentalité moderne et laïque dans ses caractéristiques et ses mœurs ; j'ai été une libre-penseuse, une institutrice laïque -- dans le sens pratique du mot -- ardente et convaincue ; j'ai person­nifié l'orgueil du moi, l'indépendance et le développement à outrance de la personnalité, j'ai partagé les préjugés laïques, les opinions révolutionnaires, la révolte contre toute autorité. Je représentais à l'Amicale l'institutrice syndicaliste, affiliée à la Bourse du travail et j'ai même été sur le point dans mon besoin d'action vers un idéal de prendre une part active à la bourse du travail, quand Dieu m'a subitement éclairée, satisfaite, équilibrée, déten­due et animée de son esprit. Sous l'action intérieure de Dieu, j'ai été amenée progressivement à la foi que j'ai obtenue par des actes de soumission et d'humilité plus que par la recherche personnelle d'esprit. Et aujourd'hui, dans l'élan de reconnaissance de mon âme vers Dieu, je n'ai plus d'autre souci et d'autre bonheur que celui d'éclairer les âmes semblables à moi qui se perdent. 148:102 Nous sommes plusieurs qui pensons ainsi, j'ai déjà pu constater que le coup de grâce qui m'avait frappée a frappé d'autres de mes compagnes. Loin les unes des autres, sans relations entre nous, Dieu nous dirigeait vers le même but. Et aujourd'hui nos âmes travaillent d'un même amour, au souffle de la vérité... Par hasard nous avons connu votre bul­letin, qui répondait à notre désir d'action et nous avons pensé faire dans l'enseignement primaire ce que vous avez pris l'initiative de faire dans l'enseignement secon­daire. Nous avons pensé qu'il valait mieux réunir deux mouvements semblables au service d'une même idée, c'est pourquoi nous voudrions nous abonner à votre bulletin, le répandre parmi celles susceptibles de le recevoir. Mais pour qu'il puisse servir à l'enseignement primaire, il fau­drait que l'enseignement primaire y vécût. Ah ! si de jeunes esprits laïcs sortant de l'école normale pouvaient constater une vie consciente et raisonnée à côté de la leur, et surtout l'accord de la liberté et ou­verture d'esprit, de l'esprit critique avec l'esprit de foi, l'accord de la méthode raisonnée avec la croyance, le principal préjugé de leur incrédulité tomberait. On élève ces jeunes esprits dans la conviction instinctive que croire et raisonner sont incompatibles, l'on fait de l'in­croyance la condition même de leur sincérité d'esprit et de leur valeur personnelle, et l'on fait de leur propre jugement et raisonnement leur *seule* force et direction. Et ces jeunes mentalités, que l'on qualifie de libres et conscientes, sont en réalité des produits d'une mentalité ambiante, hostiles par principe à toute mentalité reli­gieuse, incompréhensives semble-t-il sur ce point, dogma­tives et intolérantes en incrédulité. Elles jugent et critiquent plutôt qu'elles ne pensent et avant d'avoir même la matière sur laquelle juger. Elles jugent sous la seule lumière et autorité de leur propre jugement toujours entraîné chez elles par la tendance générale qu'elles ont de contredire et de nier. Contredire, nier, ne rien croire leur semble synonyme de supériorité. Les instituteurs en effet sont restés hommes de conviction, mais de *conviction retournée*, ils me semblent incrédules plus par sentiment que par conviction et conscience personnelle de l'être. Chez eux la méthode est tout et la connaissance insuffisante. C'est cette ignorance religieuse qui est le grand mal. Si ces esprits incroyants pouvaient soupçonner l'erreur où elles \[*sic*\] vivent, avoir le moyen d'être un peu instruites ou tout au moins en comprendre la nécessité, entrevoir la vérité *qui équilibre et réchauffe*, sentir l'accord de leur mentalité *moderne* avec la foi, sa satisfaction et son épa­nouissement en elle, ils viendraient d'eux-mêmes vers la vie et la lumière de la foi. 149:102 Monsieur je vous ai exprimé quelques idées personnelles qu'il me semblait devoir vous dire. Veuillez voir si vous en pouvez tirer quelque parti par rapport à l'usage de votre bulletin. Veuillez agréer, Monsieur, l'expression de mon profond respect Mlle GUILLEMIN\ Institutrice, école de filles de\ Louvigné (par Argentré) On discerne sur le vif à la lecture de cette lettre riche de perspicacité autant que d'humilité, pénétrée de foi chré­tienne sans exaltation, apostolique dans l'équilibre et la mesure, toutes les richesses d'âme, latentes qui n'attendent qu'un « signe » pour faire éclater le carcan d'incrédulité qui les paralyse et les enserre. Combien d'hommes sont en contradiction avec leur « MOI » profond, avec leurs aspi­rations essentielles à une *croyance*, règle et ferment de vie ! Pour beaucoup le bulletin aura été le signe attendu, et avant tout un signe *de réconciliation.* Tandis que la lettre du pro­fesseur d'allemand voit les choses en surface et rêve d'une organisation de caractère politique, la lettre de cette insti­tutrice va droit à l'essentiel : il faut avant tout combattre l'ignorance religieuse, réconcilier science et religion, opérer une refonte qui rassemblera sous un même étendard « pri­maires et secondaires » rendus conscients de *la primauté de la foi* et de son excellence pour l'intelligence même. Péronne, 2 décembre 1913 Mon cher Collègue, Je vous envoie le montant de mon abonnement et c'est la meilleure preuve que je me rallie à vous et que j'ap­prouve votre œuvre. Je n'en suis que plus à l'aise pour vous faire part très simplement des quelques réflexions que m'a suggérées la lecture, de votre Bulletin. Il me semble bien d'abord que votre dernier numéro contient un article qui ne répond pas au but qui doit être celui du Bulletin. Vous avez voulu en faire en quelque sorte un trait d'union entre tous les professeurs catholiques. 150:102 Je ne crois pas que le meilleur moyen de faire cette union réside dans une réponse un peu sèche aux critiques qui vous sont faites. Le texte de Maurras est, en effet, excellent, mais la lettre de M. Deys qui l'accompagne l'est beaucoup moins et l'on sent trop à sa lettre qu'il a voulu publier le passage de Maurras, moins dans un but d'édi­fication, que pour le jeter à la tête des catholiques qui admettent le régime républicain. La publication de cette lettre était inopportune. Si nous sommes, sans doute, tous fermement attachés à la doctrine de l'Église, nous devons bien admettre qu'il est loisible à quelques uns d'entre nous de travailler à la réalisation de l'idéal catholique dans la forme politique qui leur convient le mieux. Ce faisant ils usent simplement de cette liberté politique que Pie X reconnaît à tous les catholiques. Dans le Bulletin, et vous le dites avec raison, nous n'avons pas à nous préoccuper des préférences politiques de chacun de nous. C'est pour­quoi il faudrait éviter, je crois, de publier les passages d'hommes trop mêlés aux questions de politique pure. N'y a-t-il pas assez de beaux passages que vous puissiez publier sans provoquer de protestations. Je crois, contrairement à vous, que toutes les fois qu'un article provoque à côté de témoignages de satisfaction, des critiques très vives, c'est que sa publication est inopportune et qu'il ne sert pas exclusivement l'intérêt de la Foi, de l'Église et de la Patrie. Je vous approuve pleinement quand vous déclarez être hostile à un comité et à un programme. On nous a tellement bourré le crâne, permettez-moi l'expression, avec la nécessité d'une « organisation » avec un président, des vice-présidents, trésoriers et secrétaires etc. que nous en sommes fatigués. Je suis de votre avis. Il faut avant tout un foyer de vie chrétienne qu'aucun comité ne nous donnerait. Il faut que le Bulletin soit pour nous un en­couragement à vivre davantage notre foi, un lien qui nous fasse oublier notre isolement et qui nous aide continuel­lement à être meilleurs... » Ainsi ce correspondant aide-t-il Joseph Lotte à main­tenir son élan dans la voie strictement chrétienne où il s'était engagé dès l'abord. On ne peut qu'admirer cette « collaboration » du lecteur avec l'inspirateur du journal. Que nous sommes loin dans de tels *échanges* de toute dicta­ture ! C'est là le « colloque » évangélique où la confiance permet un abandon salutaire à tous. (*A suivre*.) Théodore QUONIAM. 151:102 ### Temps Pascal LE SAMEDI dans l'octave de Pâques, huit jours après la cérémonie du samedi saint, les nouveaux baptisés (presque tous adultes en ce temps-là) dépo­saient les vêtements blancs qu'ils avaient reçus la se­maine précédente ; et S. Augustin, le lendemain, diman­che de Quasimodo, plein de l'émotion causée par la naissance à la foi de tant de nouveaux baptisés leur parlait ainsi : « *Bien que ce sermon s'adresse à tous ceux qu'embrasse ma charge, aujourd'hui cependant qu'a pris fin la solennité des sacrements, c'est à vous que je parle, nouveaux germes de sainteté, régénérés dans l'eau et l'Esprit Saint, germe pieux, nouvel essaim, fleur de notre bonheur, fruit de notre travail, ma joie et ma couronne, vous tous qui êtes établis en Dieu.* » Vous croyez peut-être à la seule vertu des schémas intellectuels ? Inclinez-vous ici devant le génie d'un saint ; car Dieu est amour, la beauté est l'éclat du vrai, et sans elle le vrai est dépouillé de la force qui le fait aimer. 152:102 S. Augustin contemplait à ses pieds cette assemblée de fidèles, et particulièrement ces adultes revêtus depuis peu de l'innocence baptismale, proches du ciel, prêts à y entrer aussitôt sans épreuves, si Dieu leur eût fait quit­ter à l'instant cette terre. Quelle merveille ! Quelle grâce ! Un adulte chargé des plus sombres péchés, s'il reçoit le baptême devient aussi pur, aussi digne de la gloire du ciel que le nouveau-né lavé du péché originel. S. Augustin ne faisait que répéter à sa manière les pa­roles de S. Pierre que la liturgie rappelle en ces mêmes jours « Mes bien-aimés, vous étant dépouillés de tou­te malice, de toute ruse, dissimulation et envie et de toute médisance, comme des enfants nouveau-nés dé­sirez ardemment le lait spirituel et pur ; afin que par lui vous croissiez dans le salut. » Et S. Pierre ajoute : « Mais vous, qui êtes une race élue, un sacerdoce royal, une nation sainte, un peuple acquis en propriété (c'est-à-dire appartenant en propre au Seigneur) pour annoncer les vertus de celui qui vous a appelés des ténèbres à son admirable lumière... » Nous ne désirons pas exagérer le sens des paroles de Pierre lorsqu'il parle du « sacerdoce royal » de tous les chrétiens. Elles se rapportent à la participation au Saint Sacrifice « *qui est aussi le vôtre* » dit aux assis­tants le prêtre qui officie. Le bon larron est l'image du chrétien fidèle. Il ne saurait s'enorgueillir de rien de ce qu'il est, mais le sacrifice de Notre-Seigneur fut réelle­ment « aussi le sien » ; il s'est accompli le même, à la même heure, sous le regard de Marie. Et ce mystère se répète chaque jour grâce au Saint Sacrifice de la messe, et même, suivant la ronde des heures autour de la terre, à chaque instant de l'histoire du monde. Incessamment les larrons que nous sommes peuvent unir leurs souf­frances bien méritées à l'agonie continuelle et imméritée que Jésus prolonge par un miracle jusqu'à la fin des temps. Ce sacerdoce de tout chrétien se rapporte aussi au devoir d'apostolat de tout baptisé, par l'exemple d'abord. Le bon larron lui-même aussitôt converti, fit aussitôt des reproches à l'autre supplicié. Et qui sait si ce mau­vais larron n'eut pas le temps de se convertir aussi ? Comment croire qu'en un moment aussi solennel de l'histoire et devant la douleur de Marie, Jésus n'ait pas fait miséricorde aux deux hommes mystérieusement associés à sa Passion sur la croix ? 153:102 Car S. Marc et S. Matthieu disent tous deux : « *Ceux qui avaient été crucifié avec lui l'outrageaient aussi* » et ne parlent d'aucune conversion ; mais de la sixième à la neu­vième heure le premier larron se convertit. Le second eut jusqu'à l'apparition de la première étoile. Alors pour l'achever on lui brisa les os. L'exemple, et avant tout celui de la prière, est toujours le principal moyen d'action, même pour le prêtre. Et c'est un des signes les plus certains de l'af­faiblissement de la foi que de voir les chrétiens s'abs­tenir de montrer qu'ils le sont par respect humain, retenir le signe de croix qu'ils pourraient, qu'ils de­vraient faire, par exemple, pour dire le *benedicite ou* les *grâces* au restaurant. Cet exemple est bien modeste, il est pourtant le signe qu'il y a « une cité sainte, un peuple appartenant au Seigneur et appelé à l'incomparable lumière de Dieu ». L'incroyant sans respect peut rire ; mais l'honnête homme peut se dire : « Bizarre, bizarre ; il y a donc des gens pour croire qu'ils doivent leur repas à autre chose qu'à leur porte-monnaie ? » Ce peut être là ce point d'inquiétude par où la grâce advient. En tout cas, le geste demeure un signe de la louange solennelle de Dieu qui est une dette pour le chrétien. D'ailleurs S. Paul nous dit. « Quoique vous fassiez, soit que vous mangiez ou que vous buviez, rendez grâce au Seigneur. » Et encore (Heb. 13, 15) « Par Lui offrons de tout temps à Dieu un sacrifice de louange, c'est-à-dire le fruit de lèvres qui confessent son nom. » \*\*\* 154:102 S. Augustin, au prône, admirait donc ces âmes revê­tues de l'innocence baptismale. Il priait ardemment Pour qu'elle fût conservée. Il savait que, pour ces à mes rachetées, un nouveau combat allait commencer, celui que nous avons tous à mener, et qu'on engage si mal aujourd'hui. Car le Nouveau Testament nous met en garde maintes fois contre le monde. « *Ne vous confor­mez pas à ce siècle,* dit S. Paul, *mais transformez-vous par le renouvellement de l'Esprit, afin que vous discer­niez quelle est la volonté de Dieu, ce qui est bien, agréable, parfait.* » (Heb 13, 21). Or en ce moment, le dialo­gue avec le monde est un prétexte pour se conformer à lui. Les avertissements des apôtres sont toujours de saison ; comme de leur temps, les chrétiens sont peu nombreux et sont bien obligés de vivre en un monde très corrompu. Ils doivent être le levain dans la pâte, mais à condition de rester pur levain. Notre-Seigneur a dit : « *Si le sel s'affadit, avec quoi salera-t-on ?* » Il est important que les chrétiens se « dessalent » le moins possible au contact du monde. Ce n'est pas malheureu­sement ce qui leur est conseillé. Or S. Jean disait (1-2-15) « *N'aimez pas le monde ni ce qui est dans le monde. Si quelqu'un aime le monde, l'amour du Père n'est pas en lui,* (16) *car tout ce qui est dans le monde, la convoi­tise de la chair, la convoitise des yeux, et l'orgueil de la vie, n'est pas du Père, mais du monde.* (17) *Or le mon­de passe ainsi que sa convoitise, mais qui fait la volonté de Dieu demeure pour l'éternité.* » S. Augustin sait que les nouveaux baptisés ne sont que des « germes pieux » qu'il faudra arroser pour que Dieu « donne l'accroissement » ; il sait que « notre adversaire, comme un lion rugissant, tourne, cherchant qui dévorer ». Seront-ils étouffés par les épines dont ils ne se sont pas défiés ? Le jeune homme que Jésus aima se détourna pourtant « car il avait de grands biens ». S. Grégoire nous dit : « Si ce n'était Notre-Seigneur lui-même qui, dans la parabole du Semeur, nous explique que les richesses sont les épines qui étouffent le bon grain, qui croirait que les richesses sont des épines ? Elles sont si plaisantes à l'usage ! Et pourtant elles lacèrent notre âme ! » 155:102 Mais voici le remède. Le Saint Sacrifice accompli, S. Augustin va donner la communion à son peuple. Quel mystère que cette participation à la divinité de Jésus Christ ! Quelle transformation profonde de l'être de chacun de nous ! Quel spectacle qu'une assemblée, entière unie à Dieu ! Les anges gardiens de chacun de ses membres adorent et aident à adorer. Pour combien de temps ? Hélas, les facilités qu'avec raison l'Église donne aujourd'hui pour communier ne semblent pas augmenter la reconnaissance pour un si grand bienfait. En la plupart des lieux l'action de grâce est comme abolie, et le clergé lui-même donne parfois l'exemple de cette désaffection. Or l'action de grâce après la communion, quand Jésus est personnellement en nous, est un acte d'union spirituelle avec Dieu au moment le plus propice de notre vie, l'entrée normale pour le chrétien dans la vie d'oraison, l'instant précieux entre tous où il nous est donné de nous entretenir intimement avec Jésus au sein même de son sacrifice et de sa résurrection quotidienne... Car par un miracle de communication entre le temps et l'éternité, Jésus est en même temps impassible et glorieux dans le ciel. Rien n'est étonnant de la part de Dieu ; et S. Paul pouvait dire aux Colossiens, et nous pouvons nous redire : « *Si vous participez à la résurrection du Christ, cher­chez les choses d'en Haut, où le Christ se tient à la droite du Père ; goûtez les choses d'en Haut, non celles de la terre.* » Tel est le dialogue qui nous est offert par les apôtres au sein du monde. D. MINIMUS. 156:102 ## NOTES CRITIQUES ### Audiberti entre 18 et 20 Le poète a besoin d'auditeurs, mais encore plus d'entendre parler sa langue, d'écouter, lancés et relancés comme des balles les mots de la tribu, lui qui fait chanter les plus humbles. Il est infirme sans les autres, sans le bruit des paroles familières, sans l'accord sur le son et le sens de ces vocables qui ont beaucoup roulé, habité tant de gorges depuis des siècles, et qui s'y sont usés, polis. Ils y ont perdu les syllabes excessives, au point que les plus importants, les plus significatifs n'en ont, le plus souvent, en français, qu'une seule : mer, homme, sel, pain, ciel, mur, plus beaux de retenir tant d'images dans l'éclat d'un son unique. Baudelaire déjà s'étonnait « profondeur immense de pensée dans les locutions vulgaires, trous creusés par des générations de fourmis. » Mais les mots eux-mêmes, et les plus simples, ont un poids de passé, de pensée, un aspect même (et toute réforme de l'orthographe risque de leur donner un masque de fausse étrangeté, rendant inhabitable la maison devenue mézon) dont le poète utilise l'énergie, qu'il n'a pas créée. Les plus « raffinés », les plus « difficiles » savent économiser le mot rare, et dire avec les mots de la rue : *Ce peu profond ruisseau calomnié la mort* ou : *Il naissait un poulain sous les feuilles de bronze* Les poètes ont aussi besoin d'un matériel verbal en bon état ; or, aujourd'hui, les mots viennent à leur manquer. Le langage suit mal les réalités nouvelles. Ce ne serait rien encore que le pâle argot vulgarisé qui s'introduit partout (l'argot vé­ritable est, lui, langage noble) que le jargon administratif, scien­tifique, sociologique (le cheval reste cheval, mais le paysan est céréaliculteur, agrumiculteur, est un entrepreneur rural). Le pis est que des jeux, des techniques, des modes nous conver­tissent à un autre vocabulaire à une autre syntaxe et que ces emprunts, faits principalement à l'anglais, ne passent pas, nous bouchent le gosier. Le chanteur, parti en quête des mots de tous ne reçoit plus les sons familiers, élastiques, rebondissants, mais des mots barbelés ou trop glissants qui lui brisent le tympan, châtaignes ou savonnettes dont il ne sait que faire. Bull-dozer, timing, play-back, ces mots vivants dans leur do­maine propre sont ici lourds à porter. On ne peut pas jouer avec eux. Ils rebutent le calembour, la contrepèterie gaillarde, l'innocente charade. Ils refusent la rime. Ils refusent de jouer. Et le poète a besoin de jouer avec les mots. 157:102 Audiberti, dans son dernier livre, s'en plaignait encore « Que voulez-vous ! J'arrive mal à bouffer tout cru le *drugstore* vivant. Je supporte avec peine que l'on massachussète la moitié des enseignes de nos cités. Je notai, hier, outre les *bowling* et les *parking* désormais assis les fesses béantes au foyer du peuple français, un *laving* affichant ingénument au lambrequin d'une blanchisserie la conquête de nos verbes par un participe présent étranger ». Dernier refuge du chauvinisme ? Non, mais refus d'un jeu où la tricherie tue le plaisir. « Les diatribes de ces chroni­queurs archaïsants dont, plus ou moins, je suis » (c'est encore Audiberti qui parle) sont inefficaces, ridicules, soit. Nous sommes les enfants à qui l'oncle Sam, l'oncle John, si gentils viennent montrer comment ils devraient jouer. Du coup, nous n'en avons, plus envie. Ou alors qu'on apprenne l'anglais à tout le monde, que Shakespeare remplace Corneille, Dickens, Balzac, admirons G. Washington en train de rendre la justice sous un chêne. La famille Illico prendra son nom des Giggs et Mikey sera officiellement Mouse, tout sera bien. Mais il vaudrait mieux en finir avec cette boiterie franco-saxonne. Voilà une autre diatribe. Audiberti, dont on ne trouve pas les poèmes, enfermés dans quelque cave d'éditeur, connaissait sa famille, son arbre généa­logique. Dans ce temps de mutations -- mutation est un mot qui court partout, se pose sur tous les éditoriaux, dans les sermons, au milieu des préfaces et des prospectus -- dans ce temps de mutation, il savait quelle tare c'est de n'être pas né de la dernière averse, et nous avons vu comme l'irritait la mutation essentielle de notre langue. Prenez son dernier recueil (drôle de mot), Ange aux entrail­les ([^64]). Quatorzième poème, *Mouffetard :* *Les poètes de qui le fatal millésime* *débute par un et par huit,* *j'arrivai dans leur siècle avant qu'il sombre, ultime* *crépuscule de leur zénith.* Il avait manqué de peu les années 19 ... Il était né en 1899. A cheval sur deux siècles, malgré tout. 158:102 Né de l'autre côté de la frontière, solidaire du monde mort des vieilles règles, des lois antémutationnaires. Il le savait : *J'exerce avec rigueur la langue longue et brève* *de mes aînés aux noirs chapeaux.* *Or moi, différent d'eux, je connais qu'elle crève* *ailleurs qu'au fond de leurs tombeaux,* *leurs tombeaux, leurs bouquins que dans le temps nous lûmes* *pour qu'ils vivent une fois lus*, *tracés d'une main forte au moyen de ces plumes* *qui désormais ne servent plus.* C'est le même poème, *Mouffetard.* S'il n'y avait que les plumes qui ne servent plus. Même le langage est menacé. Audiberti reste fidèle, pourtant, aux « aînés aux noirs cha­peaux », il les nomme, il les loue. Hugo d'abord, Hugo partout présent, dont certes il ne refuse pas la succession et dont il parle possessivement : *Ô mon Hugo d'antan, l'empereur de la Bièvre,* *ô mon prophète, fier de ce que j'eusse dit !* Vingt-quatrième poème, *Nouba*. Un colloque des morts, une réunion de famille. Hugo est convié bien sûr, la premier, mais il y a aussi Baudelaire, et, surprenant, un autre poète, ombre transparente, une des branches, mortes pour nous, de son arbre *généalogique :* *Edmond Rostand, aimable à vous ! Dante vous suit ?* (Nous avons demandé pour le poète le droit de jouer. Il en profite.) Cette *Nouba* est mélancolique. Les poètes, les diseurs, ceux qui calquent le monde avec des mots sont réunis. *... Nous sommes tous là. Nous y sommes ?* *Nous allons, s'il me plaît, sur la table vider* *Notre petit trésor, l'antique abécédé.* *Les murs, mal informés, nous prendront pour des hommes !* *Les vrais hommes vont assemblant, quand nous parlons,* *les boulons bleus de la nacelle sidérale.* *Eux plantèrent jadis sur chaque cathédrale* *la flèche rivetée à la crête des plombs.* Tournant capital. Les poètes ne sont pas « les vrais hom­mes ». Leurs rêves, leurs images, leurs folies, ce petit trésor pâlit auprès de celui qu'amassèrent, depuis l'origine, les cons­tructeurs, les bâtisseurs. Faibles devant l'audace des architectes de cathédrale, ils le sont encore plus devant les techniciens qui édifient « Saturne » ou « Spoutnik ». Le poète n'est plus chargé de dire le grand secret, comme il l'a cru un temps. Il renonce à son rang devant l'ingénieur, le forgeron. Le monde n'est pas fait pour aboutir à un livre, mais à une fusée. Le sonnet cède à l'engin spatial. Drôle de chute. 159:102 Audiberti pourtant essaie d'y trouver la matière d'un chant neuf. Il n'est pas seulement le « chroniqueur archaïsant »*.* Témoin, solidaire du passé, il est aussi enthousiaste du présent, fasciné par ses conquêtes et par le nouvel empire : *Je refuse pourtant de me révolter contre* *la postérité du nickel* *dans tout ce que le genre humain accepte et montre* *d'un futur déjà là tel quel* *Notre temps se poursuit dans votre horlogerie* *Zola priserait le radar.* (*Mouffetard.*) C'est le second mouvement : une tentative de réconciliation, et mieux, le chant du monde scientifique : *Or, l'énergie, aux deux cent trois milliardième* *de seconde expédie issus du théorème* *les bolides poussés par des grains de métal* *se déprotonisant vers le zéro total.* Ce n'est pas fameux, pour une fois. On dirait du Queneau. Queneau qui a bien dit ce qu'il devait à Péguy, mais ne parle pas, que je sache, de l'Audiberti de *Tonnes de semence*, par exemple. Continuons : *La matière compacte alors qui se dissipe* *nourrit de tels essors le fulgurant principe.* *Et moi, moi du Seigneur des jours, quand je prétends* *tenir les justes clés du grand portail du temps* *je me borne à lancer de fugaces paroles* *dont mélange le vent les minces banderoles* *Je ne possède ni secret ni talisman.* *Je laisse aux mécanos le soin du firmament.* (*Le navire des hommes.*) C'est l'échec. « Les vrais hommes » n'ont pas besoin du discours et la prétention du poète de tenir « les justes clés » n'est pas vérifiée. Ses clés n'ouvrent aucune porte. Il y a écra­sement de la parole par la technique. Le poète est un faux magicien et ses promesses sont moins séduisantes que celles du mécano. Il va moins loin. Il peut faire de la lune une faucille d'or, la rattacher aux vieux gestes humains, au travail de la terre. Mais le mécano va nous la donner, lui, la lune. La fascination de la technique arrête le chant, vaincu d'avance. Les mots restent dans la gorge. « Mages » et « voyants » sont de faux prophètes, et leurs sortilèges inefficaces devant l'éclaboussement de la vraie puissance. 160:102 Apostolat de la poésie, Audiberti est prêt à renverser les idoles *Les dieux... L'amour.... La mort... La femme...* *Beaucoup de poil pour peu de cuir...* *Depuis le temps qu'on vous déclame* *qu'attendez-vous pour vous enfuir ?* et à se rallier à la nouvelle foi : *l'esprit le plus aigu convient qu'il peut y lire* *mon gémissant amour des raisons du savant.* (*Rengaine.*) Amour, mais gémissant, et il reste que la tentation du monde technique est sans issue, que l'accord recherché est au-dessus des forces du poète. Le voilà dans cette situation sans issue : il ne peut oublier que sa tâche est de chanter le monde présent, et il doit convenir que ce monde se passe fort bien d'être chanté, et sème des merveilles, bien réelles, qui rendent caducs les jouets d'un son du poème, les jouets des années qui n'amuseront plus, dans les années 20 ... *De quoi j'ai l'air, je vous l'demande* *j'ai l'air de quoi, pauvre jacquot !* *renregistrant, fidèle, écho* *la même clameur sur la même bande* *que Baudelaire et que Hugo !* (*Avenir.*) C'est le début de l'avant dernier poème. Chant de clochard, d'exilé que rien ne concerne plus, qui n'est qu'un spectateur ironique : *Mais à présent, à quoi ça rssembe* *de chercher la rime à* jupon *dès lors que le falzar à pont* *met les deux sex dans la même jambe* *et qu'à chacun chacun répond* ... ... ... *Le bouddhisme et l'astronautique* *voudrait résoudre le grand N* *soit par le zoum soit par le zen* *et mieux que prêtre et que cantique* *guérir notre soif de l'éden.* C'est qu'en effet, il reste cette soif de l'Éden, cette soif d'expliquer le grand secret, le grand N, soif qu'étanchera le monde mutant, c'est juré. Et c'en sera fini aussi du mal, devant qui nous sommes impuissants : *Nous avons beau brandir le gouffre et le mystère* *pour expliquer l'enfant que mord le tétanos* *au cri de la douleur les mots n'ont qu'à se taire.* 161:102 Mais les nouvelles idoles tiendront-elles leurs promesses, ne s'agit-il pas d'une énorme escroquerie ? Audiberti se détache mal d'une Promesse plus ancienne, à laquelle il ne croit pas, mais qui le hante plus que bouddhisme et astronautique : *Ailleurs s'étend, calme, le havre* *où se bouclera le circuit,* *soudain* nous *tous parfaits au-delà du cadavre* *... ...* *Du m*oins Jésus nous le promet. Georges LAFFLY. ### Notules - **Le désastre spirituel.** -- Dans la semaine religieuse du diocèse de Paris du 11 décembre 1965, M. Jacques Delarue écrit (p. 1.241) « Lorsque j'ai été ordonné il y a plus de vingt-cinq ans, chaque année l'archevêque de Paris or­donnait plus de soixante prêtres pour son diocèse ; cette aimée le chiffre sera inférieur à trente. Au cours de la même période, la population s'est accrue de ma­nière considérable... » - **Pie XII abusivement prolongé.** -- Dans « Forces Nouvelles » du 16 décembre 1965, une bien belle phrase d'Étienne Borne (à propos du président de la République française) : « De toute manière, nous som­mes à la fin d'un règne, et l'ex­emple d'un Louis XIV ou d'un Pie XII montre assez qu'en se prolongeant abusivement ces sor­tes d'épilogues ajoutent peu de choses à la gloire du souverain. » Qu'est-ce que cela signifie au Juste ? Et comment donc Pie XII aurait-il dû s'y prendre pour ne pas, selon Étienne Borne, « se prolonger abusivement » ? - **« Le mince vieillard ».** -- Pour faire l'éloge de Paul VI, c'est la qualification que Georges Hourdin a trouvée dans son éditorial de « La Vie catholique illustrée » (semaine du 9 au 15 février, page 15) : «* le mince vieillard *». Déjà ? Et que va donc en penser Étienne Borne cité plus haut ? Prépare-t-il de son côté une nou­velle application de son « abu­sivement prolongé » ? - **Une déclaration de Félix Lacambre.** -- Selon « Témoignage chrétien » du 17 février (page 8), Félix Lacambre a déclaré « mardi dernier », c'est-à-dire le 15 ou le 8 février, à une réunion du centre catholique des Intellectuels français, au sujet des « textes pro­mulgués par le Concile » : « *Ils sont bien, mais pas forcément parfaits. Après la Concile comme avant, il y aura deux tendances parmi les catholiques : ceux qui considèrent les textes du Concile comme un point d'arrivée intangible et ceux qui les considèrent comme un point de départ pour de nouvelles recher­ches. *» 162:102 Et « Témoignage chrétien » ajoute pour sa part : « *Est-il besoin de préciser qu'à* « *Témoignage chrétien *» *nous sommes résolument de la seconde tendance ? ***»** Cela était dit, assure « Témoi­gnage chrétien », comme « un aspect essentiel quant à l'esprit dans lequel on doit interpréter les textes promulguée par le Concile ». On pourrait commenter longuement la portée théologique d'une telle méthode d'interprétation. Et commenter non moins longuement la nouvelle définition de « deux tendances » : car il y a toujours deux tendances point trois ni quatre, mais leur définition varie chaque saison, voire chaque semaine. L'important, pour la pratique de la dialectique, est de faire croire qu'il y en a deux. - **La suppression de « Divini Re­demptoris » par l' « Action popu­laire ».** -- Les Pères jésuites de l'Action populaire viennent de pu­blier (chez Spes) une monumen­tale édition de la Constitution pastorale sur l'Église dans le monde de ce temps, avec intro­duction, notes et index analytique. La première page du volume rappelle la liste des « Encycli­ques commentées par l'Action populaire ». Cela commence, chro­nologiquement, avec « Rerum novarum ». Mais l'Encyclique « Divini Re­demptoris » sur le communisme a été supprimée de cette liste, bien que l'Action populaire en ait fait une édition commentée répandue à plus de 30.000 exem­plaires et réimprimée encore en 1951. Nous avons déjà eu l'occasion de remarquer cette suppression qui ne date pas d'aujourd'hui, mais qui est maintenue, et con­firmée une fois encore. L'Action populaire n'a donné à notre connaissance aucune rai­son de ce retrait. On dirait qu'il se veut subreptice et en quelque sorte clandestin. - **« Entre paysans ».** -- L'excellent « bulletin d'étude et de formation chrétienne » publié par Olivier Dugon, en est à sa sixième an­née de parution. C'est une nou­velle occasion de le recomman­der à nos lecteurs. On se procure « Entre paysans » en écrivant à M. Olivier Dugon, à Bonnefamille (Isère). - **L'accession des salariés à la pro­priété capitaliste.** -- A propos de « l'amendement Vallon » (l'ar­ticle 33 de la loi du 12 juillet 1965 invitant le gouvernement à dé­poser avant le 1^er^ mai 1966 un projet de loi « définissant les mo­dalités selon lesquelles seront reconnus et garantis les droits des salariés sur l'accroissement des valeurs d'actif des entreprises dû à l'autofinancement »), Louis Salleron a donné quatre articles à « la France catholique » de février et mars, Ces quatre ar­ticles qui résument l'ensemble des positions qu'il a souvent présen­tées dans « Itinéraires » et dans l'ouvrage « Diffuser la propriété » de la « collection Itinéraires » sont publiés en brochure sous le titre « L'accession des salariés à la propriété du capital » par le Centre d'études politiques et ci­viques (C.E.P.E.C., 4, rue de la Mchodière, Paris 2° Ric, 23-01). 163:102 *CORRESPONDANCE* ### Deux nouvelles lettres de M. René Laurentin *Précisions sur le fond du débat* Voici encore deux lettres que M. Laurentin nous prie d'insérer. Bien qu'il ne soit pas privé de tribunes où il puisse s'ex­primer à commencer par le *Figaro* il semble tenir beaucoup à cette collaboration, en voie de devenir régulière, qu'il apporte à *Itinéraires*. M. Laurentin nous adresse deux séries distinctes de lettres : 1\. -- celles qu'il écrit contre Henri Massault et qui con­cernent l'histoire de Lourdes (deux lettres déjà parues, la première dans notre numéro 98, la seconde dans notre nu­méro 101 ; la troisième paraîtra dans notre prochain numéro) ; 2\. -- celles qu'il écrit contre moi-même : la première a paru dans notre numéro 92 ; voici cette fois, pour la joie de nos lecteurs, la seconde et la troisième d'un seul coup. \*\*\* La première de ces deux nouvelles lettres nous est par­venue avec une lettre d'accompagnement datée du 15 décem­bre 1965 ; la lettre elle-même est datée du 8 décembre. Cependant elle est écrite comme si la dernière session du Concile n'était pas encore commencée, ou à peine. C'est une *figure* de rhétorique qui doit bien porter quelque nom. Cette lettre du 8 décembre 1965 se réfère au numéro 92 (avril 1965) d'*Itinéraires*. 164:102 Les deux premières pages, que nous ne reproduisons pas (notre « libéralité » ayant tout de même, comme la place dont nous disposons, des limites) développent l'ex­pression des bonnes intentions que M. Laurentin nourrit à notre égard. *8 décembre 1965.* « MONSIEUR, ... ... ... « *...Vous me traitez, en effet, sur un ton et en des termes qui ne me paraissent pas acceptables. En voici quelques échantillons, tirés seulement des premières lignes :* P. 201 : « *Vive répulsion... nausée... répulsion* » (c'est moi qui en suis l'objet). « Prêchi-prêcha » (c'est moi qui en serais l'auteur) « une assez belle tromperie » ... « la main, sur le cœur, la larme à l'œil... » (où avez-vous pris cela ?) etc., etc. « *On pourrait poursuivre. Mais il suffit. Quel rapport entre ces expressions et ce que j'ai courtoisement écrit ? Est-ce vraiment là le respect qu'un homme est en droit d'attendre d'un autre homme, un chrétien d'un autre chré­tien ? J'aurais voulu que nos débats gardent un caractère d'estime réciproque. La lumière et la paix ne sauraient naître là où l'estime a été arrachée.* « *Mais ce n'est pas seulement le ton qui se détériore ; la longue réponse que vous publiez contre la lettre brève et res­pectueuse que je vous avais adressée aggrave les attaques qu'il s'agissait précisément de réparer.* « *Mesurez-vous les termes que vous employez à mon égard, et que j'ai quelque gêne à vous rappeler :* P. 201 : C'est une assez belle tromperie que de nous accuser de « mettre en cause la réputation des person­nes » ... c'est une diffamation, et une calomnie, de prétendre que nous avons « mis en cause » la réputation de l'abbé Laurentin... son accusation n'a aucun fondement, elle est grave, elle est diffamatrice... (p. 202). Il commet ainsi une diffamation et une calomnie. Et... il la commet dans un contexte d'exhortation pieuse, ce qui est vérita­blement horrible... 165:102 P. 205 : « Il porte publiquement contre nous l'accusa­tion grave, l'accusation calomnieuse d'avoir mis en cause sa réputation... ». « *Sur quoi basez-vous votre accusation ? Sur les termes suivants que vous me prêtez. Je vous reprocherais, dites-vous, de* « mettre en cause la réputation des personnes ». *Telle est, selon vous, ma faute, sinon mon crime. Mais ces termes, que vous citez* entre guillemets *et en* italique, *ne sont pas les miens. Vous transformez une phrase interrogative en phrase affirmative, et vous changez un participe en infinitif, ce qui n'autorise pas les guillemets. Je me permets de regret­ter des changements par vous apportés, d'autant plus que vous me reprochez ensuite de vous calomnier* « *publique­ment à l'indicatif* » (*p. 202, 4^e^ alinéa*)*. Pourquoi dénaturer ainsi mes propos et surtout leur portée ?* « *Je suis en droit de relever ce terme* « *publiquement* » *sur lequel vous insistez.* « *Il nous accuse... publiquement... il commet ainsi une diffamation et une calomnie...* » *dites-vous encore* (*p. 202, 1^er^ alinéa.* «* Il *» *c'est toujours l'abbé Laurentin*)*.* « *Veuillez m'excuser, mais la publicité donnée à cette lettre, c'est vous, et vous seul, qui l'avez donnée. Je vous laisse donc le soin de vous en accuser vous-même, si publier cette lettre était une mauvaise action.* « *Mais en fait rien ne vous permet de m'accuser et aussi gravement. Non seulement les termes que j'ai employés se limitent à des constatations très modérées dans la forme et à des questions que je vous pose, mais ceux-là même que vous me prêtez en les durcissant* (*et combien*) *ne justifie­raient en rien l'accusation de calomnie que vous portez. Est-ce une* « *calomnie* » *que de dire que ma réputation a été attaquée ou mise en cause ?* « *Là-dessus votre protestation m'étonne. En effet, vous reconnaissez vous-même* (*p. 206*)*, qu'* « *en un sens* » *vous portez* « *atteinte à ma réputation* »*. Vous distinguez seule­ment entre ma* « *réputation* » *tout court, que vous préten­dez avoir de bonnes raisons d'attaquer, et ma* « *réputation morale* »*, que vous entendez respecter. J'ai dit que vous attaquez ma réputation. Je n'ai pas ajouté le mot* « *morale* »*. C'est vous qui l'ajoutez. Alors que signifie cette querelle, et cette indignation ? C'est vous qui introduisez dans mes propos le mal dont vous m'accusez en ces termes surprenants. Je demandais la réparation d'une injustice. Pourquoi l'aggraver ?* 166:102 « *Ce qui m'étonne davantage, c'est qu'au moment où vous vous indignez de m'entendre dire que vous mettez en cause ma réputation* (*p. 206*)*, vous aggravez vos attaques contre* « *la réputation de l'abbé Laurentin* »*, dans des termes dont j'aimerais vous faire juge.* « *Je vous pose donc une nouvelle question, espérant que vous y donnerez une réponse, bien que vous ne l'ayez pas fait pour les questions de ma lettre précédente : M'accuser formellement de* « *diffamation* » *et de* « *calomnie* »*, quali­fier ce que j'écris de* « *véritablement horrible* »*, etc. estimez-vous que c'est porter atteinte à ma réputation morale ? Ou bien estimez-vous que c'est conforme au respect dû à la réputation d'un homme ? A vous de répondre.* « *Mais ce n'est pas tout. A la fin de votre article, vous allez plus loin encore. Après m'avoir accusé de calomnie, vous m'accusez, sans plus de fondement, de* DIFFAMATION DE L'ÉGLISE (*ce sont vos propres termes, et c'est vous qui les mettez en majuscules, comme s'il était insuffisant de les mettre en caractères ordinaires*)*,* D'ATTEINTE A LA RÉPU­TATION DE L'ÉGLISE (*c'est encore vous qui les mettez en majuscules*)*. Vous m'accusez* « *d'attaque à la hiérarchie* »*, et, je ne sais pourquoi, vous mettez ici des guillemets ; tout cela constitue une mise en cause directe et injustifiée de ma réputation, et même de l'essentiel de ma réputation de théologien. Vous ne pouvez ignorer, je pense, mon attachement à l'Église, à la hiérarchie, comme théologien et comme chré­tien. Ce n'est pas à moi de vous dire tout ce que j'ai sacrifié à cette cause à laquelle j'ai voué toute ma vie. Je vous demande, au nom de votre propre attachement au Christ et à l'Église, que je veux croire aussi sincère que le mien, de retirer ces accusations-là.* « *Vous croyez-vous vraiment couvert ici par la distinc­tion que vous proposez entre la* « *réputation morale* » *de l'abbé Laurentin, à laquelle vous considérez qu'il serait* « *moralement interdit de porter atteinte* »*, et la critique permise en matière de* « *vérité* » *ou de* « *paralogisme* »* ?* 167:102 « *Vous suggérez* (*p. 206*) *qu'on peut porter atteinte* « *à une réputation d'objectivité, de lucidité et de droiture* »*, et que Saint Thomas aurait fait quelque chose de ce genre à l'égard de Saint Bonaventure, et le Cardinal* JOURNET*, vis-à-vis du Père Congar. Précisément, il n'en est rien. Dans les discussions auxquelles vous faites allusion, les théologiens cités ont mis en cause les arguments et affirmations de celui qui ne pensait pas comme eux. Ils l'ont fait avec courtoisie, ils n'ont pas attaqué sa* « *réputation d'objectivité, de lucidité, de droiture intellectuelle* »*. On chercherait en vain chez ces auteurs des termes tels que vous en avez employés à mon égard, et que j'ai relevés plus haut. Je vous fais remarquer que je n'ai jamais employé de tels termes à votre égard, malgré la manière dont vous me traitez.* « *Je sais bien le biais par lequel vous essayez de vous justifier à l'avance. Selon vous, c'est moi-même qui met­trais* « *en pièces* » *ma propre réputation. Ici, je proteste contre ce procédé habile, mais insoutenable, car ce n'est pas moi, ce ne sont pas les termes que j'ai employés qui peuvent nuire à ma réputation, mais bien, une fois de plus, ceux que vous me prêtez en détournant tous mes propos. Je tiens donc à dire avec force, pour éclairer les lecteurs d'Itiné­raires :* « *Jamais je n'ai dit* (*comme vous me le faites dire pp. 203-204*) *que Rerum Novarum* « *contient un contresens central, sur un point essentiel* »*, ni que* « *l'Église nous a fourvoyés* »*, ni bien d'autres choses encore que vous me faites dire.* « *Dans les articles que vous prenez à partie, et que vous détournez de leur sens et de leur contexte, j'ai parlé de l'aggiornamento de l'Église et non de révolution, des per­fectionnements qu'elle apporte à sa doctrine, et non de chan­gements essentiels. J'ai assez insisté dans tous mes écrits sur la permanence de la doctrine fondamentale de l'Église, pour qu'il soit inadmissible de me prêter de pareilles idées et de pareils propos. Ils sont entièrement étrangers à ma pensée.* « *Je n'entrerai pas dans le détail de la réfutation pour deux raisons :* « *D'abord, vos termes ont le caractère d'une accusation, et je refuse l'accusation. La discuter, cela pourrait paraître l'accepter en quelque manière. Ce à quoi je me refuse.* 168:102 « *En second lieu, j'entends ne faire aucune polémique publique sur les questions qui sont en cours de discussion au Concile. Selon l'esprit de l'Église, ces questions-là doivent être traitées de manière positive et dans la paix. Si vous voulez bien retirer les termes de l'accusation que vous portez contre moi, et que j'ai relevés plus haut, très volontiers, je m'expliquerai, à la fin du Concile qui est très proche, sur les fondements des affirmations rapides et nuancées que j'ai prononcées dans les articles que vous mettez en cause ; fon­dements que je m'étonne de vous voir ignorer au point de ne pas comprendre les termes que j'emploie. J'étudie en effet cette question depuis longtemps. J'y ai consacré un long mémoire inédit en latin où j'étudie la doctrine commune des Pères de l'Église, des écrivains du Moyen Age, sur ce point précis : l'histoire des obscurcissements partiels de cette doc­trine à l'époque moderne, et de la pleine récupération accom­plie en ces dernières années, par Pie XII et Jean XXIII. Rien ne m'empêcherait de vous donner en français la substance de ce mémoire. Mais je ne saurais le faire que dans le climat de courtoisie et d'objectivité sans lequel l'échange, l'œuvre de science, et tout simplement l'exercice de la pensée objec­tive sont impossibles. Certains styles de polémique dégradent les questions qui s'y trouvent touchées.* « *Vous savez comme moi que l'Église n'a pas toujours la totalité de sa doctrine en une aussi égale et vive lumière. Il y a des époques où tel point est vu moins clairement, qui s'éclaire par la suite. Il y a des points de doctrine qui restent obscurs pendant des siècles et qui s'explicitent au siècle suivant. C'est de cet éclairage, de cette explicitation que j'ai parlé dans les articles que vous mettez en question aux pp. 206-211 de votre réplique.* « *Dans cette réplique-là, il y aurait bien d'autres choses à relever, car il m'est fait à chaque pas un procès de ten­dance qui me paraît injustifié, et des intentions et des pro­pos me sont prêtés qui sont tout à fait contraires à mes in­tentions et, à mes écrits.* « *Votre réponse à l'abbé Laurentin fait longuement état, pp. 202-204 d'une* « *réhabilitation* » *du Père Congar. C'est vous qui mettez des guillemets au mot réhabilitation. Je ne comprends pas le sens de ces guillemets et je tiens à préciser que je ne prends pas ce mot à mon compte, car il est, à mon avis, injustifié. Pour qu'il y ait une réhabilitation, il faudrait d'abord qu'il y ait une condamnation. Et jamais le Père Congar n'a été condamné, contrairement à ce qu'ont écrit pendant les années 1953-1958 ceux qui cherchaient à le dis­créditer. Je tiens à rectifier ici cette erreur qui continue de circuler, bien au-delà des détracteurs du Père Congar. Ainsi s'explique que certains de ses amis aient pu employer à l'occasion le mot réhabilitation. Mais il faut en finir avec ce terme.* 169:102 « *Vous me reprochez de ne pas citer le Père Garrigou-Lagrange et le Cardinal Journet, dans le* Figaro. *Je ne vois pas pourquoi je l'aurais fait, puisque ces théologiens, avec qui j'ai toujours eu les meilleures relations, n'ont pas participé aux travaux conciliaires dont j'avais pour tâche de faire la chronique. Croyez que, quand Monseigneur Journet, deve­nu aujourd'hui cardinal, interviendra comme Père du Concile au cours de la quatrième session, je saurai citer ses interventions. Vous ne pouvez ignorer, d'ailleurs, que j'ai cité impartialement les interventions du Cardinal Ruffini, du Cardinal Browne, du Cardinal Ottaviani, que j'ai en grande estime, et de bien d'autres.* « *Croyez-le, Monsieur, c'est à regret que j'interviens ainsi pour défendre ce que vous appelez* « *ma réputation d'intelligence, d'objectivité, de lucidité, de droiture intellec­tuelle* »*. Cette réputation, je pense l'avoir acquise par un long travail scientifique. D'abord les sept années qui m'ont conduit à ma thèse de doctorat ès-lettres, un volume de plus de 600 pages qui a obtenu, en 1953, la meilleure mention :* très honorable. *Ensuite une thèse de théologie passée à l'Ins­titut Catholique de Paris, et qui m'a valu également en cette matière la plus haute mention :* cum singulari prorsus laude. *Cette réputation, je crois l'avoir acquise ensuite par mon* Court Traité de Théologie Mariale *et par mon livre* Sens de Lourdes, *tous deux traduits en bien des langues, et dont le cardinal Angelo Roncalli, patriarche de Venise, quelques mois avant son élévation au pontificat, écrivait :* Un jeune et illustre théologien français, René Laurentin, professeur à l'Université Catholique d'Angers, dont je connaissais depuis longtemps et admirais un très précieux volume : *Court Traité de Théologie Mariale,* a publié, à l'occasion du Centenaire, un autre livre traduit heureu­sement en italien : *Sens de Lourdes.* Je me permets de recommander la lecture de cet essai captivant que j'ap­pellerais, dans sa brièveté, *Summa Theologica et Historica Lapardensis *; c'est là une recherche doctrinale profonde et très bien venue, sérieuse et exhaustive. 170:102 « *Cette réputation, je pense l'avoir acquise encore par de nombreux articles scientifiques publiés par des Revues théo­logiques, par mon livre* Structure et théologie de Luc I-II*, publié dans la grande collection biblique fondée par le Père Lagrange, enfin par mes travaux sur Lourdes : ces douze volumes, fruit d'un travail considérable, méthodique, im­partial, en une matière, hélas ! compromise par bien des passions dans lesquelles j'ai refusé de me laisser entraîner, en dépit de bien des pressions, aimables ou menaçantes. Ce travail, que j'ai fait contrôler par mes pairs en matière scientifique comme par la hiérarchie, a recueilli l'accord, non seulement des historiens qualifiés, mais de l'évêque de Lourdes qui m'a demandé ces travaux, et du Saint-Siège, dont j'ai reçu des témoignages répétés dont je vous ferai grâce, sous Pie XII comme sous Jean XXIII et Paul VI. Je regrette d'avoir à dire ces choses, étant donné la présen­tation partielle et déformée que vos lecteurs ont reçue à mon sujet.* « *Il est malheureusement utile de préserver ma réputa­tion pour pouvoir continuer tous ces travaux d'Église, et c'est pourquoi j'ai pris la plume à regret pour vous répon­dre. Je souhaite que vous arrêtiez là cette polémique dont vous avez pris l'initiative. Je suis effrayé, comme historien, de voir à quel point les forces vives de l'Église ont été gâchées, surtout en ces derniers siècles, par la part énorme qui s'est trouvée détournée dans des conflits entre catho­liques et plus largement entre chrétiens. A l'heure actuelle, l'Église nous invite à poursuivre des tâches positives et fraternelles entre nous et dans le monde. Essayons de nous y mettre avec notre diversité, mais dans la paix. Je fais appel à votre sens de l'Église, à votre amour de l'Église, pour mettre un terme à de si vilaines discussions, et dans l'espoir d'être compris, je vous prie d'agréer, Monsieur, l'expression de mes sentiments cordiaux et respectueux.* R. LAURENTIN. « *P.S. Je vous demande l'insertion intégrale de cette lettre aux lieu et place où elle me mettait en cause sous le titre* « *Une lettre de l'abbé Laurentin* »*, et vous en remercie d'avance sachant maintenant par expérience votre libéralité, en matière de droit de réponse.* » \*\*\* 171:102 La seconde lettre de M. Laurentin (troisième de la série contre moi-même) se réfère à notre numéro 99 de janvier 1966 : *31 janvier 1966.* « *Monsieur,* « *Je constate avec regret que vous continuez vos attaques systématiques contre moi et que voici encore deux fois ma réputation mise en cause dans le numéro de janvier d'*Itiné­raires*, où vous m'accusez faussement de dissimulation, de* « *provocation* » *et* « *d'accusations mensongères* »*. Bien plus : vous me mettez en demeure de me rétracter.* « *Je proteste contre ces attaques fallacieuses. Dans les deux articles auxquels vous faites de vagues allusions, je n'ai en aucune manière nommé ni* Itinéraires*, ni aucun des rédacteurs qui écrivent soit sous leur nom, soit sous pseudo­nyme dans cette revue, ni aucune autre personne d'ailleurs. Je n'ai rien à réparer ni à rétracter. Il est assez paradoxal que vous me fassiez reproche de vous provoquer et de vous accuser, moi qui ne vous ai jamais cité en aucune façon, alors que c'est vous qui multipliez les provocations et accu­sations contre moi sous les prétextes les plus vains.* « *C'est donc moi qui vous invite à rétracter les vaines accusations que vous formulez contre moi, soit dans ce numéro, soit dans chacun des précédents. Puis-je ajouter que le procédé me ramène un souvenir d'enfance. Il y avait parmi mes camarades un garçon qui aimait piquer les autres avec des épingles, et si on le repoussait, pour éviter le coup, il éclatait en larmes et prenait l'autorité à témoin en disant* « *Monsieur, on me bat.* » « *Pourquoi faut-il que les persécuteurs éprouvent si sou­vent le besoin de se poser en persécutés ? Je vous invite* à *chercher réponse à cette question psychologique. Puisse cette réflexion être pour vous source d'une meilleure lucidité.* « *Je salue du moins avec plaisir, dans cet article, un point de rapprochement. Vous louez avec des épithètes plus élogieux encore que celles dont je me suis jamais servi encore à son égard, un homme que précisément vous me faisiez grief de louer dans le premier des articles où vous avez commencé à m'attaquer. Je prends acte de cet effort d'ouverture de votre part. Il est dans la ligne de l'effort d'union qui doit être fait entre tous les chrétiens au terme du Concile œcuménique. Je veux y voir le signe annoncia­teur d'une évolution favorable de nos relations.* 172:102 « *Dans l'espoir d'être compris, je vous prie de bien vou­loir agréer, Monsieur le Directeur, l'expression de mes sen­timents respectueux. Je vous prie également de bien vouloir insérer cette lettre conformément à la loi et à cette libéralité dont vous vous faites un point d'honneur.* » R. LAURENTIN. DANS LES DEUX LETTRES que l'on vient de lire, M. Lauren­tin parle, on le suppose du moins, de ce qui lui paraît le plus important : c'est-à-dire de tout sauf du fond du débat. Nous allons de même lui répondre sur ce qui nous paraît le plus important : négligeant les questions personnelles de stylistique et de protocole où M. Laurentin trouve la source d'intarissables délices, nous nous en tiendrons au fond du débat, qu'il semble avoir perdu de vue. #### I. Le contresens imputé à Léon XIII et à ses successeurs Selon M. Laurentin, nous aurions détourné de leur sens ceux de ses articles que nous avons pris à partie. Nous aurions même, si nous comprenons bien sa lettre du 8 décembre, commis à son encontre une sorte de faux, en lui FAISANT DIRE que l'Encyclique *Rerum novarum* « contient un contresens central sur un point essentiel ». Or nous n'avons rien *fait dire* à M. Laurentin. Nous avons *cité* ses propres termes, et nous allons recommencer. M. René Laurentin écrivait dans le *Figaro* du 5 novembre 1964 : 173:102 « *On sait aujourd'hui que les rédacteurs de l'encyclique* « *Rerum novarum* » *où Léon XIII tenta de restaurer les préoccupations sociales, virent la* « *propriété privée* » *là où saint Thomas parlait de la* « *destination com­mune* » *de droit divin. Ce contresens favo­risa la dévalorisation des droits des pauvres et une certaine exagération des droits de la propriété privée. La récupération de la doc­trine fut lente, difficile. Pie XII, le premier, y fit allusion dans un de ses discours. Jean XXIII fit un nouveau pas dans* « *Mater et Magistra* » *et dans* « *Pacem in terris* »*. Le texte conciliaire consacre le rétablissement de cette doctrine...* » Le terme de « contresens » est donc bien le terme de M. Laurentin. Nous ne lui avons pas « prêté » ce « terme ». Nous ne le lui avons pas « fait dire ». Nous ne lui avons non plus nulle part *fait dire* que le « contresens » dont il parle se situe en un point central de la doctrine sociale de l'Église : nous l'avons dit nous-même, c'est notre propre remarque concernant ce « contre­sens ». Au demeurant M. Laurentin assure que ce contresens « *favorisa la dévalorisation des droits des pauvres* » : on ne voit pas comment il pourrait se faire que cela ne soit ni ESSENTIEL ni CENTRAL dans une doctrine « SOCIALE ». La doctrine sociale de l'Église, depuis le début de son existence explicite moderne, c'est-à-dire depuis *Rerum nova­rum,* est entachée d'un « contresens » et elle a favorisé la « dévalorisation des droits des pauvres ». Voilà ce que M. Laurentin a exposé aux 400.000 lecteurs du *Figaro.* Le « contresens » si ruineux de *Rerum novarum* n'a été, selon M. Laurentin, aperçu ni par Pie X, ni par Benoît XV, ni par Pie XI. (La culpabilité de Pie XI mériterait d'être particulièrement soulignée, puisqu'il a commémoré et pro­longé l'Encyclique *Rerum novarum* par son Encyclique *Quadragesimo anno,* toujours sans apercevoir le « contre­sens » et toujours sans rien faire pour enrayer cette « dévalorisation des droits des pauvres » causée par *Rerum nova­*rum...) 174:102 Il a fallu attendre Pie XII pour que soit faite, une seule fois, une simple « allusion » à la vraie doctrine, et Jean XXIII pour un simple « pas » vers son rétablissement. Nous avons reproduit et critiqué ces allégations de M. Laurentin dès notre numéro 88 de décembre 1964 (pages 137 et 138) ; puis dans notre numéro 92 et dans notre numéro 95. Nous avons rappelé, entre autres, que la doctrine dite de la « destination commune » n'est pas ignorée mais au contraire est mentionnée explicitement par l'Encyclique *Rerum novarum.* Nous avons simultanément attiré l'attention sur ceci : une « doctrine sociale » qui aurait, depuis son commence­ment et sans interruption pendant un demi-siècle, FAVORISÉ LA DÉVALORISATION DES DROITS DES PAUVRES, serait évidem­ment tenue par tous, de ce fait, pour disqualifiée sans retour. Cette disqualification ne figure point au nombre des « termes employés » par M. Laurentin : mais elle en est une conséquence directe et inévitable. #### II. Comparaison entre plusieurs textes de M. Laurentin D'ailleurs M. Laurentin s'est mis lui-même à corriger subrepticement les « termes » qu'il avait « employés ». Il reproduisait son article du 5 novembre 1964 dans son livre *Bilan de la 3^e^ session* publié aux Éditions du Seuil le « 20 trimestre 1965 ». Voici en regard, à gauche ([^65]), son texte déjà cité du *Figaro* (5 novembre 1964), et à droite son texte du livre *Bilan de la 3^e^ session* (page 211) : 175:102 \[Figaro\] « On sait aujourd'hui que les rédacteurs de l'Encycli­que « Rerum novarum » où Léon XIII tenta de restaurer les préoccupations sociales, virent la « propriété privée » là où saint Thomas parlait de la « destination commune » de droit divin. Ce contresens favorisa la dévalorisation des droits des pauvres et une certaine exagération des droits de la propriété privée La récupération de la doctrine fut lente, difficile. Pie XII, le premier, y fit allusion dans un de ses discours. Jean XXIII fit un nouveau pas dans « Mater et Magis­tra » et dans « Pacem in ter­ris ». Le texte conciliaire consacre le rétablissement de cette doctrine... » \[Bilan\] On sait aujourd'hui que les rédacteurs de l'Encycli­que « Rerum novarum » où Léon XIII tenta de restaurer les préoccupations sociales, comprirent « propriété pri­vée » là où saint Thomas parlait de la « destination commune » de droit divin. Ce contresens favorisa la dé­valorisation des droits des pauvres et un certain durcis­sement des droits de la pro­priété privée. La récupéra­tion de la doctrine tradition­nelle fut lente, difficile. Pie XII, le premier, réaf­firma le principe fondamen­tal à sa vraie place : la pre­mière, dans son Radiomessa­ge du 1^er^ juin 1941. Jean XXIII prit discrètement sa suite dans « Mater et Magis­tra », avec le visible souci de ménager une transition. Le texte du schéma conciliaire tend à consacrer le rétablis­sement de cette doctrine... On voit que si Léon XIII garde encore son « contre­sens » et si la doctrine sociale de l'Église reste toujours coupable, par ce « contresens », d'avoir favorisé la « déva­lorisation des droits des pauvres », Pie XII est déjà beau­coup mieux traité. Il n'a plus fait simplement une seule « allusion » à la vraie doctrine : il a maintenant *réaffirmé le principe fondamental à sa vraie place*. Il demeure « le premier » (!?) à l'avoir fait. Mais enfin il l'a fait. C'est une sorte de réhabilitation : les lecteurs du *Figaro* n'ont pas été informés par M. Laurentin de ce nouvel état de la question. Ils l'ignorent toujours. Ils en sont restés à la simple et unique « allusion ». En revanche Jean XXIII qui, dans le *Figaro* du 5 novem­bre 1964, était crédité d'un « nouveau pas », ne fait plus désormais que « prendre discrètement la suite ». \*\*\* 176:102 Du second trimestre 1965, date de parution du livre de M. Laurentin, jusqu'au 8 décembre de la même année, date de sa lettre ci-dessus, notre auteur a fait un nouveau progrès. On peut mesurer tout le chemin qu'il a parcouru si l'on place en regard son point de départ et son point d'arrivée. Voici, à gauche, ses « termes » du 5 novembre 1964 (arti­cle du *Figaro*)*,* et à droite ses « termes » du 8 décembre 1965 (lettre ci-dessus) \[Figaro\] ...Pie XII, le premier, y fit allusion dans un de ses discours. Jean XXIII fit un nouveau pas dans « Mater et Magistra » et dans « Pacem in terris ». \[Lettre\]... La pleine récupération accomplie en ces dernières années par Pie XII et Jean XXIII. De la simple et unique « allusion » jusqu'à la « pleine récupération », M. Laurentin a beaucoup progressé et nous l'en félicitons. Il avait parfaitement le droit (et sans doute le devoir) de corriger sa pensée et l'expression de sa pensée au sujet de Pie XII et de Jean XXIII. Nous ne croyons pas qu'il avait aussi le droit d' « ou­blier » son texte du 5 novembre 1964 et de mettre en cause les *termes que nous lui prêtons,* distingués des *termes qu'il a employés*. Nous ne lui avons « prêté » aucun terme qui ne soit le sien. Nous l'avons cité, et même plusieurs fois, et encore aujourd'hui. Si ces « termes » ne sont pas les mêmes en novembre 1964 et en décembre 1965, c'est parce que M. Laurentin les a subrepticement modifiés. Nous ne pensons pas non plus que M. Laurentin avait le droit de déclarer qu'il est « inadmissible de lui *prêter* pareils propos », alors qu'il s'agit du texte authentique et exactement cité de son article du 5 novembre 1964. \*\*\* 177:102 Le « *contresens* » lui-même, le ruineux contresens de Léon XIII disparaît des « termes employés » par M. Lau­rentin. Dans sa lettre du 8 décembre 1965, il ne parle plus désormais que d' « obscurcissements partiels » ; et il ne parle plus du tout de la « dévalorisation des droits des pauvres ». Il avait pourtant bien, dans le *Figaro* du 5 novembre 1964, et après réflexion dans son livre *Bilan de la 3^e^ session,* porté contre *Rerum novarum* et la doctrine sociale de l'Église l'accusation que nous lui remettons sous les yeux : « *Ce contresens favorisa la dévalorisation des droits des pauvres.* » Quand on a écrit cela dans le *Figaro,* c'est dans le *Figaro* qu'il faut s'en dédire : ou alors en garder le mérite. #### III. Ce que nous demandons sur ce point à M. Laurentin La simple reproduction comparée de ses propres textes risque d'être ressentie par M. Laurentin comme une désa­gréable humiliation intellectuelle. Nous n'en éprouvons aucun plaisir ; nous sommes navré d'y avoir été contraint par ses dénégations gratuites. Au demeurant une « histoire des variations » n'est jamais humiliante que pour celui qui les passe sous silence au lieu de les reconnaître et de les expliquer : surtout s'il cherche en outre à donner le change en accusant les autres de lui avoir « prêté des termes » et « prêté des propos ». M. Laurentin nous a placé dans l'obligation de produire la preuve. La preuve maintenant produite, nous n'avons aucunement l'intention d'en abuser. Les faits sont assez clairs. Nous n'insisterons pas autrement. Nous ne supplierons pas non plus M. Laurentin de nous communiquer son fameux mémoire sur la propriété : il nous laisse espérer cette communication comme suprême récompense si nous sommes bien sages. Mais nous n'en avons nul besoin. Nous avons d'autres sources d'informa­tion sur la question. Et toute cette affaire montre assez que ce ne sont point les lecteurs d'*Itinéraires qui* ont été induits en erreur sur la doctrine de la propriété et sur la pensée des Papes. Ce sont les lecteurs du *Figaro *: et ils n'ont pas encore été détrompés. 178:102 Nous attendons et même nous demandons que les lecteurs du *Figaro* apprennent enfin de M. Laurentin : 1\. que Léon XIII n'a commis aucun « contresens » sur la doctrine de la propriété ; 2\. que la doctrine sociale de l'Église, depuis *Rerum novarum* jusqu'à Pie XII, n'a pas « favorisé la dévalorisa­tion des droits des pauvres » ; 3\. que Pie XII n'a pas seulement fait une simple et unique « allusion » à la vraie doctrine, et Jean XXIII un simple « pas » vers son rétablissement. Ces demandes sont parfaitement impersonnelles et ne concernent, comme on le voit, que la réparation du tort injuste causé à la réputation de l'Église et de sa doctrine sociale auprès des 400.000 lecteurs du *Figaro.* #### IV. L'Église nouvelle M. René Laurentin écrivait dans le *Figaro* du 8 novembre 1963 : « *L'Église qui depuis Pie IX s'était repliée sur elle-même, concentrée sur la contempla­tion des éléments les plus stricts et les plus autoritaires de sa structure, sort de sa chry­salide pour devenir l'Église vivante que le Christ veut susciter.* » C'est la reproduction de ce texte dans l'un de nos édi­toriaux de mars 1964 (page 20) qui est à l'origine de la série de lettres de M. Laurentin contre moi-même. 179:102 Sa première lettre de cette série-là, parue dans notre numéro 92 d'avril 1965, se référait bien à notre éditorial de mars 1964, mais passait sous silence le texte lui-même. M. Laurentin entreprenait déjà de discourir sur sa « répu­tation », ce qui est apparemment chez lui le grand moyen de ne rien dire qui soit *ad rem.* Depuis novembre 1963, nul à notre connaissance n'a pu encore obtenir de M. Laurentin qu'il explique comment il peut se faire, selon lui, que « l'Église vivante que le Christ veut susciter » n'ait pas existé avant 1963. Précisons à nouveau : ce n'est ni nous ni nos lecteurs qui avons besoin d'une telle explication, et nous ne deman­dons point que M. Laurentin vienne l'insérer dans *Itinérai­res.* Sur cette question aussi, nous sommes assez fixés. Il n'est pas sûr que les 400.000 lecteurs du *Figaro* le soient également. Quand un auteur ecclésiastique bardé de tous les diplômes et de tous les titres qu'il fait sonner en toutes circonstances, et une fois de plus dans ses lettres ci-dessus, vient exposer de manière apparemment « autorisée » à ces 400.000 lecteurs qu'en notre temps seulement l'Église va devenir enfin l'Église vivante que le Christ veut susciter, il est probable qu'un certain nombre de ces 400.000 lecteurs n'ont pas la formation religieuse qui leur permettrait de subir sans dommage la soudaine révélation d'une telle « vérité ». \*\*\* Si un auteur reste muet sur l'interprétation qu'il con­vient de donner à ce qu'il a écrit, on garde la ressource d'éclairer son texte par les « lieux parallèles » du même auteur sur le même sujet. C'est pourquoi le texte sur l'Église qui « sort de sa chrysalide » doit être rapproché, croyons-nous, d'un autre texte de M. Laurentin, Daru dans le *Figaro* du 27 mai 1965. Parlant des catholiques « traditionnels », il écrivait : « *Ils sont apparentés aux* « *judaïsants* » *du premier siècle : ces chrétiens zélés pour qui l'abandon de certaines observances juives était scandale et trahison vis-à-vis de la tra­dition, édulcoration du don de Dieu au profit du paganisme. Le Christ n'avait-il pas procla­mé :* « *Pas un iota, pas un accent de la Loi ne sera supprimé jusqu'à ce que tout soit accom­pli. *» 180:102 *Comme l'afflux des païens convertis était encombrant pour ces hommes-là ! Comme il était inquiétant, combien il changeait du petit troupeau de prosélytes dûment circoncis, qui gravitaient à leur humble place autour des sy­nagogues ! Les judaïsants assistèrent à l'évan­gélisation du monde païen comme à une catas­trophe. Ils mirent saint Paul en difficulté, à maintes reprises, et furent cause de son arres­tation, mais ces* « *traditionnels* » *ne firent pas et ne pouvaient faire schisme d'avec l'Église. C'est l'Église qui dut quitter la synagogue.* » Voilà qui est assez clair et qui nous dit bien comment l' « Église vivante », qui n'existe pas encore, va « sortir de sa chrysalide ». C'est l'Église qui dut quitter la synagogue... Et aujourd'hui, c'est encore l'Église nouvelle qui, selon M. Laurentin, est en situation de « quitter ». Mais aujourd'hui, ce n'est plus la synagogue que l'on quitte ainsi. #### V. Ce que nous demandons sur ce second point à M. Laurentin Exactement rien. Sauf de vouloir bien prendre acte de notre déclaration. Nous avons déclaré et nous répétons : en cela nous n'avons pas la même religion que M. Laurentin. La religion qu'il professe devant Dieu, nous l'ignorons. Celle qu'il professe dans les écrits cités n'est pas la nôtre. Nous ne croyons ni que la doctrine sociale des Papes, de Léon XIII à Pie XII, ait favorisé la dévalorisation des droits des pauvres ; ni que l'Église vivante que le Christ veut susciter soit encore à naître ; ni que cette Église vivan­te doive quitter l'Église traditionnelle comme l'Église, tradi­tionnelle avait quitté la synagogue. 181:102 Si les TERMES EMPLOYÉS par M. Laurentin ont dépassé ou faussé sa pensée, et s'il n'entendait pas professer la RELIGION DIFFÉRENTE que nous lui voyons, nous lui préci­sons alors, à toutes fins utiles, que ce n'est pas dans *Itinéraires* qu'il lui convient de s'en expliquer. Car, appa­rence ou réalité, cette RELIGION DIFFÉRENTE n'a pas fait une seule recrue parmi les lecteurs d'*Itinéraires *: mais elle risque d'avoir fait de grands dégâts parmi les 400.000 lec­teurs croyants et incroyants du Figaro. #### VI. Les accusations du jour de l'Ascension Nous abordons maintenant le dernier point concernant le fond du débat. Le 27 mai 1965, en la fête de l'Ascension, et en la pre­mière page du Figaro, avec suite en page 18, M. Laurentin publiait les accusations suivantes : « *...La difficulté ne vient pas de là. Elle vient d'un groupe restreint, mais agissant, qui re­fuse par principe le Concile et cherche le dra­me.* « *Une propagande s'est organisée en Fran­ce à cet effet, que le périodique italien Bor­ghese citait récemment en exemple. Elle se déroule sur trois terrains qui permettent d'ob­tenir des effets de taille à frais restreints. Les bombes morales ont pris le relais de certaines bombes matérielles qui faisaient tant de bruit, il n'y a pas si longtemps.* 182:102 « *L'objectif n° 1, c'est la hiérarchie. Lui inspirer la crainte au seuil des réformes en­treprises : la crainte de* « *perdre les âmes* »*. L'effort a été dosé avec un juste sens de l'ef­ficacité* (...)*.* « *Le second objectif, c'est une propagande à base de réunions. Le groupe français qui joue le rôle pilote en cette matière a tenté d'essaimer dans quelques pays voisins, mais le mouvement semble avoir été discrètement désamorcé par la hiérarchie de ces pays.* « *Le troisième objectif, c'est la presse. Ce groupe a le goût de la polémique et parfois un réel talent pour lancer des slogans qui pren­nent corps dans l'opinion. C'est un complot communiste dans l'Église : on cite des faits, ordinairement défigurés. On donne des noms de laïcs et de membres du clergé régulier ou séculier, rarement des évêques, car la chose s'est révélée dangereuse et peu rentable. Ce sont les* « *nouveaux prêtres* » *et ce seront bientôt, paraît-il, les* « *nouveaux théolo­giens* »*. C'est maintenant le* « *schisme* » *qui menace l'Église, qu'on dit* « *déchirée* » *par le Concile.* « *Si un évêque a récemment parlé de ces risques de schisme, c'est bien parce que des extrémistes de cette tendance l'ont brandi comme une menace...* » Contrairement à ce que prétend M. Laurentin dans sa lettre plus haut reproduite du 31 janvier 1966, nous n'avons pas fait et nous ne faisons pas de « vagues allusions » à ce paquet de contre-vérités accusatrices. Nous en avons préci­sément cité les formules les plus caractéristiques ; et nous venons de les citer une fois encore, cette fois-ci avec leur contexte. 183:102 Un « groupe restreint mais agissant », le « groupe fran­çais qui joue le rôle pilote », est accusé premièrement de *refuser par principe le Concile,* délation caractérisée au plan spirituel ; et secondement, délation non moins caractérisée au plan temporel : « *les bombes morales ont pris le relais de certaines bombes matérielles qui faisaient tant de bruit il n'y a pas si longtemps* ». Telles sont les deux accusations cardinales qui, sans estomper la cascade subséquente de contre-vérités annexes, la dépassent largement en gravité. M. Laurentin proteste qu'il n'a « nommé » « aucune personne » : c'est-à-dire qu'il s'est dispensé par là de donner des références, des précisions, des textes, des faits. Il accu­se sans preuve : mais il accuse. Quand on parle d'un *groupe pilote* (etc.), on ne fait point l'analyse psychologique de mentalités ou de tempéraments qui seraient plus ou moins individualisés, plus ou moins indéterminés. Comme l'a dit ici Michel de Saint Pierre, *on ne* « *nomme* » *pas mais on désigne :* « Bien sûr, M. l'abbé Laurentin ne nomme personne. Il montre du doigt, il désigne. Or, de deux choses l'une : ou bien M. l'abbé Laurentin a connaissance de faits que nous ignorons, concernant les *lanceurs de bombes.* Mais alors, c'est un commencement de délation. Ou bien, il ne sait rien. Mais alors, c'est de la diffamation pure et simple... ([^66]) » Que M. Laurentin n'ait « nommé » personne, cela a donc été clairement précisé dans *Itinéraires.* Et quand mainte­nant il nous prie d'insérer qu'il n'a « nommé » personne, ce n'est ni une réponse ni une rectification. Une fois de plus, sa répartie n'est aucunement *ad rem.* En ne « nommant » pas, M. Laurentin s'est dispensé du minimum de rigueur intellectuelle qui exige, quand on porte de telles accusations, de mentionner des références préci­ses. Il s'est également dispensé du minimum de courage par lequel, en donnant les noms, il aurait ouvert aux accu­sés un droit de réponse dans les colonnes du *Figaro.* L'abus supplémentaire de M. Laurentin est de venir alléguer ces habiletés subalternes comme autant de traits de son impa­vide vertu. 184:102 Mais il ne subsiste aucune espèce de doute. Le « groupe » accusé par M. Laurentin était DÉSIGNÉ PAR LUI SANS ERREUR POSSIBLE : c'est celui, écrivait-il dans son article, dont le *Borghese* avait récemment parlé. ON PEUT VÉRIFIER : IL NY EN A PAS TROIS NI DEUX. C'est l'Office international des œuvres de formation civique et d'action doctrinale selon le droit naturel et chrétien. Il venait de tenir, en l'espace d'une année, deux congrès au retentissement marqué, avec le concours de Jean de Fabrègues, de Gustave Thibon, de Louis Salleron, de Luc Baresta, d'Henri Rambaud, d'André Charlier, de Michel de Saint Pierre et de moi-même, sous la présidence de Jean Ousset. Michel de Saint Pierre, de son côté, était supplémentairement désigné par la mention non équivoque des « nouveaux prêtres » entre guillemets. Dans notre numéro 95 de juillet-août 1965 (pages 9 à 11), en citant cette agression de M. Laurentin, nous disions : *C'est l'Office international qui est désigné et visé*. S'il y avait, contre toute vraisemblance, maldonne, ou malentendu, M. Laurentin pouvait aisément démentir : il n'en est pas à une lettre près quand il s'agit d'écrire à *Itinéraires.* Mais il n'y avait aucun malentendu. Et le démenti est impossible : à cause de la référence à l'article récent du *Borghese.* Par cette référence, les gens informés ont compris sans hésita­tion ni risque d'erreur et tout le monde peut vérifier décisivement que M. Laurentin s'en prenait à l'Office international. Huit mois plus tard, dans sa lettre ci-dessus du 31 jan­vier 1966, M. Laurentin se contente de répéter Je n'ai nommé personne... #### VII. Une absolue gratuité Il n'est pas interdit, il n'est pas immoral en soi d'ac­cuser un « groupe » de refuser par principe le Concile, de lancer des bombes, de citer des faits défigurés, de bran­dir une menace de schisme (etc.). Ce n'est pas le fait de porter une « accusation » qui est condamnable. 185:102 Mais l'accusation honnête implique, nous semble-t-il, un certain nombre de conditions : 1\. -- La première est que l'accusateur prenne et assume la responsabilité de son accusation. Quand, ayant désigné sans équivoque ni erreur possible le « groupe » qu'il met en cause, il s'en va ensuite protester qu'il n'a nommé personne, il décline alors les responsabilités publiques qui sont les siennes. 2\. -- La seconde est de donner les preuves de ses accu­sations, ou du moins d'indiquer à quels faits, quels textes ou quels actes elles se réfèrent. De cette manière, si l'accu­sateur est de bonne foi, il pourra éventuellement être dé­trompé. Et de toutes façons l'accusé pourra se défendre. Mais en face d'une accusation simplement *affirmée,* qui ne dit même pas à quels faits elle se rapporte, l'accusé est sans défense. Il peut seulement protester. Cette méthode d'accusation, quand l'accusateur a quelque crédit, est une sorte d'assassinat moral. 3\. -- La troisième est que l'accusateur accepte la dis­cussion contradictoire des preuves ou références sur les­quelles son accusation déclare se fonder. Les accusations de M. Laurentin ne répondent à aucune de ces conditions. Elles sont lancées dans une gratuité absolue : ni preuves, ni justifications, et pas même une quelconque responsabilité de leur auteur qui se dérobe derrière le fait qu'il n'a nommé personne. Les seules réponses que nous apportent les lettres de M. Laurentin consistent à dire qu'il est couvert de diplô­mes, qu'il est un « illustre théologien » (sic), qu'il est « très honorable », qu'il a « acquis » une flatteuse « réputation », notamment auprès de Mgr Angelo Roncalli, et qu'il a reçu du Saint-Siège, sous trois Papes successifs, des « témoi­gnages répétés ». Ou bien tout cela ne veut rien dire, ou bien tout cela exprime la prétention d'être cru d'autorité, simplement sur parole. De fait, en raison de ces titres, de cette réputation et de ces témoignages, un certain nombre de personnalités ecclé­siastiques paraissent croire M. Laurentin sur parole. Elles croient, semble-t-il, que le « groupe » de Jean Ousset, Gustave Thibon, Louis Salleron, Michel de Saint Pierre, Jean Madiran (etc.) refuse par principe le Concile, lance des bombes, cite des faits ordinairement déformés et brandit une menace de schisme. Il s'ensuit un surcroît de dégrada­tion, dans le catholicisme français, de la situation psychologique et morale : M. Laurentin n'y aura pas peu contribué par ses accusations, dont il ne donne cependant d'autres preuves que la « réputation » et l'autorité morale qu'il s'est « acquises ». 186:102 A quoi s'ajoute l'autorité mondaine de la pre­mière page du *Figaro :* bien qu'il soit probable que cette première page du *Figaro* serait le lieu naturel, s'il vivait au XX^e^ siècle, de l'abbé Trissotin. \*\*\* Accusations gratuites, les accusations de M. Laurentin sont en outre de gratuites délations. S'il expliquait EN QUOI nous refusons par principe le Concile (peut-être sans en avoir conscience ?) et CE QUI nous trompe, il manifesterait ainsi l'intention apostolique de nous convertir et il y emploierait des moyens adéquats. Mais son accusation gratuite a pour *seul effet pratique* de nous dési­gner aux répressions éventuelles du pouvoir spirituel. De même, son accusation concernant les bombes a pour *seul effet pratique* de nous désigner aux répressions éven­tuelles du pouvoir temporel. Son accusation de « citer des faits ordinairement défi­gurés » (à propos du complot communiste dans l'Église) aurait une portée pédagogique et charitable s'il nous mon­trait, au moins sur quelques exemples, quels sont ces faits et en quoi consiste la déformation que, à ses yeux, nous leur ferions subir. Mais on peut chercher : M. Laurentin ne se soucie ni de nous convertir, ni de nous détromper, ni de nous instruire. Il n'est occupé qu'à nous dénoncer et nous condamner. \*\*\* Quant à l'accusation de *brandir une menace de schisme*, si M. Laurentin n'a aucun texte à citer, à sa différence nous en avons. Ce n'est pas nous qui l'avons brandie, mais ceux qui font profession de combattre les « intégristes », les « conservateurs » et les « traditionnels ». Et ce n'est pas en 1965, mais en 1963. Très exactement entre la mort de Jean XXIII et l'élection de Paul VI. C'était l'ultimatum lancé notamment, en caractères d'affiche, par un grand journal français, sans que M. Laurentin, ni d'ailleurs personne au-dessus de lui, ne s'en soit ému à l'époque ni plus tard. L'ultimatum disait : 187:102 « L'ÉLECTION D'UN PAPE CONSERVATEUR RISQUERAIT DE PROVOQUER UN SCHISME. » M. Laurentin s'est abstenu de se mettre publiquement en travers de cet « effort dosé » pour « inspirer la crainte » ... #### VIII. Ce que nous demandons sur ce dernier point à M. Laurentin Quand nous protestons contre des accusations aussi gra­tuites et aussi graves, M. Laurentin nous répond dans sa lettre ci-dessus du 31 janvier 1966 que nous *mettons sa réputation en cause*, que nous continuons nos *attaques sys­tématiques*, que nous *l'accusons faussement*, que c'est de notre part un *procédé *; et il invoque *l'effort d'union qui doit être fait entre tous les chrétiens au terme du Concile.* Comment la mention du Concile, sous sa plume et à notre adresse, pourrait-elle être autre chose qu'une clause de style, puisqu'il nous a publiquement dénoncés comme étant ceux qui refusent par principe le Concile ? Désigné sans équivoque ni erreur possible par M. Lau­rentin, le « groupe pilote » que préside Jean Ousset, et dont je suis personnellement solidaire par le concours public et sans réserve que je lui apporte, concours de même nature que celui que lui ont apporté Michel de Saint Pierre, Gus­tave Thibon, Louis Salleron et beaucoup d'autres, ce « groupe pilote » et tous ceux qui sont visés avec lui ont le droit manifeste de faire reconnaître la fausseté radicale des accusations portées en pages 1 et 18 du *Figaro,* en date du 27 mai 1965, sous la signature de René Laurentin. 188:102 Car ce « groupe pilote » : 1\. -- ne refuse pas le Concile ; et spécialement ne le refuse pas « *par principe* » (allégation extrême qui, si les mots ont un sens, nous impute de contester la légitimité de tout Concile quel qu'il soit) ([^67]) ; 2\. -- ne lance pas de « bombes » ; 3\. -- ne cite pas de faits « ordinairement défigurés » ; 4\. -- n'a jamais « brandi une menace de schisme ». Sur tous ces points, M. Laurentin n'a pas voulu prendre en considération le contenu de nos protestations. Il se con­tente de déclarer que ces protestations sont procédé et *attaques systématiques* contre sa *réputation*. Et il se retran­che derrière le fait qu'il n'a « nommé » personne. Il ne corrige ni ne retire donc RIEN de ses accusations du 27 mai 1965. Il les maintient, inchangées, dans leur inté­gralité. En conséquence, nous avertissons M. Laurentin, nous l'avertissons publiquement : Ses accusations du 27 mai 1965, par leur GRATUITÉ, par leur GRAVITÉ, par leur FAUSSETÉ et par leur PERSISTANCE, sont *incompatibles* avec des relations sociales normales et pacifiques. NOUS DEMANDONS, si M. Laurentin ne rétracte pas ses accusations, qu'il *en accepte* du moins la discussion contra­dictoire. Cette demande est modeste. Elle se situe aux alentours du minimum, et plutôt en deçà qu'au-delà. Nous serons d'autant plus ferme à son sujet. 189:102 Tant que cette demande n'aura pas été honorée, toutes relations sociales, pacifiques et normales, demeureront sus­pendues, de son fait, avec M. Laurentin. Cela concerne en particulier les lettres qu'il nous adresse. Nous les avons jusqu'ici publiées avec une extrême « libé­ralité », il l'a reconnu lui-même à plusieurs reprises, comme on a pu le lire sous sa plume. Cette libéralité nous semble simplement un effet naturel de la sociabilité la plus nor­male. Mais M. Laurentin s'est placé à notre égard en dehors de la norme pacifique des relations sociales. Nous avons patiemment attendu que ses *lettres* nous manifestent qu'il avait eu connaissance de nos protestations contre ses accusations du 27 mai 1965, ce qui a demandé du temps puisque, comme on le sait, il lit ordinairement *Itinéraires* avec plusieurs mois de retard ([^68]). Mais enfin nous y sommes. Il faut maintenant s'en expliquer. Que M. Laurentin veuille bien ne plus nous écrire qu'il souhaite « l'évolution favorable de nos relations ». Cette confiture-là n'est pas de saison quand elle est adressée à des gens qu'il a gratuite­ment accusés de refuser par principe le Concile, de lancer des bombes, de brandir une menace de schisme (etc.). L'évo­lution favorable de nos relations est tout à fait souhaitable : elle passe obligatoirement et d'abord par la liquidation, d'une manière ou d'une autre mais dans la justice, de ce paquet d'infamies que M. Laurentin a lancé sur nous. #### En guise de conclusion provisoire Dans toute cette réponse aux deux lettres de M. Lauren­tin, nous n'avons strictement parlé que des textes, que des faits, que du fond du débat. En terminant nous pouvons bien ajouter un mot sur un point qui paraîtra peut-être plus subjectif. M. Laurentin semble étonné de l'indignation que certains numéros d'*Itinéraires* ont manifestée à l'égard de ses écrits. Un trait malheureusement assez constant chez cet au­teur l'expliquera suffisamment. Nous en prendrons un seul exemple, mais c'est l'un des plus beaux. 190:102 Dans son article du 27 mai 1965, dans cet article même où il lançait à la cantonade les fabrications calomnieuses dont nous venons de parler, à quelques lignes à peine de distance, M. Laurentin trouvait en outre le moyen de déplo­rer qu'il y ait des « calomnies » qui « altèrent le climat évangélique dans l'Église ». Il trouvait supplémentairement le moyen de terminer ce même article par la parole de Jésus-Christ « A cela le monde reconnaîtra que vous êtes mes disciples si vous vous aimez les uns les autres. » Lors­qu'un auteur, de sa même et propre main, ose glisser cela précisément dans le paquet de calomnies ébouriffantes qu'il vient de machiner, alors nous nous demandons si nous avons vraiment le devoir de ne pas exprimer notre indigna­tion. Mais nous sommes incapables de ne pas la ressentir, terrible, vertigineuse, totale. Pourtant je n'aurais pas voulu terminer sur une note aussi désolante. J'ai longuement médité le « point de rap­prochement » entre nous que M. Laurentin « salue avec plaisir » à la fin de sa lettre du 31 janvier 1966. Il « prend acte » d'un « effort d'ouverture » de notre part : nous avons loué avec des épithètes élogieuses un homme que, nous avions fait grief à M. Laurentin de louer. Il s'agit du P. Congar. Mais je suis stupéfait de l'immense pouvoir que manifeste ainsi M. Laurentin de passer à côté de la réalité exacte des choses. Un même homme peut être critiqué et loué sous des rap­ports différents ; et louer ou critiquer n'ont aucune impor­tance en eux-mêmes : il s'agit dans chaque cas d'examiner, de peser, de comprendre EN QUOI et POURQUOI on critique ou on loue. Ce n'est pas l'attitude critique ou laudative qui importe : mais CE QUE l'on dit à l'appui ou à l'encontre de ce qui est loué ou critiqué. Critiques et louanges n'ont au­cune portée, aucune valeur, quasiment aucune existence, quand elles sont gratuites. A plus forte raison, il nous est impossible de croire qu'approuver le P. Congar (quels que soient l'objet et les motifs de cette approbation) serait un signe automatique d' « ouverture », tandis que le critiquer (quels que soient les motifs et l'objet de la critique) serait une preuve cer­taine de « fermeture ». 191:102 En l'occurrence, d'ailleurs, il s'est passé quelque chose de beaucoup plus simple que la critique ou la louange. Le P. Congar a pris notre défense quand nous étions victimes d'un faux : il a simplement défendu la vérité objective, il a fait connaître avec précision l'existence de notre démenti et celui de Jean Ousset. Devant quoi nous n'avons eu au­cun « effort d'ouverture » à accomplir : nous l'avons publi­quement remercié. C'était, de notre part, tout naturel. De la part du P. Congar, c'était généreux et, nous le répétons, chevaleresque. Il n'y était tenu par rien. Ni lui-même, ni la publication où il a « posé cet acte », comme on dit aujour­d'hui (et cette publication, c'est les *Informations catholiques internationales*) n'avaient en rien contribué à répandre ou à accréditer le faux en question : ils n'en avaient pas parlé. Un acte comme celui du P. Congar est tout autre chose que de discourir platoniquement sur la charité, ou à plus forte raison que de discourir sur le protocole. Un acte de cette sorte ne change d'ailleurs rien aux oppositions qui sont les nôtres à l'égard de tels ou tels écrits du P. Congar. Il ne change rien de visible et de mesurable. Mais plus profon­dément il change tout : pour nous du moins, un tel acte ne peut être oublié, et ne le sera pas. Si le P. Congar est pour nous, comme je le crains, un adversaire sous plusieurs rapports, c'est un adversaire chevaleresque, c'est-à-dire un chrétien en acte. Ma stupéfaction est immense quand je vois M. Lauren­tin faire tranquillement allusion à cet épisode. Car il avait, lui, bruyamment orchestré dans le *Figaro* le faux dont nous étions victimes. Sans nous « nommer », bien sûr. Mais il n'a pas cru devoir faire ce qu'a fait gratuitement le P. Congar. La gratuité du P. Congar fut celle de la généro­sité. La gratuité de M. Laurentin est celle des accusations sans preuve et sans responsabilité. Ce n'est pas tout à fait la même gratuité. Celle du P. Congar, j'entends et veux ne point l'oublier, quelles que soient nos oppositions ulté­rieures. Celle de M. Laurentin, le mieux que je puisse faire est d'arriver à l'oublier. Jean MADIRAN. ============== fin du numéro 102. [^1]:  -- (1). *France catholique* du 18 février, 1966. [^2]:  -- (2). *Documentation catholique* du 16 janvier 1966, col. 179 à 182. [^3]:  -- (1). Voir *Itinéraires*, numéro 101 de mars 1966, éditorial III « Venir et arriver ». [^4]:  -- (1). Henri CHARLIER, *François Couperin*. Éditions et Imprimerie du Sud-Est, 46, Rue de la Charité, Lyon. Collection Nos Amis les Musiciens. L'ouvrage sur Rameau a paru en 1955 ; une 2^e^ édition a paru en 1960. [^5]:  -- (1). Paul CLAUDEL, *La catastrophe d'Igitur,* dans Positions et Propositions, I pages 203 et suiv. [^6]:  -- (1). Extrait d'un reportage de J. M. Dufour en Colombie (revue ITINÉRAIRES de janvier 1965) : « ...La violence a commencé chez nous (en Colombie) avec l'indépendance. Cela va faire un siècle et demi que nous nous tuons avec une pause de trente ans, de 1900 à 1930. Et aujourd'hui nous ne nous tuons même plus par politique, je dirais que nous nous tuons par tradition... » D'après des estimations récentes, la guerre civile larvée qui sévit en Colombie depuis une dizaine d'années aurait déjà fait deux cent mille victimes (Voir « Espérance en Amérique du Sud » de Jean Toulat). [^7]:  -- (1). Même après que les autres puissances auront étendu leur domaine colonial, les populations respectives des empires occidentaux seront vers la fin du XIX^e^ siècle les suivantes (en millions d'habi­tants) : Grande Bretagne, 367 ; France, 50 ; Hollande, 33 ; Russie, 25 ; Belgique, 20 ; Allemagne, 12 ; États-Unis, 9 ; Portugal, 7. [^8]:  -- (2). Le mot d'impérialisme ne figure pas dans l'Encyclopédie du XVIII^e^ siècle. Le Larousse du milieu du XIX^e^ siècle le définit comme : « Opinion favorable au régime impérial », c'est-à-dire aucune signification coloniale. Le Larousse du XX^e^ siècle ajoute comme deuxième sens : « Doc­trine politique visant à resserrer les liens qui unissent l'Angleterre à ses colonies et à l'expansion de la puissance britannique. » Il faut attendre le Nouveau Larousse publié dans les années 1960-65 pour trouver une définition générale, non britannique : « Tendance à la formation d'empires c'est-à-dire à la réunion de peuples techniquement et culturellement divers dans un même ensemble économico-politique, sous, la direction autoritaire d'un pouvoir central dévolu à un peuple dominant ». C'est d'Angleterre que l'exemple est venu. Un historien israélite réputé, Richard Koelneri a consacré un volume de 430 pages à écrire l'histoire (1840-1960) du mot « impérialisme ». Un de ses chapitres a pour titre : Impérialisme, aspiration nationale à l'union anglo-saxonne. [^9]:  -- (1). La « London Missionnary Society ne commence à travailler qu'au XIX^e^ siècle et exclusivement dans les pays animistes ou païens d'Afrique ou d'Océanie. C'est ainsi que les 1,5 % de chré­tiens qu'il y a aux Indes ne sont pas protestants, mais catholiques et issus de missions remontant à saint François Xavier et aux Portugais. [^10]:  -- (1). Expression empjoyée par Wiston Churchill dans sa « Vie de Marlborough ». [^11]:  -- (1). Henri BRUNSCHWIG *: L'expansion allemande outre mer,* [^12]:  -- (1). Au Congrès de 1958 de la « Commission Internationale de l'enseignement de l'histoire », M. Georges Taboulet, ancien directeur de l'Instruction Publique en Indochine, a fait un brillant exposé de l'action des amiraux-gouverneurs, dont j'extrais les deux passages suivants : « A l'heure où le colonialisme est honni dans le monde, à l'heure où l'action de la France outre mer fait l'objet de critiques persévérantes, aussi acrimonieuses que tendancieuses, il nous paraît qu'il n'est pas inutile de présenter sous son véritable éclairage l'œuvre scru­puleuse, compréhensive et bienfaisante accomplie en Cochinchine par les amiraux gouverneurs, qui mérite mieux que l'injuste oubli dans lequel leur mémoire est tombée.. « Le langage des amiraux-gouverneurs n'est pas le langage de sol­dats grossiers et simplistes, de conquérants aveugles et méprisants, épris de domination, *n'ayant pour objectif que la recherche égoïste de profits matériels pour leur nation.* C'est le langage de chefs aux vues larges et élevées, de conducteurs d'hommes éclairés, d'hommes de gouvernement conscients de leur responsabilité morale envers les populations remises à leurs soins, avides de contribuer de leur mieux au progrès général de l'humanité. » (Le passage que nous avons souligné oppose directement le tem­pérament colonial français aux doctrines britanniques ou allemandes.) [^13]:  -- (1). Joseph FOLLIET : *Guerre et paix en Algérie* (1958). [^14]:  -- (1). Ibid.*.* [^15]:  -- (1). Ibid. [^16]:  -- (1). Paul BOFLL : *Le protectorat des missions catholiques en Chine et la politique de la France.* [^17]:  -- (2). Joseph FOLLIET : *Initiation aux problèmes d'outre-mer.* [^18]:  -- (1). Qui ne se rappelle le sou (5 centimes d'avant 1914) que beau­coup d'enfants des écoles catholiques métropolitaines versaient « pour les petits chinois » à l'œuvre de la Sainte Enfance ? [^19]:  -- (1). Lettre « In pluribus » du 5 mai 1888 aux évêques du Brésil -- Lettre « Opus Tibi » du 17 octobre 1888 au Cardinal Lavigerie -- Lettre « Catholicae Ecelesiae » du 20 novembre 1890 à tous les catholiques -- Lettre « Mirifice » du 17 juillet 1890 au Cardinal Lavigerie -- Allocution au Consistoire du 1^er^ juin 1891 -- Lettre « Jesu Christi » du 5 mars 1895, à Mgr Jourdan de la Passardière. [^20]:  -- (1). 4 septembre 1869. S.S. Pie IX à Henri Lasserre. [^21]:  -- (2). Grasset, 1955. [^22]:  -- (3). Grasset, 1958. Cf. *Itinéraires*, n° 85, pp. 102 et ss. [^23]:  -- (4). *Itinéraires*, n° 85, pp. 106 et ss. [^24]:  -- (5). 13 janvier 1868, P. Sempé à Henri Lasserre. Dix-huit ans plus tard, il espérait encore démontrer que « *la conduite de M. le Préfet des Hautes-Pyrénées au temps des Apparitions a été loyale et qu'elle a été un vrai service pour l'œuvre *»*.* [^25]:  -- (6). 29 juin 1868, Vicaire Général Fouran à Lasserre. [^26]:  -- (7). 17 décembre 1868. [^27]:  -- (8). Note faussement datée du 28 novembre 1869. [^28]:  -- (9). 13 janvier 1868, P. Sempé à Lasserre. [^29]:  -- (10). 9 octobre 1868, l'abbé Peyramale à Lasserre. [^30]:  -- (11). Estrade n'a jamais rétracté son témoignage là-dessus. Plus tard, sous l'influence des Chapelains chez qui il faisait de longs séjours et impressionné par les enquêtes du P Cros Il n'acquiesça pas davantage, mais il consentit à ne plus contredire. Cela uni­quement sur la foi des « habitants du moulin de Savy » qui étaient tout disposés à complaire au P. Sempé, leur logeur et leur employeur. [^31]:  -- (12). A la fin de ce témoignage autographe (qu'Henri Lasserre n'a jamais lu) on a ajouté ceci : « Toutefois, avant de mourir, le R.P. aurait dit : « *Peut-être me suis-je laissé induire en erreur et ai-je agi d'une façon regrettable *». [^32]:  -- (13). 22 octobre 1968, P. Sempé à Lasserre. Nous avons réfuté le contenu de cette lettre dans *Itinéraires*, n° 85, p. 117. [^33]:  -- (14). 3 novembre 1869, Lasserre à Mgr Laurence. [^34]:  -- (15). 22 novembre 1868, Lasserre à Mgr Laurence. [^35]:  -- (16). Les témoignages, sont nombreux et précis sur cette *promesse* de Mgr Laurence : 10-22 novembre 1868, Lasserre à l'abbé Peyramale ; 22 novembre 1868, Lasserre à Mgr Laurence ; 29 décembre 1868, pp. 1 et 2, 29 décembre 1868, p. 7, Lasserre au Chanoine Fouran ; 7 avril 1869 p. 4, Lasserre à l'abbé Peyramale ; 7 juillet 1869, l'abbé Peyramale à Lasserre : « La parole donnée... » ; 8 novembre 1869, p. 14, Lasserre à Mgr Laurence, etc. [^36]:  -- (17). Notre-Dame-de-Lourdes, par H. Lasserre, Paris, 1869. [^37]:  -- (18). Lettres de l'abbé Peyramale en 1868 et 1869. [^38]:  -- (19). 9 novembre 1868, citée dans « Écrits de Ste Bernadette » par le P. Ravier, p. 275. [^39]:  -- (20). Ce refus d'enquête immédiate prouvait si clairement le parti ; pris et la mauvaise foi du P, Sempé que, dans sa défense devant le St-Office, il en rejeté la responsabilité sur feu Mgr Laurence qui, écrit-il « *a cru l'enquête inutile, les faits contestés étant sans importance, et sur... des Missionnaires *» (note faussement datée du 28 novembre 1869). [^40]:  -- (21). 12 juillet 1869, Lasserre à l'abbé Peyramale. [^41]:  -- (22). Dans trois pages d'un morceau spécialement soigné la scène du moulin la narration passe treize fois du présent au passé et inversement. [^42]:  -- (23). 30 août 1869, Lasserre à Mme Lasserre de Monzie. [^43]:  -- (24). 2 septembre, Lasserre à Mme Lasserre de Monzie. [^44]:  -- (25). 4 septembre 1869, S.S. Pie IX à Henri Lasserre. [^45]:  -- (26). *Itinéraires*, n° 87, p 281 [^46]:  -- (27). 25 septembre 1869, Mgr Laurence à Henri Lasserre. [^47]:  -- (28). 29 septembre 1869, Dom Couturier à Lasserre. [^48]:  -- (29). 14 août et 22 septembre 1689. [^49]:  -- (30). De fait, l'enfant et la mère échappèrent de peu à la mort lors de la naissance, le 81 octobre 1869. [^50]:  -- (31). 16 novembre 1869, Mère, Imbert à Mgr Laurence. [^51]:  -- (32). 18 novembre 1869, Mgr Forcade à Mgr Laurence. [^52]:  -- (33). *Itinéraires*, n° 87, p. 292. [^53]:  -- (34). Ces exemplaires des *Annales* ont été récemment identifiés (sauf un) et signalés aussitôt par le Conservateur des archives Lasserre à la rédaction de « Recherches sur Lourdes » qui ne manquera pas de faire examiner ces documents et d'en informer ses lecteurs. [^54]:  -- (35). Les numéros de pages cités dans la *Protestation* renvoient aux *Annales où* le récit commence p. 68 pour s'interrompre des pages 76 à 85, puis des pages 94 à 97. [^55]:  -- (36). *Notre-Dame-de-Lourdes,* par Henri Lasserre, p. XI. [^56]:  -- (37). 3 novembre 1869, Lasserre à Mgr Laurence. [^57]:  -- (38). Pamphlet du P. Sempé contre Henri Lasserre, imprimé en janvier 1878, p. 16. Nous analyserons ces 33 pages in 8° qui ne sont que calomnies d'un bout à l'autre, soit énoncées par les auteurs (car le P. Sempé fut aidé) soit par personnages interposés. [^58]:  -- (39). *Itinéraires*, n° 87, pp. 284-285. [^59]:  -- (1). Capucins, Franciscains, Conventuels et Clarisses. [^60]:  -- (2). Expression usuelle, quoique impropre, car ce sont, bien évidemment, les stigmates qui sont, ou non, visibles, mais on a pris l'habitude de désigner ainsi les mystiques, dont les stigmates sont apparents, par opposition à ceux qui ressentent, seulement, les douleurs des plaies lu Christ, sans que rien d'extérieur ne puisse les faire soupçonner. [^61]:  -- (1). Il va sans dire que l'auteur n'attache, au cours de cette étude, aux mots « saint » et « sainteté » qu'un sens subjectif, exprimant seulement sa conviction personnelle qui restera libre tant que l'Église n'aura pas pris, elle-même, officiellement position. [^62]:  -- (1). Cf. *Auprès du Père Pio*, René HAME P. s. s. [^63]: **\*** -- ...apprenant la mort de Péguy, bien que marié et père de trois enfants, il se fit verser dans l'armée active et fut tué bientôt aux environs d'Arras (29:169-01-73) [^64]:  -- (1). Éditions Gallimard. [^65]: **\*** ici et plus bas : *d'abord* et *ensuite.* [^66]:  -- (1). Michel de SAINT-PIERRE, dans *Itinéraires*, numéro 95 de juillet-août 1965, page 89. Reproduit dans son livre *Sainte colère*, pp. 294 et suivantes. [^67]:  -- (1). Ce « groupe pilote », à l'issue de son 11^e^ Congrès, à Lausanne sur « l'information », le 19 avril 1965 (soit trente-huit jours avant l'article accusateur de M. Laurentin), adoptait à l'unanimité une motion finale où les congressistes déclaraient « *faire leur charte du Décret conciliaire* INTER MIRIFICA *sur les moyens de communication sociale *» (*Actes du Congrès de Lausanne : l'information*, 1 volume au Club du Livre civique, page 199). Voilà donc comment le « grou­pe pilote » manifeste qu'il « refuse par principe le Concile ». -- En revanche, le même texte conciliaire a été déclaré « insignifiant » : mais c'était par le P. Rouquette, dans les *Études*, numéro de janvier 1965, page 100. Le P. Rouquette est -- entre autres -- un laudateur habituel de M. Laurentin. On voit par là au profit de qui celui-ci brouille les cartes. [^68]:  -- (1). Voir sur ce point *Itinéraires*, numéro 101 de mars 1968, p. 172.