# 104-06-66
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## ÉDITORIAUX
### Après la Mutualité
#### I. -- L'événement du 27 avril
Le 27 avril, pour entendre Jean Madiran, Jean Ousset et Michel de Saint Pierre, la grande salle de la Mutualité était comble.
Sans réclame et sans tapage, dans le mutisme de tous les journaux catholiques, sans affiches, sans rien de l'énorme et insistante publicité considérée comme indispensable pour arriver à remplir une telle salle, voilà qu'était réalisé un rassemblement d'une importance numérique que les catholiques sociologiquement installés, avec toute la gamme de leurs puissants moyens matériels, n'atteignent, en ce même lieu, que rarement.
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En ouvrant la réunion du 27 avril, Jean Madiran en prit acte en ces termes :
« *Nous sommes réunis ici dans la salle même où se réunit, entre autres, la Semaine des intellectuels catholiques.*
*Ils nous ont écartés et méprisés sous le prétexte que nous étions une minorité négligeable. C'était un mensonge, et la preuve en est faite, ce soir.*
*Il fallait leur enlever enfin cet argument qui ne prouve rien mais qui semble impressionner trop souvent trop d'autorités ecclésiastiques : la supériorité du nombre qu'ils osaient invoquer contre nous était une supériorité factice, une supériorité inexistante, une supériorité trompeuse.*
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*La preuve publique est faite que les exclus de tous les congrès catholiques officiels représentent autant et davantage de monde que ces congrès catholiques eux-mêmes.*
*Vous tous qui êtes là ce soir, et à qui l'on avait voulu faire croire que vous étiez des isolés dans la nation et des minoritaires dans l'Église, par votre présence tous ensemble vous avez déchiré le mensonge où l'on voulait vous emprisonner.*
*Avec sérénité, avec résolution, prenez conscience maintenant de la force qui est la vôtre.* »
Telle est en effet la portée de l'événement. Les exclus de tous les congrès catholiques se sont trop entendu dire qu'ils étaient exclus parce qu'ils étaient numériquement insignifiants : alors ils ont fait la preuve qu'à eux seuls, et malgré le silence des journaux catholiques, ils réunissent autour d'eux autant et davantage de monde que n'en réunissent les congrès catholiques dont ils sont exclus.
#### II. -- L'événement n'aurait pas dû être inattendu
L'effet de surprise a été total. Les observateurs, et ceux à qui ils firent leurs comptes rendus, en restèrent suffoqués : *le nombre ! les jeunes !* Ce n'était pas croyable. Mais cela était.
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Nous avions averti. Et nos avertissements, on le voit, n'étaient point paroles en l'air. Nous avions annoncé le changement de registre et le passage à un autre niveau. Non par goût. Mais constatation faite d'une nécessité.
Nous avions dit : Au *poids des faits, au poids des raisons, nous travaillerons désormais à ajouter le poids du nombre, le poids de l'union, le poids de la parole publique, le poids de l'action civique méthodique.*
Il est infiniment regrettable que, dans le catholicisme français, le poids des raisons soit désormais tenu pour nul s'il n'est pas appuyé par le poids du nombre. Mais nous ne sommes pas responsables de cette situation, dont nous avons dénoncé l'absurdité. La persuasion n'ayant eu aucun effet, on rendait inévitable la démonstration de force, que l'on croyait hors de notre portée.
Le soir du 27 avril, chacun a pu faire les comptes, et les comparaisons.
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Au lieu de demander : *où est la vérité ?* on a pris l'habitude de demander : *où va le nombre ? où va la jeunesse ?*
Où va la jeunesse, où va le nombre : on l'a vu à la Mutualité.
#### III. -- Ce que nous réclamons
Cette démonstration numérique, cette démonstration de force a un but très clair : appuyer une réclamation solennelle fondée sur des raisons qui n'ont jamais été réfutées, mais que l'on croyait pouvoir négliger. Il s'agit d'obtenir dans toutes les rencontres catholiques, dans toutes les consultations catholiques, la place et l'audience qui sont les nôtres de plein droit.
Depuis dix ans, cette réclamation est formulée avec la plus solide argumentation et depuis l'année dernière dans l' « Appel aux évêques » et elle est méprisée.
Nous avons donc entrepris de la faire valoir avec la sorte de démonstrations publiques qui a cours actuellement dans le catholicisme de langue française.
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Cette réclamation n'est d'ailleurs pas formulée spécialement au bénéfice des trois chefs de file qui étaient, le 27 avril, les trois orateurs d'avant-garde.
Elle concerne tous ces écrivains et philosophes, actifs et influents par le témoignage public de leur foi, par l'apport positif de leur pensée, par leur rayonnement et leur dynamisme spirituels de Louis Salleron à Marcel De Corte, de Gustave Thibon à Henri et à André Charlier, d'Alexis Curvers à Henri Rambaud, de Jacques Perret à Paul Auphan, de Pierre Debray à Louis Jugnet (etc.) qui sont systématiquement, et chaque jour davantage, tenus à l'écart des publications catholiques, des organisations catholiques, des « semaines » catholiques (intellectuelles ou sociales), des dialogues publics engagés pourtant même avec les communistes.
Aucun d'entre eux n'a besoin, pour son œuvre ou pour son influence, de l'appareil sociologique du catholicisme. C'est l'inverse. Il s'agit, s'il en est temps encore, d'éviter à cet appareil sociologique un effondrement à la fois moral et numérique, un effondrement général qui ferait un immense champ de ruines. Ces écrivains, ces philosophes sont ceux qui ont le plus étudié les causes de la pénétration marxiste et de l'affaissement teilhardien qui se manifestent dans une partie croissante de la pensée et de l'organisation catholiques. Ils n'ont dessein d'imposer silence à personne : mais nous demandons qu'eux aussi soient écoutés et entendus à l'intérieur de la maison qui devrait être la maison commune.
#### IV. -- Pas d'équivoque
La réunion du 27 avril, et les rassemblements ultérieurs qui apparaîtront éventuellement nécessaires, ne sont pour nous ni un but en soi, ni un moyen d'action privilégié. Nos principaux moyens sont autres : la réforme intellectuelle, et morale, l'action capillaire, les réseaux d'amitié, la reconstitution progressive du tissu social au niveau des corps intermédiaires. Ces moyens d'action méprisés, et quasiment invisibles à l'œil nu pour les regards trop habitués aux rassemblements de masse, font la preuve de leur efficacité seulement pour ceux qui ont le sens du réel.
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Mais ces mêmes moyens peuvent aussi et en outre faire la preuve de leur efficacité dans l'ordre des rassemblements de masse. De tels rassemblements constituent la forme d'action la plus impressionnante en même temps que la moins durablement efficace : mais chaque fois qu'elle nous paraît occasionnellement nécessaire, nous sommes décidés à l'employer, aussi, comme nous l'avions annoncé ; et nous sommes en mesure de le faire, comme la preuve en a été donnée. *Qui peut le plus peut le moins *: qui peut faire (par exemple) le Congrès de Lausanne peut, à plus forte raison, et à la seule condition d'y travailler, faire la Mutualité et beaucoup plus que la Mutualité. Seulement on se trompe sur le « plus » et le « moins », on croit que le Congrès de Lausanne c'est le « moins », et la Mutualité le « plus » : la démonstration contraire a été donnée dans les faits le 27 avril.
Quand nous disons : *et beaucoup plus que la Mutualité*, c'est un autre avertissement, que l'on ferait bien de prendre au sérieux et d'entendre en temps utile si l'on ne veut pas se voir infliger des démonstrations publiques plus cuisantes encore. Tous les observateurs, le 27 avril, auront pu constater que la salle était pleine d'une seule catégorie d'auditeurs : des amis convaincus, ardents, militants. Les réunions catholiques officielles qui remplissent (ou n'arrivent pas à remplir) la même salle ont largement recours à une affluence de sympathisants beaucoup plus vagues et de simples curieux. Il n'est pas au-dessus de nos forces d'amener aussi à nos réunions cette affluence supplémentaire de simples curieux et de vagues sympathisants : mais alors ce ne sera plus à la Mutualité, qui n'y suffirait pas.
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Quoi qu'il en soit, l'essentiel de notre travail demeure le travail de proche en proche, de prochain à prochain, sans bruit et sans publicité. Nous travaillons à créer nos propres moyens d'action, en marge de ceux du monde installé, de l'argent, de la réclame : des moyens d'action adéquats aux tâches entreprises. Mais dans la mesure où il apparaît nécessaire d'appuyer nos réclamations par une démonstration de force numérique, nous le faisons et nous le ferons.
Nous regrettons, répétons-le, que dans le catholicisme français un propos ne soit pas jugé, mesuré, pesé selon son poids intrinsèque de vérité. Nous n'avons aucun goût pour l'étalage public de nos succès numériques ou de la moyenne d'âge de nos militants. Mais puisqu'on ne veut entendre que l'argument du nombre et l'argument de la jeunesse, on nous a conduits à démontrer publiquement que le nombre et la jeunesse, nous les avons aussi -- nous les avons davantage.
Nous aurons pareillement recours, si l'on nous y contraint, à l'intensification *méthodique de cette démonstration*.
Mais nous en avons pesé toutes les conséquences, et nous n'en abusons pas. Ces conséquences, on ferait bien de les peser aussi, dès maintenant, là où on est exposé à les subir.
Nous l'avons déjà dit : nous ne sommes certes pas des agitateurs, nous ne sommes pas des subversifs. Mais nous ne sommes pas non plus des fantoches ou des pantins.
#### V. -- C.Q.F.D.
Nous sommes très heureux que la presse catholique, spécialement la presse catholique d'information (*sic*) n'ait pas annoncé la réunion du 27 avril et n'en ait pas donné de compte rendu.
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**1. -- **La Mutualité a été remplie sans l'appui des journaux qui prétendent « informer » le public sur ces questions. Nous pouvons parfaitement nous passer d'eux, même à ce plan-là. Leur conspiration du silence n'est plus susceptible ni de nous écraser, ni de nous paralyser. Et s'ils avaient annoncé la réunion du 27 avril, il aurait fallu y refuser du monde.
**2. -- **Le silence des journaux catholiques n'a aucunement pour cause, comme ils voulaient le donner à entendre, le fait que nous ne représenterions que des « groupuscules » numériquement négligeables. Car ils estiment, ces mêmes journaux, ne pouvoir « au plan de l'information » passer sous silence des réunions catholiques rassemblant beaucoup moins de monde ([^1]). Une réunion catholique qui remplit la Mutualité, cela imposait au moins quelques lignes d' « information » : ils ne les ont pas faites, donnant ainsi la preuve qu'ils n'informent pas. Leur « information objective » (et chrétienne) est fondée sur le mensonge par omission.
Ce ne sont point les journaux d'information qui renseignent exactement sur la réalité des choses.
Ce ne sont point les journaux catholiques d'information qui renseignent exactement sur la réalité des choses catholiques.
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Si nous réclamons la place et l'audience qui sont les nôtres de plein droit dans l'appareil sociologique du catholicisme, ce n'est point par concupiscence d'un avantage ou d'un profit quelconque, fût-il moral.
C'est pour y servir. C'est pour y apporter ce que nous seuls pouvons y apporter. C'est pour y rétablir l'équilibre. C'est pour tenter d'éviter, s'il n'est pas trop tard, les grandes fractures et ruptures intellectuelles et sociologiques qui menacent le catholicisme de langue française. C'est pour stopper la guerre idéologique menée contre le peuple chrétien par ceux qui se sont arrogés une prépotence indue. C'est pour restaurer une circulation normale des idées et une représentation équitable de la diversité des aspirations.
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Dans cette perspective, nous avons lancé l'*Appel aux évêques *: parce que les évêques, s'ils ne peuvent pas tout en ce domaine, peuvent néanmoins beaucoup.
Nous faisons maintenant la preuve publique que nos idées rassemblent du monde, et des jeunes. Nous avions déjà le droit d'être entendus. Nous avons désormais, en outre, ce droit plus discutable, mais actuellement plus apprécié, qui se fonde sur le nombre.
Alors ?
Si l'on commençait, enfin, à nous parler sérieusement des choses sérieuses, à nous entendre et à nous répondre sérieusement ?
*Le dialogue est-il toujours impossible ?* Tel était le titre de la réunion du 27 avril. Le dialogue, ce n'est pas nous qui le refusons : cette preuve-là, elle aussi, est publique et se fait entendre de plus en plus fort.
#### VI. -- Plus que jamais : s'unir et s'organiser
A l'intention de tous ceux qui veulent bien nous faire confiance, nous répétons les conseils et consignes que nous avons donnés : contre le magistère clandestin qui empiète sur l'autorité légitime et s'efforce en outre de la circonvenir et de l'annexer, *nous invitons tous les persécutés à s'unir pour se défendre par tous les moyens légitimes, nous invitons tous les résistants à s'unir pour organiser leur résistance à la pénétration marxiste*.
A tous nous disons : *prenez contact*.
*Prenez contact* avec Michel de Saint Pierre. Il est le principal porte-parole de la résistance française et chrétienne. Il a percé le mur du silence. Il prépare d'autres livres, qui auront autant de poids que les précédents : apportez-lui vos informations. Ce qu'il écrit a un retentissement international qui est l'une des meilleures armes qui soient pour votre défense.
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*Prenez contact* avec l'une ou l'autre des organisations librement fédérées ou articulées sous l'égide de l'Office international des œuvres de formation civique et d'action doctrinale selon le droit naturel et chrétien. Jean Ousset est le penseur et l'organisateur de l'action contre-révolutionnaire en notre temps. Apportez-lui votre renfort on demandez-lui le secours dont vous avez besoin. C'est autour des organisations souples qu'il a créées que prennent corps l'entraide, la coopération, la défense mutuelle, le coude à coude. Prenez contact avec les réseaux d'amitié et d'action civique de Jean Ousset.
*Gardez le contact* avec l'ensemble de notre action en vous abonnant personnellement à la revue ITINÉRAIRES, qui vous tient régulièrement au courant de nos initiatives, de nos publications, de nos campagnes, de l'état réel de la situation, et des entreprises de l'adversaire, tout en vous fournissant une documentation indispensable.
L'avenir est entre les mains de chacun de vous. Chacun a besoin de tous. Chacun peut contribuer à l'œuvre commune. Aidez-nous activement.
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*Annexes*
#### I. -- La lettre d'un prêtre
De la lettre que nous adresse un prêtre après la réunion du 27 avril à la Mutualité :
« *J'étais à la réunion du 27 avril...*
« *Je dois dire que j'ai été stupéfait du* NOMBRE DES JEUNES *dans l'assistance. Viennent-ils d'Ousset, d'* « *Itinéraires* »*, de Michel de Saint Pierre, je ne sais. En tous cas, le* CONFLUENT *est bienfaisant.*
« *J'ai été heureusement surpris du spectacle de l'assistance le 27 avril : comme c'est la religion -- plus encore qu'autre -- chose qui réunissait les auditeurs, une lumière de vivacité de foi et de décence morale* » *affinait maints visages, ce qui est toujours réconfortant pour les prêtres, fatigués à la longue par le flot anonyme de l'indifférence religieuse.* »
#### II. -- « La France catholique »
Dans *La France catholique* du 6 mai, Fabrègues consacre son article à la réunion de la Mutualité. Il y écrit notamment :
*Il y a aujourd'hui un silence que nous ne pouvons pas garder sans trahison de nos propres âmes et de notre propre intelligence. Le silence, d'ailleurs, n'a jamais rien résolu. Nous avons parlé ici de la* « *Semaine des intellectuels catholiques* » *avec mesure, bien que notre désaccord ait été, sur des points essentiels, fondamental.*
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*Quelle loi de justice morale, quelle règle de logique intellectuelle pourrait nous autoriser à ne pas évoquer les cœurs et les esprits qui, la semaine dernière, dans la même salle que les* « *intellectuels* »*, en même nombre, avec la même participation de jeunesse, ont dit leurs problèmes et leurs angoisses ?*
*Devant cette salle pleine, Jean Madiran, d'* « *Itinéraires* »*, Jean Ousset, de* « *Permanences* »*, ont parlé. Michel de Saint Pierre aussi.*
*Qu'on-t-ils dit ?*
Il existe donc bien une loi du silence, qui est imposée sans pouvoir se réclamer d'aucune loi logique ni d'aucune loi morale.
Parce qu'il y avait à la Mutualité, pour entendre Jean Madiran, Jean Ousset et Michel de Saint Pierre, autant (et même davantage) de monde, et de jeunes, que pour entendre les « intellectuels catholiques », la question est posée : -- *Qu'ont-ils dit ?*
Grâce, notamment, à l'article de Fabrègues, ce qui a été dit à la Mutualité le 27 avril sera entendu encore plus loin.
Il y a ainsi des questions décisives que l'on ne pourra plus -- innocemment -- mettre sous la table.
#### III. -- « Carrefour »
Du compte rendu publié le 4 mai par l'hebdomadaire Carrefour :
*C'est la grande salle de la Mutualité que le* « *Club de la culture française* » *que préside Michel de Saint Pierre avait choisi de remplir mercredi 27 avril à l'occasion d'une réunion qui réunissait MM. Jean Madiran, Jean Ousset et Michel de Saint Pierre.*
*Faire salle comble à la Mutualité tient de l'exploit, et encore plus en dehors des périodes de campagne électorale ou hors d'évènements qui mobilisent l'opinion publique. On s'en était aperçu la veille où Daniel Mayer avait présidé uns réunion de protestation contre l'interdiction du film* « *La Religieuse* »* : en dépit du nombre des cinéastes présents à la tribune, de la solennité des adjurations et de l'actualité du sujet, la moitié des sièges était vide... Le* « *Club de la culture française* » *ne connut pas semblable mésaventure, et les retardataires durent rester debout.*
*Les catholiques au nom desquels s'exprimaient MM. Jean Madiran, Jean Ousset et Michel de Saint Pierre ne sont nullement les* « *isolés* » *que certains voudraient pouvoir faire croire...*
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### Consubstantiel Pour un témoignage de foi chrétienne
COMME ON LE SAIT, le nouveau texte du *Credo* dans la nouvelle messe en français a modifié l'expression et appauvri le contenu de notre foi. Le texte latin, qui n'a pas encore été modifié, affirme la foi en Jésus-Christ, Fils unique de Dieu, «* consubstantialem Patri *» : « consubstantiel au Père », comme disaient toutes les traductions. Le nouveau *Credo* dit simplement : « de même nature que le Père ».
Le moment nous paraît venu, *premièrement* de relire et méditer à nouveau l'article qu'Étienne Gilson publiait à ce sujet il y a bientôt un an, dans *La France catholique* du 2 juillet 1965 ; *secondement de dire à quelles conclusions nous sommes parvenus, et quelles dispositions pratiques nous paraissent devoir être envisagées.*
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L'article d'Étienne Gilson, onze mois après sa parution, n'a reçu aucun démenti, n'a subi aucune réfutation, ni même aucune tentative de contradiction. Le consentement tacite et universel qu'il a rencontré en augmente encore le poids. Si quelques-uns avaient dessein d'y répondre, nous devons constater qu'après onze mois ils n'ont pas encore trouvé la réponse.
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Nous devons constater aussi qu'il n'a cependant été suivi d'aucun effet.
Ayant longuement médité ces choses, et nous étant gardés de toute précipitation, nous pensons maintenant pouvoir et devoir élever la voix, à notre place, à notre rang de laïcs baptisés et confirmés.
Étienne Gilson écrivait :
« Ayant toujours chanté en latin que le Fils est consubstantiel au Père, il me semblait curieux que cette consubstantialité se fût ainsi changée en une simple connaturalité. Nos prêtres semblent d'ailleurs n'avoir pas été informés de l'événement. A la grand'messe, l'officiant continue imperturbablement de chanter « *consubstantialem Patri* » comme si rien n'était arrivé ; mais nous autres, laïcs de plat pays, nous n'avons qu'à suivre la liturgie simplifiée à notre usage. C'est ce que me répondit le jeune vicaire à qui je finis un jour par demander, en recevant de lui ma messe française, si de même nature n'était pas une faute d'impression. « Moi, me dit-il, je suis là pour distribuer les feuilles ; tout ce que vous avez à faire est de chanter ce qui est écrit dessus. » (...)
« Deux êtres de même nature ne sont pas nécessairement de même substance. Deux hommes, deux chevaux, deux poireaux, sont de même nature, mais chacun d'eux est une substance distincte, et c'est même pourquoi ils sont deux. Si je dis qu'ils ont même substance, je dis du même coup qu'ils ont même nature, mais ils peuvent être de même nature sans être de même substance. Suis-je encore tenu de croire que le Fils est *consubstantiel* au Père ? Suis-je au contraire tenu de les croire seulement de même nature ? » (...)
« On pourrait supposer que l'Église de France poursuit en cela une fin œcuménique ; mais non, les symboles grecs d'Épiphane et de Nicée disent expressément du Fils qu'il est *omaousion to patri*. Le symbole dit de Damase, usité en Gaule vers l'an 500, dit bien du Père et du Fils qu'ils sont *unius naturae*, mais il ajoute aussitôt *uniusque substantiae* et *unius potestatis*. L'antique symbole *Clemens Trinitas est una divinitas* affirme en ces termes l'unité de la Trinité divine, parce que les trois personnes sont « une seule source, une seule substance, une seule vertu et une seule puissance ». Les personnes ont la même nature, divine, en tant qu'elles sont trois ; en tant qu'elles sont un seul Dieu, elles ont la même substance : « Trois, ni confondus ni séparés, mais conjoints dans la distinction et distincts dans la conjonction : unis par la substance, mais distincts par les noms ; conjoints par la nature, distincts par les personnes. »
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Je citerai autant de formules de la foi qu'on voudra pour anathématiser, avec le Concile romain de 382, ceux qui ne proclament pas ouvertement que le Saint-Esprit, le Père et le Fils sont *unius potestatis atque substantiae* et, redisons-le, l'unité de substance implique l'unité de nature, mais pour tant de textes qui affirment l'unité de substance, en mentionnant ou non l'unité de nature, je ne me souviens d'aucun où l'unité de nature soit seule mentionnée (...). Le symbole français de 1965 est, je crois, le premier...
La raison de ce changement dans l'expression de la foi n'a été donnée nulle part. Elle n'avait pas été donnée avant l'article de Gilson elle demeure toujours inconnue onze mois après. Que le motif de cette chirurgie demeure clandestin, inavoué, en tout cas secret, malgré toutes réclamations, objections et remontrances, cela donne supplémentairement à réfléchir.
Aujourd'hui, comme Gilson en juillet 1965, on en reste réduit à supposer cette raison et ce motif :
« Pourquoi cette substitution s'est-elle opérée ? Pour un motif apostolique, je crois, et généreusement chrétien. On veut faciliter aux fidèles l'accès des textes liturgiques. On le veut si ardemment qu'on va jusqu'à éliminer du français certains mots théologiquement précis, pour leur en substituer d'autres qui le sont moins, mais dont on pense, à tort ou à raison, qu'ils « diront quelque chose » aux simples fidèles. De même *nature* semble plus facile à comprendre que de même *substance*. »
Insistons encore : répétons que c'est une simple supposition. Vraisemblable sans doute. Mais, si formidablement étrange que cela puisse paraître, cette supposition n'a été ni confirmée ni démentie, ni officiellement ni officieusement. En matière aussi grave, nous n'avons pas reçu l'ombre d'une explication.
A la raison imaginée, au motif supposé, Gilson répondait :
« Il serait troublant de penser qu'une sorte d'avachissement de la pensée théologique puisse tenter certains de se dire qu'au fond ces détails techniques n'ont guère d'importance. Car à quoi bon faciliter l'acte de croire, s'il faut pour cela délester d'une partie de sa substance le contenu même de l'acte de foi ? »
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*Délester d'une partie de sa substance le contenu même de l'acte de foi :* nous disions équivalemment en commençant : la formulation nouvelle appauvrit le contenu de notre foi.
Dans le courant du même article, Gilson remarquait incidemment :
« Le grand avantage, pour les laïcs, d'être invités à une passivité complète, c'est d'être déchargés par là même de toute responsabilité. »
Mais les invitations à la passivité complète sont elles-mêmes des invitations irresponsables, illégitimes, sans valeur. Elles sont contraires à la tradition de tous les Conciles, y compris le dernier, et à tout l'enseignement ordinaire et extraordinaire de l'Église. *La foi, les sacrements et l'obéissance ne nous constituent ni passifs ni irresponsables*. Au contraire.
De tout ce qui précède, nous allons maintenant tirer quelques conclusions théoriques et pratiques.
##### *Première conclusion.*
L'abandon mystérieux et non motivé du « consubstantiel » ne va pas, fût-ce implicitement, jusqu'à déclarer anathèmes ceux qui y croient encore. Cette foi au consubstantiel se trouve sans doute, volontairement ou non, mais en fait, psychologiquement, socialement, frappée de suspicion : elle apparaît désormais secondaire, annexe ou inutile ; quasiment facultative ; peut-être inopportune ; de quelque manière dépassée, rétrograde. Il ne semble pas qu'elle soit pour autant interdite.
Beaucoup d'interprètes plus ou moins mandatés et abondamment recommandés s'appliquent à nous enseigner que l'essentiel du second Concile du Vatican est que « l'Église a reconnu ses erreurs ». Dans cette perspective, on serait facilement amené à croire que l'une de ces erreurs auxquelles l'Église renonce, c'est d'avoir inscrit « consubstantiel » dans le Credo, et d'avoir tant attendu pour l'en retirer. Et de fait, avant même la fin du Concile, l'Église de France s'est hâtée de procéder à ce retranchement.
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Nous ne nions pas qu'une telle argumentation soit fortement impressionnante. Le conditionnement journalistique et publicitaire aidant, elle a un grand empire sur les esprits ; et les semaines, les mois ont passé sans qu'elle ait été clairement contredite par l'autorité. Mais, tout bien réfléchi, cette argumentation n'emporte point notre adhésion.
En effet, nous ne trouvons rien, dans les textes promulgués par le Concile, qui aille directement contre le consubstantiel, rien qui en ordonne, en suggère ou en autorise la suppression, rien qui interdise de continuer à y croire, et de professer publiquement cette foi.
Puisque nous ne pouvons plus, au cours de la nouvelle messe, professer publiquement notre foi que le Fils est consubstantiel au Père, nous inscrivons et faisons ici cette publique profession de foi.
##### *Seconde conclusion : organiser une pétition.*
Nous savons d'autre part que les textes français de la nouvelle messe ne sont pas définitifs. Des modifications et corrections successives sont déjà venues et viendront encore. Le texte qui a été publié, imposé et distribué comme « traduction officielle de l'Association épiscopale liturgique » (dépôt légal : 4^e^ trimestre 1964, copyritght Association épiscopale liturgique) ([^2]) est déjà dépassé et périmé sur plusieurs points : il ne contenait pas la traduction de la Préface, il contenait une traduction du Pater qui a été transformée depuis lors. Rien n'est immuablement fixé en ce domaine des traductions. Donc rien ne s'oppose à une restauration du consubstantiel. Il suffit de la demander. Demandons-la.
Nous préconisons, en conséquence, que tous les catholiques qui croient en cet article de foi défini : le Fils est consubstantiel au Père, adressent aux évêques de France une pétition, filiale et respectueuse, demandant que cet article de foi défini soit réintroduit dans le texte français du *Credo.*
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##### *Aucune argumentation : Le témoignage de la foi.*
On peut *argumenter* en faveur du « consubstantiel ». Nous pensons toutefois que la pétition aux évêques ne doit comporter aucune argumentation.
Non pas seulement, ni principalement, parce que ce qui a été supprimé sans motif exprimé peut pareillement être rétabli sans motif exprimé.
Non pas, non plus, parce que tous les arguments en faveur du « consubstantiel », les évêques les connaissent.
Mais parce qu'il s'agit d'une *profession de foi.*
L'Église a toujours cru, et professé explicitement depuis plus de seize siècles, que le Fils est consubstantiel au Père. L'Église le croit et le professe toujours en latin ; elle le croit et le professe toujours, pour autant que nous sachions, dans toutes les langues nationales, à l'exception du français ; elle le croit et le professe toujours dans le nouveau texte de la messe en italien, où la « *Professione di fede* » déclare explicitement : « *della stessa sostanza del Padre* »*.*
Que disons-nous, que demandons-nous ?
Simplement ceci :
-- NOUS Y CROYONS.
-- ET NOUS DEMANDONS A NOS ÉVÊQUES LA GRACE DE NOUS PERMETTRE DE CONTINUER A FAIRE CETTE PROFESSION PUBLIQUE DE NOTRE FOI.
C'est tout.
Le témoignage de la foi.
Le désir légitime qu'a cette foi de continuer à s'exprimer publiquement.
Ce désir filialement déposé aux pieds de nos évêques.
Ni une argumentation, ni une explication : un acte.
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##### *Ce mot est-il compris ?*
Nous ne nous arrêterons pas à la question :
-- Mais « consubstantiel », entendez-vous bien ce que cela signifie ?
Car cette question est en dehors de la question, et n'appelle aucune autre réponse.
Nous ne sommes pas ici à l'examen de catéchisme (ou de théologie). Peut-être entendons-nous très mal ce terme. Sans doute n'aurons-nous pas assez de toute notre vie terrestre pour scruter ce mystère sans d'ailleurs parvenir à le « comprendre ». Assurément nous n'aurons jamais fini en ce monde de nous laisser pénétrer par la lumière obscure des mystères de notre foi. Tout cela n'empêche en rien que *nous croyons aux dogmes définis par l'Église avec la volonté d'y croire dans le sens où l'Église les a définis.* Quant à la qualité des lumières de foi que Dieu a données à chacun, et à l'accueil que chacun leur a fait, c'est affaire entre Dieu et chacun de nous. Aucun homme, fût-il d'Église, n'en est juge. *Passez outre*, disait Jeanne d'Arc.
Il se peut que l'épiscopat ait constaté qu'il avait été insuffisamment pourvu, dans un passé récent, à l'enseignement du « consubstantiel » aux laïcs, aux militants d'Action catholique et aux séminaristes. Il est trop vrai que les connaissances religieuses sont souvent inférieures, en niveau et en étendue, aux connaissances profanes d'un même individu. Cela n'est pas nouveau et saint Hilaire avait déjà répondu, précisément à propos de l'*homoousion* (*consubstantiel*) *:* « On ferait un tort grave aux choses sacrées si, sous prétexte que certains ne les tiennent pas pour sacrées, il fallait les laisser disparaître. »
##### *Pour la pétition.*
Nous n'avons en ce domaine à donner aucune consigne, aucun mot d'ordre. Nous exprimons seulement un avis, en réponse à toutes les questions qui nous sont posées depuis un an et demi à propos du « consubstantiel » : et l'on voudra bien convenir qu'un avis donné au bout d'un an et demi d'attente et de méditation n'est pas un avis hâtif.
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Notre avis est que le moment est venu de témoigner ; de demander ; seulement *sur ce point, seulement ce mot.* Non que beaucoup d'autres choses, en des domaines analogues, voisins ou différents, n'appellent elles aussi des observations, des témoignages, des réclamations. Mais il faut sérier les questions, il faut procéder par ordre. Face à tout ce que nous déplorons, il convient de ne pas disperser les efforts, mais de les faire porter au contraire sur un point unique : sur le point, le plus grave, sur le point le plus faible. *Il s'agit de demander là ce que l'on ne peut pas nous refuser :* mais que nous serions coupables de ne point demander.
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Si notre avis est retenu, il conviendra d'organiser les pétitions, et de les adresser à l'Assemblée plénière de l'épiscopat français, ou au Conseil permanent de cette Assemblée. L'Assemblée plénière de l'épiscopat est en effet l'autorité qui a promulgué les textes de la messe en français et qui peut les modifier. Il serait bon également dans chaque diocèse, d'adresser le double de ces pétitions à l'Ordinaire du lieu.
Est-ce souhaitable ? est-ce possible ? Nous avons donné notre réponse et notre sentiment. Ce n'est pas une revue comme la nôtre qui peut organiser matériellement une telle pétition : mais tous ceux qui approuvent ce qui vient d'être exposé. Ils peuvent entrer en correspondance à ce sujet avec M. Pierre Rougevin-Baville, 22, allée Pierre-de-Coubertin, 78 Versailles.
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## CHRONIQUES
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### Notes sur l'athéisme
par Louis SALLERON
LA LITTÉRATURE CONTEMPORAINE sur l'athéisme ferait une bibliothèque. Dans les milieux catholiques on en parle beaucoup. Livres, revues, colloques, congrès. L'encyclique *Ecclesiam suam* y prête attention. La Constitution *Gaudium et spes* estime que « l'athéisme compte parmi les faits les plus graves de ce temps et doit être soumis à un examen très attentif ». Le Pape Paul VI invite la Compagnie de Jésus à orienter de ce côté son activité militante.
Qu'est-ce donc que l'athéisme ? Pourquoi est-il aujourd'hui si répandu ? Que signifie-t-il ?
Ces questions sont difficiles. Nous ne nous proposons pas d'y répondre, la tentative même dépasserait nos moyens. Plus modestement, nous soumettons au lecteur quelques réflexions sans ordre qui nous viennent à l'esprit sur le sujet.
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Il suffit d'essayer de définir l'athéisme pour sentir que le problème nous échappe, qu'il est presque impossible à poser.
On peut dire qu'être athée, c'est ne pas croire à l'existence de Dieu. On peut dire aussi que c'est croire que Dieu n'existe pas. L'athéisme, c'est la conviction de l'athée, ou sa doctrine, ou son attitude. Mille nuances qui, à l'examen, sont des différences énormes.
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Que Dieu n'existe pas... C'est-à-dire ? je prononce le nom de Dieu, et l'athée dit : « Dieu n'existe pas ». Dieu ? c'est-à-dire quoi ? « Votre Dieu n'existe pas », pense l'athée, mais lui, que pense-t-il ? Moi qui suis « croyant », je suis en droit de penser que ce à quoi l'athée croit, c'est toujours Dieu. *Deo ignoto*. Mais il peut rétorquer qu'il ne croit à rien, ou bien que ses certitudes, ou ses hypothèses, ne sont pas de l'ordre de la croyance, mais de la raison, et que rien de ce que je pourrais mettre derrière le mot « Dieu » n'a de correspondance dans son esprit. On peut discuter indéfiniment sans se rencontrer jamais.
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Historiquement, l'athéisme est négation. Il y a, d'un côté, Dieu et ceux qui croient en Dieu, de l'autre côté, ceux qui ne croient pas en Dieu.
C'est une constatation : jusqu'à présent, dans l'histoire du monde, les hommes ont cru à quelque réalité supérieure à la nature et à l'humanité, qu'ils ont appelée « Dieu » ou « dieux ». Étaient athées ceux qui s'opposaient à la croyance commune.
A cet égard, on peut dire que globalement et historiquement, l'athéisme s'aperçoit *d'abord* comme un phénomène sociologique. L'athée est l'homme irréligieux, dans la mesure où la religion est simultanément relation à Dieu et relation à la société, relation à Dieu au sein d'une relation à la société.
L'athée, c'est *d'abord* celui qu'on qualifie d'athée parce qu'il refuse la croyance commune. Mais l'athée-social peut ne se pas vouloir athée. Il peut affirmer sa croyance à un Dieu (à des dieux) autre(s) que celui (ceux) de la croyance commune.
Il peut aussi croire que Dieu n'existe pas. Il est alors athée personnellement, acceptant d'ailleurs éventuellement de sacrifier aux rites de la croyance commune.
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Pour les chrétiens, le problème de l'athéisme est particulièrement difficile à poser. D'une part, leur Dieu est le Dieu de la Foi ; d'autre part la théologie, la mystique « la philosophie ont, depuis deux mille ans, engendré une telle profusion d'expressions sur Dieu qu'ils peuvent aussi bien considérer comme forme approchée de l'athéisme toute affirmation de Dieu qui n'est pas l'affirmation chrétienne qu'accueillir, au contraire, mille formes d'athéisme déclaré comme des approches plus vraies du Dieu chrétien.
Pascal marque son dégoût pour « le déisme, presque aussi éloigné de la religion chrétienne que l'athéisme, qui y est tout à fait contraire ». Pour lui, déisme et athéisme sont « deux choses que la religion chrétienne abhorre presque également. » ([^3]) L'anti-christianisme du XVIII^e^ siècle illustre assez bien cette vue. Les déistes et les athées ne se situent pas sur des plans bien différents.
A l'inverse, le « rien » dans lequel débouchent les mystiques pourrait être défini comme un a-théisme. L'absence totale de Dieu ne comporte pour ainsi dire pas l'existence. Dieu n'est plus qu'objet de Foi.
Simone Weil écrit : « Entre deux hommes qui n'ont pas l'expérience de Dieu, celui qui le nie en est peut-être le plus près... » « La religion en tant que source de consolation est un obstacle à la véritable foi : en ce sens l'athéisme est une purification. Je dois être athée avec la partie de moi-même qui n'est pas faite pour Dieu. Parmi les hommes chez qui la partie surnaturelle d'eux-mêmes n'est pas éveillée, les athées ont raison et les croyants ont tort. » ([^4]).
Certes Simone Weil a son langage à elle et sa philosophie à elle, mais du pseudo Denys à Thérèse de l'Enfant Jésus on trouverait, sur les registres les plus différents, cent et mille textes aussi apparemment provocants. Citons-en deux ou trois.
Parlant de la « Cause transcendante » le pseudo-Denys écrit : « Nous élevant plus haut, nous disons maintenant que cette cause n'est ni âme, ni intelligence ; qu'elle ne se peut exprimer ni concevoir ; qu'elle n'a ni nombre, ni ordre, ni grandeur, ni petitesse, ni égalité, ni inégalité, ni similitude, ni dissimilitude ; qu'elle ne demeure immobile, ni ne se meut ; qu'elle ne se tient au calme, ni ne possède de puissance ;
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qu'elle n'est ni puissance, ni lumière ; qu'elle ne vit ni n'est vie ; qu'elle n'est ni essence, ni perpétuité, ni temps ; qu'on ne peut la saisir intelligiblement ; qu'elle n'est ni science, ni vérité, ni royauté, ni sagesse, ni un, ni unité, ni déité, ni bien, ni esprit au sens où nous pouvons l'entendre ; ni filiation, ni paternité, ni rien de ce qui est accessible à notre connaissance ni à la connaissance d'aucun être ; qu'elle n'est rien de ce qui appartient au non-être, mais rien non plus de ce qui appartient à l'être etc. etc. que d'elle on ne peut absolument ni rien affirmer ni rien nier ; que lorsque nous posons des affirmations et des négations qui s'appliquent à des réalités inférieures à elle, d'elle-même nous n'affirmons ni ne nions rien, car toute affirmation reste en deçà de la cause unique et parfaite de toutes choses, car toute négation demeure en deçà de la transcendance de Celui qui est simplement dépouillé de tout et qui se situe au-delà de tout. » ([^5]).
Nous ne présentons pas la confusion de ce ruissellement verbal comme un chef-d'œuvre de lyrisme ou de théologie, nous voulons simplement rappeler qu'en Matière d'a-théisme rien ne fait peur à la pensée chrétienne. Or quel que soit le personnage, l'œuvre du pseudo-Denys a nourri des siècles de chrétienté.
Et que dire de ces mots du bienheureux Suso : « L'homme peut parvenir en ce monde à comprendre qu'il est un en celui qui est le néant de toutes les choses qu'on peut penser ou exprimer ; ce néant, on a continué de le nommer Dieu d'un consentement commun, et il est en soi l'être le plus essentiel. » ([^6]).
Ce néant, on a continué de le nommer Dieu... Simone Weil est dépassée.
Quant à saint Jean de la Croix, son célèbre *nada, nada, nada*... dispense de toute autre citation.
On dira : ce sont des mystiques. Oui, mais ce qui nous intéresse, c'est que tout ce qui pourrait apparaître dans l'athéisme comme approfondissement, dépouillement, pure audace de la pensée a sa correspondance, c'est le moins qu'on puisse dire, dans le christianisme. Aussi bien un philosophe comme Thomas d'Aquin proclame à l'envi que nous pouvons comprendre de Dieu qu'il est, mais non qu'il est.
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Si cette position est, d'une certaine manière, aux antipodes de l'athéisme, elle s'en rapproche, d'une autre manière par le rejet absolu des images de Dieu. Entre saint Thomas et l'athée, le « dialogue » est possible parce qu'il se situe au niveau de la seule intelligence. (Nous parlons de l'athée philosophe, et intelligent.)
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Quand on parle d'athéisme, il faudrait distinguer toujours l'athéisme vulgaire de l'athéisme intellectuel. Le premier englobe 95 p. 100 des athées.
L'athéisme vulgaire, ce n'est qu'une certaine attitude sociale, qui porte à dire : « Dieu n'existe pas. »
Les raisons de cette attitude ? Elles sont innombrables, honorables parfois (une souffrance se terminant en révolte), plus souvent conséquence d'une médiocrité épaisse de pensée et de vie.
Entre l'athée vulgaire et le croyant vulgaire, il n'y a guère qu'une différence de superstition : « Votre superstition n'est pas la mienne. » Mais si le croyant vulgaire est chrétien, il vaut mieux que l'athée vulgaire à cause de la qualité de l'origine de sa croyance, aussi dégradée soit-elle.
L'athée intellectuel n'appelle pas de jugement général. Il faut connaître son athéisme personnel.
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Si nous appelons « religion » un non-athéisme personnel lié à un non-athéisme social, nous pouvons dire que la religion se confond *presque* avec la « superstition » sans donner à ce dernier mot un sens particulièrement péjoratif.
La religion élémentaire est en grande partie inspirée par la crainte -- crainte de l'intervention d'une puissance supérieure dans notre vie, crainte de la mort, crainte de ce qui peut nous arriver après la mort.
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La religion élémentaire n'est pas que crainte. Mais en tant qu'elle est un sentiment général, on peut dire qu'une certaine crainte aux colorations très diverses, en fait le fond. A cet égard, l'athée commun est celui qui apparaît comme un brave. Il est celui qui brave la divinité. « Il ne m'arrivera rien si je me moque de tel on tel rite religieux. Il ne m'arrivera rien après la mort, pour la bonne raison qu'il n'y a rien après la mort. »
Toutes choses étant égales, une vie d'insécurité mène l'homme normal à la religion (superstition), une vie de sécurité le mène à l'athéisme. Dans le même homme, le moment d'insécurité suivi du moment de sécurité le conduit à croire puis à ne pas croire. « Passé le péril, on gabe le saint. »
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Un milieu social est croyant ou incroyant, religieux ou athée 1°) en fonction des institutions (enseignement, rites sociaux), 2°) en fonction du rayonnement des personnalités les plus fortes.
Pour l'immense majorité des individus, leur religion ou leur athéisme découle des *mécanismes sociaux* et de *l'autorité des meilleurs*. Ils croient à ce qu'on leur dit ; ils croient aux hommes qui croient ou aux hommes qui ne croient pas.
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Les trois sources de l'athéisme contemporain sont :
1\) la sécurité (le confort, l'environnement, etc.) ;
2\) l'enseignement ;
3\) la Science.
La nature prédispose au sentiment religieux parce que l'homme s'y sent petit et menacé. Quand la nature s'efface, quand les grandes calamités naturelles (famine, épidémie) disparaissent, quand la vie quotidienne s'uniformise et se fait quiète, Dieu tend à disparaître de la pensée des hommes. (Comme cependant mille petits périls et mille petits ennuis sont le lot de la vie artificielle, la religion-superstition tend à être remplacée par la superstition-superstition. Les fétiches et les horoscopes, sans parler du reste, sont le refuge de la peur, dont on peut se railler soi-même, tout en y croyant.)
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Neutre ou orienté, l'enseignement moderne est radicalement antireligieux. Il propage la Science et instruit son culte.
La Science est la reine du monde moderne. Parce qu'elle fait reculer la Nature, parce qu'elle transforme le mystère en problème, parce que ses effets sont visibles et prodigieux, elle porte présentement l'athéisme dans ses flancs. Succédant à des millénaires de religion, elle fait coup double : balayant la religion et satisfaisant à l'instinct religieux en devenant objet nouveau de religion. « Les miracles de la science. »
Mais l'homme de science, le savant lui-même, pourquoi est-il athée ?
\*\*\*
L'homme de science est athée (en général) pour une raison contingente et pour une raison permanente.
La raison contingente est d'ordre historique. Non seulement la Science a fait justice de croyances mal fondées, mais elle a été longtemps combattue, dans ses conclusions, par l'Église. Il en est résulté un ressentiment, puis un calme mépris ou une parfaite indifférence de l'homme de science à l'égard de l'Église, de ses dogmes, de ses rites et de ses hommes.
La raison *permanente*, c'est l'accoutumance de l'esprit au seul phénomène, à son domaine, à ses méthodes.
Cependant il ne serait pas impossible que le permanent ne fût aussi contingent.
Quel que soit son objet, la Science débouche de tous côtés dans l'abstraction mathématique ou philosophique.
Elle repose aujourd'hui le problème de Dieu plutôt qu'elle ne le supprime. Son athéisme était la négation d'un Dieu de manuel. Il s'en ressentait, si l'on peut dire. Si l'apologétique chrétienne du XIX^e^ siècle était lamentable, l'athéisme scientifique qui la pulvérisait avait souvent un côté « M. Homais » qui nous paraît maintenant ridicule.
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(Il y aurait un beau recueil à faire des textes du XIX^e^ siècle, tant scientifiques que catholiques, autour des problèmes religieux.)
Reste que, dans le conflit de la Science et de la Foi, depuis Galilée, c'est la Science qui a marqué des points.
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L'attitude spontanée de l'immense majorité des humains est soit une vague croyance en Dieu, soit un vague athéisme, soit -- ou : c'est-à-dire -- un vague mélange des deux.
La note est à la croyance ou à l'incroyance selon les institutions sociales et les personnalités exemplaires.
Faiseur de bons mots, Sacha Guitry à qui on demandait s'il croyait en Dieu, répondit : « Je doute en Dieu. » C'est l'attitude générale.
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« Croire » ou « ne pas croire » en Dieu est une séparation beaucoup trop nette. L'éventail des réponses au problème de Dieu est ouvert à 180 degrés.
Un catholique à qui on poserait la question : « Croyez-vous en Dieu ? » répondrait « oui » parce qu'il aurait dans l'esprit le Dieu de son Credo, mais il ferait bien de préciser : « Je crois en un seul Dieu, le Père tout puissant, créateur du ciel et de la terre, etc. »
Supposons qu'on fasse un sondage d'opinion en France sur l'athéisme, si on se borne à la question : « Croyez-vous à l'existence de Dieu ? » les réponses seront sans valeur. Il faudrait de nombreuses questions. Les réponses, et les nuances apportées au ton des réponses, donneraient probablement une échelle de ce genre :
-- 1) Je crois absolument à l'existence de Dieu (avec conviction).
-- 2) Oui, je crois à l'existence de Dieu (mais avec des explications que j'aurais à fournir).
-- 3) Oui, je crois plutôt... (inclination à croire).
-- 4) Je ne sais pas... C'est difficile à dire... Évidemment, affirmer purement et simplement que Dieu n'existe pas, c'est aller loin... Il y a des choses qui nous dépassent... (doute, hésitation).
-- 5) Sans opinion (scepticisme et indifférence).
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-- 6) Je ne pense pas qu'on puisse répondre à cette question. Pour moi il est impossible de prouver que Dieu existe, ni de prouver qu'il n'existe pas (agnosticisme).
-- 7) Tout cela, c'est des bêtises (refus, « supériorité »).
-- 8) Non, Dieu n'existe pas (révolté, ou agressif, ou convaincu).
Quel serait le pourcentage de ces diverses réponses ? On peut se le demander (une courbe de Gauss probablement).
(Une enquête de ce genre devrait être faite, mais sérieusement. Le questionnaire et l'échantillonnage impliquent des méthodes scientifiques qui ne s'improvisent pas.)
\*\*\*
Logiquement, *croire* et *ne pas croire* sont deux attitudes opposées. Mais pratiquement ce sont des degrés d'une même attitude. La foi totale et l'athéisme radical sont rares. On incline à croire, ou on incline à ne pas croire. On est plutôt croyant, ou plutôt incroyant. On porte en soi une part de foi et une part de doute. On flotte. Et ce seront souvent des sentiments étrangers tradition, prudence, respect humain, vanité qui feront déclarer qu'on croit, ou au contraire qu'on ne croit pas, sans que la déclaration corresponde nécessairement à ce qu'on pense profondément.
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Pour un chrétien, la Foi et le sentiment de la Foi sont deux choses parfaitement distinctes. La Foi ressentie peut être très inférieure à la Foi vécue. Et qu'il s'agisse de la vertu théologale ou du sentiment, normalement c'est le manque, c'est l'insuffisance de Foi dont souffre le chrétien. Sa prière normale est : « *Seigneur, augmentez ma foi !* » Une foi trop assurée peut être fragile, l'assurance ayant sa source ailleurs qu'en Dieu.
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On ne peut parler sur le même plan de la foi et de l'athéisme ; en ce sens que la Foi, vertu théologale, est une réalité d'un autre ordre que la conviction. Mais pratiquement on peut parler de la même façon de la conviction du croyant et de celle de l'athée, en ce sens que l'armature psychologique est la même.
\*\*\*
Pour le commun des mortels, le problème de l'existence de Dieu se pose confusément sous forme de deux questions (informulées) : une question objective « Le monde est une horloge. Y a-t-il un horloger ? », et une question subjective « La mort est-elle pour moi la fin de tout ? ou est-elle un passage vers une autre vie ? »
\*\*\*
Au niveau de la vie épaisse, la religion est une assurance sur l'éternité, et l'athéisme une assurance sur la vie présente.
Religion et athéisme se combinent pratiquement en systèmes de superstition qui sont des systèmes d'assurances, de réassurances et de contre-assurances.
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De nos jours, l'athéisme prend sa signification par rapport au Dieu des chrétiens. Pour l'étudier dans sa généralité, il faudrait aller voir 1) dans la Bible, 2) dans les civilisations antérieures au christianisme (notamment chez les Grecs et les Égyptiens), 3) dans les civilisations non-chrétiennes (notamment aux Indes, en Chine et chez les « sauvages »).
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Le chrétien qui commence à perdre son Dieu est virtuellement plus athée que l'athée lui-même. Le point où l'on est a peut-être, en effet, moins d'importance que la voie où l'on marche. Si l'on quitte le Dieu de l'Évangile, où va-t-on ?
Relisons l'admirable et inépuisable Bossuet :
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« J'ai déjà dit quelque chose de la licence où se jettent les esprits, quand on ébranle les fondements de la religion, et qu'on remue les bornes une fois posées. Mais comme la matière que je traite me fournit un exemple manifeste et unique dans tous les siècles de ces extrémités furieuses ; il est, messieurs, de la nécessité de mon sujet de remonter jusques au principe et de vous conduire pas à pas par tous les excès où le mépris de la religion ancienne, et celui de l'autorité de l'Église, ont été capables de pousser les hommes.
« Donc la source de tout le mal est que ceux qui n'ont pas craint de tenter, au siècle passé, la réformation par le schisme, ne trouvant point de plus fort rempart contre toutes leurs nouveautés que la sainte autorité de l'Église, ils ont été obligés de la renverser. Ainsi les décrets des conciles, la doctrine des Pères, et leur sainte unanimité, l'ancienne tradition du Saint-Siège et de l'Église catholique, n'ont plus été, comme autrefois, des lois sacrées et inviolables. Chacun s'est fait à soi-même un tribunal où il s'est rendu l'arbitre de sa croyance ; et encore qu'il semble que les novateurs aient voulu retenir les esprits en les renfermant dans les limites de l'Écriture sainte, comme ce n'a été qu'à condition que chaque fidèle en deviendrait l'interprète et croirait que le Saint-Esprit lui en dicte l'explication, il n'y a point de particulier qui ne se voie autorisé par cette doctrine à adorer ses inventions, à consacrer ses erreurs, à appeler Dieu tout ce qu'il pense. Dès lors on a bien prévu que, la licence n'ayant plus de frein, les sectes se multiplieraient jusqu'à l'infini ; que l'opiniâtreté serait invincible ; et que tandis que les uns ne cesseraient de disputer, ou donneraient leurs rêveries pour inspirations, les autres, fatigués de tant de folles visions, et ne pouvant plus reconnaître la majesté de la religion déchirée par tant de sectes, iraient enfin chercher un repos funeste, et une entière indépendance, dans l'indifférence des religions, ou dans l'athéisme. »
Vous avez reconnu l'oraison funèbre de Henriette-Marie de France, reine de la Grande-Bretagne.
(Vous avez aussi reconnu l'état présent du monde.)
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Le marxisme, l'existentialisme et le scientisme sont les trois formes intellectuelles de l'athéisme contemporain.
L'athéisme marxiste est une religion qui fait son Dieu de la Matière et de l'Histoire.
L'athéisme existentialiste est un désespoir tempéré par le divertissement.
L'athéisme scientiste est un « habitus » sans conviction spéciale.
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La Science prédispose à l'athéisme parce qu'elle requiert le *seul* exercice de la *seule* intelligence dans le *seul* domaine du quantifiable et du mesurable. Ce qui lui échappe, elle l'annexe en le quantifiant et le mesurant. Elle opère *in numero et pondere*. Elle est logique avec elle-même. Elle est fondée à dire : « Je scrute le phénomène. Je le scrute par toutes les voies qui ont chance de mener quelque part. J'observe, j'induis, je déduis, je compare, je rapproche, je classe, j'explore indéfiniment, j'expérimente inlassablement, je me meus dans les abstractions les plus abstraites du chiffre et de la figure pour en tirer des effets palpables, tout m'est instrument, j'analyse pour une plus vaste synthèse, je fais synthèse et hypothèse en vue d'une analyse plus fine, j'avance toujours, je creuse pour édifier, je détruis pour construire, je chemine, je fore, je consomme pour produire, je transforme, je suis l'agent, je suis l'action. Pour quoi ? L'avenir le dira. De siècle en siècle, d'année en année, de jour en jour les résultats s'accumulent. Je suis vérité, car je me vérifie continuellement. Hors de moi, il n'y a rien -- sinon la Foi. »
Rien à dire à cela, qui est parfaitement exact et irréfutable. Mais quel rapport avec Dieu ? Aucun sinon l'*habitude.* L'esprit vaquant vingt-quatre heures sur vingt-quatre à des occupations extérieures (sinon étrangères) au problème final de la destinée humaine devient *athée par connaturalité.* Mais encore une fois, ce n'est qu'un effet de l'habitude.
En fait, de tous les athéismes intellectuels, l'athéisme de l'homme de science est le plus faible. Pourquoi ? Parce qu'il est antiscientifique. Face au problème de Dieu, la logique du raisonnement doit mener le savant non pas à l'athéisme, mais à l'agnosticisme.
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Comme tout autre, un savant peut être chrétien, ou athée, ou n'importe quoi. Mais s'il entend coller à son mode propre de raisonnement, il ne peut être qu'agnostique. C'est, semble-t-il, la position d'un Jean Rostand.
L'apologétique d'un Teilhard de Chardin peut avoir quelque valeur pour des hommes de science dont la sensibilité demeure religieuse, à travers un christianisme évaporé ou un athéisme vague ; elle peut être une première réponse à une interrogation inquiète et imprécise ; mais elle ne peut avoir d'effets réellement profonds, car elle est du domaine de la poésie et de l'illusion. Son Dieu n'est pas réellement chrétien et sa démarche n'est pas scientifique. Il ne conduit qu'à un déisme à la Victor Hugo. C'est sa sincérité personnelle qui donne quelque consistance à ce déisme ; mais un esprit exigeant ne peut s'en contenter.
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Quand on parle du Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, quand on parle de Jésus-Christ, on dit : *croire*. Je crois en Dieu, je crois en Jésus-Christ, je crois au Saint-Esprit, etc. Il s'agit de la Foi, vertu théologale.
Mais quand on parle du Dieu « des savants et des philosophes », on dit aussi : *croire*. Je crois en Dieu. Je crois à l'existence de Dieu.
C'est qu'en réalité Dieu est une réponse à tout l'homme, et que seul le verbe « croire » exprime cette réponse, quelle qu'en soit la tonalité. Car on peut croire en Dieu, soit comme à l'absolu du vrai, du beau et du bien, soit comme à la cause première et transcendante de tout, soit comme à l'objet ultime de l'amour etc. mais la raison n'y est jamais seule intéressée. Ni la croyance en Dieu ne peut être déterminée par la seule raison, ni la seule raison ne peut faire obstacle à l'incroyance. Il y a toujours une certaine foi en Dieu.
De même l'athéisme, s'il est conscient et professé, exige une certaine foi. En dehors de l'athéisme vulgaire, d'une connaturalité à l'épaisseur de l'existence, peut-on ne pas croire ?
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L'athéisme non vulgaire, l'athéisme intellectuel et intelligent, a un nom : l'humanisme.
Il peut avoir d'autres humanismes qu'athées. Il y a un humanisme chrétien. Nous pouvons même penser que c'est l'humanisme intégral, fût-il différent de celui de Maritain. Mais l'athéisme conscient et constructif est exclusivement humanisme.
Car, en fin de compte, il n'y a, pour l'homme, que l'homme et Dieu. Si on rejette Dieu il n'y a que l'homme. *Eritis sicut dei*. Mais l'humanisme athée est une religion. Tout ce qui n'est pas agnosticisme est nécessairement foi, donc religion. C'est pourquoi l'athéisme qui se construit en philosophie, se construit aussi en religion, se fait politique, militant, totalitaire.
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Parler d'athéisme chrétien est évidemment contradictoire. L'expression vient pourtant assez facilement au bout de la plume, parce qu'elle vise des images de Dieu qui feraient d'un théisme quelconque une idolâtrie.
Jean Madiran me communique une brochure de Jacques Maritain sur « la signification de l'athéisme contemporain » (Desclée de Brouwer, 1949). Maritain rappelle le mot de saint Justin : « Voilà pourquoi on nous appelle athées. Et certes nous l'avouons, nous sommes les athées de ces prétendus dieux. »
Elle est bien intéressante, cette brochure de Maritain.
Détachons-en quelques passages.
« L'athéisme absolu commence comme une revendication de l'homme de devenir le seul maître de sa destinée, complètement affranchi de toute aliénation et de toute hétéronomie, décidément et complètement indépendant de toute fin dernière et de toute loi éternelle qui lui seraient imposées par quelque Dieu transcendant. » (p. 16)
« Eh bien, quel est maintenant l'aboutissement réel de la philosophie de l'Immanence absolue qui ne fait qu'un avec l'athéisme absolu ? (p. 17)
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« \[En refusant la transcendance\] ... l'athée positif ou absolu se remet, se livre selon lui-même tout entier au tout social ou cosmique en évolution où toutes choses sont englouties... Le devoir et la vertu pour lui ne sont qu'une totale soumission et une totale immolation de lui-même à la voracité sacrée du devenir. » (pp. 18-19)
« ...Le saint, en accomplissant le grand acte de rupture sur lequel j'ai insisté tout à l'heure, rejette du même coup, brise et anéantit, avec une irrésistible violence, ce faux Empereur du monde, ce dieu mensonger du naturalisme, ce grand Dieu des idolâtres, des puissants et des riches, qui est une absurde contrefaçon de Dieu mais qui est aussi le foyer imaginaire d'où rayonne l'adoration du cosmos, et auquel nous payons tribut chaque fois que nous nous courbons devant le monde. A l'égard de ce Dieu le saint est un parfait athée. » (p. 28)
On voudrait tout citer.
Quand on pense qu'il s'agit là d'une conférence qui a été prononcée le 2 juin 1949 à l'Institut catholique de Paris, on se prend à rêver.
Si Maritain prétendait aujourd'hui tenir les mêmes propos, dans une enceinte catholique, il serait hué. Aucune revue dominicaine ou jésuite ne les accueillerait. Car toucher à Hegel, ou à Marx, ou à Teilhard de Chardin, c'est être aujourd'hui « intégriste », c'est-à-dire quasiment hors de l'Église.
A telle enseigne que l'expression « athéisme chrétien », au sens où la prend Maritain, ne serait même plus comprise. Car le Dieu des chrétiens est devenu bizarrement le non-Dieu des athées. Teilhard de Chardin est là pour bénir, sous la protection de la Compagnie de Jésus, cette confusion parfaite. La « Sainte Évolution » permet le dialogue -- un dialogue facile, puisque les partenaires sont d'accord sur tout, sauf sur le nom à donner à l'objet de leur accord.
« *Sum qui sum* » disait le Dieu de la Révélation.
« Je suis celui que tu deviens », dit Dieu à l'homme du XX^e^ siècle.
Nul ne sait plus où loger l'athéisme.
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37:104
Le Pape a confié aux Jésuites la mission de combattre l'athéisme. On peut leur faire confiance. Ils ne sont pas hommes à se dérober au combat.
Mais comment vont-ils s'y prendre ?
Ils semblent bien avoir érigé Teilhard de Chardin en corps de bataille. Ce qui ne laisse pas d'étonner.
L'Évolution et l'Immanence ne sont pas des rites chinois.
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Teilhard de Chardin cependant fait déjà figure de vieille lune.
Je lis dans la « Revue de l'Action populaire » de juin 1965 un article d'Abel Jeannière sur « L'athéisme aujourd'hui ». Je n'ai pas l'avantage de connaître Abel Jeannière qui est, je crois, le R.P. Jeannière, s.j. Il est, si j'en juge par quelques articles de lui que j'ai lus, fort intelligent. Il est aussi très teilhardien, si je me rappelle exactement une étude qu'il consacra à Teilhard dans cette même « Revue de l'Action populaire », voici quelques années.
Sur l'athéisme, sa position est très exactement celle du fameux évêque de Woolwich, le Dr Robinson, auteur de « Dieu sans Dieu » (*Honest to God*).
Citons quelques passages de son article :
« Un athée qui se pose des questions sur l'homme, sur lui-même, est préférable à un croyant qui, trouvant sa sécurité dans sa foi, ne s'en pose plus. » (p. 647)
« Une foi qui n'est pas perpétuellement critique de sa visée, de ses images et de ses représentations, c'est-à-dire une foi qui ignore radicalement l'attitude athée fondamentale, est une foi enfantine. » (p. 647)
A propos de la « désacralisation » générale : « ...Mais il faut bien reconnaître que toute une part, peut-être numériquement la plus importante, de l'athéisme n'est rien de plus, fondamentalement, qu'une libération de cette religion naturelle » (p. 650).
« Il nous reste à découvrir une confiance en Dieu basée véritablement sur la confiance en l'homme, telle que la désacralisation de la nature ne nous cantonne pas dans une stérile contestation, ou ne réduise notre insertion dans la civilisation actuelle à des consignes moralisantes. » (p. 654)
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« Dans un monde pluraliste nul ne peut se vanter d'avoir la vérité tout seul, sa vérité serait abstraite ; la vérité, saisie dans toute la vie, ne peut être ni partielle ni particulière ; on ne l'accueille qu'avec tous. » (p. 655)
« Être chrétien ce n'est pas être autre chose qu'un homme, ni plus qu'un homme, pas davantage un homme coloré d'une certaine foi religieuse. » (p. 658)
« Il serait temps de refaire l'unité pour découvrir que l'universel, c'est l'homme, que l'universalité du christianisme c'est encore et tout simplement l'homme. » (p. 658)
« Sans doute il peut y avoir une foi authentique dans un Dieu unique ; cette foi n'est pas fausse, mais historiquement dépassée aux yeux du chrétien... » (p. 659)
« En vivant réellement dans un monde athée que nous aimons de toute notre âme nous saurons mieux qu'en nous représentant la scène du Calvaire ce qu'est la mort de Dieu. » (p. 660)
Etc. Etc.
L'inquiétant de ces propos, ce n'est pas tant leur contenu que le son qu'ils rendent. Chez le saint, ou simplement chez l'homme mordu du mystère, tout crie Dieu. Les propos les plus fous, les plus provocants, voire les plus blasphématoires posent du moins le problème de Dieu, sont un appel à Dieu. Ce n'est pas ce que nous entendons chez le R.P. Jeannière, pas plus que chez le Dr Robinson.
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Il y a un problème de l'athéisme dans le monde. Il y a aussi et plus cruellement un problème de l'athéisme dans le christianisme. Mais le chrétien ne peut être expressément athée en restant chrétien. Alors il se fabrique un Dieu à la mesure de sa foi qui chancelle au contact de l'athéisme du monde. Et ce Dieu qu'il se fabrique, il dit que c'est le vrai. Il le revendique comme le Dieu du christianisme, plus neuf, plus pur, plus éternel de tous les feux de l'Histoire et d'une Intelligence enfin devenue adulte. Le Dieu de Teilhard mène à celui de Robinson, puis à celui de l'athéisme. Dieu disparaît.
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Présentement le catholicisme baigne dans cette hérésie diffuse. Teilhard est un « saint », nous disent ses amis jésuites. C'est faire un peu vite usage d'un mot qui dans le catholicisme, a un sens défini. A propos de cette « sainteté » un ami m'écrit : « Arius, Nestorius, Eutychès convertissaient et fondaient des églises. Sévère d'Antioche, disciple de ce dernier et docteur du monophysisme était traité comme un saint par ses partisans dans tout l'Orient. C'est eux du reste qui ont fait basculer l'Église dans tout l'Empire byzantin et l'ont livré à l'Islam. C'est à méditer. Pourquoi la même aventure n'arriverait-elle pas à l'Église d'Occident ? »
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L'expression « athéisme chrétien » me paraît, au total, fâcheuse. D'abord parce qu'elle est qu'on le veuille ou non, contradictoire dans les termes. Ensuite parce qu'elle peut signifier des réalités différentes jusqu'à l'opposition.
Ces réalités pourraient s'ordonner autour des trois thèmes suivants :
1°) L'athéisme des mystiques. On entendrait par là, comme nous l'avons vu, tout ce qui évoque l'absence, le vide, la nuit, le rien, dans l'expérience mystique. Mais cette privation de Dieu n'est pas négation de Dieu. C'est vraiment un a-théisme où l' « a » est privatif.
2°) *L'athéisme des* chrétiens au sens rappelé par Maritain, c'est-à-dire le refus des faux dieux.
3°) L'athéisme actuel de certains chrétiens, qui est encore le précédent mais qui s'approche de plus en plus de celui des athées proprement dits.
Cet athéisme-là est subtil. C'est celui du Dr Robinson et du P. Jeannière. Il est chrétien, en ce sens qu'il se dit et se veut chrétien. Mais il vire à l'athéisme non-chrétien en ce sens qu'il se dupe lui-même sous un prétexte intellectuel qui pourrait être aussi dans certains cas un prétexte *mystique* (du type Teilhard ou de tout autre type).
L'athée chrétien de cette espèce naissante entend rompre avec les *images* du christianisme « puéril » pour accéder à un pur concept, « adulte » comme il se doit, de Dieu.
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*La sincérité* de départ masque peu à peu la *vérité* que détiennent les mots de la Révélation, que soutiennent les définitions dogmatiques, que nourrit la philosophie (thomiste) et qu'illustrent la floraison des images (plus ou moins heureuses).
En fait, on se leurre soi-même en substituant des images nouvelles (fût-ce des images de concepts) à des images anciennes.
Parce qu'on ne veut plus que les images de la Création, de l'Incarnation, de la Rédemption, de la Résurrection soient enfantines, on laisse s'évaporer les dogmes et on se retrouve avec des représentations vagues qui ne sont que le reflet du Scientisme, de l'Évolutionnisme ou de l'Existentialisme. Bref on débouche sur l'*Humanisme athée*. Dieu ne s'y décèle plus que comme le parfum d'un vase vide. Les substitutions verbales donnent le change. On aime le prochain comme soi-même. Mais on s'arrête à soi-même. Théologie et Philosophie se confondent dans une adoration de l'Autre ou du Devenir, où le *Je,* le *Tu* et l'*Univers* font un ballet romantique où s'évanouit la Foi, faute d'un objet de Foi.
Il s'agit là du dernier avatar du modernisme. C'est le modernisme *up to date.*
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La réalité dépasse la fiction... Faisant écho à un hebdomadaire libanais, les *Nouvelles de chrétienté* du 24 mars 1966 nous informent d'un événement qui se développe en Amérique et qui fait profession expresse *d'athéisme chrétien* ([^7])*.*
La vedette du mouvement est le Dr Thomas J. Alitzer, professeur de religion à l'université méthodiste d'Amory (Atlanta), qui annonce la publication prochaine de « la Bible de l'athéisme chrétien ». Il a de nombreux émules, qui jusqu'à présent semblent être uniquement protestants.
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Le Dr Robinson nous avait honnêtement prévenus que ses propres positions lui semblaient déjà si timides qu'elles ne tarderaient pas à paraître ridiculement conformistes. Attendons la Bible de l'athéisme chrétien pour en juger. Qui sait ? Le P. Rouquette la trouvera peut-être, au fond, très traditionnelle.
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Une étude de l'athéisme chrétien (du style Robinson-Alitzer) révélerait probablement qu'aux yeux de ceux qui s'en réclament, c'est Jésus même qui est leur modèle -- leur modèle en athéisme.
La racine de ce paradoxe (qu'on nommerait mieux blasphème) est assez visible. C'est l'orgueil, sous sa forme extrême (qui rejoint presque la candeur) -- l'orgueil de l'humanisme ; et la philosophie de fond (comme on dit bruit de fond), c'est l'évolutionnisme, l'immanentisme, le monisme (on n'en sort plus).
Le mystère de l'Homme-Dieu peut bien, réduit à la phénoménologie, être « subverti » en humanisme athée. Jésus pour des raisons qu'on peut entrevoir sans être saint ni théologien entoure d'un voile sa qualité divine et parle de son Père plus volontiers que de Dieu. Mais voie, vérité et vie, il est le christianisme, qui est le contraire de l'athéisme.
L'abandon à Dieu peut éventuellement s'accompagner du sentiment de l'abandon de (par) Dieu. Jamais la Foi n'y perd Dieu, jamais l'intelligence n'en tire une conclusion d'athéisme.
L'athéisme chrétien n'est que la singerie rationaliste du mysticisme chrétien.
La foi n'est pas un cri, dit Duméry. Sans doute ; mais d'ici qu'elle soit réduite à l'être, il n'y a pas loin.
L'athée peut entendre un cri. Il entendra difficilement des explications dont il n'a que faire puisque ce sont justement celles qu'il donne au chrétien pour justifier son athéisme.
Louis SALLERON.
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### Une technique « théologique » pour tuer Dieu dans les âmes
par Thomas MOLNAR
LA REVUE *Time*, dans son numéro du 8 avril, a posé la question des questions, en lettres rouges sur fond noir, sur sa couverture même : « *Dieu est-il mort ?* » Il faut connaître la revue Time, ainsi que sa sœur *Life *: l'objectif numéro un est d'augmenter la diffusion, de donner au public ce que le public croit qu'il veut. Dans notre siècle c'est d'être ce qu'on appelle « bien informé ». Or pour être bien informé il faut savoir, n'est-ce pas, si selon les tous derniers renseignements Dieu est mort ou vivant ?
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Le *Time* n'a pas de convictions, ni sur ce sujet-là, ni sur aucun autre. Il suit la mode, et la crée en la suivant. Bref, les théologiens sérieux ne figuraient pas parmi ceux qui opinaient sur la mort de Dieu, mais deux lignes de pensée, si on peut dire, se dégagent quand même de l'enquête : D'abord, pas une seule pensée, mais pas la moindre bribe, qui soit originale. Ce ne sont même pas des constructions verbales car, à les lire de près, cela ne veut rien dire. Mais enfin à l'aide du commentateur, anonyme, on constate que les « théologiens » en vogue suivent soit l'Allemand Paul Tillich qui s'est avoué athée et qui cherchait Dieu (sans jamais le trouver) « au fond de l'être », dans « nos préoccupations ultimes » ; ou bien ils sont partisans des évolutionnistes William James et Alfred North Whitehead selon lesquels Dieu *n'est pas* mais *se fait*.
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C'est donc soit le plus pur subjectivisme car, comme le dit un des théologiens cités par *Time*, on peut trouver le sentiment de Dieu dans l'amour, en écoutant de la musique, ou en lisant un beau livre, soit le vertige de la science et de la technique, c'est-à-dire du libido dominandi.
Voilà la pensée des clowns, ou plutôt leur élucubration. Les dégâts qu'ils font dans le « peuple », le ragoût malodorant qu'ils servent au public, entre deux drinks ou deux métros, est proprement inimaginable. Cependant, soyons justes : ils y sont autorisés par la pensée des théologiens de choc, car ils ne font que réaliser la liberté que ceux-ci ne cessent de prôner. « Liberté dans tout ce qui n'est pas essentiel », clame Hans Küng. Seulement pas une seule chose ne reste « essentielle » dans ses propres livres, partant la liberté doit être totale.
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Hans Küng, mis en relief par le Concile, ne veut rien prouver par la « science » ; ensuite, tout en prêchant la réunion des Églises, il se garde de cracher sur la sienne, comme c'est maintenant l'habitude. Au contraire : il a des propos sévères envers les protestants, il critique leur division, leur subjectivisme. Il justifie expressément l'accent dit post-tridentin que l'Église a mis sur l'autorité, sur ce qu'on aime appeler aujourd'hui « l'attitude défensive ». Mais si Hans Küng se montre si généreux à l'égard de l'Église catholique, c'est pour revenir à l'attaque dans sa thèse principale. Il constate que seule l'Église garde encore les « méthodes absolutistes » à une époque où ces méthodes ont disparu dans le monde séculier. Sans doute, Hans Küng n'a-t-il jamais entendu parler des démocraties populaires ; allemand, il n'entend pas les coups de feu qui prennent pour cible ses propres concitoyens escaladant le Mur de Berlin, cherchant à éviter certaines « méthodes absolutistes ». Il est surtout rassuré par l'existence d'une nouvelle équipe de théologiens : au siècle dernier, écrit-il, les esprits étaient épris de science et de progrès ; les théologiens contemporains, eux, brûlent pour l'Église, leur inspiration étant pastorale, leur souci concentré sur le renouveau liturgique et œcuménique. Donc pas de théologiens progressistes aujourd'hui dans le sens d'un modernisme depuis longtemps dépassé, enterré.
Cela prouverait, aux yeux de Hans Küng, que la théologie est un processus où les uns corrigent les autres, une génération « moderniste » est suivie d'une autre qui n'est pas seulement, dans l'Église mais pour elle. Il paraît qu'il y a deux exceptions à cette règle : comme par hasard, les deux périodes exceptionnelles sont la Réforme du XVI^e^ siècle et la situation actuelle.
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Qu'est-ce que cela veut dire ? Eh bien, cela veut dire que le processus de correction automatique, mentionné plus haut, cessa de fonctionner au début du XVI^e^ siècle : la fatigue, les abus, la rigidité, la corruption, le tarissement, etc. de l'Église furent tels qu'elle ne put réagir à la Réforme de Luther, de Calvin et des autres d'une façon « créatrice ». (Les nouveaux théologiens se servent abondamment de termes tels que : créateur, libre, engagé, ouvert au monde, renouvelé, véritable. Mon professeur de philosophie, il y a bien des années, nous avait déjà averti que cet usage indique l'absence d'arguments, absence qu'on veut combler par la manière emphatique). Il est vrai qu'il y avait quelques théologiens ouverts et courageux voulant donner une autre orientation au Concile de Trente et à l'Église tout entière, mais ils furent, ce petit groupe de braves, écartés et neutralisés. L'Église devint réactionnaire, puis elle prit de plus en plus de retard par rapport au monde et aux forces qui allaient le façonner.
La seconde période est celle d'aujourd'hui. Il n'est pas difficile de deviner que Hans Küng estime être celui qui ne permettra pas l'enlisement de l'Église cette fois-ci, celui qui ne se laissera pas écarter comme ses prédécesseurs d'il y a 400 ans. En d'autres termes, après avoir justifié (oh, tacitement !) la Réforme (les premiers calvinistes, dit-il, étaient si innocents de toute volonté de « réforme » qu'ils se désignaient comme des « catholiques » comme si c'était la preuve de quelque chose !), il justifie les reproches contemporains contre l'Église. Seulement il veut empêcher un nouveau schisme d'avec les accusateurs de l'Église : au contraire, il sera l'artisan non seulement de la réunion, mais encore du renouveau. L'Église, l'humanité, le monde en sortiront enrichis, plus purs, plus unis. Autrement, écrit Hans Küng, les partisans du « renouveau » feront de même que leurs ancêtres d'il y a quatre siècles : ceux-ci allèrent chercher refuge chez Calvin ; ceux-là dans les anti-Églises ou les « quasi-religions » (terme de Tillich) modernes.
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Hans Küng nous dit que la Réforme fut un événement historique, le résultat de malentendus et d'entêtements des hommes d'alors, mais sans rapport avec la mauvaise voie que certains auraient cherchée, convaincus que c'était la bonne. En d'autres termes, la théologie n'y joua pas un grand rôle, les raisonnements d'un Luther d'un Calvin d'un Melanchton n'ont pas été une négation de ce qu'enseigne l'Église. Soyons justes : Hans Küng n'en dit pas autant ; mais il n'argumente, justement, nulle part, il fait passer la version que la Réforme fut un malentendu tragique dont la responsabilité retombe, d'ailleurs, sur on ne sait plus très bien qui.
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Autrement dit, l'auteur fait peu de cas de la raison, de la volonté, des convictions orientées par les appétits. Oublions tout cela, semble-t-il dire, il est puéril de continuer une querelle vieille de quatre siècles. Et surtout, ne commettons pas la même faute, reformons l'Église car le monde est, pour la première fois, un et la fraternité n'attend que l'approbation de l'Église pour être universelle.
On nous invite donc à deux réformes : selon l'esprit de la première et de la seconde. J'ai l'impression que dans l'esprit de Hans Küng les deux réformes n'en font qu'une. Ce qui est aussi mon avis, seulement j'en tire une autre conclusion.
Comment Hans Küng veut-il renouveler l'Église ? A la pensée, unie ou fragmentée, des Réformateurs correspondent aujourd'hui les quasi-religions, autrement dit les idéologies : communisme, avec ses préoccupations sociales (sic), le nationalisme avec sa volonté nationale, l'humanisme libéral (progressisme, dirions-nous) avec sa foi dans la science. Voilà que chaque idéologie a un bon noyau, même si elle finit par être pervertie. (On notera que le national-socialisme ne figure pas dans la liste ; suivant en ceci Karl Barth sur lequel il a écrit une sérieuse étude, il fait une distinction entre national-socialisme et communisme, en faveur du dernier). Ce noyau est signe que les hommes cherchent quelque chose et que c'est en grande partie la faute de l'Église s'ils ne la trouvent pas : « Si le communisme a fait la conquête de l'Asie et de l'Afrique, même de l'Europe \[par quels moyens ? l'auteur ne le dit pas\], c'est que les chrétiens ont échoué dans leurs responsabilités. L'Église ne vient-elle donc pas trop tard ? »
Hans Küng finit par nous rassurer : non, l'Église n'est pas encore trop en retard. Que faut-il donc faire ?
Küng ne discute ni doctrine, ni foi, ni évolution historique des dogmes. Les textes que je cite ne sont pas proprement théologiques. Mais justement : ils autorisent n'importe quoi, ils sont assez ambigus pour que le catholique non prévenu en sorte avec le malaise du coupable, le protestant avec le sentiment d'avoir été historiquement mal compris, maltraité, et le tenant des « quasi-religions » avec la conviction que c'est lui qui représenté le monde sur lequel l'Église doit s'ouvrir. Dans ce monde d'aujourd'hui, fou d'orgueil et de volonté de réorganiser l'univers, les propos de Küng suggèrent subtilement (et sans qu'il le veuille, peut-être) que l'Église c'est le passé, et que l'avenir c'est la grande aventure où nous sommes tous embarqués vers des rivages plus ou moins inconnus.
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Il est typique de l'esprit qui l'inspire qu'il recommande que le « changement » ou le « renouveau » débute par les signes et symboles extérieurs. C'est la pudeur protestante (ou la simplification terrible) de vouloir éliminer le « superflu », la « superstition » : « il n'est pas tolérable, écrit-il, que les superstitions dites catholiques, des superstitions de forme médiévale, restent attachées au nom de catholique dans l'esprit des protestants ». Étant donné que les protestants les désapprouvent, réduisons donc nos excès, nos superstitions médiévales. Lesquels ? « Tableaux, statues, objets de dévotion, indulgences, apparitions, pèlerinages. » Il faut donc simplifier « les signes extérieurs » qui, en soi, admet Küng, sont justifiés. Cet « en soi justifié » dévoile beaucoup de choses. Et il autorise beaucoup de choses. Dans une revue catholique, M. Dale Francis, publiciste ayant de nombreux contacts avec les fidèles moyens, s'est plaint l'autre jour de la confusion des esprits, conséquence, dit-il, de la folie des réformes et changements récents. Et de citer le cas d'un jeune prêtre qui, en visite chez un autre, beaucoup plus âgé, jeta le chapelet de ce dernier dans la corbeille à papier, disant : « Vous ne savez pas que le jour de ces vieilleries est passé ? »
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L'autre recommandation de Küng en vue du renouvellement s'adresse au « triomphalisme » qu'il condamne, bien entendu. Ici encore le penseur utopiste et confus montre l'oreille. L'analyse réaliste, écrit-il, des religions mondiales indique que ces religions ne sont pas près de disparaître. L'Église catholique devrait donc renoncer à sa volonté millénaire de convertir le monde ainsi qu'à son insistance d'identifier sa propre tâche avec l'œuvre de Dieu. Il faut s'habituer à ce que « la victoire de Dieu n'est pas nécessairement et toujours la victoire de l'Église ». Car, continue Küng, cela voudrait dire que chaque échec de l'Église, notamment dans l'œuvre de convertir les peuples, équivaudrait à l'échec de Dieu lui-même, et nous rendrait désespérés...
Au lieu de ce triomphalisme de mauvais aloi l'Église doit apprendre à servir l'humanité. L'Église n'a-t-elle pas servi l'humanité ? L'un des aspects les plus déplaisants de la « théologie du renouveau » est justement sa référence oblique au passé de l'Église : celle-ci est montée en épingle comme une sorte de vieille criminelle amenée ces jours-ci à se repentir par ses fils respectables -- les Küng, les Hulsbosch et les autres -- qui ont honte du passé de la vieille. Eh bien, nous disons à Küng et à ses collègues que nous n'avons pas du tout honte de cette mère vieille et toujours jeune ! Personnellement, j'ai vu des centaines de missionnaires catholiques en Afrique et en Asie, pays que Küng et compagnie sauvent chaque jour verbalement ! -- des misères du sous-développement. Ces missionnaires qui appartiennent encore à l'Église avant le renouveau, qui ont été envoyés par elle, sont à peu près le seul levain dans la pâte du sous développement.
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Pourtant Küng a la témérité de dire que « l'on ne peut pas s'adresser à l'humanité d'aujourd'hui en latin et de Rome ». Au contraire, je répète que c'est exactement de Rome et en latin qu'il faut s'adresser aux pauvres masses, trahies chaque jour par les « intellectuels », dont les théologiens de choc küngiens.
A quoi revient donc le « service » de l'humanité, conseillé par Hans Küng ? Comme les mots ne peuvent quand même avoir mille significations, disons-le carrément : dans l'esprit de notre auteur la préférence va à une humanité religieusement « pluraliste » dans laquelle l'Église catholique pourrait être une sorte de sœur aînée, respectée peut-être, à coup sûr moquée plus tard, bafouée à la fin. Nous avons vu déjà chez le P. Hulsbosch ce que « service de l'humanité » veut dire : se mettre à l'unisson des slogans du jour concernant la bombe atomique, la guerre froide, l'aide à la Chine rouge, la fin de la discrimination raciale mais strictement à sens unique car le racisme noir ou jaune n'est pas inclus dans la définition.
Le renouveau dans l'Église, selon Küng et tutti quanti, s'annonce donc (c'est-à-dire si ces messieurs l'emportent) comme consentement sans réserve au pluralisme. Le mot n'a rien de déplaisant en soi, mais n'en soyons pas dupe : il s'agit d'une idéologie qui se cache sous un terme satisfaisant tout le monde. Küng le sait d'ailleurs lorsqu'il nous met en garde contre « une forme ecclésiastique universelle de l'American Way of Life ». Car comme je l'ai déjà dit et je le répète, le « pluralisme » américain est une technique pour dissoudre la foi et la conviction, dans une masse amorphe. Dans ce siècle américanisé, le pluralisme religieux recommandé par Küng ne peut vouloir dire autre chose, comme l'exemple justement des États-Unis nous le montre où ce pluralisme est en voie de tuer les âmes.
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J'ai déjà cité dans *Itinéraires*, il y a quelques années le propos d'un correspondant dans la revue catholique de gauche, *Commonweal* selon lequel le catholicisme américain se présente comme si le Concile de Trente n'avait pas eu lieu, c'est-à-dire si l'Église et le protestantisme en étaient arrivés à une solution de compromis. Je suis persuadé que l'Église américaine, vivant en état de co-pénétration avec le milieu protestant et juif, a depuis longtemps le désir secret de ne pas être trop différente des autres confessions. Le meilleur symbole de cette volonté d'être submergée dans une religion « américaine », partant démocrate et pluraliste, apparaît ces jours-ci dans le métro de New York : des affiches avec la recommandation de la National Conference of Christians and Jews, proclament ce qui suit : sur fond gris on voit des figures plates découpées en papier, et uniformément sans visage ou autre trait individuel, se donnant la main et se tenant en cercle. Inscription : *Pratiquons la démocratie tous les jours*.
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Les théologiens qui absorbent cet air et ne connaissent pas ce milieu conçoivent l'avenir de l'Église forcément comme intégré dans la société *non pas comme levain mais comme tranquillisant social*. Le pluralisme religieux, ce n'est plus douteux, a eu comme résultat aux États-Unis de ternir tout sentiment plus vivace que le contentement dérivé d'un estomac plein ; les religions ont réussi à se neutraliser l'une l'autre, à encourager la soif de spiritualité, à se poser une seule question : comment obtenir plus d'argent, encore de l'argent afin de construire ces usines monstrueuses que l'on appelle universités.
Cela n'est pas limité à l'Amérique, et il serait vain de se demander d'où vient l'influence qu'ont prise les théologiens nordiques, germaniques, donc originaires de pays protestants, sur la pensée de toute l'Église ces derniers temps. Car on n'a qu'à en faire la liste : Hans Küng, Karl Rahner, Charles Davis, E. Schillebeeckx, A. Hulsbosch, et tant d'autres de moindre importance, ces théologiens vivent en milieu protestant, sont en contact plus intime avec les théologiens protestants de la théologie dite « d'un Dieu mort », affirment mieux connaître ce qu'on appelle aujourd'hui avec une éloquence creuse « les problèmes d'une société industrielle ». Cela suffit pour leur prêter un prestige plus grand que celui de leurs confrères latins lesquels, il faut le dire, ne cherchent pas à rétablir l'équilibre. Au contraire...
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Faisons l'examen de la pensée d'A. Hulsbosch exprimée dans son petit livre compact, *God's creation.* L'auteur commence par reconnaître le rôle décisif qu'ont eu dans sa pensée les écrits du P. Teilhard de Chardin. Car, bien entendu, Hulsbosch aussi est « évolutionniste ». Il considère l'évolution comme démontrée scientifiquement, sans contre-argument possible. D'ailleurs, il considère toute « la science » avec la vénération qu'on vouait au dix-neuvième siècle à la conception renanienne de l'univers. Hulsbosch et ses collègues sont tellement pâmés devant l'immensité du microcosme et du macrocosme, devant l'infinité apparente du temps, devant le progrès scientifique et technique, que nous devons poser la question : Pourquoi les véritables savants qui, pourtant, abondent dans l'Église, les astronomes, les physiciens, les biologues, les mathématiciens ne viennent-ils pas aider leurs collègues enthousiastes mais encore au niveau des vulgarisations ?
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Mais passons. L'objectif du P. Hulsbosch est de démontrer qu'il y a concordance entre la parole de Dieu telle que l'Ancien et le Nouveau Testaments l'enseignent, et les conclusions de la science. Rien de répréhensible à cela. Malheureusement l'auteur en vient à imiter les élucubrations teilhardiennes. Par exemple : « L'homme que Dieu est en train de créer est l'homme tel qu'il apparaîtra à la fin. L'homme qui vit aujourd'hui dans le monde est occupé à être créé (« is busy being created »). Il n'est pas encore parvenu à l'état qui était l'intention divine dans la création. » Ainsi l'arrivée du « surhomme » est postulée, et du même coup l'obligation du théologien de consulter le savant et l'historien (ou le sociologue) au sujet de l'étape franchie par le processus évolutionniste. Car il est évident que le théologien, et l'Église dans sa fonction enseignante, ne peuvent pas décider avec l'exactitude requise si l'individu et la société ont fait un progrès d'une période historique à l'autre. Il faut le demander au biologiste qui découvre un nouvel organe, à l'astronaute qui découvre ou ne découvre pas Dieu dans l'espace, au psycho-sociologue qui constate le degré de « socialisation » de l'humanité. Après avoir collecté les réponses, celles des savants « évolutionnistes » et des sociologues marxisants, l'Église pourra annoncer aux fidèles la bonne nouvelle d'avoir encore franchi un pas vers la « véritable » création.
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Il est presque touchant de voir le P. Hulsbosch peiner à torturer les notions scientifiques. Son siège est fait : il faut que la foi, les dogmes et toute vérité puissent s'exprimer dans le langage évolutionniste. Selon la « façon statique » de regarder les choses, écrit-il (façon statique, c'est tout ce qui précède Darwin et Teilhard), le péché apparaît comme l'effondrement (?) du travail accompli par Dieu. ; mais selon la « façon dynamique, à la lumière de l'évolution », le péché est le refus de l'homme de se soumettre à la volonté créatrice de Dieu. On le voit : Dieu avait de grands et nobles projets pour sa demi-créature ; celle-ci entrave ces projets, et ne permet pas que « la volonté créatrice de Dieu s'accomplisse en lui ». (L'adjectif « créateur » est, comme il se doit, d'usage fréquent chez notre auteur). Le péché originel, dans l'optique du P. Hulsbosch, n'est pas la volonté de l'homme d'être comme Dieu (eritis sicut Deus), mais de refuser l'aventure de la création infinie. Si le Père ne l'annonçait expressément, sans pour autant arguer d'une façon convaincante, que la distance entre Dieu et l'homme restera toujours infranchissable, nous serions amenés à croire que dans ce dialogue du jardin d'Eden c'est l'homme qui fait preuve de modestie, tandis que Dieu voudrait l'élever jusqu'au sommet de l'évolution où Il l'a tout simplement précédé.
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Le teilhardisme de tout cela est déjà patent. L'objectif suivant du P. Hulsbosch est de montrer que le péché n'est pas individuel mais collectif, et que la rédemption le sera tout autant. Cela n'est pas proclamé d'une façon catégorique, mais enfin lisons ce passage : « Notre corps est déjà un champ qu'il faut conquérir par la lutte. Mais quand nous y ajoutions l'influence négative de la communauté pécheresse des hommes, la domination de l'esprit devient proprement impossible à moins que le Seigneur n'enlève le péché du monde et ne fonde une communauté dans le salut. » Nous dépendons donc des autres. Bernanos proposait que les partisans anxieux de la collectivisation se rassurent : les membres égarés de la communauté retrouvent toujours le chemin qui les y ramène. Car, de toute évidence, nous sommes des être sociaux, politiques, tout ce que l'on veut ; cependant le P. Hulsbosch est plutôt de l'avis de son maître, Teilhard, qui avouait que la question du salut individuel ne l'intéressait pas. L'accent chez le disciple est, une fois de plus, mis sur le *phyle* qui progresse selon le rythme propre à l'évolution ; l'effort de l'individu pour se perfectionner (facilité peut-être par la vue de l'imperfection dans autrui), le dépassement dont il est capable, sont peu de choses : le salut sera œuvre commune, et d'ailleurs soumise aux lois d'airain de l'évolution. L'humanité future (car depuis le Christ, Dieu est de nouveau libre de continuer sa création à travers l'homme consentant) est par rapport à nous, hommes d'aujourd'hui, ce que nous sommes par rapport aux animaux...
L'homme de l'avenir restera, on nous en assure, « totalement créature ». Cependant « sa manière d'être sera décidément supérieure à la nôtre... étant donné que sa connaissance (« knowledge ») de Dieu sera plus profonde elle aussi ». La révélation de Dieu est une révélation créatrice, écrit le P. Hulsbosch. Nous en connaissons moins, par définition, que ceux qui viennent après nous. A ceux-ci davantage sera révélé.
Les idées « évolutionnistes » du P. Hulsbosch sont expliquées en 260 pages. Malgré le préjugé teilhardien, malgré l'admiration béate devant la science, certains raisonnements sont valables et la connaissance qu'a l'auteur des écrits des Pères, docteurs et théologiens est évidente. Soudain, vers les dernières pages, surprise : sans autre preuve que la constatation elle-même, l'auteur déclare que « seulement en notre siècle l'humanité constituera une unité jamais encore réalisée ». Du même coup nous sommes dans le journalisme le plus vulgaire : « la bombe atomique est au-dessus de nos têtes comme une menace perpétuelle » ; « il est inadmissible que l'Occident qui se dit chrétien possède toute la richesse du monde » ; « il est inconcevable que des gens se disant chrétiens puissent pratiquer la discrimination raciale » ; et le plus beau, « il est inconcevable que l'aide aux régions sous-développées soit accordée selon les considérations politiques et économiques, et qu'elle soit limitée aux pays non-ennemis. »
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Voila qui pourrait nous éclairer sur le sens véritable des 260 pages qui précèdent ces passages lumineux. Mais il n'en est rien. Je suis persuadé que nous nous trouvons devant un phénomène de vacuité intellectuelle, sans plus. Le P. Hulsbosch est victime d'un phénomène de tous les temps la conclusion est donnée d'avance : il faut déboucher sur les clichés qui sonnent « révolution » dans la bouche d'un catholique, surtout s'il est prêtre. Le même Hulsbosch se serait montré patriote dans le Pays-Bas post-napoléonien et aurait proféré un certain nombre de slogans appropriés. Au dix-septième siècle il aurait chanté les louanges des caravelles et des compagnies néerlandaises de navigation commerciale ; et ainsi de suite. Il ne s'aperçoit guère que du même coup sa théologie, acceptable ou non en elle-même, devient un tract, un manifeste de certains groupes de pression. Car enfin quel est le sens des quatre slogans que l'ai recopiés ? C'est que Hulsbosch, tout comme son maître, possède la clef de l'évolution. Ils en prévoient, eux, la direction, notamment lorsque Hulsbosch constate que désormais l'humanité sera constituée en une unité toujours plus resserrée, et lorsque Teilhard divise, dès maintenant, les hommes « en faveur de la socialisation » et « le résidu des attardés ». Ils nous disent que le monde dont ils sont les avant-coureurs (par une grâce spéciale de l'évolution créatrice ?) ne connaîtra point la discrimination raciale, les considérations politiques dans l'aide aux sous-développés, etc. Ce monde ressemble comme un œuf à celui des progressistes laïques, dont Hulsbosch reproduit les griefs à l'exclusion d'autres griefs, ceux des non-progressistes.
Cette théologie qui se veut universelle est donc un écrit partisan et le parti auquel elle appartient n'est pas difficile à trouver. Le P. Hulsbosch critique l'astronaute soviétique qui déclarait ne point rencontrer Dieu dans l'espace. Mais notre théologien partage cette naïveté quand il consacre un long chapitre à la difficulté qu'aurait le fidèle « dans le monde moderne » à croire. Pourquoi ? Reprenant, peut-être à son insu, les arguments de l'évêque anglican Robinson, il est d'avis que les anciens, ayant affaire à un monde « petit et limité », pouvaient raisonnablement concevoir Dieu comme le créateur du ciel et de la terre, des astres et de l'horizon visibles. Cependant, le monde découvert et exploré par la science moderne, les galaxies qui s'éloignent dans un univers en expansion, la vie qui existe sur terre depuis des dizaines de millions d'années, l'homme lui-même dont l'origine remonte à un million d'années, bref, l'immensité des espaces et des temps, rend extrêmement difficile la conception selon laquelle Dieu aurait pu créer tout cela...
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Ce théologien ne réfléchit pas à l'énormité de ce qu'il avance ; il est tellement impressionné par les immensités qui, pourtant, n'effrayaient pas un Pascal (celui-ci attribue la frayeur justement aux libertins), qu'il en oublie celles qui se trouvent dans le cerveau et dans l'âme de l'homme. Car, dirons-nous avec Pascal, si l'univers est capable de nous écraser, et le P. Hulsbosch avec nous, nous sommes capables, ainsi que le P. Hulsbosch, de le comprendre. Nous lui sommes donc supérieurs dans un autre ordre de grandeur. L'âme d'un Pascal, d'un Shakespeare, d'un Balzac est incommensurablement plus grande que l'univers méticuleusement pesé et mesuré par les Hulsbosch ; et pourtant nous concevons sans peine que Dieu l'a créée, cette âme...
Il paraît que nous sommes en présence d'un nouveau courant théologique qui, au nom d'un renouveau, *se met au service de la vision du monde scientifique et technologique propre aux sociétés industrielles de type nordique.* Ses mots d'ordre, autour desquels elle organise sa conception de l'homme, de la société et de Dieu coïncident avec ceux de ces sociétés : évolution, progrès, démocratie et accord superficiel sur les soi-disant « problèmes » mondiaux. Voilà ce qui s'appelle « se mettre à l'heure du monde ». On promet aux masses crédules des chrétiens une conception universelle, plus généreuse et plus profonde que les précédentes ; en vérité, on formule la version théologique des sociétés dites de « consommateurs ».
Thomas MOLNAR.
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### La foi au goût du jour
par PEREGRINUS
CE LIVRE de « Jean-Marie Reusson, prêtre » : La *foi au goût du jour*, a paru récemment aux Éditions de la Table ronde ([^8]). C'est un ouvrage souvent attachant, émouvant, où l'on sent l'expérience d'un pasteur sachant reconnaître, comme d'instinct, ce qui nuit aux âmes et ce qui ébranle la foi dans certains comportements catholiques actuels. La documentation est abondante ; la rédaction quelquefois un peu maladroite ou naïve, mais cette maladresse même met en lumière l'authenticité de la constatation qui est faite et de la protestation qui est formulée. Nous ne connaissons pas « Jean-Marie Reusson, prêtre » : à le lire nous imaginons l'auteur sous les traits d'un curé de paroisse, de formation solide et de grande expérience ; point écrivain ; ni grand théologien ; mais un vrai prêtre, ayant du discernement, l'habitude des âmes et le sens de la pédagogie spirituelle.
\*\*\*
On nous dit que certains ont pu être fâchés en haut lieu que ce livre *ait été publié :* mais le fâcheux, le grave, le désastreux est bien plutôt que tout ce qu'il dénonce soit vrai *et publiquement étalé depuis longtemps* sans qu'apparemment personne ne soit en mesure de vouloir, de savoir ou de pouvoir y porter remède.
L'auteur a rassemblé une documentation considérable sur la presse qui se lit dans la plupart des paroisses et sur les slogans de nombre de prédicateurs à la mode. Les enseignements de la Révélation qu'il y oppose demandent à être beaucoup médités.
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De cet ouvrage, noue retiendrons le témoignage plutôt que le diagnostic. L'auteur relève une foule d'indices, de phénomènes aberrants, d'incroyables sottises, de mensonges, d'injustices, de falsifications. Mais est-ce seulement la mode ? Est-ce seulement la foi « au goût du jour » ?
Que l'on relise les deux pages de couverture qui résument le livre. Les voici :
« *Quand la messe n'est plus qu'un repas et Dieu un grand copain ou le* « *grand Jules* »*, quand un prédicateur à Lourdes déclare qu'* « *on ne vient pas à l'église pour réfléchir à nos fins dernières* »*, quand* La Croix *fait l'éloge des Folies-Bergères, quand une partie du clergé en vient à annuler la prière personnelle, la pénitence, à dénigrer le jeûne et l'esprit de sacrifice et montre de la complaisance envers le péché et les ennemis de l'Église, quand des Dominicains méprisent le chapelet et le culte marial, quand on exalte l'amour humain et qu'on n'a que dédain pour la vie contemplative, c'est que quelque chose ne va plus dans l'Église. C'est que la foi au goût du jour s'éloigne de la foi...* »
Toutes ces aberrations -- qui manifestent un début d' « athéisme pratique », on pourrait dire : d' « athéisme chrétien » -- seraient impossibles sans un système de falsification générale de la foi chrétienne. Ce système lui-même ne serait pas très dangereux s'il ne disposait d'un appareil occulte installé à l'intérieur de l'Église.
Supposons qu'un hérésiarque de type classique se mette à enseigner ouvertement ceci :
-- « Parlons encore du Christ, mais d'abord et surtout comme du grand Évoluteur ; prêchons encore la Vierge, mais uniquement comme un symbole de l'Église ; et l'Église elle-même, présentons-la toujours comme la composante privilégiée de l'évolution humaine... »
Eh ! bien, un tel hérésiarque falsifierait ainsi le donné de la foi plutôt qu'il ne le combattrait de front ; il singerait l'enseignement catholique plutôt qu'il ne le nierait. Et une telle singerie ouvertement énoncée serait assez facile à démasquer dès qu'on y regarderait d'un peu près.
Le caractère étrange de la crise que traverse actuellement la foi chrétienne réside dans la difficulté de faire la lumière. Pourquoi ? Parce que l'actuel système d'hérésie, ou plus exactement d'apostasie, ou d' « athéisme chrétien », est inséparable d'un appareil sociologique qui parvient à demeurer presque invisible.
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S'il n'y avait pas dans les bureaux de la plupart des postes ecclésiastiques les plus importants des *autorités parallèles* et clandestines, solidement incrustées, pratiquement intouchables, assez puissantes pour se faire craindre et obéir, comment pourrait-il arriver qu'une certaine presse catholique continue à publier, selon un dosage régulier et calculé, une véritable pornographie pieuse ? Comment se ferait-il que les écrits du P. Teilhard, malgré les désapprobations officielles les plus explicites et les plus sévères, soient toujours recommandés par les journaux catholiques, et par tant d'aumôniers, de prêtres, de religieux ? Comment tant de prédicateurs pourraient-ils continuer à prêcher sur les vérités chrétiennes en les dénaturant de façon radicale ? Tout cela et le reste serait irréalisable sans un appareil clandestin.
\*\*\*
La situation actuelle de l'Église a quelque chose de poignant : on célèbre la messe, mais dans beaucoup d'églises elle ressemble de moins en moins à une messe ; on prêche la pénitence, mais en de tels termes que ce n'est plus une pénitence ; on enseigne la dignité du corps, mais dans un contexte tel que la pureté ne signifie plus rien ; on veut bien des religieuses, mais on les forme de plus en plus d'une manière qui leur enlève le sens de leur consécration ; on organise des pèlerinages, mais souvent dans une atmosphère tellement mondaine qu'on les vide de toute signification de prière et de sacrifice ; jamais on n'a vendu tant de missels pour les fidèles, mais on les assortit de tels commentaires que la piété n'a plus de sens ni de raison d'être. Bref on garde à peu près tout de la religion chrétienne ; mais à peu près tout est en voie d'être falsifié, détourné, perverti.
En présence de ce mal généralisé, il faut bien comprendre que nous avons affaire à un néo-modernisme, avec son système et son appareil.
Que faire ? On aimerait tant que les choses soient clarifiées : il faut bien constater qu'elles n'en prennent pas le chemin. Lorsqu'interviennent des décrets romains qui donnent la preuve que le système néo-moderniste est désavoué, on aimerait qu'ils fussent connus et orchestrés par les Semaines religieuses, par les journaux catholiques, par les autorités religieuses locales. Ils ne le sont pas. Le dernier décret de Rome sur le latin dans la liturgie des Séminaristes non seulement n'est pas appliqué, mais il est inconnu. Si l'on y fait quelquefois allusion, c'est pour assurer à voix basse que l'épiscopat l'aurait rejeté ([^9]).
56:104
Et que dire du *Monitum* au sujet de Teilhard ? Combien de chrétiens de France savent que Paul VI demande instamment d'interpréter Vatican II dans la lumière et les principes des Conciles précédents et non point, ainsi qu'on nous le répète partout, comme un *commencement absolu* dans la réflexion de l'Église...
\*\*\*
Prions pour l'Église. Prions pour le Pape et les évêques. Prions pour le peuple chrétien. Tenons ferme dans la foi que l'on nous a enseignée ; persévérons dans les mœurs auxquelles nous avons été formés. A cette condition nous ne faiblirons pas dans l'épreuve, mais cette épreuve tournera, avec la grâce de Dieu, à notre sanctification.
PEREGRINUS.
57:104
### Et revoici "Pax"
«* Piasecki est l'homme du rapprochement\
entre Moscou et le Vatican *» *\
*«* C'est au niveau de PAX que tout se jouera *»
par Jean MADIRAN
L'ÉTONNANTE VOLONTÉ, dans un diocèse apparemment mal renseigné sur l'affaire « Pax », de qualifier et de mandater José de Broucker pour parler, en une « conférence de Carême », de *l'Église en Pologne*, pouvait passer pour un phénomène isolé, fortuit, aberrant. Mais non. Voici que, de nouveau, cela fuse de partout. La Note adressée par le Saint-Siège, en 1963, aux évêques de France, ne semble pas avoir été bien comprise sur le moment, et trois ans plus tard elle paraît passablement oubliée. Un évêque, avec une bonne foi évidente, mais évidemment mal informée, a pu dire à propos de la « conférence de Carême » de José de Broucker que l'affaire Pax en Pologne était du même ordre que les affaires du Sillon ou de *L'Action française* en France.
La Note du Saint-Siège, en 1963, avait *au contraire* précisé aux évêques français les points suivants ([^10]) :
1\. -- *Pax* n'est pas un mouvement culturel, idéologique ou politique (cela, c'est le camouflage) que l'on pourrait assimiler aux mouvements progressistes occidentaux. *Pax* est un organe strictement articulé de *l'appareil policier* du communisme international.
58:104
2\. -- Piasecki, le fondateur et le directeur de *Pax*, emprisonné et condamné à mort en 1944 par les services secrets soviétiques, obtint la vie sauve, la liberté et des moyens matériels imposants au prix d'un engagement formel de travailler à *noyauter et asservir l'Église* au profit du communisme.
3\. -- La Pologne n'est pour l'action de *Pax* qu'une base de départ. Son entreprise s'étend au monde entier : spécialement *la France et Rome.*
\*\*\*
La communication du Saint-Siège rappelait ou confirmait ces choses : elle ne les révélait pas. On les connaissait en France depuis les années 1956-1957 : on les connaissait dans les milieux catholiques qui ont sérieusement étudié les méthodes réelles du communisme. Ce sont aussi les milieux catholiques que la plus grande partie de l'épiscopat tient à ne pas consulter et à n'entendre d'aucune manière. La Note du Saint-Siège aurait été superflue en 1963 si l'on avait bien voulu prendre en considération ce qui déjà était public, et publié notamment dans *La France catholique* et dans *Itinéraires* ([^11])*.* Mais c'est la Note du Saint-Siège elle aussi qui finalement n'a pas été prise en considération.
*Pax*, c'est l'implantation dans l'Église des services soviétiques d'espionnage et d'intoxication. Une telle implantation n'a rien d'extraordinaire : Pie XI avait solennellement mis en garde contre elle dès 1937, dans l'Encyclique *Divimi Redemptoris.* Mais l'extraordinaire est que tant d'autorités ecclésiastiques, aujourd'hui encore, n'attachent aucun crédit ni aucune attention aux informations précises, multiples, concordantes, vérifiées, qui attestent la réalité et l'étendue de cette pénétration.
Parlant de son « mouvement Pax », Boleslaw Piasecki déclarait (en décembre 1960, lors de la célébration à Varsovie du XV^e^ anniversaire de la fondation)
« Notre mouvement a certainement le devoir de venir en aide, aussi bien en théorie qu'en pratique, aux mouvements sociaux progressistes, particulièrement aux mouvements chrétiens en Europe occidentale et dans le monde. »
Depuis l'année 1961, la revue *Itinéraires* a sans cesse mis en relief cette déclaration et demandé quels sont les « mouvements chrétiens en Europe occidentale » qui ont bénéficié de l'AIDE THÉORIQUE ET PRATIQUE, de Piasecki. Autrement dit : où sont passés les zlotys dont parle la Note du Saint-Siège ?
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Il n'y a jamais eu aucune réponse.
Il n'y a même jamais eu aucune enquête.
\*\*\*
Mais voici du nouveau.
De plusieurs côtés à la fois coïncidence ou synchronisation ? on recommence à cautionner et à vanter les mérites de *Pax*.
Dans son numéro 775 du 25 avril au 1^er^ mai 1966, l'hebdomadaire *L'Express* publie (pages 49 et 50) un article anonyme sur Piasecki. Nous avons vu trop souvent des manœuvres catholiques (notamment de collaboration avec le communisme, ou de pression sur l'épiscopat français) introduites soit dans *L'Express* soit dans le *Nouvel Observateur* pour être inattentif aux contrevérités que cet article répand à nouveau dans le public au sujet de *Pax*. Lisons :
« M. Gomulka se garde bien de mettre en cause toute la hiérarchie ecclésiastique. Il connaît les sentiments religieux du peuple polonais.
« Et, parce qu'il les connaît, il a toujours évité une rupture entre communistes et catholiques. Mieux, il a cherché à s'assurer l'appui de tous les éléments libéraux qui reprochent au cardinal Wyszynski son « intransigeance » et son « esprit conservateur ». Regroupés dans le mouvement « *Pax* », dirigé par M. Boleslaw Piasecki, ces catholiques progressistes servent de pont entre l'Église et l'État. »
Voici donc les chefs de *Pax* rétablis dans la qualité d' « éléments libéraux », de « catholiques progressistes » et de « pont entre l'Église et l'État ».
En somme, on peut être en accord ou en désaccord avec eux, comme avec le *Sillon ou* avec *L'Action française*, on peut en discuter philosophiquement et politiquement.
C'est ce que disait José de Broucker dans les *Informations catholiques internationales,* présentant *Pax* comme un « effort de pensée ».
Car il s'agit avant tout de dissimuler ou de faire oublier que, selon les termes de la Note du Saint-Siège, *Pax* est un ORGANE STRICTEMENT ARTICULÉ DE L'APPAREIL POLICIER du communisme international, ayant pour mission de NOYAUTER ET ASSERVIR l'Église.
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##### *L'épisode révélateur de 1956.*
Nous ne savons pas si l'article anonyme de L'Express est volontairement intoxicateur, ou s'il est lui-même victime de l'intoxication. Victime ou non, il en est véhicule. Et en une telle matière, toutes les inexactitudes comptent, aucune n'est gratuite, comme on va le voir. Celle-ci mérite une particulière attention :
« Ancien anti-communiste notoire en 1956, n'a pas caché son opposition au retour de M. Gomulka au pouvoir, M. Piasecki est devenu, à l'âge de 51 ans, l'un des députés les plus influents... »
Voilà qui est insinuer -- tout lecteur non prévenu le comprendra ainsi -- qu'en 1956 Piasecki s'opposait à Gomulka par anti-communisme. Alors que l' « opposition » de Piasecki venait au contraire de son appartenance aux services secrets soviétiques : mais c'est toujours là ce qu'il faut cacher, fût-ce au prix de contresens et d'inexactitudes de la plus énorme dimension.
##### «* Anti-communiste notoire *»
Piasecki fut anti-communiste dans sa jeunesse, avant la guerre. Il avait fondé en Pologne un mouvement, la Falanga, s'inspirant plus ou moins de l'anti-sémitisme nazi. Après l'écrasement de la Pologne en 1939, Piasecki est arrêté par les Allemands et rapidement relâché : il forme alors des commandos contre les maquis communistes. Est-il à cette époque au service de la police allemande ? On l'a accusé de relations avec un agent de la Gestapo, Jerzy Brochwicz. Il semble bien que la conviction des services secrets soviétiques, lorsqu'ils mirent la main sur Piasecki en 1944, fut d'avoir arrêté un agent allemand. *On ne voit pas en effet pourquoi le chef des services secrets soviétiques, le général Ivan Serov, serait venu interroger lui-même Piasecki, alors condamné à mort*. On sait en tout cas que les services secrets soviétiques se sont attachés autant qu'ils l'ont pu à utiliser à leur profit les anciens agents des services allemands qu'ils avaient capturés.
Selon un article de Graham Greene paru dans le Sunday Times du 15 janvier 1956, Piasecki fut même à cette époque (1944) emmené à Moscou.
Quoi qu'il en soit des détails, l'important est ce que résume en ces termes Pierre Lenert :
« Condamné à mort par le N.K.V.D. vers la fin de la guerre, M. Piasecki est brusquement relâché. A quel prix ? Il a non seulement la vie sauve, mais des moyens matériels et la faveur en haut lieu qui lui permettent de fonder *Pax* ([^12])*.* »
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##### *En 1956 : la clef de l'énigme.*
En 1956, la divulgation imprévue du « rapport Krouchtchev » dit « sur la déstalinisation » provoque l'insurrection de la Hongrie et un grand tumulte en Pologne. L'Europe orientale asservie pense qu'une porte s'est entr'ouverte sur sa libération.
L'insurrection hongroise est écrasée dans le sang. En Pologne, Krouchtchev manœuvre pour limiter sans violence apparente ce que l'on appelle « le dégel ». Le Cardinal Wyszynski, alors emprisonné, est remis en liberté. Le communiste Gomulka, précédemment suspect d'opportunisme, passe directement de la prison au pouvoir. Piasecki est publiquement dénoncé (même par des communistes) comme un agent de la police politique russe ; il est ignominieusement chassé de l'Association (communiste) des écrivains polonais.
Ce que *L'Express appelle* aujourd'hui, son « opposition » s'était exprimé notamment par un article intitulé : « Le sens de l'État » publié dans *Slowo Pwszechne* du 16 octobre 1956. Il demandait que deux principes ne soient pas remis en cause : 1. -- la « construction du socialisme » en Pologne (c'est-à-dire, en fait, le pouvoir du Parti communiste) ; 2. -- l'alliance avec l'U.R.S.S. (c'est-à-dire, en fait, la soumission à Moscou).
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*Pourquoi donc Piasecki, présenté comme l'homme du compromis entre l'Église et le communisme, n'a-t-il eu d'autre souci que de limiter le* « *dégel* »* ?* Pourquoi Piasecki a-t-il pris une position « stalinienne » à l'heure où la « déstalinisation » pouvait paraître amorcer cette fameuse « évolution libérale » du communisme permettant aux catholiques de collaborer ?
Personne ne répond à cette question.
On s'efforce au contraire d'empêcher que la question puisse être seulement posée.
Car la réponse est simple : à *la fin* de *1956, les services secrets soviétiques font donner tous leurs moyens pour enrayer, contrôler, limiter la* « *déstalinisation* » *dans les* « *démocraties populaires* »*.* On y emploie même Piasecki, au détriment éventuel de sa mission de noyautage dans l'Église. On va au plus pressé. Car C'EST TOUT LE SYSTÈME DE DOMINATION SOVIÉTIQUE EN EUROPE ORIENTALE QUI EST MENACÉ DE SAUTER. L'Armée rouge intervient en Hongrie. Par tous les moyens, il faut sauver l'essentiel dans l'immédiat, fût-ce en compromettant d'autres entreprises plus lointaines. Les services secrets soviétiques y emploient tout ce qu'ils ont sous la main.
Telle est la clef du comportement de Piasecki en 1956. Il n'y aurait pas eu ce péril majeur et immédiat pour l'ensemble du système soviétique, Piasecki aurait dû au contraire, dans le sens même de sa mission à l'intérieur de l'Église, manifester son enthousiasme à l'égard de ce communisme « libéral » qui rendait possible la « collaboration ».
Il est donc extrêmement important (pour le communisme) de chercher à brouiller les cartes, comme le fait, consciemment ou non, l'article de *L'Express,* sur le comportement de Piasecki en 1956.
##### «* L'homme du rapprochement entre Moscou et le Vatican *»
Mais l'article anonyme de *L'Express* a gardé le meilleur pour la fin :
« Fort de son influence auprès de M. Gomulka, qui a besoin de lui pour prouver que la coexistence entre communistes et catholiques est possible, M. Piasecki joue en Pologne un rôle de plus en plus important. C'est lui l'homme lu rapprochement entre Moscou et le Vatican. »
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S'il s'agit de *prouver*, la preuve est en effet admirable et catégorique. La coexistence est possible entre communistes et catholiques, à *condition que les catholiques y soient représentés par un agent des services secrets soviétiques ayant mission de noyauter l'Église.* Telle est *la* coexistence que le communisme propose : une diabolique supercherie.
\*\*\*
*L'Express* va plus loin. Signe annonciateur d'une nouvelle offensive ? Au moment précis où le soviétique Gromyko est reçu au Vatican, *L'Express*, avec une excellente synchronisation, déclare que l'action de Piasecki *vise Rome.*
Piasecki est « l'homme du rapprochement entre Moscou et le Vatican. »
Pourquoi donc Moscou, et pourquoi donc *le Vatican*, si Piasecki n'était qu'un idéologue ou « penseur » polonais ? S'il jouait un rôle important seulement « en Pologne » ? Qu'est-ce donc que Piasecki aurait à voir *avec Moscou*, et en quoi « Pax » pourrait-il agir *au Vatican*, et comment un pont s'établirait-il par ce moyen-là ?
##### *Contre le Saint-Siège*
Il n'y a que des avantages, pour la subversion, à faire croire que si Gromyko est reçu au Vatican, *c'est par l'effet d'un* « *rapprochement* » *résultant de l'action de Piasecki.*
AUPRÈS DE CEUX QUI NE SAVENT RIEN, la personne de Piasecki et l'action de « Pax » en seront extraordinairement valorisées. Le « penseur » catholique qui est « l'homme du rapprochement entre Moscou et le Vatican » va retrouver toutes ses entrées, il va voir se rouvrir devant lui toutes les portes, à l'heure où, *grâce à lui*, Gromyko peut s'entretenir avec le Pape.
POUR CEUX QUI SAVENT, et qui résistent activement aux mirages et aux mensonges du communisme, c'est un coup de poignard. Un doute affreux, abominable, est introduit dans les cœurs la diplomatie vaticane aurait-elle donc opéré à ce niveau par ce moyen ? en élevant un Piasecki à la dignité d'interlocuteur ?
Cela est manifestement, cela est moralement impossible. Mais *on fabrique contre le Saint-Siège les apparences lamentables d'une négociation préparée à ce niveau et par l'intermédiaire de cet individu.*
Fabrication à double effet : d'un côté on discrédite le Saint-Siège, de l'autre on accrédite Piasecki.
64:104
Au même moment, dans *Combat* du 29 avril (page 7), le malheureux Jacques Madaule nous raconte :
« Le mouvement *Pax* entend maintenir toutes les valeurs religieuses et spirituelles, mais dans une coopération cordiale, confiante avec les marxistes. »
Et le pauvre Madaule est d'accord.
Maintenir toutes les valeurs spirituelles et religieuses. Les maintenir mais dans une coopération cordiale, confiante avec les marxistes...
Les maintenir à cette condition...
Tout cela « converge », comme disait le Prophète. L'*athéisme chrétien* est en marche.
##### *Le Père Chaigne et* «* Frères du monde *»* : c'est au niveau de* «* Pax *» *que tout se jouera*
Oui, convergence : c'est au même moment encore, c'est aux environs du 1^er^ mai que paraît le numéro 39 de *Frères du monde*, « revue bimestrielle publiée par une équipe de Franciscains et de laïcs » ([^13]) qui milite activement pour la collaboration chrétienne aux entreprises du communisme.
Ce numéro, publié avec l'autorisation des Supérieurs ecclésiastiques, contient 45 pages d'éloge systématique du « mouvement Pax », de la plume du Père franciscain Hervé Chaigne, directeur de la revue ([^14]).
Ce que ces 45 pages tendent à démontrer, c'est qu'il ne faut pas n'importe quelle collaboration catholique avec le communisme : il faut obligatoirement une collaboration selon les vues de *Pax* et par l'intermédiaire de *Pax*. Voici comment on nous l'explique en conclusion (p. 49) :
« Si l'Église veut vraiment le dialogue avec le marxisme, comme le lui demandent et l'esprit évangélique qui l'anime et la condition historique dans laquelle se trouve le monde, comment ne voit-elle pas que ce dialogue, surtout dans un pays où, de fait, le marxisme est au pourvoir, ne peut se présenter et se déployer que sous la forme que tente *Pax* ?
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C'est au niveau de *Pax* que tout se jouera si l'on accepte que tout *se* joue. A ce niveau l'Église montrera qu'elle n'est pas liée au conservatisme social, etc. »
Dont acte c'est *au niveau* de « Pax » que tout se jouera on sait quel est ce *niveau.*
Et l'on nous dit aussi *à quel prix* l'Église ne sera plus accusée d'être « liée au conservatisme social » : au prix d'une collaboration active avec le communisme, une collaboration au niveau de « Pax ».
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De *L'Express* au P. Chaigne en passant par Jacques Madaule, le concert est harmonieux et bien réglé, la convergence est parfaite.
Résumons :
-- *Piasecki est l'homme du rapprochement entre Moscou et le Vatican.*
*-- *PAX entend maintenir toutes les valeurs spirituelles et religieuses, MAIS DANS une coopération cordiale et confiante avec les marxistes.
-- C'est au niveau de PAX que tout se *jouera*.
*-- C'est à ce niveau que l'Église montrera qu'elle n'est pas liée au conservatisme social*.
Face à cette machination, à cette orchestration, à cette pénétration organique des services spéciaux de l'appareil soviétique, quelle est l'attitude des autorités religieuses responsables ? Des évêques dans leur diocèse ? Des assemblées épiscopales dans leurs conseils et Commissions ? Des supérieurs provinciaux et des supérieurs majeurs des grands Ordres religieux ?
Nous le disons comme nous le pensons, comme nous le constatons : la plupart des autorités religieuses du monde occidental sont actuellement désarmées. Privées de moyens d'information. Assiégées par une documentation mensongère et piégée. Mal éclairées sur la réalité des choses en ce domaine. Privées en outre de moyens d'action. Distraites et passives devant ce péril. *Hora et potestas tenebrarum*.
##### *La transformation du Saint-Office*
Nous n'avons pas commenté dans cette revue la disparition du Saint-Office, qui a changé de nom et perdu toute fonction « répressive ».
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Nous l'avions en quelque sorte commentée par avance, dans l'éditorial de notre numéro 88 (décembre 1964) intitulé : « L'affaire Pax et la Curie romaine ». Cet éditorial est reproduit aux pages 182 et suivantes de notre supplément : *L'affaire Pax en France.* Nous avions, encore par avance, commenté également cette disparition dans notre ouvrage *L'intégrisme, histoire d'une histoire,* page 253.
D'un point de vue purement religieux et pastoral, nous n'avons rien à en dire : l'Église remplace un organe de « jugement » et de « répression » par un organe qui sera « fraternel » et « de dialogue ». Cela est sans doute très opportun à l'égard de toutes les formes d'hérésie et d'athéisme (chrétien ou non) qui circulent présentement dans les écoles, les universités, les séminaires, les livres et les journaux du monde catholique.
Très opportun sans doute, disons-nous, à l'égard de toutes ces formes, sauf *une au moins.*
« C'est au niveau de *Pax* que tout se jouera » : ce n'est pas l'avertissement qui aura manqué.
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Si un terroriste dépose une bombe à retardement dans Saint-Pierre-de-Rome un jour de grande affluence, ce n'est pas faire injure à la Providence ni manquer à la charité, bien au contraire, que d'appeler alors des artificiers plutôt que des prédicateurs.
S'il est vrai qu'il est une forme d'athéisme le communisme qui n'est ni une académie de philosophes marxistes, ni une association de philanthropes mal éclairés, mais un appareil policier d'espionnage, de chantage, d'intoxication et de subversion, on nous permettra peut-être d'avancer l'opinion que ce phénomène rend indispensable la vigilance d'un corps spécialisé d'artificiers ou de « carabiniers ».
S'il est vrai que cet appareil communiste travaille depuis trente ans, mais plus encore depuis vingt ans, et encore beaucoup plus depuis huit ans, non sans succès manifestes, à s'introduire clandestinement dans l'Église, il faudra bien un jour ou l'autre, d'une manière ou d'une autre, sous un nom ou sous un autre, reconstituer un organe qui assume la fonction de défense que le Saint-Office remplissait avec une vigilance sans défaut, mais sans seconde, à l'égard de *Pax*.
Jean MADIRAN.
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### Tuer le respect par la profanation
*Pages de journal*
par Alexis CURVERS
CETTE ÉGLISE était peut-être la seule du diocèse où, le dimanche soir, on chantait encore les complies en latin. J'y assistais aussi fidèlement que possible, et j'y trouvais parfois la force de ne pas quitter ma place lorsque ensuite commençait, pénible et grinçante, la messe « communautaire » en français.
On ne m'y verra plus du tout, car, ce dernier dimanche, les complies, elles aussi, furent chantées en français. Il me fallut un assez long moment pour m'en apercevoir. La psalmodie était toujours grégorienne, mais bizarrement énervée et contrariée par l'insolite accentuation des mots, lesquels, privés de toute sonorité, étaient devenus inintelligibles.
C'est un phénomène acoustique des plus remarquables : on ne distingue jamais une syllabe des textes sacrés que le clergé récite ou chante en traduction pour les faire mieux entendre. On les comprenait beaucoup mieux en latin, même quand on ne savait pas le latin. Rien n'était plus aisé que de les suivre à l'aide du paroissien romain, où texte et traduction se lisaient en regard l'un de l'autre.
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Cette lecture qui soutenait l'audition est désormais impossible : la version imprimée diffère totalement de celle qui se chante, parce que celle-ci, ayant dû accommoder les mots et les phrases au rythme de la psalmodie, en a changé l'ordre et le sens. On chante donc en français tout autre chose que ce que dit le latin, et en pure perte, car ni l'oreille n'entend ce qu'on chante, ni l'œil ne le reconnaît dans ce qu'il lit, le conflit de l'œil et de l'oreille distrayant entièrement l'attention.
Plus exactement, on ne perçoit que ce qu'on sait d'avance par cœur. C'est ainsi que j'attendais la sublime parole plusieurs fois répétée vers la fin des complies : *In manus tuas, Domine, commendo spiritum meum.* Doublement sublime en ce cas, parce que, dite par le Christ mourant sur la croix, elle est ici reprise comme une prière par l'homme sur le point de sombrer dans le sommeil qui est une figure de la mort : lui aussi, au moment de perdre conscience, remet entre les mains de Dieu l'esprit dont le contrôle lui échappe.
Je prêtai l'oreille et j'entendis chanter : *Entre tes mains, Seigneur, je remets mon esprit, mon cœur et ma vie*. Il ne faut pas moins que cette multiplication des mots pour remplir la lente modulation du grégorien qui, en amplifiant le seul *spiritum meum*, lui conférait une valeur et un pathétique extraordinaires. Ainsi ce qu'on chante n'est plus la parole déchirante du Christ, mais une prière quelconque, dévote mais banale, convenant à n'importe quelle heure du jour, et n'ayant plus aucun rapport à l'angoisse de l'âme qui s'abandonne au sommeil comme à une préfiguration de la mort. Toute l'admirable intention symbolique de ce cri jeté dans la nuit était dissipée et trahie.
J'en parle au passé, car décidément non, je n'irai plus entendre ça. Le conseil de l'Évangile répond désormais à une nécessité : pour prier, enfermez-vous dans votre chambre.
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Dans cette communauté de religieuses adoratrices, contemplatrices et cloîtrées, on chante encore tous les soirs le salut du saint sacrement, précédé de la récitation du chapelet. La chapelle est ouverte au public.
Même chose dans une église voisine, desservie par une communauté différente, et celle-ci invisible ; les religieuses s'y cachent dans un jubé, au lieu que les premières prient en grand costume blanc et bleu dans le chœur grillagé.
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A part cette différence apparente, les offices, les chants, la liturgie étaient les mêmes de part et d'autre, présidés par deux ecclésiastiques âgés, manifestement attachés à la tradition commune. Les deux sanctuaires voyaient se réunir et participer aux prières quotidiennes un petit nombre de fidèles venus parfois de loin, désireux de se recueillir dans l'adoration fervente et tranquille du saint sacrement exposé.
Tout a changé depuis que sont apparus dans les deux oratoires les autels en forme de table et les autres accessoires de la liturgie nouvelle ; le moins qu'on puisse dire est que ces innovations surprennent, et jurent avec l'ordonnance et l'atmosphère des lieux.
Mon étonnement s'accrut le jour où, le chapelet dit, j'entendis les religieuses de l'un et de l'autre oratoire commencer le salut par un cantique en français. Qu'est-ce qui tout à coup les poussait à supprimer le *Panqe lingua*, le *Panis angelicus*, l'*O salutaris hostia* et l'*Adoro te,* si beaux, si nobles, si clairs, si pénétrants ? Et que chantaient-elles à la place ? Ici encore, les paroles françaises étaient incompréhensibles, sauf la ritournelle indiciblement fade et vulgaire : tantôt l'inévitable *Tu es mon berger*, tantôt un autre refrain où je finis par reconnaître les mots *Vers toi, terre promise*, ressassés trois ou quatre fois et dont les premiers se répétaient finalement en point d'orgue extasié : *Vers toi...* La mélodie, très inférieure à celles de l'Armée du Salut, communiquait un caractère grotesque au verset *Panem de caelo*, et à l'oraison *Deus qui nobis sub sacramento mirabili* qui la suivaient immédiatement.
Je me demandai quelle autorité réussissait à imposer ici de telles âneries, dont le ridicule rejaillissait sur la sainteté du lieu et sur le saint sacrement lui-même. Et je compris bientôt qu'il n'y avait pas d'ânerie dans ce sacrilège, mais au contraire calcul très habile. Il s'agit de tuer le respect par la profanation. Et d'inoculer à l'esprit de ces saintes filles, sans même qu'elles s'en doutent, le matérialisme que respirent non seulement la sotte musique qu'on les oblige à chanter, mais cette invocation à double sens : *Vers toi, terre promise*... L'adoration qui s'élevait vers Dieu s'incline ainsi insensiblement vers la terre. Et peu à peu la terre promise cessera de figurer le ciel, pour n'être plus que la vraie terre, le paradis terrestre, le monde de demain, les lendemains qui chantent...
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Presque en même temps (12 novembre 1965), mon bulletin paroissial, *Voix du temps*, affiche en première page ce titre en deux couleurs : « *Votre récompense sera grande dans le Ciel. Nous autres, on veut bien ; mais on préférerait* LA TERRE ; *car enfin c'est la terre que nous aimons.* »
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Les journaux publient la photo d'une fresque récemment inaugurée dans une église d'Italie, à Avellino, je crois. Elle représente, mêlées à de saints personnages, les figures très reconnaissables de Sophia Loren, Picasso, Togliatti, Mao-Tsé-Toung etc. La nouvelle vient d'une revue catholique italienne dont on rapporte le commentaire en forme de titre : *La propagande marxiste est-elle entrée dans l'Église* *?*
Ce point d'interrogation, bien plus que la fresque, prouve que le marxisme y est non seulement entré, mais d'ores et déjà solidement installé.
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On fait honneur au président Kennedy d'avoir laissé échapper cet aveu extraordinaire : « Je ne sais pas ce que je suis, mais je sais que je corresponds aux besoins d'une époque. » C'est une véritable profession de foi dans le non-être ; la devise, le programme, le culte et comme l'hymne national du non-être.
La sagesse grecque disait : « Connais-toi toi-même, et tu connaîtras l'univers et les dieux. » Non content de ne plus chercher à se connaître, l'homme moderne renonce à être objet de connaissance. Il se définit par autre chose que lui-même. Il n'est plus une substance, mais le reflet ou l'écho de quelque événement. Il n'est plus, il « correspond ».
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A quoi ? Non pas même à quelque substance extérieure à lui-même, mais à des besoins, qui ne sont qu'un accident de l'être, un simple rapport entre lui et les choses, incertain et particulier. A quels besoins ? Non pas aux besoins essentiels et permanents de la nature, mais aux besoins mobiles et capricieux, peut-être imaginaires, peut-être artificiels, peut-être pernicieux, d'une époque. De quelle époque ? Non d'une époque déterminée et exemplaire, mais de celle où le hasard nous a placés, et aussi bien de n'importe quelle autre, bonne ou mauvaise, heureuse ou non.
L'homme n'est donc plus qu'une résultante occasionnelle du jeu des contingences, indéfinies et relatives, qui le constituent tout entier.
A quoi s'oppose souverainement le Christ, quand il déclare : *Je suis la Vérité*, élevant l'homme dont il partage la nature à la dignité d'une réalité connaissable et connaissante, d'une substance de l'être, susceptible et capable de certitude.
L'homme moderne ne veut plus connaître l'homme de toujours, qui est le fond de l'homme, mais seulement « l'homme de notre temps », lequel, détaché du premier, n'est rien.
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Avec Jacques W. j'assiste, dans cette petite et pauvre église orthodoxe russe, aux funérailles du prêtre qui la desservait. L'appareil est fort réduit, les ornements, fort élimés. Mais les ors éteints scintillent, les cierges brûlent, l'encens fume, les icônes resplendissent, l'officiant est coiffé de la tiare, et quatre ou cinq personnes chantent admirablement l'office en vieux slavon. La ferveur du modeste public est extraordinaire. Elle n'est absolument pas gênée par la forme archaïque des prières, ni par l'iconostase qui dérobe l'autel aux regards profanes. Bien au contraire.
Mon étonnement est grand de voir là, en soutane pour la circonstance, deux prêtres catholiques visiblement effarés de retrouver dans ce rite oriental une telle fidélité au faste, à la langue, à la musique et à l'imagerie traditionnels qu'eux-mêmes ont récemment expulsés de leurs églises. L'un d'eux, curé d'une importante paroisse, s'est signalé en révolutionnant la liturgie latine au point qu'elle ferait la risée et le scandale de ces schismatiques s'ils avaient la curiosité d'aller en constater la ruine.
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Et le plus fort est que ce progressiste se persuade qu'il aide au rapprochement œcuménique en jetant par-dessus bord tout l'héritage romain d'une tradition à laquelle les frères séparés se montrent à leur façon, si héroïquement et si jalousement attachés.
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Le curé d'une paroisse bourgeoise, réputé dans le diocèse pour ses œuvres de charité, mais connu sous le nom de « doyen rouge », admoneste un de ses paroissiens. Celui-ci, homme âgé, notable, très pieux et très généreux, s'est rendu coupable d'assister habituellement à la messe avec son missel, de ne pas s'asseoir pendant l'Épître et de faire une génuflexion avant la communion qu'il est bien obligé de recevoir debout. Bref, « il boude le Concile ». Sur le dernier point, il proteste :
Si nous croyons à la présence réelle, c'est bien le moins qu'on s'agenouille devant la sainte hostie.
Le doyen lui coupe la parole.
-- Qu'on nous foute la paix avec la transsubstantiation ! s'écrie-t-il en propres termes.
Cela se passe en 1965, après *Mysterium fidei*, dans la basilique même où fut fondée par sainte Julienne, au XIII^e^ siècle, la fête du Saint-Sacrement.
Alexis CURVERS.
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### SAUVER L'ENSEIGNEMENT LIBRE
par Henri CHARLIER
#### AVERTISSEMENT
L'étude d'Henri Charlier dont nous commençons la publication (elle sera terminée dans le prochain numéro) est d'abord un cri d'alarme : ON ASSASSINE L'ENSEIGNEMENT LIBRE.
C'est un cri d'alarme lancé avec toute l'autorité morale d'un homme qui, par son expérience, ses œuvres et sa pensée, est un « *civis praeclarus *» dans la nation et dans la communauté chrétienne ; ce qui lui permet, sur quelques points éventuellement délicats, de s'exprimer avec une absence de circonlocutions dont il est en mesure d'assumer l'entière responsabilité.
\*\*\*
Et c'est beaucoup plus qu'un cri d'alarme : l'analyse de la catastrophe, l'étude des moyens à mettre en œuvre pour y faire face.
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Pour un chrétien, la liberté légitime et nécessaire de l'enseignement ne se réduit pm à une ou deux heures d'instruction religieuse et à la présence d'un aumônier.
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C'EST TOUT L'ENSEIGNEMENT DE L'HISTOIRE, DES LETTRES ET DE LA PHILOSOPHIE QUI EST EN CAUSE. Henri Charlier ne se contente pas de l'affirmer dans le vague ou d'en énoncer le principe général : il en donne des exemples, exposant à leur occasion des vues profondes sur la portée métaphysique et morale de ces disciplines.
D'où, sur ce point essentiel, l'ampleur de ses développements. Ils sont à méditer longuement.
Et ce sera une invitation à relire, au à lire, son ouvrage fondamental sur ces problèmes « Culture, École, Métier » (Nouvelles Éditions Latines).
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D'autre part, Henri Charlier montre que le LAÏCAT CHRÉTIEN doit prendre LUI-MÊME en main, dans toute la mesure des responsabilités qui sont les siennes, la cause de l'enseignement libre. C'est seulement par un abus de pouvoir que le sort de l'enseignement libre peut être réglé, comme on le fait actuellement, sans l'avis et derrière le dos des familles. Les parents ont eux aussi un droit naturel en la matière, un droit qui dans son ordre est prioritaire ; donc un devoir et un pouvoir.
Ce, droit, ce devoir, ce pouvoir, il ne suffit pas de les reconnaître en théorie, comme l'ont fait la doctrine traditionnelle de l'Église, la Déclaration universelle des droits de l'homme (art. 20) et les promulgations du dernier Concile. Il faut que ce droit, ce devoir, de pouvoir soient exercés en fait par ceux qui les possèdent. Il faut qu'ils en prennent les moyens.
Nous en sommes au point où, malgré toutes déclarations optimistes, apaisantes ou lénitives, L'ENSEIGNEMENT LIBRE VA, EN FAIT, DISPARAÎTRE : le processus est engagé. Ce que l'on peut y faire, Henri Charlier le dira en conclusion.
J. M.
UN FAIT NOUVEAU, très grave, est advenu. L'Église de France a, *en fait,* abandonné l'enseignement libre aux mains de l'État. On pouvait le prévoir ; la loi de 1959 ne donnait aucune garantie réelle ; il n'y eut que des garanties verbales du premier ministre, garanties qu'on peut accepter entre honnêtes gens, mais non d'un ministre passager dont le successeur dira : « je n'ai rien promis du tout. »
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Or le gouvernement opère par décrets qui modifient comme il l'entend l'esprit de la loi ; et M. Lizop, dans le numéro 272 de la revue *Liberté de l'enseignement* (déc. 64) écrivait : « *Ne nous y trompons pas. La façon dont ces dispositions* \[un projet de décret sur le recrutement des maîtres, censé remédier aux injustices envers les maîtres de l'enseignement libre\] *seront acceptées, tant du côté de l'enseignement public que du côté de l'enseignement privé, marquera un nouveau départ vers la paix scolaire, ou la disparition -- ou du moins la singulière limitation -- de la liberté d'enseignement*. »
N'ayant aucune garantie légale, dans un État qui n'a lui-même aucune base morale, notre Épiscopat ne peut que donner des preuves abondantes de sa bonne foi pour adoucir ce qui ne peut avoir d'autre nom que « la partie adverse » ; ou bien lâcher tout.
C'est ce qu'il fait en mainte circonstance. En bien des diocèses, pour amadouer l'État, l'évêché pousse les religieuses enseignantes à prendre le contrat, même lorsqu'elles ne le désirent pas, alors même qu'il ne peut le leur imposer. Tous ceux qui ont une véritable expérience de l'enseignement savent ce qu'on peut faire dans la liberté, et ce qu'on ne peut plus faire lorsqu'il faut suivre étroitement les programmes et même *les horaires imposés* par l'État, sous peine de se voir retirer les avantages du contrat. Or les horaires de l'Université ne tiennent aucun compte de l'enseignement religieux. Si on veut enseigner l'histoire juive un peu plus sérieusement que celle des Hittites ou des Gouti (comme cela se pratique dans l'Université) il faut le faire en dehors des horaires et surcharger la jeunesse.
En fait, il n'y a pas d'enseignement libre quand l'État se réserve abusivement la collation des grades et l'établissement des programmes. Quelle est en effet l'autorité scientifique et morale de l'État ? d'un ministre issu de quelque métier particulier ou simplement exercé aux manœuvres parlementaires ? Il ne peut qu'imposer des maîtres qu'il a choisis... pour leurs idées semblables aux siennes. Car seules dans le monde occidental les Universités françaises ne sont pas libres -- ni intellectuellement ni matériellement.
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Leur recteur est nommé par l'État, et surveille les nominations. Au XVI^e^ siècle nos rois avaient créé le Collège de France pour rétablir une véritable liberté à l'encontre de la Sorbonne d'alors, maîtresse des grades. Aujourd'hui le Collège de France n'est qu'une annexe de l'enseignement public. Einstein n'a pu enseigner à Paris parce qu'il n'avait aucun titre universitaire français. Il fallut à Curie les honneurs et les médailles d'or des Universités et Académies du monde entier pour que l'Administration consentît à lui donner une chaire en Sorbonne, car il n'était que licencié ès sciences.
L'Université est d'ailleurs, comme toutes les administrations d'État, toujours en retard. L'enseignement technique, l'enseignement commercial se sont constitués en dehors de lui cinquante ans avant qu'il y songe. Les écoles ménagères rurales ont été fondées par les catholiques, parfois avec l'aide du ministère de l'Agriculture, bien avant que l'Université n'essayât de leur damer le pion à coup d'argent ; sans d'ailleurs y réussir, tant ces écoles doivent être calquées sur la vie rurale très résistante aux normes administratives.
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Le contrat simple applicable aux écoles primaires est relativement aisé à supporter, car l'État vise surtout à dominer les établissements secondaires dans lesquels se forment les adolescents à l'âge difficile de la jeunesse. Cette époque de la vie est troublée par une évolution physiologique très importante qui influe sur le caractère même. Il s'y mêle l'inquiétude de l'avenir au moment où l'on choisit une carrière ; ce choix est souvent délicat, quelquefois dramatique, il peut s'y mêler l'étude d'une vocation religieuse, artistique, poétique, missionnaire ou aventureuse ; il est nécessaire parfois de prendre en peu de temps des décisions qui engagent toute la vie. Surtout dans les familles où la jeunesse est trop abandonnée à elle-même, celle-ci hésite entre des options intellectuelles très graves moralement et dont son inexpérience lui cache les conséquences.
Aussi l'État impose-t-il aux établissements secondaires un contrat *d'association ;* il est tel qu'à partir de 1970, l'État nommera lui-même tous les professeurs dans tous ces établissements.
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On peut donc dire que *pratiquement l'enseignement libre, s'il use du contrat, est abandonné aux mains de l'État.* Or un nouveau Front populaire n'est nullement impossible où les ennemis avérés de l'Église feront la loi.
N'est-il pas significatif que jamais les catholiques socialisants n'ont pu se faire admettre par les partis dits « de gauche », et obtenir une alliance politique qu'ils implorent ? En France, « républicain » a toujours voulu dire « anti-catholique », c'est-à-dire rationaliste. Et les chrétiens « démocrates » sont des aveugles, car *un chrétien ne peut admettre un État qui ne place pas à la base de sa législation au moins la loi naturelle *; et la meilleure formule de celle-ci se trouve dans les Dix commandements.
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Comment un tel abandon est-il pensable, et par là-même rendu possible, nous y reviendrons. Il était depuis longtemps prévisible. Dans un diocèse du midi de la France qui ne manque point d'argent, les Assomptionnistes tenaient le collège secondaire, ils avaient besoin de s'agrandir, tant les lois sur l'enseignement amenèrent de nouveaux élèves. Après six ans de pourparlers infructueux avec l'évêché pour qu'il leur cédât un terrain convenable lui appartenant, ils partent pour le Brésil. Dans le même diocèse un doyen avait mis toute sa fortune à construire une école libre de garçons. L'évêché lui refusant pratiquement les moyens de quêter pour son école, il a tout laissé là. N'appartenant pas au diocèse, il S'est expatrié lui aussi.
Or, au début des vacances, en 1965, s'est tenu un congrès des directeurs et directrices des maisons d'éducation chrétienne. Les conférences ont été faites uniquement par des membres de l'enseignement *public* comme si les directeurs de l'enseignement privé étaient incapables d'avoir des idées sur l'enseignement. Ils n'eurent ni à être interrogés, ni à questionner, ni à répondre. Les conférences furent faites par deux fonctionnaires du ministère de l'Éducation nationale et un professeur de lycée ; celle de ce dernier était excellente, elle témoignait de l'expérience d'un homme qui aimait l'enseignement. Celles des fonctionnaires étaient des conférences de fonctionnaires ; le premier dit : « Il faut être très, très modeste ; surtout en matière de vocabulaire, et dans toutes les disciplines, sinon les enfants qui émergeront seront des enfants de familles bourgeoises ; autrement dit, nous aurons raté la réforme... »
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Autrement dit : abaissons l'enseignement, autrement les enfants les mieux préparés par leur famille seront les premiers. L'expérience sociale comme l'expérience historique enseigne que toute promotion sociale sérieuse et durable se fait dans la famille et par la famille. Les ancêtres de Bossuet étaient charrons ; dès qu'ils arrivèrent à la noblesse (petite noblesse de robe) ils mirent une roue dans leurs armes. L'accélération de l'histoire n'y peut rien. L'éducation reçue dans la famille, les propos qu'y entendent journellement les enfants font la meilleure préparation à de bonnes études et à l'efficacité sociale. Mais ce congrès avait pour but d'endoctriner les membres de l'enseignement libre et de leur faire accepter les directives de l'épiscopat.
Et voici la conclusion du congrès, qui fit sursauter nombre de ces enseignants chrétiens qui se sont dévoués à leur tâche en esprit de foi : « Il n'y a pas deux enseignements, il n'y en a qu'un. Il faut qu'il y ait un enseignement national. »
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Nous comprenons très bien les difficultés et les soucis de l'épiscopat. Il désire une entente avec le gouvernement, d'une part pour les subventions, d'autre part pour obtenir une large facilité de donner l'enseignement religieux dans les écoles publiques, sans abandonner les écoles chrétiennes. Peut-être vaudrait-il mieux que le Vatican fût intéressé à ces négociations et qu'il les fît lui-même. Notre clergé semble plein d'illusions sur la bonne volonté de l'État et du conseil supérieur de l'enseignement public. En tout cas il s'est mis dès la loi de 1959 entre les mains de l'État, sans aucun des recours dont il eût pu s'aider si Rome eût pu intervenir. Or l'État peut par simple décret faire tout ce qu'il veut. Les laïcs sont moins confiants. M. Lizop lui-même écrit dans le numéro de décembre 64 de *La Liberté de l'enseignement :*
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« Il faudra bien qu'un choix soit fait entre deux perspectives opposées : ou nous nous acheminons vers l'intégration de l'enseignement public et de l'enseignement privé dans une œuvre commune d'éducation nationale, ou l'on veut nous acheminer vers l'intégration pure et simple de l'enseignement privé dans l'enseignement public.
« C'est seulement quand nous serons sortis de l'ambiguïté et que nous constaterons quelle est l'hypothèse choisie que nous saurons clairement si la liberté d'enseignement sera respectée dans les faits. »
Il pense cependant que cela peut se faire sans qu'il y ait « deux systèmes parallèles mais un corps professoral unique qui intégrerait en quelque sorte le pluralisme de la société française ». M. Lizop me paraît lui aussi plein d'illusions et sur l'État (sur l'instinct envahissant de ses administrations) et sur l'esprit des rationalistes. Pour ces derniers la foi est une simple aberration qu'on peut respecter mais non encourager. Ils espèrent tous qu'un jour on n'en parlera plus, et ils sont au cœur de l'administration. Et quel État aurons-nous demain ? De toutes façons, que l'État régnant change ou non, c'est un État où la loi dépend uniquement de la majorité sans qu'il y ait aucune référence au droit et à la justice. Bel avenir pour ceux qui sont réduits à compter sur la droiture de leurs propres intentions, et qui ont accepté, avec l'argent de l'État, tous les règlements inutiles de son administration et ses exigences tatillonnes. Voici ce que j'ai vu en Hollande sous un gouvernement à majorité protestante. Dans une ville dont la population augmentait beaucoup (elle était le siège principal des usines Philips), il y avait d'assez nombreux catholiques. Les Assomptionnistes demandèrent à ouvrir un collège. L'État (protestant) leur versa 85 % des frais de construction : « Et maintenant débrouillez-vous pour l'enseignement. » L'État faisait une dépense durable et donnait satisfaction à la population. Il faut dire qu'il avait besoin des voix catholiques pour se défendre des socialistes.
Nos fins diplomates ecclésiastiques adoptent une attitude toute différente. Pour voir les professeurs payés par l'État, ils abandonnent d'anciennes écoles parfaitement convenables, construisent des classes suivant les normes administratives, très coûteuses et pleines de chinoiseries, c'est-à-dire qu'ils s'endettent et doivent des intérêts équivalents ou supérieurs aux sommes que lui coûtent les professeurs.
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*Il y a dans la prétention du clergé à diriger à son gré l'enseignement libre quelque chose comme un abus de pouvoir*, car si le clergé a grâce d'état pour donner l'enseignement religieux, c'est aux parents qu'appartient là responsabilité de la formation intellectuelle et morale de leurs enfants, et beaucoup ne sont pas moins compétents que les ecclésiastiques.
Or l'éducation et l'enseignement doivent suivre une marche parallèle pour former un homme. Séparer l'éducation religieuse des études proprement dites en livrant celles-ci à des professeurs, simples compilateurs des opinions courantes, ou bien simples répétiteurs des préjugés de leurs propres maîtres, mais qui peuvent aussi être des ennemis cachés ou militants de la religion : cette erreur aboutit à diviser l'âme de l'enfant, à la ravager parfois et en tout cas à la troubler en un âge dont l'équilibre est toujours fragile. Et les plus hardis sont en général les moins prudents.
Ce ne sont pas, on s'en doute, les mathématiques qui sont à craindre, ni la géographie. Tout le monde en sera d'accord. Les mathématiques ne sont pas une *connaissance *; elles forment une logique quantitative, à peu près exacte (car il y a des rapports de quantités incommensurables par le nombre) et donnent dans l'étude de la nature des résultats pratiques extrêmement précieux. Mais elles ne touchent pas à la *connaissance de l'être*. Ceux qui le croient partagent l'erreur de Pythagore ; ils prennent la forme de leur langage (mathématique) pour la forme de l'être. La matière elle-même n'est pas mieux connue pour être savamment mesurée, chaque découverte ouvre des abîmes de mystère.
Le danger de livrer l'enseignement aux membres de l'Université vient de l'*histoire*, des *lettres* et de la *philosophie.* Léon Brunschvicg écrit très justement : « La difficulté du cartésianisme c'est de justifier une science qui ayant sa valeur intrinsèque dans sa conformité stricte à l'ordre de la pensée puisse s'appliquer d'une façon directe à un univers dépourvu de pensée.
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Il y a là une contradiction -- et si une méthode inspirée des mathématiques en arrive à ce point d'irréalité c'est que dans ce domaine mathématique (...) l'homme invente d'abord le problème dont il se propose de chercher la solution. »
La dernière phrase seulement est d'un idéaliste chevronné ; nous dirions que l'homme cherche une analogie quantitative (toujours approximative) d'un monde qui échappe à la quantité, car l'esprit de l'homme en fait partie. Un vrai savant, Einstein, tenait ce propos rapporté dans les « *Carnets *» de notes de Lévy-Bruhl : « Ce qu'il y a de plus inintelligible, au sujet du monde, c'est qu'il est intelligible. » Voilà le point d'inhabitude, dirait Péguy, par où la grâce peut « mouiller ». Einstein était arrivé tout au moins au seuil de la métaphysique. Nous ignorons s'il est entré. Les savants se défient de la raison dès qu'elle ne s'applique plus à la quantité ; ils oublient que les moyens de la science sont des créations de l'esprit qui déborde ces moyens. Il y a donc une étude de l'esprit et de ce qu'il invente, rendant nécessaire la philosophie.
#### L'histoire
L'histoire n'est pas une science. Elle repose sur des documents et des souvenirs dont l'exactitude et la sincérité doivent être vérifiées quand il est possible, mais elle repose toujours sur un choix, quelquefois très ancien, celui de Thucydide ou de Tacite. L'histoire est semblable en cela aux œuvres d'art et à la philosophie.
Ce choix est une vue de l'esprit qui est plus ou moins pénétrant, dont le jugement est plus ou moins bien formé, plus ou moins exempt de préjugés gratuits.
De nos jours *le pire de ces préjugés est certainement de croire que notre génération est arrivée à un savoir et à une connaissance supérieurs à ceux de tous les anciens temps*. (En quantité, peut-être.) Ce préjugé, dit Péguy, « implique cette idée que l'humanité moderne est la dernière humanité, que l'on n'a jamais rien fait de mieux dans le genre... » (*Zangwill*).
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Et plus loin : « ...L'humanité moderne se croyait bien gardée de telles faiblesses par la science, par l'immense avancement de ses connaissances, par la sûreté de ses méthodes ; jamais on ne vit aussi bien que la science ne fait pas la philosophie, et la vie, et la conscience ; tout armé, averti et gardé que fût le monde moderne, c'est justement dans la plus vieille erreur humaine qu'il est tombé, comme par hasard, et dans la plus commune... les plus grands savants du monde, s'ils ne sont pas des cabotins, devant l'amour et devant la mort demeurent stupides et désarmés comme les derniers des misérables... »
C'est-à-dire que le progrès est une illusion, causée par la confusion entre le progrès matériel et la formation morale. Le progrès matériel s'accumule, il n'a jamais cessé depuis Adam, et continue plus ou moins lent, plus ou moins rapide. Tandis que des sociétés entières, tant païennes que chrétiennes, après avoir vécu dans un état moral élevé, tombent dans d'affreuses perversions. *La qualité peut se transmettre, elle ne s'accumule pas*. Il est très possible qu'en des coins ignorés de la planète, vivent tranquillement des sociétés païennes moins corrompues que notre monde occidental. Car Dieu a mis dans la raison humaine de quoi concevoir une loi morale naturelle.
*Or cette idée fausse du progrès fait le fond de l'enseignement universitaire *; et cet enseignement est même tellement gauchi, qu'après avoir loué autant que possible les grands païens de l'antiquité (contre la religion chrétienne) il a constamment déprécié les époques chrétiennes, sans même se soucier de leur aspect moral, sinon pour en dévoiler les tares. Mais nous savons bien qu'il y eut toujours (et qu'il y aura toujours) du mal sur la terre. La Providence s'en sert pour nous faire soupçonner autre chose.
#### Les deux aspects de l'histoire
L'histoire aurait donc deux sortes de recherches à poursuivre simultanément : étudier le changement, car *tout change *; et en même temps mettre à jour *les principes qui subsistent* dans les sociétés changeantes. Car la nature de l'homme ne change pas.
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Nous pouvons nous remémorer ce jeune homme naïf, timide et insolent que nous avons connu, le comparer à ce vieillard joyeux des grâces reçues pendant une longue vie qu'il est devenu, c'est pourtant le même homme avec le même caractère et la même forme d'intelligence. Il y a encore des Nestor, des Achille, des Platon, et il y en avait quand les hommes fabriquaient leurs outils et leurs armes avec des éclats de silex.
Cette double recherche historique est méconnue. Ces deux aspects complémentaires de l'histoire, lorsqu'ils sont séparés, aboutissent à l'anarchie, (nous l'avons vu) ou à la tyrannie (nous y courons). A l'anarchie, *car si les règles morales sont conçues comme changeantes, toutes peuvent être à tout instant remises en question*. A la tyrannie, *car les sociétés immorales elles-mêmes ne peuvent se passer d'ordre ; si elles ne l'ont par l'esprit, il leur est imposé par la force un ordre matériel*. Les hommes raisonnables savent que les changements, pour être fructueux, doivent s'accorder avec les principes afin d'avoir un heureux effet.
Or l'histoire est étudiée tout au rebours : et c'est pourquoi elle ne sert à rien. Elle n'instruit pour agir dans le temps qui nous est donné de vivre que si nous avons su distinguer dans le passé des situations analogues à la nôtre et profiter des solutions anciennes (même si elles furent malheureuses).
Nous nous en sommes avisés tout le temps de nos études. A treize ans, on étudie le Moyen Age. Je me plongeais dans les chapitres réservés par Henri Martin à l'histoire des doctrines philosophiques ou théologiques du Moyen, Age. Il est probable que ces chapitres sont bien simplets, je ne les ai jamais relus. Mais ils me donnaient une haute idée des questions traitées, et je vis que les problèmes agités étaient éternels. L'architecture de ce temps me paraissait pleine d'un intérêt que je ne m'expliquais pas, pleine aussi de questions à résoudre, et je m'avisai que ces gens-là étaient des hommes très forts, qu'ils avaient des méthodes pour réussir qui semblaient bien perdues. D'ailleurs à onze ans j'avais pleuré sur mon livre d'histoire quand je voyais Athènes battue par Sparte. J'avais un instinct de détestation pour cet État totalitaire. Car telle est la différence de ces deux cités : Athènes, avec ses fautes et sa démagogie, malgré son impitoyable esprit de domination, défendait non « la démocratie » comme on le dit faussement, mais ces aspects de la vie de l'esprit dont Homère et Hérodote, les seuls Grecs connus de moi à cet âge, étaient l'exemple.
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A la réflexion ils sont, comme les Athéniens eux-mêmes, des Ioniens. La sculpture nous renseigne, sans qu'il soit besoin de traduction, sur la différence d'esprit entre eux et les Doriens. Il y a là encore une distinction permanente dans l'histoire grecque.
D'ailleurs, en même temps qu'Henri Martin, je lisais *Force et Matière* du docteur Büchner, fameux athée de ce temps-là, livre chipé dans la bibliothèque de mon père, qui me l'arracha des mains, sans oublier la paire de claques qu'il me donna avec une grande conviction. Je n'avais aucun parti pris, je n'étais pas baptisé et ma famille était antireligieuse. Cela m'intéressait, voilà tout.
Je continuai, tout au long de mes études, à m'apercevoir que l'histoire enseignée était bien imparfaite, souvent en désaccord avec les faits, que les hommes étaient toujours intéressants en tant qu'hommes ; et à chaque fois que m'apparaissait une faille je me disais il me faudra étudier par moi-même. Je compris d'abord que l'histoire enseignée ne tenait aucun compte de ce qui ne change pas, ensuite qu'elle manquait de sa philosophie, pour m'aviser plus tard que tant vaut la métaphysique tant vaut l'histoire.
J'avais d'autre part cette chance que tout en poursuivant mes études, je vivais souvent avec mes grands-parents. Mon grand-père était un homme qui se chauffait l'hiver avec du bois qu'il avait coupé l'autre année (il faut dix-huit mois de séchage au bois de feu), qui mangeait du pain fait avec le blé de sa récolte, buvait le vin de ses vignes et se nourrissait d'un fromage venant du lait de sa vache. Quoiqu'il fût au courant de tous les progrès dans l'agriculture, il vivait comme au temps d'Hésiode (les pommes remplaçant les olives) ; comme au temps de Charlemagne. Ce paysan pauvre s'estimait riche car il gagnait sa vie en homme libre et pouvait même faire du bien : il éleva une orpheline. J'appris de lui à couper du bois, à piocher, faucher, tailler la vigne et surtout il m'apprit, sans vocabulaire spécial, à distinguer une idéologie d'une idée tirée de l'expérience.
Cette forme d'éducation n'est pas sans fruit car ce fut celle de S. Pie X et celle de Jean XXIII.
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Une histoire qui n'envisage que le changement ne peut se soucier d'une nature des choses à connaître, les lois naturelles de la raison humaine lui échappent ainsi que les similitudes entre des temps très éloignés et extérieurement très différents. Mais pour garder une unité à laquelle aspire toujours l'esprit humain elle crée des idées fausses et vit d'illusions, comme celle de l'évolution depuis les anciens âges vers la démocratie.
Personne n'entend cette « démocratie » de la même manière ; l'histoire indiquerait plutôt qu'elle est un signe de la décadence des sociétés comme la tyrannie à laquelle elle aboutit généralement.
Cette histoire n'envisage la religion que d'une manière accessoire. Le peuple hébreu ne compte guère dans celle des anciens empires, l'histoire de Jésus dans celle de l'empire romain ; l'histoire profane n'en parle même pas ; il est passé inaperçu d'elle ; comme la persistance à vouloir exister du peuple juif semble inaperçue de notre histoire universitaire. Ce sont des exemples de permanence de la nature humaine ; qu'on préfère ne pas voir, ou qu'on dénature ; car ces faits mettent au jour des questions éternelles que l'histoire officielle croit résolues par le rationalisme, sans le dire ouvertement.
Si bien que notre histoire est enseignée exactement comme celle des rapports politiques des cités grecques, de Rome et de Carthage, sans tenir compte de ce fait permanent qu'est le christianisme, ou de la persistance dans le peuple juif du principal témoin de l'histoire du salut. L'histoire de l'Église devrait être un élément important de l'histoire générale. Elle est escamotée ; on n'étudie guère que les rapports politiques de l'Église avec les différents États, et surtout pour en montrer les tares, particulièrement celles des hommes d'Église. Elles existent, bien entendu, il suffit de l'expérience personnelle de chacun de nous, en son propre temps, pour s'en assurer.
Mais où et quand est-il montré la nouveauté du monde après l'avènement du christianisme, ce que Renan lui-même constatait honnêtement ? Parlant de la première persécution en 64, celle de Néron, il disait : « Ainsi s'ouvrait ce poème extraordinaire du martyre chrétien, cette épopée de l'amphithéâtre, qui va durer 250 ans et d'où sortirent l'anoblissement de la femme, la réhabilitation de l'esclave. » (L'Antéchrist, p. 175.)
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Où et quand est-il montré que la nouvelle religion, en distinguant le pouvoir spirituel du pouvoir temporel et en défendant la liberté spirituelle contre la tyrannie des puissances séculières, amenait un état permanent de l'humanité ? Depuis deux mille ans bientôt c'est le maintien de cette distinction fondamentale qui est une des principales raisons des luttes politiques et sociales. Henri VIII, les princes protestants, Pierre le Grand tout comme les communistes ont voulu être chefs de l'Église, l'absorber, la dominer ou la détruire. Les communistes russes ne font que ce qu'a fait la France sous la Révolution et ce qu'elle a continué en 1901. Il est certainement dans l'esprit de notre gouvernement d'arriver à domestiquer l'Église ; il y arrive par l'enseignement.
Et pendant toute cette longue histoire, seuls les gouvernements de la France jusqu'à la Révolution, et de l'Espagne, ont respecté cette distinction essentielle et permanente du pouvoir civil et du pouvoir religieux. Ils ont été maintes fois tentés de l'oublier, ils ont fait pression sur l'Église, mais enfin ils l'ont respectée. Quand l'envie prenait à un intendant d'interdire les réunions corporatives des ouvriers, ceux-ci se réunissaient dans le couvent des Cordeliers le plus proche et tout était dit ; les sergents du roi s'arrêtaient à la porte. Une telle indépendance des deux pouvoirs serait-elle admise de nos contemporains ?
Notre ancien régime, universellement déprécié par notre enseignement, jouissait d'un état d'équilibre qui n'a jamais été atteint depuis ; les multiples révolutions, les nombreuses constitutions que nous avons subies (dont trois dans les dernières années), les revendications incessantes de tous le prouvent assez. Notre ancien régime, malgré les misères inhérentes à l'humanité, était un état d'équilibre chrétien. La justice royale dominait les puissances d'argent. La loi civile ne se permettait pas d'enfreindre la loi morale. Le monde ouvrier avait un statut et une indépendance qu'il n'a pas retrouvés. Le monde paysan avait eu (par le servage) un statut lui assurant *jouissance héréditaire de la terre qu'il cultivait*, et la possibilité, dès avant le douzième siècle, d'en sortir s'il le voulait.
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Combien d'ouvriers (et même de cadres) souhaiteraient être attachés pour la vie à l'usine où ils travaillent ! N'est-ce pas la revendication profonde des ouvriers et des cadres de Port-de-Bouc et de la Seyne ? Mais ces adresses sociales ne sont possibles que dans un État chrétien où la concurrence est limitée par une entente générale, car la société est ordonnée au bien de l'homme et non à l'intérêt de l'argent. Dans la nôtre au contraire, depuis la Révolution, la loi civile dépend seulement du vote d'une majorité d'individus, elle est détachée de la loi morale universelle, dépend des passions et se trouve par là même incapable d'établir cette justice sociale réclamée à grands cris.
#### Permanence de la loi religieuse
La religion ne change pas. S. Pie X est canonisé *pour les mêmes raisons* que le premier confesseur honoré d'un autel, S. Martin, dont l'office nous dît : « Martin ce petit pauvre est entré riche dans le ciel. » Tous deux ont imité le Christ. « Si quelqu'un veut me servir, qu'il me suive... » « Prenez sur vous mon joug et recevez mes leçons car je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez du repos pour vos âmes. Car mon joug est bénin et mon fardeau léger. » -- « Qu'il prenne sa Croix et qu'il me suive ! » -- « Mon royaume n'est pas de ce monde. »
L'Église est même seule à pouvoir montrer un petit pauvre comme Joseph Sarto, allant nu-pieds au collège qui était à sept kilomètres, devenir le successeur de Pierre, le chef de l'Église universelle.
Non, la religion ne change pas ; la Révélation s'est achevée par Jésus-Christ au moment où Dieu a jugé qu'elle était transmissible au monde entier ; quand les peuples convaincus par l'expérience qu'ils ne pouvaient sortir par eux-mêmes de leur misère morale comprirent qu'ils devaient demander à Dieu un *salut.*
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Mais les hommes sont libres de repousser la grâce ; leur participation aux grâces de salut est très variable dans le temps même, mais loin que ce soient les conditions matérielles de leur vie qui déterminent ces grâces, c'est l'oubli de la prière qui amène la dégradation de la vie sociale. La funeste dépravation du monde ouvrier, sa misère physique et morale ont suivi la Révolution et ses faux principes. Elles ne l'ont pas précédée.
On nous dira qu'un fait nouveau est advenu après la Révolution, la formation d'une grande industrie. Mais cette industrie s'est créée suivant les principes de « liberté » de la Révolution, qui aboutissaient à écraser le faible, ce qui faisait dire à Le Play il y a cent ans : « Ces écrivains (les économistes) ... ont assimilé les lois sociales qui fixent le salaire des ouvriers aux lois économiques qui règlent l'échange des denrées. Par là ils ont introduit dans le régime du travail un germe de désorganisation ; car ils ont *amené les patrons à s'exempter en toute sûreté de conscience des plus salutaires obligations de la coutume.* » Le marxisme accroît cette erreur fondamentale puisqu'il est matérialiste. Dans la nature, en dehors de l'homme qui a un pacte d'amour avec Dieu, la loi universelle demeure la lutte pour la vie et le triomphe du plus fort. La Révélation fait état de ce contraste : elle livre à l'homme la nature et lui donne le moyen de la dominer.
« La corruption, dit encore Le Play, provient en général des classes dirigeantes ; et elle peut avoir sa source dans le personnel des ateliers... Mais au milieu de cette diversité d'origines, le mal n'a, à vrai dire, qu'une seule cause première, la transgression de la loi morale. La meilleure expression de la loi morale est le Décalogue de Moïse, complété par l'Évangile. »
Et c'est pourquoi Péguy première manière imprimait au dos d'un Cahier : « La révolution sociale sera morale ou ne sera pas. » Je dois ajouter qu'un jeune prêtre de trente-cinq ans, fils d'un de mes amis, à qui je faisais connaître les œuvres de Le Play et celles de La Tour du Pin, m'a déclaré n'avoir jamais entendu parler au séminaire de ces grands économistes chrétiens du XIX^e^ siècle, précurseurs des Encycliques sociales. Pourquoi sont-ils ainsi dédaignés par les prêtres eux-mêmes, comme le sont aussi les encycliques ? Parce qu'une histoire transformiste a remplacé l'histoire vraie qui constate la permanence d'une nature humaine et de formes sociales qui y sont liées.
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Nous avons pareillement ignoré pendant tout le cours de nos études l'existence même de Fustel de Coulanges ; ce grand historien n'est pas goûté de l'Université car il est inaccessible aux mythes historiques. Il n'était pas catholique et c'est pourtant lui qui a écrit sur saint Louis, dans ses *Leçons à l'Impératrice*, la meilleure et la plus belle étude sur ce grand roi.
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Cependant tous ceux qui, par exemple, ont réfléchi (en s'étonnant) sur l'existence de la Lotharingie dans le partage de l'empire de Charlemagne, peuvent remarquer qu'une Lotharingie économique est en train de se créer à nouveau avec le Marché commun, des Pays-Bas à Marseille, par la Moselle et le Rhin, la Lorraine et l'Alsace. L'ancienne Lotharingie avait les mêmes raisons d'être, car la vallée de la Saône fut toujours un des liens normaux de la Méditerranée au nord de l'Europe. Ce sont des raisons analogues qui ont rendu possible aux princes bourguignons de tenter l'union de ces mêmes régions en un seul État. Ils voulurent même y joindre la Suisse romande, qui quelque jour, toujours pour les mêmes raisons, sollicitera de se joindre au Marché commun.
*Les erreurs intellectuelles transmises par l'école sont si tenaces qu'elles résistent aux faits les plus évidents*. Des hommes qui ont vu de leurs yeux deux guerres pendant lesquelles ils ont pu constater combien notre frontière du Nord-Est était difficile à garder, même comme en 1914, avec une armée d'un moral élevé et de grands militaires, continueront à condamner sans nuances les guerres de Louis XIV qui, quoiqu'à grand'peine, sut protéger cette frontière contre toute l'Europe.
Des hommes qui voient depuis vingt-cinq ans le monde communiste grignoter petit à petit des États libres, en Corée, au Tonkin, en Guinée, au Congo, encercler l'Europe par le Maghreb, condamnent les Croisades alors que les Musulmans opprimaient les peuples chrétiens d'Espagne, d'Afrique et d'Orient. Ils condamnent la malheureuse guerre du Vietnam, bien que les Américains y défendent, après nous, la plus belle chrétienté de toute l'Asie et l'avenir chrétien de l'Océanie et de l'Afrique.
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Les institutions elles-mêmes ne sont pas mieux comprises. Dans le haut Moyen Age, les grands propriétaires auraient pu faire cultiver toutes leurs terres par de grandes troupes de serfs. Ils divisèrent le sol en portions convenables, et y fixèrent les anciens esclaves, leur donnant ainsi la vie familiale, la sécurité du travail par la possession héréditaire d'un sol dont ils n'étaient pas propriétaires. Enfin les serfs avaient ainsi une autonomie dans l'organisation de leur travail. Ils s'associaient entre eux pour cultiver une « manse » -- importante, *quelquefois avec des hommes libres.*
Les paysans de chez nous dès le VIII^e^ siècle avaient une condition économique et sociale à laquelle n'étaient pas arrivés en 1940 les paysans de Prusse, de Hongrie et de l'Italie du sud. L'époque carolingienne a vu naître aussi ces « communautés paysannes » qui ne furent détruites finalement que par les lois de succession du code Napoléon ; certaines durèrent jusqu'en 1848. N'essaye-t-on pas à présent d'en favoriser d'analogues ?
Comment ne pas voir que ces conditions de travail accordées aux paysans du VIII^e^ siècle sont précisément celles qui manquent à l'ouvrier moderne ? Il n'a ni sécurité ni autonomie ; l'autonomie est même ce qui manque le plus aux bons ouvriers ; ils jouent si bien le rôle d'une machine que dès qu'on le peut on les remplace par un outil mécanique, sans égards pour leur détresse et sans se croire aucune responsabilité morale dans cet état de chose, ce qui donne entièrement raison à Le Play dans la première citation que nous faisions plus haut. Les patrons français ont l'an passé rédigé un rapport où ils défendent la légitimité et la nécessité du profit ; sans doute, mais ils sont victimes eux-mêmes d'un ordre social organisé non pour l'homme, mais en vue du profit des riches.
Cette *permanence des vrais besoins moraux du monde ouvrier à travers vingt siècles* échappe aux dévots du « progrès » ; ils cherchent alors des solutions qu'ils croient neuves et qui aboutissent, comme le collectivisme, à la tyrannie, sans profit pour le bien commun moral. Est-il possible de réformer nos institutions suivant cet esprit ancien, qui n'est autre que l'esprit chrétien ?
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Sans aucun doute ; vous trouverez dans les ouvrages de Hyacinthe Dubreuil, spécialement dans *L'Équipe et le Ballon* et dans *L'exemple de Bata,* des formes nouvelles de l'organisation du travail en usine qui répondent à ce besoin d'autonomie au sein d'une grande organisation complexe.
A ces idées, chefs industriels et chefs syndicaux résistent ; les premiers parce qu'ils croient voir là une complication alors qu'elles apporteraient conscience et rapidité dans le travail. Les seconds parce qu'ils deviendraient inutiles si les ouvriers étaient satisfaits. Un de nos amis, directeur d'une petite industrie agricole où la chose était relativement aisée à cause de la simplicité de la comptabilité, organisa le partage des bénéfices pour ses ouvriers. Il fallait pour cela qu'ils fussent syndiqués (telle est la loi). La C.F.T.C. les prit tout de même en disant « Ils ne nous intéressent point : ils ne revendiquent pas ! »
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D'autre part, il s'est formé spontanément une forme nouvelle de propriété, qui n'est pas « le droit d'user et d'abuser », mais qui comporte une jouissance du bien limitée par l'acte de fondation ; c'est celle de l'actionnaire ; elle est éminemment propice à intéresser le monde ouvrier à sa tâche. Le fait que les actionnaires ont été assez souvent au cours du temps aussi copieusement trompés que les ouvriers n'empêche pas que ce ne soit une institution favorable pouvant tourner au bien, si on en rend l'accès possible aux ouvriers. C'est M. Salleron qui défend cette solution.
Ces deux hommes, Dubreuil et Salleron, envisagent donc, le sachant ou ne le sachant pas, une institution qui est au fond la même que celle qui forma notre paysannerie dans le haut Moyen Age, alors que la richesse était à peu près uniquement agricole. Cette très ancienne formule était même plus parfaite que ce qu'on peut offrir pour l'instant à l'ouvrier moderne, puisque, la possession du sol était héréditaire, et l'autonomie beaucoup plus complète, bien qu'elle fût tempérée par des règlements communautaires, comme la vaine pâture après la première coupe des foins, (coutume favorable aux plus pauvres), l'emplacement des cultures et de la jachère déterminé par la communauté pour la commune facilité.
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*Ces deux formes sociales si éloignées dans le temps sont au fond identiques parce qu'elles ont leur base dans les lois morales fondamentales et la connaissance de l'homme*.
La Tour du Pin disait : « Vous voulez que les ouvriers deviennent conservateurs ? donnez-leur quelque chose à conserver. » On l'oublie toujours. Ceux qui ne voient dans l'histoire qu'un progrès indéfini s'appuyant sur un principe faux ne peuvent rien trouver de valable ; ils contribuent seulement à entretenir l'antagonisme des classes sociales, ce qui toujours amena la ruine des sociétés humaines. Ils veulent guérir le mal par cela même qui l'a causé, les principes individualistes de la Révolution qui toujours aboutissent à la tyrannie du plus fort.
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Voici un autre exemple de problèmes sociaux *analogues* aux nôtres. Il s'agit du mouvement communal. Des villes célèbres aujourd'hui n'étaient que de petites bourgades dont le sol même avait un propriétaire. Lorsque la féodalité s'établit pour remplacer le pouvoir central défaillant et incapable de défendre ses sujets, les propriétaires du sol devinrent les seigneurs du lieu. Dans ces bourgades se réfugièrent beaucoup d'habitants des campagnes, serfs de leur seigneur. Celui-ci fortifia et défendit ce lieu de refuge. A l'abri de la féodalité, la prospérité revint, et aussi la puissance. Une nation que les Normands venaient piller tous les ans jusqu'au fond des provinces éloignées, après un siècle de féodalité pouvait envoyer en Orient cent mille hommes armés.
Et voilà comment naquit le conflit communal : les habitants étaient pour la plupart des serfs ; ils jouissaient bien et même héréditairement du sol pour lequel ils payaient un cens, mais ils n'étaient pas propriétaires et n'avaient aucun droit légal à l'administration de la ville et à la fixation des impôts. La prospérité accrue de ces villes venait sans doute de la protection du seigneur : et plus encore du travail de ses commerçants et artisans. Quand le seigneur s'en tenait au droit traditionnel strict sans vouloir constater la transformation économique, le conflit naissait : il s'en suivit des violences bien connues, dont le résultat fut d'ouvrir les yeux aux grands responsables ([^15]).
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*Le droit civil ancien ne répondait plus à l'état social.* Nous avons *un problème analogue en ce moment*. Les droits du capital à tous les bénéfices de l'entreprise sont contestés par les travailleurs et les cadres qui pensent y avoir quelque droit. L'autofinancement pris sur les bénéfices de l'entreprise, les actions gratuites qui manifestent cette prospérité sont pris aussi sur des salaires qui auraient pu être plus élevés. Sans doute les actionnaires risquent leur argent, mais cadres et ouvriers risquent bien plus. Les esprits droits qui ne le voient pas confondent, comme le dit Le Play, « les lois *économiques* qui règlent l'échange des denrées avec les lois *sociales* ordonnées au bien matériel et moral de l'ensemble d'une société ».
Il faut trouver une formule juste et diversifiée. La violence ne servit de rien aux communes. Ce furent les rois de France qui donnèrent l'exemple (n'étaient-ils pas les justiciers ?). Ils accordèrent aux villes du domaine royal une charte d'affranchissement si équitable qu'elle fut imitée partout, même en dehors du domaine royal et même à l'étranger.
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Comment résoudrons-nous le problème ? L'État, certes, a son mot à dire, *mais certainement pas en imposant un règlement uniforme à des cas très différents*. Car il faut faire sortir le monde ouvrier d'un état infiniment pire que le servage et qui est la honte de la société issue de la Révolution. L'ouvrier agricole d'autrefois possédait généralement sa maison et quelques lopins de terre, une chèvre ou une vache ; il avait ainsi un abri, une sorte de réserve contre les coups du sort et un commencement d'indépendance qu'il pouvait accroître s'il était sobre et travailleur. Dans le village d'où je suis originaire, la plus grande partie des cultivateurs aisés et très aisés d'aujourd'hui sont issus de petits vignerons travaillant l'été chez les autres.
Dans l'état actuel des choses, l'État a certes à légiférer pour donner au monde du travail ses « franchises ». Mais ce monde n'est pas uniforme. Le quart des salariés est employé dans le secteur nationalisé. A quel capital le faire participer ? Un autre quart seulement fait partie des grandes sociétés industrielles. Pour l'autre moitié des salariés, employés chez des artisans ou dans les petites et moyennes entreprises, le problème est moins aigu car on se rapproche de la vie familiale.
Le problème devrait donc être résolu pour chacune des grandes entreprises suivant les conditions économiques propres à chacune d'elles ou propres aux principaux groupes : et non par une loi générale. D'ailleurs presqu'aucune des villes du Moyen Age n'avait la même charte d'affranchissement que les autres.
Le vrai rôle de l'État serait surtout de travailler à la suppression de la lutte des classes. Cette tâche est en son pouvoir, mais une idée très basse de la politique fait qu'il ne désire pas dépolitiser les syndicats. Il se croit très fort en pratiquant le proverbe : *diviser pour régner,* justement là où il est déplacé ; car il ne peut régner sinon par la force au milieu de luttes civiques injustes et impuissantes pour le bien.
Le Play écrivait en 1864 dans son livre *La Réforme sociale *: « L'EXISTENCE D'UNE CLASSE NOMBREUSE PRIVÉE DE TOUTE PROPRIÉTÉ ET VIVANT EN QUELQUE SORTE DANS UN ÉTAT DE DÉNUEMENT HÉRÉDITAIRE, EST UN FAIT NOUVEAU ET ACCIDENTEL. LES NATIONS MANUFACTIJRIÈRES DE L'OCCIDENT, QUI SONT ENVAHIES PAR CE HONTEUX DÉSORDRE, Y REMÉDIERONT NON PAR LE PROCÉDÉ IMPUISSANT DE LA SPOLIATION DES RICHES, MAIS PAR LA RÉFORME MORALE DE TOUTES LES CLASSES. »
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S.S. Pie XII disait : « *De la forme donnée à la société, conforme ou non aux lois divines, dépend et découle le bien ou le mal des âmes.* »
Et le Play ajoute dans un autre ouvrage, *L'organisation du travail :* « Le troisième moyen de réforme est le dévouement de certains hommes, clercs ou laïques... Assurément la réunion des qualités nécessaires (à cette tâche) est fort rare ; mais heureusement le cercle d'action de ceux qui les possèdent est pour ainsi dire sans limites. *Douze apôtres ont formé le christianisme, sept évêques l'introduisirent sur notre sol : il n'en faudra pas davantage pour le restaurer.* »
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Oui, dans l'état actuel de la société française, les saints sont les hommes les plus indispensables. Mais il faut aussi des idées justes : l'amour de la vérité, dit à peu près Pascal, est la plus grande des vérités chrétiennes.
Or l'idée très incomplète que se fait de l'histoire notre Université est certainement une tare de son enseignement qui rend le passé incompréhensible. J'en trouve l'aveu innocent dans un livre qui traite précisément « *de la connaissance historique* ». L'auteur, M. Henri Marrou, écrit : « C'est même dans cette capacité de sentir de façon aiguë et la réalité du passé et son éloignement que réside, semble-t-il, ce qu'on appelle proprement le sens historique, celui dont nous constatons l'absence chez les peintres du Moyen Age ou de la Renaissance lorsqu'ils représentent des personnages de l'antiquité classique ou chrétienne, vêtus comme leurs contemporains du XIV^e^ ou du XV^e^ siècle. Je connais S. Paul d'une autre manière que les hommes de son temps (S. Luc par exemple) l'ont connu, parce que je le connais comme un homme du I^er^ siècle. Je l'aperçois au bout de ces dix-neuf cents ans qui nous séparent, différent de moi par toute l'évolution entre temps déroulée... je me sens et je me sais en communion avec S. Paul sur tout ce qu'il considérait comme l'essentiel de la pensée, je professe comprendre et partager sa foi dans le Christ, mais il reste que si je suis historien j'écoute son enseignement en ayant le sentiment aigu des différences spécifiques qui le séparent (encore une fois à qualité égale du contenu théologique) d'un homme d'Église d'aujourd'hui. »
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Nous possédons, de toutes les époques de notre grand art occidental, des statues de Marie sous tous les costumes. Beaucoup sont parfaitement tendres et virginales. *Importe-t-il plus, historiquement, de vêtir Marie en bédouine du I^er^ siècle que de la montrer, autant qu'il est en nous, parfaitement pure ?*
Nous avons nous aussi pleine conscience que S. Paul ne partait pas en tournée de confirmation avec une valise contenant ses vêtements archiépiscopaux, et surveillé par un vicaire général ; mais il donnait le Saint-Esprit. Et nous pensons que s'il avait à faire une conférence en Sorbonne, nous retrouverions le même orateur qui fit un discours à l'Aréopage d'Athènes. Il commencerait par un éloge d'une institution vouée à l'étude, qui dure depuis sept cents ans ; il se garderait de souligner que sa gloire était beaucoup plus grande au XIII^e^ siècle...
#### L'histoire transformiste
Nous sommes en présence d'une théorie transformiste de l'histoire. Le changement continuel des institutions, des coutumes et du langage est le fait le plus facile à constater ; les historiens s'y complaisent et sont portés à chercher une raison à ces changements.
Le progrès continu depuis Adam leur cache les causes morales. Ce progrès *matériel* est cependant voulu par Dieu pour faciliter la mission de l'homme, qui a conquis la terre et dominé les animaux. Cela date de loin. Le psaume 8 qui est probablement de David le dit déjà :
« *Qu'est-ce que l'homme pour que tu t'en souviennes ? Ou le fils de l'homme, car tu le visites ?*
« *Tu l'as placé un peu au-dessous des anges, tu l'as couronné de gloire et d'honneur et tu l'as établi au-dessus de l'œuvre de tes mains.*
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« *Tu as mis sous ses pieds toutes choses, les brebis, les bœufs et les troupeaux des champs,*
« *Les oiseaux du ciel et les poissons qui parcourent les sentiers de la mer.*
« *Seigneur notre Dieu, qu'admirable est ton nom par toute la terre !* »
Le psalmiste se rendait compte que la fin de cette mission spéciale était la louange divine.
Jésus est venu quand l'existence de l'empire romain permit une expansion rapide de la « Bonne Nouvelle ». La science fut ensuite donnée aux peuples chrétiens pour qu'ils pussent envoyer des apôtres aux extrémités de la terre. Et le « sens de l'histoire » est celui-ci : la science accroît toujours davantage la puissance de l'homme et provoque de multiples changements matériels et sociaux pour que la « Bonne Nouvelle » puisse être largement et facilement répandue dans tout l'univers. C'est bien ce qui se passe malgré tout. Mais *l'orgueil fait oublier que ce progrès matériel n'est pas nécessairement moral*, et que *l'histoire morale ne consiste pas à changer mais à garder la volonté de Dieu malgré tous les changements*, à maintenir un équilibre entre nos soucis matériels et sociaux et la loi morale. En cela, il n'y a que des progrès momentanés suivis de chutes causées par nôtre grande faiblesse dans l'imitation de Jésus-Christ. Les peuples chrétiens ont oublié leur mission et se sont servis de leur science pour s'enrichir aux dépens des peuples ignorants ; cela continue. Nul doute qu'ils n'en soient châtiés quelque jour ; les peuples d'Europe, principaux artisans, de la science depuis quatre cents ans, commencent à s'en apercevoir.
Telles sont les raisons profondes de l'histoire. Telle est la vue de Péguy dans son *Ève :*
Il allait hériter de l'empire et de Rome.
Il allait endurer quel mauvais traitement,
Il allait revêtir quel pauvre vêtement :
Il allait hériter de la terre et de l'homme.
Il allait hériter de l'antique trirème
Et des blés de Sicile et du droit de cité,
Et du Tibre latin et du pouvoir suprême.
Et des peuples couchés sous la nécessité.
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Il allait hériter des rondes basiliques
Et du palais des rois et des pauvres cabanes,
Il allait hériter des grandes républiques
Et des peuples sacrés et des peuples profanes
Les pas des légions avaient marché pour lui,
Les voiles des bateaux pour lui s'étaient gonflées,
Pour lui les grands soleils d'automne avaient lui,
Les voiles des bateaux pour lui s'étaient pliées.
... ... ...
Et les pas de César avaient marché pour lui
Du fin fond de la Gaule aux rives de Memphis.
Tout homme aboutissait aux pieds du divin fils.
Et il était venu comme un voleur de nuit.
Il allait hériter d'un monde déjà fait,
Et pourtant il allait tout jeune le refaire.
Il allait procéder de la cause à l'effet
Comme le Fils procède en descendant du Père.
La réponse que fait la chrétienté à cette mission donne la mesure de son état moral. Il est très variable ; il y a des chutes. *La chrétienté ne peut être que fidèle ou non, et non pas progressiste*. Après une chute, il peut y avoir des progrès. La chrétienté ne peut atteindre qu'à une imitation de Jésus-Christ limitée par sa faiblesse naturelle. Les saints en sont les modèles et il y en a pour toutes les natures d'hommes et pour tous les états. Tel est le seul progrès où puissent tendre les hommes.
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Pour montrer que nous ne sommes nullement aveugles sur le changement dans l'histoire, nous citerons quelques exemples supplémentaires. L'invention d'un attelage rationnel du cheval dans le haut Moyen Age, en triplant et quadruplant la force de traction de l'animal, fut quelque chose en son temps comme l'invention des chemins de fer avec des conséquences économiques de même nature. Elle rendit plus facile l'amenée des matériaux pour les grandes constructions militaires et religieuses et soulagea maintes épaules humaines. Et comme ce temps fut en même temps l'apogée d'une organisation humaine et chrétienne du travail des champs, on se rendra compte de l'injustice, d'une histoire progressiste.
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Voici d'ailleurs la préface d'un recueil des Capitulaires de Louis le Débonnaire (cité par Allard dans son livre *De l'origine du servage en France*, p. 326) :
« Puisqu'il y a dans l'Église des personnes de condition diverses, comme les nobles et les non-nobles, les serfs, colons, tenanciers, et autres dénominations de ce genre, il convient que ceux qui leur sont préposés, clercs ou laïques, se montrent à leur égard cléments et miséricordieux, soit dans les travaux qu'ils en exigent, soit dans les redevances qu'ils en reçoivent ; qu'ils sachent que ces hommes sont leurs frères, et ont avec eux un même Père, qui est Dieu, auquel ils disent : « *Pater noster qui es in cœlis* », une même mère, la sainte Église, qui les a tous engendrés en son chaste sein par le baptême. Qu'on leur donne donc une discipline très douce et une utile direction : une discipline, de peur que vivant dans le désordre ils n'offensent leur Créateur ; une direction, de peur qu'ils ne fléchissent dans les épreuves de la vie, faute de l'appui de leurs chefs. »
On remarquera, en outre, que cette société équilibrée fut ruinée en partie par les invasions normandes. Son vrai tort fut de n'avoir pas su s'armer ni se défendre. Avis aux Pacifistes. La féodalité fut l'organisation défensive d'une société qui voulait vivre et vivre chrétiennement.
La découverte de l'Amérique, que facilitèrent les progrès de la navigation, causa une crise économique à cause de l'abondance subite de l'or qui parvint en Europe. Les premiers qui en eurent achetèrent des terres à bon compte ; ceux qui les vendaient pour avoir de l'or, y perdirent, car vu son abondance, la valeur de l'or s'amoindrit ; ceux qui gardèrent leurs biens fonciers les virent tripler ou quadrupler de valeur, en or : on s'en doute, bien des familles virent leur situation changer ; comme celles (j'en connais) qui placèrent leur fortune en rente française vers 1939.
Ces transformations des conditions, économiques, et tous les drames politiques et sociaux qu'elles peuvent amener, ne sont pas sans relations avec les changements moraux, mais, elles n'y sont pas liées mécaniquement. Un peuple dont le moral est élevé supporte courageusement les épreuves. Chez nous le moral était aussi bas en 1939 qu'il était élevé en 1914.
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D'autre part *la richesse a toujours corrompu les hommes, en commençant par les classes riches* c'est une loi qui se reproduit à travers toute l'histoire ; elle est *permanente.* L'abandon des principes religieux et le mépris de Dieu amènent toujours un affaiblissement des mœurs puis l'immoralité. Voilà ce qui s'est vérifié cent fois. Il y a donc des avances et des reculs, et il ne faut pas prendre l'évolution produite par les causes mécaniques et économiques pour une loi de l'histoire et surtout pour un progrès.
Depuis cent soixante ans, les idées de « liberté » et d' « égalité » révolutionnaires ont été cent fois bafouées par les faits parce que ce sont là de faux principes ; elles ont amené des troubles continuels de l'ordre social. Faute de vouloir *considérer les choses religieuses et morales*, les historiens de l'Université ont donné pour couronnement aux idées de liberté et d'égalité un mythe à réaliser dans l'avenir, celui de la « démocratie » progressant à travers les âges. Il sert actuellement dans le monde entier à tous ceux qui ont besoin de suffrages populaires, ou qui veulent aux yeux de l'étranger faire figure d'homme moderne. Les dictateurs chinois au russes, les rois nègres, les tyrans malais, de Gaulle, Johnson, tous font appel au mythe pour parer leur marchandise. Et de très honnêtes gens, irréprochables pour la foi et les mœurs, sont définitivement rassurés, ils sentent se ranimer leur confiance et se gonfler leur cœur à l'audition de ce vocable. Et c'est ainsi qu'auprès des foules ignorantes et trompées la « Révolution » est une espérance qui remplace celle de la vie éternelle, mais qui est encore plus lointaine.
Les révolutions fondées sur la haine, la colère ou l'intérêt n'ont amené que des crimes, des meurtres et un état pire que l'état antérieur. Tandis qu'un homme, Jésus-Christ, est réellement ressuscité des morts pour mener une vie glorieuse ; et « il est apparu à Céphas, puis aux douze. Ensuite il est apparu à plus de cinq cents frères à la fois, dont la plupart vivent encore maintenant, mais quelques-uns sont morts. Puis il est apparu à Jacques, puis à tous les apôtres. Et en dernier de tous il est apparu aussi à moi, comme à l'avorton. »
Tel est le fait fondamental qui commande la foi et dirige notre vie à l'union de la T. S. Trinité.
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#### Histoire de l'Église
Or il se trouve que l'Église demeure étrangère aux deux mythes du progrès indéfini de l'humanité et de la démocratie, car elle donne l'exemple d'un *développement* pour *conserver un dépôt,* celui de la Révélation. Ce dépôt ne change pas ; il est éternel, mais il s'est enrichi et orné au cours des âges de vérité et de gloire implicites, son contenu est si riche qu'aucun homme depuis les apôtres n'a pu l'envisager d'un seul éclair de la pensée.
Et Notre-Seigneur Jésus-Christ en a donné lui-même le sens dans la parabole du grain de sénevé :
« Le règne des cieux est semblable à un grain de sénevé qu'un homme a pris et semé dans son champ. -- C'est certes la plus petite de toutes les graines. -- Mais lorsque le sénevé a crû, il est plus grand que les plantes potagères. Et il devient un arbre, de sorte que les oiseaux du ciel viennent et s'abritent dans ses branches. »
Le développement et la conservation du principe sont bien marqués ici, et comme la grâce ne détruit pas la nature, cette parabole nous décrit en même temps ce qu'est un développement historique. Il y a une nature humaine qui ne change pas ; elle est attaquée de diverses manières par les circonstances de lieu, de climat, les accidents qu'amènent pour l'homme ses industrieux progrès. Si elle cède, et si l'ennemi du genre humain la pousse ou la force à céder, il s'ensuit toujours de grands désordres.
La famille est ainsi depuis la Révolution, attaquée de toutes les manières ; par la loi, qui ne considère que l'individu, par l'organisation du travail qui la dissocie, par l'école qui vent la remplacer ; elle reste quand même la base naturelle de toute société humaine et aucune évolution ne saurait la supprimer, car pour naître et vivre l'enfant a besoin d'un père et d'une mère.
Nos progressistes catholiques sont les victimes d'une idée transformiste de l'histoire. Ils croient donc que le christianisme n'a pas du tout évolué depuis dix-neuf cents ans et qu'étant les derniers venus à la pointe d'une évolution nécessaire, ils sont fatalement ce qu'on a jamais vu de mieux en fait de christianisme.
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Ils veulent nous apprendre ce qui devrait ou aurait dû être. Ils font bon marché du *type* que représente le grain de sénevé dans un champ. Il sera reproduit au centuple au bout de grandes branches par les nouvelles graines conformes au type, et qui nourriront les « oiseaux du ciel » s'abritant sous leur ombre.
Et c'est pourquoi nous les avons vus au début du Concile vouloir en quelque sorte forcer la main aux Pères, pour faire adopter l'idée d'une Église en évolution constante, même au point de vue dogmatique. Et c'est pourquoi ils acceptent de si mauvaise grâce la doctrine sociale de l'Église, pourquoi ils la croient *dépassée* car l'Église fidèle à son type et à la nature des choses conserve précieusement le grain de sénevé, la famille, le métier, les sociétés élémentaires autonomes protectrices de la liberté, en même temps que les moyens éternels de sanctification, la prière, la pénitence, l'imitation de Jésus-Christ.
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L'Église en effet a pris naissance dans un monde aussi corrompu que le nôtre et moins coupable, car notre monde est un monde apostat. De même que notre monde présente une grande plaie sociale, « *l'état de dénuement héréditaire* (comme dit Le Play) *de notre prolétariat* », celui où vivait S. Paul était déshonoré par celle de l'esclavage. Il y avait de son temps de par le monde quatre cent mille esclaves gaulois : c'était le butin de César. Et bien d'autres de tous les pays. Peut-être trouverions-nous des indications sur la manière de nous y prendre pour remédier au mal dans celle dont S. Paul s'y est pris lui-même pour combattre l'esclavage. Relisons la lettre à Philémon ; nous souhaiterions trouver des textes semblables dans les documents de la hiérarchie ; mais le talent est rare et c'est un don de Dieu.
S. Paul a-t-il demandé des réformes de structure ? encouragé les esclaves à la révolte ? Non, mais après avoir converti Philémon en Asie, il convertit un esclave fugitif, Onésime, dont il apprend qu'il appartenait à Philémon. Il renvoie Onésime à Philémon comme accomplissant un devoir de justice conforme aux lois civiles, mais il demande à Philémon dans sa lettre de *faire avec son esclave une société chrétienne.*
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Pendant tout le temps des persécutions, l'Église ne pouvait agir sur la législation (pas plus qu'aujourd'hui où la loi dépend uniquement d'une majorité de votants et de passions échappant à la loi morale). Mais l'Église pouvait ordonner prêtres des esclaves ; elle pouvait donner à ceux-ci le sacrement de mariage alors que chez les païens ils n'avaient même pas droit au mariage civil. L'Église pouvait marier une femme libre et un esclave, et inversement ; suggérer aux maîtres devenus chrétiens d'affranchir légalement leurs esclaves. Et c'est ce qu'elle fit.
Dès la paix de l'Église, commencement de cette fameuse époque constantinienne dont rougissent aujourd'hui nos clercs, les mœurs chrétiennes purent passer dans la législation. Et c'est ainsi que l'esclavage se transforme en servage, donnant à l'ancien esclave une demeure pour sa famille, un bien dont il avait la jouissance héréditaire.
Ainsi la manière dont S. Paul envisagea le progrès social de son temps est exactement celle dont l'Église peut avec fruit l'envisager de nos jours, c'est exactement la doctrine de nos derniers papes : *instaurare omnia in Christo,* c'est-à-dire créer les *institutions chrétiennes* seules capables de remédier au mal moral qui naît de l'abandon des commandements de Dieu. Leur perfection (toujours relative en ce bas-monde) ayant pour base la loi morale, aura le même effet que du temps de S. Paul. Mais attendons-nous à des martyrs, comme en Espagne il y a trente ans, comme en Russie et en Chine en ce moment même et comme il y a dix-neuf cents ans.
C'est une folie de vouloir emprunter au marxisme des structures sociales contraires à celles des sociétés naturelles et aboutissant à la tyrannie, à remplacer le capitalisme libéral par un capitalisme d'État qui ne vaut pas mieux. Cette folie tient à la fausse idée d'une histoire transformiste.
Et puisque nous en sommes aux exemples historiques, donnons celui d'une erreur ancienne enseignée aujourd'hui dans le Clergé et l'Action Catholique. Savonarole est exactement l'image anticipée d'un progressiste. Il voulut changer les institutions politiques et sociales de Florence pour que sa ville pût mener une vie chrétienne. *Or seule la vie chrétienne peut introduire l'esprit chrétien dans les institutions et les modifier heureusement.*
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Il est certainement difficile d'introduire cet ordre social chrétien dans l'industrie telle qu'elle est organisée de nos jours, et ce ne sont certainement pas des professeurs qui en trouveront les moyens, car c'est tout autre chose d'enseigner l'histoire et de la *faire.* M. Marrou dit que le présent *est inintelligible* tant il est confus et multiforme. Pour un intellectuel, oui. Mais un homme d'action qui a un métier et a réussi quelque chose est un homme qui voit clair dans le présent. *Il fait l'histoire*.
M. Marrou, catholique et auteur estimé de travaux sur S. Augustin, est un grand ennemi de l'enseignement libre.
Nous avons donné maints exemples d'événements historiques prouvant la *permanence* des problèmes humains et l'*analogue* des solutions qui furent adoptées en des temps très différents. C'est ce qu'ignore l'histoire officielle, orientée sur un mythe. L'Église au contraire n'a jamais perdu de vue la nature humaine et les conditions de la vraie paix.
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Mais l'*analogie* n'est-elle pas la manière divine de toute la création ? Elle en est le fait concret réel, le plus évident. Elle est vraie pour les mondes, elle est vraie pour les races d'animaux qui sont analogues et jamais semblables. Il y a une espèce humaine qui est, la biologie nous le prouve, un fait inchangeable ; et pourtant il n'y eut jamais deux hommes semblables ; deux jumeaux si ressemblants à leur naissance qu'il faut pour les distinguer leur attacher quelque cordon, se développent eux-mêmes différemment malgré leur ressemblance physique.
Tout ce qui a l'être est analogue, et jamais semblable. L'analogie exclut le nominalisme puisqu'elle est une réalité tangible, mais exclut aussi le pur rationalisme. L'homme doit user de la logique intellectuelle, car telle est sa nature, mais elle est subordonnée à cette grande analogie créatrice, à ce mode divin d'opérer que nous enseigne la Révélation, Les chrétiens qui recherchent le lien rationnel entre les races d'animaux sont peut-être présents au monde, mais ils le sont moins à la Révélation. S. Jean (V, 17) écrit : « Mon Père opère jusqu'à présent, et moi j'opère aussi. » Notre-Seigneur vient de faire un miracle le jour du sabbat ; il a rendu la vue à l'aveugle-né ; il vient d'agir en Créateur ; il *opère* (*ergazomai*)*.*
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Le mot grec a toujours voulu dire : travailler, faire. Il est donc bien traduit par le latin *operor* et non par le français *agir.* En effet Dieu *agit* personnellement par là grâce dans les âmes ; il *opère* dans la création. Celle-ci continue ; il n'est aucun besoin de faire des hypothèses biologiques sur de vieux os desséchés, car la biologie de ces espèces disparues nous sera toujours inconnue.
La création des espèces est faite suivant l'analogie de l'être, elle échappe à la pure rationalité ; elle continue, et sa finalité naturelle nous échappe aussi, car l'homme peut très bien n'en être pas le terme. Le mystère nous enveloppe et notre seule lumière parfaite, pour la raison même, est celle de la Révélation.
#### Les Belles Lettres
La même erreur sévit dans l'étude des lettres : *on y cache les éternelles préoccupations de l'humanité*. On cherche à faire goûter la beauté littéraire des œuvres, leurs qualités poétiques ou dramatiques, on en fait admirer l'observation psychologique ; saisir les DIFFÉRENCES avec notre tempe ; on recherche les tenants et les aboutissants ; toutes choses où se complaisent les enseignants routiniers, car elles sont susceptibles d'infinies recherches infimes, depuis surtout que Taine a enseigné à tourner sans fin autour du pot sans jamais entrer dedans. On se contente d'étudier les *moyens* de l'art et non *son but* qui est toujours chez les grands hommes une pénétration de l'être par la beauté, l'éclat du vrai.
On fait remarquer comme une faiblesse l'idée que se faisaient les Grecs de la *fatalité*, du *Destin* qui fait le fond de leur tragédie, sans même se douter que la fatalité est le nom que donnaient les Grecs à ce que nous nommons le péché originel. Depuis la première faute la nature est *blessée* pour tous les hommes cette blessure est devenue pour eux, sauf pour la Très Sainte Vierge, un état de nature. Et le théâtre des Grecs est tragique parce qu'ils se rendaient compte de l'impossibilité pour l'homme d'échapper par lui-même aux conséquences de ses fautes. Mais en même temps Eschyle, Sophocle, sont des prophètes parmi les païens ; ils aspirent à ce qui fut apporté par Jésus, un *salut venant de Dieu*.
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Qui l'enseigne ? C'est écrit cependant dans toutes ces grandes œuvres. Dans l'*Orestie* un crime entraîne l'autre et il n'est humainement aucun moyen d'en sortir ; seul le pardon divin met un terme à cette fatalité du péché. La boule blanche d'Athéna fait acquitter Oreste.
Œdipe a tué son père, épousé sa mère : de tout cela il est innocent car il ne les connaissait pas. Son père n'avait été pour lui qu'un vieillard autoritaire qui lui barrait la route et voulait le faite maltraiter par ses valets. Épouser la reine était la récompense d'un haut fait qu'Œdipe avait accompli... Tout se découvre d'une manière angoissante et tragique. Œdipe se crève les yeux pour ne plus voir les témoins vivants de ses crimes innocents. Il est chassé par son fils. Cet homme chargé de crimes qu'il n'a jamais voulus s'en va sous la conduite de sa fille Antigone qui est aussi sa sœur de mère. Il va mourir à Colonne, mais la mort de ce héros innocent est une bénédiction pour la cité, et Thésée dit aux filles d'Œdipe : « *On ne doit pas pleurer ceux dont la mort a été un bienfait public ; ce serait offenser les dieux.* » Que cela va loin ! Quelles figures de la Croix et de l'avenir chrétien ! Antigone elle-même périt à Thèbes, un peu plus tard, pour avoir observé « *ces lois non écrites, mais impérissables, émanées des dieux...* » « *Ce n'est pas, dit-elle, d'aujourd'hui qu'elles existent ; elles sont éternelles et personne ne sait quand elles ont pris naissance. Je ne devais donc pas, effrayée des menaces d'un mortel, m'exposer à la vengeance des dieux.* » Antigone a déjà l'esprit des martyrs. Ces paraboles païennes témoignaient de l'ESPÉRANCE D'UN SALUT ; cet esprit prophétique progressait en Grèce depuis les origines, car Homère, malgré le charme de ses narrations poétiques, est plus triste que les tragiques, il espère moins qu'eux. Et cependant l'Iliade s'achève sur les pleurs mêlés de deux ennemis, Achille qui vient de tuer Hector, Priam le père d'Hector qui demande le corps de son fils. Quelle vue innocente sur le pardon des injures. Était-il si grand en Israël, à la même époque ?
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Nos contemporains, même instruits, ignorent que l'antiquité païenne dans ce qu'elle a de meilleur a désiré quelque chose comme une révélation qui apporterait un remède à l'enchaînement des maux et leur apprendrait le nom et la pensée du Destin. Le rationalisme de l'Université s'y oppose.
Ils ignorent aussi *la piété constante et simple des Anciens* et dans quel *sentiment de la présence de Dieu* ils vivaient. Xénophon abonde en témoignages de piété et particulièrement dans *La retraite des Dix Mille *: ce qui le fait passer aux yeux des universitaires pour un petit esprit. Mais Descartes est allé en pèlerinage à N.-D. de Lorette en remerciement de ses premières inspirations sur la méthode scientifique (on le cache aussi). Ces universitaires seraient-ils capables de diriger en retraite, sur mille kilomètres, une armée de dix mille hommes en pays inconnu ? d'écrire en français comme Xénophon écrivait en grec ? Exilé d'Athènes, ce type du militaire cultivé, de l'économiste et de l'historien observateur, éleva près d'Olympie un petit temple à Diane. Il acheta, d'une part de son butin, à l'endroit que l'oracle lui désigna, une terrain boisé où passe une petite rivière, avec toute sorte de chasses aux environs. Il décrit avec charme le lieu, la fête annuelle et les obligations du possesseur, car c'est là même qu'il se retira. (Les obligations du possesseur ! Quelle ouverture sur le caractère de la propriété dans l'ancien droit ! La nuit du 4 août, si célèbre, abolit ces « obligations » du possesseur.)
Or notre Université continue à opposer la grandeur intellectuelle de l'antiquité aux soi-disant pauvretés de la société chrétienne du Moyen Age. Par bonheur une ironie de l'histoire fait que l'homme qu'ils honorent comme le héros et le martyr du rationalisme, Socrate, avait un « démon » auquel il croyait fermement et auquel il obéissait. Les contemporains sont tous d'accord sur le fait et en apportent les preuves. Ce démon était tout simplement son ange gardien, dont ne sont pas dépourvus les païens. Notre jeune clergé ne croit plus à ce que le premier rationaliste de l'histoire de la philosophie était obligé de constater. Mais il ignore Socrate. Il m'a été impossible de trouver les *Mémorables* dans la bibliothèque d'un grand séminaire où j'étais appelé comme conférencier.
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Dans un dialogue fort bien mené et qu'il a intitulé *Le Démon de Socrate*, Plutarque, prêtre d'Apollon Pythien, oppose à un pur rationaliste qui se recommande de Socrate l'existence de ce « démon ». Mais Plutarque qui était un enfant lorsque S. Paul fit un sermon à l'Aréopage d'Athènes, est en retrait sur Eschyle et Sophocle ; ceux-ci désiraient un salut venant de Dieu ; on pourrait dire que Plutarque essayait d'expliquer rationnellement les faits dûment attestés d'un au-delà de la nature sensible, comme le démon de Socrate et sa propre Pythie dont il avait le gouvernement. Il est le témoin type de la loi naturelle pure et simple. L'esprit prophétique s'est arrêté chez les Grecs avec les tragiques, et rien ne montre mieux l'élection du peuple juif que son attente toujours plus vive et pressante du Messie jusqu'à ce que le dernier prophète pût le montrer du doigt et dire : « Voici l'Agneau de Dieu... »
Il n'est nullement indifférent de connaître l'antiquité et de la connaître sous ce jour. Voici ce que nous tirons des mémoires du R.P. dom Célestin Lou Tsien Tsang, ancien premier ministre de la République chinoise :
« Vous savez à quel point on médit des études littéraires chinoises et combien on a raconté qu'elles ankylosaient l'esprit des étudiants, ajoutant que le confucianisme lui-même était un système défunt, qui tombait en pièces et ne pouvait résister à une modernisation. Ceux qui ont tenu ce langage ont confondu le confucianisme avec l'usage déformé qui en a été fait par un grand nombre et ils n'ont pas remarqué que, quelle que soit la modernisation qui était nécessaire, le vieux système d'écolage chinois avait au moins le mérite de ne pas apprendre l'exercice de la lecture sans apprendre en même temps celui du jugement ; car l'homme qui sait lire et ne sait pas juger risque d'ouvrir son esprit, sa mémoire et son cœur à tout ce que le premier venu peut y verser. En dépit de quelques apparences, les études classiques chinoises offrent beaucoup d'analogie avec les études européennes d'humanité. Si aujourd'hui en Europe, on se limitait à étudier le latin et le grec, on serait forcément un arriéré ; mais si, en n'importe quel pays on ignore et méprise les bases intellectuelles et littéraires de la civilisation, on est bien près de ne plus être un civilisé, et la question se pose alors de savoir dans quelle mesure on est un homme. »
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Avis aux contempteurs du latin et de toute l'ancienne philosophie. *Ils sont en train de devenir des barbares*. Ils croient que tout ce qui est passé se trouve dépassé, alors que l'histoire montre de longues périodes de décadence intellectuelle et morale, comme nous venons de le voir en Grèce ; et alors que *les hommes de tous les temps se sont trouvés devant* LES MÊMES *problèmes universels de pensée et d'action.*
#### L'Illusion du progrès
Notre enseignement a pour base une pensée d'orgueil, celle du progrès moral indéfini de l'humanité ; ce progrès serait fatal ; quoi que nous fassions, notre génération est nécessairement en progrès sur ses devancières, Jean-Jacques Rousseau y ajoute que l'homme est bon naturellement et que c'est la société, la loi donc, civile, morale et religieuse, qui le corrompt. Et cette idée est la *source de toutes les révolutions et luttes sociales, car elle amène à penser que pour trouver le bonheur il suffit de changer les institutions plutôt que faire, un effort sur soi-même.*
Nos théoriciens du progrès sont donc portés à négliger tout ce qui est permanent et par là même fondamental. L'homme d'il y a cent mille ans et l'homme d'aujourd'hui doit se nourrir, se vêtir, élever sa famille, apprendre à ses enfants à ne point mentir, rendre à chacun le sien et, s'il le faut, mourir pour défendre son foyer. La connaissance de principes permanents dans l'histoire est nécessaire à une bonne formation intellectuelle. Seule elle permet de tirer de l'histoire un fruit réel, une expérience sociale, politique et religieuse apte à tirer parti du changement. Elle s'étend non seulement à l'économie et à la politique, mais aux idées. Ceci nous amène à envisager brièvement l'enseignement philosophique de l'Université.
#### La philosophie
La philosophie est presque en entier dépendante de l'erreur de Descartes. On nous apprenait qu'il avait renversé le problème philosophique, ce qui était un immense progrès qui annulait toute l'ancienne philosophie.
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L'Université entière était kantienne, car tous les philosophes avaient tiré, mieux que Descartes, les conséquences de son point de départ. La Sorbonne était idéaliste. Mon professeur de philosophie, esprit original cependant mais disciple de Renouvier, me rendit kantien pour une dizaine d'années. Je sortis avec peine de ce cul-de-sac de la pensée (mais la plupart des jeunes gens restent ce qu'on les a faits à cet âge, c'est pourquoi le gouvernement tient au contrat d'association pour les écoles secondaires). Je me rendis compte que le point de départ était faux ; le verbe mental dont Descartes se servait pour méditer sur sa pensée était un souvenir du langage, *fait de signes sonores *; et quand Descartes croyait douter de tout, il ne le pouvait qu'à l'aide de ce monde visible et source de son verbe mental qu'il croyait avoir éliminé de sa pensée. L'enfant a connaissance du monde qui l'entoure en même temps qu'il a connaissance de soi. Pourrait-il douter du sein de la mère qui le nourrit ?
La connaissance de la pensée n'est pas primitive, elle est une constatation acquise *à partir* de la connaissance de l'être ; la connaissance du moi est antérieure à celle de la pensée et c'est celle d'une existence mêlée à un monde d'objets. La pensée est une abstraction dans ce moi ; elle est conscience d'*une connaissance *; cette connaissance qui implique l'objet, et notre corps lui-même comme objet, est le fait primitif ; n'en pas tenir compte et partir de la pensée, c'est s'enfermer dans une fosse dont on ne pourra jamais sortir, ni tirer métaphysique et morale. Il est impossible de sortir de la pensée quand on veut en déduire le reste.
Sans doute la Sorbonne n'est pas uniquement kantienne. Un philosophe d'une rare sagacité, M. Gilson, y a représenté le véritable réalisme. Il semble qu'il ait semé sans beaucoup récolter. Mais l'idéalisme, étant une impasse pour la pensée, ne peut aboutir à une véritable réforme philosophique. L'existentialisme est une manière idéaliste de se raccrocher à une réalité sans fondement métaphysique. Et l'on voit des religieux et des prêtres essayer de fonder un réalisme à partir du « cogito » de Descartes, sans succès, bien entendu.
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Je ne pense pas qu'il faille parler ici du teilhardisme comme d'une école philosophique ; c'est un attrape-nigauds ; le fait qu'il y ait beaucoup de ceux-ci ne change rien. Pour les savants c'est « un conte de fées pour grandes personnes », comme dit Jean Rostand. Pour les philosophes, c'est un monisme plus ou moins conscient. Pour les hommes de foi, c'est une doctrine qui vise à naturaliser le surnaturel.
L'ordre de la science est purement naturel et ne saurait porter aucune atteinte à la foi, et celle-ci n'a aucun besoin de s'appuyer sur la science, car elle est révélation divine.
La réflexion de Brunschvicg citée plus haut, montre comment et dans quel esprit la science peut servir à faire entrevoir la nécessité de la foi. Mais Teilhard fait le contraire puisqu'il montre l'évolution naturelle conduisant au point omega sans qu'il y ait péché et rédemption, du moins essentielle ; sa doctrine s'en passe très bien.
Il ne faut pas croire que les idées de Teilhard soient neuves ; leur vêtement paléontologique et le langage scientifique recouvrent de très vieilles pensées des gnostiques de l'Orient, antérieures peut-être à Héraclite (car les hommes ont toujours fait un effort de pensée). Ces idées ont traversé l'ère chrétienne et ont été exprimées en particulier par les *Frères du Libre Esprit* dont l'un des adeptes, Johan Hartman, fut arrêté à Erfurt en 1320 ([^16]).
« Les Frères du Libre Esprit n'hésitaient pas à dire : Dieu est tout ce qui est. Dieu se trouve dans chaque pierre et dans chaque membre du corps humain aussi sûrement que dans le pain eucharistique. Toute chose créée est divine... C'est l'essence *éternelle* des choses qui constitue *l'essence de Dieu *; tout ce qui possède une essence distincte et passagère reste une émanation de Dieu mais n'est plus Dieu. Par ailleurs tout ce qui existe ne peut manquer d'aspirer à son origine divine et s'efforce nécessairement de s'y perdre à nouveau.
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A la fin des temps tout se retrouvera à nouveau absorbé en Dieu. Aucune émanation ne subsistera, rien qui possède une existence séparée, rien qui sera susceptible de connaître, de désirer et d'agir. Il ne restera plus qu'une essence unique, inaltérable, inactive : une Béatitude qui embrassera toute chose. Les Personnes de la Trinité elles-mêmes... seront absorbées dans cet un indifférencié. »
Remplacez l'essence par l'évolution, l'un indifférencié par l'*omega,* vous avez l'esprit de Teilhard. Rusbroeck l'Admirable qui vivait en ce temps combattit cette école et fait dire à l'hérétique auquel il s'attaquait.
« Lorsque je demeurais dans mon être originel et dans mon essence éternelle, Dieu n'existait pas pour moi. Je voulais être ce que j'étais, j'étais ce que je voulais être. C'est de mon propre chef que je suis sorti de cet état et que je sais devenu ce que je suis. Si je l'avais souhaité, j'aurais pu ne rien devenir et aujourd'hui je ne serais pas une créature.
« Car Dieu ne peut rien savoir, désirer ou faire sans moi. Avec Dieu je me suis créé et ai créé toutes choses et c'est ma main qui soutient le ciel et la terre et toutes les créatures... Sans moi rien n'existe. »
Ce qui est la satire de l'idéalisme.
Or *l'État nommera tous les maîtres dans les écoles secondaires sous contrat d'association à partir de 1970.* Quels maîtres nos jeunes gens auront-ils, d'histoire et de philosophie ? LIVRER L'ENSEIGNEMENT LIBRE AUX MAINS DE L'ÉTAT C'EST FACILITER L'APOSTASIE.
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Comment un pareil abandon est-il possible ? Il est la suite d'abord d'un ensemble d'illusions. Voici celles de notre clergé (*Liberté de l'Enseignement*, n° 275, mars 1965, page 4) :
« En inaugurant en présence d'éminentes personnalités les nouveaux locaux du Secrétariat général de l'Enseignement libre, Mgr Veuillot après avoir rendu hommage aux maîtres de cet enseignement et affirmé la volonté, de celui-ci d'agir « dans la plus franche collaboration avec les responsables de l'Université et les membres du corps enseignant de l'État » a dit :
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«* Les parents chrétiens sont fondés à demander que le message, de la révélation divine soit transmis à leurs enfants, en même temps que le patrimoine des connaissances acquises par l'humanité, deux enseignements non seulement parallèles, mais conjoints. L'école catholique voudrait être une réponse à cet appel. C'est pourquoi elle doit, par respect de sa propre mission, être égale en compétence à n'importe quel autre établissement scolaire, mais en même temps il lui faut être évangélique. Ainsi bien, l'école catholique n'est-elle pas une école de combat ; elle ne prétend concurrencer aucune autre institution ; elle respecte toutes les autres formes d'enseignement et d'éducation qui soient ouvertes à d'authentiques possibilités de la foi. Contre de tels établissements, dont nous apprécions les valeurs, jamais nous ne voudrions brandir je ne sais quel mauvais drapeau. L'Église ne saurait dissocier le service de la vérité, de la liberté et de la paix. *»
Ces excellentes paroles renferment une réserve vis-à-vis des écoles qui ne « *seraient pas ouvertes à d'authentiques possibilités de la foi* »*.* Cela veut dire vis-à-vis des écoles de l'État où l'Église n'aurait pas la possibilité d'avoir des aumôniers. Mais qu'y pourrait notre épiscopat *? Un simple décret, une simple organisation administrative des horaires peuvent rendre l'apostolat des aumôniers impossible*. Et nous avons montré plus haut DE QUELLES ERREURS POSITIVES VIENT LA DÉFICIENCE DE L'UNIVERSITÉ DANS SON ENSEIGNEMENT DES LETTRES, DE LA PHILOSOPHIE ET DE L'HISTOIRE. Comment l'aumônier pourra-t-il combler tous ces manques ? Et qui croiront les enfants ? L'aumônier ou ceux qui peuvent les faire échouer aux examens ?
La situation de l'aumônier est toujours précaire. Voici un extrait du livre de l'abbé Javelet, *J'étais aumônier de lycée* (Éd. Saint-Paul) :
« *Comment voulez-vous qu'un aumônier fasse tous ses cours le jeudi, alors qu'il a quatre ou cinq cents élèves ? Toléré, non intégré, l'aumônier se débrouille comme il peut avec les hommes et les horaires* (...)*. Je ne me heurte pas à une hostilité systématique, mais à une incompréhension massive du surnaturel et même une ignorance de la mentalité des chrétiens : on n'a plus le sens des réalités religieuses.* (...)
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*Que l'Église s'inquiète, rien d'étonnant. On pourrait distinguer deux sortes d'écoles publiques celle où la foi est viable, quoique d'une façon précaire ; celle où elle se meurt, malgré la liberté d'assister à la messe dominicale. N'a-t-on pas le sentiment qu'il s'agit de l'ancienne laïcité, revendiquée par le marxisme, où sont mal à l'aise les hommes libres, quels qu'ils soient En effet, dans le totalitarisme de* « *l'école unique* » *qu'on nous prépare, la liberté de penser disparaîtra entièrement, surtout pour les chrétiens.* »
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Mais quelle est la pensée de Mgr Veuillot lorsqu'il dit : « *Contre de tels établissements* (ceux qui sont ouverts aux aumôniers catholiques) ... *jamais nous ne voudrions brandir je ne sais quel mauvais drapeau...* » Je ne vois à brandir pour nous que le drapeau de la foi. Il proclame que Dieu est le créateur, l'instructeur et le sauveur de l'humanité et que toute société qui l'oublie court à sa perte. Qui le cache trahit la foi. Mais n'est-ce pas justement contre ce drapeau que l'Université combat depuis qu'elle est fondée ? Michelet et Quinet sont peut-être oubliés, mais pas en ce qui concerne leur opposition à la foi. Michelet n'écrivait-il pas au début de son histoire de la Révolution française : « *Un événement plus grand que tout événement politique est apparu dans le monde : la puissance de l'homme, pourquoi l'homme est Dieu.* » Mounier dit la même chose, avec le même orgueil : « *L'homme se voit aujourd'hui appelé à devenir le démiurge du monde et de sa propre condition* » (*Esprit*, 875). Or la foi est un *principe de vie* pour manger, pour dormir et boire sous le regard de Dieu en rendant grâce, mais pour travailler aussi et organiser son travail c'est-à-dire créer des institutions chrétiennes, pour penser comme Garo entre son gland et sa citrouille. Et c'est cela dont ni l'État ni l'Université ne veulent. Avec une parfaite honnêteté et même s'ils sont fort humains et libéraux pour les personnes, ils sont essentiellement rationalistes. Ils n'admettent point une Révélation qui est en droit de régler les questions morales. Ils s'intéressent à l'étude historique qu'on en peut faire, comme à celle de Vichnou, mais toujours d'un point de vue rationaliste excluant la réalité des faits surnaturels.
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Nous avons fait nos études au lycée, nous avons aimé tous nos professeurs. Tous nous ont appris quelque chose ; les déficiences de leur enseignement m'apparurent petit à petit, mais je me laissai prendre finalement à celles du professeur de philosophie. L'idéalisme m'apparut comme un scepticisme qui était alors comme ma seule défense contre le matérialisme théorique enseigné dans ma famille (laquelle en pratique observait les dix commandements).
L'esprit de la Révolution, qui est au fond de l'Université, s'oppose entièrement à l'esprit chrétien. Si Mgr Veuillot veut rentrer le drapeau de la foi, on admettra très bien ses aumôniers pour prêcher une religion de salut individuel et on détruira par les cours d'histoire et de philosophie toutes les velléités que pourraient avoir les élèves des cours d'instruction religieuse *d'appliquer les principes chrétiens à la société* dont ils font partie, car pour le grand nombre de leurs maîtres la société n'a aucun besoin de la religion : celle-ci n'est à leurs yeux qu'une faiblesse d'esprits n'ayant pas encore atteint à l'état « positif » ou « scientifique ».
(*A suivre.*)
Henri CHARLIER.
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### La réforme Fouchet
par Étienne MALNOUX
CETTE « réforme de l'enseignement » était en gestation depuis longtemps : sortie des officines de pensée communiste avec le plan Langevin-Vallon, adoptée sous une forme édulcorée par la Fédération de l'Éducation nationale, la IV^e^ République s'était efforcée de la réaliser ; seules son instabilité chronique et l'opposition farouche d'une minorité active et raisonnable, imposant finalement son point de vue à la Société des Agrégés, avait pu l'empêcher.
Le 13 mai 1958 chassa du ministère de l'Éducation nationale, avec le dernier gouvernement de la IV^e^ République, M. René Billières, qui était bien décidé à appliquer enfin la fameuse réforme. C'est cependant, en gros, cette réforme atténuée et limitée par quelques compromis et précautions que la V^e^ République se propose de mettre en œuvre, dans une dernière phase portée à la connaissance du public par M. Fouchet lors de sa conférence de presse du 23 février 1966, en complément des dispositions déjà adoptées en mai 1955.
Animée par : 1° la manie réformatrice
2° la volonté de démocratisation de l'enseignement,
cette réforme est échafaudée en fonction d'un certain nombre d'affirmations de principe :
-- 1° le caractère intangible de l'enseignement élémentaire et du recrutement de ses maîtres par l'École Normale, considérés comme donnant pleine satisfaction.
-- 2° l'inadaptation et le caractère anachronique d'un enseignement secondaire nécessitant une refonte complète.
-- 3° l'inadaptation et le mauvais rendement de l'enseignement supérieur universitaire nécessitant également une complète réorganisation.
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##### *I. De la manie réformatrice.*
La manie réformatrice est un des maux dominants du monde moderne. Elle est faite d'ignorance et d'outrecuidance. Elle consiste à vouloir toucher à tout, surtout à ce qu'on ne connaît pas au nom des Grands Principes : le Progrès, l'Évolution, le Monde Moderne, la Poussée Démographique, la Démocratie, le sens de l'Histoire, etc. Elle affirme la nécessité urgente de réformer. Elle réforme pour réformer, sans cause. Ou plutôt sa cause se confond avec sa fin. N'ayant de l'histoire que des vues simplistes et fausses, elle croit naïvement vivre une époque extraordinaire et exceptionnelle, prodigieuse et nouvelle nécessitant des révolutions sensationnelles ; c'est une illusion propre à tous les jobards de tous les temps.
La manie réformatrice s'étend à tous les domaines de la vie publique ou privée, matérielle ou spirituelle, confondant l'accident et l'essence.
Voici quelques années, j'interrogeais un fonctionnaire des services agricoles sur le bien-fondé des abattoirs industriels. Il me répondit en substance qu'il ne savait quelle amélioration résulterait du nouveau système, mais que de toute façon il fallait bien changer, que c'était nécessairement mieux parce que c'était nouveau. L'expérience a montré que la reforme des abattoirs n'a pas augmenté le prix de sa bête pour le paysan, ni diminué le prix de la viande pour le consommateur. Alors à quoi bon une telle réforme ?
C'est la même fureur, la même inconsistance, le même souci de la mode dans ce qu'elle a de plus transitoire et de plus éphémère qui affole les prélats, réformateurs de l'Église et les docteurs réformateurs de l'Université.
La sclérose conservatrice est assurément un mal, une paresse, un engourdissement de l'esprit. Son contraire n'est pas moins pernicieux. Ces deux comportements sont caractérisés par la faillite du bon sens et l'obscurcissement du jugement.
##### *II. La démocratisation de l'enseignement.*
C'est le grand slogan des réformateurs, un des chevaux de bataille de la « Gauche », et l'objet majeur de la réforme de M. Fouchet.
Que tous les jeunes Français puissent accéder à toutes les formes d'études, et au sommet de l'enseignement supérieur sans distinction de condition de fortune et de rang social, sans être arrêtés par des considérations d'argent, c'est là un but généreux qu'on ne saurait qu'approuver.
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Que l'on aide donc efficacement les familles dont les revenus sont insuffisants pour supporter la charge d'études prolongées quand les enfants manifestent le désir de poursuivre des études, et possèdent les qualités requises, cela n'est que justice sociale.
Et à la vérité, on n'a pas attendu le plan Fouchet pour le faire. Combien d'hommes éminents dans bien des domaines bien que de milieu modeste ont pu d'une façon ou d'une autre atteindre au premier rang par leur travail et leur savoir.
Sans remonter plus haut que la III^e^ République, dont on se prend maintenant à admirer la sagesse par comparaison avec les républiques suivantes, des bourses d'études étaient octroyées assez généreusement aux enfants dont les aptitudes avaient été reconnues par un concours dès le niveau de l'entrée en 6^e^, en fonction de critères familiaux et sociaux -- familles nombreuses, revenus modestes, etc.
Sous la IV^e^ République, on en était arrivé par sottise démagogique au résultat suivant : les bourses d'enseignement secondaire n'étaient accordées qu'à des enfants de familles très modestes et sans examen préalable. Si bien que ces bourses allaient dans bien des cas à des enfants qui au bout de quelques années d'études secondaires étaient incapables de continuer, et devaient être « orientés » sur des études moins ambitieuses, B.E.P.C., enseignement technique ou tout simplement apprentissage. Avec les meilleures intentions démocratiques, on faisait en fin de compte une mauvaise action, une véritable escroquerie. On engageait « l'enfant des pauvres » sur une voie longue et incertaine, alors qu'en général on savait qu'il ne pourrait la suivre ; de toute façon, on ne s'était pas suffisamment assuré qu'il était capable de s'y maintenir. En fin de compte, on trompait des parents.
Loin d'apporter remède à ces erreurs, la réforme Fouchet, cédant à la démagogie de la gauche, ne fait que les aggraver. Parce qu'elle repose en partie sur une dangereuse illusion : celle que l'on peut enseigner à être intelligent. Or l'intelligence peut être cultivée, améliorée, développée, éduquée, certes, non créée par l'enseignement. La condition nécessaire à un enseignement utile et fructueux, du moins à l'enseignement secondaire et à l'enseignement supérieur, c'est une certaine intelligence que l'individu possède à sa naissance, ou ne possède pas, et dont il n'est pas responsable.
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Le mythe de base des adeptes de la démocratisation de l'enseignement c'est la croyance dans l'égalité de l'intelligence, quand ce n'est pas l'assertion simpliste que seuls sont intelligents les « enfants du peuple », arbitrairement maintenus dans l'ignorance et dans l'obscurantisme par les « bourgeois » et un type d'enseignement spécialement créé à cet effet.
Cet égalitarisme est contre la nature des choses. Cela suffit à le condamner.
Les partisans de cette démocratisation s'appuyant sur certaines statistiques affirmant que notre enseignement secondaire et notre enseignement supérieur encore plus sont essentiellement « bourgeois » et que la proportion des « enfants du peuple » n'est que de 10 % dans l'enseignement secondaire, de l'ordre de 5 % dans le supérieur. Cette classification entre « peuple » et « bourgeoisie » est bien sommaire. Où classer les petits commerçants, les artisans, les employés de tous ordres, les petits fonctionnaires, les cadres moyens dont les enfants poursuivent souvent et depuis longtemps déjà des études bien au-delà de la scolarité obligatoire ? Et les cultivateurs dont les fils vent souvent chez « les Frères » jusqu'à 15 ou 16 ans ? Un tel classement se révèle bien arbitraire, et si les élèves des lycées et des facultés sont de milieu « bourgeois », il est bien « petit bourgeois ». Mais il est vrai qu'en bonne dialectique marxiste, c'est cela qu'il faut à tout prix faire disparaître.
Il serait plus juste de dire que les enfants qui font des études ont souvent des parents qui ont aussi fait quelques études, et souhaitent pour leurs enfants, ce qui est fort naturel, des études aussi bonnes ou mêmes supérieures. Ce serait pour eux un peu comme une déchéance sociale et intellectuelle que leurs enfants ne fassent pas d'études ; alors que les études représentent une ascension sociale à la fois grisante et périlleuse pour ceux qui n'en ont pas fait. On ne saurait nier non plus l'importance du milieu familial pour le succès et la qualité des études. A égalité d'intelligence, si tant est qu'une telle mesure soit possible, un enfant qui bénéficie d'un milieu familial instruit, de conversations intelligentes, d'une bibliothèque, d'une pièce où il puisse travailler en paix, qui entend parler autour de lui de ce qu'il étudie à l'école, a plus de facilités que celui dont toute la pâture intellectuelle à la maison est fournie par la télévision et la radio.
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Ceci suffit à expliquer très naturellement qu'une proportion beaucoup plus grande d'enfants de milieu cultivé -- improprement qualifié de bourgeois -- fréquente l'enseignement secondaire et supérieur. Et il est aussi naturel que dans un milieu social qui s'est constitué au cours de plusieurs générations par une ascension et une sélection dues au travail, à l'effort, à la constance, à l'énergie, a l'intelligence, à la volonté de parvenir, d'apprendre, de s'élever, la proportion des sujets intelligents et aptes aux études soit plus élevée que dans la masse stagnante, amorphe, paresseuse et inerte. Favoriser, aider, accélérer, peut-être cette sélection et cette ascension naturelles dans le vaste réservoir populaire est certes désirable, et il n'est que justice dans une société civilisée qu'aucun enfant intelligent ne se trouve frustré pour des raisons naturelles et financières des possibilités d'acquérir tout le savoir dont il est capable. Mais les effets d'une démocratisation sélective ne sauraient être que limités du seul fait de la rareté des esprits aptes à étudier avec profit.
Mais la vraie démocratisation de l'enseignement pour ses partisans ne saurait être cette sélection. S'ils en avaient les possibilités totalitaires, ces égalitaristes forcenés feraient de l'école un vaste orphelinat, où tous les enfants de France arrachés dès la naissance à leurs parents et débarrassés de l'influence délétère et bourgeoise de leur famille seraient façonnés dans le même moule, embrigadés dans les mêmes conditionnements, endoctrinés dans le même marxisme. Cela se fait, je crois, dans la Chine populaire. Ce nivellement intégral par le bas ne semble pas encore réalisable en France, et c'est une entreprise plus modeste qui est proposée pour l'instant.
La démocratisation de l'enseignement consiste donc essentiellement en la suppression ou l'abaissement de certaines barrières ou examens qui étaient considérés naguère comme les preuves d'un certain niveau de savoir. Ajoutions-y une certaine inflation de titres ronflants, cours complémentaires baptisés collèges d'enseignement secondaire, écoles professionnelles muées en Lycées techniques, multitude de baccalauréats et de brevets divers. Cette inflation ayant pour corollaire, comme toute inflation, une dévaluation des titres. On donne au bon peuple de France des peaux d'âne à profusion ; mais elles ont aussi peu de valeur réelle que les assignats de la Révolution. Il faut reconnaître d'ailleurs que les programmes d'études, ceux de l'enseignement du second degré notamment, sont extrêmement ambitieux et contrastent singulièrement avec la médiocrité et l'ignorance des bacheliers.
Mais comme il est nécessaire quand même, ici ou là, de sélectionner des gens de valeur, on est amené dans la pratique à d'étranges méthodes parallèles et officieuses, telles que la constitution de classes fortes et de classes faibles dans certains lycées, l'impossibilité de redoubler certaines classes, l'orientation d'office dans certaines sections, la quasi obligation de suivre des « petits cours » etc. Et finalement la grande disparité de valeurs qui existe entre les différentes options du baccalauréat.
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Le résultat pratique de la démocratisation de l'enseignement est à tous les échelons l'anarchie et la démagogie, comme nous allons le montrer dans une étude détaillée.
##### *III. Enseignement élémentaire : Statu quo.*
La vaste réforme de M. Fouchet n'a pas touché à l'enseignement primaire, celui par lequel passe obligatoirement la totalité des enfants de France. Tout au plus doit-on constater la disparition discrète des classes primaires des lycées et collèges.
Il n'est pas douteux cependant que cet enseignement dont les qualités pédagogiques étaient certaines s'est considérablement dégradé dans la mesure où il s'est enflé de prétentions encyclopédiques tout à fait étrangères à son objet. Restaurer un bon enseignement primaire, base indispensable à tout autre enseignement aurait dû être la première préoccupation d'une réforme sérieuse. Il suffirait d'y enseigner essentiellement la lecture, l'écriture, l'orthographe, a grammaire et les éléments du calcul. Ceci était d'autant plus aisé que la prolongation de la scolarité jusqu'à 16 ans laissait disponibles à l'acquisition d'un petit bagage d'encyclopédie pratique les 4 années de la « section de transition » et de la « section pratique terminale » que suivront obligatoirement les élèves qui ne pourront accéder au premier cycle de l'enseignement secondaire.
C'est un fait reconnu et déplorable que les enfants qui entrent en 6^e^ à l'heure actuelle, donc les meilleurs parmi les élèves des écoles primaires savent à peine lire couramment, écrivent avec peine et lenteur, ne savent pas la grammaire, quand par bonheur ils n'ont pas appris des notion erronées.
La suppression des petites classes primaires des lycées, sous prétexte de démocratisation (tous les enfants dans le même moule, pas de favorisés) a aussi contribué à diminuer le niveau de la classe de 6^e^ qui sert de plus en plus à réviser ou à apprendre ce qui était voici une dizaine d'années considéré comme acquis dès la classe de 7^e^. C'est le type même de la démagogie : sous prétexte que certains élèves avaient la possibilité d'être mieux préparés que d'autres, on a supprimé cette possibilité : c'est déjà l'égalité par le bas.
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Le vice profond de l'enseignement primaire, c'est l'esprit agressivement anticlérical que ses initiateurs avaient réussi à lui imprimer, par le moyen de l'École Normale d'Instituteurs. Ce sectarisme militant est une des plaies profondes de la Société française. Toute réforme réelle doit passer par la suppression de ces séminaires laïcs qui n'ont d'autre objet que de recruter dès l'adolescence les futurs adhérents du Tout Puissant Syndicat des Instituteurs. On n'a pas osé s'attaquer à cet État dans l'État.
Or rien ne justifie du point de vue pédagogique le maintien de la ségrégation des instituteurs par ces coûteux établissements où le baccalauréat est préparé par des professeurs qui ont les mêmes diplômes que ceux des lycées. On ne voit donc pas pourquoi les instituteurs ne seraient pas recrutés à l'issue de l'enseignement secondaire, après le baccalauréat ; leur formation pédagogique, sociologique, psychologique etc. étant assurée pendant un an dans des Instituts pédagogiques départementaux appropriés qu'on pourrait d'ailleurs rattacher d'une certaine façon à l'enseignement supérieur.
Ainsi l'instituteur bénéficierait-il d'un véritable enseignement secondaire ; au lieu d'être mis en ghetto avec ses futurs collègues, il ferait ses études avec les futurs cadres de la nation, professions libérales, ingénieurs, professeurs etc. Il ferait partie des cadres de la nation au lieu d'en être arbitrairement exclu. Étant passé par l'enseignement secondaire, il serait à même, pour peu qu'on l'y prépare dans sa formation spécialisée, de jouer le rôle de conseiller auprès des familles de ses élèves pour les orienter en connaissance de cause vers les divers types d'enseignements qui font suite à l'enseignement élémentaire.
##### *IV. Les enseignements de second degré : désordre et décadence.*
En réformant l'enseignement secondaire, le ministre de l'Éducation Nationale semble avoir obéi à des préoccupations qui sont en fait contradictoires pour les raisons exposées plus haut : démocratiser cet enseignement et maintenir quand même un enseignement de qualité ; faire à la fois un enseignement de masse et un enseignement de valeur, sans sélection. Deux pressions se sont exercées : celle des syndicats de l'enseignement secondaire (S.N.E.S., Syndicat national de l'enseignement secondaire et S.G.E.N., Syndicat général de l'Éducation nationale affilié à la C.F.D.T.) poussant à la démocratisation et au « tronc commun », les réticences « minoritaires » d'un grand nombre des professeurs indépendants, de la « Société des Agrégés », d'associations de spécialistes inquiets de l'abaissement de niveau intellectuel qui leur paraît devoir être le résultat fatal d'une massification de l'enseignement secondaire.
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Le résultat est un compromis ambigu et évolutif.
Les 7 années de l'enseignement secondaire se trouvent divisées en deux cycles.
####### Le premier cycle
Le premier cycle, de 4 ans, de la 6^e^ à la 3^e^ constitue, tout en ne l'étant pas, une sorte de « tronc commun ». Tronc commun puisque tous les enfants y passeront jusqu'au terme de la scolarité obligatoire de 16 ans. Mais tronc commun différencié, puisqu'il comprendra trois sections, trois branches parallèles mais différentes.
La première section d'enseignement « long classique et moderne » est la voie théorique normale d'acheminement au second cycle de l'enseignement du second degré. On peut donc d'une certaine façon considérer que l'enseignement secondaire traditionnel, en dépit de son sectionnement, plus marqué, en deux cycles, subsiste, au moins sur le papier.
La seconde section d'enseignement moderne « court » débouche en théorie sur un deuxième cycle court, dont nous parlerons plus loin. Mais par la suite d'une orientation, dont nous reparlerons également, il peut aussi mener au deuxième cycle long, ou à un second cycle raccourci à un an. On peut y voir, en pratique, l'incorporation, dans ce nouveau système, de l'enseignement qui était déjà donné dans les anciens « cours complémentaires ».
La 3° section de « transition » et « pratique terminale » est la grande innovation du système, nécessitée par la prolongation de la scolarité obligatoire jusqu'à 16 ans, et l'inaptitude de fait de toute une catégorie d'enfants aux études scolaires. Aucune information n'a été fournie sur ces garderies pour adolescents.
En quoi l'enseignement des deux premiers cycles sera-t-il différent ? La Réforme ne le dit pas. On pourrait donc supposer d'une certaine façon qu'il n'y aura pas grand changement par rapport à l'état antérieur puisque dans la pratique l'enseignement des C.C. était par ses programmes un enseignement secondaire moderne de deuxième ordre dispensé par des instituteurs, au mieux bacheliers, au lieu de l'être par des professeurs licenciés, certifiés ou agrégés, quoi qu'il permît aux élèves qui en sortaient munis du B.E.P.C. d'accéder en seconde a l'enseignement secondaire des lycées. Or pourtant d'importants changements sont déjà en cours, et l'état de fait ne cesse d'empirer.
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Officiellement la réforme Fouchet exclut du premier cycle les agrégés. (Il faut dire qu'à Paris notamment les agrégés de langues vivantes enseignaient de préférence, par paresse, ou pour se consacrer à des besognes annexes plus rémunératrices, dans les 6^e^ et les 5^e^, laissant à des répétiteurs étudiants de licence la lourde charge des classes d'examen). Elle indique seulement que les professeurs certifiés (licence + certificat d'aptitude au professorat de l'enseignement secondaire C.A.P.E.S.) enseigneront dans les 2 cycles de l'enseignement long. Et l'enseignement court ?
Il continuera comme par le passé d'être assuré par des instituteurs. Mais ce que M. Fouchet ne dit pas lorsqu'il se félicite de ne laisser aucune classe sans maîtres, « est de quels maîtres il se contente. En fait de plus en plus l'enseignement du premier cycle, le court et le long, se trouve assuré par des instituteurs, qui ne suppléent à l'insuffisance de leurs connaissances que par une pédagogie d'enseignement primaire, inadaptée à l'enseignement secondaire, même du premier cycle. Et la juxtaposition dans les mêmes « collèges d'Enseignement secondaire » (C.E.S.) des premiers cycles longs et courts et de la section terminale, si elle facilite l'orientation et le passage des élèves d'une section dans l'autre, favorise aussi celui des maîtres ; et il est si commode, et tellement économique d'employer à tous les usages ces bonnes à tout faire et maître Jacques de l'Enseignement que sont devenus instituteurs et institutrices. Régime transitoire, dira-t-on ? les instituteurs installés dans les C.E.S. y seront titularisés et y resteront ; et il n'est pas sûr que le nouveau système de licence simplifiée en trois ans suffise d'ici longtemps à assurer un recrutement suffisant à la scolarisation des masses grandissantes en quantité et déclinantes en qualité.
Accroissement d'effectifs de plus en plus mal préparés par un enseignement primaire ambitieux et médiocre, maîtres insuffisamment qualifiés, parmi lesquels le licencié même devient l'exception : Cet enseignement secondaire du premier cycle n'a plus de secondaire que le nom, et il tendra de plus en plus à se rapprocher par nivellement naturel de l'enseignement court ou même de la section terminale du premier cycle secondaire.
####### L'Orientation.
A la fin du premier cycle secondaire, un conseil d'orientation procédera au tri « de tous les élèves » et à leur « dispatching » ou orientation dans les différentes sections du second cycle long de trois ans, du second cycle court de deux ans, du second cycle raccourci à un an et dans l'apprentissage.
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Le ministre constate que le système actuel d'orientation avec ses conseils de classe et ses conseils d'orientation s'est révélé « peu efficace, lourd et complexe ». On l'en croit volontiers.
Une organisation nouvelle, et semble-t-il, fort ambitieuse, est « l'objet d'une étude approfondie ». Elle présenterait toute une hiérarchie descendant de « l'Office d'information, d'orientation scolaire » à l'échelon national, aux services régionaux d'information et d'orientation scolaire, sur le plan académique, et enfin aux services locaux d'information et d'orientation scolaire. Le but est de fournir aux familles des informations et une documentation sur les carrières et débouchés des professeurs conseillers et des psychologues.
Il n'y a rien à critiquer sur les intentions qui sont bonnes. Il est en effet indispensable que les parents soient très au courant des débouchés réels et pratiques que leurs enfants peuvent espérer de telle ou telle orientation. Nous constatons aussi avec plaisir, que cette orientation ne sera pas autoritaire, mais seulement conseillère. Souhaitons qu'elle le demeure. Souhaitons aussi que les orientateurs soient réellement compétents, et à la hauteur de leurs tâches et de leurs responsabilités, qui sont lourdes. C'est rarement le cas à 1'heure actuelle, et on peut éprouver de légitimes inquiétudes à considérer le nombre de petites jeunes filles écervelées et prétentieuses qui, sur les injonctions de l'U.N.E.F., sont orientées vers des études de psychologie, en vue d'orienter leurs semblables.
Une orientation valable suppose les moyens réels et matériels de sa mise en œuvre, c'est-à-dire des classes et des enseignements qui existent vraiment et pas seulement sur le papier de sorte que leur accès, à l'échelon local, ne présente pas la difficulté, faute de place, de véritables concours. Il conviendrait, en d'autres termes, que l'orientation ne se réduisît pas à la nécessité de remplir telle classe déficitaire ou de dégorger telle autre classe excédentaire uniquement en fonction des convenances ou contingences locales.
####### Le second cycle de l'enseignement secondaire. L'enseignement secondaire, long.
Il se poursuit pendant trois ans dans des lycées classiques, modernes et techniques. En quoi consistent les innovations ?
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1 -- Il y a solution de continuité entre les deux cycles, encore plus marquée qu'auparavant, puisqu'elle se matérialise pour les élèves par un changement d'établissement et un passage des collèges d'enseignement secondaires aux lycées classiques, modernes et techniques. Ces deux termes collège et lycée prennent donc un sens nouveau. Remarquons au passage l'inflation du vocabulaire. De fait ce sont les anciens cours complémentaires qui sont promus à la dignité de collèges, les écoles professionnelles ou collèges techniques à celle de lycées techniques, les anciens collèges modernes, à celle de lycées modernes. On ne voit pas bien l'avantage que présente la cassure systématique des études ex-secondaires en ces deux sections. On ne peut trouver d'autres motifs que celui d'aligner systématiquement le meilleur sur le pire, et, parce que les élèves des cours complémentaires qui poursuivaient leurs études en seconde devaient changer établissement, on a cru devoir soumettre tous les élèves, par esprit égalitaire, aux mêmes transbordements et aux mêmes difficultés d'adaptation.
2 -- Les maîtres du second cycle ont des qualifications universitaires supérieures à ceux du premier cycle, C.A.P.E.S., agrégation ou admissibilité à l'agrégation. Tout semble se passer comme si le réformateur, faisant la part du feu, sacrifiait le premier cycle et l'abandonnait à un corps enseignant de fortune à prédominance primaire, pour essayer de conserver un second cycle encore entièrement secondaire, du moins par le recrutement des professeurs. En somme on peut en gros estimer que, de fait, s'il y a encore quelque chose de « secondaire » dans notre enseignement, « est un enseignement court de trois ans au lieu de sept.
3 -- Le 2^e^ cycle, consacrant une assimilation déjà en cours, inclut dans l'enseignement secondaire, outre les sections classiques et modernes traditionnelles, des sections techniques diverses et compliquées, d'une nature toute différente des deux premières. On place donc dans un même enseignement et on baptise du même vocable une formation technique, donc pratique et une formation théorique abstraite, spéculative, préparant à une spécialisation tardive au niveau de l'enseignement supérieur et des Grandes Écoles. Il y a là une confusion regrettable, symptomatique de la manie nivellatrice et brouillonne de cette réforme, qui consiste à appeler du même nom des choses différentes.
4 -- Après force réformes, contre-réformes, ordres et contre-ordres, marches et contremarches, le baccalauréat de Papa semble se rapprocher de sa forme primitive. Rien n'est plus instructif que cet extraordinaire déploiement d'innovations hâtives, malencontreuses, contradictoires, abolies aussitôt qu'établies qui ont assailli notre malheureux baccalauréat affolant élèves et professeurs.
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Après les avoir supprimés, on a rétabli la session d'octobre et les oraux. C'est un commencement de retour à la sagesse. Un examen oral est la correction normale et nécessaire d'un examen écrit, brutal et anonyme, sa partie la plus humaine et la plus vraie, celle qui correspond le plus au jugement de la vie, quoi qu'en pensent bien des parents d'élèves qui redoutent pour la timidité de leurs chers petits l'effroyable sévérité des méchants examinateurs. L'expérience prouve d'autre part qu'un certain nombre d'élèves, qui, manifestement n'étaient pas au niveau de l'examen en juillet le sont en octobre, soit qu'ils aient profité de leurs vacances pour combler des lacunes, digérer un programme mal assimilé, ou tout simplement se reposer. Il serait aussi arbitraire et stupide de les recevoir avec des notes insuffisantes que de les contraindre à un redoublement qui apparaîtrait inutile deux mois plus tard.
Ceci étant, le nouveau baccalauréat avec ses sept sections où se trouvent comprimées en un seul examen les deux parties de l'ancien baccalauréat, est un monstre inviable. Ou bien ce sera un examen fort difficile par la masse de connaissances qu'il supposera acquises, ou bien ce ne sera qu'un simulacre, car il a paraîtra que les élèves ne peuvent assimiler pour un seul examen une telle masse de connaissances. Agrégation ou certificat d'études primaires ?
Notons quelques absurdités. En section A, pour les « classiques » il y a une option latin ou grec. En section C, s'il y a une épreuve de langue vivante obligatoire à l'écrit il y a une option *entre philosophie et français.* Le ministre s'est bien aperçu qu'il avait oublié l'enseignement de notre patois national dans le programme des classes terminales : il a reconnu le 18 mai 1965 devant le Parlement « *qu'il est en effet indispensable que le français, matière indispensable, figure en tout état de cause aux examens de baccalauréat et qu'une préparation directe soit donnée dans les classes terminales* » et il est même parvenu à ce tour de force d'inclure un enseignement du Français dans ces classes, « sans augmentation globale d'horaires ». Seulement les bacheliers de la section « pourront avoir été reçus sans subir d'épreuve de Français puisqu'ils ont le choix entre cette option et le sabir psychanalytico-marxiste germano-sartrien qui tient souvent lieu d'enseignement philosophique à ce niveau de l'enseignement public.
Pour le latin et le grec, le ministre les tolère : la possibilité sera offerte aux élèves, s'ils le souhaitent, de passer des épreuves de langues anciennes ou modernes permettant d'acquérir des « points supplémentaires ».
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En somme des matières et des épreuves facultatives pour faire plaisir à la « Franco-ancienne » et à quelques autres attardés, au même titre que le Russe ou le Chinois. C'est bien la consécration de la fin de l'enseignement secondaire, dont l'une des bases était la formation de l'esprit par la gymnastique du Latin.
Le ministre s'est félicité, tout en reconnaissant « qu'à partir d'un certain point la diminution des heures de classe mène à une surcharge pour l'élève », que les horaires de l'enseignement français soient avec 25 ou 27 heures de cours par semaine, plus légers qu'en Allemagne, en U.R.S.S., en Angleterre, dans les Pays scandinaves, en Hollande. C'est pourtant là un des points les plus mauvais de cette réforme, qui n'a fait d'ailleurs qu'empirer l'état de fait. Tandis que programmes et matières étudiées augmentent, les horaires consacrés à ces études diminuent, ce qui les rend de plus en plus difficiles, avec des résultats contradictoires variant plus ou moins d'un professeur à l'autre ou d'un établissement à l'autre. Ou bien il s'agit d'un enseignement très dense, visant à inculquer le maximum de savoir dans le minimum de temps, si bien que seuls quelques élèves très doués, avec beaucoup de mémoire, une grande puissance de travail et d'attention peuvent en profiter : c'est exactement le contraire de la démocratisation de l'enseignement. Ou bien c'est l'inverse qui se produit : l'enseignement est abaissé au niveau moyen, qui est très bas, et, des ambitieux programmes, il ne subsiste que des bribes inconsistantes et disparates. Il est symptomatique à cet égard que tous les ans, en cours d'année le programme du bac doive être allégé par décision du ministre du fait de l'impossibilité pour les professeurs de traiter d'énormes programmes en un temps trop court pour que l'enseignement soit autre chose qu'une galopade effrénée et stérile.
C'est là sans doute la cause profonde des échecs et de la décadence de notre enseignement secondaire : l'accroissement des programmes et la diminution des horaires. Dans l'enseignement des mathématiques, comme dans celui des langues mortes et vivantes, à l'exception de très brillants et exceptionnels sujets, les progrès ne peuvent être faits que par un entraînement pratique intensif. Pour réussir en latin ou en mathématiques il ne suffit pas d'apprendre règles de grammaire et théorèmes mais de les appliquer par le moyen de nombreux exercices. Pour être bon en latin il faut en faire beaucoup. Ceci relève du plus élémentaire bon sens.
Pour parvenir à ce but modeste, il n'était pas besoin de chambarder de fond en comble les structures de notre enseignement secondaire.
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####### Le second cycle court.
Ce n'est pas autre chose, selon les termes mêmes du ministre, que l'intégration dans l'enseignement secondaire de l'enseignement technique, naguère dispensé dans les collèges d'enseignement techniques. La durée en est de 2 ans. Il y a trois sections : une section industrielle formant des ouvriers spécialisés, une section commerciale, une section administrative destinée à fournir le secteur tertiaire, public et privé en bureaucrates. Cette dernière section est assurément promise à un grand avenir.
Ces deux années doivent fournir un enseignement concret permettant d'atteindre le niveau des actuels Certificats d'Aptitude professionnelle qui deviennent, dans la Réforme, des Brevets d'Études Professionnelles. Les C.A.P. subsistent néanmoins : « Ils attesteront la qualification acquise par une formation directement donnée par la voie de l'apprentissage ou des cours professionnels. »
Pour les adolescents qui ne pourraient suivre avec profit ces formes d'enseignement professionnel en deux ans, est prévue une formation professionnelle raccourcie à un an « plus spécialisée » et « correspondant à certains types d'emploi, sanctionnée par un certificat de formation professionnelle ».
La réforme ne précise ni les établissements où sera donné cet enseignement, ni les qualifications des enseignants.
##### *Ce qu'aurait pu être une vraie réforme de l'enseignement secondaire.*
Il s'agit beaucoup moins de révolution que de restauration. On constate, du point de vue de la pédagogie, qu'il y a deux types d'esprit : des esprits capables d'abstraction, d'intelligence et de mémoire intellectuelle, et d'une grande puissance de travail intellectuelle ; des esprits seulement capables de comprendre les choses concrètes, plus lents et incapables de pensée et de raisonnement abstraits. Il convenait donc de différencier, et non de confondre et d'assimiler deux types d'enseignement très différents, correspondant à ces deux catégories d'esprit.
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Il fallait d'abord rétablir un véritable enseignement secondaire essentiellement classique. Il est faux de dire que notre enseignement classique traditionnel est inadapté au monde moderne. Ce qui est inadapté au monde moderne, et à tout, c'est une parodie décadente de l'enseignement secondaire contaminée par l'enseignement primaire supérieur et aboutissant à un système bâtard, prétentieux et médiocre. L'enseignement secondaire devrait être rétabli dans sa pureté et dans sa rigueur : une école de méthode de pensée, de formation du jugement débarrassée de ses excroissances encyclopédiques, ramenée à son rôle de solide culture générale de base. L'enseignement secondaire doit être un acheminement méthodique et approfondi vers l'enseignement supérieur et les grandes écoles. Or il ne remplit plus cet office que de façon fort imparfaite.
Les bacheliers qui accèdent actuellement à l'enseignement supérieur n'ont dans l'ensemble plus aucun savoir précis et cohérent. Ils sont incapables de rédiger en français d'une façon logique et cohérente. Leur pensée n'a pas été éduquée.
Cet enseignement devait être réservé à une élite intellectuelle d'enfants intelligents, travailleurs, attentifs, assidus, rapides, capables d'abstraction.
Mais parce que ce type d'enseignement d'élite, indispensable, ne peut convenir qu'à un nombre d'enfants relativement limité, il fallait le doubler d'un autre type d'enseignement tout différent, plus modeste, plus lent, plus *concret,* plus notionnel, plus pratique, comparable dans sa nature, ses méthodes, sa prudence, son efficacité à l'ancien enseignement primaire supérieur et englobant les enseignements techniques industriels et commerciaux.
Cet enseignement là, il y avait avantage à le diviser en cycles et sections, de façon que l'adolescent qui s'y trouve engagé puisse s'arrêter en cours de route, s'il n'a pas les capacités pour aller plus loin, muni d'un bagage de connaissance et de savoir faire qui lui permette de trouver une situation ; mais aussi un enseignement qui puisse se poursuivre par étapes et paliers et permette en fin de compte aux jeunes gens dont les capacités se révèlent plus tardivement, en cours de route, soit de bifurquer vers l'enseignement secondaire, soit d'arriver finalement, par une voie plus lente, plus progressive, moins directe et des méthodes toutes différentes, bref par « la petite porte », à l'enseignement supérieur et aux grandes écoles.
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Enfin il devrait être admis que l'enseignement ne se borne pas à l'école et à l'adolescence. La poursuite d'études par les adultes soit parallèlement à leur travail, soit par interruption momentanée de celui-ci, devrait être vivement encouragée. C'est d'ailleurs par son goût permanent et inassouvissable de l'étude que l'homme intelligent et actif se sépare de la brute et du paresseux.
(*A suivre.*)
Étienne MALNOUX.
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### Le nouveau Pater (II)
*Examen des quatre passages modifiés*
par Alexis CURVERS
**I. **-- « Que ton règne *vienne*. »
Cette première retouche est la plus anodine. Elle est censée apporter une amélioration au traditionnel *Que votre règne arrive*. On ne voit pas laquelle. Mais on entend très bien la cacophonie qui en résulte.
L'impératif grec *elthetô*, que saint Jérôme traduit par *adveniat*, et Calvin par *advienne*, est une forme de *erchomai*, qui signifie indifféremment *aller*, *venir*, *arriver*. Il est certain que ce dernier sens comporte une nuance plus précise, celle-là même que les anciens traducteurs ont voulu rendre sensible par l'adjonction du préfixe *ad,* commun au latin *advenire* et au français *arriver ou advenir.*
D'une manière générale, les nouveaux traducteurs donneraient une preuve de leur compétence en se montrant persuadés que saint Jérôme connaissait infiniment mieux qu'eux l'hébreu, le grec et le latin ; et leurs prédécesseurs, infiniment mieux le français.
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**II. -- **Donne-nous aujourd'hui notre pain *de ce jour*. »
Cette traduction de *quotidianum* est entièrement inédite. Elle n'a jamais eu de précédent, ni dans aucune langue, ni dans aucune confession. C'est un contresens pur et simple. *Quotidien* signifie *de chaque jour* et non pas *de ce jour.*
Entré dans une foule de locutions vivantes, à la fois populaires et nobles, *notre pain quotidien* avait une vibration familière, toute sonore d'émotions et de souvenirs. *Notre pain de ce jour* a quelque chose d'administratif et de pédant, qui fait penser à un rationnement.
Il ne retranche pas moins à la richesse de l'idée, laquelle est indécise et complexe. Comment définir ce pain *epiouson *? l'épithète, inconnue au grec classique, appartient en propre au vocabulaire évangélique et a fortement embarrassé saint Jérôme lui-même, au point qu'il la traduit de deux façons : une fois par *supersubstantialem* (en Matthieu, VI, 11), l'autre fois par *quotidianum* (en Luc, XI, 3).
Le chrétien pensera d'abord que, si le divin Inspirateur des évangélistes leur a dicté ici un néologisme rare et amphibologique, bien surprenant dans leur langage si simple et si pur, c'est à dessein de nous avertir qu'ils avaient à exprimer une idée elle-même rare et pleine de sens, nouvelle et proprement chrétienne comme le mot qui la représente, excluant par conséquent toute interprétation sommaire, ou simpliste. Si les évangélistes avaient uniquement voulu dire *notre pain quotidien*, ils auraient employé l'adjectif *kathêmerinos*, parfaitement classique et courant en ce sens. Et si plus restrictivement encore, ils avaient voulu dire *notre pain de ce jour*, ils auraient employé *kathêmerios*, parfaitement classique et courant en ce sens. Mais ils ont intentionnellement choisi et peut-être forgé *epiousios*, qui réclame plus de méditation, et de prudence.
Selon toute apparence, l'adjectif *epiousios* est dérivé d'*epiousa*, féminin du participe *epiôn,* de *epeimi*, *aller sur*. On l'a parfois rattaché par erreur à l'autre verbe *epeimi*, *être sur*, qui fait au participe *epôn*, *epousa*.
Mais à son tour le premier *epeimi*, *aller sur*, prend deux sens, qui autorisent les deux traductions de saint Jérôme : *aller par-dessus, surpasser* (*supersubstantialem*) et *aller ensuite, survenir* (*quotidianum*)*.*
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Selon la première acception, le pain *epiousios* est celui qui surpasse tous les autres, autrement dit le pain surnaturel ou spirituel, le pain de l'âme, le pain par excellence. Hypothèse « nullement absurde », déclare Hubert Pernot dans une très savante note où l'on trouvera toute la discussion du passage (*Pages choisies des évangiles*, texte et traduction, Paris, Belles Lettres, 1925, pages 72-73).
Selon la seconde, le sens d'*epiousios* serait le même que celui du participe usité dans la locution classique : *hé epiousa hêmera*, le jour survenant, qui désigne le jour qui commence ou, plus ordinairement, le jour qui va commencer (exactement comme l'espagnol *mañana* et l'allemand *morgen* signifient à la fois *matin* et *demain*). Il en résulte que le pain du Pater serait celui dont nous avons besoin pour nous sustenter pendant un jour, que ce soit le jour présent ou le jour prochain.
Hubert Pernot objecte à cela que Jésus exhorte constamment ses disciples à ne pas se soucier de la nourriture du lendemain, ni même d'aujourd'hui. Mais cette remarque, d'ailleurs juste, n'est pas concluante, car il n'y a pas contradiction entre l'idée de confier à Dieu le soin de notre subsistance et l'idée de renoncer à y pourvoir nous-mêmes : au contraire, les deux idées s'enchaînent et se complètent.
Il n'y a pas non plus d'incompatibilité entre le pain nourriture du corps et le pain nourriture de l'âme, c'est-à-dire entre le sens propre et le sens figuré de ce pain que nous attendons chaque jour du Dieu qui nous a créés corps et âme. Au contraire, en partant du sens le plus fréquent d'*epiousa hêmera, lendemain,* on passe naturellement au sens figuré exprimé par *supersubstantialem *: notre pain *epiousios*, s'il est notre pain pour demain, symbolise aussi notre pain pour la vie de demain, pour la vie future.
Ainsi, dans ses *Pages choisies des évangiles*, Pernot se rallie, pour l'étymologie, à notre pain *de demain* et, pour le sens, à notre pain spirituel, c'est-à-dire au *supersubs*tantialem qui chez saint Jérôme alterne avec *quotidianum*. Dans ses *Quatre Évangiles* (Gallimard), il traduit en Matthieu : notre pain de demain (en note, le pain *de Vie, la nourriture spirituelle*) ; *et* en Luc : *notre pain d'Avenir*.
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Tout cela veut dire en somme : l'aliment de la vie totale, de la vie éternelle. Or la vie éternelle commence *aujourd'hui* ou *demain matin* (*epiousa hêmera*), immédiatement, dès ce monde où, bien qu'ayant chaque jour besoin de pain, « l'homme ne vit pas seulement de pain, mais de tout ce qui sort de la bouche de Dieu » (Deutéronome, VIII, 3). Et ce qui sort de la bouche de Dieu, c'est le Verbe, « plein de grâce et de vérité » (Jean, I, verset 14, qui terminait avec une splendeur désormais abolie le dernier évangile de la messe) : c'est par conséquent aussi le pain eucharistique où le Verbe incarné se donne en nourriture.
Il est remarquable que Notre-Seigneur, lorsqu'il rétorque au Tentateur cette maxime mosaïque, l'énonce au futur : « L'homme ne vivra (*zêsetai*) pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu » (Matthieu et Luc, IV, 4), c'est-à-dire de cette Parole de vie qu'il est lui-même, lui, le Christ, Fils et Verbe de Dieu. En suppléant ainsi de sa propre substance ce qui manque au pain matériel pour assurer aux hommes un avenir immortel, il attribue exactement au pain *epiousios* les deux qualités discernées par saint Jérôme -- pain terrestre, indispensable mais insuffisant, qui entretient pour un jour notre vie passagère d'ici-bas, pain céleste, qui nous fortifie à jamais pour la vie future.
Il est remarquable aussi que les deux idées de nourriture et de vie éternelle se retrouvent souvent conjointes, par exemple dans l'antienne que saint Thomas d'Aquin a composée pour le *Magnificat* des vêpres du saint sacrement, et que le prêtre naguère récitait pieusement chaque fois qu'il remportait le ciboire au tabernacle de l'autel, pendant que les fidèles se relevaient et se retiraient du banc de communion.
Les régisseurs de la liturgie nouvelle nous ayant privés de cette occasion d'entendre un si beau texte, et nous empêchant même, par les niaises et bruyantes rengaines qu'ils y ont substituées, de le redire tout bas et de le méditer, qu'il me soit permis du moins de le retranscrire ici : *O sacrum convivium in quo Christus sumitur ! Recolitur memoria passionnis ejus, mens impletur gratia, et futuræ gloriæ nobis pianus datur*. C'est la définition la plus parfaite qui se puisse, et la plus géniale, de la communion eucharistique.
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La cène où les disciples se nourrissent du Christ n'est pas, comme le veulent nos progressistes, un simple « repas » ou « banquet fraternel », c'est un festin sacré ! On y célèbre un mémorial de sa Passion, une pleine dispensation de la somme de grâce que chaque âme est capable de recevoir, enfin le gage qui nous y est livré de notre gloire future. Tels en sont les caractères constitutifs, dont il n'est loisible d'isoler ni de supprimer aucun, à moins de verser dans l'hérésie et dans le néant. Toutes les hérésies sur l'Eucharistie ont consisté à statuer qu'elle est seulement un souvenir du cénacle, ou seulement un signe de la grâce, ou seulement une promesse de salut, alors qu'elle n'est efficace dans chacune de ces trois fonctions qu'à la condition de les réunir, et qu'elle ne les réunit que par la puissance sacrée que lui confère la présence réelle du Christ. Bien débile serait ce pain qui ne serait pas le Verbe !
Ici encore, donc, chez saint Thomas comme chez saint Jérôme, et comme dans l'Évangile, la notion de pain nourricier se transcende en anticipation de la vie éternelle -- *futuræ gloriæ *-- aujourd'hui n'est pas séparé de demain, et le pain que nous demandons à Dieu est beaucoup plus que le pain ordinaire dont le bienfait se limite au jour présent ; c'est, par surcroît, celui que Verlaine a pressenti dans sa prière :
*Fondez ma vie au Pain de votre table*
Car la fonction de ce pain qui est l'objet de la prière n'est pas seulement de soutenir notre vie telle qu'elle est, mais de la *fonder* telle qu'elle aspire à être. Idée assurément complexe où entre plus d'une vérité cachée. Idée assez ample, assez profonde et assez neuve pour avoir dû s'envelopper d'abord dans le mystérieux *epiousios*.
\*\*\*
Sans doute avons-nous en ce monde à nous contenter de recevoir au jour le jour les dons du Père, sans prétendre à en connaître la nature plénière ni les vertus multiples, qu'il s'agisse de l'aliment surnaturel, spirituel ou corporel, pour aujourd'hui, pour demain ou pour toujours. Le chanoine Crampon, qui fut notre dernier saint Jérôme, a tenté de concilier toutes les acceptions possibles en une formule heureuse : *le pain nécessaire à notre subsistance.*
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D'autres, avec Le Maistre de Sacy, ont proposé non moins excellemment : notre pain *de chaque jour.* Mais la Bible protestante de Louis Segond, ainsi que la tradition orale de tous les protestants que j'ai interrogés, s'en tient au pain *quotidien* auquel les catholiques, croyant faire plaisir aux protestants, trouvent maintenant à redire ! Or ce pain quo*tidien* avait acquis l'immense avantage de sous-entendre et d'embrasser, sans en spécifier ni en exclure aucune, la totalité des significations concevables, dans la forme la plus élémentaire et la plus touchante.
Bref, de toutes les traductions en présence, celle qu'on nous impose brusquement, *notre pain de ce jour*, est assurément la plus sèche, la plus étroite, la plus froide, la moins populaire, au demeurant la moins attestée : elle évoque un pain qui n'est vraiment que du pain, et d'un jour qui n'est vraiment que ce jour-ci. Et celle qu'on rejette, notre pain *quotidien*, qui évoquait la peine et l'espérance des hommes à travers la succession des siècles et des jours, s'était chargée d'un prestige éprouvé, immémorial, poignant et tendre, immémorialement capable d'entraîner l'adhésion des cœurs, l'intelligence des humbles et l'accord des frères séparés.
**III. **-- «* Comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés. *»
A quoi rime ce changement de l'ordre des mots ? Dans les textes originaux (*hôs kai hêmeis*, *sicut et nos*), il est de toute évidence que la conjonction-adverbe (et aussi) porte soit sur le sujet *nous* exprimé (*comme nous aussi nous pardonnons*), soit sur toute la proposition qu'elle précède (*comme aussi nous-mêmes pardonnons*) ; et dans les deux cas il était tout à fait légitime de la sous-entendre en français (*comme nous pardonnons*), où la construction de la phrase en éclaire le sens. La preuve, c'est que la même ellipse se reproduit sans inconvénient dans la traduction de l'analogue *sicut in cœlo et in terra* (*hôs en ouranô kai epi tés gês*) : *sur la terre comme au ciel*. Nul besoin d'expliciter *sur la terre aussi,* ni par conséquent comme nous pardonnons aussi, où ce dernier mot est non seulement inutile, mais mal placé et, de plus, amphibologique.
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Car, dans la traduction nouvelle qui rejette *aussi* après le verbe, cet adverbe semble ne modifier que le complément qui suit. Et cela mène à une absurdité. Car dire que *nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés,* c'est présupposer que nous pardonnons même à ceux qui ne nous ont pas offensés. Bévue qui ferait perdre un point à un élève de sixième.
Les traductions protestantes, sont, en revanche, grammaticalement irréprochables : *comme nous aussi nous pardonnons* (Segond), *comme aussi nous pardonnons* (version synodale), *comme nous pardonnons* (tradition orale). Elles sont toutes identiques aux tournures catholiques traditionnelles.
Le *Commentaire* du Centre de Pastorale liturgique justifie le déplacement du *aussi* par une explication qui justifie précisément le contraire, c'est-à-dire le maintien du *aussi* à sa place logique : « Ce n'est pas *parce que* nous pardonnons que nous attendons le pardon de Dieu, c'est à l'image de Dieu, qui est le pardon même, que nous pardonnons, nous *aussi*. » On voit qu'à la fin de cette phrase le aussi se rétablit de lui-même dans l'ordre normal des mots : il s'accole très clairement à *nous.*
Je ne crois d'ailleurs pas que personne ait jamais risqué de confondre les sens de *comme et* de *parce que*. Il est bien vrai que nous devons pardonner à l'exemple de Dieu : « Soyez miséricordieux comme votre Père est miséricordieux » (Luc, VI, 36). Mais ce que nous demandons à Dieu dans le *Pater*, c'est de nous pardonner ensuite comme nous l'aurons fait. Ce qui nous engage à pardonner d'abord.
La doctrine évangélique est là-dessus très cohérente : « Laisse là ton offrande devant l'autel et va *d'abord* te réconcilier avec ton frère. Et alors reviens présenter ton offrande. » (Matthieu. V, 24.) « Car de la façon dont vous jugez, vous serez jugés, et on se servira envers vous de la mesure dont vous vous servez. » (VII, 2.)
Si donc le pardon de Dieu est évidemment la cause première et exemplaire du nôtre, le nôtre est cependant la condition préalable du sien. Dieu est la source du pardon. Mais il nous laisse l'initiative et la responsabilité d'en régler la mesure.
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**IV. **-- « Et ne nous soumets pas à la tentation. »
Nous n'avons plus ici affaire à de l'étourderie grammaticale ou à de l'arbitraire, mais à la sollicitation la plus subtile qui ait jamais altéré l'esprit d'un texte. La question est si importante, si délicate à exposer, que je demande permission de l'éclairer d'abord par deux remarques.
*Première remarque*
Le *Commentaire* déjà cité prétend qu'aucune des versions anciennes du *Pater* ne peut être dite « traditionnelle », que « les catholiques ont usé de textes multiples jusqu'au XIX^e^ siècle avancé », et que celui du XX^e^ siècle a été fixé « pour la dernière fois en 1952 ». Et d'alléguer pour toute référence la *Note* du P. Dhôtel *sur les anciennes traductions du* « *Pater* »*,* publiée dans la *Maison-Dieu* (83)*.*
C'est se moquer du monde, car toutes les versions reproduites par le P. Dhôtel prouvent manifestement que, de 1507 à 1806, hormis le passage du *tu* au *vous*, les variantes n'ont porté que sur de pures synonymies (royaume = *règne ; en la terre = sur la terre ; quotidien = de chaque jour ; dettes = offenses*, etc.) ou sur des particularités syntaxiques ; autrement dit, sur des points de vocabulaire ou de style liés à l'évolution générale et aux modes du langage, mais sans jamais s'écarter de le teneur et de l'intention du texte original, plutôt même, au contraire, pour en rester plus près. Nous allons traiter à part le cas de la sixième demande (*Et ne nos inducas in tentationem*) qui a donné lieu à plus d'hésitations, le verbe *soumettre* étant cependant le seul qui ne soit jamais venu à l'esprit d'aucun traducteur.
Tout cela n'empêche pas le P. Dhôtel de conclure hardiment : « Le texte que nous avons appris est récent. » Or le Pater de 1806, qu'il cite comme ayant été « effectivement en usage dans tous les diocèses de l'Empire », est absolument identique d'une part à celui « que nous avons appris et qu'on nous force à désapprendre, d'autre part à celui du Catéchisme de Meaux édité par Bossuet en 1686, à la seule exception du *Ne nos inducas* que Bossuet traduisait : *Ne nous induisez pas*, et nous-mêmes de 1806 à 1966 : *Ne nous laissez pas succomber*. Il est vrai qu'après la Restauration on revit çà et là *quotidien* alterner avec *de chaque jour,* et *induire* avec *laisser succomber.*
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Telles sont les variations dont s'autorisent le P. D'hôtel et la Commission de Pastorale liturgique pour nous faire accroire que « les catholiques ont usé de textes multiples jusqu'au XIX^e^ siècle avancé », sans spécifier que cette prétendue multiplicité n'a jamais affecté, jusqu'en 1966, que deux formes verbales d'une traduction remarquablement constante depuis trois siècles.
Ces messieurs en revanche ne trouvent que des avantages au *Notre Père* des Réformés. Le P. Dhôtel le déclare « plus traditionnel », y découvre une « fidélité scrupuleuse » à l'égard du texte de Calvin. Et le *Commentaire* renchérit : « L'usage protestant a été plus stable : c'est le texte de la Bible de Segond qui, depuis près d'un siècle, a été généralement utilisé. »
Selon l'hypothèse la plus charitable, les auteurs de ces énormités n'ont pas accoutumé de lire d'un bout à l'autre les textes qu'ils invoquent, ni même ceux qu'ils signent. J'ai donc peu d'espoir qu'ils jettent seulement les yeux sur le tableau comparatif que voici page ci-contre. ([^17])
Passons sur les broutilles, comme le *que* des trois premières demandes, où le *Commentaire* a la bonne grâce de voir une « addition » catholique ! De tous les points en discussion, le *pain quotidien* est le seul sur lequel la tradition protestante n'a jamais varié. Sur tous les autres, elle a divergé d'avec Calvin, ou d'avec Segond, ou d'avec les deux. Et sur tous les points les plus importants, y compris le *pain quotidien,* la nouvelle version, dite œcuménique, diverge autant et aussi gravement d'avec l'une en l'autre version protestante, ou d'avec les trois, que d'avec la tradition catholique, laquelle avait moins changé depuis Bossuet que la protestante depuis 1910 !
D'où il apparaît que le texte protestant a beaucoup plus évolué qu'on nous le dit ; le catholique, beaucoup moins ; et qu'ils divergeaient beaucoup moins entre eux que le nouveau texte œcuménique ne révolutionne l'un et l'autre.
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**Calvin 1541 (cité par le P. Dhôtel) :**
Ton règne advienne
Notre pain quotidien
Comme nous pardonnons
Ne nous induy point en tentation
Mais nous délivre du mal
**Segond (édition de 1910) :**
Que ton règne vienne
Notre pain quotidien
Comme nous aussi nous pardonnons
Ne nous induis point en tentation
Délivre-nous du malin
**« Texte des réformés » 1966 (d'après le** *Commentaire*) :
Ton règne vienne
Notre pain quotidien
Comme aussi nous pardonnons
Ne nous conduis pas dans la tentation
Délivre-nous du Malin (ou du mal).
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*Seconde remarque*
Toutes les hérésies tant intellectuelles que religieuses, dont notre époque offre de si beaux exemples, relèvent de cette étrange décadence de l'esprit qui prive les hommes du sentiment de la Substance des choses, quand ils n'en veulent plus goûter que l'apparence, l'accidentel, le contingent, le relatif, l'opportun. Les mots sont les premières victimes et les premiers agents de cette désintégration qui exténue tout le reste avec eux. L'âme qui les habitait, maîtresse de leurs fonctions et de leurs rapports, les a quittés. Ce ne sont plus que des bulles de verre, indéfiniment coloriables, dont on joue, qu'on remue, qu'on arrange, qu'on désassemble et qu'on délaisse selon le besoin, la passion ou le caprice du moment. Les mots n'engagent plus à rien, ni par conséquent les choses qu'ils représentent. Tout devient possible et permis avec eux. On ne se lasse pas de le constater : la critique, l'exégèse profane et sacrée, les arts du langage, toute la littérature à la mode depuis un siècle ont pour principe fondamental que les écrivains écrivent pour ne rien dire. La Parole divine n'a pas échappé à cette dépréciation désastreuse et commode.
Devant un texte comme le *Pater,* il ne s'agit plus d'en pénétrer le sens, mais de chercher comment l'accommoder pour qu'il concoure à certaines fins. Le tutoiement nous prépare à la carmagnole. Le *pain de ce jour*, moyennant tickets, nous sera distribué par un de ces bureaux de ravitaillement devant lesquels, en temps de guerre comme en régime prolétarien, ce sont toujours des vieilles femmes qui font la queue, et toujours dans la neige. Tous nos désirs étant comblés, à quelle tentation Dieu s'entêterait-il à nous *soumettre encore *? Sûrement pas à celles qu'on imputait au diable, puisque nous aurons le paradis sur la terre et que le diable est psychanalysé.
Soit. Mais je voudrais, avant ces heureux temps, méditer une dernière fois la vieille Oraison dominicale que nos parents nous ont apprise, si poignante, si humble, si fière dans son tremblement. Telle que les voix se faisaient attentives et baissaient d'un ton pour la dire. Telle que nos parents l'avaient reçue de nos grands-parents, et que ceux-ci, naïvement persuadés que les évangélistes n'ont pas écrit pour ne rien dire, croyaient dur comme fer que leurs ancêtres l'avaient reçue des Apôtres comme le Seigneur lui-même la leur avait apprise, -- *sicut locittus est ad patres nostros*.
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Je ne sais pas pourquoi il me semble que cette continuité-là, cette foi dans l'héritage, ce mode de transmission insensible et sans heurts présentaient des garanties beaucoup plus sérieuses que les papillonnages philologiques du p. Dhôtel, ou que les « rénovations adaptées » (mais adaptées à quoi ?) dont accouchent tout à trac des commissions de spécialistes. Si j'ose tout avouer, je crains que les clercs amateurs de spécialités ne soient incompétents en matière de religion, la religion n'étant une spécialité que pour les irréligieux qui en ignorent la Substance. D'ailleurs je ne me fie aux spécialistes en aucun domaine. Parce que leur spécialité personnelle touche à une infinité de domaines connexes que les spécialistes ne connaissent jamais. Les génies, les saints, les artistes, les gens de bon sens ne commettent pas l'erreur de se spécialiser. La spécialisation ne crée rien qui vaille, car il n'y a d'assez « spécial » pour les intéresser qu'une partie ou qu'un aspect de la surface des choses. Dieu n'est spécialisé en aucune façon, il n'est spécialiste que de la substance du Tout.
Ce sont les spécialistes des mots qui ont accrédité l'idée que les écrivains, tant profanes que sacrés, écrivent pour ne rien dire, mais plutôt pour leur fournir le matériel documentaire et didactique dont ils ont besoin dans leurs spécialités. Ils s'imaginent que les créateurs sont des spécialistes comme eux, et c'est pourquoi ils traitent leurs œuvres comme des objets de laboratoire, selon les règles particulières et changeantes qu'ils établissent eux-mêmes dans chaque spécialité, règles auxquelles du reste ils contreviennent aussi facilement qu'ils s'en prévalent, puisque la substance des véritables règles n'est pas moins rebelle que toute autre à leurs analyses.
Ainsi font-ils du *Pater :* ils en manipulent les mots un à un, sans considérer le principe qui les organise pour la perfection de l'ensemble.
\*\*\*
LES SEPT DEMANDES du *Pater forment* un nombre parfait, comme suspendu à l'interpellation initiale qui en est la clef de voûte : *Notre Père qui êtes aux cieux*. Or cette interpellation contient déjà les deux thèmes qui divisent la prière en un groupe de trois demandes et un groupe de quatre : les trois premières ont pour objet le Dieu qui règne dans les cieux, les quatre dernières ont pour objet l'homme qui, bien que vivant ici-bas, trouve en lui un Père. L'Étre infini adopte sa créature misérable, et l'écoute : c'est là l'insondable mystère, hors lequel cependant rien ne se tient ni ne s'explique.
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Les trois premières demandes sont plutôt des souhaits : nous n'avons pas à prier Dieu de prendre soin de sa gloire, nous exprimons seulement le vœu qu'elle rayonne jusqu'à nous, afin de nous rendre moins indignes de notre vocation filiale. Voilà pourquoi les verbes des trois premières demandes sont au subjonctif optatif. La tradition catholique a donc eu mille fois raison d'introduire chacune d'elles par le *Que* dont le français use régulièrement dans l'emploi de ce mode ; Segond l'avait rétabli dans la version protestante, d'où ses successeurs l'ont de nouveau archaïquement banni.
(Soit dit en passant, l'ellipse de ce *Que* dans la langue ancienne a motivé le choix des verbes *advienne* et *vienne*, dont le subjonctif est distinct des indicatifs *advient, vient*. Bien qu'*arriver* soit l'équivalent exact et clair d'*advenire,* on ne pouvait dire Ton règne arrive, qui risquait de s'entendre comme une affirmation. Cet inconvénient tomba du moment que le français explicitait le *Que*. Il n'y eut donc plus aucune raison de préférer *vienne* quand le *Que* fut entré dans la langue. Les protestants l'ont pourtant substitué à l'*advienne* de Calvin, et ils ont rejeté le *Que* adopté par Segond. La nouvelle version œcuménique met le comble à l'absurde en leur empruntant *vienne,* et en maintenant le *Que* qui rend inutile la suppression d'*arrive.*)
La belle doxologie, héritée des Grecs, que les protestants ont reprise à la fin du *Pater nous* éclairera peut-être davantage : « Car c'est à Toi qu'appartiennent, dans tous, les siècles, le règne, la puissance et la gloire Amen. » Il me semble que ces trois termes répètent et résument le contenu des trois premières demandes, indiquant que chacune d'elles s'adresse plus spécialement à l'une des Personnes de la Sainte Trinité.
La gloire est le propre du Père, et elle se manifeste par la sanctification illimitée de son Nom. *Gloria in excelsis Deo.*
Celui dont nous espérons le règne, c'est le Fils, le Christ-Roi, *cujus regni non erit finis*.
Et le dispensateur de la puissance, par qui se réalise la volonté divine sur la terre comme au ciel, c'est l'Esprit Saint. *Emitte Spiritum tuum et creabuntur, et renovabis faciem terræ*.
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La fin de la troisième demande nous ramène du ciel sur la terre. Nous étions tout près de Dieu, admis presque à partager ses pensées. Nous redescendons à notre condition terrestre, pleins encore de la nostalgie de cette patrie éternelle dont nous emportons le souvenir et prononçons le nom, aspirant à en préserver l'image, à en appliquer la loi, à en reproduire autant que possible la splendeur dans l'imparfait séjour qui nous est assigné. Grande leçon ! Pour aborder la destinée humaine, il faut partir du ciel. L'espérance commence par la contemplation.
Ramenés sur la terre, nous y prenons d'abord conscience de notre faiblesse et de notre misère. Où puiser la force d'entreprendre une tâche surhumaine ? A qui demander le pain surnaturel qui nous donnera cette force aujourd'hui même, avant que nous périssions, et demain, et chaque jour à venir ?
Dès nos premiers pas, nous défaillons, nous trébuchons, nous nous fourvoyons, nous tombons. Car nous sommes pécheurs, et le péché nous ôte le peu de force que nous avions. Il aggrave notre faiblesse et envenime notre misère. Débiteurs envers Dieu, nous accroissons formidablement notre dette en multipliant nos offenses. A qui demander remise de l'une et rémission des autres ? Notre insolvabilité serait désespérée, si Dieu ne nous fournissait un moyen merveilleux de lui forcer la main, de suspendre même l'action de sa justice : c'est de pardonner, nous aussi, à nos frères, pécheurs comme nous, quand ils nous lèsent et nous offensent. Nous mériterons ainsi l'indulgence de Dieu, sans laquelle les hommes se sentiraient à jamais orphelins : *indulgentiam quam semper optaverunt*.
Mais à quoi bon le pardon si la rechute est inévitable ? Nous y sommes toujours exposés, et voués par notre nature. Mais non pas seulement par notre nature. Nous découvrons avec frayeur l'existence d'une force invisible qui nous entraîne au mal. Elle est au travail dans tout l'univers : menteuse et homicide, c'en est la définition. Par haine du Dieu dont elle cherche à nous séparer, elle a juré notre perte. Elle nous séduit en nous promettant le bonheur, et elle nous procure la mort. Cette force du mal n'est pas nommée.
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Mais elle est intelligente et active. C'est l'Esprit du mal, antagoniste de Dieu, infiniment moins puissant que Dieu mais disposant de moyens frauduleux qui lui assurent des victoires locales et momentanées. Dieu est loyal envers nous. L'Esprit du mal nous tend des pièges d'autant plus dangereux qu'ils sont machinés avec perfidie. Comment les éviter ? A qui demander de nous en épargner la rencontre, ou, si nous les rencontrons, la grâce de n'y point succomber ?
Le moyen le plus sûr sera le salut définitif qui nous affranchira de cet Esprit du mal en consommant sa défaite. Que saint Michel terrasse le Prince des Ténèbres et nous arrache à son empire ! A qui demander ce dénouement qui restaurera sur la terre l'ordre idéal du ciel ?
A Dieu, toujours à Dieu, c'est la réponse du *Pater* à toutes nos questions : à Dieu, seul capable de pourvoir à nos besoins, d'effacer nos souillures, de tenir l'Ennemi en respect et finalement de nous sauver de lui.
Voilà donc les quatre choses que nous demandons à Dieu. Seulement, comme ces choses nous concernent et que la nécessité nous en presse, nous parlons ici sur un autre ton. Ce ne sont plus des vœux que nous émettons, ce sont des requêtes, des prières instantes, d'impérieux appels que nous lançons à Dieu, presque des réclamations, presque des injonctions et presque des ordres : Fortifiez-nous ! Pardonnez-nous ! Assistez-nous ! Sauvez-nous ! Les verbes des quatre dernières demandes ne sont plus au subjonctif, ils sont à l'impératif.
Une autre différence est que, si les trois premières demandes étaient juxtaposées, non reliées entre elles et formulées indépendamment l'une de l'autre comme s'adressant chacune à l'une des Personnes de la Trinité, les quatre dernières demandes sont fortement coordonnées entre elles par des conjonctions : « Donnez-nous... ET pardonnez-nous... ET ne nous laissez pas succomber... MAIS délivrez-nous... »
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Il est curieux que seul notre *Pater* catholique traditionnel ait toujours maintenu expressément ces trois conjonctions, très marquées dans le grec et dans le latin ; seul, le catéchisme napoléonien omettait la première, qui fut rétablie ensuite ([^18]). Calvin, de même, ne garde que les deux dernières. Segond omet les trois premières, ne gardant que le MAIS. Les protestants semblent l'avoir suivi, sur ce point, jusqu'aujourd'hui. Le nouveau *Pater* œcuménique revient à Calvin et à l'Empire en omettant le premier ET.
On se demande pourquoi, car la série complète est constamment exprimée en grec (*kai*... *kai*... *alla*) et en latin (*et*... *et*... *sed*), sans aucune exception. Elle accentue l'insistance pathétique des quatre demandes, et elle en resserre le lien. Elle en souligne la gradation logique : si Dieu exauce la première, il ne peut donc rebuter la seconde, et ainsi de suite. Nous lui parlons comme des enfants qui demandent une chose, et puis une autre, et encore une autre...
On peut considérer aussi que cette conjonction qui se répète met en relief l'ordre chronologique des objets de notre prière : nous éprouvons d'abord notre faiblesse, et nous demandons le pain ; puis notre culpabilité, et nous demandons le pardon ; puis le danger que nous courons, et nous demandons le secours ; enfin le principe du Mal qui sévit dans le monde, et nous demandons la délivrance. Car nous sommes dans le temps, et notre expérience de nous-mêmes progresse selon la succession du temps, au lieu que Dieu se connaît dans l'éternel. Les trois premières demandes du *Pater* ne comportent pas de ET : le Nom, le Règne, la Volonté ne sont pas distincts par la division du temps, mais inséparés comme les trois Personnes éternellement coexistantes.
L'homme vit jour par jour, et avance pas à pas. A mesure qu'il se connaît, il sent ses besoins. Il demande une chose après l'autre, une chose ET une autre. Mais s'il vivait dans l'éternel, passant de l'ordre chronologique à l'ordre ontologique, il aurait à inverser les termes de sa prière. La défaite du Mal, qui lui paraît ici-bas l'objectif ultime, reprendrait à ses yeux, dessillés par l'éternité, son rang de condition première. Délivré du Mal, il serait consécutivement en état de défense devant la tentation, exempt du péché, nourri de tous les fruits du Paradis terrestre qu'il n'aurait pas perdu.
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Le *Pater est* la prière de l'homme déchu, dont l'âme cependant conserve en elle l'empreinte de son origine divine et le profond désir de s'en rendre digne à nouveau, afin de reconquérir, par l'épreuve surmontée, son titre d'enfant de Dieu. Mais il sait qu'il n'y arrivera qu'avec l'aide de la grâce. La grandeur de son dessein n'a d'égale que l'humilité de sa supplication.
Mais ce dessein même, c'est encore à la bonté de Dieu qu'il en doit la conception démesurée. C'est le Christ Sauveur qui, par la Rédemption, lui en a ouvert la possibilité, livré la clef et le gage. Et c'est le Christ encore, Jésus de Nazareth, qui lui en a mis aux lèvres la formule sublime.
Monument prodigieux que le Pater ! Il ne fallait pas moins que le Fils de Dieu pour en organiser l'inépuisable architecture, pour y enfermer, scellés et pourtant transparents, tous les secrets de l'univers : le mystère divin, l'incompréhensible destinée humaine, la promesse du salut. Cette somme de vérité, qui embrasse et surpasse toutes les cosmogonies, et qui en résout l'énigme, n'éclaire pas seulement nos intelligences, elle réchauffe nos cœurs, elle nous rend confiance, elle nous accompagne dans la peine et dans la joie, elle apaise tout ce qui se meut en nous de tendresse et d'angoisse inexprimables. Chant de notre âme, dont les mots si simples endorment l'enfant au berceau, embaument l'agonie du mourant, réconfortent le veilleur solitaire et soutiennent les martyrs. Retentissant dans l'allégresse pascale et dans l'ivresse des épousailles, murmuré sous les bombes et sur les échafauds. Paroles qui autour de l'homme édifient un rempart et jettent des ponts à l'infini. Merveille des merveilles, cathédrale de lumière où tous sont accueillis : le tonnerre de Dieu éclate dans les voûtes, le soleil transfigure les vitraux étincelants, mais le mendiant est assis à la porte, une vieille femme brûle un cierge, le chantre est à son jubé, le baptistère au fond de la nef et le catafalque au milieu du transept, bien des yeux rêvent et s'émerveillent, et bien des larmes coulent dans l'ombre, et le criminel se confesse et des touristes se promènent, et tous sont ici chez eux et tous sont frères en récitant la patenôtre, Dieu présent.
Non sans que la main me tremble, j'ai essayé d'esquisser un plan ([^19]) de ce chef-d'œuvre divin, auquel tout le génie des hommes ne s'égalera jamais. Je n'en ai pas exclu le diable, sans lequel la fin du *Pater* est inintelligible, et qui figure aussi, discrètement mais indispensablement, dans les miséricordes, les gargouilles et les bas côtés de la cathédrale.
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Je n'ai pas exclu non plus l'antique doxologie finale des Grecs et des protestants, qui ne fait que retraduire le début de la prière.
(*page précédente : cf.* 104-149.jpg)
On observera que la triade Gloire-Règne-Puissance, telle que l'évoquent les trois demandes initiales du *Pater,* s'énonce dans l'ordre ontologique des trois Personnes qu'elles concernent. Cet ordre n'est pas le même dans la doxologie finale, où les trois termes se succèdent conformément à l'expérience de l'homme : il reçoit d'abord ici-bas la révélation du Fils et de son Règne, se prête et se plie ensuite à la Puissance de l'Esprit, découvre et célèbre enfin la Gloire du Père.
\*\*\*
COMMENT traduire, maintenant, *inducere in tentationem ? Induire en tentation* satisfit longtemps tout le monde. Il paraît que le mot *induire* est devenu « rare et difficile », d'après le *Commentaire.* A vrai dire, il cesserait de l'être si on le réemployait dans le *Pater,* après l'avoir un peu expliqué. Il y a des mots beaucoup plus difficiles dans le langage courant de la Pastorale nouvelle, et que ceux qui les ont inventés n'ont jamais définis.
*Induire* avait au moins l'avantage de la littéralité, et d'une assez grande généralité pour légitimer quelques nuances d'interprétation. Le verbe grec *eispherô*, que saint Jérôme a traduit par *inducere*, a exactement le même caractère et le même sens : *porter dans*, *conduire dans*, *introduire*, *engager dans*. En tout cas, dans les dictionnaires, il ne se rencontre pas une seule fois avec le sens de *soumettre.*
Le vrai grief est qu'*induire* a, comme le *vous*, un petit parfum d'Ancien Régime. C'est cependant dès le XVI^e^ siècle qu'il a été concurrencé par notre variante : *Ne nous laissez pas succomber à la tentation.* Comment cela s'est-il produit ?
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Pour le comprendre, il faut nous rappeler que les quatre dernières demandes du *Pater* composent une série logique solidement charpentée, où les quatre verbes à l'impératif s'enchaînent par des conjonctions. Les trois premiers sont liés entre eux par deux fois la conjonction ET. Mais le troisième est lié au dernier par une fois la conjonction MAIS. C'est donc qu'il se noue entre ces troisième et quatrième éléments un rapport particulier, étroit mais différencié, qui est un rapport d'opposition. Si je dis à quelqu'un : « Ne faites pas cela, MAIS faites ceci », tout le monde entend que les deux actions dont il s'agit sont dans mon esprit, par leur nature ou par leurs conséquences, le contraire l'une de l'autre, comme sont le noir et le blanc, Or c'est ainsi que nous demandons, à Dieu :
*Ne nous induisez pas en tentation*
*MAIS délivrez-nous du mal.*
Pourquoi ce MAIS au lieu de ET, si les deux propositions étaient la suite positive l'une de l'autre, comme elles le sont des précédentes ? A n'en pas douter, le bloc logique qu'elles forment à elles deux renferme un antagonisme. Mais où situer cet antagonisme ?
Il n'est pas dans le sujet commun des deux verbes, qui est Dieu. Il n'est pas dans leur commun complément direct, qui est *nous.* Il n'est pas non plus dans leurs compléments indirects, *la tentation* et *le mal,* solidarisés par l'aversion dont ils sont ici l'objet. L'antagonisme serait-il donc entre les verbes ?
Le grec *rhuomai* exprime beaucoup plus nettement que *liberare* ou *délivrer*, l'action de *tirer à soi*, *tirer dehors*, *tirer d'un danger* ou *d'un mauvais pas*, ou *tirer de l'abîme*, voire *tirer des griffes d'un ennemi féroce*, et de la *délivrer*, *sauver*. Le verbe latin de même racine *eruere* garde à peu près cette valeur, comme dans le répons des funérailles : *A porta inferi erue, Domine, animam ejus* (Des portes de l'enfer, Seigneur, arrachez cette âme.)
*Rhuomai* est donc précisément le rebours d'*eispherô*, comme *tirer* est le rebours de *pousser*. Nous prions Dieu de ne pas nous *pousser* loin de lui, mais bien, au contraire, de nous *tirer à lui*. Seulement, comme le premier verbe est affecté d'une négation, la contrariété des deux impératifs s'annule, et l'antagonisme est à chercher ailleurs que dans les mots : il est dans l'idée même. Ne cherchons pas plus longtemps : il n'est et ne peut être qu'entre Dieu et l'adversaire de Dieu, qui est aussi le nôtre.
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Pourquoi le diable n'est-il pas nommé ? D'abord, ne l'est-il pas ? Impossible d'en décider. Le grec *ponêros* et le latin *malus* qualifient, au masculin, un homme ou un être méchant, et *ponêron* et *malum*, au neutre, une chose mauvaise. Mais la distinction des genres s'efface dans la déclinaison, et aucun indice grammatical ne révèle si, dans notre texte, le génitif *ponérou* (*apo tou ponérou*) et l'ablatif *malo* (*a malo*) désignent plutôt le méchant ou le mal.
De fortes raisons militent pourtant, si j'ose dire, en faveur du diable, c'est-à-dire du masculin. Dans le même Sermon sur la montagne où il récite le premier *Pater,* Notre-Seigneur, quelques instants plus tôt (Matthieu, V, 37), a dit : « Que votre discours soit oui, oui, non, non ; ce qui s'ajoute à cela vient du Malin » (*ek tou ponêrou*, *a malo*). Le sens ici n'est pas douteux. Il l'est encore moins dans un autre passage de Matthieu (XIII, 19) où *ponêros* et *malus,* cette fois au nominatif masculin, ne peuvent s'appliquer qu'à un être personnel : « Le Malin vient. »
Beaucoup de traducteurs l'ont ainsi compris dans le *Pater*. Un savant ami m'apprend que l'évangéliaire Zographensis, le plus ancien des manuscrits vieux-slaves, donne *le Malin* au féminin, qui est dans cette langue le genre du nom du diable. Un catéchisme parisien de 1561, cité par le P. Dhôtel, se singularise par une version doublement insistante : « Mais délivre-nous du malin et mauvais. » Plus près de nous, Pernot, des protestants comme Ostervald et Segond optent aussi pour *le malin* ou *le Malin*.
Mais enfin la question n'est pas tranchée. Calvin, Le Maistre de Sacy, la plupart des traducteurs catholiques et beaucoup d'autres ont choisi le sens neutre (*le mal* plutôt que *le diable*), sans d'ailleurs exclure le sens de la forme masculine, conciliant au contraire les deux par cette équation souvent remémorée : le mal est l'œuvre du diable et le diable est l'auteur du mal. Idée sans doute présente à l'esprit de l'évangéliste ou de ses premiers traducteurs, quand ils ont omis de préciser le genre de *ponérou*.
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Il faut croire que le divin Inspirateur sous la dictée duquel écrivait saint Matthieu a voulu qu'une certaine hésitation nous retint d'interpréter tout ce passage à la légère, car une question analogue se pose à l'endroit de *peirasmos* et de son équivalent *tentatio*, qui signifient *épreuve*, *probation*, *expérience*, et de là *tentation* au sens théologique. Or ce sens secondaire s'écarte du sens premier, puisque l'épreuve ou la probation nous sont parfois imposées par ceux qui nous aiment et nous veulent du bien, et en ce cas sont choses excellentes et salutaires, tandis que la tentation théologique est une embûche méchante, dressée en vue de nous perdre.
Que Dieu, pour nous éprouver, permette que le diable nous tente, c'est la doctrine très sûre de la Genèse et du Livre de Job. Dieu, par une interdiction, met à l'épreuve l'obéissance d'Adam et d'Ève ; mais seul le serpent tentateur les instigue à manger du fruit défendu. Dieu n'est en aucun cas l'auteur ou l'artisan de la tentation proprement dite. Il ne peut par conséquent nous y soumettre lui-même. Dieu ne nous soumet qu'à l'épreuve, le diable seul nous soumet à la tentation. Si la tentation se confondait avec l'épreuve, nous n'aurions pas à demander à Dieu de nous l'épargner. Car nous devons accepter l'épreuve, quelquefois même la souhaiter, mais, quoi qu'en dise le *Commentaire*, résister à la tentation, de préférence en la fuyant.
Confondant l'une avec l'autre, le *Commentaire juge* erroné de « penser que la tentation n'est qu'un mal moral auquel il faut résister ». La preuve qu'elle est un mal est dans le *Pater* même, puisque nous demandons à Dieu de ne pas nous y induire, mais au contraire de nous tirer du mal : la tentation appartient donc à la catégorie du mal.
Les diversités qu'on relève entre les traductions viennent de l'indétermination des deux termes *peirasmos* (épreuve ou tentation) et *ponêros* (mal ou malin). Si nous les prenons tous deux dans leur sens faible (*épreuve* et *mal* en général), les deux dernières demandes ne sont qu'une tautologie et plus rien ne motive le MAIS qui les oppose. Le seul moyen de rendre compte de leur opposition est de prendre au moins l'un des deux termes dans son sens le plus fort, de manière à ne pas cacher que l'antagonisme est entre Dieu et le diable. Autrement dit, il est de nécessité que le diable se démasque, soit en avouant que la tentation est proprement son œuvre, soit en se nommant lui-même le Malin, père du mal.
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C'est pourquoi tous les traducteurs ont mis l'accent fort tantôt sur l'un des deux termes et tantôt sur l'autre. Libre à Hubert Pernot de traduire : « Ne nous soumets pas à l'épreuve », du moment qu'il ajoute : « Mais délivre-nous du Malin. » Il devient ainsi assez clair que ce que nous demandons à éviter, c'est l'épreuve par le diable, ou la tentation diabolique à quoi pourrait nous exposer l'épreuve en général.
Plusieurs traducteurs, nous l'avons vu, ont jugé que le mot *tentation* était lui-même trop faible, et en ont précisé le sens par la mention nominale et supplémentaire du *Malin.*
Mais la plupart se sont ralliés à une autre façon de mettre en évidence l'intervention du diable, qui est de remplacer *inducere*, *induire,* par une périphrase dissipant d'emblée toute équivoque.
Le véritable inconvénient d'*induire est* en effet de ne pas couper court à un doute possible sur l'identité du responsable de la tentation. Dieu, sans en l'être l'auteur, serait-il capable de nous y porter, de nous y conduire, de nous y engager, de nous y pousser ? Évidemment non. Notre nature déchue nous y incline assez.
«* Veillez et priez, afin que vous n'entriez pas en tentation *» (Matthieu, XXVI, 42 ; Marc, XIV, 38 ; Luc, XXII, 46). Notre-Seigneur dit cela à ses disciples dans le jardin de Gethsémani, à l'heure où justement leur fidélité va être mise à l'épreuve par la mort ignominieuse de leur Maître ; le diable en profitera pour les tenter -- la différence entre épreuve et tentation est ici très nette -- et, faute d'avoir veillé et prié, puisqu'ils dorment, ils céderont dans un instant à toutes les tentations de la peur, du découragement, de la lâcheté, du reniement, de la trahison, du manque d'amour, de persévérance et de foi. Le Sauveur ne leur conseille certainement pas de prier pour échapper à l'épreuve que lui-même vient d'accepter par le *Fiat* et la sueur de sang, mais bien pour que Dieu les fortifie, dans l'épreuve désormais inéluctable, contre ces tentations du Malin. Et par quelle prière le Seigneur leur recommande-t-il, en vain, de se prémunir ? Certainement par le *Pater*, dont il reprend les termes mêmes : *ut non intretis in tentationem*, *eis ton peirasmon*.
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Les verbes *intrure*, *eiserchomai* sont formés des mêmes préfixes (*in*, *eis*) que ceux du Pater *inducere*, *eispherô*. La tentation est une chose dans laquelle on entre, dans laquelle il faut prier pour ne pas entrer, le premier pas qu'on y hasarde étant le commencement de la défaite. Par conséquent, dans le *Pater,* nous demandons à Dieu de ne pas nous laisser entrer en tentation. Tel est ici le vrai sens de *eispherô*, *inducere*, induire : non pas nous faire entrer, mais nous laisser entrer. Ainsi tout s'éclaire. Les rôles sont bien distribués entre les forces antagonistes. Le diable est du côté de la tentation, dont Dieu a le pouvoir de nous détourner si nous veillons et prions. Nous sommes le soldat peu sûr de lui qui dissuade son chef de l'envoyer sur un terrain miné, vers un piège tendu par l'ennemi.
Il n'importe alors plus guère que cet ennemi, le Malin, ne soit pas nommé : il est suffisamment évoqué par la tentation à laquelle Dieu, si nous le prions, nous distraira. La périphrase verbale supplée à l'indétermination des compléments, qui reçoivent d'elle l'accent fort dont a besoin l'équilibre de la phrase. Du moment qu'il appartient à Dieu de nous préserver ou de nous empêcher d'entrer, ce ne peut être que dans une tentation ourdie par son adversaire.
Le Maistre de Sacy traduit fort bien : « Ne nous abandonnez pas à la tentation » (qui donc est assurément un mal). Plus d'un auteur avant lui, dès le XVI^e^ siècle, avait proposé : « Et ne nous laisse pas tomber en tentation ». Cette dernière formulé est à double entente, car tomber y peut signifier entrer, mais aussi pécher. S'agit-il de ne pas tomber dans l'état de tentation, ou, si l'on y est entré, de ne pas, tomber effectivement dans l'état de péché où elle nous entraîne ? Cette équivoque est elle-même riche de sens, et a donné lieu à un nouveau développement de l'idée.
Depuis le péché d'Adam, la tentation, pour notre nature corrompue, est loin d'être totalement évitable. Jésus sait bien qu'elle rôde dans l'ombre autour de ses disciples, qu'elle fermente dans leur cœur même et dans leur chair. Il les en prévient aussitôt : « l'esprit est prompt mais la chair est faible. » Il n'enseigne pas à demander l'impossible, qui serait de nous exempter entièrement de la tentation : mais à demander à Dieu qu'il contraigne le diable à ne pas outrepasser la mesure de nos forces (comme il lui accorde licence de tourmenter Job mais non d'attenter à sa vie) et qu'il nous secoure par sa grâce, alors même que nous serons en butte et en proie à la tentation. Le chef n'a pu dispenser le soldat de s'aventurer dans le danger ; mais le soldat, une fois en présence de l'ennemi et de ses pièges, lance en pleine bataille un appel à son chef, le suppliant de lui dépêcher les armes et le renfort nécessaires.
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Cet appel est celui des traducteurs qui ont introduit la formule -- « Ne nous laissez pas succomber à la tentation ». Elle est relative au moment le plus décisif du combat déjà engagé. Avant le combat, nous demandions à Dieu de ne pas nous y exposer. Mais le combat commence, que ce soit par imprudence de notre part ou par nécessité : alors nos yeux s'ouvrent, le péril nous presse, et nous demandons à Dieu de nous venir en aide avant qu'il soit trop tard.
Le P. Dhôtel veut bien trouver belle la traduction de Jean Gerson (dans le *Livret Jésus,* 1507) : « Et ne souffre pas que nous soyons vaincus en tentation. » Elle prouve que notre formule d'hier avait ses lettres de noblesse. Cette formule avait l'avantage de marquer mieux que toute autre l'antagonisme irréductible qui fait de Dieu, jusque dans l'instant suprême du combat, notre unique allié et notre unique espoir contre le diable. Quand tout est perdu pour nous, rien n'est encore perdu pour Dieu.
La même formule reparaît en 1574 dans le *Catéchisme ou Instruction populaire* de René Benoist, curé de Saint-Eustache à Paris : « Ne permettez pas que nous soyons vaincus dans la tentation. » (Je me frotte les yeux pour relire ce *Pater* destiné à l'usage populaire : tous les verbes y ont la forme plurielle, en 1574 ! Le P. Dhôtel le cite *in extenso*, trois pages avant de déclarer avec certitude que l'apparition du *vous* dans le *Pater* date des années 1618-1621. Devrons-nous attribuer aux forts des Halles du temps de Charles IX l'invention de ce *vous* qu'on nous dit innové par la mode courtisane, polémiste et académique du Grand Siècle ? Le P. Dhôtel n'en souffle mot, mais nous le verrons dans un instant exercer son imagination aux dépens de ce curé Benoist si fâcheusement précurseur.)
La nouvelle formule enfin ne fut pas moins admise dans la tradition protestante que dans la catholique, et continua dans l'une et dans l'autre à alterner avec *induire.*
Usitée dès le XVI^e^ siècle et régulière pour nous depuis Napoléon, je la retrouve en effet dans la version synodale procurée par la Société biblique de France (édition de l'année 1930 de la Concorde à Lausanne) : « Ne nous laisse pas succomber à la tentation. »
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Une amie protestante originaire du canton de Vaud m'assure avoir jadis appris de ses parents et de son École du dimanche : « Ne nous abandonne pas dans la tentation » ([^20]). C'était le beau temps de l'œcuménisme.
La seule formule dont on ne relève nulle part la moindre trace est celle qui nous est désormais prescrite : « Ne nous soumets pas à la tentation », qui sous-entend que Dieu est l'auteur de la tentation, et que celle-ci n'est pas du diable.
C'est une fumisterie que de prétendre nous rapprocher des protestants par cette traduction inédite qui, tutoiement à part, ne s'écarte pas moins des leurs que de celles qui furent toujours les nôtres. L'agence C.I.P., en diffusant le 6 janvier 1966 le nouveau texte catholique du *Pater*, confirmait que « du côté protestant la ratification de ce texte sera soumise au Synode qui se tiendra dans le courant de cette année. » Tout porte à espérer que ce Synode aura gardé assez de suite dans les idées, de scrupule dans l'exégèse et de respect de lui-même pour repousser ce texte très fautif. Pour les églises orthodoxes, attachées comme elles le sont à la lettre et à l'esprit de la tradition, je les entends d'ici crier au sacrilège.
\*\*\*
RESTE À NOUS DEMANDER pourquoi le *Commentaire* estime que « la variante *Ne nous laissez pas succomber à la tentation* est particulièrement défectueuse ». C'est tout naturel, puisqu'on aurait tort de « penser que la tentation n'est qu'un mal moral auquel il faut résister ». S'il ne faut pas résister à la tentation, il n'y a pas non plus grand mal à y succomber. Et à quoi bon recourir contre elle à l'aide de Dieu, puisque lui-même nous y *soumet ?* Ainsi le diable est presque totalement éliminé de notre nouvelle version. Il n'est plus l'adversaire contre les embûches duquel nous demandions à Dieu une protection préventive, ou urgente.
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Il n'est plus dans la tentation, ou du moins il n'y est plus seul, Dieu étant de moitié et, pour ainsi dire, de mèche avec lui pour nous y soumettre. La tentation n'est plus qu' « une mise à l'épreuve voulue par Dieu », en somme une sorte d'épreuve sportive dont Dieu serait à la fois le président, l'ordonnateur et l'arbitre.
Parvenus à ce point, les auteurs du *Commentaire* prennent peur et, *in extremis*, s'efforcent de rattraper le diable qui leur a glissé entre les doigts. Comment le faire rentrer en scène ? Où le recaser, quand il n'y a presque plus de place ? C'est bien simple, on le logera dans le dernier mot, ce *ponêrou* et ce *malo* qui furent à l'origine son nom. Ce nom, il suffirait de le lui rendre pour que le plein sens de la phrase redevienne clair. « Ne nous soumets pas à la tentation, mais délivre-nous du Malin », du Malin qui, en ce cas, serait de nouveau l'auteur bien visible de la tentation, l'adversaire à combattre. Mais ce serait le personnifier trop crûment. On lui épargnera cet affront. Et on gardera, pour le désigner, le nom générique du *Mal*, en y mettant seulement une majuscule symbolique, dernier et fragile vestige de l'existence du diable.
Seulement, comme la Pastorale nouvelle refrène de plus en plus l'usage de la prière lue et prône de plus en plus l'exercice de la prière orale, il est à craindre que cet M majuscule, comme il est insensible à l'oreille, ne parle de moins en moins à l'esprit. Les gens entendront de plus en plus qu'il s'agit pour Dieu de nous délivrer du mal en général, comme de la maladie, de la malchance, du mécompte, de la mésaventure, du mauvais temps, qui sont en effet des épreuves, mais non des tentations d'un diable subrepticement évanoui et pratiquement laïcisé. Retranché sur le faîte de son M majuscule, comme une gargouille sur les tours d'une cathédrale embrumée, il contemple en riant le beau monde qui, depuis que nous ne l'y apercevons plus, est en train de se construire à ses pieds.
Ainsi le drame sublime du *Pater* s'achève en queue de poisson. Ce n'était vraiment pas la peine d'y toucher à si grand tapage pour en arriver là. « Ne nous soumets pas à l'épreuve » et « Délivre-nous du Mal », mais bientôt du mal sans majuscule, chacun inclinant à -- définir le mal par ses petits ennuis, c'est ne pas dire grand chose et c'est dire deux fois la même chose : ô Dieu, ne nous rends pas la vie trop difficile ! Entre les deux propositions édulcorées et pléonastiques, il n'y a plus aucune raison de maintenir le MAIS, le terrible MAIS de la tradition qui opposait le diable à Dieu.
\*\*\*
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CE SURPRENANT « Ne nous soumets, pas à la tentation », les nouveaux traducteurs l'ont tout simplement emprunté tel quel à la Bible de Jérusalem, ce monument d'étourderies à prétentions scientifiques et à visées progressistes. Nous marquons un progrès sur elle, car elle ajoute : « Mais délivre-nous du Mauvais », sauvant ainsi la doctrine, -- puis en note : «* ou du mal *». Les nouveaux traducteurs ont ramassé la note et, par compensation, lui ont recollé la majuscule du texte.
Les auteurs du *Commentaire* expliquent : « La majuscule du mot Mal veut exprimer qu'il ne s'agit pas seulement ici du péché, mais aussi de celui qui est derrière le péché, l'adversaire personnel du règne de Dieu, Satan, le *Malin* ou le *Mauvais*. » Scrupule honorable. Malheureusement, la majuscule n'exprime pas ce qu'elle « veut exprimer ». Beaucoup de gens ne la percevront pas à l'audition, et beaucoup de ceux qui la verront n'auront pas lu le *Commentaire* ou l'auront oublié. Très peu donc auront l'étonnement d'apprendre qu'il suffit d'une majuscule pour faire d'une chose une personne.
Mais où les auteurs du *Commentaire* ont-ils puisé les motifs de leur étrange animosité contre « Ne nous laissez pas succomber à la tentation », qu'ils appellent une « variante particulièrement défectueuse », alors qu'elle exprimait si bien ce que le nouvel M majuscule « veut exprimer » à lui tout seul ? Tout simplement encore dans l'infaillible *Note* du P. Dhôtel, unique autorité à laquelle se réfère explicitement le *Commentaire*.
Outre la documentation, qui est remarquable, la *Note* du P. Dhôtel apporte quatre choses : deux hypothèses, une conclusion et un conseil.
La conclusion, c'est que « le texte que nous avons appris, est récent ». J'espère avoir montré que-cela n'est vrai que des broutilles.
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Le conseil, on l'aurait deviné, c'est de « donner plus de liberté aux traducteurs d'aujourd'hui par rapport à leurs devanciers ». Ils ne se le sont pas fait dire deux fois et se sont donné liberté de modifier tout autre chose que des broutilles, ce qui n'a pas de précédent.
La première hypothèse concerne le tutoiement, que les catholiques auraient abandonné vers 1620 dans une intention polémique, c'est-à-dire regrettable. Nous avons vu ce que vaut cette hypothèse, que le P. Dhôtel n'avance lui-même qu'avec beaucoup de points, d'interrogation. Mais enfin il l'avance, et n'en avance pas d'autre.
La seconde hypothèse lui paraît plus sûre, et il l'avance « avec une plus grande certitude ». Il l'avance même avec une certitude grandissante, au point qu'elle sert de base à l'argumentation de la *Note*. Bien plus, en six mois de temps, elle servira de base à l'argumentation du *Commentaire* en faveur de la traduction nouvelle.
Cette seconde hypothèse a trait au jansénisme, noir fantôme soupçonné d'avoir secrètement procréé la formule « Ne nous laissez pas succomber ». Ainsi le XVII^e^ siècle serait décidément le grand coupable : il nous aurait infligé cette « variante profondément défectueuse », comme il nous aurait imposé, un peu plus tôt, le pluriel de respect.
L'un et l'autre se rencontrent pourtant déjà réunis, en 1547, dans l'*Instruction populaire* du « controversiste René Benoist, curé de Saint-Eustache, surnommé le *Pape des Halles*, courtisan chevronné et ligueur convaincu, avant qu'il ne se rallie à Henri IV », et en qui par-dessus le marché le P. Dhôtel nous peint l'un des « vigoureux artisans de la Contre-Réforme ». Un méchant, donc. Ayant accumulé tant de charbons sur sa tête, ce diable d'homme eût bien mérité le rôle de boue émissaire. Nul doute qu'on l'eût rendu responsable de toutes les tares de notre *Pater*, s'il ne fallait pas que celui-ci fût aussi « récent » que possible. Son *Pater* de 1574, en tout cas, semble avoir fâcheusement inspiré le nôtre jusqu'en 1965, et précisément sur les points en litige. Qu'on en juge par ces passages :
*Votre règne advienne...*
*Donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien*
*Et pardonnez-nous nos péchés comme nous pardonnons à ceux lesquels nous ont offensés.*
*Ne permettez pas que nous sayons vaincus en tentation*
*Mais délivrez-nous de tout mal.*
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Il était temps qu'après quatre siècles on nous désinfectât de ces rudesses verbales d'un curé fanatique qui n'a que trop fait école ! N'est-ce pas un trait de son humeur belliqueuse que d'avoir introduit dans le *Pater*, avec un siècle d'avance, tout ce que le P. Dhôtel aurait un jour à censurer dans les innovations qu'il prête au XVII^e^ siècle : le *vous,* si pénible aux oreilles protestantes, et cette idée, si pénible aux oreilles du diable, que la tentation serait un combat où nous prions pour n'être pas vaincus ? Idée pourtant déjà bien vieille, puisque Gerson l'avait formulée dans les mêmes termes en 1507.
Mais en même temps idée d'avenir, puisque le P. Dhôtel y subodore le jansénisme ! Le Pape des Halles en est quitte à bon compte : les Messieurs de Port-Royal écoperont à sa place. Le P. Dhôtel aime encore mieux les battre en brèche plutôt que chercher noise aux Ligueurs, les uns comme les autres étant d'ailleurs les dignes ancêtres de ces intégristes qu'on fourre à présent dans le même sac. Au mépris des dates et des textes, notre *succomber* sera donc janséniste.
Car l'hypothèse continue : « Insolite au XVI^e^ siècle, la formule *Ne nous laisse tomber* réapparaît en 1638 dans la *Théologie familière* de Saint-Cyran. (...). Mais l'indice d'une origine janséniste est encore faible. Il est renforcé lorsqu'apparaît dans la traduction le verbe *succomber.* »
Si la formule *Ne nous laisse tomber* « réapparaît » en 1638, c'est en effet qu'elle apparaissait déjà en 1572, dans le *Sommaire de la religion chrétienne* de P. de Gondy, évêque de Paris, nullement janséniste, et pour cause ; le P. Dhôtel oublie qu'il vient de citer ce texte avec sa date. La Touraine du XIV^e^ siècle n'était pas janséniste non plus, bien que le synode de Tours, en 1396, ait traduit : « Ne nous laisse point *choir en tentation*. »
La formule de Tours et de Saint-Cyran n'est nullement signe de jansénisme, car je ne la trouve pas plus que *succomber* dans les *Instructions théologiques et morales* de Nicole, qui traduit : « Et ne nous laissez pas entrer en tentation. »
Enfin la formule de Saint-Cyran n'est pas « insolite au XVI^e^ siècle », puisque celles de Gerson et de Benoist n'en sont que des variantes, ainsi d'ailleurs que *succomber.*
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J'ai déjà tenté de marquer la nuance qui sépare les deux sens possibles de *tomber en tentation*. Le premier, *entrer en tentation*, ressort de la parole même de Notre-Seigneur (*ut non intretis in tentationem*). Le second, *tomber dans le péché*, c'est-à-dire céder à la tentation, s'est très naturellement explicité en *être vaincu par la tentation*, *succomber à la tentation.* Les deux sens sont connexes, mais relatifs à deux moments d'une même action : celui qui précède la tentation, et alors nous demandons la grâce de n'y pas entrer, celui où nous y sommes entrés, et alors nous demandons la force d'en sortir sans péché.
Je ne vois absolument pas ce que *succomber* aurait de janséniste. Au contraire, le jansénisme aurait plutôt tendance à nous imputer à péché déjà consommé la tentation à peine éprouvée, et par conséquent à ne tenir la prière pour opportune qu'avant que la tentation ne commence, avant que nous n'y soyons entrés, avant même que nous n'en subissions l'approche et la souillure. La prière *pour ne pas succomber* quand on est déjà dans le péril me paraît exprimer plus de confiance en la bonté divine.
Le P. Dhôtel estime-t-il que les docteurs du XVI^e^ siècle se trompent, quand ils « prennent le mot *tentation* au sens de suggestion mauvaise du démon, du monde ou de la chair » ? ou quand « ils expliquent que Dieu ne peut pas nous conduire à la tentation, mais qu'il nous aide à y résister ou qu'il nous met en garde » ? Et de citer Bellarmin : « Induire en tentation, ou soit tenter ou soit faire tomber en péché, est propre du diable et n'appartient aucunement à Dieu... Mais selon la manière de parler de l'Écriture Sainte, quand il est question de parler de Dieu, induire en tentation n'est autre chose sinon permettre que quelqu'un soit tenté ou soit vaincu de la tentation. »
Le P. Dhôtel ne prononce pas de jugement sur ces paroles d'or qu'il rapporte. Elles justifient pleinement les versions *tomber, succomber,* qu'il suspecte pourtant de jansénisme afin de nous les rendre odieuses. Cee ne serait ni la première ni la dernière fois qu'on accroche les meilleures choses du monde, pour mieux s'en débarrasser, à quelque épouvantail janséniste ou autre. Le P. Dhôtel ne reproche rien à *succomber*. Il dit seulement que « son origine est en rapport avec le jansénisme ». C'est justement ce qu'il faudrait prouver, et encore cela ne prouverait rien contre ce verbe, que voilà cependant mis en posture d'accusé
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En fait de preuves, le P. Dhôtel se contente de peu. *Succomber* apparaissant en 1660 sous une plume amie des jansénistes, il voit là un « indice renforcé » à l'appui de « l'indice encore faible » fourni en 1638 par le *tomber* de Saint-Cyran, lui-même beaucoup plus ancien que Saint-Cyran. *Succomber* reparaît ensuite dans les catéchismes de quatre ou cinq évêques qui, s'ils ne sont pas jansénistes eux-mêmes, ont, comme tout le monde alors, des relations jansénistes : voilà des « indices convergents ». Deux de ces évêques venant à mourir, leurs successeurs rétablissent la formule *Ne nous induisez pas* (qui d'ailleurs était toujours en vigueur dans toute la France) : c'est une « contre-épreuve » !
Malgré tout, la variante *succomber* persiste. Mais « ce n'est que plus tard que celle-ci est peu à peu accréditée », dit le P. Dhôtel. Accréditée par qui ? Toujours par des jansénistes. ? Elle ou d'autres variantes de la même famille (« Ne nous abandonnez pas », etc.), si elles perdent du terrain sur certains points, continuent à en gagner sur d'autres dès l'extrême début du XVIII^e^ siècle, donc Louis XIV régnant, quarante ans après leur prétendue naissance prétendue janséniste : c'est ce que le P. Dhôtel appelle « plus tard ». Si bien qu'enfin *succomber* s'imposera seul partout en 1806 et jusqu'en 1965. Le cardinal Fesch était-il janséniste ?
Le P. Dhôtel convient que cette histoire « laisse planer un doute ». Il en profite pour ne pas s'abstenir, et pour engager discrètement les traducteurs d'aujourd'hui à ne pas se gêner.
La seule hypothèse qu'il n'envisage pas un instant est que, parmi les versions qui coexistaient depuis le Moyen Age, si la variante *succomber* a fini par émerger et prévaloir, C'est peut-être qu'elle s'est révélée la meilleure. Bien entendu, au cours de son long cheminement, elle a traversé avec des fortunes diverses la période janséniste, encore qu'elle ne soit pas attestée à Port-Royal, ni chez Pascal, ni chez Nicole, ni chez le Maistre de Sacy. Force est au P. Dhôtel de se rabattre, tout au plus, sur une dizaine d'obscurs sympathisants du jansénisme pour conclure (c'est moi qui souligne) : « Il *semble* donc, d'après ces *indices* convergents, que le lieu d'origine de la tradition actuelle (« succomber ») *puisse être* déterminé « avec une *relative* certitude. »
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Conclusion prudente, on le voit, beaucoup plus que l'hypothèse controuvée par laquelle son auteur désignait cependant « *succomber *» à la vindicte des nouveaux traducteurs et encourageait d'avance le *Commentaire* à le proclamer, bien à la légère, « particulièrement défectueux ». Telles sont les bases scientifiques sur lesquelles s'est édifiée la nouvelle traduction du *Pater.*
Quant à ses bases théologiques, si le nôtre était janséniste, quel nom donnera-t-on au nouveau ?
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NI POUR LE FOND ni pour la forme, les auteurs de ce *Notre Père* vraiment nouveau n'ont eu la main heureuse. Ils ont agi sans consulter personne, sans tenir le moindre compte des sentiments qu'ils blessent violemment en d'innombrables cœurs fidèles. Les méthodes dictatoriales n'ont jamais été plus employées par les gens d'Église qu'en cette époque de démocratie et de « promotion des laïques ». Sous prétexte de complaire aux frères séparés, on brave le risque de « séparer » beaucoup de catholiques scandalisés. A qui finalement ce vandalisme profitera-t-il ? Évidemment aux ennemis de la foi, qui restent soigneusement tapis dans l'ombre d'où ils organisent le désordre et soufflent la tempête.
On dira du *Pater* ce qu'on a dit pour la liturgie : les changements qui en affectent les détails sont de peu de conséquence. C'est le sophisme classique de tous ceux qui se révèlent trop tard les destructeurs de ce que d'abord ils prétendaient améliorer. En retouchant les détails, vous altérez bel et bien l'ensemble. Si les détails n'ont pas d'importance, pourquoi y touchez-vous avec tant d'impatience et d'acharnement ? Considérés un à un, les détails que vous modifiez n'auraient peut-être, il est vrai, pas trop d'importance. Mais ils en ont énormément par le nombre et la série qu'ils forment, selon le sens dans lequel vous en orientez la modification. Aucune des pierres que vous fissurez successivement n'était peut-être indispensable à la stabilité de l'édifice. Mais à la fin tout l'édifice est lézardé. Et c'est alors que les démolisseurs s'avancent à visage découvert.
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Vous dites que l'édifice, parce qu'il tient encore debout, n'est nullement ébranlé. Mais vous ne comptez pour rien l'ébranlement secret que les premiers coups de pioche ont déjà causé dans les âmes, qui sont vulnérables comme les pierres, et muettes comme elles.
La question préalable que vous ne posez jamais serait de savoir s'il fallait des changements, et pourquoi. Aviez-vous jamais entendu personne se plaindre de l'ancien *Notre Père *? Ou de l'ancienne liturgie ? Avez-vous bien examiné d'où se sont élevés les premiers murmures, et les mobiles de leurs auteurs ? Et par quels moyens d'amplification ces murmures sans consistance ont tout à coup retenti avec tant de puissance et d'écho, au point qu'ils font maintenant la loi !
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VOUS VOUS ÊTES LAISSÉ INTIMIDER par cette idée, entièrement fausse, qu'il y avait lieu de tout changer, et que tout changement est bon comme tel. De tous les changements auxquels j'ai assisté, ou que j'ai subis, neuf sur dix ont très mal tourné. Le changement est l'image de la mort, ou plutôt c'en est le commencement. Le changement est, de soi, horrible.
N'ont de chance d'avoir des suites heureuses que les changements tels que nous les recevons de la nature : indélibérés, graduels, insensibles, et qui ne se ressentent qu'une fois acceptés.
La fonction du divin est précisément de se maintenir immuable au milieu de ce qui change. L'appareil du divin ne souffre aucun changement fait de main d'homme. Le seul service que l'Église ait à rendre au monde qui change est de lui attester ce qui dure éternellement.
Les sirènes dévorent ceux qu'elles ont séduits par leurs chants. Et que chantent-elles ? Qu'il faut changer.
Ceux qui conseillent de tout changer ne se proposent que de tout détruire.
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Rabaut Saint-Étienne, pasteur protestant, a démasqué la synonymie des deux termes, dans un discours qu'il prononça devant la Constituante en 1789 : « Pour rendre le peuple heureux, il faut renouveler, changer ses idées, changer ses lois, changer ses mœurs, changer les choses, tout détruire, oui, tout détruire ! ... » On l'écouta si bien qu'on ne tarda pas à lui couper la tête : ce fut un changement capital. Il laisse une œuvre en six volumes qui ne sont que du vent. On y voit bien ce qu'il réussit à détruire, mais non ce qu'il avait à mettre à la place pour rendre le peuple heureux.
Alexis CURVERS.
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### Culture française et culture arabe en Algérie
par Georges LAFFLY
LE 28 JANVIER DERNIER, Boumedienne décidait la fermeture des messageries « Hachette » en Algérie. Le prétexte en avait été un conflit monté, comme tant d'autres fois, entre la direction de l'entreprise et le syndicat algérien, l'U.G.T.A. Cela permet toujours d'exhiber de nobles sentiments : volonté de défendre les travailleurs, pureté de la révolution etc. Notons que dans le conflit Hachette, comme d'ailleurs dans d'autres cas, les travailleurs de l'entreprise avaient pris position contre leur syndicat.
Le gouvernement algérien créait en même temps une « société nationale d'édition et de diffusion » qui lui permettra de mieux contrôler les lectures de ses sujets. Telle est la vraie raison du conflit avec Hachette. Le ministre Boumaza s'en est expliqué. « Hachette » a-t-il dit « servait surtout de relais à une culture étrangère en Algérie... Pendant plus d'un siècle, notre peuple a résisté à une sinistre entreprise de destruction et de déculturation. »
Étienne Mallarde, en rapportant ces propos dans Combat fait remarquer : 1°) que Boumaza exprimait ces reproches en français ; 2°) que l'Algérie réclame à cor et à cris les milliers d'enseignants français qui doivent poursuivre cette entreprise de déculturation.
Nous touchons là à un problème qui, soigneusement mal posé, n'a pas fini d'empoisonner les rapports entre les pays européens et l'Afrique tout entière, et d'alimenter le réquisitoire habituel contre la colonisation. Cette entreprise n'aurait eu d'autre résultat que de couper des peuples entiers de leur culture, et si même elle s'est préoccupée de l'instruction des peuples colonisés, ce n'était qu'agression d'une culture étrangère, greffe scandaleuse et vouée à l'échec.
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Les Algériens ont été très loin dans ce sens. Il m'arrivait déjà au lycée d'avoir des discussions avec des condisciples à ce sujet. Ils soutenaient volontiers qu'avant 1830, l'Algérie était couverte d'écoles et de bibliothèques. De fait, il existait de nombreuses écoles coraniques, qui ont continué d'exister jusqu'à nos jours, où un groupe d'enfants apprenait à psalmodier en chœur des versets du Coran. Dans ces *msid*, on apprenait à lire, à écrire, et des rudiments d'arithmétique. Dans les médersas (écoles attenant aux mosquées) où vont les « étudiants » déjà formés, on étudie le droit coranique, la théologie, ainsi que des notions de médecine et d'astrologie puisés dans des manuscrits du Moyen Age. ([^21])
Mais les nationalistes bâtissaient une légende qu'il est de bon ton d'admettre. « Alger républicain » écrivait le 2 février 1964, -- « L'Algérie de 1830 n'était pas un pays en sommeil, mais au contraire un pays en pleine lutte contre le féodalisme. Proportionnellement au nombre d'habitants, la scolarisation y était plus étendue qu'en France. »
Une fois établi qu'en 1830 l'Algérie avait sa culture propre, et non pas des restes misérables de la culture arabe du Moyen-Age, mais son développement brillant et vigoureux, il faut admettre que la France a coupé cet arbre en pleine croissance. L'indépendance doit restaurer cette culture ancienne, autochtone, et refuser les produits empoisonnés de la colonisation.
C'est bien le programme envisagé par la Charte de Tripoli, qui reste le programme de la « révolution », sous Boumedienne comme sous Ben Bella.
La culture, dit le programme de Tripoli, doit être, elle aussi, nationale et révolutionnaire.
« Son rôle de culture nationale consistera en premier lieu à rendre à la langue arabe, expression même des valeurs culturelles de notre pays, sa dignité et son efficacité en tant que langue de civilisation. Pour cela, elle s'appliquera à reconstituer, à revaloriser et à faire connaître le patrimoine national et son double humanisme classique, et moderne, afin de les réintroduire dans la vie intellectuelle et l'éducation de la sensibilité populaire. Elle combattra ainsi le cosmopolitisme culturel et l'imprégnation occidentale qui ont contribué à inculquer à beaucoup d'Algériens le mépris de leur langue et de leurs valeurs nationales.
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En tant que culture révolutionnaire, elle contribuera à l'œuvre d'émancipation du peuple qui consiste à liquider les séquelles du féodalisme, les mythes anti-sociaux, les habitudes rétrogrades et conformistes. Elle ne sera pas un luxe de l'esprit. Populaire et militaire, elle exaltera la lutte des masses et le combat politique. Par sa conception de culture active au service de la société, elle aidera au développement de la conscience révolutionnaire. »
Ce beau programme consiste à tourner le dos au « cosmopolitisme culturel » c'est-à-dire principalement à l'apport français, tandis que l'on restaurera la langue arabe. Ce deuxième point rencontre des difficultés. La langue arabe classique, dite « arabe littéraire », n'est pratiquée que par une élite, et après un apprentissage long et difficile. La langue commune, l'arabe parlé, est un dialecte algérien, fort pauvre, et assez différent des autres dialectes pour rendre difficile une conversation entre un Algérien et un Égyptien, par exemple.
L'arabe littéraire est le véhicule d'une culture célèbre, mais sclérosée, et fatalement aristocratique. Il est le signe de la grandeur arabe du Moyen-Age, mais il a produit peu de fruit depuis. C'est la langue de la nation arabe mais il n'a rien de « national » du point de vue de la « nation algérienne ».
L'arabe dialectal est l'expression de la nation algérienne, si l'on veut, mais c'est un moyen infirme. A cette première contradiction, il faut en ajouter une seconde, aussi grave. La charte de Tripoli ne souffle mot du berbère, parlé par quatre millions d'Algériens, et bien que la Kabylie et les Aurès, bastions de cette langue, aient été les points forts de la rébellion.
Un Berbère peut légitimement refuser de substituer à un impérialisme culturel de l'Occident un impérialisme culturel arabe qui lui est aussi étranger. Les premiers débats à l'Assemblée algérienne révélèrent ce genre de conflit : les députés Kabyles s'exprimaient en berbère, aux violentes protestations de leurs collègues qui ne comprenaient que l'arabe, et qui voyaient là une atteinte à l'unité de l'Algérie.
Il faut dire en passant que le premier responsable est la France : centralisée, unifiée, elle trouva plus commode, depuis le début de la colonisation, d'unifier à sa manière, en arabisant les berbères. Il fut un temps où la justice, en pays kabyle, n'avait pour auxiliaire qu'un interprète d'arabe : le prévenu était perdu s'il ne savait un peu de français ou d'arabe.
La charte de Tripoli ressemble donc plus, sur ce point au moins, à la littérature électorale qu'à un programme sérieux : elle esquive les difficultés réelles.
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Il faudrait voir de plus près ce que Boumaza dit de la déculturation. L'Algérie, devenue française, a-t-elle vraiment été privée de sa culture propre ?
On peut remarquer d'abord que, de même que la colonisation fut un fait européen, de même l'anticolonisation, et l'exposé de ses griefs, est avant tout une idée européenne. Sans le savoir Boumaza, parlant de « déculturation », emprunte au « cosmopolitisme culturel ».
Mais pour l'Algérie au moins, ce concept de déculturation s'applique mal. D'abord parce que la présence française en Algérie s'accompagna d'une renaissance des études arabes. Tous les arabisants savent ce qu'ils doivent à un homme comme William Marçais. L'Université d'Alger fut un centre d'études extrêmement actif et restaura un savoir oublié.
On ne peut dire non plus que notre enseignement détournait les jeunes gens de leur langue natale. Au baccalauréat, arabe dialectal et arabe littéraire étaient même considérés comme deux langues, aussi bien qu'anglais et allemand, par exemple. Il arrivait pourtant aux jeunes musulmans d'être peu soucieux de ce passé. Citons là-dessus F. Abbas, au cours du débat de l'Assemblée algérienne sur la langue qu'il convenait d'employer officiellement. L'auteur de « la Nuit coloniale » parle assez mal l'arabe. Il dit ce jour-là (le 19 novembre 1962) : « J'ai connu au lycée, des fils de colons qui parlaient l'arabe mieux que moi. »
C'est que les jeunes musulmans étaient fascinés par la culture française et occidentale. Elle représentait pour eux le savoir et la puissance. Non seulement les trésors de notre littérature, mais les ressources des sciences et des techniques. Ils découvraient au cours de leurs études au moins les premiers linéaments de cet immense effort de réflexion, sans cesse remis en question, qui est le propre de l'Occident. Ils comprenaient peut-être médiocrement notre période classique, que l'on explique si mal dans nos écoles, et à laquelle nous devenons nous-mêmes de plus en plus étrangers. Mais ils attendaient avec appétit des idées nouvelles, ils croyaient au progrès, ils le découvraient chaque jour. Issus d'une société rigide, traditionnelle, où l'avenir était la répétition stricte du passé, ils entraient dans un cycle d'études où l'on ne mettait rien au-dessus de l'esprit critique, où l'on apprenait à tout remettre en question, constamment, où l'on évoquait à chaque instant le goût de la découverte. L'efficacité de cette entreprise, il leur suffisait d'ouvrir les yeux pour la constater : l'électricité, la radio, les machines agricoles ou les avions étaient les produits de ce monde occidental.
La culture arabe, et encore moins la « culture nationale algérienne », dont ils n'avaient pas le sens, ne pouvaient avoir à leurs yeux le même prestige. La fascination de l'Occident l'emportait et ce combat du pot de terre contre le pot de fer terminait par le dédain de l'héritage arabe.
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C'est en ce sens qu'il y a eu « déculturation », elle n'eut rien de volontaire. Elle fut le résultat de la confiance de l'Occident technique dans ses moyens et dans ses valeurs. Les jeunes musulmans étaient « déculturés » dans la mesure exacte où les jeunes héros de Barrès étaient « déracinés ». Si la culture française tendait en Algérie à couper de jeunes Arabes ou de jeunes Berbères de leurs traditions, de leur passé, elle tendait, elle tend en France exactement au même résultat. Elle les rendait étrangers à leurs aïeux mais pas plus qu'elle ne nous éloigne de notre Moyen-Age ou de notre période classique.
Et en leur apportant Corneille ou Romain Rolland, elle ne les privait pas d'un Corneille de Tlemcen ou d'un Romain Rolland de Kairouan, qui n'existent pas. Elle les enrichissait, comme nous nous enrichissons en découvrant Shakespeare ou Jünger.
Malgré l'indépendance, malgré le reniement de la France qui s'en est suivi, le cosmopolitisme culturel continue. Il suffit pour s'en rendre compte de lire la presse algérienne : les lettres de lecteurs protestent contre les jeunes gens qui veulent écouter de la musique occidentale, voir des films occidentaux, qui « affectent de parler français entre eux ». Les fonctionnaires également se voient attaqués : à leur guichet, ils s'obstinent à parler français, l'un d'eux faisant cette réponse : « Le français est la langue des fonctionnaires. »
Au-delà de ces habitudes, de cette mode qui n'est pas seulement une mode mais qui traduit un besoin profond, il faut voir un phénomène plus important. Dans les années quarante et cinquante il surgit un certain nombre de romanciers nord-africains. Souvent, ils mettaient en cause durement la présence française Souvent, ils étaient à la pointe du combat nationaliste. Mais Mohamed Dib, Kateb Yacine, nés en Algérie, Driss Chraibi au Maroc, Albert Memmi en Tunisie, écrivaient, écrivent toujours en français. Ce ne peut être seulement pour des raisons commerciales, et parce qu'ils trouvaient des éditeurs et un public de langue française. Aucun d'entre eux, que je sache, ne poursuit une œuvre parallèle en arabe. Mais le français était la langue de leur culture, la langue des idées. C'est de la France elle-même qu'ils avaient reçu le monde où ils étaient nés, et qu'ils avaient appris à refuser ce monde : leur protestation, ils la prononçaient en français.
Ce n'est pas le lieu ici d'étudier le bien-fondé de cette protestation. Déchirés entre leur passé et leurs aspirations cet hommes ne refusaient pas l'Occident. Ils se révoltaient contre la situation qui leur était faite, mais au nom même des valeurs apportées par ceux qui les avaient mis dans cette situation. Ils découvraient une rupture entre leur passé et leurs aspirations, sans s'apercevoir, sans qu'on leur ait appris que cette rupture, si elle était ressentie plus vivement par eux existait au sein de l'Occident.
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Le conflit du père et du fils tel qu'il existe dans « le Passé simple » de Driss Chraïbi est éclairant. Pour Chraïbi, le père est l'ennemi, le symbole du monde qu'il faut vaincre pour sortir de la prison du passé, de ses contraintes, de ses traditions. La prison détruite, on peut accéder à un monde neuf, participer à toutes ses libertés. L'héritage est un fardeau et un ennui. Les murs de la maison natale ne sont plus des signes de protection, mais des barrières. Malgré tout, le père reste respectable dans sa fidélité au passé.
On trouverait un autre aspect de cette querelle dans la « Statue de sel », d'Albert Memmi. Memmi est un Israélite tunisien, élevé à Tunis. Son livre, comme celui de Chraïbi, semble pour une large part autobiographique. Comme dans « le Passé simple », le héros rejette l'héritage de la tradition, ses coutumes, ses superstitions. Mais la figure du père y est méprisée, parce que ce père consent à l'ambiguïté de sa situation, et à une vie qui boîte entre le monde patriarcal en voie de destruction, et la société moderne où il n'entre pas complètement, où il ne pourrait entrer complètement.
Ce reniement du père s'accompagne d'une attitude constamment double à l'égard de l'Occident. Il est respecté, il est adoré parce qu'il est libérateur -- il a révélé le sommeil, la désuétude du vieux monde, îl a révélé qu'une autre vie était possible, offert d'immenses masses de connaissances. En même temps, il est haï comme intrus -- il a détruit un équilibre -- et comme infidèle à lui-même.
Albert Memmi pousse loin cette haine, et le sentiment d'être un fils de l'Occident (des philosophes du siècle des lumières à Marx) en même temps qu'il y est étranger. Le français dont il se sert, écrit-il, n'est pas une langue maternelle, ce n'est pas le patois tunisois des berceuses que me chantait ma mère. Et il en tire cette conclusion que le français pourra être pour lui la langue des idées, de la réflexion, mais qu'il ne saura jamais le faire chanter, qu'il ne sera pas poète.
Est-ce vrai, et cette seconde langue, le français, qu'il parle et écrit constamment, lui reste-t-elle étrangère. ? D'assez illustres exemples pourraient le consoler. Que pense-t-il de Joyce, irlandais, mais écrivain anglais, de Beckett, de Ionesco, de Cioran, écrivains français ?
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Étrange destin du Maghreb. Étrange pays neuf. Les Phéniciens y ont laissé leurs comptoirs, les Romains leurs routes, leurs aqueducs, leurs cirques, les Grecs y ont envoyé des statues. Et puis il y eut les mosquées arabes, les forts turcs, les villas des raïs couvertes de faïences de Delft et de boiseries italiennes (butin des vaisseaux pillés ou travail des captifs). Et nous y bâtissons à notre tour, depuis Louis-Philippe. Ce n'est pas fini. Oui, étrange pays neuf. Mais le mot a une part de vérité.
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Tour à tour, la civilisation s'allume en Égypte, en Phénicie, dans l'île de Crête, en Grèce, en Asie Mineure, à Rome, en France, en Espagne. Tour à tour, les phares s'éclairent sur le bord de la mer commune, mais ce rivage de la Méditerranée ne brille jamais que d'un éclat emprunté. C'est un pays-planète, qui reçoit sa lumière d'ailleurs, le miroir de foyers lointains et des richesses d'autrui. Quand le phare s'éteint, l'Afrique du Nord retombe dans sa nuit.
Les Berbères auraient pu emprunter leur écriture aux Phéniciens, comme le firent tant d'autres peuples, et des plus grands. Mais ils ne l'ont pas voulu. C'est à travers Rome et le christianisme que Saint Augustin parvient à l'universalité. Il écrit en latin. Pour Averroès, c'est l'Islam, c'est l'arabe qui est le véhicule. Le Maghreb est une plante sauvage, qui ne donne son fruit que par une greffe.
Depuis un siècle, la greffe est française. La tentative pour retourner vers le monde arabe ne prendrait corps que si nous assistions à une renaissance arabe profonde, et de toutes façons, il ne s'agirait pas d'une culture uniquement, directement maghrébine.
L'Afrique du Nord doit consentir à emprunter son moyen d'expression -- et hors de toute passion politique, il est incontestable que le meilleur outil, et pour longtemps, reste le français -- ou elle se refermera sur elle-même, retombera dans une de ces longues périodes de sommeil qu'elle a déjà connues, et les historiens parleront des nouveaux siècles obscurs du Maghreb.
Georges LAFFLY.
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### L'esprit des affaires
par J.-B. MORVAN
IL FALLAIT BIEN RECONSTRUIRE, produire et spéculer ; c'était une nécessité de l'après-guerre. La France s'y est adonnée comme les autres nations : il ne m'appartient point de savoir si c'est avec la même efficacité, ni s'il eût été bon, et conforme au génie de ce peuple d'égaler sur ce point tel ou tel de ses voisins. Je serais tenté pour ma part de l'excuser de n'avoir pas autant réalisé sur ce plan, et de lui reprocher de n'avoir pas, sur un autre plan, obéi à sa vocation et à son caractère. Et on peut fort bien n'être pas un prodige de l'industrie et du commerce, pas plus qu'un constructeur digne des temps pharaoniques, et se bourrer cependant l'esprit, avec volupté, de toutes les psychoses utilitaires et matérialistes. Je ne puis m'empêcher d'évoquer le sujet d'un poème entendu jadis ; de Claude Roy, je crois. C'était le moissonneur spécialisé qui s'identifia tellement à son ouvrage qu'il fut transformé en gerbe et devint « homme de paille » à force d'être « homme de blé ». Il ne me déplait pas qu'un écrivain rallié au marxisme ait dénoncé cette aliénation-là. Et il n'est pas trop tard pour en analyser les tentations.
LE PRESTIGE de l'esprit des affaires tient à certains caractères de la psychologie française, même si elle renferme d'autres éléments qui lui sont contraires. Le fameux bon sens de notre peuple s'allie souvent à une inertie imaginative et à beaucoup de respect humain. Une certaine prudence peureuse nous ramène à un niveau commun. Chacun sait que le louis d'or est seul capable de plaire à tout le monde, et en parlant millions, « briques » sur le mode jovial, « unités » sur le mode grave, on est à peu près sûr de recueillir une approbation pudique, mais profonde. Il en irait tout autrement si nous abordions la politique ou la religion. Les convictions démocratiques et socialistes qui forment le nouveau conformisme ne s'y opposent pas.
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Il suffit de souscrire à certaines formules rituelles et de donner le baptême collectiviste au louis d'or. L'intérêt général, la situation des mal-logés, le primat de l'économique sont d'excellentes cautions ; elles nous rappellent un peu toutes proportions gardées, le propos du Pharisien qui néglige ses parents en disant que toute somme « consacrée au Temple » leur profite. L'esprit des affaires se pare de nobles raisons, alors que le souci de placer son argent n'est ni sacré ni diabolique. Mais il faut trouver des alibis : on y gagne une profonde sécurité humaine, une absolution préalable.
« Trop bon ! Trop bon ! Pourquoi s'est-il mis dans les affaires ? » Ainsi raillait le Turcaret de Le Sage. Dans les affaires on ne saurait être bon ; aussi met-on parfois une certaine naïveté à ne pas l'être ou à ne pas le paraître. Le conflit est la loi, et la règle de vie : nous subissons ces conditions, nous ne voudrions cependant pas subir encore les illusions. « La plupart de nos vacations sont farcesques » disait Montaigne. Son scepticisme a du bon. Mieux vaut encore reconnaître un air de farce dans nos occupations journalières que de jouer avec conviction une fausse tragédie, ou de chercher une règle de vie et une raison d'être dans de dérisoires hostilités.
PRÉCISONS DONC ce climat des affaires, tel qu'il apparaît aux innombrables profanes qui s'y engagent. D'abord le plus anodin des textes de contrat est marqué d'un caractère d'étrangeté, et les instructions relatives aux assurances officielles et privées, ainsi qu'aux déclarations d'impôts, utilisent le même vocabulaire, où le lettré lui-même a de la peine à se reconnaître. Le public ordinaire l'appréhende comme un dialecte tribal ou un argot secret, comme un langage fermé et par conséquent hostile. Les textes rédigés avec le maximum de précision par les spécialistes ne peuvent être clairs que pour d'autres spécialistes et l'homme du peuple y flaire un style de caste, le privilège intellectuel des « importants ». Dans la suite serrée des articles, il croit discerner des contradictions là où il n'y a que prévision de cas exceptionnels. Tout engagement, toute garantie, toute certitude d'abord stable semble faire place immédiatement après à la clause de dédit à la forclusion, à la menace, à la trappe et à la porte dérobée, le tout dans un mystère nauséeux d'abstractions incohérentes.
Et quand il passe au climat des relations humaines, sa méfiance ne disparaît pas pour autant, bien au contraire. Dans l'ordre commercial, mobilier ou immobilier, dans les affaires de constructions qui sont à l'heure actuelle les expériences les plus courantes, toute affaire crée d'emblée un conflit, d'abord avec la personne ou le groupe avec qui l'on traite, et presque simultanément avec les gens qui se trouvent théoriquement unis à nous par la Communauté intérêts. Par rapport à l'objet général de la négociation n'importe quelle opposition ou simple divergence de jugement prend un retentissement considérable.
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Il faut « se défendre » ; et ceux qui paraissent enclins à se défendre avec un peu moins d'âpreté sont par nous soupçonnés de lâcheté ou de trahison. Le cas contraire peut exister : alors nous supposons volontiers que ceux qui nous exhortent à une défense intransigeante sont au fond soucieux de nous utiliser pour leur intérêt particulier. Quand nous voyons un de nos associés ou coopérateurs en amicale conversation avec un représentant de l'organisme vendeur, promu facilement au titre de « partie adverse » et ensuite non moins facilement considéré comme ennemi virtuel puis réel, alors nous fronçons le sourcil, sans savoir d'ailleurs si les propos échangés ne concernent pas la pluie et le beau temps, l'ouverture de la pêche ou la santé du marmot dernier-né.
Si nous sommes personnellement chargés d'une fonction dans la défense commune du groupe, nous en tirons un supplément d'âpreté, car assumer un service collectif demande toujours « qu'on en fasse plus » -- peut-être « qu'on en fasse trop ». Nous nous gardons de tout esprit de concession, sans savoir si c'est par dévouement loyal à l'égard des mandants, par gloriole ou par respect humain. Nous serions d'ailleurs incapables de dire si la concession serait plus raisonnable que l'âpreté.
L'HOMME D'AFFAIRES occasionnel ou novice passe ainsi par des états successifs de confiance et de méfiance ; il est amené à regretter ses mouvements de conciliation et ses moments de détente dès qu'une rumeur bien ou mal fondée, un propos judicieusement rapporté ou mal interprété lui donne à penser que la partie adverse s'est empressée d'en profiter et d'en abuser. Il découvre ensuite que la rareté est chose respectable et respectée. Je me suis parfois amusé à rêver en marge de Molière. Et le personnage d'Harpagon, dans son rôle d'usurier impitoyable, m'a suggéré la pensée d'écrire l'histoire de sa jeunesse. D'abord généreux, et assez insouciant distributeur d'écus et de pistoles, Harpagon découvre qu'il y a faiblesse et non pas altruisme à laisser sa monnaie entre les mains de mendiants ivrognes, d'infirmes douteux, de déclassés goguenards, de marchands esbrouffeurs. Il réagit à chaque fois, mais d'une réaction instinctive que nul recours à une philosophie religieuse de la vie ne vient éclairer, et la réaction devient une mécanique. Maintenant usurier, il se venge sur des inconnus innocents, par sa propre effronterie, de l'effronterie intéressée de ses anciens emprunteurs à fonds perdus, et de ses naïvetés de jadis. Il a aussi vieilli, il sent s'écouler le monde et il essaye de le retenir par un attachement désespéré aux choses vétustes : en prolongeant la durée de vieux mots ébréchés et d'un mobilier bancal, il croit dérisoirement remporter des victoires sur la mort.
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L'objet, l'affaire, emplit le paysage intellectuel, rayonne, prolifère et mange le temps. « Affaire », « à faire », c'est un mot chargé d'un impératif catégorique qui à lui seul tend à orienter nos biographies individuelles. Or nous vivons en un temps où la matérialisation des esprits, l'abaissement d'une vie religieuse authentique, font que le paysage intérieur est déjà vide, que la durée psychologique est sans rythme et sans contenu, et que les âmes privées de direction suprême sont prêtes à adopter le premier signal venu. Les affaires exigent de nous un alignement de toutes les idées. Elles requièrent des points de vue réduits, résumés, frappants, ramenés au cadre d'efficacité de la conversation d'affaires. Les phrases nécessaires se cristallisent : bientôt nous les savons par cœur, et les autres les savent aussi, d'ailleurs... L'intention se durcit dans un cérémonial de palabre. Or, s'il nous est indifférent d'apprendre par cœur un théorème, un slogan, un règlement, il devient inquiétant pour nous de savoir nos idées par cœur, et de nous y sentir nécessairement enveloppés et fixés. Ce que j'ai dit hier ; je dois le redire aujourd'hui et demain, sous peine d'être jugé versatile. Aucun mouvement de conciliation ne saurait être spontané ; mais nous ne devons pas non plus donner l'impression d'être les naïfs de la dureté, obstinément attachés à une prérogative au point de renoncer à de fructueux arrangements. A nous de laisser supposer des arrière-pensées, réelles ou inexistantes, des abîmes de malice et de finauderie ; ne comptons pas pourtant trouver là un assouplissement de l'âme : ce n'est qu'une progression dans l'art de la palabre, et la sclérose du rituel. Chacun sait que l'expression « une franche poignée de mains termina le débat » est devenue elle-même un inquiétant cliché ; l'esprit des affaires consomme et exténue le langage même.
AINSI NOTRE PERSONNALITÉ, en obéissant à l'esprit des affaires, nous devient extérieure, quelque peu suspecte, elle pèse comme une carapace que nous aurions nous même produite et épaissie. Tout le monde sans doute, agit ainsi ; mais cette intégration à une communauté de gestes et de comportements nous console peu. Le résultat obtenu à la fin de ces transactions, même s'il est favorable, n'appartient plus tout à fait à celui qui en a conçu le projet, car la part de méditation préalable s'est trouvée simplifiée et réduite en son esprit même, et modifié extérieurement par le jeu des interférences sociales indispensables à la réalisation. Est-ce pour cela qu'on avait fait observer à Figaro « que l'amour des lettres était incompatible avec l'esprit des affaires » ? En fait, en dépit de toutes nos précédentes observations, les affaires exaltent le parfum d'une grossière mais enivrante poésie. Les manifestations extérieures auxquelles conduisent leurs négociations, mettent l'homme sur le théâtre et lui assurent un public. Ces mises en situation sont évidemment bien moins sensibles à l'homme d'affaires professionnel, éprouvé, qu'au profane nouvellement initié, qui surtout nous intéresse du point de vue de la « conjoncture » intellectuelle et morale.
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Lui va ressentir aussi la manière dont les affaires envahissent l'imagination. L'homme qui haussera les épaules devant un poème classique, une chanson moderne ou une méditation mystique, se trouvera sans défense et sans prudence au moment de fournir une adhésion passionnelle qui paraîtra posséder la sanction, rassurante de l'utile et du concret. L'esprit des affaires a ses névroses, ses complexes et ses vertiges, et même ses troubles physiologiques. Un médecin me citait le cas d'un ouvrier qui s'était mis à son compte, et qui fut rapidement atteint d'un ulcère à l'estomac. On se suicide plus facilement pour l'argent que pour toute autre cause de mélancolie. L'argent ne nous aime pas, il est enfant de Bohême et les plaies d'argent sont mortelles. Le temps inflige à l'argent une perpétuelle corrosion. L'esprit des affaires s'abandonne à la panique, cherche à colmater les trous du tonneau percé. Une psychanalyse de l'argent pourrait collectionner les images et les symboles de ces névroses. On connaît la citrouille de Joseph Pasquier. « Autrefois, je croyais, oh ! je ne m'en cache pas, je croyais que l'argent était immortel. L'argent meurt comme tout. L'argent meurt pour un rien. Et il faut toujours l'empêcher de mourir... Joseph se rappela ses promenades à travers le potager de Montredon. Le jardinier lui disait : Monsieur, quand une citrouille cesse de grossir seulement pendant une minute, eh bien ! ... c'est qu'elle est fichue, c'est qu'elle est bonne à pourrir ; et ça se devine tout de suite... Et Joseph se disait : Une fortune, c'est comme une citrouille. Si elle cesse de croître seulement une minute, c'est qu'elle est malade. » Tant de gens raisonnent comme le personnage de Duhamel ! Obsession matérialiste du gonflement, mais aussi réflexe d'une nation hier encore en majeure partie paysanne, où l'ouvrier ne peut imaginer que l'usine ne soit pas éternelle, car aux yeux de ses ancêtres, l'exploitation agricole avait une sorte de présence indéfiniment assurée.
L'HOMME est toujours tout entier présent dans l'homme : on n'aurait pas besoin de solliciter beaucoup l'analyse pour trouver dans l'esprit des affaires les humeurs infantiles d'un âge que l'adulte croit révolu : ainsi, le plaisir de parler, de connaître les mots triomphateurs. Les formules et les consignes des « mots de la tribu », des devises de clan. L'homme d'affaires, surtout novice, raisonne comme le féodal dont Taine a défini schématiquement la notion d'honneur : « Il fallait qu'il se protégeât lui-même et qu'il se protégeât trop : celui qui tolérait le moindre empiètement passait pour faible ou lâche, et tout de suite devenait une proie. » Si le déterminisme économique et social avait suffi à expliquer semblable attitude, le siècle du libéralisme manufacturier eût anéanti ces humeurs pointilleuses. Mais comme elles sont partie intégrante de notre fond humain, elles n'ont été que transposées. Le marxisme lui-même ne tuerait pas l'esprit des affaires.
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On l'observerait facilement dans des milieux où le profit immédiat n'apparaît pas, du moins avec autant d'urgence : dans les rivalités entre les administrateurs et les administrations, où chacun tire la couverture financière pour assurer le destin et le prestige des réalisations projetées ; dans la pratique du syndicalisme, qui discute en hommes d'affaires et feint délibérément d'ignorer la partie adverse. Les patrons, ou l'état-patron, dit-on, se débrouilleront toujours : libéralisme implicite et secret qui s'accommoderait sans doute fort mal d'une participation économique aux intérêts de l'entreprise ! L'esprit des affaires peut toujours servir d'arme critique, de lieu commun, de censure facile et à sens unique, de piqûre paralysante dans le « dialogue ». Seul un pragmatisme cynique pourrait en voiler le caractère psychologique universel, et les contradictions intérieures à chaque homme.
IL EST PERMANENT, il constitue à chaque siècle cet esprit des « enfants du siècle » dont parle l'Écriture. Remarquons la probité critique et le détachement que postule dans l'Évangile ce mot de « siècle » alors que pour nous le mot d' « actualité » est prestigieux, indiscutable, paré de couleurs chatoyantes comme un oiseau de paradis. Aucune morale digne de ce nom ne pourra avaler « l'esprit des affaires », pas plus qu'on ne peut espérer l'éliminer par une quelconque révolution, ou l'exorciser par les anathèmes pharisaïques d'une philosophie d' « intellectuels ». S'il nous fallait écrire après La Bruyère un nouveau chapitre « Des bien de fortune », nous insisterions peut-être sur la nature de chacun de ces biens, pour prouver que l'esprit des affaires ne suffit pas à la plénitude des espérances que nous y apportons. Ainsi la maison est le projet actuellement le plus commun : il éveille d'une manière immédiate l'image de la maison neuve, thème de combinaisons techniques et « publicité. Il n'était pas bon qu'elle évoquât seulement, comme dans la poésie romantique, les doléances sur les charmes d'un passé fugitif ; cependant nous ne pouvons pas nous contenter non plus de la simple réalisation mécanique d'un habitacle matériel pour individualités passagères ou indifférentes. Construction du foyer au sein même de l'idée d'une construction de maison ; culte marial, culte de la Sainte Famille, présence de l'âme au milieu de la pierre, du fer et du béton. Et de même, quoique d'une manière moins directement perceptible, une résurrection peut toujours être suscitée afin d'atteindre ce qui reste à faire, après les affaires. Mais si la religion ne connaît plus que le langage économique, sociologique et syndicaliste qui tend à s'instaurer au sein de la théologie même, et qui n'est au fond que le jargon des affaires, comment proposerons-nous à l'homme un autre culte que celui de la citrouille de Joseph Pasquier ?
Jean-Baptiste MORVAN.
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### Histoire de la Protestation de sainte Bernadette
par Henri MASSAULT
LE TEXTE INTÉGRAL de la *Protestation* de Bernadette a donc, pour la première fois en avril 1966, été rendu public ([^22]). Mais la *Protestation* est au moins aussi importante par son histoire que par son texte. En le publiant, nous avons expliqué qu'il ne prend sa signification que dans le cadre des circonstances qui l'avaient rendu nécessaire. Il faut maintenant apprécier en outre, avec le recul du temps, les oppositions dont la *Protestation a* été l'objet.
En effet, un document resté inédit et à peu près ignoré n'aurait pas dû, semble-t-il d'abord, provoquer contre lui l'acharnement violent que l'on constate, fondé sur des inexactitudes et sur des calomnies. Cet acharnement est lui-même un élément d'appréciation hautement significatif, qui appartient à l'histoire, et dont il faut examiner soigneusement la nature et les graves conséquences, -- conséquences qui durent encore.
\*\*\*
Après son entrevue avec Bernadette, Henri Lasserre envoya une copie de la Protestation à Mgr Laurence, évêque de Tarbes ([^23]). C'était convenu avec l'évêque de Nevers, Mgr Forcade, qui avait écrit de sa main en tête du document déjà rédigé :
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Je permets à la sœur Marie-Bernard de signer, sur la promesse à moi faite par M. H. Lasserre que ce document sera communiqué à Mgr l'Évêque de Tarbes et ne sera pas publié.
Nevers le 13 Novembre 1869
Augustin, Év. de Nevers ([^24])
Dans sa lettre d'envoi, l'historien expliquait les motifs, la portée et les conséquences de la *Protestation*, en insistant sur la nécessité de supprimer la *Petite Histoire*. Puis il ajoutait quelques pages sur les abus du commerce autour de la Grotte.
Avec son habituelle franchise, l'abbé Peyramale lui écrivit ce qu'il pensait de ce long exposé :
Votre première partie est un chef-d'œuvre ; jamais on n'a fait de plus formidable réquisitoire : c'est serré, c'est concluant, c'est écrasant.
Historien contredit, vous êtes dans votre droit, et vous exercez un devoir sacré en demandant la suppression de la *Petite Histoire.* Vos arguments sont sans réplique, et vous portez le coup de grâce avec la *Protestation* de Bernadette, seul témoin autorisé en la matière. Ce sont là de vos coups.
\[...\] Quand vous attaquez les abus de la Grotte vous n'êtes plus sur votre terrain, dans votre rôle ; vous semblez empiéter sur le terrain d'autrui. L'histoire de l'apparition que vous avez écrite si consciencieusement, vous devez la défendre envers et contre tous. Mais si l'Évêque achète des propriétés pour agrandir ou embellir la Grotte, si à la Grotte on vend des cierges, des bouteilles, de l'eau, votre conscience ne vous fait pas un devoir d'intervenir, de signaler ces abus, de demander la suppression de ces scandales.
Dans le premier cas vous exercez un droit qu'on ne peut pas vous contester, vous remplissez un devoir impérieux. Dans le second cas il semble que vous vous les arrogez.
182:104
« *Franchise d'un véritable ami* », ajoutait le bon curé qui, on le voit, ne fut pas pour Lasserre un flatteur animé d'une béate et blâmable bienveillance. Il avouait ses craintes quand il ne comprenait pas le précurseur de l'action des laïcs dans l'Église.
L'historien savait que, pour ne pas se heurter à une résistance dont la bienveillance du Prélat était incapable, il fallait que la décision ne traînât pas en longueur.
Les délais de l'évêché n'ont jamais servi qu'à l'influence de l'entourage et aux intrigues. ([^25])
Il demanda donc une prompte réponse :
Si, par impossible et ce qu'à Dieu ne plaise, Votre Grandeur, cédant à des influences funestes ou à des oppositions impies, refusait de désavouer le scandale de la Légende et de supprimer le scandale du commerce, je n'hésiterais pas, après avoir consulté Dieu, à faire imprimer cette lettre, à appeler le public à mon aide et à invoquer aussi son témoignage. En même temps j'adresserais ma lettre à tous les évêques et porterais mes plaintes jusqu'à Rome, avec l'espérance assurée que la très sainte cause dont je suis aujourd'hui l'indigne avocat, trouverait pour la défendre et la faire triompher, des voix plus puissantes et plus autorisées que la mienne ([^26]).
En envisageant ces recours, Lasserre n'oubliait pas sa promesse à Mgr Forcade.
Mais, a-t-il écrit, nous savions qu'une telle crainte (que Mgr de Nevers nous avait d'ailleurs permis de faire naître) était absolument nécessaire pour \[avoir\] quelque chance de réussite. Nous savions, par une longue expérience, que les conseillers de Mgr Laurence ne reculaient pas devant le mépris formel de la vérité connue et qu'ils ne cèderaient que devant la peur du grand jour ([^27]).
Le P. Sempé conçut en effet de vives inquiétudes. L'année précédente, pour raconter les Apparitions, il ne s'était pas soucié d'aller questionner Bernadette. Mais dès que sa *Petite Histoire* et sa réputation d'écrivain furent en danger, il fit tout de suite le voyage de Nevers avec l'espoir d'y faire signer un démenti de la *Protestation*.
183:104
J'eus pour introducteur au Couvent des Sœurs de la Charité de Nevers une lettre sévère de Mgr Laurence ; aussi je fus accueilli avec une convenance parfaite, mais avec une grande réserve et une prévention mal déguisée ([^28]).
En réalité cette lettre était entièrement écrite par le P. Sempé au nom de l'évêque :
Madame la Supérieure,
...J'envoie le P. Sempé, Supérieur des Missionnaires de N.-D. de Lourdes, pour vous exprimer notre surprise et notre douleur de cette protestation, accordée à M. Henri Lasserre, et sans que nous en ayons été prévenus.
Je vous prie, Madame la Supérieure, d'entendre les explications du P. Sempé, et de le mettre en rapport avec la sœur Marie-Bernard, afin que vous puissiez concerter avec lui les meilleurs moyens de procurer la connaissance de la vérité, la gloire de Dieu et de sa Mère et l'édification des âmes, et surtout prévenir le scandale dont nous menace M. Lasserre ([^29]).
Le mot SURTOUT est ici la clé de la suite des événements. Il montre la hiérarchie des préoccupations : la vérité, la gloire de Dieu, l'édification étaient, certes, très désirables ; mais un certain esprit « clérical » subordonnait tout cela à la justification du Supérieur des Chapelains. Il fallait sauver ce qui était SURTOUT important à ses yeux, c'est-à-dire sa *Petite Histoire* et son renom d'historien fidèle.
Rien d'étonnant alors que Bernadette n'ait pas voulu conniver à de tels soucis. Elle refusa catégoriquement de démentir la *Protestation* et de rien signer. Le P. Sempé n'emporta de Nevers qu'une maigre compensation : une réponse de la Mère Imbert, Supérieure Générale, à Mgr Laurence, où les excuses, les explications et même le désir d'atténuer prouvent combien l'enquêteur avait su dissimuler sa propre irritation derrière un courroux de son évêque soi-disant bafoué par le désaveu de la voyante.
184:104
Si nous suggérons ici que l'auteur de la *Petite Histoire* a peut-être été le seul à se vexer de ce désaveu et qu'alors il a pu essayer d'obtenir réparation en arguant faussement de l'affliction qu'en aurait ressentie l'Évêque de Tarbes, notre hypothèse paraîtra aussi déplacée qu'audacieuse. Eh bien, il existe un témoignage assez précis pour authentifier cette explication qui éclaire d'un jour nouveau l'enquête du 16 novembre à Nevers et toutes les querelles qui ont suivi. En 1879, Mgr Forcade a publié ceci :
Lorsque, peu de temps après, arrivant à Rome pour le Concile, j'y rencontrai Mgr Laurence, ce vénérable Prélat me dit aussitôt :
« Quel tour m'avez-vous donc joué ? Depuis son voyage à Nevers, M. Lasserre ne cesse de me menacer de je ne sais quel document qui serait très compromettant pour mes missionnaires de Lourdes et pour moi, et que vous auriez signé de concert avec Bernadette. »
-- « C'est un document qui doit vous être bien connu ; M. Lasserre m'a formellement promis de vous le communiquer, etc. » (*sic*)
Et je lui racontai ce qui s'était passé.
« Il ne m'en a jamais montré une ligne, reprit Mgr de Tarbes. Il cherche seulement à s'en faire vis-à-vis de nous un moyen d'intimidation. » ...
Le pauvre Prélat mourut sans avoir jamais reçu la communication qu'on m'avait si positivement promis de lui faire ([^30]).
Si Mgr Laurence n'a JAMAIS connu la *Protestation*, il n'a pu en être chagriné ni s'en plaindre, et tous les documents qui le mettent en cause à ce sujet deviennent plus que suspects. Dans ce cas le P. Sempé, toujours très sûr de l'excellence de ses propres sentiments, les aurait prêtés au Prélat non informé de l'affaire à cause de son âge et de sa maladie ; puis il aurait agi, selon son habitude, au nom de l'Évêque de Tarbes. Le moins qu'on puisse dire c'est que sous le couvert de bonnes intentions, cela frise l'abus de confiance vis-à-vis de tout le monde...
Mais ce qu'affirme Mgr Forcade pourrait être faux et inventé pour noircir Lasserre ? En étudiant son témoignage, nous verrons que cette solution ne serait pas plus honorable que la première.
185:104
Toujours est-il que la Supérieure Générale répondit à la lettre rédigée par le P. Sempé.
Je suis désolée de la peine qu'éprouve Votre Grandeur au sujet de la contestation survenue entre les RR. PP. de Lourdes et M. Lasserre. Ici la chose s'est passée fort simplement puisqu'il ne s'agissait que de rectifier certains faits avancés dans les Annales de Lourdes. J'ai été simple auditeur dans les interrogations faites par M. Lasserre à ma Sœur Marie-Bernard, et Mgr de Nevers, en permettant à notre jeune sœur de donner sa signature, a cru sanctionner la vérité des faits en question.
Sœur Marie-Bernard n'ayant point lu les *Annales,* pas plus que le livre de M. Lasserre, n'a cru nullement protester contre l'ensemble d'un récit qu'elle ne connaissait pas. Évidemment il y a eu un malentendu que je déplore vivement.
Combien il m'est pénible, Monseigneur, de penser qu'en cette circonstance, et bien involontairement, nous avons pu vous affliger, nous qui sommes si reconnaissantes de la bienveillance toute paternelle dont vous daignez nous honorer ([^31]).
Cette lettre fut apostillée deux jours plus tard par Mgr Forcade, en route pour Rome où l'appelait la prochaine ouverture du Concile du Vatican. Alarmé lui aussi par le P. Sempé qui l'avait poursuivi à Bordeaux, puis à Montauban avec un message analogue, il se déclare navré de l'ennui causé par « *un si fâcheux incident* » qu'il avait pu prévoir, mais sans devoir le craindre.
\*\*\*
La Protestation avait à peine un mois d'existence, et déjà elle n'était plus un simple moyen d'établir la vérité historique. Elle devenait une cause de petite guerre entre deux évêchés. Elle dégénérait en querelle mesquine sur la question de savoir si l'humble Sœur Marie-Bernard avait le droit de démentir la *Petite Histoire* approuvée par Mgr Laurence ; et si ses Supérieures n'auraient pas dû lui imposer silence pour éviter de blesser l'autorité épiscopale ! Que ces susceptibilités et ces discussions administratives étaient loin du respect que méritaient le témoignage de Bernadette et l'apparition de Notre-Dame de Lourdes !
186:104
Le P. Sempé revint à Lourdes convaincu que Bernadette avait librement témoigné contre le récit des *Annales.* Mais il croyait tellement que son honneur personnel était indispensable à celui de la Grotte qu'il ne lui paraissait pas possible de reconnaître ses erreurs. Il se déclara donc enchanté de sa rencontre avec la Voyante qui, selon lui, avait démenti toutes les attestations que M. Lasserre pourrait avoir l'audace de lui attribuer. Il se savait protégé par la promesse de ne rien publier là-dessus.
Cependant une curieuse disposition de la Providence infligea aux Chapelains les mêmes entraves qu'ils avaient fait subir à Lasserre : ils ne purent obtenir l'autorisation épiscopale pour faire paraître en un volume la *Petite Histoire* que les *Annales* achevaient de publier. Pour avoir quelque chose à vendre sur les Apparitions, ils furent réduits à faire approuver par Mgr Laurence, le 22 novembre, une *Petite Notice* de 24 pages où ils n'osaient pas reprendre les légendes repoussées par la *Protestation.*
Cet échec est la raison d'une lettre vengeresse que l'historien reçut quelques jours après :
Monsieur,
Nous avons lu avec attention votre lettre du 3 novembre et, nous ne devons pas vous le dissimuler, cette lecture nous a causé une affliction profonde. Comment vous, Monsieur, avez-vous pu formuler contre l'administration de l'Œuvre de la Grotte des accusations aussi injustes que celles contenues dans votre long mémoire ? Il est de notre dignité de ne pas y répondre.
Quant à la déclaration de Bernadette, nous avons pris nos informations ; nous sommes parfaitement édifiés : cela nous suffit.
Vous savez tout ce que nous avons fait pour vous...
Aujourd'hui nous ne pouvons voir en vous qu'un ennemi de l'œuvre que vous avez tant exaltée.
Nous prierons la Vierge Immaculée de vous inspirer des sentiments meilleurs.
Je suis, Monsieur, avec une parfaite considération, votre très humble serviteur ([^32]).
187:104
Le *mémoire* dont il est question ici est la lettre d'Henri Lasserre à Mgr Laurence, datée du 3 novembre et contenant de la page 24 à la page 28, le texte intégral de la Protestation, de telle sorte qu'il était impossible d'avoir lu l'un sans l'autre ; les *accusations* sont les plaintes sur le commerce des Chapelains pages 38 à 48 ; les *informations* font allusion au voyage du P. Sempé à Nevers ; quant à ce que l'évêché aurait *fait pour l'historien*, ce n'est qu'un injuste renversement des rôles.
Quel fut l'auteur réel de cette lettre ? ...
Nous n'en transcrivons pas ici la mention finale *B. S. Év. de Tarbes*, parce qu'il est certain que Mgr Laurence n'a jamais eu de tels sentiments, ni en ce jour où il partait pour Rome, ni à aucun autre moment. Ses correspondances personnelles avec Lasserre le prouvent. De plus la graphie de cette signature ne souffre pas comparaison avec les signatures authentiques du Prélat. Enfin cette épître était l'écho de rapports et d'interprétations tellement erronés que le P. Sempé lui-même n'a pas osé la publier, même dans ses pamphlets les plus virulents. Il n'en a extrait (et ses continuateurs aussi) que les deux phrases : « Vous savez... tant exaltée », tandis que Lasserre l'a transcrite entièrement dans sa Supplique au Saint-Office avec quelques commentaires sans réplique et en l'attribuant aux Chapelains.
L'abbé Peyramale avait vu juste : la plainte contre le mercantilisme avait blessé au vif et la *Protestation* passait à l'arrière-plan.
Par le même courrier, Henri Lasserre recevait une consolation et un hommage autrement valables pour l'histoire de Lourdes. C'était le verdict d'un laïc précurseur, comme lui, et habitué à considérer la grandeur et les intérêts de l'Église sous des aspects moins mesquins et plus vrais. Le comte de Montalembert lui écrivait :
Dans ma longue carrière d'historien, j'ai trop souvent abordé le surnaturel pour ne pas m'en méfier extrêmement dans la vie contemporaine... Mais ce récit en lui-même m'a tellement ému et entraîné que, une fois votre livre commencé, je n'ai pu m'en séparer avant de l'avoir lu d'un bout à l'autre. Je vous remercie humblement, mais cordialement du bien que vous avez fait à mon âme. Je vous félicite aussi d'avoir été choisi pour rendre ainsi témoignage à la vérité, à la justice et même à la liberté, toutes les trois intéressées à ce nouveau triomphe de la dévotion à Notre-Dame... ([^33])
188:104
Contre toutes les évidences, le P. Sempé s'obstinait à méconnaître ou à nier le bien immense que faisait l'ouvrage d'Henri Lasserre. Il finissait par croire lui-même, -- comme font souvent les esprits peu sûrs -- aux récits fantaisistes qu'il répandait autour de lui sur son voyage à Nevers et sur les circonstances dans lesquelles la *Protestation* avait été recueillie.
L'historien fit une ultime tentative pour le ramener à la réalité :
Monsieur le Supérieur,
...J'avais pensé que Mgr Laurence, éclairé par la déclaration de Bernadette, donnerait satisfaction aux droits de la vérité : mais après m'avoir promis une prompte solution ([^34]) Mgr s'est abstenu de me répondre, et j'apprends qu'il vient de partir pour Rome.
Accomplissant mon devoir jusqu'au bout, je porte donc la question devant Rome et devant les Pères du Concile à chacun desquels est destiné un exemplaire de l'imprimé que vous recevrez par le même courrier ([^35]).
Toutefois avant de mettre à la poste cet envoi qui arrivera à Rome presqu'aussitôt que Mgr, je fais une suprême tentative. En présence de la déclaration de Bernadette et en présence de la réalité des faits, en présence d'un tel déni de justice accompli à la face de Dieu, vous jugerez vous-même, Monsieur le Supérieur, sur qui, devant le Ciel et devant les hommes, pèsera la responsabilité de ce débat dont l'issue n'est pas douteuse. C'est à vous, Monsieur le Supérieur, de vous demander au saint autel, avant de recevoir le corps redoutable de Jésus-Christ, où est votre devoir envers la vérité, envers l'Église, envers l'Évêque dont on a engagé la vieillesse dans cette voie déplorable où il récoltera des fruits si amers ([^36]).
189:104
La réponse du P. Sempé fut étonnante. Il était désormais en pleine illusion. Son imagination avait déformé la plupart des faits dans le sens le plus favorable à ses préjugés et à la *Petite Histoire*. Il allait donc jusqu'à se dire capable de *prouver* tout ce qu'il avançait, au point que son épître était une menace d'un bout à l'autre :
... Si Dieu permettait le scandale dont vous nous menacez... il serait prouvé que vous n'auriez poursuivi la *Petite Histoire* publiée dans les *Annales* que pour avoir le monopole le plus exclusif de l'histoire de N.-D. de Lourdes... il serait prouvé que les détails, très secondaires, contestés par vous dans la *Petite Histoire*, sont affirmés par des témoins nombreux, sérieux et très importants, que vous n'avez pas interrogés ; que certains sont affirmés par Bernadette.
Quant à votre livre qui aurait pu être excellent si vous aviez écouté nos observations d'amis, \[il contient\] des inexactitudes et des injustices contre lesquelles des réclamations graves existent.
Il serait prouvé que vous auriez abusé de la confiance, de la simplicité de Bernadette, de ses oublis, qui vous étaient connus, pour lui faire signer, contre l'ensemble et la physionomie du récit qu'elle n'a jamais lu, ni entendu lire, une déclaration dont elle n'a compris ni la portée, mi même toute la signification ; déclaration qu'elle a formellement contredite sur plusieurs points devant moi et devant témoins, quelques jours après ; déclaration qui troubla singulièrement sa conscience dès qu'elle l'eut signée, qui lui fit verser d'abondantes larmes et la rendit malade quelques jours.
Il serait prouvé que vous auriez abusé de la confiance de Mgr l'Évêque de Nevers, qui, cédant à vos obsessions, n'autorisa la signature de Bernadette, qu'à la condition, écrite de la main (biffé : de Bernadette) du prélat sur la déclaration toute raturée, qu'il n'en serait fait d'autre usage que celui autorisé par Mgr l'Évêque de Tarbes.
Tous verraient enfin que vous auriez répondu à la confiance, à la patience, aux indulgentes bontés de Mgr l'Évêque de Tarbes, par une ingratitude sans exemple.
Quant aux missionnaires de N.-D. de Lourdes qui vous ont toujours traité en ami, et que vous auriez bien gratuitement essayé de traîner dans la boue, ils continueront à prier pour vous... ([^37])
190:104
Monopole exclusif, témoins nombreux, inexactitudes et injustices dans *N.-D. de Lourdes*, réclamations graves, contradiction de Bernadette en larmes et malade, abus de confiance, ingratitude, obsessions, ratures : autant d'affirmations fausses, d'accusations sans preuves et faciles à démentir. C'est pourquoi PROUVER tout cela devint désormais l'idée fixe du Supérieur. Comme c'était impossible, il obvia à son impuissance en s'acharnant à persuader quelques Prélats du bien-fondé de ses griefs afin de les leur faire dire, écrire et signer sous leur haute autorité.
Cette vaste entreprise de tromperie commencée à l'évêché de Tarbes s'étendit bientôt à l'opinion publique, et de la façon la plus imprudente. L'abbé Pomian, confesseur de Bernadette au temps des Apparitions et vicaire à Lourdes, l'écrivit à Lasserre :
Il se dit ici des choses graves que vous pouvez ignorer et qu'il est bon que vous sachiez. Le Père Sempé aurait été dernièrement à Nevers, aurait vu Bernadette et en aurait obtenu des déclarations opposées à celles qu'elle vous a faites. La Protestation qu'elle aurait faite devant vous contre certains passages des Annales ne serait due qu'à la pression qu'elle aurait subie. De sorte que la Sœur Marie-Bernard dirait le blanc et le noir sur le même sujet. Quel malheur si, à la suite de débats qui tomberaient dans le domaine public, l'on pouvait opposer Bernadette à elle-même ([^38]).
Il est évident que si Lasserre avait « *sollicité les termes de Bernadette* », comme on a essayé de le prétendre encore récemment avec beaucoup de légèreté, celle-ci aurait refusé de signer. En cas d'inattention ou de pression, les témoins de l'entrevue ne seraient pas restées passives. Et si la diligence de tous avait été surprise sur le moment, la falsification eût été dénoncée aussitôt après, par respect pour la vérité et pour le témoignage de la Voyante de Massabielle.
191:104
Une contre-enquête s'imposait auprès des Sœurs de Nevers qui avaient assisté aux deux interrogatoires des 13 octobre et 16 novembre, car elles étaient les mieux placées pour rétablir la vérité. L'historien leur soumit textuellement ce que le P. Sempé venait de lui écrire. Il leur envoya en même temps une copie de la Protestation et les numéros des *Annales* auxquels elle se référait, et il questionna la Supérieure Générale en termes si nets qu'elle ne pouvait éviter de les contredire si besoin était.
Vous vous souvenez, ma très Révérende Mère, de mon scrupuleux interrogatoire, du respect avec lequel j'ai questionné la sœur Marie-Bernard, de l'extrême modération, remarquée par vous-même, avec laquelle j'ai transcrit ses réponses, atténuant même la vivacité de sa protestation sur plusieurs détails. Vous vous souvenez de la complète spontanéité de ses déclarations et nul plus que vous ne peut savoir qu'il n'y a pas eu la moindre pression. Or il me paraît moralement impossible qu'elle ait contredit en quoi que ce soit ses affirmations si nettes, si positives, si soigneusement examinées à trois reprises différentes, tant j'avais à cœur d'éviter toute chance d'erreur et toute légèreté d'affirmation en matière si grave...
Mgr de Nevers ne m'a pas autorisé à publier la Déclaration, mais à tout faire pour donner la crainte qu'elle le serait afin d'obtenir la suppression de la Légende et des abus criants que vous connaissez...
\[Dites-moi\] s'il est un seul détail (et quel serait ce détail) sur lequel la sœur Marie-Bernard se contredirait elle-même ([^39]).
La position de la Mère Imbert serait devenue tout à fait inconfortable si Henri Lasserre s'était soucié, lui aussi, de convenances et de susceptibilités. Mais il en était loin, grâce à Dieu, en écrivant : « *Je vous adjure, ma très Révérende Mère, de me dire la vérité entière, jusque dans sa nuance.* » L'éminente religieuse avait ce même désir, joint à un grand esprit de paix et d'effacement dont atteste le Journal de sa Communauté :
Notre bonne petite sœur, toujours simple et modeste, ne craint rien autant que les visites et les questions. Elle a dû cependant répondre aux questions que lui ont adressées les écrivains des Apparitions de l'Immaculée-Conception. Notre petite sœur s'en est toujours tirée avec la simplicité et la naïveté qui la caractérisent. Un des écrivains, M. Henri Lasserre, a été généralement applaudi pour son livre intitulé : *N.-D. de Lourdes*, approuvé par Pie IX.
192:104
Depuis que cet ouvrage est livré à la publicité, nous recevons journellement de toutes les parties de la France des lettres adressées à ma sœur Marie-Bernard réclamant des prières pour la guérison des malades et pour des besoins de tous genres... Elle ignore qu'on ait écrit sur l'apparition... Notre vénérée Mère, dans l'intérêt de son âme, tient à ce qu'elle soit toujours humble et cachée ([^40]).
Telle était la paix qu'il ne fallait pas troubler, surtout pour une querelle suscitée dans un diocèse lointain par des Chapelains vindicatifs.
Le P. Sempé réussissait adroitement à déplacer le problème du plan de l'histoire où il se savait impuissant, pour l'amener sur celui de la polémique où il espérait en imposer par son caractère sacerdotal, par sa charge et plus encore par ses appuis. En soutenant que la *Petite Histoire* avait été confirmée par de nombreux témoins et surtout approuvée en pleine connaissance de cause par l'Évêque de Tarbes, il comptait bien que les religieuses de Nevers regretteraient amèrement d'en avoir remis à un simple laïc un démenti écrit, sans avoir au préalable prévenu et consulté avec déférence l'autorité ecclésiastique ainsi atteinte.
La Supérieure Générale répondit à Henri Lasserre par retour du courrier, sans se préoccuper outre mesure des aspects administratifs de la question. Cette pression injustifiée lui arracha tout au plus quelques ménagements diplomatiques pour l'*ensemble* du récit incriminé. Mais pour les faits et pour le témoignage de son humble novice, elle s'exprima avec un courage qui montre que sa grande âme, devinant la cabale et l'erreur, refusait de pactiser avec elles.
Monsieur,
J'ai reçu une lettre de Mgr de Tarbes en même temps que la visite du P. Sempé. La lettre du vénérable Prélat m'a causé une vive peine, je vous l'avoue.
Sa Grandeur me faisait part de la pénible impression qu'avait produite sur Elle votre mémoire. J'ai cru devoir lui répondre immédiatement que je déplorais le malentendu qu'il me semblait voir dans cette affaire ; car il est certain que ma sœur Marie-Bernard n'a pas cru protester contre l'ensemble et la physionomie du récit général de l'histoire de N.-D. de Lourdes, insérée dans les Annales ; mais seulement contre l'ensemble des faits que vous lui avez cités. Elle n'a point lu les Annales de Lourdes, pas plus que votre livre, vous le savez, Monsieur. Elle ne pouvait donc protester contre ce qu'elle ne connaissait pas.
193:104
Sr Marie-Bernard n'a pas été troublée après votre visite ; mais elle l'a été beaucoup en présence du Père Sempé ; elle a pleuré, et elle s'est contredite, par défaut de mémoire, sur certains points de peu d'importance.
Le Père Sempé s'est rendu à Bordeaux auprès de Mgr Forcade, j'ignore ce qui s'est passé dans cette entrevue.
Sr Marie-Bernard n'a signé aucune déclaration.
Je désire vivement, Monsieur, que cet incident n'ait pas d'autres suites ; mais que les intérêts de la gloire de la Très-Sainte Vierge concilient toutes choses pour le plus grand bien ([^41]).
La restriction sur « *l'ensemble et la physionomie du récit* » paraissait une concession à l'approbation épiscopale dont jouissaient les *Annales*, car sur quelques vingt-cinq pages citées à Bernadette le 13 octobre, les dix-sept qu'elle avait réprouvées suffisaient à entacher l'ensemble. Cependant Lasserre se conforma à l'avis du témoin et retrancha loyalement du texte à soumettre au Saint-Office « *la phrase qui a inspiré après coup à la pieuse sœur un scrupule, exagéré peut-être et basé sur ce qu'elle n'avait point connaissance de* TOUT *le récit publié par les Missionnaires* » ([^42]). En l'absence de l'Évêque de Nevers, de qui dépendait son autorité, et sachant les risques encourus par sa Congrégation dans un pareil conflit, la Supérieure Générale ne pouvait ni accorder plus au respect de la hiérarchie, ni contredire davantage les affirmations contenues dans la lettre du P. Sempé, ni approuver plus clairement celles de Lasserre. Cette réponse prenait en effet sa pleine valeur en fonction des questions posées et non contredites. Dès lors que les deux documents existent encore, ils sont inséparables pour tout historien impartial ([^43]). Leur rapprochement montre notamment que la Mère Imbert n'a pas contesté l'autorisation donnée par Mgr Forcade de *faire craindre* la publication du démenti de Bernadette.
194:104
L'historien avait écrit au Prélat pour lui demander confirmation de cette autorisation verbale ([^44]). La réponse n'avait pas été satisfaisante ; mais elle est de nos jours très éclairante sur certaines circonstances de cette affaire et sur l'état d'esprit de l'Évêque de Nevers moins de deux mois après la signature de la *Protestation.*
Mon cher Monsieur,
Je m'embarquais à Marseille quand j'ai reçu votre lettre du 29 novembre. Voilà pourquoi il ne m'a pas été possible de vous répondre plus tôt.
Je ne puis d'ailleurs vous accorder ce que vous voulez bien me demander. Déjà Mgr de Tarbes s'est montré très mécontent que j'aie permis à Sr Marie-Bernard, de signer. Il s'en est plaint à la Mère Générale et à moi-même en termes assez vifs. Je ne pourrais exaucer vos vœux sans le fâcher tout à fait et il en résulterait de trop graves inconvénients pour les établissements de mes sœurs qui sont dans son diocèse.
Agréez donc, mon cher Monsieur, la sincère expression de mes respects avec la nouvelle assurance de mes bien dévoués sentiments.
Augustin Év. de Nevers ([^45]).
Il est manifeste que Mgr Forcade n'a gardé, sur la visite de Lasserre le 13 octobre précédent, aucun des mauvais souvenirs imaginés plus tard pour corser ses écrits. Il n'a pas contesté l'autorisation déjà donnée à Nevers, et il n'a pas même refusé à son correspondant le droit d'en user encore. S'il n'a pas cru pouvoir la renouveler explicitement, ce n'est pas qu'il l'ait trouvée injustifiée : il a préféré ne plus s'occuper de cette affaire parce qu'il a eu peur plus que la Mère Imbert, peur de prolonger des reproches et peur de susciter des vengeances.
195:104
Ce document authentique permet-il de penser qu'un Évêque de Tarbes aurait été capable d'exercer de graves représailles sur des couvents soumis à sa juridiction, sous prétexte qu'à deux cents lieues une novice de la même Congrégation a dit et signé des vérités gênantes pour les élucubrations d'un subalterne ? Non, certes ! On connaît assez bien maintenant la longue vie et le comportement habituel de Mgr Laurence pour être sûr qu'il n'a jamais envisagé de tels procédés. Il faut donc que le P. Sempé, auteur des « *lettres sévères* »*,* écrites de sa main en «* termes assez vifs *» au nom du Prélat, ait inventé ce moyen d'intimidation et que, par ses insistances, il ait réussi à faire redouter une éventualité aussi incroyable. Dans ce cas il aura nui à l'histoire car cette crainte a certainement vicié dès l'origine les témoignages sur la *Protestation.*
En capitulant devant des menaces, Mgr Forcade s'engageait sur une pente où il est facile de glisser et de ne pas rester dans une mesure que l'on croit être la prudence. On commence par être faible et on devient bientôt complice.
La manœuvre du P. Sempé était donc en bonne voie. Il n'avait plus désormais qu'à exploiter à fond la peur des complications et des ennuis entre les évêchés de Tarbes et de Nevers. Ainsi, du Prélat le mieux placé pour proclamer et défendre l'authenticité de la *Protestation*, il allait faire l'instrument de ses attaques les plus virulentes, d'abord à Rome, puis par des lettres, et enfin devant le grand public par une brochure incohérente dont nous reparlerons.
\*\*\*
Après la mort de Mgr Laurence, en janvier 1870, et en plein accord avec son successeur Mgr Pichenot, Henri Lasserre confia l'affaire de la *Protestation* au Saint-Office, ainsi que celle du commerce installé par les Chapelains autour de la Grotte. Il n'usa pas pour cela du témoignage de Bernadette comme d'un moyen de chantage car, dans le même temps, il se dessaisissait de l'original entre les mains du nouvel évêque de Tarbes ([^46]).
Le P. Sempé fut tout de suite très inquiet de l'issue d'un tel recours. Il profita donc de la vacance du siège épiscopal pour organiser lui-même sa défense comme il l'entendait, avant l'installation du titulaire et par conséquent à l'insu de Mgr Pichenot qui serait mis devant le fait accompli.
196:104
Le Supérieur commença par se plaindre à Mgr Forcade des ennuis provenant de la permission de signer accordée à Bernadette. Il le conjura de réparer son imprudence en intervenant auprès de Mgr Nina, assesseur du Saint-Office, afin d'obtenir que le tribunal romain se méfiât d'Henri Lasserre et chargeât l'Ordinaire de Tarbes d'établir l'innocence et la bonne foi des Chapelains. Il fallait avant tout éviter une condamnation par un jugement trop précipité. Dans ce but il importait de provoquer des délais et d'annoncer l'envoi d'un dossier.
Toute cette machination ne fut avouée à Mgr Pichenot que dix-huit mois plus tard quand, à la suite d'une intervention à Rome de Mgr de Ségur, elle se révéla peu efficace. Au Vatican, on estimait que les plaintes de Lasserre étaient fondées et, comme elles n'avaient été adressées au Saint-Siège qu'après avoir été, inutilement et à plusieurs reprises, présentées à l'Évêque de Tarbes qui n'en avait tenu aucun compte, on ne pouvait guère proposer au Saint-Père de tout remettre à la discrétion de l'Ordinaire, comme le voulait le P. Sempé.
La Providence n'a pas permis que le Saint-Office discrédite Lourdes et Bernadette en accordant une confiance aveugle aux moyens de défense des Chapelains ([^47]). La pièce maîtresse de leur dossier paraissait pourtant tout à fait convaincante. C'était un document accablant attribué à Mgr Laurence et qui est la base de toutes les luttes menées depuis un siècle contre la *Protestation*. Mais il n'en est pas de plus suspect à tous égards.
N'est-il pas étrange que le P. Sempé n'ait commencé qu'à la fin de 1871 à parler de ce texte daté du 28 novembre 1869 ? Il écrivit à Mgr Pichenot :
Vous connaissez, Monseigneur, le jugement très mûrement réfléchi et très charitablement formulé envers tant de calomnies que votre vénérable prédécesseur porta sur cette affaire, jugement que je joins à cette lettre ([^48]).
En voici les passages qui concernent la *Protestation :*
M. Henri Lasserre... est allé à Nevers, et, *abusant* de la *confiance simple* de Sœur Marie-Bernard (Bernadette), il lui a *fait signer* une déclaration (dont elle n'a *pas compris* une grande partie) contre les faits contestés et de plus contre l'ensemble et la physionomie du récit, qu'elle n'avait jamais lu, ni *entendu* lire.
197:104
Quant à ces faits contestés, Bernadette devait en *ignorer* certains ; elle en avait oublié d'autres, comme *elle en est convenu ;* et, quelques jours après, elle a *contredit formellement* une partie des affirmations que M. Lasserre lui avait fait signer.
Cette signature a singulièrement *troublé la conscience* de Bernadette, elle en a versé *d'abondantes larmes ;* elle en a été *malade,* quelques jours.
M. Lasserre, *abusant encore de la confiance* de Mgr, l'Évêque de Nevers ([^49]), *écrivit de sa main* à la marge de cette déclaration, *toute raturée,* qu'il n'en serait fait d'autre usage que *celui autorisé* par Mgr l'Évêque de Tarbes.
Peu de temps après, M. Lasserre envoyait cette pièce dans une *lettre très inconvenante,* à l'Évêque de Tarbes, *menaçant* de la publier dans le délai de huit jours, si le Prélat ne se soumettait pas à condamner la Petite Histoire, par une note insérée dans les Annales et dans la *forme, la plus blessante* pour les Missionnaires et s'il ne détruisait pas même matériellement la boutique ([^50]).
Dans toutes les transcriptions, le titre du document : « *Note sur M. Henri Lasserre* » a été changé en : « *Note* DE MGR LAURENCE *sur M. Henri Lasserre* » ; or de nombreuses preuves démentent cette affirmation. Ne pouvant les détailler toutes ici, disons seulement que le double feuillet, faisant figure d'original et portant le grand sceau du Prélat, n'est pas signé. Le chanoine Dantin écrit que le texte en est « *douloureux à lire sous la plume d'un Évêque loyal* » ([^51]). Il ajoute en note : « *Le texte est d'un familier de l'évêque, mais les notes en surcharge sont de l'Évêque lui-même.* » Les surcharges sont donc, aux yeux du biographe, une preuve d'authenticité du document qui, sans cela, en serait totalement dépourvu. C'est aussi l'avis du P. Cros, d'après une annotation de sa main en tête du premier feuillet.
198:104
Mais il serait bien curieux qu'ayant ajouté lui-même des notes en surcharge, Mgr Laurence n'ait pas apposé à la fin sa signature. Ou alors il faudrait conclure qu'il n'a pas voulu signer le libelle, après l'avoir lu jusqu'au bout. Il est plus probable encore qu'il n'en a jamais eu connaissance et qu'on ne doit pas le lui attribuer ni le citer sous son autorité. En effet les *notes en surcharge* ne sont pas de son écriture et elles ne figurent pas dans la première transcription, imprimée en janvier 1873 par le P. Sempé. Elles ont donc été ajoutées par une autre main, plus de trois ans après la mort du Prélat, et cette garantie unique disparaît, où plutôt elle se retourne contre ceux qui ont essayé de la faire valoir et contre le contenu.
Dès lors le document ne présente plus rien de « *douloureux à lire sous la plume d'un Évêque loyal* » et il est facile de comprendre pourquoi le Supérieur des Chapelains fut d'un avis diamétralement opposé et y vit « *un jugement très mûrement réfléchi et très charitablement formulé* » !
Il est heureux que Mgr Laurence ne soit ni l'auteur, ni le responsable de la « *Note sur M. H. Lasserre* » car il aurait fallu qu'il soit trompé et fort mal informé pour énoncer toutes les inexactitudes que nous avons pu souligner dans notre courte citation. En effet Bernadette pouvait-elle, par simple confiance, démentir ce qu'elle n'aurait pas compris, ou pas entendu lire ? Quant aux abus de confiance, contradictions formelles, troubles de conscience, larmes, maladie, texte tout raturé, lettre inconvenante, menaces, forme blessante, etc., ce sont autant de contre-vérités, qui terniraient la mémoire du Prélat s'il les avait signées. Il est bien regrettable qu'on ne puisse récuser de même les écrits de Mgr Forcade qu'il nous reste à examiner. Nous verrons comment il s'est laissé duper au point de prendre une position officielle blâmée par ses confrères dans l'épiscopat et louée par la presse athée.
\*\*\*
199:104
Que d'efforts, de démarches, de lettres, de mémoires calomnieux ! Ils n'ont valu à leurs auteurs que des échecs, mais il n'est pas oiseux d'en parler car ils appartiennent à l'histoire et ils ont eu, sur l'évolution du Pèlerinage, une influence néfaste dont il importe d'effacer les traces. Il faut les relater, non plus de façon partiale ou d'après des avis tendancieux et autorisés en apparence seulement, mais avec des documents authentiques, et en publiant, comme nous faisons, ceux qui sont encore inédits.
Il n'est pas question d'étaler les bassesses d'un haut-lieu, comme plusieurs l'ont essayé avec des intentions plus ou moins pures. Il faut simplement ne plus dissimuler des faits et des archives qui montrent comment, malgré les entreprises souvent maladroites des hommes, la Providence n'a cessé de protéger le bon renom et le rayonnement spirituel de Massabielle.
Henri MASSAULT.
200:104
### Vie et message du Padre Pio (III)
par E. BONIFACE
#### Mystère des stigmates
Quand le bruit se répandit, d'abord timidement, de bouche à oreille, que le P. Pio était stigmatisé comme saint François, les fidèles affluèrent, en masse, pour assister à sa messe et se confesser à lui.
Ses supérieurs s'émurent de cet engouement et décidèrent de faire procéder à un examen médical de ses stigmates.
En fait et pour des motifs qu'il serait difficile, aujourd'hui, de préciser, ce furent non pas un, mais trois médecins qui furent, successivement, appelés à examiner les plaies du jeune moine.
Ce serait déborder le cadre et même altérer le caractère d'une simple étude historique, que de donner un ample développement à des considérations techniques, qui n'auraient leur place que dans un exposé médical.
Au demeurant, sans méconnaître en quoi que ce soit l'intérêt d'un point de vue strictement scientifique du phénomène stigmatique, je n'attache, personnellement, d'importance à ce phénomène que dans la mesure où il fait corps avec l'ensemble des données physiologiques, mentales, psychiques, spirituelles et mystiques, qui constituent l'indivisible unité vivante de la personne du stigmatisé.
201:104
D'autre part, quelle que soit l'explication physiologique qu'on voudrait pouvoir soutenir de l'apparition, puis de la permanence -- pendant 47 ans -- des plaies stigmatiques du P. Pio, ce qui compte avant tout pour moi, c'est de donner une vue aussi objective que possible de sa vie.
Il me suffira donc de citer quelques extraits des rapports médicaux intervenus et d'un témoignage, choisi entre plusieurs autres, en raison de la valeur morale du témoin et de l'intimité qu'il avait eue, pendant des années avec le P. Pio.
Ce témoin est Emmanuel Brunatto. Je le cite :
« ...Il est certain que personne aussi bien que moi ne fut instruit par des témoins directs et cela dès la première heure ; et bien peu de personnes s'occupèrent journellement, pendant des années, de la lingerie ensanglantée de P. Pio, comme moi.........
Padre Pio, interrogé un jour intentionnellement par moi-même sur les stigmates des 62 saints reconnus par l'Église, eut une brusque réaction d'humilité : « Les plaies du Seigneur sont une merveille incomparable... mais celles des hommes ne sont que corruption de tissus... »
C'est dans cette pensée que, les premiers temps, pour essayer de réduire l'hémorragie, P. Pio avait pris l'habitude de les « soigner » en utilisant de la teinture d'iode. Il faut spécifier que le sang tachait continuellement les pansements et l'obligeait ainsi à en changer plusieurs fois par jour.
A un moment donné, je lui portai, moi-même, un mélange d'onguent et d'iode. Longtemps il suivit cette cure et n'y mit fin que sur ordre de ses supérieurs. Comme je l'ai relaté précédemment, la plaie du flanc est à gauche, dans la région cardiaque. En parlant du Suaire de Turin, je lui fis observer que la plaie du Christ se trouve à droite. Il me répondit : « C'est l'hypothèse la plus juste. Le coup de lance, donné de bas en haut, entra à droite et transperça le cœur sans sortir de l'autre côté. » « Donc le P. Pio était convaincu que ses plaies n'étaient, au fond, physiologiquement, qu'altération des tissus et que la plaie du flanc était située du côté opposé à celle du Sauveur. »
Avant les extraits des rapports médicaux sur les stigmates de P. Pio, je, citerai encore ce court témoignage de Brunatto, qui s'y rapporte :
202:104
« Padre Pio da Ischiatella, alors que je lui objectais le caractère superficiel que certains attribuaient aux stigmates du P. Pio, me répondit : « Écoute, Emmanuel. En 1919, lors d'un examen auquel j'avais soumis le P. Pio, je lui fis poser les mains, ouvertes et à plat, sur une table recouverte d'un journal. En enlevant les demi-gants, la croûte qui recouvrait la plaie était tombée et je vis le trou qui transperçait les mains de part en part. Je pouvais même entrevoir les grosses lettres du journal à travers ses blessures. Si mes supérieurs me le demandent je l'attesterai par un serment. »
« Il est évident que le Père Provincial avait « vu » que les mains de P. Pio étaient transpercées de part en part. »
Le premier médecin appelé à examiner les stigmates de P. Pio fut le Prof. Luigi Romanelli, médecin-chef de l'hôpital de Barletta (Bari). Il y fut invité par la Curie Provinciale de Foggia. De juin 1919 à novembre 1920, il effectua au moins cinq examens. Le premier eut lieu au cours du mois qui précéda celui du Dr Bignami, c'est-à-dire en juin 1919.
Voici quelques extraits de son rapport, daté du 7 novembre 1920 :
« En juin 1919, lorsque je visitai, pour la première fois, P. Pio, la blessure du thorax ne présentait pas du tout la forme d'une croix : elle avait la forme nette d'une coupure, parallèle aux côtes, longue si je me souviens bien, de 7 à 8 cm. : une entaille dans les parties molles, d'une profondeur difficilement appréciable et qui saignait abondamment. Le sang avait les particularités du sang artériel et les bords de la blessure montraient clairement qu'elle n'était pas superficielle. Les tissus, aux alentours ne présentaient aucune réaction inflammatoire et étaient douloureuses à la plus légère pression. ......
Les lésions des mains étaient recouvertes d'une membrane enflée, de couleur rouge-brun. Aucun point ne saignait, aucun œdème, aucune réaction inflammatoire dans les tissus environnants.
« J'eus la conviction et la certitude que des blessures n'étaient pas superficielles parce qu'en exerçant une certaine pression avec mes doigts et en écrasant entre eux l'épaisseur des mains (en correspondance toujours avec les deux lésions) j'eus exactement une sensation de vide (souligné) existant entre mes doigts.
« ...bien que la trouvant barbare, je répétai plusieurs fois l'expérience dans la soirée et je voulus la répéter aussi dans la matinée ; je dois avouer que chaque fois j'ai eu la même sensation et toujours la même certitude. « Les lésions des pieds offraient exactement les mêmes particularités que celles des mains ; et il me fut naturellement plus difficile, à cause de l'épaisseur même du pied, de répéter l'expérience des mains. »
203:104
« ...il m'arriva de visiter le Père Pio en compagnie du docteur Festa et après plusieurs mois (environ 16) je pus noter dans les lésions des modifications plus ou moins importantes ; mais ces changements n'altérèrent nullement l'identité ou la nature des lésions. (Fin de citation.) »
A la suite des conversations engagées au cours de ses examens, le Prof. Romanelli devint un fidèle du P. Pio et c'est ainsi que Brunatto eut souvent l'occasion de le rencontrer au monastère. Un jour, lui parlant de son rapport d'expertise, que le praticien lui avait communiqué, il lui demanda pourquoi il n'avait pas utilisé une sonde, plutôt que d'avoir recours à une pression véritablement barbare pour contrôler la profondeur des plaies. Voici la réponse qu'il reçut :
« J'aurais dû perforer la membrane qui recouvrait, alors, les lésions des mains et des pieds, ou bien ôter les croûtes qui les recouvraient ; j'aurais ainsi manqué de respect sans obtenir un résultat plus convaincant que le fait de sentir le vide entre mes doigts. Le cas se révèle différent pour la blessure du thorax qui était ouverte. J'y mis la sonde, mais je n'osai m'aventurer trop loin dans la région du cœur. Je ne crus pas devoir mentionner le fait de cette expérience incomplète dans le rapport, parce que l'observation visuelle m'avait permis de déterminer avec certitude les caractéristiques d'une *blessure à entaille nette, avec coupure dans les parties molles et saignant abondamment*. Par scrupule professionnel j'ai ajouté « d'une profondeur difficilement appréciable ».
A la demande de la Curie Générale des Capucins à Rome, le Dr Amico Bignani, professeur de pathologie générale à l'université de Rome, fut le second médecin appelé à examiner P. Pio et ses stigmates. Voici quelques extraits du rapport qu'il établit à la suite de son unique visite du 26 juillet 1919 :
« Le P. Pio, âgé de trente-trois ans, est de constitution faible, muscles peu développés, couleur pâle, aspect maladif et souffreteux, maintien tombant.
L'attitude modeste et humble, le front haut et serein, le regard vif, doux et parfois lointain, l'expression du visage empreint de bonté et de sincérité, inspirent la sympathie ; seule la façon de parler manque de charme.
204:104
L'examen physique donne : cœur normal, pouls un peu rapide au repos (90), respiration normale, sauf légère faiblesse respiratoire au sommet droit ; rate bien placée, foie normal, pas encore d'examen d'urine.
Système nerveux : ce qui frappe dès l'abord, c'est l'existence d'une hyperesthésie cutanée diffuse, plus accentuée dans le thorax gauche, spécialement région précordiale, et dans les extrémités, spécialement dans les paumes et le dos des mains, sur la plante et le dos des pieds.
En outre, dermographisme évident sur tout le thorax et le dos. Les réflexes vasomoteurs sont rapides. Les mouvements sont tous normaux, ainsi que les réflexes des muscles et des tendons. Le P. Pio affirme ne jamais avoir souffert de maladies nerveuses. Il n'a jamais eu d'évanouissements, ni de convulsions, ni de tremblements. Il a le sommeil bon et sans rêve.
Malgré sa faiblesse apparente, il résiste beaucoup à la fatigue, par exemple il peut confesser quinze ou seize heures de suite sans prendre de nourriture. Il mange peu habituellement et prend surtout des légumes ; il ne boit ni vin ni café.
Les lésions cutanées qui s'observent sur le dos et la paume des mains, sur le dos et la plante des pieds, et sur le côté gauche, méritent un examen attentif.
Sur la paume de la main droite, on peut observer une escarre noirâtre, de forme circulaire, en partie détachée de la peau d'au-dessous, très fine, comprenant l'épiderme et peut-être la partie plus superficielle de la peau, à contours et limites nets. La peau environnante est d'un aspect normal : non infiltrée, colorée intensément par la teinture d'iode.
La zone de l'escarre, ainsi que la peau environnante, est douloureuse à la pression.
Une escarre identique, mais peut-être plus superficielle, se trouve au dos de la main, dans la région correspondante à celle observée dans la paume, exactement au niveau des 3^e^ et 4^e^ métacarpiens, dans la portion médiane. Cette escarre elle aussi et la peau voisine sont fortement colorées de teinture d'iode.
Des lésions semblables et parfaitement symétriques se trouvent sur la main gauche.
A la palpation attentive, on sent les os du métacarpe parfaitement normaux pour le volume et la forme aussi bien à droite qu'à gauche (tissus sous-cutané, muscle, etc.).
Comme il a été dit, hyperesthésie évidente de la peau des mains ainsi que des muscles à la pression.
Sur le dos du pied droit, à la hauteur du 2^e^ métatarse, on observe une petite et très superficielle escarre brune circulaire, intensément colorée de teinture d'iode. Sur la plante des pieds, une petite zone circulaire de peau est fortement teintée d'iode et ne présente aucune altération, mise à part la coloration iodée.
205:104
Sur le pied gauche, altérations identiques et parfaitement symétriques pour l'étendue, la position et les caractères. Comme pour les mains, il y a une hyperesthésie superficielle du dos et de la plante des pieds. Il n'y a pas d'altérations phlogistiques de la peau avoisinant les lésions décrites, reconnaissables à l'œil nu et à la palpation.
Sur le thorax à gauche, au travers de la ligne axillaire antérieure et de l'axillaire médiane, on observe une figure de croix, dont la branche la plus longue disposée obliquement va de la 5^e^ à la 9^e^ côte rejoignant le bord costal, tandis que la branche transversale est environ moitié plus courte. Correspondant à cette figure, la peau est sèche, d'un aspect varié rose brun et à l'aspect qui s'observe dans l'abrasion superficielle de l'épiderme ; elle est intensément teintée d'iode. La peau n'est pas infiltrée de façon reconnaissable ; elle est très sensible au toucher ; elle ne saigne pas pendant l'examen.
De toute façon, la lésion n'est pas profonde. Le derme en fait n'est pas lésé. Comme je l'ai déjà dit, sur tout le pourtour thoracique, évidente hyperesthésie superficielle et réactions vasomotrices vives.
Interrogé à brûle-pourpoint sur la genèse des différentes lésions, le P. Pio déclare qu'elles se sont formées toutes ensemble, dans le même temps, dans le courant de septembre. Il semble qu'elles aient commencé avec douleur locale et l'éruption de quelques gouttes de sang ; puis se formèrent les pellicules brunes qui de temps à autre se détachent ; et, quand cela arrive, affirme le P. Pio, sous la pellicule (escarre) qui se détache, on en trouve une autre déjà formée. Quelquefois les dites lésions, comme il arrive maintenant, saignent.
Quand ces lésions se formèrent, le P. Pio n'avait aucune autre manifestation somatique qui ait attiré son attention. Ces remarques, toutefois, ne peuvent être données comme absolument sûres, pour la raison que le P. Pio avoue n'avoir prêté à la succession des faits et à leur examen que peu d'attention.
Interrogé pourquoi il appliquait la teinture d'iode, le P. Pio répond qu'il l'utilise comme désinfectant, une paire de fois la semaine ou plus souvent, et aussi qu'il l'utilise parce que, d'après lui, s'il n'en met pas les lésions saignent facilement. De plus, il appert qu'il utilise depuis septembre le même flacon, par conséquent une vieille préparation.
Interrogé pourquoi il met de la teinture d'iode sur la plante des pieds dans une petite zone circulaire bien circonscrite, il dit que Cette zone quelquefois saigne et c'est pourquoi il y applique la teinture d'iode.
206:104
Sur la nature des lésions décrites, on peut affirmer qu'elles représentent un phénomène pathologique, sur la nature duquel sont possibles les hypothèses suivantes :
a\) qu'elles ont été produites artificiellement et volontairement ;
b\) qu'elles sont la manifestation d'un état morbide
c\) qu'elles sont en partie le produit d'un état morbide et en partie artificielles.
Je ne crois pas qu'on puisse admettre telle quelle et spécialement par manque de preuve directe, la première hypothèse.
......
Mais ces faits peuvent, à mon avis, trouver une interprétation satisfaisante dans la troisième hypothèse énoncée ci-dessus. Nous pouvons en effet penser que les lésions décrites ont commencé comme phénomènes pathologiques (nécrose névrotique multiple de la peau) et ont été peut-être inconsciemment et par un phénomène de suggestion, complétées dans leur symétrie et maintenues artificiellement avec un moyen chimique par exemple avec la teinture d'iode. (sic !) ......
Il est connu que la teinture d'iode vieillie, par l'acide iodhydrique qu'elle développe, devient fortement irritante et caustique : cette notion n'est pas suffisamment connue du public et est peut-être ignorée aussi de quelques médecins. Il est donc naturel que l'application répétée de cette teinture pendant plusieurs mois ait rendu plus intenses d'éventuelles altérations cutanées préexistantes et en ait aussi produit dans un tissu normal.
Telle me semble l'interprétation qui se rapproche le plus des faits que j'ai observés. De toute façon je puis affirmer qu'il n'y a rien dans les altérations décrites qui ne puisse être le produit d'un état morbide et de l'adjonction de produits chimiques connus. »
Il faut se souvenir que la position matérialiste du Prof. Bignami était bien connue et que c'était elle qui avait déterminé son choix. Le Professeur ne pouvait donc admettre une origine surnaturelle des stigmates, mais, d'autre part, son expérience clinique lui interdisait de classer les plaies du capucin dans quelque catégorie que ce fût de celles qu'il connaissait. Pour s'en tirer, et ne pas avouer son ignorance, il en était donc venu à admettre l'hypothèse d'une cause artificielle des plaies qui auraient été provoquées par l'action corrosive de la teinture d'iode, que P. Pio employait, lui, pour réduire les saignements de ses stigmates et les empêcher, croyait-il, de s'infecter.
207:104
Mais -- au point de vue plus sérieusement médical -- un pathologiste quelque peu averti ne pouvait pas ne pas être frappé de la contradiction qui existait entre la constatation faite par le Prof. Bignami, au début de son rapport, de l'état physiologique et nerveux normal de P. Pio et sa conclusion attribuant paradoxalement à des troubles névrotiques l'origine des stigmates, plus tard entretenus, suivant son hypothèse, par des applications de teinture d'iode.
C'est pourquoi, le Dr Romanelli, malgré toute sa courtoisie et ses habitudes de bonne confraternité, s'est fait un devoir de relever, dans une lettre officielle du 7 novembre 1920, adressée au Provincial de Foggia, les inconséquences du rapport de son confrère Bignami :
« Après avoir lu ce rapport, écrit-il, je m'en tiens à mes dires. Comment explique-t-il ces blessures ? Il observe scrupuleusement le P. Pio ; il ne trouve en lui aucun signe de maladie, aucun symptôme qui puisse lui faire admettre une maladie psychique ou nerveuse. Il décrit même en détails le caractère du sujet, le trouve homme parfaitement normal, au système nerveux normal. Il examine chacun de ses organes et conclut...
Comment ? En classant les lésions dans la catégorie des lésions nécrobiotiques, autosuggestives, etc.
Mais comment ne pas se demander : Peut-il y avoir un effet sans cause ? Des lésions d'origine nerveuse peuvent-elles se rencontrer dans un sujet qui ne présente pas de maladies nerveuses ?
Dans la première partie de son rapport, le Dr. Bignami affirme que le P. Pio n'est pas névropathe et dans la seconde que les lésions sont d'origine nerveuse. Involontairement, il déclare qu'il ne peut expliquer la nature des lésions étudiées.
Peut-on désirer un rapport plus favorable ? Et, quand cette conclusion est celle d'un savant renommé, est-il nécessaire d'insister ?
C'est pourquoi, adoptant provisoirement l'opinion du professeur, je demande : puisque ces lésions sont d'origine nerveuse, dit-on, ne doivent-elles pas suivre le même processus que toutes les autres lésions du corps en général ?
Toute lésion bien soignée doit guérir, mal soignée elle s'aggrave. Peut-on expliquer, scientifiquement, comment ces lésions qui ne sont pas traitées, tout spécialement les mains lavées dans de l'eau ordinaire et constamment au contact de gants de laine et de mouchoirs frottés avec du savon de la pire qualité, ne s'infectent pas, n'offrent jamais de complications, et ne guérissent pas ?
208:104
Et pourquoi ne guérissent-elles pas après le traitement du docteur qui fut suivi scrupuleusement ?
Je fais grand cas de ce rapport qui édifie à merveille là où il voulait démolir. »
Devant les insuffisances notoires et les contradictions du rapport Bignami, la Curie Générale des Capucins se repentit de son choix et voulut le réparer en chargeant le Prof. Giorgio Festa d'examiner à son tour le moine aux stigmates.
Praticien de la plus haute valeur, le Dr Festa était, à l'époque, médecin-chef et chirurgien de la Maison-Mère des Capucins à Rome. Sa parfaite objectivité a toujours été reconnue par ses pairs.
Invité en juillet 1919, il ne se décida à visiter soigneusement le P. Pio que le 9 octobre de cette même année, donc après les docteurs Romanelli et Bignami ; mais il renouvela ses visites, de loin en loin jusqu'en 1938. Son examen fut long et minutieux et les conclusions conformes à celles de ses collègues en ce qui concernait le fonctionnement régulier du système respiratoire et circulatoire du P. Pio : normales les fonctions de la plèvre, le rythme du cœur et la pression sanguine. D'accord aussi sur le fonctionnement régulier de l'appareil digestif et des organes abdominaux, d'accord sur le complet équilibre des fonctions du système nerveux et des facultés intellectuelles, d'accord sur l'hypersensibilité de la peau, limitée aux alentours des stigmates.
Tout d'abord, il y eut même un désaccord entre les docteurs Romanelli et Festa au sujet des lésions du thorax : le docteur Romanelli avait remarqué, en juillet 1919, une seule blessure, profonde et transversale, de 7 à 8 cm. Le docteur Festa avait remarqué, comme le Prof. Bignami, une double lésion superficielle en forme de croix renversée. La contradiction cessa, lors de la visite simultanée des deux médecins, en juillet 1920. Ils constatèrent ensemble la forme de croix renversée.
Voici un exposé du docteur Festa :
209:104
« Dans la région antérieure du thorax gauche, environ deux doigts au-dessous de la papille mammaire, nous pouvons étudier une lésion en forme de croix renversée. La hampe longitudinale de celle-ci mesure environ 7 cm de longueur : elle part de la ligne de l'aisselle antérieure, au niveau du 5^e^ espace intercostal et descend obliquement presque jusqu'au bord cartilagineux des côtes... La hampe transversale, un peu oblique, à 5 cm de son point de départ, rejoint celle longitudinale et a un aspect plus étalé et rond à son extrémité inférieure.
Cette forme de croix est très superficielle et n'intéresse qu'à peine l'épiderme et la couche extérieure du derme.
Sa couleur est brun rouge. Une très fine croûte en recouvre la partie centrale et les tissus aux alentours n'offrent aucune trace d'enflure, d'infiltration ou d'œdème. Mais l'hypersensibilité douloureuse provoquée au toucher est plus intense et plus répandue qu'autour des autres lésions.
Bien qu'aussi superficielle, sous mes yeux en jaillissent des gouttes de sang en quantité beaucoup plus remarquable qu'ailleurs : lorsque je l'examinai pour la première fois, vers 9 heures du soir, j'ôtai un pansement de la grandeur d'un mouchoir ; il tout imprégné, imbibé d'un sérum sanguin. Je le changeai et le retrouvai, le lendemain matin, ainsi qu'un autre pansement, ajouté au cours de la nuit par P. Pio, complètement noyé par cette même sécrétion hémorragique. »
Au cours d'un examen du stigmate du cœur, pratiqué à l'occasion d'une opération chirurgicale dont il sera parlé plus loin, le Dr Festa a observé des radiations lumineuses qui s'échappaient de la plaie. *Il l'a noté dans son rapport :*
« Dans la paume de la main gauche, à la hauteur de la moitié du 3^e^ métacarpe, je note l'existence d'une lésion anatomique des tissus, d'une rondeur nette, et d'un diamètre de 2 cm environ... Cette lésion est recouverte d'une escarre rouge brun, partiellement sèche mais au fond de laquelle sourdent des gouttes de sang.
......
...Les contours de cette lésion palmaire sont parfaitement délimités et la peau des environs bien qu'observée avec une loupe parfaite ne présente aucun œdème, rougeur, ni infiltration ou trace de réaction phlogistique.
Sur la région dorsale de la main, à la hauteur de l'articulation métacarpe phalange du troisième doigt, je note une autre lésion, égale à la première quant à la forme et au caractère, mais avec des contours plus étroits et une escarre apparemment plus superficielle.
...Semblables sont les remarques au sujet des lésions situées sur le dos et dans la paume de la main droite.
...Pendant l'examen, brèves et continuelles, les gouttes de sang continuent à sourdre à leur contour.
210:104
...Sur les chaussettes blanches, en correspondance aux lésions de la plante et du dos des pieds, se remarquait nettement une tache large et circulaire, humide et rutilante de sang...
...Les escarres observées lors de ma première visite étaient tombées... et je notai une cicatrice rose, circulaire, parfaitement délimitée.
Au centre de cette cicatrice, aussi grande qu'une lentille, de forme irrégulière, semblable à celle produite par un instrument pointu, je remarque une profonde lésion. »
Après l'exposé, un peu fastidieux, quoique succinct, mais nécessaire de ces trois rapports, il n'est pas sans intérêt de citer les conclusions qu'en a tiré le fidèle disciple du P. Pio, Emmanuel Brunatto :
« Les témoignages ci-dessus cités offrent des constatations différentes -- parfois contradictoires -- sur la nature et les aspects des stigmates du P. Pio.
Son humilité les définit corruption des tissus, la science de Bignami les décrit auto-lésions apparentes, provoquées par la teinture d'iode, la foi du Père Provincial découvre des blessures transperçant les mains de part en part, le docteur Romanelli trouve une seule et profonde lésion dans le thorax, le docteur Festa en trouve deux et toutes les deux superficielles...
Tous ces témoins possédaient des yeux et un cerveau sain, ils n'étaient ni ignorants ni faussaires, et chacun d'eux a déclaré ce qu'il a observé.
En faisant un résumé de leurs témoignages nous remarquons que les stigmates du P. Pio ne sont pas statiques, mais vivants.
Les caractéristiques, essentielles restent cependant inaltérables : cette source vivante de sang est indépendante et ne peut suivre aucune loi physiologique.
De 1918 à maintenant ([^52]), la quantité de sang versé par les lésions du Padre équivaut à 10 fois le poids d'un homme.
Les cinq lésions, nous l'avons dit, sont apparues *instantanément et simultanément* ([^53]), le 20 septembre 1918. *Cinq lésions internes, recouvertes à l'extérieur* (**50**) par une membrane incorporée à l'épiderme. Ces membranes, ensuite, deviennent des escarres, puis ces mêmes escarres tombent et le grand phénomène apparaît : les quatre lésions des extrémités -- mains et pieds -- offrent une stillation continuelle de *sang artériel rouge vif* (**50**), tandis que de la 5^e^ lésion -- celle du cœur, -- *séparément et non simultanément* (**50**), coulent *un sang artériel rouge vif et un sérum incolore* (**50**). Ces pertes de sang et de sérum sont proportionnées et varient entre 25 et 50 g par jour. En certains jours de la Passion elles arrivent à 100 g.
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SANGUIS ET AQUA
J'ose dire, comme l'Apôtre, que je parle de ce que j'ai vu et que je m'en porte témoin, conscient de dire la vérité.
Pendant plus d'un an, j'eus les clefs de la cellule du Padre et j'en surveillai le nettoyage. Dans la table de nuit se trouvaient les pansements du flanc (de fil, de coton, de lin). Le Padre s'en débarrassait lorsqu'ils étaient trop imbibés de sang. Le P. Gardien avait l'ordre de les brûler. J'en pris quelques-uns et les distribuai à quelques fidèles. J'en conservai aussi et trouvai le moyen de m'en procurer chaque année.
Le sang et le sérum incolore des pansements ont toujours les mêmes proportions et les mêmes caractéristiques. D'après mes observations, trois fois par jour P. Pio devait refaire un pansement ; ce pansement avait la grandeur d'un mouchoir et était entièrement imbibé. Mais je conserve aussi un maillot de corps et une ceinture de laine complètement imprégnés. Cela arriva un vendredi en 1920 ; la quantité de sang et de sérum perdus n'était pas inférieure au demi-litre... Je ne tiens pas compte naturellement des pansements intermédiaires...
J'ai dit tout à l'heure que le sang et le sérum sortent séparément de la blessure du thorax. Lorsque les linges n'ont été utilisés que depuis une semaine, les taches de sang sont nettement séparées du liquide incolore. Au cours des semaines et des mois suivants, les zones rouge vif tendent à se diluer dans la zone plus claire des alentours et à former une couleur, quoique conservant des points rouges bruns et prennent la forme d'une arabesque.
En aucun cas la fusion du liquide n'apparaît complète, ni sur les linges de 1923, ni sur ceux de 1950 et 1960. En aucun cas nous ne trouvons trace de corruption, de microbes ou de mauvaise odeur ; toutefois nous percevons parfois, par effluves, les émanations de ce célèbre parfum de rose et de violettes.
En aucun cas, après des années, les taches de sang ne s'assombrissent. Elles gardent toujours, en transparence, une coloration plus rouge que brune.
Pendant la nuit, le Padre chausse des bas et des demi-gants blancs, en coton ou en laine, suivant la saison. Ils sont posés, bien entendu, directement sur les plaies.
Pendant plus d'un an, je les ai examinés quand il fallait les envoyer au lavage ; ils portaient des deux côtés les traces des stigmates traces de sang circulaires d'un rouge vif, d'un diamètre de 1 à 5 cm.
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L'analyse de quelques paires de bas et demi gants que je possède a relevé que les taches étaient produites *exclusivement par le sang artériel* ([^54]).
Pour terminer, il est nécessaire que je parle des deux opérations subies par le P. Pio, en 1925 et en 1927. J'ai assisté à ces deux interventions.
La première eut lieu le 5 octobre 1925.
Le Dr. Festa était venu à S. G. Rotondo non plus comme expert, puisque de nouveaux examens officiels des stigmates avaient été interdits par les autorités, mais comme un fidèle du Père.
P. Pio le consulta, alors, au sujet d'une hernie inguinale qui le faisait souffrir depuis quelques temps. Le docteur constata qu'elle avait déterminé une péritonite adhésive et conseilla une prompte intervention.
Les supérieurs acceptèrent et une chambre du couvent, fraîchement peinte, servit de salle opératoire. Le Docteur Angelo Merla, ex-bourgmestre communiste de S. G. Rotondo, accepta le rôle d'assistant, le P. Gardien celui d'infirmier et moi-même celui de cerbère, afin d'éviter à quiconque de causer un dérangement.
*Après avoir célébré la messe et confessé, selon son habitude*, P. Pio se retira, avec moi, dans sa cellule et attendit les médecins. L'attente dura deux heures. J'étais énervé, mais P. Pio, très calmement se coupait les ongles. Finalement le médecin arriva. « Je suis prêt » dit le Padre « mais entendons nous bien, je ne veux pas être endormi ».
Le docteur essaya de le persuader du contraire : l'opération serait longue et graves les conséquences d'un éventuel brusque mouvement.
« Ne crains rien, à la fin, tu me retrouveras comme tu m'auras mis au début... » lui répondit le capucin. « Et puis, avoue-le, ne voulais-tu pas profiter de l'occasion que je sois endormi pour observer mes blessures... »
« Et pourquoi pas ? » lui répondit le médecin en riant.
« Parce que tu sais que cela a été défendu par mes supérieurs et que je suis tenu d'obéir. »
« Padre, prenez au moins quelques gorgées de bénédictine. »
Il but directement à la bouteille que lui présentait le docteur : « encore un peu, Padre. » -- « Non, cela me suffit. Autrement nous pourrions risquer une brouille entre bénédictin et capucin. »
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L'opération dura 1 h. 3/4. A un certain moment les souffrances devinrent atroces. P. Pin priait et se lamentait. Son visage contracté, douloureux, était une image vivante du Crucifié. De temps en temps pourtant, il détournait la tête vers la porte où je montais la garde et son visage se transformait immédiatement. Comme par un enchantement il devenait tranquille, serein et *lumineux.* A un moment donné, le P. Gardien vit passer une mouche et tous se mirent à la pourchasser, mais en vain...
« Ce n'est pas une mouche, mais bien un moustique dit P. Pio, là, dans le coin, auprès de la fenêtre... » et il le désigna de son index.
Au moment de poser les points de sutures, le vétérinaire du village arriva, le docteur Leandro Ginva. Il se heurta à mes consignes. P. Pio l'entendit discuter dans le corridor et l'interpella à haute voix : « Si tu veux prendre ma place, tu le peux, Leandro, viens, elle est encore chaude. »
Guiva rougit. Lui aussi souffrait d'une hernie mais n'en avait soufflé mot. A cette époque et dans ce petit pays, ce mal était inavouable !
Transporté dans sa cellule P. Pio eut une syncope.
Le docteur profita de l'occasion pour découvrir et observer la blessure du thorax.
L'escarre était tombée et la lésion lui apparut « *fraîche et rouge avec de courtes radiations lumineuses qui s'échappaient de ses contours* » ([^55]).
En septembre 1927, le docteur Festa, assisté par le docteur Merla, procéda à l'extraction d'un kyste de la grandeur d'un œuf de pigeon qui se trouvait au bord du muscle stermo-cleido-mastoïdien. Naturellement, l'opération fut exécutée sans anesthésie. Le sixième jour, après une parfaite cicatrisation, le docteur enleva les points de suture. Pendant ce temps, pas un seul jour, le P. Pio n'interrompit son ministère.
J'ai tenu à mentionner ces interventions chirurgicales parce que la guérison des plaies, qu'elles avaient nécessitées, a prouvé, expérimentalement, que *la cicatrisation de lésions profondes, au vif des chairs de P. Pio et en divers endroits de son corps, s'est effectuée de manière tout à fait normale. Par conséquent, on ne saurait attribuer à on ne sait quelle particularité physiologique, la permanence de ses stigmates, qui ne se cicatrisent, ni ne s'infectent depuis 47 ans*.
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Une fois connue de quelques familiers du couvent, la stigmatisation de P. Pio devint rapidement l'objet de la vénération des uns et de la curiosité des autres. Comme une flamme sur l'étoupe, le bruit s'en propagea avec une vitesse d'autant plus grande que la consigne était de n'en pas parler.
En mal 1919, le P. Pio avait confié à quelques intimes qu'il avait soif d'âmes et qu'il aurait beaucoup à souffrir. Il annonça aussi que nombreux seraient ceux qui viendraient à lui et de fort loin.
Effectivement, le 15 mai 1919, arrivèrent les premiers groupes de pèlerins. Ils venaient de Barletta. En juillet de la même année, on dut organiser un tour pour les pénitentes du pays. Le rythme des arrivées alla sans cesse croissant jusqu'en 1921 où il atteignit son maximum.
Ce fut bientôt une véritable ruée quotidienne, bien que le couvent fut situé à environ 2 km du bourg de S.G. Rotondo et qu'il n'y eut, à cette époque, qu'un mauvais chemin pour y accéder.
L'église du convent fut bientôt trop petite pour contenir les assistants qui attendaient, en pleine nuit, pendant des heures, l'ouverture des portes, pour se placer le plus près possible de l'autel où P. Pio célébrait sa messe et communier de sa main. Son confessionnal était assiégé par un nombre de pénitents et pénitentes impossible à satisfaire, bien que le P. Pio s'y tint dix, douze et même quinze heures par jour.
C'est alors que les foules, cédant à l'attrait de la sainteté, accouraient de toutes parts, alors que les pécheurs se convertissaient en masse et que les meilleurs, stimulés, se vouaient aux tâches charitables au missionnaires, alors que la science avait dû s'incliner devant le Mystère et que le Père Pio était, à l'évidence, devenu le levain d'une pâte populaire inerte... c'est alors, -- et c'est pour ces raisons mêmes, -- qu'une cabale infâme fut organisée pour empêcher le stigmatisé de poursuivre sa mission apostolique.
J'exposerai les conditions dans lesquelles cette cabale, littéralement démoniaque, a pu s'exercer et aboutir à un véritable internement de P. Pio.
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Ses supérieurs les plus élevés, en effet, ceux de Rome, décidèrent de le chambrer. Il lui interdirent de prêcher, de confesser, d'exercer tout ministère qui l'obligerait à se montrer où que ce fût.
Cette claustration absolue, qui constituait un emprisonnement de fait et une condamnation sans appel, devait durer dix ans.
P. Pio, dont le nom est synonyme d'obéissance et d'humilité, célébra donc désormais sa messe dans une minuscule chapelle intérieure du couvent, interdite au public. Il priait, travaillait, méditait dans la solitude absolue et perpétuelle de sa cellule qui ne pouvait pas davantage ressembler à une prison. Il en baisait les murs, pour exprimer sa reconnaissance au Seigneur de l'associer ainsi à sa Passion, tout en pleurant de voir priver de son réconfort tant de fidèles qui lui avaient confié la direction de leur consciences.
Injustement soupçonné, méprisé, puni, persécuté, il ne pouvait plus que souffrir par ceux qu'il avait jusqu'alors dirigés.
Mais la claustration injustifiable du P. Pio ne pouvait durer au-delà du temps marqué pour sa purification par la souffrance.
Durant ces dix terribles années, ses stigmates, malgré tous les traitements imposés pour les faire disparaître, étaient restés immuablement identiques à eux-mêmes. Ils apparaissaient donc bien comme la marque d'un choix divin, comme le label christique par excellence, c'est-à-dire comme l'impression, dans sa chair, des plaies mêmes du Crucifié.
Enfin, la longue et attentive observation de chaque instant, que permit sa claustration totale, n'avait servi qu'à mettre en lumière ses vertus d'obéissance, d'humilité et de charité ; elle confirmait sa réputation de sainteté, acquise bien avant l'imposition des stigmates. Il est bon, en effet de souligner qu'avant d'être stigmatisé, P. Pio passait pour un saint. Beaucoup de ses confrères et de ses supérieurs se confessaient à lui et sa direction était recherchée. Fait remarquable, son propre directeur était devenu son fils spirituel.
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#### Homo novus
Bien entendu, dès qu'il reprit, par ordre, la vie normale, les foules, de plus en plus nombreuses, recommencèrent à assiéger son confessionnal et l'autel où il célébrait. C'est alors que commença à se répandre sa réputation de thaumaturge, en même temps qu'étaient de plus en plus connus les privilèges dont il était gratifié et qui soulignaient son évidente sainteté : extases, visions, prophéties, absence de sommeil, jeûne extraordinaire, bilocation, fragrance, etc.
Les livres, des livres sérieux, sont pleins des faits, apparemment miraculeux, qu'on lui attribue, dont beaucoup ont été et, pour certains, sont encore attestés par des témoins vivants, d'une telle valeur qu'il est impossible d'en douter.
Même en ne retenant que les faits vraisemblablement miraculeux qu'il semble impossible de nier, en raison de la valeur morale de ceux qui les ont attestés ou qui les attestent toujours, on est obligé de dire que P. Pio apparaît comme un authentique thaumaturge.
C'est ainsi que trois des meilleurs livres écrits en français sur P. Pio, relatent chacun, (Maria Winowska, pp. 97 et 120 ; Mortimer Carty, p. 91 ; et René Hamel, p. 117) l'histoire de la petite Gemma di Giorgi.
Le 18 juin 1947 (ce n'est pas bien vieux) on amena au P. Pio, pour lui faire faire, de sa main, sa première communion, une petite aveugle de naissance, dont il ne serait pas venu à l'idée de demander la guérison, car elle était née sans pupilles.
Stupéfaction générale : après avoir communié, l'enfant voyait.
Cette histoire invraisemblable fit alors un tel bruit qu'au mois d'octobre suivant le prodige, on mena la fillette chez un des premiers oculistes italien, le Dr Caramazza, de Perouse, sans rien lui dire, bien entendu.
Celui-ci n'eut pas besoin d'un long examen, pour déclarer que l'enfant ne pourrait jamais voir, parce qu'elle n'avait pas de pupilles.
Or, elle voyait !
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Le P. Mortimer Carti, qui fait le plus long récit de cette guérison, donne en outre, dans son livre, deux photographies de la Petite Gemma di Giorgi, dont une prise le jour de sa première communion. L'autre montre, en gros plan, les yeux sans pupilles et cependant voyants de l'ex-aveugle de naissance.
Je dois dire que, fidèle à ma méthode, qui consiste à témoigner de ce que j'ai vu, chaque fois que cela est possible, j'ai cherché à retrouver, en Italie, Gemina di Giorgi, qui doit avoir aujourd'hui, si elle vit toujours, au moment où j'écris, 28 ans. Je n'y suis pas parvenu.
Je ne me suis donc décidé à parler de son cas, vraiment extraordinaire, qu'en raison des photos publiées par le P. Mortimer Carti, Elles donnent, en effet, à l'invraisemblable guérison rapportée, non une preuve, certes, mais une indéniable crédibilité.
Mais à quoi bon répéter ce que d'autres ont dit mieux que je ne saurais le faire ?
Ceux qui sont friands de faits d'apparence miraculeuse, je me permets de les renvoyer aux nombreux livres consacrés au P. Pio.
Cependant, autant pour satisfaire la légitime curiosité du lecteur, que pour apporter ma modeste contribution à l'histoire du P. Pio thaumaturge, je relaterai quelques faits inconnus ou peu connus du public et sur lesquels j'ai eu la bonne fortune d'obtenir des témoignages directs.
##### I. -- *Guérison de Mme Lucia Bellodi, racontée par elle-même :*
« Après un peu de silence, me voici toute à vous je ferai de mon mieux pour vous contenter. Toutefois, je vous dis tout de suite que je parlerai seulement de ma guérison miraculeuse, parce que, pour tout ce qui regarde ma maladie, je ne saurais user des termes appropriée.
Quoi qu'il en soit, si vous voulez connaître tous les détails de mon passé je vous expédierai alors un rapport rédigé par les professeurs, qui m'ont soignée, et où se trouvent toutes les analyses, les consultations à propos de ma maladie.
Moi, pendant sept ans, j'ai été soignée, sans résultat, à l'hôpital de Mirandola d'abord, puis au Sanatorium de Galato, à l'hôpital de Sondrio, à celui de Modène et à la fin, -- Comme ma maladie était jugée incurable, et aussi en raison de mes possibilités financières, -- je fus transportée de nouveau à l'Hospice de Modène, où je suis restée environ un an, c'est-à-dire jusqu'au moment où survint ma guérison subite.
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Les professeurs m'ont soignée pendant tout ce temps, avec patience, m'appliquant toutes les médications les plus modernes. Mais, je ne connaissais jamais d'amélioration. Bien plus, mon état empirait... Ma maladie était celle-ci : diabète insipide de nature diencéphalique, résistant à toutes les thérapeutiques. Je souffrais de violents maux de tête, et ce qui préoccupait plus encore c'était ma soif insatiable. En effet, au cours des derniers jours, j'en suis arrivée jusqu'à 170 litres d'eau en 24 heures. Si je ne buvais pas, je crachais le sang, par la bouche, et ma langue se gonflait dans de telles proportions qu'elle ne pouvait plus être contenue dans ma bouche. Tous les quinze jours environ, au cours de ma maladie, survenaient des crises. Je buvais continuellement et tellement que les infirmières avaient mis à côté de moi, un gros bidon plein d'eau, au milieu duquel il y avait un tube de caoutchouc, qui se terminait par une sucette que je tenais toujours dans la bouche, même en dormant. Les crises dont j'ai parlé précédemment consistaient en de très fortes douleurs de tête, parfois accompagnées de fièvre, de telle sorte que je perdais la notion même de l'existence et que je délirais. Les professeurs croyaient que j'aurais pu mourir au cours de telles crises ; mes parents avaient déjà été informés de mon état, en sorte qu'avant le miracle, ils étaient venus me prendre, afin de me permettre de mourir chez moi, dans mon lit. Tout le monde était maintenant d'accord pour déclarer que j'étais inguérissable. Ils avaient même décidé de m'envoyer à l'Hospice de Cottolengo, pour me permettre d'être mieux assistée et soignée.
Le miracle se produisit précisément durant une crise. Moi, je nourrissais une grande dévotion envers le Révérend Père Pio, dont j'avais entendu parler à l'hôpital, et jamais auparavant.
Je le priais souvent mais je ne lui ai jamais demandé la grâce de me guérir. Je lui demandais seulement de me donner la résignation pour ma maladie, ou encore qu'il obtint ma libération par la mort.
C'était le jour de la. Fête-Dieu de l'année 1952. Le matin, la sœur fit son tour, et je lui exprimai le désir d'assister à la Messe.
Permission accordée, mais, après m'être confessée, vu que je ne tenais plus sur mes pieds, on m'a reportée dans mon lit avec une de mes crises habituelles. Elle dura toute la matinée jusqu'à deux heures de l'après-midi, où je me suis endormie. Je buvais toujours plus et, comme je buvais, j'urinais constamment, souillant tout le lit, de telle sorte qu'on devait me changer sans cesse.
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Alors que j'étais vraiment très mal, on m'a rapporté que je disais : « père Pio, je n'en peux plus, viens me prendre », et l'infirmière, elle aussi, voyant combien je souffrais, priait, de son côté le Seigneur, pour qu'il me libérât de mon pitoyable état. A un certain moment, vers dix heures, je vis un Frère qui me regardait avec les yeux fixes et sombres, comme s'il voulait me faire des reproches, mais il ne me dit rien.
Vers deux heures de l'après-midi, précisément au comble de la crise, lorsque mes assistants croyaient que c'était la fin, d'autant plus que j'étais déjà toute froide, je m'endormis.
Avant cela, j'avais senti autour de moi un fort parfum de violettes, et je me demandais d'où il venait. J'ai dormi pendant une heure et demie environ ; les infirmières et la Sœur qui m'a toujours assistée, me donnaient des claques, pour m'éveiller en plein, autrement j'aurais eu une hémorragie. Car, il faut vous dire que, habituellement, même lorsque je dormais, je suçais de l'eau, mais, cette fois, j'avais les dents serrées. A un certain moment, alors que je dormais, j'entendis ces mots : « Lève-toi, Luci, car tu es maintenant guérie. Ce soir ou demain, viens chez moi à S. G. Rotondo. » Je me suis éveillée tout de suite, je me suis dressée sur mon lit, en disant que j'étais guérie et que je voulais me lever. Ils ont cru que j'étais devenue folle, mais, après que je leur eus raconté ce que j'avais entendu, ils me dirent d'aller à l'Église et de remercier le Seigneur.
Et moi, je me suis mise à descendre, toute seule, les escaliers, désinvolte, sûre de moi, et j'ai également assisté à la Procession. Je me sentais très bien et il ne semblait pas que j'avais tant souffert pendant sept ans. Aussitôt les professeurs sont venus.
Il me restait seulement à aller à Foggia, comme m'avait dit le Révérend Père. Je voulais y aller dès le matin, mais les professeurs, me croyant incapable de supporter le voyage, l'ont renvoyé de trois jours.
J'ai été si heureuse de voir le Révérend Père et de parler avec lui, pour le remercier infiniment. Il m'a dit, entre autres choses, que je devais être reconnaissante envers le Seigneur. Au bout de quatre ou cinq jours, je suis retournée à Modène. Les professeurs m'ont fait quantité d'analyses à la clinique, me trouvant toujours parfaitement saine. Depuis lors, je ne me suis plus ressentie de rien, et maintenant je vis chez moi, avec mes parents travaillant toujours dans les champs.
En espérant vous avoir contenté, je vous adresse mes salutations distinguées -- Luci Bellodi -- Vallalta di Concordi (Modena). »
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##### II. --* Guérison de Guiseppe Canoponi, ouvrier, employé aux chemins de fer italiens.*
Le 21 juin 1946, Giuseppe Canaponi, de Sarteano, près de Sienne, fut renversé par un camion, alors qu'en motocyclette il parcourait la route de Sarteano à Chiusi.
Ayant subi, dans l'accident, une fracture du fémur gauche, ainsi que diverses commotions, dont une cérébrale, il fut transporté d'urgence à l'Hôpital Civil de Sarteano. Au bout de quarante jours de lit, les équipements chirurgicaux de cet hôpital s'étant révélés insuffisants, le patient fut transféré à l'Hôpital Civil de Chiusi, où il devait rester quatre mois, après avoir reçu un second plâtre. Un troisième du même genre lui fut ensuite appliqué à l'Hôpital Civil de Montepulciano.
Au terme de quatre mois d'immobilité (deux à l'hôpital et deux autres à domicile), le fémur fracturé présentait à l'examen radioscopique une soudure complète. C'est alors que commencèrent les exercices d'articulation. Comme maintes difficultés se présentaient, Giuseppe Canaponi fut transféré à l'Hôpital Civil de Sienne, sur les conseils du Directeur de l'Hôpital de Montepulciano.
Là encore, après avoir essayé, pendant quarante-cinq jours, des décharges électriques et d'autres expédients utilisés dans les cas de ce genre, on ne parvint à aucun résultat positif. Ce fut alors que le Professeur Giuntini, Directeur de la Clinique Orthopédique de l'Hôpital de Sienne, après avoir appliqué un quatrième plâtre de précaution décida de tenter un ploiement forcé. Le résultat fut déplorable, car le genou, loin de se plier se brisa, laissant sortir dehors l'os du fémur. Particularité importante : l'appareil, qui avait servi à cette opération de ploiement du genou s'était brisé deux fois.
Une fois l'os du fémur remis en place, et une fois confectionné un nouveau plâtre pour la jambe, Giuseppe Canaponi, sur les conseils du Professeur Giuntini, fut transféré à l'hôpital Orthopédique « Rizzoli » de Bologne. Là encore, lui furent pratiqués de nouveaux exercices d'articulation, pendant trente jours environ, avec des décharges électriques, etc., mais sans aucun résultat. Le Directeur de l'Institut et le Professeur Lucchi durent alors déclarer aux parents du malade qu'il n'y avait plus à espérer une guérison quelconque. Toutefois, ils conseillèrent, comme suprême tentative, une intervention chirurgicale, puisqu'il était devenu nécessaire de procéder à l'ablation du cal osseux qui s'était formé autour de la rotule, ainsi qu'à l'extraction du liquide de la jambe saine à inoculer dans la jambe malade.
221:104
Giuseppe Canaponi refusa de se soumettre à l'intervention chirurgicale, qui se présentait difficile, avec peu de probabilité de réussite, et qui comportait en outre des frais qui ne correspondaient point à ses possibilités économiques.
Sorti de l'hôpital, Giuseppe Canaponi retourna chez lui, dans les mêmes conditions qu'auparavant, avec une « ankylose fibreuse » de la jambe gauche.
C'est alors que commença, pour lui, une période de dépression spirituelle, d'exaspération, de défiance envers Dieu, toutes choses causées par des douleurs incessantes et par les frais écrasants, ainsi que par son impossibilité absolue de travailler.
La femme de Giuseppe Canaponi avait entendu parler, entre temps, d'un Frère qui vivait dans un Couvent de la région du Gargano, et qui, pour ses mérites en face de Dieu, ainsi que pour ses souffrances continuelles, obtenait du Seigneur une infinité de grâces.
Elle décida donc d'envoyer une lettre au couvent des Capucins de S. G. Rotondo, près de Foggio : mais aucune réponse n'arriva, même au bout de nombreux jours.
Ce fut alors que les époux Canaponi décidèrent d'entreprendre un voyage qui, en raison des conditions du patient, peut être qualifié vraiment d'héroïque.
Le matin du 26 décembre 1947, ils étaient tous deux à S. G. Rotondo.
Au bout d'une heure et demi de chemin difficile, pour parcourir la route qui conduit du village au couvent, le patient entra dans l'église, en s'appuyant à la fois sur une béquille et sur une canne, pendant que le P. Pio écoutait la confession des femmes. Giuseppe Canaponi reconnut le P. Pio aux mitaines qu'il porte pour recouvrir ses plaies saignantes : il s'efforça de le fixer dans les yeux, mais il se sentit pénétré par le regard perçant du Capucin, et, en même temps, il ressentit comme une sorte de secousse électrique, qui le parcourut de la tête aux pieds, avec un sens de soulagement général dans tout le corps.
222:104
Giuseppe Canajoni se confessa le même jour, à onze heures, après avoir baisé la main du Père, qui lui donna en échange une tape sur l'épaule. Puis la confession commença, avec la demande rituelle :
-- « Depuis combien de temps ne t'es tu pas confessé ? »
-- « Depuis dix jours ».
Il commençait déjà à énumérer ses péchés, mais le P. Pio l'interrompit :
-- « Tais-toi ! Réponds à mes questions... Blasphèmes-tu beaucoup ? »
-- « Oui. »
-- « Lances-tu des imprécations ? »
-- « Oui. »
-- « Es-tu inquiet ? »
-- « Oui, Père ! Je prie beaucoup le Seigneur pour qu'il me libère de ce défaut que je n'avais pas auparavant ».
-- « Ce seront les médecins et la longue maladie qui t'auront rendu ainsi... Pourtant, je sais que tu t'en repens. Tu t'enfermes dans ta chambre, tu ne veux voir ni ta femme, ni ton fils, et tu pries. »
A ces mots, Giuseppe Canaponi ressentit comme une sorte de seconde décharge électrique, qui envahit tout son corps, et toujours plus accentué, un\[e\] sens\[ation\] de soulagement, général.
« Oui ! Père... c'est vrai ! »
« T'efforceras-tu d'être fort et chercheras-tu à te corriger ? autrement, il est inutile que le Seigneur t'ait accordé la grâce ! »
Déjà, le P. Pio donnait la grâce comme accordée...
En prononçant ces mots, le Père leva les yeux au ciel.
Au même instant, Giuseppe Canaponi s'aperçut qu'il était agenouillé, et il se demanda lui-même, avec surprise : mais, moi, ai-je déjà reçu la grâce ?
Sorti du confessionnal, et prenant béquille et bâton, il se dirigea rapidement vers l'église (en ce moment, le P. Pio confessait les hommes dans la sacristie).
Il était attendu par sa femme. Toute contente, elle alla à sa rencontre et lui dit : « Comme tu as le visage souriant ! »
-- « Oui ! je suis fort content. »
Ils restèrent un peu dans l'église, pour remercier le Seigneur.
223:104
Étant sorti sur le parvis, en face du couvent, Giuseppe Canaponi dit à sa femme : « Je me souviens que je me suis agenouillé pendant la confession. »
Alors que sa femme accueillait la belle nouvelle avec un léger scepticisme, leur fils Augusto, âgé de dix ans, intervint pour affirmer qu'il avait vu son père « vraiment à genoux ». A ce moment, la femme de Giuseppe Canaponi s'émut profondément et pleura.
En raison de leur grande joie, ni l'épouse, ni le fils, ne remarquèrent que Giuseppe Canaponi marchait sans se soutenir sur la béquille et sur la canne.
Peu de minutes après, ils se rendirent tous trois à l'hôtel « Villa Pia ».
Giuseppe Canaponi prit un coussin et s'agenouilla sans difficulté, se releva et examina sa jambe avec une extrême surprise. En effet, alors quelle était auparavant gonflée, du talon à la cuisse, elle était maintenant désenflée et les cicatrices de toutes les opérations précédentes étaient désormais complètement fermées, alors qu'elles ne l'étaient qu'incomplètement avant tous ces faits.
Profondément émue, la famille Canaponi pleura de joie et de reconnaissance.
Le lendemain, ils s'en furent tous remercier le P. Pio, qui leur répondit avec une grande simplicité : « Ce n'est pas moi qui t'ai fait la grâce ! Moi, j'ai seulement prié pour toi. Le miracle, c'est Notre-Seigneur Jésus-Christ qui l'a fait ! »
Le 31 décembre, revenu chez lui, Giuseppe Canaponi trouva la lettre de licenciement des chemins de fer de l'État. Il avait, en effet, été jugé incapable de remplir son emploi, en raison de son invalidité.
Il demanda alors une visite de contrôle à l'Inspection de l'Hygiène, à Florence.
Le professeur Gino Prosperi, Directeur des services en question, après l'avoir visité, déclara : « Dans son état antérieur j'avais constaté que, pour la science humaine, la jambe du sieur Giuseppe Canaponi ne pourrait plus se plier. »
Ici, il y a lieu de noter une particularité qui a grandement étonné les médecins.
224:104
Le Prof. Giuntini, Directeur de la Clinique Orthopédique de Sienne, huit jours avant le Congrès International de Somatologie, qui se tint au cours de l'automne à Rome, voulut visiter, encore une fois, Giuseppe Canaponi et le soumettre à un examen radioscopique.
Les plaques furent examinées par plus de cinquante docteurs, en présence du miraculé, qui étonna tout le monde puisqu'il marchait rapidement et qu'il pliait sans difficultés la jambe gauche.
Le fait extraordinaire est celui-ci : le genou est déboîté, le fémur est tordu, et il existe un tissu calleux autour de la rotule du genou.
Malgré ces trois malfaçons fort graves, Giuseppe Canaponi marche fort bien et plie la jambe avec une facilité surprenante et sans douleur.
Professeur Dr. Gino Prosperi
Agrégé de Médecine Légale
(Accidents)
Viale Belfiore, 40 ter -- Tel. 42 493
Inspecteur Sanitaire des Chemins de Fer de l'État
Florence 18-6-1955
Je déclare avoir visité plusieurs fois, au cours de l'année 1947, le sieur Canaponi Giuseppe, qui présentait les suites d'une fracture du fémur gauche avec ankylose presque complète du genou, et pour lequel, n'étant plus en mesure d'occuper les propres fonctions de sa qualification d'ouvrier du Service I.E.S., avait été proposé la mise à la retraite, et je déclare pareillement l'avoir visité de nouveau au début de 1948, avoir constaté que le genou gauche était de nouveau en mesure de se plier jusqu'à environ quatre-vingt dix degrés, et sans aucun trouble douloureux et sans qu'il ait été soumis à aucune cure médicale.
Signé Prof. Prosperi Gino.
\*\*\*
Université de SIENNE -- Clinique Orthopédique.
Sienne, 28-4-1951.
Il est certifié que le sieur Canaponi Giuseppe a été hospitalisé dans cette clinique, du 19 février au 22 mars 1947, pour ankylose fibreuse du genou gauche, consécutive à une fracture de la diaphyse fémorale.
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Toute thérapeutique médicale et physique s'avérant aléatoire, il a été tenté de pourvoir à la mobilisation forcée de l'articulation en état d'anesthésie générale, mais sans aucun résultat : au contraire, durant cette manœuvre, se produisit une nouvelle fracture fémorale.
Pour cette raison, il est donc sorti de la clinique avec le genou rigide, comme au moment de l'hospitalisation.
Signé LE DIRECTEUR\
Prof. Leopoldo Giuntini.
L'écrivain italien Giovanni Siena, qui a longuement raconté cette guérison, à la suite de plusieurs autres, dans son livre « P. Pio, faits d'hier et d'aujourd'hui » donne (p. 112 à 113) une reproduction en positives, des radiographies du genou de Giuseppe Canaponi, avant et après le « miracle. »
##### III. -- Guérison de Mme Nalesso.
Celle qu'on appelle, à l'italienne, la Costantina, était mariée à un ouvrier agricole.
Ménage pauvre ; travail très dur.
Un jour la Costantina tomba malade.
Outre d'autres maux, fort compliqués, un fibrome énorme nécessitait une opération immédiate.
Cette perspective n'enchantait pas la Costantina, qui alla supplier le P. Pio de la guérir.
Celui-ci, suivant son habitude, lui conseilla d'écouter les médecins et de se laisser opérer ; mais il lui promit de prier pour elle.
La Costantina fut donc admise à l'Hôpital de S. G. Rotondo, au vu des certificats et des radios des médecins traitants de Padoue.
Or, le jour de l'opération, le chirurgien, qui devait procéder à l'ablation voulut faire un ultime examen.
Stupéfaction ! Il ne trouva plus trace de fibrome et la Costantina dut rentrer chez elle, à Padoue.
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##### IV. -- Guérison de Paolina Fïorentino.
Lucia Fiorentino est une mystique italienne tout à fait inconnue. Elle était dirigée par P. Pio dont elle était une des innombrables filles spirituelles.
Gratifiée de visions, elle avait également reçu certaines révélations au sujet du stigmatisé, son directeur.
Le récit, qui va suivre, de la guérison de sa sœur, mérite attention, parce qu'il est entièrement de sa main :
« En mars 1925, ma sœur Paolina fut prise d'une fièvre intense. Le docteur diagnostiqua une pneumonie. J'étais terriblement angoissée, car elle était mère de cinq enfants. Que de larmes j'ai versées, et combien j'ai prié inlassablement ! ...
Je m'en fus, un jour, avec ses trois plus grandes filles au couvent et, toutes ensembles, nous avons beaucoup prié la Madone des Grâces. Ensuite, je suis passée chez le Père et ai, de nouveau, recommandé ma pauvre sœur à ses prières, lui exposant les conditions de sa famille, et surtout des fillettes, qui allaient rester sans leur mère. Le Père, ému aux larmes me dit qu'il prierait, sans ajouter aucun mot d'espoir. J'étais tout à fait abattue à la pensée que ma sœur devait mourir.
Le Vendredi Saint, l'état de ma sœur empira et, au cours de la nuit, elle eut une crise telle qu'elle ne donnait plus aucun espoir de vie. Elle avait reçu les Sacrements. La pauvrette ne cessait pas de se débattre. On appela le docteur et on lui fit des piqûres pour soutenir le cœur trop faible. Pendant toute la nuit, ce fut atroce. Le Samedi Saint, elle était à l'agonie. Le Père aimé priait ardemment. Le Mardi Saint, il avait dit à la troisième des fillettes -- « Maria, toi prie ! Le jour de Pâques, Maman se lèvera ! »
Ces paroles du Père nous les avions oubliées, parce que l'état de notre malade empirait. Pendant la nuit, elle commença à boire un peu et, le matin de Pâques, à 4 heures, l'heure à laquelle ressuscita Jésus, au son des cloches qui annonçaient la Résurrection, ma sœur se leva de son lit, s'agenouilla par terre et récita trois fois le Credo à Jésus ressuscité. Désormais, tout était fini, elle se remit au lit et dit qu'elle se sentait bien.
Grand miracle opéré par Jésus, par l'intercession du Père !
Miracle ! Miracle ! Miracle ! répétait tout le monde... Et moi, ô Jésus, je ne cesse pas de Te remercier pour Ta miséricorde... Merci de tout mon cœur pour un si grand miracle Un mois après, ma sœur, avec nous tous, monta jusqu'au Couvent pour remercier la Très sainte Vierge et le Père. »
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On pourrait ajouter des milliers de faits du même ordre, figurant ou non dans les biographies de P. Pio ; mais les guérisons que je viens de relater sont suffisantes pour donner une juste idée, si j'ose dire, de son « style ».
Très rarement, P. Pio annonce que la personne qu'on lui recommande va guérir. Presque toujours, il insiste pour qu'on suive strictement les conseils du ou des médecins traitants. Lui promet seulement d'unir ses prières à celles des parents ou des amis. Quand la grâce a été obtenue, ce qui arrive fréquemment, il ne tolère pas qu'on le remercie lui-même. « Va remercier la Madone » est son immanquable réponse, à laquelle il n'est pas rare qu'il ajoute. « et conduis-toi mieux à l'avenir ».
Lui seul, hormis Dieu, sait le prix que lui ont coûté les bienfaits ainsi obtenus. Et il ne les paye pas seulement par des prières ou des sacrifices d'ordre spirituel, mais aussi par des souffrances physiques. Car ce qu'on appelle, en phénoménologie mystique, les « souffrances de compensation », ou « de suppléance » sont aussi fréquentes, chez lui, qu'elles l'étaient chez Thérèse Neumann.
On sait que la mystique allemande avait le don de prendre sur elle, quand Dieu le permettait, les maladies ou maux physiques d'autrui et que ceux dont elle assumait ainsi les douleurs en étaient aussitôt délivrés.
Au temps où j'enquêtais sur la célèbre Bavaroise, j'ai recueilli divers témoignages directs de ce privilège étonnant.
Par exemple, le Professeur Wutz m'a lui-même raconté comment sa propre mère, souffrant atrocement des derniers développements d'une hydropisie, terriblement douloureuse, dont l'issue était fatale, avait été totalement soulagée, dès que Thérèse Neumann eut obtenu de souffrir pour elle.
A partir de ce moment, la vraie malade s'assoupit dans un calme bienheureux, tandis que la stigmatisée éprouvait, à sa place, toutes les douleurs et angoisses d'une épouvantable agonie, qui dura une longue semaine.
Dès que Madame Wutz eut rendu le dernier soupir, dans une sérénité totale, Thérèse Neumann qui, depuis huit jours, endurait un véritable martyre, fut guérie de son apparente maladie.
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Ce privilège de la Passiflore était tellement connu que certains rationalistes voulurent y voir une manifestation de ce mimétisme pathologique, qui consiste, précisément, chez les hystériques, à reproduire, grosso modo, dans leurs membres, quelques symptômes des maux dont ils sont témoins. Par exemple, si l'on soigne, dans une salle commune d'hôpital, pour une fracture bénigne, une hystérique, à côté d'une malade qui souffre de rhumatismes, il arrive que la première présente, tout à coup, une contraction, ou une douleur apparemment rhumatismale, qui disparaît si on la change de service.
Mais ce qu'oublient ces incrédules, dans leur souci de désurnaturaliser les phénomènes mystiques, c'est que les patients dont les hystériques « singent » les maux, n'en sont nullement débarrassés.
Tandis que, quand une mystique assume, par la grâce de Dieu, les souffrances d'un malade, celui-ci en est aussitôt délivré.
C'est ce qui s'est produit à Konnersreuth, un jour d'été, où un jeune enfant, à peine vêtu, et qui jouait seul dans le jardin familial, était allé voir de trop près ce qui se passait dans les ruches.
Furieusement, les abeilles s'abattirent, en nuage, sur les chairs tendres et dénudées du bambin.
Alerté par ses hurlements, le père, protégé je ne sais comment, eut grand peine à arracher l'enfant au terrible tourbillon. Puis il se précipita chez un voisin, pour demander une voiture, qui pût conduire l'enfant à l'hôpital le plus voisin (Waldsassen, 6 km).
Pendant ce temps, mieux avisée, la maman avait porté son pauvre petit, qui se débattait dans les sanglots, à Thérèse Neumann.
Celle-ci, prise de pitié, se mit à prier fervemment.
Surprise ! l'enfant cessa de crier et ne tarda pas à s'endormir, tandis que l'enflure de son visage et de son petit corps diminuait, jusqu'à ce que disparussent toutes traces de dards dans ses chairs.
Simultanément, le visage et les membres de la stigmatisée enflaient, enflaient, comme si elle avait elle-même subi mille piqûres et, pendant plusieurs jours, en proie à une fièvre intense, elle souffrit atrocement.
Il en est de même pour le P. Pio et l'on pourrait écrire à son sujet, sur les faits de ce genre, non pas un livre, mais de quoi remplir une bibliothèque.
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C'est ainsi que, lorsque la Costantina, dont j'ai esquissé l'histoire, est entrée, sur son conseil, à la Casa, pour se laisser opérer, le P. Pio, qui lui avait promis de prier pour elle, s'est mis à éprouver d'intenses douleurs d'abdomen, qui ont atteint leur paroxysme le matin où, se livrant à un dernier examen de sa cliente, le chirurgien avait eu la stupéfaction de constater que son fibrome avait disparu.
Les intimes de P. Pio lui ont souvent entendu dire qu'il voudrait pouvoir prendre le mal de tout le monde, pour voir les hommes heureux.
C'est pourquoi il souffre continuellement et pas seulement pour expier les péchés des autres, mais aussi pour soulager leurs maux physiques. Après une souffrance, il assume une souffrance nouvelle ; après une maladie, une autre maladie...
Il n'est donc pas surprenant d'entendre ses fidèles dire qu'il souffre tantôt des yeux, tantôt des reins, puis des oreilles, des jambes, de l'estomac, etc. et ces douleurs physiques ne sont rien auprès des souffrances mentales qu'il assume également et qui, unies aux siennes, transforment sa vie en une continuelle agonie.
Quand ses fidèles disent qu'il est une victime, ils savent ce que cela signifie.
(*A suivre*.)
E. BONIFACE.
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### Lettres à Joseph Lotte (III)
par Théodore QUONIAM
*Nécessité d'un esprit nouveau\
pour un ressourcement spirituel*
Voici une lettre émanant de l'Université de Rennes en date du 30 juin 1912.
« ...Le catholicisme ne pourrait être accepté des esprits libres que s'il se réformait dans un sens moderne. Or nous assistons à une reprise de la tyrannie religieuse qui éloignera de plus en plus de l'Église tous ceux qui n'ont pas un intérêt social à utiliser ses forces contre les idées nouvelles. La Séparation a mis l'Église sous la dépendance des hobereaux qui lui fournissent la plus grande partie des subsides dont elle a besoin. Et le clergé subalterne, qu'il le veuille ou non, est bien forcé de lier partie avec les réactionnaires. Les prêtres sont le plus souvent les agents électoraux des hommes politiques de la Droite. L'archevêque autorise les achats de biens ecclésiastiques dans certains cas, il excommunie dans d'autres. Les curés des villages remplissent les écoles libres à coup de refus d'absolution. Qu'est-ce que tout cela a à voir, je ne dirai pas avec le christianisme, mais même avec une religion digne de ce nom ? ... »
En somme selon ce correspondant la Séparation, loin de libérer l'Église de la tutelle des puissances d'argent, l'aurait rendue leur esclave au service de la « réaction ». Les exigences de « l'électorat temporel » auraient supplanté ceux de « l'élection spirituelle ». C'est toujours le même problème qui se pose : la nature des liens avec le temporel, et plus particulièrement avec ceux qui gouvernent. Comment l'Église peut-elle accéder à l'idéal d'indépendance qui la placerait au-dessus des partis sans pour cela perdre ses moyens de subsistance.
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#### Difficultés philosophiques La question Maurice Blondel,
Un professeur de la Faculté catholique d'Angers écrivait à Joseph Lotte le 22 juin 1913 pour contester le jugement porté par le Bulletin sur la philosophie de Maurice Blondel. Il disait notamment ceci :
« Le dernier numéro du Bulletin que je viens de recevoir, contient, dans sa bibliographie sommaire, une exécution non moins sommaire, de M. Maurice Blondel, exécution qui me paraît on ne peut plus superficielle. Ceux qui connaissent un peu la question ont été au contraire fort étonnés que le P. de Tonquédec, qui avait si bien compris jadis Édouard le Roy, ait accumulé contresens sur contresens dans son interprétation de l'Action. Quelle que soit votre interprétation personnelle, vous vous deviez de signaler les protestations véhémentes que les études du P. de Tonquédec ont suscité de la part de M. Blondel. Vous le deviez d'autant plus que M. Blondel, en proie depuis de longs mois à une cruelle maladie a dû rassembler toutes ses forces pour essayer de remettre les choses au point. D'ailleurs je n'aime pas les exécutions sommaires qui sentent le journalisme. Et je fais allusion ici *au ton d'ensemble du Bulletin*. Outre qu'elles sont injustes parfois, elles donnent au lecteur une fort mauvaise leçon. La faiblesse insigne de la presse catholique vient en grande partie de là. Notre-Seigneur n'a point institué des corsaires mais des apôtres. C'est un professeur de Faculté catholique qui vous parle.
Croyez, je vous prie, à mon entier dévouement.
Louis...\
Professeur Faculté catholique d'Angers.
#### Démocratie et Pacifisme
Deux lettres d'extrême importance par leur densité ont pour thème essentiel des problèmes politiques et plus particulièrement ce que doit être une juste démocratie pour éviter les périls de la démagogie.
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Elles ont pour point de départ une vive réaction suscitée chez le correspondant par la publication de la page de Maurras : « JE SUIS ROMAIN ». Le correspondant en vient à souligner par une anecdote singulièrement éclairante le caractère insuffisamment *collectif* du Bulletin qui, selon lui, n'exprime pas l'opinion du corps professoral mais reste la tribune où Joseph Lotte expose et développe ses idées personnelles. A ce propos le signataire en vient à parler du miracle et à donner au fondateur-gérant une leçon de théologie.
Nous voyons ainsi sur le vif comment sur le terrain politique comme sur le terrain religieux s'instaurent de fructueux dialogues. Ce sont toujours les mêmes points litigieux qui reviennent : le cas Maurras, l'idéal d'une saine Démocratie, le pacifisme, les rapports souhaitables entre le Catholicisme et le régime démocratique.
Voici donc la première de ces lettres :
Rennes, 28 novembre 1913.
Cher monsieur Lotte,
Il vient d'arriver au Lycée de Rennes un professeur d'histoire très catholique, qui ne connaît pas le Bulletin des Professeurs Catholiques de l'Université. C'est :
M. Baticle, 2, rue, d'Orléans.
Vous pourriez essayer de lui envoyer les numéros spécimens. D'après ce que je connais de ses opinions politiques, *républicaines-démocratiques*, il serait plus diplomatique de ne pas lui envoyer les numéros contenant des articles de M. Le Fur ou l'extrait de Maurras.
J'ai été sur le point de vous écrire, cher Monsieur Lotte, à la suite de la publication de la fameuse page de Maurras « Je suis Romain ». Je m'abstiens de vous dire mon impression à la suite de l'explication de votre dernier Bulletin. Permettez-moi seulement de regretter que vous n'ayez pas accompagné cette publication de Maurras d'une note explicative, où, en regrettant l'absence de sens chrétien et évangélique de cette page (que votre âme si catholique a évidemment douloureusement ressentie), vous auriez déclaré que vous la citiez à titre de document d'un incroyant. Je suis tout à fait d'accord avec vous qu'il est utile de se servir des témoignages des incroyants, mais encore ne peut-on s'en servir sans faire les réserves utiles. -- Je voudrais pouvoir souscrire à l'explication si originale que vous avez donnée du « cas » Maurras, mais je ne puis penser que Maurras soit près du catholicisme par le cœur : il admire l'Église catholique en politique, par le dehors, mais il voudrait dépouiller notre Église de son fonds évangélique. (l'Église, dit-il, a corrigé le venin du Magnificat !)
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Il me semble avoir l'âme aussi rationaliste et païenne qu'on peut l'avoir dans une société chrétienne. Je voudrais me tromper ! Mais quand un catholique cite Maurras, il ne faut pas qu'on puisse lui reprocher qu'il laisserait supposer, si peu que ce soit, « avec les Intellectuels de l'Action Française » que ce catholicisme est différent de celui de Jésus-Christ.
C'est un mot que j'emprunte à un article du premier numéro d'une petite revue « Les Lettres » (collaborateurs : MM. Jury, Rambaud, Bernoville) que je ne connais encore que par citation, mais dont le programme très évangélique et catholique me semble très captivant. J'espère avoir prochainement des renseignements sur cette revue. Et si vous le désirez je vous en reparlerai.
Je suis complètement d'accord avec vous, cher Monsieur, dans la lutte contre toutes les démagogies. Mais la Démocratie peut et doit être le contraire de la démagogie -- aussi je ne puis m'empêcher de faire des réserves sur l'étude d'ailleurs magistrale de M. Le Fur : elle porte contre la démocratie conçue à la façon de Jean-Jacques Rousseau ; mais cette conception n'est pas la seule possible, et de fait n'est plus la seule exprimée de la démocratie (par ex. : Fonsegrive, Sangnier etc.)
Sur ce point je me suis rencontré avec M. Léonard Constant, qui me disait même avoir pensé vous écrire à ce sujet. J'ai une bien triste nouvelle à vous donner sur sa santé il n'est plus professeur à Pau, mais est à se soigner à Paris : on le craint très atteint de la poitrine. Je me permets de le recommander à vos prières.
Me permettriez-vous aussi, cher Monsieur, de vous transmettre un mot que j'ai entendu sur le Bulletin par un aumônier de Lycée, qui vient de se désabonner.
Pardonnez-moi ma franchise : vous n'y verrez qu'un témoignage de l'affectueux intérêt que je porte à votre Bulletin : les vrais amis doivent avoir le courage de tout dire. Cet aumônier faisait cette réflexion :
« Ce n'est pas le Bulletin des Professeurs catholiques de l'Université : c'est le *Bulletin de Monsieur Lotte*. »
Je ne m'associe pas à cette critique ; mais il ne semble pas inutile que quelqu'un ait le courage de vous la rapporter. Pour mon compte personnel, une des choses qui m'attachent le plus au Bulletin, c'est que vous ne craignez pas d'avoir du tempérament personnel. Et quand même je ne puis partager vos tendances ou manières de voir (ainsi par exemple en matière électorale, votre façon de vous rapporter à l'opinion d'un évêque : les évêques changent de tendance de diocèse à diocèse, et ceux qui se succèdent dans le même diocèse ont des tendances diverses : j'ai une autre conception de la liberté civique des catholiques) j'aime beaucoup votre *crânerie.* Si le caractère *collectif* de l'œuvre paraît assez dans le Bulletin, de meilleurs juges que moi pourraient vous en donner leur impression. Mais je suis convaincu qu'il est dans vos intentions : et cela est l'essentiel pour mon compte personnel.
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J'aurais aussi à vous présenter quelques remarques, cher Monsieur, à propos de votre explication du « miracle de Josué ». Je suis pleinement d'accord avec vous sur la conception et la doctrine même du miracle (le sujet est délicat et vous pourriez bien trouver des adversaires pointilleux qui vous reprocheraient d'avoir à vous une façon de vous exprimer trop pragmatiste).
Mais il y a une question d'espèce : quel est le fait biblique historique qu'on appelle « l'arrêt du soleil par Josué ? » Vous apprendrez peut-être avec étonnement que j'ai rencontré plusieurs fois dans des écrits catholiques, et particulièrement dans un article de la Revue du Clergé français remontant à plusieurs années, et dont je ne me rappelle plus la référence, une explication différente : ce récit biblique appartient à un « chant épique », c'est de la « poésie populaire », une « métaphore poétique ». « Un récit épique racontait que Josué avait fait une prosopopée au soleil et à la lune (texte complet) (ou un souhait : si le soleil pouvait s'arrêter !), et par suite d'un événement providentiel (grêle par ex. interrompant les rayons du soleil et écrasant l'armée ennemie) le peuple aurait interprété ce fait naturel en événement, non plus « miraculeux », mais « merveilleux ». Je ne prends pas la responsabilité de cette explication, je laisse à des exégètes qualifiés le soin de la juger. Je vous la signale seulement pour montrer que la question est plus complexe qu'elle ne paraît : elle n'est d'ailleurs qu'un cas particulier de la méthode générale : quels sont les « genres littéraires » qui se trouvent dans la Bible et quel est le degré de vérité historique qui y correspond ?
Vous voyez que c'est une question grave et délicate : mais elle se pose et est posée. Encore une fois je ne prends pas parti et je n'apporte pas de solution : je signale un problème.
Veuillez excuser, cher Monsieur, une aussi longue lettre. N'y voyez, je vous prie, que tout l'intérêt que je ne cesse de porter au Bulletin, au succès duquel je ne cesserai de travailler, malgré toutes les divergences d'opinions que je puis avoir avec lui.
Agréez, cher Monsieur, avec l'assurance de mes prières, mes respectueux et meilleurs souvenirs en N.-S.
Votre abonné.\
abbé AUBRY.
P.S. Je suis très heureux que vous recommandiez la Revue de la Jeunesse, que je suis dès son origine, et que vous y collaboriez avec le groupe de Claudel, Jammes etc. Cette fraternelle collaboration ne peut être que très fructueuse.
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1\) Pour la conciliation de ce genre d'interprétation de la Bible avec la théologie de l'inspiration, voir :
art. du S. J. Prat, Études religieuses, 20 février 1901.
citation de S. J. Bainvel, Revue pratique d'Apologétique, 15 mars 1912.
article de S. J. Durand, Revue Clergé français, 1^er^ octobre 1902.
P.S. Je viens de retrouver la référence de la Revue du Clergé français : article de M. Bourlier, septembre 1897. Voir aussi : revue Ami du Clergé, 17 septembre 1903, l'explication du jésuite allemand : P. Slummelauer.
Nous ne possédons malheureusement pas la réponse que fit Joseph Lotte à cette lettre d'une si haute portée. Toujours est-il que l'attention du correspondant fut une fois encore mise en éveil car il ne tarda pas à envoyer une seconde missive tout aussi lourde de réflexions. On saisit sur le vif la fécondité de tels échanges épistolaires.
Rennes, 6 décembre 1913.
Cher Monsieur,
Divers empêchements ont retardé la lettre que je désirais vous écrire en réponse à votre aimable du 29 dernier. Peut-être ne sera-t-il pas inutile de vous présenter quelques remarques pour éclaircir ma pensée.
1\) Sur la question de la conception de la démocratie, je crains que vous n'ayez un peu déplacé le terrain de la discussion. A la conception de M. Le Fur, on peut légitimement, entre catholiques, opposer une autre conception : et je me référais surtout aux études de Fonsegrive, dans son « Catholicisme et Démocratie », son « Fils de l'Esprit », et plus encore sa « Crise sociale », dans les deux chapitres magistraux :
« L'idée républicaine » et « l'idée démocratique ».
Puisque votre Bulletin est ouvert aux différents catholiques, ne pourrait-on pas désirer que, sur une question qui reste libre, les deux opinions fussent entendues ?
Si les démocrates chrétiens sont tombés dans de mauvaises mœurs de politique électorale (et je ne connais dans ce cas que l'abbé Lemire que vous puissiez viser) ce seraient des fautes individuelles dont leurs principes ne sont pas responsables. -- Le reproche atteignit-il certains « démocrates chrétiens », qu'il ne pourrait atteindre les « démocrates » du « Sillon » -- autrefois -- et ceux qui se groupent maintenant autour de Marc Sangnier, de la « Démocratie » et de la « Ligue de la Jeune République ».
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Les succès électoraux de Sangnier, de Bertrand, -- les seuls de ce mouvement qui se soient encore présentés sur le terrain électoral législatif -- s'expliquent, au contraire, en partie, par l'intransigeance morale de ces candidats. D'ailleurs je ne crois pas qu'il y ait un mouvement plus « anti-démagogique » et plus éloigné des contaminations de la mauvaise politique que celui des républicains-démocrates de la « Jeune-République ». Votre ami Léonard Constant pourrait en témoigner et vous renseigner à ce sujet. En tout cas, quelles que soient les appréciations sur les faits et les personnes, il n'en reste pas moins que des catholiques démocrates ont élaboré une doctrine de la démocratie qui est orthodoxe, cohérente, et peut s'opposer à d'autres conceptions comme celle de M. Le Fur.
2\) Je suis plus étonné, chez Monsieur, que, à propos des démocrates-chrétiens vous incriminiez des « pacifistes catholiques ». Les deux mouvements restent distincts d'abord. Ensuite, quelles que soient les appréciations libres qu'on peut porter sur tel pacifiste ou telle forme de pacifisme, il est cependant vrai qu'il y a une « doctrine pacifiste » qui est légitime, libre et même approuvée par les hautes autorités religieuses : le Pape, des cardinaux comme les Em. Mercier, Rampolla, Amette, Maffi et enseignée par des théologiens comme Tanquerey, S.J. Lekmkall, S.J. Sledde de Lyon et qui a abouti déjà à la fondation d'une « Union pour l'étude du Droit des gens d'après des principes chrétiens » qui a une chaire à l'Université catholique de Louvain. Je me permets de vous transmettre une courte notice qui expose cette doctrine. Encore une fois, ceci peut être matière à discussion, ceci n'a pas encore fait l'objet d'un enseignement *officiel de l'Église* (et sur ce point ne pourrait-on pas faire remarquer qu'avant la « Rerum Novarum » de Léon XIII bien des enseignements sociaux fixés par cette Encyclique étaient déjà enseignés par bien des catholiques ?) Mais entre ces discussions légitimes entre catholiques et votre appréciation mettant « certains chefs du pacifisme catholique » sur le même pied que « les gens de l'Humanité ou de la Ligue des Droits de l'Homme » n'est-il pas permis de vous faire remarquer qu'il y a un abîme ? et j'ai été douloureusement surpris et ému que vous l'ayez, cher Monsieur, si vite franchi.
3\) Pour la question du miracle, l'intervention de Dieu dans notre vie spirituelle et surnaturelle, sollicitée par la prière, est inexacte au point de vue théologique. Cette intervention *perpétuelle* de Dieu en nous s'appelle la Grâce. Le miracle est, au contraire, une intervention *particulière* de Dieu plus rare dans le cours de la vie.
Le miracle est sans doute, « le langage de Dieu à sa créature », mais un langage qui ne se fait pas entendre à tout instant, -- et qui, de plus n'est pas toujours une action surnaturelle de Dieu concourant avec la bonne volonté de l'homme : ainsi des guérisons arrivent à des incroyants, à la suite des prières des intercesseurs croyants en faveur de cet incroyant.
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Je suis d'accord avec vous que le miracle est une chose « toute simple » puisque dès qu'on croit à l'intervention de Dieu en nous, rien ne doit nous étonner. -- Mais il n'en reste pas moins vrai que le miracle étant un *fait religieux*, la raison a le droit légitime de se rendre compte si ce *fait* a réellement eu lieu : d'où actuellement la critique historique.
Je me rends très bien compte que la mentalité d'un « laïc converti », comme vous, cher Monsieur, est différente, par certains côtés -- purement contingents -- de celle de quelqu'un qui a toujours cru et qui a fait, en plus, des études de théologie. Et je ne voudrais pas vous troubler dans votre conscience. Peut-être même, je comprends mieux votre mentalité que vous ne pouvez comprendre la mienne, par ex. Encore est-il qu'il n'est pas inutile que, des deux côtés, on se rende compte que cette divergence existe, et qu'ainsi il y a au sein de la maison comme de la foi catholique complète, plusieurs demeures ouvertes aux âmes qui sont d'égale bonne volonté.
Si « in dubiis libertas », la discussion n'empêche pas, en fin de compte, l' « omnibus caritas ».
J'ai reçu une carte fort aimable de M. Bernoville : il me remercie d'avoir discerné dans les « Lettres » et sa librairie non la quelconque expression d'une petite chapelle littéraire et vaguement catholique, mais bien la manifestation -- d'ailleurs consciente de ses limites -- d'un mouvement d'âmes, profondément convaincues de ce que la vie intérieure, la vie chrétienne est l'unique condition de tout effort qui vaille la peine d'être tenté, et que le catholicisme, loin de les proscrire, appelle à lui toutes les puissances spirituelles de la philosophie, de la littérature et de l'art, pour les purifier et leur donner une forme définitive, une suprême beauté.
« C'est donc une nouvelle espérance qui se lève. Veuillez excuser, cher Monsieur, une si longue lettre, et n'y voir qu'un témoignage de respectueuse et confiante sympathie pour vous et le Bulletin.
Votre dévoué en N.-S.\
abbé AUBRY.
#### Pacifisme, Nationalisme, Patriotisme
Pour comprendre la position de Lotte qui liait intimement le spirituel et le civique, il convient de ne pas oublier la situation de fait qui existait alors entre la France et l'Allemagne et qui commandait impérieusement « l'appel des armes ».
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Mais si la vigilance est toujours de rigueur, les efforts de rapprochement entre les peuples n'en sont pas moins éminemment souhaitables et on ne peut qu'admirer l'opportunité de la publication que fit Joseph Lotte dans le *Bulletin* du 20 avril 1914 de la magnifique « Prière pour les Patries » de Claude Lefilleul. Nous y voyons un appel à la réconciliation dans l'Amour à la veille du sanglant conflit qui allait ébranler le monde. Toutes les lettres sont unanimes pour saluer la beauté de ce texte. La seule réserve que j'aie découverte à ce sujet émane d'une lettre de Riby en date du 23 avril qui dit notamment :
« Le Lefilleul m'a paru un peu long. Je me méfie un peu de ces prières balancées en huit colonnes, genre prière pour tous : il y a là un peu d'hypertrophie du cœur ; le Notre Père est beaucoup plus court. »
A cette assertion de Riby on peut opposer la lettre suivante d'un élève au Séminaire français de Rome :
Rome, 11 mai 1914.
Cher Monsieur et ami,
« Est-il trop tard pour vous faire une commande du supplément paru au numéro du Bulletin en date du 20 avril 1914, « Prière pour les Patries » ? Cette prière est, je crois une des plus belles choses parues dans le Bulletin depuis sa fondation ; elle vaut par l'équilibre de la pensée, la plénitude du sentiment, la sûreté, la sobriété et en même temps la puissance de la forme. Bénis soient ceux qui prient ainsi ! Prions avec eux. Que Dieu daigne nous donner à tous cette faculté de synthèse et cette vertu de Sagesse sans lesquelles il n'est pas d'intelligence chrétienne de la vie ! Heureux ceux qui savent unir la prédilection due à la patrie et l'amour normal de l'humanité, c'est-à-dire de toutes les âmes, en vue de l'Église ; heureux votre ami qui considère l'histoire de ce monde avec tant de largeur de vue, de pénétration et de charité ; il s'élève, d'une allure sereine au-dessus des contingences, mais il ne les ignore ni ne les méprise ; sa parole exprime des vérités, pour ainsi dire, universelles et éternelles ; mais sa voix a des résonances de chez nous et je me réjouis de ce qu'en sa fermeté même elle reste vibrante de nos émotions d'aujourd'hui.
« Il faut donc, cher Monsieur, que je vous fasse une commande de 50 numéros, j'entends de 50 suppléments au numéro du 20 avril « Prière pour les Patries ». Je serai heureux de les remettre soit à d'anciens camarades d'études universitaires, soit, avec l'agrément de notre supérieur qui m'est promis, à mes chers confrères du Séminaire français.
« M. Le Gallois me charge de vous présenter ses amitiés, Et pour moi, cher Monsieur et ami, je ne puis vous quitter sans vous saluer très cordialement dans le Christ Notre Maître
239:104
« Veritatem autem facientes in caritate, crescamus in illo per omnia, qui est caput Christus. » (Ad Eph., IV, 15)
Votre bien dévoué.\
Édouard COUTAN\
élève au Séminaire français 42 via Sa Chiara.
Comment harmoniser ces trois tendances dans le climat d'avant-guerre et empêcher qu'elles ne créent d'insurmontables divisions ? La lettre suivante, véhémente et cependant profondément réfléchie et nuancée dans son argumentation, expose la situation des pacifistes catholiques face à l'éventualité d'une guerre. Sur certains points elle rejette les critiques quelque peu acerbes de Joseph Lotte, inspirées par son patriotisme qui risque de l'entraîner à des appréciations et condamnations injustes. Mais sur d'autres points elle rejoint sa position et indique comment une conciliation est possible.
École Française (palais Farnèse)\
Rome, 22 février 1912.
Mon cher Collègue,
Je viens de recevoir le Bulletin, du 20 février et de lire avec attention votre discussion du pacifisme. Je regrette d'y trouver un ton et des procédés de discussion que je n'aurais jamais cru rencontrer dans ces pages. Les pacifistes catholiques sont bien habitués à s'entendre traiter d'athées et de traîtres par certains politiciens, et ils en ont pris leur parti ; mais quand de telles accusations sont reprises -- en propres termes -- par un catholique, sincère qu'ils ne peuvent soupçonner d'arrière-pensées politiques, ils ont au moins le droit de s'étonner.
« Il ne s'agit pas ici de conflits d'intérêts ou de personnes, mais de doctrines ; or j'ai le regret de vous répéter, après votre premier correspondant, que vous ignorez tout des doctrines que vous combattez : leur sens, leur histoire, leur propagande. Et il est trop facile de répondre que « sources, doctrines, documents... cette terminologie scolaire est choquante, sacrilège dès qu'elle s'applique aux sentiments qui sont la vie même ». L'intensité des plus nobles sentiments n'a jamais été une excuse à dénaturer la pensée d'autrui. Qu'on discute vivement, violemment même, rien de mieux ; mais le devoir de franchise ne contredit aucunement celui d'impartialité. Avant de se lancer dans une polémique il faut connaître son adversaire. Or, pour connaître la pensée d'un homme ou d'un groupe, il n'y a jusqu'ici, ne vous en déplaise, qu'un seul moyen : lire ce qu'ils ont écrit, tout ce qu'ils ont écrit si possible, mais au moins les principaux d'entre leurs écrits. Aucune discussion n'est possible sans ce travail préliminaire.
240:104
Si vous l'aviez fait, vous n'auriez pas jugé systématiquement le pacifisme catholique à travers l'internationalisme maçonnique. Vous auriez vu que l'effort vers l'organisation d'une justice internationale et l'extension de *l'arbitrage* n'a rien de commun avec les rêves niais de désarmement, à plus forte raison avec des complaisances criminelles pour la désertion. Vous auriez pu vous dispenser de nous adresser une philippique éloquente, mais qui repose sur cette énorme contre-vérité : que le pacifisme catholique est *postérieur* à la propagande radicale-socialiste et inspiré par elle. Pourquoi ne pas dire tout de suite que Graty est un disciple de Bourgeois ou de F. Buisson ? Si la fondation de la société Graty est chose relativement récente, le mouvement qui y a abouti est autrement ancien ; et il ne serait pas difficile de vous prouver que le mouvement maçonnique n'a fait que démarquer et adultérer les doctrines catholiques. Quant à reprocher aux pacifistes catholiques de faire du pacifisme par peur de paraître réactionnaire (ce qui revient à dire par hypocrisie), c'est une petite antienne trop connue : elle est parfaitement à sa place dans une feuille radicale-socialiste, mais un catholique ne devrait pas aller l'y chercher.
La peur de paraître réactionnaire et la peur de paraître avancé sont des sentiments également ridicules et bas. Nous n'avons à tenir compte que de l'enseignement de l'Église : or sur la guerre il n'a jamais varié. Et je vous défie de me citer un cas où l'Église ait prêché la guerre en dehors de la croisade, c.a.d. de la guerre contre l'Infidèle, considérée comme la seule résistance possible à l'oppression. Je ne peux pas admettre qu'on oppose le langage de l'École au langage français.
La théologie n'est pas la religion, certes, mais elle en est une pièce essentielle. Votre collaborateur G. Revers dit très justement à propos du chapelet dans ce même Bulletin que tout se tient dans le catholicisme, et qu'il ne faut rien lâcher, sous peine d'ouvrir des brèches dont nous ne mesurons pas la profondeur. Ne lâchez pas si aisément les doctrines des théologiens, les exhortations des évêques et les paroles du Saint-Père lui-même.
Vous répondez que vous pourriez opposer cent exhortations patriotiques émanant d'évêques français. Nous nous en doutions un peu. Mais qu'est-ce que cela prouve, sinon que l'antinomie que vous dressez entre patriotisme et pacifisme est fausse, radicalement fausse ?
« Quand il le faudra, dites-vous, sommes-nous prêts à marcher à la frontière ? Tout est là. »
241:104
Oui tout est là, et veuillez croire que les pacifistes catholiques n'ont besoin des conseils de personne pour faire leur devoir de français. Je n'aime pas faire dévier les discussions en personnalités, mais en nous reprochant de faire du pacifisme par peur de porter le sac et de recevoir des balles, vous m'obligez à prendre ma part de ces compliments. J'ai fait mon année de service militaire comme un autre, en 1905-1906, et depuis deux périodes que j'aurais pu éviter, résidant à l'étranger ; j'ai voulu être officier de réserve parce que je ne suis pas de ceux qui paient à contre-cœur leur dette patriotique : à la mobilisation j'accourrai prendre un uniforme qui me désignera particulièrement aux balles ; je le sais, et si je n'en tire pas vanité (on ne se vante pas de faire son devoir), je me crois autorisé à sourire quand on m'accuse d'avoir peur.
Ceci ne m'empêche pas de trouver que la guerre est un fléau, une barbarie, et qu'il faut faire son possible pour la limiter. Je pense à l'Alsace-Lorraine autant que vous, et comme vous j'estime que nous devons sans cesse nous demander si notre France n'est pas menacée. Là-dessus les pacifistes catholiques sont unanimes. Si vous voulez j'ajouterai même que personnellement, vivant à l'étranger et suivant avec plus de préoccupation la politique extérieure, je suis convaincu qu'une guerre franco-allemande est inévitable et que nous *l'aurons dans moins de trois ans*. Mais je n'irai pas pour cela prêcher la guerre à mes concitoyens. Je trouverais fort mauvais qu'on l'eût déclarée à l'Italie à propos des récents incidents, qu'on la déclarât à l'Espagne pour l'obliger à nous céder Larache. Il faut mettre tout à fait à part la guerre avec l'Allemagne, dans laquelle il s'agira de délivrer des français opprimés et de sauver l'indépendance de la France même. Mais en dehors de ce cas particulier, et quand il sera résolu, il deviendra nécessaire, il est nécessaire dès aujourd'hui de jeter les bases d'une justice internationale. A cette œuvre les catholiques pacifistes veulent travailler, et leur travail ne diminuera pas le prestige de la religion.
Vous avez fait dans ce dernier Bulletin une brève allusion au réveil de la conscience nationale que nous avons tous eu la joie de constater l'été dernier. Je ne vous surprendrai pas en vous disant que les Français résidant à l'étranger en ont été plus heureux que n'importe qui. L'étonnement, le scepticisme d'abord, puis l'attention, le respect et enfin l'admiration que la Presse européenne manifestait pour notre pays nous ont fait vivre des moments inoubliables. Mais avez-vous bien réfléchi à ce qui faisait la force singulière de l'âme française ? Était-ce une explosion d'humeur guerrière ? Non : c'était la résolution calme, froide, mais énergique et implacable d'un peuple profondément pacifiste -- je ne dis pas à dessein *pacifique --* d'un peuple décidé à vivre en paix avec ses voisins, mais à exiger d'eux le respect que sa dignité commandait. Par cela même qu'elle ne voulait pas s'échauffer sur des questions secondaires, qu'elle avait compris ce que c'est que la justice internationale, la France n'en était que plus jalouse de son honneur.
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Le pays qui sait négliger les questions de détail est le même qui se montre le plus intransigeant sur la question nationale. C'est parce que nous savions n'avoir rien fait pour propager la guerre que nous étions et que nous restons décidés à la faire quand elle sera inévitable.
Je crois que la propagande des pacifistes catholiques fait des français aussi bien trempés que toutes les excitations belliqueuses, ou qu'une divinisation de la guerre ne peut que faire bondir la conscience chrétienne. On peut certes discuter sur ces résultats ; mais je vous répète que cela n'est possible qu'en adoptant un autre ton que le vôtre. C'est une habitude déplorable que nous avons aujourd'hui entre catholiques français de suspecter à propos de rien notre foi, notre patriotisme, notre loyauté. Je suis convaincu qu'au fond vous ne nous croyez ni traîtres ni lâches -- alors pourquoi nous jeter ces injures à la face ?
J'ai applaudi à l'apparition de votre Bulletin (de *notre* Bulletin), j'ai fait pour lui le peu de propagande que j'ai pu, et j'ai vivement apprécié jusqu'ici sa tenue morale ; mais de grâce, qu'on n'y voie plus reparaître ces déclamations et ces insultes bonnes pour des feuilles de quinzième ordre !
Je me suis cru obligé à vous écrire ces lignes. Elles contiennent des reproches vifs : du moins reconnaîtrez-vous qu'elles ne sont ni équivoques ni blessantes. Je ne puis les terminer qu'en espérant qu'il n'y aura plus jamais entre nous de disputes pareilles, et en formant des vœux pour que prospère ce Bulletin qui nous réunit.
Dominique ANZIANI.
Pour comprendre la vigueur de la riposte que constitue cette lettre il n'est pas inutile de rappeler certains extraits de l'article de Lotte paru dans le *Bulletin* du 20 février 1912 sous le titre :
« A un caporal pacifiste qui cite SAINT THOMAS. »
« ...Chez nous patriotisme et élan guerrier ne font qu'un ; et plus notre patrie est menacée, plus notre élan redouble. C'est une réaction organique.
A quoi bon dès lors m'embarbouiller dans tant de *documents ?* Le problème qui se pose à nous n'est pas un problème métaphysique. Il ne s'agit pas de savoir si la guerre est bonne ou mauvaise en soi ; il s'agit de savoir si la France vivra.
Et si, pour qu'elle vive, il est nécessaire qu'un jour ou l'autre nous fassions la guerre, croit-il nous y préparer en nous inspirant le mépris ou la haine ? Vous ne voulez pas que la France meure, comment ne pas comprendre qu'aujourd'hui, dans notre pays, faire de la propagande pacifiste, c'est, qu'on le veuille ou qu'on ne le veuille pas, travailler au profit de l'Allemagne contre la France ? d'un seul mot, c'est trahir. »
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Et plus loin :
« Il importe aussi de dissiper une méprise. Ce pacifisme catholique se dit volontiers évangélique ; il va chercher dans l'Écriture Sainte ses titres de noblesse et d'antiquité. En fait c'est un nouveau venu dans l'Histoire. Il nous est né tout récemment. Comme son aîné le pacifisme humanitaire, radical et socialiste, il est un de ces masques sous lesquels l'égoïsme moderne cherche à se dissimuler. La contamination des mœurs politiques en effet, a créé dans ce pays, réputé loyal, une forme générale d'hypocrisie, qui consiste sous le couvert de doctrines apparemment élevées à poursuivre la satisfaction des mobiles bas. Au fond, la perspective de faire campagne excite chez beaucoup de contemporains tout simplement la peur. Mais la peur n'est pas un sentiment qu'on puisse afficher... »
#### Le Bulletin au service de Péguy
Joseph Lotte ayant écrit au directeur du Bulletin bibliographique de l'A.S.F. pour lui demander de faire une notice sur « Ève », qui venait de paraître, reçut l'intéressante réponse ainsi libellée.
Paris, 30 janvier 1914 -- 6, rue de Seine.
Monsieur,
Il ne m'a pas été possible de répondre plus tôt à votre lettre du 24 par laquelle vous preniez la peine de m'annoncer « l'Ève » de Péguy. Excusez-moi de ce retard et veuillez m'envoyer l'ouvrage, si vous en disposez encore. Ci-joint les 5 frs.
Je me reconnais tout à fait insuffisante pour faire moi-même la notice d'une œuvre pareille pour l'annoncer dans notre bulletin bibliographique de l'A.S.F. D'autre part l'article de Durel fait un corps trop homogène pour qu'il me paraisse possible d'en tirer un résumé pouvant présenter l'œuvre à notre public. Je redoute d'avoir encore sur ce sujet, d'ici peu, une chronique de Fonsegrive ; je vous ai fait parvenir celle qu'il avait faite sur les œuvres précédentes. Je voudrais donc, si possible avoir inséré une note sur l'Ève avant que Fonsegrive n'ait eu le temps de la lire et d'en faire sa chronique, de façon que, le jour où cette chronique passera, nos lecteurs aient déjà pu se faire eux-mêmes leur opinion.
244:104
S'il vous était possible de me faire vous-même la notice dans le sens qui vous paraît le plus propre à éduquer le public encore assez réfractaire à Péguy, il me semble que ce serait de la bonne besogne.
Excusez-moi aussi de ne vous avoir pas encore remercié de la peine que vous avez prise, d'accompagner l'envoi des volumes de Péguy de quelques mots qui m'en facilitaient la lecture. Les circonstances actuelles de notre vie ne nous permettent pas le recueillement nécessaire à ce genre de joie intellectuelle. Mon mari attend le printemps et ses loisirs relatifs pour commencer cette lecture, et jusqu'à ce que je puisse en causer avec lui je ne puis encore tirer tout le fruit de la mienne. Je n'ai lu encore du reste que le Mystère de la Charité de J. d'Arc. J'y ai eu des étonnements et des joies ; celles-ci d'ailleurs, l'emportant grandement sur ceux-là. Quel sens merveilleux de la méditation ! quel disciple inconscient probablement, mais étonnamment proche de Saint Ignace ; c'est toute la méthode des Exercices réalisée dans ces pages si puissantes, si émouvantes, si profondes. On ne peut s'en détacher, et on souhaite d'y revenir, et l'on sent que la vie intérieure verra là ses horizons s'élargir et ses principes s'en fortifier. Une seule chose reste pour moi pénible et incompréhensible ! La figure, à mon sens si vulgaire, si lourde, si charnelle de la Vierge durant la Passion ! Est-ce un artifice de style qui m'a échappé ? Est-ce vraiment la vision de Péguy ? mais je n'arrive pas à comprendre ce qu'il a voulu faire là. Je comprendrai peut-être quand je me serai davantage familiarisée avec Péguy par ses autres œuvres et que je serai revenue à celle-là.
La note parue sur votre Bulletin dans celui de l'A.S.F. m'a valu à ce propos une correspondance avec un M. G. Le Bon, 116, boulevard de Grenelle, qui après avoir reçu par moi divers exemplaires, va s'abonner s'il ne l'a déjà fait.
Je me permets de vous adresser ce jour un très mauvais livre, dans lequel vous trouverez, je crois bien des choses fort intéressantes pour éclairer la mentalité des adversaires. Il m'a été adressé par l'éditeur pour compte rendu. De ce fait j'ai droit d'en disposer, et il me semble qu'il sera plus utile à vous qu'à moi. Le brûler après usage -- je pense -- Avez-vous eu connaissance de l'édition que vient de faire Lethielleux du Dialogue de Sainte Catherine de Sienne ? C'est un véritable trésor. On ne peut cesser vraiment de rendre grâces à Dieu qui nous environne de tant de secours et de tant de lumières -- et rend tout si facile et si consolant aux âmes de bonne volonté ! Dans quelle belle époque de retour comme vous dites et de vie chrétienne agissante IL nous a placés ! Que nous sommes heureux d'être de notre temps !
245:104
« Je constate avec plaisir que le nombre de vos abonnés fermes augmente très régulièrement ; je vous souhaite de franchir une grande étape en 1914. Je ne peux encore faire venir en ce moment le volume de Péguy sur M. Laudet, mais si l'un de vos bulletins anciens en a parlé voulez-vous m'envoyer ce Numéro. J'ignore tout à fait ce qui lui a valu ce titre de *théologien.* Je serais curieuse de le savoir, et j'imagine combien a dû vous faire sourire ma naïve proposition d'une note dans la Revue Hebdomadaire. Mais on ne peut tout savoir ?
Recevez, je vous prie Monsieur, tous mes meilleurs compliments.
Signature illisible.
Combien d'hommes pourront dire cinquante ans plus tard « qu'ils sont heureux d'être de leur temps » ! et combien est émouvant ce souhait adressé à Joseph Lotte à l'aube de l'année tragique « de franchir une grande étape en 1914 » ! Pouvait-on prévoir alors que le monde entier allait franchir une étape décisive quelques mois plus tard par-delà un fleuve de sang ? Il est des paroles jaillies spontanément du cœur et qui prennent peu après à la lumière de l'événement une signification prophétique.
\*\*\*
Cette lettre témoigne à la fois de l'admiration que suscitait l'action de Lotte et des réserves que suscitait la prose de Péguy à laquelle il donnait libéralement l'hospitalité. Elle émane du Supérieur de l'école N.-D. de Bétharam à Lestelle (B.P.) en date du 6 juin 1914 :
Monsieur,
Je lis depuis longtemps votre admirable Bulletin des Professeurs catholiques de l'Université, que M. Artozoul, je crois, vous a prié de m'envoyer. J'en ai fait lire bien des pages au réfectoire de l'École. Je vous l'avouerai, j'allais même m'y abonner quand j'ai été choqué de cette littérature nouvelle, (les Pages que vous avez données de l'Ève de Péguy) que je ne saisis pas encore : j'y viendrai peut-être.
Je suis en quête en ce moment de la part que font, dans leurs œuvres, les littérateurs contemporains, à l'Eucharistie : j'ai déjà recueilli d'excellentes choses dans les œuvres de René Bazin, de Baumann, Claude Sylve, H. Bordeaux ; mais je connais moins ce que je ne trouve pas dans nos bibliothèques, Ch. Péguy (y aurait-il quelque chose à glaner dans son œuvre touffue ?), René Salomé (Les Chants de l'âme réveillée puisent-ils quelque inspiration dans l'Eucharistie ?) Louis Le Cardonnel (Carmina Sacra) etc. etc.
246:104
Vous avez consacré votre numéro de Mai à l'admirable ouvrage de M. Joly : « La Psychologie des Saints » ; le beau travail à concevoir et à exécuter en faveur de l'Eucharistie, dans votre prochain numéro.
Je profite de la circonstance pour vous dire toute mon admiration pour votre œuvre, et, s'il était besoin, mes plus sincères encouragements, Daignez agréer, Monsieur mes plus respectueux sentiments.
(*A suivre*.)
Théodore QUONIAM.
247:104
### L'Action de grâces
L'ÉGLISE a donné ces dernières années les plus grandes facilités pour communier sans être à jeun. C'était là un acte de charité vraie car, en beaucoup de lieux, la sainte messe est célébrée assez tardivement pour rendre impossible aux gens âgés, faibles ou malades de rester à jeun aussi longtemps. D'où dans nos églises ces longues files de communiants qui viennent chercher la force à sa source ; force d'autant plus nécessaire de nos jours que le monde est plus corrompu, et les tentations pour les yeux et les oreilles plus nombreuses, plus variées et plus agressives.
Et tout serait très bien, tout serait admirable si un spectacle affligeant ne nous attendait à la fin de l'office. A peine le prêtre a-t-il donné sa bénédiction que presque tout le monde se lève et s'en va, soucieux semble-t-il de prévenir l'embouteillage des portes et d'être le plus tôt possible à l'air libre. Et beaucoup de prêtres, hélas, trouvent ces habitudes très justifiées.
Sans doute le sacrement agit par lui-même sans que soit nécessaire l'action personnelle de celui qui le reçoit. Dans le cas de l'Eucharistie, l'absence de péché mortel est requise sans quoi « *nous mangeons et buvons notre condamnation* ». Mais ce n'est pas notre prière personnelle qui le rend efficace. L'eucharistie réalise progressivement l'union de tous les chrétiens en un même corps mystique celui du Christ même.
248:104
C'est pourquoi S. Paul dit (I Cor., 10) « La coupe de bénédiction que nous bénissons n'est-elle pas la communion au sang du Christ ? Le pain que nous rompons n'est-il pas la communion au corps du Christ ? Puisqu'il n'y a qu'un seul pain, nous ne formons, quelque nombreux que nous soyons, qu'un seul corps, nous qui avons participé au même pain. »
Les chrétiens qui communient réalisent-ils quelle est la grandeur du mystère ? Pas un certainement ; il n'y a pas de doute là-dessus ; notre misère est incroyablement profonde et c'est pourquoi Notre-Seigneur eut cette invention (inimaginable par une simple créature) de perpétuer par cette institution extraordinaire « le mystère demeuré secret depuis l'origine des générations, mais qui maintenant a été révélé à ses saints. Car à eux Dieu a voulu manifester quelle est la richesse de la gloire de ce mystère parmi les Gentils : à savoir *le Christ en vous, lui l'espérance de la gloire* »*.* (*Coloss. 1, 26*)*.*
Ainsi Dieu nous a réconciliés « *en son corps de chair, par la mort, pour vous faire paraître saints sans tache et irréprochables devant lui.* »
L'institution de l'Eucharistie perpétue le sacrifice de la Croix pour que toutes les générations se puissent retrouver réellement au pied du Calvaire comme Marie et S. Jean au soir de la pleine lune de Nizan.
Et nous n'aurions aucune reconnaissance ? Nous ne saurions dire merci ? au moins le temps que l'apparence des espèces du pain et du vin ne commencent à se dissoudre en notre corps. A ce moment Jésus envoie un autre consolateur, le Saint-Esprit qui s'installe en nous et qui opère en nous si nous n'y mettons pas d'obstacle -- mais c'en est un de n'y plus penser. L'Eucharistie elle-même est un mot grec qui veut dire : *action de grâces *; c'est celle du Christ lui-même rendant grâces à son Père et s'offrant en personne en sacrifice. En communiant nous devenons d'autres Christ qui s'offrent à l'image de notre Sauveur comme S. Paul disant : « Je parfais ce qui manque aux afflictions du Christ en ma chair, pour son corps qui est l'Église. » Un communiant doit être prêt à tout, aux souffrances du Christ, au martyre et prêt à rendre grâces. C'est ainsi que se construit l'Église du ciel.
\*\*\*
249:104
Ici commencent de nouvelles difficultés dont il faut être averti ; bien des chrétiens nous diront : je suis incapable de faire une action de grâces, je ne trouve rien à dire. Sans doute. Nous sommes totalement impuissants par nous-mêmes à avoir la reconnaissance qu'il faudrait et à louer comme il faut. Mais reconnaître cette impuissance et notre peu d'avancement est un gain spirituel, c'est en quelque sorte un premier acte d'adoration et l'entrée dans la vie d'oraison. Celle-ci n'est nullement un abîme de félicités, de douceurs spirituelles, de vues de l'esprit sublimes sur les mystères que nous connaissons par la foi. Elle aboutit même, chez les saints connus ou cachés, par les épreuves purifiantes, dont la plus dure est la nuit obscure de la foi. S. Thérèse de Lisieux a vécu plusieurs années à la fin de sa vie n'ayant plus que *la volonté d'avoir la foi*, et le souvenir des grâces antérieures.
La vie d'oraison consiste essentiellement à demeurer en présence de Dieu et à s'offrir à sa volonté. Dieu peut nous envoyer des consolations, des élans d'amour, des éclairs d'intelligence. Mais il peut n'en rien faire car ce sont de purs dons de la grâce et tous nos efforts ne peuvent rien pour y atteindre.
Il y a dans un auteur peu goûté de notre temps (il écrit trop bien et Marx est tellement séduisant), chez Bossuet une « *manière courte et facile pour faire l'oraison en foi, et de simple présence, de Dieu* ». Vous la trouverez dans l'édition à bon marché des « Élévations sur les mystères ». Tout est à lire ; il y dit entre autres choses :
« La perfection de cette vie consiste en l'union avec notre souverain bien ; et tant plus la simplicité est grande, l'union est aussi plus parfaite. C'est pourquoi la grâce sollicite intérieurement ceux qui veulent être parfaits, à se simplifier pour être enfin rendus capables de la jouissance de l'Un nécessaire, c'est-à-dire de l'unité éternelle. »
Bossuet n'apparaît pas comme un mystique ; il eut tant de charges et d'occupations obligatoires et en particulier une charge d'enseignement du dogme, qu'il n'eut guère le temps de montrer la vie mystique qui pût être la sienne. Il parle cependant comme les vrais mystiques, sa doctrine est la leur ; le degré pratique qu'il put atteindre est le secret de Dieu. Il commence ainsi :
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« Il faut s'accoutumer à nourrir son âme d'un simple et amoureux regard en Dieu, et en Jésus-Christ notre Seigneur ; et pour cet effet il faut la séparer doucement du raisonnement, du discours et de la multitude d'affections, pour la tenir en simplicité, respect et attention, et l'approcher ainsi de plus en plus de Dieu, son unique souverain bien, son premier principe et sa dernière fin. »
Il dit encore :
14° « Il faut au reste être prévenu de deux ou trois maximes : la première qu'une personne dévote sans oraison est un corps sans âme ; la seconde, qu'on ne peut avoir d'oraison solide et vraie sans mortification, sans recueillement et sans humilité ; la troisième, qu'il faut de la persévérance pour ne se rebuter jamais dans les difficultés qui s'y rencontrent.
15° Il ne faut pas oublier qu'un des plus grands secrets de la vie spirituelle est que le Saint-Esprit nous y conduit, non seulement par les lumières, douceurs, consolations, tendresses et facilités ; mais encore par les obscurités, aveuglements, insensibilités, chagrins, angoisses, tristesses, révoltes des passions et des humeurs je dis bien plus, que cette voie crucifiée est nécessaire, qu'elle est bonne, qu'elle est la meilleure, la plus assurée et qu'elle nous fait arriver beaucoup plus tôt à la perfection. »
Or les moments qui suivent la communion sont certainement l'instant privilégié entre tous pour entrer dans la vie d'oraison, et il n'est bien entendu nullement nécessaire d'avoir réfléchi sur ce qu'est la vie d'oraison pour y entrer, Dieu même est en nous dans la personne du Fils. Quand il nous a quitté le Saint-Esprit fait de nous le temple de la bienheureuse Trinité. Avant que nous reprennent le train du monde, le bruit de la rue, les soucis de la famille et du travail, demeurons donc quelque temps à l'entrée de la vie d'oraison. Dieu donne, nous avons à rendre ; ne combattons pas contre lui. Si nous ne savons dire que « Merci ! » répétons-le s'il le faut tout le temps que nous avons décidé de consacrer à l'action de grâces. Car il faut nous y tenir en esprit de foi. Notre impuissance personnelle peut être une épreuve cruelle : mais il est très agréable à Dieu que nous la constations et notre fidélité sans joie est le gage d'un avancement certain.
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C'est ainsi que les âmes humbles mais baptisées, ne connaissant que l'essentiel des vérités de la foi, incapables par leur ignorance, de toute méditation, peuvent être sur le chemin de la plus haute sainteté. Prenons garde à nous même, car, nous retranchant derrière notre petitesse, nous ne semblons pas croire à l'importance et à la grandeur de ce que Dieu nous demande.
D. MINIMUS.
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## NOTES CRITIQUES
### Le dialogue au niveau des journaux ?
« *Mgr Veuillot face aux journalistes* \[*à la télévision le 18 avril 1966*\]*, c'était en somme une application du schéma XIII,* « *l'Église dans le monde de ce temps* »*. Qui, en effet, mieux que les journalistes, exprime les espoirs et les craintes des hommes, les questions que ce temps pose à l'Église ?* »
Telles étaient les premières lignes de l'éditorial du P. Wenger paru dans *La Croix* du 20 avril 1966.
Disons-le tout de suite : si l'on entend ainsi le dialogue de l'Église avec le monde, c'est un dialogue manqué dès le départ. Il est ruineux pour le monde et ruineux pour l'Église : il s'établit dans l'artificiel et non dans le réel.
L'opinion avancée par le P. Wenger tend apparemment à devenir une opinion commune chez un grand nombre de ceux qui dirigent, orientent ou influencent le dialogue de l'Église avec le monde.
Nous ne voyons aucun inconvénient de principe, précisons-le, à ce que des évêques confèrent avec des journalistes, en privé ou en public : et au demeurant ce n'est pas notre affaire. Nous ne commençons en ce domaine à concevoir une opinion qu'à partir du moment où nous nous trouvons « face à face » avec l'opinion éditorialement promulguée dans *La Croix* par le P. Wenger -- *ce sont les journalistes qui expriment le mieux les espoirs et les craintes des hommes,* et même *les questions que ce temps pose à l'Église.*
\*\*\*
L'opinion du P. Wenger aurait pu être une opinion circonstancielle, influencée par la haute qualité personnelle et la grande « représentativité » des journalistes qui se trouvaient ce soir-là en face de Mgr Veuillot. Mais il n'apparaît pas que ce puisse être le cas.
253:104
Il n'y avait aucun journaliste de la première classe et de la première catégorie. Pour ne citer aucun de ceux qui collaborent à notre revue, disons simplement qu'il n'y avait ni Pierre Gaxotte, ni François Mauriac, ni Jacques Perret, ni le P. Congar, ni Gabriel Marcel, ni Étienne Borne, ni Michel Dacier, ni Jacques Laurent, ni Alfred Fabre-Luce. Il est vrai que des journalistes sont d'abord autre chose que journalistes : mais ils sont aussi journalistes, et meilleurs journalistes que la plupart des autres journalistes. Ils ont toutes chances d'être ceux dont se souviendra l'histoire du journalisme quand les interlocuteurs de Mgr Veuillot auront été oubliés depuis longtemps.
S'il s'agissait de journalistes de la catégorie de ceux dont nous venons de citer le nom, il ne serait pas forcément et immédiatement invraisemblable de supposer qu'ils sont *ceux qui expriment le mieux les espoirs et les craintes des hommes, et les questions que ce temps pose à l'Église*. Il resterait sans doute à se demander si cette qualité d'expression représentative vient de leur état plus ou moins accidentel de journaliste, ou n'est pas due plutôt à quelque chose d'autre et d'antérieur, qui du même coup et simultanément en fait des journalistes de la première catégorie.
Mais enfin il n'y avait aucun de ceux-là. Il y avait seulement Mme Marcelle Auclair, Georges Montaron et Robert Serrou. Autrement dit : *Marie-Claire, Témoignage chrétien* et *Paris-Match.*
Voilà où l'on trouve, selon le P. Wenger, ce qui exprime le mieux les espoirs et les craintes des hommes, et les questions que ce temps pose à l'Église.
Si ce n'était pas dans *La Croix*, si ce n'était pas sous la grave signature du P. Wenger, cela nous ferait l'effet d'une farce.
\*\*\*
Ce n'est pas une farce.
C'est une vive lumière sur un certain état des pensées et des esprits dans l'Église.
-- Il y a le fait : les interlocuteurs de l'Archevêque coadjuteur de Paris, devant l'ensemble du peuple français par la grâce de la télévision, ont été seulement *Paris-Match, Témoignage chrétien* et *Marie-Claire.*
-- Et il y a le droit ; le jugement de valeur ; la justification : ce sont eux qui expriment le mieux les espoirs et les craintes des hommes, et les questions que ce temps pose à l'Église.
On en est là : et c'est, selon *La Croix*, une juste application de la Constitution pastorale sur l'Église dans le monde de ce temps.
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A ce point, nous renonçons à tenter d'*expliquer davantage*. Car nous entrons dans le domaine des choses qu'il est inutile d'expliquer à ceux qui ne les comprennent pas d'emblée. *Paris-Match* peut bien avoir plus d'un million de « lecteurs » : même parmi le million de ceux qui feuillettent les images de ce magazine, il y en a beaucoup qui seraient passablement suffoqués d'apprendre que cet illustré, joint à *Marie-Claire*, représente les deux tiers de ce qui exprime le mieux les espoirs et les craintes des hommes, et les questions que ce temps pose à l'Église.
Nous ne dirons rien de *Témoignage chrétien *: c'est un tout autre problème.
Mais si l'on imagine que les questions que ce temps pose à l'Église sont celles de *Marie-Claire* et de *Paris-Match*, et si l'on croit que le dialogue avec le monde doit être un dialogue avec *Paris-Match* et *Marie-Claire*, alors on finira par détourner de l'Église même la plupart des « lecteurs » de *Marie-Claire* et de *Paris-Match.* Lesquels, le sachant ou ne le sachant pas, n'attendent RIEN de l'Église dans ce registre et à ce niveau : et ont en cela parfaitement raison.
\*\*\*
Non point niveau intellectuel, profondeur de pensée, connaissance théologique : ce n'est pas la question.
Mais registre spirituel ; niveau spirituel.
L'homme d'Église, surtout s'il est saint, est de plain-pied avec n'importe quel niveau intellectuel ou social. Point avec n'importe quel registre spirituel.
Il est inutile d'expliquer. C'est une question d'oreille. D'oreille de l'âme.
*La France catholique* du 22 avril remarquait : « *Que faire quand le vocabulaire en usage traduit la médiocrité des perspectives et refuse la profondeur des problèmes ? On allait de stupeur en stupeur : l'interlocuteur qui venait de réduire le problème des naissances à celui des* «* moyens *» *reprochait à l'Église de* «* dépoétiser l'amour *» *; un autre invitait à suivre Paul VI dans sa lutte pour la paix en la ramenant à une offensive contre les États-Unis ; un troisième réduisait le Concile à ce qu'il avait* «* reconnu les erreurs de l'Église *», *etc. Non, la vie spirituelle est d'une autre dimension*... »
\*\*\*
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Je n'entends nullement insinuer que ces journaux n'ont aucune importance. Leur importance est considérable par le « conditionnement » qu'ils réalisent. Mais justement : le conditionnement. Point l'influence intellectuelle ni l'autorité morale.
Les journaux ont sur leur public une influence qui n'est pas consciemment ressentie ; et qu'elle ne soit pas consciemment ressentie est la condition même de cette influence. On les subit sans savoir à quel point, et parce qu'on ne le sait pas ; et dans la mesure où on ne le sait pas. C'est pourquoi ils racontent qu'ils font seulement de l' « information », des faits et des images, et qu'ils n'ont aucune intention d' « influencer » le lecteur : ils ne pourraient pas l' « influencer » directement, ouvertement. Leur conditionnement est efficace, mais leur opinion déclarée compte pour zéro. Parce qu'on ne les croit pas : parce qu'on ne les aime pas.
Dès qu'ils s'interrogent un peu eux-mêmes, les Français de 1966 s'aperçoivent qu'ils *n'estiment pas* leurs journaux ; qu'ils ne leur font pas confiance.
Avant la dernière guerre, il y avait en France quantité de personnes qui étaient prêtes à se battre pour « leur » journal, pour *L'Action française*, pour *L'Aube*, pour *Le Populaire*, pour *L'Humanité*. Il reste aujourd'hui *L'Humanité* (mais avec quelle croissance du scepticisme et de la méfiance dans son public aussi). Aujourd'hui le public ne veut plus que de l' « information » ; il se laisser prendre beaucoup plus qu'il ne croit à une « Information » truquée : mais il n'écoute rien de plus et rien d'autre, dans les journaux, que l' « information », parce qu'il n'a plus confiance dans les journalistes, parce qu'il n'a plus d'estime pour eux. Personne ne se battra, parmi les lecteurs, pour *Le Figaro* on pour *France-Soir *; ça se saurait. A plus forte raison pour *Paris-Match* ou pour *Marie-Claire.*
\*\*\*
S'agissant des âmes, et du « dialogue de conversion », l'important est ce qui n'est pas dans les journaux.
Les espoirs et les craintes des hommes ne sont pas dans les journaux, ou n'y sont qu'au niveau le plus bas, le plus grégaire, et systématiquement défigurés.
Les véritables « questions que ce temps pose à l'Église » ne sont pas celles des journaux : qui déforment et maquillent les questions, et en font autant de mensonges.
On peut imaginer une réforme de la presse (ou l'on peut en désespérer). Toujours est-il que cette réforme n'est ni entreprise ni même conçue par ceux qui auraient actuellement le pouvoir de la réaliser.
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Dans n'importe quelle discipline intellectuelle ou morale, aujourd'hui en France, -- et à plus forte raison dans les domaines de l'apostolat et de la conversion, le seul travail sérieux est celui qui est accompli en marge des journaux, en dehors des journaux, sans que les journaux y comprennent rien, ni même en sachent rien.
Et il est sans doute bon et profitable, voire indispensable, que pour le moment il en soit ainsi.
Alors tant mieux si l'on n'en a rien su à la télévision ni dans l'éditorial du P. Wenger.
J. M.
### A propos de Maurras
Une société ouvertement persécutrice des chrétiens est à coup sûr un instrument du diable, la force de la loi étant tournée contre le Christ et son Église. Que dans une telle société, tout ce qui constitue l'ordre public ne serve pas au diable et n'aide pas à passer sous son joug c'est tout à fait possible. La magistrature de l'Empire romain à l'époque de Néron ou de Dioclétien permettait de maintenir un ordre partiellement juste et n'était pas employée uniquement à combattre les chrétiens et soutenir l'idolâtrie.
Cependant on peut imaginer un type de société où les groupements naturels, sans être totalement supprimés, seraient neutralisés au maximum, détournés de leur finalité, empêchés autant que possible de réaliser ce qui est juste, dépossédés, malgré les apparences, de leur pouvoir pour le bien, vidés de leur sève jusqu'à la dernière goutte.
Le diable a l'idée d'une société aussi perverse. Il trouve des hommes pour la faire passer dans les faits. Comment y parvient-il ? On commence par briser, quelquefois en y mettant les formes, les corps et pouvoirs intermédiaires, on instaure un pouvoir central totalitaire dont le maniement appartient à des autorités parallèles, enfin les membres des sociétés occultes s'insinuent à l'intérieur de ce qui reste du tissu naturel de la société, falsifient les institutions normales, les transformant en institutions contre nature. Telle est l'image, ramenée à ses traits essentiels, de la société issue de la Révolution.
Maurras, avec une lucidité, une autorité souveraines, a mis en évidence l'anarchie et l'inhumanité qui font corps avec les sociétés d'inspiration révolutionnaire. Sa limite est de n'avoir pas bien vu ce qu'il y a de vraiment diabolique en de telles sociétés. Un maurrassien fidèle, prolongeant les études maurrassiennes, nous le démontre avec sagacité. Il est de simple justice de faire connaître ce très bel article de Louis Daménie, dans *L'Ordre Français* de janvier 1966. *Le positivisme de Maurras sous la lumière de la Providence*.
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C'est en imitant cet exemple que nous pourrons sauver les trésors de l'héritage maurrassien. Il importe grandement que les chrétiens doués de sens politique pour lesquels Maurras demeure un grand maître sachent voir ce qu'ils doivent à Maurras, ce en quoi ils se séparent de lui, dans quelle direction enfin ils doivent le continuer.
Mais j'ai hâte de transcrire le texte lumineux de Louis Daménie :
« Joseph de Maistre a dit : « *La Révolution est satanique.* » Maurras répond : « *il aurait aussi bien pu dire quelle était chaotique car cette œuvre des puissances inférieures ne se soutient que par un trouble perpétuel introduit dans le sens et la valeur des mots* ».
« Il semble que cet écart de vocabulaire mesure celui qui sépare la pleine vision politique de la vision positive. Maurras reste au niveau des effets car l'idée de fausser le sens des mots est d'inspiration diabolique, de même que le sont les étapes successives qui ont mené les hommes de l'orgueil d'esprit de Luther à la dialectique et aux inversions maçonniques.
« Cette idée que la Révolution est seulement chaotique pèsera sur l'analyse de Maurras. Bien qu'il connaisse l'action des sectes et les ait largement démasquées, il sous-estime leur puissance car il ne voit en elles comme dans la Révolution en général qu'une action de destruction de la société, ne connaissant pas, ou insuffisamment, que celle-ci n'est qu'un préalable et qu'une fois détruites les structures de la société un nouveau réseau artificiel, occulte dans le cas de la maçonnerie, visible dans le cas des hiérarchies parallèles du communisme ([^56]) se tisse, qui va enserrer la société et permettre de la manœuvrer à ceux qui tiennent les fils. C'est parce que ce processus est de nature diabolique que Maurras ne le saisit pas entièrement...
« Encore une fois Dieu ne bouscule pas l'ordre naturel : l'application de l'intelligence et de la volonté à un domaine sur lequel tel homme a prise, portera ses fruits, c'est au moins une loi des grands nombres. Mais force est de reconnaître que dans une société telle que la nôtre dont les structures naturelles ont été détruites, et livrées à l'anonymat et à l'irresponsabilité, tel homme n'a plus d'emprise sur tel domaine.
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« *Cette neutralisation des mécanismes normaux est un des effets que l'action diabolique a recherché dans la destruction sociale opérée par la Révolution* mais, comme déjà dit, le Malin ne s'est pas arrêté en chemin ; il ne s'est pas contenté de paralyser les circuits par lesquels transitaient initiatives et volontés de haut en bas conformément aux hiérarchies naturelles. Il a installé ses propres hiérarchies, ses propres circuits par lesquels ses suppôts peuvent, eux, transmettre leurs instructions et qui n'en laissent pas passer d'autres. D'aucuns tomberont dans le piège qui consiste à essayer d'utiliser l'appareil de l'adversaire pour la réalisation de leurs propres desseins ; c'est non seulement se vouer à l'échec mais se constituer prisonnier de la Révolution. Maurras, allant à l'extrême limite de ce que pouvait lui fournir la connaissance naturelle, a saisi une partie du mécanisme ; il a distingué le pays réel du pays légal. Le pays réel c'est tout ce qui reste de structures naturelles, au travers desquelles une action saine peut encore faire sentir son effet. Le pays légal c'est l'appareil administratif, démocratique, issu de la Révolution et par conséquent gangrené. Mais en fait, à la société naturelle, c'est la société révolutionnaire qu'il faudrait opposer ; or la Révolution n'est pas seulement politique telle que Maurras la voit, elle est d'abord anti-chrétienne. La société révolutionnaire n'est pas seulement encadrée par un système nerveux qui transmet les impulsions du Malin au travers des divers relais que sont ses initiés. Un exemple frappant de fonctionnement s'observe dans la manipulation par les sectes maçonniques des assemblées de la république. Augustin Cochin l'a décrit en ce qui concerne la première république, mais les suivantes, second empire compris, ne sont pas moins édifiantes.
« Le pays réel s'est amenuisé considérablement depuis que Maurras a commencé d'écrire et surtout au cours des sept ans qui viennent de s'écouler ; aussi réduit qu'il soit, il garde tout son prix ; il sera un jour le véhicule de la renaissance certes, mais il ne sera que le véhicule, car l'homme seul ne peut se mesurer avec le Diable, que, seul, Dieu peut vaincre. »
\*\*\*
On s'étonne quelquefois de n'entendre plus parler de sorcellerie et de diablerie, de sabbats, de messes noires, de pactes avec Lucifer. Cependant ces pratiques horribles existent toujours. On ne saurait négliger des témoignages tels que celui de Harry Price : « Dans toutes les zones de Londres, des centaines d'hommes et de femmes, d'excellente formation intellectuelle, de condition sociale élevée... rendent au diable un culte permanent.
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La magie noire, la sorcellerie, l'évocation diabolique, ces trois formes de superstition médiévale sont pratiquées aujourd'hui à Londres sur une échelle et avec une liberté d'allure inconnues au Moyen-Age. » (*Études Carmélitaines sur Satan*, 1948, page 639, note 1.)
D'aucuns verront là une exagération, ne voudront pas admettre que ces trois formes de la superstition médiévale soient aussi fréquentes qu'autrefois. C'est possible et il semble de toute façon qu'elles fassent moins de bruit. En tout cas, ces abominations seraient-elles toujours aussi répandues, elles ne sont plus à notre époque le grand moyen mis en œuvre pour perdre les âmes. C'est même une lacune considérable du gros volumes des *Études Carmélitaines sur Satan* d'avoir fait si peu de cas des moyens modernes de son action ([^57]). Cette lacune incompréhensible risque d'être fort dommageable, laissant croire au lecteur inaverti que le diable s'en tient toujours aux méthodes pour ainsi dire artisanales et individuelles, les seules dont il disposait lorsque la trame du tissu social allait encore dans le sens du droit naturel. Or en beaucoup de pays ce temps est bien passé.
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Désormais le diable a le moyen de travailler en grand à la perte des âmes ; son action dispose d'un moyen nouveau, puissant et universel, qui est une société contre nature.
Le diable, dans les temps de chrétienté, par les sabbats, par les rites magiques d'un érotisme forcené pouvait bien tenter, affoler, égarer quelques victimes, il n'atteignait pas la multitude ; par ailleurs les procès de sorcellerie, malgré tous les reproches qu'ils peuvent mériter, avaient au moins l'avantage en facilitant le ministère de l'Église d'aider le prévenu à se tourner vers Dieu et à sauver son âme. Cependant on peut très bien imaginer par exemple le diable de la luxure utilisant d'autres méthodes et travaillant sur une plus vaste échelle. Qu'il arrive à soustraire, sans en avoir l'air, à une autorité civile juste, et même à l'autorité ecclésiastique, la plus grande partie de la presse et les moyens audio-visuels, qu'il fasse pénétrer progressivement dans la presse et dans les projections un érotisme non pas peut-être sauvage et grossier mais subtil et diffus, qu'il obtienne le silence sinon la recommandation des autorités religieuses, dès lors il aura réussi à empoisonner beaucoup plus d'âmes que tous les sabbats et les rites lucifériens ; et l'empoisonnement ne sera pas moins profond, il le sera sans doute plus parce que les autorités qui devraient donner son nom à ce mal abject, qui auraient le pouvoir d'y porter remède, seront réduites au silence et à l'inaction.
Nous pourrions faire des remarques analogues pour les démons de l'orgueil, de la négation de Dieu, du messianisme terrestre. Lorsque ces démons parviennent par exemple à subvertir l'ordre naturel de l'enseignement et des écoles dans la société civile et même, pour une certaine part, à l'intérieur de l'Église, lorsque des autorités parallèles sont mises en place de telle sorte que tout recours à une autorité légitime devienne à peu près inefficace, il est forcé que les doctrines de mensonge et de mort soient imposées à une multitude sans défense. -- On pourrait même imaginer pire. On pourrait supposer que les démons de l'hérésie et de l'apostasie parviennent dans une certaine mesure à instaurer un pseudo-pouvoir magistériel, parallèle au véritable pouvoir, qui découragerait toute tentative de combattre l'erreur, qui induirait les chrétiens à penser, sous prétexte de charité et de dialogue, que le seul moyen efficace de vaincre les hérésies est de ne jamais les appeler par leur nom, de ne jamais les condamner. La carrière est alors laissée libre au déchaînement des faux-prophètes.
En réalité le démon se trompe et la carrière ne sera jamais entièrement libre. Pierre sera toujours debout pour *confirmer ses frères dans la foi.* La Vierge Marie sera présente pour garder l'Église, pour écraser la tête du serpent : *Cunctas haereses sola interemisti in universo mundo, quae Gabrielis archangeli dictis credidisti*.
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La sainte Église serait-elle réduite à *un petit reste*, cependant que s'étalerait partout sur le monde une immense formation pseudo-religieuse moderniste, la sainte Église ne serait-elle plus que le *pusillus grex* qu'elle demeurerait imprenable. *Portae inferi non praevalebunt.*
\*\*\*
Pour en revenir à Maurras qui est au départ de ces réflexions sur le diable et son action dans la cité terrestre comme dans le monde ecclésiastique, je commenterai le grand texte rapporté par Louis Daménie, qui témoigne d'une fierté indomptable et d'une espérance irrépressible :
« Nous bâtissons l'arche nouvelle, catholique, classique, hiérarchique, humaine où les idées ne sont plus des mots en l'air, ni les institutions des leurres inconsistants, ni les lois des brigandages, les administrations des pilleries et des gabegies, où revivra ce qui mérite de revivre, en bas les républiques, en haut la royauté, et par delà sur les espaces, la papauté. Même si cet optimisme était en défaut, et, si comme je ne crois pas tout à fait absurde de le redouter, la démocratie étant devenue irrésistible, c'est le mal c'est la mort qui devaient l'emporter ; et qu'elle eût pour fonction historique de fermer l'histoire et de finir le monde, même en ce cas apocalyptique, il faut que cette arche franco-catholique soit construite et mise à l'eau, face au triomphe du pire et des pires.
« Elle attestera dans la corruption universelle une primauté invincible de l'Ordre et du Bien. Ce qu'il y a de Bon et de Beau dans l'homme ne sera pas laissé faire... »
Afin de permettre à ce cri héroïque d'avoir toute sa portée nous n'hésiterons pas à l'entendre en ayant présente à notre cœur la doctrine de la foi. Nous saurons alors que pour bâtir *l'arche nouvelle où revivra ce qui mérite de revivre*, il faut que les chrétiens engagés dans le temporel cherchent d'abord le Royaume de Dieu et sa justice, cependant que les chrétiens voués exclusivement au service de Dieu brûleront d'une intense ferveur, dans le sentiment de leur vocation et de leur dignité. Par ailleurs c'est d'abord afin de nourrir et sauvegarder la vie divine à l'intime des cœurs que la papauté et la hiérarchie apostolique qui lui est soumise voudront étendre sur la face du monde leur autorité qui est d'ordre spirituel, cependant que la prière s'élèvera de toute part afin que les fonctions des ministres de la grâce soient remplies avec sainteté.
Et même si, *comme il n'est pas absurde de le redouter*, la perversion diabolique du corps social ayant atteint les dernières fibres et les organes vitaux et que l'emprise de l'appareil occulte du communisme ou de la maçonnerie *eût pour fonction historique de fermer l'histoire et de finir le monde, même en ce cas apocalyptique, il faut que cette arche* catholique et française *soit construite et mise à l'eau, face au triomphe du pire et des pires*.
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Elle attestera dans la corruption universelle une primauté invincible de l'ordre et du bien. La vocation divine de l'homme *ne se sera pas laissé faire...* La croix du Christ, jusqu'à la fin, sera restée debout ; des institutions temporelles auront gardé sa marque, malgré les ruses et les cruautés de toute sorte ; elles auront abrité jusqu'au dernier jour des êtres fidèles qui n'auront pas transigé sur l'honneur chrétien.
M. DUROC.
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### Organisation du travail en Suède
Nous ignorons trop souvent ce qui se passe à l'étranger et quelles solutions on y donne à des problèmes qui sont nôtres aussi et que nous résolvons mal ou pas du tout. Voici des extraits d'une lettre que deux compagnons charpentiers du Tour de France ont écrite de Suède au journal du *Compagnonnage* (février 1966) :
« ...En somme, nous n'avons pas fait plus de huit heures et quart de travail, et nous serons rémunérés pour neuf heures, mais ceci résulte de la façon dont est calculée la paie du Suédois.
« Contrairement aux Français, les Suédois travaillent à la production, ce qui donne une marche de chantier beaucoup plus coordonnée, et des réalisations plus rapides. Le *Syndicat dont tous les Suédois font partie* a établi une sorte de série très détaillée qui mentionne la somme que rapporte chaque travail à l'équipe qui l'exécute ; un homme de l'équipe est chargé de relever les travaux qui ne se trouvent pas sur les plans, tels que montage des ateliers et baraques, ou coffrages supplémentaires, ouvrages de protection pour la sécurité, échafaudages, passerelles d'accès... Tous les trois mois, le chef d'équipe, avec un membre qui défend les intérêts patronaux et un représentant du Syndicat qui joue le rôle d'arbitre, définissent la somme gagnée par cette équipe. L'argent est ensuite réparti de la façon suivante : un salaire horaire de 6,62 couronnes, qui est égal pour tous (ouvriers et manœuvres) et le restant au bout de trois mois,
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l'ouvrier y participant à 100 % et le manœuvre à 70 % -- l'apprenti a une participation progressive aussi bien au point de vue salaire horaire que supplément pendant une période de 150 semaines après quoi il sera considéré comme ouvrier. Nous pouvons considérer que la paie de l'ouvrier peut atteindre entre 15 et 20 couronnes de l'heure pour un homme à 100 %, dont *bien entendu il ne faut pas oublier de déduire l'impôt qui est très élevé -- pour un célibataire, environ un tiers sur le salaire horaire, et 40 à 50 % sur le supplément*. Pour ses congés, l'ouvrier touche de l'entreprise 1,55 couronne par heure accomplie dans l'année précédente.
« N'oublions pas de dire que l'on ne travaille pas le samedi, les congés sont de un mois, plus huit jours à Noël, quatre jours à Pâques, et il est très fréquent d'arrêter le travail à treize heures la veille de fêtes telles que la Pentecôte ou la Saint-Jean.
« Nous voudrions aussi vous décrire l'organisation telle que nous l'avons vue. C'est une chose très bien pensée, si l'on prend le cas d'une cité satellite. On trouve à la tête un ingénieur qui coordonne l'ensemble ; il a sous son autorité les chefs de chantier qui eux sont placés à la tête de la construction de deux ou trois immeubles, et même parfois plus suivant l'importance. Ces hommes peuvent être d'anciens manuels ayant le niveau du B.E.P.C. et qui ont suivi des cours du soir pendant une période de trois ans ; ils peuvent aussi sortir d'une école technique, mais doivent alors avoir le niveau du Bac et avoir effectué six mois de pratique.
« Leur travail consiste à faire toutes les implantations et traçages et d'assurer la coordination entre les divers corps de métiers ; ils sont secondés par un sous-chef de chantier, quelquefois deux si le chantier est très important, et un jeune stagiaire qui accomplit ses six mois de pratique avant d'entrer dans une école pour devenir ingénieur ou architecte.
« Leur salaire mensuel, contrairement à ce qui se passe, en France, n'est pas plus élevé que celui d'un charpentier, et même bien souvent moindre ; cette paie peut varier entre 3.500 et 2.500 couronnes ([^58]) par mois, mais il faut dire que leur tâche est plus légère, n'ayant pas besoin de surveiller l'ouvrier, ni contrôler les ferraillages ou les assises des fondations, ce travail étant effectué par des ingénieurs spécialisés.
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« Le but de notre voyage, sachant que la Suède était très en avance pour les techniques modernes, était de voir et de participer à la réalisation de charpentes modernes telles que lamellé-collé, triangulée, etc. Mais nous avons dû constater que, bien que la Suède soit un gros producteur de bois, c'est surtout le béton qui a pris une place considérable dans la construction. Nous n'avons pas vu de réalisation de triangulation bois ou portées importantes en lamellé-collé : ces conceptions de charpentes sont pratiquement inexistantes, mis à part quelques ouvrages de portée moyenne. Si bien que dans ce pays, comme nous l'avons indiqué précédemment, le charpentier est devenu coffreur et le peu de charpentes réalisées ne posent pas les mêmes problèmes qu'en France, car jamais la charpente n'est porteuse : elle repose toujours sur une dalle en béton.
« Malgré tout, ce séjour nous a été profitable car sur le plan technique, l'organisation, la mécanisation, les procédés de coffrage nous ont beaucoup intéressés.
« *Sur le plan matériel, les salaires sont assez nivelés, c'est-à-dire qu'entre le manœuvre, le chef de chantier et l'ouvrier qualifié, les différences sont peu sensibles. Les Suédois ne comprennent pas qu'en France il puisse exister autant de variations ; ils sont vraiment plus sociaux que nous et le moins doué n'est pas écrasé. Les Suédois travaillent en équipe, mais tous les ouvriers mettent vraiment le cœur à l'ouvrage, personne ne freine la rapidité du travail car la système de rémunération à la production équitablement établi évite les désaccords entre l'entreprise et les travailleurs*.
« Sur le plan humain, cette aventure nous a permis de connaître un nouveau pays, de converser avec des hommes qui vivent autrement et qui ont des conceptions différentes des nôtres. C'est toujours très enrichissant ; et nous conseillons aux jeunes de tenter des expériences de ce genre qui sont toujours profitables et dont l'on conserve de précieux souvenirs. »
*Poitevin-va-de-Bon-Cœur,\
Blaisois-la-Fidélité,\
*Compagnons Passants\
Charpentiers du Devoir.
C'est nous qui avons souligné les passages sur lesquels nous voulions attirer l'attention.
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On remarquera d'abord que *tous les ouvriers* font partie d'un syndicat unique, ce qui évite la politisation des syndicats. Chez nous 20 % seulement des ouvriers sont syndiqués, et les syndicats, qui représentent le cinquième des ouvriers, ont dans la nation une influence perturbatrice que tout le monde peut constater.
Il n'y a aucune raison, si le syndicat joue réellement un rôle économique et social, pour qu'il y en ait plusieurs ; et tous les ouvriers en devraient faire partie. C'était la solution adoptée par le maréchal Pétain. Il n'y a guère, un de nos amis a entendu un préfet dire : « Il n'y a pas de danger que le gouvernement veuille dépolitiser les syndicats ! » Pourquoi ? A cause d'une très basse idée de la politique : *diviser pour régner.* Ainsi s'éternise chez nous une guerre intestine. Les syndicats rivaux font de la surenchère les uns vis à vis des autres. Toute concession est pour eux une victoire et non pas un accord. Comme ils veulent renverser complètement l'ordre social actuel, rien ne les satisfera que la chute de la société et la prise du pouvoir par les intrigants qui sont à leur tête.
Nous sommes en présence d'un millénarisme renouvelé. Le thème des Trois Ages de Joachim de Flore reparaît. Le premier âge, celui du péché, avait duré jusqu'au Déluge ; le second, celui de la persécution et de la Croix avait duré jusqu'à Joachim et plus tard jusqu'à ses imitateurs les « *Adeptes du Libre Esprit* » et aussi les *Anabaptistes.* Le troisième âge, pour Joachim, devait être celui du Saint-Esprit ; pour les Anabaptistes celui de la Vengeance et du Triomphe des Saints. « Le Christ, expliquait-on, avait autrefois essayé de ramener à la vérité le monde pécheur, mais sans succès durable ; en moins d'un siècle cette tentative avait été annulée par l'Église Catholique. Quatorze siècles de déclin et de désolation avaient suivi, pendant lesquels la chrétienté était restée impuissante, prisonnière de Babylone. » (Norman Cohn : *Les fanatiques de l'Apocalypse*, p. 284 chez Julliard.).
On voit d'où tiennent nos progressistes, et pourquoi ils jugent « dépassées » les vérités chrétiennes défendues par le Saint-Siège.
La Suède est un pays tranquille où malheureusement les mœurs se dégradent comme partout en Europe ; elle est gouvernée depuis longtemps par des socialistes opportunistes. Chez nous les socialistes sont des fonctionnaires qui désirent devenir les gouvernants. Les communistes sont à la fois les agents d'une puissance étrangère et les propagateurs d'un nouveau millénarisme. Il n'y a pas possibilité d'arriver à un équilibre social équitable tant que le monde du travail ne sera pas dépolitisé. Les bons ouvriers, les hommes mûrs et raisonnables feront alors partie du syndicat. A l'heure actuelle ils s'en écartent et méprisent les intrigants qui s'y distinguent. Ils essayent d'avancer dans leur profession, beaucoup espèrent fonder quelque petite entreprise artisanale, dernier refuge des hommes libres.
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On remarquera qu'il s'agit d'un travail d'équipe, qui donne une formation morale et assure une entraide. Nous retrouvons ici les idées que Hyacinthe Dubreuil a essayé de faire comprendre chez nous.
Telles sont quelques-unes des réflexions que peut faire naître cette lettre de Suède. Ni un touriste, ni un journaliste ne pourrait nous renseigner aussi bien que ces compagnons charpentiers. Seul un homme comme Le Play, ingénieur des mines qui fit faire en son temps quelques progrès à la métallurgie, a pu avoir une expérience semblable. Mais il parcourut *à pied* quelque cent cinquante mille kilomètres pour enquêter sur l'ouvrier européen.
Ses conclusions ne sont pas « dépassées ». Elles sont seulement à transposer suivant les circonstances actuelles. Elles sont aussi *chrétiennes ;* c'est pourquoi Le Play est ignoré dans les séminaires.
Henri CHARLIER.
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### Henri David
Un grand ami est mort. Le 19 mars, en la fête de Saint Joseph, entouré de ses enfants et de ses petits-enfants, Henri David, ancien secrétaire général des A.P.E.L., s'endormit dans la paix du Seigneur. L'intraduisible sourire éclairant son visage après sa mort prolongeait l'habituel rayonnement de sa belle intelligence.
Père de onze enfants, Henri David consacra totalement plus de quarante années de sa vie aux mouvements familiaux et surtout scolaires, pour défendre les institutions naturelles et chrétiennes contre l'esprit de laïcisation. Il mit au service de la liberté d'éducation familiale et scolaire une vaste culture, une grande documentation, une fermeté et une ténacité inlassables. Le seul honneur qu'il voulut connaître fut d'être si bien au service de la vérité qu'il n'en reçût d'autre récompense que de Dieu.
Journaliste et conférencier, il apportait, avec la clarté de l'exposé, le courage de l'affirmation et la solidité d'une pensée enracinée dans la doctrine de l'Église. Homme de prière, oblat bénédictin, nourri de la liturgie de l'Église et du chant grégorien, il vivait sa foi avec cette force d'âme que l'on retrouvait dans ses activités sociales.
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La souffrance de ses dernières années fut d'assister à l'affaiblissement des forces combatives de plusieurs pour une cause qui perdait en lui, en raison de son grand âge, le chef de file qui fut toujours incapable de médiocrité.
Jusqu'à l'épuisement de ses forces, les autorités religieuses et les enseignants purent trouver en lui l'appui d'une totale abnégation et de sa grande expérience du mouvement familial scolaire.
Immobilisé par sa santé déclinante, il conserva cette lucidité malicieuse et bonne qui accueillait avec joie les nouvelles de tous ceux qui poursuivaient le même combat. Il aimait sentir qu'autour de lui « ça suivait », même quand l'épuisement physique lui faisait provisoirement suspendre son activité intellectuelle si pénétrante.
Ses dernières joies en ce monde furent familiales. Attentifs à son épreuve, les siens veillaient à l'entourer, des aînés jusqu'aux plus petits. Ce père si souvent crucifié par les deuils se voyait enveloppé de l'affection délicate et constante des survivants. Il priait tout le temps, en union avec sa fille bénédictine, attendant la Rencontre qui s'annonçait de plus en plus prochaine. Réconforté par les secours spirituels de l'Église, il s'endormit dans l'espérance du bon serviteur qui a rempli sa journée et qui ne désire plus rien d'autre que Dieu.
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### Notules
**« Qui n'est pas la moins mauvaise ».** -- Parlant, dans « Forces nouvelles » du 25 février, d'un livre sur Francisque Gay, Étienne Borne écrit :
« ...Un livre qui fait revivre un homme et un passé auquel nous sommes beaucoup à devoir : une part de nous-même qui n'est pas la moins mauvaise. »
Lapsus ? acte manqué ? ou prise de conscience ?
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**Anarchie et confusion.** -- Les chroniques du P. Rouquette dans les « Études » sont sans doute celles qui expriment le mieux l'esprit du temps d'une plume souple et incisive. Le p. Rouquette paraît maintenant au point de ne plus rien respecter, pas même Ce qu'il a dit à la page précédente. Il incarne avec un grand talent l'anarchie et la confusion présentes des esprits.
\*\*\*
Numéro des « Études » de mars. Le P. Rouquette, grand militant de ce que l'on appelle, souvent abusivement, « l'esprit de Jean XXIII », n'hésite pas à s'en prendre au même Jean XXIII chaque fois que cela lui est commode. S'il s'agit d'une opinion qu'il désapprouve, il lui suffit ordinairement de l'opposer (à tort ou à raison) à l'esprit de Jean XXIII pour la rejeter. Mais lui-même massacre Jean XXIII dès qu'il en a besoin.
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Page 400, le P. Rouquette désapprouve le fait que les commissions post-conciliaires soient « toutes dirigées par des chefs de dicastères romains ». « il ajoute vaillamment : « C'est Jean XXIII qui a imposé cette forme de présidence qui a été l'une des sources des plus grandes difficultés du Concile. »
\*\*\*
Page 398, le P. Rouquette accuse la Congrégation des Séminaires d'être « une des plus réactionnaires qui soient ». On ne s'est pas encore pleinement habitué à voir un auteur jésuite s'en prendre au Saint-Siège en termes aussi polémiques. Mais sans doute l'accoutumance se fera-t-elle peu à peu : c'est en train de passer dans les mœurs.
\*\*\*
Même page. Le P. Rouquette déclare que l'instruction de la Congrégation des Séminaires sur la formation liturgique des Séminaristes est « un simple résumé de la constitution conciliaire sur la liturgie ».
Tout est donc en ordre ?
Pas du tout. Le P. Rouquette proteste aussitôt que cette Instruction a « empiété sur les attributions du Consilium liturgique » et qu'elle n'a « tenu aucun compte des épiscopats nationaux ».
On voit mal comment un « simple résumé de la Constitution conciliaire, sur la liturgie » pourrait être coupable de tels empiétements et de tels affronts.
A moins que ce ne soit au texte authentique de cette Constitution elle-même que l'on ait dessein de s'en prendre.
\*\*\*
Le P. Rouquette reproche encore (p. 399) à l'Instruction d'avoir « décrété a priori, du centre romain, un plan d'études universel sans envisager la diversité des situations locales ».
Mais puisque l'Instruction est (bis) un « simple résumé de la Constitution conciliaire », c'est donc bien cette Constitution que le P. Rouquette entend attaquer ?
\*\*\*
En note à la Page 399, le P. Rouquette assure d'une part :
« C'eût été à chaque épiscopat de décider la langue de la liturgie. »
Et il assure un peu plus loin :
« Une fois prêtres, nos séminaristes devront presque toujours célébrer en langue moderne. »
Comment ces deux affirmations sont-elles compatibles ?
Elles sont contraires, et toutes deux fausses.
Personne, sauf le P. Rouquette, n'a décrété que les prêtres « devront presque toujours célébrer en langue moderne ». Et la langue de la liturgie reste le latin, ainsi que l'a décrété la Constitution conciliaire.
Aucun épiscopat national ne peut changer la langue de la liturgie -- le latin -- imposée par le concile à l'Église latine. Il peut seulement étendre plus ou moins les permissions et les exceptions.
Mais il est évident que si l'on créait une situation de fait où l'on ne célébrerait presque jamais en latin, on ne pourrait plus dire sans dérision que le latin demeure la langue de la liturgie.
Et la Constitution conciliaire serait, en cela, bafouée.
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L'occasion et le titre de l'article du P. Rouquette étaient : « Le nouveau pro-préfet de la congrégation des séminaires et universités. » Commentant la nomination de Mgr Garrone, le P. Rouquette précise que le Cardinal Pizzardo reste préfet de la Congrégation, « au moins en titre ». Puis il attaque le secrétaire en ces termes :
« Le secrétaire actuel de la Congrégation a été un des plus résolus adversaires de la doctrine de la collégialité et l'un de ceux qui semblent avoir eu le plus de mal à entrer dans l'esprit du concile. »
Le P. Rouquette ne précise pas de quelle doctrine de la collégialité le « secrétaire actuel » a été l'adversaire, et il omet également de préciser que la doctrine dudit secrétaire était celle de la Note explicative que le pape Paul VI a fait prévaloir...
\*\*\*
Le P. Rouquette a le bon goût d'insister lourdement sur les « critiques publiques » que Mgr Garrone avait adressée, à la Congrégation des Séminaires. Il assure en outre que la nomination de Mgr Garrone est « l'acte le plus significatif qu'ait posé Paul VI depuis la fin du Concile », ce qui est une manière subtile de nous donner à entendre ce qu'il pense des autres actes « posés » par Paul VI.
\*\*\*
Enfin, avec une rare délicatesse, le P. Rouquette pronostique que « l'application du programme proposé par Mgr Garonne ne sera pas facile, le personnel de la Congrégation restant en place ».
Mgr Garrone aura été certainement ravi que son arrivée à Rome ait été accompagnée dans les « Études » par un pavé de cette dimension.
Mais qui oserait assurer que le P. Rouquette n'est pas suprêmement habile précisément là où il feint la maladresse ?
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### Mise au point
A la fin de notre article « La psychanalyse au couvent » (*Itinéraires*, numéro 101 de mars 1966, page 71), nous avons incidemment mis en cause un article du P. Rideau.
Il s'agissait de l'article du P. Rideau intitulé : « L'usage des créatures, doctrine et pédagogie », paru dans *Prière et Vie,* numéro de janvier 1966.
Deux correspondants nous ont écrit en termes énergiques que notre appréciation était erronée et injuste, et s'appuyait sur une citation insuffisante.
Voici, avec leur contexte, les passages du P. Rideau qui nous ont paru discutables (les soulignés, en italiques sont de l'auteur ; nous soulignons, en petites capitales, deux passages) :
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« (P. 18) ... Il ne faut pas craindre, avec une progression prudente, d'*ouvrir au monde actuel* et de la présenter : dans un esprit d'optimisme et d'intérêt, mais en éveillant le discernement et le jugement, à propos de toutes les occasions possibles de réflexion (événements, lectures, cinéma...). A l'encontre d'une politique de fermeture et de précaution excessive, à l'encontre d'une attitude de condamnation et de scandale, au-delà aussi des formalismes nécessaires de contrainte et de discipline, il est souhaitable (p. 19) d'ENCOURAGER A TOUTE FORME D'EXTRAVERSION, à un intérêt généreux pour les aspects multiples du réel, de susciter des passions saines, d'éveiller la vitalité parfois nouée ou endormie de la personne. La véritable thérapeutique s'opère dans le dépassement du narcissisme égoïste et de la schizoïdie introvertie, et dans le sens de la découverte du monde : non pas pour en jouir, mais pour y agir et se donner.
« Mais cette ouverture au monde, cet appel aux rencontres et aux contacts doit être accompagnée d'une *éducation du jugement et de la liberté *: du jugement par l'éclairement de toute chose et de toute situation à la lumière de la raison et de la foi (c'est la méthode classique de la « révision de vie ») ; -- de la liberté par l'habitude, devenue spontanée, de la maîtrise de soi, par la discipline consentie, mais aussi par la victoire sur soi-même, non pas par obéissance à une foi, mais par exercice de la charité envers autrui, par découverte de toutes les exigences de sacrifice impliquées par *autrui.*
« C'est ainsi que le mystère de la croix peut le mieux être accepté au cœur de l'humanisme : car autrui, c'est le Christ. Le renoncement chrétien n'est par un surplus ; il est essentiellement *au cœur de l'amour*, du véritable amour du réel et de l'homme. La passion pour la vie et pour le monde implique la mort de soi, pour être authentique : pas d'humanisme sans christianisme. Culture intellectuelle, sport, préparation lointaine au métier et au mariage, tout cela peut être, à la fois, amour de l'homme et du Christ, contribution au grand dessein de Dieu sur l'histoire. Une seule loi de l'éducation : apprendre à *vivre,* mais en consentant aux conditions de cette vie. Alors, tout est réconcilié : la sagesse humaine et la sagesse chrétienne, l'humanisme et la croix.
« Un dernier mode doit être signalé : celui de l'*apostolat*, qui est éminemment réponse à l'appel de Dieu dans la misère du monde et d'autrui, EXTRAVERSION TOTALE, DE SOI, sens de la grande pitié de Dieu pour le malheur temporel et spirituel de l'homme. Ici encore, sous de multiples formes, toute situation actuelle du monde et de l'Église doit venir se proposer à l'adolescent comme un fait et comme un appel : pas d'éducation possible sans cette prise de conscience et sans l'engagement qu'elle appelle. »
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Nous n'étions pas entré, et nous n'entrerons pas, dans l'appréciation, le commentaire ou la critique des implications doctrinales de ce texte. Nous avons voulu seulement donner cette fois tout le contexte où se trouvent exprimées l'intention d'*encourager à toute forme d'extraversion* et la définition de l'apostolat comme *extraversion totale de soi*. Dans ces expressions nous avons vu un usage non-scientifique et inexact des notions d' « extraversion » et d' « introversion ». Cet usage n'est pas sans danger ; et il nous paraît ressembler fort à une approximation journalistique.
Pour ce motif, nous avons écrit qu'il arrivait en cela à la revue *Prière et Vie* de tomber « au niveau journalistique le plus bas ». Cette expression en l'occurrence regrettable, et que nous regrettons, a doublement dépassé notre pensée. Nous n'entendions pas mettre en cause le niveau moral. Et quant au niveau intellectuel, il est trop évident qu'il en est de beaucoup plus bas dans la presse. Nous prions donc la Direction de *Prière et Vie* de bien vouloir accepter nos excuses pour cette expression que nous retirons d'autant plus volontiers qu'elle ne traduisait pas notre sentiment. Enfin nous remercions les deux correspondants qui ont attiré notre attention sur l'injustice que comportait notre étourderie.
PEREGRINUS.
272:104
### AVIS PRATIQUES
La « Collection Itinéraires » et les libraires.
Nous continuons à rechercher méthodiquement des libraires qui acceptent de mettre en vente les ouvrages de la « Collection Itinéraires ».
(Il s'agit, répétons-le, de la *collection de librairie*, éditée aux Nouvelles Éditions latines, et non la revue elle-même, ni de la collection complète de la revue. Les libraires peuvent également, s'ils le désirent, mettre en vente la revue elle-même : mais pour la revue, ils doivent se fournir aux N.M.P.P.)
Nous ne leur demandons rien d'extraordinaire, ni rien qui leur coûte quoi que ce soit. Il s'agit simplement de prendre en dépôt (c'est-à-dire sans avoir rien à payer d'avance) vingt volumes : un exemplaire de chacun des vingt ouvrages parus à ce jour dans la Collection. Dès leur acceptation, ils bénéficient, dans chacun des numéros de la revue, d'une insertion gratuite ([^59]) recommandant à nos lecteurs de leur donner la préférence dans tous leurs achats. Ils n'ont donc rien à perdre ; ils ne peuvent que gagner à accepter de faire ce qui, après tout, est leur métier.
\*\*\*
Les difficultés, les contre-temps les plus imprévus que nous rencontrons dans cette recherche constituent peu à peu pour nous le dossier d'une extraordinaire enquête sur les mœurs et la situation actuelles du commerce de la librairie. Nous ne manquerons pas de les faire connaître à nos lecteurs avant longtemps.
On nous dit :
-- *Cette Collection est trop sérieuse, trop austère. De tels ouvrages se vendent peu. C'est pourquoi la plupart des libraires ne désirent pas s'y intéresser*.
Mais c'est justement toute la question : la vente de ces ouvrages est assurément beaucoup moins facile que celle des romans à la mode, *c'est pourquoi elle a besoin* de l'appui, de l'aide, du soutien des libraires, qui doivent en parler à leurs clients, les leur annoncer, les leur proposer. A moins d'être de simples distributeurs automatiques, fournissant seulement ce qu'on leur demande, les libraires devraient y mettre un soin particulier.
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*On n'aura plus besoin de libraires*, et cette profession disparaîtra peu à peu, mais forcément, si le libraire n'est plus libraire : l'homme cultivé et de bon conseil qui informe et oriente sa clientèle.
S'il s'agit pour lui de vendre simplement les livres qui se vendent tout seuls, c'est le *self-service*. Un rayon spécialisé dans chaque *Prisunic* fera beaucoup mieux l'affaire.
\*\*\*
La « Collection Itinéraires » est une collection de librairie qui édite des ouvrages se rattachant aux inspirations essentielles de la revue *Itinéraires* et de son travail en vue d'une réforme intellectuelle et morale entreprise selon les principes exposés dans notre « Déclaration fondamentale ».
Vingt ouvrages déjà parus :
1\. -- Henri CHARLIER : Culture, École, Métier.
2\. -- Henri MASSIS : De l'homme à Dieu.
3\. -- R.-Th. CALMEL O.P. : Sur nos routes d'exil.
4\. -- Pierre ANDREU : Histoire des prêtres-ouvriers.
5\. -- Jean MADIRAN : De la justice sociale.
6\. -- Amédée d'ANDIGNÉ : Un apôtre de la charité Armand de Melun.
7\. -- Charles DE KONINCK : Le scandale de la médiation.
8\. -- D.-P. AUVRAY O.P. : Le Cœur Immaculé de Marie.
9\. -- Marcel DE CORTE : L'homme contre lui-même.
10\. -- Jean MADIRAN : Le principe de totalité.
11\. -- François SAINT-PIERRE : La co-gestion de l'économie.
12\. -- Joseph THÉROL : L'appel du roi temporel.
13\. -- O.-J. GIGNOUX : Joseph de Maistre, prophète du passé, historien de l'avenir.
14\. -- John A.-T. ROBINSON : Dieu Sans Dieu (traduction et avertissement par Louis SALLERON).
15\. -- Jean MADIRAN : L'intégrisme. Histoire d'une histoire.
16\. -- André CHARLIER : Que faut-il dire aux hommes.
17\. -- Louis SALLERON : Diffuser la propriété.
18\. -- Dom G. AUBOURG O.S.B. : Entretiens sur les choses de Dieu.
19\. -- Pierre CARREAU : Le monde et l'unité (préface de Jean de FABRÈGUES).
20\. -- Jean MADIRAN : La vieillesse du monde. Essai sur le communisme.
============== fin du numéro 104.
[^1]: -- (1). Jean de FABRÈGUES, dans La France Catholique du 6 mai, l'a souligné avec éclat. Voir le**s** « Annexes » qui sont à la suite du présent éditorial.
[^2]: -- (1). Nous avouons ignorer complètement ce qu'est on peut être, du point de vue canonique, une « association épiscopale liturgique ».
[^3]: -- (1). Ed. Brunschvicg, pensée 556, pp. 579-581.
[^4]: -- (2). La pesanteur et la grâce (chapitre sur « l'athéisme purificateur »
[^5]: -- (3). Théologie mystique, ch. V, éd. Aubier, pp. 183-184.
[^6]: -- (4). Le livre de la Vérité, éd. Aubier, p. 293.
[^7]: -- (1). Sur l' « Athéisme chrétien » tel qu'il a pris consistance de mouvement aux États-Unis, on consultera le numéro de Time du 8 avril 1966 ; « Is God dead ? » -- *Dieu est-il mort ?*
[^8]: **\*** cf. n° 105, p. 53, note.
[^9]: -- (1). La traduction intégrale de cette Instruction de la S. C. des Séminaires a paru dans *Itinéraires*, numéro 103, de mai 1966, pages 83 et suiv.
[^10]: -- (1). Le texte intégral de la Note du Saint-Siège se trouve dans L'affaire Pax *en France*. Il se trouve aussi (mais sans la lettre d'envoi apostolique) dans la *Documentation catholique* du 5 juillet 1964, col. 843 à 853.
[^11]: -- (1). Voir L'affaire Pax en France. \[cf. *Itinéraires*, n° 86\]
[^12]: -- (1). Pierre LENERT **:** L'Église catholique en Pologne, Éditions du Centurion (Bonne Presse), 1962, page 75.
[^13]: -- (1). Éditions de l'Épi, 13, rue Séguier, Paris 6^e^.
[^14]: -- (2). Sur le P. Hervé Chaigne, cf. Michel DE SAINT-PIERRE, *Sainte colère*, pages 273 et suiv.
[^15]: -- (1). Nous n'ignorons pas ce qui est propre aux communes du Moyen Age : ce qui constituait la commune était un sentiment religieux. Le modèle en avait été dans les communes fondées par les évêques dans certains diocèses pour établir et défendre la paix et la « *Trêve de Dieu *» contre ceux des seigneurs qui abusaient de leur force. Dans un document tiré des archives du Vatican, on voit qu'en 1038 l'archevéque de Bourges avait formé une commune de ce genre avec ses comprovinciaux, les clercs, les pauvres, les opprimés. Certaines villes s'emparèrent de la formule avec des intentions moins charitables. Les rois (et toutes les autorités) furent très opposés à ces *communes* jurées qui équivalaient à quelque chose d'analogue à ce que fut la Sainte Ligue, dont voici quels furent les débuts : dans une période d'anarchie, sous Henri III, les seigneurs bourguignons jurèrent de se défendre *les uns les autres envers et contre tous*. Nous pouvons revoir des nécessités analogues. Mais de telles conventions ne sont pas de mise dans un État policé. Aussi nos rois interdirent les communes jurées et favorisèrent-ils au contraire l'affranchissement des villes par des chartes qui étaient des « conventions collectives ».
Le fond commun de ces faits anciens et des faits sociaux modernes demeure celui-ci : qu'à une transformation économique il faut ajuster la législation. Comme les hommes sont imparfaits, ne réfléchissent guère et par paresse remplacent l'étude des faits par la logique verbale, ces transformations ne se font pas sans douleur.
[^16]: -- (1). Extrait de Norman Cohn : *Les* Fanatiques de l'Apocalypse (Julliard).
[^17]: **\*** ici : ci-dessous, p. 141, cf. 104-141.jpg
[^18]: -- (1). Qui l'était, en tous cas, dans mon enfance. Car je vois dans le *Commentaire* le *Pater* daté de 1952, où je lis : « Pardonnez-nous... » sans ET, comme sous l'empire.
[^19]: **\*** cf. 104-149.jpg
[^20]: -- (1). Formule évidemment dérivée de Le Maistre de Sacy : « Ne nous abandonnez pas à la tentation. » La différence entre *abandonner à* et *abandonner dans* marque l'évolution que j'ai indiquée entre les deux sens de tomber en tentation, entre la prière de l'homme non encore entré en tentation et celle de l'homme que la tentation a commencé de travailler.
[^21]: -- (1). Il faut lire à ce sujet le livre de M. Pierre Boyer : *La vie quotidienne à Alger à la veille de l'intervention française*. (Hachette).
[^22]: -- (1). *Itinéraires*, n° 102, avril 1966, pp. 81 à 93.
[^23]: -- (2). Id., n° 87, novembre 1964, p. 285.
[^24]: -- (3). 13 octobre 1869. Les passions déformeront le sens de cette clause au point de prétendre que Lasserre s'était engagé à ne faire de la Protestation que l'usage autorisé par l'Évêque de Tarbes.
[^25]: -- (4). 12 novembre 1869, Lasserre à l'Abbé Peyramale.
[^26]: -- (5). 3 novembre 1869, pp. 52 et 53. Lasserre à Mgr Laurence.
[^27]: -- (6). Très Humble Supplique au Saint Office Romain, p. 54.
[^28]: -- (7). 15 décembre 1872. Lettre du P. Sempé à Mgr Pichenot, imprimée en janvier 1873, p. 12.
[^29]: -- (8). 16 novembre 1869.
[^30]: -- (9). Notice sur la Vie de Sœur Marie-Bernard, par Augustin Forcade, 1879, pp. 59 et 60.
[^31]: -- (10). 16 novembre 1869, Mère Imbert, Supérieure Générale des Sœurs de Nevers, à Mgr Laurence.
[^32]: -- (11). 28 novembre 1869.
[^33]: -- (12). On lit dans le Journal de Montalembert, au 27 novembre 1869 : « Je passe mes bonnes heures à lire Notre-Dame de Lourdes par Henri Lasserre, et suis étonné de l'intérêt que m'inspire ce récit que j'avais entamé avec beaucoup de préjugés contraires. C'est aussi ce qu'a éprouvé le P. Graty, d'après ce qu'il m'a écrit. » Vie de Montalembert, par le P. Lecanuet, tome III, p. 460.
[^34]: -- (13). 25 septembre 1869. Lettre autographe de Mgr Laurence à H. Lasserre, sur le Bref du 4 septembre par lequel Pie IX complimentait l'auteur de N. D. de Lourdes. Cf. *Itinéraires*, n° 87, p. 281.
[^35]: -- (14). Il s'agit de la première impression de la lettre écrite le 3 novembre 1869 par Henri Lasserre à Mgr Laurence. Cet imprimé était destiné aux Pères du Concile, mais l'envoi n'en fut pas fait, à cause de la mort de l'Évêque de Tarbes.
[^36]: -- (15). 30 novembre 1869. Lasserre au P. Sempé.
[^37]: -- (16). 3 décembre 1869. P. Sempé à Lasserre.
[^38]: -- (17). 5 décembre 1869. L'Abbé Pomiau à Lasserre.
[^39]: -- (18). 8 décembre 1869. Lasserre à la Mère Imbert.
[^40]: -- (19). 16 novembre 1869. Journal de la Communauté de Nevers.
[^41]: -- (20). 10 décembre 1869. Mère Imbert à Lasserre.
[^42]: -- (21). Humble Supplique, ibid., p. 37.
[^43]: -- (22). Dans son *Histoire Authentique*, t. 1, p. 166, l'Abbé Laurentin omet de citer la lettre de Lasserre et fausse ainsi le sens de celle de la Mère Imbert qu'il cite en partie.
[^44]: -- (23). 29 novembre 1869. Lasserre à Mgr Forcade.
[^45]: -- (24). 6 décembre 1869, de Rome, Mgr Forcade à Lasserre.
[^46]: -- (25). *Itinéraires*, n° 87, pp. 298 et suiv.
[^47]: -- (26). Nous ne traiterons ici que de la Protestation, réservant pour une autre étude l'examen du jugement rendu le 9 juillet 1873 sur le commerce des Chapelains.
[^48]: -- (27). 2 janvier 1872.
[^49]: -- (28). Les transcriptions imprimées ajoutent ici dans le texte : « *Obtint par ses obsessions du Vénérable Prélat, qu'il autorisât cette signature. Mgr l'Évêque de Nevers. *» *Les* transcriptions manuscrites (Procès de l'Ordinaire pour la Béatification de Bernadette) ajoutent cette phrase dans la marge.
[^50]: -- (29). Le P Sempé s'était tellement insurgé contre cette idée de destruction matérielle que l'ancienne boutique édifiée à gauche de la Grotte, transformée d'abord en sacristie, n'a disparu, comme le demandait Henri Lasserre au nom des pèlerins, que près de 90 ans plus tard, sous l'ordre de Mgr Théas, pour le Centenaire des Apparitions.
[^51]: -- (30). Vie de Mgr Laurence, par le Chanoine DANTIN, p. 373.
[^52]: -- (1). 1960.
[^53]: -- (2) Souligné dans le texte.
[^54]: -- (1) Souligné dans le texte.
[^55]: -- (1) Souligné dans le texte.
[^56]: -- (1). Il faut même, croyons-nous, aller plus loin encore en ce qui concerne le communisme et dire avec Madiran (*Itinéraires*, numéro 98 de décembre 1965, page 171) : « Le Parti communiste est une nouvelle forme, remarquablement perfectionnée, de société secrète apparemment non-secrète. Secrète en effet non point quant à son existence, ni à ses publications, on en connaît le nom et l'adresse, on lui voit une énorme activité publique et spectaculaire, -- mais secrète quant à ses ressorts essentiels et fondamentaux, issus des principes d'organisation de Lénine. »
[^57]: -- (1). On relève sans doute, dans ce gros volume un article (un sur trente cinq) qui examine un certain type de société comme instrument privilégié du diable. Mais il s'agit du seul hitlérisme. Le communisme n'est même pas nommé et cependant l'achevé d'imprimer est de mai 1948... Comme les remarques profondes de Dom Aloïs Mager sur l'hitlérisme conviennent éminemment au communisme, nous en transcrivons quelques-unes : « Les suites du péché originel ne sont as en soi démoniaques... mais elles sont les portes d'entrée pour le démon. Elles s'ouvrent au moment où l'homme, consciemment et expérimentalement se fait guider par la poussée de la triple (concupiscence) dans sa pensée, sa volonté et son action... De même que la vraie mystique consiste dans la résistance et dans la victoire contre ce monde souterrain, afin d'en être sauvé, il y a une mystique satanique qui pénètre elle aussi dans ce monde souterrain, non pour le vaincre, mais pour le légitimer, le déifier et se mettre comme médium à sa disposition. Le médium par lequel Satan tendait à renverser toutes les normes du droit et de la morale... était Adolf Hitler. (Nous pourrions écrire, avec encore plus de vérité que c'est l'appareil communiste)... Le mensonge qui constitue le national-socialisme n'est pas purement humain, il est essentiellement satanique. L'esprit humain est créé pour la vérité. Dans son étroitesse et son obscurcissement il peut donner dans des erreurs, défendre même fanatiquement l'erreur. Mais mensonge n'est pas erreur, il est plus. Il est le conscient renversement de la vérité. Si l'esprit humain se livre volontairement au mensonge c'est alors contre sa nature métaphysique. Seulement des êtres spirituels, comme le sont les démons, peuvent vivre essentiellement dans la perversité du mensonge. Partout où le mensonge en substance est devenu principe de vie, âme de l'intelligence, de la volonté, de l'action, le satanique, opère directement. Dans le national-socialisme c'était le cas. Dans sa nature intime, il est satanique. »
*Études Carmélitaines,* n° sur Satan (1948) article de Dom Mager, pages 637, 636, 639 et 641.
[^58]: -- (1). La couronne suédoise vaut environ 0,95 F.
[^59]: -- (1). La revue ITINÉRAIRES n'accepte, comme on le sait, aucune publicité payante.