# 105-07-66
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NOTRE AMI HENRI BARBÉ *est mort soudainement dans la matinée du 24 mai, à l'âge de soixante-cinq ans. J'avais terminé la veille l'éditorial du présent numéro où est rappelée sa question :* « *Qu'avez-vous fait des communistes convertis ?* » *Je n'y changerai pas un mot.*
*Le chagrin, et l'espérance en la résurrection, se mêlent sans se confondre ni s'annuler. Seul le silence serait pleinement accordé à cette division du cœur. Et pourtant il faut que les choses soient dites. Avec toujours cette même tristesse, d'avoir tant reçu et si peu donné.*
*Un compagnonnage et une amitié de quinze années, et une dette qui ne sera jamais payée : Henri Barbé, par son témoignage familier, son inépuisable conversation, sa passion de comprendre et d'expliquer, sa générosité à communiquer son expérience, m'a fait passer de la connaissance livresque à la connaissance réelle du communisme.*
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*Lui et Pierre Célor, que je n'oublie pas. Mais lui plus encore que Pierre Célor, parce que je l'ai mieux connu, davantage écouté, et plus longtemps.*
*Henri Barbé, qui reçut le baptême catholique à cinquante ans, n'a jamais rien publié sur sa conversion. Jamais rien, sauf dans* « *Itinéraires* »*. Et une fois encore, comme pour Georges Dumoulin, nous voici chargé d'une responsabilité que nous n'avons ni méritée ni demandée, et qui est lourde, mais que nous n'abdiquerons pas : nous garderons sa mémoire et la part du dépôt qu'il nous a confiée ; pour autant qu'il est en nous, nous maintiendrons vivante cette leçon.*
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*Il y aura toujours une Église catholique, une Église de conversion et de communion, quel que soit l'état humain de ses docteurs. Et il y aura toujours dans cette Église assez de lumière pour ceux qui la recherchent d'un cœur droit. Au moins une demi-lumière, suffisante à tout moment : c'est-à-dire chaque jour.* « *A chaque jour suffit sa peine, son cantique et sa demi-lumière.* »
*Mais il n'y a plus guère de communauté chrétienne au sens sociologique : elle a été étouffée sous une construction artificielle, tyrannique, sans portes ni fenêtres, sans tête et sans cœur.*
*Ce qui tient sociologiquement la place d'une communauté chrétienne n'a pas plus prêté attention au baptême d'un Henri Barbé qu'au retour d'un Georges Dumoulin à la foi de son baptême.*
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*On nous dit pourtant sans cesse, dans cette communauté artificielle, que rien ne compte autant que la conversion du monde ouvrier ; et que dans le monde ouvrier, ce qui importe d'abord c'est le mouvement ouvrier et les militants du mouvement ouvrier. On nous le dit, mais ce discours emphatique et ostentatoire n'est qu'une construction verbale, une abstraction idéologique sans racines : on ne considère pas les hommes tels qu'ils sont, on ne sait plus les voir. On fait des théories kilométriques sur la pastorale et sur la conversion : on passe à côté des militants ouvriers qui se convertissent.*
*Voici deux militants, deux dirigeants du mouvement ouvrier qui ont beaucoup combattu l'Église. L'un, Georges Dumoulin, secrétaire confédéral de la C.G.T., fut toujours un adversaire du communisme -- l'autre, Henri Barbé, fut d'abord un produit chimiquement pur de l'horrible pédagogie lénino-stalinienne et de la* « *bolchevisation* » *progressive du Parti communiste en France. Soit deux extrêmes, extrêmement différents l'un de l'autre, du mouvement ouvrier ; tous deux responsables de longs combats sociaux, civiques, idéologiques contre la religion chrétienne et contre les chrétiens. Mais quand ils se convertissent, leur cheminement n'est pas du tout conforme aux schémas préfabriqués d'une pastorale arbitraire qui, elle, n'a jamais converti personne et n'a réussi jusqu'à présent, qu'à vider les séminaires.*
*C'est à la foi la plus traditionnelle qu'ils se convertissent : et non pas aux artifices de l'* « *ouverture à gauche* »*, de la* « *construction du monde* » *ou du* « *progressisme* »*.*
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*Tant il est vrai que le monde, le sachant où ne le sachant pas, attend de l'Église autre chose qu'une connivence ou un compromis. Il attend quelque chose de radicalement différent de lui-même. Il attend non pas l'approbation de ses chimères, la complicité avec ses erreurs ou l'éloge de ses illusions, mais la vérité qui tranche et qui libère. Il attend le moyen tout ensemble de se connaître pêcheur et de se savoir sauvé. Il attend Dieu, le Père, le Fils et le Saint-Esprit, dans toute la rigueur indicible de Sa miséricorde infinie.*
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*Henri Barbé fut élevé dans l'athéisme et dans le combat révolutionnaire. Son père était un militant anarcho-syndicaliste de la métallurgie. Lui-même ouvrier métallurgiste parisien, il n'a pas encore seize ans lorsqu'il adhère, en 1917, aux Jeunesses socialistes. Il est pacifiste, il est antimilitariste. A dix-neuf ans, en 1920, au premier jour de la fondation d'une Section française de l'Internationale bolchevique, il est communiste. Il se donne corps et âme au communisme, y trouvant ce qui lui tiendrait lieu tout à la fois de patrie et de religion.*
*Il est aussitôt l'un des plus actifs dirigeants des Jeunesses communistes et joue un rôle important dans leur organisation initiale, et simultanément, très vite, dans le Parti lui-même.*
*Entré en 1927 au Bureau politique du P.C.F., il va, avec Pierre Célor, diriger le Parti, pour le compte de Moscou, de 1928 à 1931.*
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*Il était, alors sous le coup d'une condamnation judiciaire et d'un mandat d'arrêt pour action anti-militariste.*
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*C'est dans la clandestinité qu'il partageait son activité entre Moscou et Paris. Il connut tous les mécanismes de l'appareil communiste et tous ceux qui allaient devenir les dirigeants français, Maurice Thorez, André Marty, Benoît Frachon, Raymond Guyot, François Billoux, Waldeck Rochet, toute la génération de la* « *bolchevisation* » *du P.C.F.*
*Lors de la fondation, en 1920, la direction du Parti avait été assumée par d'anciens parlementaires socialistes passés à la III^e^ Internationale : cette origine socialiste et parlementaire les faisait tenir par Moscou pour* « *opportunistes bourgeois* »*. En 1928 Manouilsky, secrétaire du Komintern, jugea le moment venu de raffermir la direction du P.C.F. par la promotion d'éléments nouveaux, issus des Jeunesses communistes et de formation entièrement bolchevique. Henri Barbé fut chargé de l'opération.*
*Il n'existe qu'une seule technique communiste de gouvernement : le noyautage. Et cette technique est appliquée d'abord au gouvernement, par Moscou, des différents organismes dirigeants du mouvement communiste international. Manouilsky chargea donc Henri Barbé de noyauter la direction du P.C.P. : telle fut l'origine du fameux* « *groupe Barbé-Célor* »*. Henri Barbé, qui était déjà délégué du P.C.F. à l'Internationale, devient en 1928 membre de l'Exécutif du Komintern ; il est ainsi le numéro un du Pardi dans l'internationale.*
*En avril 1929, au VI^e^ Congrès du P.C.F., à Saint-Denis, le secrétariat général du Parti, occupé par Pierre, Sémard, est remplacé par un secrétariat collégial de quatre membres : Henri Barbé* (*orientation politique*)*, Pierre Célor* (*direction de l'appareil*)*, Benoît Frachon* (*syndicats*) *et Maurice Thorez* (*propagande et organisation*)*.*
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*L'histoire du* « *groupe Barbé-Célor* » *n'a jamais été écrite, spécialement dans sa phase finale qui va de juillet 1930 à juillet 1931. C'est en juillet 1931, le Komintern ayant décidé de promouvoir maintenant Thorez à la place du groupe* « *Barbé-Célor* »*, qu'Henri Barbé est exclu du Bureau politique et que Maurice Thorez prend la direction effective du Parti. Tous les documents du P.C.F. ont été écrits ou rectifiés après la guerre de manière à dater de juillet 1930* (*au lieu de juillet 1931*) *l'accession de Thorez au secrétariat général : ainsi est* « *supprimée* »*, dans l'histoire officielle du P.C.F., une année entière, l'une des plus révélatrices sur la manière dont Moscou manœuvre, noyaute, épure, modifie et gouverne la direction d'un Parti communiste.*
*Exclu du Bureau politique en 1931, Henri Barbé reste un militant actif du Parti jusqu'en 1934.*
*Le* « *groupe Barbé-Célor* » *avait joué un rôle de transition et de mise en condition dans la* « *bolchevisation* » *du Parti. C'est au cours de ces années 1928 à 1931 que les dirigeants communistes français firent leur véritable apprentissage, d'abord en les subissant, des méthodes lénino-staliniennes.*
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*En 1934 seulement, Henri Barbé rompt avec le communisme. Il accompagne Jacques Doriot dans cette éclatante dissidence qui fut* « *anti-stalinienne* » *avant la lettre, tournée d'abord contre la soumission organique du Parti au Politburo de Moscou, et qui devint très vite un anti-communisme en règle, méthodiquement et consciemment systématique.*
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*Quand Jacques Doriot fonde le P.P.F., Henri Barbé en est le secrétaire général, et il le restera jusqu'à la veille de la guerre.*
*Ces trois années du P.P.F. d'avant la guerre, 1936-1939, ont été un carrefour, un confluent, un creuset qui, en si peu de mois pourtant, aura profondément marqué toute une génération de militants politiques, civiques et sociaux. Aujourd'hui encore, parmi les hommes de plus de cinquante ans, on reconnaît ceux qui sont passés par le P.P.F. d'avant la guerre : s'ils n'ont plus les illusions, ni les espoirs, qui furent ceux d'une époque, ils en ont gardé plus ou moins une certaine manière à la fois dynamique, militante, organique de juger* (*ou de conduire*) *les affaires de la cité. C'est une autre page d'histoire qu'il faudrait écrire.*
*De près ou de loin, Henri Barbé aura depuis lors animé ou secondé les plus sérieuses entreprises de documentation anti-communiste et de contre-propagande, du* « *Bureau d'études sociales* » *au* « *Centre d'archives et de documentation* »*. Il collabora activement au* « *B.E.I.P.I.* »*, à* « *Est et Ouest* »*, aux* « *Informations politiques et sociales* »*, à plusieurs autres encore.*
*La note caractéristique de ce qu'il y apportait était double. D'une part, il avait conservé très présente sa longue connaissance expérimentale du communisme, cette connaissance* « *de l'intérieur* » *qui se confondait avec ce que fut sa vie même, et le tout de sa vie, jusqu'à l'âge de trente-trois ans. D'autre part il était constamment attentif, jusque dans le détail de l'actualité, à l'argumentation et à la pédagogie qui pourraient détromper les militants communistes, déclencher en eux le premier déclic du processus de cette révision déchirante que Doriot et lui-même avaient entreprise en 1934.*
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*C'était en quelque sorte sa passion et son obsession : contribuer à libérer les militants de ce mécanisme* « *infernal* »*, de ce jeu* « *infernal* »*, de cette dialectique* « *infernale* »*, comme il disait -- et point par clause de style. De 1934 à 1966, nombreux sont les militants et les dirigeants communistes qui, ayant fait d'abord un premier pas hésitant en dehors de ce monde clos du mensonge, trouvèrent sur leur route l'aide fraternelle d'Henri Barbé.*
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*De sa conversion à la foi catholique, il a dit lui-même, avec discrétion et brièvement, ce qu'il croyait devoir publier. On le relira aux pages suivantes ; il ne nous appartient pas d'y ajouter quoi que ce soit. On peut seulement remarquer que s'il est des* « *préambules à la foi* »*, jamais ces préambules naturels n'apparaissent aussi nécessaires, en fait, que pour les militants communistes, et spécialement les chefs communistes. La pratique politique que leur impose le communisme constitue une éducation tellement anti-naturelle, d'une perversité si profonde, qu'une protestation ou une rébellion de la nature semble devoir précéder, de peu ou de beaucoup de temps, la foi elle-même.*
*Ce sont quelquefois des aspects naturels de la doctrine sociale de l'Église, même imparfaitement connus, qui viennent éveiller ou guider, chez un dirigeant communiste, cette ultime révolte de la nature humaine contre un système essentiellement anti-naturel.*
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*Les récits de Douglas Hyde et ceux d'Hamish Fraser nous le confirment en détail. D'autres fois, c'est sans aucune incitation venue de l'extérieur que la simple nature, à un certain moment, se trouble et recule devant sa défiguration définitive. C'est le lieu des plus atroces débats intérieurs dans la nuit. Ceux qui prennent la qualification d'* « *intrinsèquement pervers* » *pour une hyperbole, pour une exagération rhétorique, sont d'une effroyable légèreté, dont il leur sera demandé compte un jour. L'* « *intrinsèquement pervers* »*, tous les dirigeants communistes, à partir d'un certain niveau, l'ont rencontré, et ceux qui en sont revenus en ont porté le témoignage. Les docteurs catholiques qui n'ont pas su entendre de tels témoins seront de nouveau confrontés avec eux au jour du Jugement.*
*A Henri Barbé, il ne fallut pas moins de dix-sept ans, après sa rupture avec le communisme, pour purger les séquelles et les conséquences de trente-trois années d'athéisme, dont quatorze d'athéisme communiste militant. De cette lente et longue démarche trébuchante vers la lumière, les deux premières pages de sa lettre de septembre 1959 laissent entrevoir quelque chose, avec une émouvante sobriété.*
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*Je dois aussi à Henri Barbé une grande partie de ce que je puis connaître du monde ouvrier et du mouvement ouvrier. Il est resté jusqu'à sa mort ce qu'il a toujours été : un militant ouvrier parisien, un militant ouvrier de Saint-Denis. Il avait beaucoup appris, beaucoup lu, beaucoup combattu, beaucoup souffert ; la vie l'avait instruit et formé sans transformer cette appartenance fondamentale.*
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*Sa psychologie demeurait non pas simplement militante, non pas simplement ouvrière : mais une psychologie de militant ouvrier, avec la couleur et la résonance particulières qu'elle peut donner au courage, à la droiture, à l'indépendance du jugement devant les grands de ce monde. Militant ouvrier parisien, double et triple composition de géographie sociale : Henri Barbé était de là et non d'ailleurs.*
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*Nous allons donc relire ce que nous écrivait Henri Barbé.*
*Je ne connais aucun homme, ni dans la vie ni dans les livres, qui ait eu une conscience aussi vive, aussi concrète de l'horreur que constitue la défiguration systématique imposée progressivement par le communisme à la nature humaine.*
*Et assurément c'est avant tout la leçon de son expérience qu'Henri Barbé veut nous donner à garder, comme de son vivant il s'est inlassablement employé à la transmettre, militant de chaque jour jusqu'au dernier jour.*
*Mais c'est le souvenir d'un Visage, et d'une amitié, que je garde inséparablement.*
*S'il écrivit peu dans* « *Itinéraires* »*, nos lecteurs doivent savoir cependant qu'il était pour la revue un ami fidèle et attentif. Et pour moi un grand ami.*
*C'est toujours un ami.*
*Dans la peine, dans la foi, dans l'espérance, nous ferons mémoire d'Henri Barbé.*
Jean MADIRAN.
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### Qu'avez-vous fait des communistes convertis ?
*Première lettre d'Henri Barbé\
*(*septembre 1959*)
*Lettre publiée dans* « *Itinéraires* »*,\
numéro 36 de septembre-octobre 1959.*
MON CHER MADIRAN,
J'ai lu avec beaucoup d'intérêt votre éditorial intitulé « Conditionnement à la non-résistance » et j'ai apprécié, entre autres, votre paragraphe 5 sur les « communistes convertis ».
En effet on trouve dans certaines publications catholiques, et aussi dans d'autres journaux, ce genre de remarques négatives envers les « communistes convertis qui ne sont peut-être pas les mieux placés pour dégager une position constructive ». Je ne sais pas si d'autres anciens communistes tiennent à être les mieux placés, mais en ce qui me concerne je peux vous assurer que cette ambition ne m'est jamais venue à l'esprit.
J'ai été communiste pendant quatorze ans, de 1920 à 1934. Durant ces années j'ai occupé à peu près toutes les fonctions qui composent la hiérarchie et l'appareil du mouvement communiste, en France et sur le plan international.
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Mes parents avaient été catholiques ; mon père, militant ouvrier de la métallurgie, fut formé par des maîtres religieux dans une école catholique de Montluçon, et ma mère « enfant de Marie » à Saint-Denis dans la Seine.
L'anarcho-syndicalisme qui dominait le mouvement ouvrier syndical au début du siècle entraîna mes parents à rompre avec l'Église et même à la combattre. Ce qui fait que j'ai été élevé dans l'athéisme militant. Je ne fus donc pas baptisé.
Ayant rompu avec le mouvement communiste en 1934, ce n'est que dix-sept ans après, en 1951, que je décidai de demander le baptême de l'Église catholique.
Pourquoi ?
Parce que j'avais découvert la foi en Dieu et en son Église, et aussi parce que je fus magnifiquement aidé par trois Pères de la Compagnie de Jésus et par un aumônier remarquable, présentement curé d'une paroisse de la banlieue parisienne.
Ce sont eux qui ont puissamment contribué à me débarrasser des séquelles de l'athéisme dans lequel j'avais vécu pendant si longtemps.
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Je vous dis tout cela non pas pour vous raconter ma vie, mais d'abord parce que je pense que c'est nécessaire à la compréhension de ce qui va suivre, et aussi pour vous montrer que j'ai mis le temps de la réflexion avant de rejoindre l'Église.
C'est là, à mon avis, la première réponse que j'adresse à ceux qui estiment que « les communistes convertis ne sont peut-être pas les mieux placés pour dégager une position constructive ». Quand on a pendant des années lutté contre soi-même, confronté en soi la foi et le doute, essayé de détruire les survivances tenaces du scepticisme, fait des efforts sérieux pour assimiler et comprendre ce que Dieu et son Église nous apportent, par exemple l'Eucharistie, on n'est pas très disposé à vouloir jouer les « mieux placés » et les « porteurs de bannière ».
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Plus le combat intérieur a été difficile et douloureux, plus l'authentique humilité et la véritable modestie empêchent les ambitions et les prétentions déplacées de se manifester. Si donc ceux qui pensent et disent que nous ne sommes pas « les mieux placés » entendent par là que nous ne devons pas être des espèces de donneurs de leçons, ils ont sûrement raison.
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Mais nous sommes des anciens communistes dont certains, comme moi, ont été des dirigeants du mouvement communiste. Nous avons rompu avec le communisme et trouvé la lumière de la foi. Alors il ne s'agit pas de savoir si nous sommes mieux ou plus mal placés que d'autres pour porter des jugements, mais si cette évolution et cette transformation de nos êtres sont intéressantes et positives.
Car si l'on nous condamne a priori parce que nous sommes des « renégats » du communisme ([^1]), comment peut-on penser regagner à la Patrie et à l'Église les milliers et même les millions de braves gens qui se sont laissé duper momentanément par la propagande communiste ?
En réalité, en dehors de l'indifférence il y a plusieurs sortes de comportements à l'égard des anciens communistes. Il existe bien celui que vous signalez et qui consiste à « susciter une méfiance automatique à leur égard ». Mais il en existe un autre qui consiste à faire des anciens communistes des bêtes curieuses et parfois des sortes de héros de cirque qu'on promène dans les salons et les cercles pour en faire des attractions à sensation.
Ces comportements aboutissent au même résultat. Ils renforcent le jeu des dirigeants de l'appareil communiste qui vise à discréditer, voire à déshonorer, ceux qui ont été communistes, ne le sont plus, et expliquent pourquoi. Ils créent effectivement un climat de méfiance et de suspicion à l'égard des anciens communistes qui alors n'osent plus rien dire et vont se perdre dans la grisaille des indifférents, des écœurés et des apathiques.
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Songeons que rien que pour la période allant de 1947 à 1959, soit en douze ans, il y a plus de 600.000 hommes et femmes de France qui ont été membres du Parti communiste et qui l'ont quitté. Bien sûr ils ne sont pas tous devenus des adversaires déclarés du communisme, loin s'en faut ! Mais ils sont bien eux aussi des « anciens communistes ». Et un certain nombre d'entre eux ont aussi rejoint l'Église et la foi chrétienne. Mais qu'a-t-on fait pour les recevoir, les entendre, les guider, les aider après leur rupture ?
Ce n'est pas facile évidemment ! Mais il est certain que la première condition à remplir pour faire quelque chose de sérieux auprès de cette masse imposante d'ex-communistes, c'est la confiance ; c'est-à-dire de ne pas les repousser, mais de susciter fraternellement leurs explications, d'encourager et de développer en eux les premières tendances qui peuvent se faire jour vers la foi chrétienne.
Ceux, simples militants ou dirigeants aux divers échelons du P.C., qui rompent avec lui, l'ont fait ou le font, dans leur ensemble, lorsqu'ils découvrent le divorce existant entre ce qu'ils croyaient être le Parti et ce qu'il est dans la réalité.
Que ce soit la découverte de l'état de complète subordination à l'U.R.S.S. alors qu'on croyait à l'indépendance nationale du Parti.
Que ce soit la révélation de l'hypocrisie dissimulée derrière les manœuvres pseudo-unitaires du Parti à l'égard des groupements démocratiques.
Que ce soit la compréhension de l'utilisation par le P. C., à ses fins politiques cet soviétiques, du mécontentement social et des revendications professionnelles légitimes, quitte à les abandonner si la diplomatie soviétique l'exige.
Que ce soit aussi la découverte des manœuvres multiples et diaboliques à l'égard de l'Église pour essayer de la désagréger, pour circonvenir non seulement des croyants mais aussi des prêtres.
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Que ce soit l'utilisation spectaculaire du noble sentiment pacifique des hommes et des femmes pour mieux préparer la guerre subversive contre les pays non-soviétisés en les désarmant moralement et matériellement.
Que ce soient encore bien d'autres raisons, elles se rattachent toutes à ce fait général. En dehors de quelques exceptions de personnages qui rompent ou sont exclus du P. C. pour des motifs sordides, l'ensemble des anciens communistes cassent avec le Parti quand, par leur propre expérience, ils ont réalisé ce qu'il est réellement.
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Mais cette propre expérience, ils ne peuvent l'acquérir que si une contre-propagande les touche directement ou indirectement et les oblige à réfléchir, à réagir, à comprendre, à discuter. Cette contre-propagande doit, pour être efficace, être systématique, c'est-à-dire constante, tenace et complète. C'est dans la réalisation de cette contre-propagande que doivent prendre place, pas pour être « les mieux placés », mais pour transmettre leur expérience personnelle ou collective, les « anciens communistes ».
Cette contre-propagande systématique peut et doit s'exprimer partout, dans toutes les catégories sociales. Et contre les fondements doctrinaux et philosophiques athées du communisme, elle doit remettre en valeur les fondements de la civilisation chrétienne *et* la doctrine sociale de l'Église.
Sans doute y a-t-il plusieurs façons de lutter contre le communisme. Mais sous le prétexte invoqué qu'il existe des bonnes façons et des mauvaises, on dissimule souvent la volonté de ne pas résister à la perversion communiste.
Ce que rappelait le Père Fessard : « le jugement négatif est infini, c'est-à-dire qu'il est susceptible de n'importe quel contenu et même, à la limite, de celui qu'il veut et paraît d'abord exclure », reste juste.
Mais la contre-propagande opposée à celle du Parti communiste, que nous voudrions voir se réaliser *et* se développer, n'a pas « n'importe quel contenu », puisque nous la voulons chrétienne. Et dans et pour cette contre-propagande avec son contenu chrétien, les anciens communistes convertis à l'Église catholique peuvent tout de même réclamer leur place, là où l'on voudra bien la leur accorder, sans autre ambition que de faire servir leur expérience à l'Église et à la Patrie dans leur résistance à la subversion communiste.
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Telles sont, mon cher Madiran, les premières réflexions que je voulais faire après avoir lu votre éditorial.
J'aurais encore d'autres choses à dire, bien sûr. Si vous le voulez bien, elles feront l'objet d'une autre lettre.
Bien cordialement à vous,
Henri BARBÉ.
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### Qu'avez-vous fait des communistes convertis ?
*Seconde lettre d'Henri Barbé\
*(*novembre 1959*)
*Lettre publiée dans* « *Itinéraires* »*, numéro 37 de novembre 1959.*
Mon cher Madiran,
Voici donc une seconde lettre. Il y aurait tellement à dire au sujet des anciens communistes convertis. Ils sont d'ailleurs plus nombreux qu'on ne le pense généralement.
C'est peut-être pour cela qu'on a tenu à réagir contre eux dans certains milieux.
J'en connais personnellement plusieurs qui ont occupé dans le Parti communiste des fonctions souvent très importantes. Ils n'ont pas, eux non plus, éprouvé le besoin de faire connaître à son de trompe leur évolution et leur conversion. A plus forte raison, ils ne réclament rien de ce fait. Que les clercs et les autres qui affirment gratuitement que les anciens communistes convertis ne doivent pas se mettre en avant, soient donc rassurés.
Seulement, ajouterai-je, qu'on ne fasse pas d'eux des espèces de suspects permanents et encore moins des renégats pestiférés !
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D'autant que vous avez absolument raison de poser le problème comme vous l'avez fait à plusieurs reprises. Il serait extrêmement utile, intéressant et important d'entendre ces anciens communistes convertis. Il faudrait les aider à expliquer les cheminements de leur évolution spirituelle, les causes profondes de leur rupture avec le communisme et l'aboutissement de l'expérience qu'ils ont accumulée dans le mouvement communiste.
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Je m'excuse de revenir sur ce que j'avais dit dans ma lettre précédente, mais il est, hélas, nécessaire d'insister.
Je mentionnais le fait que des *centaines de milliers* de personnes sont passées dans les organisations communistes mais les ont quittées. Ceci est tellement vrai que les dirigeants communistes ont trouvé un mot pour caractériser cette situation, ils appellent cela le défaut de « la passoire ».
Il est intéressant de noter les chiffres publiés à l'occasion du récent congrès du Parti tenu fin juin dernier à Ivry. On y relève que sur 511 délégués représentant la fine fleur du P.C., seulement 18 sont adhérents de la fondation du Parti (1920) ; 38 sont des adhérents d'avant 1930 ; et 79 ont adhéré entre 1931 et 1937. Les « vétérans » et les militants anciens ne sont donc plus très nombreux. Ce n'est pas qu'ils soient morts, mais LA PLUPART D'ENTRE EUX ONT ABANDONNÉ UN PARTI QUI LES A PROFONDÉMENT DÉÇUS ET SOUVENT ÉCŒURÉS par son comportement, ses exigences tyranniques, ses méandres contradictoires et *le divorce constant entre ce qu'il promettait et ce qu'il réalisait.* Pour ces « anciens » qui ont quitté le P.C. souvent sans crise bruyante, le Parti n'était plus, ce qu'affirment toujours avec audace ses dirigeants, le seul Parti qui unit constamment la théorie et la pratique révolutionnaires, la pensée et l'action, mais au contraire le Parti qui camouflait (derrière une théorie révolutionnaire : le marxisme léninisme) son empirisme, son opportunisme et son gaspillage d'énergies et de dévouements.
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La plupart de ces « anciens » ont cherché à comprendre les raisons et les causes de cette dégénérescence du Parti qu'ils avaient imaginé. Et presque tous sont arrivés à la même conclusion : le P.C. n'est pas un parti révolutionnaire, il n'est pas non plus un détachement en France d'un puissant mouvement révolutionnaire ouvrier international. La fameuse notion de *l'internationalisme prolétarien* qui avait pu encore faire illusion pendant l'existence de l'Internationale communiste (Komintern) s'était ouvertement transformée, par l'affirmation du rôle dirigeant du P.C. de l'U.R.S.S. sur l'ensemble des autres partis communistes, en subordination politique et pratique de tous les P.C. à Moscou c'est-à-dire à Staline.
M. Thorez peut essayer depuis quelque temps de camoufler cette situation en affirmant que la formule de *l'attachement inconditionnel* des communistes français *à l'U*.R.S.S. ne doit plus être utilisée. Ce faisant, il entend corriger une « maladresse » mais le fait demeure avec ou sans formule malhabile. Et le même Thorez continue à répéter que « la pierre de touche qui permet de juger un bon communiste c'est son attachement à l'Union soviétique ».
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La révélation de cette *étroite subordination* à *l'État soviétique* a d'autant plus frappé les anciens et nombreux communistes (d'origine manuelle ou intellectuelle) qui ont quitté le P.C., qu'il existait au fond d'eux-mêmes des survivances des traditions révolutionnaires françaises et des principes, disons de morale générale, absolument différents et divergents de ceux prônés par le bolchevisme de Lénine et à plus forte raison de la cruauté monstrueuse de Staline.
C'est d'ailleurs ce qui explique pourquoi les dirigeants soviétiques de Moscou et leurs « disciples » de la direction du P.C. français ont opiniâtrement et systématiquement combattu pour « *extirper* » les « survivances de l'anarcho-syndicalisme, du socialisme idéaliste et démocratique, et de l'humanitarisme pacifiste » dans le mouvement ouvrier français. Tout en se réclamant des traditions de ce mouvement ou en tentant de s'annexer Jean Jaurès afin de flatter et de tromper les socialistes.
Quant à la morale générale des militants ouvriers et à leurs principes qui relevaient surtout d'un humanisme d'origine chrétienne, même quand ils étaient ou croyaient être athées, Moscou et ses représentants en France les qualifiaient avec mépris de « préjugés petit-bourgeois et contre-révolutionnaires ».
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Le divorce entre la théorie révolutionnaire et la pratique politique constante du Parti subordonnant ses actes essentiels à la diplomatie et aux intérêts de l'État soviétique, d'une part ; et d'autre part la contradiction entre la morale, les principes traditionnels du mouvement ouvrier français, et ceux du bolchevisme léninien ou stalinien ; telles sont, à mon avis, les causes générales qui expliquent la rupture des anciennes générations de militants communistes avec leur Parti.
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Peut-être penserez-vous que je m'écarte du sujet, c'est-à-dire du problème des anciens communistes convertis ou à convertir. Je ne le crois pas.
Les causes profondes et générales de la rupture des anciens communistes avec leur Parti ne constituent pas un phénomène négatif. Elles font naître et provoquent parmi ceux qui abandonnent le communisme d'autres réflexions et d'autres réactions.
La cassure avec le P.C. a souvent été pour les anciens militants un véritable déchirement et une réelle crise.
La révélation de l'imposture du Parti, de son état de dépendance, de son rôle exclusif de pion sur l'échiquier soviétique, de conceptions et de méthodes d'appareil qui anéantissent toute libre détermination et toutes les traditions authentiques du mouvement ouvrier, cela fait germer, parmi ceux qui rompent, des éléments positifs. Le retour à la patrie et à l'esprit national, la renaissance des principes humanitaires et parfois même un certain idéalisme qui entame sérieusement la formation matérialiste et athée.
C'est pourquoi il est très compréhensible de trouver un nombre assez important d'anciens communistes qui, avec l'aide de Dieu, ayant poussé plus loin leurs réactions et leurs réflexions, se sont convertis au christianisme et sont rentrés dans l'Église.
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Pour les générations communistes plus jeunes, le problème est un peu différent. Dans les chiffres déjà cités et publiés à l'occasion du récent congrès du P.C., on constate que 75 % des militants communistes actuels sont des adhérents venus au Parti de 1945 à 1953. La plupart d'entre eux ont cru au patriotisme et à la politique nationale affirmés par les dirigeants communistes. Ils ne connaissent pas l'authentique histoire du Parti communiste. Ils n'en savent que ce que leurs dirigeants veulent bien leur raconter.
Pour une partie importante de ces nouveaux cadres communistes, le problème de la subordination à l'U.R.S.S. ne se pose pas de la même façon que pour les anciens du Parti.
Pour ces nouveaux cadres communistes joue le phénomène de puissance. L'U.R.S.S. c'est l'énorme puissance militaire, économique et politique. Il est par conséquent positif d'être appuyé sur elle. Le « camp socialiste », c'est-à-dire le bloc soviétique dirigé par le P.C. de l'U.R.S.S., est invincible et en définitive doit conquérir le monde. Il faut donc être avec lui.
Les anciens militants du P.C. qui ont rompu avec lui étaient au fond des révolutionnaires romantiques, humanitaires, traditionnels, patriotes et internationalistes, mais libres et indépendants.
Les nouveaux cadres du P.C. ignorent l'internationalisme : ils sont soviétiques et même impérialistes soviétiques, les méthodes d'appareil ne les choquent pas, ils s'y sont intégrés et souvent en profitent matériellement. Ils ne sont étonnés par aucune exigence de l'appareil central du Parti. On peut faire de certains d'entre eux ce qu'on veut, même des espions, sans qu'ils réagissent comme les anciens militants.
\*\*\*
Mais ce ne sont tout de même pas de vrais robots. En dépit du pilonnage des écoles de cadres du P.C., malgré les falsifications qui dominent l'enseignement politique du Parti, et à cause précisément de la démagogie nationale et patriotique de la direction du P.C., ces nouvelles générations communistes sont *très vulnérables* et ne peuvent ni ne doivent être considérées comme perdues.
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Pour elles aussi, mais sur un autre plan, le divorce entre les affirmations patriotiques et nationales des dirigeants et leur étroite subordination à la politique impérialiste soviétique finira par causer des ravages.
C'est, en tout cas, dans ce sens qu'il faut aborder ce problème.
L'expérience soviétique nous montre que les jeunes générations de l'U.R.S.S., pourtant absolument coupées du monde extérieur, entièrement formées par l'État soviétique sur des bases matérialistes et athées, fournissent des milliers et des milliers de jeunes croyant en Dieu.
Grâce à Dieu les jeunes générations ne se laissent pas pervertir *complètement* par l'appareil monstrueux et par la propagande effrénée du communisme, même là où il a le pouvoir depuis près d'un demi-siècle.
Raison de plus pour s'efforcer de regagner à la patrie et à l'Église les anciens et surtout les nouveaux cadres et militants communistes fourvoyés dans ce Parti de l'imposture.
Avec Dieu, avec l'Église, par la prière et aussi par la contre-propagande organisée.
Henri BARBÉ.
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## ÉDITORIAUX
### La pétition aux évêques pour le « consubstantiel »
Voici le texte de la pétition adressée aux évêques de France :
*La nouvelle traduction française du* CREDO *dit que le Fils est* « de même nature » que *le Père.*
*Nous sommes attristés d'avoir à prononcer cette formule chaque fois que nous participons à la Messe, car nous croyons, aujourd'hui comme hier, que Jésus-Christ, Fils unique de Dieu, est* « *consubstantiel* » *au Père, ainsi que le proclame le texte latin :* « *consubstantialem Patri* »*.*
*C'est pourquoi nous supplions filialement nos évêques de bien vouloir rétablir le* « *consubstantiel* » *dans le texte français, nous permettant ainsi d'exprimer notre foi dans sa plénitude, en communion avec les catholiques du monde entier.*
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Parmi les premiers signataires de la pétition, nous relevons notamment les noms suivants :
-- Louis SALLERON ;
-- Henri MASSIS, *de l'Académie française *;
-- François MAURIAC, *de l'Académie française ;*
-- Roland MOUSNIER, *professeur à la Sorbonne ;*
-- Daniel VILLEY, *professeur à la Faculté de Droit de Paris ;*
-- FONT-RÉAULX, *Doyen de la Faculté de Droit de l'Institut catholique de Paris ;*
-- Stanislas FUMET ;
-- Maurice VAUSSARD ;
-- Jacques de BOURBON-BUSSET ;
-- Gustave THIBON.
De Gilson à Congar
Avoir, dans la nouvelle traduction du Credo de la Messe, remplacé sans motif exprimé « *consubstantiel* » par « *de même nature* », est une substitution incroyable.
Étienne Gilson a fait justice de cette mauvaise traduction dans *La France catholique*, il y a maintenant un an. Nous avons cité et commenté son article dans notre précédent numéro ([^2]).
Le P. Congar, il y a maintenant dix mois, a publiquement approuvé les critiques d'Étienne Gilson. Il l'a fait, dans les *Informations catholiques internationales* du 15 septembre 1965 (page 8, col. 1), en ces termes :
« Certaines critiques nous semblent justifiées. Quand, par exemple Étienne Gilson s'en prend à la « traduction » du « *consubstantialem* » du Credo par « de même nature que le Père ». Saint Hilaire s'est laissé exiler pour refuser une telle formule qui n'exprime pas bien la foi du monothéisme trinitaire des chrétiens. »
La nouvelle formule du Credo de la Messe *n'exprime pas bien la foi,* dit le P. Congar.
25:105
Un accord qui va (au moins) de Gilson à Congar méritait d'être pris en considération : pourtant, les semaines et les mois ont passé sans qu'il le soit ; et sans que l'on obtienne un seul mot d'explication. Ce qui n'est pas le côté le moins étrange de l'affaire.
Personne ne pourrait prétendre à haute voix que la nouvelle formule exprime mieux la foi que l'ancienne. Il n'y a pas eu progrès. Il y a eu recul. De Congar à Gilson, les théologiens l'ont dit ; publiquement.
\*\*\*
Mais on a sans doute supposé que ces précisions théologiques n'ont aucune importance pratique, qu'elles passent au-dessus de la tête du grand nombre, et que la plupart des fidèles s'en moquent ou n'y entendent rien.
Nous pensons au contraire que l'on a *gravement sous-estimé la foi du peuple chrétien.*
Depuis le mois de janvier 1965, nous recevons de nombreux témoignages d'inquiétude, d'angoisse, quand ce n'est pas de désespoir ou de révolte, devant les manipulations linguistiques qui jouent avec les formules traditionnelles de la foi.
L'heure est venue pour ces témoignages de se manifester publiquement, sur un point indiscutable, qui ne prête à aucune interprétation.
\*\*\*
On trouvera plus loin, dans la rubrique « Avis pratiques », toutes les indications nécessaires pour se procurer des feuilles de pétition, pour les signer et les faire signer, et les retourner au secrétariat national de la pétition : M. Pierre Rougevin-Baville, 22 allée Coubertin, 78 -- Versailles.
A chacun de faire comprendre autour de lui ce qui est en question.
On a donné la parole aux laïcs. Ils ont effectivement beaucoup de choses à dire. Mais d'abord, ils veulent pouvoir continuer à professer publiquement leur foi catholique dans sa plénitude et son intégrité.
Cette pétition aux évêques pour le « consubstantiel » n'est ni une pression sur l'autorité ni même un pronostic sur la décision que l'autorité prendra. Elle est simplement une profession publique de foi.
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### Un dynamisme en pleine croissance
LA RÉUNION de la Mutualité fait toujours l'objet de commentaires : non point rétrospectifs, mais prospectifs. Ils vont bon train dans le secret, ou dans le privé ; et ils vont très haut. La situation du catholicisme français ne peut plus être analysée de la même manière qu'avant le 27 avril : les perspectives d'avenir ne sont plus les mêmes.
#### I. -- L'article de Marcel Clément
Dans notre précédent numéro, nous avons pris acte de l'article de Fabrègues paru dans *La France catholique* du 6 mai. Nous n'avions pu en faire autant pour l'article de Marcel Clément paru dans *L'Homme nouveau* du 15 mai, notre numéro de juin étant, à cette date, déjà bouclé.
J'ai assisté le 27 avril (écrit Marcel Clément) dans la grande salle de la Mutualité, à la triple conférence donnée successivement par le directeur d'*Itinéraires* Jean Madiran, par le président de l'Office Jean Ousset, par l'auteur des *Nouveaux prêtres* Michel de Saint Pierre. Je m'attacherai moins à ce qu'ils ont dit pour en discuter, qu'à un fait pour le constater : la salle était pleine. Elle n'a pas ménagé les témoignages de son accord avec les trois orateurs.
« *Le vrai problème,* continue Marcel Clément, *au lendemain du Congrès de Lausanne et au lendemain de cette réunion du 27 avril est* UNE QUESTION D'EFFECTIFS. » Le nombre est là où on ne croyait pas qu'il était. Un nombre croissant là où on l'imaginait décroissant.
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Ceux que l'on appelle « les traditionalistes », on les supposait numériquement en voie de disparition : ils sont en pleine croissance numérique. Qu'on s'en réjouisse ou qu'on le déplore, c'est une irrécusable *donnée de fait*. Et l'article de Marcel Clément, comme l'article précédent de Fabrègues, a été lu et médité par tous ceux des évêques qui n'étaient pas encore informés de cet élément nouveau : un élément qui modifie sensiblement l'idée que l'on se faisait de la situation interne du catholicisme en France.
#### II. -- Où va la jeunesse
Marcel Clément a vu de ses yeux la salle de la Mutualité, comme il avait vu celles d'autres réunions de sens différent.
Et il constate :
« *Paradoxalement, la moyenne d'âge des partisans de l'ouverture est plus élevée que la moyenne d'âge des traditionalistes.* »
Ces étiquettes couramment employées ne sont pas exactes. Elles ont du moins l'avantage, dans la terminologie reçue, de désigner sans justice, mais sans risque d'erreur, les uns et les autres. En réalité nous sommes beaucoup plus « ouverts au monde », au monde réel, et en le voyant tel qu'il est, que ne le sont les routiniers du vieux conformisme révolutionnaire, « ouverts » sur des chimères, survivances des illusions et des erreurs du XIX^e^ siècle. La revanche du socialisme et de l'étatisme totalitaires condamnés par le *Syllabus* en 1864, c'est une cause centenaire, et de toutes façons dépassée : les jeunes d'aujourd'hui en ont par-dessus la tête d'entendre parler de l' « avenir », de l' « évolution » et du « progrès » dans les termes mêmes qui figurent dans les Encycliques depuis cent cinquante ans : qui y figurent depuis cent cinquante ans au chapitre des erreurs condamnées.
Les *évolutions* nécessaires, les *progrès* réels, le véritable *avenir* ne peuvent certainement pas être dans cette collection « traditionnelle » du Musée des erreurs historiques.
Et c'est pourquoi il y avait tant de « jeunes » à la Mutualité le 27 avril.
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Cette seconde constatation de Marcel Clément, elle aussi, va faire son chemin. Non seulement le nombre : mais aussi, les jeunes.
#### III -- Malgré la loi du silence
Ces choses-là, ce n'est point par les journaux que l'on peut en être habituellement informé. Aucun journal catholique n'avait annoncé la réunion du 27 avril ; aucun n'y avait invité ou convié ses lecteurs. Fabrègues déjà, dans *La France catholique*, avait remarqué qu'il n'est plus possible de se conformer à cette « loi du silence » qui n'est fondée ni en logique, ni en justice. Marcel Clément en parle à son tour :
Je sais bien que la majeure partie de la presse catholique et de la presse tout court n'a pas fait mention de la réunion du 27 avril. C'est pour cela, précisément pour cela, que je crois de mon devoir d'en parler ; point par prétérition, mais bien clairement et, Dieu aidant, dans la charité.
Car il est toujours possible de passer sous silence les choses de peu d'importance.
Il peut devenir imprudent de passer sous silence la réalité dynamique d'un mouvement qui donne des signes manifestes de vitalité et de croissance.
Sans le secours de la presse, malgré l'obstacle du silence des journaux -- mais solidement *formée* par la nécessité habituelle de surmonter cet obstacle constant -- voici donc *la réalité dynamique d'un mouvement qui donne des signes manifestes de vitalité et de croissance*, et qui a pu les donner bien qu'ayant contre soi toutes les puissances sociologiquement établies dans les moyens de communication, de publicité, de réclame ; et alors que les catholiques qui disposent de tels moyens n'arrivent pas à rassembler autant de monde, autant de jeunes. Sujet supplémentaire de méditation.
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#### IV. -- Et maintenant ?
La réflexion et le commentaire de Marcel Clément sont « prospectifs ». Que va-t-il se passer maintenant ? Ce « dynamisme qui donne des signes manifestes de vitalité et de croissance », jusqu'où va-t-il grandir, et pour faire quoi ? C'est la question que personne n'avoue, mais que tout le monde se pose.
Certes, il serait *imprudent*, comme dit très exactement Marcel Clément, de ne pas prévoir la suite, l'année prochaine : *si l'année prochaine -- remarque* Marcel Clément -- on se trouve en présence, dans la même salle, avec le même nombre d'auditeurs, d'une *semaine de pensée chrétienne animée par Jean Madiran, Jean Ousset et Michel de Saint Pierre ?* -- Que restera-t-il alors, en fait, du monopole de la fameuse « Semaine des intellectuels catholiques » dont les dirigeants ont été reçus en audience spéciale par le Saint-Père, le 15 mai, sans doute pour lui avouer leur défaite ?
Bien entendu, le nombre, et le nombre des jeunes, auront encore augmenté l'année prochaine. Bien entendu, ce ne sera pas une « semaine » copiée sur celle qui a eu l'insolence -- et, oui, l'imprudence -- de nous exclure : ce sera une formule nouvelle, adéquate aux tâches et aux pensées qui sont les nôtres. Et bien entendu, Jean Madiran, Jean Ousset et Michel de Saint Pierre n'ont été le 27 avril que le détachement d'avant-garde, pour faire la trouée et réaliser la première démonstration publique. C'est toute la pensée catholique arbitrairement exclue de l'appareil sociologique du catholicisme français qui se donnera rendez-vous, au moment choisi et de la manière qui sera opportune.
D'ici-là, aura-t-on obstinément MAINTENU ou clairement LEVÉ l'exclusive abominable lancée contre nous, désignés comme « *les pires ennemis de l'Église, plus dangereux que les communistes* » ?
On peut être sûr, d'avance, du retentissement et de la portée qu'auront, l'année prochaine, les prochaines réunions. Il serait donc sage de décider dès maintenant, dans le catholicisme installé, si l'on substitue enfin l'accueil à l'exclusive.
L'exclusive est manifestement anachronique. On peut maintenant, il est temps, il est juste temps, choisir de la lever. Sinon, on aura le spectacle de la voir voler en éclats : mais ces sortes d'éclats sont, comme disent les bonnes gens, des omelettes qu'on ne peut faire sans casser quelques œufs.
A chacun, avant la rentrée d'octobre, de peser ses responsabilités.
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#### V. -- La synthèse et l'unité
Clément, dans *L'Homme nouveau*, et Fabrègues, dans *La France catholique*, ont en substance une position identique à cet égard. L'un et l'autre ont courageusement, et en s'en expliquant avec soin, transgressé la loi du silence, dont certaines rumeurs osaient prétendre à mi-voix qu'elle avait été imposée par l'épiscopat lui-même. Ils ont l'un et l'autre transgressé cette loi du silence parce qu'ils la jugent, désormais inapplicable. Ils savent bien, d'ailleurs, que par cette fenêtre qu'ils viennent d'ouvrir en transgressant la loi du silence, le vent va s'engouffrer. Ce qui, sans eux, était déjà *la réalité dynamique d'un mouvement qui donne des signes manifestes de vitalité et de croissance*, va croître davantage encore, maintenant qu'ils en ont clairement informé leurs lecteurs.
L'un et l'autre se situent en une position moyenne, ou centrale, ouverts à toute vérité, préoccupés de synthèse et d'unité.
A vrai dire, cette préoccupation nous est commune, elle est aussi la nôtre.
Mais il n'y a pas en réalité « deux familles » dans le catholicisme français -- le modernisme progressiste et l'intégrisme réactionnaire, -- il n'y a pas deux familles qui seraient SYMÉTRIQUES, avec chacune sa part de vérité et avec toutes deux leurs torts réciproques.
Il y a avant tout une *dissymétrie* fondamentale entre D'UNE PART ceux qui sont installés dans une prépotence de fait, D'AUTRE PART ceux qui subissent une persécution sournoise mais générale. *Aucun dialogue ne saurait avoir lieu dans cette situation, si ce n'est d'abord pour chercher les moyens de la faire cesser*. Et comme cette situation est solidement établie dans l'appareil sociologique du catholicisme, et qu'il s'agit d'une prépotence comportant des intérêts considérables, notamment financiers, habilement intriqués parfois avec ceux des diocèses, nous ne croyons pas que cette usurpation de pouvoir puisse cesser spontanément, par simples échanges de bonnes paroles réciproques.
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Nous croyons qu'il y faudra toute l'autorité des évêques, s'employant à fond, héroïquement, et longuement, pour rétablir la justice, la norme, et la dignité des personnes, à l'intérieur de l'Église de France. D'où notre Appel à cette autorité. Fabrègues, Clément peuvent s'y joindre, en public ou en privé. Notre Appel aux évêques ne demande pas une réponse verbale que l'on ferait dans l'immédiat et sur laquelle on tournerait ensuite la page, il pose le problème de la nécessaire RÉFORME FONDAMENTALE des structures de monopole et de prépotence, jointe à la RÉVISION DÉCHIRANTE mais inévitable des vieilles méthodes, dites « modernes », de presse et d'action, qui s'effondrent dans un échec général. La réconciliation et l'unité des catholiques de France passent par là et non ailleurs. Or *l'unité est la charge et la fonction de l'autorité*, et nous croyons fermement que l'unité catholique en France est entre les mains des évêques, sans que personne puisse ni légitimement ni efficacement se substituer à eux. C'est par eux que l'unité sera progressivement rétablie nu provisoirement manquée. Ils en ont la responsabilité devant Dieu ; ils en ont le pouvoir et la fonction ; et toutes les grâces d'état nécessaires.
\*\*\*
Il n'y a *aucune symétrie* non plus dans les pensées divergentes et les actions opposées des « deux familles » entre lesquelles on partage commodément le catholicisme français. Cent quatre numéros parus d'*Itinéraires* apportent là-dessus des explications que l'on ne peut résumer en trois lignes. Il n'y a pas davantage symétrie, dans la cité politique, entre la « droite » et la « gauche ». Car au spirituel comme au temporel, c'est l'une des deux familles qui s'est constituée *contre l'autre,* arbitrairement désignée et délimitée, et c'est la première qui a un intérêt vital et constitutif à cette division ([^3]). C'est cette division elle-même et ce classement en lui-même (*voulus* par les premiers, *subis* par les seconds) qui sont révolutionnaires et subversifs par essence.
32:105
De même, en outre, qu'il n'y a pas d'un côté des « réformistes » et de l'autre des « conservateurs ». Il y a des révolutionnaires qui par nature sont anti-réformistes. Et il y a tous ceux qui ne sont pas révolutionnaires : et qui sont à la fois conservateurs et réformistes, c'est la même chose, on n'a jamais rien conservé qu'en réformant, ni rien réformé qu'en conservant.
Il n'y a même pas « deux » familles. Il y a *toutes* les familles plus ou moins conservatrices et réformistes, et cela fait une grande diversité, avec ses ententes, ses mésententes, ses querelles, selon le cours ordinaire des choses humaines. Et il y a la subversion révolutionnaire, qui s'introduit dans cette diversité vivante pour la mobiliser en *deux* camps hostiles, selon le schéma intrinsèquement pervers de sa dialectique dualiste.
On ne fera jamais aucune réconciliation si l'on part des « deux camps » artificiellement créés par la dialectique révolutionnaire. On ne peut réconcilier entre elles des créations arbitraires, calculées pour enraciner une division permanente. La tâche réelle est de faire avancer vers la réconciliation toutes les familles spirituelles du catholicisme, en incitant ou aidant chacune à se libérer des sortilèges et des drogues publicitaires de la subversion.
\*\*\*
Il y a *dissymétrie* même au sujet du communisme. Car il n'y a pas d'un côté ceux qui iraient trop loin, ou trop imprudemment, dans le dialogue avec les communistes, et d'un autre côté ceux qui marqueraient, mais trop unilatéralement, les dangers d'un tel dialogue. La réalité est entièrement différente. Le dialogue avec *les* communistes, avec les *personnes* communistes -- point le dialogue dialectique et préfabriqué que le communisme propose, mais le « dialogue de conversion » dont parle Paul VI -- ce n'est pas le progressisme qui l'a entrepris. On peut examiner la liste des communistes, et même des chefs de l'appareil communiste, qui se sont convertis au catholicisme, d'Hamish Fraser à Pierre Célor, de Douglas Hyde à Henri Barbé. La plupart d'entre eux sont avec nous, ou nous avec eux, et ils disent pourquoi, et nous disons pourquoi. Et aucun d'entre eux n'est progressiste ni, rien de ce genre.
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Ces communistes convertis, ces chefs communistes, ces chefs de l'appareil qui se sont convertis au catholicisme, on pourrait peut-être leur donner la parole et les entendre dans l'Église au sujet du « dialogue de conversion ». On n'a jusqu'à présent jamais voulu les écouter. On n'a tenu aucun compte de leur témoignage autorisé, de leur expérience vécue ([^4]). Ou aura bonne mine, quand eux aussi viendront, dans nos réunions prochaines et nos rassemblements futurs, parler de ce qu'ils connaissent et témoigner contre l'imposture régnante. Avec quel éclat, avec quel retentissement, cela aussi il serait prudent d'y penser dès maintenant. Et cela aussi va intéresser et mobiliser beaucoup de jeunes qui en ont assez des mensonges sur ces sujets, et des discours creux sans rapport avec la réalité.
Il faudra enfin en venir à parler sérieusement des choses réelles : des choses telles qu'elles sont dans les faits. C'est en somme notre première revendication.
#### VI. -- Sans illusions
Au demeurant, tout ne va pas maintenant marcher tout seul. Il faut plutôt, dans la prière, l'entraide fraternelle, l'union organisée, nous préparer à de rudes épreuves.
Il y a sans doute des personnes respectables, voire éminentes, qui croyaient sincèrement que nous étions en quelque sorte une espèce en voie de disparition. Après la Mutualité, après les articles de Fabrègues et de Clément, elles vont réviser leur jugement.
Mais il y a les autres. Qui ne pensent qu'à poursuivre leur combat subversif. Qui avaient cyniquement forgé contre nous la légende de notre disparition progressive.
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Et qui, dans le spectacle public et irrécusable de notre croissance, trouveront des motifs supplémentaires de redoubler leur guerre et leur persécution contre nous.
Il y a ceux aussi qui, sans le savoir, sont « informés » et manipulés par les hommes de la subversion. On leur racontera autre chose, mais toujours qu'il faut nous exclure et nous écraser : c'est la condition mise par le Parti communiste au dialogue et à la collaboration que certains catholiques recherchent avec lui, ou implorent de lui.
Il y a enfin le train que mène le monde actuel, et les pressions psychologiques, idéologiques ou autres qu'il exerce sur les hommes d'Église comme sur tous nos contemporains. Ce contexte n'est pas celui d'une académie de philosophes pesant avec sérénité la part de vérité, la part d'erreur des doctrines et les torts unilatéraux ou réciproques de leurs représentants. C'est un contexte de combat spirituel, aussi étroitement uni au temporel, d'ailleurs, que l'âme l'est au corps. Un contexte dans lequel le monde vacille, incertain de lui-même, fasciné par des mythes, ivre de confusion, somnambule souvent.
Dans ce contexte et quoi qu'il arrive, notre méthode permanente, notre tâche principale est de travailler à refaire de toutes les manières le tissu social fondamental celui de corps intermédiaires multiples, à mesure humaine : des micro-organismes ; et du même coup des petites communautés chrétiennes de base, vivantes ! dans l'entraide fraternelle, et l'humilité, et la discrétion, -- et l'interconnexion.
La route est longue devant nous, et difficile. Mais la Mutualité du 27 avril 1966 en aura été une étape mémorable et qui, s'il plaît à Dieu, ne sera pas sans lendemain.
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### Trois erreurs de l'A.C.O.
DANS LES *Documents A.C.O.* ([^5])*,* numéro 37 d'avril 1966, nous lisons un rapport sur « l'Action catholique ouvrière, mouvement apostolique de travailleurs parmi les travailleurs de France ». Ce rapport de l'A.C.O. sur l'A.C.O. était destiné à l'Assemblée mondiale de fondation d'un M.M.T.C. (Mouvement mondial des travailleurs chrétiens), tenue à Rome en mai 1966 ; il devait -- « servir à préparer le rapport européen qui essaiera de définir les traits caractéristiques des travailleurs en Europe du point de vue économique, social, politique, culturel et religieux ».
Ce rapport, renferme, à ce qu'il nous semble, trois erreurs : deux options, et la manière dont elles sont présentées.
**1. -- **Décrivant ce qu'est la C.G.T. en France, le rapport de l'A.C.O. écrit : « *Cette organisation comprend un nombre important de communistes parmi ses dirigeants. Mais la grande masse des adhérents n'est pas communiste.* » (p. 10)
Il est vrai que « la grande masse » des adhérents n'est pas communiste. Il est à peu près vrai qu' « un nombre important » de dirigeants de la C.G.T. sont communistes ([^6]).
36:105
Mais tout cela ne fait qu'une partie de la vérité : une vérité mutilée et rendue ainsi inintelligible. *Cette description coïncide en somme avec la manière communiste de présenter la G.G.T.*
En réalité, la C.G.T. *est* une organisation *communiste* d'un type spécial et bien connu, l' « organisation de masse », ou « courroie de transmission » : organisation dirigée par le Parti communiste pour encadrer les masses non-communistes.
L'option de l'A.C.O., telle qu'elle apparaît ici, est donc de *ne pas dire l'entière vérité* sur le communisme. Bien entendu, ce doit être un motif « apostolique » qui commande une telle option. Mais s'il en est ainsi, ce n'est pas une circonstance atténuante : car une conception de l'apostolat qui conduit à *ne pas* dire la vérité *à ceux qui en ont besoin* doit comporter quelque part une faille.
\*\*\*
**2. -- **La seconde option : c'est une option CONTRE la « C.F.T.C. dite maintenue » (syndicats chrétiens) et pour la C.F.D.T. ; voici en effet *toute* la description « objective » qui est faite de la C.F'.T.C. :
« La C.F.T.C. dite « maintenue » est constituée par une petite fraction de la C.F.T.C. qui a refusé de suivre l'évolution de cette organisation en C.F.D.T. » (pp. 10-11).
Ici non plus, ce n'est pas la vérité.
La C.F.T.C. n'est pas une *petite fraction.* Elle a dans ses rangs beaucoup plus d'ouvriers catholiques que n'en compte l'A.C.O. elle-même.
\*\*\*
En revanche, le même rapport de l'A.C.O. précise que la C.F.D.T. « *affirme que la dignité humaine commande l'organisation de la société et de l'État* ».
37:105
Comme si cela était une caractéristique ou une originalité de la C.F.D.T.
La C.F.T.C. *l'affirme tout autant.* Et à vrai dire tout le monde l' « affirme » : l' « affirmer », ça ne coûte pas beaucoup. Mais porter le bénéfice de cette affirmation au crédit de la seule C.F.D.T., ce n'est pas dire la vérité. C'est mettre en scène une présentation en trompe-l'œil.
\*\*\*
Ce qui est vrai, c'est que l'A.C.O. se tient à l'écart de la C.F.T.C.
Voici les pourcentages d' « engagement syndical » des membres de l'A.C.O. (pages 13 et 14 du même rapport)
-- 74 % sont syndiqués ;
-- 55 % à la C.F.D.T. ;
-- 13 % à la C.G.T. ;
-- 3 % à F.O. (etc.) ;
-- et 0,5 % seulement à la C.F.T.C. !
L'A.C.O. est donc pratiquement coupée de l'organisation qui réunit la majorité des ouvriers chrétiens osant se dire tels au plan syndical, au plan du mouvement ouvrier, au plan de la promotion ouvrière.
C'est une option étrange. Mais enfin c'est une option.
\*\*\*
**3. -- **Une erreur fort regrettable, à notre avis, est commune aux deux options ci-dessus. Elle consiste à ne pas *présenter franchement ces options comme des options,* mais les insinuer PAR UNE INFORMATION D'UNE INEXACTITUDE CALCULÉE.
Il est impossible d'imaginer que les dirigeants de l'A.C.O. ignorent réellement :
1\. -- que la C.G.T. est une « organisation de masse » du Parti communiste ;
2\. -- que la C.F.T.C. -- est tout autre chose qu'une « petite fraction ».
38:105
L'omission concernant la C.G.T., la qualification péjorative et inexacte concernant la C.F.T.C. ne peuvent résulter l'une et l'autre que d'un choix délibéré.
Mais on ne se trouve à aucun moment en face d'un énoncé qui aurait la franchise de dire par exemple :
-- *Nous choisissons cette attitude, et voici pourquoi.*
Point du tout. On prétend seulement décrire et informer. Mais l'information est « arrangée », la description est maquillée.
Au lieu de dire : « Nous choisissons de fermer les yeux, ou de feindre de fermer les yeux sur le fait que la C.G.T. est organiquement communiste ; on évite de prononcer aucun choix ; mais on « arrange » l'information sur la G.G.T. communiste.
Au lieu de dire : « Nous préférons la C.F.D.T. à la C.F.T.C., et voici nos raisons », on présente la C.F.T.C. comme une petite fraction et la C.F.D.T. comme étant la seule à « affirmer que la dignité humaine commande l'organisation de la société et de l'État ».
Cela permet, à la limite, de crier bien haut que l'on n'a pris ou voulu prendre aucune de ces deux options.
Mais ces deux options, on les constate *en acte*, et dans un acte qui n'est pas très brillant : l' « arrangement » que l'on fait subir à l'information.
##### *L'A.C.O. dans l'Église : information et décision*
Tout cela est d'autant plus grave que l'A.C.O. jouit, s'il faut l'en croire, de privilèges considérables pour informer l'Épiscopat et pour prendre part à ses décisions.
Voici ces privilèges tels que les énonce l'A.C.O. elle-même (page 21 du rapport) :
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« En 1952, soit deux ans après sa naissance ([^7]), l'Assemblée des Cardinaux et Archevêques a demande que l'A.C.O. soit au premier rang des préoccupations apostoliques de *tout* ([^8]) prêtre, *quel que* soit son ministère, et que *tout* effort entrepris pour l'animation chrétienne et l'évangélisation du monde ouvrier *doit se faire en plein accord* avec l'aumônier et le comité de l'A.C.O., *tant sur le plan local, diocésain et national.* »
Il y a eu « engagement » réciproque entre l'A.C.O. et l'Épiscopat (p. 21) ; et cet « engagement réciproque » (p. 23) est présenté comme tendant à établir un monopole :
« Cet engagement réciproque appelle un dialogue approfondi et régulier *afin que l'A.C.O. soit pleineme*nt *la voix du monde ouvrier dans l'Église* et la voix de l'Église dans le monde ouvrier. » (p. 23).
Que l'A.C.O. soit la voix unique de l'Église dans le monde ouvrier, nous avons beaucoup de raisons de le regretter. Toutefois c'est à l'Épiscopat qu'il appartient d'en décider comme il le juge bon.
Mais il n'appartient à personne, sinon par monopole abusif, de faire que l'A.C.O. soit la voix unique du monde ouvrier dans l'Église : *parce que cela n'est pas conforme aux réalités*. La très grande majorité des ouvriers catholiques ne sont pas membres de l'A.C.O. : et non par négligence ou abstentionnisme, mais par désaccord fondamental avec les « options » de l'A.C.O., notamment son comportement hostile à la C.F.T.C. et son attitude discutable en face de la C.G.T. communiste. Tous ces ouvriers catholiques seront-ils donc implicitement constitués en catholiques de seconde zone ? Ce n'est point par le canal de l'A.C.O. que leurs sentiments et leurs aspirations peuvent se faire entendre dans l'Église : ils n'y seront pas entendus du tout si l'A.C.O. a le privilège, comme elle le prétend, d'être dans l'Église la voix unique du monde ouvrier.
\*\*\*
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Le rapport de l'A.C.O. nous dit encore (p. 23) :
« Régulièrement les instances de l'A.C.O., au plan diocésain et national, discutent avec les Évêques pour les entretenir et les informer des problèmes qui se posent et pour leur faire part de ce qu'eux, militants ouvriers, ressentent en profondeur. »
Ils ont bien de la chance de pouvoir « discuter régulièrement avec les évêques », « au plan national ». Cela nous paraîtrait, au demeurant, parfaitement normal, si cette possibilité, spécialement « au plan national », était ouverte à toutes les catégories de catholiques sans discrimination.
\*\*\*
Un peu plus loin dans le même numéro des Documents A.C.O. (seconde partie, p. 4), Félix Lacambre, secrétaire général du mouvement, expose *l'apport de l'A.C.O.* à l'œuvre du Concile (c'est nous qui soulignons) :
« Indépendamment de l'apport général que représente la vie des membres de l'A.C.O. à la manière nouvelle dont se trouvent posés les problèmes du laïcat dans l'Église, il faut préciser que le mouvement en tant que tel a été consulté sur les textes. Prenons un seul exemple, celui du décret Apostolat des laïcs. *A chaque phase de la rédaction*, nos Évêques nous avaient *communiqué les textes*. Bornons-nous à la dernière étape : sur la version proposée en juillet 1965, *nous avons formulé* 38 *amendements*. Le texte définitif *en a retenu* 21 (dans l'esprit de nos propositions), *dont* 6 *mot à mot*. »
Tout commentaire ne pourrait qu'affaiblir la portée de cette déclaration de Félix Lacambre.
Signalons seulement, en ce qui concerne la « représentativité » de l'A.C.O., qu'elle déclare avoir 27.000 adhérents ([^9]), dont environ la moitié, d'ailleurs, sont des « mensuels » ([^10]).
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##### *Conclusions provisoires*
Si nous n'avons rien à dire, car ce n'est pas notre affaire, concernant le « mandat » apostolique donné par l'Épiscopat à l'A.C.O., nous avons en revanche tout à dire concernant les options discutables et les informations erronées que l'A.C.O. met en circulation dans la communauté chrétienne : et d'autant plus que ces informations erronées et ces options discutables prennent un poids prioritaire, étant présentées comme exprimant « les aspirations du monde ouvrier ».
Les Pères de l'Action populaire eux-mêmes ont eu l'occasion de faire remarquer, avec discrétion mais avec fermeté, que telle « motion de congrès » formulée par l'A.C.O. n'avait ni « sérénité » ni « exactitude », et que la vision du monde ouvrier présentée par l'A.C.O. « retarde sur la réalité » ([^11]).
On peut constamment s'en rendre compte par la lecture attentive des trois publications qu'édite l'A.C.O. : *Témoignage* (mensuel), *Documents A.C.O.* (bimestriel), *Correspondance aux aumôniers* (mensuel). Du seul point de vue de l'information sur les réalités et les aspirations du monde ouvrier, il faut bien constater qu'il s'agit trop souvent d'une information partielle et partiale. Si l'A.C.O. possède effectivement, comme elle le prétend, une sorte de monopole pour l'information de l'Épiscopat en ces matières, alors on nous prépare de nouveaux et terribles « malentendus » entre l'Église et les ouvriers.
\*\*\*
Mais ce n'est pas tout.
Il faudra bien un jour dépasser le stade des informations erronées et des options inavouées (ou mal avouées) véhiculées dans l'Église par l'A.C.O. : il faudra en venir à un examen critique fondamental de la conception même du « mouvement ouvrier ». « *Les membres de l'A.C.O. sont partie prenante dans le mouvement ouvrier et ils ne peuvent valablement être à l'A.C.O. que dans la mesure où ils participent activement à la promotion ouvrière par le canal du mouvement ouvrier* ([^12]). »
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Il existe aujourd'hui une conception et une pratique du mouvement ouvrier qui sont largement hypothéquées par les théories marxistes et par les procédés du Parti communiste. Quand l'A.C.O. déclare que « *tout l'effort de promotion collective du monde ouvrier se développe au coude à coude avec les non-chrétiens* » ([^13])*,* il n'apparaît pas clairement si le Parti communiste et sa C.G.T. sont inclus ou non dans ces « non-chrétiens » avec lesquels on est « au coude à coude » : la formule est sur ce point et à cet égard d'une redoutable imprécision, -- d'une imprécision apparemment calculée. Mais il se manifeste constamment que les distinctions nécessaires ne sont faites ni dans la pensée ni dans l'action.
Les dirigeants de l'A.C.O. paraissent ne pas avoir nettement conscience -- ou même ne pas avoir conscience du tout -- du fait que le Parti communiste et sa C.G.T. ne *collaborent* ni ne *contribuent* au « mouvement ouvrier » et à la « promotion collective », mais les *exploitent* en leur *mentant,* au profit d'une politique totalitaire qui est essentiellement inhumaine et anti-chrétienne.
Ce fait capital, et les conclusions pratiques qu'il conviendrait d'en tirer, on ne les aperçoit point dans la « formation » que l'A.C.O. donne à ses militants ni dans l' « information » qu'elle transmet à l'Église.
Une faille aussi considérable appelle et justifie la préoccupation, l'inquiétude, la vigilance de toute la communauté chrétienne.
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## CHRONIQUES
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### L'Antechrist et cetera
*Pages de journal*
par Alexis CURVERS
D'APRÈS LITTRÉ, il faut prononcer *an-te-kri*, et non pas, comme certains, *antécri*, ni, comme d'autres, *anntécrist*, qui s'est pourtant généralisé dans l'usage.
D'autres encore, aujourd'hui plus nombreux, préfèrent écrire et prononcer *Antichrist*, qui leur semble mieux fait pour désigner expressivement *l'adversaire du Christ*, et qui en tout cas correspond plus littéralement à la forme latine *antichristus*, elle-même transcrite du grec *antichristos* qui est la forme originelle, le mot n'apparaissant que dans le Nouveau Testament. Je crois qu'ils ont tort, et qu'en français la forme classique *Antechrist*, de quelque manière qu'on la prononce, est la plus fidèle au sens primitif et complet du terme grec.
En effet, l'idée d'hostilité, qui prédomine dans le préfixe *anti* tel que nous l'employons, en composition (*antisocial*, *antifasciste*, etc.), n'est que dérivée dans la préposition grecque *anti*, laquelle signifie : *devant, en face de,* et de là *en regard de*, *en comparaison de*, *en échange de*, *au lieu de*.
Bien entendu, la notion de vis-à-vis implique très aisément une forte nuance figurative d'opposition ou d'antagonisme (comme le latin *adversus* glisse naturellement du sens de *tourné vers* à celui d'*adversaire*, et le français *rencontre* à celui de *combat*).
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Bien entendu aussi, la comparaison dégénère presque fatalement en compétition, le remplacement en usurpation, et l'échec en révolte.
Ainsi l'*Antichristos* ne se définit pas d'emblée ni par nature l'ennemi du Christ. Mais il le devient, parce qu'il se dresse en face du Christ et prétend l'égaler, comme Lucifer, ange du ciel, déclare la guerre à Dieu pour avoir cru possible de rivaliser avec lui dans la mesure même où, il lui ressemblait. La haine, la volonté du mal ne sont pas les premiers moteurs de la subversion, mais bien les résultats d'un orgueil outrecuidant et déçu.
Cependant, surtout dans le grec tardif qui est celui de la littérature chrétienne, un autre sens encore s'attache à la préposition *anti *: une idée d'antériorité dans le temps, analogue à celle d'opposite dans l'espace. La confusion des deux est pour ainsi dire normale, par exemple en français où *devant* et *avant* se substituent couramment l'un à l'autre pour désigner tantôt ce qui vient en premier, tantôt ce qui est placé en face. Et la confusion est ancienne, si l'on en juge par le pareil double sens local et temporel du latin *ante*, et par les deux acceptions de son dérivé français dans des mots tels que d'une part *antidaté* et d'autre part *antichambre* (où d'ailleurs *anti* a supplanté *anté* par fausse analogie avec des mots grecs comme *antipode*).
Il est certain que sous ce rapport le français a exprimé une intention précise en traduisant par *Antechrist* (sur le modèle d'*antécédent* et d'*antédiluvien*) l'*Antichristus* que le latin se contentait de démarquer phonétiquement du grec, sans que d'ailleurs cette intention fût étrangère au latin ni même au grec. Nous pouvons donc, à l'aide de la seule sémantique, porter à trois les caractères de l'Antechrist :
1\) Il se place en face du Christ, comme son égal et son émule.
2\) Il se fait passer pour le Christ.
3\) Il précède l'avènement du Christ.
Ce dernier caractère est peut-être sinon le plus important, du moins le plus distinctif, et c'est celui que le français a le mieux mis en valeur en substituant au grec *anti* le latin *ante*, préfixe à la fois plus clair et plus riche par cela même qu'il a d'équivoque.
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La triple interprétation dont le non de l'Antechrist, est ainsi susceptible, image du trouble mystère qui enveloppe son être même, nous en suggère et en entraîne de surcroît une quatrième : s'il se présente comme le pendant, le contrefaiseur et le prédécesseur du Christ, c'est apparemment dans le dessein de nous surprendre et de nous abuser, afin que par ignorance nous l'adoptions pour Christ et le préférions au vrai Christ encore invisible, en sorte que celui-ci, quand il reviendra enfin, trouve usurpée par son rival la place d'honneur qui lui était réservée dans le monde et dans les âmes. Et donc l'Antechrist, sous quelque aspect que nous l'envisagions, mais plus nettement encore par son nom français que par son nom latin ou grec, se dénonce en définitive comme l'ennemi du Christ, qualité qui n'était pas la sienne à l'origine mais qui lui est imposée par la force des choses, par la croissance de son orgueil, par le cours de son entreprise et par les nécessités logiques inhérentes à son imposture.
Cependant, à quoi le reconnaîtrons-nous ? Voilà qui sera fort difficile, puisqu'il simulera avec un art consommé toutes les vertus du Christ, et par conséquent ne se différenciera d'avec son divin Modèle qu'au regard de la foi qu'il réussira presque entièrement à aveugler et à séduire. C'est pourquoi il devra se produire avant la seconde venue du Christ, dont la gloire céleste le terrassera pour toujours. Mais, jusqu'à cette victoire décisive de la lumière sur les ténèbres, qui nous éclairera ? Et comment mesurerons-nous l'abîme séparant les deux antagonistes dont un seul sera d'abord, et plus ou moins longtemps, présent et triomphant à nos yeux ? Celui-ci bénéficiera du champ libre, et de l'ajournement de la confrontation qui le confondrait ; il pourra donc seul, jusqu'à sa défaite certaine mais indémontrable, nous éblouir de ses prestiges. Si bien que le signe le plus sensible de son identité, c'est-à-dire son antériorité temporelle par rapport au retour du Christ, sera précisément le moyen le plus sûr qu'il aura de nous tromper. Il sera démasqué trop tard par la Parousie, en même temps que foudroyé avec le monde qu'il aura subverti.
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Mais du moins saurons-nous, rien qu'en scrutant la forme devenue traditionnelle de ce nom même de l'Antechrist (beaucoup plus explicite et approprié qu'*Antichrist*), que nous n'avons pas à chercher sa personne parmi les ennemis déclarés du Christ, mais bien parmi ses faux amis, ses faux imitateurs et les faux prophètes qui se targuent de lui préparer les voies ; et que, plus s'annonce inévitable et proche l'échéance du Jugement qu'appelle le péché du monde, plus aussi avons-nous chance de voir, s'étendre autour de nous le règne du Simulateur qui défiera vainement le Juge. Les succès du Simulateur nous présagent l'arrivée du Juge ; et les raisons qui nous pressent de confier au Juge nos derniers espoirs de salut, sont les mêmes qui nous avertissent que le Simulateur est à l'œuvre. Veillons donc, et prions.
A toute apparition du Christ sur la terre il faut un précurseur. Comme Jean-Baptiste a été le Précurseur véridique du Christ incarné que les hommes sans lui n'auraient peut-être pas reconnu, de même l'Antechrist sera, mais en mode inversé, le précurseur mensonger du Christ manifesté que les hommes à cause de lui répugneront à reconnaître. Jean-Baptiste s'efface devant le Christ en lui rendant témoignage. L'Antechrist s'oppose à lui en lui refusant son témoignage. Mais tous deux le précèdent et inaugurent son avènement, le premier par la foi, le second par l'orgueil. L'Antechrist est comme une réplique négative du Baptiste. Les sectateurs de l'un devraient conséquemment répudier l'autre. S'ils n'en font rien pourtant, c'est que l'apparente similitude des deux personnages les induit en erreur. Ils prêtent à l'Antechrist les traits de Jean-Baptiste, parce que le premier remplit à rebours et malgré lui la fonction annonciatrice du second. Et sans doute est-ce pourquoi la sainte et mystérieuse figure du Précurseur, déformée par les subversifs, exerce en effet sur eux une fascination si étrange et si forte.
Car il y aura des amis du Christ, chrétiens subversifs, aveuglés ou séduits, pour saluer dans l'Antechrist un nouveau Jean-Baptiste, alors que les ennemis du Christ, loin de s'y tromper, le soutiendront et l'acclameront comme l'artisan de la victoire satanique dont ils rêvent. Et cette incroyable alliance de ses dupes et de ses ministres sera, dès avant son soulèvement et sa chute, la première et non la moins perverse des œuvres qui porteront sa marque.
\*\*\*
48:105
C'EST ENTENDU, les juifs ne sont pas responsables de la mort du Christ. Il n'y a pas de responsabilité collective, encore moins héréditaire. Les Romains seuls font exception à cette règle. C'est pourquoi les malheureux fils de Rome, vrais coupables de la crucifixion, sont également et à jamais responsables de toutes les horreurs qui en sont sorties. Au milieu d'un univers merveilleusement innocenté, nous remuerons le remords des crimes inexpiés que nous aurons toujours, vous et moi, sur la conscience : les Croisades, l'Inquisition, la conquête des Amériques, la traite des nègres, la colonisation et bientôt, qui pis est, la décolonisation.
Il est cependant curieux que, dans le débat sur les juifs, personne n'ait semblé se souvenir du discours que saint Pierre prononça à Jérusalem (où se trouvaient réunis « des Juifs pieux de toutes les nations qui sont sous le ciel »), le jour même de la Pentecôte : « Juifs, et vous tous qui séjournez à Jérusalem, sachez bien ceci, et prêtez l'oreille à mes paroles... Enfants d'Israël, écoutez ce que je vous dis : Jésus de Nazareth, cet homme que Dieu a accrédité auprès de vous à l'aide des miracles, des prodiges et des signes qu'il a opérés par lui au milieu de vous, comme vous le savez vous-mêmes ; cet homme vous avant été livré selon le dessein arrêté et selon la prescience de Dieu, vous l'avez pris, attaché à la croix et mis à mort par la main des impies. Que toute la maison d'Israël sache donc avec certitude que Dieu a fait Seigneur et Christ ce Jésus que vous avez crucifié. »
A ces mots accusateurs, que firent les Juifs pieux de Jérusalem et des autres nations ? Protestèrent-ils de leur innocence ? Se déclarèrent-ils irresponsables du crime qui s'était commis « par la main des impies » ? Non.
« Le cœur transpercé par ce discours, ils dirent à Pierre et aux autres Apôtres : « Frères, que ferons-nous ? » Pierre leur répondit : « Repentez-vous, et que chacun de vous soit baptisé au nom de Jésus-Christ pour obtenir le pardon de nos péchés ; et vous recevrez le don du Saint-Esprit. Car la promesse est pour vous, pour vos enfants, et pour tous ceux qui sont au loin, en aussi grand nombre que le Seigneur notre Dieu les appellera. » Et par beaucoup d'autres paroles il les pressait et les exhortait en disant : « Sauvez-vous du milieu de cette génération perverse. » Ceux qui reçurent la parole de Pierre furent baptisés ; et ce jour-là le nombre des disciples s'augmenta de trois mille personnes environ. » (Actes, II.)
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Toute la solution chrétienne du problème est contenue dans ce discours :
1\) Le Christ est bien le Fils de Dieu, qui réunit dans sa seule personne les deux natures divine et humaine. On n'a donc pas pu mettre fin à la vie humaine de sa personne sans attenter aussi à la divinité qui s'y trouve inséparablement liée. La mort du Christ a donc, en fait, le caractère d'un déicide.
2\) Le peuple juif a, dans son ensemble, à se repentir de la mort du Christ, ni plus ni moins que tout peuple a lieu de rougir des crimes de son gouvernement, pour n'avoir su ni les désavouer ni les prévenir. Même les Juifs étrangers, même les Juifs pieux, bien que n'ayant pas été les auteurs ou les complices actifs du déicide, y ont trempé, au moins négativement, en n'arrêtant pas « la main des impies ».
3\) Ils ont donc à se désolidariser d'avec la « génération perverse » où ils ont eu le malheur de naître et qui a commis le crime.
4\) Comment s'en désolidariseront-ils ? Non pas en expiant l'inexpiable crime dont les conditions étaient de toute façon permises par « la prescience de Dieu » et conformes à son dessein rédempteur, mais en renonçant aux péchés qui ont rendu ce crime inévitable. Ce même conseil s'adresse à tous les hommes, juifs ou non, tous étant spirituellement responsables en proportion de leurs péchés personnels.
5\) Loin de maudire les Juifs ou de les réduire au désespoir et à la honte, saint Pierre, une fois la vérité bien établie et d'ailleurs non contestée par eux, leur offre avec amour le pardon, l'espérance, le baptême, la grâce et le salut. Mais il ne peut rien pour ceux d'entre eux qui, s'obstinant, refusent de l'entendre et se moquent de lui et des Apôtres en disant : « Ils ont bu trop de vin nouveau. »
6\) Même à l'égard de ceux-là, saint Pierre ne prononce pas d'exclusion, rejette et réprouve d'avance toute idée de représailles ou de contrainte. Il réaffirme que la promesse et le don du Saint-Esprit sont pour tous : « Pour vous, pour vos enfants, et pour tous ceux qui sont au loin, en aussi grand nombre que le Seigneur notre Dieu les appellera. »
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7\) En conclusion, il est également insensé de nier le mal et d'y remédier par un autre mal. L'antisémitisme ne répare pas la mort du Christ, il l'aggrave. Mais l'escamotage de la part que les Juifs ont prise à la mort du Christ ne supprimera pas l'antisémitisme, il l'envenime. Que tous, tant juifs que chrétiens, reconnaissent leurs fautes respectives, sans y ajouter ni en retrancher, et sachent que Dieu est assez grand pour les délivrer du mal.
Telle fut, touchant les Juifs, la première déclaration conciliaire, promulguée par le premier pape.
Alexis CURVERS.
51:105
### L'Instruction romaine et le Magistère clandestin
par Jean MADIRAN
L'INSTRUCTION DU SAINT-SIÈGE POUR LA FORMATION LITURGIQUE DES SÉMINARISTES n'est toujours point « reçue » dans notre pays. Aucune publication éditée en France n'en a reproduit le texte, à la seule exception de la traduction intégrale qu'en a donnée la revue *Itinéraires* dans son numéro 103 de mai 1966 (pages 83 et suivantes).
Rappelons que cette Instruction a été établie par la S. Congrégation des Séminaires en accord avec la S. Congrégation des Rites et avec le Consilium pour l'exécution de la Constitution conciliaire sur la liturgie.
Et qu'elle a été approuvée par le Pape, qui en a ordonné la publication.
Les dernières lignes de cette Instruction le déclarent en toute netteté :
« Cette Instruction destinée à assurer la bonne formation liturgique des Séminaristes, la S. Congrégation des Séminaires et Universités l'a élaborée d'entente avec le conseil pour l'exécution de la Constitution conciliaire « De sacra liturgia », et avec l'approbation de la S. Congrégation des Rites.
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« Le Souverain Pontife par la divine Providence Paul VI l'a ratifiée, confirmée et a ordonné de la publier. »
Mais il paraît que « l'Église de France » a rejeté cette Instruction du Saint-Siège.
C'est du moins ce que l'on raconte.
La chose est trop grave pour que l'on n'examine pas avec attention *qui* le raconte, et *comment.*
##### *Il y eut d'abord le P. Rouquette*
L'Instruction du Saint-Siége est maintenant connue par la publication qu'en a faite la revue *Itinéraires.*
Mais il est également connu, il est également public qu'une rébellion ouverte contre cette Instruction s'est manifestée dans « l'Église de France ».
Cela est connu et public d'abord par un article du P. Rouquette dans les *Études* de mars 1966. Nous l'avons cité et commenté dans notre précédent numéro (*Itinéraires*, numéro 104 de juin 1966, pages 267 à 169).
Ce Révérend Père jésuite, en des termes d'une grande énergie, attaquait le Saint-Siège auquel il est lié pourtant par un vœu spécial. Il qualifiait péjorativement la S. Congrégation des Séminaires. Il démolissait l'Instruction approuvée par le Pape Paul VI et la déclarait en substance sans valeur, nulle et non avenue.
Nous avons fait remarquer à ce propos que le public français n'est pas encore pleinement habitué à voir un auteur jésuite attaquer en termes méprisants les Actes du Saint-Siège et du Souverain Pontife.
Mais on en voit tant que l'habitude vient peu à peu.
Il faut bien comprendre que ceux qui donnent de tels exemples et ceux qui les tolèrent seront ensuite en fort mauvaise posture pour prêcher l'obéissance au peuple chrétien.
Et nous avons grand'peur pour les évêques eux-mêmes. Car comment éviter que -- non point certes *canoniquement* -- mais *psychologiquement* -- il devienne peu à peu inévitable qu'ils soient traités à leur tour comme ils laissent traiter le Saint-Siège par certains de leurs clercs...
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##### *Les révélations de l'abbé Coache*
Dans *Le Monde et la Vie* du mois de juin, l'abbé Louis Coache, docteur en droit canon et curé de Montjavoult dans l'Oise ([^14]), a publié un document capital sur l'opposition à l'Instruction romaine.
C'est une lettre du rédacteur en chef de *La Croix à* une Supérieure de couvent.
La Supérieure avait demandé au révérend rédacteur en chef pourquoi *La Croix* avait fait silence sur l'Instruction.
Voici la réponse, en date du 7 février 1966 :
« ...Je vous signale que *La Croix* du 25 janvier, édition de province, a publié l'information que vous me signalez. Elle n'a pas paru dans l'édition de Paris parce qu'entre temps nous avons appris que les évêques de France ont estimé que la décision de la Congrégation des Séminaires et Universités ne tenait pas compte du Décret conciliaire sur la formation dans les Séminaires, laquelle (sic) confie aux Conférences épiscopales l'organisation de la formation spirituelle et intellectuelle des futurs prêtres. »
Comprenons bien ce que dit cette lettre.
*La Croix* (édition de province) publie le 25 janvier « l'information » : c'est-à-dire qu'il existe une Instruction de la S. Congrégation des Séminaires. Mais *La Croix* n'en publie pas le texte.
« Entre temps », c'est-à-dire entre l'édition de province et l'édition de Paris (soit un délai de quelques heures seulement), *La Croix* apprend que « les évêques de France » font opposition à l'instruction du Saint-Siège.
Donc *La Croix* se tait. Mais son rédacteur en chef, dans les semaines et les mois qui suivent, répand la nouvelle de la décision négative des « évêques de France ».
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##### *Confirmations*
Cette lettre du rédacteur en chef de *La Croix* n'est pas le fruit d'un moment d'aberration.
Nous avons sous les yeux d'autres lettres de lui sur le même sujet, écrites à d'autres personnes et même à des laïcs, à d'autres dates. La thèse est la même. Les expressions varient un peu et avec le temps prennent encore plus d'assurance : « *Effectivement ce texte n'a pas été publié, pour la raison que les évêques de France ne désirent pas qu'il le soit.* » Quant au Pape, qui a ratifié, approuvé et ordonné de publier l'Instruction, on n'en parle point, mais son cas est manifestement pendable, à moins que sa personne ne soit tenue pour négligeable.
Heureusement, « les évêques de France » sont là pour empêcher de publier ce que Paul VI a ordonné de publier.
Tel est, à l'heure où nous écrivons ces lignes, l'état public de la question.
##### *Est-ce vraisemblable ?*
Naturellement, nous ne croyons pas un mot de la thèse ainsi mise en circulation.
Nous pensons même qu'un certain nombre d' « évêques de France » seront vivement surpris d'apprendre qu'ils auraient opposé un contre-ordre personnel à un ordre du Pape.
L'invraisemblance se complique encore si l'on se souvient que Mgr Garrone a été nommé pro-préfet de la S. Congrégation des Séminaires seulement le 3 février 1966. Jusque là, il était encore le vice-président élu du Conseil permanent de l'épiscopat, c'est-à-dire l' « animateur » ou le « leader » des travaux de ce Conseil. Or c'est entre ses deux éditions du 25 janvier 1966 que *La Croix* apprit l'opposition des « évêques de France » à l'Instruction du Saint-Siège. Mgr Garrone était encore en fonction. Il faudrait admettre que c'est lui qui prit la responsabilité de la rejeter. Par suite, sa nomination inattendue, quelques jours plus tard, prendrait l'allure non plus d'une « promotion », mais d'une subtile mise à l'écart. Comment croire une telle chose ?
*55*:105
##### *Une argumentation indigne d'un évêque*
En outre, le motif allégué pour le rejet de l'Instruction romaine est en soi radicalement inconsistant. Un P. Rouquette peut bien le prendre à son compte dans les *Études* de mars. Mais AUCUN ÉVÊQUE ne pourrait ni ne voudrait le contre-signer : car il ne tient pas debout, et il suffit d'une minute de réflexion pour s'en assurer.
En effet, il est bien exact sans doute que le Décret conciliaire invoqué a confié aux Conférences épiscopales le soin de pourvoir à la formation des futurs prêtres.
Mais ce Décret conciliaire ne les a pas autorisés à le faire *n'importe comment.*
Il ne leur a pas conféré une autorité suprême, absolue ou arbitraire.
Les Conférences épiscopales exercent cette fonction *conformément aux prescriptions des Conciles* et sous *l'autorité du Saint-Siège.*
Quand le Saint-Siège vient, par une Instruction comme celle qui est en question, rappeler les prescriptions des Conciles, il ne supprime aucunement l'autorité reconnue aux Conférences épiscopales : il l'oriente, il la guide -- et au besoin il la contrôle -- comme c'est sa fonction et son devoir.
Il ferait beau voir qu'un évêque ou qu'un épiscopat tentât de s'élever là-contre. Il détruirait de ses mains sa propre autorité sur son propre troupeau.
##### *Mais alors : quelle explication*
Il est pourtant attesté par le document que produit l'abbé Coache -- et par d'autres documents de même sens que nous avons en main -- que l'on s'efforce d'accréditer parmi le clergé et les laïcs l'idée folle et scandaleuse que « les évêques de France » seraient en rébellion contre l'Instruction du Saint-Siège.
Il est constatable, d'autre part, qu'en fait l'Instruction du Saint-Siège est, en France, « tenue pour nulle et non avenue », comme dit l'abbé Coache.
Et l'abbé Coache en donne ce commentaire :
« Nous avons trop confiance en nos évêques pour penser qu'ils peuvent se révolter contre une décision de Rome. Mais nous constatons (si *La Croix* dit vrai, ce qui n'est pas sûr) qu'ils se laissent mettre en condition par tout un pouvoir parallèle. »
56:105
##### *Comment fonctionne le magistère clandestin*
Nous ne croyons pas qu'il y ait eu rébellion.
Expliquons-nous.
Nous avons quelques motifs de penser que « les évêques de France » n'ont nullement été invités à se prononcer sur l'acceptation ou le rejet de l'Instruction romaine.
Mais certains personnages ont dit de leur propre chef :
-- *Les* « *évêques de France* » *rejettent l'Instruction romaine.*
Ces quelques personnages l'ont dit, notamment, au rédacteur en chef de *La Croix,* pour empêcher la publication en France de l'Instruction.
Personnages bien placés et solidement installés, capables de répandre ce bruit de manière à ce que tout le monde, au-dessous des évêques, le prenne au sérieux et le reçoive comme une « consigne » épiscopale.
De manière, aussi, à ce que les évêques ignorent ce que l'on raconte en leur nom. Qu'ils l'ignorent, du moins, le plus longtemps possible ; et qu'ils se trouvent placés devant une sorte de fait accompli.
Aux évêques informés bien après coup, on explique alors qu'il est « trop tard », et qu'il faut appliquer la règle du « moindre mal », c'est-à-dire se taire et accepter pour éviter tout « scandale ».
Cela fonctionne parfaitement. Jusqu'au moment où trop est trop, et où l'on rencontre des gens décidés à ne pas supporter plus longtemps cette comédie clandestine.
##### *Objection et réponse*
On objecte :
-- *Mais ce magistère clandestin ne pourrait pas fonctionner avec autant d'audace, et autant d'efficacité, s'il ne bénéficiait pas de la complicité de quelques évêques ?*
Hypothèse hardie.
Hypothèse extrême.
Mais nullement inattendue.
57:105
Il faut examiner clairement cette hypothèse de raisonnement, pour dissiper le trouble artificiel que son seul énoncé pourrait éventuellement jeter dans quelques esprits.
La réponse est d'ailleurs aussi simple qu'évidente.
Dans l'hypothèse où l'un ou l'autre évêque prêterait les mains aux machinations et au fonctionnement de ce magistère clandestin, *en cela* il n'agirait pas *en tant qu'évêque* en communion avec le Saint-Siège.
Il n'y aurait donc, même dans ce cas, aucun problème et aucune raison d'être le moins du monde troublé -- ou hésitant.
##### *Questions*
Nous posons, à cette place et dès maintenant, les questions qu'on entendra sans doute poser par plus d'un évêque :
-- En cette affaire, qui a été trompé ? qui était complice ? et qui est l'auteur de la tromperie ?
Questions suivantes.
-- Comment a-t-on pu croire que « les évêques de France » avaient rejeté l'Instruction du Saint-Siège ?
Et si l'on croyait qu'il en était bien ainsi, COMMENT A-T-ON PU ACCEPTER DE SE RANGER AUX CÔTÉS D'ÉVÊQUES SUPPOSÉS EN RÉBELLION CONTRE LE SOUVERAIN PONTIFE ?
Une telle éventualité a donc pu paraître vraisemblable. *Et dans une telle éventualité, on était prêt à marcher avec les dissidents ?*
C'est énorme.
##### *Pris sur le fait*
Affaire à suivre, en tout cas. Elle va permettre de mieux situer ce magistère parallèle et clandestin qui, à l'intérieur de l'Église de France, élève ses ukases contre le Saint-Siège. Elle va permettre de déceler qui en fait partie ; et qui en est complice, -- fût-ce par une soumission silencieuse et résignée.
L'existence de ce pouvoir occulte et parallèle est attestée depuis longtemps par ses effets visibles. Mais jamais encore je crois, il n'avait été pris sur le fait comme cette fois-ci nous avons la preuve écrite d'une « consigne » clandestine donnée en vertu et au nom des *évêques de France.*
58:105
La preuve écrite est signée du P. Wenger, qui n'est pas rien. Le tout est maintenant public. Et la « consigne » clandestine est telle qu'aucun évêque ne peut la faire sienne, la confirmer, la ratifier la défendre. Il faut donc que cela soit tiré au clair, par les évêques eux-mêmes, dans l'intérêt déjà trop compromis de leur légitime autorité.
\*\*\*
En France, l'Église a besoin d'évêques.
Elle a besoin d'évêques héroïques qui assument les risques moraux et matériels de nettoyer la maison. Je dis moraux. Et je dis bien : matériels. Ils le savent, d'ailleurs.
Jean MADIRAN.
59:105
### Une théologie masochiste
par Thomas MOLNAR
DANS LE NUMÉRO d'avril de la revue *Judaism*, publiée dans l'État d'Illinois par un collège hébreu (*Hebrew Union College*), le professeur Eliezer Berkovits a écrit un article dont il faut admirer la fermeté. Le professeur pense que l'Ère chrétienne est terminée et que le glaive, tombé des mains de l'Église, est relevé par le communisme et les autres idéologies radicales. L'œcuménisme actuel, écrit l'auteur, propagé si avidement par le clergé catholique, est l'aveu tacite que l'Église se trouve mortellement blessée et qu'elle cherche désespérément des alliés. Cependant, continue M. Berkovits, du point de vue du judaïsme cette main tendue de la part des chrétiens, « un Maritain ou un Tillich » (rapprochement significatif !) ne doit pas être serrée avec plus d'enthousiasme que n'importe quelle autre main tendue pour réaliser la fraternité parmi les hommes. Au contraire : les Juifs doivent ne pas perdre de vue l'histoire deux fois millénaire de leur persécution par les chrétiens ; le vrai Juif est incapable de pardonner si promptement, et attendra encore longtemps l'amélioration de la conduite de la part du Vatican.
« Toute entente entre les religions est immorale », déclare l'auteur, et il ajoute que Juifs et Chrétiens n'ont pas les mêmes Testaments et que la notion de Trinité est pour les premiers un sacrilège. En conséquence, le dialogue entre les deux religions n'est pas seulement impossible, mais il contribuerait à l'affaiblissement doctrinal du judaïsme. « Nous autres, juifs, avons en plus l'avantage de ne pas être compromis dans l'histoire honteuse des guerres de religion, des persécutions, du colonialisme », continue le professeur Berkovits. Et de conclure : Nous avions déjà été présents lorsque l'Église a commencé son existence agitée ; nous lui survivrons, car c'est nous qui sommes les *am olam*, les témoins éternels de l'histoire.
60:105
Si je rapporte ces propos, dont je ne peux m'empêcher d'admirer le ton et l'intégrité impeccable, c'est pour signaler leur accord, du moins partiel, avec la thèse de l'un des théologiens catholiques les plus admirés, le jésuite Karl Rahner. Disons tout de suite qu'en lisant les ouvrages de ce dernier, nous sommes en présence d'un esprit autrement sérieux et averti que les Küng, les Hulsbosch, les Teilhard et les autres théologiens militants à l'envers. La thèse du P. Rahner n'en est donc que plus dangereuse car son érudition est sûre, son style s'impose et une bonne part de ses idées est irréprochable. Le ver de la démission s'y trouve pourtant, justifiant l'attitude triomphaliste du professeur Eliezer Berkovits.
La thèse du P. Rahner n'est pas nouvelle, on la connaît au moins depuis Lamennais : le rôle de l'Occident est terminé, d'autres races et d'autres civilisations émergent. L'Église n'est pas seulement prise au dépourvu à cause de sa longue alliance avec la civilisation occidentale, elle est handicapée du fait qu'elle ne comprend pas que c'est la volonté inscrutable de Dieu. Dieu a permis 1500 ans de triomphe à l'Église pendant lesquels elle se trouvait au centre de la scène, entourée d'ombres et de pénombres où existaient les autres peuples et les autres civilisations. Mais la volonté de Dieu est que cet état de choses change : l'Église entre dans la Diaspora et devra adopter une attitude plus modeste envers le monde qui se révèle pluraliste.
Le raisonnement de Rahner n'est plus seulement lamennaisien, il est aussi montuclardien, c'est-à-dire qu'il suit dans ses grandes lignes Hegel et Marx. D'abord, parce qu'il décrète, au nom de Dieu, qu'une époque vient de prendre fin et qu'il est donc inutile de combattre l'histoire. Écho de Teilhard qui décrète que la « socialisation » est désormais irrésistible, et que seuls les « immobilistes, anti-démocrates et gens de peu de foi » refusent de la saluer comme le début de l'aventure suprême de l'Humanité. Ensuite, parce qu'il pose deux options possibles pour l'Église ; inutile de dire que ces options sont imprégnées de la plus pure idéologie contemporaine qui regarde le monde dans l'optique des Nations Unies : Rahner postule que le monde est en train de s'unifier. Or dans ce monde uni l'Église ne peut devenir la maîtresse de tous car justement nous voyons surgir les autres religions, civilisations et idéologies. Le triomphalisme est par conséquent un choix impossible. Mais l'Église ne peut non plus rester ancrée à l'Occident car elle deviendrait ainsi un petit îlot déclinant. Avec l'habileté d'un prestidigitateur Rahner avance la prédiction qu'étant donné que l'Église est encore loin de la fin des temps où elle dominera l'histoire, elle devra souffrir dans l'avenir de « schismes et d'apostasies », de divisions en son propre sein.
61:105
La Diaspora signifie donc l'éclipse de l'Église, sa division interne, l'apostasie de nombreux fidèles. Selon Rahner ; il faut saluer cette évolution comme quelque chose dont l'Église avait grandement besoin car « le fait que l'Église a été dominante depuis le IV^e^ siècle est une coïncidence historique qui a légué à l'Église des habitudes mauvaises : absolutisme, triomphalisme, une attitude militante ». La diaspora est loin de représenter un désastre : c'est une « nécessité préétablie » dans l'histoire du salut. C'est exactement le point de vue des communistes Mury, Garaudy et autres préposés au « dialogue ».
Il s'ensuit de cet état de choses que l'Église a de grandes tâches devant elle : elle doit faire attention de ne pas donner l'impression d'être totalitaire ! Les États totalitaires, selon Rahner, estiment que la puissance extérieure et l'obéissance tacite sont tout, l'amour et la liberté rien. Il paraît que l'Église a eu ces péchés-là, jusqu'au pontificat de Jean XXIII. Cela peut changer désormais car même si l'Église est encore méfiante et préfère habiter le ghetto, le monde extérieur a beaucoup évolué. D'abord, Rahner nous apporte la bonne nouvelle que l'ère des histoires nationales séparées est finie, que l'histoire du monde unifié commence, ainsi que l'ère technologique. Il est vrai qu'il y a toujours des païens, mais « le nouveau paganisme est infiniment plus tolérant envers les aspects chrétiens de la vie publique \[Notons que Rahner ne dit pas : « envers l'Église »\] que n'étaient les sécularistes et anti-cléricaux du 19^e^ siècle ».
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Ici une parenthèse. Nous avons vu dans notre précédent article que la « ligne » est la suivante : grâce à Dieu, nos adversaires sont gens sympathiques et de bonne volonté, ce ne sont plus les méchants matérialistes et positivistes du siècle dernier. -- D'abord ce n'est tout simplement pas vrai : les matérialistes contemporains sont infiniment plus acharnés contre l'Église et la religion que jamais. Le fait qu'ils « spiritualisent » la matière montre seulement leur confusion philosophique ; leurs pères et grand'pères avaient un matérialisme plus robuste, c'est tout. En second lieu, si nos adversaires paraissent avec un sourire sur les lèvres c'est que les catholiques leur semblent désormais des gens désarmés, pitoyables, bons pour un dialogue abrutissant. Malcolm Muggeridge, fameux Anglais agnostique de gauche, va jusqu'à rédiger un article où il s'apitoie sur les pauvres chrétiens, jadis fermés comme un roc, aujourd'hui occupés à se donner lentement la mort. Et de nommer l'instrument du suicide : c'est le progressisme infiltré dans l'Église par les bons soins des chrétiens eux-mêmes.
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62:105
Fermons la parenthèse. Le P. Rahner prévoit donc un monde renouvelé, un monde joyeux, légèrement en avance sur une lourde Église mais qui n'a pas encore, l'espère-t-il du moins, perdu toute sa mobilité, grâce, justement, aux penseurs de son style. Aussi est-il inutile « de recommander au monde nos principes catholiques car le monde veut n'écouter que des propositions concrètes (sic). Nous devons avoir le courage d'agir comme des êtres humains avec une tâche dans l'histoire et d'avancer de telles propositions concrètes. Mais pas au nom de la chrétienté ! » Deux pages plus loin Rahner « concrétise » ses propositions : les possibilités nouvelles ne peuvent se réaliser que dans le cadre de l'État, ou bien, lorsqu'il s'agit de « possibilités » plus grandioses encore, dans le cadre des peuples « organisés à l'échelle planétaire. »
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Ouvrons une nouvelle parenthèse afin d'exprimer notre étonnement devant une telle innocence. J'ai mentionné, à propos des idées du Père Hulsbosch (tentative désespérée d'identifier création et évolution) que l'Église dispose certainement de savants en assez grand nombre pour remettre ces théologiens (Teilhard, Hulsbosch) sur le banc du lycée où ils apprendraient l'état actuel des sciences biologiques, et autres. J'aimerais également proposer aux autorités ecclésiastiques compétentes de faire faire à MM. Rahner, Küng, etc. un tour du monde afin qu'ils se rendent compte de l'état des autres peuples et civilisations. Au lieu d'assister à des colloques marxistes et sartriens où ils ne puisent que les derniers slogans sans rapport avec la réalité, ces messieurs devraient assister à quelques sessions des Nations Unies, traverser les rues africaines ou asiatiques, s'entretenir avec les intellectuels du Tiers-Monde. Après de telles expériences ils raconteraient moins d'histoires saugrenues sur la coopération des peuples et sur l'échelle planétaire.
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Fermons la nouvelle parenthèse avec la remarque que très probablement même si on leur mettait le nez dans la réalité du monde, ces théologiens n'en retireraient guère les conclusions évidentes. C'est qu'au fond ils ont beau avoir le titre de théologien, ils n'en sont pas moins des intellectuels égarés dans l'Église, que le monde continue à aspirer (cela s'appelle « ouverture au monde »). Rahner est certainement le type parfait de l'intellectuel progressiste dans son raisonnement ainsi que dans sa terminologie. Cela transperce dans son immense admiration devant le Monde, admiration qu'il cherche à camoufler par une vision transcendante.
63:105
« Le monde purement profane, écrit-il, a aujourd'hui une densité, une inévitabilité, une impénétrabilité que le chrétien doit simplement accepter s'il veut être réaliste ». Il ajoute que c'est un défi pour le chrétien car ce monde finira peut-être par chercher d'autres voies ; mais ce qu'il importe de voir dans ces propos c'est l'effort pour décourager les chrétiens en leur présentant un état de choses tellement pesant tellement écrasant que tous, sauf les esprits les plus rahneriens, doivent renoncer à le transformer.
Nous répondons à Rahner que le monde, par exemple celui qui a mis le Christ sur la croix, et tous les « mondes » depuis l'aube des temps et jusqu'à leur fin, sont terriblement épais, impénétrables, inévitables et d'une densité exaspérante. Le monde moderne n'est pas différent d'eux, même si M. Rahner suggère subtilement qu'au Moyen Age « le ciel et la terre semblaient, du moins pour les naïfs, déjà conciliés ». Non, le monde, même médiéval, a été impénétrable (etc.). Mais naïf ? le Moyen Age ? Vous voulez dire que les saints, les Thérèse, les Catherine, les Jeanne -- pour ne parler que d'elles, -- virent le ciel et la terre conciliés -- naïvement ? On voudrait proposer au P. Rahner de faire non seulement le voyage du Tiers-Monde, mais d'enfourcher également la machine à traverser le temps dont parle H. G. Wells et d'aller explorer le passé afin de se persuader que nos ancêtres, soit autour du Christ ou 1000 ans plus tard, n'étaient pas plus naïfs, plus crédules que nous. Il est vrai que c'est contredire Teilhard et les autres évolutionnistes : si l'homme du vingtième siècle n'est pas meilleur, plus intelligent, moins naïf, etc. que son ancêtre, que devient la doctrine de l'hominisation et les autres belles légendes de la science-fiction théologique ?
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La deuxième préoccupation qui se cache derrière l'admiration devant la « densité » actuelle du monde est d'inspiration montuclardienne : plus le monde est dense, impénétrable, etc., plus il est normal que nous devions patienter et attendre davantage le moment lointain de la ré-évangélisation. Montuclard voulait voir le triomphe de Marx afin que la « classe ouvrière », élevée à la dignité d'homme par le communisme, puisse être de nouveau approchée par le prêtre. Plus subtil, Rahner est, si possible, plus nocif, plus vague aussi.
Montuclard avait demandé que l'Église, à l'exception de ses montuclards, s'abstienne de tout prosélytisme aussi longtemps que durerait la réhabilitation économique et historique de la classe ouvrière. Il ne préconisait pas, que je sache, que la qualité de la foi des masses catholiques soit jugée nulle et de peu de valeur.
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Dans sa folie sociologique c'est ce que prône le P. Rahner : « Une seule véritable conversion dans une grande ville est quelque chose de plus splendide que le spectacle de tout un village distant allant aux sacrements. La première est un événement religieux, l'effet de la grâce ; l'autre est en grande partie un phénomène sociologique. » Remarquons que Rahner est de nouveau un attardé : les dirigeants les plus clairvoyants du Tiers-Monde (je cherche mes exemples dans les endroits chers à Rahner) commencent à comprendre qu'ils avaient été aveuglés par l'objectif de l'industrialisation quand, en vérité, ils ne sont pas équipés pour de telles réalisations. Ils préconisent, lors des récentes réunions, le développement agricole que tous les spécialistes non-idéologiques leur recommandent depuis 15 ans. Ainsi la civilisation urbaine peut ne pas devenir l'option décisive de la planète qui doit résoudre le problème de l'alimentation. Rahner, si anti-occidental, penserait donc selon un schéma valable seulement en occident ? Quelle humiliation ce serait...
Lorsqu'il parle de ce village arriéré qui va en bloc à l'église, Rahner se sert d'un symbole : le village, c'est aussi l'image des catholiques moyens qui, d'après lui, vivent dans un ghetto. Or, demande-t-il, qui aime habiter un ghetto ? Évidemment ceux qui appartiennent à un certain type sociologique et culturel. En effet, il fallait y penser. « Dans le cas qui nous intéresse, celui des catholiques, ceux qui choisissent le ghetto sont les petits bourgeois en contraste avec les ouvriers d'aujourd'hui et avec l'homme de l'ère atomique de demain... L'Église est gorgée de décor pseudo-gothique et d'autres choses petit bourgeoises et réactionnaires. » Les manifestations de la mentalité dite de ghetto ? « Exiger l'établissement d'universités catholiques » au lieu d'accepter de vivre dans la diaspora ; « refuser de comprendre qu'un jeune homme moderne, à défaut d'une maturité complète, ne peut partager la même foi, ne peut accepter le même symbolisme que les gens plus âgés ». Finalement, Rahner condamne sous la rubrique de la mentalité de ghetto la préoccupation qui nous est commune avec le plus grand nombre de catholiques dans le monde. « Pourquoi soupirer, écrit-il, que le chiffre s'arrête à 15 % ou à 17 % ? Pourquoi faut-il que nous ayons, nous autres, catholiques, 100 % ? C'est Dieu qui doit tout avoir, mais cela n'est pas la même chose que si l'Église devait les avoir. »
Reportons-nous un instant à l'article du professeur Berkovits. De l'avis de celui-ci un Rahner est par définition un faible et un roublard car son œcuménisme n'est que la tactique du vaincu en quête de secours. M. Berkovits, lui, est franchement triomphaliste, et comme tel, il dit ne pas avoir besoin d'alliés aussi incertains d'eux-mêmes que se montre un Rahner.
65:105
Cependant, il y a des points où les deux théologiens s'accordent : l'ère chrétienne se termine sous nos yeux, disent l'un et l'autre : M. Berkovits le constate mais y reste indifférent : le judaïsme va enterrer un de ses nombreux adversaires. Pour Rahner, la fin de l'ère chrétienne est une bonne chose car cela écrasera les triomphalistes. Il ne s'apercevrait même pas que Berkovits est nettement triomphaliste et que les communistes le sont également. Les non-chrétiens trouvent une raison de fierté en leur nombre, leur puissance, leur permanence ; Rahner s'excuse du Moyen Age chrétien et promet que cela ne se reproduira plus. M. Berkovits, esprit religieux et fier de l'être, finit son article sur ces mots : « les Juifs seront là lorsque la prochaine époque (celle du communisme et des autres idéologies) touchera à sa fin car nous sommes *eidim*, les témoins de Dieu. » Rahner, lui, veut cacher les principes chrétiens et faire cadeau au monde de « propositions concrètes ». La thèse de Berkovits, on dirait que les Rahner veulent la rendre vraisemblable. Mais on ne voit pas du tout pourquoi certains responsables de la pastorale catholique se laissent fasciner par la pensée d'un Rahner.
Thomas MOLNAR.
66:105
### L'exemple de « Sophonisbe »
par Georges LAFFLY
A mi-distance d'Alger et de Cherchell s'élève le tombeau, sur la ligne des collines qui dominent la mer. Meule de pierre au milieu des lentisques, blockhaus sur le front marin, le kbour roumia, tombeau royal, devint par une série de calembours tombeau de la romaine, puis tombeau, de la chrétienne (roumi, c'est le romain, c'est aussi le chrétien). Il aurait été élevé par Juba II, roi numide fort savant, et peut-être contint-il les restes de sa femme, Cléopâtre Séléné, fille de Cléopâtre et d'Antoine. Pendant des siècles, on y creusa des galeries pour trouver le trésor qui ne devait pas manquer de s'y trouver, et les paysans de la région y venaient chercher des pierres pour leur maison. Éboulé, rongé, sondé et violé cent fois, le vieux tombeau fut restauré par le service des antiquités du gouvernement général de l'Algérie. On y accédait par une route qui monte entre les vignes. Deux ou trois chèvres à barbiches se promènent sur les pentes du monument. Au ras du sol, une petite porte s'ouvre sur une galerie en colimaçon qui mène au centre à une petite salle nue, où fut le sarcophage royal. Dehors, on retrouve sur un versant l'étroite, bande du littoral, ses champs de maraîchers avec leurs haies de roseaux, la mer plate et bleue, où s'avance à l'ouest le vieux dragon de Chenoua, sur l'autre, la Mitidja et au-delà, le mur de l'Atlas. Au pied du tombeau de la Chrétienne, le lac Halloula, dernier reste des marais, ne fut complètement asséché que vers 1920. A la fin du siècle dernier, les colons du petit village de Montebello mouraient encore comme des mouches. Mais il n'y a plus de paludisme, et les rangs de vigne s'allongent sur toute la plaine.
67:105
Témoin du passé, le tombeau a vu s'écrouler les villes, bâties au temps de Rome, et il a vu rebâtir d'autres villes. Peut-être verra-t-il les marais submerger de nouveau les champs conquis si patiemment. Le marteau du temps l'enfonce chaque année un peu plus dans la terre brûlante. Il est un des clous qui retiennent le passé fuyant de ce pays où il ne semble y avoir que des passants. Lui-même est étranger. Juba II vivait dans l'ombre de Rome, au moment où celle-ci venait de découvrir l'orient. Le tombeau de la Chrétienne est un cousin lointain des pyramides, une imitation des monuments phéniciens. Ses architectes furent importés, comme son style.
Nous pouvons rêver devant cette copie à un monument original, qui aurait été l'expression propre de ce sol et de son peuple, à la création unique
*à l'autre, au sein brûlé de l'antique Amazone.*
Nous pouvons rêver, mais nous ne l'avons pas. En art comme en politique, l'Algérie ne vécut jamais que d'emprunt, fut toujours dépendante. Ce n'est pas moins l'aimer que le reconnaître, c'est savoir qu'elle se rattache à tout ce qui a compté autour de la Méditerranée depuis trois mille ans. Il faut s'arrêter devant ce destin curieux.
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On vient de rééditer dans une collection de poche un petit livre de M. Memmi « Portrait du colonisé », précédé du « portrait du colonisateur ». Ce livre a quelque chose de définitif, nous dit-on, c'est « une espèce de classique ».
Franchement, c'est beaucoup le flatter. Ces portraits ressemblent à ce qu'on appelait au début du XIX^e^ siècle, des physiologies. La recette consiste à systématiser un certain nombre d'anecdotes, à ériger en lois des accidents, et pour donner un air de rigueur, à voiler tout ce qui ne favorise pas la thèse qu'on présente. M. Memmi dit que ses portraits sont nés d'une expérience vécue. Il est Tunisien, et il explique comment, Israélite, il a pu connaître « de l'intérieur » le colonisateur comme le colonisé, qui pourtant ne se rencontrent jamais. Son portrait du colonisé est celui du colonisé Tunisien, à la rigueur du colonisé du Maghreb. On nous affirme d'autre part que ces caractères ont des traits universels, mais là n'est pas notre objet.
Restons-en à l'Afrique du Nord. Carthage, Rome, puis les Arabes, puis les Turcs, la France enfin, la colonisent. Elle y trouve, avec l'unité, une nouvelle vigueur et un épanouissement -- sauf peut-être avec les Turcs. Les villes s'élèvent, des routes les relient, des écoles s'ouvrent. Puis le conquérant est vaincu à son tour, ou, trop longtemps coupé de ses bases, se fond dans le peuple qu'il avait subjugué.
68:105
Sa trace reste profonde, il a contribué à modeler ce pays sans visage, mais -- il s'immobilise avec lui. Ce fut le cas des Arabes, et pour une part, des Puniques, dont l'influence est toujours vivante. Mais la saison des fruits passe vite. L'arbre est coupé, ou la greffe perd de sa force et les branches reviennent à l'état sauvage.
Ce rythme est constant. L'Afrique du Nord est colonisée ou obscure. Elle digère ses conquérants, mais chaque fois, le repas est suivi d'une sieste de quelques siècles. Il est possible qu'il n'en soit pas de même cette fois-ci. Bon gré, mal gré, le Maghreb n'est plus isolé, il est au contact d'autrui, et une influence externe s'y fera sentir. Est-ce que ce sera celle de la France ? On nous rebat les oreilles avec la coopération. On en oublie que l'indépendance est bâtie sur le refus de la France. S'il y a un sentiment national algérien, il est fondé tout entier sur l'accession à l'indépendance. Hors de ce fait, les Algériens n'ont que trop de motifs de division. Il faut donc que l'État, pour survivre, se fonde sur ce fait et le rappelle sans cesse. Il ne peut le faire sans montrer dans la France un ennemi vaincu, sans marquer du dédain pour ce qu'elle peut apporter. Quand Boumedienne, encore ces jours-ci, veut dire qu'il va « construire le socialisme », il affirme : « Nous resterons dans cette voie jusqu'à ce que nous triomphions -- comme nous l'avons fait par le passé » Le seul levier dont dispose l'État algérien pour susciter un enthousiasme, une fierté, c'est le rappel de cette lutte et par suite le mépris et la haine pour la France. Évidemment, l'Algérie a besoin d'argent, et les discours à usage externe sont d'un ton différent.
Il est nécessaire que l'Algérie trouve un modèle, un intercesseur avec le monde moderne, mais il est peu probable désormais que ce modèle puisse être la France.
Que pourrait-elle apporter ? Pour la puissance technique, Américains et Russes sont mieux placés. Quant à la foi, l'Algérie rêve, comme d'autres pays musulmans, d'un rajeunissement de l'Islam. Ce que peut donner la France, ce sont des armes contre l'Islam, une rupture, et cela dresse contre elle une bonne part du pays. Le socialisme ? La France est « riche » et eux pauvres. Quelques-uns de nos révolutionnaires avaient pensé au contraire à faire de l'Algérie une base d'où la révolution aurait pu s'étendre. L'Algérie s'est lassée d'eux.
Et cependant, il reste quelque chose, il reste que le français, notre littérature, notre histoire sont connus, ne sont pas véritablement étrangers, ne peuvent pas l'être, tant que le souvenir de la colonisation ne sera pas effacé.
C'est là que les écrivains nord-africains avaient, auraient peut-être encore un rôle à jouer. Mais ils le refusent, ils l'ont refusé.
69:105
Voici ce que dit Memmi : « L'écrivain colonisé, péniblement arrivé à l'utilisation des langues européennes -- celles des colonisateurs, ne l'oublions pas -- ne peut que s'en servir pour réclamer en faveur de la sienne. Ce n'est là ni incohérence ni précaution pure ou aveugle ressentiment, mais une nécessité. Ne le ferait-il pas que tout son peuple finirait pour s'y mettre. Il s'agit d'une dynamique objective qu'il alimente certes, mais qui le nourrit et qui continuerait sans lui. Ce faisant, s'il contribue à liquider son drame d'homme, il confirme, il accentue son drame d'écrivain. Pour concilier son destin avec lui-même, il pourrait s'essayer à écrire dans sa langue maternelle. Mais on ne refait pas un tel apprentissage dans une vie d'homme. L'écrivain colonisé est condamné à vivre ses divorces jusqu'à sa mort. Le problème ne peut se clore que de deux manières : par tarissement naturel de la littérature colonisée ; les prochaines générations, nées dans la liberté, écriront spontanément dans leur langue retrouvée. Sans attendre si loin, une autre possibilité peut tenter l'écrivain : décider d'appartenir totalement à la littérature métropolitaine. Laissons de côté les problèmes éthiques soulevés par une telle attitude. »
Qu'on excuse cette citation un peu longue. Il faut considérer ce texte avec attention. Memmi, et les autres « écrivains colonisés » sont placés au contact de deux mondes. Ils peuvent être des ponts entre ces deux mondes. Ils choisissent de couper les ponts. Leur situation pourrait être féconde, ils l'ont jugée mortelle. C'est que nous sommes à une époque de ruptures, de replis, de murs qui s'élèvent bien plus qu'à une époque de communications et de mélange. Et quand les mélanges se font, c'est par en bas (les modes, par exemple) plutôt que par en haut, les idées.
Memmi ne voit que deux issues : la sécession qui fait que les écrivains de langue française disparaissent ou l'assimilation qui fait que les écrivains de langue française renient leur peuple. C'est une grande modestie de la part de Memmi de croire qu'il aurait été assimilé si vite et que lui et ses pairs n'avaient rien à apporter de différent. Il y a des échanges constants dans une colonisation, et c'est un fait souvent remarqué qu'il y avait une « arabisation » des pieds-noirs, une imprégnation diffuse mais incontestable. Mais cela, n'entrait pas dans les portraits du colonisateur et du colonisé.
Et puis, encore une fois, Memmi parle pour la Tunisie. En Algérie, l'écrivain colonisé, s'il regrette sa langue maternelle, ce peut être l'arabe, mais aussi le kabyle. S'il est Kabyle, et qu'il lutte pour que les écrivains de la prochaine génération puissent s'exprimer en arabe, il remplace une colonisation neuve par une colonisation ancienne.
70:105
Il y a eu M. Berque pour déclarer à Alger, devant Ben Bella : « la francité de l'Algérie passe par sa réarabisation. » Si l'on tente d'expliquer ce propos sybillin on trouve que seule une Algérie pleinement arabe et consciente de son arabisme pourra accepter l'apport français. M. Berque comme M. Memmi convie les Maghrebins à faire refleurir un arbre sec.
Rejetant l'apport étranger, la colonisation, on décide de s'en tenir à la personnalité propre du Maghreb, à sa particularité. Et cette personnalité on la définit par l'apport d'une colonisation plus ancienne. Qu'en pensent les millions de Berbères qui ont réussi à sauvegarder au cours des siècles leur langue, et même une bonne part de leur polythéisme ?
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La colonisation n'est pas un hasard monstrueux dans l'histoire de l'Afrique du Nord. C'est un fait qui s'est répété. Et il est déjà arrivé que le nouveau conquérant se trouve devant deux peuples : l'ancien conquérant et le peuple conquis, jamais brisé totalement, jamais disparu. Il y a là une constellation dont la figure reparaît régulièrement. Et c'est une surprise, mais non pas incroyable, que nous en trouvions l'image dans une œuvre française. La *Sophonisbe* de Corneille résume la situation essentielle de l'Afrique du Nord. Le vieux poète ne la connaissait qu'à travers Tite-Live mais son génie en a retrouvé les traits constants et dans cette pièce de 1663 nous lisons l'histoire d'aujourd'hui.
L'action se situe au moment de la lutte entre Carthage et Rome. L'influence de Carthage et des métropoles phéniciennes s'étend sur l'Afrique du Nord pendant près d'un millénaire. La cité punique dominait les princes numides par une sorte de protectorat. Ses dieux, ses coutumes, sa langue régnaient au moins sur les villes. Mais cet ancien conquérant est menacé par Rome.
Dans la tragédie de Corneille, Carthage est représentée par Sophonisbe, les Numides, les plus anciens habitants, par Massinisse, Syphax et la reine Eryxe, Rome par Lelius, lieutenant de Scipion. Nous tenons là les trois éléments majeurs de la constellation : l'ancien conquérant, le peuple conquis, et le conquérant ascendant.
Cette lutte politique est doublée, dans Corneille, d'une lutte amoureuse, dans laquelle on peut voir une image des conflits d'intérêts, des querelles locales, des haines héréditaires qui tiennent une si grande place dans l'histoire de l'Afrique du Nord. Après tout, le mot d'alliance a plus d'un sens et si règles et convenances limitaient le théâtre classique, Corneille a figuré assez bien la réalité par les moyens qui lui étaient permis.
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Sophonisbe a été mariée à Syphax, roi numide, pour des raisons qui tiennent à la politique de Carthage mais elle a rompu, du coup, le mariage qu'elle désirait avec Massinisse. Ces alliances étaient fréquentes et servaient à assurer l'empire punique. Il s'agissait de s'assurer des alliés contre Rome.
Un des traits de cette tragédie est la versatilité des Numides. Syphax a été l'allié de Rome avant de se retrouver dans le camp punique par son mariage avec Sophonisbe. Celle-ci, vaincue et prisonnière avec Syphax, épouse aussitôt Massinisse, rêvant de l'écarter de ses alliés romains. Répétons que si tout dans la pièce avance par le ressort de l'amour, ce n'est pas une mauvaise image de luttes d'influences et de retournements bien réels. Syphax, prisonnier de Lélius, regrette le temps où Scipion et Asdrubal -- Rome et Carthage -- venaient demander son alliance, et où il faisait asseoir ces ennemis à la même table. Il a choisi Rome, qu'il trahit ensuite pour Carthage. Il a joué, et perdu. Il regrette :
*Mais que sert un bon choix dans une âme inconstante.*
Cette inconstance, Sophonisbe l'attribue aussi, avec mépris, à Massinisse :
*Je sais qu'il est Numide*
*Toute sa nation est sujette à l'amour*
*Mais cet amour s'allume et s'éteint en un jour.*
(A ce propos on parle des héros cornéliens. Mais les héroïnes cornéliennes Sophonisbe ici, et Eryxe, quelles panthères. A côté, les hommes pâlissent et paraissent incertains.)
De tels retournements, car le mot de trahison est inexact, ne correspond pas à l'esprit de ces actes, on en retrouve, quinze siècles plus tard, tout au long de la carrière d'Ibn Khaldoun, et on pourrait citer des exemples plus récents.
Sans la versatilité de ces alliés, la partie serait vite décidée entre Rome et Carthage. Aussi les deux cités, et, ici, Sophonisbe et Lélius, ont le même but : empêcher que les princes numides ne penchent tous ensemble d'un côté. Au premier acte Syphax est prêt à accorder la paix à Lélius en difficulté. Sophonisbe sa femme, l'en dissuade. Elle consent que les intérêts de Syphax ne sont pas exactement ceux de Carthage. Mais si la neutralité de Syphax est acquise, Carthage peut être détruite, et Syphax à son tour sera soumis par Rome.
*Rome qui vous redoute et vous flatte aujourd'hui,*
*Vous craindra-t-elle encor, vous voyant sans appui,*
*Elle qui de la paix ne jette les amorces*
*Que par le seul besoin de séparer vos forces,*
*Et qui dans Massinisse, et voisin, et jaloux,*
*Aura toujours de quoi se brouiller avec vous.*
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Massimisse « et voisin, et jaloux », c'est la tribu proche c'est l'autre *çof*, dont l'on doit toujours se méfier. C'est le frère, c'est l'ennemi.
Syphax refuse donc la paix, mais le voilà vaincu et prisonnier. Sophonisbe l'abandonne : elle ne peut appartenir à un vaincu. Elle lui dit avec désinvolture :
*Et vous suivrez sans moi le char de Scipion.*
Alors Syphax à son tour, va montrer à Lélius le danger de voir un Massinisse trop puissant, allié à Carthage par son mariage avec Sophonisbe et devenu dangereux pour Rome :
*Il met dans la balance un redoutable poids,*
*Et par ma* *chute enfin sa fortune enhardie*
*Va traîner après lui toute la Numidie.*
Plutôt Rome comme vainqueur, que ce roi rival. On se demande pourquoi l'Afrique du Nord n'a connu d'unité durable que sous un règne étranger. La réplique de Syphax suffit. Le refus de se soumettre à son frère, à son voisin, l'emporte de loin sur le sens d'une communauté.
Et comme Rome veut empêcher, tout autant que Carthage, qu'un prince numide prenne trop de pouvoir (au moins tant que Carthage n'est pas abattue) Lélius rompt le mariage de Massinisse et de Sophonisbe :
*Nous aimons nos amis, et même en dépit d'eux.*
La menace est derrière la protestation d'amitié. Massinisse obéit. Sophonisbe s'empoisonne, seule issue digne d'elle. Le Maghreb est dur et cruel. Cette dureté, c'est Sophonisbe qui la représente ici, non ces rois soumis. Sophonisbe et Eryxe, qui approuve sa rivale :
*Et j'aurais en sa place eu même aversion*
*De me voir attachée au char de Scipion.*
La cruauté, les divisions où l'on recherche comme arbitre l'étranger, les retournements et les passages d'un camp à un autre, voilà ce que montre la tragédie de *Sophonisbe.* Mais elle a un autre intérêt. On peut s'étonner de l'absence d'un sentiment « national » et du fait que les rivalités parlent plus, haut que l'intérêt commun. Ce qui suit l'expliquera peut-être.
Au premier acte, Sophonisbe s'indigne de voir Massinisse au service des Romains : il sert l'étranger, contre sa patrie. Eryxe répond. Sophonisbe, parlant ainsi, confond trop vite Carthage et la Numidie. Eryxe, elle, n'est pas Carthaginoise. Elle est Numide. Massinisse « trahit » en servant les Romains ? Et Syphax, qui sert Carthage ?
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*Syphax sert comme lui, des étrangers comme eux.*
*Si nous les voulions tous bannir de notre Afrique.*
*Il faudrait commencer par votre république,*
*Et renvoyer à Tyr, d'où vous êtes sortis,*
*Ceux par qui nos climats sont presque assujettis.*
*Nous avons lieu d'avoir pareille jalousie*
*Des peuples de l'Europe et de ceux de l'Asie.*
*Ou si le temps a pu vous naturaliser,*
*Le même cours du temps les peut favoriser.*
*J'ose vous dire plus : si le destin s'obstine*
*A vouloir qu'en ces lieux leur victoire domine,*
*Comme vos Tyriens passent pour Africains,*
*Au milieu de l'Afrique il naîtra des Romains,*
*Et si de ce qu'on voit nous croyons le présage,*
*Il en pourra bien naître au milieu de Carthage*
*Pour qui notre amitié n'aura rien de honteux*
*Et qui sauront passer pour Africains comme eux.*
Merveilleuse réponse. Ces Puniques sont sortis de l'Asie, et ne sont Africains que par naturalisation. Demain, les Romains pourront être aussi chez eux en Afrique. Eryxe voit très bien que s'il s'agit de faire sécession, de refuser l'apport étranger (si fécond, à chaque fois) il faut renvoyer les peuples de l'Europe mais aussi bien les peuples de l'Asie. Et elle sait aussi que, l'apport accepté, le vainqueur en est modifié et enrichi. C'est à la victoire romaine que nous devons Saint Augustin, entre autres, et cet apport de l'Afrique au trésor commun de notre civilisation pouvait laisser attendre d'autres dettes aussi considérables.
Mais notre histoire récente a tourné autrement : Sophonisbe, cette fois-ci, a convaincu Eryxe.
Georges LAFFLY.
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### Le vitrail
par J.-B. MORVAN
LA CATHÉDRALE de Bourges m'est apparue comme le centre de la Frarce, du monde et du temps. Relais sur la route qui joint deux régions également chères à mon esprit, elle offre au milieu du voyage sa demi-heure d'un recueillement équitablement composé d'ombre et de lumière : les vitraux rouges et les vitraux bleus semblent s'ouvrir sur des crépuscules d'automne ou sur des cieux d'été à l'heure de midi, tous riches de cette plénitude que pressentait et réclamait notre enfance. C'était le temps où l'on sentait la joie des couleurs simples et où toute chose devait revêtir une absolue franchise, des airs de récompense ou de bonne nouvelle, sans négociation, sans restriction, comme les rectangles des drapeaux. Il est au moins une découverte romanesque à laquelle nous retournons naturellement : la comparaison de l'église et de la forêt ; à l'heure où les frondaisons de la vie se sont épaissies jusqu'à devenir inquiétantes, l'ogive du vitrail offre l'image d'une lumineuse extrémité d'allée. L'avenue finit au bout de la vie, sur un réveil d'azur, sur des signaux d'aurore, et le monde entrevu ainsi dans les figures incompréhensibles et le chatoiement des couleurs, c'est l'univers revêtu dans ses structures matinales.
La vie épuise ses créations poétiques au fur et à mesure de son déroulement, comme elle consomme le pain quotidien. Mais ce pain-là aussi, Dieu l'accorde. Il faut consentir, au moins en ce domaine, à la confiance dans les choses fortuites. Ce que nous nous efforçons de communiquer, nous ne pouvons ignorer qu'après l'avoir livré aux autres, nous ne l'avons plus pour nous, au moins de la même manière. Ailleurs se lèvera un nouveau signal, la perspective d'un autre pèlerinage. La Cathédrale de Bourges m'a donné l'idée de revenir un instant au Moyen-Age. En ces années-ci, il ne paraît plus guère inspirer les rêves ; mais peut-être ressurgira-t-il. Le monde présent se pose la question des structures. L'équilibre ascendant de l'ogive, le vigoureux sertissement de plomb qui entoure tant de lumière, ne sont-ils pas le symbole même d'une création de structures au destin multi-séculaire ?
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N'existe-t-il pas dans l'église bien davantage qu'une salle de réunion pour le peuple de Dieu ? Et dans le château fort, bien plus qu'une caserne ? A leur utilité primitive sont venues s'ajouter différentes exigences de l'esprit. Un charme ancestral règne encore mais nous le subissons sans nous l'expliquer ; peu s'en faut que nous ne l'acceptions avec mauvaise conscience, comme une conformité acquise avec la culture que nous avons jadis reçue, mais comme un réflexe intellectuellement inerte, anachronique, contraire à la marche implacable et nécessaire de notre temps. Un lieu commun, un site superficiel, une amusette ; nos pâtissiers et nos charcutiers continueront à préférer pour leurs constructions de sucre on de saindoux les châteaux du Moyen-Age aux monuments modernes, et les bricoleurs artistes édifieront avec des allumettes une cathédrale gothique plutôt que la Maison de la Radio. On n'a jamais songé en janvier à poser des bonnets phrygiens sur des galettes laïques ; les vins portent des étiquettes à couronnes et des noms de duchés fantaisistes, nul viticulteur même socialiste ne songeant à créer un cru Gambetta ou un coupage Léon-Blum. J'ai trouvé le nom de la République une seule fois. Ainsi le Moyen-Age et ses souvenirs subsistent dans un certain « style troubadour » qui demeure ainsi, simplement ornemental, toutes les fois qu'on utilise le charme médiéval sans en analyser les raisons.
Généralement, en littérature, l'intérêt porté au Moyen-Age alterne avec la vogue de l'Antiquité. Après le Moyen-Age de Maeterlinck, de Péguy, de Claudel, nous avons en l'antiquité de Valéry, de Giraudoux, et même celle qu'interprètent Sartre et Camus. Présentement il semble qu'il n'y ait plus ni antiquité, ni Moyen-Age, mais seulement un présent maigre, avec des aspects d'hôtel de passe ou de prison, substituts faméliques des visions d'enfer et de paradis. Une littérature sans relais et sans références semble en train de devenir une absence de littérature, voire une absence de culture, la stimulation religieuse manquant également aux esprits pour qui la littérature complexe est inaccessible mais qui participeraient spontanément à d'autres illustrations de l'esprit.
LE MOYEN-AGE pourrait bien être cependant encore notre trésor du lendemain. Les couleurs du vitrail sont celles de l'avenir aussi bien que celles de l'autrefois. L'orée de forêt, entre les deux arbres de pierre unissant les courbes de leurs branches, encadre un ciel idéal, qui aspire à la permanence de l'être. Ce monde-là seul importe. Nous aimons à deviner au bout de cette allée imaginaire un avenir qui ressemblerait au passé en ce sens que la haine y serait inutile. La sérénité de cette métaphysique de l'histoire et du temps a quelque chose de rajeunissant.
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Nous adhérons non pas à un manifeste, mais à une image qui vient du plus profond des futaies de l'âme jusqu'à cette arche de lumière : univers recréé, qui ressemblerait mystérieusement aux réalités expérimentées et connues, mais débarrassées de leurs déceptions. Le vitrail enseigne que la réalité en son cours heurté du quotidien, ne ressemble pas assez à elle-même, telle que l'appelait la jeunesse de notre âme. La limite vers laquelle nous progressons n'est pas une barrière, mais la plénitude d'un mystère accueillant.
Le Moyen-Age, il est vrai, n'est pas que le vitrail, mais une prétendue objectivité nous enjoint de multiplier l'étude des laideurs pour acquérir le droit de goûter les beautés ; nous nous apercevrons un jour que nous avons passé à cette recherche bien du temps et que pour l'étude du meilleur il est trop tard. Faut-il « réhabiliter » le Moyen-Age ? Je crois que lorsque le besoin se fait sentir il se réhabilite de lui-même. On sait bien alors que ceux que reconquiert la vraie passion du Moyen-Age ne cherchent pas à le replaquer sur leur temps, à forcer ce temps à entrer dans des structures décalquées du médiévisme. S'ils en proposent une imitation directe, ce n'est point sans une part de jeu imaginatif, avec la connaissance des limites que tout jeu implique nécessairement : thème pour les poètes, mise en scène de divertissements juvéniles qui sont aussi pour l'âme un « essai ». Mais la polémique de style voltairien ne trompe personne ; tout l'esprit d'un Paul-Louis Courier n'aboutit qu'à des singeries superficielles, quand il dénonce chez les admirateurs du Moyen-Age une volonté tyrannique. La résurrection du passé comprise comme une résurrection concrète prouve chez les « évolués » une inaptitude redoutable à saisir les différences d'ordre entre les notions intellectuelles. Ces légèretés ou ces erreurs intéressées ne sauraient nous dispenser de constater ce qui est : le Moyen-Age a sa faire apparaître ses structures, il a réussi péniblement et vaillamment à leur donner un style, à les penser ; et notre temps, lui, jusqu'à nouvel ordre, n'y parvient guère ou n'y parvient pas.
Le Moyen-Age est, dit-on, une époque de barbares. Pour les Grecs, le barbare c'est celui qui ne sait pas s'exprimer, l'homme dont le langage bredouille, s'asservit aux onomatopées, piétine dans les incertitudes rudimentaires des temps et des modes verbaux. Les routes de l'esprit sont certes toujours boueuses, et le Moyen-Age a trouvé sur sa terre piétinée plus de boue qu'on ne saurait croire. On peut lui reprocher de n'avoir pas su dignement assumer la succession de la romanité quand on ne considère la romanité que sous son aspect culturel, et encore cet héritage que nous aimons était-il bien, imparfait. Et puis le Moyen-Age avait à assumer bien autre chose que la romanité tout un afflux de peuples contre lesquels les légions de Varus avaient buté, qui avaient eux aussi leurs héritages et leurs pauvretés. Même du point de vue de la culture, la romanité n'avait pas pleinement donné à ses participants la maîtrise du langage, dans la mesure où il exige aussi la musique et le chant.
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Le Moyen-Age est en lutte contre la barbarie car il aspire inaccessiblement à parler, et non seulement par l'écrit, mais par la pierre, le verre, la couleur et l'orgue. Il découvre, et dans la géographie du vitrail, dans le plan de l'église, dans l'étroitesse de la miniature, il concentre.
SI NOUS COMPARONS la plupart des peintures, des tapisseries et des sculptures à la mode en notre temps, elles nous paraissent en proie à l'absence de concentration, à une essentielle incertitude quant à la façon d'occuper l'espace et de se situer ; elles semblent vouloir conquérir l'espace entier, et n'avoir pas résolu le problème de leur propre signification. Ces œuvres hésitent entre le message et la gratuité, et la maladresse qu'elles manifestent dans le dessin de leur présence traduit l'absence de conviction véritable. Quand elles affrontent l'immensité, elles semblent s'y résigner et la subir. Et il ne peut en être autrement, car l'immensité, c'est ce qui n'est pas mesuré, ni mesurable, et ce qui par conséquent est contraire à l'œuvre d'art. Des sculptures restent sans forme pour avoir voulu inclure une pluralité de formes contradictoires ; l'art de Lurçat multipliait de beaux feuillages et d'étrangers soleils pour couvrir des surfaces de murs qui, dans les constructions modernes paraissent dérouter par avance la concentration créatrice.
Et pourquoi cette humanité médiévale que les romanciers modernes ont un peu trop représentée les pieds dans le fumier connaissait-elle en littérature cet autre vitrail qui constitue sa poésie latine, lors que notre siècle hygiénique et méthodique balbutie ses poèmes et embrenne ses romans ? Il serait assez puéril de prétendre que les imperfections de notre domaine intellectuel ne sont que la preuve de l'inutilité de la littérature en un temps où la vie quotidienne aurait atteint une quasi-perfection, et n'aurait par conséquent plus besoin de la rêver. Le problème, de toute manière, n'est pas simple. On peut toujours dire à l'auteur « vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage... ». Si la vérité des impressions premières résiste au polissage, il faudrait encore que le consentement du public éventuel encourage cet effort ; il vaudrait mieux que cette attente du public soit ressentie au début même du travail créateur. Ce n'est point le cas si l'absence de règles et les compromissions avec l'incertitude spirituelle constituent le climat général d'un public dépourvu de structures. Des auteurs de cantiques et d'hymnes, l'homme médiéval attendait une théologie ; d'autres genres il n'attendait pas grand chose, sauf une histoire que l'on pouvait (si fantastique qu'elle fût) écouter et suivre.
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On objectera sans doute que c'est là un paradoxe, que nous créons artificiellement une sorte d' « atticisme » médiéval, mais qu'en réalité le Moyen-Age fut le temps de la violence. La présence de la guerre s'y affirmerait en toutes choses, et partout l'homme montrerait à l'homme visage de loup. C'est encore possible, bien que nous comprimions mille années en autant de pages d'histoire que nous consacrons au temps du classicisme bourbonien ; dans un raccourci inconfortable pour la pensée, d'innombrables dates de conflits se précipitent et se bousculent. Notre époque parle beaucoup de paix, à l'entendre, la guerre lui serait absolument étrangère. Le Moyen-Age eut un langage de paix, qui était langage d'Église. Que ce langage ait eu ses compromissions, ses équivoques, ses usures et ses clichés, ce n'est pas contestable et c'est la loi de toute expression humaine. Mais nous autres, nous passons notre temps à faire semblant de croire que la violence appartient à un monde aboli ; nous développons une crainte superstitieuse de voir le monde de la violence se réveiller à la simple évocation de certains mots, comme celui de chevalerie.
LA NOTION DE CHEVALERIE est liée à celle de la violence comme l'image de la quinine et du thermomètre se trouvent associées à l'idée de la fièvre. A vrai dire, rien d'humain n'était dépourvu de tentation, il est certain que toute institution d'un service risque d'amener l'excès de zèle ou le zèle déformé, et par suite le conflit, à cause d'un déséquilibre de puissance né d'une surabondance d'efficacité. Mais la peur du risque peut amener à refuser au service et au zèle toute sanction intellectuelle, toute norme morale ; ils n'auront droit qu'au silence qui entoure les tabous. Le réflexe d'hostilité à l'égard de la chevalerie n'empêche pas pourtant certains d'adorer l'esthétique vestimentaire de Mao ou de Fidel Castro. La passion révolutionnaire (je ne dis pas « la mystique », Péguy a un peu confondu les passions intellectuelles avec des mystiques) est reconnue, permise, même par certains chrétiens, « pourtant elle est encore plus obligatoirement coexistante, voire identifiable à la violence. Pour quelques-uns, refuser l'idée de chevalerie, c'est laisser le champ plus libre pour l'idée de révolution. Mais pour d'autres plus nombreux, il importe au repos de leur conscience que nul élément d'amélioration morale ou simplement psychologique ne vienne transformer le climat de la violence. Faire quelque chose en faveur d'un climat humain marqué de violence, c'est à leurs yeux, nourrir et enrichir la violence. Nous sommes parvenus à de bien ridicules confusions.
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La torture fait aussi partie des images-réflexes relatives au Moyen-Age. Un commentateur de Montaigne s'étonnait que la torture n'eût suscité au XVI^e^ siècle qu'une seule protestation, celle de l'auteur des « Essais ». Plus tard, nos arrière-neveux ne s'étonneront-ils pas que les épidémies chroniques d'avortements de notre temps n'aient provoqué aucune protestation scandalisée chez nos intellectuels avancés. Il y a là pourtant souvent la mort, souvent la torture. L'acceptation (quelle acceptation ?) n'y change rien. Cette idée me rappelle celle de la « chasse aux sorcières » ; toute référence au Moyen-Age étant par essence injurieuse, on a décoré de ce nom les efforts de certaines nations -- efforts parfois très justifiés -- pour lutter contre la subversion. Au Moyen-Age les sorcières étaient souvent des avorteuses ; nos modernes sorcières, ou avorteuses déjà quasiment officielles, admettent et font admettre qu'on enlève un enfant comme une tumeur. La sorcière avait déjà été exaltée par Michelet ; notre télévision, à l'heure de la pilule, exalte les « Cathares » pour qui la vie était impure. Les éternels « libertins » ne sont pas assez bêtes pour rejeter le Moyen-Age en bloc : ils se réservent aussi le droit de vanter les alchimistes, et les constructeurs de cathédrales auxquels ils décernent un éloge savamment orienté pour que la glorification de la construction fasse disparaître l'idée de la cathédrale.
D'ailleurs, quand on se scandalise de la guerre ou des zones impures de l'humanité médiévale, ce n'est point renoncer à les utiliser. Le sadisme est à la mode, et quand nous lisons certains romans pseudo-médiévaux (issus de fabriques collectives que l'on ose à peine appeler littéraires malgré le renom de leurs éditeurs) nous ne devons pas oublier de tenir compte de l'esprit de leurs auteurs et de leurs racines intellectuelles. Les mêmes, au besoin ridiculiseraient les prédicateurs du Moyen-Age qui s'en prirent aux mêmes vices, et les traiteraient d'obsédés ou d'hallucinés.
BEAUCOUP CRAIGNENT que l'apologie raisonnée pour le Moyen-Age ne fasse trop apparaître la présence des chefs et la « mystique » du chef. Mais l'Église aujourd'hui reçoit toutes leurs louanges quand elle admet, dans le domaine du fait accompli, d'autres chefs et des moins recommandables, des tortionnaires qui ne ressentirent jamais l'intention d'expier par le fouet, comme Foulques Nerra Comte d'Anjou, ou de faire à pied le pèlerinage de Jérusalem. Du chef chrétien, parfois on veut tant exiger qu'il finit non seulement par ne plus être chef, mais par ne plus exister du tout : une image décolorée à la manière de Fénelon. Les anciens chevaucheurs sont, de toute façon, nos prédécesseurs, pas plus parfaits que les premiers artistes. Et même, dans les arts on ne recommence pas la préhistoire, alors que les chefs ont à lutter, presque à chaque regain de civilisation, au milieu d'une nouvelle préhistoire de l'homme. Il y a du cannibalisme en germe dans tout brigandage, et même dans toute famine. C'est le problème des structures dans toute croissance sociale.
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Il n'est pas indifférent de constater que Chateaubriand faisait l'éloge des institutions monastiques et chevaleresques en un temps où les « chauffeurs » exerçaient encore leurs talents en différentes régions et avec une durable impunité. Il est des époques où l'humanité semble rendue à la désespérance des solitudes, à une essentielle fragilité, et suggère la vocation de l'ermite et du chevalier errant.
L'humanité ne retrouve pas facilement ses structures salutaires. Les structures ? Qui n'en parle ? Les ethnologues marxistes comme les illuministes et les économistes technocrates, et avec une telle insistance qu'on se demande si l'on n'aspire pas à dénaturer le problème, soit pour charmer l'imagination, soit pour empoisonner l'esprit. L'image des structures humaines, elle est pour moi dans le plan cruciforme des cathédrales, aussi bien que dans les poutres des colombages dessinées en noir ou en brun sur les murs des maisons médiévales. Il n'est pas jusque dans les grêles mélodies de son lyrisme français, bien rudimentaire, que le Moyen-Age ne me rende parfois le souffle réconfortant, la sensation véritable des printemps.
Notre temps nous offre des structures qui tendent à échapper à la méditation, à lui donner le change : démarches autoritaires où l'autorité dure se dissimule derrière les anonymats bureaucratiques ou les paravents des pouvoirs collégiaux. Il s'y ajoute une sophistique qui excelle à justifier tout changement arbitraire, et qui sait se faire écouter des peuples réputés les plus malins. L'anesthésie traumatisante des propagandes est prise pour le choc salutaire de l'évidence. Le Moyen-Age au moins n'était pas indolore ; devant la douleur née de l'injustice, il savait délimiter la présence de l'abus, en appeler à la justice divine, exiger la pénitence de Raoul de Cambrai. Notre siècle ne saurait concevoir des injustices qui se repentent. Le châtiment même des grands coupables n'est plus qu'un événement brut, comme les pendaisons de Nuremberg, et l'on ne voit pas trop à quelle vérité suprême, éternelle et vivante, transcendante à la force, ils prétendent se référer. Un temps qui ne sait ni sourire, ni récompenser, ni punir, ni former : il s'efforce de rejeter, en tout cas d'amoindrir patiemment les notions de paternité et de maternité ; il voudrait que la biologie trouve le moyen de les ruiner suffisamment, et qu'en attendant, la psychologie, la sociologie ou la littérature en ridiculisent le prestige. Le Moyen-Age fut souvent violent, souvent malheureux ; s'il s'est tourné vers le culte de la Sainte-Vierge, ce n'est pas en vertu de la permanence d'un réflexe infantile, d'un de ces mouvements de cœur qui paraissent peser si peu au gré des barbouilleurs du freudisme : C'est parce que le Moyen-Age avait sur les structures de la condition humaine des lumières dont nous pouvons encore profiter.
Jean-Baptiste MORVAN.
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### Sauver l'enseignement libre (II)
par Henri CHARLIER
*Voici la suite et la fin de l'étude d'Henri Charlier dont la première partie a paru dans notre précédent numéro.*
*Henri Charlier a montré, par des exemples concrets, que l'esprit et les méthodes d'enseignement de l'HISTOIRE, des LETTRES et de la PHILOSOPHIE ne peuvent pas être neutres ou sans importance par rapport à l'éducation chrétienne. C'est pourquoi il est absurde de réclamer seulement une ou deux heures d'une instruction religieuse qui serait contredite par tout le reste et par tout l'esprit de l'enseignement.*
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*Maintenant, avec toute l'autorité morale d'un homme qui par son expérience, par ses œuvres, par sa pensée, a dans la nation et dans la communauté chrétienne les droits et les devoirs qui sont ceux du* « *civis præclarus* », *Henri Charlier expose ce que beaucoup de chrétiens ressentent plus ou moins clairement en face du processus actuel de liquidation de l'enseignement libre.*
COMMENT SAUVER L'ENSEIGNEMENT LIBRE ? *C'est-à-dire : de quoi le sauver, de quels périls* (*car il faut d'abord voir et comprendre ce processus de liquidation*)*, et de quelles erreurs* (*car un enseignement libre qui travaillerait de son côté sur les mêmes bases intellectuelles, rationalistes et naturalistes, que l'Université d'État, n'aurait aucune raison d'être*)*.*
82:105
*Et par quels moyens le sauver ?*
C'est toute la pédagogie chrétienne et toute l'organisation de la vie sociale qui se trouvent inévitablement impliquées dans une telle question.
*Il n'est pas possible de passer sous silence les positions* (*et les abstentions*) *théoriques et pratiques de l'Action catholique au sujet de l'enseignement et en général des méthodes de pédagogie chrétienne.*
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*Toute cette étude d'Henri Charlier sera éditée à part, en un supplément portant le même titre, qui paraîtra le 20 septembre prochain.*
*J.M.*
ON ME DIRA qu'il y a d'excellents chrétiens parmi les maîtres de la Sorbonne : ils ont montré patte blanche. C'est-à-dire qu'ils ont adopté ouvertement les idées de la Révolution ; ils croient sincèrement que les « droits de l'homme » eux-mêmes impliquent une ordonnance morale venant de Dieu, ce qui est vrai, et qu'il n'est pas nécessaire de l'expliciter. Mais ce manque de référence à Dieu aboutit à un vide moral ; la loi de majorité en politique aboutit à ce que la loi est indépendante de toute justice. Et puis on ne risque guère de conflits à enseigner la philosophie scolastique ou la littérature du IV^e^ siècle. L'Université peut penser sincèrement qu'il n'est pas mauvais d'avoir le point de vue d'un catholique sur S. Augustin et S. Thomas. Ces catholiques ont fait ou fini leurs études dans l'Université et s'y sont pliés à la vue fausse de l'histoire qu'on y enseigne. Il s'en suit qu'ils *demandent aux idées de la Révolution de guérir le mal que celles-ci ont causé.*
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Car la question sociale est née, non de la grande industrie, mais de la destruction, sous prétexte de liberté, des sociétés naturelles qui défendaient les petites gens et organisaient le travail ; du vol des propriétés des universités, des collèges, des corporations qui avaient des caisses de chômage, et des lits dans les hôpitaux. Pour avoir poursuivi une liberté toute théorique, et impraticable, celle de l'individu dans la société, et l'avoir introduite dans des Constitutions sans durée possible, on a abandonné les vraies libertés durables et les seules fructueuses pratiquement et moralement, celles des institutions propres aux villes, aux métiers, aux écoles. La grande industrie a trouvé les ouvriers isolés et sans défense par la faute de la Révolution. On considère comme de grandes conquêtes de la République, au bout d'un siècle troublé par cent révoltes, d'avoir autorisé la formation des syndicats et imposé le repos hebdomadaire. Tout cela existait avant la Révolution, sous une forme équilibrée et pacifique, institutionnelle. Ces sociétés élémentaires (corporatives, universitaires) avaient le droit de posséder qui manque à nos syndicats pour être des institutions normales. Sans ce droit ils ne peuvent être, ce qu'ils sont en effet, que des groupes de combat sans vertu organisatrice, armés seulement pour la lutte des classes. Or c'est là un malheur public que tout État prudent devrait chercher à supprimer. *C'est au nom de la liberté* que les bastions de la défense des pauvres ont été détruits. La liberté devint celle du plus riche, tout simplement. La société humaine devint semblable aux sociétés animales, dans lesquelles la lutte pour la vie et la survivance du plus apte est la seule loi.
Le capitalisme fut un grand mal, mais son développement nocif vint de ce que la Révolution avait détruit ce qui pouvait le limiter ; l'idée absurde qu'elle avait donnée de la liberté lui enlevait tout moyen de le combattre efficacement. Et de nombreux catholiques veulent remplacer le capitalisme libéral, qui trouvait une certaine limitation dans la division de ses chefs, dans leur intérêt même, et leur responsabilité personnelle, par un capitalisme d'État plus barbare, plus tyrannique et davantage irresponsable. Sans loi morale, tout aboutit au droit du plus fort, et la révolte est la seule porte de sortie d'une telle société inhumaine. Nous l'avons vu récemment en Pologne et en Hongrie. Tel est l'aboutissant du Contrat social de J.-J. Rousseau.
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Écoutez : « *Il doit y avoir une profession de foi purement civile, dont il appartient au souverain de fixer les articles... Il peut bannir, non comme impie, mais comme insociable, comme incapable d'aimer sincèrement ses lois. Si quelqu'un après avoir reconnu les dogmes de cette foi civique se conduit comme ne les croyant pas, qu'il soit puni de mort. Il a commis le plus grand des crimes, il a menti aux lois ! ...* »
C'est pourquoi les religieux ont été chassés en 1901 et l'Église dépouillée en 1904. Rousseau attaquait directement ce qui fait le fondement de la civilisation chrétienne, la séparation du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel. Il disait à la fin de son Contrat social :
« On n'a jamais pu venir à bout de savoir auquel du maître ou du prêtre on était obligé d'obéir... Il y a une religion bizarre qui donne aux hommes deux législations, deux parties, les soumet à des devoirs contradictoires. Tel est le christianisme romain. Il en résulte une sorte de droit mixte et insociable qui n'a point de nom.
« La bonne religion est celle qui fait de la Patrie l'objet de l'admiration des citoyens. »
Voilà défini l'État totalitaire. Ajoutez-y une sorte de millénarisme vieux comme le monde, attaché à établir le paradis sur terre, vous avez le nazisme et le communisme. Tel est l'aboutissant fatal du rationalisme des intellectuels.
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Livrer en entier l'enseignement à l'Université, c'est le livrer à un ogre prêt à tout dévorer. Dans un article de l'Éducation nationale, et sous ce même titre, M. Jean Château, professeur de lettres à la Faculté de Bordeaux, montre quelles sont les ambitions de l'Université :
« L'expansion de l'Université et sa croissante autonomie ne sont que des manifestations extérieures des devoirs attachés à sa fonction de promouvoir le progrès des groupes... »
« Plus que le siècle du socialisme, plus que le siècle de la décolonisation, plus que le siècle de l'aéronautique, plus que le siècle de l'astronautique, le présent siècle sera celui de l'Université... »
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« Spécialement dans ses rapports avec l'industrie son rôle est d'orienter l'industrie en s'y infiltrant peu à peu, en fonction de ses propres découvertes. Sa destinée est de « *conquérir dans le domaine social, dans le domaine politique, dans le domaine spirituel.* »
« Peu à peu, l'école annexe les fonctions familiales elle donne des livres, des cahiers, elle distribue des repas elle rappelle des enfants pour des études, des patronages, des fêtes. Elle aussi, elle s'étend : elle s'adjoint une cantine, elle réclame un terrain de sport, une salle des fêtes, et même si elle reçoit des tous petits, une salle de repos... \[Elle agit\] comme si, instinctivement, elle se méfiait des apports venus du dehors et voulait construire elle-même à partir de zéro. »
Voilà comment on « conquiert dans le domaine spirituel ». *Voilà à quel monstre notre clergé veut livrer l'école libre*. Une commission ecclésiastique d'un diocèse de l'Ouest a rédigé et fait parvenir dans les presbytères un rapport montrant l'inutilité de l'enseignement libre. Il suffisait de l'éducation de la foi ; c'est-à-dire que L'ENSEIGNEMENT DE L'HISTOIRE ET DE LA PHILOSOPHIE, SERAIT ABANDONNÉ A L'UNIVERSITÉ. Nous avons montré plus haut de quelles erreurs une telle opinion est l'effet. Bien entendu, l'évêque de ce diocèse, qui laisse publier ce rapport, est d'accord. Nous soupçonnons que c'est celui-là même qui disgraciait un prêtre parce qu'il avait amené à la conversion trois élèves de l'École Normale de l'État, pensez donc ! quelle maladresse au moment des tractations avec le gouvernement ! Cet évêque n'est pas le seul à penser ainsi. Ce rapport continue en critiquant le cardinal Liénart qui avait rappelé la nécessité des « institutions chrétiennes ». Comme elles existent dans son diocèse où se trouve une Université catholique et une école libre d'ingénieurs dont les diplômes sont très appréciés des industriels de la région, le cardinal est bien obligé de les défendre.
La conclusion du rapport est que l'Église devrait s'orienter « vers la présence chrétienne dans l'école de tous », c'est là le « vrai combat de l'avenir ». Mais c'est précisément cette présence chrétienne qui sera refusée, ou sournoisement annihilée quand on voudra : qui l'est déjà même, quand il n'y a pas mauvaise volonté, par incompréhension complète de ce que demande une éducation de la foi. *Il n'y a d'ailleurs point de présence chrétienne sans un enseignement chrétien de l'histoire.*
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L'opinion du rapport rejoint en substance celle qui a été exprimée verbalement en d'autres circonstances : « il n'y a qu'un enseignement national ».
Publiquement on met des nuances. D'ailleurs le Concile a déclaré : « *Aux parents chrétiens le Concile rappelle leur devoir de confier leurs enfants, là où ils le peuvent et lorsqu'ils le peuvent* (*Ubi et quando possunt*) *à des écoles catholiques, le devoir de soutenir celles-ci selon leurs ressources et de collaborer avec elles pour le bien de leurs enfants.* »
Et depuis, Mgr Cuminal, directeur de l'enseignement catholique libre, a fait une conférence où il a dû en quelque sorte excuser l'attitude bien connue d'une partie du clergé français, des aumôniers d'Action catholique en particulier, devant d'anciens ministres, des parlementaires, de nombreux professeurs et journalistes, résumant ainsi leur pensée : « A quoi bon tous les efforts pour la liberté d'enseignement si l'Église est prête à abandonner demain l'école catholique ? »
Et Mgr Cuminal entend calmer ces craintes par un langage très moderne destiné à masquer le danger. « Mgr Cuminal en retint tout spécialement *l'exigence de synthèse où se fonde l'originalité de l'école catholique.* Les différentes sciences, souligne cette déclaration, doivent être étudiées et approfondies selon leurs méthodes propres, et de telle sorte qu'après l'étude la plus aiguë des questions et des enquêtes de ce temps, on voit mieux que FOI ET RAISON S'UNISSENT DANS LA VÉRITÉ. »
En 1964 nos évêques s'expliquaient beaucoup plus clairement dans une note sur les instituts catholiques « Il est dans la logique de la foi que toutes les matières du savoir humain soient enseignées dans la lumière de la Révélation, et c'est la raison d'être des institutions scolaires à tous les degrés. »
L'exigence de synthèse voudrait dire la même chose : l'histoire et la philosophie doivent être pensées en fonction de la foi. Mais Mgr Cuminal a malheureusement l'air d'admettre ce qui est en question dans nos rapports avec l'Université : les principes du savoir, d'où s'ensuivent les méthodes. Après leur révision seulement, foi et raison s'unissent dans la vérité et la raison montre la nécessité de la foi.
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Or c'est à quoi s'oppose depuis plus de cent ans l'Université ; elle ne voit dans la religion qu'un obstacle au rationalisme. Nous voudrions bien *qu'il* en soit autrement, nous le demandons à Dieu, mais il est bon pour agir de constater d'abord ce qui est. Cette « exigence de synthèse » (en bon français une philosophie chrétienne de la pensée et de l'histoire) n'est possible que dans une école chrétienne libre ; dans laquelle on est *maître des horaires* pour donner en ce qui concerne l'enseignement de la foi un temps proportionné à son importance.
Mgr Veuillot, à la sixième assemblée de l'*Office international de l'enseignement catholique*, a dit :
« Il est des pays comme le nôtre où certains opposent *l'enseignement catholique* à l'enseignement laïque. J'ai déjà dit que pour les maîtres il y en a qui adhèrent aux mêmes valeurs que nous et que ce peut être là un terrain de dialogue et de rencontre. Je le souhaite de tout mon cœur. Que les autres explicitent leur pensée et sans s'attarder à des formules d'un autre temps, qu'ils acceptent de renouveler leur problématique et *qu'ils disent clairement leurs points de divergence. S'ils veulent dans ce pays de liberté la mort de la liberté scolaire, qu'ils le disent.* S'ils veulent combattre la religion catholique, qu'ils le fassent à visage découvert. S'ils veulent envisager le dialogue, qu'ils le disent, nous sommes prêts au dialogue, mais nous ne pouvons plus dans ce pays nous attarder à de stériles querelles qui ne répondent ni aux besoins ni à l'attente des nouvelles générations. »
Quel bon vouloir ! Quel respectable désir de paix, qu'il est chrétien de l'offrir ! Mais il y a plus de cent ans que l'Université donne journellement sa réponse. Elle n'est pas pacifique. Les instituteurs publics ont été formés pour être le principal instrument de déchristianisation de la France. Elle est en apparence pacifique à cette heure parce qu'elle se sent au moment d'engloutir sans difficulté un enseignement libre qui, dans ce monde aveugle, n'aura plus aucun moyen de défense s'il ne veut pas payer lui-même le prix de sa liberté.
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Que nous plaignons ces prélats se débattant dans une prison sans issue où ils se sont enfermés eux-mêmes en acceptant la loi de 1959, et en sacrifiant la liberté aux gros sous de l'État. Nous verrons plus loin quelles faiblesses s'y ajoutent.
Quant à l'Université, ses prétentions témoignent d'une présomption contre laquelle l'histoire elle-même proteste. Elle se croit spécialiste de l'universel, mais elle est réduite à un seul langage, mettons deux, les mots et les mathématiques. Il y a d'autres universels, la musique, les arts plastiques, la poésie, dans lesquels elle n'entre point. Sans doute certains de ses membres gagnent des honoraires à parler d'art plastique ou de musique, mais toujours à côté des vraies questions. L'enseignement consiste souvent à parler de ce qu'on n'est pas capable de faire soi-même. Enfin l'Université sait tout, mais n'invente rien. Les inventeurs ont d'autres méthodes qu'elle. Et ils n'ont pas toujours de diplômes. Descartes était un jeune officier au service de l'empereur lorsqu'il établissait avec beaucoup d'étourderie et de présomption une nouvelle philosophie, mais il fondait en même temps la science moderne. Fermat était magistrat, Pascal un jeune bourgeois qui avait inventé avec des *ronds* et des *barres,* pour son usage personnel, les théorèmes élémentaires de la géométrie. Avec son tube plein d'eau il établissait contre la Sorbonne et contre Descartes les principes de la physique expérimentale. Et de nos jours, Curie était un modeste licencié ; Einstein à vingt-cinq ans, petit professeur à l'école technique de Zurich, trouvait l'équation de la relativité qui révolutionnait la physique. L'Université s'est si bien méfiée de Bergson qu'elle lui retira son poste à l'École Normale, pour qu'il n'eût pas d'influence sur ses poulains. En 1930 paraissait une *Histoire de la littérature française jusqu'en 1930* faite par un professeur de Sorbonne. Il n'y était pas question de Péguy, de Claudel ; on ne tient pas à ce que les étudiants connaissent les grands penseurs catholiques. Claudel n'a été admis à l'Académie qu'à quatre-vingt ans, et comme « résistant ». Ces gloires de la pensée française ne sont d'ailleurs pas mises à l'écart seulement par les rationalistes ; les catholiques font comme la Sorbonne.
Voici le catalogue des fiches catéchistiques pour 65-66 des aumôniers, d'Amiens : « *Littérature et pensée chrétienne.* » Voici les titres : Pascal, Voltaire, Rousseau, Dostoïevski, A. Gide, Saint-Exupéry, A. Malraux, A. Camus.
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Dans la série « *de l'Athéisme à la foi* » voici tous les titres L'homme et sa destinée, l'athéisme, le marxisme, doctrine sociale de l'Église, l'existentialisme de Sartre, Nietzsche, E. Mounier (trois fiches), Science et Foi, Christianisme et Progrès, Teilhard de Chardin (cinq fiches). Or le Saint-Siège a demandé catégoriquement que les œuvres de ce dernier soient exclues des séminaires et des maisons d'éducation.
Si Péguy et Claudel sont exclus, la raison en est que tous deux ont été convertis du rationalisme à la foi. Bergson aussi est exclu.
L'Université parle de *conquérir dans le domaine spirituel :* nous ne sommes pas près de voir à la Sorbonne un cours sur la spiritualité de sœur Thérèse de l'Enfant Jésus ou de Charles de Foucauld. Encore des gens sans diplômes ! L'Université est capable certainement de dominer et d'établir une métaphysique d'État, mais à base du pur rationalisme. Les catholiques qui ont pu s'y faire une situation devront garder pour eux leur foi, et du point de vue social adopter les errements révolutionnaires.
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Comment une telle confusion dans l'esprit des catholiques est-elle possible ? Le R.P. Louis Bouyer écrivait dans *la France catholique :* « Le plus gênant chez les chrétiens qui se disent progressistes c'est qu'ils le soient si peu. Ils continuent simplement la fâcheuse tradition des catholiques de France qui, depuis un siècle, leur fait canoniser toujours avec plus de ferveur les idéologies qui ont du plomb dans l'aile. » Le marxisme n'est plus en Russie qu'un instrument politique, et des chrétiens l'adoptent comme principe de vie et d'action !
Hélas c'est parce que nos évêques sont dans leur majorité victimes eux-mêmes de cet aveuglement. Il n'y a aucune culpabilité à cela. D'abord, comment oserions-nous juger ? Cet aveuglement n'est pas une faute, mais un châtiment, non pas pour eux-mêmes seulement, mais pour la France. Celle-ci depuis deux cents ans a plus que toute autre nation contribué à corrompre l'univers. Ses prétendus philosophes au dix-huitième siècle, sa Révolution, son Université enfin, ont répandu dans le monde ce que partout on appelle « les idées françaises » c'est-à-dire les idées révolutionnaires qui triomphent en Russie, et en Chine.
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Réprimandée par ses grands hommes et par ses saints, maternellement avertie à maintes reprises par la Sainte Vierge, la chrétienté française a éliminé ses grands hommes et ses saints et les avertissements. S'en suit l'aveuglement.
*L'aveuglement est le plus grand et le plus terrible des châtiments que Dieu puisse envoyer à un peuple*. Il n'atteint pas que la France, mais toute la chrétienté occidentale. La France est seulement la plus coupable et la plus touchée dans les têtes qui devraient la conduire. Cet aveuglement d'une partie du clergé est bien visible ; il donne le spectacle d'une illusion et d'un prestige diaboliques qui s'évanouiront brusquement, espérons-le, simplement quand Dieu jugera suffisant le nombre de ceux qui lui demandent la sainteté, non la faveur des matérialistes ou des idolâtres, non les accommodements financiers avec un État dévorant.
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Il se trouve que je connais personnellement quelques-uns des membres du conseil supérieur de l'Épiscopat. Nous eûmes de fréquents rapports avec l'un d'eux lors de son élection à l'épiscopat. Mais nous le vîmes avec un sourire poser sa candidature à un siège plus important en faisant à Paris une suite de conférences sur l'Église et l'État. On se doute qu'il n'y défendait pas la position de Grégoire VII. Il était « démocrate », mais comme dit Alexandre Vialatte -- « Tous les hommes sont égaux, mais il y en a qui sont plus égaux que d'autres. »
Le second était évêque d'une région industrielle très populaire. En 1914 un industriel catholique de la région, prévoyant une invasion possible, prépara pour les ouvriers une évacuation et du travail. Il les emmena à temps dans une zone qui heureusement demeura libre. Pendant ce temps, sa femme et ses enfants restaient dans la zone occupée avec les femmes et les enfants de leurs ouvriers. Leur rôle à l'un et à l'autre fut d'une telle qualité patriotique et chrétienne qu'à la fin de la guerre la voix populaire fit de cet industriel, peu soucieux de politique, un député. Quatre ans plus tard, au renouvellement de la Chambre, il eut tout le jeune clergé contre lui.
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Était-il moins soucieux de la justice à rendre aux travailleurs ? Il avait, avec ses confrères chrétiens, avant que l'État ne s'en mêlât, institué les allocations familiales. Non, il était patron, tout simplement. Le clergé fit voter contre un patron. Dans le séminaire de cet évêque, les jeunes gens avaient été formés à la lutte des classes ; c'était au moment même où Lénine écrivait : « *Pour en finir avec la religion, il est bien plus important d'introduire la lutte des classes au sein de l'Église que d'attaquer la religion de front.* »
C'est exactement ce qui se passe en France. Dans une réponse faite à un rédacteur de *la France catholique,* le vice-président de la J.O.C. disait récemment (21 septembre 1965) :
« J'accorde que ces chants typiquement révolutionnaires que vous dénoncez (les chants de la Commune en 1871) n'ont rien de chrétien, mais ce sont des chants *ouvriers.* C'est bien cet esprit de classe que nous voulons susciter chez les jeunes travailleurs. »
Il y a pourtant, en très grand nombre, des chants de métiers et il s'en crée toujours chez les Compagnons du Tour de France. Ce sont des chants ouvriers, mais ils font aimer le travail et le métier. Quel manque d'à propos Le représentant de la J.O.C. continue :
« Au départ, quand ils viennent parmi nous, ils ne savent rien de l'histoire du mouvement ouvrier. Ils ont appris sur le banc de l'école, jusqu'au certificat d'études, ce que l'on a bien voulu leur faire apprendre. Et puis, l'histoire, le plus souvent, ça ne les intéresse pas...
« Quand je me suis mis à travailler, je n'avais aucune connaissance du mouvement ouvrier... »
Il veut donner à ces jeunes ouvriers ignorants une « conscience de classe, l'amour des travailleurs entre eux ». Or Jésus est mort pour tous les hommes, il les a aimés tous, même un certain jeune homme riche à qui son amour fit proposer la perfection. Limiter l'amour à une classe sociale est certainement contraire à l'esprit du Christ.
Notre responsable de la J.O.C. pense, lui, que c'est le moyen de les amener au Christ :
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« Les enflammer pour un idéal de justice sociale au nom de la justice même, en leur faisant prendre conscience de leur dignité, en les invitant à témoigner au jour le jour au nom de cette justice, dans le quartier, à l'atelier, dans leurs loisirs... »
Croire qu'on amènera au Christ par des revendications d'une justice distributive *naturelle* est une erreur certaine car Il a dit. « Cherchez le royaume de Dieu et le reste vous sera donné par surcroît. » Et ce royaume « n'est pas de ce monde » et il est « au-dedans de nous ». La J.O.C. s'y prend donc à rebours de la doctrine et du bon sens chrétien.
S. Paul n'a pas dressé Onésime contre Philémon -- il a uni deux classes plus opposées que ne le sont aujourd'hui l'ouvrier et le patron : un maître, et un esclave sur lequel le premier avait droit de vie et de mort. Nos progressistes ne se rendent pas compte que sans en souffrir matériellement avec la même acuité, les patrons de l'économie libérale, sont victimes comme eux des mêmes idées fausses, d'une libre concurrence qui les oblige à un gâchis perpétuel, à mettre à la ferraille des machines neuves qu'un très mince progrès mécanique rend inaptes à supporter la concurrence. Les nécessités commerciales, celles du métier même, tendent chez eux aussi à dissocier la famille et abaissent la moralité. Ils sont eux-mêmes moralement des malheureux.
Les solutions à la question sociale se trouvent dans les encycliques des papes. En formant la jeunesse chrétienne à la lutte des classes, on lui enlève tous moyens d'envisager charitablement les procédés utiles pour rétablir un équilibre social rompu depuis la Révolution. Les patrons sont dans leur ensemble aussi ou plus malades que leurs ouvriers. Car s'ils sont plus instruits, ils ne sont pas forcément plus intelligents et ils sont aveuglés par les besoins d'argent. Ils ont conscience de se donner beaucoup de mal pour trouver de l'ouvrage à leurs ouvriers, ce qui est vrai ; eux aussi, peuvent s'estimer victimes d'une injustice. Les uns et les autres partagent les mêmes idées routinières qui les empêchent de collaborer à une œuvre commune. Répétons les paroles de Péguy : « La réforme sociale sera morale ou ne sera pas ». C'est aussi la pensée de Le Play et c'est pourquoi il est méprisé de ceux qui enseignent dans les séminaires.
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*De la direction donnée à l'Action catholique il s'en suit une baisse continue des vocations religieuses et sacerdotales : pour faire du* « *social* » *il n'est aucunement besoin d'être prêtre*. Il vaut mieux diriger un syndicat. Il est préférable d'être assistante sociale plutôt que d'être religieuse. L'A.C. a été détournée de sa fonction (qui est de former des chrétiens et d'attirer au Christ) par ce que Paul VI appelle une *action parallèle* dans son sein même. Dieu n'est lias plus avare de vocations, qu'en tout autre temps, mais elles se perdent et il y a des « militants » de l'Action catholique ouvrière qui ne sont même pas pratiquants.
J'eus avec un troisième des prélats dont nous parlons une conversation particulière. Nous nous entretenions d'une contrée connue de tous deux et où la foi est encore vive. Et je lui disais que les traditions chrétiennes s'y étaient admirablement conservées. J'entendais par là les habitudes familiales, la prière du soir avec les enfants et les domestiques, le benedicite, les grâces, les communautés de travail agricole, enfin tout ce qui peut rappeler la présence de Dieu. Je fus abasourdi de l'entendre me répondre : « *Je vous avoue que pour moi je demeure très attaché aux institutions républicaines.* » Voilà à quoi il pensait lorsqu'on parlait de traditions chrétiennes. Il pensait apparemment à la monarchie de droit divin. Nous étions en 1939. Les institutions « républicaines » allaient nous conduire au plus grand désastre de notre histoire depuis les invasions barbares. Ce prélat oubliait que les institutions « républicaines » avaient chassé les religieux en 1901, pris leurs biens et dépouillé l'Église en 1904.
Enfin, il ignorait l'histoire, ou ne voulait y voir que la montée du peuple vers ces institutions splendides qui organisent la guerre civile à l'état endémique dans notre pays. Il n'avait pas pris garde aux faits très anciens, dûment enregistrés par l'histoire, comme ceux que rapportent Thucydide ou Xénophon. Est-ce bon seulement pour les enfants qui passent un examen ? Voici comment Xénophon rapporte le procès des généraux vainqueurs aux Arginuses. La tempête, tout à coup survenue au moment de leur victoire, les avait empêchés de recueillir les naufragés sur les épaves.
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Ils furent condamnés à mort, exécutés et réhabilités six mois après ; voici le texte :
« Certains demandèrent la mise en accusation de Callixenos pour avoir rédigé une motion illégale (qui permettait d'enlever en bloc une condamnation collective de tous les stratèges) c'étaient Euryptolemos et quelques autres. Dans le peuple quelques-uns les approuvaient, mais la foule se mit à crier que c'était une chose abominable d'empêcher le peuple de faire ce qu'il voulait...
« Quelques prytanes refusaient de mettre aux voix cette procédure de scrutin qui était illégale ; Callixenos remonta à la tribune et reprit contre eux la même accusation, et les gens se mirent à crier qu'il fallait faire passer en justice ceux qui refusaient. Les prytanes, effrayés, acceptèrent de mettre la proposition aux voix, sauf Socrate, fils de Sophroniscos ; celui-ci refusa de rien faire qui fût contraire aux lois. »
C'est le grand Socrate. Nous avons vu, il y a une vingtaine d'années, un semblable et pareillement inique procès. Et ce n'est pas notre clergé qui a tenu le rôle de Socrate.
Socrate donc, Platon, Aristophane vivaient encore, Sophocle et Euripide venaient de mourir, mais la voix populaire s'écriait que « *c'était une chose abominable d'empêcher le peuple de faire ce qu'il voulait* ». Or c'est là exactement la loi de nos institutions « républicaines » : la majorité fait le droit. Et un prélat est très attaché à ces idées.
Comment pourrait-il résister aux erreurs des dirigeants de l'Action catholique ? Au fond elles contredisent à la foi mais représentent « la volonté du peuple ».
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Nous sommes, bien entendu, très favorables aux initiatives que peut prendre l'Église pour se faire peuple avec le peuple. N'en sommes-nous pas nous-même ? L'Église a pénétré jadis dans le monde des esclaves : mais par les esclaves eux-mêmes ; elle y a consacré des acolytes, des diacres, des prêtres. Deux papes des premiers siècles étaient d'anciens esclaves. Il faut aujourd'hui trouver le moyen de s'introduire dans le monde ouvrier : le meilleur moyen est d'y travailler soi-même.
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La première tentative fut un désastre faute de préparation sérieuse. Il faut bord être un vrai ouvrier, autrement on n'est pas ouvrier, mais un prêtre manœuvre, nullement respecté naturellement par les ouvriers, ceux-ci prisent très haut et respectent avant tout le savoir dans le métier. L'ouvrier habile est toujours honoré. Ce n'est pas tellement nouveau. Au IV^e^ siècle, les évêques ses confrères reprochaient à Paul de Samosate, évêque d'Antioche, de n'avoir pas de métier dont il pût vivre. C'était une langue dorée, favori de la reine Zénobie, et ne cherchant qu'à s'enrichir des revenus de la province (car il occupait en même temps des postes administratifs).
Les moines du Moyen Age défrichaient et travaillaient avec les paysans qu'ils amenaient à la vie chrétienne. Cela se fait encore : le Père Romain, l'un des fondateurs des monastères d'Annam, disait que les frères convers étaient les apôtres de la communauté auprès des paysans annamites. Ceux-ci achètent aux religieux les produits de leurs cultures et les revendent au marché de Hué ou de Dalat. Les frères ont la même formation, les mêmes traditions familiales, nationales ; ils travaillent comme les paysans, et leur enseignent à mieux cultiver ; ils sont écoutés, et donnent l'exemple de la vie chrétienne.
Telle est l'organisation du Père Loew. A la base une très forte formation religieuse, l'ascèse monastique, la vie commune, l'étude de l'Écriture Sainte. Les équipes comportent des prêtres, et des frères travaillant en usine ou dans le bâtiment qui reçoivent pendant deux ans une formation ouvrière préalable, c'est-à-dire que les postulants font un apprentissage sérieux avant même leurs études. Et ces études sont assez poussées pour qu'ils puissent devenir prêtres s'ils le désirent et s'ils le peuvent.
Le Père Pierre Henri Duchêne qui préside à la formation de ces équipes ajoute : « Ces hommes, ces femmes, ces enfants, ces jeunes qui viennent à nous et que nous allons voir, auxquels nous portons le secours de notre vie d'oraison, sont nos amis. Parfois nous assistons le soir, à sept heures à la messe avec eux, nous chantons ensemble. *Certes nous ne pouvons vivre en similitude avec le monde, donc avec eux, mais nous pouvons vivre avec eux en communauté de destin.* »
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Une COMMUNAUTÉ DE DESTIN, c'est une société chrétienne où chacun, suivant les conditions de son état, cherche la perfection ; c'est une société unie à l'Église du ciel par le Christ et la communion des saints ; c'est ce que rejettent nos progressistes : une *institution chrétienne.* C'est par de telles petites sociétés qu'a commencé l'évangélisation et non par les changements de structure de la société civile. C'est par de telles petites sociétés qu'elle continuera. S. Paul ne procédait pas autrement dans une société païenne, mais pourtant moins irréligieuse que la nôtre. Un apôtre qui dispose des charismes du Saint-Esprit peut commencer seul, un saint peut-être, qui souvent essaye de fonder, comme le Père Loew, une communauté apostolique. S. Paul n'a même pas commencé seul mais avec Barnabé, car il faut pouvoir montrer ce qu'est d'être un, comme le Père et le Fils. Un individu isolé, sans la formation profonde de l'ascèse chrétienne et de la méditation, ne peut espérer convertir. A plus forte raison s'il ne pense qu'à bouleverser la société pour la rendre juste suivant l'idée naturelle qu'il se fait de la justice.
Pour les nouveaux apôtres la tâche est seulement plus dure aujourd'hui qu'elle n'a jamais été à cause des conditions inhumaines qu'un siècle d'esprit mercantile a imposées à l'organisation du travail.
On voit que le moderne institut du Père Loew, paraissant étrangement novateur, applique en fait des *principes permanents de l'apostolat,* les mêmes qu'ont appliqués, dans un temps où il fallait avant tout produire de quoi manger, les moines de S. Martin, de S. Benoît, ceux de Cluny et de Clairvaux. Car tel est l'aspect de l'histoire ignoré de nos jours. Et dans les pays peu développés, ou cultiver le sol, nourrir une population sans cesse accrue est la première nécessité, les monastères bénédictins sont toujours aussi aptes à l'apostolat qu'au Moyen Age.
Il en est de même chez nous dans les campagnes, comme en témoigne la petite communauté de Landreville (Aube).
##### *Conclusions.*
Beaucoup de membres du clergé sont imbus des principes que l'Université propage depuis cent cinquante ans dans l'étude de l'histoire, C'est-à-dire d'une histoire transformiste.
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Le jeune clergé veut appliquer ce principe à la théologie elle-même, bien qu'elle dépende d'un donné intangible qui est la Révélation. Pour y arriver, sous prétexte de science exégétique, on interprète de manière entièrement subjective, et très conjecturale, tous les textes de l'Écriture Sainte. On se demande si ces exégètes ont encore foi en la divinité de Jésus-Christ, car les paroles de Notre-Seigneur ne peuvent être contraires à la vérité. S'il parle des anges c'est que les anges existent ; s'il dit que telle parole est de David, elle est de David ; lorsqu'il dit : « Si vous étiez du monde, le monde aimerait son bien ; mais comme vous n'êtes pas du monde par mon choix, le monde vous hait » c'est que le monde est dans l'erreur et lui est hostile. Il faut essayer d'apporter Jésus-Christ au monde, mais non point se faire semblable au monde. Comme le dit M. Clément dans son excellent petit livre (*France pays de mission ou de démission 2*) *:* « L'ÉVIDENCE LA VOICI : LA France, A L'HEURE DE VATICAN II, EST DEVENUE UNE IMMENSE MACHINE A ÉCARTER LES BAPTISÉS DE L'ÉGLISE, DE LA FOI ET DE LA MORALE... ELLE RÉALISE EN FAIT LA SYMBIOSE DU CHRÉTIEN ET DU PAÏEN DANS LA MÊME ÂME » (page 10) ; et plus loin (p. 22). « LES ÉCOLES NEUTRES LAÏCISENT MÉTHODIQUEMENT LES ESPRITS ». Pourquoi ? Parce que l'enseignement de l'histoire, des lettres et de la philosophie est rationaliste. M. Clément continue : « Mais les écoles chrétiennes elles-mêmes apparaissent avec des entraves, des insuffisances, des faiblesses que les enfants remarquent parfois et subissent toujours. » Les entraves pour les écoles sous contrat viennent non seulement des programmes *mais des horaires mêmes* imposés par l'administration. Les insuffisances sont souvent celles des maîtres de l'Université : « Lorsqu'il faut enseigner la philosophie, la littérature, l'histoire... comme si Dieu n'existait pas et que l'on fait faire au début et à la fin des classes la prière aux élèves, il est fatal que les jeunes souffrent de l'effet d'une contradiction entre les dispositions habituelles auxquelles on incline la volonté et les habitudes intellectuelles que l'enseignement et la culture neutres et athées donnent à l'intelligence... »
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Car les enseignants des écoles libres eux-mêmes ne sont pas tous des esprits capables de penser par eux-mêmes ; ils répètent souvent sans malice ce qu'ils ont appris dans l'Université ou dans ses livres, et répandent des jugements contraires à ceux de la foi.
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Malheureusement il y a *beaucoup d'indices que notre clergé n'ait aucune envie de réagir ;* et maintenant, après avoir accepté la loi de 1959, IL N'EN A PLUS LES MOYENS LÉGAUX. Il s'est lié les mains, il est impuissant. C'est la conséquence d'une machiavélique entreprise de l'État qui tend certainement à domestiquer l'Église de France, comme il essaie de domestiquer l'agriculture, l'industrie, et les assemblées politiques. Il voit certainement d'un bon œil l'indépendance vis-à-vis de Rome affichée par une partie du clergé français. Car l'indépendance des Églises nationales vis-à-vis de Rome les met dans la dépendance du pouvoir. L'État n'est nullement hostile au marxisme du jeune clergé, car son objectif est un État totalitaire dirigé par des technocrates.
Et l'Église a pris les manières de l'État. Les technocrates ecclésiastiques, d'un bureau de Paris, envoient des circulaires par toute la France ; ils sont généralement sans contact véritable avec *les petites chrétientés vieilles ou naissantes qui sont la véritable base de l'Église.* Un nouvel évêque disait à son clergé : « Ne vous considérez plus comme les pasteurs d'une paroisse, mais comme les aumôniers de l'Action Catholique dans le secteur, « chargés d'appliquer les consignes. » Lorsqu'on connaît l'infinie diversité des esprits et des situations morales dans les petites sociétés qui constituent l'Église, on ne peut qu'être effrayé d'un tel totalitarisme. Ainsi se trouvent imposées des erreurs d'intellectuels très forts pour combiner des plans universels d'une parfaite logique verbale, mais ignorants de *l'interdépendance des causes* dans la vie.
J.-J. Rousseau, dans son *Discours sur l'Origine et les fondements de l'Inégalité parmi les hommes*, écrit : « Commençons donc par écarter tous les faits ; car ils ne touchent point à la question (de la loi naturelle). Il ne faut pas prendre les recherches dans lesquelles on peut entrer sur ce sujet pour des vérités historiques mais seulement pour des raisonnements hypothétiques et conditionnels... semblables à ceux que font tous les jours nos physiciens sur la formation du monde. »
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Voilà le modèle des intellectuels catholiques qui veulent réglementer l'apostolat en dehors de l'état des consciences en un lieu donné.
Nos évêques ont certainement été effrayés de l'état d'esprit des dirigeants de l'Action Catholique. Il y a de quoi ; nous avons cité plus haut les propos de l'un des dirigeants actuels de l'A.C. On n'y accepte même plus les observations et les directives de l'épiscopat. Mais à qui la faute ? Car le mal vient d'abord des séminaires, ensuite des aumôniers qui ont détourné l'Action Catholique de son véritable but qui est comme le disait Mgr Veuillot « de rendre témoignage par la vie et par la parole à Jésus-Christ Sauveur ». Car le fondateur de l'A.C. sous sa forme contemporaine, Pie XI, disait : « L'Action Catholique est légitime et nécessaire, et irremplaçable. »
Discours de S.S. Pie XI aux associations catholiques de Rome (19-4-31)
« L'Action Catholique est la participation du laïcat à l'apostolat hiérarchique de l'Église.
« Il suffit d'une connaissance même superficielle de l'ancienne littérature chrétienne... pour voir que c'est ainsi qu'a commencé l'Église... il est donc évident que l'action catholique doit consister spécialement en deux choses, elle doit avoir deux phases, pas nécessairement successives, deux phases morales. Pour participer à un apostolat comme celui-là, divinement institué, qui sort à proprement parler des mains de Jésus-Christ Rédempteur et Roi, il faut avant tout former des apôtres... comme Jésus a formé les siens...
« ...Cela veut donc dire avant tout que l'activité catholique incessante doit avoir pour prémices la sanctification individuelle de chacun.
« Et après ce dernier élément de formation, voici le second ; la distribution de cette vie (l'action de l'apostolat) ...
« Elle doit s'entendre de bien des façons, mais il faut avant tout comprendre la prière, qui est toujours le premier, le plus facile et le plus important apostolat, possible à tous, interdit à personne, en même temps que le moyen le plus puissant et le plus infaillible. »
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L'Action Catholique fut alors une pépinière de prêtres, de religieux et de religieuses. Aujourd'hui elle a voulu faire exclure de l'Action Catholique la Légion de Marie, qui répond excellemment à la définition de Pie XI ; et la Légion de Marie est encore interdite en un certain nombre de diocèses français. Aujourd'hui, au lieu d'être un centre de formation chrétienne, l'A.C. est souvent devenue une entreprise de lavage de cerveaux qui façonne de jeunes marxistes pour la socialisation de la pensée, des institutions et des biens. Nulle satisfaction équitable ne les contentera jamais puisqu'ils attendent un ordre nouveau conçu comme fatal (demain on rasera gratis). Ainsi est introduit dans la société un esprit de révolte permanent ; il exclut la discussion et l'entente sur des réformes raisonnables qui sont toujours estimées comme des gains dans la lutte et non comme un accord, comme une recherche d'équilibre social ; on sait que cet équilibre est toujours fragile et demande une attention vigilante, mais qu'il est toujours troublé lorsque les parties concernées ne sont pas de bonne foi, ou sont butées par une idéologie contraire à la nature humaine et à la nature des choses.
C'est ainsi que l'A.C. d'aujourd'hui est trop souvent opposée aux *institutions chrétiennes* considérées comme périmées en vertu de la fatalité du progrès qui mène à des « lendemains qui chantent ».
La conséquence est qu'en un temps où le progrès matériel n'a jamais été plus visible, jamais la société n'a été plus près de sa ruine.
Or S.S. Paul VI écrivait aux Français le 1^er^ juin 1966 :
« Les institutions chrétiennes demandent certes à être adaptées aux exigences de notre temps, mais n'en demeurent pas moins indispensables au rayonnement de l'Évangile. »
L'A.C. est devenue un moyen de propager la lutte des classes que son rôle serait d'éteindre par la charité et la justice, un instrument de division et de dissociation de la famille. On fait un devoir de conscience aux parents d'envoyer leurs enfants dans les « œuvres » et ces parents s'aperçoivent ensuite avec effroi que des prêtres, trop jeunes pour savoir former des jeunes gens aux difficiles approches de la maturité, sans expérience de la vie et du monde, sans culture, pleins de zèle (mais naturel), aucunement nourris par une vie religieuse profonde, ont creusé un fossé entre eux et leurs enfants.
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Si bien qu'un archevêque disait récemment ce mot historique : « On a dit que l'Église avait perdu la classe ouvrière. Eh bien, elle vient également de perdre sa jeunesse. » Car les évêques subissent déjà la tyrannie d'un petit groupe d'entre eux.
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Il y a beaucoup d'indices que notre épiscopat s'accorde avec les consignes gouvernementales. Il prétend ne pas faire de politique, mais c'est en faire que ne pas s'opposer à une politique économique et sociale aussi contraire aux intentions de l'Église, laquelle demande de voir respectées les capacités administratives des sociétés élémentaires, locales ou corporatives, de voir maintenir et soutenir la petite exploitation et les petites et moyennes entreprises.
Sans doute, une entente avec l'État est préférable à la lutte contre, l'État. Mais avec un Concordat qui fixe les règles et les droits. Notre État tient à conserver la séparation légale de l'Église et de l'État : c'est paraît-il une conquête démocratique. Mais il tient quand même à avoir son mot à dire dans les nominations épiscopales ; la séparation ainsi comprise ne nuit qu'à la chrétienté. L'Église n'a pas su profiter de cette liberté, et l'État s'en sert pour agir sur elle en secret, tout en ayant l'air de respecter une liberté inscrite dans la loi. Nous ignorons présentement comment sont nommés les évêques. Le caractère de nos gouvernants actuels fait penser que ceux-ci passent au crible les nominations épiscopales. Il se produit ainsi, comme dans les Académies, une sorte de sélection à rebours ; les fortes personnalités sont écartées.
Rome est la seule défense véritable et opportune des libertés de l'Église ; on se livre à l'État dans la mesure où on se rend indépendant de Rome. Or nous savons qu'au Concile notre épiscopat a fait tout le possible pour supprimer la Curie, c'est-à-dire le gouvernement papal, et faire de l'Église une sorte de république parlementaire. Il a obtenu une certaine « décentralisation » des responsabilités. Ce qui peut être utile quand l'esprit est bon. Mais l'est-il ? Connaissant l'humanité, cela veut dire qu'au lieu d'abus de pouvoir du Saint-Siège, nous aurons des abus de pouvoir des évêques, *beaucoup plus redoutables pour nous, petites gens.*
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Car toute l'histoire et l'expérience nous apprennent qu'empereurs, gardes-champêtres, agents de la circulation, tous les hommes qui ont un pouvoir en abusent un jour ou l'autre. Il se produit l'inverse de ce qui s'est passé au cours du XIX^e^ siècle, où nous avons assisté à une centralisation de l'Église qui eut d'excellents effets sur la liturgie. Nous aurons des abus inverses.
Nous avons vu lors de la « Libération » un immense holocauste de bons citoyens innocents endossé par un ancien président de la jeunesse catholique sans que l'épiscopat ouvrit la bouche. Mais la simple peur peut être une explication de ce silence. Cependant jadis S. Ambroise interdit l'entrée de sa cathédrale à l'empereur Théodose qui avait fait massacrer la population de Thessalonique. Cela nous fait pardonner une certaine rhétorique dans sa prose. Un seul témoignage épiscopal, bien faible lors de l'inique procès du maréchal Pétain ! Et comment expliquer le silence de l'épiscopat dans l'affaire d'Algérie ? Quoi : pas un mot pour l'Église d'Afrique abandonnée, pas un mot d'accueil général et collectif pour une population forcée d'abandonner ses autels et ses foyers, pour un clergé fermant les églises derrière ses paroissiens en fuite ? Comment ne pas penser que le chapeau de cardinal donné à Mgr Duval ne vient pas de Rome mais de notre gouvernement ? Suite de l'appui moral donné à une politique désastreuse pour la chrétienté, pour la France, et pour les musulmans eux-mêmes.
Depuis nous avons assisté de la part de notre épiscopat à un essai d'étouffement de l'affaire PAX, parce que les progressistes qu'il soutient manifestement même contre le Saint-Siège, d'après ses aveux mêmes, étaient compromis avec cette agence soviétique de subversion des catholiques.
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Notre gouvernement chasse les paysans de la terre par un ensemble de mesures concertées pour faire croire à la nécessité de cet exode. Au-dessus de soixante-dix quintaux de blé (qui aujourd'hui peuvent être le rendement de deux à trois hectares) -- ce n'est pas de la grande propriété -- le blé n'est pas payé plus cher qu'en 1951, alors que tout ce que les paysans achètent a plus que doublé.
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C'est leur rendre la vie impossible, et impossible aussi d'accroître les salaires agricoles pour retenir une main-d'œuvre qui maintenant leur manque. Les technocrates du gouvernement fournissent ainsi des manœuvres à l'industrie, et ceux-ci, à la première crise sérieuse (elle viendra), feront des chômeurs. Les faits eux-mêmes témoignent de ces intentions du gouvernement. La richesse n'est plus agricole, elle est bancaire et industrielle ; pour contraindre nos agriculteurs à venir travailler dans les usines il n'y a eu qu'un moyen, celui de les empêcher de gagner leur vie.
Ce n'est pas là une invention de notre part ; telle est bien l'intention déclarée de nos maîtres. L'homme qui fut le conseiller du gouvernement et le reste en matière monétaire, M. Jacques Rueff, écrivait dans son fameux rapport de 1959 : « *Dans le secteur agricole le mécanisme des prix devra, en permanence, repousser vers les activités industrielles les éléments de main-d'œuvre agricole. Son action à sens unique tendra constamment à définir les revenus agricoles pour les maintenir au-dessous des revenus industriels. Aussi le mécanisme des prix ne remplira son office, dans le secteur agricole, qu'en infligeant aux agriculteurs un niveau de vie sensiblement inférieur à celui des autres catégories de travailleurs.* »
Et M. Pisani dans une conférence disait : « On peut se demander si les structures agricoles de demain ne s'aligneront pas sur la machine. » Ainsi la machine remplacerait la famille comme fondement de l'ordre social ; c'est l'inverse d'une civilisation chrétienne, l'inverse de la solution adoptée au VII^e^ siècle.
Or douze évêques de l'Ouest ont emboîté le pas au gouvernement afin de pousser les hommes des champs à suivre les consignes de l'État. Leur lettre est pleine d'avertissements justifiés et d'une charité non feinte. Mais pourquoi commencent-ils par avertir que le mouvement de concentration des petites entreprises est *irréversible *? Parce qu'on le dit ; parce que les technocrates du gouvernement le disent, veulent le faire croire. Il n'y a rien d'irréversible pour l'homme, surtout à l'encontre d'une idée fausse. Rien n'est plus faux que l'impossibilité de vivre pour la petite propriété. Il s'agit seulement d'être dégourdi, courageux et instruit. Les évêques insistent sur la formation sérieuse à donner aux jeunes agriculteurs et ils ont raison ; c'est elle qui manque, par la faute de l'État, depuis qu'il s'est emparé de tout l'enseignement primaire.
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Déjà la production manque dans toutes les branches de l'agriculture qui demandent une main-d'œuvre continue. Il en est ainsi pour l'élevage. Beaucoup d'agriculteurs ont ces années dernières liquidé leur troupeau. En Normandie 10/100 des prairies ont été converties en cultures. Or cette année le gouvernement est censé prendre des mesures pour encourager l'élevage. Pendant ce temps les cultures mécanisées (blé, maïs, orge) qui réclament peu de soins entre les semailles et la récolte (et des soins mécaniques) s'étendent chaque année. Mais on ne sait que faire de ce blé et de ce maïs surabondants qui sont bradés à perte. Encore un équilibre agricole et social rompu par les technocrates. Car par son métier même, sa dépendance étroite d'un ordre naturel, la population agricole se trouve avoir les bases d'une formation intellectuelle et morale d'une haute qualité ; tous les chefs de peuples dignes de ce nom ont tenu à l'accroître comme la souche principale des vertus civiques.
Où sont nos *defensores civitatis *? Comme nous ne savons en quelles conditions sont choisis nos évêques et quelle part y prend le gouvernement (et l'expérience nous dit que si nous interrogeons on ne nous répondra pas) le corps épiscopal français ne doit pas s'étonner de n'inspirer qu'une confiance amoindrie. Tout se passe comme s'il était en toutes choses politiques, économiques et particulièrement en matière d'enseignement, l'agent d'un gouvernement à tendances totalitaires qui l'utilise pour former une nation amorphe où toute initiative est réservée à une équipe de fonctionnaires. Ces hommes croient que tout s'apprend dans les livres, les statistiques ou les banques.
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La confiance est d'autant plus amoindrie que nous connaissons l'hostilité de nombreux évêques aux institutions chrétiennes, expression générale qui permet de viser l'école libre sans en avoir l'air. Ils l'ont prouvé par leurs actes ou bien par ce qu'ils *laissent* dire à leurs comités, à leurs prêtres, à leurs aumôniers.
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La déclaration du Concile sur l'éducation chrétienne a été publiée par les A.P.E.L. (association des parents d'élèves de l'école libre) précédée d'une introduction. Celle-ci n'a pas été écrite par les parents d'élèves, rassurez-vous, ni par les éducateurs chrétiens, mais par le Père Vandermersch s.j., secrétaire adjoint de l'enseignement catholique, et nous y voyons aussitôt que cette déclaration n'est pas de son goût. Il semble que l'Esprit Saint pensait à autre chose. Mgr Veuillot l'a dit dans un article de *La Croix *: « C'est dans ce climat où l'on discutait en pensant à toute autre chose que vint l'échange de vues sur l'éducation chrétienne. L'atmosphère n'y était pas. » ([^15])
En somme nos évêques s'excusent vis-à-vis de leur clergé de n'avoir pu faire parler autrement le Saint-Esprit. Il semble que Celui-ci ait été distrait par d'autres pensées qu'il n'a pu faire adopter. Le Concile aurait dû exprimer des vues plus « larges », trouvant trop importante la place laissée aux écoles catholiques. On peut dire que le Saint Esprit n'a pas su se débrouiller pour établir un texte cohérent. Le R.P. ajoute : « Ces avatars expliquent -- s'ils ne justifient pas -- l'insatisfaction que l'on peut éprouver devant une rédaction plus riche qu'ordonnée. »
Le Père Biot, qui n'est pas un « officiel », est plus libre de dire toute sa pensée. Il écrit dans *Témoignage Chrétien* du 11 novembre 1965 :
« Le Concile confirme la position classique de l'Église... et invite les parents chrétiens à mettre leurs enfants dans la mesure du possible à l'école catholique... Cependant des rapports étroits de collaboration, de contact, doivent exister, non seulement entre les écoles catholiques elles-mêmes, mais aussi entre celles-ci et les autres écoles de façon à favoriser ensemble le bien commun de la société. »
Le R.P. est très déçu de ce que le Saint-Esprit ne l'ait pas compris :
« Sans doute cette déclaration sera une des grandes déceptions du Concile. Elle sera reçue en France, en particulier, avec une certaine tristesse par beaucoup de chrétiens parmi les plus fervents et les plus engagés. »
106:105
Que veut-il dire avec son « engagement » ? Est-ce que pour écrire dans un journal, on serait plus « engagé » qu'un père de famille qui a des enfants à élever en chrétiens ? Est-ce que ces messieurs journalistes-prêtres qui n'ont pas d'enfants seraient plus experts en fait d'éducation que les pères de famille et plus « engagés » ?
Le R.P. continue :
« Elle leur apparaîtra \[la déclaration du Concile\] comme peu conforme à l'esprit de dialogue exprimé dans beaucoup d'autres documents conciliaires, en particulier dans la prochaine constitution sur l'Église dans le monde de notre temps. Elle tient peu compte, en effet, de deux données fondamentales : d'une part le rôle de l'État dans le domaine de *la formation des citoyens* n'est guère envisagé que comme prolongation du rôle des parents, alors qu'il y a une fonction tout à fait originale de la société politique, qui est autre que celle de la famille, d'autre part la situation réelle dans le monde : moins de 10 % des enfants catholiques fréquentent les écoles catholiques. »
La situation réelle dans le monde des écoles chrétiennes ne change nullement le devoir des parents chrétiens. Et le R.P. est prêt à livrer la jeunesse à un État totalitaire, conformément aux désirs de notre gouvernement et de ses ministres. Or la formation *civique* des jeunes gens se fera certainement mieux dans un climat chrétien où le sacrifice est enseigné comme une conformité à Jésus-Christ, où toute autorité est reconnue comme venant de Dieu plutôt que dans les écoles d'un État où la simple majorité des votants, sans référence à une loi morale, décide du droit. Le seul ordre possible dans un tel État est la contrainte des esprits et des volontés à un enseignement qui le sert, pour aboutir à un esclavage moral et fiscal. Sous prétexte de se contenter de l' « éducation de la foi », l'Église de France abandonne en fait son droit et contraint les parents à abandonner leur droit « *d'ordonner toute la culture humaine à l'annonce du salut* ». Que peut faire une « éducation de la foi » à des enfants qui apprennent en même temps une histoire et une philosophie contredisant la notion même de foi ?
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107:105
Mais il est temps de donner les textes du Concile sur l'éducation chrétienne :
« Les tâches éducatives concernent enfin, à un titre tout particulier, l'Église : non seulement parce que, déjà en tant que société également humaine, il faut lui reconnaître une compétence dans le domaine de l'éducation, mais surtout parce qu'elle a pour fonction d'annoncer aux hommes la voie du salut, de communiquer aux croyants la vie du Christ et de les aider par une attention constante à atteindre la plein épanouissement de cette vie du Christ. A ses enfants, l'Église est donc tenue, comme Mère, d'assurer *l'éducation qui inspirera toute leur vie de l'esprit du Christ ;* en même temps elle s'offre à travailler avec tous les hommes pour promouvoir la personne humaine dans sa perfection, ainsi que pour assurer le bien de la société terrestre et la construction d'un monde toujours plus humain. »
« Les droit et devoir, premiers et inaliénables, d'éduquer leurs enfants reviennent aux parents. Ils doivent donc *jouir d'une liberté véritable dans le choix de l'école.* Les pouvoirs publics dont le rôle est de protéger et de défendre les libertés des citoyens, doivent veiller à la justice distributive en répartissant l'aide des fonds publics de telle sorte que les parents puissent jouir d'une authentique liberté dans le choix de l'école de leurs enfants selon leur conscience. »
On sait que chez nous ce droit n'est accordé qu'en rechignant, avec toute sorte de limitations abusives (par exemple sur l'emploi du temps) et de chicanes administratives. On sait qu'au Congo-Brazza les écoles catholiques ont été confisquées, qu'en Pologne la persécution est journalière, qu'elle est farouche et sanglante dans tout le monde communiste et au Soudan. Et le Père Vandermersch a le front de dire : « L'affrontement entre l'Église et un monde non chrétien n'est plus aussi virulent qu'il l'était en 1929. L'Église de son côté se veut plus attentive aux besoins des hommes privés de la Bonne Nouvelle. » 1929 est l'année où Pie XI fondait l'Action Catholique. Ces jeunes gens sont bien oublieux et bien ingrats, ils croient avoir tout inventé.
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*Les trois quarts des missionnaires catholiques étaient français au début du siècle ; voilà ce qu'ils ont le front d'appeler l'Église du* « *ghetto* ». Les institutions « démocratiques » gênèrent le recrutement de ces missionnaires en chassant les religieux.
L'Église de France n'a pas attendu la « nouvelle vague » pour être « attentive aux besoins des hommes privés de la Bonne Nouvelle ». Les Cercles Ouvriers ont été fondés entre 1870 et 1880, mais leurs fondateurs n'étaient pas marxistes. L'encyclique *Rerum novarum* date de 1891. Continuons à citer le texte conciliaire :
« Tout monopole scolaire de ce genre \[ceci s'adresse à l'État\] est en effet opposé aux droits innés de la personne humaine, au progrès et à la diffusion de la culture elle-même, à la concorde entre les citoyens, enfin au pluralisme qui est aujourd'hui de règle dans un grand nombre de sociétés. »
« La présence de l'Église dans le domaine scolaire se manifeste à un titre particulier par l'École catholique. Tout autant que les autres écoles, celle-ci poursuit des fins culturelles et la formation humaine des jeunes. Ce qui lui appartient en propre, c'est de créer pour la communauté scolaire une atmosphère animée d'un esprit évangélique de liberté et de charité, d'aider les adolescents à développer leur personnalité en faisant en même temps croître cette *créature nouvelle qu'ils sont devenus par le baptême,* et finalement d'ordonner toute la culture humaine à l'annonce du salut de telle sorte que la connaissance graduelle que les élèves acquièrent du monde, de la vie et de l'homme, soit illuminée par la foi. C'est ainsi que l'Église catholique en s'ouvrant comme il convient au progrès du monde moderne, forme les élèves à travailler efficacement au bien de la cité terrestre. En même temps elle les prépare à travailler à l'extension du Royaume de Dieu de sorte qu'en s'exerçant à une vie exemplaire et apostolique, ils deviennent comme un ferment de salut pour l'humanité. »
109:105
« L'école catholique revêt une importance considérable dans les circonstances où nous sommes, puisqu'elle peut être tellement utile à l'accomplissement de la mission du peuple de Dieu et servir au *dialogue entre l'Église et la communauté des hommes,* à l'avantage de l'une et de l'autre. Aussi le Concile proclame-t-il à nouveau le droit de l'Église, déjà affirmé dans maint document du magistère, de fonder et de diriger des écoles de tous ordres et de tous degrés. Il rappelle que l'exercice de ce droit importe au premier chef à la liberté de conscience, à la *garantie des droits des parents* ainsi qu'au progrès de la culture elle-même.
« Mais que les maîtres ne l'oublient pas : c'est d'eux avant tout qu'il dépend que l'école catholique soit en mesure de réaliser ses buts et ses desseins. Qu'on les prépare donc avec une sollicitude toute particulière à acquérir les connaissances tant profanes que religieuses qui soient sanctionnées par des diplômes appropriés ainsi qu'un savoir faire pédagogique en accord avec les découvertes modernes. Que la charité les unisse entre eux et avec leurs élèves, qu'ils soient tout pénétrés d'esprit apostolique pour rendre témoignage, par leur vie autant que par leur enseignement, au Maître unique, le Christ. Qu'ils travaillent en collaboration, surtout avec les parents ; qu'en union avec ceux-ci, ils sachent tenir compte dans toute l'éducation, *de la différence des sexes* et de la vocation particulière attribuée *à l'homme et à la femme par la Providence divine,* dans la famille et dans la société.
Qu'ils s'appliquent à éveiller l'agir personnel des élèves et, après que ceux-ci auront terminé leurs études, qu'ils continuent à rester proches d'eux par leurs conseils et leur amitié, ainsi que par des associations spécialisées, toutes pénétrées du véritable esprit de l'Église. *La fonction enseignante ainsi conçue, le Concile le déclare, est un apostolat au sens propre du mot, tout à fait adapté en même temps que nécessaire à notre époque ; c'est aussi un authentique service rendu à la société.* Le Concile rappelle aux parents catholiques le devoir de confier leurs enfants là et quand ils le peuvent à des écoles catholiques, le devoir de soutenir celles-ci selon leurs ressources et de collaborer avec elles pour la bien de leurs enfants. »
Tout cela ne coïncide pas avec les paroles d'un archevêque aux enseignants chrétiens : « Il n'y a pas deux enseignements, il n'y en a qu'un. Il faut qu'il y ait un enseignement national. »
110:105
Ces paroles ont été dites avant la déclaration du Concile. Cet archevêque se repent peut-être, mais les enseignants chrétiens ne connaissent que sa pensée d'août 1965 et son intention de la leur imposer.
Dans un entretien du Père Vandermersch avec un journaliste du diocèse de Viviers, il interprète à rebours le fameux principe de subsidiarité. Celui-ci veut dire qu'il faut laisser aux groupements d'ordre inférieur, aux petites sociétés naturelles, l'administration qu'elles sont capables d'assurer par elles-mêmes. Pie XI dit (*Quadragesimo anno*) *:*
« *Il n'en reste pas moins indiscutable qu'on ne saurait ébranler ni changer ce principe si grave de philosophie sociale ; de même qu'on ne peut enlever aux particuliers, pour les transférer à la communauté, les attributions dont ils sont capables de s'acquitter de leur seule initiative et par leurs propres moyens, ainsi ce serait commettre une injustice, en même temps que troubler d'une manière très dommageable l'ordre social, que de retirer aux groupements d'ordre inférieur, pour les confier à une collectivité plus vaste et d'un rang plus élevé, les fonctions qu'ils sont en mesure de remplir eux-mêmes. L'objet naturel de toute intervention en matière sociale est d'aider les membres du corps social et non pas de les détruire ni de les absorber.* »
Or le R.P. déclare : « Ce principe est apparu aux sociologues, chrétiens ou non, comme définissant de façon équitable et efficace la participation de l'État dans la vie sociale moderne. Pourquoi nous en défier lorsqu'il s'agit de l'éducation, alors qu'il paraît satisfaisant pour marquer la place de l'État dans la gestion économique et sociale d'un pays ? »
Ce principe veut dire qu'IL NE FAUT PAS LAISSER L'ÉTAT FAIRE CE QUE PEUVENT FAIRE EUX-MÊMES LES CORPS INTERMÉDIAIRES. Si l'État peut ou veut (il le devrait) aider l'enseignement confessionnel (qui lui épargne de l'argent en satisfaisant nombre de citoyens) il doit *le laisser libre d'administrer à sa guise ses horaires, ses programmes, son personnel.* On sait qu'il n'en est rien. Le R.P. détourne le sens du principe en lui faisant dire qu'il ne faut pas se défier de la gestion de l'enseignement par l'État.
111:105
Or *partout,* en économie, en politique, comme dans l'enseignement, l'État annihile autant qu'il le peut ces corps intermédiaires. Il y a un Office des Céréales qui date de 1936. Aucun agriculteur n'a jamais fait partie de son administration. M. Bloch-Lainé, directeur de la plus grosse banque étatisée de France, la Caisse des Dépôts et Consignations, tend par ses théories à remettre à l'État la *direction des entreprises* en dissociant l'autorité de la propriété. Les seuls bénéficiaires seront des fonctionnaires à créer, et la charge s'augmentera pour la nation d'organes pour la plupart parasites. Ce n'est pas un projet, la manœuvre est commencée. L'État par démagogie a laissé épuiser les avantages que la dévaluation de 1959 nous avait procurés ; il a contribué à l'inflation autant que les industriels qui s'arrachaient les techniciens en haussant les salaires. Et puis l'État a interdit d'augmenter le prix de vente ; notre métallurgie n'a pu faire des économies pour investir ; elle est très endettée. Alors l'État a fait lui-même un emprunt d'un milliard qu'il cède aux entreprises. Celles-ci dépendent maintenant de ses technocrates. C'est-à-dire que les décisions seront toujours prises en retard par des gens qui ne sont pas en contact direct avec la réalité.
Il en est de même depuis plus de soixante ans pour l'enseignement, car des professeurs fonctionnaires qui ont « du pain de cuit » sont peu capables de discerner les besoins des *usagers* de l'enseignement, de ceux qui *utilisent* les jeunes gens sortant des écoles.
Ainsi notre État à tendances totalitaires va contre les déclarations les plus récentes du Saint-Siège ; il ébranle « *ce principe si grave de philosophie sociale* » qu'est l'autonomie des sociétés élémentaires : « L'objet naturel de toute intervention en matière sociale est d'aider les membres du corps social et non pas de les détruire ou de les absorber. »
L'État aide maintenant la métallurgie à se tirer d'une situation où lui-même l'a mise. Il en profite pour la dominer, et entre ainsi dans ces complications administratives qui rendent inefficaces tous les États totalitaires, comme l'agriculture en porte témoignage dans le monde entier, et qui rendent l'administration si coûteuse (car elle se sert elle-même) que les citoyens vraiment utiles succombent sous la fiscalité.
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112:105
En résumé notre épiscopat parle et agit d'une manière parallèle à un État qui certes nous débarrasse de la république parlementaire (car le diable aussi porte pierre) mais qui introduit dans le désordre de la société contemporaine non pas un ordre, mais une tyrannie semblable à celle du Bas-Empire romain et qui conduisit cet État à la ruine. Il étouffe ainsi l'initiative et la responsabilité. *L'initiative*, parce que seuls les hommes qui manient directement des métiers concrets sont capables d'avoir des initiatives justifiées et de les avoir en temps opportun ; la *responsabilité,* car les fonctionnaires qui veulent nous diriger se retranchent derrière l'État, et ils n'ont en réalité aucune responsabilité personnelle sanctionnée par les faits. L'empire romain était devenu chrétien ; il s'écroula pourtant faute d'idées justes sur la politique et l'économie, simplement parce qu'il était gouverné par des fonctionnaires, qui étaient souvent les agrégés de lettres de ce temps-là. Il aboutit à cet état abject de la plèbe romaine nourrie aux frais de l'État et gavée de plaisirs corrompus (*panem et circenses*) (sécurité sociale, radio, loisirs, télévision).
Il fallait certes remédier à l'indigne situation du prolétariat ouvrier, mais non en lui faisant abdiquer la responsabilité personnelle ; il fallait au contraire l'intéresser moralement et intellectuellement à prendre part à des institutions à *sa portée.* Ce fut à quoi s'était efforcée l'Église dès la chute de l'Empire romain d'Occident. Sans toucher à la grande propriété elle avait fait de l'esclave un fermier responsable ; elle l'avait doté d'une famille à sa charge, d'une petite possession héréditaire ; elle avait fait de l'ouvrier un compagnon ou un maître dans un métier ayant ses lois propres.
Aujourd'hui l'ouvrier, même gavé, est devenu une sorte d'esclave sans autonomie ni responsabilité autres que celles d'une machine, et abruti moralement par la radio de l'État.
Or le développement actuel de la société française est contraire à l'ordre social chrétien dont le Saint-Siège a donné les normes. L'étatisme étouffe les libertés là où elles sont légitimes et mêmes indispensables à la bonne marche des sociétés. Les fonctionnaires qui règlent tout sont en pratique entièrement irresponsables de ce qui peut arriver des erreurs qu'ils ont commises ; ils ont même des tribunaux spéciaux pour les acquitter.
113:105
Notre épiscopat livre l'enseignement libre aux fonctionnaires de l'État, sans recours. Or lui-même n'a pas su enseigner dans ses séminaires, ou a mal choisi les maîtres, car ses prêtres lui désobéissent partout, ouvertement ; comme les vicaires tiennent pour nuls les « souhaits » de leurs curés. Les aumôniers des œuvres sont devenus souvent des agents du communisme. Notre épiscopat ne peut même plus commander ; les idées même qu'il a laissé naître ou contribué à propager lui ont enlevé toute autorité ; et il empêche de parler les bons prêtres, ceux dont nous avons pu constater qu'ils suivaient et enseignaient la doctrine des apôtres et des saints. Enfin pour tout dire, devant cette incapacité constatée et cet esprit de rébellion bien visible, il *n'y a de solution pour les pères de famille qu'à reprendre la direction des écoles libres qu'ils avaient confiée imprudemment au clergé.* Car l'argent vient des fidèles et nous le voyons employé contre leur volonté. L'épiscopat se prépare à « remanier » la carte scolaire sans consulter les fidèles, ni les enseignants ; c'est-à-dire qu'il supprimera ici des écoles libres pour les installer ailleurs. Dans un diocèse où il y a deux villes importantes, il y avait deux écoles religieuses pour les filles. L'évêché leur a fait supprimer les classes de philosophie ; les jeunes filles devront aller dans une petite ville comme pensionnaires. Là elles pourront suivre un cours (mixte) donné par un professeur de petit séminaire. Le résultat est qu'elles iront au lycée de leur ville.
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Certes l'épiscopat a pour mission de diriger l'enseignement religieux et on sait qu'il n'y arrive pas puisqu'on laisse enseigner à nos enfants des hérésies plus ou moins graves, mais malheureusement pas du tout inconscientes. Il y a dans le clergé même une crise de la foi ; il est certain que la plupart des évêques le déplorent ; laissons-les y remédier. Mais on voit bien qu'ils ne savent comment faire ; ils sont souvent circonvenus ; un évêque me dit un jour : « M. Charlier, si vous saviez comme un évêque est seul ».
114:105
Quant à l'enseignement de l'histoire, des lettres et de la philosophie, beaucoup de pères de famille ne sont pas sans compétence et ne sont nullement obligés de s'incliner devant des décisions dont ils connaissent les graves défauts.
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Et voici la situation à laquelle les chrétiens conscients de l'abîme où s'enfonce la chrétienté ont à parer.
Dans les villes importantes, les chefs-lieux qui peuvent attirer beaucoup d'élèves venant de toute la contrée, il est très possible à un institut libre de payer les maîtres honorablement et même de créer des bourses.
Mais dans les petits bourgs, les communes rurales qui tiennent à leur école libre, les dépenses sont hors de proportion avec les ressources des populations, soit pour bâtir, soit pour payer les maîtres. Il faut les y aider. Telle est à l'heure actuelle la plus urgente et la plus belle des missions d'évangélisation. Comment voyons-nous cette œuvre ?
Il faut centraliser des fonds pour l'école vraiment libre afin de pouvoir aider qui le mérite.
Il faut mettre cette société sous le patronage de S. Joseph, le chef de la Sainte Famille qui fut chargé de l'éducation de Jésus avec Marie sa mère. Il lui donna, avec l'exemple de la justice, toute sa formation technique ; car Jésus, Verbe éternel, et connaissant tout comme Créateur par le dedans, a dû acquérir cette connaissance expérimentale humaine, toujours déficiente mais si profondément différente de la connaissance divine. Jésus savait « ce qu'il y a dans le cœur de l'homme », de tout homme qui se présentait devant lui ; mais il dut apprendre à lui parler suivant la langue et les usages de son peuple. Uni au Père, il bénissait Dieu dans son cœur avec un amour infini, mais il apprit les « bénédictions » dans le langage d'Israël. Il comprenait tout mais son intelligence d'homme acquit avec l'âge des moyens plus subtils et pénétrants de s'exprimer dans la langue des hommes. C'est pourquoi S. Luc nous dit : « Et Jésus grandissait en sagesse et en taille et en grâce auprès de Dieu et des hommes. » S. Joseph fut donc réellement un éducateur du mieux doué et du plus parfait des enfants des hommes.
Nous lui confierons donc cette œuvre d'éducation chrétienne, et il en fournira les moyens.
Il faudra bien entendu quelques personnes dévouées très au courant des questions scolaires, qui puissent prendre en main cette grave entreprise, car les conditions de notre vie personnelle nous rendent impuissant à le faire.
115:105
Il n'est rien de plus important dans l'état actuel de l'Église, car la famille est la base de toute Société, la famille chrétienne la base de la société chrétienne. Tout s'y doit faire en présence de Dieu, travailler, manger, boire, dormir, et pour Dieu. De telles familles sauveront la société quand Dieu le voudra, quand il trouvera suffisamment de chrétiens pour comprendre que le but de la vie est de se sanctifier et d'aider à se sanctifier ceux que la Providence leur a confiés. Une école vraiment libre de toute ingérence de César y est indispensable.
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On nous recommande le dialogue avec le monde ; nous y sommes bien obligés : nous dialoguons avec les employés du métro, des chemins de fer, les gardiens de la paix, les contributions directes et indirectes, avec nos employés. Nous sommes modestes avec ceux qui peuvent nous infliger une contravention, même s'ils ont tort, ou qui peuvent nous « saler » arbitrairement. Dans l'immense majorité des cas, ce dialogue est empreint d'une certaine bonhomie. Mais peut-être n'est-ce pas là le dialogue envisagé ? Il semblerait qu'il s'agisse spécialement d'un dialogue de sourds avec des gens qui ne veulent rien entendre ; ou y sont inaptes.
Les faits économiques profonds qui sont aussi des faits psychologiques sont rarement entendus de ceux qui en parlent. On sait que les pays communistes, matérialistes, mais peu avancés en fait de psychologie humaine, se sont engagés pendant cinquante ans dans des erreurs qu'ils commencent seulement à entrevoir. Notre clergé qui semble vouloir leur emboîter le pas, n'a pas grande expérience en ces matières depuis qu'il a été dépouillé de ses possessions terrestres. Nous voici en « état de dialogue » avec lui au sujet de l'enseignement ; on ne peut pas dire que le clergé ait une expérience personnelle particulièrement « valable », suivant l'expression contemporaine, de l'éducation des enfants (à moins de sortir d'une famille où elle était excellente).
116:105
Alors nous résistons aux idées fausses, sans ménagement pour l'erreur, avec douceur pour les errants. Le dialogue se gâte lorsqu'on nous veut arbitrairement imposer ce qui s'attaque à notre conscience. Le clergé lui-même en soulève un cas précis ; il veut sous prétexte de religion nous imposer ses vues politiques de soumission dans l'enseignement aux vues et aux directives d'un État agnostique dont l'Université a combattu ouvertement l'Église pendant plus de cent ans, où les meilleurs l'ignorent avec bienveillance et s'y intéressent comme au mythe d'Osiris et d'Isis.
Nous nous aiderons donc de nos saints. S. Joseph qui sauva l'enfant Jésus des mains d'Hérode est un bon exemple pour les éducateurs chrétiens. Et au retour d'Égypte, il s'écarta de Jérusalem parce qu'y régnaient de nouveaux tyrans. Avec lui, après lui, nous confierons notre œuvre à S. Jeanne d'Arc. On ne peut lui dénier qu'elle ait su dialoguer avec le monde. Mais c'était après des années de dialogue avec Dieu et ses saints. Elle ne dialoguait pas pour prendre les manières du monde. Petite paysanne, elle réussit à faire agir un roi de caractère indécis ; elle s'imposa par sa pensée et par ses actes à un homme supérieur comme Dunois. Mais aussi elle tapait à coups de bâton sur les femmes de mauvaise vie qui hantaient son camp. Elle y brisa même son épée. Quand l'État chassera de même le vice de sa radio et sa télévision, qu'il en écartera les chansons ordurières, nous pourrons commencer à lui rendre notre confiance en fait d'éducation. Le dialogue pourra retrouver sa bonhomie.
Nous nous adressons aussi à S. Thérèse de Lisieux, la plus grande sainte des temps modernes, disait S. Pie X. Dans son cloître presque mourante, elle « marchait pour un missionnaire ». C'est-à-dire qu'elle faisait pénitence pour la conversion du monde, accomplissant la tâche la première et la principale de l'Action Catholique, l'acte d'amour joint à la prière. Mais Jeanne d'Arc après « *le plus beau faict que onques fut vu en chrétienté* » fit elle-même une pénitence analogue à celle de la jeune carmélite, avec une plus courte mais aussi dure épreuve de la foi.
117:105
Confions enfin notre jeunesse à tous les martyrs connus ou cachés de nos missions et de nos guerres qui ont versé silencieusement leur sang et usé leur vie pour (comme dit Mgr Veuillot) « rendre témoignage par la vie et par la parole à Jésus Christ Sauveur ». Car telle était la pensée profonde de l'Église dite « triomphaliste » ou encore du « Ghetto » : sous ces accoutrements mensongers elle est toujours la même.
\*\*\*
Arrivé au terme de ce petit travail, nous avouons ne pas l'avoir entrepris de gaîté de cœur. Nous aimons travailler tranquillement sans nous soucier du tiers ni du quart, sans nous soucier de l'opinion. Mais Jérémie dit (XII, II) : « *Desolata est omnis terra quia nullus est qui recogitet corde.* » Nous sommes donc rentré dans notre cœur et avons jugé nécessaire de dire ce que nous savons. S. Paul dit aussi : « Car il est écrit qu'Abraham eut deux fils, un de la servante et un de la femme libre, en vertu de la promesse. »
Nous tenons fermement à ce que nos enfants et petits-enfants restent les héritiers de la femme libre.
Henri CHARLIER.
118:105
### La réforme Fouchet (II)
*La réforme des enseignements supérieurs\
de lettres et de sciences*
par Étienne MALNOUX
LA RÉFORME des enseignements supérieurs de lettres et sciences comprend essentiellement deux mesures :
1 -- Le remplacement du système des certificats par un découpage en cycles et années comparable à celui de l'enseignement secondaire.
2 -- L'inclusion dans l'enseignement supérieur d'un enseignement technique de deux ans, donné dans des Instituts Universitaires de Technologie (I.U.T.).
**1. -- **Personne n'a pu prouver d'une façon pertinente et convaincante la nécessite d'abolir le système très libéral et très souple des certificats pour le remplacer par le système autoritaire et rigide des « années ». On évoque généralement des arguments spécieux : les études de droit, de médecine, de pharmacie sont ainsi divisées, donc les études scientifiques et littéraires doivent l'être de même. Si les professeurs de droit, de médecine, de pharmacie et de sciences préfèrent le système par années, libre à eux ; cela ne prouve pas qu'il soit préférable pour les lettres. Il n'a pas été question de leur imposer par symétrie un système par certificats. Si le découpage par années est souhaité par les scientifiques, par quel esprit de système dogmatique et borné doit-on l'étendre aux lettres et sciences humaines ?
119:105
Le système des certificats possède de très réels avantages. Il est d'abord très libéral, laisse à l'étudiant quelque initiative et indépendance, notamment la latitude de présenter les certificats nécessaires à la licence dans l'ordre qui lui convient le mieux et autant de fois qu'il lui est nécessaire. Un élève brillant pouvait y parvenir en trois ans, propédeutique comprise. Certains professeurs dans certaines disciplines ont fait des objections, estimé que tel certificat devait être présenté avant tel autre. Qui empêche ces professeurs de faire connaître ces avis et conseils aux étudiants ?
C'est aussi un système très démocratique, permettant à des gens qui travaillent de poursuivre des études et d'accéder par petites étapes, un certificat par an ou tous les deux ans, à la licence, puis au diplôme, voire à l'agrégation.
Du point de vue pédagogique, le système des certificats avait aussi de sérieux avantages. S'il est bon jusqu'à un certain point de mener de front des études variées et différentes, comme dans les « khagnes » par exemple, et de papillonner de l'une à l'autre, il vient un moment où il faut approfondir et se spécialiser d'une façon sérieuse. Il n'y a rien de tel pour apprendre disons du Latin, que d'en faire à haute dose, systématiquement et exclusivement pendant un an ou deux pour préparer le certificat de Latin. C'est dans ces conditions que l'on fait véritablement des progrès.
La réaction des professeurs au découpage par années est symptomatique. Ils s'y résignent, parce qu'ils ont l'impression de se trouver en présence d'un vase vide, qu'ils espèrent secrètement pouvoir remplir, à leur convenance, de ce qu'ils avaient coutume d'enseigner. C'est en effet comme un cadre sans contenu que se présente toute la Réforme de l'enseignement supérieur, et la plus optimiste espérance est de faire entrer tant bien que mal dans les trois ans de licence le contenu de 4 certificats et d'une année de propédeutique. *Au mieux, ça ne serait pas plus mal.*
Que vont devenir les nombreux certificats aussi savants que variés et spécialisés qui permettaient la recherche, la culture, le savoir désintéressés, et la plus haute érudition. On ne voit guère dans le système utilitariste qui a prévalu, la place d'un certificat de polonais, de hongrois, de grec moderne, d'études byzantines, de langues germaniques ou romanes comparées, d'histoire de la colonisation.
Le premier cycle de l'enseignement universitaire comprendra deux années. A la fin de la première année, un examen de passage permettra d'accéder à la seconde qui sera elle-même sanctionnée par un « Diplôme universitaire d'études scientifiques ou littéraires » (D.U.E.S., D.U.E.L.) délivré par un jury qui donnera en même temps des conseils d'orientation. Un seul redoublement sera autorisé en première ou seconde année (c'est le régime actuel de la propédeutique).
120:105
Quatre sections en sciences : mathématiques physiques, physique chimie, biologie géologie, chimie biologie -- avec une vingtaine d'heures de cours et travaux pratiques chaque semaine.
Cinq sections principales en lettres : philosophie (avec option sociologie et psychologie), lettres classiques, lettres modernes, histoire et géographie (avec options histoire de l'art et archéologie), langues vivantes. Notons la part entière et distincte donnée aux lettres modernes, c'est-à-dire au Français sans latin ni grec, destinées à former par bataillons entiers les professeurs de Français nécessaires aux établissements secondaires modernes et techniques.
On voit à quel point ces lignes générales restent schématiques. De quelles matières seront-elles chargées, cela reste encore problématique et incertain. Il est probable que la pratique créera sa jurisprudence, et qu'il n'y aura peut-être pas grand changement en fin de compte. C'est le mieux que l'on puisse espérer.
Nous donnons en appendice, à titre d'exemple, ce qui est proposé en Histoire et Géographie par la Commission des Programmes.
Par comparaison avec le système existant, on constate dans ce cas précis que l'ancienne propédeutique disparaît et que les quatre certificats de la licence d'histoire et géographie se trouvent résumés et disposés dans un ordre impératif dans les deux années du 1^er^ cycle. Il en sera vraisemblablement de même pour les autres sections. Si l'on considère d'une part que ces quatre certificats étaient un lourd travail pour de bons étudiants ayant déjà bénéficié d'une année de propédeutique, d'autre part que les étudiants aborderont cet enseignement directement après un baccalauréat dont nous avons vu qu'il serait fatalement d'un niveau inférieur, on doit conclure que l'enseignement de ce premier cycle sera nécessairement moins complet et moins élevé, plus scolaire et moins universitaire que celui dispensé actuellement.
##### *La* «* licence *»
Après ce premier cycle, à l'issue du « DUEL » ou du « DUES », l'étudiant aura le choix entre un deuxième cycle court d'un an, conduisant à la licence et un deuxième cycle long, de deux ans, débouchant sur la « Maîtrise ».
121:105
En Sciences, trois licences : Mathématiques, Physique-Chimie, Sciences Naturelles.
En Lettres, les options mentionnées plus haut comportent deux certificats : « un certificat "L" propre à la licence, et un certificat "C", commun avec la maîtrise ».
Prenons l'Histoire de nouveau comme exemple. Le certificat « L » est au choix : Histoire Ancienne, Histoire du Moyen Age, Histoire Moderne, Histoire Contemporaine. L'examen comprend une dissertation (durée trois heures) et une épreuve pratique portant sur une science auxiliaire de l'Histoire. Le certificat C1 offre un choix parmi 20 sujets allant de l'Archéologie et Art Antique à l'Histoire Économique du monde moderne en passant par la vie religieuse au Moyen Age ([^16]). « Pas de programme, pas de cours, mais travail à l'intérieur d'un séminaire dirigé par un professeur » ; l'examen est « un entretien devant un jury de deux personnes dont un professeur, portant sur une liste de livres et de sources d'une vingtaine de titres ».
##### *Le C.A.P.E.S* ([^17])
Après la licence, l'étudiant qui désire s'orienter vers l'enseignement secondaire peut être admis dans les centres pédagogiques régionaux, en fonction des notes obtenues à la faculté au cours de l'année. Il y prépare un an le CAPES, qui ne comprend que des épreuves pratiques et des épreuves théoriques orales. Le candidat reçu est nommé professeur certifié, et a vocation pour enseigner dans toutes les classes de l'enseignement *long* du second degré.
En somme, la préparation du professeur de l'enseignement secondaire doit normalement durer quatre ans. C'est le temps *minimum* nécessaire à l'heure actuelle pour un candidat brillant et travailleur.
« La licence ne constitue en aucun cas une impasse, les licenciés d'enseignement peuvent continuer leurs études vers la maîtrise. »
##### *La maîtrise*
Ce nouveau titre sanctionnera le *second cycle long* de l'enseignement supérieur, au bout de deux ans d'études.
122:105
N'y seront admis en principe que les candidats ayant obtenu une note supérieure à 12, ou autorisés par décision de l'Assemblée de la Faculté. Il en résultera que les licenciés du nouveau système promis à l'enseignement secondaire seront les laissés pour compte de la maîtrise.
En Sciences, la maîtrise comportera 12 options ([^18]), comprenant chacune quatre certificats, 2 présentés la première année, et deux la seconde année.
En Lettres, la maîtrise comprendra la rédaction d'un mémoire qui s'étendra sur deux ans, un certificat C1, la première année et un Certificat C2, la deuxième année.
C'est en somme un compromis entre l'actuel diplôme d'Études Supérieures rédigé en deux années au lieu d'une, et deux certificats de licence très spécialisés, puisque le C1 est l'un des vingt certificats déjà signalés à titre d'exemple pour la licence d'Histoire, et le C2 sera « étroitement apparenté au sujet du mémoire ».
Pour les candidats déjà licenciés, un système d'équivalence est prévu :
-- en Sciences, ils seront dispensés de l'un des quatre certificats ;
-- en Lettres, ils pourront, en un an au lieu de deux, rédiger un mémoire et passer le certificat C2.
La maîtrise permet d'enseigner dans le second degré. Elle est aussi nécessaire aux candidats à l'Agrégation au lieu de la licence et du diplôme d'Études Supérieures dans le système actuel.
##### *L'agrégation*
L'agrégé, dorénavant cantonné dans le second cycle de l'enseignement secondaire et les classes préparatoires aux grandes écoles, est exclu du premier cycle.
L'innovation, c'est la création d'une « botte » ; les candidats de cette première partie de la liste seront de plein droit, s'ils en font la demande, nommés assistants de faculté tout en gardant le droit d'opter pour l'enseignement secondaire.
Les candidats classés dans la seconde partie de la liste ne pourront obtenir un poste d'assistant que s'ils ont été « prérecrutés » par la direction des enseignements supérieurs, un an avant le concours.
123:105
Un corps de professeurs intermédiaire entre agrégés et certifiés est constitué par les admissibles à l'agrégation.
Ce système, comme on voit, ne brille ni par la simplicité, ni par la clarté.
On constate d'abord que le réformateur a obéi à des impératifs utilitaires et pratiques : la démocratisation de l'enseignement ; l'entrée massive et immédiate d'élèves médiocres dans l'enseignement secondaire nécessite la formation accélérée de maîtres pourvus d'un bagage rudimentaire réduit au strict minimum : la licence d'enseignement, plus un peu de pédagogie pratique. On proclame implicitement la médiocrité de cette licence, en la doublant d'un diplôme de qualité supérieure et nécessitant une préparation plus longue, la maîtrise, pour le second cycle de l'enseignement secondaire.
La moyenne de 12 comme critère d'aptitude à préparer la maîtrise est des plus discutables : l'expérience constante prouve que des licenciés reçus avec des notes moyennes, pour toute sorte de raisons, peuvent rédiger d'excellents \[devoirs\] et se révéler de bons candidats à l'agrégation. De même, un brillant agrégé peut n'avoir aucune aptitude à l'enseignement supérieur et à la recherche.
La création d'une « botte » à l'agrégation, destinée à l'enseignement supérieur, contraire aux traditions universitaires, est une immixtion de plus de l'État dans l'Université, et l'abolition d'un des derniers privilèges de celle-ci : la cooptation des maîtres, y compris les assistants. Les professeurs de Faculté font généralement remarquer que les aptitudes à la recherche et au travail personnel ne sont pas décelées par l'agrégation. Un agrégé, même « bottier », n'a pas *ipso facto* vocation à l'enseignement supérieur.
La séparation entre enseignement et recherche est accentuée d'ailleurs par l'opposition entre licence et maîtrise, ce qui, au niveau de l'enseignement supérieur est assurément une erreur. La recherche n'a d'intérêt que si le chercheur fait profiter ses disciples des méthodes et résultats de son étude par un enseignement. Un enseignement n'a de valeur que s'il est autre chose que de la pédagogie ou de la rhétorique, que s'il est nourri d'un effort personnel de recherche.
L'embrigadement et la caporalisation de l'enseignement sont en germe dans ce projet de réforme.
124:105
La formation des maîtres est probablement une des plus graves questions mises en cause par la réforme. La démocratisation de l'enseignement, qui est déjà en marche depuis plusieurs années, a nécessité et nécessitera de plus en plus et à tous les niveaux un recrutement plus important d'enseignants avec, pour conséquence, un amoindrissement de leur qualité. La valeur des candidats à la licence, mal préparés par un enseignement secondaire déficient, mis à part de brillantes exceptions, est d'une façon générale en diminution sensible. Ces étudiants feront des licenciés et des enseignants médiocres. Un enseignement plus médiocre dispensé à des élèves plus, nombreux et moins sélectionnés, donc en moyenne plus médiocres, ne pourra produire à son tour que des résultats inférieurs. C'est là un cercle vicieux, qui ne fera qu'accélérer la décadence de l'intelligence française. Il n'est pour se convaincre de cet état de fait que de lire la littérature syndicaliste étudiante, celle de l'UNEF nommément, dont la bassesse démagogique n'a d'égale que l'indigence intellectuelle et l'incorrection de la langue. Il est vrai cependant que l'UNEF ne représente en fait qu'un dixième des étudiants, et ne doit son influence qu'à une solide structuration communiste, à la complicité des autorités universitaires et au soutien de certains syndicats enseignants (SNES Sup).
##### *Les instituts universitaires de technologie*
On ne saurait blâmer le réformateur de vouloir développer et promouvoir un enseignement technique de valeur. Mais le reproche formulé contre l'insertion de l'enseignement technique dans l'enseignement secondaire est encore plus justifié au niveau de l'enseignement supérieur.
Il est de tradition en France que l'enseignement technologique supérieur, la formation des ingénieurs et des techniciens supérieurs ne sont pas donnés dans les Universités, mais dans les écoles appropriées, dont nos Grandes Écoles. Il en est sans doute différemment en Amérique, et on peut concevoir que l'Université serve aussi d'école professionnelle. Il ne semble pas en tout cas, en France, que l'on ait grand avantage à annexer à l'Université qui a pour mission des études théoriques, abstraites, désintéressées, un enseignement tout différent, pratique, utilitaire, auquel rien ne la prépare. Selon le professeur Capelle (ancien Recteur de l'Université de Nancy, ancien directeur général au ministère de l'Éducation Nationale, poste dont il démissionna en 1965) une voie plus judicieuse aurait pu être adoptée :
125:105
elle eût consisté a promouvoir et à développer ce qu'il appelle les « Cinq vieilles de l'enseignement technique », les cinq premières écoles professionnelles qui ont donné des techniciens supérieurs de qualité : Armentières, Lyon, Nantes, Vierzon, Voiron. (*Arts et Loisirs* 16 au 22 Mars 1966).
L'UNEF, qui souhaite que l'enseignement des I.U.T. dure trois ans dénonce cet enseignement comme inspiré par les besoins des grandes entreprises. Nous redoutions, au contraire, qu'il n'en soit pas ainsi, et que l'on forme dans ces I.U.T. des techniciens abstraits et inutilisables, sans rapport avec les besoins des entreprises, sans valeur sur le marché de l'emploi. Un enseignement technique inadapté aux besoins réels des employeurs, serait certainement la plus catastrophique des réformes. Il y a donc tout avantage à établir une étroite collaboration entre les professions faisant connaître leurs besoins quantitatifs et qualificatifs en techniciens et les établissements scolaires chargés de leur formation.
##### *L'U.N.E.F. et la Réforme Fouchet.*
La grève déclenchée par l'UNEF et le Syndicat National de l'Enseignement Supérieur n'avait pas pour but de protester contre le remplacement hâtif d'un système satisfaisant dans l'ensemble par un autre système qui a toutes les chances d'être plus médiocre. C'est tout l'inverse. Ce qui a été reproché au projet Fouchet, c'est de ne pas aller assez loin dans la « Réforme » et la « démocratisation ».
Les principales revendications de l'UNEF sont les suivantes (Programme de l'UNEF. Février 1966) :
1° *Une allocation d'étude attribuée à tous les étudiants sur critères universitaires,* égale au moins au SMIG, et dont bénéficieraient de droit les étudiants effectuant leur première année d'enseignement supérieur et les élèves des classes préparatoires aux grandes Écoles. Les buts avoués sont d'assurer « l'indépendance financière, qui, par rapport à la famille, supprime une des causes principales de tension : le maintien dans l'adolescence d'un individu civilement adulte ; ... l'indépendance par rapport à l'État en rendant l'aide de celui-ci automatique en fonction de critères qui ne dépendent que du travail ».
126:105
De cette seconde indépendance, nous pensons que l'on n'est jamais totalement indépendant de qui vous paye, surtout lorsque c'est un État totalitaire.
La première, notre goût de la justice et notre horreur de la démagogie nous la font trouver proprement scandaleuse. Il est d'élémentaire justice que les parents qui en ont les moyens paient les études de leurs enfants ; comme il n'est pas moins juste que les étudiants qui ne disposent pas de ressources familiales suffisantes puissent continuer leurs études au moyen de bourses d'études. On pourrait aussi concevoir que les allocations familiales continuent d'être versées aux parents dont les enfants poursuivent des études au-delà de l'âge de vingt ans. Remarquons en outre que la proportion « d'enfants d'ouvriers » dans l'université n'en augmentera pas pour autant, les « critères universitaires » ne donnant pas plus de chances aux incapables même de milieu populaire d'accéder à l'enseignement supérieur et favorisant au contraire les « enfants de bourgeois ». Les bénéficiaires immédiats de l'allocation d'études seront d'abord les quelques 60.000 « enfants de cadres » qui fréquentent actuellement l'Université de Paris, selon l'UNEF. Le but réel, pour les jeunes démagogues bourgeois, fils à Papa, qui dirigent l'UNEF, c'est effectivement d'être indépendants de leur famille et d'avoir un « minimum d'argent de poche garanti ».
Du même coup se manifestent les prétentions totalitaires de l'UNEF, annexe de fait du P.C. : une des conditions primordiales d'un embrigadement totalitaire de la jeunesse, c'est de l'arracher à l'influence délétère du milieu familial par l'indépendance financière.
2° Nationalisation et Autonomie de l'Enseignement Supérieur. La flagrante contradiction des termes est révélatrice de l'indigence intellectuelle des dirigeants de l'UNEF.
Nationalisation, cela veut dire un monopole encore plus « totalitaire » de l'État sur l'enseignement supérieur, donc en fait la suppression des Instituts et Facultés libres ainsi que de la formation technique supérieure donnée à leur personnel par certaines grandes entreprises privées.
L'autonomie, cela veut dire que l'État paye mais ne gère pas ; qu'on laissera aux professeurs les « franchises » et autres joujoux auxquels ils sont sénilement attachés, et qu'à long terme, les étudiants participeront à la gestion de leur faculté, par l'intermédiaire de la « section syndicale de la Faculté », c'est-à-dire de l'UNEF.
En conclusion, l'État paye et l'UNEF « gère ».
127:105
Nous pensons qu'il est souhaitable que les étudiants participent effectivement par des délégués élus à la gestion de l'Université. Ils pourraient présenter le point de vue des usagers, donc des étudiants, et des suggestions utiles : signaler par exemple qu'ils aimeraient trouver du papier dans des toilettes décentes, qu'il est pénible de faire la queue debout pendant des heures pour les inscriptions aux examens... et bien d'autres points auxquels les autorités de gestion ne semblent pas songer.
Mais il conviendrait que ces élections fussent effectivement libres, et non contrôlées par ce parti unique et totalitaire qu'est en fait l'UNEF, que les autorités universitaires aient la volonté, le courage et les moyens de faire respecter cette liberté autrement qu'ils ne font. En d'autres termes que la représentation des étudiants soit institutionnalisée et garantie.
Partisans de l'autonomie effective des Universités par rapport à l'État, nous ne pouvons être qu'hostiles à l'étatisation de l'enseignement supérieur. Le modèle à suivre est celui de la Grande Bretagne et des États-Unis, où les Universités sont des corps indépendants disposant de ressources variées, notamment de dotations faites par de riches bienfaiteurs et de subsides votés par les pouvoirs publics. Mais une telle réforme dans le contexte de centralisation et d'étatisme de la France dans tous les domaines, depuis l'Empire, reste certainement à l'heure actuelle, dans le domaine des vœux pieux. C'est néanmoins dans ce sens que devrait s'orienter la préparation sérieuse d'une Réforme de l'Université.
##### *Formation des enseignants en quatre ans*
C'est sans doute mieux que trois, et cela reviendrait a assimiler la « licence » Fouchet à la « maîtrise » Fouchet.
Nous demeurons cependant partisans du système des certificats qui permet à l'étudiant, selon son intelligence et ses capacités de travail de mettre trois ans, ou quatre ans, ou plus, à obtenir sa licence.
##### *Les méthodes d'enseignement*
L'UNEF, soutenue récemment par un groupe anonyme d'assistants vraisemblablement anciens responsables de l'UNEF (cf. Le Monde 6-7 mars 1966) considère qu'actuellement le « système pédagogique fonctionne mal ».
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Les étudiants, selon l'UNEF, ne sont pas contents de leurs maîtres ; ils voudraient avoir plus de « rapports » avec eux. Ce reproche semble peu justifié : les étudiants peuvent avoir des « rapports » avec leurs professeurs, et plus encore les maîtres assistants et assistants, quand ils le souhaitent. Mais il faut remarquer que ceux qui désirent de tels rapports ne sont pas foule ; ce qui est finalement heureux, car un professeur ne peut passer son temps à « avoir des rapports » avec ses élèves : il a aussi des cours à préparer, des travaux de recherche à effectuer, des devoirs à corriger. Le rapport naturel et spécifique d'un professeur avec ses élèves, c'est son cours, ce que trop d'étudiants semblent ignorer.
Les cours magistraux sont, paraît-il, trop spécialisés et ne font état que des curieuses recherches personnelles des professeurs. Faut-il donc rappeler aux étudiants qu'un cours, même magistral, n'est qu'une contribution, une aide aux études supérieures. Un cours de Faculté ne doit pas être le résumé de ce qu'un étudiant peut trouver dans n'importe quel manuel, mais l'étude approfondie de tel ou tel puint particulier.
L'UNEF demande aussi que soient polycopiés et remis gratuitement aux étudiants, en plus de l'allocation d'études, les cours magistraux rédigés par les professeurs. En d'autres termes, la possibilité de jouir à domicile de ladite allocation, sans avoir, de surcroît, la peine de suivre un cours et de prendre des notes, ce qui constitue évidemment un effort intellectuel.
Des « classes d'application doivent permettre le dialogue enseignants et étudiants indispensable » proclame l'UNEF. Nécessité donc de groupes à effectifs réduits (25 étudiants par T.P.). L'UNEF retarde : ces groupes existent en fait depuis plusieurs années en propédeutique et en licence pour la plupart des certificats ; leurs effectifs se situent entre 30 et 40, ce qui est raisonnable. L'UNEF, préconise encore des « Groupes de travail universitaires » par lesquels les étudiants doivent être initiés au travail en groupe. Nous n'avons rien contre ces groupes. Certains étudiants n'ont pas attendu l'UNEF pour en constituer privément. Mais rendre obligatoire de telles méthodes de travail serait une insupportable tyrannie. Si le travail en groupe, les colloques et autres « séminaires » ont du bon, ils peuvent n'être aussi que du vain bavardage et une complète perte de temps. Rien ne remplace en fin de compte le travail personnel de l'étudiant, le seul réel, le seul efficace.
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Ces revendications de l'UNEF sont révélatrices d'une certaine mentalité qui se répand de plus en plus parmi les étudiants et manifeste leur inaptitude à renseignement supérieur. Il y a quelque chose d'affligeant dans le spectacle de ces bons jeunes gens qui s'insurgent contre le « maintien dans l'adolescence d'un individu civilement adulte », et demandent à leurs maîtres de les guider pas à pas, de leur faire des petites classes d'application, comme au lycée, voire à l'école primaire. Il faut bien reconnaître que la plupart de nos étudiants ne sont que des potaches mal formés par un enseignement secondaire de plus en plus inexistant, des adolescents, pour ne pas dire des enfants sur le plan du développement intellectuel -- certainement pas des adultes.
Ce que demandent ces grands enfants mentalement sous-développés, c'est qu'on ne les oblige pas à penser par eux-mêmes, ni à fournir un effort de réflexion ou de travail personnels. Ce qu'il leur faut, ce sont des guides et des vade-mecum, des professeurs qui leur mâchent leur pitance intellectuelle, qui les tiennent gentiment par la main, pensent pour eux, leur disent ce qu'il faut penser, leur fassent des petits résumés polycopiés à apprendre par cœur, bref, tout au cours de l'année universitaire leur traitent en long et en large le sujet qu'ils auront à l'examen.
Cette paresse de l'intelligence, cette somnolence de l'esprit critique n'ont fait qu'empirer depuis deux ou trois ans. La Réforme Fouchet, consacrant la disparition de l'enseignement secondaire, réduit finalement l'enseignement universitaire à l'état d'enseignement primaire supérieur, qui correspond d'ailleurs aux qualités intellectuelles, à la formation, à la tournure d'esprit de la masse des étudiants que la démocratisation de l'enseignement achemine en masses compactes vers l'université.
Il est regrettable que l'enseignement primaire supérieur d'avant 1940 n'ait pas été rétabli pour ces étudiants là, ce qui eût permis de maintenir pour ceux qui y sont aptes, c'est-à-dire capables de penser et de travailler par eux-mêmes, un véritable enseignement secondaire.
Le V^e^ plan prévoit pour 1972 plus de 750.000 étudiants dans l'ensemble des formes d'enseignement postérieures au baccalauréat dont 75 % dans les Facultés et grandes écoles. L'enseignement supérieur ne sera plus alors qu'un gavage industriel accéléré pour sous-développés intellectuels.
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Endormir toute intelligence et tout esprit critique pour instaurer plus commodément un régime d'obscurantisme totalitaire : tel est le but commun des dirigeants de l'UNEF et du réformateur de la V^e^ République.
##### *750.000 étudiants en 1972*
L'Angleterre n'en prévoit que 350.000, l'Allemagne 225.000. Ce chiffre énorme symbolise effectivement la démocratisation de l'enseignement.
Selon le Recteur Capelle (*Arts et Loisirs* du 16 au 22 mars 1966) :
« La comparaison du cas de la France avec celui de ses voisins conduit à penser, ou bien que nous nous trompons grossièrement sur l'estimation de nos besoins, ou bien lue nous disposons de moyens matériels et humains considérablement supérieurs à ceux des Anglais ou des Allemands, ce qui est peu vraisemblable. »
Le premier risque, c'est de préparer beaucoup plus de « cadres » munis de diplômes universitaires que la nation n'en peut employer, et par conséquent des ratés et des aigris en puissance.
En second lieu, en admettant que l'on puisse trouver les ressources financières nécessaires à la construction de locaux scolaires et à la rémunération des enseignants, pourra-t-on recruter en qualité et en nombre suffisants, les maîtres nécessaires à l'encadrement d'une masse aussi énorme et de valeur intellectuelle inférieure. Le Ministère de l'Éducation Nationale n'est-il pas déjà contraint d'assurer une partie de l'enseignement supérieur avec des professeurs de l'enseignement secondaire qui perd ainsi ses meilleurs éléments, et de combler les vides ainsi créés dans l'enseignement secondaire au moyen d'instituteurs eux-mêmes retirés à l'enseignement primaire. Que devra-t-on prendre pour remplacer les instituteurs ?
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Il en résultera fatalement une dévaluation des diplômes universitaires proportionnelle à l'inflation du nombre des titulaires. Les Français amusaient l'étranger par leur goût immodéré des décorations ; ne seront-ils pas encore plus la risée générale s'il apparaît que le peuple le plus diplômé du monde n'est porteur que de titres dépréciés. Le baccalauréat de philosophie sera peut-être tout juste bon au recrutement des agents de police. En somme, cette démocratisation de l'enseignement n'est qu'une escroquerie intellectuelle bonne à mystifier les ignorants.
On prévoit pour les prochaines années une population scolaire de 10 millions. La France ne va-t-elle pas se trouver dans un état de déséquilibre social, si une partie trop importante de la population doit être employée à enseigner l'autre ; ne sera-t-elle pas dans la situation d'une armée où, à force de surenchère démagogique il n'y aurait que des officiers et des sous-officiers, des gradés et spécialistes de toute espèce, mais plus de soldats.
Étienne MALNOUX.
#### APPENDICE
COMMISSIONS DE PROGRAMMES\
HISTOIRE
PREMIER CYCLE -- PREMIÈRE ANNÉE
N.-B. Bien que comportant une spécialisation partielle, cette année est commune à l'Histoire et à la Géographie. Le passage d'une section à l'autre est possible en fin d'année.
*Programmes et horaires*
A. -- Le monde actuel.
-- 1 cours annuel ;
-- 3 heures d'exercices pratiques.
Le monde actuel fournit un cadre. Chaque année le cours magistral doit en préciser un ou plusieurs aspects, en remontant suivant les cas à 1914, à 1950 ou à 1750. Les exercices pratiques porteront sur les explications que suggéreront les sciences humaines. Parmi les exercices pratiques on inclura notamment les lectures dirigées sur les listes de livres, les explications de textes et les exposés d'étudiants.
B. -- Histoire Moderne (XV^e^ -- XVIII^e^ siècles).
-- 1 cours annuel, envisagé si possible dans un cadre mondial ;
-- 3 heures de travaux pratiques dont 1 heure au moins d'explications de textes.
C. -- Géographie.
-- 1 cours de géographie physique générale,
-- 1 cours de géographie humaine générale,
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-- 1 heure de travaux pratiques de géographie physique, (explication de cartes et documents).
-- 1 heure de travaux pratiques de géographie humaine, (explication de cartes et documents).
D. -- Options.
ou 2 heures de latin ou de grec et 1 heure de langue vivante ;
ou 2 heures de 1° langue vivante et 1 heure de 2^e^ langue vivante.
*Examen de fin d'année :*
*Écrit*
-- 1 composition soit d'histoire moderne soit d'histoire contemporaine, par tirage au sort (durée 3 heures)
-- 1 explication de texte sur l'autre partie de l'histoire (durée 3 heures) ; 1 commentaire de cartes.
*Pas d'oral.*
PREMIER CYCLE -- DEUXIÈME ANNÉE
*Programmes et horaires :*
A. -- Histoire du Moyen-Age.
-- 1 cours annuel ;
-- 3 heures de travaux pratiques comportant 1 heure d'explications de texte, 1 heure d'exercices et 1 heure de sciences auxiliaires (archéologie ou paléographie) ;
B. -- Histoire ancienne.
-- 1 cours annuel d'histoire grecque ;
-- 1 cours annuel d'histoire romaine ;
-- 3 heures de travaux pratiques comportant 1 heure d'explications de texte, 1 heure d'exercices et 1 heure de sciences auxiliaires (archéologie ou épi graphie, etc.)
C. -- Géographie.
-- 1 cours annuel de géographie zonale physique et humaine.
-- 1 cours annuel de géographie régionale (France et reste du monde) ;
-- 1 heure de travaux pratiques ;
-- 1 heure de croquis.
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D. -- Options :
-- soit 2 heures de latin ou de grec ;
-- soit 2 heures de 1^e^ langue vivante.
####### Examen de fin d'année :
*Écrit*
-- 1 composition d'histoire ancienne ou d'histoire du Moyen Age, par tirage au sort (durée 3 heures) ;
-- 1 explication de texte sur l'autre partie de l'histoire, (durée 3 heures) ;
-- 1 épreuve de latin ou de grec ou de 1^e^ langue vivante (durée 3 heures) ;
*Oral*
-- 1 interrogation de géographie ;
-- 1 interrogation de langue vivante (autre que celle de l'écrit).
DEUXIÈME CYCLE -- PREMIÈRE ANNÉE (licence)
1\. -- *Certificat L au choix :*
-- Histoire ancienne ;
-- Histoire du Moyen-Age ;
-- Histoire moderne ;
-- Histoire contemporaine.
N. B. -- A titre transitoire, les candidats en cours de licence (ancien régime) admis en 3^e^ année ne pourront choisir les certificats qu'ils possèdent déjà.
*Programme :* 4 questions au maximum, fixées par la Faculté, dont une d'histoire de l'art.
*Horaire :* 8 heures maximum (cours et travaux pratiques).
*Examen :*
*-- Écrit :* dissertation (3 heures).
-- Oral : épreuve pratique portant sur une science auxiliaire de l'histoire. Il n'y aura pas d'admissibilité.
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2\. *-- Certificat C1, au choix :*
*-- *Archéologie et art antique
-- Histoire des religions de l'antiquité
-- Histoire des sociétés de l'antiquité
-- Histoire des États de l'antiquité
-- Études latines ;
-- Études grecques
-- Archéologie et art du Moyen-Age
-- Les économies du Moyen-Age
-- États et sociétés du Moyen-Age
-- Vie religieuse du Moyen-Age
-- Arts et civilisations du monde moderne
-- Histoire économique du monde moderne
-- Histoire des États et des relations internationales du monde moderne ;
-- Histoire de la science moderne et contemporaine
-- Les Sociétés du monde moderne ;
-- La vie religieuse du monde moderne
-- Système politique et relations internationales, dans le monde contemporain ;
-- Histoire économique du monde contemporain
-- Histoire des groupes sociaux du monde contemporain
-- Histoire religieuse du monde contemporain
-- Un certificat de langue, vivante.
*Équivalence du C1 :*
Licence ou maîtrise de sciences, de droit ou de sciences économiques.
Pas de programme, pas de cours, mais travail à l'intérieur d'un séminaire par un professeur.
*Examen :* Un entretien devant un jury de deux personnes, dont un professeur, portant sur une liste de livres et de sources d'une vingtaine, de titres.
*Maîtrise :*
*-- *1° C1, (voir licence)
-- 2° C2, ce certificat, étroitement apparenté au sujet du mémoire, permettra d'étudier les techniques et sciences auxiliaires de l'histoire ou des techniques propres aux histoires régionales.
L'examen comporte une interrogation orale liée à la soutenance du mémoire avec une note particulière.
-- 3° Mémoire. -- Travail de recherche originale préparé en deux ans.
*Accès à la maîtrise.*
La commission souhaite que pour les candidats n'ayant pas obtenu la moyenne de 12 à l'examen de seconde année du 1^er^ cycle, l'accès au cycle de maîtrise puisse être accepté par décision de l'Assemblée de Faculté et après entretien du candidat avec un jury de deux professeurs.
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### Vie et message du Padre Pio (fin)
par E. BONIFACE
#### Rayonnement du Padre Pio
Cette passion et cette efficace manière de soulager son prochain n'est cependant pas ce qui explique l'emprise du P. Pio sur les âmes, du moins sur celles qui ne refusent pas, systématiquement, la lumière.
Sur ce point encore, les exemples surabondent, dont on pourrait remplir de gros ouvrages sans parvenir à les citer tous.
Je me bornerai donc à rappeler deux des cas les plus connus et dont les sujets sont toujours vivants. Tous deux résident à S.G. Rotondo ; il est donc facile de les voir et de les questionner, à l'occasion d'un pèlerinage et de vérifier si ce que je rapporte est exact.
1^er^ exemple :
Le premier exemple est celui de Miss Pyle, que tous ceux qui ont enquêté sur place, à S.G. Rotondo, ont interviewée, car c'est du trésor inépuisable de ses souvenirs que sont sortis les premiers livres sérieux consacrés au stigmatisé, et que les suivants n'ont fait que démarquer ou même plagier.
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Mais est-il possible d'écrire, à son tour et à sa manière, une histoire trop souvent contée, sans utiliser, pour partie, les même matériaux que ses devanciers ?
Miss Mary Pyle était, il y a 45 ans, une jeune Américaine, fort belle, qui avait, comme on dit, de l'argent. Ça se voit, mon Dieu, tous les jours, du moins au cinéma. Oui, mais celle là, en plus, était intelligente. Elle avait la gourmandise de l'esprit et voyageait encore plus pour s'instruire que pour se distraire. Au cours d'un de ses voyages, (à Capri, je crois), elle avait connu la Montessori, la célèbre éducatrice italienne. Séduite par ses théories et frappée de leur résultat, elle s'était liée d'amitié avec elle et celle-ci l'avait convertie au catholicisme. Antérieurement, elle était protestante. A Naples, un jour, elle entendit parler du P. Pio et, très sceptique sur ce qu'on racontait, elle résolut de se rendre compte par elle-même.
C'était en 1922. A cette époque, autour du couvent de S.G. Rotondo, c'était la solitude absolue des pentes désolées du Gargano. Pas de pension, encore moins d'hôtel ; rien. La jeune Américaine fit donc comme tout le monde à ce moment là. Elle logea au bourg même de S.G. Rotondo (à 2 km du couvent) et, partant longtemps avant l'aube, vint assister à la messe du P. Pio. Puis, comme tout le monde toujours, chercha à le voir. Elle se mit sur son passage et le vit, effectivement, à trois reprises, sans d'ailleurs chercher à lui parler. Mais il ne lui en fallut pas davantage. L'impression confirma, chaque fois, celle qu'elle avait ressentie durant la messe. Elle se dit : « voilà un saint ». Séance tenante, sans rien chercher d'autre, elle décida de rester à S.G. Rotondo et d'employer, à soutenir les œuvres charitables du P. Pio, tout son temps, toute son énergie, toute sa fortune, sauf ce qu'il faudrait pour se faire construire une maison à côté du couvent et assurer sa subsistance.
C'est ainsi que la célèbre Miss Mary Pyle s'est fixée, à S.G. Rotondo, où elle réside toujours.
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Ainsi que je l'ai dit, c'est du trésor de ses souvenirs que sont sortis les meilleurs livres écrits sur le P. Pio, car les Pères, eux, avaient la consigne, qu'ils respectaient farouchement, de ne rien dire. C'est donc Miss Pyle qui était la gazette de S.G. Rotondo pour les temps anciens. Encore fallait il avoir le temps de s'attarder pour l'interviewer, ce qui n'était d'ailleurs pas très pratique car elle était constamment assaillie de visites. Sa vaste villa était toujours pleine d'Américains et d'Américaines, dont elle hébergeait gratuitement le plus grand nombre.
Quand on voulait faire, jadis, un livre sur le P. Pio, il suffisait donc d'aller s'installer à S.G. Rotondo, pour un temps assez long et de gagner la confiance de Mis Pyle, ce qui était facile à ceux qui avaient des intentions droites, puis de profiter des heures creuses, tout au long des semaines, pour lui soutirer des souvenirs, ou piocher dans ses documents.
Je l'ai tenté comme tous les autres, mais après plusieurs visites infructueuses, quand Miss Pyle a fini par me recevoir, ça n'a été que pour m'apprendre qu'elle était atteinte de la grippe asiatique, qui sévissait, en effet, à ce moment là, dans le Sud de l'Italie. Ce qui ne m'a pas empêché de prendre d'elle un bon portrait et de feuilleter, avec elle, ses précieux albums de photographies, tout en la faisant parler. C'est Miss Pyle qui a hébergé, à la fin de leur vie, le père et la mère du P. Pio et qui les a soignés, jusqu'à leur mort, survenue chez elle, pour la mère le 3 janvier 1939 et pour le père, le 7 octobre 1946.
Miss Pyle a aussi beaucoup aidé Emmanuel Brunatto, notamment au cours de la première persécution du P. Pio, pour reproduire en anglais les documents qu'il voulait présenter aux autorités ecclésiastiques romaines.
C'est elle aussi qui a payé, de ses deniers, la construction du couvent capucin de Pietrelcina, accomplissant ainsi, sans s'en douter, une prophétie que le P. Pio avait faite plusieurs années auparavant.
Ce couvent a été achevé en 1926. Depuis a été construite, à Pietrelcina, une grande église conventuelle, terminée en 1949.
Cette histoire est symptomatique du rayonnement qu'exerce le P. Pio, dont l'emprise, involontaire et tendre, sur les âmes, est un des traits les plus probants de sa transcendante personnalité.
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Chez Miss Pyle, comme chez beaucoup d'autres, cette emprise s'était manifestée en coup de foudre, de la manière la plus pure et la plus noble qui soit, sans qu'elle eût rien demandé ni rien reçu : rien d'autre que cette évidence qu'elle avait devant elle un saint. Depuis 1922 l'ancienne élégante globe-trotter s'est donc arrêtée, pour toujours, dans un des paysages les plus austères du monde et elle n'a plus quitté la bure sévère de sa robe de tertiaire franciscaine. Pour tout bijou, elle porte sur la poitrine un immense Crucifix de cuivre, avec, à côté, cette petite couronne du rosaire, dont les Italiens aiment à se servir, en guise de chapelet, analogue au dizenier de nos scouts. Musicienne de grand talent et mélomane éclairée, elle s'est contentée, depuis sa retraite, de tenir l'harmonium à la chapelle, et de diriger le chœur simple des chanteuses du pays.
2^e^ exemple
Les innombrables pèlerins, touristes ou visiteurs, à un titre quelconque, de S.G. Rotondo, connaissent tous le magasin de Frederico Abresch, bien situé, sur la route qui mène au couvent, un peu avant la Casa. L'histoire de ce photographe autrichien est, elle aussi, symptomatique et digne d'être contée.
Primitivement, il s'était établi à Bologne. Protestant, il n'avait qu'une foi vague, incertaine, un peu floue. C'est pourquoi, en épousant une catholique, il s'était fait baptiser catholique « pour des raisons de convenance sociale ». Non indifférent au mystère, il était plus attiré par le supranormal et par l'occulte que par le surnaturel. Passionné de spiritisme, il raffolait aussi de magie. Néanmoins, pour faire plaisir à sa femme, sincèrement pratiquante, il s'approchait, de temps à autre, des sacrements. Un jour, il entendit parler du P. Pio, de ses « miracles », surtout des guérisons qu'on lui attribuait. Il décida de l'aller voir, avec l'arrière pensée de lui amener ensuite sa femme, gravement malade, et à qui divers médecins éminents, en complet accord entre eux, prescrivaient une opération urgente. Cette intervention, selon eux, devait, normalement, la guérir (il n'y avait, en tout cas, pas d'autre chance à tenter) mais elle lui enlèverait toute possibilité d'être mère. C'est là ce qui retenait les époux.
Si ce qu'on disait du fameux capucin était vrai, pensait Abresch, pourquoi sa femme ne bénéficierait-elle pas, elle aussi, de ses dons extraordinaires ? Il partit donc en éclaireur à S.G. Rotondo.
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C'était encore le beau temps où l'on pouvait obtenir du Capucin au moins une courte entrevue. Effectivement, il put le voir durant quelques instants, mais il ne garda aucune impression particulière de son accueil plutôt froid.
« Pas étonnant, lui dirent les initiés, c'est en confession que le P. Pio vous parlerait, vous conseillerait. »
Abresch décida alors de se confesser. Mais l'entreprise était difficile et, quand il aborda le confessionnal, il avait le cœur très oppressé et la tête vide.
Sitôt agenouillé et avant qu'il eût ouvert la bouche, le P. Pio lui déclara que ses confessions précédentes n'avaient pas été sincères et il lui demanda s'il était, au moins maintenant, de bonne foi.
Abresch fut franc. Il répondit qu'il considérait la confession plutôt comme une institution sociale que comme un réel sacrement.
« Hérétique ! » s'exclama le P. Pio, « toutes vos communions ont été, jusqu'ici, sacrilèges. Vous êtes plus coupable que Judas. Il vous faut faire une confession générale à partir de votre dernière bonne confession. Examinez donc votre conscience. A tout à l'heure ! » Et le P. Pio laissa là le pauvre Abresch avec son trouble, qui allait grandissant. Il revint quelques heures plus tard.
Agenouillé de nouveau, Abresch fut incapable d'articuler le moindre mot. Son cœur battait la chamade et sa tête était de plus en plus vide.
Ce fut donc le P. Pio, comme il est fréquent, qui prit la parole. Il lui dit qu'au retour de son voyage de noces il avait fait une confession valable et, à partir de là, sous forme de questions précises, il énuméra les plus lourdes fautes accumulées par Abresch, depuis tant d'années.
Le photographe était stupéfait, car le P. Pio lui rappelait des faits oubliés par lui depuis longtemps, ce qui excluait toute hypothèse de transmission de pensée.
« Après l'absolution, écrit M. Abresch, je me sentis si heureux et si léger qu'il me semblait avoir des ailes. »
J'ai dit « écrit M. Abresch... » car celui-ci a relaté, par écrit, tout cet épisode et en a remis le récit à M. Alberto del Fante, qui l'a consigné dans son livre « Per la Storia », à côté de nombreux autres témoignages, d'ordres divers, tous signés par des témoins vivants lors de la publication du livre, qui n'a suscité aucun démenti.
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Son équilibre retrouvé, Abresch réalisa son projet d'amener sa femme au P. Pio et celle-ci, se confessant à son tour, exposa son cas. L'ordre des médecins était formel, elle devait être opérée. « Eh bien, faites donc ce que vous disent les médecins » -- « Oui, Père, mais alors, ce sera fini, je ne pourrai plus avoir d'enfant. »
Le P. Pio réfléchit et, après un silence, gravement : « Non, pas d'opération, dit-il, priez ».
Cette seule parole, qui n'était pas une promesse, encore moins une prophétie, suffit cependant à rassurer pleinement Mme Abresch. Elle rentra chez elle à Bologne, confiante. Elle cessa tout traitement et décida de ne plus voir aucun médecin. C'était absurde ! Pourtant, ses hémorragies si alarmantes cessèrent et tous les symptômes perceptibles de son mal disparurent.
Cependant, l'enfant tant désiré ne s'annonçait pas.
Et voilà que, -- deux ans plus tard, -- son mari, retourné à S.G. Rotondo, lui envoya, au sortir d'un nouvel entretien avec le P. Pio, le télégramme suivant (pieusement conservé, aujourd'hui encore, dans les archives familiales) :
« Suis plus que jamais heureux ! prépare la layette. »
Effectivement, un an après, l'heureuse naissance, exactement prédite par le P. Pio, se produisit, dans les meilleures conditions. Mme Abresch eut un fils, que l'on a appelé Pio et qui, plus tard, s'est fait prêtre.
Au moment où j'écris, il est chargé de fonctions à la Sacrée Congrégation Consistoriale à Rome.
J'ai relaté cette histoire, bien qu'elle soit connue, parce qu'elle est symptomatique de la manière du P. Pio et que nous y voyons en œuvre plusieurs de ses dons :
-- Pénétration de la conscience ;
-- Connaissance exacte de la vie antérieure d'autrui, même de faits et circonstances oubliés par l'intéressé ;
-- Guérison obtenue par la seule prière, sans aucun signe extérieur, pas même annoncée à sa bénéficiaire qui ressent, seulement, une sorte de confiance inexplicable ;
-- Connaissance certaine d'un événement futur.
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En effet, la première grossesse de sa femme a été annoncée, avec précision, à M. Abresch, un an à l'avance, donc avant qu'aucun symptôme ne l'ait révélée à la future mère et alors qu'après deux années d'espérance vaine, elle n'y pensait plus que d'une manière vague.
Comment, cependant, le P. Pio avait-il pu être si affirmatif, que M. Abresch n'ait pu s'empêcher de télégraphier, sur-le-champ, à sa femme : « prépare la layette » ?
\*\*\*
On trouvera dans le livre d'Alberto del Fante, comme dans tous les livres consacrés au P. Pio, beaucoup d'autres faits, aussi extraordinaires ou même davantage et présentant toute l'apparence de l'authenticité.
De même on trouvera dans ces ouvrages de nombreux témoignages de personnes qui ont senti le fameux parfum, par lequel le P. Pio manifeste, parfois, son action.
Pour mon compte, je ne rapporterai que le suivant, tout à fait inédit, parce qu'il est symptomatique de la manière du stigmatisé et parce que je le tiens d'un professeur de théologie, aussi peu suspect que possible d'avoir le moindre attrait pour le merveilleux et bien incapable de s'en laisser compter. Je le cite textuellement :
« Un jour, c'était en 1955, deux personnes en deuil. Le mari et la femme, vinrent me trouver à... Ils désiraient que j'use de l'influence qu'ils m'attribuaient pour leur obtenir une audience du P. Pio. Ils devaient prendre part tous les deux à un pèlerinage à Rome et avaient décidé de pousser jusqu'à S. Giovanni Rotondo.
Pourquoi ? Parce qu'ils venaient de perdre leur fille unique et la mère en était tellement affectée qu'on pouvait craindre non seulement pour sa santé mais peut-être même pour sa raison. Son mari me dit en particulier qu'il avait confiance que si P. Pio adressait ne serait-ce que quelques mots à sa femme, il n'y aurait plus rien à craindre pour l'équilibre de celle-ci.
Par compassion, mais sans conviction, j'écrivis une lettre en italien au P. Gardien de la Madonna delle Grazie.
Quelques quinze ou vingt jours après, mes pèlerins étaient de retour et ils vinrent me trouver à nouveau, tout radieux. Voici ce qu'ils m'ont raconté.
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A S. G. Rotondo ils demandèrent le P. Gardien. On leur répondit qu'il était malade. La dame ne put parler au P. Pio, parce qu'elle ne savait pas l'italien. Le mari, admis à la sacristie, le vit vaguement passer.
La femme assista à la messe du P. Pio. A un moment donné elle eut l'impression d'un parfum très pénétrant. Toute bouleversée elle demanda à son mari ce qu'il en pensait. Celui-ci répondit qu'il ne sentait aucun parfum.
La messe terminée la femme se disait sûre d'avoir eu la réponse muette du P. Pio dans ce parfum. Le mari pensait qu'après tout, ce qui comptait c'était ce retournement psychologique heureux de sa femme. Et ils repartirent pour la France.
Au cours du voyage, dans le wagon du rapide où ils se trouvaient, le mari, à son tour, sentit un parfum pénétrant et en fit part à sa femme qui, elle, ne sentait alors rien d'anormal. Il lui en fit de son mieux l'analyse et elle s'écria : « mais c'est le même que celui que j'ai senti, moi, à San Giovanni Rotondo ».
Ce fut au tour du mari d'être bouleversé.
Après les avoir écoutés je leur ai dit : « Vous n'avez rien eu de ce que vous espériez et ma recommandation ne vous a servi à rien. Êtes-vous déçus ? »
Ils me répondirent : « Nous sommes comblés au-delà de nos espérances ! » Et ils me remirent une sommes de 50 NF., à transmettre à San Giovanni. C'est ce que j'ai fait. J'ai encore la lettre accusé de réception. »
#### La Messe du Padre Pio
Mais ce n'est pas pour visiter un hôpital ultra-moderne, ni pour entendre le récit de conversions et de guérisons spectaculaires que les foules se ruent à S.G. Rotondo, au risque de s'y faire « estamper » par des gargotières sans scrupule.
L'une d'elles, durant un de mes séjours, s'est entendu dire, par un Français à qui elle avait demandé un prix de palace pour passer la nuit dans un réduit infect, sans fenêtre, sans toilette, sans meubles : « Vous mettez un grand Crucifix au-dessus de votre porte d'entrée, Madame, mais, au bout du corridor, vous étranglez le client ! »
Apostrophe parfaitement justifiée et qu'il serait légitime de répéter, à S.G. Rotondo, à longueur de journée.
La rapacité des logeurs et logeuses n'empêche cependant pas que toutes les pensions et les rares hôtels (dont un seul, vaste et confortable, mérite ce nom) soient pleins, du moins durant la belle saison, et qu'il soit extrêmement difficile de s'y caser.
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Mais cette clientèle, fixe ou plutôt fixée pour quelques jours, si nombreuse soit-elle, ne représente cependant qu'une infime minorité des foules qui affluent à S.G. Rotondo et qui, chaque jour, chaque nuit surtout, avant l'aube, du moins l'été, y sont déversées par de nombreux autobus, de toutes formes et capacités.
Or, la plupart des pèlerins ne viennent là que pour la journée et même pour une seule matinée. Ils viennent assister à la messe du P. Pio.
Oui, c'est là un fait remarquable, on peut dire que 9 sur 10 de ces voyageurs viennent, parfois de fort loin (du fond de l'Europe ou de l'Amérique), pour assister -- une fois -- à la messe du P. Pio.
Il est vrai qu'un certain nombre d'entre eux profitent aussi d'un séjour en Italie, à Rome, Naples ou ailleurs, pour « faire un saut » à S.G. Rotondo, et beaucoup repartent le jour même.
Ils viennent assister à une messe du P. Pio. C'est pourquoi, l'été du moins, plusieurs heures avant le jour, on entend les lourds autobus qui dégorgent leurs cargaisons humaines sur la place devant le couvent.
Première surprise de ces arrivants nocturnes : ils trouvent sur place, pressés en rangs compacts, de plus diligents qu'eux, qui attendent patiemment, debout devant la porte de l'église.
Certains, parfois, ont passé la nuit là, pour être sûrs d'être aussi près qu'il est permis du P. Pio, pendant sa messe.
Pourquoi tous ces gens tiennent-ils tant à assister, une fois au moins, à la messe du stigmatisé ?
C'est là un fait tout à fait extraordinaire, car si, pour les incroyants, simples curieux, la messe n'est rien, rien qu'une cérémonie comme tant d'autres, pour les croyants elle vaut, par elle-même, infiniment, et surtout par la Présence, que le célébrant, n'importe quel célébrant, appelle infailliblement sur l'autel, aux paroles de la consécration.
Or, on célèbre la messe partout et, partout et toujours, elle a, aux yeux du croyant, la même valeur infinie.
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Pourquoi donc tant de pèlerins tiennent-ils à assister, une fois au moins, à la messe du Padre Pio ?
C'est précisément parce que le Padre rend, pour ainsi dire, sensible cette Présence, incroyable et pourtant vraie qui compte, avant tout, à la messe, et qui seule renouvelle à la fois, les deux actes capitaux du Christ accomplis aux deux moments les plus dramatiques de sa vie. Deux moments si intimement liés qu'ils ne font qu'un, par la volonté même de leur auteur. Volonté si invraisemblablement et infiniment transcendante, que seul un Dieu a pu oser l'exprimer : « Ceci (le pain) est mon corps, ceci (le vin) est mon sang, le sang de l'alliance nouvelle et éternelle, qui sera répandu, pour la multitude des hommes, en rémission des péchés ».
Or, cette effusion sanglante totale, solennellement annoncée, a été volontairement accomplie, sitôt après la première transsubstantiation, dans des conditions d'horreur qui dépassent et épuisent toutes les possibilités de souffrance humaine.
Eh bien, la messe, c'est cela, cela précisément, et l'on comprend que rien ne puisse être ajouté à sa grandeur, à sa valeur, à sa portée, que seul limite l'impénétrable vouloir divin.
Cependant, quand c'est le Père Pio qui la célèbre, on a le sentiment d'une union si intime, si intense, si totale avec le Sacrifié, que l'idée d'une sorte d'apparente identité s'impose à l'esprit. Non, ce n'est pas lui, c'est le Christ qui, en lui et par ses mains, S'offre, Lui-même, à Son Père, en victime d'expiation, pour les péchés des hommes.
La messe du Père Pio, oui, vraiment, on a bien raison de vouloir y assister au moins une fois dans sa vie.
Quand il paraît, au sortir de la sacristie, il est généralement soutenu, sous les bras, par deux de ses confrères capucins, car ses pieds percés et toujours saignants (il perd une tasse de sang chaque jour depuis 48 ans !) le font beaucoup souffrir. Sa marche est lourde, traînante, hésitante, presque, à certains jours, chancelante.
C'est aussi que le P. Pio a souffert et prié toute la nuit, comme toutes les nuits, depuis un demi-siècle.
On dirait qu'il s'avance, accablé par les péchés des hommes.
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Il porte aussi toutes ces intentions, toutes ces demandes, toutes ces supplications, qui lui sont, sans cesse, adressées, oralement, par écrit ou mentalement, de tous les points du monde, et qu'il entend, comprend et fait siennes.
Il porte aussi toutes les peines, toutes les souffrances, toutes les angoisses, qui lui ont été confiées et qui sont, également, devenues siennes.
C'est pourquoi, tout à l'heure, son offertoire durera si longtemps, sera si impressionnant.
Car il a beau s'appliquer à supprimer de sa manière d'être, de son ton, de ses moindres gestes, tout ce qui pourrait être spectaculaire, cependant, malgré cette évidente volonté, certaines de ses attitudes, de ses inflexions, certains de ses silences, surtout certaines pauses restent véritablement dramatiques.
L'offertoire est un des temps forts de sa messe, cet offertoire si rapide, si banal, si mécanique, chez tant de prêtres, et qu'on recouvre, trop souvent, le dimanche, de cantiques, qui achèvent d'autant plus de le priver de son caractère et de sa signification, que le sens propre de ces cantiques est, généralement, sans aucun rapport avec le sien.
Mais quand le Père Pio, dans le silence profond, total, d'une assemblée, tout entière adhérente et comme soudée au célébrant, dans ce silence de plénitude, dont le « Directoire des évêques pour la Pastorale de la Messe » rappelle qu'il est le « sommet de la prière » et que c'est « à sa qualité qu'on mesure la réussite de l'effort pastoral », quand le Padre Pio, lui, prend entre ses mains sanglantes la patène et qu'il la présente au Père tout-puissant, longuement, les yeux fixés, intensément, sur celui que, nous, nous ne voyons pas, on comprend de quel poids énorme, de quelle somme innombrable de travaux, de souffrances, d'intentions, elle est lourde cette petite patène dorée. On comprend que cette offrande est celle de tout le labeur et de toutes les peines de la terre, superposés au petit morceau de pain offert, ce pain qui va vivre, tout à l'heure, transmué en Celui qui, seul, peut vraiment prendre sur Lui la totale rançon du péché des hommes.
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Mais ce ne sont pas seulement les temps forts de la messe qui sont admirables dans sa célébration. Le P. Pio célèbre toute la messe, du commencement à la fin, avec une attention extrême, une conscience totale du sens liturgique profond de chaque mot, de chaque geste du rituel. Le reste est ce qui se passe entre Dieu et lui. Cela ne s'exprime pas... mais on s'en doute, cependant, à certains silences, à certains réflexes douloureux tels des spasmes, à certains arrêts plus ou moins prolongés, les yeux clos, qui sont sans doute des extases, ou des colloques intérieurs semi-extatiques.
Seul, son ange pourrait décrire dignement les sentiments de son cœur, en ce moment capital de sa mystérieuse vie.
A dessein et très consciemment j'emploie ce terme de mystérieux, car nul plus que le capucin stigmatisé n'a mérité d'être nommé « hortus conclusus » et la messe, mystère ineffable, est l'acte qui réalise à plein le sens même de sa vie.
Les blessures permanentes de son corps ne sont que le signe visible de son martyre intérieur de crucifié. C'est ce qui explique que la consécration, point culminant du Saint Sacrifice, est le moment de sa célébration qui a retenu l'attention de tous les observateurs. Arrivé à ce point, en effet, il s'arrête quelque peu, comme pour concentrer davantage encore son attention, et une sorte de lutte semble s'engager entre lui, qui tient, entre ses doigts et sous son regard, la blanche hostie, et on ne sait quelle invisible puissance, qui retiendrait sur ses lèvres les paroles sacramentelles.
Serait-ce, comme certains le pensent, qu'il souffre, alors, plus intensément, la Passion même du Christ, et que les spasmes douloureux, pourtant réprimés autant qu'il le peut, l'empêchent un instant de poursuivre ?
Ou faut-il en croire d'autres, qui voudraient voir, dans son impressionnante attitude, un véritable combat contre Satan, qui redoublerait alors ses efforts pour le tourmenter ?
Les deux explications ne s'excluent pas.
Celui qui le connaît et le comprend le mieux, aujourd'hui, m'a dit qu'à la consécration, c'est la vision de Jésus-Christ qui, seule, peut expliquer le feu d'amour qui brûle son cœur, et permettre de comprendre la valeur de son offrande.
Les mots manquent pour exprimer les sentiments dont son enveloppe corporelle permet de soupçonner l'intensité.
Souvent, descendant de l'autel, la messe achevée, il n'a pu retenir, comme parlant à lui-même, des confidences révélatrices, par exemple « je me sens brûler » ou encore, maintes fois : « Jésus m'a dit... »
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Le P. Pio, à l'autel, c'est Moïse devant le buisson ardent, Élie dans le char de feu, Samuel parlant à Yawé, etc.
Pour ma part, j'ai été, comme tous les autres, très vivement impressionné par son émouvante célébration et particulièrement par son inoubliable consécration.
La première fois que j'ai eu le privilège de participer, avec une assistance étonnamment priante et recueillie, à la messe du Padre Pio, je n'ai pas pu m'empêcher de penser, devant son mystérieux combat, à cette page des Fioretti, qui nous montre « Comment le Frère Jean de l'Alverne vit le Christ glorieux dans l'hostie et ce qui se passa sur l'autel, au moment où il dit : « ceci est mon corps ! »
« 1. Au même frère Jean arriva une chose tout à fait merveilleuse et digne d'être commémorée......
2\. En effet, pendant que le susdit frère Jean demeurait au couvent de Mogliano.........
il se leva sans attendre l'heure des matines.
3\. Et, avec une grande onction de grâces, qu'il avait obtenue du Seigneur, il célébra les matines avec ses frères. Puis, après les matines, il se rendit dans le jardin ;
4\. Parce qu'il éprouvait une telle abondance de douceur et de suavité que, en raison de la grâce très grande qu'il trouvait, par goût mental, dans ces paroles du Seigneur « ceci est mon corps ! » Il ne pouvait s'empêcher de proférer des cris et de répéter toujours dans son cœur : « Ceci est mon corps ! »
5\. Et, ces paroles étant pour lui illuminées par l'Esprit Saint, et, les yeux de son âme s'ouvrant, il voyait le Christ bienheureux avec la bienheureuse Vierge et la multitude des anges et des saints. Et, en répétant ces mots, il était illuminé de l'esprit Saint, et comprenait tous les profonds et sublimes mystères de ce très haut sacrement.
6 .........
7 .........
8\. Et puis, l'aurore s'étant levée, le frère Jean, rempli de la grâce divine, entra dans l'église avec une grande ferveur, et anxieux sous la flamme de l'Esprit Saint, et imaginant n'être vu de personne, -- tandis qu'un autre frère se tenait alors dans le chœur, qui voyait et entendait tout cela.
9\. Et comme ainsi, dans son anxiété et en raison de la grandeur de la grâce qu'il éprouvait, il ne pouvait plus se contenir, à trois reprises, il poussa un grand cri.
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10\. Puis, s'étant approché de l'autel pour célébrer la messe qu'il devait chanter, la grâce qu'il avait reçue fut encore accrue, ainsi que son susdit amour et lui fut donné par Dieu un certain sentiment ineffable et inappréciable, que toutes ses paroles n'auraient point suffi à exprimer.
11\. Et, craignant que tous ces sentiments et sa ferveur merveilleuse ne s'accrussent au point qu'il lui fallût renoncer à sa messe, il ne savait point quel parti prendre, et s'il devait continuer ou attendre.
12\. Mais enfin, comme une fois déjà il avait éprouvé quelque chose de pareil, et que Dieu, cependant, l'avait suffisamment contenu pour qu'il n'eût pas à renoncer à sa messe, il eut confiance de pouvoir continuer à la dire, cette fois encore.
13\. Et, néanmoins, il craignait beaucoup ce qui allait arriver, car un tel afflux divin ne dépend pas du pouvoir de l'homme.
14\. Donc, quand il eut continué jusqu'à la préface de la bienheureuse Vierge, cette illumination et douceur de grâce grandit au point que, en arrivant aux mots : qui pridie quam pateretur, il avait beaucoup de peine à soutenir tant de suavité.
15\. Puis, quand il parvint aux mots : ceci est mon corps ! voici que, répétant toujours ceci est, ceci est, et cela très souvent, il ne pouvait pas aller plus loin : car il sentait une présence divine, et celle de la multitude des anges et des saints.
16\. De telle sorte qu'il défaillait presque, sous la grandeur de cette présence qu'il éprouvait dans son âme, si bien que le gardien du couvent venant au secours de son anxiété, se tenait près de lui, et un autre frère derrière lui, avec un cierge allumé ;
17\. Tandis que les autres frères se tenaient plus au fond, tout effrayés, ainsi que maints hommes et femmes, parmi lesquelles se trouvaient quelques-unes des plus nobles de la province ; et, toutes ces femmes, attendant et craignant, pleuraient à la manière de leur sexe.
18\. Quant au frère Jean, celui-là, comme devenu fou sous l'excès de sa très heureuse et très douce joie, restait debout devant l'autel, ne pouvant toujours pas procéder à la très sainte consécration, car il sentait que Notre-Seigneur Jésus-Christ n'entrait pas dans l'hostie.
19\. Ou plutôt c'était l'hostie qui ne pouvait pas se transsubstantier en le Christ, aussi longtemps qu'il n'aurait pas ajouté les mots : mon corps. Et lui, enfin, n'ayant plus la force de supporter en soi une telle majesté de cette présence bienheureuse, C'est-à-dire de ce paradis du corps mystique du Christ, qui lui était révélé, s'écria très haut : mon corps.
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20\. Et aussitôt l'apparence du pain s'évanouit et apparut, à sa place, le Seigneur Jésus-Christ fils de Dieu, incarné et glorifié ; et il lui montra l'humilité qui l'avait fait s'incarner, et qui, tous les jours, le fait revenir entre les mains du prêtre.
21\. Et tant d'humilité maintenait le frère Jean dans une telle douceur et admiration ineffable qu'il ne pouvait pas achever les paroles de consécration.
22\. Car cette humilité et condescendance de notre Sauveur à notre égard est tellement admirable, comme le disait souvent ce même frère Jean, que notre corps ne peut les soutenir, ni nos paroles les expliquer ; et à cause de cela, il ne pouvait pas procéder à la suite de la messe.
23\. Aussi, ayant dit enfin « ceci est mon corps ! » voici qu'il retomba en arrière, comme miraculeusement frappé ; mais il fut soutenu par le gardien, qui se tenait auprès de lui, et ainsi fut empêché de se précipiter à terre. »
J'en appelle à ceux qui ont pu observer d'assez près et assez souvent le P. Pio pendant sa messe, cette page ravissante pourrait fort bien donner la raison de cette sorte de lutte, qu'il semble engager (du moins certains jours) au moment précis de prononcer les paroles de la consécration.
Mais il y a une explication plus simple de son saisissant comportement et qui est, peut-être, la bonne, c'est la peur de l'extase, ou plus exactement la crainte d'être vu en extase, et surtout de ne plus pouvoir, en cet état, se contrôler.
Saint Jean de la Croix a très clairement exprimé cette crainte dans la lettre suivante, écrite à une religieuse qu'il dirigeait :
« Ma fille, je porte toujours mon âme à l'intérieur de la Très Sainte Trinité et c'est là que mon Seigneur Jésus-Christ veut que je la porte... Ma fille, si grande est la consolation que mon âme reçoit que je n'ose entrer là où je suis très recueilli, car il me semble que mon faible naturel ne peut supporter de telles extrémités. Et je m'abstiens quelques jours de dire la messe, de crainte qu'il ne m'arrive inévitablement quelque chose qui soit amplement remarqué. Je dis alors à ce Seigneur qu'il élargisse mon naturel (c.-à-d. qu'il fortifie ma nature) ou m'arrache à cette vie, mais que je n'aie plus charge d'âmes. » ([^19])
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Au fond, n'est-ce pas le même sentiment qu'exprimait le Curé d'Ars, quand il disait :
« Que c'est beau ! Après la consécration, le Bon Dieu est là, comme dans le ciel ! ... Si l'homme connaissait ce mystère, il mourrait d'amour. Dieu nous ménage, à cause de nos faiblesses ([^20]). »
Si l'on conteste l'apparente analogie de certaines attitudes du P. Pio avec celles du Frère Jean de l'Alverne, et si l'on rejette, également, l'explication de son attitude par la peur de l'extase, on ne saurait, en tout cas, méconnaître les similitudes que présente sa célébration de la messe avec celles de St Laurent de Brindisi et de St Joseph de Cupertino, qui duraient de très longues heures, ainsi que celle de Philippe de Néri, pour qui le St Sacrifice constituait sa raison d'être et pendant lequel il était comblé de dons charismatiques.
C'est dire ce qu'a pu avoir d'atrocement odieux et de véritablement diabolique, le complot qui, sous la seconde persécution du P. Pio, a tendu, notamment, à lui faire retirer le pouvoir de célébrer la messe.
Quoi qu'il en soit, l'inimitable manière dont le P. Pio se comporte à l'autel explique qu'à S. G. Rotondo les plus insensibles et même certains incroyants prennent conscience du caractère surhumain de la messe. Elle explique aussi l'attitude des fidèles, car, à S. G. Rotondo, cette attitude est tout à fait significative, démonstrative d'une parfaite manière, pour une assemblée, de participer au St Sacrifice. On oublie, en effet, trop souvent, que la messe est un acte communautaire et que, si le sacrificateur représente cette communauté des fidèles auprès de Celui à qui il offre le sacrifice, c'est précisément parce que « ce sacrifice est celui, non du seul prêtre, qui « dit » la messe, mais celui de l'assemblée tout entière dont il est l'intermédiaire et le porte parole.
C'est pourquoi, participer authentiquement à la messe c'est, tout d'abord, s'unir, intimement et personnellement, par un acte intérieur de volonté, au sacrificateur officiel, le prêtre. C'est aussi pourquoi certaines para-liturgies actuelles semblent puériles.
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Elles sont, en outre, parfois désastreuses, car il arrive qu'elles aient pour effet de séparer du célébrant des assistants, occupés à tout autre chose qu'à ce qu'il dit ou fait.
-- Quant à l'assemblée elle-même, dont ces para-liturgieg sont censées favoriser la cohésion, elle apparaît, alors, au contraire, disloquée par elles, chacun des fidèles étant gêné, visiblement distrait, par les criailleries de ses voisins.
Il est significatif, en tout cas, qu'à S. G. Rotondo, cette foule composée en grande majorité de gens exubérants, pour qui le chant collectif est un mode d'expression instinctif des sentiments, devient totalement silencieuse, dès que la messe commence, et se borne, alors, à réciter, en commun, les strictes paroles que commande la liturgie.
#### Le Padre Pio Confesseur
Mais les pèlerins de S. G. Rotondo, s'ils désirent avant tout participer à la Messe du P. Pio, ne viennent pas exclusivement pour cela. Beaucoup viennent aussi (et certains d'abord) avec l'intention de se confesser au stigmatisé et cette « heure de vérité », qui sonne du matin au soir pour tant d'hommes et tant de femmes à S. G. Rotondo, cette heure de vérité, que tant d'hommes et tant de femmes ont attendues, parfois, pendant de longues années de mensonge, est peut-être, pour le psychologue, ce qu'il y a de plus extraordinaire dans ce haut lieu de la chrétienté.
Là encore, et plus encore que pour la messe, il y a de quoi s'étonner, car enfin, ce que veulent, ce que cherchent, ce qu'attendent tous ces pénitents de toutes conditions, de toutes cultures, qui assiègent le confessionnal du stigmatisé, ce n'est pas une direction. Les dirigés du capucin ne sont, à l'évidence, qu'une infime minorité. Ils résident presque tous à S. G. Rotondo ou dans les environs, puisque le P. Pio n'a pas le droit d'écrire. Mais les autres, dans leur immense majorité, ne sont jamais venus le voir et ne reviendront sans doute pas. Ils veulent seulement se confesser, une fois dans leur vie, au P. Pio.
Pourquoi ? On confesse partout dans le monde, et tous les prêtres donnent l'absolution ; généralement plus facilement que le P. Pio.
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Les conditions, en tout cas, pour la recevoir, sont les mêmes, à S. G. Rotondo, que partout ailleurs. Et tout le monde sait que le P. Pio est un confesseur rigoureux, qu'il donne souvent des pénitences lourdes et longues et qu'il impose aussi, parfois, avant de donner l'absolution, des conditions draconiennes. On sait aussi qu'il suspend l'absolution bien plus souvent que d'autres. Oui, on sait tout cela... mais on sait surtout qu'il est un saint et beaucoup sont décidés à confier à un saint ce qu'ils ne confieraient pas au premier prêtre venu, même dans le secret du confessionnal.
On sait qu'il a le don de pénétration des consciences et qu'il voit, en vous, plus clair qu'on n'y voit soi-même.
On sait qu'il a l'art d'aider ceux dont l'aveu risque d'être trop pénible.
On sait qu'au cours de la confession ou après, il vous donnera, peut-être, un conseil qui changera le cours de votre vie, ou qu'il vous fera sur vous-même des révélations qui vous permettront d'aller de l'avant sans hésiter.
L' « heure de vérité » est une de ces expressions dont on abuse aujourd'hui. Mais s'il est une circonstance où son emploi s'impose, c'est bien celle où l'homme se présente spontanément au Tribunal de la Pénitence.
Le seul tribunal au monde devant lequel on se traduise soi-même, librement, et toujours en coupable ; le seul où ce coupable, qui s'accuse lui-même, soit, nécessairement, son propre procureur, sans pouvoir demander l'assistance d'un avocat ; le seul dont ce coupable accepte, par avance, la sentence, et soit, par avance aussi, décidé à l'exécuter, bien que personne ne puisse en surveiller l'exécution.
S. G. Rotondo est un des lieux où cette heure de vérité est la plus frappante.
Il faut voir l'attitude de ces hommes et de ces femmes, qui ont attendu leur tour pendant de longs jours, souvent pendant des semaines.
Il faut voir, surtout, ces hommes (plus facilement observables pour un autre homme) au coude à coude dans l'étroite sacristie, abîmés dans leur introspection, avant d'entrer dans cette espèce d'isoloir, tendu d'étoffe brune, dans lequel le P. Pio confesse les hommes.
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Ah ! là, visiblement, il n'y a pas de tricheurs et les physionomies sont expressives, comme le sont, aussi, les mines épanouies, rassérénées, exultantes parfois, de ceux qui sortent de l'isoloir.
« Joie, joie, pleurs de joie ! »
Journellement, à S. G. Rotondo, on peut voir l'illustration de ce cri de Pascal.
Et la joie, qui dilate les cœurs, ouvre aussi les lèvres. L'heure de vérité déborde souvent du confessionnal, à S. G. Rotondo, et l'on y reçoit, quelquefois, sans les chercher, des confidences bouleversantes.
A longueur de journée, depuis un demi-siècle, le P. Pie voit défiler, sous ses yeux de visionnaire à qui rien ne peut être caché, l'affreux cortège de crimes, petits ou grands, que commandent l'orgueil, la haine, l'ambition, la vengeance, la luxure, la lâcheté, le lucre... tout ce qu'il y a d'affreux sous certaines fortunes, certains succès, certaines réussites triomphales... toutes les veuleries de l'égoïsme... toute l'horreur des faux amours. Il confesse les femmes le matin, dans l'église même (du moins lors de mon enquête) et son confessionnal n'est pas fermé. On le voit très bien, au centre, qui se penche à droite, puis à gauche, un simple volet de chaque côté cachant seulement la pénitente et étouffant sa voix.
Le P. Pio tient généralement à la main son mouchoir de pauvre, son grand mouchoir de coton et, parfois, il s'éponge la figure... Peut-être cache-t-il alors un visage horrifié... « Mon père, je m'accuse... Mon Père, je m'accuse... ».
Il arrive aussi que le P. Pio se lève brusquement et s'en aille, en marmonnant : « Basta, oggi » (en voilà assez pour aujourd'hui).
Il va prier pour tous ces pénitents et pénitentes qui viennent de lui montrer, à nu, leurs pauvres cœurs, et qu'il a absous.
Il va prier, -- surtout -- pour ceux qu'il a renvoyés sans les absoudre... et qu'il ramènera, par ses prières et par ses souffrances, qui reviendront le trouver, il le sait et il sait quand, mais il sait, seul, à quel prix... Il a pris sur lui leurs fautes et obtenu, en versant son sang pour eux, leur repentir et le courage de faire ce qu'exige la loi divine, la seule qui nous contraigne intérieurement.
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Il faut bien comprendre la conduite du P. Pio confesseur. A l'autel et dans ses souffrances perpétuelles il est victime. Partout ailleurs il est père. Mais au confessionnal, en outre, il est juge et lié à ce rôle par son ministère même et la volonté de Dieu.
Il est faux de dire qu'il soit dur. Mais ses dons charismatiques, en particulier de pénétration des consciences et (quand Dieu le permet) de connaissance des faits passés ou futurs, aussi bien que son expérience des voles spirituelles les plus sûres, lui procurent des lumières dont ne disposent normalement pas les autres confesseurs.
Si donc il lui arrive de suspendre l'absolution, c'est qu'il attend le vrai repentir, qui seul lui permettra de la donner. Car, lorsqu'il a devant lui un pécheur endurci, son devoir est de chercher à le convertir, et non de lui procurer, par une absolution imméritée et, faute de contrition, invalide, une fausse quiétude, qui l'ancrerait davantage dans ses égarements.
Il ne fait alors qu'appliquer la norme de la morale chrétienne, conformément aux enseignements des plus grands spirituels.
C'est ainsi que le P. Pio accomplit, au confessionnal, sa mission de réformateur des consciences, suivant le désir de St Pie V, qui disait : « Donnez-moi des confesseurs, c'est là toute la réformation des consciences. »
On mesure, dès lors, le préjudice causé aux âmes par ceux qui ont écarté de son confessionnal nombre de pénitents et réduit, arbitrairement, à trois minutes, rigoureusement contrôlées, le temps de ses confessions, ainsi que nous aurons le triste devoir de l'exposer le moment venu.
#### Le message du Père Pio
Je me suis attaché à montrer les traits essentiels dit caractère de cet être prodigieux dont la légende même est plus vraie que l'histoire de beaucoup d'illustres qui n'ont pas de légende. Car l'anecdote n'est rien ; c'est la vérité du dedans qu'il faut retenir.
155:105
Premier et unique prêtre stigmatisé de toute l'histoire de l'Église, le Padre Pio a été et reste gratifié de dons charismatiques qui l'égalent aux mystiques des temps passés. Or, nous savons que les charismes ne sont pas donnés au mystique pour lui mais pour les autres. Encore qu'ils ne risquent pas d'être galvaudés, les charismes ne sont pas précisément un gage de sainteté. On peut fort bien être un saint et ne pas présenter de charismes. Le plus grand de tous les saints n'a été gratifié que de quelques songes prophétiques et apparitions d'anges, qui lui révélaient, dans des circonstances tout à fait exceptionnelles, la volonté du Seigneur.
Jean, le disciple bien-aimé, qui a eu le privilège de recevoir, au pied de la Croix, l'affirmation incroyable de la maternité réelle de Marie à l'égard de l'Humanité qu'il avait l'honneur unique de représenter au moment le plus dramatique de l'histoire du monde, St Jean lui-même n'a pas reçu ce label christique que sont les stigmates.
S'il n'est pas une preuve de la sainteté de celui qui en est gratifié, le charisme est, en tout cas, un gage de l'authenticité de sa mission, de son message ; il attire l'attention sur ce message, il en atteste l'origine, le sens et la portée. Il signifie : Prenez garde à ce que fait, à ce que dit ce personnage, car il agit ou parle au nom de Dieu.
Nous avons donc, pour finir, à rechercher quel est le message du P. Pio, message qui ne peut résulter que de sa vie, sa vie qui n'est rien d'autre que celle d'un prêtre parfait, qui nous montre ce que peut être la perfection du Prêtre.
Le message du P. Pio est donc, sans doute, tout simplement, de rappeler et d'imposer au monde le vrai visage du Prêtre.
Était-ce donc si nécessaire ?
Sans aucun doute, car beaucoup se font une idée fausse ou du moins insuffisante, incomplète du Prêtre, les uns ne voulant voir en lui qu'un homme de prière et les autres surtout un homme d'action ; oubliant, de part et d'autre, que la vie sacerdotale ne trouve son équilibre et sa pleine, efficacité qu'au point extrême de la tension entre la contemplation et l'action.
156:105
Jamais, à aucune époque, la personnalité du Prêtre et son rôle primordial dans la société n'ont intéressé, à un tel point, le public profane, et donné lieu à autant de thèses, présentées sous les formes les plus variées, romans, films, pièces de théâtre, études diverses... Jamais les fidèles catholiques n'ont entendu, sur le sujet, plus d'instructions.
Depuis quelques années et surtout depuis le centenaire de la mort du Curé d'Ars, les voix les plus autorisées et même des voix augustes se sont élevées et s'élèvent encore, pour nous dire ce que doit être un Prêtre. Toutes soulignent son caractère surnaturel, que les nécessités de l'action ont trop souvent fait oublier.
Sans doute le centenaire de la mort du Curé d'Ars a-t-il été l'occasion de tant de leçons magistrales, comme il a été le prétexte saisi par l'éminent prédicateur de Notre-Dame, en 1959, le R.P. Carré, pour consacrer intégralement ses sermons de Carême à ce thème unique « le vrai visage du Prêtre ».
Depuis, il ne se passe guère de mois sans qu'un ouvrage nouveau, ou un substantiel article, vienne rappeler, en les approfondissant, les vérités déjà cent fois exposées, et rares sont les auteurs qui ne se réfèrent pas à l'exemple impérissable de Jean-Marie Vianney, patron de tous les curés du monde.
Mais le Curé d'Ars était lui-même un mystique, dont les charismes n'avaient d'autre but que de souligner ce message même, que nous répète, aujourd'hui, le P. Pio, qu'il nous répète, sans doute, parce que le premier n'a pas été suffisamment écouté ou compris. La pédagogie divine aime à user, comme l'humaine, de la répétition.
En moins de six ans, trois papes, de nombreux évêques, d'innombrables théologiens et maîtres de spiritualité nous ont excellemment rappelé ce qui fait la grandeur du Prêtre et en quoi consiste sa transcendante mission.
Pour illustrer ma thèse il me suffirait donc de puiser, au hasard, dans leurs définitions, parmi lesquelles les excellentes surabondent. Mais je n'aurais garde de céder à cette facilité. Je ne songe pas davantage, cependant, à me dérober. Force m'est donc, pour essayer de définir, à mon tour, le Prêtre, de me servir d'images inemployées jusqu'ici (à ma connaissance du moins). Il ne saurait pas être question par conséquent de rappeler que le prêtre est l'homme de Dieu, comme celui de la prière, le médiateur, le sacrificateur, l'ami, l'ouvrier de la cité céleste, etc. Mais le sujet est si riche que, dans ce qui a été laissé pour compte, on a encore l'embarras du choix.
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Tout d'abord, le prêtre est ou devrait être, suivant la belle définition que Léon Bloy entendait s'appliquer à lui-même, le Pèlerin de l'Absolu.
A notre époque d'incertitude, de doute constant, de relativité, de compromissions, de « oui-mais... », de « non, bien sûr, ... mais... », de distinguo subtils, de « chacun sa vérité », de confusion des idées, de précarité des systèmes et des doctrines, de remise en cause de tout, etc. à notre époque qui, précisément, a peur de l'absolu, où l'on ne cesse de répéter que rien n'est absolu, qu'il ne faut pas être absolu, qu'il n'y a pas d'absolu... le Prêtre, lui, devrait être l'homme de l'absolu, c'est-à-dire l'homme de la Vérité, cette Vérité qui est une Personne, et qui a pris soin de bien préciser les principes, que doivent pratiquer et prêcher ceux qui veulent lui ressembler.
Le Prêtre doit donc être, aussi, l'homme des Béatitudes.
Sans doute, l'ordination confère-t-elle, par la grâce sacramentelle, les pouvoirs, qui font, essentiellement, le prêtre et le distinguent de tous les autres hommes ; mais, nous semble-t-il, un prêtre n'est, spirituellement, Prêtre que dans la mesure où il réalise les Béatitudes, telles que l'Évangile de la Toussaint les définit et les énumère, dans un ordre qui n'est pas l'effet du hasard, et qui, précisément, se calque sur la destinée temporelle du Sauveur.
Il est en effet, frappant qu'elles commencent par la Pauvreté (c'est-à-dire le détachement) et finissent par l'Immolation (c'est-à-dire le Sacrifice).
**Heureux les pauvres en esprit**
Le P. Pio a connu, par sa naissance, la pauvreté, qui a été sa condition, son élément, jusqu'à ce qu'il l'embrasse par état. Adulte il s'est voué, en propres termes, à elle. Elle est sa Dame. Pour lui, son dénuement total est d'autant plus frappant qu'il a été relevé du vœu de pauvreté pour pouvoir fonder et administrer, -- pour les autres -- les milliards que le seul rayonnement de sa sainteté lui avait procurés pour le service des pauvres.
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Quant à Jean-Baptiste Marie Vianney, on a fini par oublier son nom. Il est simplement pour tous, et à jamais, le « pauvre » Curé d'Ars, comme son Patron du Tiers Ordre et modèle est, pour les siècles des siècles, le « petit pauvre d'Assise ».
C'est cette pauvreté fondamentale que le deuxième Concile du Vatican a, tout d'abord, recommandée à l'Église, comme essentielle réforme, et ce rappel solennel risquant de n'être pas suffisamment entendu. S.S. Paul VI n'a pas manqué une occasion de prêcher au Clergé l'esprit de pauvreté et de faire les gestes qui le signifient.
C'est ainsi que, parlant aux organisateurs du 7^e^ Congrès de la Fédération Nationale du Clergé Italien, il leur a rappelé que les prêtres doivent accepter, avec le célibat, la pauvreté :
« Ne cherchons pas à récupérer le bien-être dont l'autorité et la dignité de notre ministère n'ont que faire, et dont ce dernier ne peut que souffrir aux yeux de nos fidèles et des tenants de la richesse de ce monde. Dans la recherche des moyens dont nous avons tant besoin pour nos œuvres, ne faisons pas de ces moyens le but de notre programme pastoral. Ne mesurons pas la valeur de nos œuvres sacerdotales à la valeur des moyens économiques employés.
Ne pensons pas non plus qu'il soit prudent d'économiser âprement ou de se ménager une retraite sur des fonds personnels de réserve.
Nous voudrions que l'esprit de pauvreté nous mette à l'abri de la prospérité économique et des affaires et qu'elle nous permette de laisser libre notre capacité d'annoncer au monde, qui idolâtre l'argent et le plaisir, le message libérateur de l'Évangile. »
**Heureux les doux.**
Ici, pas besoin de démonstration. P. Pio et le Curé d'Ars nous déconcertent, tous deux, précisément par leur douceur.
Pendant sa première persécution, longue période d'infamantes suspicions, d'humiliantes et injustifiables sanctions, P. Pio, considéré comme un faussaire et un simulateur, baisait les murs de sa cellule, devenue, pour lui, prison.
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Pendant la seconde, non encore terminée au moment où j'écris, et qui s'est révélée incomparablement plus atroce que la première, le saint religieux a donné, par sa soumission totale, le haut exemple d'une humilité héroïque, qui a été, pour satisfaire pleinement à l'esprit de la Sainte Obéissance, jusqu'à écrire de sa main qu'il n'avait pas besoin d'autres défenseurs que ceux qui, précisément, le persécutaient.
Quant au Curé d'Ars on sait qu'il accueillait les injures et les calomnies les plus odieuses, en se frappant la poitrine, comme s'il les avait cent fois méritées.
Un jour, un de ses collègues, exaspéré de voir que les pétitions contre Jean Marie Vianney restaient sans effet, lui envoya, directement, une lettre bassement injurieuse.
Dès qu'il l'eût reçue, le saint Curé d'Ars alla le remercier, tout contrit, et lui dit : « Mon ami, il n'y a que vous qui me connaissiez tel que je suis. »
**Heureux ceux qui pleurent**
P. Pio comme le Curé d'Ars a reçu le don des larmes, mais ne l'eût-il pas eu, que la malice satanique de ses tourmenteurs aurait réussi à lui en arracher de très amères.
Comme Jean-Marie Vianney, c'est par ses souffrances qu'il a converti tant de pécheurs et obtenu d'innombrables grâces.
**Heureux ceux qui ont faim et soif de justice**
Et qui en fut jamais plus avide que ces deux parfaits qui devaient tant souffrir de l'injustice ?
**Bienheureux les miséricordieux**
Est-il possible de l'être plus que le Curé d'Ars et le P. Pio qui, l'un et l'autre, et inlassablement, ont pardonné aux plus impardonnables ennemis ?
**Bienheureux les purs**
Que dire de ces deux angéliques qui n'ont connu le mal qu'en confession, ?
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**Bienheureux les pacifiques**
Les noms du Curé d'Ars et du P. Pio, sont, depuis longtemps et pour toujours, synonymes de paix.
**Bienheureux ceux qui\
souffrent persécution pour la justice**
C'est pour la justice que le P. Pio a été atrocement persécuté.
Pour lui, très fidèle disciple et imitateur du Christ, l'ascension des Béatitudes, commencée par le détachement total, s'est bien achevée par l'immolation. Cela est tout à fait frappant. Ainsi le modèle du Prêtre qu'il nous donne est parfaitement évangélique.
Pauvre et doux, dans un monde rude, avide de puissance et de possession, le Prêtre est, nécessairement, un souffrant, qui pleure avec les affligés, torturé de ne pouvoir rassasier sa faim et sa soif de justice. Miséricordieux et pur, il met la paix au-dessus de ce qu'on appelle le droit.
Il plaide, il prêche la paix, toujours, partout et contre tout, en contradiction perpétuelle avec ce monde, auquel son Maître se flattait de ne pas appartenir, et dont le Prince suscite, sans cesse, et ne cessera jamais de susciter la haine et la persécution, à cause de Celui dont la Mère lui écrasera la tête au dernier jour.
Le Prêtre sait donc bien pourquoi et à cause de qui on dit toute sorte de mal contre lui.
Le Prêtre, Pèlerin de l'absolu est, nécessairement, un incompris et un gêneur, pour ceux qui ne sont pas assoiffés d'absolu, pour ceux que gêne l'absolu, pour ceux qui ne vivent que de pain.
Il est donc, fatalement, tôt ou tard, sous une forme ou sous une autre, un persécuté. Hérode est toujours prêt à payer de sa tête les charmes d'une danseuse.
Et voilà pourquoi tous les prêtres du monde font, chaque jour, un geste, qui symbolise leur idéal, leur rôle et leur destinée. Après qu'il a usé du plus invraisemblable de ses pouvoirs, lorsque, à sa parole, le mystère de la transsubstantiation s'est opéré, le prêtre se prosterne, adore, puis il étend largement ses bras en croix, et reste ainsi, un moment, face à Celui qui a pris la place du pain et du vin et que seuls certains mystiques peuvent voir, ici-bas, avec leurs yeux de chair.
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Dans ce geste solennel, au moment le plus solennel du plus solennel des sacrifices religieux, le prêtre s'identifie, en quelque sorte, au Crucifié. Il affirme, ainsi, à la fois, son adhésion à une Vérité, -- qui est une Personne, -- et à une destinée qui est celle même de cette Personne.
Le disciple n'est pas au-dessus du maître.
Ceux qui ont eu le privilège de voir le Curé d'Ars célébrer sa messe rapportent qu'il prolongeait ce geste de Crucifié aussi longtemps que le lui permettait la force de ses pauvres bras exténués.
Cette insistance est significative. On comprend mieux quand on sait qu'il s'offrait chaque matin, en sacrifice, pour les pécheurs.
Le P. Pio n'agit pas autrement ; ses mains et ses pieds percés nous rappellent que le prêtre est nécessairement et, le plus souvent, à notre insu, un Crucifié.
Tout cela, qui mériterait d'être développé et qu'il serait facile, d'ailleurs, de justifier par quantité d'exemples historiques, revient à dire que le Prêtre n'est spirituellement prêtre que dans la mesure où il incarne le Modèle Unique, que les théologiens de son temps, aveuglés par la haine, ont fait crucifier entre deux bandits.
Visiblement, le Père Pio incarne, lui, ce Modèle. Par toute sa vie et aussi par ses stigmates, il atteste la primauté de son caractère surnaturel de prêtre, tout en s'engageant, à fond, dans les activités que réclame le soulagement de la misère et de la maladie.
Jour et nuit, depuis plus d'un demi-siècle, il prie et il souffre pour nous. Il nous rappelle, par l'exemple, le caractère, la mission et la dignité du prêtre, dignité qu'imposent précisément, ce caractère et cette mission, et qui devrait suffire à exclure certaines activités, n'ayant, en elles-mêmes, rien de choquant, mais qui jurent d'être exercées par des prêtres et, surtout, par des prêtres religieux. Certains l'oublient, surtout parce qu'ils n'ont en vue que l'action.
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Sans doute est-il légitime, par exemple, qu'un prêtre, même religieux, se détende et emploie ses talents à distraire sainement le public qu'il évangélise. Mais à condition de ne pas « consacrer » toute sa vie à un art d'agrément. Ce n'est pas en jouant de la guitare que le Prêtre sauvera le monde et il est pénible de voir un religieux, quelle que soit sa virtuosité, faire, sur les planches, véritablement profession de baladin.
Lacordaire avait clairement énoncé cette incompatibilité du caractère sacerdotal avec certaines carrières, cependant plus nobles que celle du Music-Hall.
Élu député des Bouches-du-Rhône, il avait démissionné, l'année même de son élection, en expliquant sa démission de la manière suivante : « Il y avait deux hommes en moi : le religieux et le citoyen. Leur séparation était impossible... Or, à mesure que j'avançais dans une carrière si nouvelle pour moi, je voyais les partis et les passions se dessiner plus clairement. En vain faisais-je effort pour me tenir dans une ligne supérieure à leur agitation : l'équilibre me manquait malgré moi... » puis il ajoutait « Le clergé de France ne s'exposera jamais sans dommage au souffle des passions politiques. Il paraîtra moins grand à la tribune, que dans l'humble chaire du curé de campagne... La France s'est fait depuis longtemps une si haute idée du sacerdoce, qu'elle souffre avec peine de ce qui le fait descendre, même pour un temps, des hauteurs de l'Horeb et du Calvaire. »
On ne peut qu'admirer la très haute idée, que le célèbre Dominicain se faisait du rôle du Prêtre dans le monde. Mais que dirait-il s'il voyait, aujourd'hui, certains religieux « consacrer » leur vie à des productions réservées, jusqu'ici, aux chansonniers des cabarets de Montmartre ou à leurs émules des journaux « pour rire ».
Voilà, en effet, où l'on tombe quand on oublie par Qui et pourquoi le Sacerdoce a été institué et alors qu'il y a tant de paroisses de France qui manquent de prêtres, pour qu'au moins la messe dominicale puisse y être assurée.
C'est ce qu'a fort bien exposé François Mauriac en divers écrits, spécialement dans un « bloc notes » (Figaro littéraire du 22 avril 1965) particulièrement consacré à la mission sacerdotale.
« Qu'est-ce qu'un prêtre, dit notamment le célèbre écrivain, en dehors du pouvoir de consacrer et du pouvoir d'absoudre et de la prédication ? Que reste-t-il d'un prêtre qui a déserté et qui est redevenu l'un de nous (il n'en manque pas hélas, et vous n'avez qu'à les regarder). Qu'en reste-t-il sinon un petit bourgeois, pareil à tous les autres petits bourgeois. »
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On reste confondu quand on entend répéter qu'après tout, un prêtre est un homme comme les autres, et surtout, quand on voit des prêtres s'ingénier à montrer qu'ils sont, en effet, des hommes comme les autres, alors qu'au contraire, ce que nous vénérons en eux et ne demandons qu'à pouvoir admirer plus souvent c'est, précisément, ce qui fait qu'ils ne sont pas comme les autres.
Dépossédé du vieil homme, le prêtre doit se laisser incorporer par le Christ.
De même que la transsubstantiation ne laisse subsister que les apparences du pain et du vin, qui recouvrent la Présence Réelle de Jésus, de même, après l'Ordination, une sorte de « transpersonnalisation » ne devrait plus laisser subsister, chez le nouveau prêtre, que les apparences de l'homme ordinaire, sous lesquelles chacun devrait pouvoir découvrir le Christ.
C'est bien pour montrer comment cette incorporation christique peut et doit s'exercer que le Père Pio, renouvelant le message du Curé d'Ars, rappelle et impose au monde le vrai visage du prêtre.
Si donc nous voulons savoir ce que doit être un Prêtre, regardons le stigmatisé confesser, regardons-le soulager les misères du corps et de l'âme, regardons-le surtout dire la messe, mais n'oublions pas ses mains, ses pieds et son côté percés. Comme son Maître et Modèle, il reste, pour nos péchés, sur la Croix.
E. BONIFACE.
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### Lettres à Joseph Lotte (fin)
par Théodore QUONIAM
On y trouve des fleurs de toutes les nuances et qui ont le mérite essentiel de n'être pas des fleurs artificielles, C'est un bouquet de louanges qui se plaisent à reconnaître en Joseph Lotte : le chef ; l'homme sincère ; l'homme de Foi. Voici quelques unes de ces fleurs cueillies au passage :
Moulins, 29 octobre 1913.
« ...j'estime comme un honneur de *m'enrôler* sous un chef tel que vous... »
Moulins, le 7 novembre 1913,
« ...Une pensée sincère et qui sait la difficulté qu'il y a à être sincère est quelque chose de si rare et de si vivant qu'elle ressemble à un bienfait, même pour ceux qu'elle ne conquière pas intellectuellement. »
Petit Séminaire de Saint-Lucien, 4 novembre 1913.
Mon cher Monsieur Lotte,
« ...Vous me comblez ! Je dévore Péguy, je le dévore en l'arrosant de larmes, comme les petits pauvres de Jeanne dévoraient leur pain, détrempé de leurs pleurs. J'étais affamé... de çà !
Merci. Merci aussi de la magistrale réponse de Péguy à ce pauvre Laudet..., une tempête qui secoue une feuille morte ! ...
« Veuillez compter sur ma gratitude très émue, très profonde et très durable pour le splendide cadeau que vous m'avez fait.
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Sachez bien que je n'oublierai jamais de porter au Saint-Autel vos intentions personnelles, et un pieux souvenir pour votre noble effort. »
Tout vôtre,\
S. GÉRAUD.
Voici une lettre révélatrice de la manière dont Joseph Lotte savait conquérir les âmes :
Troyes, 25 octobre 1913,
« ...si l'opinion d'un quelconque lecteur ne vous est pas indifférente, Monsieur, permettez-moi de vous dire combien j'ai trouvé beau l'article de votre correspondante qui fait suite à la lettre d'un instituteur. Votre réponse est forte de tant de foi et d'un accent si généreusement entraînant. Ce que, j'ai admiré aussi dans cette belle réponse c'est que pas un mot ne peut blesser une âme qui ne croit pas ; elle est vraiment chrétienne ainsi.
« Si les journalistes catholiques avaient toujours eu pour répondre aux objections formées contre leurs idées politiques et religieuses des accents remplis d'élévation et d'absolue charité telles que ceux de votre réponse et non des termes méprisants ou injurieux, je crois que le cri de guerre de Gambetta contre la religion aurait reçu le même accueil que la fameuse phrase de Viviani, que Victor Hugo n'aurait pas pris l'Église en haine, et peut-être les grands désirs de tous ceux qui voulaient au temps de Lacordaire la France puissamment chrétienne se seraient réalisés.
« Pour votre lecteur et vos amis qui doutent et cherchent Dieu je vous soumets, Monsieur, l'idée d'une belle lecture à leur indiquer. Peut-être connaissez-vous ce petit livre intitulé « Méthodes et Formules pour bien entendre la Messe » ? Son titre ne dit rien, il en mérite un plus beau. Le monde spirituel qu'il découvre est magnifique et tout proche ; même les plus sceptiques pourraient l'aimer pour sa poésie, le développement harmonieux des pensées et l'intérêt de ses observations psychologiques ; les rapports entre Dieu, sa création et ses créatures sont comme rendus visibles à toute âme. Il aurait, il me semble, s'il était plus connu, pouvoir de conversion. »
Ainsi donc le Bulletin suscitait l'effort de réciprocité dans la recherche des arguments et des lectures propres à toucher les âmes, à leur faciliter l'option décisive.
Cette réponse à un instituteur suscita d'ailleurs une abondante correspondance au gérant du Bulletin. Telle cette lettre datée de Tinchebray le 26 octobre 1913 :
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Tinchebray, le 26 octobre 1913,
« J'ai lu avec le plus vif intérêt le dernier numéro du Bulletin et tout particulièrement la lettre de l'instituteur de Paris et la réponse que vous y faites. Avec sa provision d'objections, il reste très sympathique parce qu'on le sent malheureux de son incroyance même et que rien n'est plus méprisable et plus irritant que cette sécurité dans l'erreur de beaucoup de nos collègues.
« Quelques uns cependant en sont où il est ; « ils voudraient croire... ils ne peuvent plus croire ». J'en connais deux, hélas ! ils me touchent de près. Voulez-vous leur aider à retrouver la foi de leur enfance ? Je n'ose m'y employer directement : il ne faut pas effaroucher les gens ombrageux. Je crois qu'un bon article, venu on ne sait d'où, envoyé on ne sait par qui, peut avoir plus d'efficacité. Quelle joie si notre Bulletin pouvait être un instrument de conversion ! Vous donnerez le premier choc, le Don Dieu fera le reste.
« Bref, voici ce que je me permets de vous demander : quand vous aurez un numéro traitant de ces questions de doutes, de retour à la foi, de conversion, enfin un numéro dans le ton du dernier, pouvez-vous en adresser un exemplaire à X... Je le crois de nature à faire du bien. »
Une autre lettre de la même époque émane d'un professeur à l'institution Notre-Dame à La Flèche (Sarthe). Elle dit :
« J'ai lu avec grand intérêt les quelques numéros du Bulletin que vous m'avez envoyés. Il est bien vrai que les seuls refuges de nos âmes, vivantes ou mortes en ce monde fatigué, sont le Christ Jésus, la Vierge et les Saints. C'est l'expérience d'un long siècle de lutte et de souffrance qui nous amène là.
« Seuls les orgueilleux qui se confient dans la force de l'intelligence ne le reconnaissent point. Aussi bien c'est *le cœur qui crie Dieu* et il n'est que de le suivre pour entendre sa voix. L'étude des systèmes n'est point un chemin qui mène vers Jésus-Christ ! et c'est heureux, autrement que feraient les humbles, les ignorants, les petits, les « parvuli » ? Le royaume de Dieu s'adresse à tous, mais surtout à ceux-là et il suffit d'un cœur d'enfant pour le recevoir parce qu'il est l'Amour sans cesse en tourment de sacrifice et que les âmes de bonne volonté ne résistent pas à l'appel des sacrifiés volontaires. Pourquoi faut-il que le pharisaïsme d'un grand nombre de catholiques et de prêtres cachent aux yeux des simples la face d'Amour de Jésus, que ceux-ci ne la reconnaissent pas dans la recherche de l'honneur, de la richesse et des plaisirs dont ceux-là donnent l'exemple journalier.
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Aussi est-il providentiel que Dieu ait permis le dépouillement de son Église. Soyez sûr que lorsqu'il verra le prêtre réellement pauvre et souffrant et néanmoins et pour cela ivre de joie, le peuple reviendra vers la maison de lumière loin de laquelle il s'en est allé sanglotant et maudissant avec son rêve déçu de liberté, d'égalité et de fraternité. Il s'épuise à le réaliser dans la société civile et il s'exaspère. Seule l'Église peut en faire à nouveau une réalité. Et c'est notre espoir qu'au feu de l'épreuve bénie, cette réalité apparaîtra. De ce jour il me semble voir poindre l'aurore en de multiples manifestations de l'âme moderne dont le Bulletin nous apporte l'écho. Par la prière et la pénitence à chacun de hâter cet heureux jour de la réconciliation de Dieu avec l'homme... »
MOLIÈRE,\
Professeur à Notre-Dame,\
La Flèche (Sarthe)
Cette lettre d'un professeur de philosophie témoigne en faveur de l'orthodoxie de Maurice Blondel.
Dijon, 40, rue de la Préfecture,\
26 juin,
Monsieur,
« Vous me faites le grand plaisir de m'envoyer votre Bulletin auquel il m'est arrivé une fois de collaborer. C'est pourquoi je me permets aujourd'hui de vous écrire un mot au sujet du compte rendu du livre du P. de Tonquédec que vous donnez dans le dernier numéro.
« Vous jugez le livre avec faveur. Moi, dont la philosophie est un peu la spécialité, je ne puis être de votre avis. Le P. de Tonquédec y fait preuve de beaucoup d'application, de méthode, *d'intelligence*, et pourtant sa critique de M. Blondel est *inintelligente*, elle porte à faux presque d'un bout à l'autre, car le P. de Tonquédec n'a pas compris le point de vue fondamental de l'auteur de l'Action. Même mésaventure est arrivée jadis, à une bonne volonté égale, à feu l'abbé Gayraud.
« Ce qui me pousse à vous signaler cette erreur, c'est que vous avez déclaré votre sympathie pour M. Bergson : la philosophie de M. Bergson vous a ouvert une avenue pour rentrer dans le catholicisme. Je regretterais que, grâce au P. de Tonquédec, vous méconnaissiez M. Blondel, penseur non moins original et non moins capable d'assurer notre foi.
« Je me permets de vous signaler que M. Blondel a répondu dans les *Annales de Philosophie chrétienne* aux critiques du P. de Tonquédec et que l'exposition la plus récente et la plus claire de ses idées se trouve peut-être dans le *Dictionnaire d'apologétique* (Beauchesne), article *Immanence* dû au P. Valensin, professeur à l'Institut catholique de Lyon.
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« Recevez, Monsieur, mes respectueux et dévoués hommages. »
Louis BORDET.
Voici un témoignage frappant de ce que l'on peut obtenir par une attitude sans réticences ni compromis.
Cette lettre émane d'un professeur de philosophie au Grand séminaire d'Albi. Elle est adressée à Joseph Lotte en date du 20 novembre 1913.
Cher Monsieur,
Ne trouverez-vous pas excessif ce que je viens de faire ? Tout à l'heure il y avait chez moi un prêtre de mes amis, curé d'une paroisse voisine d'Albi, où l'on rencontre plus de mécréants que de braves gens. Le prêtre est zélé, entreprenant pour le bien. Il a bâti une église dans un centre ouvrier qui en était dépourvu, il a créé de toutes pièces une salle d'œuvre, il a donné plusieurs conférences contradictoires où il a subi avec succès de rudes assauts. Or, l'année dernière je lui fis connaître le Bulletin, pensant qu'au milieu de sa vie d'apostolat la vie chrétienne intense que vous tâchez de développer partout ne pourrait que lui faire du bien. Aujourd'hui il vient de me remercier de cette communication. Il m'a même prié de vous demander si vous ne pourriez pas lui adresser directement le Bulletin à titre gracieux au moins pendant quelque temps. Il le communiquera à l'institutrice laïque de sa paroisse, et à un jeune normalien de sa parenté qui ne demande qu'à conserver ou plutôt qu'à développer ses sentiments religieux.
J'ai promis d'être son avocat auprès de vous et je le fais bien volontiers. Dans quelque temps vous recevrez probablement un abonnement ferme. Il viendra d'un de mes amis du Périgord qui veut créer un cercle d'études parmi les jeunes lycéens de sa ville.
Comme vous le voyez, mon cher Monsieur, vous avez en moi un ami sincère et un admirateur réel de votre œuvre. Puisse-t-elle faire partout le bien qu'elle opère ici.
Croyez bien que je suis à vous de cœur et de prières.
BARTHÈS\
Professeur de philosophie.
169:105
Une lettre d'Italie datée de « Roma ce 6 juin 1914 » veut réfuter de façon fort subtile les conclusions péguystes sur « Morales souples et Morales raides », publiées dans le numéro de mai 1914 et que Lotte avait extraites des fameuses « NOTES » de Péguy sur les philosophies cartésienne et bergsonienne, notes riches de réflexions qui sont comme son testament spirituel. Nous rappelons à ce propos que Riby dans une lettre adressée à Lotte en mai de cette même année avait fait une remarque qui rejoint la thèse présentée ici puisqu'il disait entre autres : « La Note Bergsonienne de Péguy, qui est d'ailleurs fort belle, m'inquiète un peu ; les règles apparentes y sont bien méprisées et l'habitude y est dénoncée comme l'ennemi. L'apologie des méthodes souples, des morales souples, c'est une belle justification de la morale des jésuites contre le jansénisme. Maintenant déclarer qu'en somme il n'y a pas de foi contre Dieu, il me semble que ça peut aller loin... » Il n'était pas indifférent d'établir ce rapprochement. Voici maintenant le texte du correspondant d'Italie :
...Permettez-moi une remarque sur votre dernier numéro. Vous y avez publié une conclusion de Charles Péguy, « qui apporte au Pascal des Provinciales, dites-vous, une réponse non encore donnée ». En effet une réponse de ce genre n'avait pas encore été donnée. Mais outre qu'elle est terriblement paradoxale, elle est aussi confuse et équivoque que possible. Si j'en avais le temps j'aurais rédigé une petite note pour mettre au point ce qu'il faut penser de la rigidité ou de la souplesse d'une morale. Et d'abord il n'y a pas deux morales, une raide et une souple. Il n'y en a qu'une seule, la morale chrétienne inflexible et absolue dans ses principes, suave et douce dans son application (pour qui que ce soit). Il ne faut pas oublier que pour être ce qu'elle doit, une morale doit posséder le « fortiter ac suaviter » dont parle l'Écriture. Les premiers jugements spéculativo-pratiques de la morale sont absolus et vrais pour tous les temps et pour tous les lieux ; il n'est pas question de souplesse ou de raideur. Ils sont forts. L'affirmation : Il faut faire le bien et éviter le mal ne souffre pas d'exception. Rien de plus rigide, rien de plus absolu et rien de plus vrai cependant. Je ne veux pas désavouer Péguy, mais il fait une confusion regrettable au sujet des trois ordres : ordre spéculatif, ordre speculativo-pratique et ordre practico-pratique. La logique appartient au premier ; la morale dans ses principes et dans la conclusion tirée des principes au second et, dans son application c. a. d. dans l'exécution de l'acte commandé ou dans son omission, elle appartient au troisième. La vérité en morale ne se juge pas comme en logique ou en métaphysique par la conformité à la chose, à la réalité mais comme dit St Thomas « per conformitatem ad appetitum rectum ».
J'ai beaucoup regretté de voir cette page dans votre Bulletin qui est d'une si belle tenue et qui a déjà donné de si bons articles au point de vue doctrinal. Je l'ai regretté parce que je crains l'erreur, l'obscurité et le trouble que cela peut jeter dans certaines âmes insuffisamment instruites et éclairées sur les questions de la morale.
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La morale est une science et un art : le maniement en est délicat et difficile. Encore une fois il ne faut pas confondre la science morale et son application.
Excusez ce mot un peu long et voyez dans mes réflexions le témoignage de très grande sympathie que j'éprouve à l'égard du Bulletin qui se montre nettement et franchement catholique. Vous faites là une bonne œuvre et il est fort regrettable de voir tout un clan des catholiques ne pas comprendre que pour convertir et attirer les âmes au Christ, il faut leur donner la vérité toute pure et ne pas s'acoquiner avec les pires ennemis de l'Église.
Recevez, cher monsieur Lotte, l'expression de mes sentiments les meilleurs et de vive sympathie en N. S.
Daniel LEPERCY**.**
L'histoire du « Bulletin » telle que nous la percevons à travers ce choix de lettres pourrait se traduire par l'image d'une barque qui entend se maintenir en haute mer contre vents et tempêtes dans le sillage de la « Barque de Pierre ». Portée par un courant d'enthousiasme elle est battue en même temps par les vagues de la critique et bousculée par les remous de contestations diverses en un temps où s'échauffent les passions religieuses, philosophiques, politiques et patriotiques ; où le pacifisme lui-même devient une pomme de discorde. Dans ces conditions on ne peut qu'admirer que le gouvernail soit pointé toujours droit alors que tant de sollicitations contradictoires et de conseils divergents risquaient de l'aimanter sournoisement vers des écueils à fleur d'eau.
Il faut, en effet, tenir compte, ainsi qu'une lettre le fait judicieusement remarquer, de la « psychologie d'un converti tout neuf » aux prises avec les psychologies multiformes de ceux qu'il entend rassembler. Or Joseph Lotte est un converti du type Polyeucte dont l'ardeur a trouvé dans l'Église le cadre et l'aliment adéquat à un épanouissement parfait. Dès lors tout est simple pour le pilote au sens plein du terme et il fera preuve désormais d'une fidélité sans fissure.
On est souvent surpris de la multiplicité des perspectives qui se dessinent sur les questions les plus simples, les plus fondamentales et où il semble que l'élémentaire bon sens devrait réaliser d'emblée l'unanimité parfaite. Mais ici même se révèle la vérité profonde du mot d'un philosophe :
« Ce qui importe ce n'est pas la communauté des opinions, c'est la consanguinité des esprits. »
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Ce mot s'applique parfaitement à l'amitié réalisée par Joseph Lotte au sein de l'Université. Le « Bulletin » n'a pas prétendu imposer une philosophie unitaire, il a voulu susciter une convergence des élans religieux dans le sens catholique tout en laissant subsister le particularisme des tempéraments. Il a voulu aussi ranimer la flamme patriotique en lui redonnant l'aliment des traditions d'honneur national. Sur ce point précis il a voulu réagir contre les tentations de l'abandon en maintenant active la vigilance ; bref infuser un sang jeune pour ranimer les ardeurs défaillantes. Avant tout c'est son exemple qui parle puisqu'il enseigne la joie sereine qui naît de la conformité de vie aux enseignements de l'Église. Et il s'agit bien d'une expérience privilégiée offerte aux regards des hommes de bonne volonté et des historiens psychologues soucieux d'objectivité.
Joseph Lotte agit sur deux plans :
par dénonciation des périls ;
par exaltation du beau dont la Liturgie lui offre l'expression achevée.
Revenu à la foi il mesure les périls où l'athéisme plonge et l'individu et la société. Il mesure la dégradation qui en résulte et prépare des lendemains plus sombres, encore. Aussi le « Bulletin » est-il un appel au regroupement des énergies pour parer aux défaillances. Dans ces colonnes, tout comme dans les « Cahiers de la Quinzaine » de Péguy en ce même temps on découvre la dénonciation du mal moderne par excellence :
le *pourrissement* des situations les plus dramatiques,
le *relâchement* au sein d'un verbalisme ostentatoire qui simule l'action.
Comme Péguy, Joseph Lotte attaque les « bourreaux mous » qui répandent la ruine en versant dans la société la mollesse et la honte. Certes la contradiction subsistera toujours dans tous les domaines mais ce qui importe c'est d'élever le niveau des contradictions et d'affirmer la permanence d'un idéal transcendental. Sous le régime des « masses » qui commence alors à prévaloir le caractère tend à s'effriter par suite de l'inévitable affaissement. Aussi au glissement des capitulations et des compromis Joseph Lotte entendait-il opposer une cohésion d'individualités fortes faisant levain.
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Par analogie avec un schéma bergsonien on pourrait répartir les âmes en deux catégories : les âmes closes et les *âmes ouvertes.* Mais cette répartition est un peu sommaire : combien *d'âmes en bouton* n'attendent pour éclore que la rosée d'une parole salutaire où rayonne l'Espérance. Le « Bulletin » a apporté à beaucoup cette rosée bienfaisante ; grâce à lui des âmes esseulées ont retrouvé le bercail, des hommes que l'isolement maintenait dans la dispersion sont devenus des « témoins ». Or comme l'a remarqué Jean Guitton dans un récent ouvrage : « Le témoignage assure la liaison de ce qui était le plus secret et de ce qui sera le plus diffusé. » Les secrètes aspirations du cœur ont pu rejoindre le courant de vie religieuse et se laisser porter par lui en le gonflant de leurs eaux.
Lorsqu'on considère de façon panoramique les réactions suscitées par le « Bulletin » durant ces années d'avant-guerre, on discerne d'autant mieux que ce qui a séduit « est l'appel à la vie intérieure ; le rayonnement réchauffant dans des articles vibrants -- mais nullement exaltés -- d'une personnalité d'exception : celle du fondateur-gérant. En somme le caractère évangélique et apostolique qu'il imprimait à la feuille mensuelle. En outre ce qui impressionne dans cette histoire c'est de voir comment un converti tout neuf se fortifie et s'instruit dans la religion par l'échange spirituel avec des catholiques de fondation qu'à son tour il entraîne et enflamme. Il a justifié par son action le mot de Péguy : « Il importe et dépend de nous que Dieu ne manque pas de sa création. »
\*\*\*
55 ans seulement se sont écoulés depuis lors ! Or quand on relit ces lettres et qu'on revit cette histoire qui n'a pas duré l'espace de notre vie, on mesure l'extraordinaire dégradation qui s'est produite depuis et qui, hélas, s'accélère. Il est évident que les déchirements actuels qui procèdent en partie des transformations du monde à l'échelle cosmique et sur tous les plans tiennent aussi à une erreur d'optique de la part des responsables. Combien s'illusionnent sur l'efficacité de certaines méthodes « directes » d'évangélisation fondées sur des contacts aussi audacieux qu'imprudents avec l'adversaire. On a trop tendance à oublier que le sort de l'humanité se joue dans le monde des *Valeurs* et non dans le monde des technocrates avides d'appliquer leurs méthodes au monde de la spiritualité. Les Valeurs morales qui appellent la Cité terrestre à être promue Cité de Dieu en lui donnant le revêtement d'esprit qui la rendra invulnérable.
*Règle d'abord, Réglementation ensuite !*
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Aujourd'hui trois modernismes cumulent leurs efforts pour polluer le climat spirituel de notre temps :
*modernisme cérébral,*
*modernisme du cœur,*
*modernisme du pouvoir.*
De ce modernisme je ne veux citer ici qu'un exemple parce qu'il se rattache directement à la question « Joseph Lotte ». Il me tient d'autant plus à cœur d'évoquer ce sujet que j'ai été sur ce point très précis imprégné de façon indélébile de la pensée de Joseph Lotte. Il s'agit du Latin que l'on s'acharne aujourd'hui à bannir de la liturgie. Or Joseph Lotte qui, en 1911, m'a initié au latin, m'a enseigné que le latin incarne la langue d'Église authentique dans sa vocation d'appel au salut. Il m'a fait comprendre de la façon la plus vivante, par les traits les plus frappants que le latin avait le privilège de transmettre le message du Christ par le canal de la Liturgie. Il enseigne instinctivement un respect religieux qu'aucune prière dans une langue nationale, pour valable qu'elle puisse être, ne saurait remplacer. Le respect de ce qui nous dépasse, le respect d'une tradition, le respect d'une Providence. Je me suis expliqué sur ce point dans divers articles car de telles leçons s'incrustent dans la mémoire de l'enfant et l'accompagnent toute la vie. Mais nous sommes arrivés à un tournant de l'histoire humaine où à force de vouloir précipiter les innovations on ne respecte plus rien.
Ce qui se joue aujourd'hui c'est le drame de la *fidélité* au surnaturel. La fidélité moderne est infidèle à sa destination, j'oserai dire à sa mission. Sur le plan de l'action la « propagande » tend à se substituer au messianisme vrai. Il suffit pour s'en rendre compte de relire Péguy dont on ne peut qu'admirer le « prophétisme »*.* L'émouvant colloque sur « Péguy et le monde moderne » qui s'est tenu à Orléans l'an dernier l'a amplement souligné. Aussi a-t-on pu parler d'un « anticléricalisme » de Péguy qui n'est en fait qu'un indéfectible attachement aux valeurs chrétiennes fondamentales. Par les commentaires de Joseph Lotte nous découvrons en Péguy une transparence ou se lit la Vérité première et cette Vérité s'exprime dans l'impératif de la Tradition. Il ne faut pas vouloir tenter le diable par des approches dangereuses. Péguy a dit :
« Une grande philosophie n'est pas enfin celle qui couche à la fois sur toutes les positions, sur tous les champs de bataille. C'est seulement celle qui, un jour, s'est bien battue au coin d'un bois. »
Il en est ainsi en matière d'apologétique. Est-ce se battre que de vouloir coucher sur toutes les positions où vous attire l'adversaire ? Ne ferme-t-on pas ce faisant les sources de la Vie spirituelle ?
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Péguy opposait à l'érudition de la critique savante, le droit de saisir le génie littéraire en prise directe. Nous prétendons saisir en prise directe l'élan religieux de Joseph Lotte et nous l'avons fait en le branchant sur l'admirable correspondance qu'il suscita et sur nos souvenirs. Nous laissons à de patients érudits tout le loisir de l'enfermer dans l'appareil scientifique et historique propre aux modernes Sorbonnes.
Quand on a beaucoup calculé pour régler sa marche selon les normes terrestres, égrenant les bornes kilométriques au long des chemins on s'aperçoit un jour qu'il n'y a aucune correspondance entre nos mesures et le rythme des circuits spirituels que l'âme peut accomplir dans la contemplation. Tel repère me situait dans l'écoulement de la durée temporelle à quelque 30 minutes de ma destination et voilà que soudain revêtant à mes yeux une signification insoupçonnée il exprime une toute autre distance sur les chemins de la Destinée : il jalonne la route des Jardins éternels par delà les Jardins des contradictions de notre vieux monde. Ici on suppute, là-bas on contemple.
« Il reste une chose à faire, disait Paul Valéry, se refaire » et il ajoutait : « ce n'est pas si simple ! »
Aussi cette correspondance nous apparaît-elle comme un talisman pour cette œuvre de rénovation, sinon se réaliserait ce mot cruel de Léon Bloy : « et les acéphales furent élus pour chevaucher un peuple de décapités. » Il ne faut pas que « s'instaure le Droit divin de la médiocrité absolue ». Certes notre époque justifie le jugement sévère de Péguy : « Il y a des avortements de la fécondité de l'esprit, des réussites mais aussi des manquements spirituels. »
L'exemple d'un Joseph Lotte est là heureusement pour redonner confiance car dans toute cette correspondance nous rencontrons une vertu de « bonne volonté » non pas au sens kantien du ternie mais au sens le plus profondément « humain ».
Théodore QUONIAM.
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**Appendice :\
Bibliographie**
Cette correspondance dont nous venons de donner des extraits en en dégageant les éléments distinctifs émane de témoins « obscurs », ce qui lui confère d'ailleurs tout son prix car ainsi se dessinent rétrospectivement les courants principaux de l'opinion à l'époque. Ce sont là des témoignages spontanés, nullement déterminés par des prises de position politiques ou littéraires préétablies. Les témoins laissent parler leur cœur et font entendre sans souci de notoriété ou de vaine curiosité la voix de leur conscience. Ils ont entendu l'appel de Lotte quêtant des abonnés *possibles *: ils s'interrogent et répondent.
Mais nous devons rappeler que des lettres de correspondants plus connus du grand public par l'importance de leurs œuvres ou l'éclat de leur personnalité ont déjà été publiées.
Ainsi les lettres fort significatives de Georges Sorel à Joseph Lotte ont paru dans les numéros 33 et 34 des « Feuillets de l'Amitié Charles Péguy » (mai et juillet 1953) par les soins de Pierre Andreu qui les a accompagnées d'importants commentaires. On ne saurait trop insister sur l'intérêt de cette publication étant donné la personnalité de l'auteur des « *Réflexions sur la Violence* ».
Autre correspondance considérable en volume et en intérêt : les lettres de Riby à Joseph Lotte, remises au Centre Péguy d'Orléans le 10 février 1962 sur la volonté de mon Père, C. TH. Quoniam. Leur publication s'est échelonnée sur deux ans dans les « Feuillets de l'Amitié » (numéros 99 à 113). Commencée en 1963 cette publication vient de s'achever en 1965. Rien de plus révélateur que ces lettres sur l'état d'esprit de l'opinion. Riby y étale ses perplexités avec une franchise totale, étant devenu depuis leur rencontre de Sainte-Barbe le confident intime de Joseph Lotte et son collaborateur occasionnel. Sous le pseudonyme de Braud il a envoyé au Bulletin d'intéressants articles qui dénotent une intelligence pénétrante.
J'ai accompagné cette publication de commentaires qui s'attachent à éclairer cette étrange personnalité : dons spirituels magnifiques, volonté indécise ; carrière temporelle manquée ; inscription spirituelle durable. Scrupules paralysants.
Mais il reste d'autres textes significatifs à publier, notamment la correspondance échangée entre Joseph Lotte et Francis Délaist, l'auteur de « La Démocratie et les Financiers » dont la recommandation qu'en donna Joseph Lotte dans le Bulletin provoqua de vives réactions à l'époque.
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En ce qui concerne les ouvrages parus sur Joseph Lotte, rappelons l'admirable ouvrage, hélas épuisé, « Un Compagnon de Péguy, Joseph Lotte » par P. Pacary, éd. Gabalda, 1916. P. Pacary est le pseudonyme de l'Abbé Paris. Après la mort de Joseph Lotte il vint à Cherbourg à la demande de mon Père et fit une première prospection dans les Archives familiales. Il en a tiré les textes qui sont publiés dans ce premier livre.
Signalons ensuite : « *Lettres et Entretiens* », Charles Péguy, Cahiers de la Quinzaine, L'Artisan du Livre, Paris 1927. Dans ce livre on trouve l'historique intégral des relations d'amitié qui unirent Joseph Lotte à Péguy :
« Un double lien unissait le *Bulletin* aux *Cahiers.* Lotte avait commencé son Bulletin sans capitaux comme Péguy les Cahiers. Entre eux, il y avait une certaine parenté, une certaine pauvreté parente que Péguy rappelle dans « un nouveau théologien ». Le Bulletin, « en esprit et en mœurs », était la filiale des Cahiers : « Notre secrète filiale spirituelle. Notre fille et notre filleule. Un nouveau bourgeonnement, une nouvelle source, un rejaillissement de notre jeunesse. » Dès que le Bulletin eût commencé de paraître, de nombreux extraits des *mystères* et des *tapisseries* y furent publiés. Les lettres de Péguy à Lotte devinrent plus nombreuses. Péguy indique à Lotte les fragments de son œuvre qu'il convient d'insérer dans le Bulletin, les titres qu'il faut leur donner, les dispositions typographiques qui les mettront en valeur ; et les articles que Lotte consacre aux mystères et aux tapisseries ne sont parfois qu'un développement des idées que lui suggère Péguy. Bref cet ouvrage est aussi précieux pour la connaissance approfondie de Joseph Lotte que pour celle de Péguy.
Enfin en 1964, M. l'Abbé L. A. Maugendre, docteur en Littérature française, a eu à cœur de ranimer le souvenir de Joseph Lotte. A cet effet, ayant consulté les Archives Quoniam que mon Père lui avait ouvertes, il a consacré le tome II de son grand ouvrage « La Renaissance Catholique au début du XX^e^ siècle » à Joseph Lotte. L'ouvrage a paru chez Beauchesne avec une préface d'Henri Massis. On y trouve une biographie détaillée du fondateur du Bulletin ainsi qu'un choix de textes des plus significatifs. En outre trois pages sont consacrées à une bibliographie fort détaillée qui passe en revue les articles qui ont suivi la carrière de Joseph Lotte de son vivant et à titre posthume de 1911 à 1964. C'est là une recension fort utile qui facilitera la tâche des chercheurs.
En février 1965, j'ai publié dans « ECCLESIA », revue dirigée par le regretté Daniel-Rops, mes souvenirs d'enfance sur Joseph Lotte et témoigné ainsi de l'influence dont j'ai pu être le bénéficiaire et le témoin.
La question est loin d'être close.
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### Histoire de la Protestation de Bernadette (II)
par Henri MASSAULT
L'IDÉE fixe de soustraire la *Petite Histoire des Apparitions* aux reproches de Bernadette a poussé le P. Sempé, Supérieur des Chapelains de la Grotte, à écrire les relations les plus fantaisistes sur son enquête du 16 novembre 1869 à Nevers et sur la façon dont avait été recueillie la *Protestation*. Il n'a cessé de broder autour de ses versions antérieures en ajoutant des faits nouveaux, ou bien en atténuant ou supprimant en partie ce qu'il avait imprudemment avancé. Ses témoignages successifs ne concordent ni entre eux, ni avec les faits réels, même lorsqu'il souligne son propos avec force :
... Ce que je sais, dit-il, ce que j'affirme, ce que j'ai consigné, c'est que... Sœur Marie-Bernard avait beaucoup pleuré après la visite de M. Lasserre et qu'elle en avait été malade... La visite de M. Lasserre avait laissé à Bernadette les remords et les larmes ; la mienne lui laissa la joie ([^21]).
Or la Mère Imbert, Supérieure Générale des Sœurs de Nevers, a écrit à Henri Lasserre qu'elle avait été témoin du contraire :
... Sœur Marie-Bernard n'a pas été troublée après votre visite ; mais elle l'a été beaucoup en présence du P. Sempé ; elle a pleuré ([^22]).
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Voici, à titre d'exemple, l'un des nombreux récits du P. Sempé destinés à circonvenir Mgr Pichenot, Évêque de Tarbes, et le Saint-Office. Nous en soulignons les principales affirmations erronées.
\[Mgr Laurence\] m'avait envoyé recueillir des informations sur la Déclaration que M. Lasserre avait obtenue de Bernadette, en religion Sœur Marie-Bernard, au sujet de la *Petite Histoire* de Notre-Dame de Lourdes publiée dans les Annales. J'étais pénétré de la délicatesse de ma mission : trouver Bernadette en contradiction avec *elle-même* me semblait un grand malheur ; contribuer à la faire se contredire était à mes yeux un grand crime ; l'interroger avec une simplicité extrême et avec le seul *désir d'arriver* à la vérité était pour moi le devoir le plus élémentaire et le plus rigoureux.
*J'appris à Nevers* que M. Lasserre y était venu il y avait environ un mois ; qu'il s'était présenté avec son prestige d'historien de Notre-Dame de Lourdes et *en apparence* avec le simple désir d'interroger Bernadette, *sans laisser soupçonner son désaccord avec Mgr l'Évêque de Tarbes*.
Accueilli sans aucune défiance et avec empressement, il put, durant de longues heures, entretenir *seul* Bernadette, lui *commenter* quelques *passages isolés* de la Petite Histoire, et avec une *habileté et une opiniâtreté* rares, *faire* passer dans cet esprit toujours naïf et confiant et toujours *assez borné*, les idées qui *obsédaient* le sien depuis longtemps. Il réussit *ainsi*, mais *non sans peine*, à obtenir cette signature si amèrement pleurée immédiatement après, par Sœur Marie-Bernard et qui la *rendit malade* plusieurs jours.
Un mois après je trouvai la bonne sœur dans un état extraordinaire de chagrin. Elle vint en larmes et avec une contrariété marquée. Elle ne voulait rien dire, ne cessant de répéter qu'elle avait oublié ; qu'on avait, dans le temps, écrit ses réponses, qu'il fallait s'en tenir à ce qui était écrit.
*Ma droiture, ma simplicité* et mes prières obtinrent les réponses constatées par ma *lettre du* 17 *novembre* 1869 ; lettre approuvée par *Mme la Supérieure Générale* des Sœurs de Charité de Nevers et par *ses deux assistantes*, toutes trois témoins constantes de mon entretien avec sœur Marie-Bernard.
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Il résulte \[...\] que *livrée à elle-même* et débarrassée de l'*obsession* qui l'avait troublée, Bernadette, dans notre entretien, devant les trois graves témoins, *a contredit formellement*, *en* plusieurs points, la Déclaration que M. Lasserre lui avait *inspirée *; que cette Déclaration, ainsi *obtenue et ainsi contredite*, est de nulle valeur contre la Petite Histoire, mais qu'elle devient un *acte d'accusation* très grave contre son auteur, qui n'a pas craint de *compromettre Bernadette* et l'œuvre de Notre-Dame de Lourdes, ainsi que la vérité et la justice, afin d'assurer le *monopole* le plus exclusif à son livre, bon et remarquable, d'ailleurs à plusieurs titres, mais si *passionné* et si *exagéré*, souvent *injuste* et *inexact...* ([^23])*.*
Le P. Sempé n'a hésité devant rien, on le voit, pour écarter les foudres du Saint-Office contre la *Petite Histoire* et contre ses entreprises commerciales. Sa défense devait éviter à tout prix de toucher au fond du problème, tant il lui était impossible de justifier les erreurs dénoncées par la *Protestation* et le mercantilisme. Aussi s'acharnait-il à en déformer tous les à-côtés, et surtout à noircir le promoteur de l'instance, Henri Lasserre, pour faire penser qu'aucune plainte fondée ne pouvait émaner d'un tel personnage.
Il serait bien trop long d'examiner ici une à une toutes les faussetés contenues dans cette lettre. Beaucoup seront réfutées en étudiant les documents qui vont suivre. Cependant quelques-unes méritent d'être relevées pour montrer jusqu'où allait l'imagination du Supérieur des Chapelains. Plusieurs portent en elles-mêmes la preuve du faux témoignage.
-- Ainsi : peut-on le croire quand il écrit qu'envoyé à Nevers pour enquêter sur la *Protestation* récemment obtenue par Lasserre, il a appris *à Nevers* la récente visite du même Lasserre ? La contradiction est flagrante.
-- Peut-on admettre que les Supérieures de Bernadette l'aient laissée, jeune novice, SEULE, durant de longues heures, avec l'historien ? Quelle que soit leur confiance en lui et la sécurité qu'il offrait, elles eussent commis là une faute grave. Cette affirmation est donc démentie par la règle et les usages ; elle était d'ailleurs injurieuse pour une Congrégation incapable de favoriser un abus de ce genre. Et puis l'auteur lui-même infirme son propos : il dit que trois religieuses ont été « témoins constantes » de son entretien avec Sœur Marie-Bernard ;
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alors on se serait méfié de lui de façon bien blessante, si vraiment le laïc Lasserre avait bénéficié naguère de tant de faveurs. De fait, la présence de la Mère Imbert et de son assistante à l'entretien avec Lasserre ressort de ses témoignages ([^24]).
-- Le P. Sempé insistait beaucoup d'une part sur son seul désir d'arriver à la vérité, sur ses scrupules, sa droiture, sa simplicité, et d'autre part sur l'habileté et l'opiniâtreté rares de Lasserre usant d'obsessions pour parvenir, non sans peine, à ses fins. L'étalage peu modeste de ses vertus et la violence de ses accusations suffiraient à faire douter de ses dires, même si on ne savait maintenant, avec une certitude basée sur les faits, que le comportement habituel des deux personnages était diamétralement opposé à la description ci-dessus.
-- L'allusion à une lettre du 17 novembre 1869 doit être expliquée. Il est absolument certain que ce texte ne fut pas composé à cette date. Le Supérieur l'a écrit bien plus tard, persuadé qu'il l'aurait rédigé à Nevers dans les mêmes termes. Une critique correcte établit qu'en réalité ce n'est pas un procès-verbal dressé au sortir de l'enquête. Ce n'est qu'une pièce apocryphe qui se ressent des querelles ultérieures. Elle n'a donc pas la valeur de témoignage authentique que l'auteur a essayé de lui donner, à défaut des signatures qu'il a demandées sans pouvoir les obtenir ([^25]). C'est en vain qu'il y écrit ceci :
D'ailleurs ces lignes lues, relues aujourd'hui devant (biffé : Bernadette) les témoins de cet (biffé : interrogatoire d'hier) entretien et qui en déclarent l'exactitude, prouvent que je ne me suis pas trompé ([^26]).
Ajoutions seulement que cette lettre, soi-disant adressée a Mgr Laurence, n'a pas été enregistrée à l'Évêché de Tarbes ; qu'il n'en existe aucune expédition ; que son brouillon fait partie d'un projet de lettre non daté, qui mentionne des événements très postérieurs au 17 novembre 1869, etc.
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La première *allusion* à cette lettre avec date certaine figure sur un autre brouillon commencé par le P. Sempé le 2 octobre 1871, quand Mgr de Ségur venait d'attirer l'attention de Mgr Pichenot sur la plainte de Lasserre relative au respect dû à la *Protestation.* Le P. Sempé organisa alors une défense plus serrée et réunit de nouveaux dossiers.
La première *copie* que l'on en possède fut jointe à une lettre du 5 novembre 1871 qui apprenait à l'Évêque de Tarbes, plus d'un an après son installation, l'existence d'une lettre soi-disant adressée à son prédécesseur le 17 novembre 1869. Un tel retard d'information serait inadmissible si un document aussi grave avait réellement existé depuis deux, ans. Autrement il faudrait croire que l'entourage du Prélat ne le mettait au courant des dossiers, même importants, que si des échos en parvenaient des diocèses étrangers. Cette copie fut incorporée dans un Mémoire du 2 janvier 1872.
Enfin la lettre fut *imprimée* dans le pamphlet du 15 décembre 1872 avec plusieurs variantes, ce qui n'était légitime que si le texte n'était pas authentique. La brochure contenant la transcription ne fut jamais communiquée ni à Lasserre, ni aux religieuses de Nevers afin d'éviter des démentis sur l'enquête du 16 novembre 1869 et sur la lettre qui y était dite « approuvée » par les témoins après un « *scrupuleux examen* » ([^27]).
Point n'est besoin de nous étendre davantage pour montrer qu'il est absolument impossible d'opposer un document aussi peu sûr aux déclarations précises signées par Bernadette.
\*\*\*
Nous avons dit que le P. Sempé voulait à tout prix empêcher Rome de faire une enquête à Lourdes. Si cette formalité était inévitable, il entendait au moins qu'on ne lui impose pas des commissaires trop gênants. Ce souhait fut réalisé de la façon à la fois la plus naturelle et la plus inattendue.
Grâce aux instances de Mgr Forcade auprès de Mgr Nina, assesseur du Saint-Office, l'Évêque de Tarbes fut requis par le Cardinal Patrizzi, préfet, de rappeler à l'ordre un prêtre de son diocèse qui, sans y avoir été autorisé par l'Ordinaire, avait eu l'audace de dénoncer à Rome certains abus commis à Lourdes. Ce prêtre se nommait -- Henri Lasserre ! ([^28])
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Dans ces conditions, Mgr Pichenot était tout indiqué pour faire rentrer son subordonné dans l'obéissance et même pour éclairer le tribunal sur les points controversés, puisqu'il s'agissait non pas de lui, mais de son prédécesseur, Mgr Laurence. C'est-à-dire que l'emprise du P. Sempé sur l'évêché pouvait désormais orienter toute l'affaire dans un sens favorable.
Mais le Prélat était juste, pacifique et il déplorait ouvertement les abus dénoncés dans la plainte. Une fois de plus il venait de le signifier au Supérieur en des termes qu'il faut citer car ils prouvent combien les Évêques de Tarbes étaient hostiles au mercantilisme :
... Je ne serai rassuré et content que lorsque tout espèce de commerce aura disparu et qu'il n'y aura plus rien d'officiel en tout cela. Finissons-en, mon cher Père, et si le P. Supérieur de \[Garaison\] est encore avec vous, prenez des mesures pour qu'il ne reste plus même de prétexte à la malveillance. La Grotte y perdra peut-être quelque chose, mais elle gagnera en considération. Rien n'honore une œuvre comme le désintéressement non seulement vrai, mais aussi apparent ([^29]).
Sa nouvelle mission pouvait donner à Mgr Pichenot la force de se dégager de la gangue de routine et d'obstruction qui paralysait depuis un an ses désirs de réformes ([^30]). Par contre s'il se récusait en alléguant que Lasserre n'était pas prêtre, l'avantage de l'enquête en vase clos disparaîtrait en faisant renaître le risque d'investigations sévères et dangereuses. Il lui fut donc prescrit de se faire assister par... Mgr Forcade, qui lui envoya tout de suite des directives précises pour l'engager à ne pas se récuser et à implorer toute l'autorité et la rigueur du Saint-Office contre un écrivain d'autant plus redoutable qu'il n'était pas du diocèse. Fallait-il que l'Évêque de Nevers soit prévenu contre l'historien et bien décidé à couvrir le P. Sempé coûte que coûte pour ajouter :
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\[Faites valoir à Rome\] que vous ne savez pas jusqu'à quel point il \[= Lasserre\] tiendrait compte des observations et des ordres de cette autorité même \[= celle du Saint-Office\], et que le plus prudent serait peut-être d'enterrer l'exposé de ses griefs ou de ses plaintes sans y faire aucune réponse, -- que les faits énoncés par lui ou sont complètement faux, ou du moins fort exagérés ; qu'il ne s'en serait sans doute jamais préoccupé, s'il n'y avait été poussé par une jalousie d'auteur renforcée de l'esprit d'intérêt. Faire connaître ici, comme le demande le Saint-Office, le véritable état de la question ([^31]).
Danger d'une révolte de Lasserre, jalousie d'auteur, souci de monopole, instance poussée par l'intérêt : tout cela était aberrant. Que c'était mal connaître l'écrivain qui avait signé son livre d'un pseudonyme et qui, loin de percevoir pour lui ses énormes droits d'auteur, les distribuait anonymement à pleines mains à toutes les œuvres et à toutes les misères qui ne cessaient de le solliciter. Mais puisqu'on ignorait tout cela à Rome, il fallait en profiter pour faire *enterrer l'exposé des griefs* et pour obtenir que les plaintes soient étouffées par le Tribunal chargé d'en faire justice.
Mgr Pichenot ne fut pas du tout aussi souple que le souhaitait son entourage. Il connaissait bien le plaignant. Il le savait calomnié. Pour montrer qu'il ne voulait pas laisser les coupables le transformer en accusé, il signa, au début de 1872, comme Évêque de Tarbes « *et de Lourdes* » un magnifique éloge du *Mois de Marie de Notre-Dame de Lourdes* qui était exactement le récit des Apparitions que Mgr Laurence semblait n'avoir pas voulu approuver ([^32]).
Nous arrivons trop tard pour faire l'éloge de ce livre et le recommander après les hautes et nombreuses approbations qu'il a reçues et son immense succès. Mais nous avons lu... avec édification et bonheur les délicieuses prières qui déterminent chaque journée... ([^33]).
Le P. Sempé ne l'entendait pas ainsi, tant il était outré que l'une de ces prières, la 31^e^, osât demander à Notre-Dame de protéger Lourdes contre l'esprit de légende et contre l'esprit de commerce ([^34]). Il y voyait un blâme de sa gestion et de sa *Petite Histoire*, et une apologie de la *Protestation.*
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Il multiplia donc plus encore les lettres et les Mémoires pour influencer son Évêque, tandis que de son côté Mgr Forcade continuait à se répandre en déclarations stupéfiantes d'inexactitude :
Dans sa visite à Nevers \[le 13 octobre 1869\], M. Henri Lasserre n'a pas moins cherché à me tromper qu'à tromper Bernadette, et comme son nom jusque là ne m'inspirait pas défiance, mais confiance, il ne lui a pas été difficile d'y réussir.
Vous savez aussi par quel abus de confiance il a donné de la publicité à la déposition qu'il avait extorquée à Bernadette. Je n'avais accordé ma permission pour la signature de celle-ci qu'à la condition écrite de ma main en tête de la pièce, qu'aucun usage n'en serait fait sans l'autorisation formelle de Mgr Laurence.
Dans cette affaire M. Lasserre s'est conduit indignement vis-à-vis de Bernadette, vis-à-vis de moi, vis-à-vis de Mgr Laurence, vis-à-vis de tout le monde ([^35]).
La cause du P. Sempé était si mauvaise que l'Évêque de Nevers passait toute mesure pour en détourner l'attention. Lasserre n'avait ni *trompé,* ni *extorqué,* ni publié la « Protestation », ni agi *indignement* envers qui que ce soit. Mais Mgr Forcade essayait de susciter contre lui un courroux capable d'empêcher un examen sérieux de toute requête provenant d'un personnage aussi taré. Selon lui Bernadette qui n'avait jamais dévié à Lourdes devant les astuces des visiteurs ou les menaces de la police, aurait fait dans le cloître un faux témoignage sur des détails ignorés d'elle. Selon lui la Supérieure Générale et ses assistantes auraient laissé « *extorquer* » à l'humble religieuse une déclaration douteuse dans laquelle, plus tard, chacun pourrait choisir un peu de vrai parmi des fantaisies et des mensonges. Et l'Évêque lui-même aurait permis à une novice de signer sans s'être assuré au préalable qu'elle le faisait librement !
185:105
Comme tout cela était absolument insoutenable, Mgr Forcade prétendait que tout le monde avait été victime d'un abus de confiance, à commencer par lui et Bernadette. Mais l'excuse était sans valeur dans une affaire aussi grave. Car le Prélat se serait montré au-dessous de sa tâche et aurait commis une grande faute s'il avait vraiment favorisé l'entreprise d'un aventurier auprès d'une jeune novice sans défense ; il s'en serait d'ailleurs plaint dès l'origine, et non plusieurs années après ; il aurait eu, pour s'être laissé tromper, des remords et des regrets qui ne transparaissent absolument pas dans le document ci-dessus.
Et quelle n'aurait pas été aussi la responsabilité des Supérieures de Nevers si elles avaient laissé s'accomplir une telle forfaiture sans jamais dénoncer ensuite le préjudice causé à Sœur Marie-Bernard, et sans rien diminuer de leur estime et de leur vénération pour Henri Lasserre...
\*\*\*
En janvier 1873, un pamphlet sortait de l'imprimerie habituelle des Chapelains. Sous forme d'une longue lettre à l'Évêque, il contenait moins une défense de la *Petite Histoire* et du commerce, qu'une série d'attaques venimeuses contre la *Protestation* et contre Lasserre. On y voyait, à la dernière page, ces mots :
IMPRIMATUR\
Tarbes, le 8 janvier 1873\
P. A. Év. de Tarbes
Mgr Pichenot capitulait-il, à bout de résistance ? Peut-on croire qu'il a approuvé, par exemple, ces propos que dément toute la suite de sa confiante correspondance autographe avec Henri Lasserre :
\[La *Protestation*\] est de nulle valeur contre la *Petite Histoire *; mais elle devient une accusation écrasante contre son véritable auteur \[ = Lasserre\] qui n'a pas craint de compromettre Bernadette en la faisant se contredire, de ruiner ainsi les origines de Notre-Dame de Lourdes, de mentir à la vérité et de violer toute justice, afin de perdre des prêtres qui prêchent sciemment l'imposture avérée ([^36]).
Le Supérieur était, on le voit, en pleine incohérence. Il allait jusqu'à critiquer explicitement l'ouvrage et les prières, que son Évêque venait d'approuver, -- ce qui fait douter encore plus de l'authenticité de l'imprimatur :
186:105
Dans son livre *Notre-Dame de Lourdes*, devenu *Mois de Marie*, il \[= Lasserre\] a pieusement transformé la prière en calomnie... \[C'est un\] livre rempli d'exagérations très graves \[qui sert à\] flatter le goût moderne et les passions humaines par les artifices du roman et les violences injustes de la polémique ([^37]).
Muni de ce factum, le P. Sempé partit aussitôt pour Rome, le 12 janvier 1873, afin de remettre lui-même au Saint-Office tout un dossier et, -- s'il faut croire un autre de ses pamphlets, imprimé cinq ans après -- une lettre où l'Évêque de Tarbes aurait dit :
Je certifie que les accusations dirigées par M. Lasserre contre les Missionnaires de Notre-Dames de Lourdes sont injustes et calomnieuses.
Nous ne pouvons nous empêcher de blâmer la conduite de M. Lasserre en cette affaire et en beaucoup d'autres qui concernent Notre-Dame de Lourdes ([^38]).
Ce qui est certain, c'est que Mgr Pichenot était alors miné par l'impossibilité d'imposer aucune réforme dans la conduite du Pèlerinage. Le curé de Lourdes l'atteste :
L'Évêque a été malade, malade de chagrin. Je l'ai trouvé bien affaissé ([^39]).
Je disais à Pâques : dans six mois Mgr Pichenot ne sera plus évêque de Tarbes ; ou il mourra de chagrin, ou il s'en ira ailleurs ([^40]).
187:105
Le séjour du P. Sempé à Rome dura trois mois. Il fut suivi d'un court passage de Mgr Forcade, récemment nommé archevêque d'Aix. Il s'occupa, lui aussi, très activement de l'instance en cours et l'écrivit au Chapelain :
J'ai vu Mgr Nina à votre intention. Je suis heureux de pouvoir vous annoncer que ce Prélat a fait son rapport au Saint-Office dans un sens qui vous est favorable... Vous serez satisfait ([^41]).
Le 20 avril 1870, à Sens, Henri Lasserre avait promis à Mgr Pichenot qu'en gage de sa confiance il n'irait point dans la Ville Éternelle activer cette affaire ([^42]). Il tint parole jusqu'au bout :
Je n'avais, dit-il, ni fait le voyage, ni expédié aucune pièce justificative, pas même le Mémoire du P. Sempé sur le Commerce ([^43]).
Les enquêteurs se sont abstenus de questionner le plaignant. Ils ne lui ont demandé ni preuves, ni documents, ni confrontation avec personne. Tout s'est passé en connivence constante avec le P. Sempé ([^44]).
Le Supérieur, de son côté, n'avait mis aucun frein à ses démarches, voyages, pressions, recours et accusations, puisqu'il était sûr que nul n'irait ni contrôler, ni démentir ses moyens de défense devant le Tribunal Romain.
Un tel déferlement rendait inévitable l'écrasement du malheureux laïc soucieux de protéger Massabielle contre les entreprises humaines qui, sans le vouloir, mais aussi sans aucun doute, risquaient d'en ruiner bien vite le rayonnement spirituel, comme cela s'était déjà produit dans bien d'autres centres de pèlerinages.
Mais la gloire de la Sainte Vierge était en cause, ainsi que le respect du témoignage de son humble confidente. C'était bien assez pour faire contrepoids à tant d'efforts et d'appuis.
188:105
Le Saint-Office se prononça le 9 juillet 1873. Son Préfet, le Cardinal Patrizzi, signifia la sentence à Tarbes le 26 novembre suivant, c'est-à-dire aussitôt après l'installation du nouvel Évêque, Mgr Langénieux.
Au lieu du triomphe tant escompté pour la *Petite Histoire*, le P. Sempé fut obligé de renoncer définitivement à la publier.
Quant à Henri Lasserre, il échappait miraculeusement aux foudres que ses détracteurs avaient essayé d'attirer sur lui. Il n'eut communication de la décision qu'un an après, tant il y était peu impliqué. Malgré toutes les charges et les calomnies que nous venons d'évoquer, -- et nous aurions pu en citer bien davantage ; la sentence ne contenait PAS UN MOT CONTRE LA PROTESTATION, ni contre la façon dont elle avait été soi-disant extorquée. Les propos de la Voyante avaient donc paru assez authentiques et respectables pour imposer silence à tous les contradicteurs.
*Ce résultat tangible et précis du jugement, joint à l'abaissement notable des prix d'envoi d'eau de la Grotte doit retenir l'attention des historiographes, plutôt que les commentaires passionnés tendant à faire croire que Lasserre avait été* « *condamné* » *par le Saint-Office.*
Car le Supérieur ne se tint pas pour battu. En répandant le bruit que l'historien avait été blâmé par Rome, il ne craignait pas qu'on le démentît avec le texte de la sentence, puisqu'une Constitution du Pape Pie IX interdisait sous peine d'excommunication la divulgation de ce genre de décision ([^45]). Quatre ans plus tard, en 1878, il transgressa par écrit l'ordre de silence imposé aux parties. Dans un pamphlet envoyé à tout l'épiscopat et largement distribué, -- sauf au principal intéressé, Lasserre, qui le réclama vainement pendant des années --, il fit imprimer une traduction *partielle et inexacte* de la sentence rédigée en latin ([^46]). Mais il se garda bien d'y mentionner les recommandations relatives aux abus (NE ABUSUS IRREPANT) et surtout les admonestations faites aux rédacteurs des Annales, et par conséquent aux imprudents auteurs de la *Petite Histoire :*
189:105
...Mais surtout pour ce qui concerne la publication des Annales qui ne doivent pas divulguer des récits de prodiges et de grâces, avant que l'autorité ecclésiastique légitime les ait reconnus comme vrais et approuvés après un sérieux examen ([^47]).
Nous verrons, en continuant notre étude sur le mercantilisme, comment le « *texte latin diffère si notablement de la traduction française donnée dans le Mémoire du P. Sempé* », au dire d'un Consulteur du Saint-Office ([^48]).
\*\*\*
« *Rome avait parlé ; la cause devait être finie* » écrivait très justement le P. Sempé dans son *Mémoire Confidentiel* de 1878 ([^49]). Mais il était tellement obsédé par l'idée fixe que Lasserre cherchait à « *diminuer considérablement les ressources de l'Œuvre* » de la Grotte ([^50]), qu'il ne tarda guère à rouvrir la querelle de la *Protestation*. Il pensait toujours que s'il discréditait l'historien qui, selon lui, avait extorqué la signature de Bernadette, il parviendrait enfin à publier la *Petite Histoire.*
Il fit d'abord imprimer à la fin du *Mémoire Confidentiel* ([^51])*,* une lettre datée du 13 janvier 1878 où Mgr Forcade révélait qu'il avait été enquêteur du Saint-Office et qu'à ce titre il pouvait affirmer que les plaintes de Lasserre (contre le mercantilisme et en faveur de la *Protestation*) étaient « *inspirées par la passion* » et « *l'esprit de dénigrement* » et que ses « *agissements* \[étaient\] *de plus en plus blâmables* ».
C'était revenir sur la chose jugée depuis quatre ans. Pire encore : c'était déformer du tout au tout le verdict de la Cour de Rome. Mais c'était aussi lever devant l'histoire le voile de machinations que nul n'aurait jamais osé soupçonner.
190:105
Plusieurs Évêques en dirent aussitôt leurs alarmes à l'historien qui écrivit à l'ancien Évêque de Nevers, devenu archevêque d'Aix :
Ma stupeur a été grande, Monseigneur, de voir qu'un évêque de l'Église catholique, chargé par Rome d'une enquête sérieuse sur des faits très graves n'a pas craint de porter des jugements et de prononcer de telles accusations sans avoir même interrogé une seule fois et entendu, sans avoir appelé devant lui celui qu'il flétrit.
Que penseriez-vous, Monseigneur, et que penseraient les hommes d'un magistrat qui agirait ainsi et qui non seulement n'entendrait qu'une partie, mais n'informerait pas même l'autre qu'elle est accusée et lui enlèverait ainsi jusqu'à la possibilité de se défendre ?
C'est absolument ce qu'a fait Votre Grandeur, ne pouvant croire sans doute, en toute honnêteté sacerdotale, ni qu'un ecclésiastique pût l'induire en erreur, ni qu'un laïc pût avoir raison, ni qu'un de vos collègues pût avoir tort.
Vous dites que j'ai cherché à vous tromper : vous ne m'en avez jamais fait le reproche pour m'éclairer, pour me ramener à la vérité comme c'eut été votre devoir d'évêque, de prêtre et de chrétien. Si je vous ai trompé, dites-moi en quoi ([^52]).
L'archevêque ne put rien répondre.
Comme le Mémoire Confidentiel avait été envoyé à tous les Évêques de France, Henri Lasserre fit remettre à chacun d'eux une circulaire de cinq pages manuscrites qui en dénonçait :
... Les affirmations sans fondements, la dissimulation absolue des faits les plus décisifs et les plus graves, la falsification matérielle de certaines pièces capitales, la diffamation...
Je n'aurai point de peine à rétablir la vérité : mes mains sont pleines de preuves authentiques et irrécusables ([^53]).
191:105
L'auteur demandait simplement le respect de la vérité, sans se douter que sa circulaire allait déjouer le plan du P. Sempé qui, pour obvier à l'impossibilité de nier l'authenticité de la *Protestation*, prétendait en démonétiser le détenteur. Il espérait susciter dans l'Épiscopat quelques approbations du *Mémoire Confidentiel* qu'il pourrait présenter ensuite à Rome comme l'expression d'une volonté spontanée et unanime de voir condamner par le Saint-Siège l'écrivain et ses œuvres.
Il y eut quelques réponses, par esprit de corps ou par simple politesse pour Mgr Jourdan dont la signature figurait au bas de chaque lettre d'envoi. Les Archevêques de Paris et de Reims, le Cardinal Guibert et Mgr Langénieux, se déclarèrent convaincus que le Supérieur des Chapelains était dans le vrai. Ils déploraient le scandale, mais par une étrange déviation, ils le voyaient non pas dans le mercantilisme et dans la légende, mais dans « *le zèle et le dévouement pour l'Église* » de quiconque en parlait sans « *la prudence et la mesure qui conviennent pour traiter les matières délicates qui touchent aux choses surnaturelles* ». Selon eux la vérité et les plaintes des pèlerins n'exigeaient point que l'on modifiât quelque chose à Lourdes. Il suffisait de faire taire l'écrivain : « *Il dépend uniquement de vous de faire cesser un état de chose qui scandalise tous les bons chrétiens et peut porter atteinte à cette grande et sainte dévotion* ([^54])*.* »
Cette « explication » du scandale mettait la survie du Pèlerinage dans le plus grand danger parce qu'elle fermait les yeux des autorités ecclésiastiques sur les abus, légendes et commerces qui ont toujours enrichi les hauts-lieux au détriment de leur rayonnement spirituel, et qui ont toujours incité à prendre les objections des laïcs pour de « *mauvaises et intempestives interventions dans les choses des pieux sanctuaires* » ([^55]).
Les Chapelains se séparaient des pèlerins par des mésententes et des incompréhensions sur lesquelles ils auraient voulu des éloges béats, ou au moins un silence total. Voilà pourquoi une publication hebdomadaire, intitulée *l'Écho des Pèlerins* avait pris à tâche de tenir les dirigeants de l'Œuvre de la Grotte dans la crainte de lire les réclamations et les critiques qu'ils refusaient d'entendre sur leurs ruineuses entreprises ([^56]).
192:105
C'était pour diminuer l'influence de cette revue qu'ils essayaient de réunir un dossier en leur faveur et surtout contre Lasserre, le plus en vue des opposants à leurs projets.
\*\*\*
#### La fameuse lettre de Mgr Forcade
Le 25 mars 1878, le P. Sempé profita de la présence à Rome de l'ancien Évêque de Nevers pour lui faire signer -- sous forme de lettre à l'Évêque de Tarbes en séjour lui aussi dans la Ville Éternelle -- une nouvelle déclaration fantaisiste sur la *Protestation*. Nous en soulignons quelques affirmations parmi les plus inexactes. Nous les rectifierons ensuite succinctement.
Rome, le 25 mars 1878,
Monseigneur,
Vous m'avez fait l'honneur de me demander de quelle manière M. Henri Lasserre avait obtenu de Sœur Marie-Bernard (Bernadette de Lourdes) sa déclaration du 13 octobre 1869. Voici la vérité sur ce point :
Dans la matinée du jour susdit, m'arriva *inopinément* à Nevers M. Henri Lasserre que je n'avais jamais vu et avec qui je n'avais jamais eu *aucune relation*. *Sans me dire un mot* de ses *difficultés avec l'évêché de Tarbes*, et les Missionnaires de Lourdes, difficultés qui m'étaient alors *absolument inconnues*, il me pria tout simplement de l'autoriser à voir et à interroger Bernadette, afin, me dit-il, d'éclaircir certains points sur lesquels il pouvait désirer un complément de lumière. Sur la bonne réputation que lui avait méritée la publication de son ouvrage, je lui permis sans difficulté, et je l'invitai même à venir dîner le soir avec moi.
193:105
Après avoir fait subir un long interrogatoire à Sœur Marie-Bernard, il me revint sur les 6 h. 1/2 du soir, juste au moment de se mettre à table. A peine en étions-nous levés, qu'il me demanda quelques instants d'audience particulière dans mon cabinet, bien que j'eusse au salon, en dehors de mon entourage ordinaire, deux ou trois convives que j'avais invités en son honneur.
Il me dit alors qu'il a voulu faire signer à Sœur Marie-Bernard, le procès-verbal de son interrogatoire ; mais qu'*elle s'y est refusée*, sans alléguer d'ailleurs d'autre motif de ce refus que le défaut de mon autorisation. Il me pria donc de la lui accorder.
A partir de ce moment la conduite de M. Henri Lasserre me devint suspecte. -- « Qu'avez-vous besoin, lui dis-je, de la signature de Bernadette ? Vous m'avez dit ce matin que c'était *uniquement pour vous-même* que vous vouliez éclaircir certains points. Du moment que vous l'avez entendue, le but est rempli. » Son insistance n'en fut pas moins vive ; il l'appuyait sur des prétextes plus ou moins plausibles qui ne faisaient qu'ajouter à mes inquiétudes. Pressé, d'un autre côté, de rentrer au salon pour y tenir compagnie à mes convives, ce qu'exigeait de moi la plus vulgaire politesse, j'essayais de couper court à une conversation qui se prolongeait outre mesure en renvoyant au lendemain l'examen de cette affaire. Ce fut en vain. M. Lasserre prétendait bien obtenir la solution séance tenante et rien ne fut capable de lui faire lâcher prise. « Je ne puis attendre à demain, me disait-il, il faut absolument que je parte par le train de minuit. » -- « Pourquoi ? » -- « Ma femme est sur le point d'accoucher et je ne sais même si en voyageant cette nuit, j'arriverai à temps. »
Juger de la valeur de cet argument m'était impossible mais je me demandais pourquoi, dans ce cas, il n'avait pas attendu, pour venir à Nevers, la délivrance de sa femme. Enfin, de guerre lasse, j'eus la faiblesse de faire droit à sa demande, en y mettant toutefois cette condition qu'il ne ferait aucun *usage* du document sans le *consentement formel* de Mgr l'Évêque de Tarbes et je l'inscrivis en marge.
Il accepta la condition, mais on sait assez qu'il *n'en tint aucun compte*.
Le lendemain la Supérieure Générale des Sœurs de Nevers *m'exprima son regret* de ce que j'avais autorisé Bernadette à signer. Celle-ci avait considéré cette autorisation *comme un ordre *; mais ce n'était qu'*à contre cœur* qu'elle s'y était soumise. On ajouta que M. Lasserre avait du matin au soir *incroyablement fatigué et torturé* cette pauvre enfant pour la faire abonder dans son sens, ce qui lui avait fait *verser des larmes* et l'avait mise dans un *état de désolation* qui durait encore. Je ne crois pas du reste qu'elle ait *lu avant* de la signer la pièce entièrement écrite de la main de M. Lasserre, et je doute fort, en tous cas, qu'elle fut *en état de la comprendre.*
194:105
Il est donc évident, Monseigneur, que la déclaration précitée, *extorquée* depuis le commencement jusqu'à la fin, *ne prouve absolument rien*, ou plutôt *qu'elle prouve contre M. Lasserre* au lieu de prouver en sa faveur.
Votre Grandeur pourra faire de cette lettre *tel usage* que bon lui semblera.
Veuillez agréer, Monseigneur, l'expression de mes sentiments respectueux et tous dévoués en N. S.
Augustin, Archev. d'Aix.
ARRIVA INOPINÉMENT. Henri Lasserre avait demandé rendez-vous à Mgr Forcade qui lui avait répondu de sa main trois jours auparavant, le 10 octobre 1869 :
Mon cher Monsieur,
Je reçois votre lettre à Paris, mais je serai mardi soir à Nevers et j'y resterai jusqu'à la fin du mois. Soyez persuadé que je serai très heureux de vous voir.
Agréez, mon cher Monsieur, l'assurance de mes tout dévoués sentiments.
Augustin, Év. de Nevers.
AUCUNE RELATION. Non seulement Mgr Forcade était en relations épistolaires avec Henri Lasserre au moins depuis 1863, comme le prouvent les archives, mais il venait de lui adresser deux lettres dans des termes qu'un Évêque ne peut pas oublier quand il les a lui-même pensés, écrits et signés :
14 août 1869 : ...Votre *Notre-Dame de Lourdes*, je vous en aurais remercié beaucoup plus tôt, si je n'avais tenu d'abord à me rendre compte par moi-même d'un ouvrage de cet intérêt et de cette importance.
Après l'avoir lu tout entier sans en perdre un mot, je n'ai plus seulement à vous adresser de vulgaires remerciements, mais des félicitations aussi vives que sincères. Jamais livre ne sut mieux captiver mon esprit, en remuant suavement et profondément mon cœur.
Aussi ne ferai-je jamais assez de vœux ni assez d'efforts pour sa diffusion.
Tout le monde sait depuis longtemps que vous êtes, Monsieur, un écrivain de talent ; mais vous venez de nous révéler que vous pouvez même devenir, à votre heure, un *auteur inspiré* \[souligné dans l'original\]. Je n'en suis nullement étonné...
195:105
(Comme) gardien et père de la vierge privilégiée de Lourdes, je vous dois, Monsieur, une toute particulière reconnaissance, et je vous prie d'en agréer la bien cordiale expression.
Augustin, Év. de Nevers.
22 septembre 1869 : *--* Monsieur, je vous suis particulièrement reconnaissant de l'empressement avec lequel vous avez bien voulu me communiquer le Bref que vous avez reçu du Saint Père. Ce Bref est doublement important : en sanctionnant aussi hautement votre livre, il sanctionne plus hautement encore le fait même de l'apparition. C'est bien le cas de le dire : *Roma locuta est, causa finita est.*
Vous devez être heureux et vous avez le droit d'être fier. Pour moi je partage votre bonheur et je vous offre mes plus cordiales félicitations.
Agréez...
Augustin, Év. de Nevers.
SANS ME DIRE UN MOT DE SES DIFFICULTÉS... ABSOLUMENT INCONNUES.
Quand bien même Henri Lasserre n'en aurait pas parlé, ces difficultés étaient connues de tout le monde, tant était remarquable l'absence d'autorisation épiscopale sur *Notre-Dame-de-Lourdes.*
L'historien n'avait évidemment pas fait mystère à Nevers de ses difficultés, puisque la Supérieure Générale avait pu écrire à Mgr Laurence : (c'est nous qui soulignons)
Je suis désolée de la peine qu'éprouve Votre Grandeur au sujet de la *contestation survenue entre les RR. PP. de Lourdes et M. Lasserre*. Ici la chose s'est passée fort simplement, puisqu'il ne s'agissait que de *rectifier certains faits avancés dans les Annales de Lourdes.* ([^57])*.*
D'ailleurs la restriction et la condition, écrites et signées par Mgr Forcade en tête du document, prouvent bien qu'il était au courant le jour même. Enfin il l'a spécifié lui aussi nettement :
Je n'en regrette pas moins l'ennui que vous cause un si fâcheux *incident que j'ai pu prévoir,* mais que je ne devais pas craindre. ([^58])
196:105
Malgré les dénégations tardives de Mgr Forcade, le chanoine Lemaître affirme -- avec une partie seulement des documents de l'époque -- que la permission épiscopale fut donnée en pleine connaissance de cause et non sans prévoir les conséquences ([^59]).
DIFFICULTÉS AVEC L'ÉVÊCHÉ DE TARBES.
C'est exact s'il s'agit de difficultés avec l'*entourage* de l'Évêque et à l'insu de celui-ci. Mais c'est faux si l'on veut parler ici de difficultés entre Mgr Laurence et Lasserre. Nous avons déjà démontré que les correspondances autographes du Prélat ne font état d'aucune difficulté de sa part, bien au contraire.
Il n'y a eu de contestations qu'avec les Chapelains, qui prétendaient se retrancher derrière l'autorité épiscopale, tout en l'informant mal ou pas du tout ([^60]).
AUCUN USAGE SANS LE CONSENTEMENT FORMEL DE MGR DE TARBES.
Ceci n'est ni dans la lettre, ni dans l'esprit de la note inscrite sur la *Protestation* par Mgr Forcade :
Je permets à la Sœur Marie-Bernard de signer, sur la promesse à moi faite par M. H. Lasserre que ce document sera communiqué à Mgr l'Évêque de Tarbes et ne sera pas publié.
Augustin, Év. de Nevers.
IL N'EN TINT AUCUN COMPTE.
Lasserre a respecté exactement les conditions de cette autorisation. Il a envoyé le texte de la Protestation à Tarbes et il ne l'a pas publié.
LA SUPERIEURE GÉNÉRALE M'EXPRIMA SON REGRET DE L'AUTORISATION.
L'argument est aussi nouveau qu'inexact. La mort de la Supérieure Générale, survenue le 1^er^ mars précédent, facilitait beaucoup la reprise de l'offensive contre la *Protestation *: désormais ce témoin ne pouvait plus rien contredire.
197:105
Cependant il est évident que si la Mère Imbert avait eu un tel regret, elle l'aurait exprimé dans ses lettres à Mgr Laurence et à Henri Lasserre, à l'époque et dans la suite ([^61]).
La lettre qu'elle écrivait le 4 novembre 1869 à l'historien pour la naissance d'une fille, montre bien ses sentiments et ceux de Bernadette trois semaines après la rédaction de la Protestation :
Monsieur, nous prenons une part sincère à l'heureux évènement qui vous comble de joie, et, bien volontiers, nous unissons notre reconnaissance à la votre pour la protection dont la Ste Vierge a entouré votre chère famille.
Nous continuerons, Monsieur, à prier à l'intention de Mme Lasserre et de votre chère petite fille. *Ma Sœur Marie-Bernard a* reçu *la bonne nouvelle de cette naissance heureuse,* avec *une grande satisfaction.* Elle priera Notre-Dame de Lourdes de bénir et de garder toujours et la Mère et l'enfant, pour le bonheur de *celui qui se montre le serviteur fidèle et dévoué, de la Reine des Cieux.*
Veuillez, Monsieur, croire à l'intérêt que nous y prenons nous-mêmes, ainsi qu'à ma considération toute spéciale et bien distinguée.
Sr Joséphine Imbert, Sup^re^ G^le^.
AUTORISATION CONSIDÉRÉE COMME UN ORDRE... SIGNATURE À CONTRE-CŒUR.
Même si le souci de rectitude de Bernadette et son solide bon sens s'étaient laissé surprendre à ce point -- ce qui est impensable -- jamais ses Supérieures n'auraient accepté passivement une pareille tromperie ni sur le moment, ni surtout après coup ; ces arguments auraient été soulevés immédiatement, avant même les premières difficultés de l'enquête du 16 novembre 1869.
FATIGUE... TORTURE... LARMES... DÉSOLATION...
Tout ceci est du pur roman imaginé par le P. Sempé pour noircir le rôle de Lasserre et diminuer la valeur de la signature de la voyante ([^62]). Les démentis de la Mère Imbert suffisent à écarter ces affirmations.
198:105
JE NE CROIS PAS QUE BERNADETTE AIT LU AVANT DE SIGNER... BERNADETTE NON EN ÉTAT DE COMPRENDRE.
C'est prendre la défense de Mgr Forcade que de refuser d'admettre ces propos, car s'ils étaient fondés, ils seraient une grave accusation contre sa diligence.
Le besoin de dénigrer la *Protestation* l'a amené à se dénigrer lui-même en prétendant que non seulement, avant de donner son autorisation, il ne se serait pas assuré que la novice savait et comprenait ce qu'elle signait, mais encore que, *pendant neuf ans, il aurait négligé d'éclaircir ses incertitudes là-dessus*. Cet imprudent aveu suffirait à donner des doutes sur le véritable auteur de la lettre signée par l'ancien Évêque de Nevers.
D'ailleurs au lieu d'accumuler tant de lettres, de déclarations, de Mémoires, d'insinuations contre ce document, n'eût-il pas été plus simple de *questionner Bernadette et sa Supérieure* sur les deux entrevues avec Lasserre et avec le P. Sempé ? On s'est bien gardé de le faire, même au cours des interrogatoires ultérieurs de la Voyante, et *on n'a rien publié à ce sujet qu'après la mort de la Mère Imbert et de Bernadette,* quand on ne risquait plus leurs démentis. C'est parce qu'on n'a pas voulu que la vérité ruinât des positions prises à la légère par quelques prélats très liés avec les Chapelains.
Ce fait est déjà très probant. Un autre ne l'est pas moins. Il vient de Nevers même où, après le 13 octobre 1869, Lasserre a gardé toutes ses entrées, tandis que pour y pénétrer une seule fois et sans retour, le P. Sempé a été obligé de se prévaloir d'une prétendue « autorisation *du Saint Père* » ([^63])*.*
EXTORQUÉE.
Imagine-t-on Bernadette livrée aux entreprises d'un écrivain qui pouvait ensuite faire n'importe quel usage d'une déclaration incomprise par la signataire et incontrôlée par l'entourage ! D'autant qu'il ne s'agissait pas d'une simple griffe donnée rapidement. Bernadette a écrit elle-même la phrase : « *Approuvant l'écriture ci-dessus, trois surcharges et deux renvois* », puis elle a signé, et mis ses initiales sous les deux renvois.
199:105
NE PROUVE ABSOLUMENT RIEN (*sinon*) *...*CONTRE M. LASSERRE.
Voici l'aveu explicite du seul but de ce document. L'exactitude historique importait peu ou point. Il fallait avant tout démonétiser l'historien qui, après avoir tout bravé, au dire de Mgr Peyramale, pour dire la vérité ([^64]), exprimait dans *L'Écho des Pèlerins* l'étonnement général devant l'emploi des générosités à des dépenses somptuaires. Comme toujours les Chapelains voulaient *non pas réformer l'abus, mais arrêter la publicité* donnée aux plaintes car elle risquait de diminuer les offrandes ou de les diriger vers le chantier de l'église paroissiale abandonné depuis de longs mois faute d'argent.
TEL USAGE...
L'historien impartial doit voir ici la vraie signature de cette pièce. C'est la clause chère au P. Sempé. Il l'avait déjà fait inscrire au bas d'une lettre de Mgr Langénieux ([^65]) dont nous reparlerons. C'est la preuve de l'intention polémique, qui, jointe à tant de contre-vérités, fait rejeter le document par tout critique sérieux et honnête.
On comprend que ce texte soit resté inédit et que le Supérieur des Chapelains lui-même n'ait pas osé s'en servir autrement que pour l'introduire dans quelques dossiers confidentiels.
Nous ne l'aurions pas tiré de l'ombre si un auteur contemporain ne s'y était référé et s'il n'avait requis de ses lecteurs une confiance totale et aveugle dans ce témoignage qu'il déclare lui-même inédit. Il fallait donc que chacun puisse apprécier la qualité du document qui, selon cet auteur, prouve que « *l'autorisation de faire signer Bernadette a été arrachée par surprise* ».
200:105
Il est vrai que l'on y joint une autre référence qui est la « *Notice sur la Vie de Sœur Marie-Bernard,* Aix, 1879 » diffusée sous la signature du même Mgr Forcade ([^66]). Nous étudierons aussi cette étrange brochure où les faits sont travestis avec la même idée fixe de discréditer Henri Lasserre dont le désintéressement notoire et les plaintes devenaient de plus en plus gênants.
(*A suivre.*)
Henri MASSAULT.
201:105
### Le désir du Ciel
NOUS avons tous pu désirer voir, comme les Apôtres, Jésus ressuscité et vivre avec lui. C'est là un restant de foi humaine, trop humaine, celle de saint Thomas disant : « Si je ne vois pas dans ses mains l'empreinte des clous, et si je ne mets pas mon doigt à la place des clous, et si je ne mets pas ma main dans son côté, je ne croirai pas. » Or Thomas était peut-être un homme impulsif, comme saint Pierre, mais certainement courageux. Quand il fut question de monter à Jérusalem pour la dernière Pâque, les apôtres étaient tout tremblants à l'idée d'affronter l'hostilité accrue et combative des Juifs. Saint Marc nous dit : « Jésus marchait devant ; et ils étaient saisis d'étonnement. Et ceux qui le suivaient avaient peur. » Cette décision de monter à Jérusalem avait été prise lorsque Jésus fut averti de la maladie de Lazare. Et devant le danger que les apôtres voyaient à se rapprocher de Jérusalem, saint Jean nous rapporte ceci « Thomas, nommé Didyme, dit donc aux autres disciples « Allons, nous aussi, pour mourir avec lui. » Saint Thomas était courageux, mais les Apôtres n'avaient pas encore reçu les Sept Dons du Consolateur, et leur foi était une foi humaine. Jésus demande la foi divine et il reprit ainsi son apôtre : « Parce que tu m'as vu tu as cru ? Heureux ceux qui n'ont pas vu et qui ont cru. »
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Tel est notre cas, telle est la foi divine ; elle est un don gratuit de Dieu. L'enfant en reçoit le germe lors de son baptême. Mais il est des hommes qui sont dans l'impossibilité absolue de recevoir la Bonne Nouvelle. Dieu attend que les chrétiens la leur apportent, telle est notre mission et notre responsabilité. Ces hommes ne sont pas moins aimés de Dieu car il est mort pour eux aussi et certains peuvent lui avoir été très agréables. Sur une tombe antique trouvée près de Carpentras on a pu lire cette inscription : « Thébé, fille de Thelhui, prêtresse d'Osiris, qui ne s'est jamais plaint de personne. » Examinons notre comportement et concluons que cette Thébé, fille de Thelhui, tout en offrant de l'encens, et des sacrifices pour la mort et la résurrection d'Osiris, était une personne très vertueuse et que sa vertu avait étonné. De qui pouvait-elle la tenir ? sinon du Dieu qui sait tout, « en qui nous sommes et sommes mus ».
Hélas cette foi divine est offerte bien plus souvent que nous le pensons, car le rationalisme est fréquemment mis en échec par la science elle-même, et il est devenu lui-même une foi humaine et aveugle ; il apporte moins de connaissance réelle qu'il n'exige de foi, d'une foi sans répondants, sans garantie, sans preuve qu'illusoire, tandis que seule la foi divine répond aux problèmes devant lesquels échoue la raison ; elle a ses preuves dans l'histoire et dans la vie des saints. Elle est offerte à chacun de nos pas et malgré tant de difficultés irrationnelles et uniques qui emplissent nos jours, elle se trouve dédaignée et souvent rejetée.
Le germe de foi reçu par l'enfant lors de son baptême peut s'étioler par manque de nourriture et mourir ainsi par la faute des parents. Il est menacé dès l'âge de raison par de mauvais maîtres. Lors de la puberté, une éducation rationaliste conduit à satisfaire tous les instincts. Dieu sait tout cela, il y pare personnellement par le sacrifice perpétuel que le Verbe incarné offre à Dieu, auquel il associe ceux de tous les chrétiens conscients de leur rôle surnaturel.
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Et il n'est pas vrai que nous ayons à envier les Apôtres qui ont vu Notre-Seigneur ressuscité aller, venir et manger avec eux. Il est même plus présent et davantage à notre portée qu'il ne fut entre Pâques et l'Ascension ; car en ce temps-là il se laissait voir inopinément, pour peu de temps et une fois au moins juste pour qu'on le reconnût, comme il advint aux pèlerins d'Emmaüs. Dans le tabernacle ce Roi éternel des siècles est enfoui comme il l'était à sa naissance au fond de la grotte de Bethléem, il est dans l'état de sacrifice comme au Calvaire, le sang séparé de la chair pour amener la mort ; mais il est aussi menant une vie perdurable, éternelle, tel que le rencontraient les Apôtres après Pâques, tel qu'il est au ciel à la droite du Père. N'a-t-il pas dit : « Et voilà que je suis avec vous en tout temps jusqu'à la consommation du siècle. » (Matt., XXIII, 20.)
Et nous ne courons pas nous offrir à cette rencontre ? A quelques pas de nous ?
Notre-Seigneur a réalisé cette présence promise « en tout temps » dans la Sainte Eucharistie ; il a fait pour cela le plus grand des miracles, laissant les apparences du pain et du vin à une substance qui est entièrement celle de son corps et de son sang. Dieu est tout puissant, il peut donc cela ; qui en doute a-t-il la vraie foi, la foi divine ? C'est à nous en persuader que S. S. Paul VI s'est appliqué dans son encyclique « Mysterium fidei ». Quelle tristesse qu'elle fût nécessaire !
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Les chrétiens ne devraient-ils pas désirer le ciel ? S'ils n'ont pas ce désir ils doivent le demander, c'est une obligation pour leur foi, car si la foi sans les œuvres est une foi morte, la principale œuvre de la foi n'est pas de moucher le gamin au nez sale qu'on rencontre dans la rue, c'est avoir la vertu théologale d'espérance telle que nous la fait demander la Sainte Église en mainte oraison comme celle du IV^e^ dimanche après Pâques : « Ô Dieu qui mettez dans les âmes de vos fidèles une même volonté, donnez à votre peuple d'aimer ce que vous commandez et de désirer ce que vous, promettez, afin que parmi les vicissitude, de ce monde nos cœurs soient fixés là où sont les vraies joies ! »
204:105
Une même volonté, c'est celle du salut, le désir est celui de la vie éternelle. Est-ce présomption de s'y croire apte ? Pas du tout, car c'est une grâce : « C'est en effet par grâce que vous avez été sauvés au moyen de la foi. Cela ne vient pas de vous, mais c'est le don de Dieu. Cela ne vient pas de vos œuvres afin que personne ne s'enorgueillisse. Mais nous sommes son ouvrage dans le Christ Jésus pour les œuvres bonnes que Dieu nous a préparés à accomplir. » (Eph., 28-19.)
Quel meilleur ouvrage que de faire partager l'espérance du ciel ? Et pouvons-nous y avoir des mérites ? Sans doute, car c'est Jésus qui les donne et ce sont les siens. Et pourquoi les donne-t-il ? Mais par amour ! Qui ne fait pas entrer cet amour dans sa manière d'être et de penser est aveugle. L'amour divin guette nos bonnes dispositions pour pouvoir nous donner des mérites. Les habitudes prises de nous mettre au service du Seigneur comme il l'entend (et non pas comme nous l'entendons) sont notre vrai moyen délibéré de ne pas manquer les rendez-vous qu'il improvise car il viendra « comme un voleur de nuit ».
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Nous avons un bon modèle dans la Vierge Marie. Nous ignorons tout de ses premiers rendez-vous avec Dieu, avant l'Incarnation : mais elle ne fut pas étonnée de voir venir elle un Ange. Elle s'étonna seulement de ce qu'il lui disait, à cause de sa profonde humilité ; elle était si bien unie à Dieu depuis sa conception qu'elle connaissait son néant vis-à-vis du Créateur et vivait de la foi divine, attendant le Sauveur annoncé par les prophètes. Elle grandit certainement en vertu et en grâce, car elle fut éprouvée par les misères de ce monde et profita de tout pour se rapprocher de Dieu. Devenue l'épouse du Saint Esprit, le sanctuaire de la Bienheureuse Trinité, elle entra toujours davantage dans la pensée divine qui nous fait faire par un bref passage sur la terre l'apprentissage du ciel où tout est louange, prière et grâce. Qu'a donc fait Marie, sinon désirer le Ciel ? Et quelle ne fut pas sa patience lorsqu'elle eut vu son Fils ressuscité, quitter en sa présence la terre pour le Ciel ?
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Elle mena depuis ce temps-là une vie tout à fait analogue à la vie de la foi que nous avons à mener nous-même ; et vingt-cinq ans seulement après l'Ascension, d'après la tradition, elle toucha ce Ciel qu'elle avait désiré toujours. Et que fit-elle en attendant ? La volonté de Dieu. Elle suivit saint Jean où celui-ci décida d'aller ; dans la maison d'Éphèse qu'on a retrouvée de nos jours, elle écrasa de l'orge, en bluta la farine, fit cuire les petites galettes qui étaient leur pain, se hâta vers la fontaine où puiser l'eau, et recommença tous les jours son ménage, toutes ces humbles besognes communes dont la gloire est généralement ignorée. Faites dans l'amour de Dieu et le désir du ciel elles sont la plus fidèle imitation de la vie de la T. S. Vierge ; leur simplicité et leur répétition donnent les plus sûres facilités pour rester en présence de Dieu, et anticiper ainsi sur les joies du ciel.
Tel fut l'effacement de la Princesse du monde spirituel ! Elle y trouva cette paix dont son Fils disait le Jeudi Saint : « Je vous laisse la paix, je vous donne ma paix ; je ne vous la donne pas comme le monde la donne. » Le monde ne peut la donner à sa manière fugace que dans l'oubli et l'aveuglement. Ô mes sœurs, ô mes frères, pour désirer le Ciel choisissez seulement la voie de Marie, l'humilité et l'amour de Dieu.
D. MINIMUS.
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## NOTES CRITIQUES
### Du nouveau sur Pie XII
*L'opération* « *Vicaire* »
par Paul RASSINIER
(La Table ronde)
*Mensonges et silences sur Pie XII*
par Renée CASIN
(Éditions Regain)
*L'Église ne s'est pas tue,*
*dossier hongrois 1940-1945*
par Jenö LÉVAI
(Éditions du Seuil)
Rien qu'en transcrivant ces titres, j'en admire la franchise -- ils annoncent la couleur. Comparez-y les titres de la partie adverse, tout gris, où se guinde une prétentieuse et perfide neutralité, et vous tiendrez la clef d'une première distinction à faire entre les deux manières de penser qui, sur Pie XII comme sur tout autre sujet, s'opposent. D'une part la sophistication conformiste ; de l'autre, le goût de prendre et de dire les choses telles qu'elles sont. Cela se ramène toujours à la division aristotélicienne du non-être et de l'Être.
A travers la tempête artificielle du mensonge, la vérité se fraie pas à pas un chemin. Non sans grands risques et périls. Non sans des luttes très amères. Je vois se peindre sur le visage de mes trois auteurs la même stupeur qui m'envahit lorsque parut mon livre et qu'une sorte de désert se forma soudain autour de lui, traversé seulement de quelques voix amies comme celles qui parlent dans *Itinéraires*, et elles-mêmes dans le désert. Nous serons désormais au moins quatre à ne plus nous étonner qu'il suffise de défendre un pape pour avoir contre soi, en tout cas loin de soi, la partie la plus voyante du clergé, la librairie, la presse, la radio, la télévision, la réclame, la vogue, le murmure, tous les « moyens modernes de communication sociale » que l'on a voulu baptiser sans les exorciser, lors même qu'ils se déploient sans mesure, souvent sous enseigne catholique, en faveur des ennemis de Pie XII et de la vérité.
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Résignez-vous, Paul Rassinier, rescapé des camps hitlériens, à vous entendre traiter de nazi. Et vous, chère Renée Casin, à ce que votre beau livre, héroïquement édité, vous reste longtemps sur les bras. Et vous, Jenö Lévai, à ce que l'Occident encore libre que vous tentez d'avertir vous abandonne à votre sort dans votre lointaine Hongrie. Pourquoi voudriez-vous que le nouveau peuple chrétien vous marque plus d'attention et de justice qu'il n'en montre envers Pie XII ? Estimez-vous heureux de n'être pas, jusqu'à nouvel ordre, officiellement excommuniés. Et souvenons-nous que le serviteur n'est pas plus que le maître.
\*\*\*
On ne saurait mieux résumer le livre de Paul Rassinier que par son titre : *L'opération* « *Vicaire* »*.* Ce fut bien, au sens militaire, commercial, politique et policier du mot, une gigantesque opération que celle qui mobilisa l'opinion mondiale contre Pie XII, autour d'un mélodrame de la plus basse classe, unanimement jugé exécrable par ceux-là mêmes qui le portent aux nues.
Avec une parfaite sûreté d'information, Rassinier démonte magistralement le mécanisme, les rouages et les mobiles de cette opération. Il met en cause, faits et documents à l'appui, d'abord les milieux protestants allemands, premiers et fermes soutiens du hitlérisme, dont ils sont aujourd'hui les plus acharnés, pasteur Niemöller en tête, à rejeter la faute sur le catholicisme et sur Pie XII. On reste stupéfait d'une telle imposture, s'étalant sous nos yeux en pleine saison d'œcuménisme. Elle serait incroyable si Rassinier n'en produisait les preuves décisives.
Viennent ensuite à des titres divers, parmi les meneurs du jeu, les héritiers de la vieille école antireligieuse et maçonnique ; bien entendu, les communistes et leurs innombrables suiveurs, catholiques ou autres ; enfin certains groupes sionistes, tous étant intéressés par un biais ou par un autre à miner et discréditer l'Église, suprême fondement de la paix et de l'unité européenne. Sur chacun de ces éléments de la conjuration, Rassinier apporte des vues étrangement pénétrantes, toujours étayées par une documentation sans réplique.
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Mais la campagne contre Pie XII n'aurait pas été possible sans un préalable abêtissement de l'esprit public, allant de pair avec un surcroît d'habileté chez ceux qui l'endoctrinent. L'enseignement du docteur Goebbels, qui promettait le plus grand succès au plus gros mensonge, n'est pas tombé dans l'oreille d'un monde entièrement sourd. Il fallait que les mensonges contre Pie XII fussent énormes et de la plus abjecte sottise (« le plus grand crime de l'Histoire, le silence de la plus haute autorité morale », etc.) pour éblouir une humanité préalablement conditionnée par la décadence et la vulgarité générales du siècle, elles-mêmes savamment organisées depuis longtemps à tous les degrés de la vie intellectuelle, et jusque dans l'Église même, en sorte que l'esprit critique ne fût plus nulle part en état de résister. Cette préparation psychologique fut un travail de longue haleine, dont assurément n'aurait été capable seul aucun des éléments de la conjuration, ni même leur totalité sans le concours d'une partie au moins de l'Église. De cette complicité de tout un parti de catholiques Rassinier n'aperçoit ni l'importance ni la nécessité, parce que les facteurs proprement religieux lui échappent.
Cet historien se déclare athée, ce qui en un sens confère à son témoignage une valeur particulièrement émouvante et une garantie d'impartialité, mais en un autre sens restreint la portée de son enquête à des événements séparés de leur cause. Il n'y a pas d'histoire sans philosophie de l'histoire, c'est-à-dire sans un postulat théologique qui en contient la clef. Cette clef peut être fausse et néanmoins puissante, comme celle que manœuvrent les ennemis de Pie XII pour forcer le sens des événements. Ils conjuguent leurs efforts en se référant tous à une théologie négative et grossière, mais compacte, seule assez entraînante pour rallier à leur action funeste la masse des ignorants, des hésitants, des tièdes et des lâches. Les négateurs du surnaturel savent très bien qu'ils n'ont chance d'agir qu'en se référant à un surnaturel frelaté.
Respectueux du surnaturel qu'il ignore et veut ignorer, Rassinier s'y rattache et s'en inspire, le sachant ou non, par toute sa démarche intellectuelle non moins que par son courage moral. L'honnêteté de l'une et la vigueur de l'autre ne sont-elles pas des vertus chrétiennes ? Tout homme qui sert le vrai en n'importe quelle matière est du Christ, qui a dit : « Je suis la vérité. » Pie XII n'eût-il pas été pape ni même chrétien, c'est faire acte chrétien que de le défendre contre la calomnie ; et son défenseur milite pour le Christ, même s'il n'est pas chrétien.
209:105
Historien, Rassinier établit la vérité des faits. Socialiste de l'école proudhonienne, il se prononce pour la liberté, la justice et la paix. C'est-à-dire qu'il s'insurge contre le mensonge et la guerre, qui sont les deux œuvres du diable, « menteur et homicide depuis le commencement », ainsi que Notre-Seigneur l'a défini une fois pour toutes.
Tout mensonge est destructeur, et toute destruction commence par le mensonge. Les deux œuvres du diable sont intimement liées et ne vont pas l'une sans l'autre. Elles s'accomplissent ensemble par la Subversion. Rassinier dénonce la Subversion comme seule intéressée à entretenir, par le mensonge, la mortelle division de l'Europe et de ce monde : elle trompe ce qu'elle cherche à détruire. Pour détruire l'Europe, elle doit nécessairement lui mentir, en falsifier l'histoire, en ruiner la conscience, y fomenter des troubles et des haines inexpiables. C'est un trait du génie diabolique que d'avoir vu que le moyen le plus court d'exécuter ce dessein était de discréditer Pie XII le Pacificateur, Père commun des peuples, grand maître et artisan de la justice, suprême gardien de la foi, de la doctrine, des vertus, de l'ordre et de la civilisation sur quoi l'Europe et le monde puissent fonder leur seul espoir de paix, de réconciliation et de survie.
Et c'est l'honneur de Rassinier que d'avoir si bien, par la seule analyse des faits, démonté la machinerie de la Subversion menteuse et homicide. Mais il fait davantage encore : il remet à sa juste place, qui est la plus haute, la fonction de Pie XII et de la papauté. Dans le *defensor civitatis*, il nous découvre le défenseur de toutes les cités ; et dans l'homme d'État, l'homme de Dieu. Il le peint dans une lumière qui n'est plus seulement celle de la terre. Étrange athée, qui ne se doute pas qu'il démontre Dieu en pourfendant le diable.
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Mlle Renée Casin ne pourfend rien ni personne. D'une main sûre cependant, avec infiniment de révérence et de tact, elle efface un à un les traits faux et grossiers dont on a maquillé, souillé, défiguré le visage de Pie XII. Elle a eu la patience et le mérite de reconstituer par petites touches le portrait qu'en traçaient hier encore, avant les polémiques, des témoins non prévenus : historiens, mémorialistes, diplomates, familiers du Vatican, qui tous, ayant vu leur modèle à l'œuvre, l'ont traité avec respect et admiration, la plupart même avec tendresse. On sera surpris de rencontrer parmi eux des gens comme Albert Einstein (qui déclarait au lendemain de la guerre : « L'Église catholique a été la seule à élever la voix contre l'assaut mené par Hitler contre la liberté ») ou comme l'ancien communiste Jean Valtin (qui, en 1941, disait avoir entendu les hommes de la Gestapo parler de Pie XII en l'appelant « le Diable noir »). On sera surpris aussi de constater le nombre, la qualité, la concordance de ces témoignages qui jaillissaient de toutes parts, voici dix ans et moins, à la gloire de Pie XII.
210:105
Mais on sera bien plus surpris encore de s'apercevoir qu'en si peu de temps tous ces témoignages autorisés ont complètement disparu de la circulation, cédant brusquement le terrain à la diffamation la plus éhontée qui se soit jamais étalée sur la place publique. Essayez donc de vous procurer les mémoires diplomatiques de Mgr Giovanetti, des ambassadeurs François-Charles Roux, André-François Poncet et Wladimir d'Ormesson, les ouvrages du P. Leiber, de Nazareno Padellaro et tant d'autres ! Essayez donc de vous procurer les écrits de Pie XII lui-même.
C'est tout cela que Renée Casin nous remet sous les yeux. Et ce minutieux et patient rapprochement qu'elle opère entre le document et le mensonge (qui bien souvent exploite et sollicite sans le citer ce même document) est par lui-même un vrai travail d'historien, plus démonstratif que la plus rigoureuse argumentation. Il prouve que le public ne manque pas moins de mémoire que de jugement, et que l'offensive de la calomnie contre Pie XII n'aurait pas été possible sans la campagne de silence et d'oubli lui l'avait immédiatement précédée : l'art d'éliminer les témoins fut pratiqué avec autant d'adresse que celui d'accréditer les menteurs.
J'en fus moi-même victime en dédaignant de lire en son temps le très beau livre du Docteur Galeazzi-Lisi, *Dans l'ombre et la lumière de Pie XII* (Flammarion), les savants murmures de toute une presse ayant répandu l'idée que ce médecin personnel de Pie XII n'était pas à prendre au sérieux et l'ayant aussitôt rejeté dans l'ombre et la disgrâce où s'éteignent tant de serviteurs loyaux et décriés. C'est ma faute : j'ai cru, comme tout le monde, ce que tout le monde racontait, et tout le monde racontait ce que quelques-uns avaient intérêt à faire croire. Mais les citations de Renée Casin m'ont enfin détrompé. J'ai lu ce livre. Il m'a ravi. Je l'ai fait lire : un ami médecin a voulu le posséder, en raison des informations scientifiques qu'il y avait trouvées ; une amie à l'âme simple, hospitalisée en clinique, l'a dévoré en une nuit d'insomnie, délaissant pour lui magazines et romans policiers, et m'a dit ensuite : « Je comprends que vous aimiez Pie XII. » Voilà des signes. Ces souvenirs d'un « homme de science et d'un homme de cœur, qui pendant des années n'a pas quitté son maître d'un pas, ni même du regard, forment peut-être la plus belle image, et la plus vraie, qu'on ait gardée de lui.
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Pie XII revit dans ce livre au naturel, et nous y entrevoyons le secret de sa prodigieuse grandeur, brillant, par lueurs brèves, dans le détail quotidien d'une destinée humaine humblement douloureuse. Modeste et lucide observateur de ce mystère, le docteur Galeazzi-Lisi est un poète profond, une âme droite et fervente, qui s'incline et se donne. C'est justement pourquoi il importait d'en étouffer la voix.
Comme le sien, le livre de Renée Casin traduit en termes de raison les certitudes de l'âme. Et l'honnêteté de la traduction nous est, dans les deux cas, garantie par un accent qui est celui de l'amour le plus pur.
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« M. Jenö Lévai est, en Hongrie, l'un des plus grands, sinon le plus grand spécialiste du judaïsme » : nous en croyons sans peine les préfaciers de son livre. L'auteur a en effet publié depuis 1946 une série d'ouvrages consacrés à l'histoire ancienne et récente des juifs de son pays. Juif lui-même, il ne laissa pas de mener son enquête durant l'occupation allemande, qu'il vécut dans la clandestinité. Depuis, il ne semble pas avoir eu trop de peine à s'entendre avec le nouveau régime, puisqu'il a accès aux archives de l'État et, apparemment, permission de les publier.
Voilà donc un historien juif et, sinon communiste, du moins en assez bons termes avec son gouvernement communiste pour être à même d'éditer en France une série complète de documents officiels, sous ce titre étonnant : *l'Église ne s'est pas tue, dossier hongrois 1940-1945.* Ce titre résume parfaitement l'ouvrage et en exprime, de bonne foi, la conclusion irréfutable. Telles sont les circonstances extraordinaires dans lesquelles M. Jenö Lévai apporte à la défense de Pie XII une contribution décisive. Saluons bien bas ce témoin inattendu.
Mais que s'est-il passé ? La propagande communiste se serait-elle convertie au culte du vrai ? Ou au contraire M. Lévai l'aurait-il bravée en la démentant à ses propres risques et périls ? Rien n'est impossible, pas même que M. Lévai ait exporté son dossier en fraude ; et peut-être en ce cas risque-t-il de partager l'exil sibérien des deux écrivains russes récemment condamnés pour un crime du même genre.
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Mais alors comment ne l'aurait-on pas mis plus tôt hors d'état de nuire ? Car dès la fin de la guerre M. Levai n'a cessé de publier sur le même sujet. Sa documentation se complétant, il fut à même de signaler en 1953 de nombreuses et graves erreurs ou omissions dont commençait à pâtir la réputation de Pie XII, -- sans que, bien entendu, les intéressés tinssent le moindre compte de ses observations, pas plus qu'ensuite l'auteur et les commentateurs du Vicaire : Lévai le « constate avec regret », tout en accordant au dramaturge allemand si hâtivement informé l'excuse d'une ignorance à vrai dire fort vincible. Sans doute les calomniateurs de Pie XII spéculèrent-ils sur le fait que M. Lévai, juif vivant dans un pays communiste, n'oserait pas protester.
Il proteste cependant par ce livre, qui est un dette de courage et de haute conscience. Rien de commun avec l'ouvrage pseudo-historique de M. Jacques Nobécourt, qui n'est qu'un ramas de citations tendancieusement tronquées et sollicitées ; ni avec celui de M. Friedländer, qui fonde sur les seules archives du III^e^ Reich une interprétation unilatérale, tendancieuse à sa source même. Quelle leçon pour ces messieurs ! M. Lévai la leur administre sans commentaires, simplement en laissant parler les textes et les faits. Son dossier semble aussi complet qu'il est impartial. Seule y manque par une précaution sans doute inévitable, la mention du rôle joué pendant la guerre par le cardinal Mindszenty ; une note nous rappelle pourtant qu'il fut arrêté en novembre 1944 par le gouvernement pro-nazi, et libéré par l'Armée rouge à la fin de mars 1945.
Mais que voyons-nous dans ce dossier ?
Dès la première page : « Le 19 mars 1944, les forces allemandes occupaient la Hongrie... Les Allemands ne publièrent leur premier communiqué officiel concernant invasion de la Hongrie que le 22 mars 1944, jour où fut annoncée la nomination du nouveau gouvernement... Le 23 mars, Mgr Angelo Rotta, doyen du Corps diplomatique et nonce apostolique à Budapest, demanda à être reçu d'urgence par le nouveau président du Conseil... A dater de ce jour, le nonce apostolique -- conformément aux instructions du Saint-Siège et toujours au nom de Pie XII -- ne cessa jamais d'intervenir contre les dispositions visant les juifs et le caractère inhumain de la législation entrée en vigueur. »
Toute la suite du livre ne fait que justifier surabondamment ce résumé initial. Que celui-ci nous suffise pour le moment. Qu'il suffise surtout à donner à tous le désir de lire et de faire lire ce livre.
Détachons-en seulement ces quelques traits encore.
Le 15 mai 1944, au lendemain des premières déportations des juifs de province, le nonce adresse au président du Conseil une longue note de protestation où il écrit : « Le simple fait de persécuter des hommes pour le seul motif de leur origine raciale constitue une violation du droit naturel. »
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Le 5 juin : « On prétend qu'il ne s'agit pas de déportation, mais d'une simple mise à la disposition du gouvernement allemand de main-d'œuvre supplémentaire. On pourrait polémiquer sur la signification de ces mots, la triste réalité restera pourtant inchangée. Lorsqu'on déplace des vieillards de 70 ou même de 80 ans, des femmes âgées, des enfants et des malades, la question se pose : à quelle sorte de travail veut-on utiliser ces êtres humains ?
« ...Pour ces raisons, la Nonciature apostolique, en sa qualité de représentant officiel du Saint-Père chargé de la défense du droit divin et de la protection suprême des intérêts des chrétiens, considère, une fois de plus, qu'il est de son devoir de protester auprès du Gouvernement royal », etc.
(La mention des « intérêts des chrétiens » s'éclairera du fait que le nonce donna ordre au clergé hongrois de délivrer libéralement des certificats de baptême et qu'il en distribua lui-même par milliers.)
« A notre connaissance, écrit M. Lévai, c'est vers le milieu du mois de juin (1944) que le pape reçut les premières informations authentiques sur les horreurs d'Auschwitz. »
Elles émanaient de deux évadés de ce camp, qui, parvenus en Slovaquie, réussirent à faire passer en Suisse un rapport détaillé. Par souci de neutralité, la censure helvétique « mit longtemps à en autoriser la diffusion ». Le consulat de San Salvador à Genève en fit cependant des copies qui furent communiquées à la presse mondiale. L'une d'elles fut remise au nonce apostolique à Berne, qui en fit part aussitôt à Rome.
Le 25 juin, après d'autres démarches diplomatiques inutilement répétées, Pie XII lui-même télégraphiait à l'amiral Horthy, régent de Hongrie, acceptant « d'interposer Son autorité afin que... ne se prolongent ni ne s'aggravent les pénibles souffrances que subissent depuis longtemps, en raison de leur nationalité ou de leur race, un grand nombre de malheureux » et pressant le chef de l'État de faire « tout ce qui est en son pouvoir pour épargner de nouveaux deuils et de nouvelles souffrances à tant de malheureux ». Signé : « Pie XII. »
Le lendemain de la réception de ce télégramme, l'amiral Horthy convoquait un Conseil de la Couronne.
Le 1^er^ juillet, il répondait au pape, promettant de faire tout ce qui dépendait de lui « pour faire valoir les exigences des principes humanitaires chrétiens ».
214:105
Le 3 juillet, Ribbentrop faisait dire à Budapest « qu'il n'était pas opportun de céder aux différentes interventions étrangères en faveur des juifs hongrois ».
Le 6, l'amiral Horthy déclarait à l'ambassadeur nazi « qu'il était littéralement assailli chaque jour de télégrammes, notamment du Vatican », etc. Le même jour, nouvelle visite du nonce au président du Conseil.
« Le 8 juillet, par une lettre adressée au prince primat de Hongrie, qui était intervenu auprès de lui en faveur des juifs, le président du Conseil promit de mettre fin aux déportations. »
C'est alors, que le régent Horthy décida d'éloigner de la capitale les forces de gendarmerie inféodées aux Allemands. « Le départ des gendarmes signifiait qu'Eichmann n'avait plus assez d'agents pour mener à bien la déportation des 250 000 juifs de Budapest. Cette déportation « devenait pour lors pratiquement irréalisable ».
Le 15 juillet, le président du Conseil écrivait au nonce : La réquisition des juifs et leur transfert (en Allemagne) ont été suspendus. »
Voilà ce qu'apprendront dans le livre de M. Lévai ceux à qui un heureux hasard permettra d'en découvrir l'existence.
Non, l'Église ne s'est pas tue. Non, Pie XII ne s'est pas tu.
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Seul est à dénoncer, et, si possible, à vaincre, le silence de ceux qui, en tenant de tels livres sous le boisseau, confessent leur propre infamie.
Alexis CURVERS.
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### Par le canal catholique
La revue *Réalités* n'est évidemment pas communiste. Dans son numéro de mai, elle a publié trois pages d' « interview » du communiste Garaudy, membre du Bureau politique du P.C.F., favorablement présenté. Garaudy raconte ce qu'il veut et aucune contradiction ne lui est opposée.
Le plus significatif est que cette entrée de Garaudy à *Réalités* s'effectue par la porte catholique. L' « interview » a été prise par Tanneguy de Quénétain, qui est l'informateur religieux de *Réalités*. Et c'est en somme par la rubrique religieuse, c'est au titre des affaires religieuses, que la propagande communiste trouve place dans cette revue.
215:105
« Entre marxistes et chrétiens s'est instauré depuis quelques années un dialogue qui a pris un tour de plus en plus officiel », dit la présentation. « Régulièrement, en France, des penseurs chrétiens sont invités chaque année à la Semaine de la pensée marxiste, et des penseurs marxistes à la Semaine des intellectuels catholiques. Depuis trois ans, à Salzbourg, les marxistes rencontrent les chrétiens dans les colloques organisés par la *Paulus Gesellschaft*, patronnée par le Cardinal Koenig, archevêque de Vienne et président du secrétariat des non-croyants fondé par Paul VI, etc. etc. » Tout cela n'est pas absolument exact à la lettre : mais l'Église laisse de fortes apparences attester que c'est au moins vraisemblable, plausible, possible.
Les communistes exploitent à fond *l'apparence de caution morale* que l'Église n'a jamais eu l'intention de leur donner, mais qu'elle leur a en quelque sorte laissé prendre. Les interlocuteurs communistes des docteurs catholiques sont promus par le fait même « interlocuteurs valables ». On n'avait pas pensé aux conséquences ou on les avait sous-estimées : on commence à les avoir.
Les chefs communistes peuvent aujourd'hui se prévaloir de cette caution catholique là. Elle fait merveille pour leur ouvrir les portes qui leur restaient fermées.
Que Garaudy ait pu s'introduire à *Réalités* par la rubrique religieuse, c'est un petit fait. Un fait caractéristique. Le communisme avance désormais moins par les manœuvres d' « unité socialiste » que par les manœuvres de « dialogue avec les chrétiens ».
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Nous en trouvons un autre exemple dans les *Informations catholiques internationales *du 15 mai qui nous racontent (pages 18 et 19) les entretiens de Bavière entre communistes et chrétiens. Ils se sont déroulés du 28 avril au 2 mai « sur une île du romantique Chiemsee », faisant suite à ceux qui l'année précédente avaient eu lieu à Salzbourg en Autriche. Le « groupe invitant » était la *Paulus Gesellschaft*, « association allemande de professeurs CATHOLIQUES d'universités ».
Entre autres dirigeants communistes, on entendit l'inévitable Garaudy. Les *Informations catholiques internationales* soulignent qu' « on était en Allemagne occidentale, pays où le Parti communiste est interdit et où l'état d'esprit anti-communiste est un des plus forts du monde ».
216:105
Les *Informations catholiques internationales* omettent évidemment de rappeler à ce propos que l'interdiction du Parti communiste -- dans tous les cas, bien sûr, où elle est possible ([^67]) -- est conforme aux paragraphes 73 et 74 de l'Encyclique *Divini Redemptoris*.
Donc, l'Allemagne occidentale est un pays où un chef de l'appareil policier du communisme ayant le rang de Garaudy ne peut légalement prendre la parole en public.
Il y parvient néanmoins : sous une couverture et grâce à une caution catholiques. Ce sont des catholiques qui introduisent le marxisme athée et qui lui donnent une tribune dans un pays où il en est radicalement (et normalement) privé par ailleurs. Cela aussi est extrêmement significatif. Et l'on comprend que, dans sa stratégie d'ensemble, le communisme apporte un soin grandissant à ses relations avec une Église qui permet aux marxistes-léninistes de s'exprimer là même où, sans la caution et la couverture catholiques, ils ne le pourraient pas.
Pourtant, l'enseignement de l'Église est catégorique (*Divini Redemptoris*, § 74) :
« *Que les gouvernements prennent toutes mesures susceptibles d'empêcher qu'une criminelle propagande athée ne pénètre dans leur pays.* »
Le second Concile du Vatican ni son décret sur la liberté religieuse n'ont en rien modifié cet enseignement au sujet du communisme.
Mais la situation de fait est telle, aujourd'hui, que là où la propagande communiste est interdite par l'État, elle pénètre cependant par le canal de certains catholiques, organisateurs d'entretiens, de colloques et de rencontres où des chefs communistes peuvent développer leur propagande, sans d'ailleurs se voir opposer aucune contradiction catégorique.
En Bavière, les principaux complices catholiques de cette opération étaient le Dr Kellner (président de la *Paulus Gesellschaft*), le P. Dubarle, le P. Girardi, le P. Rayner. Il y avait aussi des protestants, et un « théologien anglican » (que les I.C.I. ne nomment pas) qui demanda que l'on détruise d'abord l'hérésie régnante (en Allemagne) qui consiste à présenter le communisme sous un visage démoniaque. Cette « hérésie » est celle de l'enseignement officiel et solennel du Saint-Siège sur le communisme.
217:105
Le renfort pratique apporté au communisme par les autorités religieuses qui permettent et encouragent ces choses est déjà inscrit dans l'histoire. De quelque manière que l'on tourne ou retourne la question, c'est le plus grand scandale moral de notre temps. Que les responsables d'un tel scandale ne s'étonnent pas de ne plus trouver chez un nombre croissant de laïcs les sentiments que sans cela ils pourraient normalement attendre. Les conséquences de cette attitude « catholique » en face du communisme -- d'ailleurs dénoncée presque quotidiennement par le Saint-Siège et par L'Osservatore romano -- prennent et prendront de plus en plus d'extension.
Les laïcs en tous cas ne peuvent rester passifs devant ce processus de dégradation et de capitulation progressive. C'est pourquoi ils travaillent à se grouper pour se défendre.
J. M.
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### Sociétés secrètes et victoire de Jésus-Christ
A ceux qui veulent connaître le caractère propre de la subversion communiste, la lecture du livre de Madiran : *La vieillesse du monde* ([^68]) rendra certainement de grands services. Madiran nous enseigne en effet à reconnaître les moyens spécifiques de cette technique de l'esclavage qui est une des nouveautés essentielles du communisme. -- Cependant, et bien que le communisme ait une importance tout à fait exceptionnelle, les forces de subversion ne sauraient se ramener au communisme ; les sectes, les sociétés initiatiques, jouent un rôle considérable et à la lettre, démoniaque. C'est le mérite de Pierre Virion de l'avoir mis en lumière dans son étude : *Mysterium iniquitatis* ([^69])*.*
Par moment on est tenté de penser : *mysterium imbecillitatis*, tellement ce mystère d'iniquité apparaît parfois comme un mystère d'imbécillité. N'est-ce pas imbécillité en effet, en même temps que sacrilège, de prétendre que Dieu se mélange avec Lucifer, que Jésus se fusionne avec Osiris ou Bouddha, ou même, ce qui est un comble, que « l'androgynéité » trouve place au sein de la Trinité ?
218:105
La pensée initiatique est décidément bien faible. -- D'un autre point de vue, c'est une niaiserie, et qui fait de grands dégâts, de vouloir obtenir (comme certains ecclésiastiques ou certains écrivains) une réconciliation entre la Franc-Maçonnerie et la sainte Église, de promouvoir je ne sais quelle collaboration religieuse des Francs-Maçons et des vrais chrétiens. Pour caresser ce projet il faudrait ne plus comprendre quel antagonisme irréductible oppose entre eux le Christ et Bélial, l'Église du Christ et les suppôts organisés de Bélial qui sont les sectes et sociétés secrètes.
Mystère d'imbécillité et cependant, plus encore, mystère d'iniquité. C'est en effet une véritable contre-Église qui est à l'œuvre dans le monde et se dissimule jusque dans le sein de la véritable Église : *in sinu et gremio Ecelesiae.* Pierre Virion en apporte des preuves qui me paraissent irrécusables en citant le pacte synarchique, en transcrivant les textes hallucinants d'un Saint-Yves d'Alveydre et d'un prêtre apostat, fort avancé dans les arcanes de la maçonnerie, le chanoine Roca. Le plan incroyable poursuivi par ce mauvais prêtre vers les années 1900 était de réaliser, dans un proche avenir, le mariage des prêtres, la révision des dogmes en fonction du progrès universel, une liturgie changée de sens et de contenu mais qui conserverait les apparences ; et enfin, bien entendu, la suppression de la soutane. Il voulait aboutir à la mutation du christianisme en une sorte de super-religion humanitaire et socialiste. Les textes sont là, précis, formels, et Pierre Virion en a composé un recueil édifiant. Nous pouvons constater que les vues du chanoine Roca, qui semblaient extravagantes au début du siècle, sont aujourd'hui en assez bonne voie de réalisation.
Comment en sommes-nous descendus à ce point et avec cette rapidité ? Ce serait, me semble-t-il, une explication insuffisante de tenir compte, uniquement, des théologiens hétérodoxes ou même du savoir-faire et de l'audace des novateurs forcenés. Il a fallu, en même temps, l'action ininterrompue de ces organismes occultes qui sont experts dans l'art redoutable d'orchestrer les mots d'ordre ambigus (sinon franchement hérétiques), qui les imposent peu à peu à des laïcs ou à des ecclésiastiques, qui font peser sans en avoir l'air une pression écrasante sur les autorités officielles. -- Ainsi, prenons garde de ne pas oublier les Franc-Maçonneries de toute espèce et leur fonctionnement méthodique lorsque nous cherchons une explication suffisante de cette nouveauté apocalyptique des temps actuels : une Église apparente qui s'infiltre dans la véritable Église et tente de la supplanter. Nous parlons d'infiltration. Il s'agit en effet, de nos jours, d'une pénétration peu visible à un regard superficiel, peu apparente, insidieuse, plutôt que d'une persécution ouverte. A la suite des suggestions de Roca et de Saint-Yves d'Alveydre, les Franc-Maçonneries se préoccupent moins de combattre l'Église violemment que de lui enlever en douceur, et sous anesthésie préalable, ce qui la constitue en elle-même : la vie surnaturelle et la structure hiérarchique avec la primauté pontificale.
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219:105
« J'ai détruit Rome afin de la fonder plus belle » chantait le Néron de Victor Hugo. A la condition de la préciser, c'est l'idée-mère de la Maçonnerie : détruire, en se conformant à un plan longuement mûri, la société chrétienne (et s'il était possible la sainte Église de Jésus-Christ) pour fonder un gouvernement mondial et une nouvelle (pseudo) église où l'humanité serait faite Dieu par elle-même, où les diverses religions, sans être apparemment abolies, seraient fusionnées dans un pandémonium infernal. On peut évidemment sourire. On peut penser que cela passe l'entendement humain. Mais si cela dépasse l'homme, cela convient tout à fait à ce pur esprit, éternellement condamné, qui *est menteur et père du mensonge.*
Nous n'avons pas de peine à reconnaître que tel hérétique ait fait le jeu du diable, en propageant son hérésie ; nous voyons sans difficulté que tel auteur plein de talent, mais qui écrivait au niveau de ses convoitises était, et demeure peut-être, un instrument de choix pour le démon. Nous voyons cela tout de suite, il suffit d'ouvrir les yeux ; dans les deux cas l'action du diable est en quelque sorte à ciel ouvert. Or il est une action d'un autre type souterraine, cachée, dissimulée avec l'astuce la plus retorse l'action des sectes. Ce n'est plus l'action de l'individu comme tel déployant pour son propre compte, pour s'enivrer de sa propre puissance, ses énergies les plus féroces on les plus troubles ; c'est l'action de l'individu en tant qu'il est passé au service de la secte, en tant qu'il s'est démis en quelque sorte et qu'il s'est fait rouage dans une immense machine, se remettant à l'entière disposition de maîtres inconnus et mystérieux. La personne abdique entre les mains du diable, si l'on peut dire, par l'intermédiaire d'une société secrète qui est son instrument. Cette abdication par société interposée permet au diable d'utiliser les personnes d'une manière, sinon plus radicale, du moins plus systématique qu'il ne serait possible dans le cas d'une abdication directe.
Comme le note justement le rédacteur d'une publication très lucide et courageuse : « l'homme de secte est pris dans un engrenage et il y passe tout entier. Il appartient à un royaume spirituel dont il est le sujet. Ses vertus comme ses vices y sont exploités... Tout cela précisément parce que la secte est un milieu organisé...
220:105
L'influence des démons sur les sectes ([^70]) se fait sentir selon des degrés qui vont de l'apparition directe à la tentation intellectuelle, exercée au sein d'un organisme créé pour l'exploiter. » (*La Croisade*, mai 1966, correspondance à André Roussel 3, rue Alice Servière, 92, Colombes.)
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« Il ne faut pas croire que le diable ne tente que les hommes de génie. Il méprise sans doute les imbéciles, mais il ne dédaigne pas leur concours. Bien au contraire il fonde de grands espoirs sur ceux-là. »
221:105
Cette pensée de Baudelaire a des résonances infinies. Remarquons au moins l'un de ses prolongements au sujet des sociétés secrètes. Autant que l'histoire puisse nous en instruire il semble bien que les génies, même les génies aberrants et qui font le jeu du diable, ne se rencontrent presque jamais dans les sociétés secrètes. En revanche et l'histoire est suffisamment éclairante sur ce point, les sociétés secrètes manœuvrent et fonctionnent de telle sorte qu'elles tirent le maximum de mal de ce qui est mauvais en certains génies.
Les Francs-Maçons me paraissent inaptes, généralement, à élaborer une grandiose synthèse philosophique, mais ils discernent fort bien les philosophies subversives et ils sont passés maîtres dans l'art d'organiser ou plutôt de désorganiser l'enseignement, pour les imposer vaille que vaille, plus ou moins mal monnayées, à une nation tout entière. -- Ils ne sont pas grands écrivains, mais ils ont vite repéré parmi les écrivains les mieux doués, et même parmi d'autres, fort secondaires ceux dont la malfaisance est plus redoutable ; ils s'arrangent pour leur faire une publicité insolente, à défaut de la gloire, et ils utilisent les moyens sociologiques de communication de la pensée de manière à corrompre et démoraliser les peuples sous prétexte de culture et de loisirs. -- Les vrais génies politiques, ce me semble, ne se recrutent point parmi leurs initiés supérieurs, mais il faut bien constater que ces fameux initiés, et la tourbe de leurs épigones, n'ont pas leurs pareils pour circonvenir les hommes politiques, les envelopper, les neutraliser et même infléchir leurs desseins selon leurs propres combinaisons ; surtout ils ont su couvrir les divers pays du globe d'un réseau clandestin très perfectionné ainsi rendent-ils extrêmement difficile une politique saine ils agissent comme un cancer dans le tissu social et font progresser avec méthode la décomposition et la révolution. -- S'agit-il des sciences sacrées vous ne trouverez pas des Francs-Maçons de haut grade parmi les puissants hétérodoxes de l'exégèse ou de la théologie ; mais pour peu que vous preniez la peine de regarder, vous constaterez que les Francs-Maçons ont pris leurs mesures pour que des théories radicalement opposées à la foi et à la morale chrétiennes, soient répandues dans le clergé.
Les grands initiés ne sont pas des esprits créateurs, mais ils sont destructeurs au plus haut point, en mettant à profit, et faisant concourir à leur but, le travail et les errements de personnages vigoureux et originaux, -- et qui souvent d'ailleurs ne croient pas à la secte, ou même haussent les épaules lorsqu'ils entendent parler des Maçons, des mages et des occultistes.
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222:105
Le danger qui menace celui qui étudie les sectes c'est de *leur attacher trop d'importance,* de ne pas les voir dans leurs justes proportions, de *les supposer plus puissantes* qu'elles ne sont en réalité. Et c'est vrai sans doute qu'elles sont puissantes ; elles sont un instrument des plus perfectionnés pour égarer et perdre les âmes. Mais est-ce qu'elles empêchent la grâce de Dieu d'être toute-puissante et non pas puissante seulement ? Est-ce qu'elles sont capables d'arrêter les interventions de l'amour miséricordieux, imprévisibles et décisives ? Est-ce que le sacrifice de la Messe n'est pas célébré chaque jour, renouvelant sur l'autel, d'une manière non sanglante, le sacrifice même de la croix offert *pour la multitude humaine en rémission des péchés *? Ne nous laissons pas troubler par l'étude des sectes avec leurs ramifications et leur influence multiforme. Gardons-nous, dans cette étude, d'oublier notre expérience du Seigneur et de son Église. N'admettons pas que la peur nous envahisse ou le découragement, comme si nous n'étions pas les témoins de l'action de la grâce dans l'âme de nos frères et dans notre âme.
La promesse du Seigneur ne trompe pas : « Mes brebis, nul ne pourra les ravir de ma main... Dans le monde, vous aurez des persécutions mais confiance, j'ai vaincu le monde. » Jo, XI, 28 et XVI, 33. Et certes nous avons des motifs de craindre que les âmes ne se perdent en grand nombre lorsque nous constatons comment la contre-Église (ou la pseudo-Église) réussit à répandre les ténèbres sur la face de la terre ; mais la foi nous assure que les ténèbres n'arriveront pas à prévaloir et l'expérience nous démontre que la grâce est toujours à l'œuvre, avec ses reprises confondantes, là même où on les attendait le moins. Lorsque Dieu veut une âme, il l'a : les sociétés secrètes et le communisme, malgré toutes leurs ruses et leurs pressions n'y peuvent rien. Lorsque Dieu veut que l'Église continue dans une âme, dans une famille, dans un petit groupe, dans une chétive congrégation religieuse, eh ! bien malgré tous les obstacles l'Église continue. Et il est absolument certain que Dieu veut que l'Église continue parmi les hommes, en telle âme, en tel groupe, en telle province ; et *Jésus est avec l'Église jusqu'à la fin du monde, de sorte que les portes de l'enfer ne prévaudront pas contre elle *; savoir cela évite au chrétien de trembler là où il n'y a pas à trembler, lui permet de poursuivre la lutte contre toutes les formes modernes de l'apostasie, non pas comme s'il était seul, car il ne l'est pas, mais en ayant à ses côtés le Seigneur Jésus, -- en étant entouré et comme porté par son Église qui lui dispense la lumière et la grâce, -- en recevant à l'intérieur de cette Église le secours merveilleux des saints anges.
223:105
*La pire illusion dans l'étude des sectes serait d'imaginer le mal comme étant symétrique du bien et peut-être à égalité*. Il n'en est rien. Le diable, le dragon infernal et le Seigneur Jésus ne sont nullement à égalité ni semblables pour ainsi dire à deux princes rivaux qui se feraient la guerre. L'un est le Fils de Dieu en personne, Dieu comme son Père, ayant assumé notre nature, vainqueur de la mort et du péché -- ; l'autre n'est qu'une créature (encore qu'elle soit spirituelle), une créature déchue, n'ayant par elle-même aucun pouvoir à l'intérieur des libertés -- à l'encontre du Seigneur Jésus qui a « plein pouvoir sur toute chair ». (Jo. XVII, 2.) La partie n'est pas égale, et malgré les apparences, la victoire n'appartient pas au démon.
Je l'ai dit dans une étude sur l'Apocalypse, l'Église et la contre-Église ne sont pas symétriques. Il n'y a pas de proportion entre l'Église assistée, soutenue, habitée par l'Esprit Saint, secourue invisiblement par les anges fidèles et d'un autre côté les sectes ténébreuses, combinées et utilisées par le démon. Les sectes peuvent faire beaucoup de mal à l'Église, mais elle ne risquent pas d'en venir à bout, de même qu'elles ne risquent pas d'avoir le dessus avec l'âme la plus humble qui vit de l'Église, qui habite dans sa lumière surnaturelle, qui se nourrit de la manne cachée où le Sauveur se donne lui-même personnellement. La pseudo-église démoniaque a beau multiplier les tentations et les tourments, épaissir les obscurités : tous ces maux, en définitive, ne servent qu'à purifier les élus et rendre leur charité plus forte. Depuis que le Fils de Dieu *nous a lavés dans son sang*, depuis qu'il a répandu son Esprit dans nos cœurs, depuis Pâques et Pentecôte, *nous sommes plus que vainqueurs en celui qui nous a aimés*, et nulle créature, nulle machination des sectes, ne pourra nous séparer de l'*amour que Dieu nous porte dans le Christ Jésus Notre-Seigneur*.
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Puisque je rappelais à l'instant l'action des bons anges en faveur de l'Église et des chrétiens, je préciserai d'un mot leur rôle capital dans la lutte contre les sectes et les sociétés secrètes. Mais souvenons-nous d'abord de la garantie exceptionnelle qui entoure la mission des anges puisqu'ils la tiennent du Rédempteur lui-même. Entrevoyons ensuite la portée extraordinaire d'une mission accomplie par un esprit pur, à jamais bienheureux, admis en quelque mesure aux conseils divins.
Or il est dans la volonté du Rédempteur et dans l'ordre de la Providence qu'ils nous protègent contre les scandales individuels, mais aussi contre les scandales institutionnalisés qui viennent du régime et du gouvernement temporel. C'est pourquoi les anges nous sont d'un tel secours contre les sectes appliquées à faire passer le scandale dans les institutions.
224:105
Quelle apparence y a-t-il, me demanderez-vous, à ce que des intelligences angéliques s'intéressent à la décevante politique des hommes ? Serait-il digne d'esprits purs, consommés en sainteté et en gloire, d'intervenir encore en ces activités de gouvernement qui ressemblent tant de fois à une cuisine malpropre ? Observons d'abord que l'exercice du pouvoir est surtout comparable, du moins à le prendre en lui-même, au travail sublime et harmonieux de l'architecte ; c'est vraiment le rabaisser que de l'assimiler comme tel à une vulgaire cuisine. Mais remarquons aussi que le sort des âmes, leur sanctification où leur damnation, se trouvent dépendre dans une large mesure des institutions politiques -- de la conformité de celles-ci ou de leur opposition à la loi naturelle et à la sainte Église. C'est à cause du salut des âmes que les anges ont le souci du temporel. S'il n'est pas douteux, disions-nous dans une étude récente ([^71]) qu'ils nous préviennent et nous assistent dans les hasards d'une rencontre avec telle ou telle personne, comment pourraient-ils négliger les rencontres et les relations ordinaires de la vie sociale et par suite l'élaboration des lois, la mise en place des organismes qui situent ces relations ordinaires sous le signe du laïcisme ou de la religion, -- de la vie dans le Christ ou du matérialisme ? De même, s'il est certain que « les anges s'occupent de prévenir ou de soigner certaines blessures intérieures envenimées par le diable, comment ne seraient-ils pas appliqués à rendre impossibles, ou bien à redresser, certaines structures politiques qui font le jeu des démons et leur donnent toute liberté pour empoisonner les âmes ? C'est parce que nous voyons de près l'importance du politique pour le spirituel que nous croyons au rôle des anges dans la politique même.
En quoi consiste ce rôle ? Il me semble se ramener à trois types d'interventions : premièrement préparer et soutenir des princes et des chefs qui gouvernent selon le cœur de Dieu ; ensuite, comme l'enseigne l'Apocalypse, mettre un frein à la malice des princes persécuteurs, -- et aux sociétés secrètes qui sont encore pires que les princes persécuteurs ; enfin, susciter des envoyés miraculeux qui renversent les chances du mensonge et de l'injustice établis et permettent de recommencer une politique chrétienne. C'est ainsi que l'archange saint Michel, envoyé de la part du Seigneur, a suscité Jeanne d'Arc, l'a instruite, encouragée, fortifiée jusqu'à la mort, pour que « France et chrétienté continuent ».
Ce que nous disons de la mission des anges dans le gouvernement des peuples s'applique d'une manière incomparablement plus forte dans le gouvernement du Corps mystique.
225:105
Comment douter que les anges ne soient sans cesse présents et actifs dans -- la vie de l'Église et dans sa conduite pour inspirer un bon conseil aux pontifes, apporter aux docteurs la lumière, enflammer la ferveur des vierges, soutenir le courage des martyrs et des persécutés, préparer les grandes apparitions de la reine du ciel, Marie Immaculée, la mère de l'Église.
Le Christ est vainqueur et maître de l'histoire. Les anges exécutent ses ordres et se mettent à son service pour le salut des hommes rachetés. Cela implique qu'ils interviennent dans la politique temporelle des nations, et bien plus encore dans la conduite spirituelle de l'Église de Dieu.
R.-Th. CALMEL, o. p.
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« Una Voce »
Nous engageons vivement les lecteurs d'*Itinéraires* à donner leur adhésion à UNA VOCE, « Association pour la sauvegarde du latin et du chant grégorien dans la liturgie catholique », dont le Président est M. de Vallombrosa, et le délégué général M. Cerbelaud-Salagnac. Cette association a été fondée, il y a un peu plus d'un an, par des catholiques inquiets de voir que, dans plus d'une paroisse, la constitution conciliaire *De sacra liturgia* est interprétée d'étrange façon, la grand messe étant pratiquement supprimée et remplacée par une messe lue au cours de laquelle on chante des cantiques dont il vaut mieux ne pas parler. L'Association UNA VOCE se propose de sauver le latin et le chant grégorien dans la liturgie et son action, cela va sans dire, entend être parfaitement respectueuse de la hiérarchie : il faut donc qu'elle soit aussi nombreuse que possible et c'est pourquoi nous invitons tous nos amis à y adhérer sans retard. Il y a déjà six associations nationales hors de France qui poursuivent le même but en union avec UNA VOCE : en Angleterre, en Écosse, en Allemagne, en Suisse, en Autriche, en Belgique.
Envoyer les adhésions à UNA VOCE, 109, rue de Grenelle, Paris 7^e^. La cotisation est de 5 F. (3 F. pour les étudiants), pour les membres actifs, de 10 F. et au-dessus pour les membres bienfaiteurs, à verser au C.C.P. de UNA VOCE, Paris 18.279-29.
André CHARLIER.
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226:105
### Notules
**« Dialogues » avec le communisme.** -- sous le titre « Dialogue avec le marxisme ? Ecclesiam suam et Vatican II », le P. Philippe de la Trinité O.C.D. vient de publier aux Éditions du Cèdre un ouvrage considérable, enrichi d'un « appendice sur Teilhard de Chardin ». Livre précieux pour tous ceux qui n'ont pas systématiquement renoncé à voir clair sur ces questions ; livre à lire et à faire lire et à faire connaître. Le P. Philippe de la Trinité s'y montre une fois de plus un puissant théologien, et un théologien fidèle. On y retrouvera notamment le texte de son grand article : « Un dialogue doctrinal catholico-marxiste ? » paru dans « Seminarium » en 1965.
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Sur le même sujet, un article pénétrant du P. François Bernard dans « La Croix » du 5 juin.
Il souligne combien, dans ces « dialogues » entre chrétiens et marxistes, l'Église est maltraitée, d'un commun accord, par les uns et par les autres :
« L'on s'accorde \[dans ces colloques\] à peu près pour rejeter dans les ténèbres extérieures une Église « constantinienne » qui serait l'Église historique depuis le IV^e^ siècle jusqu'à nos jours, nos jours y compris, tandis que l'on reconnaît l'authenticité d'une Église « apocalyptique » qui affleurerait de temps à autre à travers les siècles de l'ère constantinienne. »
Autre remarque du P. François Bernard :
« Les communistes parlent toujours de dialogue avec les croyants, avec les chrétiens, avec les catholiques, mais jamais avec l'Église.
« Lorsque les chrétiens, de leur côté, envisagent une collaboration éventuelle avec les communistes, il s'agit d'une collaboration avec le Parti. On mettra même souvent un point d'honneur à ne rien dire ou faire qui puisse séparer les communistes de leur Parti. »
Les communistes, au contraire, ne ménagent rien ni personne, ils auraient bien tort de se gêner :
« Les communistes exposent aussi clairement qu'on peut le souhaiter ce qu'ils attendent de l'Église : selon eux, elle devrait évacuer complètement le terrain politique, de même que la théologie doit évacuer complètement le terrain scientifique. Après cette purification de l'institution et de l'idéologie, le pur élan de la foi pourrait lancer les chrétiens dans la construction du socialisme aux côtés du Parti communiste, dans la mesure du moins où cet élan les tournerait vers le monde au lieu de les en détourner. »
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**Déstalinisation politique de l'Église.** -- Nous lisons dans « Frères du monde », numéro 39, page 107 :
« *Le pontificat de Jean XXIII a été la* « *déstalinisation *» *politique de l'Église. ***»**
Cela, comme le reste, est bien entendu publié avec l'autorisation des Supérieurs ecclésiastiques.
227:105
Auteurs religieux et Supérieurs s'en donnent à cœur joie depuis la suppression du Saint-office.
Mais tant les cruches vont à l'eau qu'à la fin...
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**Et maintenant, Lamennais.** -- Dans les « Études » de juin (page 859), le P. Holstein écrit à propos de Lamennais :
« *Sans nul doute, il s'opposa au conservatisme obstiné, de la Papauté ; mais, au lendemain de Vatican II, peut-on lui donner absolument tort ?* (...) *Lamennais fut-il en définitive, celui qui a eu le mérite de rappeler l'esprit des Béatitudes à son siècle, ou bien celui qui annonça et orienta par avance l'hérésie moderniste ?* »
Le P. Holstein n'a aucune réponse à cette « interrogation ». Ou du moins, il ne la donne pas clairement.
Mais il l'insinue sans doute, lorsqu'il met en cause « le conservatisme obstiné de la Papauté ».
Et lorsqu'il paraît ne point apercevoir que « l'esprit des Béatitudes », c'est d'abord et avant tout la Papauté qui l'a enseigné et rappelé au XIX^e^ siècle.
Depuis que le Saint-Office a été supprimé, on commence à voir se manifester ce qu'un certain nombre de religieux pensent réellement.
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**Vrai ou faux ?** -- Lu parmi les « nouvelles religieuses » du journal « Le Monde », le 15 mai :
«* Paul VI a reçu le 14 mai en audience spéciale M. René Rémond, Président du Centre catholique des intellectuels français, M. François Bédarida, vice-président, et M. l'abbé Biard, assistant ecclésiastique. *»
Ils auront certainement exposé au Saint Père que leur « Semaine des intellectuels catholiques » rassemble moins de catholiques, et notamment moins de jeunes, que Jean Madiran, Jean Ousset et Michel de Saint Pierre à eux seuls, comme la preuve publique en a été donnée à la Mutualité le 27 avril dernier.
Devant cette situation nouvelle, ils ont annoncé au Souverain Pontife leur intention de compléter désormais leur « ouverture à gauche » par une indispensable « ouverture à droite », afin d'être ainsi fidèles au titre de leur organisme et à sa vocation.
A moins qu'ils n'aient caché tout cela au Saint-Père et se soient une fois de plus fait passer pour « représentatifs » de la pensée du catholicisme français. Mais en ce cas leur supercherie ne réussira plus longtemps à tromper le St-Siège.
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**Domenach au Canada ?** -- Dans le « Magazine Maclean », numéro de mars 1966, Jean-Marie Domenach écrit :
« Un puissant mouvement de renouveau avait secoué le catholicisme français entre 1940 et 1950 (...). On croyait qu'une nouvelle chrétienté allait naître. Et puis le Saint-Office sévit contre ces initiatives qui furent l'une après l'autre sacrifiées à une conception disciplinaire et conservatrice (...). La compromission d'une partie de l'épiscopat européen et des fidèles avec les fascismes, le silence de Pie XII devant le massacre des Juifs (...). »
Mais aujourd'hui :
« Le Pape lui-même, qui avait échangé son pouvoir temporel contre une sorte d'idolâtrie que Pie XII avait poussée à son point culminant, le Pape se souvient qu'il est le successeur de Pierre (...)
228:105
« En adoptant la déclaration sur la liberté religieuse, l'Église s'est réconciliée avec la Révolution française. Mais elle n'a pu rattraper les cent cinquante dernières années pendant lesquelles la démocratie et le socialisme, ces idéologies chrétiennes retournées contre la religion, ont imprégné les mentalités (...). Elle n'a pu rattraper Marx, Nietzsche et Freud... »
Sans doute Paul VI, malgré ses progrès, n'est-il pas encore tout à fait comme il devrait :
« Durant le Concile, Paul VI a semblé souvent hésitant, anxieux ; certaines de ses initiatives furent celles d'un timide qui tranche brusquement. Ainsi, au cours de la première (sic) session, à propos de la Vierge Marie, puis au cours de la dernière lorsqu'il proposa (resic) d'ouvrir simultanément le Procès de béatification de Jean XXIII et de Pie XII. Mais sans doute cette ambiguïté diplomatique, qui rappelle fâcheusement les mœurs de naguère, fut-elle utile pour calmer une minorité qui menace parfois d'aller jusqu'au schisme. A considérer le résultat d'ensemble, Paul VI a bien manœuvré, et son dernier discours laisse espérer qu'abandonnant les manœuvres et les équilibres, il est décidé à avancer sans esprit de retour dans la voie que le Concile a tracée. »
Le renouveau consiste bien entendu, selon Domenach, à mettre l'Église à la porte de partout :
« L'Église s'est ancrée si profondément dans nos sociétés qu'il faudra un effort gigantesque et prolongé avant qu'elle retourne à cette pureté évangélique dont elle a la nostalgie. Elle est encore possédante dans de nombreux pays, et à Rome même elle détient de vastes terrains (...). Si elle veut tirer les conséquences du Concile, il lui faudra renoncer à intervenir comme elle le fait dans la politique italienne, retirer son appui à des régimes comme ceux de Salazar et de Franco, ramener à une activité strictement apostolique une institution aussi entreprenante que l'Opus Dei. »
Quant au schéma XIII, devenu « Constitution sur l'Église dans notre temps », c'est pour Domenach « une réponse longue et confuse ».
Il y a pourtant une espérance :
« On entrevoit une Église qui se lierait aux activités humaines... »
(à ne pas confondre avec une Église qui intervient dans la politique, laquelle n'est sans doute point une activité humaine...)
« on entrevoit... des prêtres -- dont certains mariés -- qui redeviendraient apôtres et pasteurs (...). Et peut-être les catholiques, avec leurs frères séparés, mais aussi avec les militants communistes, qui sont à leur manière des êtres religieux, trouveraient-ils le chemin d'une communauté nouvelle. »
Jean-Marie Domenach est le directeur à Paris de la revue « Esprit ».
Pourquoi écrit-il toutes ces belles choses au Canada, et point en France ?
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**Pour être informé : le ministre de l'information.** -- La prochaine rencontre des « Amis de Témoignage chrétien » aura lieu en Algérie, du 3 au 11 septembre.
Dans le programme édité par « Témoignage chrétien », il est annoncé pour le 4 septembre :
«* L'après-midi, réunion d'information sur l'Algérie d'aujourd'hui, ses problèmes, ses projets ses espérances. La réunion sera animée par M. Boumaza, ministre de l'Information. *»
229:105
Voilà comment on est, à « Témoignage chrétien » : quand on visite un régime totalitaire, c'est au ministre de l'Information que l'on demande une information authentique...
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### Bibliographie
#### Le Jardin des Trinitaires par Henri Bosco (N.R.F.)
Quand Lamartine se proposa de retracer en prose, et d'une manière autobiographique, les lieux et les épisodes qui lui avaient autrefois servi de thèmes lyriques, il lui arriva bien souvent d'en donner une image affaiblie, d'en atténuer le prestige. Les souvenirs d'Henri Bosco, dont voici le troisième volume, après « Un oubli moins profond » et « Le jardin de Monclar » ne sont pas un retour sur des sujets déjà évoqués, même si l'on retrouve les personnages d' « Antonin », qui selon Bosco lui-même appartient au rayon des Mémoires plutôt qu'à celui de ses romans. Sans doute les thèmes centraux de l'œuvre reparaissent : les miroirs et les ombres, les mystères d'un monde à la fois irréel et familier. Les silhouettes pittoresques y sont également nombreuses : la vieille épicière, ancienne écuyère de cirque, chevauchant son poney dans la campagne déserte pour retrouver les émotions de sa jeunesse ; ou Monsieur Ancelin qui emporte dans le train une assiette à musique et sonne du cor de chasse, tout seul le soir : aussi original que son grand-père le juge qui pendant les chaleurs de l'été se faisait descendre dans son puits, avec son fauteuil, ses dossiers et deux chandelles. Il n'est guère de personnage de Bosco dont l'aspect comique ou touchant soit dépourvu d'une zone de mystérieuse solitude.
Visages lointains, Rosalie, Mélanie, les petites filles mortes, compagnes de vacances ou d'école, et le brave livreur Casimir, mort à dix-huit ans de la morsure d'une ânesse : tous sont inoubliables, car Bosco sait transmettre à son lecteur un don d'accueil spirituel, une certaine sensibilité sur la frange du sentiment religieux. Cette vertu spéciale d'émotion noble crée des liens entre les différentes aspirations : fidélité à l'esprit d'enfance, méditation poétique sur la littérature. « C'est un cor, le cor d'Obéron, qui m'a révélé tout enfant la poésie ». M. Tamisier, l'instituteur, lit aux enfants la légende de Huon de Bordeaux, d'Obéron et de Titania. Ce cor magique c'était peut-être celui de l'original M. Ancelin, c'est aussi celui de Vigny. Et à partir de là, Henri Bosco reprend la filière de ses affections :
230:105
les strophes finales de la « Maison du Berger », les mystérieuses transparences de La Fontaine, Homère, « Andromaque », le « Centaure », Nerval, Virgile et Mistral. Formation d'un esprit, mais aussi jalons définissant toute une famille spirituelle, les rêveurs de la Tradition. Cet univers d'intelligence sensible et de pureté, ce monde des étonnements féconds et des curiosités généreuses est toujours menacé, comme le vieux couvent des religieuses Trinitaires expulsées, et leur jardin désert. Un homme maigre et noir, accompagné d'un petit garçon triste, le parcourt un soir et projette de tout détruire. La dernière phrase que le narrateur caché peut entendre est : « Il faut tuer les fontaines ». Ne nous semble-t-il pas que cette phrase, à telle ou telle heure de notre vie, nous l'avons tous entendue ?
Jean-Baptiste MORVAN.
#### Du nombre des élus par le P. José Ricart-Torrens traduit de l'espagnol par A. de Lassus (Nouvelles Éditions Latines)
La parution de ce livre a précédé de peu le n° 103 de la revue *Itinéraires* dans lequel est publiée la lettre magistrale que le T.R.P. Janssens, alors général de la Compagnie de Jésus, adressa en 1951 à ses Confrères pour l'application de l'Encyclique *Humani generis*. Pourquoi faisons-nous ce rapprochement ? Parce que cette lettre contient un rappel du dogme de l'enfer et une mise en garde très nette contre les opinions qui rejettent ou déforment ce dogme.
Or le livre que voici -- et qui a paru sous l'imprimatur de l'Archevêque de Barcelone, confirmé par une lettre liminaire du même prélat, suivie d'une lettre de l'Archevêque d'Oviedo et d'une préface de l'Évêque de Siguenza -- est d'abord un exposé des fondements de ce dogme. « Nous appartient-il écrivait le T.R.P. Janssens, de supprimer, dans la description que le Divin Maître a faite du Jugement dernier, la sentence de condamnation portée contre les méchants ? »
Cette sentence, la voilà tout au long, avec les divers passages de l'Évangile qui la rapportent. Et voilà ce qu'ont dit de l'enfer et du ciel les théologiens, les Saints, les Papes. Et, par exemple, quel admirable sermon de Saint Léonard de Port-Maurice !
Certes l'enfer existe bel et bien ! Tant pis pour ceux qui, afin de vivre à leur guise s'imaginent qu'ils l'éviteront en n'y croyant pas, ou pour ceux qui se rassurent en supposant, comme l'écrit aussi le T.R.P. Janssens, « que la miséricorde divine accorde régulièrement, à l'heure de la mort, une lumière et une force spirituelles telles que les pécheurs puissent tous se convertir sans difficulté ».
231:105
Certes, il serait téméraire de préciser la nature des peines de l'enfer. Si le raisonnement permet d'assurer que la peine du dam suffira à causer une suprême douleur puisqu'elle sera la perte du Bien suprême, nous ne savons pas exactement ce qu'est la peine du sens, ce qu'est ce feu qui brûle les damnés. Toutefois les paroles du Christ doivent suffire pour « inspirer aux fidèles, écrit encore le T.R.P. Janssens, la crainte salutaire des châtiments divins ». Un retraitant que nous connaissons est revenu remué de fond en comble par cette parole d'un prédicateur « L'enfer est plein d'enfants qui maudissent leurs parents et leur disent : « C'est à cause de vous que nous souffrons. Vous ne nous avez pas mis en garde contre l'enfer ». Cependant que les parents maudissent aussi leurs enfants et leur disent : « C'est à cause de vous que nous souffrons si cruellement. Nous ne vous avons pas mis en garde et nous en sommes horriblement punis pour l'éternité ».
Parce que, suivant le mot de Notre-Seigneur « Il y a beaucoup d'appelés, mais peu d'élus », parce que la crainte est le commencement de la sagesse, les prédicateurs qui n'hésitent pas à parler de l'enfer font le plus grand bien. D'ailleurs ils ne font qu'obéir aux pressantes recommandations des Papes, des maîtres de la spiritualité et des saints. Le P. Ricart-Torrens rappelle un grand nombre de ces enseignements. Il cite aussi les terribles révélations des témoins auxquels il a été donné de voir : entre autres sainte Thérèse d'Avila, la bienheureuse Anna-Maria Taïgi, ou saint Jean Bosco ou les petits privilégiés de Fatima.
Combien y aura-t-il de damnés ? Et combien d'élus ? Impossible sur ces questions d'être plus précis que Notre-Seigneur lui-même. Mais l'essentiel est de vivre de telle sorte qu'on évite le sort de ceux-là, qu'on mérite la récompense de ceux-ci. C'est à ce propos que l'ouvrage du R.P. Ricart-Torrens est particulièrement original et instructif, pressant aussi, grâce à ses chapitres des confessions sacrilèges, des signes de prédestination, des fautes négligées et des pratiques bienfaisantes.
En ces temps de sensualisme, de matérialisme et de laisser-aller (expression de S. S. Pie XII), en ces temps où si nombreux sont ceux qui succombent à la ruse suprême du démon : faire croire qu'il n'existe pas, qu'il n'y a pas d'enfer ou qu' « il n'y a personne dedans », en ces temps où les peuples réclament de nouveau : « Dites-nous des choses qui nous plaisent », la lecture et la méditation de ce livre, au demeurant très prenant, seront très efficaces et doivent être recommandées avec insistance.
J. THÉROL.
#### Lettre ouverte contre une vaste conspiration, par Jules Romains (Albin Michel)
Quand Jules Romains prêche le conservatisme dans l'ordre intellectuel et moral, il me donne envie de me faire chanteur yé-yé, peintre non figuratif ou cinéaste nouvelle vague.
232:105
On attribue à la Comtesse de Noailles un mot cruel sur Francis Jammes : « J'aime mieux sa rosée que son eau bénite. » Les « Hommes de Bonne Volonté » ne m'ont jamais suggéré la limpidité d'une rosée printanière, et son eau récente est insuffisamment bénite à mon gré. Il me rappelle un autre normalien, M. Jean Nocher, qui en 19343 ridiculisait les dévotes par les caricatures de Sophie Pincegourde et de la Marquise de Mézidon-Tonnerre, les militants nationaux sous le nom de Jules Anodin, et qui maintenant travaille dans l'homélie. La « lettre ouverte » de Jules Romains remuera-t-elle le public, mobilisera-t-elle l'opinion ? Sur quoi veut-il que cette opinion s'appuie pour protester contre la fameuse conspiration -- trop réelle -- d'un anarchisme universel ? De quels principes le Français de demain souhaitera-il la floraison, cherche-t-il l'illustration ? Je sais bien qu'il y a la petite phrase de la page 151 : « L'atténuation de la sensibilité religieuse est parallèle au déclin de la sensibilité civique. » A encadrer ! et somptueusement, dans un cadre doré... Mais l'éloge du temps passé concerne la période qui précéda son célèbre « 6 octobre », et il n'est pas de détail qui n'éveille immédiatement la contradiction. Les journaux de l'époque étaient « bien faits ». Tous ? On voudrait y regarder de plus près. La publicité n'attribuait pas jadis à la marchandise des vertus imaginaires. L'orviétan, sans doute, et les spéculations de la rue Quincampoix ? La Jeunesse se pâme d'admiration devant les « Idoles ». Y croit-elle vraiment, et croit-elle à quelque chose ? Les Jargons prolifèrent. Mais les sphères intellectuelles ont-elles vraiment travaillé à combler les lacunes de la langue ? On fait des accrocs à la pauvre Constitution. Mais si l'opinion est très démocratiquement d'accord pour les sanctionner ? la peinture actuelle est aberrante. Facile tarte à la crème ! C'est souvent exact, comme le reste, mais aux voluptueux développement critiques nous préférons chercher quels thèmes pourraient l'inspirer. L'Amérique est intellectuellement coupable. Ce n'est pas tout de même l'Amérique qui a imposé à l'opéra le plafond de Chagall, œuvre essentiellement anti-musicale, dont les volumes et les couleurs sont parfaitement étrangers à la discipline harmonieuse de la musique et de la danse. Les nostalgies de Jules Romains l'amènent à trouver dans le XVII^e^ siècle la conquête d'une existence harmonieuse. Il nous vante les vertus de la devise « Pour raison garder », et c'est une devise royale. Mais la conquête de l'harmonie classique s'est faite aux dépens d'une tradition morale et intellectuelle de « libertinage » qui était, et est toujours au plus haut point génératrice de confusion. L'auteur des « Hommes de Bonne Volonté » est-il très sûr de ne pas avoir apporté sa pierre à l'ensemble « libertin » ? Il est de fait que la « sensibilité civique » et la « sensibilité religieuse » manquent à la France présente. Essayons alors de retrouver les principes et la « sensibilité » nous sera donnée par surcroît. Celle du XVIII^e^ siècle naissant ne prit consistance que lorsque le romantisme eut fait une cure (insuffisante) de catholicisme. Sans les principes il n'y a que des « marchands de sommeil » dénoncés par Jules Romains après Alain. Nous nous demanderons peut-être un jour si l'indulgence « compréhensive » moue, bénisseuse et assez perfide d'Alain à l'égard de la pensée religieuse ne l'a pas rendu digne de figurer dans la catégorie ainsi réprouvée.
233:105
Pour Jules Romains, il a encore la possibilité d'une option véritable ; mais qu'il ne se contente pas de la suggérer. La discrétion n'est pas de mise à l'égard des conspirations, et il n'a pas de temps à perdre. Au fond la « Lettre ouverte » serait excellente si elle comprenait en appendice quelques pages de papier blanc pour que le lecteur y mette une vraie conclusion. L'essentiel, peut-être ?
Jean-Baptiste MORVAN.
#### Saint Damase I^er^ par Louise André-Delastre Collection « Papes d'hier, Église d'aujourd'hui » (Tolra)
Cet ouvrage répond parfaitement au programme d'une collection ainsi intitulée. Pour présenter en Damase, évêque de Rome de 366 à 384, le défenseur de la Doctrine, de la primauté de Pierre et des saintes Écritures, ainsi que le Patron des Archéologues, l'auteur a dû retracer l'histoire de ce quatrième siècle si troublé. Et bien des traits de notre époque rappellent, en moins violent toutefois les désordres de celle-là. Que de batailles autour du « consubstantiel » ! Quel mépris de Rome dans les collégialités épiscopales d'alors ! Et l'évêque qui allait jusqu'à nier la divinité du Christ en ces termes : « Pour que Dieu ait eu un fils, il faudrait qu'il ait eu une femme ! » N'avons-nous pas lu sous la plume d'un de nos clercs que si Marie était proclamée Mère de l'Église, elle deviendrait notre grand-mère puisque l'Église est notre mère ? Et quant aux interventions des empereurs, notre presse ne montre-t-elle pas autant d'insolence ? En vérité le mot de Saint Cyprien que L. A.-Delastre applique au IV^e^ siècle convient tout autant aujourd'hui : « Il y a un mal pire que la persécution, c'est l'empoisonnement perfide des cerveaux. » Nous disons lavage et conditionnement, mais c'est la même manœuvre diabolique.
Saint Damase a su sauvegarder la Foi. Il a fait reviser la traduction des Septante par saint Jérôme de qui nous tenons ainsi la Vulgate. Il a fait reconnaître la prééminence du Siège Apostolique (expression qui apparaît pour la première fois sous son pontificat). Il a ramené au jour et à la vénération les Tombes des premiers chrétiens. Et les épitaphes qu'il a composées lui-même nous sont de précieux monuments.
En historienne sûrement documentée, mais non, comme elle écrit, sans le brin d'imagination qui achève de ressusciter le passé, Mme L. A. Delastre nous donne en ce livre une œuvre particulièrement intéressante et utile. Avec elle, nous sommes sûrs que l'Église d'aujourd'hui sortira rayonnante des épreuves et des crises comme l'Église du quatrième siècle.
J. THÉROL.
234:105
#### Beau-François par Maurice Genevoix (Presses de la Cité)
On est toujours sûr de lire sous la plume de Genevoix d'agréables récits. Le romancier, le conteur des Pays de Loire nous rappelle ici que les régions en apparence les plus connues, les plus typiquement françaises par leur langage et leurs traditions historiques, ont cependant leur coin d'étrangeté, une part de mystère, des zones sauvages. La Forêt d'Orléans peut devenir une autre Brocéliande, et une légende shakespearienne se dessine lentement dans la brume claire du grand fleuve ; une porte de ferme banale s'ouvre sur la nuit et les vents inconnus, ou sur le printemps des songes. Malgré tout, le recueil souffre d'un certain disparate. Je ne reprocherai pas aux contes merveilleux le ton un peu scolaire des légendes vulgarisées pour les lectures enfantines. Ce travail est utile, voire nécessaire encore qu'on regrette de ne pas les trouver assez imprégnés de l'atmosphère rurale qui enveloppe par exemple les contes de Pourrat. Mais le récit des aventures des « Chauffeurs d'Orgères » et de leur chef « Beau-François » est d'un ton nettement différent, et la lecture ne me paraît pas tout à fait à recommander aux enfants. Le même problème existe d'ailleurs pour « Gaspard des Montagnes » et Monsieur Robert est proche parent de Beau-François. Ici le poétique chantre de la « Boîte à pêche » a traité un épisode qui fait songer au marquis de Sade ; avec discrétion, dans la mesure du possible, mais cette histoire de brigands nous plonge dans le jardin des supplices. J'ai lu « Beau-François » en même temps que les polémiques relatives à Ben Barka, en surimpression... Étrange palimpseste ! Le monde des truands depuis la Révolution est digne d'intéresser la philosophie : monde souterrain avec ses hiérarchies, ses rites, même pour les mariages, ses lois inversées. « L'enfer, disait Barbey, c'est le Ciel en creux ». Ici c'est la société en creux. D'où vient-elle ? Par quels processus arrive-t-elle à se former ? Chez les uns par épaississement progressif de l'inertie morale, chez les autres, les chefs, par l'énergie pervertie. Qui était « Beau-François » et quel était son secret ? Un bâtard de famille noble, animé d'un désir de vengeance ? Est-ce vraiment lui qui, ayant échappé à la guillotinade en série de ses vingt-quatre principaux complices, serait reparu en 1814 en colonel prussien ? Il y avait peut-être là plus que la matière d'une simple nouvelle. Mais après tout il eût fallu sans doute sacrifier une certaine dignité très française du style qui est une des qualités maîtresses de l'auteur. Il en a assez du reste pour nos rêves -- et même pour nos cauchemars.
Jean-Baptiste MORVAN.
235:105
#### Quinze siècles de vie monastique par Alfred Leroy (Éd. Spes)
Historien et critique d'art, Alfred Leroy a osé s'attaquer à ce sujet particulièrement vaste et riche. L'étude qu'il fait en cet ouvrage de la Règle de saint Benoît révèle la profonde connaissance qu'il en a et l'admiration qu'il lui porte. L'Ordre bénédictin est d'ailleurs le mieux traité en ces 250 pages, puisqu'il en occupe 90, contre une quarantaine aux Franciscains et à peu prés autant aux Dominicains. Trappistes, Chartreux, Carmes, Augustins et Capucins sont plus rapidement analysés, mais de manière non moins satisfaisante dans un ensemble forcément restreint. De chacun de ces sept grands Ordres, l'auteur rend bien le climat spirituel, la vie propre, la mission particulière, ainsi que la fidélité plus ou moins exacte aux intentions du fondateur.
A titre d'exemple, et sans nulle intention de publicité, sans aucune arrière-pensée non plus, signalons qu'in fine trois pages sont consacrées aux productions actuelles des plumes et des voix dominicaines et nomment, après le R.P. Carré, les Pères Chenu (non pas Chenue, comme il est imprimé par erreur), Herr, Congar, Dubarle et Avril. Manque toutefois le R.P. Maurice Lelong, auteur de *Célébration de l'andouille* et de *Célébration du vin*. Et la mesure qui leur est faite paraît « bonne » si l'on remarque, sauf erreur, que deux bénédictins vivants sont seuls nommés, Dom Alain Rivière et Dom Clément Jacob. Il est vrai qu'à propos des Bénédictins Alfred Leroy a insisté sur le prix que saint Benoît attribuait au silence. A chaque ordre sa méthode et sa discipline.
Un long appendice donne, depuis l'an 306, le tableau chronologique des évènements qui concernent respectivement la vie monastique, l'histoire générale, et l'art sacré.
J. THÉROL.
236:105
#### Bonald : Théorie du pouvoir politique et religieux Théorie de l'éducation sociale (Le Monde en 10-18)
C'est une édition abrégée que Présente Colette Capitan ; immédiatement après la préface, elle indique sa méthode de choix.
L'initiative est louable, mais la préface traduit une sorte d'embarras : on ne peut présenter un monstre réactionnaire sans s'excuser, comme Bossuet se demandait s'il était permis « d'ouvrir un tombeau devant la cour ». D'où un certain nombre de pseudo-problèmes : Bonald n'a pas senti, avant son œuvre doctrinale, le « besoin de s'éprouver ». Un écrivain devrait donc être muni d'un certificat de stage préalable à l'école stendhalienne ? il n'est pas « aimable », « rien de moins aimable qu'une vocation », c'est possible après tout ; à voir le prix que certains ont payé pour se rendre « aimables », les réactionnaires ne se sentent pas très enclins à monter sur le « tréteau banal » dénoncé par Lecomte de Lisle. Bonald « dédaigne les communes urbaines et les manufactures » ? Ce qu'il dit du système anglais montre pourtant qu'il n'ignore pas ce qu'est un État manufacturier : mais la France reste rurale jusqu'en 1914 et un peu au-delà ; telle est la réalité, la commune de 1871 la méconnaîtra et le paiera cher. Quant à prétendre que l'éthique du pouvoir réconcilie Bonald et Saint-Just, C'est une fausse fenêtre pour la symétrie ou une acrobatie destinée à faire accepter l'auteur par un certain public tenté de refuser même les préliminaires d'une discussion.
Si utile qu'il soit, ce petit livre me fait regretter le « Bonald » présenté par Paul Bourget et Michel Salomon dans la Collection « La pensée chrétienne » -- à la libraire Bloud (mais oui ! c'était en 1904...) Il est vrai que cet ouvrage que j'ai jadis déniché au rayons d'un bouquiniste doit être introuvable. La Collection 10-18 ne cherche pas à encadrer les textes et à les annoter ; louable probité mais qui laisse aux amis de Bonald un travail complémentaire à fournit : relire le recueil de Bourget et Salomon, et le reprendre dans la conjoncture présente.
L'œuvre de Bonald est un anti-Montesquieu ; mais presque tous lui reprochent un style ennuyeux alors qu'on est plus discret à l'égard de « L'Esprit des lois » qui, en dépit du mot de Mme du Deffand, est rarement gracieux. Il y a des passages durs et secs chez Bonald : plus que chez le Montesquieu juriste ou le Rousseau politique ? Ce serait à voir. Pour le fond, il gagne à être replacé devant les réalités de notre univers. Il use parfois de trop peu d'exemples, mais les exemples, nous les avons sous la main. A ceux qui s'esclafferaient devant ses théories prétendues archaïques et fossiles comme le trinôme pouvoir unique -- religion publique -- distinction sociales on pourrait faire valoir Hitler, Staline, Soekarno N'Krumah et un certain nombre de phénomènes encore ignorés de nos penseurs comme le mouvement Sokka-Gakaï au Japon. Je ne parle pas de nos actuels Chinois. Visiblement une telle doctrine ne doit être réputée scandaleuse que chez les catholiques.
Bonald, comme d'autres penseurs du XIX^e^, mais avant eux, semble préoccupé par les formes asiatiques du Pouvoir : un des points concrets où il réfute Montesquieu, c'est justement les Tartares et les Chinois. Et son assimilation de la société à une armée disciplinée peut faire scandale au moment où nous démilitarisons la traduction du « Deus Sabaoth » qui blessait notre naturelle tendresse. Mais comme dit le vieux proverbe tout ce qui vient de la flûte s'en va par le tambour, et les « jeunes démocraties » « en voie d'expansion » vont chercher leurs structures chez les parachutistes et leurs colonels, indigènes ou importés.
237:105
En quoi Bonald est-il l'ancêtre des penseurs traditionalistes et nationalistes ? Je ne sais si Maurras a commenté la faveur témoignée par le gentilhomme rouergat au legs germanique dans la société féodale, ainsi que son jugement sur les vertus des Germains placées plus haut que celles des Romains. Il semble faire alors prévoir, plutôt que Fustel et Maurras, le Renan de la « Réforme Intellectuelle et morale » et Paul Bourget, sinon Gobineau. Ailleurs on peut juger que son « politique d'abord » est plus systématique que celui de Maurras : « L'imperfection des lois peut et doit entraîner la corruption des mœurs privées parce qu'il est dans la nature de l'homme qu'il fasse ce que sa passion lui inspire, et que la loi lui permet ». Mais tous les « réactionnaires » seraient d'accord pour admirer sa critique de la politique mercantile, du règne censitaire : « Ce n'était plus à l'homme, mais à sa terre, à son argent, à ses bestiaux qu'on donnait droit de vouloir, de pouvoir. » Ses déductions relatives à l'individualisme républicain semblent à cette heure assez bien vérifiées : « ...les distinctions héréditaires changées en fonctions amovibles, la propriété foncière en revenus viagers ; l'homme devient une plante ou un animal, et Dieu même n'est plus que l'assemblage des êtres ». Le paradoxe réalisé de l'individualisme créateur du collectivisme et du panthéisme communautaire est ici nettement prévu.
Bonald et son style troublent le confort intellectuel de beaucoup de penseurs assoiffés de courtoisie à sens unique et de ménagements mondains. Les adorateurs de la révolution sanglante, les coryphées du scandale nous reprochent volontiers de ne pas avoir à leur égard l'adjectif assez confraternel, la métaphore suffisamment Régence. Tant pis : le climat moral auquel ils travaillent sans cesse justifie nos manières inciviles. Et c'est encore un motif de notre sympathie pour Bonald ; il écrit un français dur et précis, parfois abstrait, mais jamais savonneux : un style défensif.
Jean-Baptiste MORVAN.
#### Aux dimensions du monde par Georges Gorrée (Mame)
Familier du P. de Foucauld, apôtre des Touareg, et du P. Peyriguère, apôtre des Berbères marocains, le P. Georges Gorrée est le responsable national du Service Missionnaire des Jeunes. En écrivant cet ouvrage, il s'est donné pour fin d'allumer en d'autres âmes le zèle pour les missions. Mais plutôt que d'enthousiasmer par de grands exemples, il a choisi de parler spiritualité, quitte à toucher de temps en temps la sensibilité, d'émouvoir l'égoïsme par d'autres moyens.
Chacun de ses cinq chapitres présente la prière, la messe, le sacrifice, la charité, la vocation « sous l'aspect missionnaire et universel ». Ce sont surtout les trois derniers qui nous paraissent répondre le mieux à son intention.
238:105
Les deux autres contiennent bien sûr, d'excellentes choses, mais il nous semble qu'ils font trop de place à ce que les Jeunes du P. Gorrée (qui traduit avec eux *Amen* par *Bravo : D'accord*) appelleront sans doute du « blabla ». Pour poétique qu'elle soit, peut-on espérer que la prose du P. Charles, s.j., donnée en conclusion du chapitre 2 suscitera des votations douées des caractéristiques exposées dans le chapitre 5 ? En ce genre, mieux vaut croyons-nous, le chapelet missionnaire en cinq couleurs de Mgr Fulton Sheen.
Tout naturellement le P. Gorrée, pousse l'humilité jusqu'à citer les autres autant qu'il produit lui-même ; ses citations prouvent un goût très vif de la vie spirituelle ; et quand dans un livre on trouve a côté l'une de l'autre une homélie de saint Jean Chrysostome et l'admirable méditation du P. de Foucauld sur le Pater, comment ne remercierait-on pas son auteur ?
C'est pourtant à propos de cette méditation (pp. 47 et suivantes) que nous avons pris conscience d'un malaise plusieurs fois ressenti à la lecture de ces deux premiers chapitres. Ici tout au long le P. de Foucauld *prie pour* (« Tout ce que je demande dans le Pater, je le demande ou pour Dieu ou pour tous les hommes »). Or en note de sa page 38 le P. Gorrée venait de nous dire qu'il faisait siennes les remarques « fort judicieuses » du Père Maurier, s.j. : « Nous prions pour les païens, pour les Missions... Il peut y avoir là une manière peut-être inconsciente de comprendre qu'on ne se met pas du même côté que ceux pour qui on prie : les païens, c'est les autres » ... Mauvaise prière, prière de pharisien.... Nous pourrions remplacer le « pour », au moins de temps en temps, par « avec » : prions avec les païens...
Aurions-nous jamais supposé qu'en nous faisant dire à Dieu. « convertissez les hérétiques et éclairez les infidèles » la prière du soir faisait de nous des pharisiens ? Sapristi !
Le P. Gorrée ne tient nullement le P. de Foucauld pour pharisien. Alors pourquoi écrit-il encore, page 39 : « Tant que nous verrons l'Église comme société de gens assurés du salut... », autrement dit société de pharisiens. Si vous la voyez ainsi, vous, mon Révérend Père, vous avez tort ; mais à notre connaissance, avec le P. Maurier vous n'êtes que deux à avoir ce regard-là. Il n'y a dans l'Église personne qui la regarde comme société de gens assurés du salut ; tous ses membres -- et vous aussi, et le P. Maurier itou -- la voient comme société de gens assurés *des moyens* du salut. C'est tout à fait différent ; et c'est la certitude de posséder ces moyens qui retient de *prier avec,* qui inspire de *prier pour,* afin que ceux qui ne les possèdent pas reçoivent la grâce de les posséder au plus tôt.
Nous retrouvons le même malaise à la page 74. La transformation de la goutte d'eau dans le vin qui sera transsubstantié « n'est autre que l'image de l'union qui devrait exister à jamais entre la tête et les membres, entre le Christ et tous les hommes... Cette petite goutte d'eau, ce n'est pas seulement tous les baptisés, mais c'est aussi tous les non-baptisés... c'est mon frère israélite, mon frère musulman, mon frère protestant... La goutte d'eau, c'est toute l'humanité ».
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Exprimé autrement, cela ne soulèverait pas de difficulté ; il aurait suffi de mettre l'accent sur *devrait*. Oui, tous les hommes devraient être unis au Christ. Hélas ! ils ne le sont pas. Il n'arrivera même jamais que tous les hommes soient unis au Christ, même au dernier jour, puisque celui-ci verra les élus séparés des maudits. Le P. Gorrée le sait aussi bien, sinon mieux que nous. Et pourtant il écrit : « La goutte d'eau, une fois noyée et mélangée au vin, ne peut plus être séparée. » Hé bien alors ? Elle ne représente donc pas tous les hommes, elle ne représente pas ceux qui sont et seront séparés. Il aurait fallu aussi expliquer que le mot « humanité » peut être pris en ces deux sens : ou nature humaine, ou ensemble des êtres qui possèdent cette nature -- sans parler d'autres significations hors de propos ici. Dans le premier sens, il nous paraît irréprochable de dire que la goutte d'eau représente la nature humaine, assumée par Dieu en la personne du Verbe incarné. Mais dans le second sens, nous venons de dire pourquoi nous pensons que c'est inexact ; ajoutons que si c'était exact, si la goutte d'eau représente aussi toutes les personnes humaines, le P. Gorrée n'aurait pas dû écrire : « union entre la tête et les membres ». Car pour être membres du Corps mystique dont le Christ est la tête, pour être membre du Christ, il faut avoir été baptisé, ce qui n'est évidemment pas le cas du musulman ou de l'israélite...
Notre malaise s'aggrave à la lecture de la citation du P. Teilhard de Chardin donnée page 76. Là ce puissant imaginatif offre comme matière de son sacrifice... quoi donc L'hostie qui va devenir corps du Christ ? Ce serait trop peu. Il « place sur sa patène » ... « le travail et la peine du monde, la sève des fruits qui seront aujourd'hui broyés, la masse innombrable des vivants, tout ce qui va augmenter, diminuer -- et mourir aussi -- au cours de cette journée ».
Aux pages 80 et 81 le P. Teilhard recommence : « La transformation eucharistique déborde et complète la transsubstantiation du pain et l'autel. De proche en proche elle envahit irrésistiblement l'univers. C'est le feu qui court sur la bruyère... Mon Dieu, quand je m'approcherai de l'autel pour communier... aidez-moi à surmonter le reste d'illusion qui tendait à me faire croire que votre contact est circonscrit et momentané. (Le Milieu divin). »
Aux premières phrases, nous comprenons que le grand imaginatif interprète le cantique d'action de grâces *Benedicite omnia opera Domini* qui figure dans notre missel après l'ordinaire de la Messe. Mais il y a la suite.... et nous croyons alors comprendre que la transsubstantiation transforme non seulement, comme tout à l'heure, les non-baptisés, mais encore les bois, les près, les fleuves, les objets inanimés comme s'ils avaient une âme, et fait de tout cela d'autres membres du Christ. Si c'est de foi, qu'on nous le dise !
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En attendant signalons aussi le malaise ressenti page 28 devant ce supérieur de Petit Séminaire qui « avant la messe réunissait les élèves pendant une dizaine de minutes et leur faisait le récit des évènements typiques de la veille. *C'était la prière du matin* ». Curieuse façon de prier ! Et qui doit bien avoir quelque responsabilité dans le comportement d'une trop grande partie du clergé d'aujourd'hui. Méthode à rapprocher de celle que propose (même page) le P. Maurier déjà nommé :
« Il est bon d'apprendre aux jeunes à prier devant des images ». On va voir remettre en place les statues chassées des églises, Ste Jeanne d'Arc, le saint Curé d'Ars ? ... Il n'en est pas question. Le P. Maurier continue « Non des images dites « pieuses » mais des photos qui évoquent simplement les réalités du monde. » Des réalités, n'y en a-t-il donc que dans le monde matériel ? N'existe-t-il pas un monde spirituel, riche de beaucoup plus de réalités beaucoup plus vivifiantes ? Et n'est-ce pas plutôt avec celles-ci que la prière doit mettre en communication l'âme du chrétien, l'âme surtout du futur missionnaire ?
En définitive, c'est bien, semble-t-il, l'avis du P. Gorrée, c'est bien ce qu'il veut que les futurs missionnaires enseignent dans les missions, quelles que soient ses faiblesses ou son indulgence pour telles ou telles audaces. Muni de cette assurance, retournons à la méditation du P. de Foucauld. « Que nos soupirs, nos paroles, nos actes tendent tous à ce que le nom de Dieu soit glorifié, et pour cela à ce que les hommes se sanctifient, comme les soupirs, les paroles et les actes du Sauveur tendaient tous à cette fin. » Voilà bien la charité portée « aux dimensions du monde » ainsi que l'a demandé S. S. Paul VI en ces mots récents que cite le bulletin mariste « Missions des Iles » n° 144 : « Il est indispensable à l'époque actuelle que tous se rendent clairement compte des vraies dimensions de l'Église et... (réalisent) plus pleinement le sens du mot « catholique ».
J. THÉROL.
#### Il n'y a qu'un seul Dieu par Marie-Henri (Éditions Saint-Michel)
Depuis Zakarias on ne peut plus douter que le Coran n'est qu'une démarcation de la Bible racontée à Mohammed par un rabbin. De là nombre de parallèles entre les deux livres.
Mais aussi nombre de divergences et d'oppositions entre l'Évangile et le Coran.
C'est à quoi Marie-Henri s'attache en cet ouvrage qui rapporte ses entretiens avec de jeunes amis marocains. Habilement, savamment, en multipliant les citations et tout en montrant ce qui rapproche la doctrine chrétienne et l'Islam, il répond aux objections de ses interlocuteurs musulmans.
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On retrouve là d'ailleurs bien des arguments d'Hanna Zakarins. Pour clore ces conversations auxquelles ils ont pris goût, Marie-Henri tente d'émouvoir ses jeunes auditeurs suivant la méthode classique inspirée par la fameuse parole de Tertullien : « Je crois les témoins qui se font égorger » ; et, après leur avoir résumé l'histoire de Sainte Jeanne d'Arc, signe éclatant de la vérité catholique, il leur conte la mort héroïque de quelques martyrs chrétiens.
Ayant ainsi exposé et confronté les deux doctrines religieuses, il suggère à ses interlocuteurs de créer des cercles d'amitié où se poursuivront ces entretiens. Et c'est avec une profonde émotion que nous entendons l'un de ces musulmans dire : « *Je ne vais pas jusqu'à faire grief aux Français de n'avoir pas fait de nous des chrétiens ; mais je suis stupéfait de la quantité de choses que vous nous avez apprises et dont personne ne nous avait jamais parlé. Pourtant presque tous nos maîtres étaient chrétiens. C'est cela que je trouve un peu révoltant.* »
J. THÉROL.
#### L.-A. Maugendre : La renaissance catholique au début du XX^e^ siècle. Tome II : Joseph Lotte (Beauchesne)
« Nous avions des aînés. Péguy et Lotte étaient de ceux-là. Que d'expériences nous ont-ils épargnées ! Des jeunes gens qui demandaient l'action, et certains la sainteté, des jeunes gens qui avaient choisi la fidélité, c'est là ce qui caractérise cette génération Mais eussent-ils su choisir, si Péguy, si Lotte n'avaient par avance fait ce choix ? » Ainsi parle Henri Massis dans la préface de ce deuxième tome de la thèse de M. l'Abbé Maugendre, qui a obtenu le prix de l'Académie Française pour 1965. Le premier avait été consacré au philosophe Georges Dumesnil et au groupe de l'amitié de France ; on y voyait par quels chemins s'étaient rencontrés la plupart de ces jeunes gens qui devaient illustrer la littérature catholique du début du XX^e^ siècle : Jammes, Claudel, Ghéon, Psichari, Mauriac et quelles parentés spirituelles les liaient alors souvent au nationalisme. L'auteur, qui doit publier un troisième volume sur la vie et l'œuvre d'Eusèbe de Brémond d'Ars, consacre celui-ci à Joseph Lotte, au « Bulletin des Professeurs Catholiques de l'Université », à ce qui devait être la « Paroisse Universitaire ». La vie de Lotte est un important carrefour de l'histoire intellectuelle. Par elle nous avons accès à la personnalité de Péguy. Nous y trouvons une de ces hautes amitiés qui à chaque siècle sont les miroirs révélateurs de l'esprit. Les problèmes et les devoirs du pédagogue y apparaissent aussi : le professeur est nécessairement l'héritier de ce qu'il doit transmettre, et comment assurer cet héritage quand une doctrine presque officielle semble frapper de nullité, par ses impératifs révolutionnaires la plus large part de cette culture ?
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De plus, Lotte, comme Péguy, comme Claudel, nous offre l'expérience d'une conversion. Enfin nous voyons comment un universitaire provincial recherche et assimile les apports d'un spiritualisme renaissant et assez divers. « Nous qui, à cette époque, étions plus près de Péguy que de Maurras... » m'écrit Henri Massis. L'admiration, de Lotte pour son ami Péguy rejoint naturellement son enthousiasme pour Bergson mais ne l'empêche pas d'admirer également Maurras, et de consacrer un discours de distribution de prix à sa découverte de l'œuvre de Gobineau. Voilà qui peut paraître étonnant et intellectuellement déroutant, pour qui songe aux oppositions entre Maurras et Bergson, et plus encore aux jugements portés par Maurras sur Gobineau, « cet imbécile de Gobineau », « le Rousseau gentillâtre ». En fait, on voit bien que Lotte ne retenait pas le racisme de Gobineau, et interprétait librement la théorie des « fils de rois », qui devenaient les enfants de la France les mieux doués pour exprimer avec une solidité franche et généreuse l'esprit de la vieille patrie : par exemple ses camarades de régiment, le charron Le Govidec, le serrurier Yaouang, l'électricien Rabatel, et Pétour, maraîcher de Roscoff et caporal de la huitième escouade. La seule leçon acceptée dans Gobineau ressemblait à celles que donnait Péguy, sans doute parce qu'il était aussi impossible d'être « gobinien » à la Roche-sur-Yon que, pour les dieux bourgeois de Musset, d'être vraiment romantiques à La Ferté-sous-Jouarre. La province était un milieu filtrant ; et Lotte nous révèle un aspect du temps que nous chercherions en vain dan les « Hommes de Bonne Volonté » où la province, est toujours mystifiée, comme dans « Les Copains ». La biographie de Lotte révèle une province qui non « seulement se refuse à jouer le rôle de niaise ou de gardeuse d'oies, mais qui, à travers les deuils personnels, les servitudes quotidiennes, vit son besoin d'espérance comme une reconquête. Lotte appelait Maurras et Bergson, et Sainte Thérèse de l'Enfant Jésus, tous à la fois pour se libérer d'un monde oppressif et figé. Même dans l'œuvre poétique de Péguy Lotte eut son coin familier, ses personnages préférés, comme celui de Mme Gervaise. Disciple peut-être, mais personnel. Un des « Cahiers » lui déplut à cause des critiques adressées à l' « Action Française », il prépara une lettre à Péguy, que l'on trouvera parmi les textes ici réunis ; puis il n'osa l'envoyer : délicatesses de l'amitié. Mais les articles du « Bulletin » défendent Maurras fréquemment.
La « Paroisse Universitaire » n'a-t-elle pas volontairement estompé le nationalisme de Lotte et relégué certains textes dans une discrète pénombre ? Le numéro du 8 mai 1965 des « Cahiers Universitaires Catholiques » répond à M. l'Abbé Maugendre sur cette question, en se défendant sur le deuxième point et sans dissimuler que l'option politique de Joseph Lotte paraît à ses successeurs une attitude désuète et dépassée. L'article ne le dirait pas que toutes les pages du « Bulletin » le feraient bien sentir. Nous ne songerions pas pour notre part à demander que la « Paroisse Universitaire » se voie contrainte d'adhérer d'emblée, un beau jour, aux idées contraires. Il nous semble aussi vain de dire que Lotte revenant en ce monde refuserait de reconnaître sa postérité, que de prétendre que s'il n'était pas mort au champ d'honneur il aurait ensuite modifié et infléchi ses positions. Mais dans l'ordre des réalités concrètes et des options personnelles, nous n'avons pas été sans ressentir une équivoque.
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La « Paroisse » est toujours « à la base » considérée comme le foyer commun des universitaires catholiques, mais elle donne à son expression officielle une orientation précise que tous sont censés accepter. Certains se sentent parfois mal à l'aise. Mais l'amitié est parfois lâche et on me permettra de n'en pas parler davantage.
Jean-Baptiste MORVAN.
#### Terre sainte source vive du Christianisme par M.-B. d'Arneville et P. de Lassus-Saint-Geniès Préface de Mgr Bressolles (Éditions de Gigord)
Le lecteur qui, pour les avoir étudiées ou relus en de nombreux ouvrages, connaît déjà son Histoire Sainte et son Histoire de l'ère chrétienne, court d'abord à la deuxième partie de ce livre, intitulée « Problèmes actuels ». Son auteur, P. de Lassus-Saint-Géniès, étant secrétaire général du Comité de Sauvegarde des Lieux saints, on espère récolter là les renseignements les plus autorisés sur l'état dans lequel se trouve aujourd'hui cette Basilique du Saint Sépulcre, car il y a longtemps, il y a des siècles que les chrétiens tremblent pour elle. Et c'est en effet, après un rapide historique des vicissitudes qu'elle a traversées, ainsi que les autres sanctuaires de Jérusalem, une étude objective, précise, détaillée des efforts faits depuis 1917 pour la sauver.
Où en est-on maintenant ? Par trois fois, la dernière en 1950, l'O.N.U. alertée de tous côtés a décidé, conformément aux vœux réitérés du Saint-Siège, l'internationalisation de la zone de Jérusalem. Les États arabes sont d'accord à l'exception de la Jordanie qui, tout comme Israël, ne veut rien entendre. Et ces deux derniers, États maintiennent les positions qu'ils occupent depuis 1947 et qui coupent en deux la Ville Sainte. Voilà pour la politique.
Quant à l'état matériel de la Basilique, les résultats sont plus satisfaisants. Après s'être, tout au long de l'histoire, contentés de consolider, d'étayer tant bien que mal, morceau par morceau, pour éviter des écroulements imminents les États et les communautés occupantes ont fini par accepter, qu'il soit procédé aux travaux nécessaires, sous un contrôle commun assuré par des commissions plurinationales compétentes. Actuellement une première campagne doit aboutir dans deux au trois ans à la consolidation des fondations et au dégagement de la façade d'entrée. Viendra ensuite la réfection de la grande rotonde au-dessus du saint Sépulcre lui-même. Et enfin, si tout va bien, si le financement reste assuré, ce sera la restauration du reste de la Basilique.
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De celle-ci ce livre donne trois plans, accompagnés de l'historique des transformations successives depuis l'édifice de Constantin, et sur lesquels le lecteur s'arrête longuement pour méditer ces mots qui lui ont sauté aux yeux. Anastasis (Résurrection) chapelle de l'Ange, Calvaire, Chapelle de la Division des Vêtements, Trou de la Croix, etc.
C'est donc à M. B. d'Arneville que nous devons l'autre partie de l'ouvrage, la première, survol des évènements survenus en Terre Sainte depuis la Préhistoire jusqu'à nos jours. Elle est divisée en trois chapitres : l'Attente (la Bible), la Réalisation (l'Évangile), l'Envol (Actes des Apôtres Ère chrétienne). A qui en ignore tout, ce résumé intelligent et parfois émouvant apprendra le principal. A ceux qui savent -- mais sait-on jamais assez ? -- il servira de mémorandum. Sans doute eût-il mieux valu éviter au lecteur le double emploi que constituent la fin de cette première partie et le début de la seconde, et laisser ce qui est actuel à l'auteur des pages intitulées justement « Problèmes actuels ».
J. THÉROL.
#### Catholicisme oriental par Gaston Zananiri O.P. (Éditions Spes)
Et justement nous arrive ce nouveau livre du R.P. Zananiri, où nous trouvons un chapitre sur les Lieux Saints qui constitue un très utile complément à ce que nous avons lu dans l'ouvrage précédent. Déjà, avec son *Histoire de l'Église byzantine,* avec *Pape et Patriarches*, cet auteur s'était imposé comme l'un des meilleurs connaisseurs du christianisme oriental. Ce nouveau travail achève de le porter au premier rang des spécialistes de cette histoire trop peu connue des catholiques occidentaux.
Après une présentation générale des origines, des rites et des privilèges des Églises orientales, catholiques et orthodoxes -- dont les caractéristiques et les différences seront ensuite clairement exposées -- chaque Église est analysée en détail : église melkite, Chaldéens, Monophysites, Coptes, Syriens, Malankares, Arméniens, Maronites, Églises du silence, Foyers byzantins de Méditerranée (parmi lesquels les grecs catholiques de Corse). Tous ces chrétiens, frères de même rite et de rites différents ou frères séparés, avec leurs hiérarchies, leur mentalité, leurs aventures aussi, comment ne nous intéresseraient-ils pas au plus haut point, quand le problème du retour au même bercail est plus que jamais à l'ordre du jour ? Le P. Zananiri a d'ailleurs l'art de raconter les évènements et de planter les personnages de telle manière que ses très riches leçons s'inscrivent dans la mémoire tandis que le lecteur n'en aperçoit que l'agrément. Et pour les mieux graver, il les résume encore en quelques tableaux et en une chronologie qui sont modèles du genre.
J. THÉROL.
245:105
### AVIS PRATIQUES
##### *La pétition aux évêques pour le* «* consubstantiel *»
Cette pétition étant appelée, s'il plaît à Dieu, à recueillir au cours des mois prochains un très grand nombre de signatures, il importe de procéder par ordre afin d'éviter tout embouteillage matériel.
Nos lecteurs sont donc invités à faire connaître autour d'eux les prescriptions pratiques suivantes et à insister pour qu'elles soient exactement respectés :
**1. -- **Il y a *un seul* secrétariat national de la pétition et c'est seulement à lui qu'il faut envoyer directement les signatures.
Ce secrétariat national est assuré par M. Pierre Rougevin-Baville, 22, allée Coubertin, 78-Versailles.
**2. -- **C'est le secrétariat national qui *compte* les signatures et qui les *transmet* à l'autorité religieuse compétente.
Toute pétition qui emprunterait une autre voie ne serait pas dénombrée et risquerait d'être pratiquement perdue.
**3. -- **Il y a *un seul* texte et *un seul* formulaire de pétition. Les formules de pétition sont envoyées gratuitement sur simple demande adressée au secrétariat national de la pétition, c'est-à-dire à M. Pierre Rougevin-Baville, 22, allée Coubertin, 78-Versailles.
**4. -- **S'il y avait plusieurs textes différents, fût-ce simplement en apparence, il y aurait une source d'équivoque trop facilement exploitable par les pêcheurs en eau trouble.
**5. -- **On est prié de *ne pas recopier* le texte, mais d'apposer les signatures *sur le formulaire imprimé lui-même*, afin, de faciliter le dénombrement des signatures.
246:105
Le formulaire imprimé comporte le rappel des indications pratiques nécessaires.
**6. -- **Il n'est pas indispensable que toute la place prévue pour recevoir des signatures ait été remplie. En revanche il est nécessaire de *ne pas* apposer de signatures en dehors de la place prévue à cet effet.
**7. -- **Dans la mesure du possible, en demandant des formules de pétition, envoyer au secrétariat national *quelques timbres* (ou la somme de 5 F) pour frais d'envoi et pour couvrir les frais de correspondance et de fonctionnement du secrétariat.
*Précision importante. --* Dans l'éditorial de notre précédent numéro (p. 20), nous suggérions d' « adresser dans chaque diocèse le double des pétitions à l'Ordinaire du lieu ».
Cette suggestion n'a pas été retenue par les organisateurs de la pétition, et ils ont eu raison : il importe d'éviter toute complication inutile ainsi que -- en ce domaine -- toute initiative apparemment divergente ou séparée.
Au demeurant, l'Ordinaire du lieu n'est pas l'autorité qui a supprimé le « consubstantiel » dans le *Credo*.
Nous répétons donc : *toutes* les pétitions doivent être envoyées *uniquement* au secrétariat national de la pétition (M. Pierre Rougevin-Baville, 22 allée Coubertin, 78-Versailles), qui assurera leur transmission à l'Assemblée plénière de l'épiscopat français.
============== fin du numéro 105.
[^1]: -- (1). On a pu lire en effet des phrases de ce genre : « *Les communistes convertis qui brûlent ce qu'ils ont adoré ne sont peut-être pas les mieux placés pour dégager une position constructive et profondément française... *». Si l'on est décidé à couvrir d'ironie et de méfiance ceux qui « *brûlent ce qu'ils ont adoré *», autant dire alors que l'on ne veut pas du conversions, ou que l'on n'en attend rien de bon (N.D.L.R.).
[^2]: -- (1). Voir *Itinéraires*, numéro 104 de juin 1966, éditorial sur la question du « consubstantiel ».
[^3]: -- (1). On peut se reporter sur ce point à l'ouvrage de Jean MADIRAN On ne se moque pas de Dieu (Nouvelles Éditions Latines), chap. II et chap. III sur : « La droite et la gauche ».
[^4]: -- (1). Voir Henri BARBÉ : « Qu'avez-vous fait des communistes convertis ? » dans *Itinéraires*, numéro 36 de septembre-octobre 1959 et numéro 37 de novembre 1959.
Post-scriptum. -- Cet éditorial était déjà rédigé lorsqu'est survenue brusquement la mort de notre ami Henri Barbé. On trouvera en tête du présent numéro la reproduction de ses deux lettres de 1959 posant la question : « Qu'avez-vous fait des Communistes convertis ? »
[^5]: -- (1). Les Documents A.C.O. sont publiés par l'Action catholique ouvrière « pour la formation doctrinale des militante et plus particulièrement des responsables » (numéro cité, page 18).
[^6]: -- (2). Il serait plus exact -- et il est indispensable -- de dire clairement que la direction de la C.G.T. est communiste. Le Bureau confédéral de la C.G.T., sur 13 membres, compte 7 communistes avoués, dont 3 sont membres de la direction du Parti communiste. Quant aux « non-communistes » du Bureau confédéral, ils n'ont aucune représentativité personnelle dans leur Fédération : ils ont été choisis pour cette raison, qui les place dans la dépendance de la direction communiste ; et leur maintien au Bureau confédéral dépend de leur docilité.
[^7]: -- (1). Deux ans après la naissance de l'A.C.O.
[^8]: -- (1). C'est nous qui soulignons, ici et plus loin.
[^9]: -- (1). Même numéro des *Documents A.C.O.*, première partie, p. 19.
[^10]: -- (2). Cf. *Itinéraires*, numéro 95 de juillet-août 1965, p. 245.
[^11]: -- (1). *Cahiers d'action religieuse et sociale*, numéro 411 du 1^er^ juin 1965, page 378, en note. Cf. *Itinéraires*, numéro 95 de juillet-août 1965, page 244.
[^12]: -- (2). *Documents A.C.O.*, numéro cité, première partie, pp. 19-20.
[^13]: -- (1). Ibid., p. 21.
[^14]: -- (1). L'Abbé Louis Coache est l'auteur du livre : *La foi au goût du jour*, sous le nom de « Jean-Marie Reusson, prêtre » (Éditions de Table ronde). -- Sur ce livre, voir l'article d'*Itinéraires*, numéro 104 de juin 1966, pp. 53 et suiv. -- Dans son article publié par *Le Monde et la Vie,* l'abbé Coache aborde la question du magistère clandestin installé à l'intérieur de l'Église, question qu'il n'avait pas envisagée dans son livre *La foi au goût du jour*.
[^15]: -- (1). Cité par le P. Vandermersch à la première page de son introduction au document conciliaire.
[^16]: -- (1). Voir appendice.
[^17]: -- (2). Certificat d'aptitude au professorat de l'enseignement secondaire.
[^18]: -- (1). Mathématiques, informatique, mathématiques et applications fondamentales, mécanique appliquée, physique-chimie, chimie-physique, biochimie, biochimie animale, biologie végétale, génétique et physiologie, géologie.
[^19]: -- (1). *St Jean de la Croix* par Bruno de Jésus Marie, Desclée de Brouwer.
[^20]: -- (2). *Jean Marie Vianney Curé d'Ars* par Bernard Nodet Éd. Xavier Mappus.
[^21]: -- (1). 15 décembre 1872. P. Sempé à Mgr Pichenot.
[^22]: -- (2). 10 décembre 1869. Mère Imbert à Henri Lasserre. *Itinéraires*, n° 104.
[^23]: -- (3). 5 novembre 1871. P. Sempé à Mgr Pichenot. Ce récit a été repris avec plusieurs variantes dans le Mémoire Confidentiel imprimé par le P. Sempé en janvier 1873, pp. Il et ss.
[^24]: -- (3 bis) Lettres des 16 novembre 1869, 8 et 10 décembre 1869.
[^25]: -- (4). Cf. *Itinéraires* no 95, pp. 186, 187 -- n° 98, p. 198, n. 12.
[^26]: -- (5). Lettre répertoriée au 17 novembre 1869.
[^27]: -- (6). Cette lettre pourrait avoir été composée au plus tôt pour le premier dossier remis à Mgr Forcade au milieu de 1870, en vue de faire étouffer l'affaire à Rome.
[^28]: -- (7). 22 novembre 1871.
[^29]: -- (8). 13 octobre 1871. Cf. *Itinéraires* n° 90, p. 86.
[^30]: -- (9). De nombreuses pièces attestent l'obstruction des Chapelains, en particulier la réponse à la lettre ci-dessus. Nous l'étudierons ultérieurement.
[^31]: -- (10). 13 décembre 1871. Mgr Forcade à Mgr Pichenot.
[^32]: -- (11). *Itinéraires* n° 87, pp. 274 et ss.
[^33]: -- (12). 20 février 1872. Cf. *Itinéraires* n° 90, pp. 64, 65.
[^34]: -- (13). Cf. *Itinéraires* n° 90, pp. 87 et ss.
[^35]: -- (14). 27 décembre 1872. Mgr Forcade à Mgr Pichenot.
[^36]: -- (15). Lettre du P. Sempé à Mgr Pichenot, du 15 décembre 1872, P. 16.
[^37]: -- (16). Id., pp. 17 et 29. Ce violent libelle contre la *Protestation* et contre Lasserre s'est retourné étrangement, en 1904, contre les Chapelains. En y déclarant (d'ailleurs à tort) qu'il n'agissait jamais qu'au nom et par ordre de l'Évêque de Tarbes (p. 26), le P. Sempé a fourni au Tribunal de Bagnères le considérant qui a fait débouter la Congrégation des Pères de la Grotte et de Garaison de toutes ses prétention à Lourdes. La Providence a voulu que les calculs humains provoquent ici-bas la spoliation de la famille spirituelle de leur auteur.
[^38]: -- (17). *Mémoire Confidentiel*. Communiqué à Nosseigneurs les Évêques de France, imprimé en janvier 1878, par l'imprimeur de la Grotte, pp. 7, et 8.
[^39]: -- (18). 26 janvier 1873. L'abbé Peyramale à H. Lasserre.
[^40]: -- (19). 30 juin 1873. L'abbé Peyramale à H. Lasserre. Mgr Pichenot fut en effet transféré le 19 juin 1873 à l'archidiocèse de Chambéry. Il fit ses adieux à la Grotte le 10 août. Dès que son zèle apostolique ne fut plus bridé comme à Tarbes, il retrouva vigueur et santé. Il fut remplacé par Mgr Langénieux qui fit son entrée solennelle à Lourdes le 8 novembre 1873.
[^41]: -- (20). 2 mai 1873. Mgr Forcade envoie cette nouvelle non pas à l'Évêque de Tarbes, *mais directement au P. Sempé* qu'il considère comme le principal intéressé. La liste est impressionnante des correspondances reçues ou échangées par le P. Sempé en lieu et place ou au nom des Évêques de Tarbes ainsi relégués au second plan et mis devant le fait accompli, même dans des affaires de la plus haute Importance.
[^42]: -- (21). Cf. *Itinéraires*, n° 87, p. 300.
[^43]: -- (22). *Id*., p. 304.
[^44]: -- (23). Notes personnelles d'Henri Lasserre.
[^45]: -- (24). Constitution du 12 octobre 1869, parag. 1, n° 9. (Canon actuel n° 2.360).
[^46]: -- (25). Mémoire Confidentiel, ibid., p. 8. \[manque l'appel de note dans l'original
[^47]: -- (26). Nous verrons comment, pour la Béatification de Bernadette, il fut impossible d'obtenir des Archives de la Grotte la copie intégrale du texte latin de la sentence du Saint Office. De sorte que seule figure au Procès la traduction partielle et inexacte, prise dans le pamphlet du P. Sempé, avec cette mention : « *l'extrait est exact et renferme tout ce qui a trait à la question Lasserre *» Or ceci n'est pas vrai...
[^48]: -- (27). 30 mars 1878. P. Semenenko à H. Lasserre.
[^49]: -- (28). Mémoire Confidentiel, ibid., p. 9.
[^50]: -- (29). Id., p. 13.
[^51]: -- (30). Id., p. 12.
[^52]: -- (31). 10 mars 1878. Henri Lasserre à Mgr Forcade.
[^53]: -- (32). 5 mars 1878. Circulaire adressée à tous le. Évêques qui avaient reçu le *Mémoire Confidentiel* du P. Sempé contre Lasserre.
[^54]: -- (33). 10 mars 1878. Cardinal Guibert, Arch. de Paris à Lasserre.
[^55]: -- (34). Id.
[^56]: -- (35). Nous raconterons l'histoire de l'Écho des Pèlerins qui parut du 7 juillet 1877 à la fin de 1881. Cette feuille eut une grande influence sur l'évolution du Pèlerinage. H. Lasserre y collabora souvent, mais il n'en fut pas, comme on l'a prétendu à tort, le directeur ou le gérant.
[^57]: -- (35 bis) 16 novembre 1869. Mère Imbert à Mgr Laurence.
[^58]: -- (36). 18 novembre 1869. Mgr Forcade à Mgr Laurence.
[^59]: -- (37). Mémoire manuscrit du Chanoine Lemaître, aumônier du couvent des Sœurs de la Charité de Nevers.
[^60]: -- (38). Cf. *Itinéraires*, n° 85, p. 115 ; n° 87, p. 285, note 61 et u. 290.
[^61]: -- (39). La Mère Imbert a écrit à H. Lasserre neuf lettres autographes après le 13 octobre 1869. Aucune ne contient le moindre reproche, bien au contraire.
[^62]: -- (40). Cf. *Itinéraires*, n° 104. Lettre du 3 décembre 1869. P. Sempé à H. Lasserre.
[^63]: -- (41). Journal de la Communauté de Nevers, 13 décembre 1878.
[^64]: -- (42). 22 septembre 1869. L'abbé Peyramale à H. Lasserre
[^65]: -- (43). 17 septembre 1877. -- Cf. *Itinéraires*, numéro 93, page 113.
[^66]: -- (44). Lourdes, Histoire Authentique, par l'abbé R. Laurentin, t. 1, p. 166, col. 1, n° 11.
[^67]: -- (1). Quand elle n'est pas possible immédiatement, il convient d'y renoncer provisoirement, mais sans omettre de travailler à créer une situation politique et morale où elle deviendra possible.
[^68]: -- (1). Aux Nouvelles Éditions Latines à Paris.
[^69]: -- (2). Un volume, 216 pages, édit. St Michel Saint Céneré (Mayenne).
[^70]: -- (1). Citons encore, dans la même publication :
« L'influence de Satan dans les sectes s'exerce selon des modalités et à des degrés divers. C'est un point à bien préciser si l'on veut la mesurer sans l'exagérer.
« L'intervention du Démon dans certaines sectes ne peut pas être niée. On sait qu'il s'y rend visible, qu'il y prononce des paroles et qu'il y accorde puissance et protection, en même temps qu'il y reçoit le tribut de l'admiration et de l'adoration. Mais les sectes dans lesquelles il apparaît ne se situent pas, contrairement à ce que l'on pourrait penser, au sommet de la hiérarchie occulte, à la pointe de la pyramide des sectes, si tant est qu'il y en ait une. Les collèges occultes qui travaillent sous l'empire de ces apparitions sont tout à fait spéciaux. Ils ne sont pas hiérarchiquement plus élevés que les autres. Ils ne sont pas supérieurs, mais latéraux.
« Est-ce au cours de telles apparitions que le Diable donne des directions centrales qui sont diffusées dans les sociétés philosophiques ? Ce n'est pas évident. Ce serait trop simple. Ce qui est certain, c'est que les collèges sataniques -- et les sociétés lucifériennes avec lesquelles ils ne se confondent pas -- n'ont pas une Influence négligeable. Sur ces points de détail, nous renvoyons aux ouvrages spécialisés.
« Il faut retenir que l'INFLUFNCE DIRECTE DE SATAN, certainement importante, n'est cependant pas la modalité générale de son action.
« Nous avons dit que cette action s'exerce par degrés. Or, toutes les activités clandestines qui relèvent du SPIRITISME comportent une certaine dose d'influence démoniaque. Il est évident que ceux qui se mettent dans les états psychologiques requis par ces pratiques deviennent des proies, on ne peut plus faciles, pour les esprits déchus avides d'entraîner les hommes dans leur déchéance. Or, une foule de décisions politiques, les unes tout à fait secondaires, mais d'autres capitales, sont prise au cours des séances de spiritisme, de magie et de toute sorte d'occultismes.
« A un degré plus indirect encore, il lui reste la TENTATION INTELLECTUELLE. Et c'est le mode d'action le plus fréquent, le plus important. Le diable exacerbe l'imagination, l'orgueil, l'ambition, la jalousie, l'esprit d'astuce, l'esprit de sarcasme, l'esprit de logique intempestive, le romanesque, les originalités, l'esprit de cabale, les déviations, les « disputes sur les opinions » dont parle saint Paul.
« Certes, ces tentations ne sont pas réservées à la loge. Nous savons bien qu'il -existe un MAL DIFFUS et NON-ORCHESTRÉ. Il pèse lui aussi d'un grand poids sur l'évolution du monde. Il s'ajoute à l'influence des sectes sans en faire partie. Nous disons seulement que les tentations intellectuelles sont méthodiquement exploitées dans les sectes, lesquelles élaborent LE MAL POLITIQUEMENT ORGANISÉ. »
[^71]: -- (1). *Itinéraires*, mai 1966 : « Nos anges gardiens. »