# 106-09-66 5:106 ### Avertissements multiples par Jean MADIRAN *UNE publicité que nous n'avions pas recherchée multiplie depuis trois mois le nombre de nos lec­teurs. Il n'a pas dépendu de nous qu'une revue comme la nôtre, située par la natu­re même de ses travaux à l'écart des agitations publiques, soit brusquement nommée et désignée comme redoutable­ment importante par la presse que l'on dit* « *grande *» *et par tous les journaux, qui d'ordinaire, les uns et les autres, n'ont ou n'avouent aucun sentiment de l'* « *importance *» *qui peut être la nôtre, et tiennent en un mépris complet l'en­semble de ce que nous faisons. La célé­brité nous est ainsi venue au moment où nous pouvions moins que jamais avoir pour elle quelque goût, sachant trop comment elle se fabrique, et pourquoi elle se refuse.* 6:106 *Une erreur a dû se produire quelque part ; les mécanismes sociologiques les mieux agencés peuvent avoir leurs défaillances, et se mettre à tourner à contresens. La presse est faite non pas tellement pour ce qu'elle dit, mais plutôt pour ce qu'elle ne dit habituellement pas ; elle émet beaucoup de bruit, mais notamment pour que ses silences passent inaperçus, et pour que l'on n'entende point ceux qui ne disposent pas de tels haut-parleurs. Par nature, par structure, par vocation autant que de propos déli­béré, la presse ne parle jamais de certai­nes réalités au nombre desquelles figure, à sa place, la revue* « *Itinéraires *»*. Voici au contraire que nous avons bénéficié d'une réclame universelle, dans* « *Le Patriote *» *de Nice et dans* « *Le Rouer­gat *» *de Rodez, dans* « *Le Peuple libre *» *de Valence et dans* « *Combat *» *de Paris, dans* « *La vie diocésaine *» *de Soissons et dans* « *La Lozère nouvelle *» *de Mende, dans* « *Le Courrier *» *d'Angers et dans* « *La Marseillaise *» *de Châteauroux, dans* « *L'Union *» *de Reims et dans* « *L'Éclair *» *des Pyrénées, dans* « *Le Courrier Pi­card *» *et* « *La Vie catholique illustrée *»*, dans* « *La République *» *de Toulon et* « *Le Réveil normand *»*, et tous les autres...* 7:106 *Nous nous défions plutôt, on le sait, des publicités de ce genre, et nous n'a­vons au demeurant aucune raison de nous réjouir des circonstances qui nous les ont values. Même abstraction faite de ces circonstances, notre travail de ré­flexion, de recherche, de documentation, n'a pas de quoi exciter une* « *opinion publique *» *éduquée à réclamer comme un droit de naissance* « *panem et circen­ses *»*, et n'est pas adéquatement servi par une réclame qui convient à la vente d'un savon, au lancement d'une vedette ou à la diffusion d'un magazine illustré. Il faut des savons, il faut sans doute des magazines, peut-être faut-il des vedettes, mais il faut aussi autre chose ; c'est cette* « *autre chose *» *qui est notre préoccupa­tion ordinaire, elle fait de plus en plus défaut au monde d'aujourd'hui, qui s'or­ganise de manière à s'en passer et à empêcher qu'on en ait seulement l'idée. Nous offrons au lecteur des nourritures sérieuses et même austères. Nous ne sommes pas incapables de faire face aux agitations tumultueuses qui viennent nous chercher : mas ce n'est pas notre terrain naturel de travail.* *Et si l'on peut dire que nous menons quelque* « *combat *»*, ce n'est pas un combat de gladiateurs, ni de rhéteurs, ni de polichinelles quêtant des suffrages. C'est un combat spirituel, ce combat spirituel, disait Rimbaud, qui est aussi rude qu'une bataille. Bien entendu, ce spirituel ne saurait coucher ailleurs que sur le lit de camp du temporel. Cepen­dant le lit de camp n'est ni la bibliothè­que ni l'oratoire.* 8:106 *Le présent numéro tombe bien. Il est le premier que recevront au titre de leur abonnement tous ces nouveaux abonnés qui, depuis trois mois, viennent à nous en quelque sorte de confiance, par un mouvement du cœur ; ou parfois peut-être par méprise. Ils vont être soit dé­trompés soit confirmés, car ils vont voir tout de suite ce que nous sommes et ce que nous faisons : cela ne coïncide pas beaucoup avec ce que la rumeur et le vacarme avaient pu leur donner à croire.* *A tous ces nouveaux abonnés, je sou­haite cordialement la bienvenue ; et je leur souhaite bon courage : cette revue s'adresse d'abord à l'effort intellectuel.* \*\*\* *Quoi qu'il en soit des causes occasion­nelles, nous n'avons pas pu ne pas être profondément émus par ce flot d'abon­nements nouveaux et par les messages qui souvent les accompagnent. La signi­fication en dépasse nos personnes et témoigne d'un engagement très résolu à l'égard de ce que tels de nos confrères de la presse catholique appellent pudi­quement* « *le malaise *»*. Mais il ne faut pas qu'il y ait de malentendu. Notre contribution habituelle aux affronte­ments nécessaires de notre temps n'est pas celle de la polémique, de l'action extérieure, des joutes sur le devant de la scène. Elle est celle de la connaissance, de l'étude, de la méditation.* 9:106 *Sans doute sommes-nous en une époque où celui qui dit quelque chose* (*au lieu de parler comme tout le monde pour ne rien dire*) *paraît avoir dit une insolence et s'être conduit en effronté : nous assumons volontiers ce risque, et d'ailleurs tous les autres risques inhérents au refus de l'immense conformisme totalitaire où s'enfoncent, tout en protestant triom­phalement de leur* « *pluralisme *»*, notre société civile et notre société ecclésias­tique. La construction universelle du socialisme, l'animation spirituelle d'un socialisme universel et obligatoire, nous ne marchons pas. La nouvelle religion de l'homme, la nouvelle religion de la matière, la nouvelle religion du progrès -- qui sont en réalité les plus anciennes erreurs de l'humanité -- ne peuvent rien sur nous, que nous persécuter si telle est leur humeur, et nous persécuter en vain. Ici, dans cette revue, nous travaillons calmement* (*ce qui ne veut pas dire avec somnolence, au contraire*) *à expliquer le* « *comment *» *et le* « *pourquoi *» *de ces choses actuelles, à l'intention de ceux qui prennent le temps et qui prennent la peine de s'en soucier sérieusement.* \*\*\* 10:106 *Notre numéro de* « *septembre-octobre *» *est souvent un numéro spécial. Celui-ci, sur la* « *théologie de l'histoire *»*, était en préparation depuis longtemps, et depuis longtemps prévu pour cette date, qui souvent est la bonne. C'est le numéro de rentrée après les vacances, celles-ci nous ont ménagé un délai pour apporter la dernière main à sa rédaction ou à sa fabrication. Plus encore que nos numé­ros ordinaires où la* « *chronique *» *peut se faire plus facile, et plus souriante quand il y a occasion de sourire, ces numéros spéciaux sont des recueils qui prennent de la distance, qui marquent davantage un temps d'arrêt, une pause pour la réflexion : cela même dont le monde actuel se prive et tend à nous priver. Parmi nos précédents numéros spéciaux, il y eut celui sur* « *La Royauté de Marie *» (*numéro 38*)*, celui sur* « *Charles De Koninck *» (*numéro 66*)*, celui sur* « *La civilisation chrétienne *» (*n° 67*)*, celui sur la* « *Primauté de la contemplation *» (*n° 76*)*, celui sur* « *Saint Pie X *» (*n° 87*)*, celui sur* « *Teilhard et la science *» (*n° 96*) *...* *Voici maintenant la* « *théologie de l'histoire *»*.* \*\*\* *La pensée sur l'histoire, la manière de* « *penser l'histoire *» *sont partout présentes aujourd'hui.* *Et partout clefs.* 11:106 *La radio, la télévision, le journal sportif, les présidents de toute sorte, les secrétaires généraux de tous acabits, les comités de partout les clubs, les sociétés secrètes, les pouvoirs publics et les pouvoirs parallèles ont tous une pensée sur l'histoire ; une manière de* « *penser l'histoire *»*.* *Et des lumières assurées sur* « *le sens de l'histoire *»*.* *Pour notre part, nous avons, voulu demander ses lumières à la théologie catholique : c'est ce qu'entend signifier* « *théologie de l'histoire *»*.* *Par exception, la série d'études que l'on va lire a un seul auteur : le Père Roger-Thomas Calmel, qui a bien voulu accepter d'accomplir pour nous cet im­portant travail. Il sait quelle est notre profonde reconnaissance pour tout ce qu'il nous apporte d'essentiel.* Jean Madiran. 13:106 ## Théologie de l'histoire *H. I. et I. E. dilectissimis\ in Corde immaculato\ Beatae Virginis Mariae\ dicatum* par R.-Th. CALMEL o.p 15:106 ### Introduction « Le mystère d'iniquité est à l'œuvre dès à présent » écrivait saint Paul à la jeune chrétienté de Thessalonique voici bientôt vingt siècles. Lecteur qui comprenez, non sans angoisse, la signification actuelle de ces paroles de l'Apôtre c'est pour vous que j'ai composé ces chapitres. Mais je les ai d'abord composés pour moi-même ces cha­pitres de spéculation et d'exhortation. Je n'ignore pas qu'il est facile de perdre pied, de se laisser abattre à la vue des puissances d'apostasie universellement envahis­santes qui, tantôt manifestes et plus souvent déguisées, s'appliquent par tant de moyens à aveugler les cœurs, corrompre les institutions de la cité et tentent de s'intro­duire jusque dans le sein de l'Église de Dieu. Pour ne pas tomber découragé, pour rester debout et faire face, j'ai médité à nouveau l'enseignement de la foi au sujet de l'histoire des hommes, me laissant éclairer et réconforter par cette vivante lumière. Les vérités qui sont pour moi d'un grand secours peuvent l'être pour vous aussi puis­qu'elles ont été révélées pour notre commun salut et pour la sanctification de toute âme. Dans la réflexion théologique sur l'histoire j'ai consi­déré d'abord un mystère central : Depuis l'Annonciation et le Calvaire, Pâques et Pentecôte, nous sommes entrés dans la PLÉNITUDE DES TEMPS (Gal. IV ; -- Eph, I, 10) ; c'est-à-dire que le Père a aimé le monde jusqu'à lui donner son propre Fils Unique et avec lui tous les biens : (Jo III, 16 -- Rom. VIII, 32). D'autre part l'Église est fondée à ja­mais, avec ses pouvoirs hiérarchiques définis et indestruc­tibles, pour nous faire participer aux trésors ineffables de sagesse et de grâce qui sont cachés dans le cœur du Seigneur Jésus. 16:106 De savoir cette première vérité nous met à l'abri des vaines illusions sur les « dépassements » de toute sorte, dont on nous parle tant de nos jours. Puisque nous sommes dans la plénitude des temps nous ne risquons point de dépasser l'Incarnation rédemptrice ; pour le même motif il n'est pas question de délivrer l'Église de sa constitution immuable, comme saint Paul avait délivré du Judaïsme l'Église naissante ; car la loi mosaïque et l'ère de la loi mosaïque a bien été dépassée aux jours bénis de Pâques et Pentecôte ; mais la loi nouvelle, l'ère de la loi nouvelle, l'ère de la rédemption par la croix de Jésus est définitive et ne sera pas changée. D'autre part, dans la mesure même où nous nous souve­nons d'être entrés dans la plénitude des temps, nous deve­nons capables de vaincre les tentations d'abattement ou même de désespoir à la vue du mal du monde. Puisque le Père nous a tout donné en son Fils, puisque le Verbe s'est fait chair et qu'il demeure à jamais parmi nous, enfin puisque le Christ ressuscité détient la plénitude du pouvoir pour le salut de nos âmes (Matth. XXVIII, 37 et Jean XVII, 2) il est manifeste que mus sommes suffisamment aimés, suffisamment défendus. Même si l'Église était réduite quel­que jour à un « petit reste » nous ne devrions pas perdre courage ; le Christ demeure avec nous PLEIN DE GRACE ET DE VÉRITÉ et il est investi de la souveraineté plénière ; ne craignons pas. \*\*\* 17:106 La seconde considération décisive dans une réflexion théologique sur l'histoire porte sur les réalités qui s'y trouvent engagées, sur les sociétés de pauvres humains qui sont sujettes au déroulement du temps ; d'abord la cité de Dieu, telle que Jésus l'a faite pour jamais : sainte, immaculée, invincible, destinée à lui être configurée par la croix et par l'amour ; destinée à porter la croix tout le temps que dure son pèlerinage, mais assurée également de la vic­toire infaillible par la croix ; -- d'autre part son ennemie irréductible, la cité de Satan, avec ses fausses doctrines et ses prestiges innombrables ; elle s'acharne contre la cité de Dieu mais ses tentatives se soldent toujours par des échecs ; -- enfin la cité humaine et temporelle ; les « cités charnelles », les patries et les civilisations qui, par défini­tion, ne doivent pas durer plus loin que les temps histo­riques, ont une finalité terrestre, ne sont jamais neutres, mais reçoivent nécessairement les influences de la cité de Dieu ou de la cité de Satan. Si nous acceptons ces distinctions et si d'autre part nous reconnaissons l'état de fait qui est celui de l'Église et de la cité humaine nous serons immunisés contre le milléna­risme ; nous comprendrons en effet qu'il ne viendra pas un temps où l'Église n'aurait pas à porter la croix avec son Époux. Pas davantage il ne se lèvera sur les cités périssables une aurore de paradis terrestre ; toujours, d'une manière au d'une autre, elles seront infectées par les poisons diabo­liques, cependant que l'Église inlassablement s'efforcera de les guérir, ne cessera d'inspirer leur restauration con­formément à leurs lois propres, dans le Christ Jésus. Pourquoi la durée des temps, la succession des siècles ? A l'intérieur même de cette plénitude des temps dans la­quelle nous sommes entrés à jamais, pourquoi la continua­tion de l'histoire, les épreuves et les victoires de l'Église, les efforts de la chrétienté ? Une réflexion théologique nous amène très vite à conclure : en vue de l'achèvement du Corps mystique ; pour le bien des élus, propter electos ; afin que la sainte Église atteigne sa perfection dernière par le nombre et le mérite de ses enfants ; afin que les dons inépuisables du Cœur de Jésus soient participés par les saints, jusqu'au jour désiré où la fidélité de l'Église étant consommée dans les épreuves de la fin des temps, le Seigneur fera cesser l'histoire, introduira son Épouse dans la Jérusalem céleste, enfermera le diable et ses suppôts dans le lac éternel de feu et de soufre, dans le lieu de la seconde mort. (Apoc. XXI et XXII). 18:106 -- Encore qu'il y ait une finalité terrestre de la succession des siècles : per­mettre à la nature humaine de déployer ses virtualités dans l'œuvre de civilisation, cependant cette finalité demeure seconde ; la finalité suprême de l'histoire, celle à quoi tout est subordonné, n'est point temporelle mais éternelle : c'est la manifestation de la gloire du Christ et de la vertu de sa croix, dans tous les saints et tous les esprits bienheu­reux. \*\*\* Puisque le Seigneur a voulu nous donner la lumière sur les derniers jours et les circonstances extraordinaires qui les mettent à part nous ne nous sommes pas dérobés à les regarder en face. Plus encore que le caractère étrange, re­doutable, de ces années du déclin définitif nous avons été frappé par leur caractère commun avec les siècles qui les précèdent et les préparent. Comme toutes les autres années depuis l'Incarnation, ces années de la fin viennent s'insé­rer dans la plénitude des temps. Le don qui a été fait au monde par l'Incarnation du Verbe ne sera pas retiré ; le pouvoir dont le Christ est investi ne sera pas atténué ; le cavalier d'Apocalypse qui s'est élancé en vainqueur sur un coursier blanc continuera de parcourir la terre et de rem­porter la victoire (Apoc. VI, 2). C'est par un dessein d'amour que le Seigneur veut que son Épouse, la sainte Église, soit configurée à sa Passion ; qu'elle fasse dans une certaine mesure l'expérience des té­nèbres et de la déréliction du jardin des oliviers. Elle doit ressentir à sa mesure la portée mystérieuse de ce SINITE USQUE HUC (Luc, XXII, 51) que Jésus prononçait dans sa sainte agonie. 19:106 Si le Seigneur a voulu pour son Épouse, à certaines époques, une expérience plus profonde des douleurs du Vendredi-Saint, c'est aussi qu'il a voulu lui don­ner des preuves encore plus profondes de l'efficacité de sa puissance et de la profondeur de son amour. Et nous croyons que la Vierge Immaculée, Reine des martyrs et Mère de l'Église, nous entoure d'une tendresse d'autant plus forte, d'autant plus attentive, que nous sommes des enfants plus harcelés et plus désemparés. Mais la Vierge du Calvaire de l'Assomption, des grandes visites miraculeuses sur notre terre misérable est pour jamais selon la parole magnifique de Pie XII « la Vierge victorieuse de toutes les batailles de Dieu ». \*\*\* Que ces réflexions sur l'histoire humaine en présence de Jésus-Christ, qui en est le Maître souverain, nous per­suadent que nous sommes aimés et gardés par Dieu. Qu'il nous soit donné, à travers toutes les contingences de la vie et les vicissitudes du monde, d'être vainqueurs en Jésus-Christ par sa croix. DILIGENTIBUS DEUM OMNIA COOPERAN­TUR IN BONUM. 21:106 ### I. -- Les trois cités engagées dans l'histoire AU CHRÉTIEN qui ne renonce pas à porter un jugement dans la foi sur les événements dont il est le témoin, sur les courants historiques de notre époque, au chrétien qui se sert des critères objectifs et absolus fournis par la foi et la raison, il est sûr que la période contempo­raine n'offre pas tous les jours un spectacle réconfortant. C'est ainsi qu'au hasard de ses observations et de ses lec­tures il s'aperçoit par exemple que le communisme pénètre dans les structures économiques de notre pays, que la résis­tance des clercs au pseudo-christianisme teilhardien est trop souvent sans vigueur, que le recrutement des prêtres réguliers et séculiers aussi bien que des religieuses a beau­coup diminué -- et tant d'autres faits désolants ; du moins lorsque l'on porte un jugement dans la foi, lorsque l'on repousse la consolation absurde de l'évolution irréversible qui arrange bien toute chose pourvu qu'on ne lui résiste pas. Faut-il attendre dans l'immédiat un redressement de notre situation si pénible ? Je l'ignore. Ce dont je suis cer­tain c'est, que, dans l'immédiat comme par la suite, la grâce toute-puissante ne fera pas défaut ; et l'Église tiendra, même si le modernisme continue de l'intérieur son travail de sape, de confusion, de sophistication. Dans l'immédiat, ce que nous avons à faire c'est d'être fidèle au poste que Dieu veut pour nous ; persévérer dans l'oraison ; méditer la saine doctrine ; nous tenir proches, malgré les inévitables divergences, de ceux qui veulent comme nous servir Dieu dans la vraie foi, qu'ils soient prêtres ou laïques ; enfin préserver l'acquit le meilleur des générations chrétiennes qui nous ont précédé et le transmettre bien vivant. 22:106 Or pour garder dans l'actuel désarroi l'attitude lucide et courageuse dont je parlais, il faut commencer par tenir ferme toutes les vérités de notre foi ; et peut-être faut-il, en particulier, parmi tous les enseignements divins, nous attacher, plus que nous ne ferions en des temps plus tran­quilles, aux révélations qui se rapportent au gouvernement de Jésus-Christ sur l'histoire, -- au verset décisif de saint Paul : *diligentibus Deum omnia cooperantur in bonum,* -- enfin aux visions de l'Apocalypse sur la souveraineté et la victoire du Christ. Plus on médite ces textes, plus on se convainc que notre Dieu est *un Dieu caché*, que sa victoire s'accomplit par la croix. Les fidèles du Christ n'ont point d'autre but sinon d'être confesseurs ou martyrs ([^1]), vierges ou saintes femmes ; la catégorie des chrétiens, transfigurés et glorieux n'est point pour la vie d'ici-bas. Cependant les termes d'histoire, de monde, d'Église ont été embrouillés comme à plaisir par nos contemporains. A écouter certains d'entre eux, à lire certaines études sur l'Église et le monde, nous ne savons plus très bien si le monde n'est pas déjà l'Église, surtout quand il progresse (du moins à ce que l'on nous dit) dans le sens de la libération de l'homme et de la *montée humaine.* 23:106 De même pourrions-nous croire que l'Église, même sans être exactement le monde, du moins ne s'en distingue pas essentiellement, de sorte qu'elle ne doit ni marquer de séparation, ni porter de condamnation, -- cependant que la tâche primordiale du prêtre serait de « se tenir à l'écoute du monde », sans se préoccuper outre mesure d'être attentif à la Révélation du Seigneur ni aux malédictions qu'il a lancées contre le monde. -- Pour ce qui est de l'histoire, on nous dit de moins en moins qu'elle est dominée par trois événements qui certes ne sont pas sur le même palier, mais dont aucun ne doit être laissé dans l'ombre, car chacun des trois est indis­pensable à une explication juste : la création *ex nihilo,* le péché originel, la rédemption par le Fils de Dieu, né de la Vierge Marie. -- (Si l'on considère ces événements histo­riques qui sont hors de commune mesure avec les autres et qui les dominent tous, on saisit alors que le péché et le diable sont à l'œuvre, mais aussi qu'ils sont désormais vaincus, que le Seigneur en triomphera par sa croix (et par la nôtre unie à la sienne). Cependant ce triomphe se situe au cœur même de la lutte et pas encore dans sa suppression. Cette suppression est différée dans le siècle à venir, après la défaite de l'Antéchrist et le jugement dernier. Pas de mil­lénarisme. Pour cette terre, victoire sans doute, mais vic­toire en ce sens que ce *que le Père a donné à Jésus nul ne peut le ravir de sa main,* non en ce sens que les loups ravis­seurs ne poursuivent pas les brebis fidèles jusque dans la bergerie du Maître et ne leur font pas sentir leurs morsures ; mais il est impossible qu'ils soient plus forts que le Maître ; ils ne peuvent en porter les brebis qui demeurent fermes dans la foi et confiante avec humilité.) \*\*\* Mais revenons aux notions d'Église et de monde et voyons bien qu'elles sont irréductibles. 24:106 Par *monde* nous entendons trois choses : d'abord la création dans son ensemble et, avant tout, les hommes en tant que susceptibles de Rédemption ; ensuite les valeurs de civilisation, le développement des possibilités humaines dans l'ordre si riche de la culture et de la vie en société ; enfin les principes du refus de la vie de la grâce et de la vie de l'Église que les hommes portent au-dedans de leur propre cœur, mais aussi qu'ils organisent socialement au dehors. Cette signification de refus de la charité et de la croix (même indépendamment de sa mise en œuvre en des institutions) cette dernière signification est très fré­quente dans le quatrième évangile ; Bossuet nous en donne une interprétation souvent pathétique, avec la gravité et la bénignité d'un prêtre de Jésus-Christ, dans son admirable *Traité de la Concupiscence *; admirable malgré quelques développements un peu arbitraires amenés par l'entraîne­ment oratoire. Voici maintenant un relevé succinct ou plutôt quelques indications, à partir de textes de l'Écriture, sur les trois sens principaux du terme *monde.* D'abord le monde comme représentant l'ensemble des hommes qui doivent être délivrés par la Rédemption : « C'est lui qui est la victime de propitiation pour nos péchés, non seulement pour les nôtres, mais pour ceux du monde entier » (Ia Jo. II, 2) -- « Tant que je suis dans le monde, je suis la lumière du monde » (Jo. IX, 5) -- « Je suis venu dans le monde pour rendre témoignage à la vérité. » (Jo. XVIII 37) -- « Dieu n'a pas envoyé son Fils dans le monde pour condamner le monde, mais pour que le monde soit sauvé par lui. » (Jo. 111, 27) Ensuite le monde comme cité politique et univers de la culture. « Si mon royaume était de ce monde, mes serviteurs auraient combattu pour que je ne fusse pas livré aux Juifs. » (Jo. XVIII, 36) -- « Que ceux qui usent de ce monde soient comme n'en usant pas, car elle passe la figure de ce monde. » (la Cor. VII, 31) -- « En vous écrivant dans ma lettre de n'avoir pas de rapport avec des impudiques, je n'entendais pas d'une manière absolue les impudiques de ce monde... car il faudrait alors sortir du monde. » (Ia Cor. V, 10.) 25:106 Le monde enfin comme désignant les principes du refus de Dieu et de son Église -- (ce sens est de beaucoup le plus habituel). « N'aimez pas le monde ni rien de ce qui est dans le monde... car tout ce qui est dans le monde est concupis­cence de la chair, concupiscence des yeux et orgueil de la vie ». (Ia Jo. 11, 15-16) -- « Ne savez-vous pas que l'amitié pour le monde est inimitié contre Dieu ? Qui veut donc être ami du monde se rend ennemi de Dieu. » (Jacques, IV, 4) « Malheur au monde à cause de ses scandales ! » (Matth., XVIII, 7) **--** « Le monde est établi tout entier dans le mal ». (Ia Jo., V, 19) -- « Si le monde vous hait, sachez qu'il m'a haï avant vous ; si vous étiez du monde, le monde aimerait ce qui est sien mais parce que vous n'êtes pas du monde et que je vous ai retirés du monde, le monde vous hait. » (Jo., XV, 18-19) -- « Le Prince de ce monde vient, mais il ne peut rien contre moi. » (Jo., XIV, 30) -- « Quand viendra le Paraclet il fera la preuve que le monde est dans son tort... Le Prince de ce monde est déjà jugé. » (Jo., XVI, 8-11) « Tout ce qui est né de Dieu triomphe du monde ; et ce qui remporte la victoire sur le monde c'est notre foi. » (Ia Jo., V, 4.) Pour éclairer la notion de monde, selon la triple accep­tion qui se dégage du Nouveau Testament, il convient de la situer dans le rayonnement de la doctrine des trois cités, qui se dégage elle aussi du Nouveau Testament et que nous expose Monseigneur Journet ([^2]). Sur ce point du reste comme, sur d'autres, le grand théologien de Fribourg n'a fait que mettre dans une lumière plus pure, porter à un point de plus grande émergence intelligible, un enseignement qui est commun dans la tradition chrétienne et thomiste. 26:106 Donc en nous attachant à la Révélation nous devons énumérer trois cités ; d'abord la cité de Dieu ou sainte Église, essentiellement surnaturelle, sans péché quoique composée de pécheurs, qui descend d'auprès de Dieu avec des pouvoirs et un amour qui ne sont pas de ce monde ; -- ensuite la cité de Satan, qui est faite non seulement des trois convoitises que nous portons au-dedans de nous, mais encore de l'action de Satan en dehors de nous ; les mensonges, illusions, séductions de Satan, par lesquels le refus de Dieu tend à s'organiser en structures soit visibles et officielles soit dissimulées et occultes ; cette cité perverse est déjà vaincue malgré ses tentatives toujours recommencées ; -- enfin la cité humaine, les cultures et civilisations qui sont le fruit du génie humain au cours des âges. -- Les deux premières cités sont suprêmes et défini­tives, mais évidemment elles ne sont pas à égalité, car la cité de Dieu est toujours victorieuse par la croix, tandis que la cité de Satan ne renouvelle chaque jour ses efforts que pour les voir ruinés chaque jour, en attendant qu'elle soit bientôt reléguée, à jamais impuissante, au fond de l'enfer ; quant à la cité humaine, temporelle par nature et limitée à la vie présente, elle est prise nécessairement dans l'attraction des deux cités suprêmes, sans toutefois que la cité du diable parvienne jamais à s'imposer à elle en toutes choses, tandis que la cité sainte, la sainte Église, ne cesse de rayonner sur elle sa lumière céleste et de faire épanouir, serait-ce en de petits enclos, les fleurs humaines les plus précieuses de la sagesse et de la poésie, de l'honneur et de la justice politique. (Si la cité de Dieu, la sainte Église, s'est toujours préoccupée de faire pénétrer l'Évangile et sa loi dans la cité humaine, ce n'est évidemment pas sa tâche première, laquelle est d'annoncer l'Évangile, d'offrir le Saint Sacrifice et de sauver les âmes ; mais susciter et soutenir une civilisation chrétienne est une conséquence inéluctable de sa tâche première, puisque les hommes auxquels elle apporte l'Évangile vivent en société et par suite doivent être fidèles au Seigneur dans la vie en société.) 27:106 Ce que nous appelons *cité humaine* correspond bien à certains aspects du *monde *; toutefois les deux vocables ne sont pas rigoureusement équivalents ; le terme cité évoque avec plus de clarté quelques idées importantes laissées dans l'ombre par le terme *monde *: les idées d'organisation, législation, mœurs et autorité. De même ce que nous appelons *cité du diable* correspond-il à certains aspects du *monde *; mais ici encore, grâce au terme de cité, on introduit d'utiles précisions, on fait entrevoir tout ce qu'il y a d'organisé dans l'œuvre du diable, *le Prince de ce Monde *; -- soit au plan religieux, en ce qui touche au plus intime du cœur de l'homme, car à ce plan il suscite les formations aberrantes avec leurs faux prêtres et leurs faux dogmes, qu'il s'agisse d'idolâtrie, d'hérésie et d'apostasie ; soit au plan de la société politique, en travail­lant à modeler les mœurs, établir des lois, dominer les citoyens par une hiérarchie officielle ou dissimulée. Même si ce terme monde suggère tout cela il ne l'explicite pas aussi bien que l'expression cité du diable. On peut évidemment parler de monde chrétien au sens de civilisation chrétienne, comme cité terrestre illuminée par la Révélation et docile à l'Église. Ce qu'il faut seulement ne pas oublier, c'est que dans un monde chrétien (la chré­tienté médiévale par exemple) le monde au sens des trois convoitises et du refus de Dieu joue un rôle bien réel et fait sentir son influence empoisonnée. Il reste, -- et c'est considérable -- qu'il n'a pas pour lui la puissance des institutions ; qu'il ne dispose pas non plus de la force d'une doctrine communément reçue (ou imposée). Mais c'est bien assez du scandale non officialisé, fluide, diffus, qui tient à la faiblesse et à la malice des personnes et des petits groupes naturels c'est bien assez de la fornication sans la loi du divorce d'un maître agnostique sans l'université laïcisée et laïcisante ; des abus d'un patron sans l'oppression de l'esclavage étatique, universel et camouflé. 28:106 C'est bien assez pour perdre les âmes et faire fléchir une civilisation que les péchés et scandales personnels. Or ils existent, ils existeront toujours même dans un monde chrétien. Malgré cela la différence est évidente, c'est même une différence de nature, entre un monde chrétien comme celui du Moyen-Age et un monde d'idolâtrie comme celui de l'antiquité, et plus encore un monde d'apostasie comme celui qui essaie de se constituer depuis deux siècles ([^3]). Dans un monde chrétien en effet nous voyons d'abord que les hommes sont divinement régénérés par leur appartenance à l'Église hiérarchique au lieu de bénéficier simplement des visites de la grâce à travers des formations religieuses et une civilisa­tion qui, en elles-mêmes, sont opposées à la grâce ; ensuite dans un monde chrétien quoi qu'il en soit des défaillances individuelles, les hommes sont portés, soutenus, soulevés par des mœurs et des institutions dont le principe animateur est conforme au droit et à l'Évangile. Or tel n'est point le principe animateur des coutumes et des lois dans un monde d'idolâtrie et surtout dans un monde d'apostasie. Irréductible par sa transcendance surnaturelle à la cité terrestre, sur laquelle elle ne cesse pas cependant de faire descendre ses bienfaits, l'Église est absolument opposée à la cité de Satan, aux trois convoitises et à leur fructification naturelle c'est-à-dire le monde qui repousse l'Évangile, qui est organisé et constitué dans son refus et pour lequel le Seigneur n'a point prié ; -- soit le « monde » antique qui était le monde de l'idolâtrie, soit le « monde » moderne qui tend à devenir le monde de l'apostasie. Quant au « monde » médiéval, il faut observer que les principes du refus de la vie de la grâce et de la vie de l'Église, qui étaient à l'œuvre pour sûr, n'avaient pas le moyen de s'institutionnaliser et d'augmenter ainsi leurs ravages et leurs dégâts ; mais ce monde existait bel et bien ; 29:106 l'Église des prêtres et des saints le combattait de toutes ses forces, c'est-à-dire que l'ensei­gnement infaillible du magistère et l'héroïsme des amis du Seigneur faisaient au monde une guerre implacable. Si le monde n'avait pas alors inventé les institutions qui donne­raient à son refus de Dieu la force de la loi ou le prestige de l'idée, il n'en demeure pas moins que son refus de Dieu était vivace, qu'il s'alimentait insatiablement aux trois convoitises. Les spirituels des grandes époques de chrétienté nous l'ont assez dit dans leurs enseignements immortels sur le *mépris du monde*. Ce qu'ils nous dévoilent sur l'oubli de nous-mêmes et la lutte contre les convoitises est toujours valable. Pour la mise en œuvre de leur doctrine il existe cependant une différence entre notre siècle et les siècles de chrétienté. De notre temps comme du leur en effet nous devons, ainsi qu'ils nous l'enseignent, nous mépriser nous-mêmes et lutter contre nos mauvaises tendances. Mais nous devons faire cela en ne cessant pas de nous opposer, selon notre état et notre mission, à des institutions et des coutumes dont le principe animateur n'est plus chrétien, dont l'esprit est même parfois véritablement celui de l'apostasie. Cette condition nouvelle du détachement intérieur, les grands auteurs spirituels du Moyen Age ou de l'âge classique ne pouvaient pas en tenir compte. Elle n'existait pas à leur époque, elle est particulière à notre temps. Il reste que leur doctrine en elle-même n'est pas à changer. Il s'agit seule­ment de la placer dans les perspectives actuelles. Leur enseignement a été formulé tandis qu'un ordre temporel chrétien tenait encore, tant bien que mal. Il s'agit de nous pénétrer de cet enseignement, de le faire nôtre dans une situation bien différente puisque nous devons essayer de rétablir, à notre poste et selon notre état, un ordre temporel qui soit de nouveau conforme à la loi du Christ ([^4]). 30:106 En tout cas, et quelles que soient les conjonctures historiques de la cité humaine et de l'Église, le monde au sens de refus de Dieu existera toujours, même lorsque, par chance, il ne sera pas institutionnalisé. Il existera toujours et toujours nous aurons à le combattre pour demeurer fidèles au Seigneur. C'est dire que la doctrine mystique des vrais spirituels ([^5]) sera tou­jours d'actualité, ne cessera pas de nous être précieuse et secourable ([^6]). \*\*\* Après avoir situé la cité de Dieu par rapport au monde considéré soit comme civilisation, soit comme principe de péché, il est normal de conclure que le dialogue de l'Église avec le monde, dont on parle tant aujourd'hui, ne peut jamais être celui de deux interlocuteurs qui seraient à égalité, en quelque sens du reste que l'on entende le monde. Ce qui frappe d'abord dans la rencontre entre l'Église et le monde c'est la transcendance de l'Église et son irréducti­bilité. Aussi maternelle que soit l'Église elle est à jamais la cité sainte qui descend du ciel, d'auprès de Dieu, qui atteint l'homme au secret du cœur pour le purifier et le diviniser dans le Christ. 31:106 Dès lors la rencontre de l'Église avec le monde ne pourra jamais ressembler à celle de deux gentils camarades qui engagent le dialogue, d'égal à égal, un soir d'été, sous les ombrages d'un jardin public. La seule ren­contre véritable et salutaire de l'Église avec le monde est celle des confesseurs sans reproche, des docteurs infrangi­bles, des vierges fidèles et des martyrs inflexibles, revêtus de la robe écarlate, trempée dans le sang de l'Agneau. Puisque dans la civilisation telle qu'elle existe en fait, même parmi les pays de chrétienté, Satan est à l'œuvre, puisque Satan réussit de temps à autre à établir son règne plus ou moins profondément sur la civilisation (et par là même à la pervertir), puisqu'il en est ainsi, il est impossible au chrétien de vivre au milieu du monde comme témoin ou apôtre de Jésus-Christ sans avoir un jour ou l'autre à se séparer du monde, rompre avec lui sur tel ou tel point. -- Se séparer quel jour ? Rompre sur quel point ? Rompre sur le point où nous ne pouvons faire comme le monde sans offenser Jésus-Christ ; nous séparer le jour où Satan nous a tendu un piège par l'intermédiaire des personnages ou des choses du monde. C'est là toute l'histoire des martyrs et des confesseurs ; et notre Église est tout le temps l'Église des confesseurs et des martyrs ; -- martyrs de la foi qui ont défendu devant le monde les vérités révélées que repoussait le monde ; qui ont préféré être exclus du monde, être mis à mort, plutôt que de ne pas combattre les fausses doctrines et les courants de pensée qui étaient hérétiques ou aber­rants ; -- martyrs de la chasteté qui se sont séparés d'un monde impudique, pour soutenir que les réalités de la chair et du corps relevaient de Dieu ; -- martyrs de la fidélité au siège de Pierre qui ont rompu, comme par exemple un Thomas More, avec une société qui tout entière devenait schismatique. Je ne parlerai pas maintenant des confesseurs, des vierges et des saintes femmes. 32:106 Il nous suffit de savoir que l'Église, au milieu du monde, est tout le temps l'Église des confesseurs, des martyrs et des vierges ; de même qu'elle est tout le temps l'Église des prêtres et de la hiérarchie apostolique. Indivisiblement l'un et l'autre ; indivisiblement l'Église des prêtres et l'Église des saints. Car, en commu­niquant au monde les lumières et les grâces de Jésus-Christ par le ministère des prêtres, l'Église ne cesse pas de susciter des saints. \*\*\* Quand il s'agit des rapports entre l'Église et le monde, une des pires illusions des chrétiens de notre temps, (et parfois de chrétiens très généreux) consiste en ceci : ils demandent à l'Église et à la foi chrétienne de présenter un immense intérêt au point de vue terrestre. Et sans doute cela peut s'entendre convenablement. Encore faut-il com­mencer par voir et admettre que le grand intérêt de l'Église et de la foi, leur intérêt premier et spécifique, est situé ait point de vue non pas terrestre mais surnaturel, éternel, céleste. L'Église et la foi présentent sans doute un intérêt au point de vue terrestre comme en témoignent l'existence des familles chrétiennes, puis les tentatives ou les réussites d'un art et d'une philosophie chrétienne ([^7]), d'une civilisation chrétienne. Mais ce ne sont là que des conséquences, encore qu'elles soient normales et doivent être recherchées si l'on est engagé dans certains états de vie. Il reste que l'effet propre de la foi est de nous donner une autre lumière que terrestre, nous faire percevoir des mystères qui ne sont pas de ce monde, nous introduire à une espérance qui dépasse à l'infini tout aménagement de la cité. (Je sais fort bien que l'espérance qui procède de la foi affermira l'espérance naturelle dans l'édification (toujours bien imparfaite) d'une cité juste ; mais enfin l'espérance théologale est d'un autre ordre). 33:106 Vous me dites, ayant été initié à une certaine forme de spiritualité -- « Mais enfin je suis dans le profane, je me débats dans le temporel, je dois élever une famille et faire marcher une exploitation. Est-ce que la foi ne présentera pas un intérêt prodigieux pour ces réalités terrestres ? Est-ce que, pour passer à un plan beaucoup plus vaste, elle ne me permettra pas de collaborer à l'avènement d'une humanité enfin libre et fraternelle, ayant vaincu la faim et l'igno­rance, ayant mis un terme définitif à l'exploitation de l'homme par l'homme, aux abus des riches et des puis­sants ? » -- Je vous rappellerai (car vous devez le savoir) que la foi nous enseigne en premier qu'il est des réalités autres que les réalités profanes ; infiniment supérieures : les trois divines personnes qui nous appellent à leur propre béatitude par le sang de la croix du Fils de Dieu fait homme, notre Rédempteur. Ensuite la foi nous enseigne assurément à être fidèles à Dieu jusque dans les réalités profanes ; mais pour qu'il en soit ainsi nous ne devons pas en faire notre tout, y mettre notre espérance dernière, nous laisser emporter par les rêves du messianisme terrestre. La distance est infinie entre l'Église et le monde, même un monde qui, vivifié par l'Église, tend à réaliser un ordre juste. L'Église est irréductible au monde comme la grâce est irréductible à la nature. Lorsque sainte Jeanne d'Arc s'appliquait à cette mission temporelle qui était le sacre du roi de France, elle ne croyait certainement pas que la restauration du monarque légitime allait transformer la France en une sorte de Paradis. Il serait risible de parler à son sujet de millénarisme. Elle voyait simplement que Dieu veut sur terre un ordre politique juste ; elle y travaillait de toute son âme pour l'amour de Dieu ; mais elle savait aussi qu'un abîme sépare l'ordre politique, même juste, et le Royaume surnaturel. Les liai­sons, les intercommunications vivantes et incessantes entre l'un et l'autre n'empêchent pas la distance infinie. 34:106 La foi s'intéresse aux réalités terrestres en nous les faisant assumer, si c'est du moins notre rôle, dans la conformité à la loi de Dieu ; (les assumer ainsi demande de respecter leur nature et de nous renoncer nous-mêmes pour l'amour de Dieu). Ensuite la foi nous préserve d'atten­dre un âge d'or, un millénium, comme si le monde, le tem­porel, le profane allait se confondre peu à peu avec la Jérusalem céleste ([^8]). \*\*\* L'illusion millénariste se présente souvent de nos jours sous une forme particulièrement étrange. On imagine que les institutions terrestres, humblement, lourdement terres­tres, sont en passe d'être supprimées par la charité, la générosité chrétiennes. On rêve par exemple d'une charité qui supprimerait peu à peu les inégalités sociales, la défense du pays, les forces armées. On se met à regarder le temporel dans les perspectives utopiques d'une innocence sentimen­tale ; dans des perspectives futuristes et angélistes. On ne voit pas que la charité, la générosité chrétiennes commen­cent par accepter les moyens inéluctables de l'existence temporelle et politique, en cherchant à les vivifier et les rendre plus purs, bien loin de les faire évanouir et de les volatiliser ; et ces moyens, malgré toute sorte de renou­vellements, demeurent immuables pour l'essentiel -- im­muables comme notre nature dans sa condition de chute et de rédemption ; ils s'appellent propriété privée, famille, corps intermédiaires avec leurs libertés et franchises, hiérarchies sociales avec leurs insignes et privilèges, défense de la patrie qui, à la limite, peut inclure la guerre. 35:106 Ainsi donc, refus catégorique de tout millénarisme et cependant souci du terrestre pour l'amour de Dieu (et dans l'oubli de soi-même) : le chrétien engagé dans le temporel doit tenir les deux bouts. \*\*\* On objectera peut-être : avec de telles dispositions, est-ce que l'on aura jamais le courage d'entreprendre sérieusement une œuvre terrestre ? -- On aura ce courage si Dieu le demande et si le cœur est fixé en Dieu pour exécuter sa volonté, ne désirant que lui plaire, ne cherchant pas ail­leurs sa paix, son repos, son suprême recours. Or il est impossible d'être ainsi fixé en Dieu, au moins d'y tendre de toutes ses forces, si l'on ne sait pas qui est Dieu et son Royaume, si on commence par les mélanger avec les choses de la terre même les meilleures, à plus forte raison avec des rêves et des utopies telles par exemple qu'une évolution, une transformation progressive de l'humanité qui la libé­rerait de tout conflit, de toute injustice -- et qui mettrait fin à notre condition misérable d'enfants d'Adam. Si la foi ne nous fait pas d'abord discerner, puis admettre pratiquement, la distance infinie qui sépare le Royaume de Dieu et la cité terrestre, le monde et la sainte Église -- (je dis bien la sainte Église et non pas les milieux ecclésias­tiques où le monde prend quelquefois la part du lion) -- si nous ne tenons pas fermement cette idée révélée, surna­turelle, de la distance infinie entre les choses du ciel et les choses de la terre, alors notre foi est déliquescente, nous ne risquons pas d'éclairer les choses de la terre à la lumière des choses du ciel, ni de les traiter du point de vue de la vie éternelle et de l'amour de Dieu. 36:106 Aussi lorsque les choses de la terre viendront à craquer, à décevoir, à trahir, nous risquons de tomber dans le découragement à moins que, a défaut de lumière et d'espérance célestes, une sorte de frénésie inhumaine nous fasse négliger les déceptions et les trahisons, les larmes et le sang des hommes, et peut-être même décuple et galvanise nos forces, parce que nous serons obsédés par la vision de je ne sais quelle humanité de l'avenir, transfigurée, ultra-humaine. Mais cette espèce de fureur, engendrée par l'utopie, est aussi étrangère aux faiblesses, aux abattements de l'homme « charnel », qu'elle est opposée à l'héroïsme des saints. \*\*\* Ce qui répugne le plus dans la spiritualité teilhardienne, c'est le brouillage des plans ; le Dieu de l'*En-Avant* coïncide avec le Dieu de l'*En-Haut* selon une terminologie très parti­culière. De là cette conclusion inadmissible : mettre la main aux choses de la terre (d'une terre supposée évoluante et en *cosmogénèse*), -- autrement dit servir « le Dieu de l'En-Avant » ([^9]) -- cela de soi est identique à l'union surnaturelle avec le vrai Dieu. Or il est clair, et le plus humble chrétien bien instruit de son catéchisme ne l'ignore pas, que l'occu­pation aux choses de la terre n'est pas, en elle-même, l'exercice des vertus théologales. De soi l'objet de cette occupation, et les vertus qui y correspondent, sont terrestres et non pas surnaturels. Si, comme cela doit être, si cette occupation est le fait d'une âme inspirée, soulevée par les vertus théologales, unie à Dieu, ayant choisi Dieu comme son bien suprême, lui étant remise par un choix d'amour, alors pour sûr cette occupation concourt au Royaume de Dieu. Mais ce n'est pas en elle-même. Pour dire cela, qui est élémentaire, il suffit d'avoir distingué, comme la foi nous apprend à le faire, entre l'Église et le monde, la cité de Dieu et la cité terrestre. \*\*\* 37:106 Il serait trop long de décrire les erreurs qui dérivent de cette confusion initiale entre le monde et l'Église. J'en indique quelques-unes au passage. On ose prétendre que la Parousie viendra couronner d'en-haut une préparation humaine de la « poussée historique » et de l'effort civilisateur qui n'attend que cela. En réalité le glorieux avènement du Seigneur est d'un ordre tout différent de celui des civilisations et de leur pro­grès, réel ou supposé. De même que l'entrée de chacun des élus dans le Paradis vient couronner, non pas le développe­ment des talents humains, mais une vie au niveau des béati­tudes, (qui d'ailleurs s'est accomplie souvent à travers la mise en œuvre des dons naturels), de même l'avènement de Jésus-Christ dans sa gloire viendra couronner les suprêmes luttes et les fidélités suprêmes de son Église militante : fidélité qui s'accomplira du reste au milieu d'une « mon­tée historique » (si l'on peut parler de montée pour une dégénérescence) au milieu d'une anticivilisation inimaginablement perverse et apostate : *Quand le monde sera comme un baraquement* *Plein de désuétude et de dévergondage* *Quand on n'entendra plus que le sourd craquement* *D'un monde qui s'abat comme un échafaudage.* Le motif, le seul motif qui nous soit révélé sur la Parousie est celui de la défense des élus dans un danger sans pareil, afin que les élus soient sauvés, malgré le déchaînement de l'iniquité (Matth. XXIV, 22-24). -- Où avez-vous lu dans quel verset de l'Écriture ou quel décret conciliaire, que la Parousie s'inscrive dans le prolongement du progrès (présupposé) de la civilisation et de la « montée histo­rique » ? 38:106 Avec vos théories vous enlevez à la Parousie sa réa­lité irréductible ; vous en faites l'aboutissement inéluctable d'une montée qui procède de ce monde, alors qu'elle est une intervention toute gratuite et toute-puissante du Fils de l'Homme sans continuité avec les énergies, ressources et progrès de ce monde. (Elle s'inscrit dans la vie de l'Église dont elle est la consommation. Elle ne s'inscrit pas dans la suite de la vie (ou de la montée) de la cité terrestre comme telle.) Et si vous évacuez ainsi la réalité de la Parou­sie et son mystère c'est parce que vous avez d'abord évacué un autre mystère, celui du Royaume de Dieu, que vous avez résorbé dans le devenir historique et cosmique. Le gouvernement divin et sa raison définitive, définiti­vement éclatante, n'est pas moins méconnu que la Parousie. D'aucuns prétendent que Dieu gouverne le monde et le fait durer pour permettre les développements techniques, la fraternisation idyllique des peuples, l'avènement d'une humanité transfigurée. Ainsi le Dieu qui nous a créés, élevés à l'ordre surnaturel, qui a permis le péché, qui a livré son propre Fils, né de la Vierge, pour le rachat de nos fautes, ce Dieu-là qui est l'unique Dieu, n'aurait d'autre idée dans son gouvernement providentiel, que de permettre la mise au point des techniques et des machines, la mise en place de je ne sais quelles organisations sociales ! Pour soutenir cela il faut penser bassement de Dieu. Pour avancer de pareilles théories sur le gouvernement divin de l'histoire humaine il faut n'avoir pas médité les événements majeurs qui dominent à jamais l'histoire humaine création, chute et péché originel, incarnation rédemptrice il faut ignorer ou avoir rejeté les plus élémentaires notions du catéchisme le plus élémentaire. En réalité Dieu gouverne le monde pour la gloire de son Fils Jésus-Christ, l'accroissement du Corps Mystique qui est la sainte Église, la sanctification des élus. 39:106 Nous admettons sans difficulté que l'histoire des hommes sur la terre ait également une raison d'être pour la terre ; nous reconnaissons que le Seigneur Dieu, par la propagation et la durée de notre espèce, veut permettre aux hommes de déployer leurs richesses naturelles, établir une civilisation moins désaccordée de leur dignité propre, amé­liorer dans une certaine mesure leur établissement passager ici-bas. Mais enfin ce n'est point là le but premier, essen­tiel, fondamental de l'histoire humaine. Cette finalité, ter­restre est foncièrement *subordonnée* à la finalité céleste et surnaturelle ; elle ne peut prétendre s'y substituer. Par ailleurs, elle ne peut être située droitement sinon en tenant compte de notre condition de pécheurs, bien loin de nous laisser égarer par l'espérance chimérique d'abolir cette condition. Et si Dieu fait durer le monde *propter electos* (à cause des élus), est-ce que les élus seront formés peut-être, quelque jour, en supprimant les épreuves dans leur adhésion au Christ, au lieu, simplement, de les recevoir avec action de grâces et de les faire fructifier en sainteté ? Une mutation millénariste deviendra-t-elle le partage des chrétiens dans une période à venir, de sorte que la condition douloureuse et militante, consécutive à la première faute, serait enfin abolie ? La foi nous répond que si l'histoire se prolonge *propter electos*, les élus viendront toujours au monde étant blessés en Adam et ne pouvant guérir que par leur confor­mité au Christ dans l'amour et par la croix. Toutes les iniquités et les manœuvres de la cité du diable (laquelle, avec la cité de Dieu, influe nécessairement sur les civilisations) tous les succès apparents de la cité du diable sont permis -- non pas voulus -- pour l'édification de la céleste Jérusalem. Comme le chante magnifiquement l'hymne de la Dédicace : 40:106 *Tunsionibus, pressuris* *Expoliti lapides* *Suis coaptantur locis* *Per manus Artificis ;* *Disponuntur permansuri* *Sacris aedificiis.* \*\*\* Je sais fort bien, j'enseigne depuis des années, comme d'innombrables prédicateurs avant moi, depuis qu'il y a des enfants de l'Église divine qui sont en même temps les enfants d'une patrie terrestre, depuis que la cité de Dieu éternelle est présente au milieu de la cité charnelle péris­sable, combat nuit et jour pour arracher les hommes à la cité du démon, donc je m'efforce d'enseigner ([^10]) aux chré­tiens qui vivent dans le monde que les chemins de la sain­teté passent vraiment par leurs activités profanes. Mais ce n'est pas déclarer pour autant que les activités profanes sont en elles-mêmes théologales. Les activités ayant pour objet le terrestre ne deviennent une voie d'union à Dieu que dans la mesure où elles sont occasion d'amour et de renoncement, invitation à la charité et au sacrifice, appel au com­bat contre nous-même, contre le démon et le monde. Que vous ayez une activité de peintre ou d'agriculteur, de jour­naliste ou de poète, pour peu que vous soyez chrétien, vous savez que votre activité doit certes vous amener à vous rap­procher de Dieu, à approfondir votre vie spirituelle ; mais vous savez aussi que cela ne se fera qu'à certaines condi­tions ; la première est de prendre le temps de vous recueillir dans le Seigneur de fréquenter les sacrements, d'implorer Notre-Dame ; il faut que vous ayez le sens profond du tout de Dieu en union avec Jésus-Christ ; 41:106 -- il faut ensuite que vous ayez le sens des lois propres de votre activité et que vous tendiez honnêtement à les mettre en œuvre, ces lois propres, malgré les illusions ([^11]), les sophismes, les pressions de la cité du diable qui, de mille manières, cherche à faire oublier ces lois et à les fausser. Il importe enfin que vous ne preniez que des moyens purs. Les activités terrestres ne deviennent (comme elles le doivent) un chemin vers Dieu que si vous vous efforcez d'appliquer à la lettre les enseignements révélés les plus formels sur la rupture de continuité entre le Royaume de Dieu et les biens de la terre, la vie d'ici-bas et la vie éter­nelle. « Le temps est court ; ainsi, que ceux qui sont mariés soient comme ne l'étant pas ; ceux qui pleurent comme ne pleurant pas et ceux qui se réjouissent comme ne se réjouis­sant pas ; ceux qui achètent comme ne possédant pas et ceux qui usent de ce monde comme n'en usant pas, car elle passe la figure de ce monde. » (Ia Cor. VII, 29-32.) -- « Nous n'avons pas ici-bas de cité permanente mais nous cherchons celle que nous devons habiter un jour ». (Héb., XIII, 14.) -- « Qui aime sa vie la perd ; et qui hait sa vie en ce monde la garde pour la vie éternelle. » (Jo. XII, 25.) -- « Qui ne renonce pas à cause de moi à tout ce qu'il possède ne peut pas être mon disciple. » (Luc, IX, 23.) -- « Que sert à l'homme de gagner l'univers s'il vient à perdre son âme et qu'est-ce que l'homme pourra donner en échange de son âme ? » (Matth. XVI, 26.) Ce sont là des indications spiri­tuelles ou des commandements qui impliquent les données dogmatiques sur la discontinuité entre la sainte Église et le monde, la cité céleste et les cités d'ici-bas. \*\*\* 42:106 Je résumerai tout le propos de cette méditation en trans­crivant les notes d'un ami : « Si la foi paraît à beaucoup d'hommes sans rapport avec la vie terrestre, du moins sans intérêt pour cette vie, c'est qu'elle exige en elle-même de vivre concrètement cette vie non pas en homme charnel mais en nous laissant conduire par l'Esprit de Jésus-Christ (et donc en nous oubliant nous-mêmes) ; elle exige qu'au lieu *de jouir de ce monde nous en usions comme n'en usant pas*... De même qu'il ne faut pas céder à l'illusion d'une im­plantation sur la terre du Royaume des cieux telle que Dieu et son Christ, dès le siècle présent, y seraient *tout en tous* mais que la foi nous oblige à tenir que, jusqu'au dernier soir inclus, l'ivraie et le bon grain pousseront côte à côte, de même il ne faut pas céder à l'illusion de la montée pro­gressive d'une société des hommes pleinement humaine, parfaitement à l'abri des influences de la cité du diable... Le Christ n'est pas venu pour redresser le devenir histo­rique des sociétés humaines ; sans doute, du fait même qu'il est venu nous racheter, son action surnaturelle, salvifique, est-elle sur-ordonnée à une certaine restauration des sociétés humaines par rapport à leur finalité naturelle. Toutefois le Christ n'a pas reçu mission de son Père pour restaurer le devenir historique de la société politique. » A cela un aumônier me faisait l'objection suivante : « S'il en est ainsi, l'aventure du chrétien est décidément bien terne ; c'en est fait d'une aventure exaltante. » -- Exal­tante pour les trois convoitises c'est bien impossible, lui dis-je ; ce qui importe c'est qu'elle soit vivifiée par l'amour véritable et donc conforme à l'ordre divin (qu'elle évite le brouillage des plans, qu'elle ne confonde jamais les activités temporelles et la vie théologale). 43:106 Alors seulement les sages efforts et les tentatives honnêtes au niveau du terrestre seront poursuivis, malgré tous les échecs, par fidélité à Dieu et pour son amour ; la croix quotidienne sera portée avec douceur et vaillance ; et la plénitude de l'union à Dieu se reversera finalement en bienfaits merveilleux sur les choses temporelles. A toutes les époques l'exemple des saints nous en a donné la preuve. Cette fidélité dans l'ordre vaut infi­niment mieux, pour le temporel même, que toutes les « aven­tures exaltantes » fondées sur l'illusion et le brouillage des plans. 45:106 ### II. -- Lumière de l'Apocalypse ON PEUT TROUVER étranges, compliquées ou même parfois déroutantes les visions, toujours gran­dioses, de l'Apocalypse de saint Jean, On ne peut du moins leur faire le reproche de donner une idée de l'his­toire tant soit peu millénariste ou progressiste. Aucune allusion, aussi ténue qu'on la suppose, à une montée des humains vers une super-humanité ; pas davantage d'allusion à une transfiguration de l'Église militante en Église qui ne compterait plus de pécheurs ou qui cesserait d'être en butte aux attaques des deux Bêtes. Sous quelque forme qu'il se présente le mythe du progrès est totalement étranger aux révélations du visionnaire de Patmos ; ce mythe, comme nous le verrons, est même ruiné par ses révélations. A plus forte raison est impensable dans la perspective de l'apôtre saint Jean, inspiré par le Seigneur, l'hérésie très moderne, en vertu de laquelle la construction de l'humanité par la recherche, la science et l'organisation, finirait bientôt par s'identifier avec l'Église de Dieu. Verrons-nous seulement dans l'Apocalypse le déchaîne­ment des fléaux, leur crépitation vengeresse quand ils s'abattent durs et pressés comme d'énormes grêlons, ([^12]) sur les hommes impies et sacrilèges, et beaucoup plus encore sur les potentats persécuteurs et leurs formidables empires ? Sans doute châtiments et punitions font-ils partie intégrante de l'Apocalypse ; il n'en sont toutefois qu'une partie et non pas la plus essentielle. 46:106 Le plus essentiel de l'Apocalypse, le plus significatif, ce que l'Apôtre inspiré avait pour dessein d'enseigner par-dessus tout, peut se résumer, me semble-t-il, en deux vérités fondamentales. Première vérité : sou­veraineté du Christ sur tous les événements de la vie du monde et de l'Église ; il est en effet digne de recevoir le livre de l'histoire et « d'en briser les sceaux, parce qu'il a été mis à mort et qu'il nous a rachetés dans son sang ; -- parce qu'il est le premier et le dernier, qu'il vit dans les siècles des siècles, tenant en main les clefs de la mort et de l'enfer. » (Voir VI 5 et 9 ; 1, 5 et 18). L'autre vérité est celle de la victoire du Christ sur le démon et ses suppôts, et du prolon­gement de cette victoire dans l'Église et dans ses saints ; mais ici prenons garde que cette victoire, loin de supprimer la croix et de l'évacuer, ne se réalise que par la croix. *Dicite in nationibus quia Dominus regnavit a ligno*. Par là même, l'Apocalypse coupe court à ce rêve quel­quefois enfantin et tendre, mais peut-être plus souvent très lâche et odieux, qui fait espérer pour la vie du chrétien une fidélité au Christ sans tribulation et pour l'avenir de l'Église une ferveur de sainteté qui n'aurait plus à subir, à l'exté­rieur, les persécutions du monde, ni, au dedans, les trahi­sons des faux frères ou parfois même des clercs et des prélats. Le millenium enchanteur n'arrivera jamais dans le temps. L'exclusion définitive et complète des impies et des pervers est différée jusqu'après le dernier jour, lorsque retentira la sentence inexorable : « Dehors les chiens ; dehors empoisonneurs et impudiques, homicides et ido­lâtres, et quiconque aime et fait le mensonge. » (XXII, 15.) D'ici là nous ne pouvons rendre témoignage à Jésus, sinon en lavant notre robe dans le sang de cet Agneau divin *qui nous a aimés et nous a rachetés de nos péchés*. Nous n'avan­çons pas vers lui sans traverser le torrent de la grande tribulation. \*\*\* 47:106 Souveraineté du Christ, victoire du Christ continuée dans ses élus par la croix ; sur ces deux enseignements majeurs, je relève quelques versets plus marquants. D'abord sur le plein pouvoir du Christ. « Au moment où j'aperçus (le Fils de l'Homme) je tombai comme mort à ses pieds, mais il mit sa main sur moi et me dit : ne craignez point ; je suis le premier et le dernier ; je suis celui qui vit ; j'ai été mort, mais maintenant je vis et je vivrai dans les siècles des siècles, et j'ai les clefs de la mort et de l'enfer. » 1, 17-18.) -- « Et devant l'Agneau immolé, les quatre ani­maux et les vingt-quatre vieillards chantaient un cantique nouveau en disant : Vous êtes digne Seigneur de recevoir le livre (le livre de tous les événements qui doivent arriver) et d'en ouvrir les sceaux ; car vous avez été mis à mort et par votre sang vous nous avez rachetés pour Dieu, de toute tribu, de toute langue, de tout peuple et de toute nation... » (V, 9.) -- « Je vis paraître un cheval blanc. Celui qui était monté dessus avait un arc, et on lui donna une couronne ; et il partit en vainqueur pour continuer ses victoires. » (VI, 2.) -- « (Les dix rois) ont tous un même dessein et ils donne­ront à la Bête leur force et leur puissance. Ils combattront contre l'Agneau et l'Agneau les vaincra, parce qu'il est le Seigneur des seigneurs et le roi des rois ; et ceux qui sont avec lui sont les appelés, les élus, les fidèles. » (XVII, 13-14.) Voici maintenant quelques passages sur la victoire de ces élus et de ces fidèles qui sera remportée par la croix et qui est l'achèvement de la victoire du Christ. « Alors un des vieillards prenant la parole me dit : qui sont ceux-là qui sont vêtus de robes blanches et d'où sont-ils venus ? Je lui répondis : Seigneur, vous le savez. Et il me dit : ce sont ceux qui sont venus ici après avoir passé la grande tribulation et qui ont lavé et blanchi leur robe dans le sang de l'Agneau. C'est pourquoi ils sont devant le trône de Dieu et ils servent jour et nuit dans son temple... 48:106 L'Agneau qui est au milieu du trône sera leur pasteur, et il les conduira aux sources d'eau vive et Dieu essuiera toutes les larmes de leurs yeux. » (VII, 13-17.) -- « ...L'accusateur de nos frères (Satan) qui les accusait jour et nuit devant notre Dieu a été précipité et *ils l'ont vaincu par le Sang de l'Agneau et par la parole, à laquelle ils ont rendu témoignage *; et ils ont renoncé à l'amour de la vie jusqu'à souffrir la mort. » (XII, 10-11.) -- « Et je vis comme une mer de cristal mêlée de feu et ceux qui étaient demeurés victorieux de la Bête de son image et du nombre de son nom étaient sur cette mer comme de cristal, et ils avaient des harpes de Dieu. Ils chantaient le cantique de Moïse, serviteur de Dieu et le cantique de l'Agneau en disant : vos œuvres sont grandes et admirables, ô Seigneur Dieu tout-puissant ; vos voies sont justes et véritables, ô Roi des siècles ; qui ne vous craindra, ô Seigneur, et qui ne glorifiera votre nom ? car vous, seul êtes plein de bonté et toutes les nations viendront à vous et vous adoreront, parce que vos jugements ont éclaté. » (XV, 2-4.) -- « ...Je vis encore les âmes de ceux qui avaient eu la tête coupée pour le témoignage qu'ils avaient rendu à Jésus et pour la parole de Dieu, et qui n'avaient point adoré la Bête ni son image, ni reçu son caractère sur le front ou aux mains ; et elles en­trèrent dans la vie et elles régnèrent avec Jésus-Christ pen­dant mille ans... C'est là la première résurrection. » (XXIV, 4-5) ([^13]) 49:106 Ces versets nous éclairent et réconfortent. N'oublions pas cependant qu'ils sont tirés de quelques grandes visions allé­goriques. Or c'est là, dans ces visions toutes remplies de doctrine et d'enseignement sous forme d'allégorie, c'est là que l'Apocalypse laisse mieux entrevoir sa portée ; c'est par la doctrine qui se dégage des visions qu'elle exerce davantage son admirable vertu consolatrice et pacifiante. \*\*\* Nous pouvons aborder d'emblée le chapitre douzième, puisque dès ce chapitre sont dressées les immenses fresques qui se rapportent plus particulièrement à l'histoire de l'Église. Jusque là, après les lettres merveilleuses aux sept évêques d'Asie, c'était plutôt l'histoire du monde qui était visée ; il s'agissait plutôt, mais non exclusivement, des ven­geances divines sur le monde coupable et de la préservation des élus parmi tous les fléaux, pendant la durée des siècles (car il est certain que le nombre sept, attribué aux sceaux mystérieux des châtiments divins, recouvre la succession des siècles, dans son ensemble et jusqu'au dernier jour). Donc le chapitre douzième nous montre en face l'un de l'autre la Femme et le Dragon, la Femme toute pure, écla­tante de sainteté, revêtue du soleil, la lune sous ses pieds et sur la tête une couronne de douze étoiles ; le Dragon au pelage tout rougi par le sang des martyrs, orgueilleux et féroce, apparemment invincible ; mais il va cumuler défaites sur défaites. Premier échec : l'Enfant que met au monde la Femme, c'est-à-dire la Vierge Marie, et que le Dragon se prépare à dévorer, lui est soustrait aussitôt ; en d'autres termes, le Fils de Dieu né de Marie, ayant souffert la Passion, est glorifié par la Résurrection et l'Ascension. (XII, 4-5.) Désappointé, tournant sa fureur contre les disciples de Jésus, le Dragon ne tarda pas à essuyer une seconde défaite ; c'est à tel point qu'une immense voix se met à clamer dans le ciel : 50:106 « Maintenant est établi le salut et la force et le règne de notre Dieu et la puissance de son Christ ; parce que l'accusateur de nos frères (le serpent ancien qui est appelé Diable et Satan) a été précipité ; ils l'ont vaincu par le sang de l'Agneau. » S'en prenant alors à la Femme, qui figure ici l'Église, le Dragon va se trouver joué, berné, vaincu pour la troisième fois. « Le Dragon se voyant donc précipité en terre poursui­vit la Femme... Mais on donna à la Femme deux ailes d'un grand aigle afin qu'elle s'envolât dans le désert... alors le serpent jeta de sa gueule après la Femme une quantité d'eau semblable à un fleuve, afin que ce fleuve l'entraînât et la submergeât. Mais la terre secourut la Femme et ayant ouvert sa bouche elle engloutit le fleuve. » N'acceptant toujours pas de s'avouer vaincu le Dragon exaspéré entreprend de faire la guerre aux enfants de la Femme c'est-à-dire aux chrétiens. Mais il va continuer de perdre. Échec irrémédiable qui était prédit depuis le Paradis terrestre. C'est naturellement au Paradis terrestre que nous fait remonter la vision de l'Apocalypse, lorsque pour la pre­mière fois la Femme et le Dragon se trouvèrent en présence. Nous pensons au jardin d'Eden, le soir du premier péché et de la première contrition. Le Dragon était là. Il avait réussi dans l'entreprise odieuse d'égarer les parents de la race humaine. Elle était là également la mère de celle qui devait nous relever ; Ève tremblante, brisée de repentir, blottie auprès d'Adam. Et Dieu dit à Ève, en présence du diable qui s'imaginait en avoir fini avec le salut de notre espèce sa grâce et son bonheur : « Je mettrai une inimitié entre toi et la Femme, entre sa race et la tienne, et elle t'écrasera la tête. » 51:106 Ce fut le Proto-Évangile. Mais l'Évangile définitif devait tenir cette promesse bien au-delà de tout ce que l'on aurait pu entrevoir ou désirer. C'est la différence entre la prophétie et la réalisation. Et la réalisation passe de loin la prophétie en merveilles et en splendeurs. Ou plutôt la prophétie enve­loppait des splendeurs qu'on n'eût pas soupçonnées avant la réalisation. La Femme de l'Apocalypse est bien du lignage d'Adam et Ève, comme cela était prophétisé, mais elle est en même temps la femme bénie entre toutes, la mère de Dieu. C'est bien la descendance de la femme qui écrase le Dragon comme c'était prophétisé, mais le Fils de Marie est en même temps Fils de Dieu ; il demeure parmi nous et il est assis à la droite du Père (XII, 5). La victoire est rem­portée avec une perfection que ne soupçonnaient certes pas Adam et Ève ; dont nul ne pouvait avoir par avance une idée adéquate. \*\*\* Lorsque saint Jean notait la vision du Dragon et de la Femme, ce temps de la victoire, ce temps appelé par des sup­pliants sans nombre durant des millénaires, venait enfin de s'accomplir. Le temps annoncé pendant des siècles dans l'obscurité de la loi de nature, préfiguré pendant deux mille ans dans le demi-jour de la loi écrite avec Abraham, Moïse et les Prophètes, ce temps de la *plénitude des temps* venait enfin de se lever sur les hommes ; c'était fait depuis l'Imma­culée Conception de la Vierge, et surtout depuis l'Incarna­tion du Verbe que préparait l'Immaculée Conception. Nous disons *plénitude des temps* pour deux raisons d'abord parce que depuis que le Fils de Dieu s'est fait homme nous avons en lui pour jamais la plénitude de la grâce et de la vérité ; d'autre part son pouvoir plénier ne cesse pas de s'exercer pour conduire les fidèles, malgré les pires embûches, à la perfection de la vie divine, jusqu'au jour où le diable sera définitivement refoulé *dans l'étang de feu et de soufre,* rendu incapable d'aucune incursion au dehors. -- Nous entendons par la *plénitude des temps ces* temps bénis durant lesquels Dieu nous accorde en Jésus-Christ ses dons en plénitude, cependant qu'il a conféré à Jésus-Christ la puissance plénière pour nous faire partici­per à ses dons, nous délivrer du péché, nous introduire dans le Ciel. 52:106 La grande date n'est plus à attendre ; avec la naissance, la mort, la glorification de Jésus-Christ, la date suprême est déjà arrivée ; de cet ordre-là il n'y en aura pas d'autre. Il y aura, il y a, un déploiement de ce qui fut accompli en ces heures ineffables du temps humain, mais il n'y aura jamais le début d'une autre ère, d'une ère qui pourrait apporter quelque chose de radicalement neuf par rapport à l'Incar­nation rédemptrice. Péguy le chantait dans sa méditation devant la crèche : « *Le solennel débat du jour et de la nuit* « *Marquait dans ce silence une invisible trêve* « ET LE TEMPS SUSPENDU DANS CET HUMBLE RÉDUIT « *Découpait les contours d'une heure unique et brève.* » Oui le temps était suspendu, en ce sens que l'ancien cours du temps venait s'arrêter là. C'est là qu'il aboutissait : « *Et les routes d'hier, et celles d'aujourd'hui* « *Ensemble aboutissaient* A CE PAUVRE BERCEAU. » C'est aussi de là que partait un temps que l'on peut dire immuablement nouveau, en ce sens que cette nouveauté de l'Incarnation rédemptrice, cette nouvelle « économie » serait permanente et définitive, ne serait pas remplacée par une autre plus magnifique, plus débordante de générosité, comme avait été remplacée l'économie de la Loi ancienne. -- Et sur la croix le sang qui devait être versé est *le sang du testament nouveau et éternel,* comme les prêtres le disent chaque jour sur le calice du vin ; et ils le rediront jusqu'au dernier jour, jusqu'à la Parousie : *donec veniat.* 53:106 Ainsi la *plénitude des temps* ([^14]) est arrivée avec la nais­sance, la mort et la résurrection du Seigneur. C'est pourquoi saint Paul écrivait aux Galates (IV, 4) : « Quand vint la plénitude des temps, Dieu envoya son Fils né d'une femme, né sujet à la Loi, afin de racheter les sujets de la Loi, afin de nous conférer l'adoption filiale. Et la preuve que vous êtes des fils, c'est que Dieu a envoyé dans nos cœurs l'Esprit de son Fils qui crie : Abba, Père. » -- De même aux Éphé­siens (1, 10) : « (Dieu a voulu) dans l'ordonnance de la *plénitude des temps* instaurer toutes choses dans le Christ. » -- Et encore aux chrétiens de Corinthe (Ia Cor. X, 11). « Nous autres *nous touchons à la fin des temps.* » Et Jésus décla­rait à ses disciples (Luc, X, 24) : « Combien de prophètes et de rois ont voulu voir ce que vous voyez et ne l'ont pas vu ; entendre ce que vous entendez et ne l'ont pas entendu. » -- En effet « la loi a été donnée par Moise, la Grâce et la Vérité ont été faites par Jésus-Christ » (Jean 1, 17). Nous sommes entrés dans les derniers temps, les temps du Verbe de Dieu incarné, de l'Esprit Saint envoyé de l'Église fondée. Sans doute y a-t-il un début à ces derniers temps, -- lorsqu'Élisabeth, étant parvenue à son sixième mois, l'Ange Gabriel fut envoyé de la part de Dieu à la Vierge Marie. Ainsi les derniers temps sont ouverts par le *fiat* de Notre-Dame. Ils connaîtront une floraison dernière, « lorsque paraîtra dans le ciel le signe du Fils de l'homme, lorsque le Seigneur viendra sur les nuées avec une grande puissance et une grande gloire » pour nous ressusciter, nous juger tous, instaurer les cieux nouveaux et la terre nouvelle, réduire les démons et les hommes damnés à une impuissance totale *et les fermer dans l'étang de la seconde mort* (Matth. XXIV ; la Cor. XV ; Apoc. XX). 54:106 Or quel que soit le nombre des siècles qui viennent se ranger à l'intérieur des derniers temps, entre le début et la conclusion, ces temps restent bien les derniers ; ils ne seront pas remplacés par des temps nouveaux ; nous nous trouvons à jamais dans les temps messianiques, les temps de l'Incarnation rédemp­trice, et de Marie mère de Dieu et des hommes. Toute la succession de l'histoire jusqu'à la consomma­tion des siècles n'est là que pour expliciter ce qui fut donné une fois pour toutes, non pour inventer un nouveau genre de don. La succession des siècles est dans une dépendance que l'on peut qualifier *d'intrinsèque* à l'égard de l'Incar­nation rédemptrice ([^15]), -- pour en déployer les richesses, pour permettre aux élus de se multiplier, pour manifester la variété multiforme de leur participation à l'amour et à la croix de Jésus, pour rendre témoignage à la maternité spirituelle de la sainte Vierge. Du fleuve de l'histoire qui se déroule aux pieds de Notre-Dame on pourrait dire en reprenant les vers de Péguy : *Et ce fleuve de sable et ce fleuve de gloire* *N'est là que pour baiser votre auguste manteau.* *Les temps sont accomplis *; l'heure a déjà sonné de la miséricorde et de la libéralité indépassables du Père des cieux à l'égard de l'espèce humaine. « Lui qui n'a pas épargné son propre Fils, mais l'a livré pour nous tous, com­ment ne nous aurait-il pas également donné toutes choses avec lui ? » (Rom. VIII, 32). Sans doute la Parousie, le second avènement du Fils de l'Homme doit apporter une modification inimaginable. 55:106 Comment imaginer en effet le corps glorifié, entièrement transparent à une âme toute sainte ? Comment imaginer cette terre nouvelle où les hom­mes seront comme des anges, ne se marieront plus et ne se donneront plus en mariage ? (Matth. XXII, 30). Mais quelles que soient les propriétés miraculeuses de l'état qui fera suite au jugement dernier, pour l'essentiel, il ne se produira pas de changement. Car l'essentiel est la vision de Dieu, épanouissement plénier de la grâce sanctifiante ; or, à ce comble de bonheur et de gloire nous avons accès depuis le sacrifice du Christ. Ce qui nous sera donné après la Parousie ce ne sera pas plus que le Christ qui nous fut donné depuis la crèche, le calvaire et la résurrection. Sim­plement le Christ qui nous fut donné une fois pour toutes fera éclater sa victoire en plénitude ; il laissera déborder toute la puissance de son amour dans chacun de ses frères et dans le Corps Mystique qu'il se sera formé au cours des âges, *au milieu de la grande tribulation.* \*\*\* L'évocation du Dragon et de la Femme au chapitre dou­zième de l'Apocalypse s'applique non seulement à la Vierge mère de Dieu mais aussi à la Sainte Église qui est à l'image de la Vierge. Comme Marie en effet et toujours entourée de son intercession, l'Église est sainte, *sans tache ni ride ;* associée à Jésus-Christ comme son épouse, *Sponsa Christi ;* et elle enfante les saints : *Mater Ecclesia*. Or, au sujet de la destinée de cette Église qui est à l'image de Marie et qui est, comme elle, représentée par la Femme, l'apôtre saint Jean nous dévoile de grands mystères. Il nous apprend que l'Église est poursuivie par le Dragon et qu'elle va se cacher dans le désert ; c'est dire que son existence est avant tout secrète, contemplative, retirée en Dieu, infiniment distante de la vie selon le monde ; en effet l'Église vit principalement de la vie théologale qui la fait demeurer en Dieu. 56:106 Parce qu'elle demeure ainsi cachée en Dieu, à la fois par la charité qui la recueille en Dieu et par les pouvoirs hiérarchiques qu'elle possède de manière inamissible, afin de dispenser la grâce indéfectiblement, -- parce qu'elle est à ce double titre retirée du monde, et comme protégée dans un désert, elle n'a pas à redouter les attaques du Dragon. D'avance elles sont vouées à l'échec, car la région où l'Église a trouvé asile, cette région de la vie établie dans le Seigneur la défend comme un désert inaccessible, un abri vraiment inexpugnable. Depuis sa fondation l'Église a reçu *les deux ailes du grand aigle* pour s'envoler au lieu de son refuge ; là elle est en sécurité jusqu'au dernier jour ([^16]) assistée par l'Esprit de Jésus, nourrie, réconfortée par son corps et son sang sous les espèces eucharistiques. Que fait alors le Dragon ? Irrité de son insuccès person­nel, il va chercher à recruter des alliés pour les lancer contre l'Église. Par leur intermédiaire il poursuivra la lutte, une lutte sans répit qui se déroule pendant quarante deux mois, autrement dit pendant tout le cours des temps histo­riques. Il s'arrête donc sur le sable de la mer (XII, 18). Il aper­çoit, s'élevant du fond de l'abîme, une Bête énorme et monstrueuse et il lui communique aussitôt sa force et sa grande puissance ; sans plus tarder la Bête se déchaîne (XIII, 1, 10). Correctement traduite, cette allégorie veut dire que le diable s'introduit dans le pouvoir politique afin de le tourner contre l'Église. Le premier des empires qu'il ait utilisé pour l'exécution de ses volontés persécutrices est l'Empire romain. Saint Jean le désigne comme la Bête de la mer parce que Rome, par rapport à l'île de Patmos, s'élève à l'autre bout de la Méditerranée ; et comme Rome est bâtie sur sept collines la Bête de la mer est représentée avec sept têtes (« les sept têtes sont les collines sur lesquelles est assise (Babylone) ») (XVII, 9). 57:106 Ainsi le diable s'introduit dans la cité politique afin de mieux guerroyer l'Église et les saints. Il a commencé en se servant de Rome et depuis lors il n'a jamais cessé. Sans doute, après la chute de l'Empire, lorsque peu à peu une chrétienté finit par s'établir, c'est-à-dire une cité à peu près saine, honnête et droite, et docile à l'Église, le diable ne pouvait plus beaucoup s'appuyer sur les institutions pour servir ses desseins ténébreux ; elles étaient tant bien que mal conformes à la justice et pénétrées d'esprit chrétien. Que faisait alors le diable ? Il essayait de faire déchoir les rois et les sujets de l'idéal de justice chrétienne qui était celui de la cité. Toutefois aussi longtemps que la cité, dans son ensemble, demeurait chrétienne elle n'était pas, comme telle, un instrument du diable ; elle ne s'identifiait pas à la Bête de la mer. Mais depuis deux ou trois siècles la cité politique redevient à nouveau cette Bête, refusant de recon­naître le Christ et son Église, se faisant persécutrice, soit au grand jour, soit de manière camouflée. Cependant, différente en cela de Rome païenne, la cité moderne n'est pas au service de l'idolâtrie ; elle est plutôt bien souvent acoquinée avec l'apostasie ; une apostasie qui est très capable à l'oc­casion de se déguiser sous des noms chrétiens. De la sorte la Bête de la mer est devenue pire qu'à l'époque de saint Jean. Mais elle n'est pas seule ; une autre lui prête son concours, c'est la Bête de la terre (XIII, 11-18). Elle sévit de nos jours plus encore qu'aux premiers siècles, du temps où saint Jean écrivait son livre. Malgré des accalmies momentanées elle ne se couchera pas d'ici la fin du monde. Cette Bête de la terre désigne symboliquement, d'après les commentateurs les plus sûrs, les faux docteurs avec leurs fausses doctrines, les hérésiarques avec leur Évangile déformé, les porte-parole de l'apostasie, 58:106 -- soit qu'ils nient en face le contenu de la Révélation, soit que, par une alchimie savante et hypocrite, ils l'altèrent et le corrompent mais en conservant certaines apparences : depuis deux siècles ils en sont venus à confon­dre l'Évangile tantôt avec une liberté utopique et effrénée comme au dix-neuvième siècle ; tantôt, comme à notre époque, avec un progrès sans borne et une évolution indé­finie, en direction d'un ultra-humain qui recule toujours. C'est ainsi que se présente, d'après le chapitre douzième de l'Apocalypse, l'antagonisme entre le Dragon et la Femme. Non seulement le diable en personne mène le combat, mais il dispose encore de deux auxiliaires formi­dables tout au long des siècles : d'abord les institutions de la cité, ensuite les faux-prophètes d'une part la force de l'autorité, la loi, le pouvoir politique d'autre part le prestige et la séduction de l'intelligence, le système, les faux dogmes ou l'art dépravé. \*\*\* Toutes ces précis ions ne sont pas évidemment contenues dans le texte mais elles se fondent sur lui, elles lui sont homogènes, comme on peut s'en convaincre par une lecture patiente et attentive des commentateurs chrétiens les plus autorisés ([^17]). J'ajoute seulement aux commentateurs une évocation, du reste extrêmement rapide, des manifestations successives des deux Bêtes, de ce qui se présente au long de l'histoire comme leur incarnation. Ce faisant, j'espère ne pas trahir le livre inspiré ; et voici pourquoi. Les immenses tableaux par lesquels l'apôtre saint Jean nous retrace le gouverne­ment du monde et la victoire du Seigneur sont en quelque sorte cycliques et récapitulatifs. 60:106 Ils reprennent quelques thèmes invariables, qu'ils développent et enrichissent à chaque fois, mais enfin les thèmes essentiels ne changent pas ; on peut ainsi les énumérer : empire souverain de Dieu et de son Fils Jésus glorifié sur toute la série des événe­ments ; évangélisation que rien ne peut arrêter ; intercession des saints de l'Église triomphante ; recommencement inlas­sable des persécutions, mais ruine infaillible des persécu­teurs ; victoire des élus par la souffrance et la croix ; inter­vention assidue des anges bienheureux pour procurer le châtiment des persécuteurs comme pour soutenir et préser­ver les saints. Ces thèmes ne changent pas, mais dans les reprises successives à travers les vingt-deux chapitres l'illus­tration en devient plus claire et plus parlante. Je pense qu'il est permis d'en conclure que les événements qui composent la trame de l'histoire du monde et de l'Église présentent des caractères essentiels immuables, encore qu'ils ne se produisent pas deux fois de la même façon. Les événements de l'histoire du monde et de l'Église ne sont pas événements de transformation totale et indéfinie, qui ne cesseraient de dépasser la nature de l'Église et la nature de la cité, dans un effort de montée irrépressible et hallucinant vers une humanité et une Église toujours meil­leures. Cette conception n'est qu'un mythe hégélien et teil­hardien. La doctrine révélée, notamment celle qui se dégage de l'Apocalypse, est vraiment toute autre, et même toute contraire. La doctrine sacrée, confirmée du reste par l'expé­rience, nous montre que les événements de l'histoire de l'Église sont toujours événements d'évangélisation, même si les peuples évangélisés sont différents selon les époques, les tribus et les langues ; -- toujours événements de persécution et de trahison, mais toujours aussi événements de victoire des martyrs, des confesseurs et des vierges ; -- à son tour cette persécution ou cette trahison prend toujours la forme d'attaques ou de manœuvres qui sont le fait soit du pouvoir politique (officiel ou occulte) soit des prophètes de mensonge et des docteurs d'illusion et de confusion. 60:106 Mais évi­demment les attaques et les manœuvres des deux Bêtes changent au cours des siècles et la victoire, que remporte l'Église sur les Bêtes apparaît chaque fois également sous des traits nouveaux, non encore aperçus. C'est en ce sens-là qu'il y a de l'irréversible ; mais ni la persécution, ni la victoire en leurs éléments constitutifs ne sont irréversibles. Leurs caractères essentiels se retrouvent au contraire inva­riablement, avec une constance remarquable. Je dis cela parce que c'est vrai, mais aussi parce que de toutes parts on veut nous imposer de croire le contraire ; disons mieux, la Bête de la terre déploie toute sorte de ruses et exerce mille pressions pour nous amener à penser que tout serait en transformation et en devenir ; -- que, par exemple, c'en serait fini de l'Église du Concile de Trente et de son enseignement, de sa liturgie et de sa conception de l'apostolat ; nous devrions désormais construire l'Église du XX^e^ siècle, laquelle serait totalement différente de celle du XVI^e^ et qui préparerait à son tour l'Église du XXI^e^ ou du XXII^e^ siècle, laquelle de son côté n'aurait avec elle aucun trait commun sinon un élan vertigineux vers un néo-christianisme jamais atteint, mais toujours plus éblouissant et vraiment fabuleux. La Bête de la terre nous raconte également que c'en est fini du monde et de son hostilité. Désormais l'Église coha­biterait pacifiquement avec un monde qui, sans même le chercher et comme spontanément, finirait par coïncider avec elle et ne lui serait plus hostile ; dans la mesure du moins où elle se serait dépouillée de toute autorité juridique et de toute charité transcendante. Nous sommes envahis par les brouillards du progressis­me. On n'arrête pas de nous parler d'histoire, mais on a perdu le sens des caractères fondamentaux de l'histoire : car si l'on fait grand cas de l'irréversible -- (et c'est bien vrai que la succession des événements est irréversible) 61:106 -- on oublie en revanche les virtualités bien déterminées et bien précises que les événements divers de la cité terrestre et de l'Église de Dieu ne font que manifester et déployer, loin de les étirer sans fin. Le successif et l'irréversible ont caché le stable et le permanent. Si nous sommes envahis par les brouillards du progres­sisme, c'est à la suite d'un grand péché : l'orgueil. L'homme a voulu se substituer à Dieu, non plus seulement à titre individuel, mais aussi par le moyen d'un type nouveau de société qu'il s'est acharné à construire. Et comme l'expé­rience n'était pas concluante, comme visiblement la société était pleine de déficiences, alors la réalisation d'une société idéale a été rejetée dans un futur qui s'éloigne à l'infini. L'avenir de la société en construction voilà ce qui tient la place de Dieu, c'est un mythe dévorant et qui a toujours raison parce qu'il parle, commande, édifie et renverse, non pas au nom de critères et de lois vérifiables, tirés d'une nature bien connue, ayant sa finalité assignée et fixe, mais au nom d'un futur qui prend tous les contours d'un rêve chimérique, qui est chaque jour différé et reculé un peu plus loin. L'Apocalypse nous enseigne au contraire que l'histoire de l'Église est sans doute une histoire, un déroulement irréversible et non pas une sorte de mouvement d'horlogerie qui tournerait en rond ; mais aussi que cette histoire, jamais identique et d'une beauté qui se renouvelle sans cesse, présente cependant des caractères fixes et immuables, notamment l'évangélisation que rien ne saurait arrêter ; ensuite l'hostilité tantôt ouverte, tantôt sourde et contenue, du Dragon et des deux Bêtes contre la Femme ; enfin la victoire du Christ et des Bienheureux. \*\*\* 62:106 En effet l'hostilité du Dragon s'avère impuissante en définitive. Non que les enfants de la Femme n'aient à supporter de terribles souffrances, mais ils sont vainqueurs au sein même des peines et des tourments. De même que l'Église leur mère, étant nourris au désert, échappe au Dragon, parce qu'elle est située à un autre plan, eux aussi sont situés à un autre plan et ils ne risquent pas d'être vaincus ; -- ceux du moins qui veulent suivre l'Agneau, qui consen­tent même à donner le témoignage du martyre et *qui renoncent à la vie au point de souffrir la mort *; (XII, 11) bref ceux qui vivent assez profondément des vertus théolo­gales pour s'attacher inflexiblement à la croix de Jésus ; (pour les autres, *les lâches et les incrédules* (XXI, 8) il est clair qu'ils sont vaincus par le diable). Ainsi donc les chrétiens qui demeurent fidèles à Jésus sont assurés de rem­porter avec lui la victoire sur le Dragon. Voici comment se termine le combat, voici le dénouement de la campagne des deux Bêtes contre l'Église. « Je vis en­suite l'Agneau debout sur la montagne de Sion et avec lui les cent quarante-quatre mille qui avaient son nom et le nom de son Père écrit sur leur front... ils chantaient un cantique nou­veau, et nul ne pouvait apprendre ce cantique que ces cent quarante-quatre mille qui ont été rachetés de la terre. Ce sont ceux qui ne se sont pas souillés avec les femmes car ils sont vierges. » (XIV, 1-6.) Ils sont vierges parce qu'ils ont consacré à Jésus-Christ leur âme et leur corps, et c'est bien la signi­fication obvie de ce verset ; -- mais ils sont vierges encore en ce sens qu'ils ont gardé leur âme dans la sainteté de Dieu, qu'ils n'ont point prostitué leur vie au culte du Dragon et des Bêtes (ou alors ils ont fait pénitence avant de mourir). Non seulement ces cent quarante quatre mille sont purs et sans tache, mais ils triomphent par la croix de Jésus ; ils s'avancent en effet « après avoir traversé (le torrent de) la grande tribulation, après avoir lavé et blanchi leur robe dans le sang de l'Agneau. C'est pourquoi ils se tiennent debout devant le trône et devant l'Agneau, vêtus de robes blanches et portant des palmes dans leurs mains. Et l'Agneau sera leur pasteur, il les conduira aux sources d'eaux vives, il essuiera toute larme de leurs yeux. » (VII, 14, 9 et 17.) 63:106 Pour ce qui est de la Bête de la mer, la cité politique passée sous la mouvance de Satan, la grande Babylone, la prostituée superbe enivrée du sang des martyrs de Jésus (XVIII^e^ 5-6) elle s'écroule en quelques minutes, semblable à cette pierre énorme soulevée par un ange et précipitée au fond des océans (XVIII, 21). Babylone peut bien essayer de se relever tout au long de l'histoire, les effondrements sont aussi nombreux que les tentatives de reconstructions. Cela ne tient jamais. Le diable et les deux Bêtes ne sont pas près de prendre en main les destinées du monde ; c'est à l'Agneau immolé et glorifié qu'elles ont été remises et il est maître souverain. Le diable et les deux Bêtes ne sont pas près de mettre un terme à leurs désastres et d'avoir enfin le dessus ; souvent ils peuvent sembler se ressaisir ; on dirait même que le triomphe est de leur côté, mais ce n'est qu'une appa­rence. Finalement le diable et les deux Bêtes « seront jetés vivants dans l'étang de feu et de souffre et tourmentés nuit et jour dans les siècles des siècles » (XXI, 9-10) ; ils ne risqueront pas de faire craquer les barrages ni de recom­mencer leurs jeux sataniques de persécution et de corruption. \*\*\* D'ici là je dis que leur triomphe n'est qu'apparent. C'est qu'en effet le triomphe ne saurait être attribué au diable en toute vérité comme s'il remportait jamais quelque avantage sur Jésus-Christ, comme si Jésus-Christ avait le dessous. Prenons garde à n'être point dupes du langage, à ne pas imaginer la guerre de Satan contre Jésus-Christ sur le type des guerres entre deux monarques de ce monde qui sont également l'un et l'autre de simples créatures. 64:106 Car le diable est bien une personnalité créée (un esprit pur, rebelle et condamné) -- mais Jésus-Christ n'est pas une personna­lité créée ; il est le Verbe de Dieu en personne. Dès lors le combat que mène Satan contre lui ne peut être assimilé aux guerres que se font entre eux les grands de ce monde. En réalité les avantages du diable se nomment péché mortel, enfer et damnation, perte définitive de la grâce et de la paix. Une perte, une privation aussi effrayantes, aussi complètes ne peuvent s'appeler victoire que d'une manière très impropre. On dit que le diable triomphe quand il induit les humains à se soustraire volontairement à la grâce du Christ, à la vie et à la joie, comme lui-même le premier s'y est soustrait volontairement. Mais ce n'est pas là un avantage remporté sur Dieu, c'est une défection volontaire des avantages inef­fables que Dieu réserve à ceux qu'il aime. Il faut comprendre encore qu'il n'y a jamais dans le Christ insuffisance de grâce et de pouvoir, de sorte qu'il serait mis en infériorité lorsque les hommes le refusent ou même le combattent. Le Christ n'a jamais le dessous. Le péché ne provient jamais d'une infériorité de sa part. Lorsque les hommes le refusent, ou même le combattent, l'infériorité, la défaite, sont au contrai re de leur côté et elles sont horribles ; ils se soustraient à une grâce qui était très suffisante et ils se privent ainsi des biens célestes. Ils ne gagnent pas, ils perdent atrocement. -- Par ces indica­tions, même rapides, nous pouvons entrevoir que la guerre de Satan contre Jésus-Christ et contre ses saints ne doit pas être pensée sur le type des autres guerres ; la victoire non plus n'est pas du même type ; à proprement parler elle n'appartient pas au démon ; être victorieux n'est pas un attribut de Satan mais de Jésus-Christ. \*\*\* 65:106 Pour en revenir à la vision sublime des cent quarante quatre mille qui ont remporté la Victoire sur le diable et ses suppôts, retenons avant tout le caractère distinctif de cette victoire : elle s'est accomplie non parce qu'ils ont été exempts de la croix mais parce qu'ils l'ont acceptée avec amour. Nous trouvons ici, mais présentée d'un autre point de vue, la doctrine des béatitudes. La béatitude en effet, comme la victoire, sont accordées non pas aux disciples qui s'arrangent pour échapper à la privation, à la peine et aux persécutions, mais aux disciples qui les acceptent pour l'amour de Dieu. Bienheureux ceux qui ont l'esprit de pauvreté... Bienheureux ceux qui pleurent... Bienheureux ceux qui souffrent persécution pour la justice... Tel est le chemin des béatitudes. Le voyageur qui s'y est engagé ne marche jamais seul, car le Seigneur fait route avec lui, même quand il se cache ou garde le silence. Par ailleurs quels que soient les ennuis ou les imprévus du chemin, le fidèle n'est jamais livré à un désarroi total ; il entend tout proche le murmure d'une source vive ; il trouve à se désaltérer même quand le pays est aride et le soleil brûlant. Comme l'écrivait saint Jean de la Croix ([^18]) « Cette source éternelle est bien cachée mais je sais d'où elle jaillit et s'écoule, bien que ce soit de nuit. » C'est le Seigneur lui-même qui fait jaillir une source juste au moment qu'il faut pour le voyageur fidèle. \*\*\* 66:106 Depuis l'Annonciation, la Passion, la Pentecôte, nous sommes dans la plénitude des temps. L'Épouse est descen­due du ciel, venant de Dieu, parée pour son Époux. Dieu a dressé son tabernacle parmi les hommes, ils sont devenus son peuple, le peuple de la nouvelle et éternelle alliance (XXI, 1-4 ; 10-11). Ces temps de la plénitude des temps ont une histoire qui est d'une nouveauté imprévisible, qui apparaît au détour des siècles, des années et des jours, aussi inattendue, aussi reposante que les visages sans nombre des sain ts que Dieu suscite dans le jardin de son Église. Mais la nouveauté de l'histoire se fonde sur la permanence de la nature. Par ailleurs encore que les saints ne soient jamais interchangeables, leur sainteté est invariablement la victoire par la croix. Ainsi l'Église développe son histoire à l'intérieur de la plénitude des temps et se hâte à la rencontre de l'Époux, non pas en se prêtant à je ne sais quelle mutation sacrilège, mais en redisant pendant que se prolonge son pèlerinage sur la terre, le même chant de victoire et la même imploration suggérés par le Saint-Esprit ; le timbre de voix est nouveau chaque jour mais l'imploration ne change pas et le chant de victoire est le même. -- Pareillement dans son acclamation à la Vierge, l'Église fait toujours retentir le même *Magni­ficat* mais l'accent est nouveau de génération en génération. Tels sont quelques points majeurs de l'a doctrine de l'Apocalypse sur l'histoire mystérieuse de l'immuable Église de Dieu. 67:106 ### III. -- Montée de l'apostasie EN DEHORS du peuple juif -- peuple de l'Alliance et des promesses -- tous les peuples anciens étaient plon­gés dans l'idolâtrie ; toutes les civilisations anti­ques, et la civilisation gréco-latine elle-même, qui était cependant la plus pénétrée de raison et de justice, se cons­truisaient dans les ténèbres d'une religion aberrante et à *l'ombre de la mort.* Le Fils de Dieu, né de la Vierge et rédempteur du monde par son sang, devait apporter la lumière et la grâce : *illuminare his qui in tenebris et in umbra mortis sedent, ad dirigendos pedes nostros in viam pacis*, comme chantait Zacharie le père de saint Jean-Baptiste. *Fecit potentiam in brachio suo* chantait à son tour Notre-Dame dans le Magnificat. La première manifestation de la puissance du Christ glorieux serait de briser l'empire du démon, de réunir tous ceux qui le recevraient par la foi dans une Église sainte, messagère de la grâce par les sacrements, dépositaires fidèles de la Révélation, infailliblement inspirée et assistée par l'Esprit Saint qui réside en elle. L'Église par le sang des martyrs, la pureté des vierges, la force des confesseurs, les raisons infrangibles des doc­teurs, -- mais non par je ne sais quel dialogue de bonne camaraderie et comme d'égal à égal, -- l'Église devait venir à bout de l'idolâtrie et faire naître, parmi toutes les vicissi­tudes que nous raconte l'histoire, une civilisation chrétienne. Il en subsiste toujours quelques restes bien vivants. 68:106 Dès les premiers siècles, il se leva au sein de l'Église des chrétiens, et souvent des prêtres, dont l'esprit n'était pas médiocre, mais dont l'orgueil était encore plus grand, qui voulurent refaire la doctrine de l'Église et sa discipline, autrement que Jésus ne les avait instituées et que son Esprit ne les défendait en assistant de son inspiration la hiérarchie apostolique. Ils se réclamaient toujours du Christ mais ils niaient qu'il fût consubstantiel au Père ou que la Vierge Marie fût réellement Mère de Dieu. Telles étaient les grandes hérésies d'Arius et de Nestorius. Beaucoup plus tard, au seizième siècle, après la relative stabilité ecclésiale du Moyen-Age, une autre grande hérésie, le Protestantisme, allait à son tour ravager l'Église. Tout comme les hérésies du IV^e^ et Au V^e^ siècle, elle se réclamait du Christ ; son originalité consistait à rejeter l'organisation hiérarchique de l'Église et la présence réelle du Seigneur au Sacrement de l'autel. L'Écriture suffisait à nous instruire et nous guider sans le secours du magistère ; de même la foi sans les œuvres suffisait à nous sauver. -- Or qu'ils s'appelassent Arius, Nestorius ou Eutychès, Martin Luther ou Jean Calvin, tous ces hérétiques des siècles passés, jusqu'au seizième siècle inclusivement, affirmaient et maintenaient une Église dis­tincte du monde ; irréductible de droit au temporel et aux cités terrestres ; une Église dont l'objet, malgré toute sorte de compromis, n'était autre que les biens célestes, la vie éternelle et la justification de l'âme qui en est ici-bas la préparation. Aucun de ces hérétiques n'aurait imaginé que la sphère propre et irréductible de l'Église ne fut pas le transcendant, les choses d'en-haut, la vie dans le Christ. Même quand ils rejetaient la hiérarchie apostolique ils essayaient, par une contradiction bien significative, de rétablir un simulacre de hiérarchie, des ministres sacrés, qui dans une certaine mesure auraient une fonction à part. Tant bien que mal ces hérétiques s'appliquaient à maintenir une Église distincte du monde. 69:106 Jamais il ne leur serait venu a l'esprit que la civilisation -- le cirque des civilisations comme disait le poète -- les révolutions des empires, et tout le devenir de l'humanité, c'était cela qui constituait l'Église ; ou bien que c'était du moins en cela qu'elle était préformée ; qu'elle s'élancerait de là pour des réalisations imprévisibles, toujours différentes, n'ayant en commun que la poussée vers un avenir de l'humanité toujours plus libre, plus populaire, plus pacifique, plus techniquement perfec­tionné. Les hérétiques anciens n'avaient pas encore immergé Dieu et son Christ dans l'histoire humaine ; confondu le Dieu immuable et trois fois saint, et son Fils incarné Jésus-Christ, avec le monde qui s'organise et l'humanité qui, en apparence du moins, devient maîtresse des mécanismes de la matière, de la vie et de la société. Ces aberrations ne devaient venir à l'esprit que des faux-prophètes modernes. Les anciens hérétiques étaient en rébellion contre la foi et contre l'Église sur tel ou tel point de la Révélation, ils n'étaient pas apostats de la foi et de l'Église. Ils n'avaient pas tenté de transférer l'Église, de la faire descendre, de l'immerger dans une sphère qui n'est pas celle de la vie éternelle, des biens célestes et de leur préparation ici-bas. Quelle que soit la nécessaire illumination et purification des réalités terres­tres par la lumière et la grâce divines, les anciens hérétiques étaient à mille lieues de penser que l'objet propre de la foi et de l'Église consistait dans les réalités terrestres et dans leur transformation. Les anciens hérétiques péchaient par hérésie, de nos jours c'est le démon de l'apostasie qui s'avance à la rencontre des fidèles à pas feutrés ; un grand nombre a commencé de lui entrouvrir la porte de son âme. Que l'on relise à la suite, par exemple, les articles de Smalkalde ([^19]) rédigés par Luther au seizième siècle et tel chapitre d'un auteur contemporain bien connu et l'on sai­sira sur le vif la différence de religion. 70:106 Les articles de Smalkalde sont hérétiques, c'est indéniable, mais ils défi­nissent une « religion » ; ils la situent ; ils ne la réduisent pas à ce qui représente un domaine radicalement autre (encore que la religion pour sûr y fasse sentir son influence) le domaine de la transformation de l'univers. Les pages suivantes de Teilhard de Chardin ne formulent pas une hérésie sur la foi, elles nous tirent d'emblée en dehors de la foi ; on démarque foi et religion ; on les fait consister dans une évolution et transformation de la société humaine et de la cité terrestre, -- transformation qui est d'ailleurs conçue selon les rêves monstrueux d'un faux messianisme, revus et corrigés pour une époque de progrès technique et de puissance illimitée de l'État ([^20]) : « Comment, dès lors, pouvons-nous entrevoir les développements prochains de la Foi terrestre ? « Sous la forme, sans doute, d'une lente concentration de la puissance d'adoration humaine autour d'un christia­nisme graduellement parvenu à l'état de « Religion pour la Recherche et pour l'Effort ». Le premier grand événement à se produire (un événement déjà en cours, sans doute), sera le schisme entre les croyants et les non-croyants en l'Avenir du Monde : ceux-ci logiquement perdus pour tout Credo (devenu sans fonction ni objet) et pour toute conquête (devenue sans intérêt ni valeur) ; -- ceux-là biologiquement entraînés à adhérer au seul organisme religieux dans lequel la Foi au Monde se présente avec les deux caractères de cohérence indéfinie aux faits et de coextension à la durée qui marquent les choses réelles. 71:106 Le Monde doit se convertir dans sa masse, ou bien il dépérira, de nécessité physiolo­gique. Et, s'il se convertit, ce sera par convergence autour d'une *Religion de l'Action* qui se découvrira graduellement identique et soumise au *Christianisme fidèlement prolongé jusqu'au bout de lui-même* ([^21])*.* » (Autrement dit, le Christianisme prolongé jusqu'au bout de lui-même se résorbe dans le devenir cosmique ou social. Il n'a pas un objet spécificateur infiniment distinct du monde et surnaturel.) « En présence de ce conflit entre la foi chrétienne et la foi moderne, que devons-nous faire pour sauver le Monde ? « a) Une première solution consisterait à rejeter, con­damner et supprimer (si possible) la nouvelle religion comme une prolifération diabolique. Cette méthode a été essayée en fait, mais avec des résultats qui ne pouvaient être que positivement mauvais. Non seulement arrêter le mouvement moderne est une tentative impossible (puisque ce mouvement est lié au développement même de la conscience humaine), -- mais ce geste aurait en lui-même quelque chose d'injuste et d'anti-chrétien : si condamnables que soient bien des formes prises par « la foi au Monde », elles procèdent d'un effort indéniable de fidélité à la vie (c'est-à-dire à l'action créatrice de Dieu), qu'il faut respecter. En fait, le mouvement qui n'est rien de moins qu'une trans­formation s'opérant dans l'*anima naturaliter religiosa* du genre humain tout entier a déjà pénétré, comme c'était inévitable, le Christianisme lui-même. Les Chrétiens, par suite d'un changement inhérent à la masse humaine dont ils font partie, ne peuvent déjà plus adorer exactement comme on le faisait jadis (avant l'apparition de l'Espace et du Temps). » 72:106 (En d'autres termes : l'adoration chrétienne doit changer parce qu'elle ne s'adressera plus au même objet divin (Dieu et son Fils Jésus-Christ) qui a été révélé une fois pour toutes.) « b) Dès lors, une autre solution se présente à l'esprit comme plus satisfaisante et plus efficace que « la condam­nation ». Et ce serait la suivante : découvrir et montrer que, dans son essence, la moderne « Religion de la Terre » n'est autre chose qu'un élan vers le Ciel qui s'ignore, -- en sorte que les énergies qui paraissent si menaçantes à l'Église sont au contraire un afflux nouveau qui peut raviver le vieux fond chrétien. Non pas condamner mais baptiser et assimi­ler. Il est clair que le Monde naissant (le seul qui compte) serait virtuellement converti d'un seul coup si l'on recon­naissait que la nouvelle divinité qu'il adore est précisément le Dieu chrétien plus profondément compris. Cette conjonc­tion des deux astres divins est-elle possible ? Oui, je le crois ([^22]). » (Le monde naissant c'est-à-dire l'ensemble des forces de civilisation (et de perversion) qui sont à l'œuvre dans le monde, -- c'est-à-dire la cité terrestre en devenir, pénétrée des poisons de la cité du diable et par ailleurs sollicitée par la grâce -- c'est tout cela, indistinctement, qui doit être assimilé à la sainte Église.) « Sous l'influence des pouvoirs presque magiques que la Science lui confère pour guider la marche de l'Évolution, il est inévitable que l'Homme moderne se sente lié à l'Ave­nir, au Progrès du Monde par une sorte de religion souvent traitée (à tort, je pense) de néopaganisme. Foi en quelque prolongement évolutif du Monde interférant avec la foi évangélique en un Dieu créateur et personnel ; -- mystique néo-humaniste d'un *En-Avant* se heurtant à la mystique chrétienne de *l'En-Haut :* 73:106 dans ce conflit apparent entre l'ancienne foi en un Dieu transcendant et une jeune « foi » en un Univers immanent se place exactement (si je ne me trompe), par ce qu'elle a de plus essentiel, *sous sa double forme scientifique et sociale,* la crise religieuse moderne. Foi en Dieu et foi en l'Homme ou au Monde... Les deux Fois en présence (Foi en Dieu et Foi en l'Homme), loin de s'opposer entre elles, représentent au contraire les deux compo­santes essentielles d'une mystique humano-chrétienne com­plète... En somme, impossible d'aller En-Haut sans se mou­voir En-Avant, -- ni de progresser En-Avant sans dériver vers l'En-Haut. Sur ce point, dans l'espace d'une génération, la Pensée chrétienne, approfondissant, sous la pression de la pensée profane, les notions de Participation et d'Incar­nation, est presque arrivée à se mettre d'accord à l'heure qu'il est ; ceci pour le plus grand soulagement à la fois des âmes croyantes et incroyantes, et certainement pour la plus grande gloire de Dieu. Et on ne saurait exagérer l'im­portance de ce premier succès ([^23]). » (Mais l'objet de notre religion est surnaturel et céleste. Rendre meilleures les conditions de la vie terrestre est l'objet direct et premier non pas de l'Église, mais de la civilisation illuminée par l'Église. -- Et d'autre part ce mieux-vivre proprement terrestre est beaucoup plus un effet de la rectitude morale (au plan personnel et politique) que des découvertes de la science, même si le rôle de la science n'est pas négligeable.) \*\*\* 74:106 Aux théories du Père Teilhard de Chardin, ou à d'autres opinions non moins aberrantes ([^24]), nous avons déjà répondu *pour l'essentiel* en exposant la grande distinction, fondée sur l'Écriture, entre l'Église et le monde. Il convient main­tenant d'apporter une réponse plus détaillée en examinant diverses positions modernes incompa­tibles avec la foi ([^25]). 75:106 ### IV. -- Mythes et sophismes au sujet de l'histoire ##### *1. Le mythe de l'histoire divinisée et béatifiante.* Nous respirons un air infesté d'hégélianisme. Nombre de clercs dans des articles savants ou de modestes confé­rences semblent vouloir nous embrouiller dans un hégélia­nisme diffus. S'ils n'affirment pas carrément, comme Hegel, que Dieu est immergé dans l'histoire et s'achève avec l'histoire, du moins parlent-ils comme s'ils le pensaient. S'ils n'osent affirmer grossièrement que l'Église est dans une dépendance intrinsèque à l'égard des grands « courants historiques », doit s'aligner sur ceux-ci et se modifier à leur gré, du moins c'est bien cela qu'ils laissent entendre. Ils confèrent à l'histoire un rôle messianique et mélangent le Royaume de Dieu avec l'histoire ainsi comprise. « Oui, disent-ils, l'Histoire s'efforce à dépasser l'oppo­sition des races et des peuples, des esclaves et des maîtres, et finalement de la nature et de l'esprit, par une domination toute lumineuse de celui-ci sur celle-là. Elle cherche à vaincre tout ce qui blesse et diminue l'homme, à faire triom­pher la vie sur la mort et ce qui fait l'œuvre de mort, maladie et déchéance de la vieillesse ; à faire gagner la vérité sur l'erreur ou les superstitions et la connaissance sur l'ignorance ; à faire régner la justice au lieu des injus­tices et un ordre rationnel au lieu du hasard, des routines et des passions. C'est une lente parturition d'une humanité libre. 76:106 Mais exprimant les choses ainsi, où un marxiste serait peut-être à l'aise, nous ne faisons guère que traduire au concret l'idée chrétienne du salut et du Royaume de Dieu, envisagés par le côté où ils sont tournés vers l'homme et englobent son bien dernier ([^26]). » Nous percevons dans cette tirade, enflammée un écho affaibli de la *Légende des Siècles.* Le chantre claironnant du progrès avait déjà célébré « l'immense mouvement d'ascension de l'humanité vers la lumière, depuis Ève mère des hommes, jusqu'à la Révolution mère des peuples... L'épanouissement du genre humain de siècle en siècle, l'homme montant des ténèbres à l'idéal, la transfiguration paradisiaque de l'Enfer terrestre, l'éclosion lente et suprême de la liberté » ([^27]). Ascension de l'humanité vers la lumière, lente partu­rition d'une humanité libre grâce à l'effort de l'histoire, identification de l'humanité engendrée de la sorte avec le Royaume de Dieu envisagé sous un certain angle, qu'y a-t-il de chrétien en tout cela ? Le Royaume de Dieu surnaturel, transcendant, a été rabattu sur le plan des royaumes ter­restres, et même des royaumes terrestres supposés en état de perfectionnement indéfini. Le cours des siècles, ou « l'effort de l'Histoire » comme on nous dit, n'est pas chargé d'enfanter lentement une humanité libre qui se confondrait avec le Royaume de Dieu, d'abord parce que le Royaume de Dieu sera toujours distant à l'infini de la cité terrestre même honnête, juste et libre ; ensuite parce que la cité terrestre, même juste, sera toujours abondamment pourvue d'iniquités. Le cours des siècles n'y peut rien. « L'effort de l'Histoire » ne peut pas faire naître des hommes exempts du péché originel et des trois convoitises. 77:106 Et sans doute il est tout à fait vrai que la cité terrestre a pour but de faire régner la justice au lieu des injustices, d'établir un ordre où soient respectées la dignité des personnes, les libertés et franchises des corps intermédiaires. Mais c'est la cité politique qui obtient cette fin grâce à la valeur des personnes et à l'honnêteté des institutions, ce *n'est pas l'histoire en elle-même, comme si l'histoire en elle-même était une personne qui fasse effort vers le bien et la justice.* D'autre part la cité politique ne parvient à réaliser (d'une manière d'ailleurs toujours insuf­fisante) la fin pour laquelle elle existe que dans la mesure où elle accepte l'ordre du Créateur *qualem Deus auctor indidit* selon l'Encyclique *Graves de communi* ([^28])*,* et à la condition expresse de se laisser illuminer et redresser par la cité de Dieu. Si le mal est contenu, si un ordre juste est instauré, ce n'est point par la vertu du développement histo­rique en lui-même, mais par la fidélité sans défaut, en tenant compte bien sûr de l'époque et des circonstances, à une règle naturelle immuable et par la docilité aux lumières de la sainte Église. Le devenir historique, la suite des siècles, permettent à la cité terrestre de faire valoir les richesses spirituelles de notre nature -- ou de développer certaines possibilités de trahison -- mais non pas d'aboutir à l'éclosion suprême de la liberté, d'enfanter peu à peu une humanité parfaitement libre. C'est du rêve d'assigner cette fin à la cité terrestre et de lui proposer comme moyen d'y parvenir l'effort de l'histoire et la succession des siècles. Et c'est un rêve qui insulte Jésus-Christ notre rédempteur, car on rejette sa croix, on prétend l'abolir par la vertu du progrès historique. 78:106 Ce mythe de l'histoire béatifiante et finalement divini­sante n'est pas plus vrai de la cité de Dieu que de la cité politique. L'histoire est accordée à l'Église afin d'expliciter, malgré les péchés de ses propres enfants ou à l'occasion des persécutions qui lui viennent du dehors, les richesses définitives de grâce et de vérité que le Seigneur a déposées en elle ; c'est ainsi qu'elle se prépare aux noces de l'éternité -- quand sera complet le nombre des élus, quand la haine du Dragon après être parvenue à son paroxysme sera con­damnée à une impuissance éternelle. Voilà la raison d'être définitive de la succession des siècles. Cette succession, ce devenir ne sont pas accordés à l'Église pour la faire échapper quelque jour aux attaques du monde et à la malice du diable ni la dispenser de porter en son sein des pauvres pécheurs qu'elle doit guérir et sanctifier ; comme si quelque jour elle ne devait plus être marquée du signe de la croix. Au lieu de nous embrouiller dans les théories de je ne sais quelle « parturition d'une humanité libre », regardons vers le Seigneur qui gouverne son Église, après l'avoir dotée de richesses immuables et lui avoir fait l'honneur de con­naître, elle aussi, un état humilié et crucifié. Le cours des siècles n'est pas de trop pour vivre de ces richesses et faire resplendir toutes les beautés cachées de cet état d'épreuve et d'humiliation, bien loin de les faire disparaître insensi­blement. ##### *2. Une expression équivoque : croissance de l'histoire.* Si nous parlons de la croissance d'une nature, d'un agneau par exemple ou d'un grain de blé, nous ne pouvons pas avoir d'illusion sur la limite de ce développement. Une nature est déterminée, limitée ; sa croissance consiste à atteindre ses mesures qui sont fixes, sans être rigides. Nous savons que l'agneau après avoir commencé de téter la brebis se mettra bientôt à manger de l'herbe, qu'il grandira, se couvrira d'une laine abondante puis sera tué pour être mangé -- à moins (ce qui est rare) qu'il ne meure de vieillesse. 79:106 De toute façon sa croissance n'est pas plus indé­finie que sa nature. Quand je dis croissance d'un agneau je ne laisse place à aucun rêve de progrès indéfini. Si je dis par contre croissance de l'histoire, par le fait que l'histoire n'est pas une nature je risque bien de me faire illusion et de faire illusion aux autres ; c'est exactement comme si je disais croissance du devenir, sans faire allusion au devenir de ceci ou de cela, au devenir de telle nature déterminée. Le devenir n'a de limite qu'en vertu de la nature qu'il affecte ; si je ne fais pas allusion à cette nature, je ne fais pas non plus allusion aux limites de son devenir ; je m'ex­pose à comprendre que le devenir est illimité. Et je ne pense pas que d'introduire les mots bien ou mal clarifie beaucoup les choses et nous prévienne suffisamment contre l'illusion du progrès indéfini. Les termes bien et mal, bon et mauvais, en effet ne reçoivent une limite que par la nature à laquelle ils se rapportent : un homme bon ou mauvais, un ange bon ou mauvais. Mais dans l'expression « croissance de l'histoire dans le bien ou le mal » je ne désigne pas des natures. La porte demeure ouverte à l'illi­mitation. Si je dis au contraire : croissance de l'homme dans le bien, dans ce qui est bon pour lui selon ses facultés intellectuelles ou affectives ; de même si je dis croissance de la société dans le bien, dans ce qui est bon pour une société d'hommes rachetés, selon les institutions qui conviennent à cette société, si je m'exprime de la sorte je deviens clair et j'arrête aussitôt la rêverie d'une croissance sans limite ; car les facultés de l'homme ne sont pas extensibles à l'infini, en passe de devenir angéliques, pas plus que les institutions de la société ne sont en passe de devoir s'adapter à des êtres angéliques et immaculés. -- De même la croissance de l'Église ne risque pas d'être indéfinie car l'Église est d'une essence déterminée ; l'ordre surnaturel duquel elle relève n'y change rien ; l'Église est d'une certaine essence parti­culière : elle est la société sainte qui vit de la grâce christique ; 80:106 une telle société sous peine de n'être rien est dotée de pouvoirs juridiques qui sans doute sont porteurs de grâce mais ne laissent pas d'être juridiques ; une telle société est sainte parce qu'elle reçoit de la sainteté du Christ, laquelle est certes bien précise et déterminée et qui n'est pas à modifier ; le tout est d'y participer. De même que la croissance de la société dans l'ordre du bien est contenue en des limites certaines et ne saurait les faire éclater, de même en est-il de la décadence et de la corruption. Le progrès de la société pour abîmer les âmes et les corrompre (à supposer que le terme progrès soit ici convenable) le progrès de la société dans l'art d'abrutir ou de pervertir ne risque pas d'être indéfini ; il ne risque pas d'anéantir la liberté, encore qu'il puisse l'infléchir terri­blement ; il ne risque pas de supprimer la grâce de Dieu toute-puissante, d'empêcher les saints d'exister, d'abolir, d'éliminer la sainte Église ; mais il est vrai que la sainte Église par la malice des hommes et de la société peut être réduite à un « petit reste ». Ce qui est sûr, ce que je voulais faire saisir, c'est qu'il n'existe pas de croissance illimitée dans le bien ni dans le mal ; pour être immunisé contre ce rêve, mieux vaut employer un langage approprié et donc laisser de côté les métaphores trompeuses de crois­sance de l'histoire dans le bien ou le mal. Mieux vaut parler de manière à laisser entendre que le devenir dans l'ordre du bien comme dans l'ordre du mal est mesuré par la nature qu'il affecte ; limité par cette nature. Une observation attentive nous montre sans doute que la société, dans la mesure où elle se laisse manœuvrer par le diable, perfectionné ses méthodes de mal faire avec le déroulement des siècles ; mais une réflexion non moins attentive nous persuade que ce perfectionnement des méthodes de scandale ou d'abrutissement se heurte à d'infranchissables limites. -- C'est bien vrai que dans les derniers jours du monde les ténèbres et la malice auront atteint des proportions effrayantes, à tel point que la foi aura presque disparu de l'humanité. 81:106 Cependant il subsistera encore un peu de foi ; et il y aura encore de grands saints, même s'ils sont très rares et réduits à vivre à l'écart de tout : *car les portes de l'enfer ne prévaudront pas.* La parabole de l'Évangile qui parle de la croissance de l'ivraie et du bon grain tout le long de l'année, jusqu'à la moisson ne suggère pas le moins du monde une croissance indéfinie. Si nous avons regardé comment pousse un champ de blé avec les folles herbes, de la Toussaint à la Saint Jean, nous n'avons aucun doute sur les limites de cette croissance ; nous savons que le blé comme les folles herbes doivent atteindre la mesure de leur nature propre mais ne peuvent pas aller plus loin. ##### *3. Le mythe du progrès indéfini ; la vérité des renouvellements.* Comment demeurer insensible à un certain progrès ? Dans l'ordre mécanique nous apprécions la rapidité des moyens de transport inventés depuis deux siècles. Nous nous réjouissons lorsque nous voyons guérir, grâce à des thérapeutiques nouvelles, de pitoyables infirmes qui étaient voués naguère à une mort horriblement douloureuse. Dans un tout autre domaine nous pouvons admirer les découvertes de l'archéologie et de l'histoire, et d'une façon générale le perfectionnement dans le repérage du passé de l'humanité. Je ne parle pas des développements dans l'agriculture ni dans les industries de toute espèce. Cependant, ce qui me frappe autant que le progrès c'est la contre-partie ; la lourde, l'écrasante rançon dont il est grevé ([^29]). 82:106 Même dans l'ordre, évidemment inférieur, de la mainmise de l'homme sur la nature et sur le monde matériel il s'en faut de beaucoup que l'avance soit rectiligne. Il est sans doute vrai que l'hom­me (jusqu'à un certain point) a vaincu les distances et qu'il se déplace à une allure qui tient du prodige ; mais il est non moins vrai que sa faculté d'attention est demeurée inva­riable. Le temps qui lui est nécessaire pour faire attention, pour s'imprégner des charmes d'un paysage ou communier au mystère d'une province ou d'un pays, en un mot le temps de l'attention humaine n'a pas progressé depuis l'époque des voitures à chevaux sur de mauvaises routes. L'homme a progressé dans la vitesse avec laquelle il accomplit les voyages mais non pas dans les moyens de tirer spirituelle­ment profit de ses voyages. Le progrès dans les moyens de locomotion n'a pas entraîné proportionnellement de progrès en humanité. -- L'on pourrait faire des considérations sem­blables au sujet de la thérapeutique, de la culture de la terre ou des industries de toute sorte. Si nous sommes libérés de certaines servitudes qui tiennent à notre condition charnelle -- disons à notre condition charnelle d'après le péché -- en revanche nous avons trouvé d'autres servitudes dans l'ordre même de la condition charnelle. Et surtout le progrès dans le domaine de l'utile, dans les machines et les techniques, est devenu pour des êtres aussi fragiles et pécheurs que nous le sommes la source d'une tentation particulièrement violente de prométhéisme, de messianisme terrestre. Notre civilisa­tion dans son ensemble succombe à cette tentation ; rares sont ceux qui résistent. Il faut un très grand amour de Dieu pour s'imposer la mortification et le régime ascétique qui sont indispensables ([^30]) lorsque l'on veut user selon la sagesse chrétienne des facilités modernes. 83:106 Or, à considérer l'histoire dans son ensemble, ce qui me frappe beaucoup plus que les progrès ans es machines ou les thérapeutiques, dans la domination d'une nature désac­cordée d'avec l'homme depuis le péché, ce que j'admire surtout c'est la nouveauté dans la manifestation de l'éternel, l'originalité qui éclate chaque jour dans la réalisation de l'immuable ([^31]). 85:106 Regardons par exemple une famille chrétienne. Je ne sais pas si le foyer chrétien de notre temps est vraiment en progrès sur celui du temps de la Bienheureuse Marie de l'In­carnation ou de sainte Jeanne d'Arc ; mais ce dont je suis certain c'est que les notes caractéristiques du foyer chrétien, tout en demeurant les mêmes, présentent un visage nou­veau. La manière dont s'expriment l'affection, la décence, le respect est d'une nouveauté imprévisible ; mais ce sont toujours ces mêmes vertus essentielles au foyer chrétien qui nous retiennent et nous charment. 86:106 Nous ferions des observations analogues au sujet des paroisses. Il existe des lois permanentes de la paroisse, de son culte eucharistique, de sa fraternité, de sa cohérence. Tant qu'il y aura des paroisses, ces lois continueront de jouer ; mais ce sera d'une manière différente au cours des siècles. La physionomie d'une paroisse de campagne au temps de l'agriculture motorisée, n'est pas la même qu'à l'époque, encore rapprochée, des charrues à bœufs et des tombereaux. Il reste que c'est bien la physionomie d'une paroisse et non pas celle d'un séminaire ou d'un couvent. Dans le domaine de ce qui est profondément humain, qui tient de près à la vie intérieure, comme par exemple la famille ou la paroisse ce qui me paraît marquer encore plus que le progrès, c'est le renouvellement. Disons, pour bien nous faire comprendre que, dans ce domaine, un progrès décisif fut accompli avec la venue de Notre-Seigneur ([^32]). A partir en effet de la vie de la Sainte Famille à Nazareth, à partir des noces de Cana, puis de la consécration des vierges au début de l'Église, les mœurs domestiques et la vie de famille ont été élevées à un niveau de pureté, de piété, de douceur qui étaient inconnues de l'antiquité païenne ou même judaïque. Mais ce progrès fut réalisé une fois pour toutes, comme la venue du Sauveur lui-même ; les affinements qui ont pu survenir depuis cette période absolument unique n'atteignent plus le fond des choses. En revanche, depuis que ce progrès a été accordé aux maisons et aux familles des hommes, grâce à l'Incarnation du Fils de Dieu, que de réalisations diverses, que de mani­festations imprévisibles de la noblesse et de la pureté dans les foyers chrétiens. Quelles réalisations sont plus belles ? Dieu le sait. On pourrait à ce propos reprendre les strophes de Péguy « *Et comme on ne sait pas quand une année est belle* *Ce qu'on aime le mieux, si c'est les giboulées* *Ou si c'est le retour de la noire hirondelle* *Ou si c'est le réseau des peines déroulées,* 87:106 « *Et comme on ne sait pas quand une année est belle* *Ce qu'on aime le mieux parmi tant de beautés* *Ou du printemps volage ou de l'été fidèle* *Ou des graves hivers ou des graves étés* « *Ainsi Dieu ne sait pas entre tant de beaux jours* *Ce qu'il aime le mieux, si c'est la douce enfance,* *Et si c'est la modeste et simple obéissance* *Ou la gratuité des parfaites amours.* » Les considérations sur le progrès dans l'ordre des choses temporelles sont bien souvent en trompe-l'œil. On insiste sur le progrès dans un domaine très particulier, comme par exemple la thérapeutique, mais on néglige comme je le faisais remarquer plus haut la contre-partie, même dans ce domaine particulier, et surtout on oublie de voir qu'il ne s'ensuit pas obligatoirement un progrès dans l'honnêteté des mœurs et dans le bien-vivre ; et pas davantage dans la réflexion philosophique et dans la sagesse. A la suite de ces progrès partiels, en tel ou tel secteur, est-ce que la civili­sation est plus accordée à notre être moral, moins grevée d'injustices, moins provocante à l'impudeur et à la profa­nation ? Incline-t-elle plus efficacement au respect de la femme et de l'enfant, de l'orphelin, du vieillard et du pau­vre ? Il faut avouer que non. Il suffit d'ouvrir les yeux pour constater que le progrès dans l'ordre des mœurs, des cou­tumes et des institutions n'est point corrélatif du progrès thérapeutique ou technique. C'est ainsi que de nos jours la femme peut bien disposer d'une auto et se servir d'appareils ménagers assez commodes, elle n'est point pour autant plus honorée, plus respectée, ni en définitive plus détendue et plus heureuse que ses aïeules du temps de Blanche de Castille ou d'Isabelle Romée. 88:106 Que l'on regarde des tableaux de Le Nain, ce peintre des humbles au XVII^e^ siècle. Il a représenté des familles de la campagne dans une époque où les travaux des champs n'étaient certes pas motorisés. Or ces figures de laboureurs ou de paysannes reflètent un équilibre et une dignité que l'on ne remarque plus bien souvent chez les agriculteurs contem­porains. Pourquoi ce calme, cette gravité, dette paix em­preintes sur les visages ? Sans doute parce que les paysans qu'il évoque gardaient encore à peu près intact le patri­moine de vertus chrétiennes apportées dans les Gaules plus de quinze siècles auparavant par les premiers évêques et les premiers martyrs. En dehors de ces vertus chrétiennes nous n'avions jamais connu cette paix du cœur, cette assu­rance devant l'adversité, cette force d'âme qui transfigurent et surélèvent les faibles vertus humaines, qui font que la vie d'ici-bas, *dans cette vallée de larmes,* encore qu'elle soit tra­versée d'épreuves n'est point cependant empoisonnée ni désespérante. Ce sont des vertus humaines surélevées par la grâce qui sont empreintes sur les nobles visages de Le Nain. Et si l'on récusait le témoignage du peintre que l'on se reporte alors aux documents écrits, aux papiers de famille sur la naissance, le mariage et la mort dans la France d'avant la Révolution. On verra bien si les vertus humaines et théo­logales n'étaient point l'apanage ordinaire d'une civilisa­tion chrétienne encore vigoureuse. -- Ce que je voulais dire c'est que le véritable progrès dans l'ordre des choses hu­maines consiste avant tout dans le bien-vivre, qu'il est donc intimement lié à la foi chrétienne et à la Rédemption. C'est après que le Fils de Dieu fût devenu homme pour notre salut, après que l'Église eût commencé de répandre les richesses de l'Évangile, que les hommes ont accédé (aussi imparfaitement que ce soit) à une honnêteté de vie et même un bonheur de la vie (au milieu des larmes et des sacrifices) qui n'existaient pas et ne pouvaient exister tant que le genre humain était enveloppé dans les ténèbres, et n'avaient pas été réconcilié avec son Créateur par le sacrifice de la croix. Le bond décisif dans l'ordre de l'honnêteté des mœurs et du bien-vivre, a été accompli avec la venue du Seigneur et la fondation de l'Église ([^33]). 89:106 A ce moment-là un seuil a été franchi et il n'en reste pas d'autre à franchir jusqu'au retour glorieux du Seigneur. Depuis ce moment-là les réalités qui composent la trame de la vie ont su quelle était leur signi­fication ultime ; le travail et l'amour, l'éducation des en­fants, le soin des malades et des vieillards, l'autorité du chef et le loyalisme des sujets, la protection des innocents et le châtiment des coupables, en un mot les réalités les plus foncières de la vie d'ici-bas ont appris à se situer en face du crucifix, en présence de la Messe et des sacrements. Nous avons compris désormais comment ces réalités pouvaient cesser d'être désespérantes pour devenir saintes et lumineuses. Or la venue du Christ, la fondation de l'Église sont des mystères ultimes, indépassables. L'illumination qu'elles nous dispensent et le progrès qu'elles ont déterminé sont également, pour l'essentiel, ultimes et indépassables. Ce que les générations humaines ont à faire ce n'est point d'inven­ter une formule de bien-vivre différente de celle qui découle de l'Évangile, mais plutôt de donner de cette formule, de ce texte, une version originale parce qu'elle procède de leur vitalité la plus authentique, la plus secrète. Que cette origi­nalité amène parfois un progrès, c'est certain ; mais ce progrès consiste à mieux dégager les virtualités d'un donné existant déjà, non à créer un donné différent. A supposer que sur tel ou tel point les mœurs familiales des foyers chrétiens d'aujourd'hui soient en progrès sur les mœurs familiales des foyers chrétiens du XIII^e^ siècle cependant elles demeurent pareilles pour l'essentiel. La famille chrétienne n'est pas à inventer. 90:106 Il en va de même dans l'ordre civique. Comme l'écrivait saint Pie X quand il frappait le *Sillon* en 1910 : « La civili­sation chrétienne n'est plus à inventer, ni la cité nouvelle à bâtir dans les nuées. Elle a été ; elle est : c'est la civilisation chrétienne, c'est la cité catholique. Il ne s'agit que de l'ins­taurer et la restaurer sans cesse sur ses fondements natu­rels et divins contre les attaques toujours renaissantes de se l'utopie malsaine, de la révolte et de l'impiété. » Qu'il s'agisse des droits de la personne et de ceux de l'État, qu'il s'agisse des droits des corps intermédiaires et des droits de l'Église, sur ces points et sur les autres, il existe depuis le temps de l'Incarnation, depuis que l'Église jouit de la liberté au sein de la cité temporelle des institutions civiles dignes de l'homme. Sans doute faut-il les faire vivre selon les besoins et les ressources de notre époque, ce qui peut amener quel­ques progrès ici ou là ; mais il ne faut pas songer à les créer de toute pièce comme si, pour l'essentiel, elles étaient encore dans le néant. Se lancer avec les révolutionnaires dans cette folle entreprise de démiurge c'est se lancer dans des boule­versements sans fin, effroyables et stériles. Voyons bien tout ce qu'il y a de modestie et de vitalité dans ces renouvellements véritables, qui sont en quelque mesure des accroissements. Des renouvellements de cette sorte ne se réalisent en effet que si l'homme a recueilli avec piété les richesses authentiques qui lui furent transmises, s'il a eu la vigueur nécessaire pour les porter puis les faire fructifier avec ses ressources personnelles. Bien souvent, hélas ! surtout depuis deux siècles, l'attitude qui prévaut est toute différente ; c'est l'attitude d'orgueil, d'impuissance et d'envie caractéristique des chambardements révolution­naires. 91:106 Qu'est-ce qui se cache en beaucoup de révolutionnaires ? Un orgueil forcené qui refuse les valeurs humaines les plus incontestables *pour la seule raison qu'elles sont transmises et qu'il faudrait avoir l'humilité de les accueillir ; et cet orgueil va de pair avec l'impuissance à communier à ces richesses et à les faire valoir ; alors on aime mieux les dé­truire ou les corrompre.* Le sommet du mal est atteint lorsque l'orgueil, impuissant et destructeur, ose se réclamer de l'Évangile, prétend se justifier par la Révélation divine, et se légitimer par exemple au nom de la béatitude des pauvres, de la miséricorde pour les pécheurs, de l'universa­lité de la Rédemption qui, dans le Christ, *ne connaît plus* ni Juif ni Grec. Et certes cette doctrine évangélique est la vérité même, mais tirée de son altitude surnaturelle elle devient un mensonge infiniment meurtrier ; l'Évangile est complètement faussé par l'orgueil des révolutionnaires ([^34]). L'orgueil sous quelque forme qu'il se présente n'est jamais beau ; mais l'orgueil de l'impuissant qui se pare du manteau évangélique, est particulièrement affreux. Pour accomplir, disions-nous, un renouvellement digne de ce nom il importe que l'homme fasse fructifier l'héritage transmis, avec ses forces les plus vives, les plus personnelles. Sinon, bien sûr, le renouvellement ne se fait pas. C'est la sclérose. En présence de cette inertie les entreprises de chambar­dement auront la partie belle. C'est un vrai malheur lorsque la bonne doctrine, les saines coutumes, les principes de la sagesse sont enseignés et défendus par des paresseux ou ce qui est pire par des profiteurs. Alors des êtres pleins de vie et de sève, désireux de dépenser leurs énergies au service d'une noble cause, avides de se dévouer en courant des risques se voient mis de côté, sans raison sérieuse, par des « traditionalistes » somnolents ou intéressés. « Surtout que rien ne bouge et que l'on ne nous demande pas une dépense supplémentaire d'énergie, un nouvel effort de vertu ! » 92:106 Évincés, éconduits, les êtres ardents et généreux ont du mal à saisir pourquoi la tradition (du moins ceux qui la pro­tègent) ne veut pas de leur jeune vigueur. D'autant qu'ils ont vite compris que les intempérances de leur générosité, de leur vitalité, ne sont pas la raison déterminante de leur mise à l'écart ; ce qu'on ne leur pardonne pas c'est moins leurs imprudences que leur générosité elle-même et le feu dont ils brûlent. Ils risquent ainsi d'être scandalisés par ces fameuses bonnes traditions qui, en apparence du moins, font corps avec l'inertie ou de misérables intérêts. Ils peuvent en venir à penser que la vie et l'originalité, le jaillissement et le risque sont incompatibles avec les sages coutumes, la saine doctrine ; de là à se jeter à corps perdu en des innovations effrénées, peut-être même en des violences révolutionnaires, il n'y a pas bien loin. Le détournement par la paresse et le profit des traditions les meilleures est une des causes non négligeables des révo­lutions. Ce n'est pourtant pas la cause décisive. Pour le croire il faudrait n'avoir pas conscience de la terrible gratuité des forces du mal, il faudrait ignorer que la haine de l'être et de l'autorité est une triste propriété de notre nature déchue. Par ailleurs il existe un accord fondamental, bien loin qu'il y ait incompatibilité, entre la vraie tradition et les forces vivantes, généreuses, créatrices. Les ressources de la vie, pour leur honneur même et leur beau déploiement, demandent à se dévouer au service de la tradition authen­tique. Cela est quelquefois accordé. Et c'est ainsi que viennent au jour les renouvellements féconds. Si maintenant nous considérons l'Église et non plus la cité politique, comment nous apparaîtra le progrès ? Ici encore ce qui nous retient le plus c'est la nouveauté dans la participation à ce qui a été donné une fois pour toutes. Par cette participation, qui est nouvelle et originale avec chaque chrétien et chaque génération de chrétiens, certaines richesses de la Rédemption sont explicitées, en ce sens-là un progrès s'accomplit ; 93:106 mais on n'invente pas d'autres richesses ; on ne découvre pas un donné révélé nouveau ([^35]) on n'ajoute pas d'autres sacrements ; on n'arrive pas à la sainteté par un chemin qui ne serait pas tracé dans l'Évangile. -- Ainsi, dans le domaine du culte, les saluts du Saint-Sacrement nous ont conduits à mieux vénérer le mystère de la présence réelle eucharistique : en cela ils représentent un progrès ; mais ils ne nous font pas vénérer je ne sais quel mystère, par exemple d'un *Christ évoluteur ou* d'un *Christ cosmique ;* entendu dans ce sens le progrès ne serait qu'une corruption. -- De même, dans la vie spirituelle, une Jeanne d'Arc a mis dans une lumière inconnue jusqu'au XV^e^ siècle la voie de la sanctification dans les responsabilités tempo­relles et l'on peut parler de progrès en ce sens ; mais le progrès ne consiste pas du tout (c'est trop clair) en ce qu'elle aurait découvert une autre sainteté que celle de l'Évangile, pour ceux qui exercent des responsabilités temporelles et sont en butte à l'échec et à la trahison. Il n'y a pas à décou­vrir d'autre sainteté puisque Jésus est le seul saint, *tu solus sanctus *; et de lui dérive toute sainteté. La seule chose à faire est de nous laisser façonner par son action ; purifier, sanctifier par son Saint-Esprit ; alors éclatera une fois de plus la nouveauté imprévisible des effets de sa grâce et l'in­variable *Magnificat* sera chanté avec un timbre de voix qu'on n'avait pas encore entendu. ##### *4. Le sophisme du sens de l'histoire.* Il est devenu courant de lire ou d'entendre des propos qui peuvent se résumer ainsi : « L'avenir qui se prépare est irrésistible et irréversible ; votre devoir d'homme et de chrétien est de vous engager dans le sens de l'avenir et même de l'accélérer. » 94:106 En somme, « sacrifice sans condition ou plutôt coopéra­tion fervente aux exigences du Moloch de l'avenir, ou de l'évolution, ou même (disent certains) au Moloch de la mutation de l'espèce ». On pose en principe que le socia­lisme, le syncrétisme religieux, l'occultisme, l'érotisme repré­sentent les solutions de l'avenir aux éternelles questions de l'homme. On se refuse à porter un jugement moral sur ces solutions ; on nous déclare simplement qu'elles sont iné­luctables, irréversibles et l'on nous presse de les favoriser de toutes nos forces. Vous me parlez de nouveautés qui doivent se réaliser iné­luctablement et qui déjà se préparent. Fort bien. Mais d'abord, comme je suis encore un homme, je tiens à porter un jugement de valeur sur ces nouveautés, je les confronte avec la loi morale ; quand il s'agit de l'occultisme, du socia­lisme et de choses semblables, j'affirme au nom de la loi morale imprescriptible que ce sont des aberrations, des monstruosités, des formes particulièrement horribles de dés­humanisation et je n'en veux pas. Et quand vous m'objectez que mon refus n'a pas d'im­portance car ce que j'appelle dés-humanisation (et qui est tel) se produira inéluctablement par une exigence de l'ave­nir, je vous réponds que vous raisonnez en sophiste, car l'avenir comme tel n'a pas d'exigences ; ce n'est pas l'avenir comme tel qui aurait l'idée et la volonté de déshumaniser les humains ; ce sont des personnes, des personnes groupées en société ou formant des partis et des sectes, qui prétendent utiliser la durée de l'histoire pour nous déshumaniser. Or, puisqu'il s'agit de la volonté de simples hommes, seraient-ils organisés en sectes ou partis, cette volonté peut être tenue en échec par la volonté d'autres hommes, par des sages et par des saints, par la sainte Église qui les rassemble, par la société chrétienne qu'ils essaient d'instaurer. Il n'existe pas un avenir tout-puissant pour imposer la déshumanisation ; il existe des hommes, faibles, changeants et mortels (et con­vertissables), qui veulent employer l'avenir à nous déshu­maniser. Leur puissance n'est pas plus qu'humaine. Rien d'un pouvoir inéluctable. 95:106 Ici certains me disent : mais si le pouvoir du démon s'ajoute à leur propre pouvoir, si le démon leur donne des idées et réduit leur volonté perverse à lui servir d'instru­ment ? ... Eh bien ! même si cela arrive, -- et certes cela arrivera bien et même c'est déjà arrivé, comme le dit l'Écriture ([^36]), -- même dans cette éventualité oubliez-vous que Satan est jeté dehors (Jo. XII, 31) que l'Église de Jésus-Christ nous porte, nous éclaire et nous arme, quel que soit le déchaînement des forces de l'Enfer ? A la volonté des impies s'oppose la volonté des saints. Mais, me dites-vous, si les saints viennent à défaillir, si leur résolution chancelle, si leur persévérance fléchit... -- Votre objection néglige une donnée capitale. Vous ne vous sou­venez pas des promesses formelles de Jésus-Christ. Il demeure avec son Église jusqu'à la fin des siècles, il habite pour toujours la cité sainte en la comblant des grâces sacra­mentelles, des lumières et de la charité de son Paraclet, de sorte qu'il fait toujours lever les saints en son Église, c'est-à-dire des fidèles dont l'amour est assez brûlant pour persé­vérer inflexible devant le mal et la persécution. Parce que telles sont les certitudes du chrétien (et c'est dans la foi qu'elles se fondent en définitive) il n'est pas près de fléchir les genoux devant ce mythe d'un avenir soi-disant inéluctable (foncièrement pervers) que l'on prétend lui imposer à coup de sophismes, et même d'un sophisme à deux temps. 96:106 (Dans le premier temps on identifie l'avenir à une sorte de démiurge doué de toute-puissance, alors qu'il s'agit d'une simple volonté d'homme ; dans le second temps on méconnaît la toute-puissance du Christ et sa grâce toujours à l'œuvre dans les âmes saintes qui refusent de se laisser égarer.) ##### *5. Le sophisme de l'histoire humaine baptisée histoire sainte.* Il y a une histoire sainte ; nous avons étudié le caté­chisme et l'histoire sainte. Nous gardons le souvenir de ces récits extraordinaires avec les grandes images qui les illus­traient. Je vois encore la fille du Pharaon qui recueille le petit Moïse abandonné au courant du fleuve et dont le ber­ceau s'est arrêté sur le bord du Nil, retenu au milieu des joncs ; je vois la Mer Rouge qui s'est dressée et ne coule plus et l'immense foule qui avance en chantant, comme à travers une énorme tranchée, entre deux parois de mer immobile ; je vois aussi les Hébreux dans un désert de sable et de cail­loux qui s'empressent à ramasser la manne dans des paniers. Et combien d'autres images qui sont restées gravées dans ma mémoire. Mais qu'est-ce que je dois en conclure ? Quelle est la conclusion que nos maîtres nous apprenaient à tirer, sinon qu'il y eut l'histoire d'un peuple, absolument privilégié, par lequel le Seigneur Dieu préparait le Salut qu'il nous donne­rait en Jésus-Christ son Fils ; une histoire consignée dans l'Écriture Sainte et dont l'accomplissement est le Seigneur Jésus. Il y eut Abraham et les Patriarches, Moïse, David et les Prophètes, puis au terme de tout celui qu'ils annonçaient et de qui tout dérive : Jésus-Christ ; -- l'étable de Bethléem, la croix du Calvaire, les apparitions pascales et les langues de feu de la Pentecôte ; -- « Jésus-Christ que les deux Testa­ments regardent : l'Ancien comme son attente, le Nouveau comme son modèle, tous deux comme leur centre. ([^37]) » 97:106 Avec Jésus-Christ l'Écriture Sainte s'arrête parce que tout est révélé ; l'histoire sainte, au sens ordinaire de ce mot, est vraiment consommée parce que la plénitude de la grâce est maintenant accordée aux hommes dans l'Église et qu'il ne viendra pas s'ajouter une autre plénitude ; c'est l'histoire de l'Église qui commence c'est-à-dire la participation infi­niment variée, et renouvelée chaque jour, aux richesses que nous avons reçues en Jésus-Christ. A partir de Jésus-Christ il y a l'histoire de l'Église qui reçoit tout de Jésus-Christ et *grâce sur grâce *; il y a l'histoire des cités dociles à l'Église ou devenues ses ennemies il y a *le mystère d'iniquité* qui est à l'œuvre et poursuit son histoire en essayant de pervertir les cités et même de s'insinuer dans l'Église ; mais il n'y a plus d'histoire sainte au sens où l'on prend d'habitude ces termes : préparation du Salut en Jésus-Christ et réalisation du Salut par l'Incarnation rédemptrice ; -- cette préparation du Salut se faisait par les révélations données à un peuple élu par certains événements figuratifs particuliers à ce peuple par le culte célébré dans ce peuple. Ce n'est pas ici une insignifiante querelle de vocabulaire ; il s'agit de bien plus : la réalité même du mystère chrétien est en cause. En effet, s'il est vrai, comme on nous le répète depuis quelques années -- et jusque dans des semaines reli­gieuses -- s'il est vrai que tout événement, du fait d'être, aux mains de Dieu, mérite d'être déclaré histoire sainte, s'il est vrai que « le même et unique Esprit *qui parlait par le livre de l'Exode continue à travailler aujourd'hui l'histoire humaine* », alors il est logique de conclure *que par les événe­ments de l'histoire humaine,* l'Esprit Saint nous apporte et fait progresser la Révélation dans l'Église comme il l'a fait dans le peuple élu par les événements de l'*Exode.* 98:106 Dès lors, par les événements de l'histoire humaine l'Église recevrait je ne sais quel complément de lumière et de grâce qui lui ferait défaut ; elle serait vouée à des mutations continuelles. Mais alors tout ne nous aurait pas été donné en Jésus-Christ. -- Il me paraît extrêmement grave, et même aberrant d'écrire et de prêcher que les vraies dimensions du message évangélique sont révélées à l'Église par les événements et par l'histoire humaine ; la vérité est toute autre ; car les vraies dimensions de l'Évangile ont été révélées par l'Esprit de Dieu au jour de la Pentecôte et les événements qui ont suivi ont été seulement une occasion de les expliciter ; et l'explicitation elle-même s'accomplit par la vertu de l'Esprit de Dieu et non par la vertu des événements. *Élever l'histoire humaine à la dignité de cause efficiente de la Révélation et du Salut aboutit nécessairement à noyer la Révélation dans le flux et le reflux des transformations de l'histoire humaine, à dissoudre le salut dans l'histoire humaine et le vider de son contenu*. Comment ose-t-on soutenir que le même Esprit qui guidait et faisait progresser l'histoire sainte réside dans l'histoire humaine en vue de procurer le Salut ? C'est dans l'Église que réside le Saint-Esprit avec la grâce et la lumière qui sont données à l'Église en plénitude. C'est par l'Église que le Saint-Esprit procure le Salut et non par l'histoire humaine. Sinon l'Église n'est plus l'Église, messagère unique de la Rédemption. De même c'est un sophisme de prétendre que l'histoire humaine « révèle le visage de Dieu ». En réalité c'est l'Église qui révèle aux hommes, avec une fidélité d'épouse, ce visage adorable. L'Église révèle ce visage parce qu'elle est déposi­taire de la Révélation et de la Grâce du Seigneur ; l'histoire humaine, non. 99:106 Quant à l'idée traditionnelle que « Dieu nous parle par les événements » elle est souvent comprise de nos jours en un sens étrange et même faux, comme si Dieu par les événements, nous suggérait de céder au « courant historique » le plus fort ou le plus avantageux et de nous livrer au « mou­vement de l'histoire ». L'aboutissement de ces propositions est hélas ! bien connu : puisque, nous dit-on, Dieu nous fait signe par les événements et puisque le communisme est un des événements majeurs de notre siècle, nous ne devons pas nous y opposer mais au contraire le seconder. Le sophisme est palpable ; Dieu en effet nous fait signe par les événements, mais à la condition que nous portions en notre cœur sa lumière surnaturelle pour les discerner. Privés de cette lumière objective, immuable et révélée, nous ne ris­quons pas de voir ce que Dieu attend de nous dans les évé­nements ni de comprendre le signe que Dieu nous fait. D'au­tant que c'est de deux manières différentes et même con­traires que Dieu nous fait signe, soit par les événements, soit par les « courants historiques ». Suivant la nature des événements -- nature qui est jugée par la raison et par la foi -- tantôt Dieu nous demande de nous opposer de toutes nos forces et de résister même jusqu'à la mort, tantôt d'avoir l'humilité et la simplicité de coopérer selon nos talents. Mais comment discerner la nature des événements et recon­naître l'invitation de Dieu si nous n'avons pas la lumière de Dieu qui transcende les événements et qui les juge ? Cette notion d'événement comme signe de Dieu n'est pas à rejeter, mais elle doit être énergiquement délivrée de ce mythe de l'histoire qui la déforme et la pourrit. Tant que l'on conti­nue de confondre courant historique et Rédemption, événe­ment historique et Salut, histoire humaine et Cité de Dieu, tant que l'on imagine une espèce d'identification entre l'his­toire de la Cité de Dieu et l'histoire des cités politiques (ou même, à la limite, l'histoire de la Contre-Église) tant que l'on est embourbé dans ces confusions, on se rend incapable de saisir comment Dieu nous parle par les événements. 100:106 « Si Dieu nous donnait des maîtres de sa main, oh ! qu'il leur faudrait obéir de bon cœur ! la nécessité et les événements en sont infailliblement. » Lorsque Pascal notait cette réflexion dans le *Mystère de Jésus il* ne voulait pas dire qu'il nous faut céder au courant de l'histoire. Lui qui s'oppo­sait au courant historique du laxisme et dont l'indignation flambait dans les *Provinciales* était à mille lieues d'imaginer, comme les faux-prophètes de notre temps, que les courants historiques de l'heure sont en eux-même, -- en dehors d'un jugement d'après les critères de la foi, -- l'expression infail­lible de la sainte volonté de Dieu. Du reste pour arriver à juger pratiquement selon les critères de la foi soit les contingences de la vie soit les vicissitudes de notre siècle, pour découvrir vraiment l'invitation de Dieu, il faut avoir une volonté arrêtée d'aller dans le sens de la plus grande générosité, de la charité parfaite. Sans cette disposition notre prudence demeurerait très incertaine, notre discernement de l'invitation divine risquerait beau­coup d'être illusoire et désastreux. Si notre choix profond, même peu conscient, avait été celui de la facilité, de l'intérêt propre, de la volonté de puissance, si nous avions de la sorte faussé compagnie à Jésus crucifié, à sa lumière et son amour, il est douteux que nous parvenions à saisir ce qu'il nous demande à l'occasion des événements ; nous ne serions pas capables sans doute de nous laisser faire par lui comme il le veut, dans telle circonstance, afin *que tout coopère au bien de ceux qu'il aime *; (car il ne tient en mains les événements, avec toutes leurs circonstances, que pour cette fin suprême, qui est le bien des élus). L'exemple des saints est ici bien révélateur. Si les saints fondateurs comme saint Dominique, saint Jean de la Croix, Monsieur Ollier, si les saints Docteurs ou les saints rois ont répondu non pas (à proprement parler) à l'invitation de leur temps, mais à l'invitation de Dieu pour leur temps, c'est avant tout parce qu'ils s'étaient livrés à Dieu complètement et qu'ils brûlaient d'une charité héroïque. 101:106 Pour en finir avec le sophisme de l'histoire humaine divinisée disons que rien n'est dangereux pour la foi ; rien n'est ruineux pour la vie spirituelle et l'action apostolique, comme d'interroger l'*histoire humaine* en supposant que l'Esprit de Dieu s'y trouve caché, qu'il va nous apparaître et nous dicter la conduite à tenir. En revanche si nous écoutions l'enseignement de l'Église qui transcende l'histoire humaine, si nous nous appliquons à connaître les dogmes de la foi, si les critères de la foi sont intériorisés par une vie de sacrifice et d'amour, alors regardant en paix les événe­ments nous serons capables de découvrir ce que le Seigneur attend de nous à leur occasion, quelle disposition doit être la nôtre, comment donner une réponse d'honneur et d'amour. Or cette attitude chrétienne traditionnelle en présence des événements, et parmi les vicissitudes de l'histoire, est tout le contraire de l'attitude hégélienne ou progressiste ; car ceux qui sont touchés par Hegel ou le progressisme, souvent à leur insu, commencent par négliger la doctrine immuable de l'Église et sous-estimer les dogmes définis ; ils décrètent qu'ils sont dépassés et sujets à des révisions ; et ils se mettent à l'écoute de l'*histoire humaine* pour y saisir comme ils le prétendent « l'Esprit de Dieu qui la travaille ». Que le Seigneur Jésus, unique Sauveur des hommes et Roi souverain des siècles, que la Vierge Marie, notre Mère et notre Reine qui est *victorieuse de toutes les batailles de Dieu* préservent les chrétiens, les clercs aussi bien que les laïques, de tomber victimes des prestiges ténébreux de cette idole moderne qui est l'histoire humaine. 103:106 ### V. -- Les derniers jours du monde JE SUIS PERSUADÉ que le Seigneur nous demande, à la vue du monde actuel gagné par l'apostasie, de ne pas nous laisser vaincre par la frayeur ou l'angoisse *nolite timere pusillus grex* (ne craignez pas petit troupeau) *Confidite, ego vici mundum* (Confiance, j'ai vaincu le mon­de). Je ne pense pas cependant qu'il nous demande d'échapper à toute angoisse, à toute crainte, lui qui fris­sonnait de peur durant la sainte agonie et qui se lamentait sur Jérusalem infidèle, irrémédiablement vouée à la ven­geance divine *pour n'avoir pas su reconnaître le temps ou elle était visitée.* Je sais que l'on trouve des chrétiens bien satisfaits et sans la moindre inquiétude devant la situation qui est nôtre. Mais leur satisfaction n'est pas selon le cœur du Christ. Elle procède d'un accommodement avec le monde, et d'abord d'un refus de le regarder en face, de peur d'y reconnaître le travail du diable et d'avoir à se souvenir de la croix du Christ. -- Alors que tant de baptisés vivent dans l'inconscience des sacrements qu'ils ont reçus, sont enfermés dans des institutions laïcistes et parfois athées ; alors que la persécution, scientifiquement combinée, a pris une am­pleur sans précédent du fait du communisme ; alors qu'un nombre croissant de prêtres deviennent sceptiques sur leur sacerdoce, doutent de sa grandeur divine comme de sa nécessité absolue et célèbrent sans dignité les saints mystères ; 104:106 alors que la luxure insolente, impavide, progresse partout et multiplie les stratagèmes pour obséder, pour abrutir les faibles mortels ; en un mot pendant que *les ténèbres s'étendent sur la face de la terre il* se trouve des clercs et des laïcs pour estimer que les choses ne vont pas trop mal et que l'on a bien tort de s'inquiéter. Ils parlent et agissent comme s'ils étaient cuirassés, blindés de satis­faction. Et peut-être le sont-ils, en effet. Que faudra-t-il pour leur ouvrir les yeux sur la démesure du péché, pour faire voler en éclats leur carapace d'hébétude ? Eh ! bien, à la vue de ce monde qui est bâti à l'encontre de la foi, qui est exactement organisé pour perdre les âmes sans faire de bruit, en neutralisant les réactions, à la vue d'un tel monde s'il nous arrive d'être tout d'abord effrayés comment parvenir à surmonter cette impression première ? Comment ne pas céder à la tentation de fuir ou de déses­pérer ? Il n'est qu'un remède : redoubler de foi ; répéter plus instamment la supplication de l'Évangile : « Seigneur, je crois, mais augmentez ma foi. », prier instamment Notre-Dame qu'elle nous obtienne de poursuivre la route *Vitam praesta puram* *Iter para tutum* *Ut videntes Jesum* *Semper collaetemur.* En nous apprenant à reg arder vers Jésus, la Vierge Marie nous rendra capables de poursuivre la route dans la paix et dans la joie intérieures, même si la route devenait encore plus impraticable qu'elle n'est aujourd'hui. Et il n'est pas douteux qu'elle ne devienne un jour plus impra­ticable, puisque cela est prédit. Il est prédit que la grande apostasie doit être consommée par l'ensemble des nations cependant que surgira l'Antéchrist, *l'homme de péché.* 105:106 Mais le Seigneur sera le maître de cette ultime période des temps historiques comme il est le maître de la période présente, comme il était le maître des siècles de chrétienté. De ces vérités la Vierge corédemptrice nous rendra tout à fait certains *Iter para tutum.* *Ut videntes Jesum* *Semper collaetemur.* Relisons ici les Écritures inspirées qui prophétisent l'apostasie générale : « Que personne ne vous égare d'aucune manière, car (l'avènement du Seigneur ne viendra pas) si l'apostasie ne s'est pas produite d'abord et si l'homme de péché ne s'est pas manifesté, le fils de perdition ([^38]), celui qui s'oppose et qui s'élève au-dessus de tout ce qui est appelé Dieu ou chose sainte, jusqu'à s'asseoir dans le temple de Dieu, voulant lui-même passer pour Dieu. Ne vous souvient-il pas que je vous ai dit ces choses lorsque j'étais encore avec vous ? Et maintenant ce qui le retient vous le savez, pour qu'il n'entre en scène qu'en son temps. Car le mystère d'iniquité est à l'œuvre dès à présent. 106:106 Que seulement ce qui le retient encore soit écarté et alors se découvrira l'impie que le Seigneur Jésus doit détruire du souffle de sa bouche et anéantir par l'éclat de son avènement ; cet impie qui doit venir accompagné de la puissance de Satan, parmi toute sorte de miracles, de signes et de prodiges trom­peurs et avec toute la force de séduction de l'iniquité pour ceux qui se perdent, parce qu'ils n'ont pas accueilli l'amour de la vérité pour leur salut. Et à cause de cela Dieu leur enverra une puissance de séduction si efficace qu'ils croiront au mensonge, afin que soient jugés tous ceux qui n'ont pas cru à la vérité mais se sont complus dans l'injustice. » (II Thess. 11, 3-12.) Saint Mathieu avait déjà tracé des derniers jours un tableau aussi dramatique, quoique moins explicite sur certains points. « Jésus leur répondit : Prenez garde que personne ne vous séduise parce que beaucoup viendront en mon nom disant : je suis le Christ et ils en séduiront beaucoup... Et parce que l'iniquité abondera, la charité d'un grand nombre se refroidira. Mais celui-là sera sauvé qui aura persévéré jusqu'à la fin. Et cet Évangile du Royaume sera prêché dans toute la terre pour servir de témoignage à toutes les nations ; et c'est alors que viendra la fin... L'affliction de ce temps-là sera si grande qu'il n'y en a point eu de pareille depuis le commencement du monde jusqu'à présent, et qu'il n'y en aura jamais. Et si ces jours n'avaient pas été abrégés, nul homme n'aurait été sauvé ; mais ces jours seront abrégés en faveur des élus. « Alors si quelqu'un vous dit : le Christ est ici ou il est là, ne le croyez point. Car il s'élèvera de faux Christ et de faux prophètes qui feront de grands prodiges et des choses éton­nantes, jusqu'à séduire, s'il était possible, les élus eux-mêmes. J'ai voulu vous en avertir auparavant. Si donc on vous dit : le voici dans le désert, ne sortez pas pour y aller -- ; le voici dans le lieu le plus retiré de la maison, ne le croyez pas. Car comme un éclair qui sort de l'Orient paraît tout d'un coup jusqu'à l'Occident, ainsi se produira l'avènement du Fils de l'homme. Là où sera le corps, les aigles se rassembleront ([^39]). » (Matthieu XXIV, 4-5 ; 12-14 ; 21-28.) 107:106 Or même dans ces années qui nous sont difficilement imaginables, le Seigneur tiendra toutes choses en ses mains. Une des preuves les plus palpables, c'est qu'il ne permettra pas que les ténèbres de la grande apostasie recouvrent le monde avant que la lumière de l'Évangile n'ait brillé sur tous les peuples (Matth. XXIV, 14) ; d'autre part la grande apostasie ne l'empêchera pas de délivrer le peuple juif de son aveuglement millénaire et de le ramener à l'unité de l'Église (Rom. XI). La démesure du scandale dans les der­niers jours du monde ne diminuera pas la puissance du Seigneur, de sorte que pour les chrétiens qui vivront alors il n'y aura pas de vrai motif de perdre courage ; à plus forte raison devons-nous demeurer fermes et confiants nous qui ne sommes pas exposés à des périls aussi extrêmes ; encore que notre temps, avec les pouvoirs nouveaux dont disposent les deux Bêtes, soit peut-être une répétition géné­rale du temps de l'Antéchrist. Mais pour celui qui a la foi rien n'est une raison de manquer de confiance ([^40]). « Ne craignez point ceux qui tuent le corps et ne peuvent tuer l'âme mais craignez plutôt celui qui peut perdre et l'âme et le corps dans l'Enfer. N'est-il pas vrai que deux passereaux ne se vendent qu'une obole, et néanmoins il n'en tombe aucun sur la terre sans la volonté de votre Père. Mais pour vous les cheveux même de votre tête sont tous comptés. Ainsi ne craignez point, vous valez beaucoup mieux qu'un grand nombre de passereaux. » (Matth. X, 28-31.) « Vous serez haïs de tout le monde à cause de mon nom. Cependant il ne se perdra pas un cheveu de votre tête. C'est par votre patience que vous posséderez vos âmes. » (Luc, XXI, 17-19.) 108:106 Nous trouverons force et consolation dans la foi et les paroles de la foi. *Consolamini invicem in verbis istis* (I Thess. IV, 18) : C'est dans les paroles de Dieu lui-même que nous puiserons le réconfort. Quant aux paroles seulement humai­nes, elles nous irriteraient plutôt surtout lorsqu'on veut nous persuader que notre siècle n'est pas plus mauvais que d'autres. Cela est faux. Il existe une nouveauté dans le mal et un progrès. Les forces de l'Enfer ne furent pas toujours déchaînées avec une puissance aussi étendue, aussi féroce. Ce n'est pas de tous temps par exemple, c'est seulement de notre temps, que l'athéisme a été imposé à des pays catho­liques et peuplés en majeure partie de baptisés ; c'est seulement de notre temps que l'absence de Dieu et de son Christ, cette absence qui est pire que l'idolâtrie, a été le signe satanique imprimant sa marque sur les institutions et le mode de vivre. Si vous voulez nous dire des paroles de réconfort, et d'espérance, rappelez-vous plutôt que ce monde organisé pour rendre Dieu absent ne peut quand même empêcher que des Messes ne soient célébrées et que la doctrine de vérité ne soit toujours enseignée par des docteurs fidèles ; montrez-nous les signes certains que les portes de l'Enfer n'arrivent pas à prévaloir et que le Seigneur ne cesse de venir, mais n'essayez pas de nous faire voir rose ou gris ce qui est noir comme de l'encre. Nous ne pouvons soutenir, contre l'évidence des faits, que les deux Bêtes n'ont pas augmenté leur pouvoir depuis Celse ou Marc-Aurèle, depuis Calvin ou la grande Élisabeth. Ce qui est vrai c'est que leur force, certainement accrue, est en définitive comme rien par comparaison avec la Toute-Puissance de l'Agneau, en face des remparts de la sainte cité. 109:106 La mission de Bernanos fut de dénoncer la conspiration diabolique de notre monde contre toute vie de prière ; de clamer qu'un tel monde étouffait les âmes en série ou les rejetait dans le désespoir. Il n'est pas difficile de faire remarquer les stridences de ses colères, de déplorer un ton de voix qui n'est pas toujours juste. Il paraît cependant plus utile de faire, attention avec lui à la nouveauté, à la gravité du mal qui nous empoisonne. Prenons garde également qu'à partir d'une certaine acuité dans la perception du mal, quand on a refusé les illusions confortables d'une inconscience plus ou moins volontaire, il ne reste que quel­ques attitudes possibles : l'oraison ou la prédication des saints ; le silence glacial des désespérés ; le halètement d'épouvante ou la clameur de ceux qui, ayant échappé de justesse au désespoir, ne sont pas encore assez pacifiés dans l'oraison pour faire entendre des paroles à la fois venge­resses et porteuses de paix. S'il est vrai que Bernanos n'avait pas assez de sainteté pour supporter sans fléchir la vision qui s'imposait à lui, j'aime mieux, plutôt que de lui en faire grief, regarder bien en face le mal contre lequel il s'indigne ([^41]). Après tout il ne fait souvent qu'exprimer à sa manière ce que Pie X écrivait déjà avec la tranquille majesté du Pontife suprême, dans son Encyclique *E supremi apos­tolatus Cathedra*, lorsque se levait l'aurore inquiétante du XX^e^ siècle. Or Pie X était un saint ; il écrivait dans la paix de l'oraison et avec la lumière de l'Esprit de Dieu : « Il est très vrai que de nos jours *les nations ont frémi et les peuples ont médité des projets insensés contre le Créateur* (Ps. 2) ; ils se sont écrié d'une voix presque una­nime : *Retirez-vous d'ici* (Job XXI, 14). De là, chez un très grand nombre, une disparition complète du respect à l'égard du Dieu éternel ; de là des habitudes de vie privée et publique qui font totalement abstraction de sa souveraineté ; bien plus, on s'efforce par tous les moyens et avec toute la ruse possible de faire absolument disparaître le souvenir de Dieu et jusqu'à sa notion. 110:106 « Qui considérera ces choses ne pourra éviter de craindre qu'une telle perversion des esprits ne soit un avant-goût et comme un prélude des maux qui doivent survenir à la fin des siècles et que *le fils de perdition* dont parle l'Apôtre ne soit déjà à l'œuvre sur la terre (II Thessal. II, 3) tellement sont extraordinaires l'audace et la fureur de l'assaut géné­ralisé contre la piété et la religion, les attaques contre les dogmes de la foi révélée, l'obstination pour mettre fin à l'accomplissement de tout devoir religieux. » Et tout au début de l'Encyclique le Pape nous confiait : « Nous étions effrayés en voyant la condition si lamen­table *de l'humanité d'aujourd'hui.* Tout le monde peut cons­tater que la société humaine est en proie désormais à un mal extrêmement grave, plus grave que dans le passé ([^42]), un mal qui ronge jusqu'aux moelles, qui empire tous les jours et qui aboutit à la ruine et à la mort. Ce mal est l'abandon de Dieu, le détournement de Dieu. » -- De son côté Pie XI écrivait en 1937 dans *Divini Redemptoris :* « Nous voyons avec une immense douleur pour la première fois dans l'histoire une révolte méthodiquement calculée et organisée *contre tout ce qui est divin* ([^43])*.* » \*\*\* Or lorsque paraîtra l'Antéchrist, on atteindra effective­ment le comble d'horreur prophétisé par l'Apôtre. Prophétie qui nous fait frémir mais qui ne laisse pas d'être véridique. Les événements qu'elle annonce doivent arriver à coup sûr. On ne saurait traiter ces textes de saint Paul comme des figures, de style ou des allégories. 111:106 L'Écriture infaillible annonce des événements tout à fait réels et déterminés : apostasie générale et venue de l'Antéchrist. L'Écriture n'entre pas dans tous les détails ni dans les dernières parti­cularités ; mais sur la réalité des faits elle parle aussi nettement qu'il est possible. Or, pourquoi les choses doivent-elles en venir à cette extrémité et pourquoi nous l'avoir fait savoir ? N'y avait-t-il pas un danger de nous exposer à de vaines inquiétudes ? Il ne semble pas et même cette révé­lation nous est très salutaire. Elle arrête net en effet les rêveries du messianisme charnel. Ayant lu ce texte dans la foi, il nous devient impossible d'imaginer que l'extension de l'Évangile abou­tirait peu à peu à supprimer les persécutions de l'Église venues de l'extérieur et les trahisons machinées du dedans. Les deux Bêtes ne désarmeront jamais ici-bas ; bien au contraire elles perfectionnent leurs armes et développent leur tactique à mesure que l'histoire s'écoule et se rapproche du terme. Dès lors, nous ne pouvons plus regarder du côté des siècles (ou peut-être seulement des années) qui doivent encore venir, pour y trouver repos et consolation. Bien plutôt la pensée du futur, si du moins nous prenons garde à ce qui nous est prédit, nous amène naturellement à nous souvenir de l'éternel, à tourner notre espérance vers la patrie céleste et le Roi immortel des siècles, à redire avec une fermeté plus grande le dernier article du *Credo* de la Messe : *exspecto resurrectionem mortuorum et vitam ven­turi saeculi.* Ainsi donc valait-il mieux, pour nous amener à vivre au niveau du ciel, que le Seigneur nous instruise sur la manière dont le monde devait finir et à quel point il serait possédé du diable. Prenons garde toutefois à l'exacte portée de cette prophétie : le monde sera possédé du diable parce que le diable disposera d'une puissance d'égarement jamais obte­nue jusque là, non parce qu'il sera devenu capable d'annuler les effets de la Rédemption et de supprimer l'action de l'Église ; 112:106 -- le monde sera possédé du diable parce que le diable aura réussi dans l'esprit de nombreux chrétiens à pervertir les vérités de la foi et à les faire oublier (peut-être en se servant de hiérarchies parallèles), non parce qu'il aura renversé le siège de Pierre, aboli toute prédication orthodoxe, ou crevé les yeux des hommes de bonne volonté qui ne désirent que de voir ; -- le monde sera possédé du diable parce que le diable aura permission de nuire jusqu'à l'extrême, non parce qu'il cessera d'être enchaîné par le Christ vainqueur. Il demeure à jamais impuissant sur « ceux qui ont renoncé à l'amour de la vie, jusqu'à souffrir la mort » (Apoc. XII, 11). Les derniers jours du monde, pour dangereux qu'ils puissent être et ténébreux et sordides, sont encore des jours de Rédemption ; ces temps demeurent inclus dans la *pléni­tude des temps.* Ainsi *la plénitude de la lumière et de l'amour qui furent donnés aux hommes une fois pour toutes en Jésus-Christ,* cette plénitude ne nous sera jamais plus retirée ; de même que le gouvernement de Jésus-Christ *ne cessera plus jamais de faire sentir sa souveraineté plé­nière* pour le bien des élus : telles sont les deux vérités que nous devons tenir indéfectiblement lorsque nous relisons les prophéties sur la fin des siècles. D'ailleurs si nous méditons les textes comme ils sont écrits, nous voyons que la tendresse du Seigneur et l'efficacité de sa régence sont exprimées avec une netteté qui ne permet pas l'hésitation. Comment n'être pas rassurés ? « L'affliction de ce temps-là sera si grande qu'il n'y en a point eu de pareilles depuis le commencement du monde jusqu'à pré­sent et qu'il n'y en aura jamais. Et si ces jours n'avaient pas été abrégés, nul homme ne serait sauvé ; *mais ces jours seront abrégés en faveur des élus* (Matth. XXIV, 21-22). Vous serez haïs de tout le monde à cause de mon nom. 113:106 *Cependant il ne se perdra pas un cheveu de votre tête. C'est par votre patience que vous posséderez vos âmes.* (Luc, XXI, 17-19). *-- Mes brebis nul ne les ravira d'entre mes mains.* Ce que le Père m'a donné est plus grand que toutes choses et personne ne peut le ravir de la main de mon Père. » (Jean X, 28-29.) Lorsque l'Écriture parle de la fin du monde, elle annonce les événements ultimes d'une histoire qui est entrée depuis Noël, Pâques et Pentecôte dans la *plénitude des temps* et pas du tout une ère nouvelle située en dehors de cette plénitude. -- Ici, prenons garde à la différence qui existe entre la première venue du Sauveur et son retour glorieux. Les jours de sa première venue se contredivisent à ceux qui les ont précédés, non seulement par l'intensité des grâces accordées mais encore par la nature du don qui nous a été fait ; car le Père du ciel n'a pas seulement accordé des grâces surabondantes, mais il a aimé le monde jusqu'à lui donner son propre Fils, plein de grâce et de vérité. Voilà pourquoi l'Incarnation du Verbe demeure sans comparaison avec les visites de Dieu qui l'ont précédée. Voilà pourquoi également le péché des Juifs quand ils refusèrent le Messie est plus grave, sans comparaison, que tous les péchés qu'ils avaient commis jusque là, car c'est le Fils de Dieu en per­sonne qu'ils ont crucifié, mettant ainsi le comble aux péchés de leurs pères. (Matth. XXIII, 32.) Mais la sainteté du Verbe Incarné fut infiniment plus agréable à Dieu que la malice des bourreaux et des blasphémateurs. La sainteté de Jésus dans la Passion réparait surabondamment pour le péché de ce peuple, comme pour tous les péchés des hommes, et méritait par avance la conversion d'Israël. Or la venue du Seigneur est réalisée une fois pour toutes. C'est fait ; cela ne sera jamais révoqué. Le Verbe s'est fait chair et il demeure parmi nous. Dès lors tous les siècles sans exception, y compris les siècles de la fin des siècles, sont enfermés, sont inclus dans l'effusion plénière de la grâce. Il n'existera pas une différence de nature soit dans le bien, soit dans le mal, entre les derniers jours et les autres jours. 114:106 Il existera cependant une différence, d'abord dans l'intensité du mal et son extension -- ce qui explique pourquoi ces jours sont placés à part et ont fait l'objet d'une révélation particulière. -- Il existera aussi une différence dans la plus grande sollicitude avec laquelle Dieu entourera ses élus, *il abrégera même ces jours à cause d'eux *; et l'on ne peut douter que la Vierge Marie ne prenne alors les chrétiens en charge avec un soin encore plus maternel et plus jaloux. Puisque nous sommes certains que Dieu proportionne de plus grandes grâces à des épreuves et des tentations plus grandes, nous sommes certains aussi que les chrétiens qui vivront ces heures vraiment à part dans l'histoire de la *plénitude des temps* pourront dire comme leurs frères des siècles antérieurs et même avec encore plus d'assurance : « Qui donc nous séparera de la charité du Christ ? Est-ce la tribulation ou l'angoisse ? la faim, la nudité ou les périls ? la persécution ou le glaive ? ... Mais dans tous ces maux nous sommes plus que vainqueurs par celui qui nous a aimés. Car je suis assuré que ni la mort, ni la vie ; ni les anges, ni les principautés, ni les puissances ; ni les choses présen­tes, ni les futures ; ni la force ; ni tout ce qu'il y a de plus haut ou de plus profond, ni toute autre créature ne pourra jamais nous séparer de l'amour de Dieu qui est en Jésus-Christ Notre-Seigneur. » (Rom. VIII, 35-49.) Par ailleurs, s'il ressort manifestement des apparitions de portée mondiale que la Vierge Marie intervient d'autant plus pour le salut des hommes que ceux-ci travaillent davantage aux derniers préparatifs de la grande apostasie, on peut penser ([^44]) qu'elle se montrera d'autant plus notre Mère et notre Reine, lorsque la défection sera presque géné­rale et la consommation toute proche. 115:106 Ainsi les derniers jours, pour effroyables qu'ils doivent être, non seulement seront abrégés à cause des élus, mais aussi ils seront abrités comme les jours d'avant et plus encore que les jours d'avant ; ils seront sauvegardés dans le Cœur divin du Rédempteur Tout-Puissant et dans le Cœur Immaculé de Notre-Dame. Après cela nous nous demanderons peut-être pourquoi le Seigneur Dieu, maître des hommes et des temps, a fixé les étapes de l'histoire comme il l'a fait, comme c'est rapporté dans les Saintes Écritures. Si nous croyons à son amour, nous saisissons bien la raison d'être des interventions miséricordieuses : création dans l'état de justice originelle, promesse d'un rédempteur après le premier péché, vocation d'Abraham et, par-dessus tout, l'Incarnation du Verbe dans le sein de la Vierge Immaculée, enfin Pâques et Pentecôte. Cependant si l'amour infini et proprement surnaturel nous explique la succession des miséricordes, qu'est-ce qui nous expliquera les étapes de l'infidélité ? ([^45]) Certes nous savons que le péché avec ses efforts et ses tentatives a des limites infranchissables ; notamment le péché ne risque pas d'abolir les effets de la Rédemption ni la sainte Église. Mais pour­quoi le Seigneur a-t-il permis qu'il se développât en des réalisations chaque fois plus monstrueuses ([^46]) jusqu'à la venue de l'Antéchrist, jusqu'à l'avènement de *l'homme de péché ? --* L'approfondissement de la perversité ne paraît pas niable quand on lit attentivement les Écritures. 116:106 C'est ainsi que lorsque l'humanité, blessée en Adam, se multipliait sous le régime de la loi de nature et qu'elle était visitée dans ses demi-ténèbres par une grâce qui l'orientait mysté­rieusement vers le Christ (*Veni exspectatio Gentium et desideratus earum*), déjà dans ces premiers temps de notre espèce, la multitude des nations se détourna de Dieu et se perdit peu à peu dans une idolâtrie aux croyances absurdes et aux rites abominables ([^47]). 117:106 Ensuite lorsque le Seigneur Dieu, pour empêcher que l'aveuglement ne devienne total et pour préparer le monde à la venue de son Fils, se fut réservé un petit peuple qu'il prit par la main et dont il fit lui-même l'éducation, ce peuple béni, au moment même où le Fils de Dieu en personne lui était donné, refusa de le recevoir, -- à l'exception d'un *petit reste.* Alors le Seigneur Dieu rejette Israël pour un temps, il appelle les nations idolâtres et les fait entrer dans l'Église ; mais tout aussitôt, *le mystère d'iniquité* s'insinue dans les communautés des convertis ; ils ne retournent sans doute pas aux idoles du paganisme, mais ils tombent dans l'hérésie et déjà peut-être se préparent à l'apostasie. La première épître de saint Jean, tout au début de la conversion des païens et de leur entrée dans l'Église nous affirme sans ambages : « Mes petits enfants c'est ici la dernière heure ; et comme vous avez entendu dire que l'Antéchrist doit venir, il y a dès mainte­nant beaucoup d'Antéchrists ; ce qui nous fait connaître que nous sommes dans la dernière heure ([^48]). 118:106 Ils sont sortis de chez nous, mais ils n'étaient pas des nôtres. » (I Ép. de saint Jean, II, 18-19.) « Tout esprit qui divise Jésus-Christ n'est point de Dieu ; et c'est là l'Antéchrist dont vous avez entendu dire qu'il doit venir ; et il est déjà maintenant dans le monde. » (I saint Jean, IV, 3.) *Vraiment le dernier état de ces convertis du paganisme était pire que le premier* (Matth. XII, 45). Longtemps conte­nue, fortement muselée par les grands saints qui fleurissent dans l'Église et par les structures honnêtes d'une civilisation selon le Christ, l'apostasie est finalement parvenue depuis quatre siècles, mais surtout sans doute depuis la Révolution, à faire sentir presque partout sa virulence ; de nos jours elle a pénétré *in sinu et gremio Ecclesiae* comme l'affirme saint Pie X. Et certes ce n'est pas la faute de l'Église. Et, même si nous ne sommes pas assez saints, nous n'allons pas dire que le progrès de l'apostasie soit nécessairement ni toujours *de notre faute*. Il serait puéril d'oublier le *odio oderunt me gratis* (Jo. XV, 25). -- Pourtant nous ne sommes pas au terme ; le mal doit empirer encore, à tel point que, malgré la conversion d'Israël, qui se produira certainement, la grande apostasie gagnera les hommes et l'Antéchrist paraîtra. *Lorsque reviendra le Fils de l'Homme, c'est à peine s'il trouvera la foi sur la terre.* (Luc, XVIII, 8.) Nous nous demandons pourquoi ce trajet de l'iniquité et cette progres­sion dans le refus ? Il me semble que pour trouver quelque explication de cette permission divine du péché des hommes, avec ses paliers successifs, nous devons, malgré les appa­rences, chercher du côté de l'amour. En vérité Dieu nous gouverne en ayant choisi une économie qui honore davan­tage notre liberté et qui convient mieux à notre foi. Et c'est là une preuve d'amour. 119:106 Sans doute si Dieu gouvernait les créatures libres selon une économie miraculeuse, de sorte que des êtres défec­tibles soient empêchés de jamais le trahir, soient immunisés immanquablement contre leur néant originel, l'histoire de notre espèce n'aurait pas connu cette série de prévarications. Cependant c'était nous traiter davantage selon ce qui nous convient que nous appeler à marcher vers lui tels que nous sommes, sans nous dispenser de courir les risques à quoi nous expose notre défectibilité radicale (comme sans nous exempter des peines méritées par le péché). -- Par ailleurs cette disposition était meilleure pour la foi et la vie spiri­tuelle. En effet la foi est obligée de devenir plus forte lorsqu'elle doit s'exercer dans la nuit et malgré toute sorte d'apparences contraires. De même notre attachement au Christ est obligé de devenir plus aimant et plus vigoureux lorsque sa puissance divine n'est pas éclatante, lorsque les deux Bêtes paraissent dominer le présent et tenir en main le futur. Ainsi donc il convient mieux pour la pureté de la foi, de l'espérance et de l'amour que les éléments négatifs ne soient pas éliminés de notre longue histoire, de sorte que dans la conduite de l'humanité comme dans la sanctification de chacun de nous, notre Dieu mérite vraiment le nom de Dieu caché. *Tu es Deus absconditus, Deus Israël.* Et le fait qu'il se cache est le signe d'un plus grand amour puisqu'il nous invite par là à le chercher avec plus d'empressement, d'humilité, de confiance. 120:106 En tout cas, à moins d'un gouvernement divin tout extraordinaire ([^49]), nous voyons mal comment l'humanité, tout au long des siècles, aurait pu échapper aux défections majeures que rapporte l'Écriture. Défections qui demeurent libres, évidemment ; mais à moins d'une Providence qui serait quasi-exceptionnelle, comment seraient-elles évitées ? A moins d'une sorte de miracle, comment le peuple juif, malgré ses privilèges, n'en serait-il pas venu à comprendre son élection d'une manière orgueilleuse et charnelle, ce qui devait le conduire à repousser le Christ ? A moins d'une sorte de miracle, comment le ferment de l'hérésie n'aurait-il point pénétré déjà les premières communautés chrétiennes ? Or ce refus de la lumière totale donnée par le Christ ne pouvait que provoquer un aveuglement pire que celui de l'idolâtrie. Enfin, à moins d'une sorte de miracle, comment le refus de la lumière n'en serait-il pas venu jusqu'à l'apos­tasie ? Et comment les fauteurs de l'apostasie ne seraient-ils pas acharnés à la rendre universelle ? (Ce qui arrivera effectivement, puisque c'est annoncé, par le moyen peut-être d'un système de pensée et d'un appareil de pression dont le modernisme peut nous faire entrevoir la puissance et la perfidie.) De toute manière nous pensons que pour l'Église aussi se réalisera la parole bouleversante, le *sinite usque huc* rapporté par saint Luc évangéliste dans le récit de la Passion ([^50]) (Lc. XXII, 51). 121:106 De savoir cela ne diminue en rien notre obligation de faire face aux assauts diaboliques. A aucun prix nous ne devons pactiser avec l'ennemi sous prétexte qu'il gagnera encore du terrain. Le devoir de résistance et de fidélité demeure aussi impérieux. Il en est de nous comme des apôtres qui devaient demeurer fidèles à l'heure de *la puis­sance des ténèbres,* encore que cette heure ait été prédite comme devant sonner infailliblement, tandis que les forces du mal iraient jusqu'à l'extrême : *sinite usque huc.* Par ailleurs, bien que l'économie selon laquelle Dieu nous gouverne ne soit pas miraculeuse, prenons garde de ne pas réduire la part du miracle. Car des miracles radieux illu­minent la vie de l'Église ; et les amis fidèles de Jésus-Christ discernent dans leur propre vie des interventions comme extraordinaires qui les pénètrent de reconnaissance et d'hu­milité. Mais les miracles par nature demeurent l'exception. Et puis tous ces grands arguments de convenance, tous ces raisonnements, encore qu'ils nous apportent un certain secours, ne nous suffiront pas, si nous n'avons rien d'autre, à l'heure de la tentation et de la lutte. Ils ne nous remplacent ni l'oraison et la sainte Messe, ni le Rosaire et la Liturgie. Ils restent de peu d'effet tant qu'ils n'aboutissent pas à un approfondissement de notre prière. Si nous poursuivons la réflexion théologique c'est parce que nous la croyons capa­ble, dans une certaine mesure, de nous fortifier dans la foi en vue de la lutte, et de nous mettre sur le chemin de l'oraison. 122:106 L'aspect négatif de l'histoire et la préparation de l'Anté­christ, nous voyons très bien ce que cela veut dire dans le monde où nous sommes placés. Nous voyons aussi que le Seigneur demeure avec nous et que l'Église ne fera pas défaut. Mais pour arriver à le savoir sans fléchir, pour ne jamais perdre cœur, pour continuer de faire face, nous devons joindre à la réflexion théologique une supplication instante ; bien mieux, la théologie doit nous incliner à l'oraison et à la supplication : « Je crois, Seigneur, mais augmentez ma foi. -- Vierge Marie, priez pour nous. -- Venez Seigneur Jésus. » 123:106 ### Épilogue L'imploration de l'Épouse la réponse du Seigneur « *L'Esprit et l'Épouse disent : Venez.\ *« *Que celui qui entend dise : Venez...\ *« *Oui, je viens promptement.\ Apoc. XXII.* OUI, JE VIENS PROMPTEMENT*.* Il ne semble pas y avoir d'obscurité dans cette réponse du Seigneur. Cepen­dant, du moins quand il s'agit de son avènement glorieux, sa venue est différée dans un avenir qui nous échappe. Dès lors que signifie sa réponse si ferme à l'implo­ration de son Épouse et comment l'interpréter ? On peut dire sans doute que la Parousie est toute proche puisque, pour Dieu, *mille ans ne sont pas plus qu'un seul jour*. Mais de notre point de vue, comme le second avène­ment, l'avènement de gloire paraît reculer dans le lointain. Voici deux millénaires déjà que l'Église proclame : *et iterum venturus est cum gloria judicare vivos et mortuos.* Des *Te Deum* sans nombre, sous les voûtes de toutes les cathédrales, n'ont cessé de faire retentir depuis saint Ambroise le verset solennel *Judex crederis esse venturus,* et cependant nous attendons encore la manifestation du Juge suprême. Dans ces conditions il me semble que la promesse si réconfortante d'une prompte venue, encore qu'elle désigne certainement le retour glorieux de Jésus-Christ, doit désigner aussi une autre espèce de visite, une visite d'un mode différent. 124:106 S'agit-il de la mort de chacun de nous, de notre heure dernière, de ce passage redoutable du Seigneur Jésus qui viendra nous chercher *comme un voleur *? Sans doute. Et en ce sens-là il est bien vrai qu'il ne tarde pas à venir. Quelques années à peine nous séparent de l'heure de la mort. La vie de tout homme tient dans le creux de la main ; elle s'écoule tout de suite semblable à cette eau que nous avons prise dans notre main à la fontaine et qui nous glisse aussitôt entre les doigts. Et si nous pouvons toujours tendre la main pour reprendre un peu d'eau, il n'en est pas de même de la vie. Sa fuite est irréparable. C'est pour cela qu'il est juste de dire que le Seigneur ne tarde pas à venir. Que le Maître rentre à la tombée du jour, au plus épais de la nuit, ou à la pointe de l'aube au chant du coq, son retour n'est jamais différé bien longtemps. Puissions-nous alors ne pas dormir, être trouvés prêts. Et que *la sainte Mère de Dieu prie pour nous maintenant et à l'heure de la mort*, afin que notre part éternelle, aussitôt après le dernier soupir, soit avec elle la Vierge Immaculée, avec Jésus son Fils, avec le Père et le Saint Esprit, les Anges et les Bienheureux. \*\*\* Non moins qu'au second avènement, non moins qu'à notre propre mort, la promesse de Jésus de venir sans tarder me paraît se rapporter également à son action dans l'Église et aux manifestations de son gouvernement sou­verain. 125:106 Le Seigneur est présent dans l'Église mais il ne cesse d'y venir. Si nous considérons par exemple l'offrande mysté­rieuse qu'il fait à chaque Messe de son corps immolé *pour la multitude humaine en rémission des péchés*, il est évident qu'il arrive sans tarder, qu'il ne cesse de se rendre présent pour chacun de ceux qui veulent s'offrir avec lui et le recevoir. -- *Veni Domine, noli tardare* suppliait le Prophète dans l'ancien testament ; et le Seigneur répondait sûrement à sa prière ; mais dans le *testament nouveau et éternel*, depuis que le Verbe s'est fait chair, cette supplication est exaucée au-delà de tout ce que pouvaient pressentir prophè­tes et patriarches. Chaque prêtre qui célèbre la Messe, chaque fidèle qui y assiste et fait la communion éprouve avec une grande paix à quel point son attente est déjà comblée. En vérité il vient promptement, lui-même en personne, sous les espèces eucharistiques. (Il vient encore par les autres sacrements, quoique d'une autre manière que par le Saint-Sacrement.) Il vient comme maître de vérité, comme Verbe illumina­teur, lors, des grandes proclamations dogmatiques de son Église. Sa présence est rendue plus sensible et plus mani­feste, elle se renouvelle en quelque sorte avec les déclarations infaillibles des conciles, les définitions *ex cathedra* des suc­cesseurs de Pierre, les anathématismes solennels qui cernent d'un trait définitif les dogmes de la foi, qui dressent un rempart inexpugnable aux ruses et aux machinations du Prince des ténèbres. -- Cependant, même en dehors du solennel et de l'extraordinaire, dans la vie quotidienne de son Église, dans la simple dispensation de la saine doctrine par les ministres fidèles, le Seigneur actualise sa présence et renouvelle sa venue. (Et il est évident comme nous le disions plus haut que ces différentes venues n'ont pas le sens d'une évolution progressiste ; il s'agit d'un renouvelle­ment, d'un approfondissement de ce qui fut donné une fois pour toutes.) -- Le Christ suggère à l'Église par son Esprit Saint tout ce que déjà il nous avait dit (Jo. XIV, 26) car il nous avait dit *tout ce qu'il entend auprès du Père* (Jo. XV, 15) et il n'est pas question d'y ajouter. 126:106 Ou bien, comme dit saint Jean de la Croix, il nous fait *entrer plus avant dans l'épaisseur *; dans l'épaisseur de sa vie et de son amour mais cette vie et cet amour résident en lui en plénitude, de sorte que là non plus il n'est question ni de dépasser, ni de faire évoluer. Ce qu'il ne faut pas oublier quand nous parlons de la célébration des sacrements -- et avant tout de l'Eucharistie -- ou de l'illumination par la saine doctrine, c'est que de telles venues du Seigneur, qui sont visibles et sensibles, sont ordonnées à la venue invisible dans nos âmes. Tout l'appa­reil visible de l'Église, qui est divin et indispensable, les pouvoirs hiérarchiques avec leurs fonctions déterminées et nécessaires, sont ordonnées à la grâce invisible (mais qui se traduira par des œuvres bien visibles) à l'accroissement de la foi, de l'espérance, de la charité. A chaque progrès des vertus théologales dans notre âme correspond une nouvelle venue du Seigneur ([^51]). « Voici que je me tiens à la porte et je frappe. Si quelqu'un entend ma voix et m'ouvre la porte (en accomplissant des actes d'un plus grand amour) j'entrerai chez lui (par une nouvelle venue) et je souperai avec lui et lui avec moi. » (Apoc. 111, 20.) \*\*\* Mais ce n'est pas seulement ainsi que le Seigneur vient promptement. Il faut proposer une interprétation plus déconcertante de son retour, de ce *marana tha* qui était la formule de salutation entre les premiers chrétiens. Il me semble que nous pouvons *aussi* traduire : Même lorsqu'une multitude de frêles innocents ou peut-être de demi-coupables est emportée dans le même tourbillon qu'une poignée d'apostats forcenés ; 127:106 même lorsque la foule des *minores,* égarés plus ou moins volontairement, est frappée avec la petite bande des *majores* qui ont prévariqué avec une lucidité diabolique, il reste vrai de dire que le Seigneur vient. -- Ou encore : il vient à travers les persécutions qui s'abattent sur les nations chrétiennes, alors que tant de fidèles étaient impréparés ou vivaient dans la tiédeur. Par tous ces événements qui nous déconcertent, c'est lui qui nous atteint. Pour surprenante qu'elle soit au premier abord cette interprétation paraît légitime, lorsque l'on sait du moins que le Seigneur *fait coopérer toutes choses au bien de ceux qu'il aime,* ordonne tout pour le bien de ses élus, et d'abord les croix. *Que la douleur, ô Père soit bénie ;* *Mon âme dans tes mains n'est pas un vain jouet* *Et ta prudence est infinie...* Il ne paraît pas arbitraire de proposer la paraphrase suivante de l'Apocalypse : « Vous voyez le rôle considérable que jouent le Dragon et les deux Bêtes dans l'extension de la sauvagerie, dans la diffusion du mensonge et du scandale. Vous entendez leurs aboiements furibonds. Pourtant, n'en doutez pas, ce ne sont pas eux les maîtres ; ils sont tenus en laisse et vaincus d'avance. *A l'occasion* de leur déchaî­nement effroyable, Jésus vient à la rencontre de son Église afin de la préparer pour le jour de son avènement glorieux. Il reste le maître des événements et fortifie chacun de nous pour lui faire remporter la victoire. Il ne permettra pas *que se perde un seul de ces petits qui croient en lui.* Il vient promptement non pas en ce sens que son retour en gloire serait immédiat ; mais en ce sens qu'il prépare l'Église dans l'immédiat à son retour en gloire, serait-ce au plus épais de la nuit et pendant que l'apostasie gagne la terre entière. L'Église en est tellement certaine qu'elle chante pendant la veillée du Samedi-Saint : *et nox illuminatio mea in deliciis meis ;* et encore, avec le psalmiste : *probasti cor meum et visitasti nocte* ». (Vous avez mis mon cœur à l'épreuve et vous l'avez visité dans la nuit.) (Ps. XVI.) 128:106 Et saint Jean de la Croix disait : « Le Seigneur a toujours découvert aux mortels les trésors de sa Sagesse et de son Esprit. Mais il les découvre encore plus, maintenant que la malice nous montre encore plus son visage. » Un cœur simple, une âme illuminée par la foi et qui adore avec amour la croix du Christ saura reconnaître sa venue dans des situations analogues à celle des chrétiens de Rome du XVI^e^ siècle qui, après le sac de la ville par les lansquenets luthériens, furent vendus comme du bétail aux Turcs et aux Maures, trafiquants d'esclaves et sectateurs de Mahomet. Héroïques dans la foi et l'amour, ces chrétiens, réduits en servitude mais inaccessibles à l'apostasie, ne doutèrent pas que *le Seigneur ne vint promptement ;* et la paix ne fut pas enlevée de leur âme. J'écris cela étant sans aucune illusion sur la profondeur inouïe de détresse et d'angoisse inséparables d'un tel héroïs­me, sur la qualité très secrète d'une paix intérieure qui demeure vivante parmi tant d'horreurs. Je n'ignore point que le sort de beaucoup de nos frères dans la foi est pire assurément que celui des chrétiens et des chrétiennes victi­mes du sac de Rome sous le Pape Clément VII. Je n'ai aucun goût pour je ne sais quel romantisme du martyre. Je recon­nais l'importance inappréciable pour le salut des âmes de la stabilité des patries chrétiennes, avec la justice de leurs institutions et la vraie liberté de l'Église. Mais j'entrevois aussi la perfection de fidélité qui peut s'accomplir au sein de la détresse ; je pense que lorsque le Seigneur envoie des châtiments sur le monde, ce n'est pas seulement afin de punir les coupables, *c'est pour tirer du cœur des saints un témoignage de fidélité qui n'était pas encore monté vers lui*. Il en est de même lorsqu'il permet les persécutions. 129:106 Seule une telle vue sur les châtiments divins ou les persécutions permet d'échapper au vertige du désespoir en présence des grandes tourmentes qui se déchaînent avec une stupidité de bête, -- ces raz-de-marée effroyables qui engloutissent sans voir et sans entendre tant d'innocents avec les criminels. Le raz-de-marée est sans doute aveugle mais il est tenu en main par le Seigneur qui sait et qui voit et qui le gouverne pour le bien des élus. Surtout dans ces heures ténébreuses, le Seigneur illumine les âmes de bonne volonté, les réconforte, les attache à lui indéfectiblement. Du fond de ces âmes déchirées, broyées jusqu'au centre d'elles-mêmes, s'élève une prière si humble et si véhémente qu'il n'y résiste pas : il descend et il leur donne de vaincre leurs ennemis. Les efforts du mensonge et de la méchanceté, renouvelés sans cesse tout au long de l'histoire, ne servent en définitive qu'à obtenir des serviteurs de Dieu une forme nouvelle de fidélité. Cette fidélité dans la tourmente et la nuit est l'effet certain de la visite du Seigneur. *Oui, je viens promptement*. Ainsi donc l'Église demande au Seigneur de la préparer par ses visites à son retour en gloire, lorsque sera complet le nombre des élus et achevée leur perfection ; et le Seigneur l'exauce *promptement* serait-ce d'une manière très cachée, venant vers elle à travers la tribulation, qui est toujours grande hélas ! mais qui atteint parfois une ampleur déme­surée. \*\*\* (Beaucoup ne savent plus reconnaître le Seigneur lors­qu'il visite, par les fléaux de la justice, une ville ou un peuple qui ont prévariqué ; beaucoup ne croient plus aux interventions de la justice de Dieu. Sous prétexte que l'Évangile annonce la délivrance et la miséricorde, ils trouvent inadmissible de parler de châtiments célestes, cette notion serait dépassée et rétrograde. La vérité est différente. Il est certain que le temps de la Rédemption est un temps de miséricorde et de délivrance, mais il est également certain que les coups de la justice sont bien souvent nécessaires pour acheminer les criminels vers les douceurs de la miséri­corde. 130:106 Souvenons-nous ici du bon larron et que son exemple nous éclaire. Il est bien probable qu'il n'aurait pas obtenu le pardon et qu'il n'aurait pas éprouvé les effets de la miséri­corde de Jésus s'il n'avait pas été puni et s'il n'avait fini par reconnaître la main de Dieu dans cette punition même.) \*\*\* *Je viens sans tarder*. Comprenons aussi que la venue du Seigneur prend parfois un caractère miraculeux. Sans doute, disions-nous, ce n'est point selon un régime mira­culeux qu'il gouverne le monde ; et même lorsque sa venue ne revêt pas des formes extraordinaires, il ne laisse pas de répondre à l'imploration de son Église. Cependant de loin en loin il vient par des prodiges et des merveilles, et cela est nécessaire pour empêcher les portes de l'enfer de pré­valoir. Il faut l'apparition du labarum et la victoire du Pont Milvius, il faut la déroute des Cathares à Muret et le désastre des Turcs et des Barbaresques à Lépante pour que l'Église conserve ce minimum de liberté temporelle qui est obliga­toirement requis pour la dispensation de la grâce divine. Il faut pareillement pour empêcher les chrétiens de mourir étouffés sous le poids des institutions et des propagandes anti-naturelles et laïcistes, il faut que la Vierge Immaculée en de solennelles apparitions convoque tout son peuple -- la multitude immense des baptisés -- à la conversion, au repentir et à la prière. Sans les interventions miraculeuses de Marie, mère de l'Église, il deviendrait en quelque sorte impossible à l'ensemble des fidèles de regarder vers Jésus-Christ. Ainsi les visites miraculeuses du Seigneur Jésus et celles de Notre-Dame qui les annonce sont-elles indispensables pour soutenir la vie de l'Église et la préparer à la Parousie. 131:106 Qui de nous, ayant perçu que les ténèbres s'étendent sur la face de la terre et que notre monde s'est organisé pour faire mourir les âmes en douceur, sans que personne ne trouve à redire, qui de nous ayant le sentiment que la grande apostasie approche, ne supplierait le Seigneur Jésus de nous accorder auparavant une visite miraculeuse, serait-ce à la suite des châtiments que nous avons mérités ? Et s'il ne le faisait pas, s'il ne nous accordait d'autres formes de vic­toires que de nous faire persévérer dans la nuit, nous resterions en paix malgré tout, ayant la certitude que, même sans miracle, il vient *promptement.* \*\*\* Nous croyons que l'une de ces venues les plus inouïes, les plus consolantes, sera la conversion du peuple dont il est issu selon la chair, ce peuple juif qui est tout à fait unique, qui est béni entre tous, mais aussi entre tous infidèle et châtié. Et son endurcissement se prolonge depuis bientôt deux millénaires. Nous sommes avertis par l'Écriture que le Seigneur le ramènera. Nous ignorons les modalités de cette ré-intégration ; est-ce que par exemple, lorsque Israël ren­trera dans l'Église, il ne sera pas décimé, réduit à un tout petit nombre, cependant que l'ensemble des nations aura subi une diminution incroyable par l'effet de quelque guerre ou de quelque cataclysme ? Nous ignorons tout cela et ces conjectures n'ont pas une telle importance. Ce qui importe c'est de hâter par notre prière la conversion d'Israël, le peuple dont le Fils de Dieu a tiré son origine selon la chair, le peuple de la Vierge Immaculée et des douze apôtres. Que le Seigneur, à chaque Messe, daigne se souvenir de notre père Abraham qui lui offrit en figure le sacrifice que nous offrons désormais en réalité et qu'il ramène à lui la des­cendance charnelle du premier patriarche. *Supra quæ pro­pitio ac sereno vultu respicere digneris...* 132:106 *Venez Seigneur Jésus.* Et nous avons la certitude que vous venez. Que votre visite soit éclatante ou qu'elle demeure cachée au sein de la nuit, vous venez immanquablement. Jamais vous ne repoussez la prière de votre Épouse ; jamais vous ne décevez son attente. -- Lorsque vous n'accordez pas exactement ce que nous demandons vous accordez ce que nous préférerions si déjà nous étions admis à vous contem­pler face à face. *Vous êtes proche de ceux qui vous invoquent de ceux qui vous appellent en vérité* (Ps 144)*.* *Venez Seigneur Jésus. -- Oui je viens sans tarder.* R.-Th. CALMEL, o. p. 133:106 ## Annexes 135:106 ### I. -- L'amour de Dieu et le mystère du mal Si nous recherchons le pourquoi de l'ordre surnaturel en général, et la raison d'être, en particulier, de la réalisation que Dieu a voulue de fait, nous devons conclure : parce que cela convenait souverainement à l'amour de Dieu. *Dieu a tant aimé le monde qu'il lui a donné son Fils unique afin que quiconque croit en lui ne périsse pas, mais qu'il ait la vie éternelle* (Jo. 111, 16). Précisons qu'il a donné son Fils au monde par l'Immaculée Vierge Marie, ensuite que le salut ne peut être réalisé qu'à l'intérieur du Royaume à la fois saint et « juridique » constitué par le Fils de Dieu -- à l'intérieur de l'Église ; *hors de l'Église pas de salut.* Certes on voit sans peine comment la surélévation de l'homme et de l'ange à la vie même de Dieu -- infiniment au-dessus des corps et des esprits -- convenait à l'amour divin. On saisit sans difficulté que, le propre de l'amour étant de se répandre, c'est par amour que Dieu a créé ; à plus forte raison c'est par amour qu'il fait participer à sa vie absolu­ment propre et réservée la créature spirituelle. Mais la per­mission du péché et la damnation, comment comprendre qu'elles convenaient au suprême amour ? De même quelle convenance existe entre le suprême amour et la croix du Christ, et nos croix personnelles si nous voulons vivre dans le Christ ? Et encore quelle convenance entre l'amour infini et la situation d'une Église qui est sainte sans doute, mais composée de pécheurs ; une Église où il peut toujours arri­ver à ceux qui détiennent les pouvoirs sanctifiants d'en faire un si mauvais usage qu'ils dégoûtent leurs frères d'y recou­rir ? Enfin convenait-il à l'amour divin de faire durer l'his­toire dans ces conditions cruelles et périlleuses où le péché est toujours au travail ; où persécutions et hérésies recom­mencent périodiquement ; tandis que se préparent les grandes ténèbres de l'avènement de l'Antéchrist ? 136:106 Toutes ces questions se résument en une seule ; puisque l'ordre surnaturel est le signe par excellence de l'amour de Dieu, comment n'a-t-il point supprimé le mal ? Comment se fait-il qu'il coexiste avec le mal ? Voici la réponse, conforme à la doctrine de la Foi, des Pères et des théologiens ([^52]). Sans doute un ordre surnaturel miraculeux n'est pas impensable ; on peut imaginer sans tomber dans l'absurde que les anges et les hommes eussent été créés dans l'état de terme et de béatitude ; selon cette hypothèse, pas de souffrance, pas de péché, ni d'Enfer ; mais aussi, selon cette hypothèse, la liberté de l'être spirituel n'était pas honorée, puisqu'il était créé dans la béatitude sans avoir à choisir et à mériter. Or c'est une preuve d'amour de la part du Créateur d'honorer la liberté qu'il a créée en lui donnant de se déterminer d'elle-même, secourue par la grâce, avec tous les risques que cela comporte. Parmi d'autres voies possibles, le Seigneur Dieu a choisi pour sa créature spirituelle une voie qui respecte, qui honore sa liberté, en tenant compte de sa condition connaturelle qui est la défectibilité. Ce qui est connaturel à des libertés défectibles (c'est-à-dire à toutes les libertés créées) c'est qu'elles ne soient pas nécessairement indéfectibles ; qu'elles défaillent quelquefois. Dieu n'a pas voulu abolir cette règle. Ce n'est certes pas un défaut de son amour. Nous y voyons au contraire la preuve d'un amour qui traite avec honneur les êtres qu'il a créés ; un amour qui veut être aimé libre­ment par sa créature, au risque d'être méprisé ou trahi. Sans être pour rien dans aucun péché, le Dieu très saint respecte les libertés créées au point de permettre le péché. Il le permet, mais il est évident qu'il n'y prend aucune part, sinon il ne serait pas la sainteté, l'innocence même. *Sanctus Dominus Deus Sabaoth*. Si nous nous demandons comment Dieu qui permet le péché n'en est aucunement responsable, nous devons répondre que la volonté permissive de Dieu, qui crée les libertés et les meut de l'intérieur, ne peut pas être assimilée à la volonté d'une créature laquelle par défi­nition est inapte à créer une liberté et à la mouvoir. Vouloir permettre le mal ne peut pas avoir la même signification selon qu'il s'agit de l'homme ou de notre Père qui est dans les cieux. 137:106 Ainsi Dieu a-t-il permis le péché, le mal de coulpe ; et il a voulu le mal de peine qui en est le nécessaire châti­ment. -- Quant à l'éternelle damnation, la cause première n'est pas à chercher en Dieu mais bien dans la révolte obsti­née de la créature contre l'invitation de l'amour divin. Dieu ne prédestine personne à l'éternelle damnation mais c'est la créature (ange ou homme) qui prend l'initiative première de se destiner à l'Enfer par le refus obstiné de l'appel de Dieu ; et Dieu fait tout pour prévenir ce refus, car sa grâce est toujours suffisante. A la différence de l'ange qui est esprit pur et se décide irrévocablement dans un éclair d'intuition l'homme, com­posé d'esprit et de matière, est sujet à la succession et au changement, aux variations et aux reprises. Il est suscep­tible de repentir et de conversion. Il est donc susceptible d'être racheté après son péché. Si Dieu l'a racheté c'est évi­demment par pure miséricorde ; et c'est par un excès de cette pure miséricorde qu'il l'a racheté avec la surabondance que nous savons, puisqu'il a donné pour nous son propre Fils. *Qui propter nos hommes et propter nostram salutem descendit de cœlis et incarnatus est... Il n'a pas épargné son propre Fils, dit saint Paul, mais il l'a livré pour nous tous* (Rom. VIII, 32). Ainsi l'ordre primitif de la grâce, l'ordre surnaturel en son premier état, celui d'Adam et Ève au Paradis terrestre, n'a sans doute pas été restauré ; mais il a été remplacé dans le Christ par un état plus beau. Les privilèges préternaturels n'ont pas été rendus car il ne con­venait pas que l'humanité fut dispensée des peines et de la mort encourues justement ; mais ce qui nous a été donné est plus beau sans comparaison que l'état de justice origi­nelle, puisque le Verbe s'est fait chair et demeure parmi nous ; puisqu'il rend au Père un amour, une adoration, une réparation sans prix ; puisque désormais notre amour, notre adoration, nos épreuves réparatrices sont dans une relation intrinsèque avec sa charité du Verbe de Dieu Rédempteur ; puisque toute notre vie de grâce est agréée par le Père dans la grâce de son Fils unique -- *car c'est de sa plénitude que nous avons tous reçu*. 138:106 Lorsque nous contemplons un crucifix nous savons que la souffrance du Christ est inimaginable et que le péché est affreux, mais nous savons aussi que le péché est réparé avec une perfection extraordinaire et que notre Père du Ciel reçoit un amour digne de lui, et combien meilleur que celui d'Adam. Cela nous le savons encore plus au moment de la consécration, à la sainte Messe, lorsque le corps et le sang du Fils unique deviennent réellement présents sur l'autel et son offerts réellement pour notre salut. Or la présence réelle, la consécration, le sacerdoce catholique dureront par­mi l'humanité indéfectiblement jusqu'à la Parousie, même pendant l'envahissement des ténèbres dans les années de l'Antéchrist. Vraiment l'ordre surnaturel qui existe de fait, encore qu'il ne soit pas miraculeux, est le signe d'un amour confondant. Comment ne pas nous écrier avec l'Apôtre bien-aimé : *credidimus caritati quam habet Deus in nobis : nous avons cru à l'amour de Dieu pour nous* (Ia Jo. IV, 16). C'est faute d'une foi suffisante en cet amour que nous sommes portés à perdre courage lorsque nous faisons l'expérience que l'ordre actuel de la grâce n'est pas miraculeux. -- Par ailleurs cette foi dans l'amour de Dieu nous permet de ré­duire l'objection tirée de la condition présente de l'Église. L'Église durant tout son pèlerinage terrestre, encore qu'elle soit sainte et sans péché, *sans tache ni ride*, non seulement se recrute parmi les pécheurs, mais encore elle voit beau­coup de ses enfants se livrer à des péchés très graves. Com­ment expliquer un état de l'Église aussi pénible ? La réponse suprême me paraît être celle-ci : il convient à l'amour de Dieu de vouloir que l'Église soit sainte dans la conformité à Jésus-Christ et donc qu'elle soit sainte à travers les épreuves de toute sorte, -- non seulement les persé­cutions de ceux du dehors mais encore, à l'intérieur, les trahisons des fidèles qui sont tièdes ou méchants. On peut certes concevoir pour l'Église un état particulièrement favo­risé dans lequel la souffrance lui viendrait uniquement de l'extérieur et jamais de ses propres fils. C'est bien à un tel état que l'Église aspire ; elle en approche dans les périodes de grande ferveur. Cependant il plaît à Dieu qu'elle ait aussi à porter la croix plus ou moins fréquente, plus ou moins lourde, des médiocres, des traîtres, des faux frères et même parfois des suppôts de l'apostasie qui se dissimulent et s'organisent dans son propre sein : *in sinu et gremio Eccle­siæ*, disait le Pape Pie X. Le Seigneur ne fait pas toujours le miracle de la préserver de cette épreuve, la plus cruelle de toutes, la plus redoutable ; cependant même cette épreuve, puisqu'elle est un genre de conformité à la Passion du Christ, est certainement une preuve d'amour. 139:106 Comme c'est une preuve d'amour que l'histoire de l'hu­manité doive se dérouler immanquablement, jusqu'à la Parousie, dans cette condition dramatique qui est la lutte de la cité de Satan avec ses deux Bêtes contre la cité de Dieu, la sainte Église. Les vicissitudes bouleversantes de ce combat ne sont pas un scandale pour notre foi dans l'amour, parce que nous sommes sûrs que Satan est vaincu d'avance ; parce que le Christ avec la plénitude indépassable de sa lumière et de sa grâce demeure chaque jour avec nous ; parce qu'il fait durer les siècles en vue de nous faire participer à sa victoire en nous faisant participer d'abord à sa Passion. A tout moment il est vainqueur et nous donne de vaincre avec lui ; jamais assurément il n'est vaincu par le diable. Quand on lit l'Apocalypse, ce grand livre de la révé­lation divine sur la raison d'être de la durée de l'histoire, sur le pourquoi de la lutte de l'Église, le pourquoi des châti­ments divins, -- quand on lit les révélations de saint Jean exilé à Patmos, on comprend encore mieux que, si notre Dieu prolonge les siècles, c'est avant tout pour la manifestation de son amour, en vue de permettre une participation multi­forme à la grâce et à la victoire de Jésus-Christ. 140:106 ### II. -- Le messianisme évangélique et ses conséquences temporelles Ce qui détourne souvent les hommes de croire au surna­turel et à l'amour de Dieu c'est la séduction des faux messianismes. Le récit des trois tentations du Seigneur est à ce point de vue tout à fait éclairant, il convient de le méditer ([^53]). Pourquoi donc le Seigneur a-t-il refusé de changer les pierres en pains ? Pourquoi n'a-t-il pas fait non plus le miracle fantastique et gratuit de tomber indemne du haut en bas du pinacle du temple, de sorte que les hommes sachent bien que la religion nous met désormais tout natu­rellement à l'abri des suites fâcheuses de nos actes les plus insensés, empêche notre démesure et notre orgueil de porter leurs fruits de mort ? Enfin pourquoi n'a-t-il pas accepté cette domination universelle dont la paix générale aurait été la conséquence ? Est-ce qu'il ne lui suffisait pas de se mettre à genoux devant l'Ennemi pour que l'humanité fût a jamais délivrée de la faim, comblée de miracles, établie dans l'unité et la tranquillité ? Non assurément. D'abord il était impensable que le Sauveur des hommes s'agenouille devant le tentateur, devant *celui qui est homicide dès le commencement* (Jo. VIII, 44). Et même si le Seigneur (par une hypothèse absurde) eût consenti à cette prosternation, un tel sacrilège fût demeuré effroyablement vain. 141:106 Certes la promesse de Satan était très explicite : *haec omnia tibi dabo,* mais c'était un immense mensonge. Cette promesse faisait abstraction de la purification du cœur et de la conversion à Dieu ; elle ne contenait aucun sens digne de Dieu ([^54]) ; dès lors elle était absolument irréalisable. Nous ne pouvons en effet avoir part à la vraie paix, à la vraie béatitude, si notre âme n'est point purifiée ; et comment cette purification serait-elle possible si nos aspirations les plus mélangées, les plus empoisonnées de convoitises, étaient tranquillement satisfaites ainsi que le suggérait Satan ? Admettons que les propositions du diable, qui se situaient à un tout autre niveau que l'union avec Dieu, aient été réalisées par le Seigneur, que serait-il arrivé ? Notre cœur n'ayant pas été d'abord purifié, converti, uni à Dieu par l'amour, l'abondance des biens matériels aurait engendré le dégoût ; la facilité de vivre, assurée par des miracles fantas­tiques, aurait provoqué un ennui sans fond et même le désespoir ; la paix générale n'aurait pu tenir sans le recours à l'oppression, à l'esclavage plus ou moins déguisé, au condi­tionnement systématique, puisque la psychologie des pé­cheurs que nous sommes serait demeurée, d'après la pro­position du tentateur, étrangère à la loi divine et à la sanc­tification. En vérité les promesses de Satan, parce qu'elles ne voulaient rien savoir de notre conversion et de la croix qui en est inséparable, n'étaient qu'un mirage inventé par l'Enfer ; un mirage peut-être assez bien monté, mais qui s'éloigne à l'infini et ne saurait nous conduire à la béatitude. Ainsi le Seigneur a-t-il opposé un refus catégorique. Ainsi l'Église du Seigneur, la seule véritable, continue au long des siècles à refuser le messianisme satanique, -- le mes­sianisme des pierres transmuées en pains ; des interven­tions miraculeuses dans l'intérêt de nos caprices ; de la paix des royaumes fondée sur le totalitarisme de l'État. Le Seigneur a rejeté toutes les propositions de Satan. Il n'a voulu pour l'humanité autre chose que le salut surnaturel, l'accès à la vie même de Dieu par la conversion du cœur et le consentement à la croix. Il nous a introduits dans le bon­heur et la paix de Dieu par pure grâce, -- une grâce accor­dée à des pécheurs qui ont à porter la croix avec lui. 142:106 Est-ce à dire que rien n'ait été modifié dans la condition temporelle de l'humanité ; que nous ayons en partage la vie et le bonheur de Dieu sans que rien ne bouge dans notre univers de misère et d'injustice ? Non assurément. Et depuis vingt siècles nous voyons les conséquences, dans l'ordre même des choses d'ici-bas, de la volonté du Seigneur de nous apporter le salut surnaturel et le salut par la croix, en refu­sant tous les faux messianismes. -- Sans doute les hommes ont-ils continué d'avoir faim ; mais depuis la passion du Seigneur les vrais fidèles, ayant préféré le pain eucharistique à la nourriture du corps, sont devenus capables, en vertu de cette préférence, de secourir le prochain, dans sa détresse spirituelle et physique, au péril de leur vie elle-même. Les pierres n'ont pas été transmuées, la sentence édictée contre notre race de manger le pain à la sueur de notre front n'a pas été rapportée, mais, depuis le jeudi-saint et l'institution de l'Eucharistie, on a vu fleurir parmi les hommes une charité et une bonté dont jusque là on n'avait pas d'exemples. La détresse et le malheur n'ont pas été abolis, mais ils sont illuminés. De même les guerres ont continué de semer la désolation la nécessité demeure pour les patries et les sociétés de veiller et de se défendre ; par ailleurs on a vu s'allumer des persécutions religieuses d'une ampleur et d'une férocité inouïes. Mais depuis le crucifiement du vendredi-saint et le *Pax vobis* du matin de Pâques, guerres et persécutions sont éclairées d'une lumière divine ; on a vu, on verra tou­jours des centurions dignes de Dieu, des cohortes de soldats chrétiens et l'armée radieuse des saints martyrs : *Te marty­rum candidatus laudat exercitus.* Des peuples et des nations ayant accepté la régence du Christ sont parvenus, malgré la poussée continuelle de l'iniquité et du mensonge, à fonder la paix sur la fidélité à l'Église et le respect du droit naturel des hommes rachetés ; ils ont fait fleurir une pensée chré­tienne, un art chrétien ; ils abritent d'innombrables foyers qui vivent en paix dans l'héroïsme inapparent des humbles fidélités domestiques. \*\*\* 143:106 Le messianisme irrévocablement choisi par le Seigneur et son Église et qui n'est pas de ce monde, qui est surnaturel et crucifié, bien loin d'être inopérant dans l'ordre de la cité temporelle se reverse au contraire en bienfaits merveilleux. Il est aussi, il sera toujours l'occasion de conflits déchirants au sujet des choses de la terre parce qu'il n'admet pas que nous en fassions notre tout. *Cherchez d'abord le Royaume de Dieu et sa justice et le reste vous sera donné par surcroît*. Si le monde refuse ce messianisme c'est moins encore parce qu'il est crucifié que parce qu'il est surnaturel. Le monde, pour accepter de la part des chrétiens le pain et l'aumône, voudrait qu'ils ne lui soient pas présentés par des mains qui ont tenu le Corps du Christ et le pain céleste. Pour accueillir de la part des chrétiens la paix et l'ordre, le monde voudrait qu'ils ne lui soient pas proposés par des hommes *qui adorent Dieu en esprit et en vérité* et qui aspirent d'abord à la paix d'un cœur purifié et converti. En un mot le monde voudrait le surcroît du Royaume de Dieu et du messianisme de Jésus-Christ en commençant par refuser ce Royaume et la qualité surnaturelle de ce messianisme. Le monde ne supporte pas un amour de Dieu qui nous offre un Royaume surnaturel et crucifié. N'importe quoi, mais pas un tel amour ! Mais un Dieu qui aime des pécheurs peut-il leur offrir un Royaume d'une autre espèce ? C'est faute de croire que Dieu aime à la manière de Dieu que le monde moderne abaisse les mystères révélés ; il mul­tiplie ses efforts et ses machinations pour parvenir à vider et falsifier les saints mystères. Croyons que Dieu nous aime d'une façon divine et nous accepterons l'ordre surnaturel tel qu'il nous est donné à jamais en Jésus-Christ. Nous sau­rons aussi que le Seigneur dispense des bienfaits terrestres de surcroît, mais ces bienfaits terrestres ne sont pas comme ceux du monde et ils procèdent d'une autre source ; ils sont accordés par le Seigneur (à la prière de Notre-Dame) à ceux qui cherchent d'abord le Royaume céleste, royaume surna­turel et crucifié. 144:106 ### III. -- De la civilisation chrétienne Dans un de ses grands pamphlets dont nous n'arriverons pas de sitôt à épuiser la substance, Georges Bernanos nous montrait « le troupeau des grandeurs humaines que la Cathédrale avait rassemblées le long de ses flancs énormes, avant de jeter au ciel, ainsi qu'un cri triomphal, sa flèche vertigineuse ». (*La Grande Peur des Bien-Pensants,* page 451 ; éditions Grasset, Paris.) « L'homme d'autrefois, dit-il, trou­vait l'Église associée à toutes les grandeurs du monde visible, aux côtés du prince qu'elle avait oint, de l'artiste qu'elle inspirait, du juge investi par elle d'une sorte de délégation ou du soldat dont elle avait reçu les serments. De la plus haute charge au dernier de ces métiers qu'honorait le patro­nage des saints, il n'était droit ni devoir si humble qu'elle n'eût d'avance béni. » (*Ibid.*, p. 449.) On peut méditer longue­ment cette évocation de la civilisation chrétienne car elle va au fond des choses. Il n'existe pas en effet de civilisation sans le concert hiérarchisé des grandeurs de ce monde : les lettres, les arts, les écoles mais aussi l'armée et la magistra­ture, la paysannerie, les diverses industries, l'État enfin et tous ceux *qui nos potestate regunt* comme chante l'*Exultet* dans la supplication œcuménique de la veillée pascale. Ces grandeurs humaines ne commencent à faire une civilisation que lorsqu'elles sont redressées dans le sens du droit natu­rel. Par ailleurs elles se sont constituées laborieusement comme un patrimoine du plus haut prix ; elles se trans­mettent comme un héritage ; l'important est ici que non seulement l'héritage soit gardé intact mais que la transmis­sion soit vivante et que la génération nouvelle fasse vrai­ment siens, anime de sa propre vie, les biens les meilleurs que lui lègue la génération qui s'en va. 145:106 Dans la mesure où la génération nouvelle ne sait ou ne veut retenir que le formel, l'extérieur, le convenu de la tradition et des institu­tions, dans cette mesure la civilisation chrétienne devenue anémique, vidée de sa sève, est exposée aux pestes les plus malignes ; c'est en partie faute d'avoir reçu l'héritage d'une manière assez vivante que les chrétiens du XVI^e^ furent préci­pités dans les crises les plus dangereuses La civilisation chrétienne n'est jamais en repos ; son mouvement n'a pas l'incohérence de l'anarchie mais le rythme des êtres vivants. Stabilité, tradition la caractérisent ; mais c'est la stabilité de la vie où les organes les plus nobles se maintiennent en santé par l'afflux sans repos d'un sang généreux ; c'est la tradition vivante où les trésors véritables, les virtualités authentiques, -- celles-là seulement -- contenues dans la pensée et les institutions des générations d'hier sont discer­nées, avec diligence, pieusement recueillies et mises en œuvre par les générations nouvelles venues. -- Grandeurs humaines redressées vaille que vaille selon le droit naturel, patrimoine, héritage, transmission vivante, il y a autre chose dans la civilisation chrétienne ; il y a encore, et en premier lieu, et continuellement l'assistance doctrinale et sacramen­telle, l'intervention fondée en droit divin, de notre mère la sainte Église. « Vous êtes le sel de la terre », c'est aussi pour la civili­sation, pour la terre civilisée, qu'a été dite cette parole du Sermon sur la Montagne. L'Église ne peut supporter que les grandeurs de ce monde soient détournées de leur fin, falsi­fiées, perverties. Or quand elles sont abandonnées à elles seules, et dans un statut de « neutralité » pour employer une expression absurde, elles deviennent incapables de se tenir droites, elles se déforment et se corrompent. Pour avoir là-dessus la moindre hésitation l'Église, à l'image de son Maître, sait trop ce qu'il y a dans le cœur de l'homme. D'autre part elle est trop avertie des exigences totales du culte en esprit et en vérité qui doit être rendu au Rédempteur des hommes pour laisser l'œuvre de l'homme, en ce qu'elle a de plus grand, la civilisation, se soustraire à Dieu, se retrancher orgueilleusement dans ce fameux statut de « neutralité » qui est à la fois une chimère et une imposture. Voilà pour­quoi l'Église ne renoncera jamais à déclarer son droit natu­rel au prince et à l'officier, au juge et à l'artiste, au médecin et au savant, au penseur et au chef d'entreprise. \*\*\* 146:106 Vous me direz : Quoi qu'il en soit des grandeurs humaines, le souci dominant de l'Église n'est-il pas à l'égard des petits et des pauvres, des offensés et des humiliés : *evangelizare pauperibus misit me *? Eh bien, justement parce que le cœur de l'Église, comme celui de son Époux, est déchiré de compassion pour les petits et les pauvres jamais elle ne prendra son parti de ce que les grandeurs humaines en trahissant leur finalité scandalisent les plus malheureux. C'est à cause du pauvre, ce n'est pas seulement à cause du prince, qu'elle abordera le prince pour lui décla­rer ce qui est juste dans une cité composée de rachetés, qu'elle l'affrontera pour réprouver ses duretés ou ses félonies et même le bannir de la communion. C'est à cause du pauvre, ce n'est pas seulement à cause du soldat, qu'elle bénira les armes, dictera les règles de la guerre juste, chantera le *Te Deum* des victoires, placera sous le patronage particulier d'un saint ou d'une sainte le peuple vaincu, la nation occupée. Pour qui donc prenez-vous le pauvre ? Le supposez-vous doté de quelque privilège d'exemption du péché originel, le croyez-vous nécessairement plus aguerri contre les em­bûches du démon que les solitaires de la vieille Égypte ? Ce n'est pas l'Église seule, ce sont les grandeurs humaines quand elles sont baptisées et maintenues fidèles à leur bap­tême qui parviennent à créer, tant bien que mal, pour les malchanceux de la vie, une atmosphère saine et respirable. Hors de cette atmosphère ils sont terriblement exposés à se laisser prendre dans les pièges des plus malins, à céder aux provocations des pires canailles. 147:106 Regardez plutôt ces villes brusquement surgies en vertu des décrets arbitraires de la technocratie moderne. Parcou­rez les quartiers, entrez dans les maisons surpeuplées où s'agite une foule de pauvres êtres ramassés aux quatre coins de la France. Devant ce spectacle navrant vous arriverez sans doute à comprendre assez vite le rôle indispensable des grandeurs humaines revenues à Jésus-Christ. Vous désirerez sans doute la mise en œuvre, par les grands qui en sont les premiers responsables, de la doctrine de l'Église sur le tra­vail et le salaire, sur la véritable signification des loisirs. Les grandeurs humaines revenues à Jésus-Christ parviendront à mettre les pauvres dans les conditions normales pour vivre décemment dans leur famille, faire un travail qui ne les déshumanise pas, trouver des loisirs qui les élèvent. -- C'est par amour des pauvres, c'est parce que les pauvres sont les premières victimes dans un monde où les autorités sociales, comme disait Le Play, sont étrangères à la religion chré­tienne, c'est pour cela que la sainte Église s'adresse aux grandeurs terrestres pour les convertir, les rendre chré­tiennes. Ce n'est donc pas un argument sérieux que d'invoquer l'amour des pauvres pour détourner l'Église de prendre en charge les grandeurs humaines ; et l'argument n'est pas meilleur que certains veulent tirer de l'humilité de Jésus-Christ. \*\*\* On n'insistera jamais assez sur l'humilité de l'Évangile, non seulement parce que c'est là un de ses caractères distinctifs irréductibles, mais encore parce que l'orgueil de la créature déchue répugne naturellement à l'*humiliavit seme­tipsum* (et cependant nous n'accédons à l'Évangile que par cette porte des humbles : *si vous ne devenez comme de petits enfants vous n'entrerez pas au Royaume des cieux*). On ne dira jamais assez que Jésus-Christ n'a pas voulu régner à la manière des rois de ce monde : « Ils voulurent le faire roi, mais lui se retira dans la montagne tout seul... Si mon royaume venait de ce monde, j'aurais eu des soldats pour me défendre. » 148:106 On ne se rappellera jamais avec assez de piété l'origine modeste des douze apôtres, la qualité de simple pêcheur qui fut d'abord celle du premier vicaire du Fils de Dieu fait homme. Cependant ces considérations fon­damentales ne doivent pas nous faire oublier d'abord que Jésus-Christ s'est adressé aux grands du peuple juif, les Scribes et les Pharisiens de Jérusalem, et non seulement aux foules de Galilée ; ensuite que l'Évangile est donné aux hommes afin de croître et se développer, de sorte que, petite graine à l'origine, il devienne ce grand arbre où s'abritent les oiseaux du ciel. Le Seigneur dans son amour pour les hommes aveuglés devait, en se révélant à eux, prévenir toute équivoque. S'il était venu comme prince et dans l'équipage glorieux des grandeurs de civilisation, les hommes ne se seraient attachés à lui qu'en apparence, ne l'auraient aimé que d'une façon impure ; ce sont le prestige et l'intérêt d'un royaume ter­restre qui les auraient attirés et non pas la sainteté, l'exi­gence de conversion, la pureté de l'amour. Nous retrouvons ici la leçon capitale dans laquelle Blaise Pascal est notre maître vénéré : Jésus-Christ s'est manifesté aux hommes *comme un Dieu caché : il est venu dans l'éclat de son ordre*. C'est vrai. Mais à mesure que l'Évangile étendait ses con­quêtes par le monde -- et c'est une loi première de l'Évangile que d'étendre ses conquêtes (« Je suis venu jeter un feu sur la terre ») il était bien impossible qu'il demeurât étranger aux grandeurs humaines. Il se devait de les purifier, de les animer, de leur donner une âme nouvelle : une âme d'humilité et charité à cause de la foi au Seigneur crucifié. Assurément la mission première de l'Église est de sauver les âmes, les guérir du péché, les unir à Dieu par la foi et les sacrements de la foi ; la mission première de l'Église n'est pas de faire naître une civilisation ; et c'est peut-être cela que voulait dire jadis le grand philosophe Jacques Mari­tain dans une phrase passablement abrupte des *Degrés du Savoir* (page 35) : « L'Église n'apporte pas aux peuples les bienfaits de la civilisation, mais le sang du Christ et la Béa­titude surnaturelle. » 149:106 Mais enfin il ne convient pas d'établir une antinomie entre les grâces de la Rédemption et les bienfaits de la civi­lisation ; comme s'il y avait antinomie entre le fleuve magni­fique et les petits canaux qu'il alimente, qui permettent d'irriguer les prairies et les champs d'alentour. Je veux bien -- et je ne pense pas être le dernier à le faire -- que l'on recommande aux hommes d'Église de ne pas usurper sur le laïc ni se substituer à la mission propre de celui-ci, qui se rapporte aux grandeurs terrestres et aux choses de César ; que le clerc au contraire veille bien à s'adonner à son minis­tère, à faire son métier (puisque métier est la même chose que ministère) ; qu'il exerce les pouvoirs sanctificateurs dont il a le privilège. Mais cet exercice ne comporte pas, que je sache, de dénigrer la civilisation chrétienne, d'en con­tester la nécessité, les irremplaçables bienfaits. \*\*\* Je n'ignore pas les objections que l'on peut élever à partir des collusions, Parfois honteuses, qui n'ont pas man­qué de se produire, -- qui se produiront encore -- entre des hommes d'Église frivoles ou méchants et des puissants de ce monde despotiques ou criminels ; les nombreuses com­plicités de prélats prévaricateurs à l'égard de princes concu­binaires, rapaces, cruels ; les *Te Deum* solennellement chan­tés à la suite de victoires plus dignes de Maures et de Turcs que de combattants baptisés ; les faveurs, les immunités accordées à des artistes infâmes. La liste serait longue et fastidieuse de tous les griefs que l'on pourrait accumuler contre la chrétienté, contre ce qui est simplement l'expres­sion normale, mais toujours à purifier, de la religion chré­tienne au sein des institutions de la cité. Par ce réquisitoire le chrétien au cœur simple, modeste fidèle ou théologien stu­dieux, ne se laissera pas troubler ; aussi bien l'enfant du catéchisme connaît déjà la réponse : Quelques prélats, serait-ce un groupe de prélats, ne sont pas la même chose que l'Église. L'Église ne commet aucun péché, mais elle gué­rit tous les péchés de tous ses fils, y compris les péchés les plus graves de ceux de ses enfants qui sont investis des dignités les plus hautes. Quoi qu'il en soit des défaillances individuelles, même multipliées, l'Église annonce invaria­blement une doctrine de salut, répand avec une largesse inépuisable la grâce des sacrements ; toujours par son ensei­gnement et par ses sacrements elle donne au prince, au soldat, au savant, au plus humble des ouvriers, d'exercer son office en pleine conformité avec le droit naturel chrétien. 150:106 Qu'arrive-t-il du reste lorsque l'État, serait-ce avec la connivence de clercs médiocres ou illusionnés, empêche notre mère l'Église de tenir sa place, d'accomplir son ministère, d'exercer ses pouvoirs sanctifiants dans les choses de la civilisation, auprès des grandeurs humaines ? Voyons-nous alors plus de justice, d'apaisement, une plus grande douceur de vivre, une liberté plus étendue ? Au vrai c'est Satan et ses mauvais anges qui viennent s'installer de manière officielle, par principe, en vertu des lois et des règlements, sans que personne, de manière officielle et par la force des lois, puisse leur disputer le terrain. J'évoquais tout à l'heure l'inhumanité de certaines villes brutalement montées par l'industrie moderne, industrialisées jusqu'à l'extrême limite ; pensez-vous que lorsque l'Église sera écoutée, l'industrie elle-même et les cités industrielles ne trouveront pas la mesure de l'homme racheté ? Et ne pensez-vous pas que l'Église serait écoutée bien davantage sans l'opposition sournoise ou déclarée d'un État laxiste, pour­suivant depuis deux siècles, avec le concours de certains clercs intimidés, abusés ou félons, son dessein invariable de repousser l'Église toujours un peu plus loin de la vie des hommes baptisés, de la renfoncer dans le recoin le plus obscur du sanctuaire ? Ne pensez-vous pas enfin que ce danger cléricaliste de la chrétienté dont vous nous faites un épouvantail, l'Église possède tout ce qu'il faut pour en garantir ses ministres ? La prépotence cléricale menace toujours les clercs, ne disparaît jamais complètement, relève la tête à toutes les époques, se dissimule parfois sous une forme invertie, mais toujours dans ses attaques, dans ses progrès, elle se heurte à la sainte Église pour lui barrer la route et la repousser. Car l'Église qui dure et qui sauve le monde jusqu'à la fin des siècles n'est pas à l'image de l'impérialisme des clercs mais au contraire de la sainteté, la douceur, l'humilité du Fils de l'homme. 151:106 Lorsque l'Église, comme il est de son plein droit, inspire et vivifie les grandeurs humaines, alors loin de les rendre oppressives, implacables aux démunis et aux faibles, elle les détend, les ouvre à la douceur du Christ, les incline du côté des pauvres. Une civilisation animée par l'Église sera toujours aux antipodes du totalitarisme, du césaro-papisme. Il est contradictoire de parler d'un État chrétien totalitaire. Je rappellerai ici la comparaison merveilleuse de fraîcheur et de justesse de Jacques Maritain : « Le royaume de Dieu (pourrait) avancer comme un roi d'humilité monté sur un ânon, je veux dire sur le temporel chrétien, et salué d'hosannas ([^55]). » Y a-t-il rien de plus contraire au cléricalisme que ce roi d'humilité ? L'Église ne se comporte pas autrement que le roi son Époux ; *Specie tua et pulchritudine tua intende, prospere procede et regna*. A toutes les époques l'Église possède tout ce qu'il faut pour conjurer le fléau du cléricalisme par sa sagesse et sa sainteté ; par la sagesse du clerc et du laïc ; par la sainteté de l'un et de l'autre ; au moins par la sagesse et la sainteté de l'un d'eux à défaut de l'autre. Relisons l'histoire de saint Louis. Le cléricalisme ne fut-il pas surmonté par le bon sens et la sagesse évangélique de ce roi lumineux ? Pour en triompher il se garda de recourir, comme devait le faire bientôt Philippe le Bel, aux ténébreuses machinations du laïcisme naissant. Je ne peux m'empêcher de trouver bien courte et vrai­ment inhumaine la conception de ces clercs qui, sous prétexte d'éviter le cléricalisme, jugent que l'Église doit ignorer le temporel, se retirer, le laisser vacant. L'usine deviendra-t-elle plus humaine parce que votre syndicat refusera toute désignation chrétienne, toute réfé­rence à l'enseignement pontifical ? L'artiste obtiendra-t-il un meilleur équilibre, une vie moins incohérente, parce que vous l'aurez détourné de travailler pour le sanctuaire, d'y travailler d'un cœur pur, de recourir d'autant plus aux sacrements qu'il édifie le temple OÙ est célébrée l'Eucha­ristie ? Ou bien vous imaginez que le diable ne mettra pas son « grappin » sur ces positions temporelles de première impor­tance que vous demandez à l'Église d'abandonner, -- et vous témoignez alors d'une fameuse ignorance des mœurs de Satan. 152:106 Ou bien vous imaginez que si l'Église tient ces positions, le diable s'y logera aussi confortablement que si elle ne les tenait pas, -- et vous méconnaissez alors l'im­mense portée du pouvoir sanctifiant de l'Église partout où elle est libre de parler, d'enseigner, de célébrer les divins mystères. Certes le diable s'introduit partout ; les grandeurs humaines ne seront pas à l'abri de ses incursions pour être inspirées, vivifiées, corrigées par la sainte Église ; elles seront du moins soustraites à sa prise de pouvoir, à sa mainmise légalisée, institutionnalisée. Le sacrilège pourra se produire, mais nous savons que les sacrements eux-mêmes nous donnent la grâce d'échapper à la profanation des sacrements. Des mœurs pharisiennes pourront commencer de se diffuser, mais c'est la vertu même de l'Évangile, lorsqu'il est accepté (et comment sera-t-il accepté si la liberté n'existe pas de le prêcher avec toutes ses conséquen­ces) que de faire naître des mœurs de droiture et d'honneur, de rendre intenables les mœurs pharisiennes, de les faire abhorrer. L'attitude d'âme est décidément trop mesquine et trop pusillanime qui voudrait refouler l'Église loin des grandeurs terrestres pour éviter les sacrilèges et le pharisaïsme. Sans nul doute ces péchés sont-ils épouvantables et nous devons faire ce qui est en nous pour vivre au-delà et en préserver le prochain. Mais de quelle manière ? En écou­tant les conseils de la pusillanimité de l'homme, ou bien en prenant le chemin héroïque que nous enseigne la magnani­mité de Dieu ? Pour abominable que soit la profanation des sacrements, le Seigneur a préféré que les hommes courent ce risque plutôt que de les laisser sans sacrements. Nous touchons ici à l'un des aspects les plus admirables des mœurs divines. Plutôt que de laisser les hommes dans cette pénombre de la loi et de la conscience, grâce à laquelle leur péché eût été moins grave, Jésus-Christ a préféré leur donner la complète lumière, parce qu'elle était indispensable à la perfection de l'amour -- quel que soit le risque de refus, de révolte, et, disons le mot, de péché contre le Saint-Esprit. Plutôt que de laisser les hommes dépourvus des sacrements de l'Église et de son magistère, situation dans laquelle l'abus des choses saintes et des pouvoirs divins eût été beaucoup plus difficile et plus rare, Jésus-Christ a préféré instituer les sacrements, établir un magistère, bien que les hommes soient exposés de ce fait à mêler les passions les plus basses dans l'usage des sacrements ou dans l'exercice du magistère. 153:106 C'est ainsi que le Christ a aimé les hommes, honoré leur dignité. Il ne pouvait les rendre capables d'un amour plus pur, plus profond, sans les exposer à des trahisons plus noires, des méchancetés plus délibérées, des mensonges plus sinistres. Ce qui importe c'est que la possibilité de l'abus des choses saintes, devenu un risque inévitable de la civilisation chrétienne, loin de nous faire proscrire les choses saintes de la vie publique, nous fasse désirer violemment la sainteté qui seule prévient les sacrilèges ou le pharisaïsme, en arrête seule les conséquences empoisonnées. *Soyez parfaits comme le Père Céleste est parfait *; que notre magnanimité soit donc à l'image de la sienne ; pour échapper aux abus dans les sacrements ou le magistère, ne soyons pas mesquins au point de refuser les sacrements et le magistère. Tendons à l'héroïsme, car l'héroïsme seul est à la mesure des très grands risques, inséparables des dons suprêmes, que Dieu nous a faits. 154:106 ### VI. -- Du mépris du monde « Que vos saints mystères, Seigneur Jésus, nous communiquent une ferveur divine, de telle sorte qu'ayant perçu la suavité de votre cœur très doux nous apprenions à mépriser les choses de la terre et à aimer les choses du ciel. » Postcommunion de la Messe du Sacré-Cœur ([^56]). N'aimez pas le monde nous dit le Seigneur par le minis­tère de saint Jean ([^57]). Et le Seigneur qui nous défend d'ai­mer le monde par la voix de son Apôtre, est le même qui a multiplié le vin pour les époux de Cana, ouvert les yeux de l'aveugle-né, approuvé la discipline du centurion romain qu'il félicitait pour sa grande foi ; le même enfin qui a pleuré sur son ami Lazare et l'a rendu miraculeusement à notre vie terrestre et mortelle. Il est donc manifeste qu'en nous interdisant d'aimer le monde le Seigneur ne veut pas condamner l'amour et la joie sereine d'un honnête mariage, la part de santé dont nous avons tous besoin, l'ordre des lé­gions indispensables à la paix civile, enfin les douceurs et le réconfort de l'amitié. Que veut-il nous dire alors par la défense catégorique : *nolite diligere mundun *? Et que veut dire son Église lorsque, par exemple, dans l'oraison de la de la fête du Sacré-Cœur, mais aussi en beaucoup d'autres oraisons, elle implore comme une grâce de mépriser « les réalités terrestres » ? 155:106 Le Seigneur, la sainte Église veulent dire ce que la tra­dition la plus commune ne cesse d'expliquer depuis vingt siècles : nous devons mépriser, nous devons combattre notre attachement déréglé aux biens de la terre (et d'abord l'amour désordonné de notre propre personne, de notre valeur et excellence propres) ; nous devons nous passer des biens de la terre dans toute la mesure où cela nous est nécessaire pour mettre fin à notre attachement déréglé (et cette mesure n'est point petite) ; nous devons consentir en paix à être privés des biens de la terre lorsque cela plaît au Seigneur, assurés que cette privation ne lui plaît que pour notre bien, soit pour réparer nos péchés, soit surtout (et parfois uniquement) pour nous introduire à plus d'amour. Le mépris chrétien de nous-même et des créatures ne signifie rien d'autre. Il n'est pas le contraire de l'amour véritable ; il contredit seulement le mauvais amour ou l'amour imparfait. Il ne suppose pas que nous-mêmes ne valons rien du tout, que notre prochain ne vaut pas plus, que la splendeur d'un être qui nous a charmé est de soi une abomination, que l'estime et les encouragements de nos amis n'ont pas d'importance, que les maladies ne comptent pas, que l'honneur et l'harmonie de la cité représentent un luxe inutile. Pas plus dans la doctrine que dans la pratique chrétiennes, le mépris des créatures n'a jamais eu ce sens nihiliste ou dégoûté. Ce n'est pas un mépris qui jette la créature au rebut, c'est le mépris de ce qui rebute Dieu en nous-même, en nos inclinations vers les créatures sorties des mains de Dieu. Réfléchissant après bien d'autres sur ces questions vi­tales, après saint Augustin et saint Albert le Grand ([^58]), après l'Imitation et saint Jean de la Croix, deux grands phi­losophes qui sont (à des titres différents) l'honneur du tho­misme au vingtième siècle. Jacques Maritain et le Père Garrigou-Lagrange nous expliquent doctement qu'il s'agit d'un *mépris mystique et non pas nihiliste.* Le chrétien ne méprise pas l'être des créatures (et d'abord son être person­nel) en tant qu'il est vu et voulu par Dieu dans le Christ ; ce serait là *mépris nihiliste *; simplement il a en horreur l'affection désordonnée qui le détourne d'aimer les êtres comme doit aimer celui qui les voit et les veut en Dieu dans le Christ ; 156:106 c'est *le mépris mystique* du chrétien qui veut adhérer au mystère surnaturel de Dieu dans le Christ. N'est-il pas écrit dans l'Évangile : *qui voudra sauver son âme la perdra, et qui perdra son âme à cause de moi la sauvera. -- Qui ne haït pas ses père et mère, sa femme et ses en­fants, à cause de moi, ne peut pas être mon disciple. -- Certains se sont faits eunuques en vue du royaume des cieux* ([^59])*.* Observons un cas très fréquent et tout de suite intelli­gible, celui de l'amour entre l'homme et la femme. Son­geons à telle jeune chrétienne, pas méchante sans doute, mais qui depuis des années, par un choix inapparent mais profond, s'est laissé glisser sur la pente de la tiédeur ; or voici qu'un jour se présente à elle, ainsi démunie et impré­parée, l'attrait puissant d'un amour coupable. Si elle est encore assez humble et assez priante pour ne pas tergiver­ser, ne pas entrer à l'intérieur de la tentation, elle rejettera cet attrait ; elle aura la forcé, comme on dit, de s'arracher le cœur. Est-ce à dire qu'elle va considérer comme nécessai­rement ignoble l'être qui l'avait un moment éblouie ; ou bien est-ce qu'elle estimera viles et honteuses les capacités d'amour que lui a données le Créateur ? Il ne s'agit pas de cela. Il s'agit de ne faire aucun droit au vertige qui l'a sai­sie parce qu'elle n'adhérait pas suffisamment à Dieu. Il s'agit de tenir pour rien en son cœur, de mépriser, une flamme qui n'aurait jamais dû s'allumer, -- C'est en ce sens que la créature est méprisée pour l'amour de Dieu. Elle n'est pas méprisée comme venant de Dieu, formée par Dieu, mais comme s'opposant en notre affection impure au re­tour, vers Dieu. -- Ces remarques sur l'amour coupable peuvent s'appliquer à toutes les passions et inclinations de notre cœur de chair. C'est ainsi que la passion de la justice est rarement pure, et les analyses de Bernanos, sur ce point comme sur tant d'autres, ne font que mettre dans une lu­mière intense une réalité très humaine. Pour peu que nous ayons réfléchi sur nous-même nous comprenons qu'il n'est pas inutile d'être brimés ou même broyés pour que devien­nent pures notre faim et notre soif de la justice. Meurtris ou même écrasés par une iniquité inconsciente ou mali­cieuse nous ne dirons certes pas que les personnages, peut-être considérables et redoutés, qui nous portent tort ou nous mettent sous le pressoir accomplissent une œuvre pie. 157:106 Nous n'aurons point la faiblesse de renier le bien que nous avions fait sous prétexte que notre action ne fut pas toujours assez pure ; mais nous saurons en paix qu'il est bon d'être livré à de telles souffrances pour l'amour de Dieu, et accomplir *in conspectu Dei* l'œuvre honnête qu'il est encore possible d'accomplir. L'analyse pourrait être poursuivie longuement sur la signification *mystique mais non pas nihiliste* du mépris du monde et des créatures cette analyse devrait s'étendre à toutes les inclinations amour entre l'homme et la femme, passion de la justice, avidité de savoir, goût de la beauté, volonté de créer une œuvre belle. En tout cas, après avoir évoqué de grandes passions comme l'amour et la soif de la justice, je mentionnerai seulement pour mémoire une passion beaucoup plus mes­quine, qui s'est déchaînée en notre époque de finance, d'in­dustrie et de technique, je veux dire l'obsession du rende­ment matériel et la recherche frénétique des commodités de la vie. A ce sujet un vrai chrétien ne peut éviter de parler de mépris. Non qu'il trouve méprisables en elles-mêmes les inventions techniques et les facilités qu'elles procurent. Mais il sait trop bien qu'un monde envahi par la technique provoque nos convoitises avec une habileté, une ténacité, une insistance beaucoup plus périlleuses qu'un monde artisanal ; il sait que l'économie et la techni­que sont bien souvent possédées par le démon de l'avarice et de l'orgueil, organisées avec une complexité inouïe pour enchaîner les hommes à une entreprise planétaire de néga­tion de Dieu, en rêvant de fabriquer je ne sais quelle huma­nité nouvelle. Dès lors à moins de méconnaître le cœur de l'homme avec un simplisme intrépide, à moins d'être le jouet d'une magnanimité illusoire, on ne s'imaginera pas accomplir l'œuvre de Dieu ni pratiquer un amour chrétien des « réalités terrestres » lorsqu'on donnera libre cours à des énergies tumultueuses et troubles, toutes ten­dues vers une « recherche » hors des règles morales, vers la transformation et la production indéfinies. En réalité un amour chrétien de notre monde, envahi par la techni­que, demande l'ascèse et la mortification la plus vigilante, et de se tenir à l'écart de beaucoup d'entreprises qui sont intrinsèquement viciées. Ce n'est point par pusillanimité que l'on s'écarte, mais parce que l'on veut rester propre et que l'on abhorre l'impiété. 158:106 *Quelle participation entre Dieu et Bélial ?* ([^60]) Le chrétien du vingtième siècle ne méprise pas la technique mais Bélial qui, trop souvent, la dirige et dont il refuse de devenir esclave ; de même le chrétien du temps de saint Paul ne méprisait pas les fêtes et les aga­pes mais bien le culte diabolique qui était souvent insépa­rable des festins de la gentilité et qui pouvait si facilement trouver des connivences en son cœur de néophyte ([^61]). Il faut ne pas avoir lu l'Évangile, ou ne pas l'avoir bien lu, pour imaginer que les disciples du Seigneur auraient *un mépris nihiliste* de leur propre personne, de leur pro­chain et des biens de la terre ; mais inversement il faut être insensible, au mystère de la croix et de la messe pour imaginer que nous puissions jamais nous unir à Dieu sans *un oubli et un mépris mystiques* de nous-mêmes et du monde. *Je me tins coi et m'oubliai* *Penchant sur mon ami ma face.* *Tout cessa, je m'abandonnai* *Remettant mes soins à sa grâce,* *Ccmme étant tous ensevelis* *Dans le beau parterre des lis* ([^62])*.* Le mépris chrétien de la créature n'a rien de commun avec le dégoût des impuissants, ou des êtres desséchés et taris, ou simplement des sceptiques ([^63]). Dieu me garde pourtant d'être injuste pour les êtres qui se trouvent peu capables de vibrer, de sentir, de s'attacher ; de risquer ou d'entreprendre. Cette impuissance congénitale (ou acquise hélas par le péché) lorsqu'elle est appelée par son nom et vécue *in conspectu Dei*, lorsque peu à peu elle devient pure d'envie et de ressentiment, peut être un chemin d'accès très douloureux mais très sûr vers un amour des créatures vraiment digne de Dieu. 159:106 Thibon (un Thibon bien oublié) avait su le dire en quelques pages lucides et apaisantes ([^64]). J'ai essayé moi-même d'illuminer ce mystère cruel -- qui peut, qui doit devenir libérateur -- dans un chapitre *des Routes d'exil.* \*\*\* Vous me direz : Si la haine du monde, la haine évan­gélique des créatures revêt une signification mystique, pourquoi les auteurs spirituels les textes évangéliques et liturgiques ne l'ont-ils pas marqué plus clairement ? Je vous répondrai : ils le disent clairement pour un cœur qui n'est pas aveugle. Lorsque les oraisons du Missel nous font demander ceci : *terrena despicere et amare cœlestia* il y a certainement, disait Pascal, *assez de lumière pour ceux qui ne désirent que de voir*. Il y a aussi suffisamment d'obscurité pour ceux qui préfèrent demeurer aveugles. 160:106 Et vous ne voudriez quand même pas que chaque oraison du missel, chaque précepte de l'Évangile fussent assortis d'une glose interprétative. -- Il existe un langage spécu­latif qui est fait pour traduire la connaissance abstraite de la création et du donné révélé ; mais il existe également un langage pratique et même mystique et anagogique qui est destiné à nous toucher, à nous entraîner dans une cer­taine direction divine, une direction qui fait horreur à notre amour-propre et à nos convoitises. Ce langage est celui des prédicateurs, des polémistes et poètes chrétiens, mais avant tout celui des grands spirituels. Il nous est aussi impossible de ne pas employer ce langage mystique et anagogique qu'il nous est impossible de ne pas nous engager et nous prendre en main. Le langage spéculatif se place au point de vue de l'analyse des essences ; (il n'est pas irréel pour autant ; il est « existentiel » à sa manière ; c'est bien le réel existant ou possible qu'il nous manifeste ; un esprit normal ne confondra jamais la sagesse spéculati­ve et sa langue appropriée avec je ne sais quel engrenage logique qui n'aurait prise que sur le vide). Il reste que le mode spéculatif de voir les choses, ainsi que le langage spéculatif et abstractif qui lui correspond, ne nous suf­fisent pas pour conduire notre vie (pour la laisser conduire par le Seigneur) ; il nous est indispensable de nous placer à un autre point de vue que l'analyse des essences ; nous devons aussi considérer d'une manière concrète, du point de vue d'une prise en charge tout à fait pratique, nos pas­sions et nos sentiments et tous les objets vers lesquels ils se portent. Or de ce point de vue, du point de vue non pas des essences en elles-mêmes mais de l'engagement immé­diat d'une liberté, -- qui est à la fois pleine de convoitises et appelée à la sainteté dans le Christ, -- il n'est pas dou­teux que l'amour ne soit comme un mépris ; (un mépris de l'inclination désordonnée qui nous pousse vers elles). De même la mémoire chrétienne, la sainte mémoire des créatures est comme un oubli ; un oubli par rapport à notre façon si souvent impure et avide de nous souvenir et de repasser en notre mémoire. ([^65]) \*\*\* 161:106 Vous reprochez aux auteurs spirituels de n'avoir pas fait écho au commandement de la Genèse : « Remplissez la terre et soumettez-la. » Autant le reprocher à l'Évangile qui ne mentionne pas non plus ce précepte et qui donne l'avertissement terrible : « Que sert à l'homme de gagner l'univers s'il vient à perdre son âme ? » Et l'on comprend fort bien pourquoi l'Évangile s'exprime ainsi. Le comman­dement de soumettre le monde, qui fut donné lorsque se leva le sixième matin de la Création, s'adressait à un homme et une femme encore intègres, purs de toute convoitise et de tout orgueil. Mais cette bienheureuse condition ne devait pas durer des années et des années ; elle allait être supprimée bien vite et pour toujours. Adam et Ève étaient tout au commencement de leur jeune vie et en pleine force de l'âge quand ils commirent le premier péché. Dès lors le désordre et la concupiscence devaient s'emparer du cœur de l'homme. Sans doute, dans ce nouvel état de chute et de corruption, le devoir d'achever l'univers et de le soumettre ne serait pas supprimé. Mais comment serait-il accompli avec droiture sans mortifier en nous ce qui s'oppose à l'amour de Dieu dans la prise de possession de l'univers, dans l'accomplissement de l'œuvre profane ? D'où la grande maxime évangélique : *Quid prodest homini si universum mundum lucretur...* D'autant plus qu'il n'est point courant que l'homme oublie d'achever la création en faisant valoir les biens naturels. Il n'est pas du tout commun que l'homme oublie de se marier, de chercher une situation, *de bâtir une mai­son et de planter une vigne* comme dit souvent saint Tho­mas ; mais il est très ordinaire, en revanche, que l'homme ne se souvienne plus qu'il a une destinée surnaturelle et qu'il doit demeurer fidèle à Dieu dans le Christ. Quand l'homme fonde un foyer, cherche une situation, perfectionne les techniques ou gouverne l'État, il lui arrive trop souvent hélas, de chercher à soumettre l'univers en le falsifiant parce qu'il veut le tourner à satisfaire les besoins infinis de sa concupiscence. Dans ces conditions je ne vois pas comment les saints et les mystiques nous engageraient sur une fausse route en nous apprenant à mépriser le monde. 162:106 ### V. -- Le détournement révolutionnaire de l'Évangile En réfléchissant sur la Révolution, en la considérant dans ses éclatement soudains ou ses prolongements dissi­mulés, on distingue assez vite trois caractères distinctifs : non pas remédier, aux abus mais s'attaquer à la nature même des choses ; non pas faire aboutir les tendances nobles et généreuses et les sages aspirations au renouvelle­ment, mais les confisquer, au profit de la destruction et par là même les empoisonner ; non pas dominer par une autorité visible, serait-elle tyrannique, mais réduire en esclavage par une autorité occulte, contre laquelle le recours est presque impossible, parce qu'elle ressemble à un poison répandu dans le tissu du corps social. -- Repre­nons ces trois caractères l'un après l'autre. Avoir décrété que la loi civile serait légitime unique­ment du fait de la majorité des voix et non par la confor­mité à un ordre naturel venu de Dieu, et compte tenu des justes traditions d'un pays ; avoir dépossédé les parents et les corps constitués de maîtres -- les universités -- du droit d'éducation et d'enseignement pour en faire un monopole d'État ; -- avoir déclaré que l'État ne reconnaît aucune religion, ne s'incline devant aucune ; -- pour­suivre insidieusement l'étatisation du commerce, de la culture du sol, du soin des malades : toutes ces insanités politiques, et bien d'autres encore, révèlent une volonté sinistre de s'en prendre aux racines mêmes de la société par un mouvement sacrilège et vraiment satanique ; et ce n'est point parce que beaucoup d'hommes s'y sont habitués, ou qu'ils sont conditionnés par la propagande, que la Révolution a cessé d'être abominable ; 163:106 un cancer a-t-il cessé d'être mortel parce que l'organisme s'y est en quelque sorte adapté ? ([^66]) Mais enfin tout l'effort révolutionnaire n'aurait pas grande portée s'il ne réussissait à faire entrer dans son orbite, à utiliser pour son œuvre de mort, les sentiments nobles et généreux. Si le soulèvement de 89 avait été servi seulement par des bandits et des tarés, s'il n'avait pas séduit et mis à son service des caractères fiers, des êtres purs (mais il y avait des taches dans leur pureté) ce mou­vement fut retombé bien vite, incapable de secouer la France et le monde. 164:106 Pour aller au fond des choses nous dirons que si le diable n'était pas habile à opérer le détour­nement de nos aspirations les meilleures, s'il n'avait pas appris à les faire entrer dans son jeu sinistre de falsifica­tion, il ne lui servirait pas à grand'chose d'être pur esprit et totalement immergé dans le mal. Il reste que toute son astuce est déjouée par une foi simple et confiante : *Haec est victoria qua vincit mundum* (*et diabolum*) *fides nostra :* il reste que les idées de Satan sont vouées à l'échec depuis l'aube ineffable de l'Immaculée Conception : *Ipsa conteret caput tuum.* On saisit très bien cependant le caractère perfide des procédés et des manœuvres révolutionnaires : capter les désirs véhéments de justice et d'harmonie ou les aspirations pleines de sève vers des rajeunissements nécessaires et faire servir ces aspirations à la fois contre la justice et contre la vie. Que, par exemple, à un moment de l'histoire de l'Église le besoin se fasse sentir d'un renouveau biblique, ou liturgique, ou missionnaire ou « laïque », que ce renou­veau soit dans l'air, voyez comment l'esprit révolution­naire va s'y prendre pour le circonvenir, le capter, le falsi­fier. On commence par écarter ceux qui allaient faire fleurir le renouveau dans la fidélité à la tradition ; on met en place des hommes qui veulent « le ressourcement » contre la constitution de l'Église ; petit à petit on enseigne au peuple chrétien, affreusement dupé, à lire l'Écriture contre la théologie, à célébrer la liturgie contre l'adoration et le recueillement, à magnifier le mariage contre la virgi­nité consacrée, à exalter la pauvreté évangélique contre la propriété privée, à devenir apôtre des incroyants en faisant abstraction de la foi et du baptême. Il faudrait ici réfléchir sur *l'évangélisme ambigu* et sur les chrétiens illusionnés qui en sont à la fois les fidèles et les victimes. Ils ont fait déchoir l'Évangile de son altitude surnaturelle pour l'aplatir au niveau des aspirations im­pures de l'homme charnel. 165:106 Ils ont bien vu par exemple que l'Église doit être pro­che du monde pour le sauver, mais n'ayant pas accepté pleinement que cette proximité soit celle de la compas­sion divine, au lieu de la proximité misérablement humaine de la faiblesse et de la connivence, ils en viennent à lâcher l'Église au moment où ils prétendent la rapprocher du monde. -- Ils savent également que l'Évangile est mysti­que et qu'il transcende les sociétés humaines ; mais n'ayant pas accepté pleinement que cette mystique fasse accom­plir la loi naturelle, bien loin de l'éluder, ils en viennent à prêcher l'Évangile contre le droit naturel, à excommu­nier au nom de l'Évangile les humbles tenants de la consti­tution naturelle des sociétés. -- Ils savent que les ministres du Christ sont, par état, les serviteurs de leurs frères en vue du Royaume de Dieu, mais n'ayant pas accepté plei­nement que ce service soit celui d'un chrétien constitué en dignité -- et une dignité qui vient d'en-Haut, qu'on n'a pas le droit de mépriser, -- ils en viennent à réclamer une Église pauvre qui bazarde la dignité de ses ministres ; s'ils en avaient le pouvoir (mais cela n'arrivera point), ils fabriqueraient une pseudo-Église, en travaillant à promou­voir ce qu'ils appellent une « Église pauvre » ; ils fabri­queraient une Église vidée de ses pouvoirs hiérarchiques, en s'imaginant qu'elle serait ainsi plus vivante dans la foi et l'amour. Mais si tant de réclamations suspectes sur l'Église libre et dégagée de compromissions, ou bien l'Église servante et pauvre, ou bien l'Église apostolique et présente au monde, si tant de doctrines équivoques exercent une grande séduction c'est qu'elles sont enseignées par des apôtres égarés. Une grâce apostolique déviée se devine à travers leurs propos ; d'où leur magnétisme étrange, leur apti­tude particulière à séduire les âmes généreuses mais trop faibles et pas assez pures. Ces faux apôtres, ces apôtres d'illusion nous atteignent dans les régions mystiques de l'âme sans contredire ce qui s'y trouve caché d'impur ou de trop humain ; ils nous feraient croire que tout en nous peut être également satisfait par l'Évangile du Seigneur Dieu : à la fois l'esprit de service et la lâcheté à porter notre dignité ; l'amour de la justice mais aussi le ressentiment ; le zèle des âmes aussi bien que le consentement au monde. Les dégâts qui en résultent sont incalculables ; rien ne me paraît dévastateur pour le peuple chrétien comme une grâce apostolique, je ne dis pas reniée et piétinée, mais déviée. La Révolution n'a peut-être pas de meilleurs auxi­liaires à l'intérieur de l'Église du Christ -- (et même dans le monde en général) -- que les apôtres déviés, et tant de chrétiens illusionnés qui se sont rangés à leur suite. 166:106 De cette illusion meurtrière l'une des sources est la médiocrité, le consentement à la tiédeur. Et le remède ne se trouvera pas dans une lucidité dure et sans compassion, mais dans une lucidité pénétrée d'amour, tendre et forte. C'est pourquoi nous demandons avec l'Apôtre (Éphés. I, 17-18) que « le Dieu de Notre-Seigneur Jésus-Christ le Père de la gloire, nous donne une grâce de sagesse et... les yeux illuminés du cœur ». 167:106 ### VI. -- Les classiques et l'histoire Nous ne pouvons pas lire Athalie, cette tragédie classi­que tirée de l'Écriture Sainte, sans être saisis par le sens du sacré qui imprègne non seulement l'amour maternel de Josabeth, mais encore les conceptions politiques du grand-prêtre. Sans doute le sentiment que le petit Joas prépare la venue du Roi-Messie n'est-il pas assez profond au cœur de Joad ; cependant la formation qu'il donne au jeune prince héritier de David est toute pénétrée de religion. Écoutons plutôt la réponse de Joas à la question de son père adoptif : *Vous souvient-il, mon fils, quelles étroites lois* *Doit s'imposer un roi digne du diadème ?* *-- Un roi sage, ainsi Dieu l'a prononcé lui-même,* *Sur la richesse et l'or ne met point son appui,* *Craint le Seigneur son Dieu, sans cesse a devant lui* *Ses préceptes, ses lois, ses jugements sévères* *Et d'injustes fardeaux n'accable point ses frères.* L'interrogatoire de Joas par Athalie nous avait déjà révélé le jaillissement et la pureté de sa vie intérieure. *Dieu laissa-t-il jamais ses enfants au besoin ?* *Il est le défenseur de l'orphelin timide* *Il résiste au superbe et punit l'homicide...* *Le bonheur des méchants comme un torrent s'écoule.* Mais les réponses de Joas au grand-prêtre nous mon­trent que la vie intérieure de ce futur roi n'est pas étran­gère aux charges et aux responsabilités de la vie publique. Les responsabilités du gouvernement royal sont présentes à son oraison, assumées dans sa prière : *Je promets d'observer ce que la loi m'ordonne* *Mon Dieu punissez-moi si je vous abandonne.* 168:106 De cette loi divine le grand-prêtre va rappeler le carac­tère absolu en même temps qu'il évente les deux pièges où risquent de tomber ceux qui gouvernent s'enivrer de leur propre excellence et s'en faire une idole se laisser pren­dre aux flatteries au point de haïr la vérité et de se fausser complètement la conscience. Dans une vingtaine de vers le grand-prêtre, magistralement, fait tenir tout l'essentiel d'un traité de politique tiré de l'Écriture Sainte. Ce que Racine avait déjà dit sur les flatteurs, notamment dans *Britanni­cus*, dans *Esther,* dans *Phèdre :* *Détestables flatteurs, présent le plus funeste* *Que puisse faire aux rois la colère céleste...* toutes ces analyses implacables sont ici reprises et situées dans une lumière définitive, d'abord en présence de Dieu, qui doit « faire le premier soin des rois » et qui sera leur Juge, ensuite dans le souvenir bouleversant du péché de Salomon qui se laissa égarer et corrompre par les flat­teurs. *Hélas ! ils ont des rois égaré le plus sage.* Écoutons cette grande leçon sur le gouvernement royal et que la musique des vers, discrète mais si pénétrante, ne nous fasse pas oublier les idées, leur progression et leur justesse. *Ô mon fils, de ce nom j'ose encor vous nommer* *Souffrez cette tendresse et pardonnez aux larmes* *Que m'arrachent pour vous de trop justes alarmes.* Je parlais d'une leçon sur le gouvernement royal. Mais éprouvons l'atmosphère dans laquelle elle est proposée ; une atmosphère familiale et non point scolaire, ou prédi­cante. Joad est père encore plus que docteur. Sans doute, à la différence de Josabeth, le tendre amour pour l'enfant n'est-il pas toujours sensible chez le grand-prêtre ; il est voilé par ce qu'il y a, dans son caractère, de dominateur, d'impérieux, de rusé ; il reste que Joad est père et cela se sent. De toutes les créations de Racine, celle qui possède le plus de densité, qui s'impose le plus fortement, qui a tiré à soi le plus vivant de la substance poétique du dra­maturge, ce n'est pas le père, ni la mère, c'est l'amante, *la fille de Minos et de Pasiphaé*, Phèdre la possédée. Cepen­dant lorsque la mère est Josabeth, lorsque le père est Joad ils ne manquent pas de relief et leur amour est-il admirablement pur et religieux. 169:106 JOAD *Ô mon fils, de ce nom j'ose encor vous nommer,* *Souffrez cette tendresse, et pardonnez aux larmes* *Que m'arrachent pour vous de trop justes alarmes.* *Loin du trône nourri, de ce fatal honneur,* *Hélas ! vous ignorez le charme empoisonneur* *De l'absolu pouvoir vous ignorez l'ivresse,* *Et des lâches flatteurs la voix enchanteresse.* *Bientôt ils vous diront que les plus saintes lois,* *Maîtresses du vil peuple, obéissent aux rois ;* *Qu'un roi n'a d'autre frein que sa volonté même* *Qu'il doit immoler tout à sa grandeur suprême ;* *Qu'aux larmes, au travail le peuple est condamné,* *Et d'un sceptre de fer veut être gouverné ;* *Que s'il n'est opprimé, tôt ou tard il opprime* *Ainsi de piège en piège, et d'abîme en abîme,* *Corrompant de vos mœurs l'aimable pureté,* *Ils vous feront enfin haïr la vérité,* *Vous peindront la vertu sous une affreuse image,* *Hélas, ils ont des rois égaré le plus sage.* *Promettez sur ce livre, et devant ces témoins,* *Que Dieu sera toujours le premier de vos soins* *Que, sévère aux méchants, et des bons le refuge,* *Entre le pauvre et vous, vous prendrez Dieu pour juge,* *Vous souvenant, mon fils, que, caché sous ce lin,* *Comme eux vous fûtes pauvre et comme eux orphelin.* (Cette finale évoque l'humilité évangélique, préfigure la douceur du Roi-Messie : *Dites à la fille de Sion, voici venir ton roi ; il monte une ânesse et un ânon, petit d'une bête de somme.* -- St Matthieu, XXI, 4, et 5.) Je voudrais maintenant indiquer d'un mot en quoi la chose politique est la même qu'au temps de Racine, en quoi elle est différente sur une grande partie du globe. Avec le communisme l'ivresse de l'absolu pouvoir est aussi capiteuse qu'en dehors du communisme ; les flat­teurs ne sont pas moins insinuants, pas moins habiles. Cependant la tentation de prépotence se fait sentir dans un climat très particulier, très nouveau, dans un climat irres­pirable, à cause de la « dialectique » ([^67]) intrinsèquement perverse. Le dirigeant communiste est tenté par l'orgueil autant que Jézabel, Achab ou Nabuchodonosor. 170:106 Mais Jéza­bel, Achad et Nabuchodonosor évoluaient dans un univers où les dieux étaient reconnus et, avec les dieux, une certaine acceptation de la transcendance et l'objectivité de la loi morale ; de là une possibilité de modération pour la volonté de puissance. Le pouvoir des tyrans tendait à les grandir sans mesure en écrasant les peuples ; leur pouvoir ne tendait pas à déifier par la production et la révolution une humanité substituée au Dieu Créateur et Rédempteur. Du fait que la divinité et son absolu étaient admise, vaille que vaille, et avec toute sorte de corruptions, mais admise quand même, le tyran et le peuple gardaient une certaine possibilité de retrou­ver une foi et une règle. Mais lorsque l'idéologie révo­lutionnaire décide de conférer la divinité à la collectivité humaine par le moyen du travail et de la « construction de la terre » alors cruelle sagesse, quel ordre, quelle loi demeurent encore possibles pour le chef et pour le peu­ple ? Gouvernants et gouvernés s'enfoncent alors inconscients et abrutis, dans les ténèbres, le chaos *et l'ombre de la mort*. Lorsque Joad donnait ses instructions au futur roi, lorsque Racine faisait jouer sa pièce en 1691, ni la France, ni aucun autre pays du monde ne connaissait les sociétés occultes révolutionnaires ; elles ne seraient montées, du moins elles ne fonctionneraient à plein que cinquante ou cent ans plus tard. Or ces sociétés occultes révolutionnaires ne constituaient elles-mêmes que le prélude du parti com­muniste. Trois siècles après Athalie ce parti est constitué, il est puissant, il est à l'œuvre presque partout sur la face de la terre habitée. Dans une telle conjoncture l'exposé politique de la pièce de Racine demeure toujours valable, puisque la nature humaine n'a pas changé. Cependant il convient de le lire en tenant compte de la conjoncture nou­velle, car la nature humaine est en butte à de nouvelles tentations, plus redoutables que les précédentes. \*\*\* Pourquoi ces considérations sur le communisme à l'occasion d'une pièce classique, à l'occasion d'un exposé sur le gouvernement royal dans une tragédie de Racine ? Est-ce que par hasard les pièces classiques ne se suffi­raient en elles-mêmes -- c'est du reste pour cela qu'elles sont classiques ; grâce à la perfection dans la forme, et plus encore grâce à la pénétration psychologique, grâce à la profondeur de l'analyse morale, elles gardent consistance pour tous les siècles ; elles révèlent « l'homme éter­nel » pour reprendre le mot de Chesterton. 171:106 Mais justement cet « homme éternel » est situé dans l'histoire ; c'est pourquoi je crois bon, j'estime nécessaire de ne pas omettre la réflexion sur l'histoire, alors que nous prenons conscience de l'homme à travers nos auteurs classiques qui négligent l'histoire. Ils la négligent à une profondeur beaucoup plus grande qu'on ne dit communément. Car on leur reproche surtout le manque de couleur historique. Or l'histoire va beaucoup plus loin que la couleur et le décor ; elle affecte l'homme dans son âme même ; négli­ger l'histoire c'est faire autre chose que présenter Andro­maque dans l'atmosphère de Versailles et le Cid dans l'atmosphère du règne de Louis XIII ; négliger l'histoire c'est oublier que la captive Andromaque a souffert, a lutté, s'est débattue *dans une Grèce de la gentilité* ; c'est ne pas voir que le Cid campéador a mené le combat *au sein de la chevalerie chrétienne* et contre les ennemis farouches du nom du Christ. Selon que la situation historique de l'hom­me et de la femme est d'avant ou d'après le Christ c'est évidemment son âme qui en est affectée jusqu'en ses pro­fondeurs dernières. L'histoire est le devenir de l'humanité (des personnes et des sociétés) à l'intérieur d'une économie de salut, dans un état de chute et de rédemption. De ce point de vue qui est suprême, car c'est le point de vue du secret surnaturel révélé par Dieu dans le Christ de ce point de vue l'histoire se divise en deux : avant le Christ et après le Christ ; et de nouveau l'histoire d'avant le Christ se divise en deux : le régime de la gentilité et de la loi de nature à quoi ne font pas défaut les visites de la grâce) ; le régime du ju­daïsme et de la loi mosaïque, qui prépare par lui-même et d'une façon directe la venue du Fils de l'homme et le ré­gime de la grâce. Pour l'histoire d'après le Christ, elle est une et indi­visée ; c'est le régime unique -- parce qu'il est définitif et insurpassable -- de la loi de grâce et des dons parfaits que le Père, dans son fils Jésus-Christ, a départis à tous les hommes et à tous les peuples jusqu'à la Parousie -- la­quelle sera précédée par la conversion d'Israël. Ne com­portant qu'un seul régime cette histoire d'après le Christ est cependant scandée par des vicissitudes diverses ; no­tamment par l'effort des cités charnelles à se conformer à la loi de grâce de façon à édifier une civilisation chrétienne ou par le refus qu'elles opposent au Christ Sauveur et Roi et à son Épouse la Sainte Église. Et ce refus lui-même connut une profondeur nouvelle et jamais encore atteinte lorsque fut instaurée une organisation révolutionnaire et athée, un messianisme dialectique de la divinisation de l'homme : le communisme. 172:106 Eh ! bien, ces grandes lignes de l'histoire humaine, elles sont étrangères à nos classiques, du moins dans une cer­taine mesure, et c'est surtout en ce sens-là qu'ils négligent l'histoire. Leur négligence la plus grave en matière d'his­toire c'est là qu'il faut la chercher, et non pas dans la cou­leur ou le cadre. L'analyse qu'ils nous apportent de la na­ture humaine avec ses tares, ses vices, ses manies, sa grandeur cette analyse est aiguë, perçante, subtile, vaste, équilibrée. Par malheur elle n'est pas assez bien située dans le rayonnement de la grande lumière de la foi sur la condition humaine, sa situation historique. Il serait ridi­cule pour cela, il serait barbare de passer outre aux éluci­dations des auteurs classiques et à leurs œuvres immor­telles, car elles nous parlent puissamment de notre im­muable nature. Mais enfin cet homme qui est immuable dans ses passions et ses aspirations quelle que soit la posi­tion historique, avant ou après le Christ, cet homme qui n'évolue pas progressivement en direction de l'ultra-humain, cet homme dont l'essence ne varie pas, manifeste cependant d'une façon bien différente ses virtualités, ses passions et ses sentiments jouent d'une façon bien différente -- selon qu'il est venu au monde avant le Christ ou après ; -- selon que avant le Christ il grandit à l'époque d'Homère *dans le palais de Buthrote* ou à l'époque d'Élie dans l'enceinte *du temple de Jérusalem *; -- ou bien après le Christ, selon qu'il défend la civilisation chrétienne par le glaive consacré comme le Cid Campéador, ou qu'il tombe victime de la révolution et de l'athéisme social, avec toutes les hypocri­sies de la dialectique. Si l'on tient compte plutôt de l'intention générale que de quelques merveilleuses exceptions, il ne semble pas exa­géré de dire que notre littérature classique dans son éton­nante évocation de notre nature est marquée par une dou­ble limite : ce qui lui échappe d'abord trop souvent c'est la profondeur sacrée de nos passions, leur dimension dans la grâce et le péché, dans la prière ou le blasphème ; par ailleurs, la situation historique de l'homme l'intéresse assez peu, sa situation dans histoire telle que Dieu nous l'a révélée, telle qu'il la conduit par le Fils de l'Homme. 173:106 L'origine de cette double limite il faut sans doute aller la chercher dans le fléchissement de la Renaissance. Le ca­ractère dominant de la Renaissance sous l'angle de la cul­ture me paraît être celui-ci : les facultés créatrices, qu'il s'agisse de poésie, de philosophie ou de politique, n'ont plus accepté de se laisser illuminer et vivifier par la Grâce. De là un affaiblissement du sens du sacré, puis un certain oubli de la Révélation de Dieu sur l'histoire et sa signification. Notre littérature classique, malgré cette double lacune, n'a pas fini de nous instruire. Toutefois, si nous voulons que cet enseignement prenne toute sa fécondité, nous per­mette de nous construire à l'époque où nous sommes (nous permette aussi de travailler pour notre faible part à l'ins­tauration d'une cité chrétienne) il est indispensable de lire nos classiques (du XVI^e^ au XIX^e^ siècles) en nous souvenant que nos passions mettent en cause Dieu même ; en nous souvenant aussi que le Seigneur Dieu nous a révélé son secret sur l'histoire et qu'il est *le Roi immortel des siècles*. Il serait barbare de nous couper de la tradition classi­que, de rejeter cet héritage. Il est pieux de recueillir cette tradition en la redressant, en nous rappelant que nous sommes du Christ. 174:106 ### VII. -- Pseudo-église Faisant suite à tant d'autres textes du P. Teilhard qui sont « bourrés d'erreurs aussi bien théologiques que philo­sophiques » ([^68]) son *Christ-évoluteur,* qui vient d'être pu­blié aux éditions du Seuil, représente un nouveau défi aux données immuables de la foi catholique. J'y répondrai comme toujours par le rappel de la doctrine révélée qui est gardée et transmise infailliblement aussi bien par le ma­gistère ordinaire que par le magistère solennel de l'Église de Dieu. A condition de bien s'entendre il est loisible de dire que l'une des tâches de l'humanité consiste, pour employer un style teilhardien, à faire évoluer le monde. Mieux vaut dire toutefois, pour couper court à toute confusion, que l'une des tâches de l'humanité est de faire coopérer le monde, de la manière la plus appropriée possible, au véri­table bien de l'homme. Précisons que cette tâche n'est pas la première -- car la primauté revient à la contem­plation et l'adoration -- ensuite que la manière la plus appropriée possible de réduire le cosmos au service de l'homme ; le progrès dans une domination du monde qui soit vraiment digne de l'homme -- ne saurait être ni indéfini (à cause des limites assignées par Dieu à la nature en général et à l'homme en particulier) ni même rectiligne (à cause de l'infirmité et du péché qui consti­tuent une portion assurée de notre héritage.) Si quelqu'un s'imaginait que l'homme puisse faire craquer impunément les limites de la nature et qu'il soit capable d'un progrès rectiligne et indéfini il peut, à défaut de son expérience, se reporter à des ouvrages documentaires comme celui de Robert Junek, *le Futur a déjà commencé* (édit. Arthaud, Paris). De toute manière, cet effort pour amener la nature à devenir une servante toujours plus docile, cette évolution ou ce progrès comme il vous plaira de les nommer, ressor­tissent à l'ordre naturel. Encore que dans notre état con­cret de chute et de Rédemption ils ne puissent être menés à bien sans la grâce, ils n'en demeurent pas moins situés dans un ordre qui est infiniment au-dessous de la vie surnaturelle. 175:106 Ce n'est pas évidemment pour accélérer la domination de l'homme sur le monde que Jésus-Christ s'est fait homme dans le sein de la Vierge Marie, qu'il est mort sur la Croix le Vendredi-Saint, qu'il est ressuscité, qu'il nous a envoyé le Saint-Esprit, qu'il a institué l'Église. C'est pour la vie surnaturelle de nos âmes et la réalisation de cette société de la grâce chrétienne qui est l'Église catholique. Que l'entrée des hommes et des peuples dans l'Église ait eu les conséquences les plus heureuses au plan de la société civile, dans l'ordre de la vie économique et de la culture, c'était nécessaire et comme inévitable. Cela ne signifie pas cependant que le but de l'Incarnation rédemptrice soit d'ordre économique ou culturel. Or, le Père Teilhard de Chardin, dans son *Christ-Évo­luteur* détruit par la base ces vérités principielles. Il nous annonce *un christianisme de demain, une christologie re­nouvelée,* qui vont réaliser « le passage, la transformation » désirée « entre Rédemption et Évolution » 26). L'In­carnation du Verbe cesse d'avoir pour raison d'être et pour but la réparation de la faute originelle et de toutes les fautes, et l'accès à la vie surnaturelle ; la raison d'être et le but de l'Incarnation deviennent l'évolution du monde, « l'organisation terrestre destinée à se poursuivre sur des millions d'années ». \*\*\* Voici dès lors comment sont transmués, trafiqués, vi­dés, retournés, pervertis les sacrements de la Foi. *Le baptême* « devient le geste divin total de soulever le monde », la purification du péché et l'entrée dans la vie éternelle qui en est inséparable n'est plus qu'un « élé­ment subordonné ». Ainsi le baptême nous appliquerait la Passion de notre Sauveur, il agirait dans notre âme par la vertu de cette Passion, simplement pour nous rendre capables de travailler au développement du monde ; le baptême ne ferait rien d'autre que de nous donner un surcroît de force pour une tâche qui, de soi, ressortit à la nature. Dès lors, en réalité, le baptême cesse d'être un sacrement : le signe efficace d'une réalité qui transcende la nature à l'infini puisqu'il s'agit de la grâce. Malgré cette conception aberrante le Père Teilhard persiste à em­ployer le terme de baptême. Par cet abus de langage, par ce détournement des vocables chrétiens il expose le lecteur qui lui fait confiance aux pires équivoques. Il l'embarque sans prévenir dans la direction qu'il faut pour faire naufrage dans la foi. 176:106 Même perfidie du langage au sujet de la Croix. La Croix par laquelle le Seigneur nous a rachetés « symbolise la montée de la création à travers l'effort bien plus que la faute expiée. » (p. 26) Symbole du progrès de l'humanité non point cause efficiente de la libération de nos âmes, source de la grâce, sacrifice divin qui nous ouvre la porte du Ciel. En tout et pour tout symbole vide et en quelque sorte laïcisé, voilà donc ce que deviennent la sainte agonie, la crucifixion très douloureuse et les sept paroles de Jésus mourant. Poursuivons notre lecture, essayons de surmonter notre répugnance devant la falsification sacrilège des vocables les plus saints. L'*Agneau de Dieu*, écrit sans broncher ce prêtre de Jésus-Christ, « porte, avec les péchés, le poids des progrès du monde. L'idée de pardon et de sacrifice se mue, par enrichissement d'elle-même, en l'idée de consom­mation et de conquête. » (p. 26) Autrement dit l'Agneau de Dieu expire sur le bois de la croix parce qu'il porte, avec les péchés, le poids des découvertes et des techniques ; et l'on doit conclure qu'il offre le sacrifice très saint pour permettre aux savants d'explorer plus scientifiquement les secrets de la nature et aux organisateurs de dominer la société en vue d'assurer le développement optimum. Cette interprétation du sacrifice de l'Agneau de Dieu est un démarcage profanateur. Mais c'est bel et bien l'interpré­tation du Père Teilhard ; l'hésitation n'est plus possible lorsqu'on a lu la conclusion inouïe de tout ce morceau : « autrement dit, le Christ-Rédempteur s'achève, sans rien atténuer de sa face souffrante, dans la plénitude dynamique d'un Christ-Évoluteur. » (p. 26). On ne peut se défendre de l'impression que le P. Teilhard parle de la *face souf­frante* du Christ comme s'il s'agissait de tel ou tel aspect d'un phénomène physique. Je veux bien croire qu'il fait allusion à la souffrance rédemptrice de l'Homme-Dieu. Mais que peut bien signifier encore la souffrance rédemptrice lorsque nous sommes avertis de considérer la croix comme « le symbole de la montée de la création à travers l'ef­fort ? » \*\*\* Si l'on craignait que notre interprétation fût tendancieuse, que l'on relise d'affilée la page que nous allons re­transcrire sans commentaire. On s'apercevra sans doute que nous nous sommes contenté de mettre en lumière la méthode du Père Teilhard, méthode abominable car pour interpréter les vérités de la foi ce prêtre de Jésus-Christ les soumet, par système, à une refonte évolutionniste qui les corrompt intrinsèquement. 177:106 « ...Le passage, la transformation que nous cherchions apparaît possible entre Rédemption et Évolution. Un Baptême où la purification devient un élément subordonné dans le geste divin total de soulever le Monde. Une Croix symbolisant, bien plus que la faute expiée, la montée de la Création à travers l'effort. Un sang qui circule et vivifie, plus encore qu'il n'est répandu. L'Agneau de Dieu portant, avec les péchés, le poids des progrès du Monde. L'idée de pardon et de sacrifice se muant, par enri­chissement d'elle-même, en l'idée de consommation et de conquête. Le Christ-Rédempteur, autrement dit, s'achevant, sans rien atténuer de sa face souffrante, dans la plénitude dyna­mique d'un Christ-Évoluteur. Telle est la perspective qui, certainement, monte à notre horizon. ... Dans cette voie, d'ores et déjà ouverte, il ne m'ap­partient évidemment pas, -- il n'appartient à personne, en fait ; de pronostiquer avec certitude jusqu'où s'a­vancera le Christianisme de demain. Une possibilité toutefois se présente à mon esprit sur laquelle je voudrais insister en terminant. Si divine et immortelle que soit l'Église, elle ne sau­rait échapper entièrement à la nécessité universelle où se trouvent les organismes, quels qu'ils soient, de se rajeunir périodiquement. Après une phase juvénile d'expansion, toute croissance se détend et devient étale. Inutile de chercher ailleurs la raison du ralentissement dont se plaignent les Encycliques quand elles nous parlent de ces derniers siècles où la Foi se refroidit ». C'est que le Christianisme a déjà deux mille ans d'existence, et que, par suite, le moment est venu pour lui (comme pour n'importe quelle autre réalité physique) d'un rajeunissement nécessaire par infusion d'éléments nouveaux. Or, où chercher le principe de ce rajeunissement ? Pas ailleurs, à mon sens, qu'aux sources brûlantes, tout juste ouvertes, de l'Humanisation. » (Pages 26 et 27 du *Christ-Évoluteur,* aux édit. du Seuil, Paris.) \*\*\* 178:106 On ne dira jamais trop que si le Père Teilhard en est venu à ces énormités ce n'est point par inadvertance, par distraction ; C'est au contraire en toute conscience et parce que telle était logiquement l'exigence de ses principes évolutionnistes. Il a écrit ces énormités pour rester fidèle à son système implacable de monisme évoluteur qui lui interdisait de distinguer jamais l'ordre de la nature et l'ordre de la grâce. Je pense du reste que l'esprit de système peut bien suffire pour excogiter ces aberrations, mais pour les jeter dans le public -- serait-ce indirectement et par personne interposée -- il faut autre chose que l'esprit de système. Sans une ambition plus ou moins consciente de changer l'Église, sous prétexte de l'adapter aux hommes, on n'en viendrait pas à ce démarquage universel des vérités de foi. Nous touchons ici le mystère de la vie intérieure du Père Teilhard. *C'est Dieu qui sonde les reins et les cœurs...* Nous savons de toute manière ceci : une foi simple, une humi­lité véritable interdiront toujours à un prêtre de Jésus-Christ de changer la signification obvie et traditionnelle des vérités religieuses qu'il a mission d'enseigner aux hommes. \*\*\* Et maintenant, supposez le cas, peut-être plus fréquent qu'on n'aimerait le penser, de clercs inavertis, sans grande préparation ni piété solide qui se laissent imbiber par la doctrine teilhardienne, qui la monnaient (serait-ce avec gaucherie) dans la prédication, les catéchismes, les « car­refours » et les rencontres, vous voyez aussitôt comment la religion chrétienne risque d'être subvertie. On parlera toujours du baptême et de la croix, de l'Agneau de Dieu et du sacrifice, mais ces *paroles sorties de la bouche de Dieu* perdront leur signification surnaturelle, leur réfé­rence à la vie de Dieu et au péché des hommes. Ainsi les maîtres-mots du dogme chrétien seront encore mainte­nus mais les dogmes seront vidés et détruits. Lorsque les clercs travaillent de la sorte, peut-être sans bien le savoir, à détruire les dogmes, ils ne parlent certainement pas au nom de l'Église véritable ; ils parlent comme les ministres d'une église apparente, et ils tendent à faire naître, par leur langage menteur, une église apparente au sein même de l'Église véritable ; *in sinu et gremio Eccle­siae* disait saint Pie X. Il nous faut avoir le courage de voir ce qui est : par un processus insensible une église apparente est en train de se substituer à l'Église véritable. Nous savons qu'elle ne réussira pas ; mais enfin la con­fusion et la corruption peuvent aller très loin et *jusqu'à séduire, s'il se pouvait, les élus eux-mêmes. C'est surtout, me semble-t-il, par l'extension de l'église apparente que se réalise la montée de l'apostasie.* 179:106 Aussi bien ne saurait-on assez recommander aux fidè­les de s'en tenir à l'enseignement religieux orthodoxe. Qu'ils sachent, afin de ne pas se laisser séduire, que l'on a commencé de nous enseigner, beaucoup moins du reste par des propositions formelles que par des insinuations convergentes, un christianisme mis à jour, un christianisme sans grâce et sans péché, sans Paradis ni damnation, sans vie surnaturelle comme sans péché mortel, sans Christ rédempteur ni Vierge immaculée mère de Dieu ; un chris­tianisme où l'on ne croit ni à Dieu ni à diable. On prêche et on exhorte comme si, désormais, l'objet de la foi était l'humanité en progrès, le développement des pays et des peuples techniquement arriérés, la paix perpétuelle et la recherche scientifique. On insinue une religion nouvelle dans les prédications et les écrits et l'on adapte tout dou­cement les rites à cette religion transformée et inversée, On nous impose une liturgie qui, tout en demeurant valide (du moins jusqu'à présent) est à peu près démantelée ; démantelée de ce qui la rendait vénérante, pieuse, ado­rante, tournée d'abord vers le Seigneur. Dans trop d'églises on travaille à un prétendu renouvellement de la liturgie par des attitudes, des gestes et des commentaires qui lais­sent entendre, selon les formules teilhardiennes, que « le Christ-Rédempteur s'est achevé dans la plénitude dynami­que d'un Christ-Évoluteur ». \*\*\* Le lecteur connaît peut-être le dessein de certains oc­cultistes, personnages effrayants, qui se sont mis, en toute conscience et liberté, au service du démon pour préparer son règne ; leur dessein grandiose et ténébreux est de changer l'Église du dedans, de l'intégrer sans heurt (après l'avoir transformée) dans une super-église universelle qui ne serait autre que le royaume de l'Antéchrist. On a quel­quefois demandé si le Père Teilhard de Chardin n'était pas en collusion avec certains grands initiés de la famille des Stanislas de Gaita, Roca ou Saint-Yves d'Alveydre. Je ne connais pas de raison fondée de parler de collusion formelle, délibérée, explicite. En revanche il ne paraît pas douteux qu'il y ait convergence spontanée. Sans doute le célèbre Père jésuite et les « mages » de l'initiation se situent dans des sphères très différentes. Le prêtre paléon­tologue est avant tout un inventeur de système qui, au lieu de soumettre son esprit au Magistère infaillible, gardien de la Révélation, entend au contraire soumettre la doctrine révélée à sa doctrine personnelle. 180:106 Les grands initiés dont j'ai cité les noms sont des esprits pratiques, préoccupés de dresser les plans réalistes d'une organisation très per­fide qui soit capable de fonctionner à l'intérieur des di­verses religions et qui vise premièrement à changer de fond en comble puis absorber l'Église catholique. Ces grands initiés n'ont rien de l'inventeur d'un vaste système évolutionniste. Il reste que le Père Teilhard, avec son sys­tème, arrive à point pour servir leur projet. Il leur présente l'ensemble des dogmes chrétiens tels qu'il les a préalable­ment révisés et refondus. C'est exactement ce qu'il faut pour faire « muer » l'Église (si c'était possible) et lui per­mettre de s'intégrer, ou plutôt de se désintégrer, dans une super-église universelle. -- Ainsi l'organisation des grands initiés et les conceptions du Père Teilhard se prêtent un appui réciproque. Le système teilhardien profite merveil­leusement à l'organisation de l'église initiatique et cette pseudo-église a tout intérêt à répandre et monnayer le système teilhardien. Ne cessons de combattre l'un et l'au­tre et grandissons dans l'amour de Dieu en poursuivant cette lutte sans répit. R.-Th. CALMEL o. p. 181:106 ## NOTE DE GÉRANCE ### La situation financière de la revue De tout cœur, je remercie ceux de nos lecteurs (c'est-à-dire presque tous) qui ont généreusement répondu à l'appel qui figurait en tête de notre numéro 104 (juin) et a l'invitation que contenaient les « Avis pratiques » de notre supplément « Ubi caritas ». La réponse de nos amis nous a permis de faire face aux nécessités les plus immédiates, dont certaines, comme on le sait, n'étaient pas prévues. Mais la situation financière de la revue reste précaire. Nous sommes menacés d'asphyxie, ou d'étranglement. Voici pourquoi. \*\*\* Aux termes de la législation en vigueur, aucune augmentation de prix ne peut intervenir sans une autorisa­tion expresse du Ministère des Finances et des Affaires économiques. Nos tarifs d'abonnement sont donc toujours ce qu'ils étaient en 1962-1963. Mais la revue ITINÉRAIRES n'est plus, elle, ce qu'elle était en 1962-1963. Elle a considérablement grandi. Le nombre de ses collaborateurs s'est très largement augmen­té : elle est devenue le rendez-vous et le moyen d'expres­sion commun de la plupart des écrivains de langue fran­çaise qui partagent nos préoccupations. Rassemblement exemplaire et sans équivalent ailleurs. Mais ce rassemblement ne peut pas rester simplement *virtuel.* Nous ne pouvons évidemment pas dire à tous les auteurs qui se sont ainsi rassemblés : -- *Il faudra attendre chacun votre tour ; faute d'un nombre suffisant de pages, nous ne pourrons publier qu'un seul article de vous tous les deux ou trois ans.* 182:106 Grâce à la revue ITINÉRAIRES peuvent être publiés un grand nombre de travaux qui méritent de l'être : et ils peuvent être publiés *ensemble,* c'est-à-dire dans la libre collaboration d'auteurs très différents les uns des autres par la manière personnelle, l'expérience propre, les points de vue, -- les compétences particulières, mais réunis dans un même combat spirituel. Donc -- sans même parler de l'augmentation des prix de revient pour une même quantité de papier imprimé *l'augmentation de la revue elle-même*, plus abondante, plus complète, plus diverse, plus nombreuse, exige une augmen­tation parallèle du prix de l'abonnement. Après y avoir longuement réfléchi, nous pensons qu'il ne fait aucun doute que notre devoir est de ne pas mutiler la revue, de ne pas la réduire, de ne pas fermer notre porte (conséquence inévitable d'une diminution éventuelle de notre nombre de pages) aux collaborations nouvelles qui nous apportent leur témoignage, leur renfort, et qui contribuent au développement et au rayonnement de notre travail. Ce n'est pas si souvent que l'on voit -- s'accroissant et faisant boule de neige chaque jour davantage -- un tel rassemblement de théologiens, de philosophes, d'écrivains, acceptant de publier leurs travaux tous ensemble. Nous pouvons répéter que ce rassemblement est sans équivalent actuel, en langue française, pour les auteurs « de notre bord », comme on dit. Nous n'allons pas les renvoyer chez eux, les condamner, soit au silence, soit à des publications isolées ou dispersées. Et surtout pas en ce moment, où il faut faire face sur tous les fronts de la vie intellectuelle et spirituelle, et où nous ne serons jamais trop nombreux pour une telle tâche. \*\*\* Nous avons donc, dans les formes prévues, demandé au Ministère des Finances et des Affaires économiques l'autorisation de porter notre tarif d'abonnement à 65 F. Notre demande a été déposée le 3 mai 1966. Nous n'avons encore, à l'heure actuelle, reçu aucune espèce de réponse. \*\*\* 183:106 Précisons qu'en demandant à porter notre prix d'abon­nement de 50 à 65 F, nous ne faisons aucunement inter­venir l'augmentation des prix de revient (qui s'est cons­tamment produite depuis 1962, malgré la politique dite de stabilisation) ; nous faisons seulement intervenir l'aug­mentation du volume de la revue. C'est pour cette raison précisément (augmentation du nombre de ses pages) que *Paris-Presse* a été autorisé à porter son prix de vente de 0,30 F à 0,40 F... \*\*\* Tous les organes de la presse dite « d'opinion » -- par distinction d'avec ceux qui sont un simple commerce publicitaire « à sensations » -- connaissent des difficultés analogues : et ils les connaissent déjà du seul fait de l'augmentation réelle des prix de revient. Un journal comme *La Croix* est contraint de maintenir le prix de son abonnement à 80 F, alors qu'au prix de revient, dit-il lui-même, son abonnement devrait être porté à 92 F. *La Croix* a donc adopté la solution suivante : elle an­nonce un abonnement au *tarif légal* à 80 F, puisqu'elle y est obligée par les pouvoirs publics ; mais elle propose aussi un abonnement « au prix de revient » à 92 F, et encore un abonnement « au prix de péréquation » à 100 ou 150 F. On sait combien est malsaine une telle situation im­posée à la presse : il est anti-économique en même temps qu'immoral de vendre quoi que ce soit *au-dessous* de son prix réel. La presse essaie d'y remédier par le développe­ment continuel de la publicité payante : c'est donner aux puissances publicitaires (et en tout cas, d'abord, au fait publicitaire lui-même) un pouvoir anormal. C'est imposer aux journaux de rechercher les « tirages de masse », la publicité rapportant en fonction du tirage ; c'est pousser par suite à la concentration et à la baisse de niveau (pour atteindre un nombre de lecteurs toujours plus grand). La concentration des entreprises est souvent utile dans plu­sieurs branches industrielles : en matière « d'opinion » et d'organes « d'opinion », elle est ruineuse, totalitaire, con­traire aux libertés de l'esprit. 184:106 Bien entendu, nous entretiendrons à nouveau le lecteur de ces questions dans nos prochains numéros. Nous avons voulu dès maintenant avertir nos amis de la situation. Et, dès maintenant, leur faire savoir que le tarif actuel de 50 F est un tarif imposé par la contrainte, et qui ne correspond plus aux nécessités présentes de la revue. L'augmentation en flèche, depuis trois mois, du nombre de nos abonnés, risque même d'être financièrement catas­trophique quand il s'agit (comme dans la grande majorité des cas) d'abonnements à 50 F. Quand le prix de vente est insuffisant, l'augmentation des ventes ne fait qu'augmenter le déficit. Nous ne pouvons pas *refuser* les abonnements à 50 F c'est le « tarif légal ». Mais nous pouvons demander à nos abonnés de porter *librement* le montant de leur abonnement à 65 F. Et inviter tous ceux qui le peuvent à souscrire des abonnements *de soutien* à 200 F. Nous en reparlerons. J. M. ============== fin du numéro 106. [^1]:  -- (1). Sur la participation de saint Louis et de sainte Jeanne à la Passion du Christ et sur la différence dans cette partici­pation, on relit toujours avec fruit le grand texte de Péguy dans la *Note Conjointe*, dans *Péguy-prose* (1909-1914) édit. de la Pléiade de 1957 pages 1406 et suivantes. [^2]:  -- (1). Dans un article remarquable de sa revue *Nova et Vetera* (éditeur Méroz à Genève), n° 1 de 1958. [^3]:  -- (1). Voir Annexe III -- De la Civilisation Chrétienne. [^4]:  -- (1). On peut voir là-dessus nos études antérieures dans *École chrétienne renouvelée* (Téqui éditeur Paris) les chapitres sur la chrétienté ; et *Sur nos routes d'exil, les béatitudes* (Nouvelles Éditions Latines, Paris) la troisième partie. Puisque nous avons l'occasion de renvoyer à cet ouvrage, nous nous permettons d'inviter le bienveillant lecteur à corriger les quelques erreurs qui s'y sont glissées et de rétablir ainsi le texte : p. 64 : l'ivresse passagère que pouvait procurer ; -- p. 113 : devenues moindres, *à notre époque de progrès médical *; -- p. 153 : l'ordre de la cité étant un ordre politique ; -- p. 156 : nouvel *Adam avec ses bienfaits infiniment plus infinis *: sed non sicut delictum ;-- p. 165 : une société neutre est *impensable.* [^5]:  -- (2). Citons particulièrement l'*Imitation*, saint Jean de la Croix, les deux Stes Thérèse, Ste Catherine de Sienne, le Père Lallement s.j., le P. Ch. de Foucauld, les études de spiritualité du P. Garrigou-Lagrange, o.p. [^6]:  -- (3). Sur le mépris du monde voir Annexe IV. [^7]:  -- (1). Sur la réalité historique d'une philosophie chrétienne voir les ouvrages de Maritain et Gilson, notamment l'Esprit de la *Philosophie Médiévale de* Gilson (Vrin éd., Paris) et *Sciences et Sagesse* de Maritain (Labergerie édit., Paris). [^8]:  -- (1). Sur le messianisme évangélique et ses effets temporels voir Annexe II. [^9]:  -- (1). Sur les conséquences désastreuses des *principes* teilhar­diens voir Abbé Grenet *Bulletin du Cercle thomiste de Caen,* juillet 1965 ; et encore sa réponse au P. Rideau, s.j., même revue, octobre 1965. [^10]:  -- (1). On peut voir par exemple ma retraite à des maîtresses d'école et de pensionnat : *École et Sainteté* (édit. de l'École, rue de Sèvres à Paris). [^11]:  -- (1). L':une des pires illusions est celle d'une charité qui fini­rait par volatiliser les humbles moyens de l'existence temporelle et politique ; la charité vraie au contraire s'efforce de vivifier et de rendre plus purs ces humbles moyens, mais après avoir com­mencé par les accepter. Voir plus haut page 34. [^12]:  -- (1). Voir VIII, 7. [^13]:  -- (1). Nous suivons dans l'ensemble la traduction de Lemaître de Sacy. -- La résurrection première des saints et des martyrs désigne la régénérat ion spirituelle qui s'accomplit dès mainte­nant, en opposition avec la résurrection glorieuse après la Pa­rousie ; la durée de mille ans qui mesure la résurrection pre­mière désigne le cours de l'histoire présente dans tout son en­semble (mille ans étant un chiffre parfait) par opposition à l'éternité qui mesurera la résurrection glorieuse. Aucun sens millénariste. [^14]:  -- (1). Voir Ia IIae, q. 106, art. 4. Sur la loi nouvelle qui doit durer jusqu'à la fin du monde. « Article... qui détruit par la racine toutes les tentatives sans cesse renaissantes d'orienter l'histoire vers une ère de messianisme de l'Esprit, où la Révéla­tion du Nouveau Testament et la conception de l'Église comme corps passible du Christ serait dépassée. » Journet, *Introduction à la Théologie* (Desclée de B. édit. à Paris, p. 185-186). [^15]:  -- (1). Cette doctrine est illustrée par saint Jean, au chapitre y de son Apocalypse, quand il nous montre dans un tableau grandiose comment les destinées du genre humain sont remises à Jésus-Christ, immolé et glorifié ; comment lui seul est capable d'ouvrir le livre aux sept sceaux. [^16]:  -- (1). Le chiffre de la durée de sa retraite : un temps, des temps, un demi-temps est un chiffre symbolique qui recouvre le cours de l'histoire toute entière. [^17]:  -- (1). Notamment le Père Allo, o.p.. *l'Apocalypse* (chez Ga­balda à Paris) ou le résumé qu'en donne le Père Lavergne, o.p. (même titre, même éditeur). [^18]:  -- (1). Saint Jean de la Croix. Le poème, *Aunque es de noche* qui commence comme suit : « Que bien sé yo la fonte que mana y corre. « Aunque es de noche. » Voir mon livre : *Sur nos routes d'exil, les béatitudes,* fin du chapitre huitième, sur *le Dieu caché.* [^19]:  -- (1). Rédigés par Luther en 1537. -- Voir le texte dans le petit livre de Cristiani : *Luther tel qu'il fut* (édit. Plon à Paris) [^20]:  -- (1). On peut voir dans le *Lexique Teilhard de Chardin, par* (Cuénot (édit. Plon à Paris) les termes : néo-christianisme, *néo-Église, néo-Logos ;* -- dans *Teilhard de Chardin* de Magloire et Cuypers (nouvel office d'édition, 4, rue Guisarde à Paris) voir les termes *Christ-comique, Christ évoluteur, christique, pan­christïque.* [^21]:  -- (1). *Science et Christ* (édit. du Seuil à Paris) (pages 144 et 145). [^22]:  -- (1). *Science et Christ* (édit. du Seuil à Paris) pages 159-160. [^23]:  -- (1). Id. (pages 260-261). [^24]:  -- (2). Encyclique *Ecclesiam* suam de Paul VI « ...les erreurs du modernisme prennent sous nos yeux une vie nouvelle... *errores modernismi quos etiam* nunc *reviviscere cernimus. -- Sur* le Père de Ch. voir *le Monitum,* du Saint Office du 30 juin 1962 avec le commentaire autorisé de *l'Osservatore Romano* du 1^er^ juillet 1962 ; (cités dans *Itinéraires* de novembre 1962, pp. 297 et suiv.). -- Voir au sujet de la « foi » du P. Teilhard la lettre qu'il écrivait à l'ex-Père Gorce, publiée dans *Itinéraires* de mars 1965, pp. 123 et suiv. [^25]:  -- (1). Voir Annexe *VII : Pseudo-église.* [^26]:  -- (1). Revue *Esprit*, février 1965, pp. 347-348. [^27]:  -- (2). Préface de la Légende des Siècles. [^28]:  -- (1). de Léon XIII, 18 janvier 1901. [^29]:  -- (1). Thibon a longuement développé ce point de vue en multipliant les exemples : je ne sache pas qu'on lui ait rien oppo­sé de sérieux. On peut lire sa longue préface au livre de G. Tour­nier, *Babel ou le vertige technique* (chez Fayard, à Paris, 1959) [^30]:  -- (1). Je suis souvent revenu sur ce thème. Je transcris ici mon propos de décembre 1962 dans *Itinéraires*, numéro 68 : « *Que sert à l'homme de gagner l'univers s'il vient à perdre son âme*. L'avertissement solennel du Verbe de Dieu incarné qui *savait ce qu'il y a dans l'homme*, garde la même terrible actua­lité au siècle des astronautes qu'en ces jours lointains où le Fils de l'Homme faisait son entrée dans la ville sainte, parmi les ac­clamations de la foule, monté, sur une ânesse escortée de son petit ânon. Le péril pour l'homme de perdre son âme en s'occu­pant à dominer la terre est aussi menaçant au XX^e^ siècle qu'au premier siècle. Il l'est même un peu plus parce que l'homme, venant toujours au monde avec cette misérable inclination à se suffire de cette terre en se détournant de Dieu et d'autre part le progrès technique lui ayant permis de dominer bien davan­tage cette terre, l'homme est d'autant plus exposé à se détourner de son Créateur et Sauveur. -- Vous me direz qu'il y a la grâce, et l'Église, et la protection d'une civilisation chrétienne ; dès lors nous aurions les moyens de ne pas tourner contre le vrai bien humain, contre notre bien intégral le progrès que nous réalisons dans un domaine particulier, par exemple en physique, mécanique, biologie. La remarque est intéressante. Il demeure que les hommes naîtront toujours avec les trois convoitises ; le baptême qui nous purifie et qui nous permet de les vaincre ne nous confère pas cependant l'assurance infaillible de ne jamais céder à leurs attraits. Quant à la civilisation chrétienne nous constatons chaque jour à quel point elle est délabrée ; nous soupçonnons aussi combien il lui sera difficile de réaliser l'in­tégration humaine du progrès technique. Si les chrétiens en effet avaient déjà beaucoup de mal à inventer de « belles cou­tumes et de justes lois » aux époques où notre avidité à nous enivrer des biens de ce monde ne disposait que de modestes gobelets, ne voyez-vous pas que c'est un comble de sagesse, de modération, d'esprit de pauvreté qui sont désormais requis, puisque d'immenses coupes, toutes plus attirantes les unes que les autres, sont mises à portée de notre main ? Où voulez-vous en venir avec ces considérations négatives me demanderez-vous ? Simplement à démystifier l'idée de pro­grès technique. Je veux simplement vous amener à situer ce progrès par rapport à l'homme en vous aidant à prendre conscience, au moins un peu, de ce qu'est l'homme en vérité. Ras­surez-vous, au reste. Mon intention n'est pas d'interdire le pro­grès technique ; je ne pense pas à de telles sottises. je n'ignore pas les paroles de la *Genèse,* l'invitation du Créateur à l'être spirituel et libre sorti de ses mains, pur et parfait, dans le para­dis de délices : « Dominez la terre et soumettez-la. » Et du reste la moindre réflexion sur notre qualité spirituelle nous donne la conviction que l'une de nos occupations normales c'est -de con­naître les secrets de la nature et de les utiliser. Mais enfin la même réflexion sur notre qualité spirituelle nous persuade que la recherche scientifique ne doit pas être notre première occu­pation ; en effet ce n'est pas l'objet le moins élevé qui doit nous occuper le plus. Et. surtout la réflexion sur notre état concret, sur les blessures qui sont la part inévitable de notre nature, nous fait saisir que nous sommes exposés à perdre notre âme en cherchant à (dominer la terre qu'il importe donc au plus haut point de veiller et de prier que dans les recherches des secrets de la physique ou de la biologie nous pouvons hélas méconnaître les droits sacrés de l'homme, de même que dans leur utilisation nous pouvons sacrifier nos frères à des rêves de -domination et d'orgueil. Vous entrevoyez à quoi je fais allu­sion : je pense aux abominables expériences de Bologne et à tout ce qui leur ressemble ; je. pense encore aux entreprises monstrueuses des satrapes de la technocratie et de la synarchie avec leur armée de sous-ordres, leurs finances internationales gigantesques, leurs moyens babyloniques de propagande abru­tissante et de contrainte policière. Dominez la terre certes, nous dit le Seigneur. Mais il nous dit également : *convertissez-vous*, -- *Que vous sert-il de dominer la terre si vous perdez votre âme ?* -- *Cherchez d'abord le Royau­me de Dieu et sa justice et le reste vous sera donné par sur­croît.* On nous répète de tous côtés que le progrès technique avec le temps tournera au bien de l'homme ; c'est nécessaire, c'est infaillible. Comme si le temps par lui-même détenait la propriété de nous faire user honnêtement des pouvoirs nouveaux que le progrès technique nous met entre les mains. Comme si ce n'était pas notre liberté qui use des choses en bien et en mal ; comme si le temps, de lui-même, avait Prise sur la liberté. C'est Dieu seul qui atteint jusqu'à notre liberté. Nous n'y atteignons nous-même qu'avec son secours. Substituer le temps à la liberté humaine et à la causalité divine espérer du déroulement histori­que et de « l'Évolution », ce que l'on ne saurait attendre que de la grâce divine redressant et sanctifiant la liberté humaine. c'est une des confusions actuelles les plus pernicieuses. » [^31]:  -- (1). A propos des Beaux-Arts, Maritain a montré dans *Art et Scolastique* (éd. L'Art Catholique, place Saint-Sulpice à Paris) pourquoi ils sont *soumis à une nécessité spéciale de renouvelle­ment*. Ils sont placés dans une dépendance intrinsèque du monde de la matière, des images et des formes ; dès lors ils ne peuvent traduire que sous certains aspects, forcément limités, une beau­té qui, de soi, transcende le sensible ; d'où la nécessité de ten­tatives renouvelées. L'on ne saurait prétendre, à moins de se boucher les yeux. que ces tentatives soient toujours en progrès, plus riches et plus spirituelles. Il suffit d'ouvrir les yeux sur certains monuments modernes des grandes villes et de les com­parer à des monuments antérieurs il suffit d'aller faire retraite en des abbayes médiévales puis en certaines abbayes modernes, pour être fixé sur les progrès dans les arts. Au sujet des belles-lettres et de la poésie l'exigence de re­nouvellement est analogue, et là non plus le progrès n'est pas obligatoire, encore moins est-il illimité. On peut dire sans doute que les romans de Bernanos vont plus loin que les comédies de Molière dans l'analyse de l'imposture ; ils représentent un pro­grès. Mais enfin un progrès qui ne saurait faire fi de la structure (si on peut dire) du sentiment qui est évoqué ; et cette structure est déterminée. L'évocation du poète ou du romancier, aussi riche soit-elle, aussi pénétrante, ne saurait aller au-delà de cette structure. Le romancier ou le poète ne risquent pas de se libérer de la nature humaine qu'ils évoquent, de ses sentiments, de ses passions, qui sont toujours définis, qui ne sont pas n'importe quoi. Les œuvres des grands génies s'avancent plus loin dans la profondeur des sentiments et des passions (*des Jeux de l'En­fer et du Ciel* comme disait Ghéon) mais il s'agit toujours de sentiments d'homme, de passions d'homme, du cœur de l'homme. Le jour où une œuvre d'art, sous prétexte de progrès, vou­drait faire craquer de telles limites, elle s'anéantirait en deve­nant inintelligible. [^32]:  -- (1). Voir Annexe VI : Les classiques et l'histoire. [^33]:  -- (1). On dirait la même chose dans l'ordre philosophique. Voir notamment Gilson : *L'Esprit de la Philosophie Médiévale* (éd. chez Vrin, à Paris) ; Maritain : *Science et sagesse* (éd. chez Labergerie, à Paris -- 1935) et dans son gros ouvrage *Philosophie morale* (Gallimard édit. Paris, 1960) le chap. V : Christianisme et Philosophie. [^34]:  -- (1). Voir Annexe V : Détournement révolutionnaire de l'Évangile. [^35]:  -- (1). Sur le développement homogène des dogmes on peut consulter : Journet *Le Message révélé* (Desclée de B., à Paris) et *Le Dogme, chemin de la Foi* (édit. Fayard, à Paris). [^36]:  -- (1). Dans la première épître de saint Jean (chap. 2 et 4) l'An­téchrist nous est montré déjà à l'œuvre ; dans l'Apocalypse (chap. 13), le Dragon (le diable) prête son pouvoir à la Bête de la mer (pouvoir politique) et à la Bête de la terre (les fausses doctrines), mais le Dragon et les deux Bêtes vont inéluctable­ment à leur ruine (chap. 19 et 20). [^37]:  -- (1). Pascal, Pensée n° 749 de l'éd. Brunschvicg. [^38]:  -- (1). Les exégètes montrent que si l'Antéchrist peut être en­tendu *en un sens collectif et en quelque sorte permanent* comme représentant les personnages et les organisations qui s'opposent à l'Évangile tout au long des siècles et qui cherchent à le cor­rompre (c'est par exemple le sens de Ia Jo. 11, 18 et IV, 3) il n'en reste pas moins qu'il y aura un Antéchrist réservé aux derniers jours et qu'il sera un être personnel. On peut voir à ce sujet, dans *la Bible de Jérusalem en fascicules* (édit. du Cerf) les épî­tres aux Thessaloniciens par le Père Dewailly, o.p. -- ou encore dans l'Apocalypse du P. Allo, o.p. (édit. de Gabalda, Paris) l'in­troduction au chapitre X, sur l'eschatologie du N.T. ; -- et sur­tout la *IIIa Pars* q. 8 art. 8 sur l'Antéchrist, tête des méchants, qui montre, entre autres choses, la différence entre l'Antéchrist de la fin et les autres impies dans le cours des âges, qui sont Antéchrist seulement à titre de précurseur et par une sorte de préfiguration ; ce qui est déjà beaucoup. [^39]:  -- (1). Nous avons adopté dans l'ensemble la traduction de Le­maître de Sacy ; elle nous paraît suffisamment sûre ; elle pré­sente l'avantage sur beaucoup d'autres d'être composée en ex­cellent français. [^40]:  -- (2). Voir p. ex. IIa IIae qu. 18 art. 4 sur la certitude de l'es­pérance. [^41]:  -- (1). Lire par exemple cette espèce de « Somme » bernanosienne que représente la longue conclusion de *La grande peur des bien-pensants, Édouard Drumont* (édit. Grasset à Paris). [^42]:  -- (1). « ...(Societas), gravissimo nunc, *supra praeteritas aetates...* urgeri morbo. » [^43]:  -- (2). *Divini Redemptoris* n° *22,* traduction J. Madiran, faite sur le texte latin (Nouvelles édit. Latines, Paris) [^44]:  -- (1). Voir saint Louis-M. Grignion de Montfort, la prière em­brasée pour les apôtres des derniers temps. [^45]:  -- (1). Voir *Annexe I :* L'amour de Dieu et le mystère du mal. [^46]:  -- (2). Sur cette aggravation des infidélités on peut lire les pages du Cardinal Journet qui mériteraient de devenir classiques, dans son ouvrage *Le Mal* (éd. chez Desclée de B. à Paris), au chapitre *le mal dans l'histoire,* la section sur la *révélation de Saint Paul* pp. 287 à 295. -- Sur le mystère d'Israël, ses privi­lèges, sa définition, son châtiment, sa conversion il y a toujours profit à relire dans le *Discours sur l'Histoire Universelle* de Bossuet le chapitre 20 de la seconde partie : *Les jugements de Dieu sur les Juifs et sur les Gentils.* [^47]:  -- (1). Le monde païen qui était un monde d'idolâtres contenait, c'est bien évident, des valeurs de civilisation très précieuses ; songez aux grandes intuitions de Sophocle sur « les lois non-écrites », aux raisonnements d'Aristote sur le primat de la con­templation, aux discours de Platon sur la justice qui est abso­lue, qui a sa règle au-dessus des institutions de la cité et que l'homme doit pratiquer pour elle-même. (Voir Lagrange, o.p., *Mélanges d'Histoire Religieuse* (Gabalda édit. à Paris 1915, p. 122). Cependant ce monde antique est sous l'emprise d'une forma­tion religieuse très fausse et inspirée par le démon ; l'idolâtrie est l'œuvre du démon : *omnes dii gentium dæmonia* (Ps. 95). Lagrange a souvent insisté sur ce point. « Dans toutes ces religions polythéistes, plus ou moins portées à l'idolâtrie, l'homme vaut mieux que se dieux. Il voudrait pouvoir les aimer ? En fait il se soumet à leurs exigences même barbares... Les Grecs qui les ont faits si beaux ont introduit l'immoralité dans leurs cérémonies, pour leur être agréables en les imitant. Chez les Sémites on jette des enfants chéris dans le brasier d'un Moloch ou d'un Saturne qui les reçoit dans ses mains rougies par le feu. Partout la pratique des prostitutions sacrées, des proces­sions obscènes. C'est ce que le cœur et la raison elle-même condamnaient et que l'État ne tolérait que par égard pour ses dieux qui échappaient à son contrôle. Qu'est-ce à dire ? Si les dieux valaient moins que les homme qui eussent voulu ne les adorer que comme bons, c'est donc qu'ils avaient été trompés, c'est qu'il faut reconnaître en eux de mauvais démons. Cette conclusion fait sourire les esprits forts, je ne vois pas comment on peut y échapper. » (Lagrange, o.p. ; conclusion du livre sur : *Les Mystères, l'Orphisme,* (Gabalda éd.). Mêmes idées dévelop­pées dans le chapitre déjà cité des *Mélanges d'Histoire Reli­gieuse,* surtout p. 129 et sq. Voir aussi le *Discours sur l'Histoire Universelle* de Bossuet, dans la *Suite de la religion* chap. 16 et 26).  « Nulle part (dans les religions orientales aux trois pre­miers siècles de notre ère) nous n'avons rencontré le mono­théisme proprement dit, tel qu'il existait chez les Juifs. Point d'Homme-Dieu, point de Rédempteur en dehors de l'Église chrétienne, point d'Eucharistie. La morale des religions orientales était celle des païens du temps. Aucun texte ne nous auto­rise à supposer que les sanctuaires aient exigé rien de plus sauf des exercices rituels, sans portée pour la réforme de tout l'homme. plusieurs textes nous obligent à conclure que la mo­ralité des rites et la conduite des prêtres étaient au-dessous du niveau moyen des honnêtes gens. Ce n'est pas là le spectacle qu'offrait le christianisme. Avec quelle assurance Origène parle à Celse de la réforme des mœurs opérée par la foi chrétienne... Jésus est mort pour le salut des hommes. Après avoir assis le principe inébranlable de l'unité de Dieu le christianisme ajou­tait que le Fils égal au Père, un avec le Pète, s'était incarné pour nous. « Il m'a aimé et il s'est livré pour moi. » Le péché est effacé ; ... le chrétien converti commence une vie nouvelle, consacrée à l'amour de Dieu qui l'a aimé. Quel rapport y a-t-il entre cette histoire et la mort accidentelle d'Attis, d'Adonis ou d'Osiris, pleurés par leurs amantes ? » (Lagrange, o.p., *Mélanges d'Histoire Religieuse* (Gabalda édit. à Paris 1915), le chapi­tre sur les religions orientales, p. 114 et sq. Ce chapitre est à lire d'autant plus qu'il était une critique impartiale d'un ouvrage classique qu'on vient de rééditer : Franz Cumont : Les Reli­ions Orientales dans le Paganisme Romain (Paris, Geuthner, 1963). [^48]:  -- (1). Au. sens où Saint Paul disait « Nous pour qui sont arrivés les derniers temps (I cor. X, 11) c'est-à-dire les temps du Verbe, de Dieu incarné, de l'Esprit Saint envoyé, de l'Église fondée ; les temps qui ne seront pas remplacés par des temps nouveaux d'ici le retour du Christ en gloire ; les temps de l'Incarnation rédemptrice et de Marie, Mère de Dieu et des hommes. [^49]:  -- (1). La question : Pourquoi les étapes du mal dans l'histoire est évidemment différente de la question : pourquoi le premier péché ? Cependant elle n'est pas sans relation avec elle. Il nous semble donc que la réponse à la question : pourquoi le premier péché peut orienter vers une réponse à la question : pourquoi les étapes historiques du mal ? Voici ce que dit Monseigneur Journet (à la page 282 de son grand livre *Le Mal,* chez Desclée de B. à Paris) : « Tout est fini pour l'ange après sa faute, mais non pour l'homme. Il est capable de pardon. Dieu qui dans sa puissance ordonnée, *conduit les êtres selon le régime exigé par leur nature*, pourra prendre occasion même de sa faute pour faire quelque grande miséricorde. En sorte que, à ceux qui de­mandent pourquoi Dieu, qui connaissait de toute éternité la chute d'Adam, ne l'a pas miraculeusement empêchée, on doit répondre par une seconde raison qui n'existait pas dans le cas des Anges, que Dieu n'aurait jamais supporté la catastrophe du monde de l'innocence, fatale non seulement pour Adam mais pour toute sa descendance, s'il n'avait pensé nous introduire par elle dans le monde meilleur au total de la Rédemption. » Aux pages suivantes sont rapportés les textes faisant autorité de saint Cyrille d'Alexandrie, saint Léon, saint Thomas, les Carmes de Salamanque et saint François de Salles. [^50]:  -- (1). Dans son livre si remarquable sur *la Fin des Temps* (D. de B. Paris 1953) Josef Pieper met en lumière les deux grands moyens qui seront employés par l'Antéchrist et que nous appel­lerons pour bien traduire la pensée de l'auteur germanique : mondialisation du pouvoir politique, constitution d'une super-Église qui neutraliserait les diverses confessions. Il est clair que ces deux grands mécanismes ont commencé de fonctionner sous nos yeux. [^51]:  -- (1). Comme l'expose Saint Thomas, avec sa précision unique dans les explications, à la question des missions divines *Ia Pars*, q. 43, notamment art. 3, et 5. [^52]:  -- (1). Se reporter en particulier à l'étude magistrale de Mgr Journet : *Le Mal* (chez Desclée de Brouwer, à Paris) surtout le chap. 6 : Dieu est-il responsable du péché ? -- le chap. 7 : La peine du péché actuel, le mystère de l'Enfer ; -- le chap. 9 : Le mal dans l'histoire. [^53]:  -- (1). Voir nos premières réflexions sur ce thème au chap. IV de notre livre : Sur *nos routes d'exil, les Béatitudes* (Nouvelles Éditions Latines). [^54]:  -- (2). Dans la « légende du Grand Inquisiteur » au livre cinquième des *Frères Karamazov*, Dostoïevski ne marque peut-être pas assez l'intention foncière du tentateur ; il veut amener l'homme à refuser d'être aimé de Dieu saintement (c'est-à-dire d'une manière surnatu­relle et en étant purifié par la croix). [^55]:  -- (1). *Question de conscience* (édit. Desclée de Brouwer, Paris, 1938), p. 20. [^56]:  -- (1). Voir aussi Oraisons, Secrètes on Postcommunions des fêtes de : St Cyrille et Méthode (7 juillet) ; St Gaétan (7 août) ; Ste Rade­gonde (13 août) ; St Philippe Beniti (23 août) ; Ste Chantal (21 août) etc. [^57]:  -- (2). Ia Jo. 11, 15. [^58]:  -- (1). *De adhaerendo Deo* (de l'union à Dieu), réédité en 1944 à Montréal (Canada) éditions de l'Arbre. [^59]:  -- (1). Voir respectivement : Matth. XVI, 25 ; Luc XIV, 26 ; -- Matth. XIX, 12. [^60]:  -- (1). IIa Cor. VI, 15. [^61]:  -- (2). Ia Cor. X, 14-33. [^62]:  -- (3). Saint Jean de la Croix, Cantique de la nuit obscure, dans les œuvres de saint Jean de la Croix, traduction du P. Cyprien (revue par le P. Lucien-Marie) éditée par Desclée de B., à Paris. [^63]:  -- (1). « Nous nous flattons de quitter nos passions lorsque ce sont nos passions qui nous ont quitté. » La Rochefoucauld. Beaucoup de pensées semblables dans son œuvre ou dans celle de La Bruyère. [^64]:  -- (1). « Aux âmes qui souffrent de ne pas aimer -- et de ne pas souffrir par amour -- on voudrait dire combien précieuse est leur misère intérieure et combien Dieu a soif d'une prière partie de là. Il ne s'agit pas de consentir à l'égoïsme (ce serait du quiétisme), il s'agit d'offrir, avec les mains de l'amour, la misère « affective » de l'égoïsme. A quoi bon essayer de colorer nos pauvres douleurs ? Rien n'est trop pauvre, rien n'est vain en face de Dieu. Il est des êtres qui, parce qu'ils ignorent les brisements ailés de la souffrance amoureuse, se croient exclus des profondeurs de la vie divine. Mais « vivre d'amour » est autre chose que « vivre l'amour ». La vie divine est un abîme dont nul sentiment humain n'a touché le fond ; elle n'est pas dans ce qu'on « sent » de Dieu, mais dans ce qu'on « donne » à Dieu. Et à celui qui ne trouve dans son âme rien de pur et de vivant à offrir, il reste à s'offrir soi-même. Offrande nue et foncière, qui at­teint jusqu'à la substance. Les pauvres sont chers à Dieu parce que, vides de tout avoir, ils donnent leur être. Ce n'est pas ne rien donner que de donner son rien. « Bienheureux les pauvres en esprit » a dit Jésus. C'est-à-dire « les pauvres intérieurs ». Et il n'est pas de pauvreté plus intime que celle de la stérilité affective. Rien n'est impur ici-bas comme la pau­vreté qui se révolte (car elle n'a de recours que dans la bassesse et la fraude). Mais la pauvreté qui consent, la pauvreté dont l'œil reste simple, touche aux cimes les plus chastes de l'amour. En ces temps que le subjectivisme a dévastés, Dieu a besoin de beaucoup d'âmes qui croient en l'amour contre elles-mêmes, pour compenser la trahi­son de celles qui n'ont cherché qu'elles-mêmes dans l'amour. » G. THIBON. Propositions sur la douleur. (*Études carmélitaines,* octobre 1936.) [^65]:  -- (1). Il peut être utile de se reporter à : GARRIGOU-LAGRANGE, o.p. : « Le Langage des spirituels comparé à celui des théologiens, *Supplé­ment de la Vie spirituelle* (aux éditions du Cerf, à Paris) 1^er^ décembre 1936 ; MARITAIN : *Les Degrés du Savoir* (Desclée de B.), le chapitre sur saint Jean de la Croix, pages 658 et suivantes. [^66]:  -- (1). Le réformateur digne de ce nom commence par respecter la nature -- qu'il s'agisse d'une personne ou d'une institution, il ne lutte contre les vices, les déformations, les encroûtements que pour favori­ser l'accomplissement de la nature en ce qu'elle a d'authentique et d'original. Mais le révolutionnaire, lui, s'attaque à la nature elle-même, poussé par je ne sais quelle fièvre, je ne sais quelle jalousie ; plus encore que les routines ou les abus c'est la nature même des êtres et des choses qu'il veut abattre pour la transformer. C'est ainsi que le révolutionnaire s'attaque non seulement à l'excès des privilè­ges mais à toute saine hiérarchie, avec les prérogatives qui s'y trou­vent inévitablement liées ; de même il ne veut pas seulement cor­riger les abus de la propriété, mais détruire celle-ci ; ou bien il ne veut pas seulement mettre un frein à la prépotence cléricale dans la vie publique mais il prétend laïciser la vie publique, interdire à l'Église de dire le droit ; pire encore, il voudrait que le magistère ecclésias­tique décrète motu proprio le laïcisme des lois et des mœurs. On n'en fuirait pas de citer des exemples. Pour ma part, si je comprends, en le désapprouvant de toutes mes forces, le désespoir au spectacle d'une certaine énormité du scandale dans la société ou parmi les gens d'Église, je comprends beaucoup plus difficilement que l'on puisse avoir conscience de la condition de créature et cependant consacrer sa vie à ce chambardement essentiel en quoi consiste la Révolution. Il reste que les faits sont là. La gratuité et la monstruosité du mal atteignent à cette profondeur. Pour être justes prenons garde toute­fois d'oublier la responsabilité de certains personnages en place, qui eux ne sont nullement révolutionnaires, dans la genèse de l'attitude révolutionnaire. Vous avez peut-être rencontré d'anciens élèves d'école libre, qui ne sont pas des êtres vulgaires, et qui gardent au cœur une haine inexpiable et agissante contre l'école libre ; ou bien vous avez pu voir des prêtres qui ne sont ni médiocres ni hérétiques détester férocement la hiérarchie ecclésiastique et ses organes d'exécution et agir en conséquence. Qu'y a-t-il à l'origine de ces dispositions révolu­tionnaires ? Parfois un scandale horrible qui leur est venu par l'éco­le religieuse ou par les organes de la hiérarchie. Ils ne l'ont pas sur­monté. Il leur a manqué un désir assez humble de porter la ressem­blance du Christ crucifié. « J'en ai trop vu disent-ils. » Le malheur est qu'ils n'aient pas pu voir l'agonie du Seigneur et la souffrance apaisée des vrais disciples martyrs ou confesseurs. (On peut lire sur ce thème le chapitre : Réponse intégrale aux iniquités de notre li­vre *Sur nos routes d'exil, les béatitudes*.) [^67]:  -- (1). Voir les études de MADIRAN sur « la pratique de la dialectique » et « la technique de l'esclavage », dans son livre : *La vieillesse du monde, essai sur le communisme*. [^68]:  -- (1). Monitum du Saint Office du 30-6-62. -- Voir notre brochure : *Réponse au teilhardisme*