# 107-11-66 1:107 ## ÉDITORIAUX ### Le Concile et nous ASSURÉMENT, c'est un point de vue bien restreint, éventuellement immodeste, sans intérêt général : *Le Concile et nous *; nous, revue ITINÉRAIRES. Mais nous ne l'avons pas choisi. Ce point de vue nous a été imposé, il a été imposé à l'attention publique, sans que nous l'ayons demandé. Sous une inspiration, sous une impulsion qui leur venait d'ailleurs, la plupart des journaux ont donné à ce point de vue une importance capitale et redoutable. Peut-être avons-nous un mot à dire sur un tel sujet ; peut-être serait-il paradoxal que nous soyons les seuls à n'en point parler. Ce qu'a été, ce qu'est *notre position à l'égard du second Concile du Vatican* est devenu, depuis le début de l'été 1966, et sans que nous y soyons pour rien, un grave sujet de préoccupation publique, un sujet d'intérêt passionné. Des millions de personnes ont brusquement appris, en même temps, l'exis­tence de la revue ITINÉRAIRES et le rôle formidable qui lui est attribué dans le mouvement des idées. En raison des informations sinon précises, du moins caté­goriques qui leur avaient été fournies, les journaux ont présenté la revue ITINÉRAIRES comme suscitant, excitant, entretenant une opposition au Concile. Une opposition totale : au nom d'une fidélité au passé, nous contestons tous les principes proclamés par Vatican II. Nous sommes accusés de réactions *pareilles,* oui, *pareilles* à celles qu'*avait déjà connues le premier Concile du Vatican *: on sait qu'elles furent schismatiques. 2:107 L'accusation, et l'outrage, sont énormes. Pour le rétablissement de la vérité, pour la défense de notre honneur, nous allons donc rappeler, sans commen­taires, le texte même de nos prises de position éditoriales au sujet du second Concile du Vatican. Tous nos textes cités sont antérieurs au 23 juin 1966. Février 1962\ (numéro 60) « *Le Concile se réunira en 1962, et la Bulle pontificale qui annonce cette décision est la Bulle* Humanæ salutis. *Beau­coup nous parlent du salut de l'homme et du salut de l'hu­manité* (...)*. Mais l'Église détient les paroles et les sacrements du salut. Les hommes d'Église sont de pauvres hommes comme les autres, avec des grâces en plus, auxquelles ils ne sont pas toujours plus fidèles que les autres hommes. Mais l'Église en tant que telle est une, sainte, catholique, aposto­lique, et quand l'Église parle en tant que telle, c'est une parole sainte devant Dieu, c'est une parole de salut pour l'humanité *»*.* (pp. 8 et 9.) « *Réunis sous la direction du Souverain Pontife et sous l'inspiration de l'Esprit Saint, les Pères du Concile se con­vertiront tous ensemble et seront plus aptes à nous convertir. Leur progrès dans la conversion préparera le nôtre. Et le salut de l'humanité, nous le savons bien, est dans sa conver­sion.* » (p. 15.) Mars 1963\ (numéro 71) « Notre attente n'est pas de voir au Concile une tendance l'emporter sur les autres. Notre attente n'est pas non plus d'un compromis entre les tendances. Notre attente est au-delà des affrontements humains, y compris ceux où d'aven­ture nous serions nous-mêmes considérés, à tort ou à raison, comme plus ou moins engagés. 3:107 Notre foi est dans l'Esprit. Pour une paix entre catholiques qui soit une paix sans autre victoire que celle du Christ Jésus, d'avance tenons-nous attentifs, et autant que possible préparés, la ceinture bouclée et la lampe allumée. » (p. 41.) Juillet 1963\ (numéro 75) « *Dès que le Concile eût été ouvert, en octobre 1962, l'aile catholique qui avait déchaîné la guerre psychologique dans l'Église favorisa une ingérence systématique et conti­nue des pouvoirs temporels dans les affaires religieuses, parce qu'elle trouvait en une telle ingérence sa principale force* (...)*. C'est l'ingérence des nouveaux pouvoirs temporels, ceux de la presse, ceux de la radio, qui fabriquent l'opinion de masse, et qui au demeurant ne sont nullement indépen­dants des puissances d'argent et des puissances politiques. A la fin du mois de mai 1963, avant même la mort de Jean XXIII, ces nouvelles puissances temporelles ont en direction du futur Conclave lancé leur veto, comme le faisaient autre­fois les Princes ; et, comme faisaient les Princes parfois, elles ont lancé ce veto en l'appuyant d'une menace de schisme :* « L'élection d'un Pape conservateur risquerait de provoquer un schisme*.* » *Nous avons tous lu cet ultimatum ; et beau­coup l'ont trouvé normal*. » (p. 9.) Novembre 1963 (numéro 77) « Autrefois, les Princes (plus ou moins chrétiens) fai­saient pression sur les Conciles. Aujourd'hui les nouveaux Princes (chrétiens ou non) exercent leurs pressions par d'autres, voies. 4:107 « Par le moyen de l'opinion publique (ils) s'efforcent actuellement d'exercer sur le Concile une influence indue. « Car enfin, quoi qu'il en soit par ailleurs de la promotion du laïcat et du progrès des lumières, c'est toujours *une pression de pouvoirs temporels sur le magistère spirituel*. Cette pression ne semble pas avoir encore été reconnue EN TANT QUE TELLE. Elle ne manque d'ailleurs pas de « bonnes raisons ». Mais les Princes chrétiens du passé avaient eux aussi leurs « bonnes raisons », et leurs légistes, et leurs théologiens. Et leurs vues politiques étaient parfois -- à leur place -- licites et honnêtes. Tout cela renaît sous une autre forme, et sera dangereux aussi longtemps qu'on n'aura pas aperçu que, par des voies différentes, c'est essentiellement un abus de même nature. » (pp. 15-16.) « Nous ne promettons pas à nos lecteurs : -- *Vous allez tout savoir, nous allons tout vous dire*. D'abord parce que nous ne prétendons pas savoir tout ce qui se passe au Concile. Ensuite parce que nous ne croyons pas utile -- ni même licite -- de dire à tout moment tout ce que nous savons. Enfin parce que notre tâche propre est beaucoup plus modeste et en tout cas différente. « Notre tâche se situe au niveau de la réflexion person­nelle et de la vie intérieure. Nous voulons aider notre lecteur à trouver en lui-même les moyens de n'être pas *esclave* de l' « information » qui lui est plus ou moins donnée par la presse. » (p. 18.) Décembre 1963 (numéro 78) « *Heureusement, et pour notre consolation, on nous assure que les débats du Concile, à la différence de ce qui en est mis en scène dans les journaux, sont empreints de dignité, de justice et de charité. On nous l'assure et nous le croyons. Mais nous n'y sommes pas, et nous trouvons très lamentable l'image qu'en donnent la plupart des correspon­dants romains.* » (p. 24.) 5:107 Janvier 1965\ (numéro 89) N.-B. -- Cet éditorial est notre prise de position sur les promulgations conciliaires de la 3^e^ session. Cette session s'était terminée le 21 novembre 1964 : trop tard pour que nous puissions en parler dans notre numéro de décembre. « Avant même d'avoir les textes, avant d'avoir L'*Osserva­tore romano*, nous avions la presse française, et déjà nous savions. Le Pape était intervenu : le Pape qui avait dit précédemment qu'il n'intervenait pas encore, mais qu'il interviendrait. Nous savions par les journaux français. Nous savions par l'éditorial de La Croix, par le seul titre déjà de l'éditorial sur le Concile, le 21 novembre : UNE SITUATION CONFUSE*.* Sans rien savoir encore, nous savions déjà tout par les premiers mots de cet éditorial : « *La situation est confuse, vendredi matin, au début de la der­nière Congrégation de la session.* » Nous lisions « malaise » nous lisions « grande déception », dans ce même éditorial. Déception, malaise, confusion de ceux qui étaient pris à contre-pied, si l'on peut dire, par l'intervention du Saint-Père. Et les autres journaux venaient un à un confirmer l'événement. L'éditorial du *Monde*, le 24 novembre, alléguait l'avis d' « un expert aussi avisé que l'abbé Laurentin » pour disqualifier les « ultimes retouches subies » par l'un ou l'autre schéma : ultimes retouches qui ne sont que de la main du Pape, ce qui ne fait pas le poids, aux yeux du monde et à ceux du *Monde*, devant « un expert aussi avisé que l'abbé Laurentin ». « Le 26 novembre, *Témoignage chrétien* nous contait « LA MAUVAISE FIN » de la 36 session : « Au dernier moment, une « autorité supérieure » avait imposé un certain nombre de corrections et modifications... » -- « UNE » autorité supérieure, le dominicain François Biot, auteur de ces lignes, ne sait apparemment pas laquelle... 6:107 « En raison de quoi, « grande tristesse », « déception générale », « mines tendues, visages défaits, des évêques se regroupaient dans les bas-côtés de Saint-Pierre pour trouver quelque issue ». Page suivante du même journal, on nous contait « l'amertume et la déception qui ont marqué la fin de la session ». « Oui, on savait ainsi, on savait par là l'essentiel, avant même d'avoir les textes conciliaires et le discours du Pape dans leur teneur intégrale. On avait assez l'habitude de voir ces journaux présenter comme « bonnes nouvelles » les choses les plus effarantes. Pour la première fois, ils étaient unanimement consternés : il s'était donc passé quelque chose d'excellent. D'instinct, l'ensemble du peuple chrétien, réfractaire aux ukases concertés de la presse du condition­nement de masse, sentait que la déroute de cette presse annonçait manifestement un grand événement. Et dans les églises, et dans le secret des cœurs, ensemble ou isolément, les fidèles rendaient grâces à Dieu à son Esprit, à l'intercession de la Vierge, *Mater Ecclesiae*, et au Souverain Pontife (...). « Pour aujourd'hui, l'heure est à l'action de grâces, en n'oubliant personne (...). « On mesurera peu à peu, encore qu'imparfaitement, la richesse des grâces qui ont été faites à l'Église, à travers le Pape, par la médiation invoquée de Marie, aux derniers jours de la 3^e^ session. » (pp. 48-49.) \*\*\* « *On nous avait dit et répété que* « *la collégialité* » *n'ôtait rien à la primauté du Pape, celui-ci étant la Tête du* « *collè­ge* »*. Mais implicitement, inconsciemment peut-être, on en était venu à considérer que la Tête avait l'obligation d'être en communion avec les membres : au lieu que ce fussent les membres qui aient l'obligation d'être en communion avec la Tête.* 7:107 « *On en était venu, implicitement, inconsciemment peut-être, à considérer que la Tête était bien la Tête à condition de ne pas bouger, ou de suivre obligatoirement la* « *majo­rité* »*.* « *Cette fausse collégialité-là, celle du collège au sens strict, on l'a vue s'exprimer en actes, dans les démarches qui prétendaient* FAIRE CONNAÎTRE AU PAPE LES « VOLONTÉS DU CONCILE », *comme si* « LE CONCILE » *pouvait* « VOULOIR » *sans le Pape, comme si, sans le Pape, il pouvait avoir aucune existence en tant que* « *Concile* ». « *Les collégialistes qui disaient ne vouloir entamer en rien la primauté du Pape, on les a vus applaudir cette pri­mauté tant qu'elle restait immobile et silencieuse. Mais on a vu leurs réactions au moment précis où cette primauté s'est mise à agir en tant que telle.* » (p. 50.) \*\*\* « Les choses ne vont pas être commodes tous les jours, après cette révélation des cœurs, cette photographie, cette radiographie d'une certaine « majorité ». Mais enfin c'est la vie, que les choses ne soient pas toujours commodes. « Du moment que l'Église demeure elle-même visible­ment, comme elle ne pouvait pas, de toutes façons, ne pas le demeurer mystiquement, qu'importent les incommodités secondaires. On en a vu d'autres. » (pp. 50-51.) \*\*\* « *Il y aura encore de rudes journées. Il y en a toujours. Nous savons d'où elles viendront, et comment* (...). « *Nous entendrons encore dire, bien sûr, comme le dit l'éditorial du* Monde*, que tel Décret du Concile est contes­table dans son principe même. Souvenez-vous. Oui, souvenez-vous. Quand il s'agissait de schémas, de simples projets,* Le Monde *nous sommait, et en quels termes, de nous incliner au nom de l'obéissance. Quand il s'agissait de la simple inter­vention à la tribune de tel ou tel Père du Concile,* Le Monde *affirmait : l'Église a parlé, l'Église a changé, ça y est, c'est fait, soumettez-vous, obéissez, silence dans les rangs.* 8:107 *Main­tenant qu'il s'agit de Constitutions et de Décrets revus et promulgués par le Saint-Père, maintenant que ce sont véritablement des Actes conciliaires,* Le Monde *s'arroge le droit de dire :* contestable dans son principe même. *Dans son* PRINCIPE MÊME, *voyez-vous. Au-dessus de l'autorité doctri­nale du Souverain Pontife et du Concile, il y a l'* « *autorité supérieure* » *des théologiens de journaux.* » (p. 51*.*) Juillet 1965\ (numéro 95) « Les *journées ténébreuses* du Concile dont parle le pasteur Richard-Mollard, ce sont les journées que tant de publicistes catholiques, dans des publications officiellement recommandées et vendues à l'intérieur des églises, ont sem­blablement maudites ou déplorées : les dernières de la 3^e^ session. Dans *Témoignage chrétien* du 26 novembre 1964, André Vimeux parlait de « *l'amertume et la déception qui ont marqué la fin de la session conciliaire* ». Dans le même numéro, le Père dominicain François Biot assurait : « *En dépit d'une mauvaise fin, la session est positive.* » on pourrait accumuler les citations. Il faut les comprendre, à cette heure où une diversion éhontée prétend que ce serait nous, et non eux, qui refuserions les décisions conciliaires. Eux, ils ont dit que *la session* a été bonne et positive, *la fin* mauvaise. Seulement la fin. Uniquement les dernières jour­nées. Mais voilà : ces dernières journées furent celles de *cela seul qui compte*, elles furent les journées des DÉCISIONS CONCILIAIRES. » (p. 21.) \*\*\* « *Nous avons refusé et nous continuons à refuser ce qui, dans le Concile, n'est pas le Concile.* 9:107 « *Nous avons refusé et nous refusons une certaine con­ception de la collégialité : celle que le Concile a refusée, mais que l'on continue à prôner, en jouant sur les mots, ou en se référant à un certain Concile,* au Concile entendu par dis­tinction d'avec le Pape, *ce qui précisément* N'EST PAS *le Concile.* « *Au témoignage du Père dominicain Schillebeeckx, qui est l'une des lumières de ce que l'on a appelé et de ce qu'il a nommé lui-même la* « *majorité* » *de l'assemblée conciliaire,* ÉVÊQUES ET THÉOLOGIENS DE LA MAJORITÉ PARLAIENT TROP SOUVENT DE LA COLLÉGIALITÉ EN UN SENS QUI N'EST EXPRIMÉ NULLE PART DANS LE SCHÉMA. *Certains d'entre eux avaient le dessein, par une ruse abominable, de* TIRER APRÈS LE CONCILE LES CONSÉQUENCES IMPLICITES ([^1]). *La Note explicative a fermé cette porte : elle l'a fermée, du moins, en théorie. La même machination, dont la* « *déloyauté* », *dit*-*il, avait indigné le P. Schillebeeckx, continue sporadiquement sous nos yeux ; et pas toujours sporadiquement. On veut encore insinuer la notion et la pratique d'une* « *collégialité* » *qui* « *n'est expri­mée nulle part* » *dans la Constitution conciliaire et qui est explicitement, récusée par la Note explicative.* « *Qui donc est schismatique en l'affaire ?* « *Personne, espérons-le. En tout cas point nous. Nous sommes* « *pour* » *la Constitution conciliaire sur l'Église, et sur le chapitre de la collégialité, pour l'expliquer à nos lecteurs, nous avons choisi de publier un texte magistral du Père dominicain M.-R. Gagnebet, que l'on n'a pas encore réussi à faire passer pour* « *schismatique* ». « *La décision conciliaire a refusé une certaine conception de la collégialité que nous avons combattue et que nous com­battrons. Les inventeurs de cette conception-là, et aussi plu­sieurs qui s'étaient ouvertement engagés et imprudemment mis en avant, sur l'avis ou la pression de leurs conseillers et sans trop savoir ce qu'ils faisaient, crient vengeance, nous accusent, nous diffament, nous traitent de* « *schismatiques* ». *Et alors ? Ils peuvent nous persécuter. Nous serons en cela persécutés pour la foi, ce qui est une béatitude, et le début du Ciel sur la terre*. » (pp. 22-23.) \*\*\* 10:107 Le Décret *Inter Mirifica* sur les moyens de communication sociale est une autre DÉCISION CONCILIAIRE. On a craché dessus. Le Père jésuite Rouquette, dans les *Études*, l'a décla­ré « insignifiant ». Bon. C'est une opinion. Nous, nous étions au Congrès de Lausanne, actifs participants aux travaux qui ont abouti à déclarer solennellement faire leur charte de cette décision conciliaire. » (p. 23.) \*\*\* « *La Constitution sur la liturgie : nous ne demandons, nous n'espérons, en la matière, que son application réelle.* » (p. 24.) \*\*\* « Le Décret *Unitatis redintegratio* sur l'œcuménisme : nous y plaçons notre espérance et notre cœur, nous en faisons la règle de nos rapports avec les frères séparés : et notam­ment, soit dit par parenthèse, avec les frères séparés qui apportent leur collaboration à cette revue. » (p. 24.) \*\*\* *A l'automne 1963, nous avons interrompu nos chroniques sur le Concile. Elles avaient pourtant un grand succès auprès du public. Elles étaient assurées avec la compétence et la vigueur que l'on sait.* (...) *La décision d'interrompre ces chroniques fut dans cette revue une décision directoriale. Il devenait de plus en plus évident à nos yeux que la vérité phénoménologique sur le déroulement du Concile n'était pas bonne à dire.* 11:107 *Notre interruption fut une protestation explicite contre un trop large envahissement d'aspects et de calculs dont nous ne voulions ni faire le récit détaillé, ni dissimuler l'existence par des chroniques expurgées à l'usage de la bibliothèque rose. Il est un temps pour parler et un temps pour se taire. En nous taisant, nous avons épargné bien des réputations qui pourtant faisaient tout pour ne pas s'épargner elles-mêmes.* » (p. 30.) « *Donc, nous avons interrompu notre chronique conci­liaire, pour* NOUS EN TENIR AUX SEULS RÉSULTATS, AUX SEULES DÉCISIONS. « *Il est tout à fait naturel* (*dans la logique de la diffama­tion*) *que l'on nous accuse d'être* «* éprouvés *» *par les déci­sions conciliaires, ou d'y être hostiles, ou de les refuser. Ce ne sont pas nos personnes, et ce n'est pas cette diffamation qui, dans l'affaire, importent au premier chef. Visiblement, l'accusation a valeur de diversion et veut procurer à certains un alibi. Nous savons bien qui les décisions conciliaires ont* «* éprouvé *» *: ils n'ont pas caché leur* «* épreuve *». *Les déci­sions conciliaires, c'est-à-dire les décisions que le Souverain Pontife a promulguées, ce furent les* «* ténébreuses journées *» *de la 3e session, ce fut* «* la mauvaise fin *», *et ce n'est pas nous, mais le Père dominicain François Biot, et vingt autres, qui nous ont tracé le tableau de ces heures effroyables à leurs yeux *: « MINES TENDUES, VISAGES DÉFAITS, DES ÉVÊQUES SE REGROUPAIENT DANS LES BAS-CÔTÉS DE SAINT-PIERRE » (...). *Tout cela a été dit de toutes les manières dans la presse catholique la plus recommandée par les évêques eux-mêmes*. » (pp. 31-32.) Novembre 1965\ (numéro 97) « On nous assure qu'au Concile les points de vue diffé­rents sont confrontés dans une parfaite sérénité. Je n'en sais rien ; je n'y suis pas ; je veux bien le croire ; je m'en réjouis. Sortis du Concile, -- les tenants de points de vue opposés au nôtre semblent y avoir laissé toute leur magnanimité, toute leur compréhension, toute leur sereine ouver­ture. 12:107 Avec une acrimonie invraisemblable, ils condamnent nos propos comme intrinsèquement détestables, comme contraires à l' « esprit du Concile » et comme autant d' « attaques contre le Concile ». Il est vrai que je n'entends pas bien ce qu'est l' « esprit du Concile » contre distingué de l'Esprit Saint ; il est vrai que je conçois mal comment l' « esprit du Concile » peut être différent des décisions promulguées par le même Concile. » (p. 27.) « Je ne puis pas dire qu'à notre niveau de laïcs du dernier rang, nous ayons déjà ressenti les effets de la séré­nité, de la compréhension, de la charité fraternelle qui se sont établies, nous dit-on, dans l'aula conciliaire entre champions de thèses opposées. Cela viendra sans doute. Attendons donc, non sans quelque perplexité concernant ce retard. » (p. 28.) Nous n'entendons aucunement nous faire les censeurs, des assertions les plus étonnantes qui nous viennent par le canal des comptes rendus du Concile. Ce n'est pas notre affaire. Nous mesurons seulement, l'impact, à notre niveau de trop de propos trop convergents. L'attention publique a certes été attirée par le Concile, qui ne se déroule pas dans l'indifférence. Mais l'opinion est imprégnée beaucoup plus par ce qu'on lui dit, pendant des mois, des débats conciliaires que par l'annonce, un seul jour, une seule fois, des décisions conciliaires. Et dans les comptes rendus des débats, l'accent est mis du côté que l'on sait. Jour après jour, semaine après semaine, le public entend surtout les louanges décernées au Monde qui enseigne et les réquisitoires contre l'Église qui est si lente à se laisser enseigner, Cela ne donne pas préci­sément aux foules l'image d'une Église ouverte et accueil­lante au monde : cela leur donne l'image d'une Église qui a les principaux torts et d'un Monde qui détient les princi­pales lumières. Non pas l'image d'une Église qui veut attein­dre les hommes d'aujourd'hui, mais l'image d'une Église qui reconnaît avoir commis la faute de ne pas s'aligner plus tôt sur eux. » (P. 53.) 13:107 Janvier 1966\ (numéro 99) N. B. -- Le Concile s'est terminé le 8 décembre 1965. Notre éditorial de janvier 1966, écrit avant le 8 décembre et publié après, comme son texte lui-même le précise, prend position sur les promulgations de la 4^e^ session et rappelle notre position à l'égard de l'ensemble des promulgations du Concile. « *Ces lignes sont écrites avant la clôture du Concile. Elles paraîtront trois semaines après. Quelles que soient les promulgations intervenues ou non dans l'intervalle, nous pou­vons déclarer -- une fois de plus -- que nous recevons toutes les décisions conciliaires et que, dans la mesure où cela dépendrait de nous, nous invitons nos lecteurs à les rece­voir.* » (p. 21.) \*\*\* « Nous recevons les décisions du Concile en conformité avec les décisions des Conciles antérieurs. Si tels ou tels textes devaient paraître, comme il peut arriver à toute parole humaine, susceptibles de plusieurs interprétations, nous pensons que l'interprétation juste est fixée précisément par et dans la conformité avec les précédents Conciles et avec l'ensemble de l'enseignement du Magistère. Nous croyons à l'Église des Papes et des Conciles, non point à une Église qui serait celle d'un seul Concile. S'il fallait -- comme certains osent le suggérer -- interpréter les décisions du Concile dans un sens contraire aux enseignements antérieurs de l'Église, nous n'aurions alors aucun motif de recevoir ces décisions et personne n'aurait le pouvoir de nous les impo­ser. Par définition, l'enseignement d'un Concile prend place dans le contexte et dans la continuité vivante de tous les Conciles. Ceux qui voudraient nous présenter l'enseigne­ment du Concile hors de ce contexte et en rupture avec cette continuité nous présenteraient une pure invention de leur esprit, sans aucune autorité. » (pp. 22-23.) \*\*\* 14:107 « *Nous recevons les décisions du Concile en nous pré­occupant de connaître la note théologique qui convient à chacune d'elles. Ne pas avoir cette préoccupation nécessaire des* « *diverses notes théologiques* » serait *tomber dans l'* « *intégrisme* » ; *et cet intégrisme-là, au sens rigoureuse­ment circonscrit, est* « *à rejeter fermement* », selon *l'avertissement de l'épiscopat français* (*Rapport doctrinal de 1957, page 14*)*. Nous le rejetons donc avec toute la fermeté dont nous sommes capables. Les* « *diverses notes théologiques* » *qui conviennent aux différents textes conciliaires promulgués n'apparaissent pas toujours très clairement. Mais ce n'est point à nous qu'il revient de les fixer, même si nous croyons pouvoir, en attendant, les présumer. Nous les attendons de l'autorité compétente.* « *D'avance nous pouvons déclarer que nous recevons chacune des décisions conciliaires avec la note théologique qui est la sienne et non autrement.* » (p. 23.) \*\*\* « Nous recevons et nous recevrons les décisions conci­liaires, avec la grâce de Dieu, dans la sérénité et dans la paix. Nous ne voyons jusqu'ici aucun motif de les recevoir avec des démonstrations crispées de soumission laborieuse on d'obéissance héroïque. Nous ne voyons pas davantage de motif de les recevoir avec une fiévreuse mise en scène d'enthousiasme hyperbolique et de délire incantatoire. (...). « Ce Concile s'étant voulu principalement « pastoral », nous pouvons en attendre qu'il nous donne des pasteurs. Précisément ce que nous attendons surtout ; et ce vers quoi est tourné notre APPEL AUX ÉVÊQUES. » (p. 24.) 15:107 « *Si nous recevons les décisions du Concile, nous aime­rions ne pas les recevoir* DANS LEUR APPLICATION *comme un pavé sur le crâne. Ceux qui entendent faire servir les déci­sions du Concile à une lapidation des chrétiens passeront difficilement pour les meilleurs interprètes de l'* « *esprit du Concile* ». *Nous avons reçu la Constitution sur la liturgie : nous avons eu le temps de voir ce que certaines applications en ont fait. Elle réaffirmait solennellement la primauté sur­naturelle de la contemplation sur l'action : les activistes religieux s'en sont emparés pour imposer pratiquement le contraire. C'est, croyons-nous, à ce niveau le plus général que se trouve la cause de toutes les autres anomalies d'applica­tion, anomalies de détail, même s'il s'agit de détails énor­mes.* » (p. 25.) \*\*\* Il va sans dire que les mesures d'application des décisions conciliaires sont entièrement hors de notre compé­tence (sauf peut-être, nous verrons, pour celles qui s'adres­sent directement aux laïcs). Mais enfin nous sommes « concernés » ; et nous ne sommes ni sourds ni aveugles. » (p. 25.) \*\*\* « *Ce Concile a été un Concile de charité et d'unanimité. On nous le dit et nous sommes prêts à le croire. Mais nous n'y étions pas ; et là où nous sommes, à l'exception des textes conciliaires eux-mêmes, c'est tout autre chose que chaque jour nous voyons venir.* « *Nous exprimions ici en novembre une constatation et une perplexité. Nous les exprimons à nouveau :* « *-- Nous ne pouvons pas dire qu'à notre niveau de laïcs du dernier rang, nous ayons déjà ressenti les effets de la sérénité, de la compréhension, de la charité fraternelle qui se sont établies, nous dit-on, dans l'aula conciliaire entre cham­pions de thèses opposées. Cela viendra sans doute. Attendons donc, non sans quelque perplexité concernant ce retard*. » (p. 26.) 16:107 ### Un document capital Sous ce même titre, nous avions reproduit et commenté, dans notre numéro 95 de juillet-août 1966, aux pages 13 à 20, un docu­ment décisif. On peut considérer encore aujourd'hui qu'il s'agit d'un « iné­dit » : ceux qui connurent ce document l'ont apparemment oublié, et la publication que nous en fîmes en juillet 1965 ne provoque aucun écho perceptible. Aujourd'hui la rumeur et le vacarme inversent systématique­ment ce qu'ont été les positions réelles. Pour le rétablissement de la vérité et pour la défense de notre honneur, nous reproduisons ci-dessous nos pages 13 à 20 de juillet 1965, sans y rien changer et sans en rien omettre. J'EN VIENS DONC aux documents annoncés. Comme d'ordinaire, et comme on peut s'y attendre, ils sont tout à fait publics ; et tout à fait ignorés. Selon le mot de Brunetière que rappelait Henri Rambaud, *le véri­table inédit, de nos jours*, *c'est l'imprimé.* L'imprimé que l'on n'a pas lu, que l'on n'a pas voulu lire, ou que l'on n'a pas su lire. 17:107 Le lecteur verra immédiatement quel rapport direct les documents que je vais citer peuvent avoir avec le schisme, la préparation d'un schisme, les menaces de schisme et les manœuvres d'amputation. Dans l'hebdomadaire protestant *Réforme,* le pasteur Georges Richard-Mollard écrivait de Rome, le 17 octobre 1964, parlant des experts au Concile : « Certains d'entre eux nous disaient que si le premier schéma sur la Révélation était pas­sé, ou si la déclaration sur la liberté, par exemple, n'était pas assez nette, *ils ne ver­raient pas comment il leur serait possible de se soumettre.* » Ces déclarations-là n'étaient pas, elles, extraites de lettres d'anonymes ou d'irresponsables. Des experts au Concile, qui sont l'élite, au moins en théorie, l'élite ecclé­siastique de l'intelligence catholique contemporaine, envisa­geaient une *décision conciliaire* à laquelle ils *refuseraient de se soumettre,* et ils l'annonçaient à un éminent repré­sentant du protestantisme. Ils auraient pu trouver le sché­ma sur la Révélation mal rédigé, mal présenté, peu pédago­gique : ce n'est manifestement pas de cela qu'il s'agit ; on ne refuse pas de *se soumettre* à une décision conciliaire (à une décision conciliaire sur la Révélation !) pour de tels motifs. On refuse de se soumettre à une décision conci­liaire sur la Révélation seulement si l'on estime en conscience *être d'une autre religion*. S'il s'agit seulement d'une rédaction maladroite, d'une terminologie que l'on juge trop technique, trop abstraite, ou vieillie, on peut le déplorer, on peut en pleurer, on peut si l'on veut donner sa démission de sa charge d'expert, on n'en est pas pour autant au point de *ne pas voir comment on pourrait se soumettre*. 18:107 Une telle extrémité, et sur la Révélation elle-même, suppose nécessai­rement une divergence dans la foi. Non pas même un doute secret, ni une simple tentation mais une détermination concertée, arrêtée, que l'on va confier au pasteur Richard-Mollard en le priant, ou au moins en lui permettant d'en faire état publiquement. Car le pasteur Richard-Mollard n'est pas homme, semble-t-il, à divulguer des confidences pour lesquelles on lui aurait demandé le secret. Le premier schéma sur la Révélation a été repoussé par la majorité des Pères conciliaires -- mais il n'a pas été repoussé comme *hérétique ;* il a été repoussé pour obtenir une *autre* rédaction du *même* contenu. C'est-à-dire que les Pères hostiles, si le schéma avait été adopté, ne se seraient nullement sentis, on le suppose du moins, acculés à NE PAS VOIR COMMENT IL LEUR SERAIT POSSIBLE DE SE SOUMETTRE. Ils auraient déploré avec plus ou moins de douleur une rédaction qui leur aurait paru trop scolastique ; ils n'au­raient aucunement pensé que la foi exprimée dans ce texte n'était pas la foi catholique. Car ce texte avait été préparé par les commissions qu'avait nommées Jean XXIII ; il avait été, par Jean XXIII, approuvé et présenté à l'assemblée conciliaire. Le critiquer, et même le repousser, était permis. *Ne pas pouvoir s'y sou­mettre*, c'est autre chose, c'est déclarer que deux religions différentes se trouvaient en présence. Les experts qui étaient dans de telles dispositions ont exercé une grande influence sur les comptes rendus du Concile publiés dans la presse profane et dans la presse catholique. Ils sont à l'origine de tant d'affirmations selon lesquelles l' « aggiornamento » devrait consister à changer non seulement certains modes d'expression, mais encore la doctrine elle-même. Si maintenant il y a « malaise » et « protestations », ce malaise n'est pas sans cause et ces protestations ne sont pas sans motif. Et ce ne sont pas les protestataires qui ont tort. \*\*\* 19:107 Mais cela n'est rien encore. Le pasteur Georges Richard-Mollard, à propos du Concile, a fréquemment attaqué, notamment dans *Réforme,* nos dogmes et notre foi. Il l'a fait assurément avec toute l'hon­nêteté, la conviction ardente, l'intransigeance de sa foi pro­testante. Son attitude était pourtant surprenante. On nous avait dit qu'entre protestants et catholiques un progrès appréciable avait eu lieu : du stade de la polémique, et même du stade de la controverse, nous étions passés au stade du dialogue. Certes, c'est un progrès infiniment précieux. Mais comment faut-il l'entendre ? Les catholiques ne polémiquent plus contre les protestants. Mais le pasteur Richard-Mollard polémique toujours contre les dogmes et les institutions du catholicisme. Il accuse les catholiques d'avoir, en la personne du Pape, « donné toujours plus d'autorité à un seul homme » et d'avoir « laissé croire à la masse que chaque fois qu'il parle, c'est l'Esprit Saint qui intervient » ; il accuse « le pouvoir central catholique » d'agir « de façon inadmissible et machiavélique » (*Réforme* du 17 octobre 1964). Parlant de l'intervention de Paul VI à la fin de la 3^e^ session, il ose écrire : « L'épilogue lamen­table de cette session était certes prévisible selon la malice des hommes. » Il accuse Paul VI d' « acte manifestement anti-conciliaire » (*Réforme* du 28 novembre 1964). On pour­rait multiplier les traits de ce genre. Faut-il s'indigner de voir un homme aussi éminent faire la guerre pendant la trêve, et polémiquer sans danger après qu'ait été conclue une suspension réciproque des polémiques ? 20:107 Le pasteur Richard-Mollard n'a probablement pas conscience de l'ano­malie de son attitude. Il se sait en accord avec « les » catho­liques, avec ceux qui prétendent représenter le « vrai » catholicisme, celui de « demain ». Il l'a dit lui-même (*Ré­forme* du 28 novembre 1964) : « Si j'écris ainsi, c'est que je sais être en pleine communion des souffrances du Christ avec des centaines de frères catholiques. » En pleine communion même avec des évêques, comme on le verra tout à l'heure. *Une partie* de l'Église catholique est en accord et pleine communion avec le pasteur Richard-Mollard précisément quand il attaque le Saint-Siège, le machiavélisme du pouvoir central catholique, la dévotion mariale, et en général « les intégristes ». Il n'est donc pas contraire à l' « œcuménisme » de maintenir et prolonger contre ceux-là d'inexpiables polémiques. Ceux-là sont exclus d'avance. D'avance schismatiques, d'avance excommuniés. L'*amputation* à venir est considérée comme virtuellement acquise, comme déjà faite en somme. Contre eux, et contre des institutions catholiques, des doctrines catholiques « dé­passées » le pasteur Richard-Mollard poursuit sans trêve une polémique qui ne lui paraît pas anti-catholique, et qui doit même lui paraître pro-catholique, puisqu'elle aide le catholicisme à s'amputer de ses poids morts et de ses doc­trines mortes. Il aurait inventé cela tout seul, on lui en demanderait compte. 21:107 Mais il est *en accord*, il est *en pleine communion*, ce faisant, avec des théologiens catholiques et des évêques catholiques parmi les plus célèbres (les plus célèbres dans les journaux) ; avec ceux qui vont de l'avant et préparent l'Église catholique à devenir enfin l'Église que le Christ veut susciter. Le pasteur Richard-Mollard a sans doute bonne conscience et au demeurant nous ne voulons lui faire aucun reproche. La polémique à nos yeux est un signe et non un crime ; et nous préférons nous heurter à une polémique brutale, mais loyale, plutôt qu'aux men­songes insinuants et doucereux de soi-disant « informa­teurs religieux ». La polémique est un signe, disons-nous : l'œcuménisme ainsi signifié ne concerne pas *toute* l'Église catholique, mais seulement une Église catholique amputée de ses « intégristes » par quelque excommunication de droit ou de fait. Attaquer le pasteur Boegner, de la part d'un catholique, serait contraire au dialogue œcuménique ; atta­quer le cardinal Liénart, de la part d'un protestant, serait également contraire à l'œcuménisme. Mais attaquer le car­dinal Ottaviani ou attaquer le « machiavélisme » et la « malice » du « pouvoir central catholique » cela n'est pas et ne saurait être un acte anti-œcuménique de la part d'un protestant ; c'est même plutôt, au contraire, un acte parfai­tement œcuménique à ses yeux, puisque dans une telle attaque se réalisent l'accord et la pleine communion de certains protestants et de certains évêques catholiques, fra­ternellement unis dans un même combat... (Par parenthèse, c'est là que l'œcuménisme actuel risque de faire naufrage. L'œcuménisme n'est pas principalement menacé, comme on semble le croire, par des « imprudences » ou des « hâtes excessives ». Toute entreprise humaine en comporte. Ne risquent d'être irrémédiables que les erreurs fondamentales d'orientation. L'œcuménisme est radicale­ment menacé par ceux qui entendent faire en sorte que l'Église catholique entre dans le dialogue œcuménique, *mais point tout entière,* mais point *telle qu'elle est.* 22:107 On a laissé croire à des protestants de bonne foi que l'Église catholique était sur le point de s'amputer de son « aile droite », de ses « intégristes » et de son « pouvoir central machiavé­lique ». *On les a trompés*. Si bien que les protestants ne « dialoguent » pas en l'occurrence avec des représentants *de l'Église catholique,* mais avec les représentants *d'une faction*. Quoi qu'il en soit des épisodes obscurs ou tragiques qui nous attendent encore, comme à presque chaque page de l'histoire de l'Église, il n'est pas vrai que l'Église catho­lique s'amputera vraiment d'une partie de ses dogmes, de sa doctrine, de ses fidèles. Et il n'est ni loyal ni habile de laisser croire aux frères séparés qu'en entrant dans l'œcu­ménisme, l'Église catholique a implicitement promis ou accepté une telle amputation.) \*\*\* La digression que voilà n'était qu'apparente. Elle per­mettra de mieux lire le texte du pasteur Richard-Mollard dont nous n'avons encore cité que les premières lignes (*Ré­forme* du 28 novembre 1964, c'est nous qui soulignons), et qui constitue notre document capital : « ...Si j'écris ainsi, c'est que je sais être en pleine communion des souffrances du Christ avec des centaines de frères catholiques. Il suffirait pour s'en convaincre de relire ce que j'ai écrit dans le passé et de lire ce que disent de ces journées ténébreuses les chroniqueurs de la grande presse française, catholiques ardents eux-mêmes : 23:107 « Mauvais goût... grave, très grave... plus grave encore... atteinte à la liberté du Concile... ces jours-ci, je n'ai enten­du que des réflexions attristées, sinon amères ou désabusées... » Tels sont les propos sans cesse revenus sous leurs plumes et *qui tra­duisent ceux des Évêques,* des experts et des observateurs. Que s'est-il donc passé de si grave ? Rien sans doute pour le petit peuple suivant sur ses écrans de télévision la cérémonie de clô­ture. Il aura vu que tout va très bien dans l'Église catholique, que l'ordre règne, que les Évêques ont applaudi... que des tas de choses ont été décidées... Il n'aura pas remarqué que *nombre d'Évêques n'ont pas applaudi et ne se sont même pas levés* quand le Pape a eu l'in­vraisemblable idée de proclamer Marie « Mère de l'Église ». Comme si cela représentait quelque importance, voire quelque rapport avec l'ampleur des travaux conciliaires. Comme si cela n'était pas déjà un premier désaveu du Concile à propos du schéma sur la Vierge, réduit à un chapitre et presque une offense aux Églises de la Réforme ! Je pense à ces Évêques demandant instamment que la dévotion mariale soit canalisée. Je songe à *ces prêtres ou Évêques me disant à Rome que si la Déclaration sur la liberté était édulcorée, ils ne pourraient plus se soumettre :* au car­dinal XXX ou à Mgr XXX qui en avaient fait une question d'honneur de Dieu. » 24:107 On mettra en doute, si l'on veut, la parole du pasteur Richard-Mollard. Un tel homme ne semble pas commode, ni d'une douceur manifeste ; mais s'il est une chose que l'on ne puisse mettre en doute, croyons-nous, c'est sa parole. Des évêques catholiques ont prévu qu'*ils ne pourraient plus se soumettre*, et ils ont jugé bon d'informer de leurs projets un membre éminent d'une Église réformée. Ils lui ont même demandé, ou au moins permis, d'en faire état publique­ment. On nous croira si l'on veut : ce texte du pasteur Richard-Mollard, qui est de novembre 1964, nous ne venons pas de le découvrir, nous l'avons lu en novembre 1964 très exac­tement. Nous n'avons rien dit. Nous avons enfermé ces choses dans notre cœur, et avec la grâce de Dieu dans notre prière silencieuse. Ces choses, et beaucoup d'autres ana­logues. Mais puisque maintenant l'on parle de schisme, de pré­paration d'un schisme, de menaces de schisme ; puisque l'on en fait une arme empoisonnée contre nos amis et peut-être contre nous-même ; puisqu'on outrage publiquement l'honneur chrétien de laïcs qui ont toujours donné l'exem­ple, je dis l'exemple, et je dis l'exemple peu suivi par les animateurs ecclésiastiques du catholicisme installé, l'exem­ple d'une scrupuleuse soumission religieuse aux décisions religieuses de l'autorité religieuse légitime, alors à chacun son dû, en toute clarté. 25:107 Il ne m'appartient pas de prononcer la qualification de « schismatique », ni aucune autre qualification, concernant les propos, les dispositions concertées et les desseins décla­rés des évêques qui ont lancé la menace de ne pas se sou­mettre, et qui ont demandé ou permis au pasteur Richard-Mollard de le faire publiquement savoir par voie de presse. Il ne m'appartient pas non plus, du moins pour le mo­ment, de publier ce que l'on peut connaître de leur identité. Mais une chose au moins devait être établie dans une parfaite clarté. S'il y a malaise et effervescence parmi les laïcs, ceux-ci sont largement excusables, et dans beaucoup de cas entiè­rement justifiés. Car *il y a d'abord des désordres majeurs dans l'Ordre du clergé*, et point seulement, comme on vient de le voir, aux rangs inférieurs de cet Ordre. Le Concile a été l'occasion d'établir de ces désordres une radiographie que nous préférerions, quant à nous, et si l'on veut bien ne pas trop nous échauffer les oreilles, abandonner aux historiens. Ce sont d'ailleurs les historiens qui nous apprennent que, pour faire une hérésie qui ait quelque consistance, il y a toujours fallu des théologiens, et que pour faire un schisme qui ait quelque durée, il y a toujours fallu des évêques. 26:107 ### Généralisations *Ils généralisent indûment\ des cas qui demeurent li­mités.* LA « GÉNÉRALISATION » EST LA DÉMARCHE PROPRE DE LA PENSÉE INDUCTIVE. Quand est-elle légitime, quand est-elle indue, c'est l'un des plus difficiles problè­mes théoriques de la logique. Pratiquement, c'est affaire de bon sens. La généralisation indue est celle de l'Anglais qui, débarquant à Calais et apercevant une rousse beauté, en conclut aussitôt que toutes les Françaises sont rousses. Mais il aurait pu voir une seule voiture circulant à droite et en conclure sans se tromper que les voitures en France circulent à droite. On ne « généralise » jamais qu'à partir de « cas limités », et si on ne le faisait pas du tout, on s'interdirait toute pensée (mais nous en connaissons qui n'auraient manifestement rien à redouter d'une telle inter­diction).Il n'existerait ni biologie, ni philosophie naturelle, ni sociologie, même religieuse. Cette procédure de l'esprit est indispensable et délicate. Les circonstances, depuis le 23 juin 1966, nous ont ramené à cet éternel sujet de réflexion, qui est l'un des plus fondamentaux. Nous avons donc relu les *Premiers Analytiques* d'Aristote (spécialement : II, 23) et le dernier chapitre des *Seconds Analytiques* (avec pour ceux-ci le commentaire de saint Thomas). Nous ignorons si les auteurs qui ont le plus récemment parlé des « généralisations indues » avaient présentes à l'esprit les grandes lignes de la Logique. 27:107 Au demeurant, tel n'est point notre propos. \*\*\* Dans les *Études* du mois de janvier 1965, le P. Rouquette exposait quelles crises déplorables ont, selon lui, marqué les dernières journées de la troisième session du Concile. La plus grave « a profondément troublé une grande partie de l'épiscopat et a achevé de compromettre le résultat qu'on pouvait escompter du schéma sur l'œcuménisme » (p. 111). *Achevé de compromettre* est énergique et définitif : on peut se demander ce qu'il en reste... Le P. Rouquette avait rappelé plus haut (p. 100) que la seconde session « n'avait pu qu'homologuer l'excellent schéma sur la liturgie et l'insi­gnifiant (sic) schéma sur les moyens de communication sociale ». Il avait souligné qu'à la fin de la 3e session « de très nombreux évêques » avaient été « étonnés par (la) brusque intervention du Pape » (p. 109). Et le P. Rouquette en venait à énoncer ce que nous avons nommé « une litote empoisonnée jointe à une généralisation indue » ; il le faisait en ces termes calculés (p. 116) « *L'épiscopat n'a pas perdu sa déférence envers le Saint-Siège, mais une certaine nuan­ce affective de cette déférence s'est estompée chez beaucoup d'évêques.* » Contestée par nous, et par nous seuls, cette généralisation du P. Rouquette n'a reçu d'autre part aucun démenti. Il n'a nullement paru nécessaire ou utile de déclarer que le P. Rouquette avait *généralisé indûment des cas qui demeurent limités* et qu'il avait *fait à l'épiscopat un procès de tendance*. Il n'a pas non plus semblé opportun de « mettre en garde » contre de telles généralisations avancées par « des articles parus notamment dans des revues comme » les *Études.* \*\*\* 28:107 Dans la *Revue de l'Action populaire* de mars 1965, le P. Robert Bosc déclarait qu'aujourd'hui TOUS les catholiques sont franchement scandalisés par l'attitude de Pie XII pendant la guerre ([^2]). Tous ? Il a bien dit : *tous *? tous les catholiques ? Oui. Il n'apparaît pas que le P. Robert Bosc ait été incriminé d'avoir en cela « généralisé indûment des cas qui demeurent limités ». C'est nous, et nous seuls, qui le lui avons reproché. D'ailleurs sans écho, et sans résultat. \*\*\* Georges Suffert, témoignant en qualité d'ancien rédacteur en chef de *Témoignage chrétien,* et parlant, dans *L'Express* du 6 juin 1963, de la presse catholique en France, écrivait : *A partir de cette date,* (*1950*)*, tous les articles parus en France se lisent dans une perspective de résistance à Rome. La vérité n'a plus grand' chose à voir avec ce qui est écrit.* » Tous les articles de la presse catholique, *tous ?* vraiment *tous ?* Mais oui. Nous avons protesté qu'il y avait là une généralisation indue. 29:107 Nous avons été seuls à le faire. Cette affirmation de Georges Suffert a pu être produite sans se voir publiquement inscrite au nombre de celles qui « généralisent indûment des cas qui demeurent limités ». \*\*\* Dans les *Informations catholiques internationales* du 1^er^ décembre 1964, Georges Hourdin, parlant de Paul VI, émettait ce vœu : « *On voudrait qu'il soit entouré d'hommes qui puissent le renseigner avec désintéresse­ment...* » Il nous a paru que cette vue pessimiste sur le manque de désintéressement dans l'entourage du Pape « généralisait indûment des cas qui demeurent limités ». Mais nous avons été, une fois de plus, seuls à mettre en garde contre les généralisations opérées par le pessimisme excessif d'articles parus notamment dans des magazines comme les *Informations catholiques internationales.* \*\*\* Les moines bénédictins de Chevetogne, dans leur revue *Irenikon,* II^e^ trimestre 1964, assuraient : « *L'impression de fin de session du Concile, en novembre 1964 ; fut très mélangée, troublante, incertaine...* » Nous, et nous seuls, avons remarqué qu'en cela ils « généralisaient indûment des cas qui demeurent limités. » 30:107 Ils disaient en outre : « *Le schéma sur l'œcuménisme subit lui aus­si une retouche en dernière minute... Le coup fut durement ressenti.* » A notre avis, ce n'était pas un « coup », et il ne fut « durement ressenti » que dans « des cas qui demeurent limités ». Ils disaient encore : « *La proclamation par le Pape, après la promulgation de la Constitution et des Décrets, du titre de* « *Marie Mère de l'Église* »*, que le Concile n'avait pas cru devoir adopter, fut un dernier coup inattendu.* » Ils concluaient : « *Il ne semble pas que la Papauté sorte agrandie* (*sic*) *de s'être ainsi distancée de l'apostolicité tout entière.* » \*\*\* Dans *les Études* de juillet 1965 (page 127), le J. Rou­quette jetait un doute majeur sur l'unanimité conciliaire : 31:107 « *Si l'unanimité est obtenue à l'aide de tex­tes peu clairs, comme la Note sur la collégialité, ou de modifications purement verbales, comme celles du schéma sur l'œcuménisme, on peut se demander si le ralliement définitif et unanime n'est pas factice.* » Oui ou non, le grave soupçon jeté par le P. Rouquette sur ce que l'on a appelé la « *remarquable unanimité* » conciliaire, -- oui ou non ce grave soupçon est-il la généralisation indue de cas qui demeurent limités ? Aucune mise en garde ne nous a éclairés sur ce point. \*\*\* Parlant de « la majorité » des Pères conciliaires, le P. Rouquette écrivait dans les *Études* de novembre 1964 (page 580) : « *Elle semble se désintéresser des problèmes posés et approuver systématiquement les tex­tes présentés. Les orateurs sont peu nombreux et peu écoutés. Des observateurs protestants m'ont dit qu'ils étaient un peu scandalisés de voir, à partir de onze heures, l'aula se vider à moitié et les Pères se répandre dans les bas-côtés et envahir les bars trop petits.* » Cas qui demeurent limités ? Généralisation indue ? 32:107 Plus loin dans le même article (p. 592), le P. Rouquette ajoutait : « *Dans l'aula, la discussion a révélé une grande confusion et un pragmatisme fâcheux. Trop d'interventions semblaient se contenter de constater le mouvement général de la conscience collective...* » \*\*\* Dans les *Études* de janvier 1966 (page 93, note **1),** le P. Rouquette écrivait : « *Il faut rendre hommage au travail ingrat et obscur des théologiens en ce Concile... Ce sont eux, qui ont rédigé les textes, et la plupart des interventions des évêques qui, le plus sou­vent, n'avaient pas de compétence préalable sur les questions en discussion.* » Sur les questions en discussion au Concile, la plupart des évêques n'avaient pas de compétence préalable ? Est-ce vrai ? Ou s'agit-il de cas limités qui ont été indûment généra­lisés par le P. Rouquette, et faut-il être en garde contre qu'il raconte ? De toutes façons, il apparaît qu'après la fin du Concile P. Rouquette réitérait ainsi ce qu'il avait exposé dès le début, dans les *Études* de décembre 1963 (page 386) : « *Il ne doit pas y avoir beaucoup plus d'une centaine d'évêques dans cette assemblée qui arrivent vraiment préparés solidement à abor­der les problèmes traités. La plupart des Pères ont conscience de cette situation et ils font un effort très édifiant d'information sérieuse ;* 33:107 *ils suivent les exposés de leurs experts, ils consti­tuent des ateliers de travail pour étudier les problèmes. Mais on peut se demander s'il est vraiment utile qu'ils viennent ensuite lire en dix minutes devant le Concile une page qui souvent n'a pas été rédigée par celui qui la lit et qui ne peut être qu'un court résumé sim­plificateur.* » \*\*\* Nous n'avons fait, qu'entr'ouvrir un monumental cata­logue. On pourrait multiplier indéfiniment les citations de cette sorte. Nous ne souhaitons pas que les circonstances *continuent* à rendre nécessaires des explorations aussi faciles... En choisissant nos citations principalement dans une revue aussi sérieuse que les *Études,* nous n'aurons pas mérité le reproche de nous être tenu à un trop bas niveau. Bien sûr, à un niveau inférieur, celui des illustrés comme *La Vie catholique* et des journalistes du genre Fesquet, nous aurions pu faire une ample moisson d'incroyables « généralisa­tions » : mais ç'eût été d'une signification mineure. Au contraire, ce qui paraît dans les *Études* jouit à tort ou à raison d'une présomption de vérité dans la doctrine, d'équi­libre dans le jugement, d'authenticité dans le témoignage. Si les « généralisations » citées étaient des généralisations indues, il serait d'autant plus nécessaire, en raison même de l'autorité morale de cette vénérable revue, d'y opposer une mise en garde sans équivoque. On peut sans grand inconvénient négliger des contre-vérités sur le Concile qui paraîtraient dans *Tintin,* dans *Combat* ou dans *Marius :* personne ne songe à chercher dans de telles publications des articles faisant autorité en matière religieuse. Il n'en va pas de même en ce qui concerne les *Études.* 34:107 Les « généralisations » que nous avons citées sont-elles ou non de nature à « *égarer les chrétiens* » et à les « *troubler dans leur foi et dans leur docilité envers la Hiérarchie* » ? Il ne semble pas que, « par respect de la vérité et par amour des âmes », une telle question puisse continuer à rester sans réponse. En l'état actuel, il apparaîtrait plutôt que les « généra­lisations » citées doivent être tenues pour plausibles, n'appelant ni démenti, ni aucune espèce de mise en garde en une saison où pourtant la mise en garde est fortement pratiquée. \*\*\* A moins que, concernant les attitudes à l'égard du Concile, du Souverain Pontife et de la Hiérarchie aposto­lique, on ait décidément, par mégarde ou pour toute autre raison, une fois de plus filtré le moucheron et laissé passer le chameau. J. M. 35:107 ## CHRONIQUES 36:107 ### Claudel et Copeau par André CHARLIER QUAND IL M'EST ARRIVÉ de parler de Claudel avec Copeau -- c'était, pour préciser, entre les années 1930 et 1938 -- j'ai toujours senti dans ses propos une sorte de réserve, non pas dans l'admiration pour l'œuvre de Clau­del, mais à l'égard de l'homme. Les Cahiers Paul Claudel, dans leur sixième livraison qui vient de paraître ([^3]) nous révèlent, avec la correspondance des deux hommes, l'histoire de leur amitié, qui est un événement important de l'histoire, à la fois littéraire et spirituelle, de notre temps. En 1903 Claudel est l'auteur de *Connaissance de l'Est* et de quatre pièces qui n'ont jamais été jouées : *Tête d'Or, la Ville, l'Échange et la Jeune Fille Violaine*. Il est connu, on ne peut même pas dire d'un tout petit cénacle, mais de quelques lecteurs isolés qui suivent le *Mercure de France.* En novembre 1903 ils lisent dans le *Mercure de France* qu'un ouvrage de Paul Claudel, *Connaissance du Temps,* va être imprimé à Fou-Tchéou, et que l'auteur l'enverra aux personnes qui lui en feront la demande. Claudel reçoit une quarantaine de lettres, parmi lesquelles une de Claude Debussy et une d'un jeune homme inconnu, Jacques Copeau, qui lui écrit en ces termes : MONSIEUR, M'autorisant d'une note publiée par le *Mercure de France* de ce mois, je sollicite de vous l'honneur d'être inscrit parmi ceux que l'apparition de votre nouvel opuscule, *Connais­sance du Temps,* intéresse au plus haut point. 37:107 Et j'ose saisir l'occasion de vous offrir mon infinie admiration et de vous saluer humble­ment, monsieur, comme un maître très vénéré. Jacques COPEAU. Le 13 mars 1904, Copeau accusera réception du livre : MONSIEUR, Votre petit livre me réjouit et m'augmente. Il m'initie à comprendre. J'y descends chaque jour plus profond. Et j'espère, à la fin, évaluer la pesanteur de son contenu, assimiler toute sa substance. Puissé-je, un jour, expliquer dignement de quelle manière j'entends que vous êtes le gui­de vers la connaissance et vers l'expression... Souffrez donc, monsieur, que jusque là ma gratitude ajourne son hommage. Et veuillez accepter dans son ardeur et son humilité la sympathie de, Jacques COPEAU. 38:107 On ne saurait exprimer son admiration d'une manière plus noble et plus pénétrante à la fois. Et même, prophé­tiquement, Copeau annonce quel sera le rôle de Claudel pour le siècle qui commence : « Vous êtes le guide vers la connais­sance et l'expression. » Assurément ces deux lettres ont eu de l'importance aux yeux de Claudel puisqu'il les a gardées. Tel fut le premier contact des deux hommes. Ils ne se connaîtront vraiment que beaucoup plus tard, en 1911. *La Nouvelle Revue française* est fondée depuis deux ans et Copeau est un des fondateurs. Il obtient que Claudel assure sa collaboration à la Revue : c'est pour lui une adhésion capitale. Désormais c'est là que Claudel publiera ses poèmes et ses drames, avant qu'ils paraissent aux éditions de la N.R.F., et quoique l'orientation de la Revue entre les deux guerres l'ait beaucoup déçu. Le drame que Copeau tire du roman de Dostoïevski, *Les Frères Karama­zov*, obtient les éloges de Claudel, ce qui amène Copeau à lui écrire le 1^er^ novembre 1911 : « Sachant ce que vous êtes pour moi depuis le jour où je suis entré dans votre œuvre avec un transport inoubliable -- le plus res­pecté, le plus redoutable, le plus exigeant des maîtres ; vous comprendrez quel profond plaisir vous m'avez fait en m'écrivant. » Copeau avait tout de suite saisi qu'un des événements importants de la littérature du XX^e^ siècle était, dans la per­sonne de Claudel, l'apparition d'un génie dramatique auquel il donnait la dimension des tragiques grecs. Or lui-même se sentait poussé à se consacrer au théâtre. Tout en recon­naissant les efforts d'un Antoine et d'un Lugné-Poe, il n'avait que mépris pour la médiocrité et la vulgarité de la scène française. S'inspirant des intuitions dramatiques de Mallarmé, il voulait « la scène libre au gré des fictions », il voulait « un tréteau nu, où la poésie ne craignît plus de poser le pied ». Il connaissait les efforts tentés à l'étranger par Appia, Reinhardt, Gordon Craig, Stanislavsky ; il par­tageait leurs idées et il souhaitait avoir une scène à lui pour appliquer sa propre conception de la réforme du théâtre. En 1913 il réussit à louer une petite salle qui va devenir le Vieux Colombier. 39:107 Sur cette scène, il va appliquer le précepte de Mallarmé : « Ne garder de rien que la suggestion » ; il abandonnera la conception du décor en trompe l'œil, avec ses panneaux de toile peinte, cherchant à donner l'illusion du cadre réel. Autant dire qu'il supprime le décor, le rédui­sant à une combinaison de rideaux et d'éclairages, débar­rassant la scène des nombreux accessoires -- n'en gardant qu'un seul, pourvu qu'il fût évocateur. Quand il aura cons­truit sur la scène du Vieux Colombier un dispositif spécial très ingénieux, avec des escaliers qu'on pouvait faire appa­raître ou dissimuler à volonté, et un vaste proscenium dépourvu de rampe, les projecteurs suffisant à l'éclairage, il aura un outil tout à fait adapté au style théâtral qu'il cherchait. Et dans sa pensée Claudel est le poète de ce théâtre. Mais quand Copeau demande une pièce à Claudel, il se trouve que celui-ci a déjà pris des engagements avec Lugné-Poe, directeur du théâtre de l'Œuvre. Lugné-Poe a déjà joué *l'Annonce faite à Marie* en décembre 1912 ; Claudel lui a plus ou moins réservé ses œuvres futures, notamment *l'Ota­ge.* Copeau en conçoit un très vif dépit, qu'il exprime dans sa lettre du 20 mars 1913 : « ...je poursuis sans relâche depuis des an­nées ce grand projet d'un théâtre nouveau, et par lui d'un renouvellement de notre art dra­matique. Ni les obstacles matériels, ni le scep­ticisme général, ni les sacrifices personnels ne m'en ont détourné. Et je puis dire que, si quel­que pensée m'a soutenu, c'était celle de pré­s-enter un jour sur une scène digne de vous votre œuvre que je fus l'un des premiers à connaître, à aimer, à propager. J'ai peur, cher monsieur, en vous parlant ainsi, de me donner à vos yeux le ridicule de réclamer un droit chimérique. Veuillez considérer cependant qu'il peut y avoir pour moi de l'amertume, dans le moment où mon projet longuement voulu se réalise, à me voir distancé par la tar­dive initiative de Lugné-Poe... C'est pour moi un échec que rien ne pourra compenser... Je m'excuse, cher monsieur, d'une vivacité qui vous déplaira peut-être et qui vient d'une pas­sion blessée... » 40:107 Claudel ne pouvait pas ne pas être touché. Il répond Copeau : « Je reçois votre lettre qui me trouble et me peine grandement. Je sais que vous êtes, en effet, de ceux qui depuis le plus longtemps s'intéressent à mon art et qui ont fait le plus pour me publier. Pourquoi faut-il que vous m'ayez parlé de ce projet de théâtre si tard et quand je me considère déjà comme lié par des devoirs de reconnaissance ? » Car Copeau avait déjà commencé, en France et à l'étranger, sa carrière de lecteur. Il était un lecteur extra­ordinaire. Il avait l'art, assis à une petite table, un livre devant lui, de suggérer les personnages des *Perses* d'Eschyle ou de *Partage de Midi*, et non seulement les personnages, mais la couleur du drame et le déferlement de l'action. On éprouvait après une lecture de Copeau un sentiment aussi plein, aussi achevé, que si on avait assisté à la pièce. C'est d'ailleurs parce qu'il avait conscience de ce que peut être la puissance dramatique d'un texte qu'il voulait réduire le décor au minimum indispensable, afin de projeter toute la lumière sur l'action. Dans ses lectures, Copeau avait toujours fait une large place à l'œuvre de Claudel, poèmes et drames. Le poète savait donc ce qu'il lui devait. Aussi lui propose-t-il de montrer *l'Échange,* et naturellement Copeau accepte. Mais il faut avouer qu'en 1913 il était beaucoup plus difficile de faire accepter *l'Échange* par un public, même par le public choisi du Vieux-Golombier, que *l'Annonce* ou que *l'Otage. L'Échange* fait partie de ces pre­mières pièces de Claudel qui sont animées par une surabondance de lyrisme, et d'un lyrisme qui ne pouvait que paraître bien insolite à cette époque (on lira avec intérêt à la fin du volume les extraits de presse qui concernent cette représentation de *l'Échange*)*.* Il ne semble pas qu'il y ait eu aucun nuage dans cette première collaboration entre Claudel et Copeau. Du moins se rend-on compte que Claudel est un auteur difficile à satisfaire. Nous verrons plus tard que sa conception du décor n'était pas du tout celle de Copeau -- et on doit regretter très fort qu'il n'ait pas laissé toute liberté à son metteur en scène -- mais ses idées quant aux personnages sont extrêmement justes. 41:107 Il a une vision scénique qui est dans un accord profond avec le draine : « Il y a deux choses possibles, écrit-il à Copeau : ou le jouer délicat, gris, harmonieux, en musique de cham­bre, ou violemment coloré, excessif, et presque caricatural comme un tableau de Van Dongen. C'est plutôt de cette dernière façon que je la verrais. Je voudrais que Marthe seule eût l'air d'une femme vraie entre trois marionnettes sinistres aux gestes raides et aux visages *impassibles* (il faudrait presque des masques). Donc coloris sombres et intenses. La mer, du bleu indigo terminé par une ondulation sur la toile de fond, le plancher couvert d'une toile brun tabac. Louis Laine avec une chemise écarlate. Nageoire, costume d'été avec cravate et ceinture verte. Lechy, blouse groseille, cravate bleue et couverte de diamants, Marthe peut-être avec un châle noir. Nageoire, gros, blafard, chauve, avec de longs cheveux noirs par derrière, l'air d'un prédi­cateur ou du Secrétaire d'État Bryan. » (6 décembre 1913.) *L'Échange* n'eut que seize représentations : ce n'était pas le succès que Copeau espérait. Le Théâtre du Vieux Colombier s'impose pourtant, surtout après la réussite de la *Nuit des Rois* de Shakespeare, qui fut jouée en 1914. Mais bientôt la guerre éclate, la troupe de Copeau est dispersée, lui-même mobilisé. Elle n'interrompt d'ailleurs pas les relations entre Copeau et Claudel. Ce dernier lui écrit de Rome le 27 no­vembre 1916 une lettre qui prouve combien il a compris le sens de son effort, et qui touche profondément Copeau. CHER AMI, Le Théâtre du Vieux-Colombier que vous avez fondé était pour moi le type du labora­toire dramatique, de l'atelier d'où avec la col­laboration du public jaillit, hors de toute con­vention, le spectacle, fait de paroles, de mou­vements et de couleurs. Il faut que le théâtre soit cela, la planche jetée sur deux tréteaux comme du temps de Molière avec une insouciance superbe, et que l'irruption de la jeunes­se fasse trembler de son pied impétueux. » 42:107 Copeau répond aussitôt : « C'est exactement ce que je souhaite et réaliserai un jour. Pour cela il faut former les comédiens, et c'est à quoi je ne cesse de m'appliquer. Il n'y a pas de comédiens. » En attendant Copeau était, si je puis dire, « exporté » aux États-Unis par le gouvernement de la République pour y fonder un théâtre français. Copeau va y emmener une partie de sa troupe et il y restera d'octobre 1917 à mai 1919. Copeau va rouvrir le vieux Colombier en février 1920, quand Claudel lui propose de jouer la trilogie : l*'Otage, le Pain dur,* et *le Père humilié.* Il voudrait la voir représentée en avril. Il était naturellement impossible à Copeau de mon­ter ces trois pièces dans un délai aussi court. Claudel en convient d'ailleurs, et il est entendu entre eux que la repré­sentation aura lieu au cours de la saison 1920-1921, Claudel concédant en outre à Copeau le droit exclusif de jouer *l'Annonce faite à Marie.* C'est Ève Francis qui jouera les rôles de Sygne, de Lamir et de Pensée. Tout d'abord la date de février 1921 est choisie, puis Claudel, qui est ministre de France au Danemark, demande que la représentation soit remise au mois d'avril, pour la faire coïncider avec un de ses voyages à Paris. Mais au mois de janvier c'est Copeau à son tour qui demande à Claudel jusqu'à la mi-mai une remise motivée par les nécessités de l'exploitation de son théâtre. Mais Claudel sait qu'il va être nommé ambassadeur au Japon, il s'énerve et s'irrite (pourtant il ne partira qu'en septembre). Il écrit à Copeau des lettres extrêmement désagréables et injustes : « Je ne comprends pas que vous me laissiez arri­ver à cette époque de l'année, à ce moment où je vais m'embarquer pour un exil de trois ans, pour me faire une pareille communication. Si vous ne pouviez, ou ne vouliez, vous engager à monter mes pièces cette année, dans les conditions de soin qu'elles exigent, vous deviez me le dire immédiatement. Un honnête homme n'a qu'une parole. » (31 janvier 1921). C'est la rupture brutale. « Il m'est difficile de croire, écrit Claudel le 12 février, que si vous aviez eu réellement le désir de jouer mes trois pièces, sachant l'importance que cette représentation a pour moi au mo­ment où je vais m'embarquer pour un exil de trois ou quatre ans, vous auriez pu vous arranger pour tenir vos promesses. Je ne puis donc considérer votre attitude dans toute cette affaire comme sincère et amicale. » Bien plus, il ira jusqu'à interdire à Copeau « de faire aucune lecture publique de *Partage de Midi* ou d'aucune de ses œuvres. » 43:107 Copeau sait qu'il faut pardonner à Claudel les emportements d'un caractère souvent peu maître de lui. Il faut lire sa lettre à Claudel, qui met fin à cette période de leurs rapports : elle est admirable de mesure, et elle est aussi une protestation d'amitié profonde et inaltérable. Paris, le 2 avril 1923. MON CHER CLAUDEL, Votre lettre du 6 janvier m'est parvenue assez tôt pour empêcher la lecture de *Partage de Midi* qui avait été annoncée. Il suffisait que vous exprimiez ce désir pour que je m'y con­forme, et il était bien inutile de mobiliser tant de correspondants. Je vous avais écrit une lettre en début de saison pour vous faire part de mon projet. Ne l'avez-vous point reçue ? Quoi qu'il en soit, il est très naturel que vous vous opposiez à la lecture de *Partage de Midi.* Mais ce que je ne comprends pas, c'est la for­me brutale et discourtoise de votre lettre, l'in­terdiction que vous me faites de toucher à au­cun de vos ouvrages et le motif que vous invo­quez de « la conduite que j'ai eue à votre égard. » Je n'ai jamais manqué envers vous ni à l'honnêteté ni à l'amitié. Je vous ai demandé pour monter en même temps vos trois pièces difficiles un délai supplémentaire d'un mois. Vous me l'avez refusé. Et quel beau résultat avez-vous obtenu en me le refusant pour por­ter ailleurs vos ouvrages ? Que *l'Otage, le Pain dur, et le Père humilié* n'ont pas été joués du tout, et que *l'Annonce* a été massacrée. Si vous m'aviez accordé le délai sollicité, vos trois pièces auraient été jouées, *l'Annonce* se­rait entrée à mon répertoire et y serait encore. J'ajoute qu'une seule personne à Paris pouvait donner à ces ouvrages la représentation scé­nique qui leur convient et que cette personne, c'est moi. Vous avez toujours été plus ou moins mal joué, dans des conditions plus ou moins mauvaises. 44:107 Je ne sais qui vous conseille -- car on vous conseille -- mais on vous con­seille mal. Pourquoi cherchez-vous à vous alié­ner, par une mauvaise humeur sans fonde­ment, et à un moment où vos intérêts littérai­res demanderaient à être soutenus par des mains fermes et loyales, un ami de la pre­mière heure qui vous a toujours été dévoué, qui récemment encore, sans que vous le sa­chiez et sans qu'il veuille s'en faire gloire, vous défendait contre d'injustes attaques, un ami qui vous admire et que vos boutades ne dé­courageront pas de vouloir vous servir ? Cela est injuste et maladroit. Excusez-moi de vous parler si franchement, cher Claudel. Ne croyez pas que je vous ré­ponde sous l'impulsion du dépit ni que je cherche à prendre contre vous une revanche épis­tolaire. Je dis ce que je pense. Vous m'avez toujours méconnu. Vous vous êtes nui à vous-même en vous fourvoyant dans des amitiés de moins bon aloi, en aliénant même votre li­berté. Je vous en veux de tenir ainsi votre œuvre ensevelie. Mais je ne vous garde aucune rancune personnelle. Je vous admire trop pour ne pas être prêt à vous servir le jour où il vous plaira de revenir à mon égard à de plus justes sentiments. Croyez-moi toujours fidèlement à vous. Jacques COPEAU. \*\*\* Je crois que cette lettre, qui n'obtint pas de réponse, toucha cependant Claudel profondément. Il sentit certaine­ment qu'il avait été injuste à l'égard de l'ami le plus dévoué. Deux ans plus tard Isabelle Rivière s'efforce de rapprocher les deux amis. Claudel est incapable de rancune : sponta­nément il écrit à Copeau la lettre suivante : 80, rue de Passy, 10 mai 1925. > MON CHER COPEAU, Mme Rivière me dit que vous craignez que je ne sois encore fâché contre vous. Il n'en est rien. J'ai depuis longtemps oublié toutes ces questions de boutique littéraire où je regrette d'avoir mis un emportement absurde. J'espère que de votre côté vous ne m'en voulez pas. Je vous serre la main. P. CLAUDEL. 45:107 Avant de recevoir cette lettre, Copeau avait écrit à Claudel presque en même temps une lettre émouvante qui était à la fois une protestation d'amitié et un appel. Copeau était à ce moment en plein désarroi. Il avait fermé son théâtre et s'était retiré à Morteuil avec quelques éléments de sa troupe. La raison de cet abandon (sur lequel on lira avec intérêt les *Souvenirs du Vieux Colombier*), c'est que son métier de metteur en scène et d'acteur laissait Copeau profondément insatisfait. Dans ce métier il avait mis une grande passion d'absolu et de pureté, il exigeait du théâtre une densité de poésie à peu près inaccessible. Exploiter un théâtre tous les jours de l'année en heurtant cette passion contre toutes les incompréhensions du public, de la critique, et souvent des acteurs eux-mêmes, qui ont besoin de succès, cela peu à peu l'avait rempli d'une immense lassitude et l'avait amené à la porte de la foi : Dieu seul, en effet, pouvait com­bler cette soif d'absolu. Et c'est alors qu'il appelle Claudel à l'aide : Morteuil, le 3 mai 1925. > MON CHER CLAUDEL, ...Nous nous sommes heurtés jadis. Si je vous ai offensé, je vous en demande pardon sans plus d'explications. Vous ne m'empêche­rez pas de vous dire que j'ai besoin de vous. Il me faut votre force pour vaincre en moi ce qui résiste encore à la vérité dont j'ai besoin et que j'ai la volonté d'acquérir. Il me faut une main par-dessus mon épaule, qui m'ensei­gne et me pousse à conduire la charrue dans mon sillon. Et une fois que j'y serai entré, rien ne m'en fera bouger ni dévier, car si je vaux quelque chose, c'est par la fidélité, la constance et l'application. 46:107 Il y a eu un temps où j'ai cru que je ne vous aimais pas. Mais je ne me suis jamais éloigné de vous, malgré cet­te espèce de condamnation que vous avez je­tée sur moi... Cela me donne peut-être un droit à vous demander de m'aider. Je vous dis bien humblement que je ne peux plus vivre sans la foi. Comment faut-il faire pour trouver Dieu, en passant par-dessus de misérables objec­tions ? Je suis loin de Paris, mais, si vous vouliez bien me voir, je pourrais y aller sur la fin de ce mois. Bien cordialement à vous. Jacques COPEAU. P.-S. -- *Le 13 mai*. J'avais gardé cette lettre au moment de vous l'envoyer. Depuis dix jours les sentiments que je vous confie ont pris de la force. Isabelle m'écrit ce matin, parlant de vous : Je vous assure qu'il y a en lui une voix qui vient de Dieu. Au revoir mon cher Claudel. Isabelle Rivière avait raison. Claudel était doué de ce que les théologiens appellent un *charisme*. Il avait l'art, qui est tout à fait autre chose que le don poétique, de transfor­mer les vérités de la foi en nourriture vivante, et en cette nourriture dont avait précisément besoin l'âme qui s'adres­sait à lui. On connaît déjà sa correspondance avec Jacques Rivière, où beaucoup de jeunes gens en crise de foi peuvent trouver la lumière. Je suis persuadé qu'il y a une quantité de lettres « spirituelles » de Claudel, dont on pourrait faire un choix qui révélerait un Claudel sans doute inattendu, -- et ce choix de lettres prendrait place parmi ses œuvres essen­tielles. On y verrait en tout cas une face peu connue du génie de Claudel : c'est la passion qu'il avait de « faire du bien aux âmes ». 47:107 Dans l'âme de Copeau, la grâce s'est insinuée de manière insensible : il n'y a pas eu pour lui de révélation soudaine comme pour Claudel un certain jour de Noël ; mais les événements de sa vie se sont peu à peu éclairés l'un par l'autre jusqu'au jour où ils l'ont acculé à cette vérité aveu­glante qu'il n'y a plus à discuter, et qu'il faut avoir la foi. Et Claudel lui répond : « Oui, il faut devenir chrétien, il faut cesser d'être à part, il faut se convertir à l'universel, il faut retrouver le Père, comme disait l'Apôtre Philippe. » (15 mai 1925). Copeau n'a d'ailleurs pas envie de se dérober, mais il lui faut au moins le temps de se reconnaître dans un univers qui a pris pour lui une dimension nouvelle. « Lais­sez-moi reconnaître ma route, écrit-il dans une lettre du 14 juillet 1925 ... Je vous remercie de votre grande bonté. Et je vous demande de m'écrire, de me dire pour combien de temps vous êtes encore en France et de me permettre de vous revoir avant votre départ. Je relis chaque jour quelques pages de *Corona...* Cher Claudel, ma vie est très dure. J'ai tout quitté, j'ai renoncé à tout ce que j'avais acquis pour recommencer mon travail en toute pureté et humilité. Avec quelques-uns qui ont voulu me suivre, je vis au jour le jour, à peu près sans ressources. Il y a peut-être beaucoup d'orgueil dans mon abnégation. Je cherche un peu de perfection. Ce sont les actes de ma vie même, l'effort et la souffrance de mon travail qui m'ont orienté vers le but souverain. M'est-il permis de dire que l'ambition de faire une belle œuvre m'a conduit à sentir le besoin de vivre et de penser chrétienne­ment ? Il n'y a pas dans mon cœur de ces grands débats déchirants qui précèdent souvent une conversion. Je sens au contraire que tout me mène et m'attire dans la voie que je veux suivre. Mon esprit ne prend d'essor qu'au souffle d'une pensée religieuse. Je ne cherche pas d'autres « preuves » que celle-là... Je vous dirai aussi que je ne lis pas facilement, jusqu'à ce jour, les livres qui traitent de la religion. Je ne me sens progresser qu'au contact de la Sainte Écriture et, par exemple, de la vie de saint François. » Claudel, qui sent que l'âme de Copeau est mûre, n'hésite pas à le bousculer quelque peu. Il lui répond par courrier : « Que sert d'attendre ? Se convertir, c'est comme pour mou­rir, ça n'attend pas notre convenance. Dans les deux cas, c'est la grâce de Dieu qui arrive comme un voleur et il faut lui obéir, tels que nous sommes, en bras de chemise. « Celui qui est sur le toit, qu'il ne descende pas dans la pièce du bas, et celui qui a oublié son vêtement, qu'il n'aille pas le chercher. » 48:107 Dieu nous prendra tels que nous sommes. » (19 juillet 1925). Copeau a lu en manuscrit la correspondance de Claudel et de Rivière, mais la discussion philosophique le laisse indifférent, il est déjà passé au-delà, et Dieu l'a pris, parce que c'est une âme simple et tendre. « Ce qui m'est très doux, écrit-il à Claudel le 9 août 1925, c'est que je sens que je vous aime de plus en plus. Et le chemin de l'amour est le seul que je sois capable de suivre... Dans les moments de ma plus grande impiété, il m'a toujours suffi de lire quelque passage de l'Imitation pour me sentir ébranlé jus­qu'au fond de mon être. Le moindre fait de la vie d'un saint produit en moi l'illumination que pour le moment je cher­cherais vainement dans l'apologétique et me fournit un point de résistance et d'appui pour m'élever. Je n'ai besoin que d'exemple et d'amitié, d'un commencement de commu­nauté avec un être vivant que j'admire, que j'aime, et dont la pensée me soit claire. Il n'y a pas d'autre problème pour moi que celui de vivre dans l'esprit de l'Évangile, à l'imita­tion de Notre-Seigneur Jésus-Christ. » Copeau se décide alors à se rendre à l'abbaye de Solesmes, mais son voyage est retardé par l'absence du Père Abbé. D'autre part sa vie est remplie de difficultés : la maladie s'abat sur son foyer, il a ses compagnons à faire vivre, et de plus il va quitter Morteuil pour s'installer à Pernand près de Beaune. Son plus grand désir est de revoir Claudel avant qu'il s'embarque à nouveau pour le Japon. Le 24 septembre il a la joie de lui annoncer qu'une de ses collaboratrice, Suzanne Bing, va se convertir : « L'œuvre est commencée, vous le voyez. Elle ne s'arrêtera pas là. Je ne cesserai plus d'y travailler chaque jour avec votre aide. Ne me l'épargnez point. Il ne faut pas que vous pensiez que je n'ai pas besoin de vous. Rappelez-vous toujours qu'il y a vingt ans une des plus grandes admirations dont j'ai été remué m'a jeté vers vous, que j'ai longtemps souffert de n'être pas aimé de vous, qu'en me tendant la main, l'autre jour, vous m'avez rappelé à une place que je ne veux plus cesser d'occuper, qui m'appartenait depuis longtemps, car vous n'avez peut-être pas de plus vieil ami que moi. » Copeau ira à Solesmes au début de décembre et il se confessera au Révérendissime Père Dom Delatte. Il en informe Claudel par ce billet : 49:107 Solesmes, dimanche 6 décembre 1925. > MON CHER CLAUDEL, Remerciez Dieu avec moi, et laissez-moi vous offrir une belle place, pour toujours, dans le cœur que vous avez contribué à réjouir. Il se réjouit doucement, profondément, humble­ment. Il épelle le premier mot d'une phrase dont il a maintenant le goût dans la bouche, dont il sait qu'elle va se dérouler tout entière et lui livrer tout le secret de la logique de l'uni­vers... Je vous embrasse. Jacques COPEAU. Copeau est décidé à reprendre son œuvre à Pernand à la fois spirituellement et techniquement dans le même souci de pureté qui a toujours été le sien. « Un tréteau, cinq ou six acteurs pourraient suffire à raconter l'univers. » Claudel, qui va s'embarquer dans quelques jour, l'encourage. 80, rue de Passy, 17 janvier 1926. > CHER AMI, ...que le Saint-Esprit qui est force, lumière et abondance soit avec vous et avec votre œuvre ! Comme c'est bien de la reprendre où il faut et où toute grande chose commence, c'est-à-dire au ras de terre -- d'apporter un peu de vérité, de joie et d'intelligence à tous ces pauvres gens abrutis par les journaux et le cinéma. Écrivez-moi quelquefois au Japon où je pars non sans appréhension. Quand je reviendrai, peut-être pourrons-nous causer de l'Annonce. J'ai idée que c'est par vous que cette pièce sera enfin réalisée. Et pourquoi pas Protée, ? Je vous embrasse de toute mon af­fection et je prierai pour vous ainsi que ma fille. P. C. Bonne et sainte année pour vous et les vôtres. 50:107 On voit que Claudel accepte maintenant l'idée que c'est Copeau qui montera l'Annonce. Copeau de son côté caresse ce projet avec amour. « C'est une chose qui devient de plus en plus belle avec le temps, écrit-il le 10 mars 1926. Vous savez que je veux toujours en donner une représentation. Mais je : ne le ferai que si j'ai les moyens d'en faire un chef-d'œuvre (de la représentation elle-même). » Claudel lui répond le 23 avril : « Je suis heureux que vous pensiez tou­jours à l'Annonce. Peut-être ferons-nous sortir un jour ou l'autre cette œuvre du milieu de ma vie, à l'ombre de quel­que clocher de la Bourgogne cistercienne. » Mais cette même lettre contient un passage admirable que je ne puis pas ne pas citer parce qu'il est un exemple de la manière dont Claudel ressentait les textes de l'Écriture, et spécialement de l'Évangile : « Maintenant vous faites vos premiers pas sur le chemin habituel des convertis, où vous trou­vez probablement beaucoup de cailloux. Mais je n'ai qu'un conseil à vous donner, qui est de regarder le moins possible au dehors et le plus possible au dedans, d'apprendre à prier, de tout abdiquer et de se mettre dans un état complet de simplicité et d'anéantissement aux pieds du Christ et d'attendre qu'il parle. En ces jours de Pâques, on lit un Évangile bien instructif : Januis clausis, Christus apparuit in medio Apostolorum et dixit : Pax vobis. Les portes fermées, ce sont les portes des sens mais aussi celles du passé et de l'avenir, celles de la mémoire et celles de l'inquiétude ; simplement nous sommes là dans le présent aux pieds de celui que nous aimons et tout à coup sans que nous sachions comment, voilà qu'il est là, au milieu de nous, *in medio nostri --* et à tout ce que nous avions tout à l'heure envie de dire, il ne répond plus que par un mot divin qui para­lyse tout désir et toute angoisse : la Paix. Nous n'avons pas assez de toute notre âme pour répondre par une simple présence merveil­leuse. » 51:107 Copeau reprend maintenant ses lectures, qui sont son gagne-pain le plus sûr. Il y fait toujours une grande place à l'œuvre de Claudel : « Vos beautés sont toujours les plus grandes qui soient, lui écrit-il d'Assise... A-t-on jamais dit combien votre poésie est humaine ? Nul n'a fixé comme vous, du ton de la grande poésie, certaines choses ordinaires d'expérience quotidienne, certains gestes, certains objets et certaines vérités du cœur. » Les idées dramatiques de Copeau et de Claudel semblent se rejoindre l'un et l'autre, ils ont la même admiration pour le théâtre japonais, pour le Nô, sur lequel le poète vient d'écrire une longue étude. « Nous travaillons, surtout, écrit Copeau à son ami, la danse drama­tique réglée par des batteries : démarche, geste, action mi­mée et usage du masque. », (14 juillet 1926). Il retrouve des forces nouvelles et une ardeur toute fraîche depuis qu'il a quitté Paris. « Plus que jamais je suis résolu à poursuivre ma voie en dehors de Paris où, quand j'y retourne, je ne comprends plus rien aux choses ni aux gens. » Revenant sur une représentation future de l'Annonce faite à Marie, Claudel envisage qu'elle pourrait se réaliser dans un cadre cham­pêtre mieux qu'à Paris. « J'ai pas mal d'idées à ce sujet, lui écrit-il, et le théâtre japonais m'a appris beaucoup de choses. Mais le mieux est sans doute que je vous laisse travailler à votre entière liberté. » (7 mai 1926) Que n'a-t-il suivi cette inspiration ! Il est visible d'ailleurs que même à ce mo­ment-là où l'intimité des deux hommes est très étroite, Copeau n'est pas sans crainte : il redoute les idées de Claudel. Il se croit maintenant autorisé à réclamer affectueusement cette liberté que Claudel a si rarement laissée à un metteur en scène : « Oui, nous donnerons un jour l'Annonce. Quand nous en serons capables. Oui, je voudrais pour cela que vous me laissiez faire. Je vous présenterai mon travail et vous le corrigerez. Et quand vous aurez vu cela, peut-être pourrez-vous, voudrez-vous faire quelque chose pour mes jeunes gens » (14 juillet 1926). Seulement Copeau fait à son tour l'expérience de l'oubli des hommes : un artiste, surtout un homme de théâtre, qui dédaigne Paris, est voué aussitôt à l'oubli. Il en fait l'aveu dans sa lettre du 5 sep­tembre 1926 : « Je ne puis compter, que sur moi-même. Maintenant que j'ai quitté Paris, personne ne veut plus m'aider... Je suis terriblement seul. » Gide dans son Journal, parlant de l'isolement de Copeau, a un de ces mots cruels dont il détient le secret : « On ne peut pas ne pas abandon­ner un mystique. » \*\*\* 52:107 C'est à ce moment, où Copeau a le plus besoin de Claudel que les liens entre les deux hommes vont commencer à si distendre. Il faut à l'amitié une certaine plénitude pour lu permettre de résister au temps, et il faut bien supposer que cette plénitude leur a manqué, alors même que leur accord semble le plus profond. « Vous ne me dites que des choses bonnes, nourrissantes, exaltantes. Mon cher Claudel, je vous répéterai encore ceci : que ne nous sommes-nous connus, vraiment connus plus tôt... Tout ce que vous me dites des rapports de la danse et du théâtre, c'est la base de toute ma recherche » (26 décembre 1926). Il y a encore une lettre admirable de Claudel, celle du 20 décembre 1926, qu'il fau­drait pouvoir citer en entier, tant elle est belle. « ...mettons-nous bien dans la tête que Dieu nous aime infiniment plus que nous ne l'aimons, qu'il est à notre porte plein de larmes, qu'il souffre infiniment plus d'être exclu de nous que nous-mêmes de lui, et qu'aucun péché, aucune trahison, ne suffira à le rebuter. Mais je vais vous apprendre le grand secret de la prière, secret que je n'ai vraiment compris que depuis un an et que m'a révélé une sainte Carmélite : *le grand secret de la prière est de laisser faire Dieu*. » Les lettres d'ailleurs s'espacent. Copeau s'enfonce dans sa solitude. « Je ne puis guère vous donner des nouvelles du monde, écrit-il à Claudel le 6 janvier 1928. Je n'en suis pas. J'appartiens à mon travail. Je voudrais n'appartenir qu'à Dieu. Je ne vois presque personne. » Quant à Claudel, il a été nommé Ambassadeur à Washington et il a rejoint son poste en février 1927 sans passer par Paris. Cependant Copeau, sollicité par plusieurs sociétaires de la Comédie Française, pose sa candidature comme Administrateur, et Claudel le recommande à Berthelot. Il écrit à Copeau le 23 juin 1929 : « Vous êtes le seul homme de théâtre français ayant aujourd'hui un nom universel » -- mais il ne lui donne aucun espoir, et en effet Copeau ne fut pas choisi. Cela était d'ail­leurs inévitable. Copeau avait des idées précises sur l'art du théâtre, on lui attribuait un ascétisme qu'on jugeait ridi­cule. Par surcroît on savait qu'il n'était l'homme d'aucun compromis, qu'il était intransigeant : on eut peur de lui. 53:107 Et nous voici enfin au dernier acte, si on peut dire, de cette amitié. Le nouvel Administrateur de la Comédie Fran­çaise, Édouard Bourdet, qui est un homme de théâtre, a voulu rajeunir la maison. Il s'est assuré pour la mise en scène la collaboration de Copeau, de Jouvet, de Dullin et de Baty. Or Claudel est rentré en France, et en 1937 le Comité de lecture de la Comédie Française a accepté *l'Annonce faite à Marie*. On est étonné que Claudel ait d'abord demandé Jouvet comme metteur en scène ; puis, Jouvet s'étant récusé, il a fait appel à Copeau. Les rapports entre Claudel et Copeau sont certainement moins profondé­ment cordiaux qu'auparavant, bien qu'on n'en puisse juger par les lettres, car on n'en a retrouvé aucune pour les six années 1931-1937. Pourtant Claudel semble se féliciter de leur collaboration. Il écrit de Brangues à Copeau le 21 juin 1937 : > MON CHER COPEAU, Je suis enchanté de vous avoir comme metteur en scène de *l'Annonce*. C'est un vieux rêve réalisé. Je suis ici pour tout l'été. La Côte d'or n'est pas loin... Ne pourriez-vous pas faire un saut jusqu'ici pour un week-end ? De tout cœur. P. CLAUDEL. Les premières difficultés commencent sur la question des décors. Claudel voudrait comme décorateur le peintre espagnol José-Maria Sert, pour qui il éprouve une admira­tion que Copeau ne partage pas. Évidemment nous sommes loin, avec Sert, du tréteau nu ! Copeau expose à Claudel dans une longue lettre les raisons fort judicieuses pour les­quelles il ne peut accepter les décors de Sert. Ces raisons il les résume ainsi : « Je ne trouve dans le style de ces décors rien qui corresponde au style de l'*Annonce :* ni la proportion entre les personnages et leur cadre, ni l'unité, ni la simplicité, ni l'émotion religieuse, ni surtout le caractère profond de beauté française. » (28 juillet 1938). Je n'ai pas vu les maquettes de Sert, mais j'ai vu des tableaux de lui et je pense que Copeau avait raison : il y a dans cette peinture une grandiloquence, un style boursouflé qui sont en désac­cord complet avec la ligne pure de l'*Annonce.* Naturelle­ment Claudel est très irrité du refus de Copeau à cause de son amitié pour Sert. A défaut de Sert, il souhaiterait Alexandre Benois, comme si sa pièce eût pu s'accommoder du style des Ballets Russes ! 54:107 « Il faudrait, écrit-il, quelqu'un qui ait un sens profond du Moyen Age français et qui le traduise autrement que par le facile moyen des ogives. » Mais, contradiction curieuse, pour le dénouement, qu'il veut grandiose, il voudrait qu'on fasse apparaître les ruines de Jumièges ! On ne saurait évidemment rien concevoir qui soit plus loin du style de Copeau. Par surcroît les acteurs du Théâtre Français l'agacent franchement. Bref il est déjà prêt à retirer sa pièce. Cependant Copeau a conçu un projet de décor selon la manière qui lui est chère : on en a retrouvé la description dans ses papiers. C'est une grande architecture à deux étages, « dont on use alternativement, ce qui permet au dra­me de se dérouler pour ainsi dire sans interruption ». Quatre grandes draperies permettent les variations de lieux, indi­quées d'ailleurs par de beaux accessoires. « Les proportions sont calculées de manière que l'ensemble ait de la grandeur, mais que l'espace scénique proprement dit soit restreint au profit de la taille des personnages, qui l'emplissent un peu comme les figures taillées dans un chapiteau. » Cela ne correspond en rien à ce qu'attend Claudel. Sa réponse est brutale : Brangues, 23 septembre 1938. > MON CHER AMI, J'ai été stupéfait ce matin à la vue de vos dessins. Le rôle d'un décor est de répondre à une action et de créer une atmosphère. Où est l'atmosphère paysanne, terre de France, dans votre projet ? Vous n'avez pas même songé à faire le voyage de 100 kms qui sépare Paris de Villeneuve. Que signifie cette espèce d'autel, de buffet, je ne sais pas comment dire, que vous déposez au milieu de la scène ? Où est le jardin, la caverne, la grange, la salle à manger ? Si encore c'était beau, mais c'est lourd, laid, hideux, pour ne pas dire monstrueux, et ne répond en rien à l'action. *Je refuse donc nettement cette horreur. Je préfère retirer ma pièce. C'est net*. Bien amicalement. P. CLAUDEL. 55:107 Pourquoi ne pas vous adresser à Alexandre Benois qui est un vrai artiste et qui a le sens du théâtre. La vue de la monstruosité que vous m'en­voyez me rend inquiet pour les costumes. La réponse de Copeau était aisée à prévoir : Paris, 25 septembre 1938. > CHER PAUL CLAUDEL, Votre condamnation sans appel de ma pro­position m'oblige à penser que je ne com­prends rien à l'*Annonce.* Elle me retire tout espoir de rencontrer votre approbation pour les costumes et même pour l'interprétation de la pièce. Il vaut mieux, pour appliquer vos propres idées, que vous choisissiez un collabo­rateur plus jeune et plus souple que moi. Je me retire avec chagrin de ce travail que j'aimais, et fais part à la fois de votre répro­bation et de mon désistement à l'Administra­tion de la Comédie Française. Bien amicalement. Jacques COPEAU. *L'Annonce faite à Marie* fut jouée seulement en février 1955, quelques jours avant la mort de Claudel. Copeau était mort depuis octobre 1949. Claudel lui avait composé un bel hommage qu'on lira en tête de ce volume. Mais cet hommage n'enlève rien à la mélancolie qu'on éprouve à lire ces lettres. Claudel avait la chance de trouver en Copeau un homme de théâtre exceptionnel, d'une très vaste culture, qui dès le début du siècle reconnaissait en Claudel un génie poétique hors pair. 56:107 Et Copeau opérait dans l'art dramatique une réforme profonde, qui l'amenait à retrouver le style de la tragédie grecque, aussi bien que celui du théâtre élisabethain ou du théâtre de Molière, parce qu'il retrouvait un style théâtral vrai et grand, où la mise en scène n'avait d'autre fonction que de rendre la poésie sensible. C'est dire qu'il apportait l'outil nécessaire pour une grande œuvre dramatique, celle précisément que Claudel produisait avec une puissance lyrique incomparable, mais qui risquait d'être inaccessible au public à cause à la fois de son lyrisme et de son mysticisme. Il faut se rappeler la médiocrité ou la bassesse du climat théâtral dans ce qu'on est convenu d'appeler « la belle époque », pour réaliser com­bien Claudel avait peu de chance d'être compris. Il fallait un interprète qui fût aussi un poète pour atteindre ce public. Il ne faut pas oublier que les innombrables lectures faites par Copeau des œuvres de Claudel ont été extrêmement efficaces pour rendre les imaginations sensibles à la poésie claudelienne et ont préparé le triomphe que Claudel a connu les dix dernières années de sa vie. Claudel avait sous la main un interprète tel que tous ses rêves auraient dû être comblés. Pourquoi faut-il qu'ils n'aient jamais pu collaborer ? Et je comprends maintenant la réserve où se tenait Copeau quand on lui parlait de Claudel. C'est qu'une grande tendresse méconnue lui retombait sur le cœur. L'amitié est chose aussi mystérieuse, peut-être aussi douloureuse, que l'amour. André CHARLIER. 57:107 ### Estuaires au monde occidental par Jean-Baptiste MORVAN IL EST SIX HEURES du soir, six heures d'automne. A la grande baie de la crêperie on peut contempler les rochers et la mer, un monde déjà gris et noir. Une lan­terne de cuivre sur un meuble, dans cette salle qui s'enté­nèbre, perpétue le souvenir des anciennes marines. Aucun bateau n'apparaît sur l'étendue, et je ne guette que la fuite d'une journée. De pluies et de nuages est fait le monde, de goudrons, de bavardages éteints de ports et de plages. On ne peut empêcher que le cours de la pensée ne soit rendu à une profonde solitude, à la voie étroite d'une sente doua­nière. Ce n'est pas en ce pays que l'on peut d'emblée repous­ser le romantisme : il est toujours à traverser. Maurras félicitait Ronsard (et lui-même aussi sans doute) de ce que cette épreuve soit épargnée à l'âme française : *Car le rouleau brumeux de la mer des Atlantes* *Ni le pâle désert Catalaunique n'ont* *Refroidi nos soleils dans ta veine brûlante.* Mais cet Occident aussi nous est nécessaire et garde le droit de se dire occidental. C'est sans doute une pénible reconquête que celle de la vraie condition humaine au milieu des ressassements et des renouvellements inlassables de ce monde humide. 58:107 D'autres ont connu le poids de la terre, du roc et du fer : nous ici, de plus, le poids constant de l'eau et de la nuée. Les Grecs aussi, il est vrai, croyaient voir « les enfants de la Nuée » dans les silhouettes monstrueuses des Centaures. Il est des épopées et des tragédies dans le vent et le dessin toujours changeant du ciel. Pays de pierre, de pleurs et de pluies. Mais qui prétendrait que nous ne sommes que le sommeil de l'Occident ou son élégie triste ? Je ressens comme une fraternité toute proche la présence de tant de peuples auprès des estuaires profonds : Écosse, Galles, Irlande, et cette Galice où naguère Vintila Horia nous racon­tait son pèlerinage ; terres pour qui l'Amérique est la paroisse la plus prochaine « the next parish ». De tout ce qui s'élabora dans l'Occident ensoleillé de fort et de durable, on ne saurait dire que nous ayons démérité, que nous en ayons été les mauvais gardiens, les dépositaires infidèles. Ces contrées sont autant d'Attiques sombres qui ne peuvent retrouver leur atticisme qu'en passant par la foi. L'estuaire est un lieu d'intercession. Entre les monts humides, verts ou crêtés de granit, il enserre les prodiges déconcertants des mers et des vapeurs, trace le dessin, le destin, la voie. Quand la nuit tombe sur les estuaires, je repense aux récits relatifs à saint Jacques, au cercueil de l'Apôtre naviguant surmonté d'une étoile. La mort l'emporta, un reflux spirituel rapporte ses restes, avec la lumière divine, vers le lieu promis au Sanctuaire : Compostelle, Campus Stellæ, le Champ de l'Étoile. On connaît aussi l'étrange épi­sode du chevalier de Pimentel qui, traversant les eaux à la suite du corps sacré, fut couvert de coquillages qui s'atta­chèrent à son vêtement ainsi qu'à son cheval : étranges déco­rations, lourdes phalères de pierres vivantes, à la coque rayonnante et parfaite, semblables dans leur grâce à l'éventail, dans leur rigidité à des pièces d'armure imbriquées, signe et récompense de l'épreuve, symbole reçu du hasard mais adopté par l'enthousiasme. 59:107 C'est une aventure étonnante que celle de ces chemins croisés : le retour de l'Apôtre mort vers le Champ de l'Étoile, le passage du chevalier soudain revêtu de ces marques inso­lites. Le hasard des événements recèle la science divine de l'heure fixée non pas comme un obstacle, comme une herse déclenchée par un mouvement d'horlogerie, mais comme le lever d'une étoile ou le don d'un honneur étrange, insoup­çonné. L'Occident n'a jamais pensé l'idée de l'aventure sans y faire entrer quelque profonde et mystique raison. Sur quel cheval passerons-nous ces gués, à notre tour ? L'heure est propice au recueillement, à une rêverie plus profonde sur nos destins humains, vus du monde médiateur des estuaires. Je revois sur ces bords de Rance tous nos Trieux, nos Blavets, nos Frémurs, et les trois golfes de San Vincente de la Barquera, le Loch Linhee qui remonte vers Fort-William, et le crépuscule d'un autre soir sur la Severn. Eaux languides et reflets des rochers. Dès l'enfance j'ai cherché des coquillages sur les plages bretonnes, venu en enfant des vacances, en enfant voyageur, en enfant pèlerin. Des peuples sauvages prennent, dit-on, les coquillages pour monnaies. Ils resteront, ces coquillages, la monnaie des jeux d'enfance, claire, fragile, parfaitement semblable et toujours variable, destinée aux commerces d'un monde invisible ; monnaie du voyageur, mais dont la valeur tient à la fraîcheur vite perdue, à la luisance humide des rivages ; deniers précieux des ser­viteurs inutiles. Ces lieux « pélagiens », comme disait Chateaubriand, ne sont pourtant pas le paradis des rêveries gratuites au charme confus ; ils ne se prêtent pas aux mystiques païennes et ne sauraient s'en satisfaire. Au bord du mystère des eaux, vient s'interroger sur son destin tout un monde massif, pesant et expérimenté, dont la pauvreté s'exprime dans les cimes nues des derniers rochers. La confrontation de l'échine de pierre obstinée avec le tumulte incessant de la mer laisse apparaître la notion du danger au sein même des effusions, des exaltations du cœur. Nous ne sommes pas maîtres de la mer, de l'au-delà et de la mort, mais nous n'avons pas été non plus maîtres de nos lents pèlerinages de la vie et de la terre. 60:107 Pour un jour de traversée d'estuaire, d'exploit imprévu, il y eut mille jours où l'on fut l'homme qui marche sur la route droite allant au faîte de quelque, colline. Silhouette penchée, perdue dans le paysage, l'homme, Toi ou Moi, semble monter à la rencontre d'un nuage énorme, phoque ou éléphant de sombres vapeurs ; sa destinée est placée entre la route ingrate bordée de genêts et d'ajoncs renfrognés, innombrables, et les menaces incertaines et grossissantes de l'univers fluide et du temps. De plus en plus noir et minus­cule, il monte, et fait songer à la phrase de Pascal : « Il ne faut pas que l'univers entier s'arme pour l'écraser : une vapeur, une goutte d'eau, suffit pour le tuer. Mais quand l'univers l'écraserait, l'homme serait encore plus noble que ce qui le tue, puisqu'il sait qu'il meurt, et l'avantage que l'univers a sur lui, l'univers n'en sait rien. » \*\*\* Démarche à la fois obstinée, tenace et soumise. Les chemins et les destins, tels sont les éléments d'une philoso­phie de la vie en Occident. Si l'on relit les récits d'aventures chevaleresques du cycle arthurien, on voit les héros partir isolément, ou se trouver très tôt absolument seuls. Le che­valier part au printemps, à Pâques Fleuries, entouré de chants d'oiseaux et encore plus seul d'entendre toutes ces voix inconnues : Don Quichotte celtique. Mais le paysan portant sa fourche à l'épaule, la vieille poussant sa brouette sont dans la même situation d'enfants de Dieu. Sur ces terroirs fragmentés par les barres des monts et des collines, aux points d'eau innombrables, insuffisants et dispersés, la démarche, c'est le cheminement. Nous n'avons ni forum ni agora pour des rencontres quotidiennes ; tout au plus la réunion du dimanche sur le placis vert devant l'église. Pen­dant des siècles, et aujourd'hui encore, les assemblées du peuple qui furent pour lui les plus précieuses et les plus mémorables se sont tenues en dehors des bourgs, aux pardons des chapelles et des fontaines, en des lieux où ordinairement presque personne ne passe et où le silence n'est guère troublé. 61:107 Les pays que nous traversons font figure d'épreuves, et sont en même temps appels et suggestions. Il suffit de suivre ces chemins de terre trop larges, que l'on imagine créés pour des cortèges royaux des temps fabuleux, cortèges jamais revenus, enfoncés bien loin derrière des rideaux de feuilles qui sont peut-être à la limite du temps. Sous le pied, les boues légères de sable granitique font un bruit doux. Nous sommes parfois contraints de marcher sur la crête entre deux ornières de charrois. Sommes-nous en train de repren­dre quelque itinéraire de Lancelot, en direction d'une mer inconnue, ou de chercher la piste des dynasties enfuies des Bourbons et des Stuarts ? Les terres elles-mêmes ont la confusion tourmentée des Océans. Les ajonnières s'étendent en tous sens, mystérieuses et désordonnées comme les vieilles épopées irlandaises de la Branche-Rouge, dont on a depuis longtemps oublié le commencement quand elles se terminent dans le crépuscule et qui pourtant laissent, après le livre fermé et même des années de confuse mémoire, une cer­taine nostalgie. Il y a peu de gaieté dans la contemplation périodique de l'inculte, dans les après-midi de l'hiver et durant tout le cours de la vie. Ce côtoiement de l'incertain, de l'inefficace et de l'inutile peut-être, cette expérience à demi involontaire du désert vaut d'abord par la ténacité du cheminement, et par l'efflorescence contemplée et jugée de rêves contraires. Toute démarche coûte, toute route est capricieuse et nous laisse en proie, à la hantise des soudaines fondrières dans les chemins humides. Le vieux manoir du Parc-Locmaria, ancienne résidence de gentilshommes-verriers, situé au cœur de ces collines qui par leur cohésion et leur solitude forment la « montagne », le « Méné », nous présenta dès l'abord l'obs­tacle décourageant d'une cour de ferme piétinée par les bes­tiaux, où les vieux bâtiments aux frontons classiques sem­blaient s'enfoncer. Pourtant il y avait là un centre humain, un repère sociologique qui avait eu son luxe visible encore, paraît-il, dans les peintures d'un vieux salon, inspirées par les outils de l'industrie du verre. Le caprice des petites routes conduisait à un très ancien « pays réel » à découvrir dans ses coins et ses replis, tapi dans les feuillages, appa­remment abandonné, mais qui s'empare de vous et vous invite sans trêve à extraire ce qui est signifiant de ce qui paraît décevant. Les échecs qu'il procure aux prévisions et aux confor­mismes d'une imagination trop facile sont suggestifs autant qu'ils sont irritants. Si le parc de Caradeuc près de Bécherel mérite le nom de « Versailles breton » aux heures triom­phales de l'été, je garde presque aussi précieusement la vision qu'il m'offrit dans un automne assombri. 62:107 La Diane était une silhouette noire ; une étrange et hagarde stupidité marquait les visages des empereurs romains dont les bustes, en cercle rangés, tiennent conseil à un rond-point ; même hébétude sur les têtes demi-humaines de certains lions de pierre. La fruste statue de bois représentant Jeanne d'Arc en costume masculin, coiffée de la mitre dérisoire de relapse, réveillait on ne sait quelles angoisses spirituelles. Au bout des allées, l'illusion de Versailles, amortie par la saison, finissait dans des confins de parc rural, avec des châtai­gniers autour d'un champ de blé noir. A l'autre extrémité, une statue de Baucis tuant son oie pour le repas des mystérieux visiteurs divins est sans doute laide, et le dépliant touristique n'en signalait que l'emplacement. Mais elle avait quelque chose de touchant : la bonne femme de la légende grecque devenait la petite vieille au foyer celtique, la Shan Van Voght irlandaise, symbole de l'âme généreuse des pauvres pays. Cette terre n'est pas faite pour les Vénus candides taillées dans le Carrare et le Paros. Du reste il n'y a pas de Vénus à Caradeuc ; mais la Diane des pays chas­seurs, et Jeanne d'Arc, et Louis XVI le Roi-martyr, et enfin la vieille offrant l'oie unique de sa basse-cour, formaient bizarrement comme une réunion d'intercesseurs pour une France très ancienne qui retrouve en ce haut-lieu breton, à travers l'ample dessin des lignes classiques, son âme de difficulté. \*\*\* L'épopée et la tragédie sont dans les vents et le ciel, la poésie dans le détail rebutant et mêlé : les épines de l'ajonc, pour qui sait voir rayonnent comme un cristal de neige. Les talus -- malheureusement de plus en plus souvent détruits -- avec leurs souches, leurs lianes de chèvrefeuille, leurs terriers, les branches bizarrement contournées de leurs arbres, introduisent dans le paysage proche une quatrième dimension de la nature, une esquisse d'irrationnel, un fan­tastique végétal, un surréalisme rustique. Les digues des étangs sont comme les talus un élément hybride et singu­lier du paysage humanisé enfoncé sous les reconquêtes ap­paremment invincibles des végétations, mais qui en a modifié les croissances et le choix des espèces ; les petites fleurs désireuses du soleil n'y sont pas étouffées. 63:107 Tout cela forme un monde à démêler, non à rejeter ; un monde à adopter qui réconforte après les mécanismes domestiqués. Je vais parfois à un de ces carrefours qui mènent aux bois et à l'étang de Bosreux. La digitale avait paré de ses grandes hampes florales la place des talus abattus, mais pour un an seulement ; aussitôt le genêt a succédé, il est sombre, presque noir dans le mauvais temps. Un marécage barre le milieu du chemin. De chaque côté, des ronciers, des pins, des pommiers dessouchés étendant des racines comme des pieuvres sèches sous la colère des derniers vents d'hiver dans les incertitudes de mars. Mais c'est en ces lieux que pour moi chaque année le monde recommence comme s'il venait tout entier de cette source ignorée : lande du com­mencement du monde, renouveau de l'épreuve paysanne et chevaleresque, ermitage où l'on dit la prière pour le bon usage de la pluie. Laissons les eaux couler lentement par les ruisseaux vers la Rance qui passera au pied des terrasses de Caradeuc pour aboutir au monde connu, estival, de Dinard et de Saint-Malo. Nous sommes aujourd'hui remontés des estuai­res vers les terres du pain difficile ; cela n'exclut pas pour d'autres heures les parasols de plage et les navigations de plaisance. Mais le fil des petits fleuves d'Occident va de sanctuaire en souvenir, de rêve en enseignement, comme au long des grains d'un chapelet. Nous sommes des écoliers à tête dure ; nous ne saurons jamais aussi bien nos leçons qu'un Paul Valéry et nous osons parfois nous en féliciter. Mais nous saurons l'Occident, pour l'avoir longtemps appris comme une table de multiplication ou les Commandements de Dieu. Enfants à la tête dure, mais allant toujours à l'école -- en sabots. Aucun d'entre nous n'écrirait le « Cime­tière Marin ». La pierre d'ici ne ressemble pas comme le marbre à la chair lumineuse. Tout au plus les soleils d'été la doreront parfois comme le pain cuit longtemps mérité elle n'inspirera pas le froid désespoir ironique et macabre elle ne se prête qu'à la figuration du Christ souffrant des Calvaires au milieu des hommes tous également imparfaits mais vivants par leur forme et leur mouvement. \*\*\* 64:107 Ainsi toujours nous remontons l'estuaire, guidés par une lumière unique reflétée sur les miroirs de nuit. Nous gagne­rons le chemin des collines ; le symbole du service et de l'honneur, unissant l'épée, la croix et la coquille, triple emblème de Santiago, sera à son tour déposé, à l'heure noircissante où le Compagnon mystérieux de la route sera enfin près d'être reconnu à l'entrée de l'auberge : « Demeu­rez avec nous, parce qu'il est déjà tard et que le jour est sur son déclin. » Jean-Baptiste MORVAN. 65:107 ### Rencontre au Chili par Thomas MOLNAR LE CHILI est un pays long et étroit, serré entre l'Océan Pacifique et les Andes, géographiquement le plus éloi­gné des centres de la civilisation occidentale. Aussi a-t-il une sorte de complexe d'infériorité qu'il compense en insistant sur l'influence française fièrement acceptée depuis le départ des Espagnols colonisateurs. Le titre de gloire le plus récent du Chili est d'avoir inventé la version latino-américaine de la démocratie chrétienne, d'inspiration évidemment française. Les Chiliens m'ont dit, et en cela le banquier, le cardinal et le dirigeant syndical sont d'accord, qu'aux élections de 1964 les communistes (version cubaine) l'auraient incontestablement emporté sans l'effort discipliné de tous les anti-communistes. L'appartenance politique ou idéologique ne comptait guère : les Chiliens, loin de faire tous confiance à M. Eduardo Frei, leader du parti démo­chrétien, ont pourtant voté pour lui car il n'y avait pas d'autre « alternative ». \*\*\* L'Église se comporte avec une modestie notable même après la victoire, et ses porte-parole affirment qu'il ne faut pas confondre leur prise de position en 1964 et l'action proprement politique du clergé italien en 1948 lorsque Togliatti et ses hordes étaient *ante portas*. Ce qu'ils soulignent, par contre, c'est que le succès est dû au lent travail doctrinal, depuis déjà une génération, qui a donné aux hommes de cinquante ans une pensée aussi vigoureuse et percutante qu'est celle des communistes. 66:107 A cela les critiques répondent que ce travail doctrinal a abouti chez les jeunes d'aujourd'hui, les universitaires par exemple, à un marxis­me à peine déguisé : en effet, les associations catholiques estudiantines s'entendent on ne peut mieux avec leurs homologues communistes : elles soutiennent ensemble, en un seul « front commun », le régime de Fidel Castro, le droit du sénateur communiste chilien, Salvador Allende (le candidat battu il y a deux ans), de vitupérer contre son pays à partir de la Havane, le régime de Ho Chi Minh, et ainsi de suite. Il faut prendre tout cela en considération afin de com­prendre les mobiles qui ont amené un groupe d'hommes d'affaires, banquiers, directeurs et autres catholiques tous et pratiquants -- à créer une organisation pour l'étude de la doctrine sociale de l'Église. Ce groupe, actif depuis l'an dernier, a décidé également d'organiser des « semaines sociales », des séries de conférences, des tables rondes, etc. Mon séjour à Santiago a coïncidé justement avec la première conférence d'une série de dix soirées, don­née au Teatro Municipal. Parmi les conférenciers, des théologiens et penseurs catholiques : chiliens, espagnols et français. Malgré les noms rassurants (le P. André Liégé, notam­ment !), je sais de bonne source que les bureaux de l'Arche­vêché ont hésité un moment avant de donner leur approba­tion. C'est un groupe de gens riches, m'a-t-on expliqué, avec un prix d'entrée élevé que des ouvriers ne pourraient pas se permettre. On a pourtant fini par autoriser ces réunions, mais l'organisateur principal, le banquier Sergio Vergara lui-même, m'a raconté que dans certains milieux, chez les Jésuites et chez les curés, on avait essayé d'y mettre des obstacles. 67:107 Dans ces milieux-là, a remarqué M. Vergara avec, un sourire tant soit peu amer, on nous appelle, nous hommes d'affaires, des « momies ». Un peu plus tard j'ai entendu, en effet, ce gentil qualificatif dans la bouche d'un jeune jésuite belge, un des dirigeants de la revue influente *Mensaje.* Cependant, les « momies » ne se découragent pas car, comme le dit M. Vergara, l'Église doit s'adapter au monde moderne sous la sage conduite des Pères conciliaires. D'où l'invitation du P. Liégé, lequel a inauguré la série par une conférence éclatante le 2 août 1966. Le Teatro Municipal de Santiago est un beau cadre pour n'importe quelle occasion solennelle, et celle-ci a été rehaus­sée par la présence du Cardinal Paul Silva Henriquez, du Nonce, de prêtres et de diplomates, ainsi que d'un public assez nombreux, bien habillé et embelli par de nombreuses dames attentives. Le P. Liégé, que je n'avais jamais vu auparavant, a une tête bien ronde de paysan français, il a été amène et volubile, et ses propos ailés, à la diction particulièrement soignée, devant un auditoire étranger, ne souffrirent que du fait qu'ils devaient être traduits en castillan, travail assumé par une demoiselle locale. Toutes les cinq minutes le conférencier dut ainsi s'interrompre pour permettre à sa traductrice de résumer sa pensée. Je dois dire qu'aussi bien en français qu'en espagnol ces propos avaient de quoi ébahir l'auditoire -- si cet auditoire n'avait pas été préparé à l'applaudir quoi qu'il arrivât. La conférence consista en deux parties, l'une historique, l'autre analytique. C'était d'une clarté parfaite, en somme un résumé très habile de ce que pensent et croient les prêtres et laïcs que l'on appelle « progressistes ». Tout y était, y compris la sincérité avec laquelle on se gausse de tout ce qui n'est pas progressiste orthodoxe, et l'avidité d'user du vocabulaire marxiste. Au début le P. Liégé a nommé les deux groupes qui ne comprennent véritablement ni le Concile, ni même la mis­sion de l'Église. Ce sont les intégristes (à mon souvenir il n'a pas prononcé le nom mais a décrit, ou plutôt a cru décrire la chose) qui, selon lui, voudraient confiner l'Église dans le domaine de la religion et scinder la vie en deux tranches, une sacrée, l'autre profane. L'autre groupe, plus ou moins les athées, voudraient tout réduire au temporel et dissoudre la religion dans les préoccupations mondaines. Le conférencier annonça qu'il suivrait le chemin moyen, le même que le Concile a indiqué aux catholiques. Ensuite le P. Liégé a retracé les deux mille ans de l'histoire de l'Église. Mais quelle histoire ! A une dame qui, à côté de moi, murmurait, extasiée : « Ah, que c'est intéressant ! », j'ai dû riposter : « Intéressant, sans doute. Mais faux ! » 68:107 Il paraît, à en croire le conférencier brillant et érudit, que l'Église ne se sentait jamais « de ce monde », appartenant à ce monde des hommes. Aux premiers siècles elle a regardé le monde romain avec mépris ! Ajoutons que ce n'est pas vrai : les non-chrétiens admiraient les vertus civiques et constructives de leurs concitoyens chrétiens. Ces derniers travaillaient davantage, économisaient, faisaient de leurs biens un usage meilleur. Et, à part l'obligation d'adorer l'Empereur, ce qu'ils ne pouvaient pas faire sans renoncer à l'essence de leur foi, ils étaient connus pour leur obéissance aux lois et leur loyauté envers la patrie. Mais suivons les « explications de texte » du conféren­cier. Advinrent Constantin, Théodose, Charlemagne et le féodalisme. L'Église triomphe et accapare le monde, le met sous tutelle, le tyrannise. Pas un mot du fait d'avoir mené ce monde du chaos romain du Bas-Empire jusqu'à l'ordre, la civilisation, la spiritualité. Au contraire : le conférencier semble reprocher à l'Église d'avoir pris en main l'enseigne­ment, les sciences, les arts, le droit. Sa thèse est de montrer l'Église « triomphaliste », magistrale, en somme l'Église obstacle devant la maturation humaine. On y arrive vite, à cette maturation. Les paroles du P. Liégé courent agilement, elles prendraient des ailes sans la traduction trop minutieuse, pesante, un peu comique de la demoiselle à son côté. Nous apprenons, et on nous le répète pour l'enfoncer dans nos cerveaux peut-être encore pré­conciliaires, que Galilée, Descartes, Campanella, les Ency­clopédistes, Proudhon, Marx et Freud, c'est-à-dire les façon­neurs, formateurs et définisseurs du monde moderne, furent tous à l'Index et qu'ils ont créé le monde moderne en dehors et indépendamment de l'Église et de la pensée catholique. Notez bien : le Père Liégé n'examine pas la pensée de Voltaire, de Marx ou de Freud, il les met au sommet de la pensée parce qu'ils ont façonné le monde moderne. L'admi­ration au conférencier devant le monde moderne est abso­lument sans borne, un peu comme celle de l'enfant devant la vitrine d'une pâtisserie : tout ce qui est dedans est merveilleux. Le bon Père ne parle pas de gâteaux et de bonbons, il a la bouche pleine de « science », « technique », « évolution », « autocritique », « nations unies » et des autres bonnes choses qu'il faut admirer. Puis le mot « adul­te » : l'homme moderne est adulte, il s'est émancipé de la tutelle d'une Église médiévalo-triomphaliste. L'homme mo­derne est justement cet adulte -- ce qui permet de poser l'équation suivante : l'adulte est celui qui n'a plus besoin de l'Église, de la foi, de Jésus-Christ, de la religion. On est ainsi parvenu à la position, à l'une des deux positions, dénoncées au début par le conférencier lui-même : ceux qui veulent faire absorber la religion et l'Église par le monde. Position par excellence utopique, celle en effet d'un Sartre, d'un Bertrand Russell, d'un Julian Huxley, et évidemment de Marx. 69:107 Si le P. Liégé adhère avec une telle ferveur au monde moderne (en passant, il a ridiculisé le Syllabus dont, a-t-il déclaré, nous portâmes, en 1964, le deuil), à la science et à la technique, ne s'expose-t-il pas à ce que l'on ridiculise l'Église, dans deux siècles, lorsque, à son tour, l'adoration du vingtième siècle sera démodée, objet du sarcasme de nouveaux nouveaux prêtres ? \*\*\* Après avoir ainsi fait le procès des deux mille ans de l'Église, le P. Liégé en arriva à la seconde partie de sa conférence : l'Église dans le monde moderne, l'Église dialoguant avec le monde. C'est un terrain évidemment glissant mais où quand même la supériorité de l'inspiration catholique sur le modernisme protestant permet au moins de conserver l'espoir. La nouvelle théologie protestante, dite de « sans Dieu » (*godless*), affirme, par la bouche d'un Dietrich Bonhoeffer, par exemple, que la « maturité » de l'homme moderne et adulte rend Dieu inutile, suranné, et que l'humanité vivra désormais dans et pour « l'humain », c'est-à-dire dans et pour le « social ». Le Concile, et le P. Liégé, n'ont pas donné dans ce contresens là. L'un et l'autre ont réaffirmé que l'humanité ne peut vivre sans Dieu, que son essence même est orientée vers l'Être divin. Seulement quand le P. Liégé s'est mis à énumérer les sept points qui définissent le dialogue, j'avoue que les platitudes, répétitions et propos dénués de réalité m'ont presque endormi. Si je n'en mentionne donc que trois c'est entièrement ma faute et non pas celle de sa diligence. Nous apprîmes donc que l'Église n'a rien à dicter au monde, que l'humanité moderne a des mouvements de cœur pour la plupart généreux, des élans générateurs de Progrès. Par exemple, le couple moderne cherche partout l'expression d'un amour authentique, tandis que dans le passé le mariage était une chose contractuelle, froide. Il faut donc faire confiance au couple. Mais aussi à l'humanité entière et à ses représentants, car, comme l'a expliqué le conférencier, les hommes d'État ont découvert que seule la « dynamique de la paix » est « réaliste et valable », tandis que dans le passé ils pensaient toujours à la guerre comme solution de tous les problèmes. Il faut donc que l'Église fasse confiance aux Nations Unies (évidemment une sorte de super-couple !). 70:107 En dernier lieu le P. Liégé nous a annoncé que le Concile autorise le monde à « mettre l'Église en question ». Pour­tant le monde, depuis le Christ, n'avait jamais hésité à « mettre l'Église en question » et davantage : « Vous serez persécutés en mon nom », a dit Jésus. Cependant, le P. Liégé voulait par là souligner l'égalité en droit qui doit exister désormais entre l'Église et l'humanité, deux entités qui, de toute évidence, n'étaient pas faites l'une pour l'autre. Selon la conclusion du conférencier, l'Église se réserve modestement le rôle de porter le message divin aux hommes, non pas, d'ailleurs, au nom de quelque vérité audacieuse­ment et triomphalement affirmée, mais parce qu'elle a -- admirez la formule ! -- « *une intuition de l'homme* ». On dirait une entreprise sociale qui après deux mille ans connaît les hommes, ayant eu assez affaire à eux. \*\*\* La conférence a été chaleureusement applaudie, et les raisons de cette réaction, en dehors de la politesse chilienne, ne sont pas difficiles à trouver. Les raisons, comme le dirait le P. Liégé, sont « sociologiques ». Mon « intuition de l'homme » me dit que ce public, ces dames et messieurs bien habillés, mènent une vie double : ils pratiquent leur religion de manière bien « traditionaliste » et remplissent tous leurs devoirs à l'égard de l'Église ; mais en même temps ils sont exposés, comme nous tous, à l'effet corrosif de la civilisation moderne, son athéis­me, sa sexualité, son marxisme. Ils lisent les revues pro­gressistes, vont voir les films suédois, parlent « ouvrier » et « Freud » aux « cocktails-parties ». Bref, ils existent dans une ambiance équivoque, ils ont mauvaise conscience, ils sont des « salauds » comme dirait Sartre. Survient un P. Liégé, porteur du dernier message de cette Europe, de cette France si lointaines, si admirées. Il joint les deux mondes, il permet à ces gens de continuer demain avec la conscience provisoirement rassurée, et sur­tout il permet que leurs inquiétudes intellectuelles devant le super-modernisme de certaines gens d'Église se dissolvent en une synthèse d'apparence raisonnable. Il faut le répéter, le public consistait en managers, en dirigeants de la vie économique ; or, le conférencier parlait de l'Église qui, rassérénée et purifiée, ne serait plus « celle des coffre-forts » et « du colonialisme », laquelle, humiliée par les succès éclatants du monde moderne, ferait désormais son « autocritique ». C'est dire que l'Église du passé, et du passé récent auquel ce public appartient, a bien été celle des coffre-forts, du colonialisme, etc. 71:107 En dernière analyse les propos du P. Liégé rassurent les superficiels, et ce résultat a bien été atteint. J'eus l'impres­sion d'assister à une soirée semblable à celles où la Cour de Versailles applaudissait les personnages audacieux de Beau­marchais. Le lendemain on tordit le cou à ces belles dames et élégants messieurs -- qui ne purent même protester en droit, étant donné que les procès de Figaro avaient bien annoncé cette conclusion de la pièce. \*\*\* Le lendemain j'ai téléphoné à l'un des organisateurs principaux de la série de conférences afin d'apprendre sa réaction. C'est un banquier très en vue, catholique actif et responsable. Eh bien, il n'eut que des éloges à l'égard du P. Liégé. La conférence a mis le doigt, m'a-t-il dit, sur la nécessité d'adaptation au monde moderne. L'Église doit se garder de se compromettre dans une nouvelle affaire Gali­lée. Elle doit avoir la « conscience cosmique ». J'ai balbutié que les besoins de l'âme ne changent pas et que l'Église, toujours universelle, n'a rien à faire avec une abstraction inventée de toutes pièces comme la « conscience cosmique ». J'ai même ajouté, avec très peu de tact, que mon interlo­cuteur m'avait exprimé, quelques jours auparavant, ses préoccupations devant le mauvais goût et les propos irres­ponsables de la revue jésuite chilienne, *Mensaje.* Rien à faire, il ne voyait pas, ne voulait pas voir. C'était un triste épilogue à mon très agréable séjour au Chili. Thomas MOLNAR. 72:107 ### La redistribution des richesses à l'échelle internationale par Louis SALLERON Les 9, 10 et 11 septembre 1966 se sont tenues à Poblet, près de Tarragone, des « conversaciones » sur le problème de « l'homme face à l'accroissement démographique ». Ces « Conversaciones » étaient organisées par la section catalane de l'Association Menendez Palayo. Chargé de traiter de « la redistri­bution des richesses à l'échelle internationale », Louis Salleron y a présenté le rapport suivant. Le problème de la redistribution des richesses à l'échelle internationale est l'un des plus urgents auquel soit confronté l'homme occidental. C'est l'un des plus difficiles à résoudre. C'est l'un des plus difficiles à poser. Nous en trouvons l'expression la plus nette dans l'encyclique *Mater et Magistra*, où nous pouvons lire les lignes suivantes : « Le problème le plus important de notre époque est eut-être celui des relations entre pays économiquement développés et pays en voie de développement. Les premiers jouissent de tous les agréments de la vie, les seconds souf­frent d'une misère aiguë. Or, de nos jours, les hommes du monde entier se sentent unis par des liens si étroits qu'ils ont parfois l'impression d'habiter tous la même demeure. 73:107 Les peuples rassasiés de richesse ne peuvent donc se désin­téresser du sort de ceux dont la gêne est si grande qu'ils défaillent presque de misère et de faim et ne sont pas en état de jouir convenablement des droits essentiels de l'homme. Ils le peuvent d'autant moins que les pays dépen­dent toujours plus étroitement les uns des autres, et qu'une paix durable et féconde ne sera pas possible, si un trop grand écart sévit dans leurs conditions économiques et sociales ([^4]). » #### I. -- *L'arrière-plan démographique.* Pour apprécier l'écart qui existe entre pays développés et pays en voie de développement, pour apprécier surtout la *menace d'accroissement de cet écart*, il faut toujours avoir présentes à l'esprit les perspectives démographiques de notre planète. Voici l'état de la population mondiale -- estimation pour 1900 et 1960, prévision pour l'an 2000 -- tel qu'il a été présenté par l'expert John D. Durand au deuxième Congrès Mondial de la Population, qui s'est tenu à Belgrade du 30 août au 10 septembre 1965 ([^5]) -- (cf. 107-74.jpg, chiffres en millions). 74:107 On peut dire en gros que de 1960 à l'an 2000 la population mondiale est appelée à *doubler*, passant de 3 à 6 milliards. Mais ce doublement se ventile dans une répartition très différente selon les régions. Si nous considérons l'Europe, l'U.R.S.S. et l'Amérique du Nord comme les régions développées, nous voyons que leur progression va de 838 millions d'habitants à 1234, soit une *augmentation de 47 p. 100*. Le reste du monde passe de 2 152 à 4 731 millions d'habi­tants, soit une *augmentation de 119 p. 100.* La population des pays développés, qui représentait en 1960, 28 p. 100 de la population n'en représentera plus que *20 p. 100* en l'an 2000. Ces prévisions ont le caractère de *certitude* et d'*incerti­tude* propres à toutes les prévisions démographiques. Elles sont *certaines,* en tant que *projections* -- c'est le mot qu'emploient les démographes -- établies selon des méthodes parfaitement scientifiques et sûres. Les projec­tions comportent toujours des hypothèses diverses. Il s'agit ici d'une *projection* moyenne -- ce qui signifie que d'autres hypothèses donneraient des chiffres plus faibles ou au con­traire plus élevés. (Pour la Chine, par exemple, des hypo­thèses diverses donnent, pour l'an 2000, des chiffres allant de 882 à 2197 millions d'habitants). 75:107 Elles sont *incertaines* en ce sens qu'aucun démographe ne peut envisager dans ses hypothèses des facteurs extraordinaires tels que bombe atomique, épidémie géante de nature inconnue, mutations brusques dans les rythmes de fécon­dité ou de mortalité. Notons que les chiffres de John D. Durand sont consi­dérés comme optimistes -- c'est-à-dire bas -- par certains. Si, en effet, la population mondiale de 5.965 millions d'habi­tants qu'il retient pour l'an 2000 est une perspective moyenne, opposée à une perspective *basse* de 5 300 et une perspective *haute* de 6 842, cette dernière, pour élevée qu'elle soit, suppose une tendance au recul de la fécondité, car la continuation des tendances actuelles mènerait au chiffre de 7 415 ([^6]) -- qui serait dû, on s'en doute, aux pays sous-développés. Plus frappants peut-être encore sont tous ces chiffres si on les replace dans la courbe d'accroissement constaté et possible de la population que montrent clairement les deux tableaux suivants : A. -- Population mondiale entre 1650 et 1957 et moyenne d'accroissement annuel entre périodes ([^7]). B. -- Années requises pour un doublement de population ([^8]) 76:107 L'augmentation annuelle de la population mondiale se produit présentement, semble-t-il, au taux de 2,1 % (en Inde et en Chine : 2 %, en Amérique latine 3 %.) Nos 6 000 millions d'habitants de l'an 2000 pourraient être 20 000 en 2050. Ce n'est pas si loin... Ne romançons pas ! Mais comprenons bien que *l'arrière-plan* démographique domine tous les problèmes économiques et sociaux de la planète pour le proche avenir. Dans la mesure donc où existe aujourd'hui une inégalité dramatique entre pays développés et pays en voie de déve­loppement, et dans la mesure où cette inégalité est envisagée à partir de la situation de l'individu, il faut, pour que cette situation s'améliore, que le rythme des progrès (de quelque nature que soient ces progrès) tienne compte du rythme démographique. Or les perspectives à court terme sont très sombres. Qu'ils soient officiels ou officieux, publics ou privés, émanant de commissions ou de personnalités, tous les rapports, tous les livres, tous les articles nous disent que l'état économique et alimentaire des pays du Tiers-Monde est en voie d'aggra­vation. « Si les tendances actuelles se poursuivent, le revenu par habitant risque de n'augmenter que très peu ou pas du tout dans la plupart des pays peu développés, si bien que l'inégalité de niveau de vie entre les pays riches et les pays pauvres sera, à la fin de la décennie en cours, plus grande qu'au début » ([^9]). Cet avis autorisé semble bien résumer l'opinion générale. #### II. -- *Les divers niveaux de vie dans le monde.* Comparer les niveaux de vie des divers pays et des habi­tants de ces pays, est très difficile, pour ne pas dire im­possible. Chacun se rend bien compte, en effet, que le *niveau* de vie n'a de sens qu'en relation avec le *mode* de vie. Un paysan vivant en autarcie peut n'encaisser, en argent, que la dixième ou la centième partie de ce qu'encaisse un salarié de la ville et être non seulement plus heureux mais matériellement plus à l'aise que ce dernier. 77:107 Néanmoins des comparaisons globales -- en monnaie, en nourriture -- pour grossières et inexactes qu'elles puissent être, fournissent des indications dont la signification n'est pas douteuse. Sans tenter de les analyser, ni « les ajuster entre eux -- tâche qui demanderait un travail énorme pour des résultats douteux -- citons ici quelques chiffres qui suffisent à donner des ordres de grandeur pour éclairer le problème. Voici d'abord quelques données globales un peu anciennes (alentours de 1950), mais qui ont l'intérêt de ras­sembler des points de comparaison divers ([^10]) ([^11]). 78:107 Des chiffres récents et particulièrement suggestifs sont donnés par Cecile Gotchac, à partir de statistiques des Nations Unies, dans une note consacrée à la « répartition des revenus et des hommes dans le monde en 1965 » (« Popu­lation », n° de mai-juin 1966, pp. 563-567) ([^12]). En ce qui concerne l'accroissement des revenus de 1962 à 1965, on notera la faiblesse de pourcentage des pays sous-développés. Quant aux pays socialistes d'Asie on ne peut que souhaiter pour eux que le très fort pourcentage qui ressort de leurs statistiques soit exact. Dans le présent, le problème des revenus a probablement moins d'importance que celui de la nourriture. Sous le nom de « problème de la faim », c'est le plus sensible à la conscience humaine. Les chiffres n'expriment qu'imparfaitement la réalité. Il s'agit d'un problème général de sous-alimen­tation et de malnutrition dont le grand public est saisi par les études de Josue de Castro, de William Vogt, de Colin Clark et de beaucoup d'autres. Les statistiques, en ce do­maine, sont moins significatives que le jugement des experts, et ce jugement est redoutable. 79:107 Les deux graphiques ci-dessous ([^13]) illustrent les différences massives entre population et revenus. Dans « The World Food Budget 1970 » publié en 1964 par le département de l'Agriculture des États-Unis, on voit que le régime alimentaire quotidien des régions comprenant toute l'Asie (sauf Japon et Israël), toute l'Afrique (sauf l'extrême Sud), le Nord de l'Amérique du Sud et presque toute l'Amérique centrale et les Caraïbes, est inférieur de 900 calories au régime des pays développés et de 300 calories à ce que devrait être le régime moyen des régions considé­rées. Encore s'agit-il de moyennes. 80:107 En septembre 1964, Raymond Ewell, vice-président pour la Recherche de l'Université d'État de New York, à Buffalo, prédit qu'une véritable famine doit affecter, vers 1970, l'In­donésie, l'Iran, la Turquie, l'Égypte, puis divers pays succes­sivement pour être générale en Asie, en Afrique et en Amérique latine aux alentours de 1980. Ce pourrait être selon lui des centaines de millions, voire des milliards d'individus qui seraient touchés par ce qui se révélerait être la plus grande catastrophe de l'Histoire ([^14]). L'agronome René Dumont n'est guère plus optimiste. Il a déjà dit que « l'Afrique est mal partie » et il multiplie ses avertissements pour que soient prises les mesures destinées à parer à la famine menaçante. A vrai dire, le tableau est si noir qu'on a peine à y croire. Chacun a tendance à se dire que les catastrophes qu'on annonce à l'avance n'arrivent jamais. Ce qui est, en effet, souvent le cas. Mais parfois elles arrivent... La famine, comme l'utilisation de la bombe atomique, sont du domaine du possible. La vieille prière catholique « A fame, peste et bello libera nos, Domine » peut reprendre tout son sens -- et même un sens infiniment plus grave qu'elle eut jamais avant les temps modernes. #### III. -- *Redistribuer les richesses ?* L'inégalité économique engendre toujours l'idée de redistribution des richesses. Mais cette idée doit être précisée. Elle déclenche l'image d'une *réalité statique.* Les uns ont trop, les autres pas assez. Procédons à un nouveau par­tage, pour que chacun ait la même chose. En matière économique, cette vision est utopique. De toutes les richesses existantes, il n'en est qu'une -- très importante d'ailleurs -- qui puisse donner lieu à redistri­bution directe : c'est la *terre.* 81:107 Le problème est vieux comme le monde. *Latifundia perdidere Italiam.* Les latifundia n'ont pas perdu que l'Italie. Ils ont perdu beaucoup de pays, avec les régimes politiques qui s'en accommodaient. On ne peut douter qu'il y ait aujourd'hui, en beaucoup de points du globe, un problème de latifundia. Mais le problème est toujours intérieur à chaque pays. Ce n'est pas un problème de redistribution mondiale. On doit le mention­ner cependant parce que sa solution est très certainement liée à celle des problèmes de redistribution mondiale. Pour le reste, il n'y a pas de redistribution (statique) possible. On ne peut redistribuer *hic et nunc* le *capital technique, financier et culturel.* La seule redistribution pos­sible est d'*ordre dynamique*. Les pays développés peuvent venir en aide aux pays sous-développés en prélevant sur leurs ressources pour *aider* ceux-ci dans leurs besoins de consommation et dans leurs besoins de production -- c'est-à-dire pour soulager, dans l'immédiat, leur faim et leur misère, et pour, à court, moyen et long terme, les aider à accéder au bien-être et à la richesse. C'est pourquoi le vocabulaire usuel ne dit pas « redistribution des richesses », mais « aide aux pays en voie de développement ». Ce vocabulaire correspond, semble-t-il, à une vue exacte de la vérité. #### IV. -- *L'action sur la population.* Tout déséquilibre est entre deux termes. Dans le désé­quilibre économique les deux termes extrêmes sont la *population* et les *biens *; au niveau le plus élémentaire, la *population* et les *subsistances*. Devant l'ampleur que le phénomène démographique donne au problème économique, surtout sous aspect pre­mier, celui de la faim, nombreux sont ceux qui pensent que l'action à mener doit porter d'abord sur la population, ou du moins que toute action proprement économique (portant sur l'*offre* des biens) doit s'accompagner d'une action démo­graphique (portant sur leur *demande*). En bref, il s'agit d'un programme de *contrôle des naissances*, par la voie de la *contraception*. 82:107 L'opinion protestante est, en général, acquise à cette solution, qui a été appliquée massivement, avec des résultats spectaculaires, au Japon. L'opinion catholique est hésitante. Il faut attendre ce que doit dire prochainement le pape Paul VI à ce sujet. Mais jusqu'à présent la doctrine catholique se prononce unani­mement contre la contraception. Elle n'admet la régulation des naissances que par les moyens naturels, c'est-à-dire ceux de la continence et de l'utilisation légitime des rythmes de la fécondité féminine. Dans *Mater et Magistra*, Jean XXIII a appelé cette doc­trine tout en faisant montre d'une vision optimiste de l'avenir, : « A vrai dire, sur le plan mondial, le rapport entre le nombre des naissances et les ressources disponibles ne crée pas actuellement de difficultés graves et n'en créera pas dans un prochain avenir. Les arguments avancés sont si douteux et si controversés qu'on ne peut rien en tirer de certain. « En outre, dans sa bonté et sa sagesse, Dieu a créé la nature d'une fécondité presque inépuisable et l'homme d'une telle intelligence qu'il peut, au moyen de techniques appro­priées, faire servir les ressources naturelles à la satisfaction de ses besoins. Pour résoudre le problème en question, on ne peut donc recourir à des procédés qui contreviennent à la loi morale établie par Dieu et violent la procréation même de la vie humaine ; mais il faut qu'à l'aide de techniques et de sciences de tout genre, l'homme arrive à connaître plei­nement les forces de la nature et à se les soumettre chaque jour davantage. Les progrès déjà réalisés en ce sens per­mettent des espoirs presque illimités. » ([^15]) Quoi qu'il en soit de ces espoirs, retenons seulement que, pour les catholiques, toute action de lutte contre la surpo­pulation par les moyens artificiels de la contraception doit être considérée comme exclue. Pourrait-on, sans agir directement sur le niveau de la population, trouver quelque remède dans une action sur sa *répartition ?* Autrement dit, des *migrations* organisées entre régions surpeuplées et régions sous-peuplées, seraient-elles de nature à soulager la misère mondiale ? Sans doute y a-t-il là une voie à explorer. Mais nous croyons qu'il serait utopique d'escompter de ce côté des résultats tant soit peu importants. 83:107 La question exigerait une étude longue et minutieuse. Mais nous pouvons présenter quelques observations d'en­semble pour exciter la réflexion sur les difficultés à vaincre. -- L'Europe a été, avant 1914, la terre d'*émigration* par excellence. Elle est devenue terre d'*immigration*, caractérisée par les traits suivants : migrations internes des cam­pagnes vers les villes, migrations internes des régions pauvres vers les régions riches (soit à l'intérieur d'un même pays, soit d'un pays à l'autre), légère immigration étrangère. Ce mouvement naturel indique l'orientation *naturelle* de toute migration. En ce qui concerne l'Europe, peut-on l'accentuer ? Peut-on le freiner ? Et pour quels résultats ? -- L'U.R.S.S. connaît le même mouvement *naturel*, à l'intérieur de ses frontières, des campagnes vers les villes. Quand elle tente d'organiser une migration vers la Sibérie, elle échoue. Si l'on réfléchit aux moyens dont elle dispose, on imagine les obstacle qui auraient à être surmontés dans des conditions moins favorables. -- On peut dire (en simplifiant beaucoup) qu'autrefois les migrations se faisaient de *pays agricoles pauvres à pays agricoles riches ou offrant des terres en abondance*. Aujour­d'hui le mouvement est de la *terre* à la *ville* ou à *l'usine*. Quand l'usine a besoin de bras, tout est bien. Quand la ville n'a pas de travail à offrir, on voit surgir les « bidonvilles » et les quartiers miséreux. -- Le problème racial complique de plus en plus le pro­blème des migrations internationales. Bref, l'organisation de migrations internationales ne semble pas de nature à fournir, par elle-même, de solution d'envergure au problème du déséquilibre économique mon­dial. Par contre, il est possible que des migrations régio­nales, dont les aires seraient à déterminer, puissent avoir des effets positifs, surtout si elles sont liées a d'autres me­sures d'ordre économique. #### V. -- *L'aide alimentaire.* C'est vraisemblablement sur l'*offre* plus que sur la *demande*, qu'il est possible d'agir. Par offre, nous entendons la mise à la disposition des pays sous-développés de *produits de consommation* et de *moyens de production --* en nature ou en argent. 84:107 Comme le problème de la *faim* est le plus urgent, il s'agit d'y faire face tant en ce qui concerne le *ravitaillement* (dans l'immédiat) que *l'accroissement de la production en res­sources alimentaires* (dès maintenant et dans l'avenir). Nous ne pouvons là-dessus que renvoyer aux innombrables études de l'O.N.U. et de la F.A.O. En décembre 1965, l'Assemblée générale des Nations-Unies a voté une résolution tendant à l'étude des « moyens et politiques qui seraient nécessaires en vue d'une vaste action internationale de caractère multilatéral, organisée sous les auspices des organismes des Nations-Unies pour lutter efficacement contre la faim. » C'est cette action « mul­tilatérale » qui est à l'ordre du jour. Des propositions diverses ont été faites en ce sens, notamment par l'Argentine. Présentement, on constate que la situation va s'aggra­vant. Les excédents alimentaires (des pays développés) dimi­nuent. Les stocks des États-Unis ont baissé de 1961 à 1966 ([^16]) La politique d'utilisation des excédents devrait être rem­placée par une politique de création permanente d'excédents, pour faire face à l'avenir. D'après une « Enquête mondiale sur l'alimentation » effectuée par la F.A.O., « il faudrait, pour assurer un relève­ment raisonnable des niveaux de nutrition, que les disponi­bilités alimentaires mondiales augmentent de 50 pour 100 entre 1957-1959 et 1975. Dans les pays en voie de développement, les disponibi­lités alimentaires totales devraient augmenter de quelque 80 pour 100, et les disponibilités en aliments d'origine ani­male de plus de 120 pour 100. » D'un article récent, retenons les « trois constatations de base » qui résument la situation : « l'augmentation de la production agricole dans la majorité des pays sous-déve­loppés (et en U.R.S.S.) a ralenti au cours des dernières années ; le rythme de croissance de la population a, au con­traire, crû (il est actuellement supérieur à l'hypothèse « forte » des Nations Unies) ; ces évolutions opposées ont été suffisamment marquées pour que, depuis 1960, la produc­tion par personne ait baissé en Extrême-Orient, au Moyen-Orient et en Afrique. En Amérique latine elle n'a pas varié » ([^17]). 85:107 On comprend le mot récent du ministre américain de l'agriculture : « La route de la guérison est pavée de produits alimentaires, d'engrais et de naissances planifiées » ([^18]). #### VI. -- *L'aide en argent.* L'aide alimentaire peut se faire directement par des dons en nature. Elle peut se faire indirectement par des dons en argent ou par des prix de faveur permettant aux pays pauvres d'acquérir les produits dont ils ont besoin. En dehors du domaine alimentaire, l'aide économique peut se faire par tous les moyens de la technique financière : dons en argent, crédits de toute sorte, prix favorables à l'achat ou à la vente, etc. L'effort réalisé est considérable. Pour les seuls États-Unis « entre 1955 et 1964, 16 milliards de dollars de produits alimentaires dont un milliard de quin­taux de blé ont été donnés ou vendus à des conditions de faveur » ([^19]). Néanmoins les résultats atteints n'ont pas été ceux que l'on escomptait. En mai 1966, le Conseil Économique et Social des Nations-Unies présentait des conclusions déce­vantes : « En proclamant en 1961 la Décennie du développement, les gouvernements et les peuples des pays déve­loppés et en voie de développement se sont engagés à intensifier leurs efforts, pour accélérer la croissance écono­mique et le progrès social. Dans ce vaste cadre, l'Assemblée Générale a fixé deux objectifs précis : un taux de croissance de 5 pour 100 à atteindre en 1970 pour les pays en voie de développement et, pour les pays développés, le transfert annuel vers les pays en voie de développement de capitaux de développement équivalent à 1 pour 100 de leur produit national brut. Malgré les progrès accomplis dans différents secteurs, le rythme du développement économique et social pendant la première partie de la décennie a été décevant et ni l'un ni l'autre des buts fixés par l'Assemblée n'a été encore atteint. En fait, la pauvreté, la faim et la maladie se sont aggravées dans certaines régions du monde pendant la première moitié (1961-1965) de la Décennie. » 86:107 Tout récemment, le 31 août dernier, M. Raoul Prébische, secrétaire général de l'U.N.C.T.A.D. (Conférence des Nations Unies pour le Commerce et le Développement) précisait que le taux de croissance des nations sous-développées n'avait été que de 4 pour 100 au cours de la première moitié de la Décennie. Quant à la proportion du revenu national brut transféré des pays riches aux pays pauvres (fixée en principe à 1 pour 100), elle est tombée de 0,83 pour 100 en 1961 à 0,69 pour 100 en 1965 ([^20]). Parallèlement, les échancres internationaux ont évolué d'une manière défavorable aux pays pauvres. Faisant le point en 1965, le Conseil Économique et social des Nations-Unies donnait les informations suivantes : « De 1950 à 1962, la valeur unitaire des exportations des pays en voie de développement vers les pays développés a baissé de 5 pour 100 (de 12 pour 100 par rapport au chiffre de 1955). Il faut signaler en passant que cette baisse a suffi, dans le cas de l'Amérique latine, à contrebalancer l'effet de toutes les importations de capitaux publics et privés effectués durant les années 50. Durant la même période, la valeur unitaire des exportations des pays développés vers les pays en voie de développement a augmenté de 16, pour 100. Les termes de l'échange entre les deux groupes de pays se sont aggravés de 18 pour 100 pendant la période considérée. L'excédent commercial de près de deux milliards que les pays en voie de développement avaient connu en 1950 s'est transformé en un déficit de 2,3 milliards en 1962. A cette baisse générale, il faut ajouter les fluctuations des prix, qui ont atteint en moyenne 12 pour 100 chaque année. » La part du Tiers-Monde dans les exportations mondiales est revenue de près d'un tiers dans les années 50 à un cin­quième en 1964 ([^21]). #### VII. -- *Que faire ?* Ces chiffres, ces faits, ces témoignages sonnent à nos oreilles comme un constat de faillite. Que faire ? C'est ce que se demandent tous ceux qui, a un titre ou à un autre, ont quelque responsabilité dans la question. Cependant nous laisserons là les experts pour proposer quelques idées générales sur l'ensemble des problèmes que soulève l'inégalité dans la répartition mondiale des richesses. Nous examinerons successivement l'aspect politique, l'aspect économique et l'aspect social de ces problèmes. 87:107 ####### 1°) L'aspect politique L'aspect politique est double, concernant d'une part les pays développés, d'autre part les pays en voie de développe­ment. En ce qui concerne les pays développés, c'est-à-dire ceux qui ont pour mission d'*aider* les autres, le problème est de savoir comment, au plan politique, leur aide peut être le mieux *organisée.* Doivent-ils agir en ordre dispersé ? Doivent-ils agir par groupes ? Doivent-ils confier à un orga­nisme mondial l'ensemble de l'aide à apporter au Tiers-Monde ? La tendance est aujourd'hui à la « mondialisation » de l'organisation. En logique pure, cette tendance se justifie. Un organisme mondial serait, en effet, mieux à même d'agir rationnellement. Mais les objections sont évidentes. En pre­mier lieu, la faiblesse actuelle des Nations-Unies est patente. En second lieu, on peut craindre que l'effort des nations, déjà insuffisant, se ralentisse, si les nations elles-mêmes sont plus ou moins tenues à l'écart de l'emploi de leur contribution. En troisième lieu, un organisme mondial risque d'être très lourd, très lent, très administratif et au total, très peu efficace. Il semble que les affinités historiques, géographiques, économiques, linguistiques, religieuses qui existent entre certaines nations ou certains groupes de nations du Tiers-Monde et d'autres nations et groupes de nations des régions développées recommandent une structure d'aide tenant compte de ces affinités. Disons en d'autres termes que le principe de subsidiarité semble plus réaliste que l'idée d'une planification centrale, même si celle-ci était conçue sur un mode souple. En ce qui concerne les *pays en voie de développement,* l'aspect politique est capital. C'est, en effet, le *désordre politique intérieur* des pays sous-développés qui rend si difficile l'aide qu'on peut leur apporter. En gros on peut diviser ces pays en deux groupes : ceux qui ont l'indépendance depuis longtemps (Amérique latine) et ceux qui l'ont acquise dans les années qui ont suivi la guerre. Leurs problèmes sont différents. Les premiers souffrent principalement d'une inégalité intérieure. Ils disposent d'une élite culturelle, politique et économique de même valeur que celle des pays développés. Mais leur structure politique, nourrie de l'idéologie du XIX^e^ siècle, les fait osciller entre la dictature et l'anarchie. Les seconds offrent un éventail très ouvert de situations. Parfois les élites y sont assez nom­breuses. La plupart du temps, elles sont rares. 88:107 Le trait commun de tous ces pays est un prolétariat exté­rieurement important. Quelle que soit la diversité concrète des réformes politiques que tous ces pays doivent accomplir, ces réformes, pour être valables, devront satisfaire aux con­ditions suivantes : a\) *un gouvernement autoritaire.* -- Aucun modèle libéral et parlementaire ne peut satisfaire aux besoins de ces pays. b\) *un* « *plan* » *souple.* -- Nous mettons le mot « plan » entre guillemets pour indiquer qu'il ne peut s'agir d'une planification centrale de type communiste. Mais un « plan » un « programme », un « cadre » est nécessaire au dévelop­pement des initiatives publiques et privées. *c*) *Un* « *parti unique de moralité* ». -- L'expression peut paraître bizarre. Nous visons ici la nécessité pour tout gou­vernement autoritaire de s'appuyer sur une fraction de la population pour atteindre ses buts. Le « parti unique » des régimes dictatoriaux correspond à cette nécessité. Mais dans les pays sous-développés, la gabegie, la concussion, le favo­ritisme créent un immense gaspillage qui décourage l'aide extérieure. Pourquoi donner de l'argent à des pays pauvres si cet argent ne sert qu'à satisfaire au luxe des politiciens ou à enrichir quelques mercantis et fonctionnaires tandis que l'ensemble de la population continue de croupir dans la famine ou la misère ? Seul un parti de volontaires voués à une discipline rigoureuse pourrait soutenir l'œuvre d'un gouvernement ayant le sens du bien commun. d\) *un programme agraire de fixation et de production. --* Pratiquement, qu'on prenne le problème sous l'angle de l'alimentation ou sous celui de la stabilité politique et sociale, la nécessité d'un régime agraire visible s'impose dans tous les pays sous-développés comme la condition première de leur développement harmonieux. Il faudrait donc s'en occuper en priorité. ####### 2° L'aspect économique L'aspect économique du développement est d'une com­plexité redoutable. Quand on lit les études des spécialistes, on ne trouve que « coefficients de capital », « taux d'inves­tissement », « take off », aide en fonction du « déficit d'épargne » ou aide en fonction du « déficit de devises » etc. Ces analyses sont nécessaires, mais elles ne doivent pas masquer une réalité simple. Si les concours financiers des pays riches aux pays pauvres n'ont pas tendance à augmenter mais au contraire à diminuer (du moins relativement), c'est peut-être à cause de l'égoïsme des possédants, mais c'est aussi à cause du sentiment qu'ils éprouvent de la mauvaise utilisation que les pays pauvres font de leur argent. Ici comme ailleurs, l'économique ne peut être dissocié du politique -- ce qui nous renvoie aux considérations précédentes. 89:107 Nous ne croyons pas utile de nous lancer dans l'examen des solution économiques et financières que préconisent les experts. Cela nous mènerait trop loin. Disons seulement notre accord avec l'idée qui prédomine, qu'il serait néces­saire de permettre aux pays pauvres de trouver des res­sources normales dans l'excédent de leur balance commerciale, ce qui supposerait, de la part des pays riches, des accords sur la fixation des prix des produits qu'ils achètent aux premiers. Tâche difficile, mais non impossible. ####### 3°) L'aspect social Ce que nous appelons l'aspect social, c'est celui de l'ini­tiative privée. Dans l'initiative privée, il y a d'abord l'activité économique des industriels, commerçants et banquiers. Cette activité est essentielle. Elle est même ce qu'il y a de plus essentiel pour les chances de développement des pays sous-développés, puisqu'elle constitue la vie économique naturelle sans quoi rien n'est possible. Mais nous n'avons pas à en parler ici. Ce à quoi nous faisons allusion, c'est à l'initiative privée désintéressée dont les buts sont les mêmes que ceux des gouvernements qui se préoccupent de venir en aide aux pays sous-développés -- c'est-à-dire toutes les initiatives, indi­viduelles et surtout collectives, d'ordre charitable et social : les missions, le Secours Catholique, les œuvres de toute sorte. Ces initiatives ont une extrême importance : -- parce que, même dans la famine, l'homme n'a pas seulement besoin de pain, et que « la manière de donner vaut mieux que ce qu'on donne » ; -- parce que, dans l'anarchie, ce sont les « micro-réalisations » qui tiennent le mieux : -- parce que, face aux programmes grandioses venus d'en haut, il faut des créations venues d'en bas, à la fois exemples, modèles et points de départ d'autres créations ; -- parce que, pour les bonnes volontés extérieures aux cadres politiques, c'est la seule voie possible. 90:107 Dans la décomposition du monde romain, ce sont les monastères qui ont sauvé le patrimoine de la civilisation et qui ont frayé les chemins d'une civilisation nouvelle. Dans la décomposition du Tiers-Monde, les monastères, les écoles, les hôpitaux, les exploitations agricoles, les centres artisa­naux es petites industries peuvent jouer ce rôle de conser­vation, de création et de développement. Bien entendu, plus l'initiative privée pourra œuvrer en correspondance avec les plans gouvernementaux, mieux cela vaudra. Des rivalités seraient absurdes là où toutes les forces réunies ne peuvent suffire aux besoins. #### *Conclusion.* Que conclure ? Le présent rapport est un simple exposé et ne comporte pas de conclusions. Chacun y prendra ce qu'il croira devoir y prendre. Disons simplement que si la situation mondiale est grave, voire catastrophique, « le pire n'est pas toujours sûr ». Une vue claire des problèmes peut aider à les résoudre. Voyons donc bien d'abord les choses telles qu'elles sont, puis inven­tons et agissons. C'est tout ce que peut notre liberté ; le reste est à la Providence. Louis SALLERON. 91:107 ### Une ténébreuse affaire par Jean MADIRAN PARMI les multiples questions qu'il soulève, le nouveau livre de Michel de Saint Pierre pose celle de l'Instruc­tion du Saint-Siège sur la formation liturgique des Séminaristes. Cette Instruction est, en France, tenue pour nulle et non avenue : mais on ne sait pas pourquoi. La presse catholique ne l'a même pas publiée, comme si le clergé français devait être tenu dans l'ignorance de ce document et des motifs pour lesquels on entend ne point l'appliquer : après tout ce que l'on nous avait raconté et promis sur le « droit à l'information » ... Seule en France, la revue *Itinéraires* a publié une traduc­tion complète de cette Instruction : dans le numéro 103 de mai 1966 (pages 83 et suiv.). On se reportera également à notre précédent article : « Le Magistère clandestin », dans le numéro 105 de juillet-août : il expose l'état de la question, que Michel de Saint Pierre reprend à son tour au chapitre XII de *Ces prêtres qui souffrent*, chapitre qui est reproduit dans le présent numéro. Réponse :\ « Madiran est un hypocrite » A l'heure où j'écris ces lignes, il n'existe encore aucune réponse concernant le fond de la question. 92:107 Mais une réponse a été donnée à quelqu'un par une haute et éminente personnalité française : -- *Madiran, qui a soulevé publiquement cette question, est un hypocrite : il sait très bien qu'en réalité le Souverain Pontife a accepté de dispenser l'Église de France d'appliquer cette Instruction.* J'ignore si cette réponse était ainsi donnée pour parvenir jusqu'à moi. Le fait est qu'elle m'est parvenue, et que je l'ai méditée, goûtée, appréciée comme il convient. Voilà donc ce qui se passe et ce qui se dit. La diffamation des personnes derrière leur dos, et venant de haut. Le choix automatique et tout naturel, en ce qui nous concerne, de l'hypothèse la plus défavorable, fût-elle la plus invraisem­blable. Je ne nomme pas la personnalité qui ainsi se révèle : mais je sais son nom. Il me suffit de préciser que, selon les grandeurs d'établissement pascaliennes, elle est effective­ment, comme je l'ai dit, haute et éminente. Au moment où cette haute personnalité s'exprimait en ces termes, Madiran ne savait pas du tout ce qu'on l'accusait de savoir. Et il ne le *sait* pas encore à l'heure actuelle, comme il va avoir l'honneur et l'avantage de l'exposer. Au plus, une hypothèse :\ attestée par quoi ? Ultérieurement d'autres personnes, moins systématique­ment malveillantes et agressives que la personnalité pasto­rale ci-dessus, et même (il y en a) bienveillantes et amicales, sont venues me confier qu'elles croient savoir que le Souve­rain Pontife aurait effectivement, à une date et dans des formes qui ne m'ont pas été précisées, autorisé l'Église de France à ne pas appliquer l'Instruction pontificale en question. Plusieurs de ces personnes sont, à mes yeux, entièrement dignes de foi, et je ne puis pas ne pas tenir compte de leur sentiment. Mais je n'ai aucune possibilité de vérifier ni de garantir que le Souverain Pontife ait consenti une telle permission. Je ne suis même pas autorisé à donner, comme référence, le nom de mes interlocuteurs. Le renseignement que j'ai reçu de diverses sources demeure d'ailleurs très vague et ne précise pas comment les choses se sont passées. Au demeurant je n'ai, à aucun degré, à aucun titre, qualité pour en informer le peuple chrétien et le clergé catholique ; je n'en ai pas le mandat. 93:107 C'est donc, pour le moment, et en l'état actuel de nos connaissances, une hypothèse. Elle n'est pas a priori invraisemblable. J'ai quelques motifs de la tenir pour très plausible. Mais je n'ai aucun moyen, ni aucune raison, de la proposer pour autre chose qu'une hypothèse. Nous pouvons du moins *supposer que cette hypothèse est vraie et rechercher quelles en seraient les conséquences.* Effondrement de la thèse\ du P. Rouquette -- La première conséquence de cette hypothèse serait de renverser complètement la thèse soutenue en public par le P. Rouquette, dans les *Études* de mars 1966, et diffusée « en privé » par le rédacteur en chef de *La Croix,* le P. Antoine Wenger. A les en croire, l'Instruction du Saint-Siège sur la formation liturgique des Séminaristes était illégale, contrai­re aux nouveaux pouvoirs épiscopaux établis par le Concile et, pour cette raison, devait être rejetée. Ce rejet n'était pas clairement formulé par le P. Rou­quette. Mais il entreprenait d'abord de disqualifier la Congré­gation des Séminaires et Universités, par laquelle le Souve­rain Pontife avait fait établir cette Instruction ([^22]) 1\. -- Il la dénonçait comme « une des plus réaction­naires qui soient ». 2\. -- Il la rendait responsable d' « attaques si violentes et injustes » contre des professeurs « ainsi calomniés ». 3\. -- Il accusait son secrétaire d'être « l'un de ceux qui semblent avoir eu le plus de mal à entrer dans l'esprit du Concile », accusation en elle-même aussi vague que redou­table. 4\. -- Il reprochait aussi au secrétaire de la Congrégation d'avoir été « un des plus résolus adversaires de la doctrine de la collégialité ». -- Quelle doctrine, quelle collégialité ? Par un procédé rhétorique psychologiquement efficace, mais sans réelle valeur, le P. Rouquette se gardait bien de le spécifier. Accuser quelqu'un d'être *contre la collégialité,* sans autre précision, est d'une portée diffamatrice certaine et d'une nullité théologique absolue. -- On peut en effet évoquer par exemple la « transsubstantiation », ou « la doctrine de la transsubstantiation », sans plus : il va de soi qu'on veut parler de celle a été définie par le Magistère de l'Église. 94:107 Mais le Magistère de l'Église n'a jamais défini aucune « collégialité » ni « doctrine de la collégialité ». Le terme *collégialité* ne figure dans aucun des textes promul­gués par le Concile. On peut, certes, estimer possible ou convenable de désigner par « collégialité », sous sa propre responsabilité, telle ou telle stipulation du dernier Concile. Mais rien n'y oblige. « Collégialité », en fait, a tout autant désigné des conceptions que le Concile a rejetées, et notam­ment celles qui voulaient entendre en un sens juridique le « collège » épiscopal. -- Comme quoi le P. Rouquette trouve dans l'ambiguïté calculée un puissant instrument de sa polémique contre le Saint-Siège. Ayant disqualifié la Congrégation elle-même, le P. Rouquette concédait : « *On ne saurait dire que cette Instruction contienne quelque chose d'inacceptable en soi, c'est un simple résumé de la Constitution conciliaire sur la liturgie.* » Mais si l'Instruction était déclarée acceptable quant au fond, elle était présentée comme inacceptable quant à la forme : 1. -- Elle a « empiété sur les attributions du Consilium liturgique », assurait le P. Rouquette. 2. -- Elle n'a « tenu aucun compte des épiscopats natio­naux auxquels, pourtant, un large pouvoir d'adaptation est donné par la Déclaration conciliaire sur la formation des Séminaristes ». 3. -- Elle « a décrété a priori, du centre romain, un plan d'études universel sans envisager la diversité des situations locales ». (Sur ce point, elle n'est en tous cas ni plus ni moins coupable que la Constitution conciliaire elle-même, puis­qu'elle en est, nous a dit le P. Rouquette, « un simple résu­mé. ») 4. -- « C'eût été à chaque épiscopat de décider de la langue de la liturgie. » (p. 399, note 1.) Or l'Instruction n'a été ni abrogée ni retirée. La seule France, selon l'hypothèse citée, a reçu permission spéciale du Pape de ne l'appliquer point. Cette hypothèse, si elle est vraie, ne confirme donc pas les assertions du P. Rouquette, elle les anéantit. 95:107 Il resterait à savoir, question subsidiaire, comment et pourquoi un Père jésuite, lié au Saint-Siège par un vœu spécial, a pu se croire autorisé, et de fait semble l'être, à attaquer un Acte du Saint-Siège en des termes aussi radicaux et aussi agressifs. Effondrement de la thèse\ du P. Wenger Selon le rédacteur en chef de *La Croix*, l'Instruction romaine aurait été rejetée par « les évêques de France » pour des motifs en consonance avec ceux qu'alléguait le P. Rouquette : elle aurait empiété sur les pouvoirs confiés aux Conférences épiscopales en matière de formation des futurs prêtres. Thèse doublement insoutenable. *En fait *: il n'est pas exact que « les évêques de France » aient été réellement appelés à se prononcer sur l'acceptation ou le rejet de l'Instruction romaine. Nous l'avons dit et nous le répétons, sans avoir à craindre aucun démenti. *En droit *: les pouvoirs confiés aux Conférences épisco­pales ne sont ni suprêmes ni absolus. Le pouvoir supérieur du Saint-Siège intervient normalement pour les éclairer, les guider, au besoin les contrôler ou les corriger. Si l'argument de droit invoqué par le P. Wenger avait été fondé il aurait lui aussi entraîné le retrait ou l'abrogation de l'Instruction et non pas une dispense particulière pour l'Église de France. La position du P. Wenger présentait d'ailleurs d'autres anomalies. Il donnait à croire que « les évêques de France » s'oppo­saient au Saint-Siège : *et il trouvait normal, dans une telle éventualité, de se ranger sans hésitation aux côtés d'évêques supposés dissidents*. Cela, semble-t-il, porte un nom. Refus d'obéissance ou démarche filiale ? L'hypothèse examinée d'une concession du Souverain Pontife présuppose vraisemblablement une démarche filiale de l'épiscopat auprès de lui. Une telle démarche est tout à fait normale. 96:107 Mais, si elle a effectivement eu lieu, pourquoi la présenter plutôt, à la manière du P. Wenger, comme un refus ? Il y a une grande différence entre *refuser* une Instruction pontificale et *demander* au Pape d'en être dispensé. Il y a même, entre ces deux attitudes, toute une gamme d'attitudes intermédiaires. La thèse du P. Wenger est susceptible de jeter un soupçon sur ce qui s'est passé en réalité. Une contestation juridique\ des pouvoirs du Saint-Siège En tous cas, nous déclarons et maintenons qu'*il n'est pas vrai* que « les évêques de France » en tant que tels aient opposé au Saint-Siège un *non possumus* juridique. Ce serait une contradiction dans les termes. S'ils l'avaient fait, ils n'auraient précisément pas pu le faire en tant qu'évêques en communion avec le Saint-Siège. Des évêques peuvent assurément contester l'opportunité d'une mesure d'organisation édictée par le Saint-Siège : ils ne peuvent pas contester le pouvoir du Saint-Siège, sauf à ne plus, en cela, agir en tant qu'évêques. C'est là ce qui est le plus grave dans la thèse du P. Rouquette et dans celle du P. Wenger. Ils ne discutent pas telle ou telle disposition pratique de l'Instruction romaine. Le P. Rouquette précise même qu'elle n'a rien d' « inacceptable en soi » et qu'elle est « un simple résumé de la Constitution conciliaire ». Ce que l'un et l'autre ont contesté, c'est le pouvoir du Saint-Siège. L'un et l'autre ont opposé au pouvoir du Saint-Siège le pouvoir des Conférences épiscopales selon l'idée qu'ils s'en font. Je formule le diagnostic que leur position est intenable, et le pronostic qu'ils ne pourront pas s'y tenir. C'est la contestation soutenue\ par le Magistère clandestin Mais est-il plausible d'imaginer qu'ils aient entrepris tous deux, au même moment et de leur propre mouvement, une aussi formidable contestation ? 97:107 La fameuse lettre du P. Wenger ([^23]) était datée du « 7 février 66 ». L'article du P. Rouquette paru dans les Études de mars était daté lui aussi ([^24]) : à côté de la signa­ture, il portait cette même date : « 7 février 1966 ». On peut au moins supposer qu'ils ont l'un et l'autre, au même moment, reçu les mêmes « informations », les mêmes assurances, voire le même « feu vert ». Des religieux chargés de responsabilités publiques ne se lancent pas facilement -- même aujourd'hui -- sur un simple mouvement d'humeur, sur une réaction purement subjective, dans la formidable affaire d'une contestation de pouvoirs contre le Saint-Siège. Ils savent bien d'ailleurs qu'ils jouent (métaphorique­ment) leur tête. Et sans attendre l'age canonique de 75 ans. Tout s'est passé comme si un POUVOIR PARALLÈLE, ou MAGISTÈRE CLANDESTIN, leur avait procuré de faux rensei­gnements et de solides garanties. Je renvoie sur ce point aux pages 56 et 57 de notre numéro 105. Et le contenu de l'Instruction Mais si le P. Wenger et le P. Rouquette n'ont pas mis en cause le contenu lui-même de l'Instruction romaine, il n'en reste pas moins que ce contenu est tenu sous le boisseau ; et qu'il ne sera pas appliqué en France, si l'hypo­thèse d'une concession du Pape est exacte. La question, alors, se déplace singulièrement, sans pour autant devenir plus claire. Selon l'hypothèse rapportée, l'épiscopat français aurait expliqué au Souverain Pontife pourquoi l'Instruction ne peut être actuellement appliquée dans l'Église de France, et le Souverain Pontife se serait rendu aux raisons qui lui étaient Présentées. Mais CE QUI, en l'occurrence, NE PEUT ÊTRE APPLIQUÉ EN FRANCE, et ne le sera pas pour le moment, c'est « un simple résumé de la Constitution conciliaire sur la liturgie », selon les propres termes de l'aveu qu'en a fait le P. Rouquette. 98:107 Si le P. Rouquette avait pu dire, ou si l'on avait pu faire dire par lui que le contenu de l'Instruction romaine était infidèle à la Constitution liturgique, on n'y aurait pas manqué. Quoique l'Instruction soit conforme à la Constitution liturgique, et quoiqu'elle en soit « un simple résumé » parfaitement fidèle, on ne croit pouvoir, dans l'Église de France, ni l'appliquer, ni même laisser seulement connaître ce qu'elle contient. Voilà qui jette une étrange lumière sur l'application *effective* de la Constitution conciliaire sur la liturgie. L'application effective\ de la Constitution liturgique Après nous avoir solennellement octroyé le « droit à l'information », à une « information complète », comme il convient pour un « peuple adulte », on nous cache une Instruction du Saint-Siège publiée dans *L'Osservatore roma­no* et on nous cache l'existence et les motifs de la légitime permission que l'on aurait reçue -- selon l'hypothèse rap­portée -- de ne point l'appliquer. Il est vrai que ces motifs ne peuvent être que profon­dément douloureux. Malgré tant de déclarations triomphantes et triompha­listes, la crise de l'enseignement religieux en France serait parvenue à un tel point, le désastre spirituel serait tellement étendu, la déroute si catastrophique, que l'on ne pourrait même pas, pour le moment ni dans un avenir prévisible, appliquer dans les Séminaires français un « simple résumé de la Constitution conciliaire sur la liturgie ». -- A moins qu'il ne faille aller jusqu'à entendre que, sous le couvert de cette « fidélité à l'*esprit* du Concile » dont on fait un usage si varié et si souvent contraire aux prescriptions promulguées par Vatican II, une opposition réelle aux décisions conciliaires se serait si fortement installée dans les Séminaires qu'on n'ose ni n'espère surmonter la prépotence acquise par ce Néo-Modernisme. Si c'est cela, il vaudrait mieux le dire. Pour un *renouveau* qui soit non plus proclamé ou rêvé, mais effectivement entrepris, il serait indispensable, semble-t-il, de ne plus fermer les yeux sur ce qui se passe en fait, notamment dans les Séminaires. \*\*\* 99:107 Ce que plusieurs de nos confrères catholiques appellent pudiquement « le malaise » est une fois de plus aggravé par absence de réponse *au fond* en face de questions objecti­vement et manifestement posées. On joue à cache-cache et, pour détourner l'attention, on crie haro sur l'intégriste. Quand elle est innocente, cette diversion est d'une épouvantable frivolité. Jean MADIRAN. 100:107 ### Jonas (fin) par Dom J. de MONLÉON O.S.B. #### I. -- Restait cette redoutable infanterie d'Espagne... Les lecteurs d'ITINÉRAIRES se souviennent peut-être d'une lettre écrite par un professeur d'Écriture Sainte à propos de Jonas, dont j'avais entrepris l'analyse, dans le numéro de février 1965. Je voudrais l'achever aujourd'hui, mais il me paraît utile d'en reproduire d'abord la partie qui reste à examiner : Je vous signale -- disait le Révérend Père -- qu'une traduction commentée de la. Bible en espagnol, portant toutes les autorisations requises, propose pour Jonas la thèse d'A. Feuillet. M. Garcia Cordero, Biblia Commen­tada, III (Professeurs de Salamanque) 1961, p. 1191 (Ed. Le Éditorial Catolica, S. Apartado, 466). L'auteur rapproche 2 Tim. 3, 8, où St Paul fait allusion à la légende du Targum de Jonathan sur Jean de Mambré ; de même St Ju­de qui cite l'*Assomption de Moïse,* parlant du combat de Michel et du diable, au sujet du Corps de Moïse : de même Héb., 11, 37, qui se réfère à la vie des Prophètes (supplice d'Isaïe, etc.). Citées par les Apôtres, ces légendes n'en res­tent pas moins des légendes, du midrasch, du folklore po­pulaire. 101:107 Tous les élèves qui préparent la licence biblique à Rome savent que tel Psaume, dit de David, ne l'est pas nécessairement, même s'il est cité comme tel dans le Nouveau Testament. Les hagiographes, le Christ et les Apôtres parlent le langage de leur temps, populaire et non scien­tifique. Quand la liturgie nous fait dire : *Ut cum Lazaro quondam paupere æternam habeat requiem,* on ne peut en conclure que le pauvre Lazare a bien existé et se trouve au paradis... etc. Tout cela est du bon sens. La parabole demeure la parabole, même utilisée par la sainte liturgie depuis des siècles. Si notre foi dans la résurrection dépendait, pour quelque chose, du miracle de Jonas, nous serions bien malheureux et misérables, en face des incroyants... Pour ce qui est des Pères de l'Église, tout le monde sait qu'ils ne connaissaient que des traductions de l'Ancien Testament (sauf St Jérôme, Origène et quelques autres) traductions fort imparfaites et non inspirées. Suivons les conseils de Sa Sainteté Jean XXIII dans son discours d'ouverture du Concile « Ne péchons pas par excès de zèle et ne condamnons pas l'exégèse moderne au nom d'un conservatisme étroit et aveugle. » Liquidons toute psychose « obsidionale ». Veuillez croire, etc, etc. Après avoir mis en ligne le texte hébreu, la sardine du P. Vincent, et la bulle *Divino Afflante*, notre éminent contra­dicteur fait appel maintenant au témoignage d'une Bible espagnole, portant toutes les autorisations requises, et publiée en 1961, sous le patronage des Professeurs de Sala­manque. Le nom de cette Université est évidemment une haute garantie d'orthodoxie : nul n'ignore que les « *Salman­ticenses* » comptent parmi les meilleurs commentateurs de saint Thomas, et que leur Institut peut être considéré comme l'un des bastions de la doctrine chrétienne. Il est regrettable qu'ils aient cru devoir adopter, au sujet de Jonas, la position de la B.J. et porter de l'eau à son moulin, en y versant trois arguments qui ne valent pas mieux que ceux dont nous avons montré l'inconsistance. 102:107 Que, malgré cette divergence avec l'opinion tradition­nelle, la Bible espagnole de M. Garcia Cordero, ait obtenu « toutes les autorisations requises », cela n'a rien qui nous doive surprendre. Du moment que la B.J. n'a pas été frappée de censure sur ce point, il est logique que les publications marchant dans son sillage ne le soient pas non plus. Le silence de Rome prouve simplement que les attaques menées, à l'occasion du Concile, contre le Saint-Office et la Curie, n'étaient peut-être pas entièrement justifiées. Lorsqu'au XVI^e^ siècle, Sixte Quint, mécontent de la manière dont le P. Vittoria et le futur saint Robert Bellarmin, avaient présenté la question du pouvoir temporel des Papes, manifesta son intention de mettre leurs écrits à l'Index, les Cardinaux de cette Sacrée Congrégation lui adressèrent une supplique, le priant d'avoir égard à la réputation de ces éminents religieux... « Si même, disaient-ils, on découvrait dans leurs écrits quelque passage moins tempéré, ou moins discret qu'il est souhaitable, ne voyons-nous pas que la Sainte Église a toujours mieux aimé tolérer les erreurs occasion­nelles des bons écrivains que de leur infliger la grande honte de voir condamner leurs ouvrages ([^25]) ? » Il est vrai que parfois l'Église est obligée de durcir sa position : quand, par exemple, le succès de certains livres dont l'orthodoxie est sujette à caution lui inspire des craintes pour la foi. Ce fut le cas, vers 1925, d'un certain manuel d'Écriture Sainte qui, muni lui aussi de tous les visas nécessaires et adopté par la grande majorité des dio­cèses du monde entier, pouvait à bon droit être considéré comme exprimant la pure doctrine catholique. Cependant, un beau jour, et sans avertissement préalable, le Pape Pie XI, inquiet du succès dont il jouissait malgré ses tendances modernistes (pourtant bien légères, si on les compare à ce qui s'écrit aujourd'hui) en interdit l'usage, sévèrement et sans appel. Appuyé donc sur la Bible de M. Garcia Cordero, comme le maréchal de Fontaine sur « cette redoutable infanterie d'Espagne », l'auteur lance trois attaques, qu'il estime sans doute irrésistibles, contre la réalité historique de l'aventure de Jonas. La première est l'affaire de Jannès et Mambré, la seconde la sépulture de Moïse, et la troisième, le supplice d'Isaïe. Examinons-les l'une après l'autre, en changeant toutefois l'ordre des deux dernières pour plus de clarté. 103:107 #### II -- Jannès et Mambré. Nous savons, par le livre de *l'Exode,* que lorsque Moïse, pour obtenir la libération des Hébreux, frappa successive­ment l'Égypte de dix fléaux terribles, les Mages du Pharaon tentèrent de lui résister, en accomplissant des prodiges qui contrefaisaient les siens. L'auteur sacré ne nous a pas con­servé le nom de ces Mages ; mais saint Paul, qui avait évidemment sur l'histoire juive d'autres sources que nous, rapporte qu'ils s'appelaient Jannès et Mambré. C'est tout. Y a-t-il lieu vraiment, pour un détail aussi ténu, de faire entrer en ligne, le midrasch, le folklore, la légende populaire, et tout le tremblement ? Sans doute il y a une « légende » concernant les deux personnages en question. Mais, d'une part, cette légende est en marge de l'Écriture, et ne saurait donc être mise en parallèle avec l'histoire de Jonas qui, elle, est couverte par l'inspiration. D'autre part, elle présente des garanties tellement sérieuses que son authenticité ne paraît pas contestable. Nous allons l'exposer brièvement, aspirant par là être agréa­ble aux lecteurs qui désirent élargir leurs connaissances sur la Bible. Le *Targum de Jonathan,* auquel fait allusion le Révérend Père, rapporte que Jannès et Membré étaient les fils du célèbre devin Balaam, dont il est question au Livre des *Nombres.* Initiés par lui à tous les secrets de la Magie, où il était passé Maître, ils l'accompagnèrent lorsque, sur les instances de Balaac, roi des Moabites, il tenta vainement d'arrêter par ses sortilèges la marche conquérante des Hébreux ([^26]). Mais le *Targum de Jonathan* n'est pas la seule source que nous possédions sur ces deux personnages. L'historien Eusèbe les connaissait, lui aussi, et nous les présente en ces termes : « C'étaient, dit-il, des hiérogrammates égyptiens, qui se distinguèrent comme ne le cédant à personne dans les sciences magiques, à l'époque où les Juifs furent chassés d'Égypte. Ce furent eux que le peuple égyptien jugea dignes d'être opposés à Moïse, lequel gouvernait alors la nation des Juifs, et qui possédait un grand, pouvoir par sa manière d'invoquer Dieu. De fait, ils montrèrent leur habileté à empêcher l'effet des plus formidables plaies dont Moïse frappa l'Égypte ([^27]). » 104:107 En outre, il existe, et chez les Juifs et chez les Arabes, une tradition selon laquelle ces deux devins accompagnèrent l'armée égyptienne quand celle-ci s'élança à la poursuite des Hébreux. Ils prétendaient l'immuniser contre les « malé­fices » de Moïse, mais ils en furent, naturellement, bien incapables, et périrent avec elle dans le désastre de la Mer Rouge ([^28]) Ajoutons enfin la description que nous a laissée saint Macaire d'Alexandrie du tombeau que les deux Mages avaient fait préparer pour eux, dans un endroit caché du désert. Grâce à la présence d'une nappe d'eau souterraine, dont ils eurent connaissance, ils purent créer là un beau parc, au milieu duquel ils élevèrent un cénotaphe, où ils entassèrent de l'or en quantité, et tout ce qu'ils jugèrent propre à leur assurer une existence heureuse après leur mort ([^29]). Il n'y a rien d'invraisemblable dans cette narration, et nous n'avons aucune raison de mettre en doute la sincérité d'un homme comme saint Macaire. Mais encore une fois, l'histoire de Jannès et Mambré n'a rien à voir avec l'affaire qui nous occupe, puisque l'Écriture n'y fait pas la moindre allusion. Elle ne saurait donc être mise en parallèle avec l'aventure de Jonas qui, elle, nous est garantie par le texte sacré. Saint Paul se contente de nommer les deux principaux Mages qui résistèrent à Moïse. Aucun homme sensé ne pourra trouver extraordinaire : 1° que ces deux individus aient porté un nom, comme tous les êtres humains ; 2° que ces noms se soient conservés dans la tradition des Hébreux. Quoi d'étonnant dès lors à ce qu'un homme aussi instruit que l'Apôtre, les ait connus ? Les Pères de l'Église ne font aucune difficulté de l'ad­mettre. « Quels sont ces magiciens qui résistèrent à Moïse ? se demande saint Jean Chrysostome. Comment se fait-il que leurs noms ne figurent pas ailleurs ? C'est, ou bien parce que les traditions n'ont pas été écrites, ou bien parce que le Saint-Esprit l'a révélé à saint Paul ([^30]). » Même note chez Théophylacte : « Ces mages, dit-il, furent contemporains de Moïse. D'où saint Paul connaît-il leurs noms, puisque l'Écriture ne les donne pas ? C'est, ou bien parce qu'ils ont été transmis en marge de l'teriture, ou bien parce que saint Paul les a appris du Saint-Esprit ([^31]). » 105:107 Mais le témoignage le plus intéressant est celui d'Ori­gène : l'Apôtre, d'après lui, tenait ce détail d'un livre *apo­cryphe*, intitulé : Jannès et Mambré. Or, il faut bien savoir que, dans le langage du grand Docteur Alexandrin, le mot : *apocryphe*, désigne simplement un ouvrage qui n'a pas été inséré dans le canon des Écritures, et auquel, par conséquent, on ne doit pas accorder a priori une confiance absolue. Mais il ne s'ensuit nullement à ses yeux qu'on ne puisse faire aucun cas de ce qu'il rapporte. Au contraire, « en règle générale, dit-il, nous ne devons pas rejeter en bloc ce dont nous pouvons tirer quelque utilité pour l'éclaircissement de nos Écritures. C'est la marque d'un esprit sage de compren­dre et d'appliquer le précepte divin : *Éprouvez tout, retenez ce qui est bon*. » ([^32]) Dans le cas qui nous occupe, par un raisonnement tout contraire à celui de la critique moderne, Origène n'hésite pas à tenir pour valable le traité sur Jannès et Mambré, précisément parce que saint Paul en a fait état. De tout ceci, je pense pouvoir légitimement conclure : 1\) -- qu'il n'y a aucune raison de mettre en doute l'exactitude des noms attribués aux mages de Pharaon par saint Paul ; 2\) -- que ce détail n'a aucune commune mesure avec l'histoire de Jonas. #### III -- Le supplice d'Isaïe Le Révérend Père allègue ensuite, pour prouver le carac­tère légendaire de Jonas, « le texte de saint Paul, (Heb. XI, 37) qui se réfère à la vie des Prophètes (supplice d'Isaïe, etc.) ». Explicitons son argument : Saint Paul a parlé du supplice d'Isaïe scié en deux. Or la plupart des critiques moder­nes considèrent ce trait comme légendaire. Donc l'Écriture contient des récits légendaires, parmi lesquels on peut évi­demment classer Jonas. Reprenons ces différentes propositions. Que dit exacte­ment saint Paul ? que CERTAINS PROPHÈTES ont été SCIÉS en deux ([^33]). Il ne parle pas d'Isaïe. Par contre, la tradition, tant juive que chrétienne, est unanime à dire que ce Prophète fut scié entre deux planches par ordre du roi Manassé. Mais cette tradition est rejetée par l'exégèse contemporaine, qui l'étiquette : légende ; la B.J. plus modérée, dit simple­ment : tradition juive invérifiable ([^34]). 106:107 Pourquoi légende ? Le Christ lui-même n'a-t-il pas repro­ché aux Juifs d'avoir persécuté et mis à mort les prophètes ? Le supplice de la scie figure en bonne place parmi ceux que la cruauté des hommes a inventés depuis longtemps pour torturer leurs semblables. Il fut encore pratiqué par les Albigeois sur la personne du Bienheureux Bernard de Tou­louse, en 1320. Pourquoi n'aurait-il pas été employé contre Isaïe ? Quels témoignages peut-on mettre en avant, pour infirmer tous ceux qu'apporte l'antiquité en faveur de cette opinion, et qui sont de poids, comme on va le voir ? Tradition INVÉRIFIABLE... Je ne crois pas exagéré de dire que les témoignages « pleuvent », au contraire, pour la garantir. Il y a d'abord deux documents juifs : le *Talmud de Babylone,* qui rapporte expressément la chose, au traité de Yébamoth, sur le Lévirat ([^35]), et l'*Ascension d'Isaïe,* qui en contient un récit détaillé, en son chapitre cinquième. Bien qu'il existe sur l'auteur de ce dernier livre des opinions divergentes, tout le monde est d'accord pour reconnaître que le récit de l'exécution d'Isaïe est authentiquement juif, et reproduit fidèlement la tradition midraschique. A côté de ces deux témoins israélites, il est possible d'en mettre en ligne au moins vingt-cinq, choisis parmi les Pères de l'Église, qui tous rapportent le martyre d'Isaïe, non sur le mode dubitatif, mais de la façon la plus affirmative. Saint Justin ([^36]) et Lactance ([^37]) reprochent ce crime aux Juifs comme un acte d'insigne cruauté. Origène, écrivant à Jules l'Africain, lui explique que les Hébreux, dans leurs ouvrages officiels, ont passé sous silence les faits de leur histoire qui étaient peu honorables pour leurs prêtres, leurs anciens, ou leurs magistrats, mais qu'ils *ont eu soin de les consigner dans leurs livres apocryphes.* Et il donne juste­ment comme exemple le supplice d'Isaïe : ce qui prouve manifestement qu'il le tenait pour authentique ([^38]). Quant à saint Jérôme, il déclare qu'une tradition hébraïque très certaine (*certissima traditio*), adoptée par la plupart des écrivains chrétiens (*plurimi nostrorum*), rapporte que le corps du Prophète fut séparé en deux tronçons, avec une scie en bois, sur l'ordre de l'impie Manassé ([^39]). 107:107 A ces noms illustres, il faut adjoindre ceux de Tertullien, saint Athanase, saint Ambroise, saint Augustin, saint Épi­phane, saint Hilaire, saint Isidore de Séville etc. ([^40]). Ajoutons que l'Église a entériné cette croyance en inscrivant au Martyrologe, à la date du 6 juillet, la note suivante : « En Judée, saint Isaïe qui, sous le roi Manassé, fut scié en deux et enterré sous le chêne de Rogel, près du courant des eaux. » Il est donc manifeste que cet argument, comme celui de Jannès et Mambré, *boite des deux pieds* -- pour employer le langage de l'Écriture ([^41]) -- d'une part, parce que saint Paul, dans le passage allégué, ne nomme pas le prophète Isaïe ; d'autre part, parce que la « légende » du supplice de ce dernier est appuyée sur un tel faisceau de témoignages qu'il est impossible à une saine critique d'en mettre en doute l'authenticité. #### IV -- La sépulture de Moïse. Passons maintenant au verset de saint Jude relatif à la sépulture de Moïse. Ici l'argument est plus sérieux, le fait soi-disant « légendaire » n'est plus en marge de l'Écriture, comme les deux précédents : il est inséré dans le texte lui-même. En voici la teneur intégrale : « *Tandis que l'Ar­change Michel, disputant avec le diable, le prenait à partie au sujet du corps de Moïse, il n'osa pas porter contre lut un juge­ment d'exécration. Mais il lui dit :* « *Que le Seigneur te com­mande.* » Pour comprendre le sens de ces deux phrases, il faut se souvenir, avec le *Deutéronome* ([^42])*,* que Moise mourut sur le mont Nébo ; que le Tout-Puissant pourvut lui-même à sa sépulture, et que personne ne connut jamais le lieu où il fut enterré. Dieu en agit ainsi, expliquent les commenta­teurs, afin d'empêcher les Juifs de rendre un culte idolâ­trique à la dépouille du chef prestigieux qui les avait tirés d'Égypte, et qui, par les lois dont il les avait nantis, avait fait d'eux une nation forte et admirablement structurée. 108:107 Mais le démon ne put supporter d'être frustré ainsi dans ses espérances. Il arguait que Moïse, pour s'être rendu cou­pable de meurtre, le jour où il avait tué un Égyptien ([^43]), ne pouvait plus prétendre à une sépulture honorable, et que son corps devait lui revenir ([^44]). Il s'efforça donc de dérober les restes du serviteur de Dieu, et c'est alors que saint Michel intervint, afin d'empêcher cette profanation. Voilà évidemment un épisode qui sort de l'ordinaire, et qu'aucun témoin n'a pu constater de ses yeux. Est-ce une raison suffisante pour le classer d'emblée dans la légende ? La foi chrétienne n'enseigne-t-elle pas que Dieu nous a confiés à ses Anges, afin qu'ils nous gardent dans toutes nos voies ? ([^45]) La Bible, les Vies des Saints, nous montrent constamment l'intervention de ces esprits bienheureux dans les affaires humaines. A l'opposé, nous savons que les démons mènent contre l'œuvre du salut une guerre acharnée. Quoi d'étonnant dès lors, qu'ils se heurtent à la garde des bons Anges ? Pourquoi rejeter a priori un incident, qui s'accorde parfaitement avec la doctrine de l'Église ? Remarquons d'abord que, contrairement à ce qu'avance le Révérend Père, saint Jude ne cite nullement l'*Assomption de Moïse*. Recon­naissons cependant, pour être justes, que cette hypothèse n'est pas le fait de la B.J., ni de la *Biblia Commentada* de M. Garcia Cordero. Elle remonte au moins à Origène ([^46]) et elle a été suivie très généralement par la Tradition. Mais les conclusions qu'en tire la critique moderne sont diamétralement opposées à celles des Pères de l'Église. Elle raisonne ici comme elle l'a fait pour le supplice d'Isaïe : l. -- Saint Jude a inséré dans son Épître un trait qu'il a emprunté à un écrit apocryphe ; 2. -- Or les apocryphes ne sont que des tissus de fables, auxquelles on ne peut accorder aucune créance ; 3. -- Donc il est légitime d'affirmer qu'il y a dans le texte sacré des récits purement légendaires (parmi lesquels il est tout à fait naturel de classer l'histoi­re de la baleine avalant Jonas, à cause de son invraisemblance). Telle est manifestement l'opinion de mon éminent con­tradicteur, puisqu'il écrit : « Citées par les Apôtres, ces légendes n'en restent pas moins des légendes. » Cette affirmation va directement contre les enseignements de l'encyclique *Humani Generis *: 109:107 « S'il arrive aux écrivains sacrés, dit-elle, d'emprunter quelque chose aux narrations populaires, (ce que l'on peut accorder) il ne faut jamais oublier qu'ils l'ont fait, aidés de l'inspiration divine, laquelle les gardait de toute erreur dans le choix et l'appréciation de ces documents ([^47]). » Les apocryphes -- nous l'avons dit plus haut -- contien­nent du vrai et du faux, de l'or enveloppé de gangue, de la légende imbriquée dans l'histoire. -- Mais le charisme d'iner­rance dont jouissent les écrivains sacrés a, entre autres effets, celui de leur permettre de discerner infailliblement *ce qui est précieux de ce qui est vil* ([^48])*,* c'est-à-dire : ce qui est vrai, de ce qui ne l'est pas. En outre, si l'on considère le but que s'est proposé saint Jude, en rapportant cet épisode, la réalité objective de celui-ci ne peut faire aucun doute. « L'Apôtre, explique Æcomenius, a voulu d'abord signi­fier par ce trait la loi à laquelle sont soumis tous les hommes quand ils sortent de ce corps, et faire clairement entendre ici que le Dieu du Nouveau Testament est le même que celui de l'Ancien. Dieu (par ce miracle) entendait mani­fester visiblement aux hommes, encore plongés dans l'aveuglement, ce qui se passe invisiblement (au moment de la mort) ; à savoir, que les démons s'efforcent d'em­pêcher l'âme de prendre le chemin qui monte au ciel, mais que les Anges viennent au secours de celle-ci ([^49]). » Et saint Jude a voulu surtout donner une leçon de bien­séance aux hérétiques : Simoniens, Nicolaïtes, Gnostiques, qui sévissaient en son temps, et qui, par leur mépris affiché de l'autorité ecclésiastique, outrageaient la Majesté du Très-Haut. « Il opposa à leurs insolences, dit Saint Jérôme, la dignité et la noblesse de ce sublime Archange qui, au lieu d'injurier le démon, et de se prévaloir de l'autorité dont Dieu l'avait investi, se contenta d'invoquer la toute-puis­sance divine. *Que le Seigneur fasse sentir sur toi sa puissance !* dit-il. *Il n'osa pas le maudire*, explique saint Jude, c'est-à-dire : il ne jugea pas convenable pour un Ange, de prononcer une malédiction ; il se contenta de dire : « *Que le seigneur te commande...* » 110:107 Si donc l'Archan­ge saint Michel n'osa pas prononcer des paroles d'exécration contre le diable, lequel était pourtant bien digne de malédiction, combien plus devons-nous demeurer purs de toute parole de ce genre ! Le diable méritait d'être maudit, mais la malédiction ne devait pas sortir de la bouche d'un Ange ([^50]). » Or, remarque fort judicieusement M. Fillion, « il est dif­ficile de croire qu'un écrivain sacré ait cité comme exemple et comme argument un épisode qui n'aurait eu aucune réalité objective. La dispute entre saint Michel et Satan n'est donc pas une légende, comme on l'a préten­du, elle a un caractère historique, les destinataires de l'Épître, connaissent les détails du fait, et c'est pour cela que saint Jude se contente d'une indication rapide » ([^51]). C'est là la conclusion qui s'impose à toute critique im­partiale. #### V -- David et les psaumes. Tous les élèves qui préparent la licence biblique à Rome, savent que tel Psaume dit : de David, ne l'est pas néces­sairement, *même s'il est cité comme tel dans le Nouveau Testament.* Je m'incline devant la science de ces jeunes exégètes, d'autant plus volontiers qu'elle n'a rien d'hétérodoxe. Sans avoir préparé la licence biblique dans la capitale de la chrétienté, il est loisible, même au séminariste moyen, de savoir que les Pères de l'Église ont, sur ce sujet, émis des opinions diverses : les uns, tels par exemple saint Ambroise et saint Augustin, reconnaissent à David la paternité des 150 Psaumes ; les autres, comme saint Hilaire et saint Jérô­me, ne lui en attribuent qu'une partie. Au surplus, personne n'aura la témérité de supposer que l'enseignement dispensé dans les chaires de la Ville Éternelle pourrait n'être pas conforme aux directives émanant des Souverains Pontifes. Or cette question a été réglée par une décision de la Commission biblique, en date du 1^er^ mai 1910, qui nous apprend : 1° que l'on n'est pas tenu de croire que David est l'auteur de tous les Psaumes ; 2° qu'il faut cependant admettre, en raison des innom­brables témoignages de la tradition tant juive que chrétienne, que la plupart sont de lui ; 111:107 3° qu'on ne peut en particulier lui refuser la paternité de ceux qui lui *sont attribués expressément* (*diserte*) *par l'Ancien ou le Nouveau Testament,* notamment les 2 ; 15, 17, 31, 68, et 109 ([^52]). #### VI -- Langage populaire et non scientifique. « Les hagiographes, le Christ et les Apôtres, parlent le langage de leur temps, populaire et non scientifique. » Nous sommes ici en présence de l'une des équivoques les plus dangereuses utilisées par la haute critique pour vider de leur caractère surnaturel les faits extraordinaires contés dans la Sainte Écriture. Le procédé consiste à glisser de la *forme* des discours sur le *fond*, et, sous prétexte que la première peut être modifiée sans dommage pour la vérité, à conclure que le second peut l'être aussi. Sans doute, tout orateur est obligé d'adapter son langage à la capacité de son auditoire. Le Divin Maître lui-même n'a pas échappé à cette loi, et, s'adressant à la foule des Juifs, il ne leur parlait pas comme s'Il avait eu devant Lui un congrès de savants. Mais cela ne changeait absolument rien à la substance de ce qu'Il prêchait. L'histoire de France que l'on enseigne aux élèves de sixième est la même que celle que l'on professe dans les grandes Écoles. Que l'on parle un jargon populaire ou un langage d'académicien, 2 et 2 font toujours 4, et la somme des angles d'un triangle demeure égale à deux droits. La forme change, le fond reste. La Commission biblique a bien admis que les expressions dont se sert l'auteur sacré ne devaient pas être prise dans une acception scientifique. Mais le décret qu'elle a publié en ce sens vise expressément les trois premiers chapitres de la Genèse, c'est-à-dire : le récit de la création ; il est tout à fait abusif d'en faire état pour énerver la prédication de Notre-Seigneur ou celle des Apôtres. La parole du Divin Maître, en effet, était de la Vérité à l'état pur. Elle s'identifiait avec le Verbe, elle était l'expres­sion immédiate de la pensée divine, excluant par son essence même le moindre soupçon d'erreur, d'équivoque, ou d'exa­gération. Il est impossible d'admettre un instant que, quand Jésus disait : « Jonas a été trois jours dans le ventre de la baleine », il entendait ne faire là qu'une concession à la mentalité des Juifs de son temps, sachant bien au fond de Lui-même que ce n'était pas vrai. 112:107 Ce serait lui attribuer « un mensonge d'utilité ou mensonge officieux » ([^53]). Or, dit saint Augustin, « en une autorité si haute, admettez un seul mensonge officieux, il ne restera plus une seule parcelle des Livres Saints dans laquelle, dès qu'elle paraîtra difficile à pratiquer ou à croire, il ne soit loisible de voir un mensonge de l'auteur ». ([^54]) Si Jésus exigeait de ses Apôtres que leur parole fût EST, EST, NON, NON, comment supposer qu'Il n'ait pas Lui-même observé cette loi, et qu'Il ait louvoyé avec la vérité, sous prétexte de ne pas heurter ses auditeurs ? Et cela à propos d'un miracle qu'Il associait étroitement à celui de sa propre Résurrection, au risque par conséquent d'ébranler le fondement de la religion qu'Il venait établir ? Ce dernier argument, il est vrai, n'a pas de prise sur mon éminent contradicteur : il ne fait au contraire qu'exciter sa commisération. Si notre foi dans la Résurrection, écrit-il, dépendait pour quelque chose du miracle de Jonas, nous serions bien malheureux et misérables en face des incroyants. Le dogme de la Résurrection repose sur un tel faisceau d'arguments qu'il peut certainement se passer de Jonas et de sa baleine, je le reconnais bien volontiers. Cela n'empêche pas qu'une des plus solides assises de la foi catholique est précisément le rapport que sa liturgie fait apparaître constamment entre l'Ancien et le Nouveau Testament. Je n'en veux pour preuve que cette déclaration d'un protestant luthérien, converti par la lecture d'un Missel : « Grâce à ce livre, dit-il, je suivais désormais la grand'messe chaque jour (dans la cathédrale de Parme). Par cette voie, les Écritures sacrées pénétrèrent en moi. Une des choses qui, me fit le plus d'impression, fut de voir l'Ancien et le Nouveau Testament, employés ensemble et comme entrelacés, se fortifier et s'éclairer réciproquement, dans une même action et intention. Aucun exposé doctrinal abstrait n'aurait pu m'ouvrir des perspectives plus inat­tendues et plus profondes. Ici, je voyais que l'Église se souvenait (et comment !) du Vieux Testament. Ainsi sa voix augmentait infiniment de solennité. A l'école (protes­tante) dans les cours grisailles de religion, les deux Testa­ments étaient toujours tenus séparés, comme indifférents l'un à l'autre. 113:107 Jusqu'à ce moment précis, la Sainte Écriture n'avait eu pour moi aucune signification person­nelle. J'en sentais vaguement la beauté poétique, mais je ne m'en était jamais occupé sérieusement, suivant en cela l'exemple de mes parents, de ma famille, de tout mon entourage. Et maintenant, d'un seul coup, la parole de Dieu venait à moi ([^55]). » On voit quelle solidité apporte à la foi chrétienne l'appui de l'Ancien Testament. Mais, a l'inverse, il est manifeste que, si nous réduisons celui-ci à une fiction, il risque fort d'en­traîner le Nouveau sur le même plan. Si nous mettons en doute le caractère historique de l'aventure de Jonas, je ne vois pas pourquoi nous n'en ferions pas autant pour la résurrection de Lazare, telle qu'elle est rapportée dans le IV^e^ Évangile : sortir de la tombe quatre jours après avoir été enterré, et alors que l'on commence déjà à se décom­poser, est aussi invraisemblable que d'émerger vivant d'un poisson qui vous a avalé en pleine mer. Les raisons de « bon sens » qui militent contre la réalité historique de ce dernier fait, peuvent être invoquées tout aussi bien contre le premier. Et si nous éliminons du domaine de l'histoire la résurrection de Lazare, comment pourrons-nous défendre ensuite la réa­lité de celle du Christ ? #### VII -- La parabole demeure la parabole... Nous sommes bien d'accord, mais l'histoire demeure l'histoire. Il est vraiment étonnant que des auteurs dont le « genre littéraire » est devenu le « tarte à la crème » ne fassent jamais appel à cet argument que pour réduire tous les récits de l'Écriture au même dénominateur, et les classer uniformément sous la rubrique : légende. Sans doute, il y a des paraboles dans l'Évangile : la liturgie n'a jamais prétendu imposer comme personnages historiques le bon Samaritain, l'enfant prodigue ou l'intendant infidèle. Mais les pêches miraculeuses, la pénitence de Madeleine, le dia­logue avec la Samaritaine, les guérisons opérées par le Sau­veur, les multiplications des pains, ne sont pas des apolo­gues ; ce sont des récits authentiques, des faits indiscutables garantis par l'autorité des Évangélistes, et de toute la Tradition, que vient encore de confirmer le décret sur la Révélation de Vatican II. 114:107 De même, dans l'Ancien Testament, il est nombre de passages qui ne sauraient être pris au pied de la lettre : par exemple quand David déclare qu'il tue le matin tous les pécheurs de la terre ([^56]) ; quand il loue les guerriers pour avoir brisé sur la pierre la tête des petits enfants de Babylone ([^57]) ; quand le prophète Ézéchiel nous apprend qu'après avoir passé 390 jours couché sur le côté gauche et 40 sur le côté droit, il s'est rasé les cheveux et la barbe avec un sabre ; puis qu'il a pesé tous les poils ainsi obtenus dans une balance, afin d'en faire trois tas égaux, nous ne sommes pas obligés de prendre ces traits au pied de la lettre, et nous pouvons voir là des « genres littéraires », des images dans le goût de la mystique juive. Le rôle d'une critique vraiment digne de ce nom serait précisément de distinguer dans l'Écriture ce qui se rattache à tel ou tel genre ; ce qui relève de l'épopée, de l'élégie, ou de la prophétie ; ce qui a valeur historique, et ce qui n'est que fiction. Mais pour cela, il faudrait d'abord se remettre -- ou se mettre ! -- à l'école des Pères de l'Église ; les étudier, non pas comme de véné­rables ancêtres dont on conserve pieusement les reliques, mais comme les vrais Maîtres de l'exégèse ; comme les dépo­sitaires sacrés, irremplaçables et toujours valables, du sens authentique de l'Écriture, ainsi que l'ont redit, l'un après l'autre, tous les papes de ces derniers temps, de Léon XIII à Paul VI. On peut affirmer sans crainte que dans cinquante ans, les écrivains ès-sciences bibliques, qui tiennent actuel­lement le haut du pavé, n'intéresseront plus personne, tandis que saint Augustin, saint Jérôme, saint Grégoire le Grand et les autres n'auront rien perdu de leur saveur, et conser­veront jusqu'à la fin du monde des lecteurs assidus. #### VIII -- « Aggiornamento ». « Suivons les conseils de S.S. Jean XXIII dans son discours d'ouverture du Concile -- continue le Révérend Père -- ne péchons pas par excès de zèle, et ne condam­nons pas l'exégèse moderne au nom d'un conservatisme étroit et aveugle ! Liquidons toute psychose obsidionale. » Je ne sais pas si S. S. Jean XXIII s'est jamais penché sur le cas de Jonas et de sa baleine. Mais ce dont je suis sûr, ce qui ressort à l'évidence de tout ce qu'il a dit et écrit, c'est qu'il professait un amour profond pour la Tradition de l'Église, et pour les Docteurs qui en sont les témoins. 115:107 Notre éminent contradicteur semble -- comme beaucoup d'autres -- s'être singulièrement mépris sur le sens de l' « ag­giornamento » préconisé par le bon Pape Jean. Sa Sainteté Paul VI s'est cependant chargé, à plusieurs reprises, de mettre la chose au point. « En employant ce mot-programme, a-t-il dit dans son discours à la VIII^e^ Session publique du Concile, le 18 novembre dernier, mon vénéré prédécesseur ne lui attri­buait certainement pas la signification que d'aucuns tentent de lui donner, et qui permettrait de « relativiser », selon la mentalité du monde, tout ce qui touche à l'Église : dogmes, lois, structures, traditions, alors qu'il avait au contraire un sens si vif et si ferme de la permanence de la doctrine et des structures de l'Église, au point d'en faire l'idée maîtresse de sa pensée ou de son action. ([^58]) ». Jean XXIII, en effet, n'a jamais manqué une occasion de recommander la lecture des Pères et la fidélité à leurs enseignements. « Les recherches érudites, disait-il le 24 septembre 1962, à l'ouverture de la XVII^e^ session biblique italienne, les lumières nouvelles que projettent sur le Livre Saint les apports des sciences auxiliaires, ont leur justification der­nière dans cette volonté de diffuser l'amour de la Parole révélée, et de guider les âmes vers l'intelligence de son sens spirituel et didactique. On trouvera pour cela une aide *toujours nouvelle et indispensable* dans les œuvres des Pères de l'Église, les textes des Papes, et de l'épiscopat, qui se sont échelonnés au cours des siècles... » Je ne pense pas que ce soit « pécher par excès de zèle et faire preuve d'un conservatisme étroit et aveugle » que de suivre des directives aussi nettes et aussi sages. Il est enfan­tin d'imaginer que sous prétexte d'aggiornamento, l'Église va reconnaître qu'elle s'est trompée, qu'elle a péché par ignorance et par infantilisme, en acceptant pour vrais, et en donnant comme supports à sa foi pendant des siècles, de soi-disant miracles, qui n'étaient en réalité que des fables. #### IX -- Aux sept mille qui refusent d'adorer Baal. Que vient faire ici, en manière de conclusion, la « psy­chose obsidionale » ? -- *Deus scit*... Cependant à défaut de l'idée, -- si toutefois elle existe ! -- retenons le mot. 116:107 Et puisqu'il s'agit de *siège,* déclarons sans ambages que nous n'avons aucunement l'intention de faire celui de la haute critique. Nous l'avons dit, juchée sur l'Olympe de l'estime qu'elle a pour elle-même, persuadée qu'elle détient vrai­ment seule l'intelligence de l'Écriture, et le droit de l'inter­préter, elle trône en souveraine, émet des Oracles, et n'ac­cepte aucune discussion. Aussi n'est-ce pas devant son Aréopage que je me risquerai à défendre l'historicité de Jonas. Si j'ai cru devoir entreprendre cette « critique de la criti­que », c'est pour *les sept mille qui n'ont pas plié le genou devant Baal, qui ne l'ont pas adoré, et ne lui ont pas baisé la main* ([^59])*.* Quand on assiste aujourd'hui à l'abandon général de l'explication traditionnelle, substantielle et vivifiante de l'Écriture, telle qu'on l'enseignait jadis, pour lui substituer des commentaires exclusivement critiques, scientifiques, et soigneusement expurgés de tout ferment surnaturel, com­ment ne pas évoquer la détresse du prophète Élie, quand il voyait le peuple saint délaisser en masse la foi de ses pères, et courir aux autels de Baal, dressés alors jusque dans le sanctuaire du Dieu vivant ? Baal aujourd'hui a changé de nom. Il s'appelle Transfor­misme, Évolution, Progrès cosmique, etc. ; mais sous ces épithètes, nous n'avons pas de peine à reconnaître le vieux dieu du *Devenir* qui, depuis les origines, s'oppose à l'Être pur, au Dieu parfaitement un et parfaitement immuable, qui fut celui d'Abraham et de Moïse, mais aussi celui d'Aris­tote et de Platon. Relancé au XIX^e^ siècle par Fichte, Schelling, Hegel, Karl Marx et les philosophes d'outre-Rhin, Baal n'est plus la divinité gémissante d'Héraclite, qui se désolait devant instabilité des choses d'ici-bas et l'écroulement universel. Habillé à l'allemande il est au contraire plein de dynamis­me, de vigueur et d'entrain. C'est le dieu : En avant ! Il porte en lui un ressort intérieur, une sourde aspiration, qui le pousse à se développer et à se réaliser sous des formes de Fins en plus parfaites. D'abord germe obscur et s'ignorant lui-même, il a sommeillé dans la plante, rêvé dans l'animal, pris conscience de soi dans l'homme, et il continue main­tenant sa prodigieuse ascension. Grâce à l'appui du mouvement moderniste, il a réussi à pénétrer, puis à s'imposer dans tous les domaines de la pensée : histoire, philosophie, théologie, sciences naturelles, morale, exégèse surtout, et le voici introduit dans le Temple, où il tend de plus en plus à supplanter le vrai Dieu, en substituant à la philosophie traditionnelle de l'ÊTRE celle du changement perpétuel ; d'un changement qui doit atteindre jusqu'aux fondements de la foi catholique, sous peine pour celle-ci de s'éteindre et de mourir de vétusté. 117:107 C'est vers lui que la jeune foi contemporaine dirige son élan, c'est de lui qu'elle attend son bonheur et la perfection de l'humanité. Le nouveau Baal a aujourd'hui son Évangile, sa mystique, sa théologie, et des thuriféraires sans nombre, qui l'encensent *en tournant le dos à l'autel* ([^60]) *--* l'autel du culte traditionnel, fait de douze pierres qui représentent les douze Apôtres. Bien que la science expérimentale se refuse obstinément à justifier les hypothèses sur lesquelles s'écha­faudent ses théories, il exige de ses dévots une soumission aveugle et inconditionnée, et il trouve ses plus ardents pro­sélytes chez ceux-là mêmes que leur rôle de gardiens de la doctrine devrait dresser contre lui. Devant ce succès inouï, ce déchaînement d'enthousiasme et de conviction passionnée, certains pourraient croire qu'il y a là un courant irréversible auquel il est inutile de vouloir résister. Cependant, il n'est que d'écouter ce qui se dit tout bas, pour se convaincre qu'au milieu de cette ruée vers l'idole, nombreux sont encore les chrétiens qui refusent de *plier le genou* devant elle, *de l'adorer,* et *de lui baiser la main *; qui persistent à lire la Bible, avec les yeux de la foi, et qui ne veulent pas admettre que tous les miracles auxquels ont cru nos pères, et qu'ont accepté les plus grands génies de l'huma­nité chrétienne, n'étaient que des légendes et des contes pour enfants. Ces chrétiens-là sont les dignes successeurs de ces *sept mille* dont Dieu révéla l'existence à Élie. C'est pour eux que j'ai analysé, aussi minutieusement que je l'ai pu, les arguments mis en œuvre contre l'authenticité de Jonas, et dont j'espère avoir montré l'inconsistance. Il serait aisé de se livrer au même travail pour tous les faits extra­ordinaires rapportés dans l'Écriture, et de prouver que les attaques par lesquelles on prétend les démolir, « ne sont qu'arguties chicanières et décousues, qui altèrent, souillent et, abîment les preuves délicates et harmonieuses de leur authenticité, fondées sur l'autorité divine ». ([^61]) Ces *sept mille* donc, je voudrais en terminant les supplier de se garder du complexe d'infériorité, et de ne pas se laisser impressionner par les soi-disant conclusions de la critique, quand celle-ci prétend mettre en question la valeur de tel ou tel passage de l'Écriture que l'on a toujours, jusqu'au siècle présent, tenu pour historique. 118:107 De même qu'une branche d'arbre ne peut porter de fruits qu'en restant attachée au tronc, et qu'elle devient sèche et stérile si elle s'en sépare, de même la critique ne peut donner aux âmes une nourriture valable, qu'à la condition de rester unie au tronc, c'est-à-dire à la Tradition. Dès l'instant où elle s'en détache, elle perd toute autorité, même -- nous ne saurions assez le répéter -- si elle réunit l'unanimité des exégètes. Car c'est dans la Tradition des Pères, des Pontifes et des Docteurs, et en elle seule, que se trouve le dépôt inaliénable et irréformable de la foi. L'Église peut modifier ses céré­monies, sa discipline, ses règlements, son droit canon : mais il n'existe aucune puissance au monde qui puisse toucher à sa doctrine révélée. Celle-ci est au-dessus de toute science, de toute découverte, de tout progrès, de toute civi­lisation. Rien n'a de prise sur elle. Elle participe à l'identité éternelle de l'Être, à la transcendance immobile du Dieu qui s'est défini lui-même : JE SUIS CELUI QUI EST... JE SUIS LE SEIGNEUR ET JE NE CHANGE PAS ([^62]). Dom J. DE MONLÉON. 119:107 ### Marie dans la foi et la piété catholiques *d'Ephése à Vatican II* par Paul PÉRAUD-CHAILLOT I. -- Vatican II et les Conciles œcuméniques antérieurs. II\. -- Bref rappel des grandes étapes du dogme marial : d'Éphèse à la définition de l'Assomption. III\. -- Marie à Vatican II. #### Vatican II et les vingt conciles œcuméniques antérieurs. (continuité et non rupture) Il y a eu presque vingt siècles d'histoire de l'Église, des centaines de synodes particuliers, provinciaux, régionaux, mais seulement vingt conciles œcuméniques, avant Vatican II ([^63]). 120:107 Presque trois siècles de la vie de l'Église s'écoulèrent avant le premier Concile, celui de Nicée. Il y en eut deux au I^er^ siècle, deux au V^e^, un seul au VI^e^, au VII^e^, au VIII^e^, et au IX^e^ ; trois au XII^e^ ; plus de trois siècles passèrent entre la fin du Concile de Trente et Vatican I. Pas de périodicité régulière donc. Si l'on additionne les durées de ces divers conciles, même sans défalquer les interruptions, on aboutit à peine à une cinquantaine d'années. L'Église n'est donc pas toujours « *en état de Concile* ». L'autorité suprême permanente dans l'Église universelle est celle du Pontife Romain. Il gouverne l'Église entière, pasteurs et fidèles habituellement sans le Concile, et le Concile ne possède l'autorité suprême qu'uni à lui reconnaissant et approuvant les décisions finales de l'assemblée. Durant le Concile, non seulement dans l'intervalle des sessions mais durant les sessions mêmes, l'autorité suprême du Pape ne subit pas de limitation ni d'éclipse. Il peut agir, décider, commander sans le Concile comme avec le Concile. 121:107 Les Conciles ont été convoqués soit pour défendre et définir la foi contre les atteintes de l'hérésie ([^64]), soit pour éteindre de douloureux schismes ([^65]), soit pour restaurer la discipline, soit pour ces diverses fins tout ensemble. Incontestablement, Vatican II a été, à maints égards, un concile exceptionnel. Les évêques assemblés en 1962, 1963, 1964, 1965 étaient plusieurs milliers (à Nicée, ils n'étaient que 318 ; à Constantinople 1, 150 ; à Éphèse, envi­ron 200 ; à Trente, au début, il n'y avait pas même 50 évêques, plus de 700 étaient à l'ouverture de Vatican I). Seule l'immense nef centrale de Saint-Pierre pouvait être l'*Aula* de Vatican II. A Vatican I, le transept avait suffi. Mais le nombre des Pères, la diversité de leur origine, de leurs langues, ne furent pas les seules nouveautés de ce Concile. 122:107 La volonté expresse de ne pas émettre de nouvelles défi­nitions de foi, de ne pas fulminer de nouvelles condamna­tions ([^66]), de se borner à la proposition calme et sereine, d'allure aussi biblique que possible, de la vérité catholique incontestable, le caractère principalement pastoral (ce qui impliquait aussi nécessairement qu'il fût doctrinal et dog­matique), l'intention expressément œcuménique de travailler à refaire l'unité dans la foi des chrétiens divisés, la volonté d'offrir à tous le dialogue, ces notes entre autres, ont été signalées avec toute l'insistance et la clarté voulues, parfois même présentées de manière excessive et tendancieuse. Car, si Vatican II est une nouveauté, il ne pouvait être une rupture, il ne pouvait pas changer, fût-ce sur un seul point de foi définie, la religion catholique en autre chose qu'elle-même. Nul concile ne l'a jamais fait. Nul ne le fera jamais. Si, ce qui n'est pas à craindre, un concile œcumé­nique faisait cela, c'est que les portes de l'enfer auraient prévalu contre l'Église du Christ, c'est que le Christ aurait manqué à sa promesse d'être avec son Église et de l'assister de son Esprit jusqu'à la fin des siècles. Il n'en va donc pas des conciles œcuméniques en leurs décisions finales comme, depuis quelques siècles surtout, des systèmes philosophiques non fondés en vérité, dont cha­cun détruit ou change substantiellement ceux qui l'ont précédé, en attendant d'être lui-même réfuté, abandonné. Un Concile œcuménique précise des points de doctrine, les développe, les expose avec une croissante clarté, les défend efficacement contre les falsifications et corruptions, met en plus vive lumière des aspects de la vérité restés encore dans l'ombre, dégage des virtualités inaperçues ou obnu­bilées chez certains. Il ne rétracte pas des définitions de foi ou les condamnations d'hérésie. Il ne réprouve pas ce qui a été approuvé, il n'approuve pas ce qui a dû être réprouvé. Il ne remet pas en cause ce qui a été tranché et décidé. La pratique des anciens conciles le montre bien : on y lisait les textes catholiques des Synodes précédents pour rester dans leur ligne et résoudre, à leur lumière, les pro­blèmes à l'ordre du jour. Il y fallait du temps car le trésor s'enrichissait sans cesse. La continuité de Vatican II par rapport à Vatican I et les autres conciles universels, et l'en­seignement des Papes, est on ne peut plus manifeste. Les références nombreuses, les textes auxquels ren­voient constitutions, décrets, déclarations, le prouvent à l'évidence et Paul VI a souventes fois signalé cette conti­nuité, cette cohérence, cet accord, dans le même sens et la même doctrine. 123:107 Pas plus donc au sujet de la très sainte Vierge que sur tout autre point, le deuxième concile du Vatican, si nouveau qu'il ait été, n'a été rupture, mais continuité, fidélité, avance, progrès dans l'exposé d'une doctrine toujours substantiel­lement identique à elle-même, prégnante de virtualités qui pourront encore être dégagées jusqu'à la Parousie du Seigneur. C'est pourquoi, avant de présenter ce que dit Vatican II de Notre-Dame, il est indispensable de marquer les grandes étapes antérieures de la doctrine mariale de l'Église, de rappeler l'œuvre des Conciles et des Papes concernant les prérogatives de Marie : Immaculée Conception, Maternité Divine, Virginité Perpétuelle, Assomption glorieuse, mises en lumière dans l'ordre : Maternité, Divine, raison d'être, fin et principe des autres, Virginité Perpétuelle, Immaculée-Conception, Assomption. 124:107 #### Bref rappel des grandes étapes du dogme marial Conciles et Papes mettent en lumière\ les prérogatives de Marie Maternité divine\ 3^e^ Concile œcuménique (Éphèse, 431) Le dogme fondamental du Christianisme est que Jésus est le Verbe incarné, le Fils de Dieu qui a pris chair au sein de Marie. Marie, Mère de Jésus, puisque Jésus est Dieu, est donc Mère de Dieu. Le nom de Mère de Dieu, en grec Theotokos, ne fai­sait pas de difficulté aux Pères catholiques et aux fidèles bien instruits de leur foi. Mais voici qu'au V^e^ siècle, un patriarche de Constantinople (un successeur de saint Jean Chrysostome !), parce qu'il entendait mal le mystère de la dualité des natures et de l'unité de personne en Jésus-Christ, se mit à contester la légitimité de l'appellation tradi­tionnelle de Marie. Il consentait seulement à l'appeler mère du Christ, ou, s'il acceptait de la dire mère de Dieu, c'était avec de telles réserves que le mystère s'évanouissait. Le patriarche d'Alexandrie d'Égypte, saint Cyrille, vit bien qu'il y allait de la foi orthodoxe au mystère de l'Incar­nation. D'accord avec le Pape Célestin I^er^, et mandaté par lui, il fit, au Concile d'Éphèse qu'il présidait, condamner le patriarche Nestorius, le 8 juin 431. Selon ce concile il ne faut pas entendre les choses ainsi : « D'abord est né de Marie un homme ordinaire ensuite le Verbe est descendu sur cet homme, mais bien le Verbe uni dans le sein de Marie à la chair s'approprie la naissance charnelle comme la génération de sa propre chair. Et c'est ainsi que les saints Pères n'ont pas hésité à appeler la sainte Vierge mère de Dieu ([^67]). » 125:107 Le soir même de ce jour, une des grandes dates du dogme marial, Cyrille écrivait aux fidèles d'Alexandrie : « Nous étions réunis environ 200 évêques. Le peuple de la ville demeura en suspens du matin jusqu'au soir, atten­dant le jugement du Saint Synode. Quand on apprit que le malheureux avait été déposé, tous, d'une même voix, com­mencèrent à féliciter ce Saint Synode et à glorifier Dieu... A notre sortie de l'Église, on nous reconduisit avec des flam­beaux jusqu'à nos demeures. C'était le soir. Toute la ville illumina... » Première procession aux flambeaux en l'honneur de Marie Mère de Dieu historiquement attestée par le plus irrécusable des témoins. Illustre et lointain précédent d'une pratique traditionnelle à Lourdes. Virginité perpétuelle On a toujours cru dans l'Église au miracle de la Concep­tion virginale de Jésus par Marie, et à sa virginité perpé­tuellement gardée après la naissance de Jésus. Ceux que l'Évangile appelle, à la mode araméenne, *frères* et sœurs de Jésus n'étant que des cousins, membres du clan. Tous les symboles répètent à l'envi de Jésus qu'il est né de *Spiritu Sancto ex Maria virgine.* *La Sainte Vierge* est le nom que nous donnons toujours à Marie, tandis que dans les pays germaniques, on la nomme de préférence : *Mutter Gottes*, en Italie : *La Madona.* Au IV^e^ siècle, Helvidius, Jovinien, Vigilantius (que saint Jérôme appelait ironiquement : Dormitantius) contestèrent par diverses arguties exégétiques la virginité perpétuelle de Marie. Saint Jérôme défendit la foi et fit resplendir le vrai sens des Écritures. Le Pape Sirice, en 392, condamna expressé­ment l'affirmation que Marie se serait comportée après la naissance de Jésus comme une épouse ordinaire et serait devenue, des œuvres de saint Joseph, mère d'autres enfants. C'était là une « impiété judaïque » (celle des Juifs tenant Jésus pour fils de Joseph, *ut putabatur filius Joseph*)*.* Le Concile de Latran de 649, non œcuménique mais très important, sous le Pape saint Martin I^er^ décréta (can. 3) : Si quelqu'un ne confesse pas, selon l'enseignement des Saints Pères que la très sainte Vierge et Immaculée Marie Mère de Dieu a, en toute vérité dans les derniers temps, conçu du Saint-Esprit, sans aucun principe humain (viril) le Verbe même de Dieu qui est né de Dieu avant les siècles, et qu'elle l'a mis au monde sans perdre son intégrité (in­corruptibiliter) et qu'après son enfantement, sa virginité est restée intacte (indissoluble), mais enseigne le contraire, qu'il soit condamné. » 126:107 Quoi de plus clair ? ([^68]) Immaculée Conception La troisième grande date dogmatique concernant la Sainte Vierge est le 8 décembre 1854, le troisième Document capital, la Bulle *Ineffabilis*, qui définit solennellement comme dogme de foi l'Immaculée Conception. Depuis que les chrétiens pensaient à Marie, ils la voyaient sans péché, toute sainte, *panagia*. Être toute sainte, c'est n'avoir rien de commun avec quelque péché que ce soit, et puisqu'on distingue le péché actuel et personnel qu'on com­met, dont on est personnellement responsable, et le péché originel qu'on contracte, être toujours sainte, c'est n'avoir jamais commis aucune faute et n'en avoir jamais contracté, n'avoir pas eu besoin d'en être purifié, comme on est lavé d'une tache. Cela semble on ne peut plus simple, et il peut paraître étrange que l'Église ait attendu 1854 pour procla­mer dogme de foi l'exemption de Marie de la tache du péché originel C'est qu'il avait fallu du temps pour dissiper des nuages, pour mettre en lumière que Marie loin d'être sous­traite à l'universelle nécessité de la rédemption par le Christ était tout au contraire bénéficiaire privilégiée de cette ré­demption, *meliori modo redempta*, non pas purifiée après coup de la tache contractée, mais préservée de la tache com­mune aux fils d'Adam. Dès lors se succèdent les actes du Saint-Siège en faveur de l'Immaculée Conception et de sa célébration liturgique, dont Clément XI fit une fête de pré­cepte, pour l'Église entière. Le Concile de Trente n'avait pas entendu inclure Marie dans le décret sur le péché ori­ginel, la question étant encore très débattue et le Concile ne voulant pas trancher les controverses entre théologiens catholiques ; mais il ne l'en avait pas formellement mise à part. 127:107 Après une série impressionnante de travaux et d'études, d'enquêtes théologiques, de dissertations, de vœux exprimés en faveur de la définition, Pie IX sans réunir un Concile œcuménique, mais s'étant assuré en consultant par écrit tous les évêques, de la foi de l'Église entière, publia la grande bulle *Ineffabilis* qui engage notre foi par la solennelle défi­nition que voici : « Par l'autorité de Notre-Seigneur Jésus-Christ, des Apôtres Pierre et Paul et la nôtre, nous déclarons, pronon­çons et définissons que la doctrine qui tient que la Bienheu­reuse Vierge Marie, au premier instant de sa conception a été, par privilège singulier du Dieu tout puissant, en vue des mérites de Jésus-Christ, sauveur du genre humain, pré­servée indemne (*præservatam immunem*) de toute tache du péché originel a été révélée par Dieu et donc doit être que fermement et constamment par tous les fidèles. » Ce fut une immense joie dans tout l'univers catholique, comme l'avait été, pour la ville d'Éphèse, la proclamation de Marie *Theotokos*. Pie IX usait ainsi au sujet de Marie du privilège de l'infaillibilité, admis lui aussi des fidèles, mais qui ne devait être défini comme dogme de foi catho­lique que seize ans plus tard, à Vatican I. Quatre ans après la bulle *Ineffabilis*, Marie, apparaissant à Lourdes à Bernadette qui lui demande son nom en patois du pays, s'appelle elle-même l'Immaculée Conception. Mais ce n'est pas parce que, de foi humaine, nous tenons apparitions pour authentiques, que nous croyons de foi divine et catholique au dogme de l'Immaculée-Conception. C'est que l'Église interprète de la révélation divine nous assure que ce privilège de Marie fait partie de cette révéla­tion. Marie se montrant à Lourdes a pour ainsi dire contre­signé l'acte du Vicaire de son Fils. L'Assomption Nul ne doutait non plus dans l'Église de la glorification de Marie, âme et corps. On pensait unanimement que les liens de la mort n'avaient pu la retenir : *mortem subiit tem­poralem nec tamen mortis nexibus deprimi potuit*, disait une oraison de la fête de l'Assomption célébrée dans l'Église depuis des siècles. Que l'Assomption fût formellement pro­clamée dogme de foi, on le souhaitait de plus en plus. Il y eut un grand mouvement de pétitions en ce sens. A nouveau consulté par écrit, l'épiscopat catholique témoigna de la foi des fidèles dans le monde entier. Devant une si puissante et ardente unanimité, la définition solennelle fut décidée. 128:107 Elle eut lieu le 1^er^ novembre 1950. Les innombrables pèlerins massés sur la place Saint-Pierre, les auditeurs de la radio purent entendre, les téléspectateurs entendre et voir Pie XII, entouré de 700 évêques (invités eux aussi sans être convo­qués en Concile) exercer à son tour au sujet de la Très Sainte Vierge le privilège défini quatre-vingts ans plus tôt (infaillibilité, assurée au Pape enseignant ex cathedra toute l'Église en matière de foi ou de morale). Pie XII disait à la Ville et au monde ce que nous pouvons relire et méditer dans la Bulle *Magnificentissimus Dominus* qui explique longue­ment dans son harmonie avec les autres, le glorieux privilège de Notre-Dame : « A la gloire du Dieu tout puissant, qui a témoigné à la Vierge Marie une si grande bienveillance, à l'honneur de son Fils, Roi immortel des siècles et vainqueur de la mort, pour augmenter la gloire de son auguste Mère, pour la joie et l'allégresse de toute l'Église, par l'autorité de Notre-Seigneur Jésus-Christ, celle des Bienheureux Apôtres Pierre et Paul et la nôtre, Nous proclamons, déclarons, définissons dogme de foi divinement révélé, que l'immaculée Mère de Dieu toujours vierge, Marie, le cours de sa vie terrestre achevé, a été assumée, (élevée) corps et âme à la gloire céleste. Si donc, ce qu'à Dieu ne plaise, quelqu'un a l'audace de nier ou de mettre en doute ce que nous définis­sons, qu'il sache qu'il est déchu tout à fait de la foi catho­lique. » Ce fut une des grandes *heures* de la vie de l'Église. Ainsi de nos jours s'achevait le cycle des définitions dogmatiques solennelles concernant Notre-Dame. La der­nière étape historique du dogme marial était franchie. Il n'y a pas encore seize ans u'elle l'a été. Depuis lors se sont succédés à un rythme plus rapide qu'auparavant les congrès de doctrine mariologique ou de piété mariale publications diverses. -- grands recueils, comme les impor­tants volumes de MARIA ; études particulières, monographies historiques et théologiques, revues spécialisées comptes rendus de travaux de sociétés d'études mariales etc. etc. de quoi remplir des bibliothèques entières. Les grands centres de dévotion à Marie n'ont pas vu diminuer mais plutôt augmenter l'affluence des pèlerins. Là aucun signe, à ma connaissance du moins, de récession de la doctrine ou de la dévotion envers Notre-Dame. 129:107 Mais d'autre part en même temps se sont manifestés d'inquiétants symptômes. Dans certains milieux, sous des influences diverses dont le diagnostic détaillé serait long, on a pu constater un déclin de la dévotion à Marie, non seulement dans telle ou telle de ses formes les plus popu­laires comme le Rosaire, mais en elle-même et jusque dans son principe. Non contents de l'abandonner pour leur propre compte, des prêtres même en sont venus à la déclarer périmée, « dépassée ». N'est-elle pas particulièrement inas­similable à nombre de nos frères séparés et donc obstacle à l'œcuménisme ? Ce n'est pas ce qu'a pensé Vatican II. Nous allons le voir ([^69]). 130:107 #### Marie et Vatican II A la lumière des enseignements du Magistère ordinaire de l'Église, des définitions dogmatiques par le Magistère extraordinaire, Conciles antérieurs et Pontifes romains, compte tenu de la liturgie des fêtes mariales, des exposés par les Pères et les Docteurs, les théologiens de la mario­logie, des pratiques de dévotion approuvées par la hiérarchie (comme le Rosaire auquel Léon XIII consacra quinze ency­cliques), les textes de Vatican II sur la Sainte Vierge prennent tout leur sens et peuvent être compris au mieux : Le texte capital est le chapitre VIII, *de Beata Virgine Maria*, de la Constitution dogmatique sur l'Église : *Lumen gentium*. Moins étendu que par exemple la Bulle *Ineffabilis* qui définit l'Immaculée-Conception ou la Bulle *Magnificentissi­mus Deus* qui proclame l'Assomption, ou telles encycliques mariales de Léon XIII ou de saint Pie X, le chapitre VIII de *Lumen Gentium* est pourtant, Paul VI l'a bien fait remarquer, le texte le plus ample, et la plus belle synthèse qu'un Concile œcuménique ait jamais consacré à Marie. Tout nourri d'Écriture Sainte, tout prégnant des richesses de l'enseignement traditionnel, sans jamais aller au-delà de ce qui est absolument incontestable pour un catholique, sans vouloir trancher aucune question encore légitimement débattue entre théologiens fidèles ([^70]), c'est incontestable­ment un document capital. Sous l'emprise de préoccupations diverses, les Pères du Concile disputèrent avec animation sur ce qui s'imposait ou convenait le mieux pour honorer dignement Marie et servir les intentions pastorales et œcuméniques du Concile : Consacrer à Notre-Dame un document spécial, ou une partie de la Constitution dogmatique sur l'Église en laquelle elle a sa place, unique et suréminente. 131:107 On a finalement pris ce dernier parti. Et c'est incontestablement le meilleur. Le Concile se demandait selon la for­mule de Paul VI : « Église, que dis-tu de toi-même ? Qui es-tu ? » Il se devait de demander : Que dis-tu qu'est en toi Marie, mère de ton Chef et Époux ? Voici donc comment s'articule dans la réponse d'en­semble à la question sur l'Église, la réponse à la ques­tion relative à Notre-Dame. L'Église est le corps (mystique) du Christ désigné par divers noms symboliques dans l'Écriture et la tradition doctrinale (ch. 1). Elle est le peuple de Dieu dans l'histoire entière du salut (ch. 2) ; Sa constitution divine est hiérar­chique. A sa tête le Pape, vicaire du Christ ; unis à lui les évêques du monde entier, tous investis par le sacrement de l'Ordre en sa plénitude, des pouvoirs de sanctification et de juridiction, docteurs et pasteurs. Unis au Pape, ils forment un corps, un collège, au sens précisé par une précieuse note explicative. Ici Vatican II prolonge, continue l'œuvre de Vatican I, qui, ayant entrepris d'expliquer la constitution de l'Église, n'avait pu définir que la primauté de Pierre continuée en ses successeurs et l'infaillibilité du magistère pontifical. Rien n'est atténué, tout est confirmé. Les simples prêtres participent au sacerdoce ministériel plénier dans l'évêque seul. Les diacres les aident (ch. 3) ([^71]). Dans l'Église, les baptisés confirmés qui n'ont point part au sacerdoce ministériel, les « laïcs », sont prêtres du sacer­doce commun -- *regale sacerdotium* -- des fidèles, habilités par le sceau baptismal au culte de Dieu selon le rite de la religion chrétienne (ch. 4). Tous dans l'Église, sont appelés à la perfection de la sainteté : « Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait. » Le Concile y insiste pour éliminer les restes et prévenir le retour de déplorables malentendus (ch. 5). Les « religieux » ajoutent à la consécration commune du baptême et à l'obligation qui en découle un complément de consécration par l'engagement à la pratique effective des conseils évangéliques de pauvreté, de chasteté, d'obéissance à des supérieurs selon une règle, dont toute la raison d'être est de favoriser, au prix de renoncements non prescrits à la lettre à tous les chrétiens, l'observation parfaite des pré­ceptes et surtout de ceux de l'amour de Dieu et du prochain à quoi se résument, Jésus l'a dit expressément, toute la loi et les prophètes (ch. 6). L'Église est missionnaire, tout en­tière et en chacun de ses membres selon ses possibilités, de mission donnée aux apôtres par l'Envoyé du Père, Jésus ressuscité. 132:107 « Allez, de toutes les nations faites des disciples, et baptisez-les au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, leur enseignant à garder tout ce que je vous ai prescrit. » (ch. 7). C'est alors le chapitre VIII consacré tout entier à Marie (*de Beata Virgine*) ([^72]). Le préambule est déjà à lui seul une brève synthèse situant Marie dans l'Église. Rachetée *meliori modo* par application anticipée des mérites futurs de son Fils en vue de sa dignité souveraine de Mère du Fils de Dieu et, par conséquent, fille privilégiée du Père et sanctuaire du Saint-Esprit. Par ce don de grâce éminent, elle l'emporte de loin sur toutes autres créatures célestes et terrestres. Mais en même temps elle se trouve dans la race d'Adam unie à tous les hommes à sauver et qui plus est mère spirituelle) des membres du Christ (mystique), parce qu'elle a coopéré par la charité à la naissance, dans l'Église, des fidèles qui sont les membres de ce chef. C'est pourquoi aussi elle est saluée comme membre suréminent et tout à fait singulier de l'Église et comme son magnifique type et exemplaire dans la foi et la charité, et l'Église catholique, instruite par l'Esprit Saint, l'entoure d'un sentiment de piété (tendresse) comme une mère très aimante. Le saint Concile donc, exposant la doctrine de l'Église en laquelle le divin Rédempteur accomplit le salut, entend illustrer soigneusement et le rôle de la Bienheureuse Vierge dans le mystère du Verbe incarné et du Corps mystique, et les devoirs des hommes rachetés envers la Mère de Dieu, Mère du Christ et Mère des hommes, surtout des fidèles, sans avoir toutefois l'intention de proposer une doctrine complète sur Marie, ni de dirimer les questions non encore mises en pleine lumière par le labeur des théologiens. C'est pourquoi sont conservées en leur droit (pour ce qu'elles valent) les opinions librement proposées dans les écoles catholiques touchant celle qui, dans la sainte Église, occupe après le Christ la place la plus haute et de nous la plus roche. (C'est ce qu'avait dit le Pape Paul VI dans son allocution lors de la deuxième session.) Les Conciles n'ont pas coutume de trancher par voie d'autorité les questions encore débattues entre théologiens fidèles : ils les laissent travailler et même se disputer. Il suffit au Concile de rappeler ce qui est certainement de foi. 133:107 C'est dans ce même esprit qu'il faut lire le corps du chapitre dont voici la substance : Annoncé par les Prophètes de l'Ancien Testament, le rôle de la Bienheureuse Vierge dans l'économie du salut est pleinement révélé dans le Nouveau : Marie à l'Annonciation accepte librement le rôle pour lequel Dieu l'a élue et en vue duquel il l'a préservée de toute tache et enrichie dès sa conception des splendeurs d'une sainteté absolument singulière. Elle se voue totalement par son fiat de servante du Seigneur, à la personne et à l'œuvre de son Fils, sous lui et avec lui, par la grâce de Dieu tout puissant, au mystère de la Rédemption. Les Pères, à la suite de saint Irénée, opposent éloquemment et profondément l'obéissance de Marie, nouvelle Ève, à la désobéissance de la première. L'union de la Mère et du Fils dans l'œuvre salutaire est manifestée dès le temps de la conception virginale du Christ jusqu'à sa mort, d'abord dans les mystères de l'enfance : nativité, présentation, recouvrement. Puis dans ceux de la vie publique où Marie paraît « de manière significative ». Elle intervient à Cana. D'elle plus que de tout autre se vérifient les paroles du Seigneur pro­clamant bienheureux ceux qui entendent la parole de Dieu et la gardent. Elle souffre avec son Fils, consent par amour à l'immolation de la victime née d'elle, est donnée pour mère au disciple. Après l'Ascension, elle attend l'Esprit promis avec les apôtres ; enfin, le cours de sa vie achevé, elle est exaltée comme Reine de l'univers pour être plus pleine­ment conforme à son Fils, Seigneur des Seigneurs. Il faut lire le texte complet et se reporter aux textes patristiques auxquels il renvoie. Jésus est l'unique médiateur qui s'est donné en rançon pour nous. Le rôle maternel de Marie n'offusque ni ne dimi­nue en rien cette unique médiation du Christ, mais en manifeste la vertu, car toute influence salutaire de la Vierge sur les hommes provient non de nécessité mais de la com­plaisance divine, découle des mérites du Christ, s'appuie sur sa médiation, en dépend totalement, y puise toute sa vertu. Loin donc de faire obstacle à l'immédiate union des croyants au Christ leur sauveur, elle la favorise et la facilite. Ah ! si tous nos frères séparés comprenaient cela, qui est au fond si simple ! Et le Concile de rappeler la doctrine traditionnelle tant de fois mise en lumière de la coopéra­tion singulière de la servante du Seigneur à l'œuvre de son Fils et Seigneur. Tout cela est dit en formules discrètes et sans nulle em­phase en termes parfaitement traditionnels : « Concevant, engendrant, nourrissant, présentant au Temple le Christ et compatissant avec lui mourant en croix, elle a coopéré de façon absolument singulière par obéissance, foi, espérance et brûlante charité à l'œuvre du sauveur, à la restauration de la vie surnaturelle des âmes. Pour cette raison elle est notre mère dans l'ordre de la grâce. » 134:107 Sa maternité s'exerce et s'exercera jusqu'à la consom­mation, de tous les élus. Loin de cesser à l'assomption ce rôle de « porteuse du salut » *salutifera* perdure. Par son intercession elle continue à nous obtenir les dons du salut. Par sa charité maternelle elle prend soin des Frères de son Fils encore pérégrinants dans les périls et l'épreuve vers l'éternelle patrie. C'est ce qui justifie les noms par lesquels on l'invoque : *avocate*, *auxiliatrice*, *médiatrice* ([^73]) (entre nous et le Médiateur), *adjutrice*. Les notes renvoient à de grands textes de Pères, de Docteurs, de Papes. Dans ce nouvel effort de présentation d'ensemble du mystère de Marie, apparaît l'intention de prévenir ou de dissiper toute fausse interprétation de la pensée commune et constante à laquelle l'Église ne peut renoncer. « Ce qui doit s'entendre sans déroger en rien ni rien ajouter à la dignité et à l'efficacité du Christ, unique médiateur. Nulle créature en effet ne peut jamais être comptée sur un pied d'égalité avec le Verbe incarné et rédempteur ; mais, comme le sacerdoce du Christ est parti­cipé de façons variées, soit par les ministres, soit par le peuple fidèle, et comme l'unique bonté de Dieu est diffusée diversement dans les créatures, ainsi la médiation du Rédempteur n'exclut pas, mais suscite chez les créatures une coopération dérivée de l'unique Source. A un tel rôle subordonné de Marie, l'Église n'hésite pas à professer sa foi ; elle en fait continuellement l'expérience et cherche à ouvrir à ce mystère le cœur des fidèles pour que soutenus par cette protection maternelle, ils adhèrent plus intimement au Médiateur et Sauveur. » Suivent de lumineuses affirmations sur l'intime union de Marie à l'Église, en raison de l'union à Jésus, au chef lui-même. Type de l'Église, (qui est elle aussi vierge et mère), exemplaire parfait, de foi inentamée au message divin, mère du Fils premier né, Marie est mère spirituelle des frères de ce Fils. 135:107 L'Église contemplant l'éternelle sainteté de Notre-Dame en gloire, imitant sa charité, accomplissant la volonté du Père en recevant fidèlement la parole, devient mère à son tour : par la prédication du message et le baptême elle engendre à la vie nouvelle et immortelle des fils conçus de l'Esprit Saint, nés de Dieu. Et elle est vierge, gardant intègre et pure la fidélité promise à son Époux, à l'imitation de la Mère de son Seigneur... Les vertus de Marie sont modèles pour l'Église. Tandis que l'Église atteint déjà dans la Vierge Marie la perfection sans tache ni ride, les fidèles s'efforcent de croître en sain­teté en triomphant du péché ; c'est pourquoi ils lèvent les yeux vers Marie rayonnant sur toute la communauté des élus comme exemplaire parfait des vertus. Méditant sur elle en la contemplant dans la lumière du Verbe incarné, l'Église vénère plus profondément le mystère suprême de l'Incarnation et devient de plus en plus confor­me à son Époux. Marie en effet entrée dans l'histoire du salut, unit et reflète en soi les plus hautes requêtes de la foi. Quand on la prêche et lui rend un culte, elle appelle les croyants à son Fils, au sacrifice de son Fils et à l'amour du Père. Et l'Église, en quête de la gloire du Christ, devient plus semblable à son type éminent (Marie) par un progrès conti­nu dans la foi, l'espérance et la charité, cherchant et secon­dant en tout la divine volonté. Dans son œuvre apostolique même l'Église regarde à bon droit vers elle comme exem­plaire de sa propre maternité. Le Concile expose alors la nature et le fondement -- du culte rendu à Marie dans l'Église. La définition d'Éphèse de la Maternité divine a donné à ce culte l'impulsion décisive et durable. La prophétie de Marie elle-même s'est vérifiée avec éclat : « Toutes les générations me proclameront bien­heureuse, parce qu'il a fait en moi choses grandes, le tout Puissant » (Luc, I, 48). Le Concile a bien soin de marquer que ce culte n'est pas un culte d'adoration comme pour son Fils ([^74]). Ce culte, tel qu'il a toujours existé dans l'Église a beau être absolument singulier, il diffère essentiellement du culte d'adoration rendu au Verbe incarné comme au Père et à l'Esprit Saint, et il le favorise. Les formes variées de la piété envers la Mère de Dieu, que l'Église approuve dans les limites de la saine et orthodoxe doctrine, et selon le caractère et le génie des fidèles, font que, quand la Mère est honorée, le Fils « pour qui sont toutes choses » et en qui « il a plu au Père éternel de faire habiter toute plénitude » est connu, aimé et glorifié, et ses commandements dûment observés. 136:107 Comment peut-on encore accuser l'Église de mariolâtrie ? Le Concile en effet recommande à nouveau le culte surtout liturgique de Notre-Dame. Il veut qu'on fasse grand cas des pratiques et exercices de piété envers elle admis au cours des siècles par le Magistère ([^75]), qu'on conserve reli­gieusement ce qui dans le passé a été décrété touchant le culte des images du Christ, de Marie et des saints (il n'était pas inutile de faire ainsi directement allusion à ce deuxième Concile de Nicée réprouvant les iconoclastes. Cela porte contre les néo-iconoclastes contemporains qui s'acharnent contre les statues de Notre-Dame et des saints). Le Concile veut que les prédicateurs s'abstiennent de toute surenchère (*ab omni falsa superlatione*) comme de toute étroitesse, qu'ils écartent avec soin tout ce qui dans les paroles ou les actes pourrait induire en erreur les frères séparés ou tous autres sur la vraie doctrine de l'Église. Et les fidèles doivent se souvenir que la vraie dévotion ne consiste ni en sentiment stérile et passager, ni en vaine crédulité, mais procède de la vraie foi qui nous fait recon­naître l'excellence de la Mère de Dieu, nous anime à l'amour filial envers elle et à l'imitation de ses vertus. C'est donc le juste milieu catholique entre ce qui serait « mariolâtrie » et l'extrême opposé des modernes cousins des anciens « antidicomarianistes » (= qui refusent d'ho­norer Marie). Le chapitre s'achève en montrant Marie signe d'espé­rance certaine et de consolation pour le peuple de Dieu pérégrinant, et par une exhortation. Comme la Mère de Jésus déjà glorifiée corps et âme dans les cieux est image et commencement de l'Église dans le siècle futur, ainsi sur cette terre jusqu'à l'avènement du jour du Seigneur, brille-t-elle comme signe d'espérance et consolation certaine aux yeux du peuple de Dieu. C'est pour le Concile une grande joie et consolation que ne manquent pas parmi nos frères séparés ceux qui appor­tent à la Mère du Seigneur et Sauveur l'honneur qui lui est dû, spécialement chez les orientaux... 137:107 « Que tous les fidèles supplient instamment la Mère de Dieu et la mère des hommes afin qu'elle-même jadis présente aux prémices des prières de l'Église, exaltée mainte­nant au-dessus de tous les bienheureux et les anges du ciel, intercède auprès du Fils dans la communion de tous les saints jusqu'à ce que toutes les familles de peuples ornées du nom chrétien ou ignorant encore leur Sauveur, se ras­semblent heureusement en paix et concorde en un seul peuple de Dieu pour la gloire de la Très sainte et indivisible Trinité. » ##### *Autres textes conciliaires sur Notre-Dame* En dehors des brèves mentions dans les chapitres anté­rieurs de la Constitution *Lumen gentium* elle-même, (nn. 46 et 50), ce sont les suivants : Constitution *De sacra liturgiæ *: « En célébrant le cycle annuel des mystères du Christ, la sainte Église vénère avec un particulier amour la Mère de Dieu unie d'un lien indissoluble à son Fils dans l'œuvre du salut. En Marie, l'Église admire et exalte le fruit le plus excellent de la Rédemption et contemple avec joie comme en un miroir très pur ce qu'elle-même désire et aspire à être tout entière (n. 103). » Décret sur la formation des prêtres : « Qu'ils aiment et entourent d'une confiance filiale la Bienheureuse Vierge Marie, que Jésus mourant en croix donna pour mère au disciple. » (n. 8 in fine). Décret sur la mise à jour de la vie religieuse : « Ainsi, par l'intercession de la très douce Vierge Marie, Mère de Dieu, dont la vie est pour eux tous une règle de conduite, ils (les religieux et les religieuses) connaîtront de continuels accroissements et porteront des fruits de salut plus abondants. » (n. 25 et dernier). Décret sur l'apostolat des laïcs : « De cette vie spirituelle et apostolique, le parfait exem­plaire est la très sainte Vierge Marie, Reine des apôtres. Menant sur la terre une vie sans éclat (*communem*), pleine de soucis et de labeurs familiers, elle fut toujours inti­mement unie à son Fils et coopéra de façon absolument unique à l'œuvre du Sauveur. Maintenant élevée au ciel, son amour maternel la rend attentive aux frères de son Fils dont le pèlerinage terrestre n'est pas achevé, qui sont engagés dans les peines et les épreuves, jusqu'à ce qu'ils parvien­nent à la patrie bienheureuse. Que tous aient donc pour elle grande dévotion et recommandent à sa sollicitude leur vie et leur apostolat. » (n. 4 in fine). 138:107 Décret sur l'œcuménisme : « Dans ce culte liturgique, les Orientaux magnifient par de très belles hymnes Marie toujours vierge, que le Concile œcuménique d'Éphèse proclama solennellement Mère de Dieu pour faire reconnaître le Christ vrai Fils de Dieu et Fils de l'Homme, selon les Écritures. » (III, 15.) Enfin le Décret sur les rapports de l'Église avec les religions non chrétiennes signale que « les Musulmans, qui ne connaissent pas la divinité du Christ, voient pourtant en lui un Prophète, honorent et parfois invoquent avec dévotion sa Mère Virginale, Marie ». \*\*\* Ainsi donc selon le Concile Marie est vraiment au cœur de l'Église. Elle est personnellement ce que l'Église est et as ire à être tout entière collectivement en la patrie. Elle est en un sens tout à fait sublime la « Fleur d'Israël », peuple de Dieu. Mère du Souverain Prêtre, sans avoir eu sur terre aucun pouvoir hiérarchique, elle est au sommet des grandeurs de sainteté en vue desquelles seule est instituée la hiérarchie ecclésiastique. Dans la Patrie, où elle est déjà depuis l'Assomption, ne subsisteront plus que les grandeurs de l'amour. Et Marie est, dans cet ordre, entre toutes les pures créatures, la grandeur suprême : *Benedicta tu inter mulieres*. Reine des Apôtres, reine et secours des évêques, des prêtres investis du pouvoir de renouveler sacramentel­lement, de manière non sanglante, le Sacrifice sanglant offert une fois pour toutes à la croix près de laquelle elle se tint debout, *Stabat Mater*..., elle est spirituellement la mère de tous les baptisés appelés à la perfection de l'amour, et spécialement de ceux qui s'engagent à y tendre, à son exemple, par la pratique des vœux et des conseils évangéliques, les religieux et les religieuses. Elle est la Reine aimée des missionnaires et la protectrice de l'Église tout entière en mission pour la conversion du monde entier à Jésus, le seul et universel Sauveur. Il convenait donc souverainement que le Concile la présentât dans toute la splendeur de son rôle à l'intérieur du mystère total du Christ Verbe incarné et de l'Église son Corps mystique et son Épouse. 139:107 En proclamant Marie Mère de l'Église dans la deuxième partie de son discours de clôture de la 3^e^ session promul­guant la Constitution *Lumen Gentium*, le Pape Paul VI a expressément tiré la conclusion de l'enseignement du Concile sur Notre-Dame. Le Concile l'appelle Mère des Pasteurs et des fidèles qui sont l'Église. Marie est donc Mère de l'Église. Il faut relire cette déclaration du Saint-Père et l'admirable prière qui la termine : pour le Concile lui-même, pour l'Église tout entière et spécialement pour les affligés, les persécutés, les éprouvés, pour le genre humain tout entier auquel l'Église propose le message de Jésus, son uni­que Sauveur ([^76]). ##### *Conclusion* Y aura-t-il jamais dans un avenir proche ou lointain, un ou plusieurs Conciles œcuméniques ? Et s'il y en a, où seront-ils convoqués et tenus ? Nul homme aujourd'hui n'en sait rien. C'est le secret de l'avenir. Tout pronostic serait parfaitement vain. Ce qui est certain et qu'on peut assurer sans crainte d'être jamais démenti, c'est qu'aucun concile œcuménique, aucun Pape agissant, seul, *motu proprio*, ou entouré d'un sénat d'Évêques convoqués par lui ne désavouera ce qu'ont défini relativement à la sainte Vierge les Conciles depuis celui d'Éphèse jusqu'à Vatican II ou les successeurs de Pierre jusqu'à Paul VI. La dévotion catholique à Notre-Dame, conséquence natu­relle et nécessaire en son fond, légitime et féconde en ses modalités concrètes reconnues par l'Église et encouragées par elle, pourra subir des assauts et fléchir çà et là. Ce n'est pas l'Église qui la déclarera dépassée et périmée. Jamais l'Église n'abandonnera le culte liturgique de la Mère de Dieu ; jamais elle n'oubliera ni ne laissera mettre en veilleuse la dévotion à la Mère spirituelle céleste des Pasteurs et des fidèles, sa Mère. Paul PÉRAUD-CHAILLOT. 140:107 ### Une définition de l'Église *du Cardinal Journet* par R.-Th. CALMEL, o.p. QU'EST-CE QUI FAIT L'Église ? Qu'est-ce qui constitue sa nature et lui donne d'être une communauté tout à fait à part, aussi bien parmi les nations et les sociétés temporelles que parmi les diverses formations religieuses ? Nous répondrons sans doute : la prédication de la foi et la profession de la foi ; nous rappellerons encore la dispensa­tion des sacrements et leur fréquentation. Nous n'aurons garde d'oublier les ministres de la parole de Dieu et de l'Eucharistie : Souverain Pontife, évêques et prêtres. Cepen­dant avec l'énumération de ces divers éléments tout n'est pas dit, et le principal est encore laissé dans l'ombre. Car l'Église étant le *Corps du Christ* est nécessairement en état de grâce ; vivante de la grâce et de la charité qui dérivent du Christ (par l'intermédiaire des ministres). Sans cela, sans la charité, comment cette communauté, cette formation religieuse, ce corps que nous appelons l'Église pourrait-il être dit : le corps mystique du Christ ? De même, comment l'Église pourrait-elle s'appeler *l'épouse du Christ si* elle n'était fervente dans son amour ? Que serait cette épouse s'il ne lui était pas essentiel d'aimer son époux, d'être transparente et immaculée dans la charité et la grâce ? (*sans tache ni ride* affirmait saint Paul aux Éphésiens). 141:107 Dès lors il apparaît nécessaire d'inclure la charité parmi les éléments constitutifs de l'Église. Les pouvoirs sont évidemment essentiels, et il est impossible de concevoir une Église dans laquelle n'existeraient pas, dérivant du Christ et soutenus par lui, les pouvoirs de célébrer la Messe, donner les sacrements, annoncer l'Évangile, faire des prêtres, régir tout le troupeau des prêtres et des fidèles. Mais il est encore plus impossible de concevoir une Église dans laquelle n'exis­terait pas la Charité, à laquelle le péché mortel appartien­drait en propre, qui commettrait des péchés mortels. (L'Église pardonne le péché mortel dans ses enfants pécheurs, elle l'efface par ses pouvoirs sanctifiants et par sa pénitence ; à Dieu ne plaise qu'elle-même s'en rende jamais coupable !) Or cette charité sans laquelle il n'existerait pas plus d'Église qu'il n'existe sans âme de corps vivant, cette charité n'est pas abstraite et en quelque sorte idéale, mais telle qu'il convient à des hommes ; en effet elle est en relation intime d'abord avec l'annonce de la foi (non pas un ensei­gnement fluctuant et vague, mais assisté par le Saint-Esprit) ; ensuite en relation avec ces signes visibles que sont les sacrements, signes sacrés bien définis et, pour ainsi dire, juridiquement déterminés. 142:107 La charité constitutive de l'Église est donc *sacramentelle et orientée* ([^77])*,* selon une exacte formule du cardinal Journet. D'où la définition qu'il donne : « L'Église est la communauté que l'Esprit Saint, en vue de la vie éternelle, rassemble sous la Charité du Christ, c'est-à-dire sous la charité en tant que sacramen­telle et orientée ([^78]). » Cette définition, et d'autres qui lui ressemblent, et qui ont le grand mérite d'inclure la charité en la rattachant aux pouvoirs d'ordre et de juridiction, n'est peut-être pas des plus courantes. Les formules qui s'inspirent de saint Bellarmin, beaucoup moins sûres, ne sont pas complètement abandonnées. Voici comment s'exprimait l'illustre contro­versiste jésuite du XVI^e^ siècle : « L'Église est la communauté des hommes rassemblés par la profession de la vraie foi chrétienne, et la communion des mêmes sacrements, sous le gouvernement de pasteurs légitimes et principalement de l'unique vicaire du Christ sur la terre, le pontife romain. » (Cité dans Journet, *l'Église du Verbe Incarné,* tome II, p. 1181.) De la charité rien ; aucune mention. Saint Bellarmin, préoccupé de combattre l'erreur d'une Église invisible, indépendante de la hiérarchie apostolique, essayait, dans sa formulation inadéquate, de montrer que l'Église est « une communauté d'hommes aussi visible et palpable que la communauté du peuple romain, le royaume de France ou la république de Venise ». Or c'est impossible. Car l'Église est sans doute visible, mais c'est d'une autre façon que le peuple romain ou la république vénitienne. Car si les pouvoirs de donner les sacrements, de prêcher et de gouverner, si l'exercice de ces pouvoirs, et d'abord leur nature, étaient du même type que ceux d'une république ou d'un royaume il n'y aurait plus le mystère *surnaturel* de l'Église ; l'Église serait rabaissée à une réalité de ce monde comme les cités et les principautés. 143:107 En réalité l'Église est visible et hiérarchique, mais pas à la façon des sociétés terrestres ; elle est visible comme porteuse d'un mystère de vie éternelle ; comme corps mystique du Fils de Dieu incarné. Ainsi que le répète le cardinal Journet : le Christ lui aussi était visible ; mais pas à la manière d'Hérode ou de Caïphe. Quand il prêchait le Royaume ou pardonnait les péchés, quand il apaisait la tempête ou remettait à Pierre les clés spirituelles, quand il instituait l'Eucharistie, quand il agonisait au jardin ou expirait sur la croix, il était visible comme porteur d'un mystère transcendant ; le mystère du Fils même de Dieu, *plein de grâce et de vérité*. Malgré la distance entre le corps physique du Verbe incarné et son corps mystique, il faut dire que les pouvoirs, la hiérarchie, la vie chrétienne dans l'Église ont une visibilité du même type que celle du Verbe incarné, et manifestent les réalités surnaturelles. \*\*\* Affirmant que l'Église est une société nous devons enten­dre ce mot en un sens analogique, -- selon l'analogie de la foi précisent les théologiens. L'Église n'est pas une société humaine en plus grand et en plus beau, mais une société autre -- surnaturelle -- et cependant une société. Les caractères de toute société s'y retrouvent assurément : bien commun, autorité, pouvoirs, hiérarchie, mais leur réalité sensible et juridiquement précisée se rapporte à une sphère infiniment plus intérieure que dans aucune société de ce monde ; la sphère du secret des cœurs et de leur union surnaturelle à Dieu dans le Christ Jésus. Jamais les pouvoirs d'une cité de la terre ne parviendront à purifier mon cœur, à délier mon âme ; et *tous les baumes de toutes les Arabies ne suffiraient pas à nettoyer cette petite main.* -- Au contraire, les pouvoirs de l'Église, spontanément, atteignent à l'intime de l'être, dans la zone accessible à Dieu seul et à son Fils unique notre Rédempteur ; ces pouvoirs dénouent les liens de l'âme coupable, lui procurent cette nourriture mystique qui est la chair même du Christ, l'in­troduisent dans la lumière des secrets ineffables de Dieu. « Allez en paix et communiez souvent » répètent les confes­seurs à longueur d'après-midi les veilles de fête... Tels sont les pouvoirs de l'Église. Ils atteignent au secret des cœurs, ils apportent dans ce recès ultime la grâce et la lumière de Jésus-Christ. 144:107 L'Église n'est pas la communauté d'un bien commun terrestre, aussi précieux soit-il, mais la communauté de la vie divine dérivée du cœur du Christ, communiquée par les pouvoirs des ministres du Christ. (Sans doute l'Église exerce-t-elle une influence considérable sur les cités de ce monde et, par ailleurs, c'est pour elle un droit inaliénable d'être reconnue comme seule Église vraie par les pouvoirs publics mais en elle-même elle est d'un autre ordre : surnaturel.) Ainsi les termes de société, peuple, communauté appel­lent-ils une transposition analogique quand on les applique à l'Église. Les pouvoirs hiérarchiques dans l'Église présen­tent sans doute une détermination juridique, mais ici le juridique est d'un ordre transcendant ; car les pouvoirs, juridiquement définis, sont les pouvoirs surnaturels ; surna­turels par leur origine puisqu'ils remontent aux Apôtres, et au Christ par les Apôtres ; surnaturels dans leur exercice puisqu'ils sont assistés de telle sorte que le dépôt révélé soit transmis intact et annoncé infailliblement ; de telle sorte également que la dispensation des sacrements soit perpé­tuelle et valide. Vous pensez peut-être, en lisant ces propos sur la trans­cendance des pouvoirs hiérarchiques dans l'Église, à ces évêques du temps du premier Empire qui donnaient l'im­pression d'être des « préfets violets » comme on disait à l'époque ; vous pensez à certains prêtres qui usent de leurs pouvoirs avec Une vulgarité à faire frémir ; à les écouter et les voir faire on ne peut s'empêcher de trembler dans la crainte du sacrilège et de la profanation. Vous auriez peut-être envie de vous dire : toutes ces considérations sur la manière analogique dont se réalisent les notions de société et de pouvoir dans l'Église c'est bien intéressant ; mais enfin je ne trouve pas une telle différence entre les façons d'agir de tel dignitaire ecclésiastique et de tel dirigeant de l'admi­nistration civile. -- Sans doute, mais vous ne diriez tout de même pas que l'Église soit engagée, comme telle, dans ces attitudes déconcertantes ou écœurantes. Nous ne faisons pas remonter jusqu'à l'Église la nonchalance ou la vulgarité d'un prêtre qui ne respecte pas la Messe qu'il célèbre, mais bien la validité de la célébration qu'il tient de son pouvoir inamissible, et aussi la sainte patience des fidèles qui persé­vèrent malgré le relâchement de tel ou tel prêtre. 145:107 Nous ne rapportons pas à l'Église les propos néo-modernistes de certains prédicateurs, mais bien les déclarations infaillibles du magistère, ainsi que la pureté de la foi des chrétiens qui demeurent inébranlables malgré les prédications aberrantes d'une « foi rectifiée » ([^79]). Enfin nous n'attribuons pas à l'Église l'abus de pouvoirs des prélats qui ont persécuté les saints, mais la validité de ces pouvoirs et la ferveur des saints. Ainsi, qu'il s'agisse d'enseignement, de sacrement, de juridiction l'Église est une communauté irréductible à nulle autre pour deux raisons décisives : d'abord ces réalités communautaires se situent dans la zone de la vie surnatu­relle, de l'union à Dieu par la grâce de Jésus-Christ ; en­suite elles subsistent inaltérées malgré les péchés des mi­nistres ou des fidèles. L'Église est bien une communauté avec les propriétés et différenciations qui conviennent à une communauté ; avec des pouvoirs et une hiérarchie, des fonc­tions et des privilèges, mais parce qu'elle est surnaturelle c'est une communauté en un sens non pas univoque mais analogue, -- conformément à l'analogie de la foi. Je suis toujours étonné de voir que, sauf exception, les études sur l'Église insistent peu sur le caractère analogique des termes (qui reviennent constamment) de hiérarchie, de société et autres semblables. Le débutant dans les études théologiques sait fort bien que dans le mystère de la Trinité le terme de personne se prend en un sens, tout ce qu'il y a de plus vrai certes, mais analogue. C'est une des premières notions que lui enseignent ses maîtres. Ils lui font égale­ment observer, dès le début du traité de la grâce, que ce terme, appliqué à la grâce surnaturelle, prend une valeur analogue. De même le terme union dans le mystère de l'In­carnation rédemptrice. Cette union en effet, qui est infini­ment réelle, n'est quand même pas du même type que celle de l'âme et du corps en notre personne ; celle de l'aimant et de l'aimé dans l'amitié ; elle est d'un type tout à fait spécial puisqu'une personne divine, un de la Trinité, fait subsister, sans l'altérer en rien, une nature humaine (pleine de vérité et de grâce). Or dans les explications sur l'Église, il est trop rare qu'on nous rende attentif à ce qui est cepen­dant essentiel : sans doute l'Église est-elle à juste titre déclarée société, royaume, peuple ; mais elle n'est pas pour autant une société humaine en plus beau, ni un royaume en plus grand. 146:107 Elle est une société d'un type irréductible à toute autre, notamment parce que son âme est la charité théologale (sacramentelle et orientée) et non pas un bien commun terrestre et périssable ; -- elle est un royaume vraiment à part puisque son *roi ne vient pas de ce monde *; et les pouvoirs qu'il détient et qu'il a communiqués à ses ministres ne procèdent pas des dons de la nature ni du choix des hommes ; divins par leur origine ces pouvoirs sont capables, en eux-mêmes, de tourner l'homme vers Dieu, car ils atteignent en chacun cette zone de profondeur où Dieu veut habiter. -- Ainsi la réflexion sur le mystère de l'Église commence à devenir satisfaisante si nous percevons la portée analogique des vocables qui la désignent et des éléments qui la constituent. \*\*\* Dans nombre d'études ecclésiologiques parues ces dernières années on constate, avec un réel malaise, que l'auteur ne parvient pas à situer les pouvoirs hiérarchiques par rap­port à la charité et à la vie intérieure les divers éléments qui composent nécessairement l'Église pouvoir d'ordre et de juridiction, grâce et charité, fonctions et états de vie demeurent mal intégrés : on montre bien par exemple que le corps mystique est une communauté d'amour et de grâce, mais on ne fait pas assez voir que cette grâce découle du baptême, est nourrie par l'eucharistie, éclairée par la prédication, et demande à fructifier à tel ou tel poste où l'on n'est jamais exempt d'une certaine soumission à l'au­torité ecclésiastique ; bref cette vie intérieure dont on saisit qu'elle est essentielle à l'Église on ne trouve pas (ou l'on ne parvient pas à faire saisir) qu'il lui est essentiel d'être sacramentelle et orientée. Par une erreur inverse d'autres conviennent que l'Église comporte nécessairement une hié­rarchie et des pouvoirs déterminés, des sacrements et un magistère, mais ils estiment que cela suffit à constituer l'Église, de sorte que la vie intérieure, les relations intimes de l'âme avec Dieu, et finalement le salut surnaturel, seraient situés au-delà de l'Église. Celle-ci ne serait pas plus qu'une organisation juridique. Hors de l'Église telle qu'ils l'en­tendent il y aurait salut, sanctification et vie mystique. 147:107 Ces théories, qui n'arrivent pas à unir, mais tendent plutôt à disloquer pouvoirs hiérarchiques et charité, qui méconnaissent leurs rapports intrinsèques, ne laissent pas de tirer gravement à conséquence. S'il est admis en effet que la Grâce et la charité n'ont pas besoin, dans notre état de fait, des sacrements et de la profession de la foi, on doit conclure qu'il est indifférent d'appartenir visiblement et complètement à l'Église ou de demeurer dans une formation religieuse qui est étrangère aux sacrements et au *Credo* ; la mission de l'Église n'a plus de véritable raison d'être. -- On aboutit du reste à la même conclusion si l'on soutient que l'Église se réduit à un appareil juridique ([^80]) et que la sanc­tification et la vie mystique se situent au-delà. S'il en était ainsi, les adeptes des confessions non-chrétiennes qui sont en état de grâce se trouveraient au fond, par rapport au salut, dans la même condition que les baptisés. Il n'y aurait pas pour eux, renfermée dans la grâce elle-même, une vraie nécessité d'être pleinement incorporés au Christ par les sacrements et la profession du seul *Credo* véritable. Il est vrai que l'on nous dit de plus en plus d'abandonner tout souci de conversion. Ce qui importerait ce serait de cohabiter pacifiquement avec les musulmans ou les boud­dhistes, les calvinistes ou les luthériens ; après tout, puisque la grâce atteint les hommes de ces diverses confessions, leur entrée dans l'Église catholique est secondaire, facultative, voire nuisible en ce qu'elle risque de créer des tensions que Dieu ne demande pas. 148:107 Raisonner de la sorte, c'est trahir le précepte absolu du Seigneur : *allez*, *enseignez toutes les nations, prêchez l'Évangile à toute créature, baptisez au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, apprenez aux hommes* à *garder tout ce que je vous ai prescrit.* Raisonner de la sorte c'est méconnaître l'inclination invincible de la grâce. Il n'est pas douteux que le Verbe de Dieu incarné *qui éclaire tout homme venant en ce monde* n'envoie sa lumière et sa grâce même aux pauvres hommes qui sont égarés dans les ténèbres de formations religieuses étrangères ou hostiles à l'Église. Mais cette grâce incline au baptême ceux qu'elle visite (même s'ils n'y parviennent jamais) bien loin de les en dispenser, les tourne mystérieusement vers une profes­sion de foi qui n'est point celle de leur groupe religieux, mais bien celle que nous proclamons cum *Petro in Christo*. Esti­mer qu'il est indifférent ou facultatif de recevoir la grâce « dans les ténèbres de l'idolâtrie ou de l'islamisme » (comme disait Léon XIII) ou dans le bercail radieux de l'Église catholique, c'est ne pas voir que l'idolâtrie ou l'islamisme contrarient cette grâce, dans une très large mesure, par le patrimoine d'infidélité qui leur, est incorporé, tandis que l'Église catholique est la seule messagère de la grâce insti­tuée par le Seigneur, sainte et indéfectible. Affirmer qu'il est essentiel à la grâce qui nous fait membre du Christ, d'être sacramentelle et orientée ce n'est pas affirmer que, dans les régions où la grâce ne découle pas encore des sacrements, elle n'est pas présente et agissante de sorte qu'il ne se rencontrerait aucun membre du corps mystique. C'est faux évidemment car la grâce est descendue même dans *les régions de l'ombre de la mort*. Mais on affirme que dans l'ombre de la mort elle n'a visité les cœurs fidèles qu'en vue de les tourner vers l'appartenance plénière à l'Église, vers les sacrements et le *Credo*, bien loin de les confirmer dans leur situation anormale. Le Christ en effet a voulu, pour le salut des hommes, non pas une grâce indé­pendante de tout moyen visible, mais une grâce qui dérive de la Passion par les sacrements, qui soit entretenue et nourrie à l'intérieur d'une communauté hiérarchique, dépo­sitaire et annonciatrice de son Évangile. 149:107 Seule, la notion d'Église comme communauté de grâce sacramentelle et orientée permet de faire droit, *sans tomber dans le relativisme,* à l'une des grandes questions contemporaines : n'y a-t-il pas des justes, et même de vrais mys­tiques, hors des frontières *apparentes* de l'Église visible ? Il faut répondre oui. Il faut ajouter que ces justes ne sont hors des frontières de l'Église visible qu'en apparence, puis­que la charité les fait déjà appartenir au Christ, les constitue membres de son corps mystique. Il faut préciser enfin que, s'ils appartiennent au Christ et à son Église, leur apparte­nance toutefois est seulement initiale, précaire, contrariée de multiple façon par les croyances et les mœurs de leur groupe religieux. Entrer pleinement dans l'Église n'est point pour eux une démarche facultative, c'est une exigence ins­crite dans la grâce qu'ils ont reçue. \*\*\* « Anti-juridisme », nous répète-t-on depuis une vingtaine d'années : c'est par là que se distingue l'Église. Si par juri­disme on désigne seulement une outrance ; si l'on entend rejeter cette déformation qui « fait prévaloir la réglementa­tion d'une chose sur son sens, sa nature intime et son ser­vice réel », alors on fait bien d'être anti-juridique. Je remarque seulement que les textes ne suffiront jamais à surmonter le juridisme ainsi entendu. Il y faudrait l'intelli­gence et le caractère, ces biens inestimables qui ne sont pas conférés par les textes. Dans la mesure où les détenteurs de l'autorité ne sont pas des hommes intelligents et des hommes de cœur, comment échapper aux abus ou aux carences de l'autorité, à l'inertie des bureaucrates et des faiseurs de dossiers, au pouvoir parallèle de noyaux clan­destins, au ressentiment ou à l'arrivisme des profiteurs de la délation ? En tout cas, si l'anti-juridisme ne désigne rien d'autre qu'un anti-abus je ne serai pas le dernier à applau­dir. Seulement je m'aperçois que trop souvent l'anti-juri­disme s'attaque à autre chose qu'une outrance ou une défor­mation. C'est l'exercice, même le plus normal, des pouvoirs les plus nécessaires que l'on repousse comme étant entaché de juridisme. On soutient par exemple la théorie suivante : confesser un par un des pénitents qui attendent en foule, au lieu de les liquider tous à la fois par une absolution com­munautaire, c'est tomber dans le juridisme ; on trouve encore du juridisme dans le fait d'admettre comme toujours valables les définitions dogmatiques de Trente ou de Vati­can I. 150:107 De sorte que, trop souvent, sous prétexte de dénoncer le juridisme, on s'attaque à la dispensation comme telle des sacrements et non à certaines malfaçons on combat les dogmes en eux-mêmes et non pas une manière simpliste ou assez plate de les présenter ; on repousse l'autorité hiérar­chique en elle-même et non pas ses insuffisances. Or s'il y a des insuffisances et des abus dans l'Église -- à vrai dire il y en aura toujours puisque l'Église, quoique sainte, est composée de pécheurs (dont nous sommes) -- il faut attribuer ses carences à la faiblesse ou à la malignité des hommes et non pas aux pouvoirs eux-mêmes. Ainsi que l'expliquait lumineusement Pie XII dans l'encyclique *Mystici Corporis* (fin de la première partie) : « Si l'Église manifeste des traces évidentes de notre humaine faiblesse, il ne faut pas l'attribuer à sa constitution juridique mais au penchant au mal qui est dans les personnes. Son divin fondateur le souffre jusque dans les membres les plus élevés de son corps mystique en vue d'éprouver la vertu des brebis et des pas­teurs, de faire croître en tous le mérite de la foi chrétienne. Le Christ n'a pas voulu que les pécheurs fussent exclus de la société formée par lui. Si donc certains membres souffrent de maladie spirituelle ce n'est pas une raison de diminuer notre amour envers l'Église, mais plutôt d'augmenter notre piété envers ces membres... Ce n'est pas à l'Église qu'il faut reprocher les faiblesses et les blessures de certains de ses membres, au nom desquels elle-même demande à Dieu tous les jours : *Dimitte nobis debita nostra*, et au salut desquels elle se consacre sans relâche, avec toute la force de son amour maternel. » Pour peu que l'on y réfléchisse on aperçoit les deux questions aiguës que pose ce beau texte : la présence fré­quente du *monde* dans le cœur des chrétiens, mais aussi l'immunité de l'Église à l'égard du *monde.* Qu'il s'agisse des convoitises considérées à l'intime de chacun de nous, qu'il s'agisse de leur organisation sociale d'autrefois (surtout par des tyrans, ennemis du nom chrétien), ou de leur organi­sation sociale moderne (surtout par les sociétés occultes et les autorités parallèles), bref quelle que soit la forme de réalisation du *monde,* le monde comme tel n'a point de part en l'Église ; car elle est pour jamais *l'épouse du Christ, sans tache ni ride, ni rien de semblable, mais sainte et imma­culée* (Eph., V, 27). 151:107 Après avoir tracé les grands traits d'une analyse différentielle entre l'Église et les cités terrestres, il serait fort utile de tenter une autre analyse qui marquerait, non pas l'analogie, mais l'opposition et l'irréductibilité de l'Église à tout ce qui est du *monde* (le *monde* dans le sens johannique que je viens de rappeler). J'espère entreprendre ce travail dans une note sur *les trois cités engagées dans l'histoire.* Observons simplement pour aujourd'hui que la probléma­tique, comme l'on dit, s'est beaucoup déplacée depuis saint Robert Bellarmin et le XVI^e^ siècle. Ce qui préoccupe aujour­d'hui tant de publicistes ou de conférenciers, ce n'est pas précisément de comparer l'aspect social de l'Église et sa visibilité avec la république de Gênes ou de Florence, c'est bien plutôt de faire évanouir l'Église dans un monde en évolution. Sans toujours l'exprimer ouvertement, ils suggè­rent que l'Église se ramènerait à être une composante du monde, un monde décrété en état de construction et de transformation ; composante particulièrement noble c'est entendu, mais en définitive simple composante. Depuis peut-être une vingtaine d'années il s'est opéré, sous prétexte de prise de conscience de ce qu'est l'Église, une réduction pro­gressive des dogmes surnaturels à des concepts d'inspira­tion hégélienne et teilhardienne. La préoccupation d'un certain nombre de clercs n'est plus de montrer que l'Église est une société surnaturelle, une, sainte, catholique et apos­tolique ; leur grand souci est de mettre dans la tête des fidèles cette idée nouvelle que l'Église -- dont ils s'abstien­nent de donner une définition formelle et rigoureuse -- est apparue parmi les hommes pour leur offrir, avant tout, sa collaboration sincère dans la construction de la planète. Non seulement ce qui est second dans l'Église, c'est-à-dire la vertu d'inspirer et d'animer une civilisation digne des hommes rachetés, est présenté comme son caractère princi­pal et quelquefois unique ; mais même l'effet second de l'activité de l'Église est ruiné et rendu impossible parce que l'on refuse désormais de définir la civilisation (que l'Église doit inspirer et garder) en termes de droit naturel, en terme d'héritage historique conforme au droit naturel. 152:107 La notion fumeuse de construction de la terre tend à se substituer à la claire notion de civilisation chrétienne ; et ce que l'on requiert désormais de l'Église c'est qu'elle déclare aux constructeurs entreprenants et illusionnés de je ne sais quelle terre nouvelle : « Je vous ai compris ; je suis humaine au même titre que vous ; vos espoirs sont mes espoirs et je fais miennes vos ambitions ; je vous apporte une franche collaboration et je pense que vous en serez contents. » Eh ! bien on aura beau faire, l'Église ne se confond pas plus avec le monde en construction qu'avec la répu­blique de Florence ; et même infiniment moins, car la république de Florence ou les cités terrestres ayant des structures normales sont pénétrables à l'Église ; celle-ci les élève au-dessus d'elles-mêmes, les fait resplendir en chré­tientés. Or c'est bien impossible pour le monde anti-naturel qui cherche à se bâtir, un monde prométhéen et qui tend à rendre impossible toute attitude religieuse. L'Église ne peut faire quelque chose avec lui que s'il accepte les exorcismes et la pénitence. Il reste que des méthodes redoutables de conditionne­ment sont mises en œuvre pour nous faire admettre une Église vidée de surnaturel, comme l'on s'est appliqué (comme l'on s'applique toujours) à nous faire admettre une Eucha­ristie vidée de la présence réelle. Les procédés se ressem­blent. On ne nous déclare pas brutalement : aucune pré­sence dans l'Eucharistie, mais on nous invite à nous défaire d'une conception « physiciste et moyenâgeuse » de la pré­sence substantielle du Seigneur, sous les apparences du pain et du vin consacrés. Présence réelle si nous y tenons ; mais comme glose un bulletin paroissial du 20 février 1966 « Présence réelle du Christ dans l'assemblée par le lien de la charité ; et la présence eucharistique est comme le signe de cette présence réelle du Christ dans l'Église assemblée. » Ainsi l'union de charité entre les chrétiens assemblés est dénommée présence réelle du Christ ; et la présence subs­tantielle du Christ sous les espèces consacrées n'est rien d'autre que le signe de sa présence dans l'assemblée. Ainsi, d'après ce bulletin paroissial, le pain et le vin consacrés prennent sans doute une signification religieuse mais demeurent dans leur réalité substantielle, du pain et du vin. Le dogme eucharistique est éliminé. 153:107 Mêmes, équivoques insidieuses pour faire admettre la non-distinction essentielle entre l'Église et le monde. On ne va pas affirmer carrément : « L'Église n'est pas une société surnaturelle. » On use de procédés plus habiles. On insinue avec une damnable ambiguïté : « Bien sûr, nous pouvons toujours dire que l'Église est une société surnaturelle ; mais ne nous attardons pas à de vaines notions entachées tantôt de juridisme, tantôt de mysticisme. Pensons aux grands problèmes de l'heure qui ne sont pas tellement l'accès au Royaume de Dieu que l'alphabétisation univer­selle, l'abolition de la faim, le contrôle des naissances et la paix définitive ; comprenons une bonne fois que la mission première de l'Église se situe au cœur même de ces soucis harcelants de l'humanité en marche. La mission de l'Église n'est plus tellement de travailler, comme on dit, pour l'autre monde mais bien pour un monde autre. » Il ne faut pas avoir l'oreille bien affinée pour percevoir en de tels propos la voix tentatrice de l'Ennemi. « Si tu es l'Église de Dieu, ordonne que ces pierres deviennent du pain... Je te donnerai le monde et ses royaumes si tu m'ado­res et tombes à mes genoux. » Que répond l'Église, que répond le chrétien qui est vrai fils de l'Église : « L'homme ne vit pas seulement de pain mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu... Arrière Satan, tu adoreras le Seigneur Dieu et ne serviras que lui seul. » Est-il besoin d'ajouter que pour donner cette réponse en vérité au milieu de la confusion de notre temps, pour répondre ainsi au sujet de la mission de l'Église, il est nécessaire au chrétien à la fois de laisser grandir en son âme cette charité théologale (sacra­mentelle et orientée) qui est l'âme de l'Église et d'avoir, sur ce grand mystère, des idées qui soient conformes à l'analogie de la foi. R.-Th. CALMEL, o. p. P. S. -- Puisque le retard de la parution de cette note nous rend la chose possible, nous transcrivons les remarques particulièrement justes du Père Leroy, o.p. sur la définition de l'Église comme société de la grâce chrétienne (Revue Thomiste 1966, pages 116 et 117) : 154:107 « Le P. Congar, o.p. nous confie que, la première fois qu'il a enseigné le traité de l'Église (en 1932-1933), il a « cherché à mettre en œuvre les catégories de l'analyse thomiste de la société. Elle s'avéraient insuffisantes dès lors qu'on posait ce qu'il y a de plus spécifique dans le bien commun de l'Église. » (*Sainte Église*, publiée aux édit. du Cerf à Paris, page 35.) Cette expérience d'un professeur à ses début devra-t-elle représenter un argument déter­minant pour la solution du problème lui-même ? Il nous semble au contraire que c'est dans la notion analogique de société que débouchent spontanément et que convergent les divers thèmes ecclésiastiques, moyennant la double transposition à laquelle nous invitait *Mystici corporis* des réalités physiques ou biologiques aux réalités socio­logiques, des données d'ordre naturel aux données d'ordre surnaturel. S'il en est ainsi, le peuple de Dieu qui est le Corps et l'Épouse du Christ se « définira » (en théologie spéculative) comme la société (ou la communauté) de la grâce chrétienne : surnaturelle par conséquent et christique, non seulement en sa fondation et sa finalité, mais en sa texture même, selon sa cause formelle. L'Église n'est pas une société et quelque chose d'autre, pas plus que l'homme n'est un corps et quelque chose d'autre, ou le Christ un homme et quelque chose (ou quelqu'un) d'autre. L'homme est un corps vivant, mais tel que le principe qui l'anime est une âme spirituelle. Le Christ est homme, mais tel que cet homme n'est pas une personne humaine, mais Dieu même subsistant en notre humanité, moyennant l'assomption, dans sa « Personne composée », d'une nature humaine complète à son Être divin. Et, de même, oserons-nous dire, l'Église est une com­munauté d'hommes visiblement rassemblée et structurée, dont le principe intérieur de communion est d'ordre surnaturel et divin, elle est une société telle qu'elle soit en vérité la communion des saints, le Corps du Christ, mystiquement le Christ lui-même, -- et cela grâce à l' « assomption » dans sa réalité complexe, de données socio­logiques qui s'y trouvent surnaturalisées en leur être et donc ne présentent plus qu'une similitude analogique proportionnelle (im­pliquant donc une différence essentielle) avec lieurs réalisations de l'ordre naturel. Cette « définition » représente, croyons-nous, -- mais ce n'est pas ici le lieu d'en administrer la preuve, -- la pierre d'angle d'un traité d'ecclésiologie spéculative, le principe auquel se rattachent et en fonction duquel s'ordonnent toutes les vérités concer­nant sa nature et ses causes, son déroulement temporel et son destin éternel. » 155:107 ### Entre Adam et Jésus-Christ par D. MINIMUS NOUS VOICI PROCHES du temps de l'Avent, qui commen­cera le dernier Dimanche de novembre. Cette épo­que de l'année liturgique nous rappelle deux *attentes* (car tel est le sens du mot *avent*) extraordinaires l'une et l'autre ; celle d'un Sauveur désiré par l'humanité depuis Adam, celle de la naissance de Jésus pendant les neuf mois qui séparent l'Annonciation de Noël. Les savants d'aujourd'hui ont rendu pour nous comme palpable l'immensité des temps qui séparent Adam de Jésus-Christ, et les trouvailles archéologiques nous font connaître les outils des plus anciens âges, ceux du moins qui pouvaient résister, et ces outils primitifs nous prouvent que ceux qui les firent étaient doués de raison. Comment douter que les plus anciens hommes ont réfléchi sur la vie et sur la mort ? 156:107 Les peintures si belles de Lascaux, qui ont été peintes il y a quatre cents siècles, nous donnent une idée du pouvoir d'abstraction de ceux qui les ont faites, car quoi de plus abstrait qu'un simple trait pour signifier (en supprimant une dimension de l'espace) profondeur, mouvement, volume et vie ? Le pouvoir d'abstraction de ces anciens hommes ne nous est plus signifié que par les arts plastiques, mais il était le même en son centre, qui est l'esprit. Il y a plus : la figure de l'homme mourant devant un bison blessé dont pendent les entrailles, a été peint avec une *tête d'oiseau...* Que signifie ce symbole, sinon le départ de l'âme ? Enfin dès que les hommes ont pu nous transmettre leur langage, nous entendons une plainte universelle, le désir d'un salut et l'ignorance complète de la manière dont il pourrait advenir. Sauf chez le peuple juif, chez qui la lumière se fait progressivement dans l'esprit des prophètes sur le salut de l'humanité. Et saint Pierre nous dit (1, 10) : « *Sur ce salut, ont fait enquête et investigation les prophètes qui ont pro­phétisé sur la grâce qui vous était réservée.* ^11^* Ils ont re­cherché quels hommes et quels temps avait en vue l'Esprit du Christ qui était en eux, lorsque, par avance ils attestaient les souffrances du Christ et la gloire qui les suivrait.* ^12^ *Et il leur a été révélé que ce n'était pas pour eux-mêmes, mais pour vous qu'ils préparaient ces choses à vous présentement an­noncées par ceux qui vous ont évangélisés dans l'Esprit Saint envoyé du ciel ; choses que les anges voudraient bien con­templer.* » Et saint Pierre ajoute : « ^20^ *Prédestiné avant l'origine du monde,* (*le Christ*) *a été manifesté à la fin des temps pour vous*. » Cette « fin des temps » m'étonnait jadis. Quand on est jeune, le temps paraît commencer avec vous. Mais au­jourd'hui, nous savons le passé de l'homme très ancien et l'achèvement de la Révélation peut en effet avoir eu lieu à la fin des temps, comme dit saint Pierre. Ainsi l'humanité a vécu entre Adam et Jésus-Christ, entre le père qui lui a transmis les effets de sa faute et le frère qui devait l'en sauver. Et nous-mêmes qui connaissons cette histoire, nous pouvons demeurer avec Adam ou courir après Jésus-Christ, dans l'odeur de ses parfums. Hélas ! nous al­lons souvent de l'un à l'autre ; chaque péché, même véniel, nous éloigne de Jésus et nous attire vers Adam. 157:107 Le choix nous est offert, il se répète chaque jour, à chacun de nos actes. Les tentations nous incitent à vivre comme Adam, l'Esprit de Dieu nous présente sa gloire. Nous hésitons souvent, mais la liberté n'est pas ce qui nous permet d'hési­ter ; ce sont les concupiscences, car nous ne sommes vraiment libres que lorsqu'ayant dépouillé le vieil homme, nous courrons à notre véritable fin. Telle est la vie chrétienne. « *Et l'Esprit et l'Épouse disent :* « *Viens !* » *et que celui qui entend dise :* « *Viens !* » *Que celui qui a soif vienne et prenne de l'eau de Vie*. » (fin de l'Apocalypse). \*\*\* Une assemblée de vieillards discute puérilement pour savoir s'il faut dire que les Juifs sont cause de la mort de Jésus-Christ. Ils oublient donc qu'ils sont pécheurs ? Ne sommes-nous pas tous déicides ? Nos péchés, dans nos tergiversations entre Adam et Jésus, n'ont-ils pas rendu nécessaire la passion du Verbe incarné ? Nous avons tous tenu le fouet ou les cordes qui attachaient Notre-Seigneur, nous avons tous enfoncé les épines sur le front vénérable. Certes Jésus pouvait nous sauver par le moindre de ses actes ; mais eussions-nous compris ? nous qui ne compre­nons pas encore. Ne fallait-il pas que les hommes obligés d'acquérir leur liberté contre le péché et placer leur espoir au-delà des épreuves, de la maladie et de la mort, eussent l'exemple parfait d'un homme ayant traversé l'ignominie et la mort pour confirmer, leurs espérances par sa résurrection ? Nous sommes bien plus coupables que ces hommes des anciens âges qui priaient un Dieu inconnu. Il y avait quel­que incertitude pour eux sur un péché volontaire ; même ceux qui par grâce avaient l'intuition d'un salut à obtenir ne savaient pas exactement quel serait ce salut qu'apporte­rait la pensée divine. Eschyle le voyait pourtant comme l'acquittement d'un crime par un tribunal présidé par Dieu ; n'est-ce pas notre sacrement de pénitence ? Mais le sacre­ment n'existait pas pour Eschyle. Nous sommes plus coupables que les Juifs. Sans doute beaucoup d'entre eux, mêmes parmi ceux qui assistèrent au supplice de Jésus, regrettaient ce meurtre ; mais ils n'en accusaient pas les autres ; ils s'en accusaient eux-mêmes. 158:107 Saint Luc dit : « *Et tous les groupes qui assistaient à ce spectacle, considérant les choses qui s'étaient passées,* (la nuit en plein jour, le tremblement de terre, les paroles de Jésus, celles du centurion) *revenaient en se frappant la poi­trine*. » Nous chrétiens, sommes avertis ; nous sommes baptisés, nous avons de puissants sacrements pour nous rendre libres des tentations et du péché : « *L'Esprit lui-même soutient notre faiblesse. Car que demander pour prier comme il faut ?* *Nous ne le savons ; mais l'Esprit lui-même intercède par des gémissements inexprimables*. » Cette assistance nous a été gagnée sur la croix, où le jugement de condamnation de l'humanité fut déchiré par le Fils de Dieu s'écriant : « Père, pardonnez-leur, ils ne savent pas ce qu'ils font. »  Les apôtres nous ont enseignés et avertis. Que ne lisons-nous plus attentivement leurs écrits ! Quelles paroles sont plus appropriées à notre temps que celles de saint Jacques (IV, 1) : « D'où viennent les guerres et d'où les combats parmi vous ? N'est-ce pas de là -- de vos passions qui combat­tent dans vos membres ? Vous convoitez et vous ne possédez pas ; vous mettez à mort. Vous enviez, et ne pouvez obtenir ; vous combattez, vous guerroyez et vous n'acquerrez pas, parce que vous ne demandez pas. Vous demandez et vous ne recevez pas, parce que vous demandez mal, afin de dépenser dans vos plaisirs. *Adultères, ne savez-vous pas que l'amour pour le monde est inimitié contre Dieu *? » Et la suite. Il faut aimer le monde comme on aime son prochain, pour demander sa conversion, non pour l'imiter. « Là où est l'Esprit du Seigneur, là est la liberté. » D. MINIMUS. 159:107 ### "Ces prêtres qui souffrent" *Le nouveau livre\ de Michel de Saint Pierre* Ces jours-ci paraît en librairie, publié par les Éditions de la Table Ronde, le troisième volume par lequel Michel de Saint Pierre poursuit son témoignage : *Ces prêtres qui souffrent.* Dans ce livre, Michel de Saint Pierre rappelle d'abord ce qu'a été l'APPEL AUX ÉVÊQUES lancé en février 1965. Il rappelle ensuite quelle réponse, au bout de seize mois, y a été faite, en juin 1966. Sur ces deux points, il apporte de nombreuses préci­sions et des documents encore inédits. \*\*\* Puis il se fait l'écho et le porte-parole des prêtres réduits au silence, persécutés, écrasés. Il transcrit leurs lettres. Il fait entendre leurs voix, comme ils le lui ont demandé. La réalité puissante et cruelle de la dictature clandestine du Néo-Modernisme apparaît alors dans une irrécusable clarté. 160:107 Ces prêtres sont en France une Église du Silence, écrit Michel de Saint Pierre. Premières victimes, au pre­mier rang, de pouvoirs parallèles qui, implantés par le noyautage, camouflé, font régner le mensonge et la terreur dans leurs sphères d'influence. \*\*\* *Aux Nouveaux Prêtres,* on avait répondu en orches­trant une campagne de diffamation. *A Sainte Colère,* on avait répondu en organisant une conspiration du silence. En face de *Ces prêtres qui souffrent,* que va-t-on inventer. ? Il serait plus simple, sans doute, d'en venir mainte­nant au débat RÉEL *et* SUR LE FOND, que l'on s'est efforcé jusqu'ici d'esquiver ou d'empêcher. Peut-on espérer que cette heure inévitable est main­tenant prochaine ? Rien ne paraît l'annoncer. Le fameux « dialogue » demeure en fait, plus que jamais, le dialogue en rond de l'ouverture à gauche. Les intelligences, les courages, les caractères restent décidément fort peu nombreux sur le devant de la scène. \*\*\* Nous publions ci-après deux extraits de *Ces prêtres qui souffrent.* Premièrement, le chapitre XII, qui est consacré à l'abbé Louis Coache et qui comporte notamment la re­production intégrale de son admirable et nécessaire article sur « La nouvelle religion », paru dans *Le Monde et la Vie* de juin 1966. 161:107 Secondement, la deuxième partie du chapitre XIV, « A propos d'un serment », qui traite du serment anti-moderniste que prononcent tous les prêtres et tous les évêques. Mais c'est le livre lui-même qu'il faut lire en son entier. Il aidera le peuple chrétien à mieux comprendre, à mieux aimer les prêtres de Jésus-Christ, -- les prêtres fidèles. 162:107 ### Cette nouvelle religion par Michel de SAINT PIERRE CONFUSION DE L'ERREUR ET DE LA VÉRITÉ, culte de l'homme remplaçant le culte de Dieu : tel est donc le Message nouveau -- telle est cette Nouvelle Religion dont s'inquiètent aujourd'hui tant de nos prêtres. L'un d'eux vient d'en faire une sorte de synthèse, dans un article retentissant : il s'agit de M. l'Abbé Louis Coache, curé de Monjavoult (Oise) et Docteur en Droit Canon. Voici deux ans, je n'avais pas l'honneur de le connaître. Un jour, au lendemain de la publication de mon roman « *Les Nouveaux Prêtres* », il m'écrivit une lettre à la fois vigoureuse et fraternelle, où je compris que nos angoisses et nos espoirs se rejoignaient. Un peu plus tard, je le rencontrai : un prêtre de haute taille, mince, timide jusqu'à l'apparence de la froideur, d'une trempe inaltérable, serré dans sa soutane étroite et noire comme une lame dans un fourreau. 163:107 Je le perdis un peu de vue -- jusqu'au jour ou je reçus de lui un livre intitulé « *La Foi au goût du jour* » ([^81]) et signé : Jean-Marie Reusson. D'emblée, l'exergue me frappa -- d'abord parce qu'il était « tiré » de saint Paul -- ([^82]) comme on tire une eau fraîche d'un puits inépuisable, ensuite parce qu'elle s'appliquait étrangement aux dangers qui nous menacent au mal dont souffre l'Église. La voici : Le Christ tel que vous l'avez reçu : Jésus le Seigneur C'est en Lui qu'il vous faut marcher... Prenez garde qu'il ne se trouve quelqu'un pour vous réduire en esclavage par le vain leurre de la « philosophie » selon une tradition tout humaine selon les éléments du monde et non selon le Christ. Je lus ce livre, et je l'aimai. C'était le cri d'un prêtre qui souffre. Mais c'était bien plus et bien mieux qu'un simple cri : une analyse des maux et des remèdes, où la critique se faisait positive, où la vérité éclairait l'amour. Et je revis en pensée le visage de ce prêtre-là : doux, timide, inébran­lable. Et puis, le livre entier me parut placé sous le signe de cette parole de saint Jean, pétrie de lumière et d'espoir : Dieu n'a pas envoyé son fils dans le monde pour condamner le monde mais pour que le monde soit sauvé... ([^83]) Sans oublier la suite du texte, qui est l'ombre portée, inséparable du soleil : Qui ne croit pas est déjà condamné parce qu'il n'a pas cru au Nom du Fils unique de Dieu. Et le jugement, le voici : la lumière est venue dans le monde et les hommes ont mieux aimé les ténèbres que la lumière. Oui, dès les premières lignes, j'eus la confirmation qu'il s'agissait bien là d'une profession de foi, et que cette foi était celle d'un prêtre qui souffrait... 164:107 Et que ce prêtre, prenant exemple sur les prophètes et sur les saints, ne cherchait pas « à dire des choses qui nous plaisent ». Il pensait à la parole de l'Apôtre : « Si je voulais plaire aux hommes, je né serais plus le serviteur du Christ. » Il affirmait que la bonne conscience est trompeuse. Il nous invitait à porter la dure Vérité comme Jésus a porté sa Croix. Suivant en cela saint Paul qui paraît avoir sa prédilection -- nul chrétien ne contredirait à ce choix -- l'Abbé Coache partait en guerre contre le mal, contre l'erreur, contre le mensonge et l'injustice -- partout où il les rencontrait, et Dieu sait qu'en notre temps, au sein même de la commu­nauté chrétienne, nous les rencontrons souvent. Avec la sûreté d'un homme qui sait aller à l'essentiel, il cherchait et trouvait modernisme, naturalisme, relativisme doctrinal, humanisme abusif et anthropolâtrie, athéisme militant ou camouflé. Il découvrait et dénonçait les loups couverts de la peau de brebis, qui rôdent autour de la bergerie catho­lique... Il s'en prenait, avec son implacable douceur -- une douceur qui se résume à citer les textes, les références, les auteurs et les dates -- à la presse éhontée qui se dit « catho­lique » ou « chrétienne » et qui se vend aujourd'hui dans nos églises. Il montrait, magistralement et toujours avec la même modestie, comment, par quels biais, quels tronquages de textes, quelles déviations et quelles atténuations, on peut tromper le peuple de Dieu. Lisez ce livre : ne serait-ce qu'à cet égard, il éclaire les âmes et il en vaut la peine. Car toutes les erreurs de cette presse, ses insuffisances, ses péchés par action ou par omission, y sont passés au crible avachissement de la pensée doctrinale et théologique méthodes employées pour évoquer les problèmes de la sexualité, comme pour présenter certains livres ou certains spectacles douteux (sous prétexte de « franchise » et de « saine liberté ») ; fausse ouverture au monde, qui débouche sur le culte de l'homme d'une part, et d'autre part, sur un mauvais dialogue, sur une véritable complicité avec le com­munisme marxiste ; d'une manière générale, fuite oblique devant le Sacré, devant le Mystère, devant la Transcendance, au bénéfice d'un réalisme nouveau qui célébrerait le ter­restre, l'humain. Et qui prendrait appui, je le répète, sur une fausse conception de la liberté, à partir de quoi le pire devient possible. 165:107 Il me souvient d'un exemple, entre mille, que l'auteur donnait de telles aberrations : « Est-il possible, écrivait-il, « est-il même concevable que le rédacteur en chef -- un religieux -- d'un grand quotidien catholique d'information de France, puisse écrire ces lignes ([^84]) : « ...*La liberté et la tolérance exigent de nous que nous admettions l'existence d'une pensée athéiste, même militante* »* ? Comment !* Admettre l'existence d'une pensée athéiste militante ? Reconnaître le fait, oui, comme on enregistre une persécution, *mais l'admettre, jamais*, d'autant moins que l'athéisme, au simple point de vue raison humai­ne, est déjà un non-sens et que le combat pour l'athéisme est nécessairement une lutte contre Dieu ! » Autre passage saisissant du livre : « Sous le rapport de la morale, la déviation est complète. L'aveuglement, la lâcheté, la complaisance, la complicité dépassent toutes limites ! » Et l'Abbé Coache de citer « *La Vie Catholique* » du 12 novembre 1963 dont un article, « *Fille aînée* », lui semblait nocif du point de vue de l'éducation -- puis surtout la publication dans le mensuel « *Rallye* » (édité par « *La Bonne Presse* »), sur une page entière ([^85]), d'une chanson totalement immorale : « *Oui, je veux me saouler à la vie, je veux faire toutes les choses qu'il ne faudrait pas faire... je veux vivre la nuit, je veux goûter l'amour...* », sans le moindre correctif d'ordre moral, avec le simple commentaire suivant : « Cette chanson sait traduire les aspirations souvent inexplicables des jeunes. » Dans les appendices du livre, avec une douleur qu'il ne cherchait pas à cacher, l'auteur nous livrait de nombreuses autres « perles » (expressions déplacées ou erronées, dévia­tions doctrinales, verbiage pseudo-théologique, complaisan­ce au péché, éloge de romans et spectacles douteux, ou de « vedettes » immorales, publicité payante scandaleuse) : toutes choses qui fourmillent dans cette presse « catholique » et « chrétienne ». Je retrouvais là -- et je retrouve encore, lorsque j'ouvre à nouveau l'ouvrage -- un reflet de mes propres dossiers où s'entassent, où n'ont jamais cessé de s'entasser les preuves d'aberrations similaires -- sans parler d'autres erreurs qui ont été s'aggravant... 166:107 Ce que je voudrais souligner encore, dans « *La Foi au goût du jour* », c'est le ton d'extrême modération, de dou­ceur pastorale, qui règne d'une page à l'autre et qui demeu­re, même lorsqu'il éclate d'indignation. Je voudrais aussi répéter qu'une inquiétude vraie s'y exprime -- et que nul lecteur de bonne foi ne peut s'y tromper : un tel livre a été fait pour le seul et unique service du Christ, et pour le bien de la Sainte Église. En outre, l'aspect positif y domine de très loin l'aspect critique. Je n'en donnerai que quelques exemples : *Sur l'œuvre salutaire du Concile* (dont les travaux étaient alors en cours) ([^86]) : « De fait, le Concile travaille à une œuvre de précision dogmatique et disciplinaire, concernant spécialement l'Église elle-même et sa pénétration dans le monde. Pour être plus efficace, la discipline des Sacrements demanderait non seulement une meilleure expression litur­gique (...) mais beaucoup plus de vérité dans l'administration (on donne les Sacrements à un « tas de chrétiens » qui les reçoivent par formalité, par habitude, sans vraie disposition de foi et de vie intérieure. ») *Sur l'apostolat *: « L'apôtre du XX^e^ siècle doit être *dans le monde sang être du monde.* Voilà le grand principe... » *Sur la vie spirituelle :* « Convertissez-vous et faites pénitence, ont répété les Prophètes et les Saints. Il nous faut brandir très haut le flambeau de la vérité » ... Et *sur l'humilité,* l'évocation de ce principe qui fait partie du patrimoine de l'Église : « Il ne s'agit pas de triompher, mais d'être fidèle. » « *C'est pourquoi j'ai voulu jeter un cri d'alarme, au nom de tant de prêtres angoissés* », disait en conclusion M. l'Abbé COACHE -- « Jean-Marie REUSSON, prêtre ». Or son travail s'achevait, lorsque parut l'encyclique *Ecclesiam Suam* de Sa Sainteté le Pape PAUL VI. Pour ma part, j'ai lu et relu ce texte pontifical, où nous autres, laïques, nous trouvions notre espoir et notre bien. Alors, il me sembla que « La *Foi au goût du jour* » était*,* malgré l'humilité de ses intentions, conforme aux préoccu­pations exprimées par le Souverain Pontife : il s'agissait bien de la purification de l'Église en vue d'un apostolat plus efficace. 167:107 Dans l'Encyclique de l'Évêque Suprême, comme dans le livre du simple prêtre, je rencontrais cette dénonciation des dangers actuels, que le Saint-Père signalait explicite­ment : tendances au modernisme, au naturalisme, au relativisme doctrinal... Enfin, le Pape lui-même ne déclarait-il point : « Nous désirons ardemment que le dialogue intérieur au sein de la communauté ecclésiale gagne en ferveur, *s'enri­chisse de nouveaux sujets, de nouveaux interlocuteurs* » ? Un nouvel interlocuteur était né, dans la personne d'un prêtre qui souffrait et qui croyait. J'évoquais l'affirmation terrible de saint Jean ([^87]) : « N'aimez ni le monde ni rien de ce qui est dans le monde. Si quelqu'un aime le monde, l'amour du Père n'est pas en lui. » Et je pensais, en contre­point, à la promesse éternelle du Seigneur : « JE VOUS DONNE MA PAIX » -- tout en sachant bien, comme un Pape et un prêtre venaient de le souligner, que cette paix-là ne nous est pas donnée comme le monde la donne. \*\*\* Longtemps plus tard, en juin 1966, paraissait donc dans *Le Monde et la Vie* -- sous le titre « LA NOUVELLE RELIGION », et portant la signature de l'Abbé Louis Coache l'article dont j'ai parlé plus haut, où s'exprimaient à nouveau l'angoisse de l'Église et la douleur des prêtres en croix. Cet article, avec les permissions nécessaires, je vais en citer l'essentiel, parce que je considère comme un devoir de le faire. Le voici donc : « Mettre à jour l'Église la rajeunir, l'adapter aux hommes, de notre temps, c'est indispensable. Depuis longtemps nous le désirons du fond du cœur. En 1945 beaucoup de prêtres s'essayaient à faire participer les fidèles à la liturgie et souhaitaient par exemple une réforme sacramentaire (toujours attendue) et, toute une adaptation de la discipline de l'Église. C'est pourquoi il faut se réjouir de l'effort fait par Jean XXIII et le Concile. 168:107 « Mais *il ne faut pas confondre aggiornamento et hérésie*, « Mise à jour » et glissement vers la religion du monde et le culte de l'homme. La confusion prend surtout des formes insidieuses ou même sournoises. Un certain nombre de livres, comme les *Nouveaux Prêtres*, de périodiques et même de lettres polycopiées donnent assez d'exemples de la perversion ac­tuelle pour que le fidèle averti soit convaincu de l'extension du mal. D'ailleurs, le pauvre fidèle n'a qu'à ouvrir les yeux et les oreilles ; il reste abasourdi, contristé on scan­dalisé (porté au péché) par ce qu'il constate dans la vie li­turgique de tous les jours... La foi de son enfance est édulcorée ou méprisée, une nouvelle religion lui est prê­chée, dans la presse, catholique, les réunions et jusque dans les églises. « Soucieux d'aller au fond du problème, je n'ai pas dessein de m'étendre, ici, sur les exemples innombrables de la dégradation. Sur ce point la revue qui m'accueille a fait ample moisson et accompli son devoir, car c'est faire œuvre d'unité que de souligner l'erreur. Des centaines de pages ne suffiraient pas pour étaler tout ce que font nos journalistes catholiques et nos prêtres dans le but de remplacer Dieu par l'homme, et le sacré par l'humain. J'ai seulement choisi trois exemples avant d'aller plus loin : 1\) « *L'abomination de nos fiches catéchistiques.* Ces fiches, ce sont nos manuels actuels : des feuilles numéro­tées, détachées ou encartées dans une couverture, cor­respondant chacune à une leçon, une question, une idée... Ces fiches veulent aider les jeunes à réfléchir. En réalité ce sont des bribes d'enseignement colorées de naturalisme, des textes profanes anti-chrétiens et des points d'inter­rogation auxquels ne correspond jamais une réponse doctrinale nette et charpentée. Toute la présentation de ces fiches insinue le culte de l'homme et la grandeur du monde au mépris des valeurs surnaturelles et éternelles ; elle pousse l'esprit des jeunes à tolérer l'erreur et le péché, finalement à se détacher de l'unique vérité. « Il y a les fiches distribuées aux diocèses de Rennes et de Vannes les fiches de l'abbé Berthier, les fiches dites d'Amiens, et d'autres... Les unes et les autres vont parfois jusqu'au blasphème ou la dégoûtation. « Par exemple, classe de 5^e^, on apprend aux garçons et aux filles à « s'émouvoir » des indispositions qui arrivent à celles-ci ! (c'est ignoble, et j'ose à peine le rapporter). 169:107 « Par exemple, la Sainte-Messe est présentée comme une chose désagréable, un pensum, ou bien un pique-nique, ou encore une potence et un pendu... (on ne fait pas mieux pour faire perdre le sens du sacré). « Par exemple, sous le titre : « Je suis croyant mais non pratiquant », on trouve au milieu de la fiche, un gros sous-titre : « Jésus n'a cessé de s'affronter durement avec les « pratiquants » ! « Par exemple, dans la fiche titrée : « Tu aimeras, Dieu est amour », la beauté du corps est exaltée, Notre-Seigneur est présenté comme « un bon vivant », aimant la danse, les parfums, les corps bien faits, les relations entre les gars et les filles. Il est insinué que Jésus a pardonné à la femme adultère... à cause de son corps ! La plupart des articles glorifient la sexualité et dégouttent de sensualité. 2\) « *Sur le plan liturgique et sacramentaire* tout un clergé nous fait glisser jusqu'à l'hérésie et l'abomination... « Passons sur tous les commentaires « socialo-marxi­sants » au cours de l'action liturgique et tout ce qui vient ruiner la dévotion, la prière intérieure, l'amour vrai du Christ-Jésus et de Notre-Dame. « Ils en arrivent, hélas ! jusqu'à anéantir les réalités sacramentelles. Ainsi le sacrement de Pénitence, adminis­tré collectivement et selon certains procédés, se trouve-t-il privé d'éléments essentiels et donc stérile sur le plan sacramentel. Ainsi le Très Saint Sacrement de l'Eucha­ristie, méprisé dans sa réalité de Présence par tant de prêtres jeunes ou moins jeunes, va-t-il en certaines églises jusqu'à être jeté au rebut une fois distribuée la sainte communion ! Devant un tel sacrilège, comment voulez-vous que des fidèles ne perdent pas la foi ? 3\) « *La confusion prend des formes magistrales.* On sait que la S. Congrégation des Séminaires et Universités a publié le 11 janvier 1966 ([^88]) un décret aux termes duquel il est rappelé que la liturgie doit être dans les séminaires célébrée en langue latine conformément à l'esprit et à la lettre de la Constitution conciliaire *De Sacra liturgia*. *Ce décret était approuvé par le Pape.* La « Croix de Paris », orientée comme l'on sait, n'a pas cru bon de publier cette information qui va contre le vent de l'histoire et qui semble un coup de frein au modernisme. Une supérieure de couvent, ayant sur ce silence demandé des explications au journal, s'est vu répondre textuellement ceci je reproduis toute la lettre. 170:107 « LA CROIX LE RÉDACTEUR EN CHEF *Paris, le 7 février 1966.* *Ma Sœur,* *En réponse à votre lettre du 2 février, le vous signale que La Croix du 25 janvier, édition de province, a publié l'information que vous me signalez. Elle n'a pas paru dans l'édition de Paris parce que, entre temps, nous avons appris que les évêques de France ont estimé que la décision de la Congrégation des Séminaires et Universités ne tenait pas compte du décret conciliaire sur la formation dans les Séminaires, laquelle* (sic) *confie aux conférences épiscopales l'organisation de la formation spirituelle et intellectuelle des futurs prêtres.* *Veuillez agréer, ma Sœur, l'assurance de mes religieux sentiments.* (Ici signature)\ Rédacteur en Chef. » « Le lecteur aura dans ces lignes un exemple mons­trueux de l'état d'esprit actuel : Rome, et plus précisément le Pape, donne un ordre magistral ; or, les évêques de France, assure *La Croix*, estiment que cette décision -- tout à fait conforme à la Constitution conciliaire sur la liturgie -- n'est pas valable parce que non conforme -- ce qui est faux -- au décret conciliaire sur la formation dans les séminaires ! La décision est donc tenue pour nulle et non avenue... « La responsabilité et les pouvoirs confiés par le Concile aux Conférences épiscopales à l'égard des séminaires correspondent à des textes bien précis et tout un esprit, dans lesquels s'insère très bien la décision de janvier. Rejeter un texte du Saint-Siège (à supposer même que ce texte soit contraire à un texte disciplinaire antérieur), c'est s'acheminer vers une « Église nationale ([^89]). » DIALECTIQUE ET LAVAGE DE CERVEAU « Au fait, s'agit-il d'une hérésie ? Car le néo-modernisme n'est pas seulement, comme le modernisme, le « ramassis de toutes les hérésies » ; le néo-modernisme va beaucoup plus loin : il tend à supprimer l'a religion et à détrôner Dieu. 171:107 « On y trouve mêlés, comme pour le marxisme, les objectifs dévoilés et les fins secrètes. Les objectifs dévoilés, ce sont : aller aux hommes, faire comprendre la liturgie et connaître les textes sacrés, faciliter la pratique reli­gieuse, établir des liens de fraternité, faire l'unité et propager la paix. « Les fins secrètes correspondent à une volonté satani­que, la volonté de séparer les Églises de Rome, laïciser les institutions sacrées, mettre l'homme et finalement Satan à la place de Dieu. « Seuls Satan et un certain nombre de ses suppôts connaissent les fins secrètes ; tous leurs ouvriers, militants d'Action catholique, aumôniers, curés et vicaires foncent de bonne foi et avec ardeur vers ces fins secrètes, croyant sincèrement qu'ils travaillent pour une meilleure or­thodoxie. GARDER LES MOTS,\ MAIS VIDÉS DE LEUR SENS « Les moyens employés ? Ils apparaissent extrêmement variés et étagés, se cachant sous les meilleures appa­rences -- ils visent tous d'une manière ou d'une autre à mi­nimiser ce qui est Dieu, ou surnaturel ou sacré, à rabaisser l'autorité, à faire vaciller la vérité ou la morale, pour mettre en valeur le monde, l'homme, le profane, finalement le péché et l'erreur. Et les procédés : les initiatives les plus effarantes, les désobéissances les plus perfides se font jour, sous les faux-semblants de charité, de fraternité, de loyauté ou de pauvreté. « Tous ces moyens s'attachent finalement au même procédé : garder les mots anciens mais les vider de leur sens, de telle façon que les fidèles changent de vérité sans s'en apercevoir. « C'est la dialectique qui aboutit à l'équation : vérité = erreur. « Cette dialectique, toute une façade tend à la cacher : ce sont les laïus au cours de la messe, les causeries, les carrefours, les « révisions de vie », les articles de journaux évidemment et les prédications, bref tond un verbiage et un gonflement d'idées creuses (et souvent fausses) qui déroutent le fidèle et lui font perdre le fil de la vraie doctrine. On parle de la dignité humaine, de la joie, des loisirs, de l'engagement, de la conscience adulte, du laïcat fonctionnel et structuré, de l'épanouissement pour un meilleur service, de l'amour humain, bien sûr et de la sexualité... Ce langage sonore et ces considérations mon­daines oblitèrent les réalités surnaturelles. 172:107 « Mais alors, tout un jeu de pensées et de mots, de glissements en détériorations, conduit à donner le change, à noyer le poisson à détruire une vérité tout en la main­tenant apparemment, à insinuer à la place de la Vérité Une autre « vérité » qui justement est l'opposé de la première. Comment cela ? Parce qu'à la vérité objective on substitue la vérité subjective, *laquelle est la conformité à l'idée opportune, favorable au sens du monde.* C'est le plus ef­frayant relativisme. « *La dialectique conduit au lavage de cerveau *: on s'attaque à l'intelligence pour la déposséder de la Vérité. De but en blanc ce serait impossible ; alors le moderniste fait glisser le raisonnement par des jeux subtils qui finissent par endormir, fatiguer ou tromper de telle sorte que le sujet en arrive à dire blanc quand il voyait noir. Satan s'est déguisé en ange de lumière. C'est l'équivalence entre le vrai et le faux, la religion et l'athéisme, le ca­tholicisme et l'hérésie, la moralité et l'immoralité. Chacun peut se sauver avec « sa vérité », chacun peut prendre ce qui est bon à son épanouissement *Et cet épanouissement c'est celui du monde.* Ainsi nombre de journalistes et de théologiens ont fini par dire ou faire croire exactement le contraire de ce qu'ont proclamé les Conciles de Trente, de Vatican. I et de Vatican II. « Le galimatias, les hypocrisies et les trahisons de la presse catholique sont pour une grande part dans ce lavage de cerveau. J'ai donné dans *La Foi au goût du jour* des exemples frappants de présentations de faits, d'insistances ou de silences qui font croire finalement l'opposé de ce que dit l'Église (...) « Mais l'une des techniques les plus en vogue et les plus sûres du lavage de cerveau, c'est la révision de vie. « *La révision de vie* correspond aux séances d'endoc­trinement des pays communistes. Elle est un instrument extrêmement efficace, imposé par les noyauteurs aux groupements et jusqu'aux Communautés religieuses. Tout groupement catholique est persuadé, de l'extérieur, d'adop­ter la révision de vie. LE NOYAUTEUR INTERMÉDIAIRE « Le noyauteur intermédiaire est en général un aumônier. Comment opère-t-il ? Par questions, *par remise en question,* par objections, par cas de conscience (les fameux « faits »), par enquêtes... 173:107 Alors, on se place du côté de l'adversaire pour se convaincre du bon droit de celui-ci, ou du côté de l'erreur pour se persuader de son aspect « valable » ... On en vient à critiquer l'Église, ses erreurs, ses étroitesses, à déprécier la doctrine, altérer la vérité, minimiser tout ce qui est sacré (grâce, prière, vertus fon­damentales, autorité) et donner toute importance à la na­ture, à la liberté, à l'homme et au monde. « Au bout d'un certain temps, *les participants n'ont plus la même optique, ils changent de mentalité. L'esprit religieux s'estompe, remplacé par l'esprit du monde*. Beau­coup disent « on tourne en rond », « ce sont des parlo­tes » ; c'est à la fois vrai et pire, la révision de vie insuffle une tournure d'esprit dialectique, une marxisation ou, selon les cas, une « naturisation » de la pensée chrétienne. Même les Fraternités de malades ou les Campagnes pasca­les, ou encore les couvents se voient imposer ces méthodes qui lavent le cerveau des meilleurs. Rien d'étonnant à ce que nos chères religieuses deviennent elles-mêmes moder­nistes ! « A la révision de vie s'apparente aussi le fléau des en­quêtes et des questionnaires. Certains exemples sont ef­farants, tels ceux qui présentent l'Église comme rébarbati­ve ou rétrograde, le sacrement de pénitence comme mo­yenâgeux, la morale conjugale comme impossible à prati­quer... Tout cela par suggestions, objections à sens unique, sans jamais de réponse doctrinale... Tel surtout ce ques­tionnaire absolument satanique comprenant 100 questions *sur le prêtre*, 100 questions dont 90 suggèrent qu'il est un homme égoïste, porté sur l'argent, les boissons et les plai­sirs charnels... De semblables questionnaires ne dépare­raient pas l'arsenal des ennemis les plus acharnés de notre religion. L'ÉGLISE MISE EN CONDITION « Ainsi l'Église et de tous côtés, est mise en condition. C'est l'asphyxie lente, l'intoxication, l'inondation sour­noise de l'eau polluée qui monte, inlassablement... Ils pré­tendent insuffler un oxygène nouveau, mais ce sont les miasmes du monde. « Sous prétexte de purification, ils font éclater les ar­matures. Ils sont arrivés à soulever l'Église hors de ses gonds, et ils la poussent de tous côtés, avec zèle, appa­remment pour la remettre en place, en réalité pour la disloquer. 174:107 IL EÛT ÉTÉ PRÉFÉRABLE QUE SURGÎT UN NOUVEAU LUTHER « Supposez qu'un grand hérésiarque, revêtu de la robe de St Dominique ou de St Ignace, se soit levé récemment pour proclamer à la face de l'Église « -- Croyez moins en Dieu qu'en l'homme ! La prière est inutile et l'amour du cœur de Jésus une superstition... -- L'enfer n'existe pas et tous les hommes seront sauvés. D'ailleurs le Ciel, c'est la terre... -- Le monde est sacré et se confond avec la personne du Christ... L'Eucharistie n'est qu'un symbole... -- L'Église a prêché, jusqu'en 1958, un contre-évangile. L'autorité papale n'est qu'un mythe... -- Toutes les religions sont bonnes. Le péché est une liberté excellente. La vérité n'importe pas plus que l'erreur pourvu que l'homme soit heureux... -- Le marxisme constitue la grande purification du monde actuel. Il est constructif, un bienfait providentiel... » « ...Si ce grand hérésiarque s'était présenté alors com­me un révolté contre l'Église, un sursaut aurait dressé la hiérarchie contre des erreurs aussi pernicieuses et bru­tales. « Hélas ! La réalité n'est pas différente, mais elle a pris la forme de centaines de religieux séculiers, experts au Concile, journalistes chrétiens, apparemment soumis à Rome ; savamment, insidieusement, ils distillent l'erreur et empoisonnent au sens fort, notre magnifique religion catholique. « Qu'on n'aille pas crier à la calomnie, à l'étroitesse d'esprit ou aux manœuvres de division ! Toute la « maniè­re nouvelle » vient prouver l'amenuisement des valeurs surnaturelles et doctrinales au profit de l'homme et du monde. Oui ou non, le sentiment de la liberté est-il exa­cerbé au point qu'on n'ose même plus parler du péché ni condamner ouvertement les désordres actuels ? Qui ou non, l'immoralité, surtout sexuelle, est-elle tolérée ou même approuvée comme « un don de Dieu » (sic), et vient-elle constamment salir notre presse catholique ? Oui ou, non : le marxisme est-il l'objet d'égards, d'admiration ou de complicités ? « De jeunes prêtres n'ont plus la foi ; c'est reconnaissable à des signes certains. D'autres disent ne plus croire à l'Eucharistie, aux anges, à l'existence de l'âme... Les prédicateurs ou les prêtres journalistes en vogue ne crai­gnent pas d'affirmer qu'une « lumière nouvelle vient du monde » pour éclairer l'Église, assertion qu'ils mettent sur le dos du Concile, bien entendu... Quant à la lumière qui vient de la foi et de l'Église (dite juridique), on la voile de plus en plus. 175:107 « Et si jamais vous protestez, vous avez droit à l'une des trois ripostes suivantes : -- ou bien la menace et la méchanceté, car ces bons Pères qui parlent constamment de charité ne l'exercent que « sur leur gauche », et au profit des détracteurs de l'Église ; -- ou bien la commisération : « Ces pauvres attardés, ils sont excusables et respectables car ils ont peur » (en­tendu à une session de février 1966) -- ou bien un subtil endoctrinement : « Vous êtes trou­blés devant l'évolution ? Vous craignez de voir se dérober la Vérité ? Mais ne comprenez-vous pas qu'il faut accepter la « purification de la foi » dans une obscurité bienfai­sante ? (Entendu à la même session. La fausse mystique vient concourir au progrès de l'hérésie !). LES VISAGES MULTIPLES DE L'ERREUR « L'erreur prend des forces multiples : *laïcisme* qui envahit l'idée religieuse et profane les valeurs les plus sa­crées, *rationalisme* qui vient évacuer le mystère et enta­mer le dogme, *libéralisme* qui vient énerver l'obéissance et détruire jusqu'à la notion de péché, *progressisme* qui vient substituer à la Rédemption les « valeurs libératrices » du marxisme... Et l'on se gorge de mots et l'on parle d'uni­té (unité dans l'erreur), et l'on veut être dans le vent de l'histoire (que l'on subit au lieu de la forger) et l'on de­vient futuriste au lieu de vivre le moment présent dans le respect des valeurs éternelles. Changer tout et à tout prix ! Les uns parlent sans cesse d'œcuménisme mais favorisent le clivage entre commu­nautés de langues différentes ; les mêmes ne veulent que le français dans la liturgie, mais ils remplacent « ainsi soit-il » par Amen ; d'autres prêchent la pauvreté mais dépensent des centaines de mille francs pour aménager un autel face au peuple (en doublant souvent l'autel ma­jeur) ; d'autres encore ou les mêmes partent en guerre contre le triomphalisme et le juridisme, mais imposent aux pratiquants leurs propres ukases et s'érigent en Bouddha à la place même du Saint Sacrement ! « Changer tout. En sens contradictoires peu importe. Mieux que cela : la doctrine du changement par principe est instaurée : « il faut institutionnaliser le changement », a proclamé un ténor du néo-modernisme ; qu'est-ce à dire ? Se laisser aller volontairement dans le tourbillon et la frénésie de la nouveauté. Alors le chrétien assistera fata­lement à la ruine totale des valeurs éternelles. A la der­nière étape, l'homme, redevenu bête dans son amour de la matière, aura renié jusqu'à l'idée de Dieu. « Voilà où nous mènent nos nouveaux prophètes. Nous sommes en chemin. 176:107 QU'ALLONS-NOUS FAIRE ? « Avant tout, crier à Notre Saint Père le Pape Paul VI, et à tous nos évêques en communion avec le siège apos­tolique et infaillible de Pierre, leur crier notre foi abso­lue dans les vérités éternelles enseignées par le Christ et l'Église, et, envers leurs personnes, notre attachement in­défectible... Tant que nos évêques resteront attachés au Siège de Pierre, ils ont le droit le plus strict à notre pro­fond respect et à notre obéissance. « Nous voulons dire à l'Église, constituée par le Pape et les Évêques, notre fidélité totale, aimante, généreuse, et notre volonté, devant tant d'erreurs, de lutter pour la dé­fense de la Foi, comme le demandent, aux religieux, prê­tres et laïcs, les textes de Vatican II. A toutes les décisions de ce Concile, qui supposent toute la doctrine promulguée antérieurement, nous disons notre soumission, soumission d'autant plus facile que les textes sont beaucoup plus doc­trinaux et traditionnels qu'on a bien voulu dire... « Notre religion catholique, ce sont les textes authen­tiques (Écriture Sainte et documents du Magistère) qui proclament la Bonne Nouvelle et nous permettent, grâce à l'Église, de recevoir le Verbe de vie, c'est-à-dire la Parole et la Vie de Dieu... ; je dis bien : les textes ! et non pas les élucubrations ou les mots d'ordre des néo-modernistes. « Aussi, si le Père Untel, habillé de noir ou de blanc, ou d'un costume civil, directeur ou rédacteur ou prédica­teur de ceci ou cela, vient vous dire : Le Christ est ici ou Il est là, ne le croyez pas, à moins que sa parole ne coïncide avec l'enseignement de l'Église. Car « même si un ange du ciel vient vous prêcher un autre Évangile que le mien, dit Saint-Paul, ne le croyez pas ». « Ou si l'Abbé Untel met entre les mains de vos enfants des fiches catéchistiques qui sont une insulte au Christ-Jésus et à sa Religion, retirez-leur ces papiers des mains et déchirez-les ou plutôt envoyez-les à votre évêque, per­sonnellement, sans oublier d'aller avec courage protester auprès de l'aumônier local. « Malheur dit Jésus, à qui scandalise un de ces petits ! » 177:107 « Ou encore, si votre curé vous empêche de vous mettre à genoux pour communier (ou tout au moins de faire la génuflexion avant de recevoir le Corps adorable du Christ), ou bien s'il tient des propos communisants au cours de l'action liturgique, ou s'il scandalise les fidèles par quelque initiative aberrante, ayez la sainte audace de protester, car il vaut mieux plaire à Dieu qu'aux hommes. « A l'époque dramatique que nous vivons, il est urgent d'aider l'Église, le pape et les évêques contre les ennemis de l'intérieur. A leur sacrilège témérité, il faut répondre par le vrai courage dans la Foi. Mettons-nous avec l'Église, fièrement, dans la véritable obéissance, *donc avec la Hié­rarchie*, contre ceux qui la trahissent dans l'ombre et en première ligne. Nos chers évêques se trouvent doublés souvent par une influence parallèle qui emprunte leurs voix ou même passe outre à leurs signatures ; les chrétiens qui restent fidèles à la doctrine et aux textes authentiques passent finalement pour désobéissants ! *Les désobéissants, ce sont les néo-modernistes* qui trahissent les textes, abu­sent de l'autorité du Saint Père et finalement, par leur influence, leur double-jeu et leur presse, paralysent nos évêques. « *Quant à nous, restons généreux, humbles mais vigilants.* » L'article en lui-même se terminait ainsi. Mais c'était un prêtre qui l'écrivait. Se tournant donc vers le Seigneur son Dieu, il achevait son travail par une prière, telle que nous pouvions l'attendre de lui : « *Seigneur Dieu tout puissant, en cette confusion qui vient ébranler et troubler tant d'âmes fidèles, nous voulons Vous exprimer notre amour d'enfants* et notre volonté de conserver à votre égard, des sentiments d'adoration pro­fonde et de piété confiante et filiale. « Vous êtes le Dieu de Saint Jean Chrysostome, exilé pour avoir prêché la Doctrine et la Vertu, -- Le Dieu de Jeanne d'Arc remplie de foi et de pureté. -- Le Dieu de Françoise d'Assise au cœur d'enfant, à la piété si fraîche. Le Dieu de Thérèse d'Avila à l'âme généreuse et intrépide. -- Le Dieu du saint Curé d'Ars dont la piété ardente envers l'Eucharistie ravissait les foules. -- Le Dieu de la Petite Thérèse de Lisieux au cœur humble et très aimant. 178:107 Ô Christ Jésus, Dieu des béatitudes et du Calvaire, immolé pour nos péchés, qui avez prêché le renoncement au monde et l'amour de votre Père... Ô Saint-Esprit Consolateur, envoyé dans nos âmes pour les purifier et sanctifier. Venez en votre Église afin de lui redonner souffle et courage. *Rappelez aux prêtres que Vous êtes la Vérité et la Vie,* qu'il n'y a pas d'autre Nom par lequel nous puis­sions être sauvés et que devant ce Nom béni, *tout genou doit fléchir*, même sur la terre. Redonnez aux prêtres foi en votre Église, votre unique épouse, et soumission à son autorité infaillible. « ...Consolez et fortifiez vos fidèles, ceux qui ne savent plus où ils en sont parce que leur clergé ou leurs journaux leur annoncent un autre Évangile. Dites bien à vos fidèles déconcertés que l'Évangile de leur enfance demeure la seule vraie Parole et qu'il, n'y a pas d'autre Dieu que Vous, Seigneur. « Qu'ils ne se laissent pas entraîner par les faux prophè­tes à appeler bien ce qui est mal, vérité ce qui est erreur, esprit du Concile ce qui est désobéissance. Qu'ils gardent le péché en haine et que leur charité à toute épreuve pour leurs frères ne les empêche pas de rester fidèles à l'Église de leurs pères, seule garantie du salut. « Sainte Vierge Marie, Reine du Ciel, rempart contre les hérésies, soyez notre lumière et notre avocate afin que nous gardions le chemin de la Vérité, dans une charité inlassa­ble, mais sans nous laisser tromper par les loups déguisés en brebis, qui veulent nous entraîner dans l'adoration du monde. « Tournés maintenant vers votre autorité infaillible, Très Saint Père, en ce pèlerinage terrestre que vous accom­plissez à notre tête, nous vous supplions d'avoir pitié de votre Église ! *Regardez vos prêtres* et les millions de fidè­les qui voient avec tristesse se corrompre notre doctrine et notre morale. *Voyez leur souffrance* et leur désarroi de­vant la perversion qui naturalise leur Religion ! Voyez l'éloignement de tant de pratiquants qui ne viennent plus à l'Église ou ne prient plus, car leurs prêtres trahissent ou méprisent leur piété et leurs convictions. *Ayez pitié de nous, Très Saint Père*. Vous n'avez qu'un mot à dire, Pilote du Christ, pour remettre l'ordre à l'intérieur du navire ! « N.N.S.S. les Évêques, qui désapprouvez en réalité les désobéissances liturgiques, l'immoralité et la marxi­sation de notre presse, vous aussi pouvez enrayer le mal, à condition de parler haut, de rappeler la vraie Foi, de blâmer les désordres, de vous imposer aux comités et aux groupes intellectuels qui passent outre à vos consignes et imposent leurs mots d'ordre. 179:107 « Alors, sans cesser d'aimer les hommes, nos frères, nous pourrons nous sauver du péché et du monde, et nous retrouverons notre religion si haute et si pure, la Religion du Christ Jésus mort et ressuscité, vers qui doit aller, dans la Foi, la justice et la piété, « tout honneur et toute gloire ». Signé : Abbé Louis COACHE,\ *Docteur en Droit Canon*. » \*\*\* M. l'Abbé Louis Coache, pour cet article, s'est vu « tan­cer » par son propre évêque. D'abord, j'ai eu grand peine à le croire. Puis quand la chose eût été rendue publique, j'ai constaté le fait -- mais ne l'ai point compris... Comment est-il possible que ce prêtre soit accusé de parler contre le Concile, alors qu'il ne cesse de rappeler *avec évidence* les principes du Renouveau conciliaire, dans la Foi de toujours ? (Nous demandons, comme nous le faisons inlassablement depuis des années, que l'on veuille bien répondre à cette question *sur le fond :* droit essentiel du Peuple de Dieu, reconnu, imposé dans les textes de Vatican II) ... Laïques et prêtres sont appelés par le Concile au témoi­gnage, avec une insistance dont j'ai déjà dit qu'elle était vraiment extraordinaire. Les références à ce sujet, nous n'en finirions pas de les citer. Cela est dans la ligne même de la pensée du Saint-Père, qui lui aussi nous convie au dialogue à tout instant -- et qui demande pour l'Église « de nouveaux interlocuteurs ». Et lorsqu'un danger nous semble -- à nous, catholiques, laïques et clercs -- menacer la Sainte Église, nous sommes expressément invités, par des textes conciliaires et des textes pontificaux récents, à le signaler, à le dénoncer. J'ai lu et relu l'article intitulé « *La nouvelle religion* » de M. l'Abbé Coache. Je ne veux pas en faire l'exégèse point par point. Qu'il me soit simplement permis d'exprimer ici quelques remarques : 180:107 -- *Ces fiches catéchistiques* dont il dénonce l'abomina­tion, je les ai vues. Je les ai tenues. En tant que père de famille, je réclame de mes Pasteurs, j'exige d'eux qu'il soit mis fin à de pareils abus. Puisque ces fiches sont tombées entre les mains de certains enfants, dans des diocèses fran­çais, elles peuvent tomber entre les mains des miens. J'en ai cinq, dont quatre sont mineurs et la dernière a six ans. Et je le dis solennellement, assumant devant Dieu la respon­sabilité de mes fils et de mes filles : si jamais l'un de mes enfants me revenait ayant entendu de ces paroles aberrantes qui ont été dites par des aumôniers, par des vicaires, à d'autres enfants, touchant certains problèmes d'éducation sexuelle, par exemple -- si l'un de mes enfants me revenait porteur d'une de ces fiches effrayantes dénoncées par l'Abbe Coache et par Pierre Lemaire -- j'en référerais immédiate­ment aux tribunaux ecclésiastiques. *Sans parler des tribu­naux civils*, dont les magistrats -- croyants ou non -- ne badinent pas avec ce genre de choses. -- *Sur le plan liturgique et sacramentel*, le fait est que nous sommes les témoins d'extravagances inlassablement dénoncées, dont j'ai longuement parlé plus haut. En tant que fidèle, participant du sacerdoce royal du Seigneur à la Sainte Messe, reçu comme un fils dans la Maison de Dieu où je dois me trouver chez moi, à côté de mes frères, en face de mes Pasteurs, *je dis que rien ne m'oblige à supporter en silence des caricatures d'offices ou des messes transformées en sabbat*. Quand le prêtre qui a écrit l'article sur la « Nou­velle Religion » nous parle d'un glissement vers « l'hérésie et l'abomination », je répète qu'il dit la vérité, qu'il y a pire encore et que j'en suis témoin. -- En ce qui concerne le texte -- approuvé par le Pape -- de la Sacrée Congrégation des Séminaires et Universités, dûment publié dans la revue « Seminarium », dans « *L'Os­servatore Romano* » puis dans « *Itinéraires* » et portant la date officielle du 25 décembre 1965, nous le connaissons éga­lement. Il s'agit d'une instruction spéciale pour la formation liturgique des futurs prêtres. Après une introduction de grand style, ce texte est bâti en quatre chapitres voués respectivement à : -- la vie liturgique au séminaire ; -- la formation spirituelle à la liturgie ; -- la formation liturgique pratique ; -- le cours de la liturgie. 181:107 Dans l'état actuel des choses, et sachant ce que nous savons (notamment par des contacts nombreux et répétés avec des séminaristes français) nous pouvons affirmer que cette sorte d'instruction était anxieusement attendue par les modestes laïques dans l'Église que nous sommes. Modes­tes, mais encore une fois pères de famille, anxieux de pouvoir confier nos enfants à nos prêtres sans douloureuse arrière-pensée. Et de surcroît, responsables avant tout autre de nos enfants devant Dieu. Or il est un fait que le rédacteur en chef de *La Croix*, un religieux, a, par lettre ([^90]), accusé les évêques de rejeter la décision de la Congrégation des Séminaires et Universités -- c'est-à-dire de rejeter un texte approuvé par le Pape, et dont l'application était prescrite « nonobstant toute chose contraire » ... Nous avons affaire aux prêtres ! nous recevons d'eux les Sacrements. Ils dirigent nos consciences ; en attendant de collaborer avec nous à l'éducation spirituelle de nos enfants. Dès lors, un laïque catholique ne peut pas se désintéresser d'une instruction romaine capitale touchant les futurs prêtres. Et puisque le Concile reconnaît le droit du Peuple de Dieu à l'information *complète,* la chose est pour nous deve­nue très simple. Le Révérend Père WENGER a donc, plusieurs fois, affirmé que les évêques de France rejetaient l'Instruc­tion romaine. Ainsi, nous demandons *une réponse publique* à cette question des fidèles : -- S'il dit vrai (ce que nous ne pouvons pas croire), comment et pourquoi un tel rejet d'une Instruction ponti­ficale par nos évêques serait-il possible ? En particulier, comment nos évêques pourraient-ils affirmer que Rome et le Pape « ne tiennent pas compte d'un décret conciliaire » ? Et comment tout cela serait-il compatible avec le respect que notre Épiscopat ne cesse d'affirmer à l'égard du Saint-Père, de Sa personne et de Son autorité légitime ? -- S'il se trompe, comment l'Église de France tolère-t-elle que le rédacteur en chef de *La Croix* puisse défor­mer ainsi la vérité ? Comment, d'autre part, cette déforma­tion ayant été rendue publique -- et notre Épiscopat ne se montrant pas avare en matière de déclarations -- une mise au point n'a-t-elle pas été faite, pour nous éclairer pleinement ? 182:107 J'ai lu tout ce qui a été promulgué par Vatican II sur les droits et les devoirs des laïques dans l'Église. Et je le dis : une absence de réponse à la question formulée plus haut signifierait purement et simplement, de la part de ceux qui se tairaient, la méconnaissance des volontés exprimées par les textes du Concile et le mépris du Peuple de Dieu. Et nous pourrions continuer ainsi l'analyse de l'article : sur l'usage de la dialectique, la mise en condition, les visages multiples de l'erreur -- description parfaitement conforme aux plus récents discours de Sa Sainteté le Pape Paul VI... Mais nous nous contenterons d'en souligner encore l'as­pect positif. Lorsqu'un prêtre qui souffre pour le Christ et pour l'Église auxquels il s'est donné déclare : « Avant tout, crier notre Foi absolue dans les vérités éternelles ! » -- lorsqu'il redit sa fidélité au Pape et aux évêques, « totale, aimante et généreuse » -- lorsqu'il rappelle et glorifie ce qu'est la véritable collégialité des évêques unis au Saint-Père en même temps que « le pouvoir plénier et souverain du Pape » -- lorsqu'il définit comme « providentielle » la ligne tracée par le Concile -- lorsqu'il nous met en garde contre des erreurs cent fois dénoncées par nos Papes, avec références à l'appui -- lorsqu'il rappelle la parole de saint Paul : « Même si un ange du Ciel vient vous prêcher un autre Évangile que le mien, ne le croyez pas » -- lorsqu'il nous invite, textuellement, à nous mettre avec l'Église, « donc avec la Hiérarchie » -- lorsqu'il bénit le Nom devant qui tout genou doit fléchir, même sur la terre -- lorsqu'enfin, avec son amour et son humilité, il supplie le Saint-Père de regarder ses prêtres fidèles et de voir leur tristesse -- lors­qu'il en termine par une profession de foi envers la religion du Christ mort et ressuscité, « vers qui doivent aller tout honneur et toute gloire » -- je dis, moi, simple laïque, que ce prêtre est l'honneur de son sacerdoce et le messager de la vérité. Je le dis parce qu'il affirme -- dans son livre comme dans son article -- ce que l'on m'a enseigné, à moi : sur les genoux de ma mère, sur les bancs de mon collège, à l'institut catholique de Paris lorsque je préparais mes examens de licence -- et plus tard, lorsque j'ai consacré des périodes entières de ma vie à étudier la doctrine de l'Église, l'ensei­gnement des Papes et les textes promulgués de Vatican II. Je le répète : on ne m'a pas appris autre chose que ce qu'affirme, et déclare ce prêtre, si visiblement offert aux coups, si visiblement prêt au martyre moral pour la défense de sa Foi. 183:107 Et je dis que devant pareilles évidences, devant pareils courages apostolique et ferveur spirituelle, tout cœur de baptisé devrait fondre. Tout cœur de prêtre ou de laïque. Tout cœur d'évêque dont les mains de prêtre consa­crent chaque jour le Corps et le Sang du Seigneur -- et peuvent en outre lier pour toujours d'autres mains dans le *Promitto* de l'Ordination. Et puisque « la Foi est personnelle » et qu'elle devient notre essence profonde, dès lors que nous avons reçu l'insi­gne grâce du baptême, je dis enfin ceci, qui est affaire de conscience, mais que cependant je transforme en témoignage public : j'ai été raffermi dans ma foi pour avoir lu ces lignes, et pour avoir connu ce prêtre. Michel DE SAINT PIERRE. 184:107 ### A propos d'un serment Un PAPE, canonisé depuis lors par la Sainte Église, publie en septembre 1907 une Encyclique sous le titre : « *Pascendi Dominici Gregis* ». Dans ce docu­ment, il décrit et condamne formellement la doctrine des Modernistes. Puis, en septembre 1910, trois années plus tard, le même Pontife lance un *Motu proprio* qui se réclame expressément de *Pascendi*, dénonce à nouveau « la race pernicieuse », et va beaucoup plus loin encore : exigeant de ses prêtres l'engagement total -- sans le moindre retour possible en arrière -- de rejeter et combattre l'erreur moder­niste. Comment nos clercs actuels peuvent-ils à ce point oublier, négliger la substance d'un SERMENT plus que jamais en vigueur, et que beaucoup d'entre eux ont dû prêter *plusieurs fois* ([^91]) ? 185:107 Comment peuvent-ils oublier, négliger l'Encyclique *Pas­cendi* elle-même, d'où le SERMENT de leur vie de prêtre a découlé, comme une rivière de sa source ? Comment peuvent-ils ignorer quels hommes, dans l'Église, doivent prêter et renouveler ce SERMENT ? Et comment ne le savent-ils pas par cœur -- et pour toujours -- ainsi que le texte du *Motu proprio* qui en explique et prescrit l'usage ? Un texte, je le répète, qui fut écrit sous l'inspiration d'un Saint, dicté par une âme pétrie de douceur et d'autorité, légué comme un testament, par cette âme, à l'Église universelle ? \*\*\* Mais voici la formule du SERMENT ANTI-MODERNISTE « J'embrasse et reçois fermement toutes et chacune des vérités que l'Église, par son magistère inerrant, a définies, affirmées et déclarées, principalement ces chefs de doc­trine qui sont directement dirigés contre les erreurs de ce temps. « Et d'abord, je professe que Dieu, principe et fin : de toutes choses, peut être connu et donc aussi démontré d'une manière certaine par la lumière de la raison, par le moyen des choses qui ont été faites, c'est-à-dire par les œuvres visibles de la création, comme la cause par son effet. « En second lieu, j'admets et je reconnais les arguments externes de la révélation, c'est-à-dire les faits divins, par­mi lesquels, en premier lieu, les miracles et les prophéties, comme des signes très certains de l'origine divine de la religion chrétienne. Et, ces mêmes arguments, je les tiens pour parfaitement proportionnés à l'intelligence de tous les temps et de tous les hommes, et même du temps présent. « Troisièmement : je crois aussi d'une foi ferme que l'Église, gardienne et maîtresse de la parole révélée, a été instituée d'une manière prochaine et directe par le Christ en personne, vrai et historique, durant sa vie parmi nous, et je crois cette Église bâtie sur Pierre, chef de la hiérar­chie apostolique, et sur ses successeurs jusqu'à la fin des temps. « Quatrièmement : je reçois sincèrement la doctrine de la foi que les Pères orthodoxes nous ont transmise des Apôtres, toujours dans le même sens et la même interpréta­tion. C'est pourquoi je regrette absolument la supposition hérétique de l'évolution des dogmes, d'après laquelle ces dogmes changeraient de sens pour en recevoir un diffé­rent de celui que leur a donné tout d'abord l'Église. Et pareillement je réprouve toute erreur qui consiste à subs­tituer au dépôt divin confié à l'épouse du Christ et à sa garde vigilante une fiction philosophique ou une création de la conscience humaine, laquelle formée peu à peu par l'effort des hommes, serait susceptible dans l'avenir d'un progrès indéfini. 186:107 « Cinquièmement -- je tiens en toute certitude et je professe sincèrement QUE LA FOI N'EST PAS UN SENS RELI­GIEUX AVEUGLE SURGISSANT DES PROFONDEURS TÉNÉBREUSES DE LA « SUBCONSCIENCE » MORALEMENT INFORMÉE SOUS LA PRESSION DU CŒUR ET L'IMPULSION DE LA VOLONTÉ, MAIS BIEN QU'ELLE EST UN VÉRITABLE ASSENTIMENT DE L'INTEL­LIGENCE A LA VÉRITÉ ACQUISE EXTRINSÈQUEMENT PAR L'EN­SEIGNEMENT REÇU EX AUDITU, ASSENTIMENT PAR LEQUEL NOUS CROYONS VRAI, A CAUSE DE L'AUTORITÉ DE DIEU DONT LA VÉRACITÉ EST ABSOLUE, TOUT CE QUI A ÉTÉ DIT, ATTESTÉ ET RÉVÉLÉ PAR DIEU PERSONNEL, NOTRE CRÉATEUR ET NOTRE MAÎTRE. « Je me soumets également, avec toute la révérence voulue, et j'adhère de toute mon âme à toutes les condam­nations, déclarations et prescriptions contenues dans l'Encyclique *Pascendi* et dans le Décret *Lamentabili,* notamment en ce qui concerne ce qu'on appelle l'histoire des dogmes. « De même, je réprouve l'erreur de ceux qui prétendent que la foi proposée par l'Église peut être en contradiction avec l'histoire et que les dogmes catholiques, dans le sens où ils sont entendus aujourd'hui, sont incompatibles avec les origines plus authentiques de la religion chré­tienne. « Je condamne aussi et je rejette l'opinion de ceux qui prétendent dédoubler la personnalité du critique chrétien, celle du croyant, celle de l'historien, comme si l'historien avait le droit de maintenir ce qui contredit la foi, ou comme s'il lui était loisible, à la seule condition de ne nier directement aucun dogme, d'établir des prémisses d'où découlerait cette conclusion que les dogmes sont ou faux ou douteux. « Je réprouve pareillement cette méthode d'étude et d'interprétation de l'Écriture Sainte qui, faisant litière de la tradition de l'Église, de l'analogie de la foi et des règles du Siège apostolique, s'inspire des méthodes de travail des rationalistes et, avec autant d'audace que de témérité, n'accepte comme suprême et unique règle que la critique textuelle. 187:107 « En outre, je rejette l'opinion de ceux qui prétendent que, dans l'exposition des questions historiques et théologiques, le savant ou quiconque s'occupe de ces matières doit d'abord se débarrasser de toute idée préconçue, soit au sujet de l'assistance divinement promise pour la conservation perpétuelle de chaque point de vérité révélée, pour interpréter ensuite les écrits de chaque Père en dehors de toute autorité sacrée, d'après les seuls principes de la science, et avec cette indépendance de jugement que l'on a coutume d'apporter dans l'étude d'un document profane quelconque. « Enfin, d'une manière générale, je professe être com­plètement indemne de cette erreur des modernistes, pré­tendant qu'il n'y a, dans la : tradition sacrée, rien de divin ou, ce qui est bien pire, admettant ce qu'il y a de divin dans un sens panthéiste, de telle sorte qu'il ne reste rien de plus que le fait pur et simple, assimilable aux faits purs et simples de l'histoire : à savoir, le fait que des hommes, par leur travail, leur habileté, leur talent Continuent à travers des âges postérieurs, l'école inaugurée par le Christ et les Apôtres. Pour conclure, je soutiens avec la plus grande fermeté et soutiendrai jusqu'à mon dernier soupir la foi des Pères sur le critère certain de la vérité qui est, a été et sera toujours dans l'épiscopat transmis par la succession des Apôtres (Iren IV. C. 26) ; non pas de telle sorte que cela seul soit soutenu qui peut sembler mieux adapté au degré de culture que comporte l'âge de chacun, mais de telle sorte que la vérité absolue et immuable, prêchée dès l'origine par les Apôtres, ne soit jamais ni que ni entendue dans un autre sens (Poeser. C. 28). « Toutes ces choses, je m'engage à les observer fidèle­ment, intégralement et sincèrement, à les garder inviola­blement et à ne jamais m'en écarter soit en enseignant, soit d'une façon quelconque, par mes paroles et mes écrits... » \*\*\* Les évêques eux-mêmes doivent, avant leur consécration, renouveler le SERMENT ANTI-MODERNISTE*.* J'ai entre mes mains la *Semaine religieuse du Diocèse de Lyon* du 11 mars 1966 -- où je trouve la traduction des Lettres Apostoliques nommant Mgr Rousset évêque auxi­liaire de Lyon, en résidence à Saint-Étienne (24 février 1966). Après la formule tout à la fois humble et majestueuse : « Paul, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu ; à notre cher Fils... Salut et bénédiction apostolique » -- après les précisions sur la nomination elle-même et l'autorisation de se faire consacrer évêque « hors de la Ville de Rome » voici la condition exigée : 188:107 « Ceci, toutefois, ne pourra s'accomplir avant que vous n'ayez fait la profession de foi prescrite par la loi, et prêté ce double *serment*, à savoir celui de fidélité envers Nous et la Chaire de Pierre, et *celui qui rejette les erreurs moder­nistes*. » \*\*\* Donc, nos prêtres ont tous prêté ce SERMENT *--* et beaucoup d'entre eux, je le répète, l'ont prêté plusieurs fois : du sous-diacre à l'évêque. Ils ont prêté un SERMENT qui vient de « l'antique et vivante Pascendi » et qui représente, dans son texte, le débordement de l'indignation d'un Pape honoré par l'Église comme un saint. Ils ont prêté un SERMENT qui exige, pour être mesuré dans son étendue, la connaissance approfondie de la doctrine de Pie X, la soumission filiale et totale à cette doctrine, dont le *Motu proprio* de 1910 n'est que le suprême reflet. Ils ont prêté un SERMENT selon lequel ce Saint-là, saint Pie X, doit bien être « de leur paroisse » -- et le rester à jamais... Ils ont prêté un SERMENT qui les engage au service de la vérité contre l'erreur. Un SERMENT solennel sans quoi le séminariste ne peut devenir sous-diacre -- ni le prêtre, prêcher l'Évangile -- ni le maître spirituel, enseigner -- ni le juge religieux, juger -- ni l'évêque nommé, recevoir la consécration du Successeur des Apôtres. Un SERMENT qui les lie à la foi expresse dans les faits divins, miracles et prophéties ; dans l'institution divine de l'Église ; dans la primauté de Pierre jusqu'à la fin des temps ; dans l'intan­gibilité du dogme catholique ; dans la Révélation extrin­sèque du Dieu Créateur et Maître. Un SERMENT qui les oblige, durant leur pleine vie sacerdotale, à rejeter l'erreur d'une croyance au progrès indéfini de la conscience humaine -- et celle qui définirait la foi comme surgissant des ténèbres de la subconscience. Un SERMENT qui les soumet expressé­ment et nommément à l'Encyclique *Pascendi.* Et qui leur interdit de renier la tradition de l'Église au nom de la criti­que textuelle. Et qui les requiert d'aborder les problèmes d'histoire et de théologie avec l' « idée préconçue » de la foi catholique. De sorte que nulle adaptation n'altère jamais chez eux « la vérité absolue, immuable », prêchée dès l'ori­gine des temps apostoliques. \*\*\* 189:107 Mais nous en sommes les témoins : *ce serment-là est violé sous nos yeux, tous les jours*. Les prêtres, les religieux, les théologiens accusés autrefois par saint Pie X, ils parlent encore sous les voûtes de nos églises -- au microphone ou dans les journaux, et plus nombreux que jamais -- aliénant les vérités éternelles, abaissant le Christ leur Maître, négli­geant les traditions ecclésiales au bénéfice de la nouveauté, professant le culte du progrès, de l'homme moderne et du monde moderne, attaquant la Primauté de Pierre, moquant les miracles et secouant le dogme ! Et pourtant, ils l'ont prêté devant Dieu et devant les hommes, ce serment... Ils ont dit, après avoir prononcé la suite des phrases redoutables, eux qui allaient être -- ou qui étaient déjà marqués du Signe que l'on n'efface pas : « *J'en fais le serment, je le jure.* » Ajoutant, pour finir, cette prière : « Que Dieu et son Saint Évangile me viennent en aide »... *Ainsi soit-il.* Michel DE SAINT PIERRE. 190:107 ## NOTES CRITIQUES ### Livres pour enfants #### Histoire de tout et histoires à la douzaine Les appréhensions que nous avons déjà plusieurs fois exprimées devant les livres conçus pour les nombreux enfants du peuple de France (« *il nous est né*, disait le dépositaire du pouvoir exécutif, *neuf cent mille bébés* » -- « *et neuf cent mille bébés*, continuait son ministre de l'Éducation Nationale, *ça pousse* ») ces appréhensions dis-je, nous les croyons de plus en plus justifiées. L'exemple que nous allons citer cette fois sera d'autant plus significatif qu'il ne procédera pas de cette littérature de violence et de sottise qui prolifère sur la décadence de l'épopée américaine exprimée au niveau intellectuel du raton laveur. Non : il s'agit de l'un de ces livres dont le didactisme coloré, de bon aloi en apparence, veut éveiller l'enfant à la con­naissance des réalités passées et présentes. Or ce livre s'intitule HISTOIRE DE TOUT. Vous entendez ? de « tout ». « Tout », la tota­lité ! Mot extraordinaire, mystérieux, impérieux, capital. Car tout contient tout. En dehors de tout il n'y a rien. Et c'est un mot qui intéresse spécialement l'enfance, dont le développement, pourrait-on dire, par l'exploration que fait l'enfant de son envi­ronnement, est une tension vers l'ensemble, vers la totalité. Que de fois n'avons-nous pas entendu son enthousiasme proclamer ce mot, dans un effort descriptif et narratif : Il y avait ceci, cela, « tout », ce « tout » qui ramasse, récapitule et accomplit. Ce tout qui est magnifique parce qu'il est vierge de tout exclu­sion, ce « tout » qui est le repos de l'esprit dans son aspiration inextinguible. Alors l'HISTOIRE DE TOUT, c'est la plus belle des histoires, la merveille des merveilles. A condition que « tout » y soit, non pas numériquement, bien sûr, mais au moins par le symbole, par la saveur, par le qualificatif. Feuilletons donc l'al­bum de la plus belle histoire, de l'histoire totale, totalisante et totalisée. Il y a dans ce tout : la terre, troisième des planètes du système solaire par ordre d'éloignement du soleil. 191:107 Certes. Il y a des maisons, que nous habitons. Encore certes. Maisons de bois, d'argile on de pierre, lorsqu'elles sont fixes. En peau de chèvre ou de rennes lorsqu'elles « voyagent », demeures légères des civilisations nomades. Oui, une petite allusion, en passant, au temple grec et même à la cathédrale, dont la minuscule effigie s'estompe dans la pâleur des lointains. Et encore ? Eh bien, ce « tout » comporte également la longue et immémoriale recherche du confort : l'humanité, passant du puits à l'eau courante, de la chandelle de jonc imprégnée de suif aux am­poules électriques. Et voici les moyens de communication : le « tout » s'augmente d'un vélocipède et d'une Jaguar 64 ; bien sûr y figurent aussi la diligence et la locomotive chasse-bisons. Quel progrès partout, dans ce « tout » ! Poursuivons l'inventaire. Qui nous protège ? demande-t-on à la page 46. Les réponses ne tardent pas « la police, qui assure notre sécurité ; les pompiers, combattants du feu ; le médecin, défenseur de la vie ». Et comment subsistons-nous ? Le « tout » s'augmente et devient nourrissant : céréales, fruits et légumes, « boissons fami­lières » ... Et comment vivent les animaux et les végétaux ? Des pages et des pages donnent au « tout » des frondaisons, des battements d'ailes. N'a-t-on rien oublié, se sont dit les auteurs, ne faut-il pas laisser ouvert ce « tout » dont l'immensité n'est pas encore comblée ? On recherche un peu. Au fait, les mondes ? C'est-à-dire les mondes ignorés, la conquête spatiale. L'ouverture est de ce côté. Le « tout » garde une fenêtre : l'audace humaine et ses fusées la franchiront par de nouvelles découvertes. Voilà. N'est-ce point bel et bon, nous dira la voix du siècle ? Précisons donc nos appréhensions. Cette HISTOIRE DE TOUT nous paraît typique de cette forme de faux humanisme pré­tendument objectif qui, subrepticement ou tapageusement, colonise la littérature destinée à l'enfance. Car on a, au plan des faits, précisément, exclu de ce « tout » le fait immense, universel, permanent que constitue le fait religieux. Le « tout » que l'on hausse à la prétention de la totalité, on le mutile de cette exactitude, on le décapite. Un exemple : le chapitre des maisons. 192:107 La plus élémentaire consultation de l'histoire, de la géo­graphie, de l'ethnologie, de la sociologie, c'est-à-dire la plus élémentaire attention au fait du monde et de l'homme ne peut manquer d'enregistrer un prodigieux effort constructif tourné non pas vers l'utilitaire mais vers le sacré. Outre que les maisons des hommes ont très largement été construites dans un esprit de sacralisation de la vie ordinaire, -- la maison a une fonction religieuse -- il apparaît que la divinité, selon l'expression em­ployée par Pierre Desfontaines dans son remarquable ouvrage GÉOGRAPHIE ET RELIGIONS, est « *le principal habitant de la ter­re* ». Du simple point de vue de la géographie humaine donc, où l'auteur que nous venons de citer est un maître, d'innombrables monuments manifestent « *que la pensée religieuse est omnipré­sente ; qu'elle ne se sépare d'aucun paysage ; que les témoigna­ges de la divinité, de quelque nature qu'ils soient, sont répandus à profusion, comme un semis* ». « *La divinité, écrit-il encore, est de par ses demeures l'habitant le plus visible, le plus marquant, le plus paysagique, et ainsi d'une certaine façon le plus géographique de la terre ; nul personnage n'a entraîné les hom­mes à un aussi grand effort constructif* ». On voit donc comment se forme mon appréhension. L'HIS­TOIRE DE TOUT proposée en l'occurrence aux enfants, à leur appétit d'images, à leur réflexion commençante, est l'histoire d'un prétendu « tout » qui, sur le chapitre des maisons, oublie tout simplement, ou méprise très évidemment, l'habitant le plus visible, le plus marquant, le plus « paysagique » de la terre. Le lecteur dira peut-être « *Fichtre, vous vous emportez sur le titre d'un livre, alors qu'il n'y a peut-être là qu'astuce publicitaire, ou quelque légèreté.* » Je proteste encore : même s'il y avait seulement publicité ou légèreté, nous devrions nous élever contre elles avec détermination. Car cette HISTOIRE DE TOUT est bien le signe de toutes les « histoires de tout » qui sont distribuées de toutes parts, à nos enfants par une société oublieuse, aveuglante ou perverse et qui conçoit une totalité excluant Dieu, se fermant ou plutôt s'enfermant dans une exis­tence désacralisée. Cette prétendue totalité-là c'est la « conspi­ration universelle » dont parlait Bernanos ; et qui efface jusqu'aux traces de la référence à Dieu : elle incline l'enfant et l'adolescent par une pression psychologique diffuse mais puissante, à vivre dans un univers mental au regard, duquel la présence de Dieu, le dialogue avec Dieu, le levain de l'Amour divin et ses manifestations historiques, deviennent étrangères ou superflues. 193:107 Oui, même s'il y avait seulement légèreté, ce titre, étant donné ce qu'il recouvre, resterait le signe d'une laïcisation généralisée profondément dommageable à la vie spirituelle de nos enfants. Mais nous portons aussi nos griefs sur cette légèreté elle-même, car ce n'est pas une entreprise futile et passagère que de mettre nos enfants en présence du tout ; du tout de la vie, du tout de l'être. C'est l'attitude fondamentale, qui, une fois prise, appelle la question sur ce qui, dans ce Tout, le fait être : attitude métaphysique dont on devrait savoir qu'elle est de la plus grande importance dans la vie de l'enfant ; car l'enfant est spontanément métaphysicien, comme il est disposé à la plus profonde vie spirituelle. Et « *c'est une pitié,* disait Jacques Maritain, *de voir la gravité mystérieuse et exceptionnelle de l'enfant et ses ressources à l'égard de la vie spirituelle négligées ou piétinées par les adultes, soit par suite de quelque préjugé positiviste, soit parce qu'ils croient de leur devoir, quand ils ont affaire aux enfants, de jouer la puérilité* »*.* \*\*\* Votre bile s'étant déversée, dira peut-être le lecteur, n'auriez-vous point de quoi sourire ? Bien sûr que si ; et notre largeur de vues se comprendra dès lors que précisément chez l'éditeur d'HISTOIRE DE TOUT (Les deux coqs d'or, Paris) nous ferons les louanges du recueil intitulé HISTOIRES A LA DOUZAINE. Que voilà un titre modeste : des histoires en quantité mais qui ne pré­tendent pas au « tout » ; qui sont un bouquet donné comme tel et non l'orgueil du champ ou l'orgueil du monde. Il s'agit de ces histoires qu'on lit et relit que l'on conte et raconte. Elles sont donc bien destinées à l'enfant, qui réalise à travers les histoires à raconter une sorte de saisie imaginative des choses et des valeurs. Les animaux y vont bon train, affrontant divers dangers que surmontent la bravoure, l'intelligence et la chance, le grand méchant loup allant, quant à lui, vers sa triste fin. Ces histoires d'animaux groupées par trois -- les trois braves petits boucs, les trois ours, les trois petits cochons, car ils vont par trois « comme les bonheurs » dit le texte de présentation, sont suivis de poèmes brefs qui emportent souvent l'adhésion. Ainsi celui-ci, intitulé « L'homme du désert » : « Il m'a demandé, l'homme du désert Combien de framboises poussent dans la mer ? Et j'ai répondu, sans montrer d'émoi : Tout autant que harengs dans les forêts profondes. » 194:107 Ou encore, ces jolies promesses de mariage, que ni le mouvement féministe contemporain, ni l'intervention accrue du confort ménager associée à celle des pouvoirs publics n'ont pu réaliser vraiment : « Fillette aux cheveux bouclés, Voudrais-tu bien m'épouser ? Tu n'auras pas à frotter, A laver, à essuyer. Assise sur un coussin, En dessous d'un baldaquin, Tous les jours tu mangeras, Un plat de fraises des bois ». Avec l'histoire de Scribouillette, souris d'Église, vous entrez dans l'histoire cléricale dont vous craignez -- l'abbé en question s'appelant Tournelune -- qu'elle soit anticléricale. Mais pas du tout. Bien sûr Scribouillette est une souris d'avant l'aggiorna­mento. Elle aura été vraisemblablement balayée par le zèle de quelque esprit novateur qui l'aura chassée, elle et d'authentiques œuvres d'art cédées pour une thune à des antiquaires parisiens. Quel est l'esprit de Scribouillette ? Se faire remarquer du Curé Tournelune. Car le Curé la prend, pour un rat. Or elle n'est pas un rat. « Oh, oh, gémit Scribouillette. Oh ! oh ! pauvre de moi ». Car Tournelune a dit non sans vivacité : « le vais montrer à ces rats de quel bois je me chauffe ! » Que faire pour cela ? Acheter un chat bien entendu. L'opinion de ce chat, qui est, passez-moi l'expression, une sorte d'opinion publique, est donc de grande importance dans la pastorale aggiornamentée du Curé Tournelune. Seulement voilà -- que voulez-vous -- l'opinion individuelle ou publique des chats est très partagée pour ce qui est des souris qu'on prend pour des rats. D'autant plus que le chat en question s'appelle Gabriel. Gabriel aide la souris à se faire remarquer de Tournelune. C'est long. Par exemple, ayant entendu Tournelune dire qu'on grandit en buvant du lait, Scribouillette boit du lait -- le lait de Gabriel -- en quantité. « *Par mon binocle*, s'écrie Tournelune en voyant sécher le plat du chat, *je n'ai jamais vu un chaton, qui boive autant de lait.* » 195:107 Puis Scribouillette place son lit de laine à côté du livre noir de l'Abbé. Il ne peut manquer de me voir, pense-t-elle. Rêve ! L'abbé prend ce lit pour une mitaine et l'emporte. Que faire alors ? Se placer sous son nez ? Bonne idée : comme l'Abbé lit le livre noir, la souris saute sur le livre. « *Qu'est-ce que cela ?* dit Tournelune, *j'ai une tache grise devant mes verres. Il faut que je fasse changer mes verres.* » Pauvre souris qui n'est pas un rat. « *Il te prend pour une tache grise* » lui dit Gabriel. Que faire alors ? Car Scribouillette n'est pas sans ressources : elle a même mangé un livre de cantiques. Horriblement mauvais, dit-elle. Sur le conseil de Gabriel, la pauvre souris s'engage dans les plus risqués des appels. Tout d'abord : se promener sur le buvard du Curé, les pattes pleines d'encre. Mais le buvard boit, élargit les traces. « *Arrête, dit Gabriel, Tournelune va croire que c'est moi !* » Alors Scribouillette saute du buvard sur le sermon et s'essuie les pattes au bas de celui-ci. « *Que sont ces signes ? se* demande Tournelune. *J'ai griffonné quelques notes, en fin de page et je n'arrive plus à me relire. Aujourd'hui même, je fais changer mes verres*. » La pauvre souris d'église est poussée à des actes ultimes. Elle décide de faire un grand trou. Une percée, en quelque sorte. Elle fait un grand trou dans le sermon du Curé. Un trou énorme. « *C'est le plus gros trou que j'ai jamais fait de ma vie,* dit-elle. » Tournelune, enfin, achoppe sur ce grand trou, regarde les « notes » qu'il n'était pas arrivé à lire la veille. « *Pauvre de moi ;* dit-il. *Ce ne sont pas des notes, mais des empreintes de petites pattes ! J'ai une souris dans mon église ! La pauvrette a fait tous ces trous pour me montrer qu'elle avait faim !* « *Hum, hum,* poursuit-il. *Par suite de cet accident, je dois abandonner le texte que j'avais préparé. A la place, je parlerai de la Charité.* » Si cette histoire peut symboliser, pour nous adultes, les difficultés que rencontrent parfois les laïcs à se faire entendre des clercs, on conviendra que sa conclusion, résolument opti­miste, en fait une belle histoire propre à ne pas blesser l'imagi­nation enfantine. Et même celle-ci devrait-elle souffrir de quelques vues réalistes, nous ne devrions pas fermer le livre pour autant : la vie connaît des épreuves. 196:107 La suite de ces HISTOIRES A LA DOUZAINE a par exemple l'heureux effet de mettre en garde nos enfants contre certains mimétismes auxquels ils ne sont que trop enclins, et en particulier, pour parler notre langage d'adulte, contre certains phénomènes de « communication sociale » ou encore de « conditionnement psychologique ». Toute société n'est-elle pas marquée de « conditionnements » sur les­quels il faut s'interroger ? Sur ce sujet et pour l'édification de tous, les HISTOIRES A LA DOUZAINE présentent l'histoire de Pouce-Poussin. Un jour que Pouce-Poussin allait au marché par le sentier de la forêt, un gland tomba d'un grand arbre -- ping ! -- sur sa petite tête. « Alerte, le ciel nous tombe sur la tête, s'écria Pouce-Poussin, il faut avertir le roi en vitesse ! » Suit alors le phénomène de communication sociale et de conditionnement psychologique. Et aussi, on le verra, l'exploi­tation de ce phénomène : -- « Sur son chemin, Pouce-Poussin rencontra Poulette-Coquette. -- « Où vas-tu comme ça ? demanda Poulette-Coquette. -- « Le Ciel tombe. Je vais prévenir le Roi. -- « Qui te l'a dit ? demanda Poulette-Coquette. -- « Le Ciel. Il m'a cogné au passage. -- « Je t'accompagne » dit Poulette-Coquette. Pouce-Poussin et Poulette-Coquette se hâtèrent donc vers le palais. En chemin ils rencontrèrent Quentin-Canard. -- « Où allez-vous comme ça ? demanda Quentin-Canard. -- « Le ciel tombe, dit Poulette-Coquette. Nous allons prévenir le Roi. -- « Qui te l'a dit, demanda Quentin-Canard ? -- « Pouce-Poussin. -- « Qui l'a dit à Pouce-Poussin ? -- « Le ciel. Il lui a cogné la tête. -- « Je viens aussi », dit Quentin-Canard. Pouce-Poussin, Poulette-Coquette et Quentin-Canard se hâ­tèrent donc vers le palais pour dire au roi que le ciel tombait. En chemin, ils rencontrèrent l'Oie grasse. « Ou allez-vous comme ça ? demanda l'Oie grasse. « Le ciel tombe, dit Quentin-Canard. Nous allons pré­venir le Roi. 197:107 -- « Qui te l'a dit ? demanda l'Oie grasse. -- « Poulette-Coquette. -- « Qui l'a dit à Poulette-Coquette ? -- « Pouce-Poussin. -- « Qui l'a dit à Pouce-Poussin ? -- « Le ciel. Il lui a cogné la tête. -- « Je viens » dit l'Oie grasse. Et Pouce-Poussin, Poulette-Coquette, Quentin-Canard et l'Oie grasse se hâtèrent vers le palais pour avertir le Roi. En chemin ils rencontrèrent Dindon-Dodu. -- « Où allez-vous ? demanda Dindon-Dodu. -- « Le ciel tombe, dit l'Oie grasse, nous allons prévenir le roi. -- « Qui te l'a dit ? demanda Dindon-Dodu. -- « Quentin-Canard. -- « Qui l'a dit à Quentin-Canard ? -- « Poulette-Coquette. -- « Qui l'a dit à Poulette-Coquette ? -- « Pouce-Poussin. « Qui l'a dit à Pouce-Poussin ? -- « Le ciel. Il lui a cogné la tête. -- « Je viens », dit Dindon-Dodu. Pouce-Poussin, Poulette-Coquette, Quentin-Canard, L'Oie grasse et Dindon-Dodu se pressèrent donc sur la route pour aller avertir le roi que le ciel tombait. Mais en chemin, ils rencontrèrent le rusé Renard. -- « Et où allez-vous donc ? demanda Rusé-Renard. -- « Le ciel tombe. Nous allons prévenir le Roi. -- « Je vais vous montrer la route », dit Rusé-Renard. C'est ainsi que Rusé-Renard accompagna Dindon-Dodu, et mangea Dindon-Dodu. Rusé-Renard accompagna l'Oie grasse, et mangea l'Oie grasse. Rusé-Renard accompagna Quentin-Canard, et mangea Quentin-Canard. Rusé-Renard accompagna Poulette-Coquette, et mangea Pou­lette-Coquette. Rusé-Renard accompagna Pouce-Poussin, et mangea Pouce-Poussin !!! Il ne resta plus personne pour aller prévenir le Roi, excepté Rusé-Renard lui-même. Mais Rusé-Renard avait bien trop mangé. Il ne pouvait plus du tout bouger. 198:107 Alors, le Roi ne sut jamais que le ciel allait lui tomber sur la tête. \*\*\* Enfin, le même éditeur a fait mieux. Son souci de toucher plusieurs publics l'a conduit à publier « pour garçons et filles » un choix de textes de l'Ancien et du Nouveau Testament. Effort méritoire, avec introduction et commentaires de R. Tamisier, p. s. s., professeur d'exégèse au Séminaire de St Sulpice, et il­lustrations de Giarni, abondamment figuratives, narratives et solennelles. Chaque extrait est précédé d'un commentaire ra­pide. Par exemple, pour le chapitre de la Genèse : « En utilisant des images de son temps, l'auteur inspiré veut enseigner que tout l'univers créé vient de Dieu mais son œuvre est absolument bonne : le mal ne vient pas de Lui. » Pour la Résurrection : « Les quatre évangélistes relatent également les souvenirs très vivants de ce matin du Dimanche 9 avril 30 : les saintes femmes, et spécialement Marie-Madeleine trouvent le tombeau vide. Pierre et un autre disciple, l'apôtre Jean, vérifient les faits : les gardes, terrifiés, ont disparu, les linges qui ont servi à ensevelir Jésus sont là, déposés avec soin -- le Maître est res­suscité. Durant la semaine suivante Il se montre souvent aux siens : leur foi est totale et ils seront désormais les témoins intrépides de la Résurrection. » Ou encore, au sujet de l'Apocalypse : « Ce livre, qui clôt le recueil du. Nouveau Testament, a été écrit sous sa forme définitive au temps de la persécution de Domitien vers 95. On y reconnaît les pensées et le style général de St Jean. Mais l'ouvrage est pour nous mystérieux, car l'au­teur sacré a choisi un genre littéraire qui était alors de mode et que nous ne pratiquons plus : C'est un livre d'anticipation où le symbolisme tient une place prépondérante ; d'autre part, les citations bibliques ou du moins les allusions à l'Ancien Tes­tament y abondent. En ce temps de persécution, Jean commence par ranimer la foi et la charité des chrétiens de l'époque (lettres aux Églises, th. 2-3). Puis, pour répondre à leurs angoisses, il envisage l'ave­nir du monde et de l'Église. 199:107 Cet avenir est aux mains de Dieu et du Christ (Ch. 4-5) ; le Christ est déjà vainqueur et, avec lui, l'Église. Certes, tout le cours de l'histoire sera jalonné d'épreuves (mépris, persécutions, fléaux naturels) : Jean n'a point du tout l'intention d'en donner la suite chronologique ; mais il en donne comme une immense tapisserie où reviennent souvent les mêmes thèmes, en cou­leurs variées. C'est l'ensemble du dessin qu'il faut voir. Même aux jours les plus sombres (et ils ne manqueront pas), ceux qui font la volonté divine sont certains de la victoire. Celle-ci apparaîtra dans sa plénitude à la fin des temps, quand le Christ reviendra dans toute sa gloire pour sanctionner les actes des hommes. Les impies (que symbolise « Babylone la grande ») seront à jamais fixés dans leur attitude de révolte coupable, d'orgueil impitoyable et de souffrance ; les autres jouiront à jamais de la joie divine dans la Jérusalem céleste. L'Apocalypse est donc essentiellement un message d'espérance et un chant de victoire et de joie. » Le sérieux, la fidélité de cette présentation, méritent l'atten­tion des parents, de leurs garçons et de leurs filles. La Bible n'est-elle pas la grande, belle, et véritable Histoire ? Elle est le témoignage rendu aux grandes œuvres de Dieu -- Magnalia Dei -- de la Genèse à l'Apocalypse, œuvres qui sont, elles, véri­tablement l'Histoire totale : la Création du monde est le premier acte du dessein de Dieu, qui s'achèvera dans les nouveaux cieux et la nouvelle terre avec, au centre du temps, la Croix et la Résurrection du Sauveur. Claude LAURENT. ============== ### Le Taciturne Beaucoup de grands procès ont donné lieu à des révisions, à des réhabilitations, souvent d'autant plus éclatantes que la condamnation avait été plus cruelle. L'Histoire fait preuve de plus de sérénité, rend des arrêts plus justes que les tribunaux, fait de leurs victimes des héros, parfois des saints. Il en a été ainsi pour Jeanne d'Arc, Lally-Tollendal, le duc d'Enghien, Georges Cadoudal, le maréchal Ney, tous des hommes d'armes dont Alfred de Vigny a bien défini les scrupules : 200:107 « La parole, qui trop souvent n'est qu'un mot pour l'homme de haute po­litique, devient un fait terrible pour un homme d'armes ; ce que l'un dit légèrement ou avec perfidie, l'autre l'écrit sur la pous­sière avec son sang... » Mais l'œuvre de justice de l'Histoire s'accomplit lentement, nécessite des éclairages, des sommes, des bilans nouveaux et aussi des plaidoyers. Elle a besoin, pour s'exercer, de témoignages et de documents rétablissant les faits dans leur enchaîne­ment, dégagés des passions du moment qui passe. Tel aura été le rôle d'André Figueras en écrivant son livre -- *Salan*, *Raoul ex-général d'armée* qui a paru récemment aux éditions de la Table Ronde, dans la collection *l'Ordre du jour*. \*\*\* L'auteur fait preuve de courage, lorsqu'il s'attaque à une tâche malaisée pour tant de raisons. Il n'est pas encore possible de tout dire sur des évènements proches. La flamme qui éclaire peut brûler les mains et il est des traitements radio-actifs qui rongent la chair du praticien comme celle du patient. André Figueras a su résister à un penchant pour la polémique qui a été fatal à plusieurs de ses livres. Il demeure objectif, cite des tex­tes, interroge de nombreux témoins. Son style simple, dénué d'effets romantiques, émeut plus l'esprit que le cœur. Il préfère davantage convaincre que séduire, jeter une semence pour l'avenir plutôt qu'écraser les raisins d'une colère déjà blette. Certes il n'explique pas tout, reconnaît que des points de­meurent obscurs chez un personnage énigmatique. Au risque de laisser dans l'ombre sa personnalité d'auteur, ses idées propres, il ne craint pas de s'effacer devant son héros. Ainsi le portrait qu'il trace appartient à l'école classique, vaut plus cher par le dessin que par la couleur, campe le per­sonnage sans s'attarder trop aux paysages, au cadre de ses ac­tions. La carrière de Raoul Salan est assez riche en elle-même pour rendre superflues les digressions, si tentantes soient-elles. Au contact de son modèle, André Figueras accepte des disci­plines. \*\*\* Rien ne semblait prédisposer Raoul Salan à la recherche de l'absolu et encore moins à l'aventure, pas plus son milieu ori­ginel et l'éducation qu'il avait reçue que son tempérament. 201:107 Le village de Roquecourbe, la profession d'un père, instituteur puis fonctionnaire des Indirectes, l'école primaire pré­cédant le lycée de Nîmes, tout cela ne semble pas constituer un bouillon de culture particulièrement riche en bacilles révolu­tionnaires ou *oasiques.* A cette ambiance on donnerait volontiers un matricule, par exemple le numéro 81, celui dont le ministre des P.T.T. vient de doter le département du Tarn avec cet es­prit de sélectivité et ce sens de l'à-propos qui font les grands commis, ceux de la V^e^ République tout au moins. Bien sûr Roquecourbe groupe ses maisons autour d'un café du com­merce, dans le Midi de la France, non loin du pays des Cadets de Gascogne et de Castres, la cité natale de Jean Jaurès, mais, de cette effervescence occitanienne, Raoul Salan ne semble avoir retenu qu'un certain penchant à l'optimisme et le goût des décorations, d'un grand pavois aussi multicolore que celui de nos escadres au temps de l'alliance russe. En fait d'effervescence il nous a semblé que Raoul Salan jouait le Bel au Bois dormant plutôt que le Bon petit diable, avec de fort beaux yeux qui n'ignoraient par leur pouvoir. Il se savait bien de sa personne, ne dédaignait ni de bomber le torse, comme tant de sportifs, ni de faire bleuir dans les grandes circonstances sa chevelure argentée. Figueras nous révèle qu'il aimait la marche à pied, comme tout bon fantassin. Cet homme de la piétaille la con­naissait bien, ne lui marchandait pas son vieux titre de reine des batailles. Prudent, silencieux, ne risquant ses mots que l'un après l'autre à bon escient, ce taciturne, ce timide, fut l'un des chefs prestigieux d'une armée que l'on n'avait pas encore démolie à plaisir sous prétexte de la moderniser, de la décolonialiser sur­tout. Notre marsouillard (on appelait ainsi alors le fantassin de marine) se fit la main au Laos comme constructeur de pistes, en apprenant la langue d'un pays qui aujourd'hui doit quelque peu regretter le bon vieux temps. Combattant de 1918 et de 1940, Salan devait donner sa pleine mesure en 1944, après le débarquement de Provence. Il fut un colonel que ses hommes pouvaient appeler avec fierté « mon colonel ». Il leur appartenait corps et âme. La prise du fort d'Artigues que raconte Figueras fait très image d'Épinal. Sous la couleur les vrais guerriers sauront retrouver les lignes du dessein et les qualités solides d'un chef de guerre : le flair du terrain, la connaissance de l'emploi des armes, l'esprit d'à-propos dans l'exploitation du succès et une certaine ruse, la­quelle, dit-on, ne fit pas défaut au colonel Salan. Le général de Lattre, qui ne s'y connaissait pas trop mal en matière de colo­nels-maréchaux, prisa fort le sens tactique de Salan ainsi que sa connaissance de l'Extrême-Orient. Plus tard il n'en voulut pas d'autre pour commander sa 14^e^ D.I. qu'il reformait en 1944 et prendre la direction des opérations au Tonkin en 1951. Les succès de Salan, à Nghia-Lo, à Na-Sam, justifièrent la confiance que mettait en lui le Roi Jean. 202:107 Celui que les troupes d'Indochine appelaient le mandarin eut-il à sa disposition tous les moyens nécessaires pour mener à son terme l'œuvre stratégique et politique du maréchal de Lattre ? Comprit-il l'Islam et le Maghreb aussi bien que le bouddhisme et les confins de la Chine ? La doctrine de guerre anti­subversive qu'il prôna à juste titre était-elle complètement au point ? son tempérament de chef se prêtait-il aux difficultés de la clandestinité ? Après l'avoir médité, comme il mérite de l'être, les lecteurs du livre d'André Figueras se poseront toutes ces questions et d'autres encore sans les voir entièrement résolues. Comment pourrait-il en être autrement dans l'ambiance actuelle ? Ce livre n'est que l'esquisse d'un grand personnage de notre Histoire qui plus tard passionnera les jeunes Français tant par les faits d'armes qu'il a accomplis que par les traverses de sa destinée. Cette esquisse suscitera des imitateurs, incitera d'autres historiens à brosser d'autres portraits de Raoul Salan, à expliquer des qualités et des défauts attachants : une méthode plutôt empirique qui n'aimait ni les schémas ni les plans et encore moins le ra ta plan, tout le battage habituellement fait autour, le goût de la riposte plutôt que de l'attaque préméditée, une grande opiniâtreté dans l'exécution, la recherche du secret opérationnel combinée avec la connaissance de l'ennemi, ce facteur ennemi que tant de chefs français ont négligé. Il voulait lire dans le jeu de l'adversaire, ne détestait pas qu'on lui appor­tât les cartes retournées, connaissait peut-être mieux ses ennemis que ses amis, le Laos que la banlieue parisienne, les muta­tions de l'Extrême-Orient que le conservatisme de notre intelli­gentsia. Ce sage, ce prudent, méfiant comme un Normand, eût des candeurs de bon républicain ; sa grande bonté, son humanité s'accompagnaient parfois d'une rigueur jacobine dans ses rapports avec ses subordonnés qui fit quelques victimes : Le Père Joffre se montra lui aussi parfois injuste dans ses juge­ments... L'activité du général Salan n'excluait pas un certain déterminisme face aux grands évènements. Ce patriote si sin­cère, si noble, croyait encore les Français au temps de la Patrie en danger. Peut-on lui tenir rigueur, d'avoir eu de généreuses illusions sur ses compatriotes ? Il appartenait à une génération de saints laïques ou religieux dont la 3^e^ République a été riche dans ses cohortes et qui a fait sa grandeur : les Alain, les Charles de Foucauld qui n'étaient point de petits Charles. Puissent nos enfants mieux les connaître et leur ressembler ! Raoul Salan a eu aussi le sens de l'honneur du soldat, bien qu'il en parlât fort peu peut-être par un certain respect humain. Dans ce domaine ce fils de ses œuvres s'est montré plus poin­tilleux que tant d'aristocrates qui ont préféré au respect de la parole donnée l'ombre de la servitude et le masque de la gran­deur. La Rochefoucauld eût sans doute écrit à notre époque que « les particules » peuvent être des chaînes qui attachent les hommes au conservatisme social et aux carcans hexagonaux. Ceux que ne chargeaient point de telles chaînes se sont sentis plus libres au moment de l'action... 203:107 Il faut lire avec soin dans le livre de Figueras la déclaration de Salan à son procès. Son rôle y apparaît clairement : C'est afin de tenir la parole donnée par l'armée française aux Algé­riens que Salan a été jusqu'au bout de sa peine dans la voie de l'honneur, a revendiqué le titre de chef de l'O.A.S. et la pleine responsabilité des actes reprochés à cette organisation, alors que la majorité de ces actes ne pouvaient lui être imputés. Cette attitude courageuse, c'est là le moins qu'on puisse dire, mérite le respect. Au cours de ce procès dont l'atmosphère fut poignante et chargée d'électricité, où Raoul Salan n'évita que d'extrême jus­tesse la condamnation à mort, l'attitude du prévenu fut em­preinte de sérénité ; André Figueras l'a soulignée, de même que la patience dont fait preuve le prisonnier depuis le début de sa longue captivité. Nul doute que cette attitude ne soit conforme au tempérament d'un soldat habitué à se dominer mais celle-ci a bénéficié du secours de la grâce sanctifiante sollicitée avec hu­milité et retrouvée après quelques années de tiédeur à l'égard de la religion de son enfance. Ce sens de l'honneur, cette dignité, cette résistance devant l'adversité, qui honorent grandement Raoul Salan et ses compa­gnons de captivité, ne devraient-ils pas être portés à leur crédit par le Pouvoir, hâter des mesures de clémence, une amnistie que la majorité des Français, réclame ? Pourquoi, dans quel but ces apôtres de la liberté devraient-ils continuer longtemps à lui payer une rançon déjà si lourde ? Ces questions viennent naturellement aux lèvres lorsqu'on a terminé le beau livre d'André Figueras. Grâce à son plaidoyer, à l'heure où l'Histoire se vulgarise, se démocratise, bénéficie d'un marché accru, les Français con­naîtront mieux la vie que Raoul Salan a consacrée tout entière au service de son pays. Remercions l'auteur d'avoir écrit ce récit objectif et sobre. Il a fait œuvre utile et servi la cause de son héros. Si quelque jour, dans ce Midi chaud et patriote où Raoul Salan et André Figueras sont nés tous deux, nous voyons inaugurer des avenues Raoul Salan, ce livre qui porte son nom y aura contribué. Il serait juste qu'une petite rue portât alors le nom d'André Figueras. Jacques DINFREVILLE. 204:107 ### Le Père François, missionnaire d'Afrique Le Père François, mort tout récemment, était mon frère. Il avait passé dans sa mission 42 ans, de 1923 à 1965, et moi-même je suis revenu d'Afrique après 45 ans de séjour là-bas. Notre famille, d'origine bretonne et très modeste, a donné des prêtres et des religieuses qui ont vécu en Afrique, en Corée, en Chine, au Canada, à Ceylan... Nous-mêmes, nous étions 3 frères dans la même congrégation, et deux Sœurs religieuses, dont l'une est encore contemplative au Mont des Oliviers à Jérusalem. Trois fils prêtres et deux filles religieuses, sans compter notre frère aîné tué à la guerre en 1918. De telles familles existent encore, et je dois à l'hommage de notre père et de notre mère de dire qu'ils furent des héros à leur manière. Notre papa était un très humble fonctionnaire des postes et notre maman une paysanne bretonne. Nous avons connu la pauvreté et il est faux d'affirmer qu'il est nécessaire d'admettre un minimum de confort pour être vertueux. La parole de N.-S. est vraie : « *Bienheureux les pauvres* ». Nous aurions été dix enfants si tous avaient vécu. Quatre moururent en bas âge et ils nous ont aidé du haut du ciel. Les difficultés matérielles, à notre éducation n'ont pas manqué. Mes deux frères, Yvon et François, à l'époque où les congrégations n'étaient pas autorisées à posséder en France des écoles apostoliques, furent contraints de s'expatrier en Belgique, où la guerre de 1914 surprit mon frère François et où il fit son noviciat à Louvain ainsi que ses études de philosophie. François fut ordonné prêtre en 1922 et partit pour l'Afrique l'année, suivante. Il fut placé dans la mission où je me trouvais déjà depuis 1920. Dans ce pays d'ouest africain, la grâce soufflait en grand et des milliers d'indigènes se faisaient chrétiens. Fran­çois se félicita toujours d'être si bien tombé. Il devait se mon­trer jusqu'à la fin un des missionnaires les plus efficaces. Il de­vait se distinguer tout d'abord comme un fondateur. En effet, durant son séjour en Afrique, quatre missions furent bâties par lui ; église, maison d'habitation, écoles, dispensaire, dépendan­ces... Cela comporte des qualités techniques et des talents aux­quels il s'appliqua dès son arrivée : architecte, entrepreneur, maçon, scieur de long, charpentier, briquetier, tuilier etc. Mais surtout le Père François mit tout son esprit à l'étude de la langue indigène. Et son Évêque, qui vient de lui consacrer un article nécrologique, le donnait en exemple à tous ses con­frères, comme celui qui parlait le mieux la langue autochtone, comme prédicateur et comme écrivain. Il fut un des promoteurs de *l'éducation de base*. Cette éducation de base consiste à ensei­gner les Africains dans leur propre langage vernaculaire. 205:107 Le P. François écrivit des syllabaires et des livres de lecture en lan­gue indigène. Et si ce coin d'Afrique ne connaît plus aujour­d'hui que très peu d'analphabètes on le doit à ses travaux lin­guistiques. Il fut encore l'auteur de deux grammaires, l'une plus scientifique, l'autre à l'usage des Européens désireux d'ap­prendre la langue. Il créa encore un Bulletin religieux en langue vernaculaire qui tire 5.000 exemplaires chaque semaine, Les livres de piété qu'il a aidé à composer, en particulier son livret sur les « Vérités éternelles », servent à tous les retraitants. Le P. François fut un missionnaire modèle, et les autres missionnaires se disputaient sa présence à l'occasion d'une sta­tion à prêcher ou de confessions à entendre, parce qu'ils se faisait comprendre des vieillards et des enfants, se mettant à la portée de tout le monde. Comme chef de mission, il était aimé de son personnel, pères, frères, sœurs, moniteurs, catéchistes malgré parfois la rudesse de ses commandements. Au cours de ses 42 ans de missionnaire, il a baptisé des milliers d'Africains dont l'un d'eux est devenu Évêque et d'autres sont devenus prê­tres. Partout où il a passé, il faisait des offices liturgiques impec­cables où le chant grégorien qu'il a toujours pratiqué était en honneur. Il avait formé une schola de puericantoires qui alter­nait avec l'ensemble des fidèles. Un jour, le Vicaire Général d'un grand diocèse de France, de passage dans sa paroisse, fut tellement émerveillé du chant de la grand-messe, c'était un di­manche, qu'il alla chercher son magnétophone, pour prendre sur bande magnétique l'écho d'une aussi belle audition. Aussi le P. François fut-il déçu, revenant en France en 1965, de cons­tater combien le chant liturgique avait subi de dommage dans nos paroisses et même dans nos séminaires... Quand il revint en France où il se proposait un repos bien gagné, il fut prié d'aller finir ses jours au loin à 12.000 km de Marseille d'où je venais moi-même pour prendre ma retraite. Il prit l'avion, et comme Jérusalem était sur sa route, il s'y ar­rêta pour voir sa sœur religieuse contemplative au Mont des Oliviers. Il passa dix jours en Terre Sainte et reprit son vol pour sa nouvelle destination. Et là, il tombe malade. Les médecins croient d'abord à une anémie paludienne, mais les exa­mens micro-biologiques découvrirent qu'il était atteint d'une leucémie cancéreuse, qui devait le conduire à la mort le 28 mars 1966. Le P. François a fait la mort d'un bon prêtre, en pleine séré­nité et après avoir édifié tout le monde autour de lui, les médecins, les religieuses, ses confrères : « Faites savoir à mon frère et ma sœur la gravité de mon état, disait-il. Pour moi, je sais que mes jours sont comptes et j'ai fait le sacrifice de ma vie. Je meurs content. » 206:107 Voilà, en quelques lignes, la vie d'un missionnaire breton contemporain. Puisse-t-il inspirer à nos jeunes le goût d'une existence consacrée à Dieu. S'ils choisissent cette carrière, ils ne s'ennuieront jamais... P.-S. -- Le P. François était un abonné de nos revues et il était avide d'*Itinéraires* et de *Permanences* au point que ses dernières lettres furent pour se plaindre qu'il ne les avait pas reçues... X.X.X. ============== ### Encore la Suède Nous avons publié dans notre numéro 104 de juin, au sujet de l'organisation du travail en Suède, le récit de deux jeunes ouvriers français. La *Vie Française* du 2 juin publie un article d'Alfred Fabre-Luce « *Ombres légères sur la Suède* ». Cet arti­cle a trait aux difficultés que commence à éprouver la Suède par suite de la lutte économique qu'impose le système libéral anglo-saxon. Les compagnons du Tour de France dont les observations sont à la base de notre article de juin étaient des ouvriers du bâtiment. Or le mois dernier dans une conversation avec plu­sieurs architectes on vint à parler du prix de la construction et l'un d'eux s'écria : « En Suède la construction est deux fois plus chère qu'en France. » Nos lecteurs savent maintenant pour­quoi : les ouvriers y sont largement payés et l'éventail des sa­laires réduit. Voici maintenant les réflexions d'Alfred Fabre-Luce : Tout le monde a entendu parler du « miracle social » suédois. Stabilité politique (trente ans de gouvernement social-démo­crate), niveau de vie très élevé (le premier de l'Europe), dispa­rition de la lutte de classe (« Cette expression n'a plus de sens pour nous », m'a dit un syndicaliste), « socialisme » sans nationalisation (95 % des travailleurs dans le secteur privé), longévité individuelle (le Suédois vit en moyenne cinq années de plus que le Français), système de retraites perfectionné (« le paradis commence à 67 ans »). 207:107 Cette année, cependant, on a entendu quelques rumeurs inquiétantes. Pour la première fois depuis longtemps, la fixation des salaires a été l'objet de négociations difficiles. Est-ce la fin de l'harmonie ? J'ai posé cette question à Stockholm. Du côté patronal comme du côté ouvrier, on m'a répondu : « Notre confiance réciproque n'est pas ébranlée. » Ce qui a soulevé des difficultés, c'est la disparité des salaires entre les ouvriers du bâtiment, soustraits à la concurrence étrangère, et les ouvriers des autres secteurs, bridés par elle. On a fini par conclure un accord portant sur trois années qui pré­voit des hausses graduelles pour les travailleurs relativement défavorisés et un freinage de la progression des salaires « pri­vilégiés ». A mesure que la concurrence internationale se fait plus vive, la construction du *welfare state* devient plus difficile. Le déficit croissant de la balance commerciale annonce peut-être qu'un palier est devenu nécessaire. En continuant trop vite sur sa « lancée » présente, la Suède pourrait devenir une société sclérosée, « exploitée » par ses faibles. Elle sera préservée de ce danger par l'émulation internationale. Traditionnellement libre-échangiste, elle est aujourd'hui membre de l'Efta où (sauf imprévu) les barrières douanières seront entièrement abolies le 1^er^ janvier prochain. Elle ne peut donc se permettre de devenir non concurrentielle. L'auteur parle aussi de ce qu'il a pu connaître de la moralité publique, des difficultés qu'ajoute le climat lui-même à l'état d'esprit des Suédois, mais les remarques que nous ajouterons aux siennes ne regardent que l'économie sociale proprement dite. Un équilibre social naturel va donc être compromis. Le bâtiment n'a point à supporter la concurrence étrangère et les ouvriers de cette corporation se trouvent privilégiés. Il n'est pas dit qu'ils le resteront si le libre-échange per­met l'entrée en franchise de maisons entières préfabri­quées, en grandes séries, à des prix imbattables. La Suède aura prochainement affaire à une concurrence internationale. Et de toute façon, là comme chez nous, ce sont les pauvres qui paieront. TEL EST LE GROS PROBLÈME DE L'AVENIR. Le bon sens na­turel et quelques chances accessoires, comme d'avoir plus profité que pâti de deux grandes guerres pendant lesquelles elle fut neutre ont donné à la Suède prospérité et paix sociale. De légers nuages, avant-coureurs de changement de temps, commencent à apparaître. Mais nous-mêmes nous engageons avec le monde anglo-saxon dans une concurrence industrielle et commerciale effrénée qui ne peut qu'aboutir à des orages. Nous essayons de construire l'Europe, mais les maîtres des différents États n'ont pas d'autre idéal que celui des anglo-saxons : le mercantilisme. Je ne crois pas que Dieu laisse faire l'Europe pour qu'elle soit une nouvelle Amérique où l'homme serait fatalement sacrifié au profit -- la misère existe aussi en Amérique -- car la décadence morale y est bien visi­ble. 208:107 Elle est même par certains côtés source de la nôtre. On reprochait aux Français avant la dernière guerre de se retirer des affaires à quarante-cinq ans pour pêcher à la ligne et jouer aux dominos : cette sagesse nous a bien abandonnés, le Français est devenu agité comme l'Améri­cain, et mène lui aussi une vie de fou. Or l'Amérique ne nous donne aucun exemple de gran­deur dans la pensée politique, religieuse ou simplement intellectuelle. Chesterton disait déjà d'elle (*Hérétiques* p. 247) : « Et quand nous arrivons au dernier criterium de la nationalité, celui des arts et des lettres, le cas est presque désespéré (...) l'Amérique a produit de grands artistes... Quelque puissent être les hommes de génie amé­ricains, il ne sont pas de jeunes dieux en train de créer un monde nouveau. L'art de Whistler est-il barbare, joyeux et primesautier ? M. Henry James nous communique-t-il l'ardeur d'un écolier ? (...) De l'Amérique est sorti un cri doux, suave et effrayant, aussi reconnaissable que le cri d'un mourant. » Le seul art digne de ce nom né en Amérique est celui des anciens negro-spirituals. Ce sont les noirs qui l'ont créé ; et ces pauvres gens exposent les Américains à se trouver devant un problème insoluble pour eux. La France (et si elle le veut l'Europe) a de tout autres ressources. On nous dit que le poème épique est la forme d'art des peuples jeunes et qu'il n'en peut naître dans les vieilles nations. Or nous avons vu naître chez nous à l'aurore du siècle le plus considérable et le plus extra­ordinaire poème épique de ce temps, l'Ève de Péguy. Il est devenu comme la *Chanson de Roland*, la Divine Comédie, l'honneur de la chrétienté. Nous avons tout lieu d'espérer une jeunesse nouvelle de notre civilisation grâce aux sacrifices et aux prières de tous ceux qui périrent comme Péguy et avec Péguy. La Rome des Césars périt en 411 et les vieux peuples de la Grèce et de l'Asie durèrent encore mille ans. \*\*\* Si donc Dieu laisse se faire l'Europe, ce sera selon les principes d'un ordre social chrétien, et non de celui de la libre concurrence par laquelle les gros et les forts mangent les petits, sans souci pour la valeur morale des actes économiques. 209:107 Le premier problème sera donc de limiter la concurrence en l'organisant, car la libre concurrence implique non seulement l'écrasement des faibles, mais un grand gâchis de forces intellectuelles et de biens. Cette réforme implique des institutions économiques. Et ces institutions seront fondées non sur le contrat social, mais sur les nécessités naturelles de chaque métier ; non sur des idéologies, mais sur la nature des choses. Il s'en suivra un nouveau *Livre des Métiers* chacun d'eux ayant son laboratoire de recher­ches et de contrôle. Et cette nature des choses amènera en même temps un nouveau protectionnisme, européen cette fois. On se tromperait en croyant ces évènements lointains : ils commencent. La « négociation Kennedy » à Genève en est l'antienne. Les États-Unis ont toujours été très protec­tionnistes. Ils le pouvaient à cause de l'étendue de leur territoire, qui va des marais tropicaux du golfe de Mexique jusqu'au neiges canadiennes. Ils trouvaient tout chez eux ; de plus leur esprit mercantile les avait poussés à élever les salaires pour faire du petit peuple un gros consommateur -- mais il leur fallait se défendre par des droits de douane contre les marchandises européennes moins coûteuses. Aujourd'hui, les Américains voudraient nous voir devenir libre-échangistes pour nous vendre le plus possible, tout en conservant pour eux-mêmes un protectionnisme suffisant. Les Allemands qui vendent beaucoup aux États-Unis auront dans ces négociations des intérêts différents de leurs voisins d'Europe. Une vraie guerre économique est installée dans le monde occidental dans laquelle l'intérêt de la société humaine est sacrifié à celui de l'argent. Il ne peut s'en suivre que du malheur pour les pauvres ; l'esprit civique des Suédois peut y chavirer ; en France il est noyé depuis longtemps, bien qu'il reste chez nous une élite voyant clairement le problème et capable d'en amorcer la solution. Je ne surprendrai j'espère aucun des lecteurs d'Itiné­raires en ajoutant pour finir que la prière et la méditation sont les premiers et indispensables moyens pour envisager les problèmes économiques sous leur vrai jour. *Non sans doute pour les résoudre pratiquement, mais pour les envisager, comme il est nécessaire, par rapport à nos fins dernières.* Henri Charlier. ============== 210:107 ### Notules **Les liens logiques.** -- « La Croix » du 9 juin 1966 publiait une notice nécrologique sur Mgr Armand Coupel, ancien évêque de Saint-Brieuc. Nous en détachons ces lignes (c'est nous qui soulignons) : « Il fut en France le premier évêque à vouloir la pastorale d'ensemble. Il croyait à l'Action catholique ; ancien du Sillon, il avait le sens du laïcat. Il organisa les zones pastorales, etc. » Ne dites pas que l'auteur a tout « mélangé ». Il a relié, selon une pensée. \*\*\* **L'ouverture au monde est-elle l'ouverture à gauche ?** -- Dans « L'Homme nouveau » du 7 août, Marcel Clément déclare : « Le plus grand danger que court l'Église post-conciliaire, c'est la confusion de l'ouverture au monde et de l'ouverture à gau­che. » \*\*\* « Renouveau » ou désastre spi­rituel ? -- Dans « Le Figaro » et dans « Le Monde » du 27 août, a paru l'information suivante : « Le diocèse de Paris, en 1966, compte 2.477 prêtres dont 509 religieux). « En 1960 il en comptait 2.709 (dont 419 religieux). « Le diocèse a donc perdu de­puis 6 ans 232 prêtres, alors que la population a augmenté d'en­viron un demi-million d'habi­tants. » \*\*\* **L'ampleur du désastre.** -- « La Croix » du 15 septembre a repro­duit d'autres chiffres, d'une por­tée plus générale, tirés des « Nou­velles religieuses », bulletin officiel du diocèse de Nice. Ces chiffres concernent toute la France et proviennent « une enquête démographique sur le clergé français, -- enquête effec­tuée sous la direction du Secré­taire général de l'épiscopat. Le nombre de prêtres séculiers diminue continuellement en Fran­ce, tandis que la population aug­mente. De 1955 à 1959, il y avait encore une moyenne de 701 ordinations par an. De 1959 à aujourd'hui, cette moyenne est tombée à 570 seule­ment. La moyenne annuelle des décès de prêtres est supérieure à 850. Les « nouvelles méthodes pas­torales » qui ont été depuis plus de dix années « expérimentées » en France, et qui depuis 1962 ont prétendu trouver une solution dans l' « esprit » du Concile, reçoivent donc la sanction des faits. \*\*\* **Louis-Georges Planes** vient de faire paraître une plaquette de « souvenirs et réflexions », intitu­lée : Autour de trois poèmes de Charles Maurras. C'est le texte d'une émouvante et savante communication à l'Académie de Bor­deaux. 211:107 On peut se procurer cette précieuse plaquette chez l'éditeur Raymond Picquot, place Gambet­ta à Bordeaux. \*\*\* **Le poids des clefs de Saint Pier­re **: sous ce titre, le dernier ou­vrage de Jacques Ploncard d'As­sac (diffusion en Frame : Li­brairie française. 27, rue de l'Ab­bé Grégoire, Paris VI^e^). \*\*\* **Eugène Lapeyre.** -- Les nom­breux amis du poète Eugène La­peyre seront heureux de se pro­curer son nouvel ouvrage : La Joie (en vente à la Librairie La­peyre, 28, rue Masséna, Nice). \*\*\* **Arsène Soreil** vient de publier *La presse d'un silence* aux Éditions La Dryade, Vieux-Virton, Luxembourg belge. \*\*\* **Ils préparaient le Concile** -- Dans la page religieuse, si l'on peut dire, du « Figaro » (page 24 du 13 septembre), on pouvait lire les lignes suivantes, signées « R. L. » : « Mgr Jouassard a formé à Lyon un corps professoral prestigieux, qu'il eut parfois à défendre dans les années 1948-1958 si difficiles pour les théologiens qui prépa­raient le Concile. » L'année 1958 est celle de la mort de Pie XII. Selon Monsieur « R.L. » il y avait donc, pendant les années 1948-1958 des « théologiens qui préparaient le Concile ». Et pour les théologiens qui préparaient le Concile ce furent des années très difficiles. Il fallut même, parfois, les dé­fendre. Voilà un membre de phrase plus efficace que tout un long discours. Bravo, monsieur « R.L ». Bonne besogne. \*\*\* **Une petite nouvelle qui n'est pas une nouveauté.** -- Par « La Croix » du 14 septembre (dernière page, dernière colonne), nous apprenons que Son Éminence le cardinal Duval, archevêque d'Al­ger, a participé à « deux mani­festations importantes » auxquel­les les « Amis de Témoignage chrétien » sont allés se livrer en Algérie. 1° Au cours d'une séance plé­nière, le Cardinal a « *donné son approbation à un socialisme res­pectueux de l'homme *». (Selon le texte cité, le Cardinal n'a point dit qu'il ne s'opposait pas à un socialisme qui serait respectueux de l'homme : il a dit qu'il lui donnait son approba­tion...) 2° Le lendemain, le Cardinal « s'est félicité des efforts faite par « Témoignage chrétien » *pour éclairer les consciences sur le drame algérien *». Voilà deux options politiques aussi précises que significatives. Elles nous apportent l'assuran­ce que l'activité politique du Car­dinal se poursuit avec le même bonheur que précédemment. \*\*\* 212:107 - **Docteur infaillible.** -- Du P. An­toine Wenger, éditorial de « La Croix du 15 septembre : « Nous voulons être à l'écoute de toutes les voix (...). Celle surtout du Pasteur suprême en qui culmine la conscience de l'Église et qui, en docteur infaillible, in­terprète le Concile sans erreur et applique sans cesse ses déci­sions. » Nous serions bien d'accord avec ce que le P. Wenger, peut-être, semble-t-il, aurait voulu exprimer. Nous demeurons cependant ef­farés qu'un tel auteur, dans un éditorial de « La Croix », puisse s'exprimer d'une manière qui est, théologiquement aussi carrément inexacte. Surtout en un temps d'œcuménisme, cette bourde involontaire (que ne commettrait pas un élève sachant son catéchisme) est mal­heureusement susceptible de ren­forcer les préjugés et les incom­préhensions de nos frères séparés. Cela ressemble à une provoca­tion. Mais c'est simplement un signe -- tout à fait objectif, et assez énorme -- de l'immense incom­pétence théologique du P. Wenger en dehors de la sphère étroite de sa spécialité. ============== ### Bibliographie #### Madame A. Bourçois-Macé Au service de la personnalité (Édition Spes) Voici de quoi intéresser les gens d'un peu plus de quarante ans dont la formation intellec­tuelle d'adolescence s'est située dans les années qui ont précédé 1940. Nous retrouvons, étudiés dans l'optique de 1966, et plus commentés, plus discutés que jamais au sein des divers « collo­ques », « Séminaires » et « Sym­posion » imaginables, les problè­mes de la personne humaine, de la massification, du machinisme, ainsi que les refoulements et les complexes, les aspects décevants des examens et des concours, la pédagogie et la puériculture. Après trente ans passés, après une guerre (et quelle guerre !) pour les adolescents de jadis devenus à leur tour éducateurs, rien n'est résolu, les difficultés semblent même grandies et mul­tipliées. Mme Bourçois-Macé qui est poète -- m'en voudra-t-elle de dire : poète avant tout, ? -- ressent plus vivement que qui­conque, à propos des mots dé­signant toutes les notions précitées, leur usure ou leur équi­voque. D'où une série de réflexions décapantes sur des termes qui, à force d'être employés, finissent par sembler rassurants même quand ils correspondent à des réalités catastrophiques. 213:107 L'expérience psychologique, la pratique de la méditation religieuse aident ensuite à préciser les menaces confuses contenues dans les mots. Et si toutes les vérités sont bonnes à redire, en­core faut-il les adapter au public du moment ; une demi-page, une petite page, rarement plus, et les nécessaires effets de sur­prise : une phrase laissée en sus­pens à la fin et qui se relie au titre de l'essai suivant. Cette récapitulation philosophique et pratique, tout entière orientée dans le sens de la jeunesse, se­rait à mettre entre les mains des adolescents au niveau des classes de seconde et de pre­mière, avant les fameuses « ter­minales » où ils risquent de re­cevoir, docilement et passivement, de bien étranges shampooings philosophiques. Par la rapidité de l'exposé, la vivacité pénétrante de l'analyse, les al­lusions artistiques et littéraires, le livre leur donnera à la fois des idées d'ensemble et un certain style de réaction personnelle. Dois-je ajouter que leurs édu­cateurs ne seront pas mécon­tents de voir retracer pour eux-mêmes les éléments d'une ri­tualité de la psychologie, sans laquelle leur âge et leur expé­rience même ont pu amener quelques oublis et quelques con­fusions ? Jean-Baptiste MORVAN. #### Hervé de Blignières La foi du centurion Préface de Thierry Maulnier (Éditions du Fuseau) C'est en prison que le colonel pardon ! l'ex-colonel Hervé de Blignières a trouvé le temps d'écrire cet ouvrage. Qui est Hervé de Blignières ? Une ci­tation, signée Pierre Messmer en date du 6 août 1961, nous le dépeint ainsi : « Par son dyna­misme, son courage personnel, ses qualités d'entraîneur d'hom­mes, s'est montré un chef de guerre exceptionnel capable d'imprimer sa marque à tous ses subordonnés. » Il faut croire que le patrio­tisme qu'Hervé de Blignières nous propose en sous-titre comme principe d'action, est un excellent principe puisqu'il est la source de qualités si remarquables. Mais il y a patriotisme et patriotisme ! En tout cas avec un pareil satis­fecit, il n'y coupait pas, ce colonel. Il était trop dangereux, on le lui fit bien voir. Condam­né en 1963 par la Cour de Sûreté de l'État, il ne s'attarde pas sur un si minime détail personnel. Ce qui l'intéresse en cette aventure, ce sont les raisons profondes. Comment se fait-il que les Français con­naissent de nos jours de telles défaillances d'intelligence et de cœur qu'ils se laissent ber­ner par le mensonge de pro­pagandes pourtant cousues de fil blanc ? Qu'ils ne voient pas en ce mensonge un instrument de guerre plus efficace que les armes conventionnelles et même atomiques ? Car, pour ce qui les intéresse et pour froide n'on la dise, il s'agit bien, d'une guerre menée contre la Patrie. Mais il y a aussi Fran­çais et Français. 214:107 Partant de ces questions. H. de Blignières a composé ce qu'on pourrait appeler une *Somme du Patriotisme,* fondée sur des arguments que résume ce mot de S. Exc. Mgr Blan­chet : « L'idéal humain n'est pas une immense organisation d'apatrides ». Qu'est-ce donc que la Patrie ? Bien des défini­tions en ont été données. Retenons celle-ci dans la préface de Thierry Maulnier. « Elle est le réseau des liens qui unissent l'homme, à travers son enfance, aux gé­nérations antérieures dont il a tiré sa substance, sa forme mentale, sa fidélité, s'il est fidèle et jusqu'à sa révolte s'il est un révolté. Or ce réseau de liens a été tissé sur une terre. La loi du mon­de de veut que l'homme ait besoin d'une terre qui le porte, et qu'il appartienne à cette terre et que cette terre lui appartienne ». De là les qualificatifs qu'Her­vé de Blignières donne au pa­triotisme, à la fois « biologique et cérébral, charnel et spiri­tuel ». En dernier ressort, le patriotisme est la défense de la terre et des traditions, des foyers et des autels contre la perpétuelle entreprise d'aliéna­tion et d'expropriation camou­flée sous les masques chan­geants que lui fabrique le messianisme. Mais on aurait grand tort de penser que cette défense n'a pour champ d'action que les champs de bataille d'une guer­re déclarée. Les vertus patrio­tes ne sont autre chose que des formes de la vertu de Cha­rité plus particulièrement appliquée au service de la Patrie. Elles ne valent donc pas seule­ment pour le temps de guerre ; elles imposent aussi le devoir de servir la Patrie en temps de paix, surtout lorsque la Paix comme nous le voyons si bien de nos jours n'est qu'un état de guerre sournoise. Les armes font silence, mais l'entreprise d'expropriation poursuit, contre tout ce qui constitue la cohésion et qui force de la Patrie, ses assauts d'autant plus dangereux qu'ils s'attaquent plus insidieusement a son principe vital, à son âme. Dans un peuple aveuglé par le rideau de fumée du matéria­lisme et tout occupé du corps, ils ne suscitent pas la réaction qui les stopperait. Dans le si­lence des armes, les idées faus­ses lancées en avant-garde, en compagnie de tous les moyens de « divertissement », de « di­version » pour mieux dire, se chargent du travail de sape. Et si, par exemple, l'évolution technique moderne peut, faire illusion la vraie menace vient des intelligences entretenues dans la place par l'entreprise d'aliénation. A ce propos, le colonel de Blignières consacre au progressisme, chrétien ou non, quatre chapitres remar­quables. Prolongement de la vertu de charité, le patriotisme doit donc trouver le soutien le plus ferme, le plus fidèle, dans l'en­seignement de l'Église, qui sait bien que toute offense aux autels est menace aux foyers, toute atteinte à la doctrine fis­sure ruineuse dans l'édifice social. C'est pourquoi nous ren­voyons aux catholiques débous­solés, clercs ou simples fidèles, ces mots de Léon XIII (Ency­clique *Sapientiae christianae*, 10 janvier 1890) que rappelle Hervé de Blignières : 215:107 « L'amour surnaturel de l'Église et l'amour naturel de la Patrie procèdent du même et éternel Principe. Tous deux ont Dieu pour auteur et cause première : d'où il suit qu'il ne saurait y avoir entre les devoirs qu'ils imposent répugnance ou contradiction. » Il n'y a pire sourd que celui qui ne veut plus écouter. Et pourtant, le colonel de Bli­gnières ne désespère pas. Il croit que les jeunes entendront de nouveau les voix du sol et du sang et qu'à l'imitation de Psichari, redressée par une éducation conformée de nou­veau au réel et dont il donne le programme, ils « repren­dront contre leurs pères le parti de leurs aïeux... » Est-il Cassandre avant la chute de Troie ? Ou comme le Précurseur criant dans le dé­sert annonce-t-il ce renouveau chrétien, qu'au Congrès socia­liste de Puteaux M. Jules Moch refusait en ces termes : « Il faut coûte que coûte empêcher que la France redevienne la fille aînée de l'Église ». Par­bleu ! Elle redeviendrait fran­çaise. En attendant, l'amour de la Patrie, lui aussi, impose à chacun le devoir d'une réfor­me. C'est ce qu'on peut lire, en clair ou entre les lignes, dans ce livre d'Hervé de Blignières. Et puisque nous sommes en veine de citations pourquoi ne pas rappeler ce qu'a dit un soir de 1940, la « voix intemporel­le » du Maréchal Pétain : « C'est à une réforme intellec­tuelle et morale que d'abord je vous convie. Français, vous l'accomplirez, et vous verrez, je le jure, une France neuve surgir de votre ferveur ». J. THÉROL. #### Drieu La Rochelle : Mémoires de Dirk Raspe (Gallimard) Il y a un problème Drieu, qu'il m'est douloureux d'évoquer, mais il le faudra bien. Je ne songe pas à nier l'intelligence exception­nelle de l'auteur disparu ; mais le gémie littéraire n'est pas ici notre souci dominant. Un parti procla­me Drieu comme une valeur in­tangible, parce qu'il fut doulou­reux et, dans une certaine me­sure, persécuté par l'autre parti. En face, on se félicite secrète­ment de léguer à la droite, d'une manière définitive, un exemple mémorable de l'échec intellectuel. Méfions-nous du piège et lisons les « Mémoires de Dirk Raspe » sans nous y abandonner : c'est même le meilleur hommage que nous puissions rendre à Drieu. Ce roman inachevé prend pour thème l'histoire, librement adaptée et interprétée, de Van Gogh. Le signe de Van Gogh m'inquiète : il est pour moi le type du génie insuffisant. Tirera-t-on une mé­ditation spirituelle de l'histoire de Van Gogh ou de son double Dirk Raspe ? Peut-être y a-t-il partout du Spirituel, pour qui sait l'extraire, comme Orfila se vantait de trouver de l'arsenic, dans le fauteuil du juge. Et ces mé­moires imaginaires sont un ta­bleau puissamment pathétique de la misère et de la détresse humaine. 216:107 Mais la sexualité peut-elle servir de mode d'investigation et d'expression privilégié de la misè­re humaine ? Elle passe, il est vrai, par le relais du dessin dans les expériences de Dirk Raspe ; mais elle est partout obsédante. Le sexualisme comme instrument d'analyse me rappelle l'histoire du scalpel qui ne découvrait pas l'âme. Quelle que soit l'interpéné­tration du spirituel et du tempo­rel, on n'est pas pour autant con­vaincu. Et si l'analyse est insuffi­sante chez Drieu, que sera-t-elle chez des imitateurs faciles ? Pour ceux-là, on songé à la vieille plai­santerie des noces villageoises. On demande à la rougissante épousés si elle connaît la distinction entre une casserole et un pot de cham­bre. Elle répond non -- rituelle­ment, et on lui dit qu'alors on n'ira point dîner chez elle. La discrimination en question me paraît peu claire chez beaucoup de nos analystes ; et nous som­mes conduits à penser que le véritable outil de l'analyse est en­core la souffrance. Encore faut-il, et même chez Drieu, lui rendre un peu plus d'autonomie et y ajouter d'autres lumières. Jean-Baptiste MORVAN. #### Jean Reimbold : Pour avoir dit non (La Table Ronde) « La morale de l'homme po­litique, c'est sa conviction ». Ainsi s'exprima M. Edgar Faure au cours d'un récent passage à la télévision. S'il n'y a plus de morale transcendante, si la morale n'a pour fonde­ment que la conviction person­nelle c'est-à-dire, tout compte fait, le caprice et l'intérêt, ré­jouissez-vous, vous qui avez jugé et condamné Jean Reim­bold. « J'attendais de cette cour, écrit-il, une certaine majesté d'allure... On ne se donne même plus la peine de sauver les apparences... On ne nous juge plus sur des preuves ni sur des témoi­gnages, on se fonde sur ce qu'on appelle une conviction intime ».Un magistrat... convaincu d'erreur ne se troublait pas pour autant : « Si vous n'avez pas participé à cette affaire, vous êtes certainement impliqué dans une autre ». Mais aussi pourquoi donc le professeur Jean Reimbold, a­grégé de lettres pourtant, a-t-il oublié *Le loup et l'agneau* jus­qu'à se permettre de manifester une conviction différente de celle du plus fort ? En 1940, socialiste et même anarchisant jusqu'alors, il s'était aperçu que « la France existait ». Aussitôt il avait choisi la « Ré­sistance ». Il en donne ses rai­sons : « mon pays humilié, son territoire amputé, mes compatriotes brimés et massacrés, la trahison victorieuse, la lâcheté triomphante ». En 1960 il se mit en tête que les mêmes raisons lui imposaient encore le devoir de combattre dans les rangs de l'O.A.S. Cela lui valut sept ans de détention criminelle... et de s'entendre dire en la prison de Fresnes par un prêtre -- excellent mo­raliste assurément -- qu'il avait bien mérité son sort. 217:107 Ainsi, tandis que des bourreaux d'enfants récoltaient ce­lui-ci 18 mois, celui-là 2 ans de prison, et qu'un voleur de voitures qui avait tenté d'écra­ser un douanier s'en tirait avec 9 mois, Jean Reimbold s'enten­dait condamner à ces 7 ans de « peine afflictive et infa­mante » pour crime de fidélité. Cela lui apprendra à ne pas se contenter d'une conviction de girouette ! S'il ressent l'affliction -- pour lui, et, ce qui est plus difficilement tolérable, pour les siens -- il la passe sous silence. Quant au reste il ne nous semble pas, mais pas du tout, frappé d'infamie. Au contraire, ce témoignage si prenant qu'il nous envoie sur son combat clandestin, sur la police et la justice d'exception, sur l'existence quotidienne des prisonniers politiques, montre en lui un homme de cœur et d'humeur. J. THÉROL. #### Jacques Perry : Vie d'un païen (Prix des Libraires) Ne pas confondre avec Jacq­ues Perret, surtout. La « vie d'un païen » a reçu le Prix des Libraires : pour différentes raisons, on plaint les libraires. On me dit que cela se lit facilement et je ne prétendrai pas le con­traire ; cela se lit même assez vite. J'entends aussi quelques comparaisons avec le roman pi­caresque : mais les commères, gourgandines et maritornes ne sont que la toile de fond possi­ble pour une véritable destinée picaresque, celle qui aurait le tragique intérieur de la misère affamée de Lazarillo de Tormes, ou le sel attique et philosophi­que de « Gil Blas ». Ces gail­lardises peuvent être qualifiées de « littérature saine » par ceux qui voient la santé littéraire sous la forme de platée de haricots ou dans l'évocation d'un haras. Les personnages féminins sug­gèrent les perspectives rebondies, indéfiniment, d'une écurie de juments poulinières. Et la dé­finition de la forte santé du hé­ros central, peintre de génie qui n'a rien appris et rien eu à ap­prendre est plutôt celle d'un percheron que d'un Michel-An­ge. Il n'est pas invraisemblable que les complications moroses du nouveau roman aboutissent à cette touchante facilité ; mais je doute d'arriver jamais à pré­férer à une littérature pour psychiatres une littérature pour peigne-culs, au respect que je vous dois... Le nihilisme gouailleur et le matérialisme épais de la « Vie d'un païen » n'estime pas devoir de respect au lecteur, son paga­nisme, confondant païen et paillard, est à la hauteur intel­lectuelle du « Canard enchaîné ». Il donnerait la nostalgie de la perversion. Jean-Baptiste MORVAN. 218:107 #### Gabriel Ollivier : L'Affaire du courrier de Lyon (Arthaud) Les causes célèbres et les mys­tères de l'histoire gardent tou­jours leur charme. Mais on trou­vera dans le livre de Gabriel Olli­vier bien d'autres sources d'intérêt. J'y vois pour ma part, à tra­vers la minutieuse relation des enquêtes et des débats, toute une sociologie de toute période révo­lutionnaire : un monde défait, désencadré, falot, errant. Lesur­ques, dont l'innocence paraît à peu près certaine, vit, aussi bien que Courriol dont la culpabilité est avouée, et tous les autres ac­cusés, au sein d'un groupe occu­pé surtout de commerce de luxe, argenterie, tabac, dentelles, qui semble assez florissant dans une époque famélique. La notion de métier est quasiment anéantie : univers de bricoleurs et de trafi­quants suspects, de « haricotiers » comme on dit en Haute-Breta­gne ou d' « amandiers » comme on disait en Bourgogne autrefois. Ces termes réprobateurs stigma­tisaient dans des cas individuels une cancérisation morale et so­ciale qui dans les époques ron­gées d'anarchie, s'étend, et proli­fère. Une sorte de « marginalis­me » essentiel caractérise la vie économique aussi bien que la vie politique. De plus cette population vit dans la rue, au hasard, de rencontres bizarres et compromet­tantes. Dénutrition des pouvoirs : les commissaires de police se font toujours porter malades, par pru­dence ! La « Légion de Police » est cernée par l'Infanterie, parce qu'elle refuse de se laisser envo­yer aux armées. Pas d'avocats : Lesurques prend comme « défen­seur officieux » un « professeur polyglotte » qui tient boutique. Un terroriste combinard, Merlin de Douai, est ministre de la Jus­tice et craint par-dessus tout d'être compromis par ses relations provinciales. Les phrases et les discours, certes, ne manquent pas : un mythe de l' « austérité spartiate » cherche à justifier la clochardisation universelle des Institutions, mais ces Spartiates-là ne sont pas laconiques... Le comble, c'est que personne, en une affaire douteuse, ne peut ac­corder au moins la grâce de la vie au condamné : droit royal aboli. C'est en résumé la déficien­ce de l' « autorité » au sens latin : rien ni personne n'est plus en état de donner des garanties. Jean-Baptiste MORVAN. #### Abbé Lucien Preuvot (Chants de l'exil) (Chez l'auteur, Abreschviller, Moselle) Un prêtre confie à la forme poétique ses méditations journa­lières fortement nourries de l'Écri­ture, ses pèlerinages, ses rencon­tres d'amitié. Il se raille lui-même avec bonne humeur de ses maladresses consenties en « littéra­ture », mais il nous touche en nous faisant sentir le souci tou­jours présent de tirer de l'événement fortuit un enseignement profond. 219:107 Saint Français de Sales n'eût pas désavoué la bonhomie de l'épître du prêtre à l'ami Da­niel, chef cuisinier. Sa Lorraine nous est aussi précieuse pour bien des raisons : tel ce Poème 23 du 2^e^ cahier où l'or d'une forêt automnale suggère un hommage au soleil et rappelle les flammes du bûcher de Jeanne « Arc. Et l'au­teur n'est pas dupe des idées creuses à la mode ; le « sens de l'his­toire » est présenté par lui sous la forme d'un cortège où, comme dans « La Besace » de La Fontai­ne, chacun ne voit devant soi que le sac renfermant les défauts d'autrui. De tous ces petits poè­mes on retirera une durable impression de communion et de sympathie. Jean-Baptiste MORVAN. #### Robert G. Escarpit : Lettre ouverte à Dieu (Albin Michel) « Je vous soupçonne, Mon­sieur, d'être un intellectuel de gauche » dit la bande protec­trice du livre, il serait trop facile de rappeler au voltairien Escarpit la fameuse phrase du maître : « Dieu a fait l'homme à son image, mais l'homme le lui a bien rendu ». Au cours de ces méditations, dont l'auteur nous dit qu'elles ont occupé la durée de ses parcours ferroviaires, Dieu est interrogé. Escarpit rap­pelle ces examinateurs prolixes qui reprochent à la fin au can­didat de n'avoir rien dit. Dieu sera-t-il reçu à l'agrégation ? Ou bien l'interrogateur aura-t-il découvert les vertus et les profondeurs d'un certain silence ? C'est une découverte difficile pour un homme d'esprit qui a longuement séjourné dans l'am­biance du « Canard Enchaîné ». Il règne autour de ce dialogue à une voix une présence obsé­dante de foule, le monde encom­bré d'un homme très entouré qui aime plus le murmure des autres que leur parole. Assez servile­ment, il se gausse de l'Église du Silence : « En Pologne, on n'en­tend qu'elle. » Ainsi l'Église, qui ne peut être évidemment que persécutrice, eût-elle l'audace de persécuter, en Pologne, M. Escarpit ! Ce petit livre n'était pas inutile : on se rend mieux compte à sa lecture de l'artifice et du truquage de certains pro­blèmes qu'un pharisaïsme généreux empile sur nos têtes. Ainsi la nécessité pour l'Église de « reconnaître ses torts » : un soin que nous laisserons volon­tiers au magistère romain. La difficulté nous dépassé. Quand l'Église « eut tort », qui donc « eut raison » ? Henri VIII peut-être ? ... L'Église, comme Saint Ignace, ne refuse pas le travail : mais c'est une lourde tâche pour une église dont on exige qu'elle marche avec son temps, d'assu­mer en même temps d'antiques querelles liées à des Sociétés historiques révolues ou profon­dément transformées. 220:107 On croirait, ma foi, qu'à tous les siècles tous les hommes se sont occupés sans trêve du malheur de tous les hommes, et que seule l'Église Catholique a manqué à cette as­piration universelle de charité. On nous sollicite, en riant sous cape, avec des urgences tru­quées Nous sommes tentés de rappeler à nos sceptiques qu'ils ont été, aussi créateurs de sociétés intellectuelles et politiques d'une perfection douteuse ; nous sommes sceptiques à l'égard de ces sceptiques qui nous ont légué une maison avec souris et chauve-souris. Et à ceux « qui aiment être appelés maîtres » nous pourrions poser à la ma­nière de « Qui t'a fait roi ? », la question -- « Qui t'a fait commis-voyageur de la France ? » L'hu­mour est une belle chose, mais un écran aussi souvent qu'une stimulation de recherche, et si l'on cherche vraiment, il est bon parfois de renoncer à l'attitude du conférencier. Nous n'avons as donné mandat à M. Escarpit de* *représenter l'esprit français en face de Dieu ; et si nous avons parfois à rendre compte de l'honneur de Dieu ce ne sera pas sur tout, mais devant les zones de silence, devant des choses pour lesquelles les années et les foules ne comptent pas, où ne viennent que secondaire­ment : devant des paysages d'épreuve, non pour Dieu mais pour nous. Ce n'est pas devant M. Escarpit que nous passons un examen ; Dieu non plus... Jean-Baptiste MORVAN. ============== #### AVIS DE CONCOURS Commentant le Motu proprio *Ecclesiae sanctae* du 6 août, le Père dominicain François Biot écrit dans *Témoignage chrétien* du 18 août (page 12) : « L'une des dispositions qui seront le plus souvent soulignées est l'introduction d'un âge limite pour les évêques et les curés. Le Concile n'avait pas osé prendre de décision à ce sujet, mais une simple recommandation. Le décret actuel est plus formel, encore qu'il ne soit qu'une invitation pressante, adressée aux évê­ques et aux curés, de remettre leur démission au plus tard à 75 ans. Il sera intéressant de voir comment sera accueillie cette invitation pres­sante, en particulier en ce qui concerne les plus hautes charges de la Curie romaine. » 221:107 *Question unique :* Pourquoi le P. Biot a-t-il écrit : « ...EN CE QUI CONCERNE LES PLUS HAUTES CHARGES DE LA CURIE ROMAINE » plutôt que d'écrire, par exemple : « ...EN CE QUI CONCERNE LES PLUS HAUTES CHARGES DE L'ÉGLISE DE FRANCE » \*\*\* Les trois meilleures réponses à cette question seront publiées dans *Itinéraires* et gagneront un abonnement d'un an à la revue (au profit du gagnant ou au profit d'un tiers désigné par lui). Le P. Biot est admis à concourir. \*\*\* Pour aider éventuellement les concurrents, signalons que l'on pouvait lire dans le même numéro de *Témoignage chrétien* (page 8) les lignes suivantes : « Que vont faire le cardinal Feltin (né en 1883), le cardinal Liénart (1884), le cardinal Richaud (1887), le cardinal Martin (1891), Mgr Weber, évêque de Strasbourg (1888), Mgr Le Couëdic, évêque de Troyes (1890) ? » 222:107 ## DOCUMENTS ### Lettre aux évêques sur la "Note" économico-sociale Le document que nous publions intégralement ci-après est la lettre récemment adressée à chacun des évêques français par l'un des principaux dirigeants de l'économie italienne. Pour en comprendre la portée, il faut se rappeler quelle en fut l'occasion. \*\*\* Au mois de février 1966 a été publié un texte intitulé : « *Ré­flexions sur la situation économique et sociale actuelle *». Le sous-titre précisait : « *Note de la Commission épiscopale de l'action charitable et sociale, publiée avec l'accord du Conseil permanent de l'Assemblée de l'épiscopat français *». Ce texte figure dans la *Documentation catholique* du 20 mars 1966, col. 495 à 503. La presse y fit un large écho. Mais les principaux intéressés -- dirigeants, syndicalistes, économistes -- n'en parlèrent qu'avec discrétion ou restèrent silencieux. Discrétion ou silence, une réaction aussi faible aurait eu de quoi étonner, vu le contenu de ces « Réflexions », si finalement elle ne s'expliquait assez bien. L'origine du document n'était pas très claire pour beaucoup, encore peu familiarisés avec les rouages et les dénominations des « organismes collectifs » qui préparent le travail des évêques. La facture du document était inhabituelle. Tout cela, joint au titre insolite de « Réflexions » et à certaines étrangetés de forme, laissait planer un doute sur la portée qu'il convenait de lui attribuer. \*\*\* 223:107 Ces réflexions n'ont pas été ignorées à l'étranger, spécialement en Italie. S'il y a deux pays dont les problèmes politico-religieux se ressemblent, c'est bien la France et l'Italie. Les différences, certes, sont nombreuses, et parfois substantielles. Mais en ce qui concerne l' « ouverture à gauche » et les rapports avec le Parti communiste, le parallélisme est frappant. Des « réflexions sur la situation économique et sociale actuelle », quand elles sont écrites dans la perspective de la doctrine de l'Église, valent en grande partie pour les deux pays, quel que soit celui dont elle émanent. \*\*\* C'est ce qu'a pensé l'un des principaux dirigeants de l'activité économique italienne qui, le 6 mai dernier, a adressé aux évêques de France la lettre que l'on va lire, pour leur faire part de ses propres « observations » sur les « Réflexions » de la Commission épiscopale. Il donne d'ailleurs les raisons de son intervention -- à la veille de la réalisation intégrale du Marché commun, on ne saurait mettre en doute la valeur de ces raisons. \*\*\* Aussi bien, il s'agit de questions économiques et sociales. La Note de la Commission a été présentée comme « se situant au plan des principes de la morale chrétienne et non directement au niveau des structures économiques et sociales » ; toutefois elle traite de questions économiques avec une technicité d'experts : il n'est pas douteux que sous ce rapport les responsables de l'économie sont pleinement qualifiés pour faire entendre leur voix. \*\*\* Nous ne ferons aucun commentaire de la lettre elle-même. Nous remarquerons simplement qu'elle met bien en relief, à travers la multiplicité de ses observations, l'option globale qui s'impose entre *l'économie de marché et la planification centrale,* le vrai nom de cette dernière étant le communisme. 224:107 Cette option n'intéresse pas seulement les clercs, elle intéresse aussi et directement les laïcs, dont l'activité économique est le lot propre, comme le reconnaît, au demeurant, la doctrine sociale de l'Église. \*\*\* Dans la mesure grandissante où l'Église intervient dans les pro­blèmes de la cité, le citoyen se trouve plus directement concerné en tant que tel, c'est-à-dire en tant que détenteur de pouvoirs autonomes dans leur ordre. Toute « action charitable et sociale » se concrétise normale­ment dans une activité économique qui a ses lois propres et que seuls connaissent parfaitement ceux qui en ont la pratique et la res­ponsabilité. S'ils cédaient au mirage de vocables et de théories où l'idéal méconnaît la nature des choses, ils ne créeraient que la misère et le désordre. Et alors c'est à juste titre qu'on les accu­serait de trahison. C'est pourquoi ils ont le droit de parler et d'être entendus. Non certes qu'ils soient infaillibles. Du moins ne peut-on récuser leur place dans un « dialogue » -- ce serait récuser la *compétence* et la *responsabilité.* Monseigneur, A une époque où il est question, à juste titre, de dialoguer aussi avec les hérétiques et avec les infidèles et où, également à juste titre, on préconise l'abolition, ou tout au moins l'abaissement, des frontières entre les États, j'espère qu'il n'apparaîtra pas irrespectueux qu'un catholique italien s'adresse aux Évêques de France, au sujet des « Réflexions sur la situation économique et sociale actuelle », publiées « avec l'accord du Conseil Permanent de l'Assemblée de l'Épiscopat ». Les phénomènes économiques et sociaux qui ont lieu en France sont les mêmes que l'on constate en Italie ; et ici, peut-être, en une mesure plus accentuée, ce qui permet de mieux en voir les causes et les effets. 225:107 Je suivrai le texte des « Réflexions », afin que mes obser­vations soient plus adhérentes à celui-ci. \*\*\* Ce texte commence par citer des « événements douloureux », une « situation difficile de l'emploi ». De là, il passe directement à conclure qu'il ne s'agit point de « difficultés passagères », mais d'une « mutation radicale de notre civilisation ». Ces dernières années, aussi bien en France qu'en Italie, le revenu national a subi un rythme de croissance inconnu jusqu'ici ; l'écart de la répartition du revenu entre les diffé­rentes catégories de citoyens a diminué graduellement, la difficulté de trouver du travail s'est atténuée de plus en plus, malgré de courtes pauses et des régressions passagères. Tout cela n'empêcherait pas de relever que bien des problèmes économiques et sociaux, qui ont toujours été aussi graves qu'actuellement, attendent encore leur solution. Toutefois, la base de laquelle les Évêques ont cru pouvoir partir pour exprimer leurs réflexions ne répond pas à la réalité : or, il est certes impossible de tirer des conclusions justes d'une prémisse erronée. La croissance économique a toujours lieu à travers des crises, et tous, les particuliers comme les hommes d'État, ont le devoir d'agir de manière à ce que, tandis que le bien-être se développe, il n'y ait pas de citoyens qui souffrent, et de faire que tous les hommes puissent en tirer profit sans préjudice des valeurs morales et spirituelles. Les États-Unis d'Amérique, qui ont précédé les pays européens de plusieurs dizaines d'années, dans l'évolution de l'histoire économique récente, sont passés par des crises bien plus graves que celles qui peuvent actuellement frapper nos nations ; ils n'en ont pas moins continué à accroître le niveau de vie de tous les citoyens, en diminuant les désé­quilibres entre les différentes catégories, sans pour cela entrer dans « une ère nouvelle ». N'aurait-il pas été plus exact de faire remarquer aux fidèles que les Français des classes les plus modestes, comme, par exemple, les salariés de l'industrie et de l'agri­culture, appartiennent à une portion de 10 % de la popula­tion mondiale qui jouit des meilleures conditions de vie ? Et de les inviter à en remercier le Seigneur ? \*\*\* 226:107 L'introduction du texte conclut : « Ces réflexions... n'en­tendent pas consacrer le régime économique qui est actuel­lement le nôtre » ... « les exigences que l'Église est appelée à formuler sont valables quel que soit le régime économique et social existant ». J'ignore s'il existe, dans l'Épiscopat français, quelque Évêque qui puisse imaginer un régime économique autre que ceux qui existent actuellement dans le monde : dans l'affirmative, il ferait bien de le porter à la connaissance publique. Il n'existe au monde, dans les pays civilisés, que deux régimes, serait-ce avec quelques variantes -- l'un qui res­pecte la liberté de l'individu -- y compris la liberté écono­mique -- et l'autre qui ne la respecte pas ; l'un qui consi­dère la famille comme la cellule première et fondamentale de la société et qui lui reconnaît aussi un rôle économique nécessaire, et l'autre qui charge l'État aussi des attributions naturelles de la famille. La généralité des fidèles, qui ne parviennent certes pas à imaginer des régimes qui, jusqu'à présent, n'existent pas dans le monde, ne pourront, en lisant la « Note », s'empê­cher de ne voir, dans les expressions que je me suis permis de rapporter, qu'une déclaration d'indifférence entre les deux régimes qui existent actuellement au monde. Enfin, il est malaisé d'imaginer comment concilier le régime des pays communistes avec le devoir personnel de l'épargne et de l'investissement, sur lequel la « Note » insiste plus loin à juste titre. #### 1) -- Croissance économique et développement humain. ##### a) *Le fait de la croissance* Dans les crises de croissance du développement écono­mique, le premier à souffrir est le capital investi, les seconds qui en subissent les conséquences sont les créanciers de l'entreprise, les derniers, les travailleurs. 227:107 Il arrive fréquemment que le capital d'une entreprise soit partiellement ou même totalement perdu, tandis que les travailleurs continuent à percevoir leur rémunération en entier. C'est une chose qu'il faut dire si l'on veut faire connaître la vérité. On peut faire remarquer que celui qui perd son emploi, seule source de sa subsistance, souffre subjectivement d'un dommage plus grave que celui qui perd une partie de son capital ; mais en faisant croire aux travailleurs qu'ils sont les premiers à supporter les conséquences de la crise, on les induit en erreur et l'on en suscite l'envie et la haine. Le progrès technique a amené une réduction incessante des horaires de travail, qui n'a jamais été aussi rapide que ces dernières années. Il se peut que, en des cas exception­nels, il existe encore des horaires excessifs, mais il est injuste de présenter l'exception comme la normalité, en donnant une impression contraire à la vérité. Certes, le chômage n'a pas été entièrement éliminé ; mais c'est un fait indéniable que ce phénomène est moins grave que par le passé. S'il faut déplorer quelque chose, c'est que, malgré le progrès économique, on n'ait pas adopté de moyens suffisants pour venir en aide à ceux qui sont frappés par le phénomène, bien qu'il faille quand même se soucier de ce que le remède ne devienne pas une incitation à l'oisi­veté et n'aggrave point le mal que l'on veut combattre. Les fidèles, salariés de l'industrie, qui auront lu la « Note », laquelle, en se rapportant aux fruits de l'expansion économique, déclare textuellement : « certaines catégories sociales en sont plus ou moins privées et ont l'impression fondée d'être lésées », auront certainement l'impression d'appartenir à ces catégories sacrifiées. En vérité, les salaires des ouvriers industriels ont aug­menté en une proportion qui dépasse de beaucoup celle du développement économique ; des réductions relatives ont frappé, non seulement les revenus du capital, mais aussi ceux de catégories économiquement plus modestes, comme les travailleurs de l'agriculture, y compris les petits exploi­tants directs. Une vérité d'une telle importance ne saurait être ignorée, ni passée sous silence, lorsqu'on parle sérieusement de la situation économique et sociale, si l'on ne veut pais contribuer à répandre la confusion et l'erreur. 228:107 ##### b) *La croissance, facteur de développement* La production ne peut pas ne pas tendre à satisfaire les nécessités de l'homme. Quelqu'un qui produirait des biens ne répondant pas à un besoin ou à un désir de l'homme devrait bientôt cesser la production. La production de biens qui ne sont pas destinés à satis­faire les nécessités de l'homme ne fait pas partie du déve­loppement économique : la production d'armements, qui peut aussi bien être une nécessité, représente une perte sèche, du point de vue économique. C'est un point qu'il eût été utile de rappeler. ##### c) *Son caractère impératif* Il est hors de doute que toutes les restrictions de produc­tion et, particulièrement, la « destruction de surplus » sont des faits déplorables ; mais il n'est pas juste d'exprimer un jugement aussi simpliste et sommaire. En ce qui concerne les destructions de surplus, pour autant que j'en sache, il faut remonter aux destructions de café survenues au Brésil il y a une trentaine d'années ; citer les destructions d'une manière aussi vague et générale ne peut que donner l'impression qu'il s'agit d'un fait d'impor­tance, actuel et fréquent. Et, de cette façon, on ne sert pas la vérité. En ce qui a trait aux restrictions de production, un exa­men plus approfondi s'impose. Si un producteur ou un groupe de producteurs réunis, possédant le monopole de certains produits, réduit sa production pour réaliser de plus gros bénéfices, c'est un acte certainement digne de blâme. J'aimerais que l'on m'indique des cas, en France, qui puissent justifier cette condamnation : en Italie, ce phé­nomène n'existe pas. Et cela, non pas parce que les indus­triels italiens possèdent une éducation sociale qui les em­pêche de se conduire aussi mal mais parce que, étant donné la libération des échanges et la réduction des droits de douane, les importations de l'étranger leur ôteraient toute velléité de monopole. 229:107 Il est des cas où la production excède la consomma­tion, ce qui entraîne une baisse du prix de vente au-dessous du prix de revient (il est certes impossible d'établir des prévisions sûres des futures consommations de biens). Et lorsque l'on ne dispose pas de consommateurs voulant acheter toute la production au prix de revient, des accords entre producteurs, tendant à limiter la production, sont utiles, tant sur le plan économique que sur le plan social, pour éviter que les effets de la crise grèvent principalement quelques-uns des producteurs, avec des conséquences très graves pour leur main-d'œuvre. ##### d) *Orientation de la croissance* La « Note » établit à juste titre une distinction entre « besoins solvables » et besoins qui ne le sont pas. En ce qui concerne « les besoins solvables », c'est le marché, la manifestation démocratique la plus libre et la plus parfaite qui soit, qui indique les priorités ; si les hommes ont un besoin, en régime de liberté, il y a toujours quelqu'un de prêt à produire. Je ne connais point d'exemple de besoin de l'homme qui, pourvu que le coût du produit ou du service soit payé, ne puisse être satisfait. Dans tous ces cas, le marché fonctionne mieux que ne pourrait le faire n'importe quelle décision col­lective de gouvernement, de groupement ou de catégorie. Il y a des « besoins solvables » de produits ou services qui ont un prix de revient trop élevé pour être accessibles à un nombre de citoyens aussi grand que cela serait souhai­table : par exemple, la propriété du logement. Si l'on juge utile, pour le bien commun, de répandre l'usage d'être propriétaire de son logement, il serait bon que l'État, -- dans certaines limités -- c'est-à-dire toute la communauté, en assume une partie du coût. Il y a, ensuite, des services qui ne sont pas solvables : ce sont certains services publics, et ceux-là ressortissent de l'État. Pour compléter l'examen de la question et pour éviter des interprétations erronées, il eût été utile de relever que souvent l'État moderne, alors qu'il est incapable de pour­voir à ses propres devoirs, pour fournir aux citoyens des services non solvables de son ressort particulier, prétend produire des biens solvables que les entreprises privées four­niraient plus économiquement et avec de meilleurs résultats aussi du point de vue social. 230:107 #### 2) -- Quelques exigences du développement. ##### a) *Le droit au travail* Tout ce qui est dit sous ce titre est parfait. Pour compléter l'examen de la question, il eût été utile d'expliquer que le droit au travail n'est pas un droit concret subjectif, mais le résultat du devoir qui incombe à la com­munauté et aux citoyens de créer les conditions permettant à la personnalité de l'individu, même le plus modeste, de donner son apport au bien commun. ##### b) *Le devoir et le pouvoir d'investir* L'appel au devoir à l'égard des générations futures est fort opportun. Il n'est pas juste de considérer les spéculations foncières comme un frein, voire une opposition, aux investissements productifs. Les capitaux placés dans les acquisitions foncières passent d'un propriétaire à l'autre et ne sont pas détruits : celui qui vend se substitue exactement à celui qui achète, dans le pouvoir d'investir. Pour achever l'examen de cette question, il eût été utile de mettre en évidence que ceux qui n'ont pas la capacité et le pouvoir d'investir ont, s'ils peuvent épargner, la possi­bilité de contribuer à la production à travers le circuit bancaire. La « Note » suggère le contrôle des pouvoirs publics sur les investissements : le meilleur choix de l'investissement est celui que fait la personne qui prend un risque direct. Si, en quelques cas très rares, le contrôle des pouvoirs publics peut avoir quelque résultat utile, dans la plupart des cas, il aurait un effet négatif, notamment parce qu'il restrein­drait la liberté et la responsabilité de l'homme, en portant atteinte à sa dignité. 231:107 Quant à l'autofinancement, la « Note » retombe dans une erreur que l'on a, malheureusement, fait faire à Sa Sainteté Jean XXIII ([^92]) L'autofinancement peut avoir deux origines : 1\) -- le recouvrement de capitaux investis (réalisations et amortissements) : on ne saurait logiquement imaginer comment cela entraînerait des droits des travailleurs ; 2\) -- bénéfices non distribués. Il y a aussi autofinancement lorsque le capital renonce à une partie des bénéfices pour les laisser dans l'entreprise. Si elle a enregistré des profits très élevés, celle-ci devra payer les impôts correspondants, mais on ne saurait imaginer, ni sur le plan économique, ni sur le plan moral, que la renonciation du capital à retirer tout le profit auquel il aurait droit puisse entraîner une augmentation de ses devoirs. Il n'y a pas d'autres sortes d'autofinancement. 232:107 #### 3) -- Maîtrise de la croissance. ##### a) *A long terme* Même si, encore que prudemment, on utilise le terme « prévision », le contexte laisse entendre que c'est là un synonyme de « programmation ». En effet, des prévisions faites par tous, forcément différentes, n'auraient aucune valeur si elles restaient telles. Une programmation faite à tous les plans, avec le concours de tous, sera une program­mation « corporative », mais restera toujours une program­mation centralisée, même si on ne veut pas l'appeler ainsi. Il suffit d'établir une comparaison entre les inconvénients (il est excessif de parler de « catastrophes ») qui s'avèrent dans l'évolution économique, laquelle se déroule à travers des multitudes de décisions, et les erreurs que l'on constate dans les décisions « centralisées », pour conclure à une affir­mation contraire à celles de la « Note ». S'il subsiste quelque doute, il n'y a qu'à comparer les plans annoncés et les réali­sations obtenues dans des pays où l'État totalitaire dispose de toute la force qui lui dérive d'avoir privé les citoyens de leur liberté. Sur le plan de l'entreprise, la « Note » affirme qu'il faut chercher, « sans préjudice de la nécessaire unité de direc­tion », les modalités qui permettent une participation active des travailleurs à l'élaboration, au contrôle comme à l'exé­cution des décisions. Comment peut-on obtenir à la fois une « unité de direc­tion » et des décisions collectives, voilà qui est difficile à imaginer. Si la direction de l'entreprise adopte une orien­tation et les représentants des travailleurs une autre, laquelle des deux doit prévaloir ? En fait, ce n'est que rarement que des contrastes se ma­nifesteront : les représentants des travailleurs approuve­ront les propositions de la direction ; quitte, en cas de doute, à exprimer quelques réserves, pour se décharger des respon­sabilités sur leurs mandants. Si tout va bien, ils diront que la décision a été prise avec leur accord ; si, en revanche, le résultat est négatif, ils diront qu'ils avaient exprimé des réserves, mais qu'ils n'étaient pas à même de faire prévaloir leur point de vue. Des situations de ce genre se présentent souvent entre associés, même s'il s'agit de frères et ce ne sont certes pas des situations édifiantes, ni utiles pour les bons rapports entre les parties. 233:107 La « Note » ne tient pas compte du degré de capacité des travailleurs à participer à des décisions qui requièrent des compétences dont ils sont dépourvus. Est-il éducatif de faire croire aux travailleurs, contrai­rement à la vérité, qu'ils sont à même de suggérer et de discuter les décisions de la direction ? Cela contribue-t-il à un meilleur respect des devoirs qu'impose le quatrième commandement ? Ce serait bien autre chose que d'affirmer que le subor­donné doit pouvoir faire parvenir au supérieur des obser­vations et des suggestions éventuelles ; mais c'est là quelque chose de bien différent de la participation aux décisions. Les décisions les plus fréquentes que la direction doit prendre, de nos jours, dans l'industrie, concernent l'exécu­tion d'installations pour réduire la main-d'œuvre employée dans l'entreprise : décisions qui sont à la base du progrès économique. Peut-on imaginer des représentants des travailleurs qui, reconnaissant l'utilité d'un tel investissement, donneraient leur consentement à une opération qui priverait de travail plusieurs de leurs camarades ? Ce devraient être des héros, mais aucun système ne peut être instauré en comptant sur l'héroïsme. Serait-il juste de placer des individus face à des cas de conscience et de les obliger à décider entre ce qui est équi­table et une action contre l'intérêt immédiat d'au moins une partie de leurs mandants ? Et même si l'on pouvait compter sur des représentants des travailleurs parfaitement préparés, doués d'une force morale leur permettant de surmonter le contraste entre l'intérêt immédiat et direct de quelques-uns et l'intérêt plus éloigné et indirect de la généralité des travailleurs, le sys­tème de la co-gestion ne pourrait pas fonctionner.  C'est le facteur « temps » qui divise, sans compromis possible, l'intérêt de l'entreprise de celui des travailleurs qui y sont affectés. Ceux qui dirigent ont le devoir, au-delà de leur propre personne, d'administrer l'entreprise « sub specie æterni­tatis » ; les travailleurs n'ont d'intérêt que pour la limite de temps de leur présence dans l'entreprise, représentée, au maximum, par la durée de leur vie active. 234:107 Dans toute société, une communauté d'intérêts est indis­pensable ; or, la communauté d'intérêts entre employeur et employé n'est possible que dans des entreprises dont le cycle de vie coïncide avec la durée du rapport de travail ; elle est impossible dans des entreprises qui requièrent des investissements à longue échéance et qui sont destinés à se renouveler continuellement. ##### b) *A court terme* Le progrès économique entraîne des changements inces­sants des productions ; il en découle inévitablement la néces­sité d'un flux et d'un reflux de l'emploi, avec des phases de chômage. Si l'automobile a remplacé la voiture à chevaux, on ne saurait prétendre continuer à employer des travailleurs à la fabrication de ces voitures. Le progrès nous offre sans cesse des exemples de ce genre, encore qu'ils ne soient pas tou­jours aussi évidents. Des produits qui étaient naguère fabriqués en métal le sont aujourd'hui en matière plastique ; le fer émaillé a été remplacé par l'aluminium ; le fer a souvent remplacé le bois, et ainsi de suite. Devrions-nous arrêter le progrès pour éviter les désé­quilibres qu'il entraîne inévitablement ? Il n'est point raisonnable de souhaiter le progrès et de se plaindre des déséquilibres inévitables. Le problème ne consiste donc pas à éviter les déséqui­libres que l'on ne peut éliminer, mais à faire que le dommage en découlant ne frappe, et cela d'autant plus gravement, un nombre restreint de personnes. La communauté tout entière tire profit du progrès écono­mique, dont le prix est en partie représenté par les désé­quilibres qui en découlent : il existe donc un devoir de justice commutative, pour la société, qui doit empêcher que l'écot à payer pour les bénéfices dont jouit la communauté grève plus lourdement un nombre restreint de personnes. Le texte de la « Note » dit : « Il ne suffit pas d'assurer aux familles des ressources suffisantes, car le droit au travail est une exigence morale. » 235:107 La communauté n'a d'autre moyen que celui de fournir « les ressources suffisantes » et de créer les conditions am­biantes dans lesquelles le droit au travail puisse être plus facilement exercé. La création artificielle d'emplois impro­ductifs est un faux, qui ne peut évidemment pas satisfaire à une exigence morale et qui représente, en comparaison des « ressources suffisantes » à fournir, une solution bien plus onéreuse pour la communauté, avec le résultat de rendre plus difficile l'exercice du véritable droit au travail. La « Note » parle de « scandale d'une politique du logement ». Je ne connais pas très bien la politique du logement en France ; je connais celle qui est appliquée en Italie : elle présente bien des défauts, mais ce serait excessif de parler de « scandale » à son sujet. Ce terme laisse supposer l'existence d'un très grave in­convénient qu'il serait cependant facile d'éviter. Je crois qu'en France, comme du reste aussi en Italie, le problème des logements découle du coût élevé de leur cons­truction. Mais celui-ci dépend presque entièrement du coût élevé de la main-d'œuvre ; et ce coût élevé de la main d'œuvre peut-il être défini un « scandale » ? Et pourquoi, alors, ne pas considérer comme un scandale le coût d'autres travailleurs mieux rétribués ? Le « scandale » consiste-t-il dans le fait que l'État devrait se charger d'une grande partie du prix du bâtiment ? Et ne serait-ce pas là un vrai « scan­dale », une injustice envers ceux qui ont fait des sacrifices pour épargner et acheter leur maison ? La vérité, c'est qu'en France, plus encore qu'en Italie, les citoyens se sont habitués, grâce au blocage des loyers, à payer pour leur logement un prix de location inférieur au coût réel, et que, par suite, ils ne parviennent pas à lui réserver, dans le bilan familial, la juste part de revenu disponible. L'équilibre pourra être réalisé moyennant un dévelop­pement du revenu et en destinant aussi au logement une partie de cet accroissement de gain. En s'adressant aux fidèles, les Évêques auraient pu leur rappeler la valeur morale de la maison et l'opportunité de lui réserver une quote-part appropriée du revenu familial, ils auraient pu faire remarquer que, ces dernières années, on a accordé aux dépenses pour de nombreux autres biens une trop grande priorité sur la dépense destinée au logement. 236:107 En revanche, si les Évêques ne croyaient pas à ce désé­quilibre de rapport entre coût de construction et revenu familial, parler de « scandale du logement » en France ne saurait être logiquement interprété que comme une consta­tation que le niveau économique du pays ne s'est pas élevé suffisamment pour satisfaire comme il se doit à la néces­sité du logement. Employer un terme aussi fort que « scandale » n'est-ce point méconnaître les dons du Seigneur, qui ont fait de la France un des pays qui jouissent du niveau de vie le plus élevé ? #### Conclusion. Les « réflexions » sur les devoirs de la solidarité sont indubitablement très justes. Mais la considération qu'une économie en croissance entraîne une diminution de la sécurité ne l'est point. Le manque de sécurité pour les couches les plus modestes de la population était beaucoup plus sensible par le passé. Le fait est que les besoins de l'homme croissent d'autant plus qu'ils sont satisfaits ; c'est pourquoi plus le niveau de vie est élevé, plus il est difficile de s'adapter aux crises. Est-il juste d'attribuer ce phénomène au progrès écono­mique, plutôt qu'à la faiblesse de la nature humaine ? La nature de l'homme, telle que le Seigneur l'a faite depuis le péché originel ne peut plus être changée, mais on peut l'éduquer. Or, cela ne peut se faire en persuadant qu'ils sont sacri­fiés des hommes qui, en comparaison de toute l'humanité, sont sans doute des privilégiés ; cela ne peut se faire en s'exprimant de manière à rallier le plus possible de consen­tements par le moyen qui consiste à attribuer à des individus et à des catégories des mérites et des capacités, et des titres de crédit aussi à l'égard de la communauté, qui n'existent pas ou que les conditions ambiantes ne permettent pas de satisfaire. 237:107 On ne peut éduquer le peuple en parlant de « nom­breuses réformes dans la vie économique et sociale », sans savoir quelles doivent être ces réformes, ou, si on le sait, sans le préciser exactement : chacun sera porté à voir, dans les réformes préconisées, celles qui peuvent le plus rapide­ment satisfaire ses propres aspirations : un tel procédé finit par inciter à ne pas obéir au dixième commandement. \*\*\* Après ce commentaire direct que je me suis permis de formuler à l'égard de la « Note », je tiendrais à ajouter une remarque de nature générale : les problèmes économiques et sociaux présentent des aspects de caractère technique qu'il faut approfondir et qui peuvent être difficilement saisis par des hommes qui ne vivent pas dans le milieu du travail, même s'ils ont consacré une grande partie de leur vie à l'étude. Un dialogue, qui n'a pas été possible jusqu'ici, entre sociologues chrétiens éminents et membres du patronat ayant une préparation suffisante serait certainement utile. Il aboutirait indubitablement à d'excellents résultats, à condition que le désir de vérité dépasse, chez les industriels, les intérêts personnels et, chez les sociologues chrétiens, l'aspiration à devenir populaire auprès de leurs auditeurs. Ainsi que je l'ai dit au début, je me suis permis d'adres­ser cette lettre à tous les représentants de l'Épiscopat fran­çais. Je serai très reconnaissant à ceux d'entre eux qui vou­dront bien me répondre personnellement et qui auront la bonté de me signaler les fautes éventuellement contenues dans mes considérations. Je vous prie, Monseigneur, d'agréer, avec l'assurance de ma respectueuse considération, l'expression de mes senti­ments dévoués. ============== fin du numéro 107. [^1]:  -- (1). Le texte capital du P Schillebeeckx a été reproduit dans *Itinéraires*, numéro 94 de juin 1965, pages 177 à 179. [^2]:  -- (1). Le texte intégral de l'article du P. Bosc a été reproduit dans *Itinéraires*, numéro 92 d'avril 1965. -- Cf. *Revue de l'Action populaire*, mars 1965, pages 381 et 382. [^3]:  -- (1). Gallimard, éditeur. L'introduction et les notes ont été rédigées avec un soin et un goût absolument remarquables. [^4]:  -- (1). Traduction de « l'Action populaire », (Spes, 1962) § 157, pp. 147-151. [^5]:  -- (2). D'après la revue « Population » (I.N.E.D., 23, Avenue F.D. Roosevelt, Paris 8^e^) n° de nov.-déc. 1965, p. 1038. [^6]:  -- (1). Selon M. Roland Pressat (*id*. p. 1039). [^7]:  -- (2). U.S. Departement of States, « World Population Trends and. Problems ». Interior Report, n° 8057, 23 July 1959, p. 1. -- Cité par S. de Lestapis, dans « Défi démographique et avenir de l'humanité » (*Revue de l'Action Populaire*, n° d'avril 1962, p. 390). [^8]: **\*** cf. 107-75.jpg [^9]:  -- (1). « Les problèmes monétaires internationaux et les pays en voie de développement » (Publications des Nations-Unies) -- Cité par « Le Monde » du 27 août 1966. [^10]:  -- (1). « Point four : cooperative program for aid in the development of economically underdeveloped areas » Washington D.C. Publication 37-19. Economic cooperation séries 24 ; *in* « Le Tiers Monde », cahier n° 27 de l'I.N.E.D. (P.U.F. 1956). « L'approche actuelle du problème » par F. T., p 75. [^11]: **\*** cf. 107-77.jpg. [^12]:  -- (1). \[cf. 107-78.jpg\] Le groupe I comprend : États-Unis, Canada, Belgique, France, Allemagne Occidentale, Italie, Luxembourg, Pays-Bas, Autriche, Dane­mark, Norvège, Suède, Suisse, Royaume Uni, Finlande, Islande, Irlande, Anglo-Saxons d'Océanie et Blancs d'Afrique du Sud. Le groupe II : les pays d'au-delà du rideau de fer (y compris U.R.S.S.) et Yougoslavie, Le groupe III : Argentine, Uruguay, Chili, Espagne, Portugal, Grèce, Israël, Japon. Le groupe IV : Chine, Corée du Nord, Viet-Nam. Le groupe V : Afrique (moins Blancs du Sud), Amérique latine tropicale et Antilles, Asie (moins groupe IV, Japon et U.R.S.S.) Moyen-Orient (moins Israël). [^13]: **\*** cf. 107-79.jpg [^14]:  -- (1). *Population Bulletin*, n° 8. décembre 1964 (Population Reference Bureau Inc. 1755 Massachussets Ave. N.W., Washington D.C. 20036). [^15]:  -- (1). Traduction de « L'Action Populaire », § 188-189, pages 169-171. [^16]: **\*** Cf. 107-84.jpg [^17]:  -- (1). Robert DILDE « La faim dans le monde », *in* « Projet » (ancienne « Revue de l'Action populaire », mai 1966, p. 581). [^18]:  -- (2). *Id.*, p*.* 582. [^19]:  -- (3). *Id*., p. 676. [^20]:  -- (1). *Le Monde*, 2 septembre 1966. [^21]:  -- (2). *Le Monde*, 27 août 1966. [^22]:  -- (1). Robert Rouquette, *Études* de mars 1966, page 398. [^23]:  -- (1). Publiée par l'abbé Louis Coache dans *Le Monde et La Vie,* de juin 1966 ; reproduite par *Itinéraires,* numéro 105, page 53 ; et maintenant par Michel de Saint Pierre an chapitre XII de son nouveau livre : *Ces prêtres qui souffrent.* [^24]:  -- (2). *Cf. Études* de mars 1966, page 400. [^25]:  -- (1). J. BRODRICK, *Robert Bellarmin*, p. 97. [^26]:  -- (1). Cf. Nombres, XXIII, 22. On trouvera le récit de cette affaire dans le Moïse, publié par les Éditions de la Source, p. 382. [^27]:  -- (2). Préparation évangélique, L. IX, ch. VIII. [^28]:  -- (1). MIGNE, *Dictionnaire des Apocryphes*, T. 1, p. 323. [^29]:  -- (2). *Histoire lausiaque*, ch. XX. Patr. lat. T. LXXIII, c. 1113. [^30]:  -- (3). *Homélie VIII sur la II^e^ à Timothée, 2.* [^31]:  -- (4). *Exposition sur la II^e^ à Timothée*. -- Patr. gr. T. 125, c. 2, 120. [^32]:  -- (1). *In Matthœum, commentariorum series -- *Patr. gr. T. 13, c. 1637. *Item* c. 1769. [^33]:  -- (2). *Secti sunt*, dit la Vulgate, ce qui pourrait signifier simplement qu'ils ont été coupés ; mais saint Jérôme précise : *serrati sunt*, ils ont été sciés, ce qui est aussi le sens du grec. [^34]:  -- (1). *Isaïe*, éd. 1951, Introduction, p. 10. [^35]:  -- (2). Talmud Baby. Yeb. 496. [^36]:  -- (3). *Adversus Tryphonem*, c. 120 -- Patr. gr., T. VI, c. 756. [^37]:  -- (4). *De vera sapientia*, L. IV, c. XI ; Pat. Lat., T. VI, c. 477. [^38]:  -- (5). Pat. gr., T. XI, c. 65. [^39]:  -- (1). *Comment*. *in Isaiam prophetam*, L. IV, c. XI Pat. lat. T. XXIV, col. 568. [^40]:  -- (2). On trouvera tous ces témoignages dans l'ouvrage du cardinal Tisserant sur l'*Ascension d'Isaïe,* Letouzey, 1909, p. 62 et suiv. [^41]:  -- (3). III Reg., XVIII, 21. [^42]:  -- (4). XXXIV, 5 et 6. [^43]:  -- (1). Ex. 11, 12. [^44]:  -- (1). D'après Decomenius, l'un des principaux commentateurs grecs de St Jude -- Patr. gr., T. CXIX, c. 714. [^45]:  -- (2). Ps. XC, II. [^46]:  -- (3). *Port Archon,* L. III, ch. II -- Patr. gr., T. XI, c. 303. [^47]:  -- (1). Dz. 2.329. [^48]:  -- (2). *Jr*, XV, 19. [^49]:  -- (3). *Patr. gr*., T. 119, c. 714. [^50]:  -- (1). Hier., *Comment. sur l'Ép. à Tite*, ch. III, 2. [^51]:  -- (2). Fillion, *La Ste Bible*, T. VIII, p. 778. [^52]:  -- (1). Denz. Ban. 2.129, 2.131, 2.133. [^53]:  -- (1). S. Pie X, *Pascendi*, VI. [^54]:  -- (2). Epist. XXVIII. [^55]:  -- (1). *Parigi et Parma*, histoire de la conversion d'un peintre danois, Alba, Pia società San Paolo, 1938. [^56]:  -- (1). Ps. C, 8. [^57]:  -- (2). Ps. CXXXVI, 8. [^58]:  -- (1). La Croix, 19 nov., p. 4. [^59]:  -- (1). III Rois, XIX, 18. [^60]:  -- (1). Ezéch, VIII, 16. [^61]:  -- (2). Gilbert d'OYLAND, continuateur des *Sermons* de Saint Bernard sur le *Cantique des Cantiques. -- *Serm. XLII, 5. [^62]:  -- (1). Ex., III, 14 Malachie, III, 6. [^63]:  -- (1). 1 : Nicée I, 325 ; -- 2 : Constantinople I, 381 ; -- 3 : Éphèse, 431 ; -- 4 : Chalcédoine, 451 ; -- 5 : Constantinople II, 553 ; -- 6 : Constantinople III, 680-1 ; -- 7 : Nicée II, 787 ; -- 8 : Constantinople IV, 869 ; -- 9 : Latran I, 1123 ; -- 10 : Latran II, 1139 ; -- 11 : Latran III, 1179 ; -- 12 : Latran IV, 1215 ; -- 13 : Lyon I, 1245 ; -- 14 : Lyon II, 1274 ; -- 15 : Vienne, 1311-1312 ; -- 16 : Constance, 1414-1418 ; -- 17 : Bâle -- Ferrare -- Florence -- Rome 1431-1445 ; -- 18 : Latran V, 1512-1517, (Florence 1438-39) ; -- 19 : Trente, 1545-1563 ; -- 20 : Vatican I, 1869-70. [^64]:  -- (1). Nicée I définit la consubstantialité du Verbe avec le Père, con­tre Arius ; Constantinople 1, la divinité du Saint-Esprit contestée par les « Pneumatomaques » ; Éphèse, le vrai sens de l'incarnation et la maternité divine de Marie contre Nestorius ; Chalcédoine, la dualité des deux natures en l'unité de personne dans le Christ ; Constanti­nople III, l'existence des deux opérations et deux volontés dans le Christ, contre le monoénergétisme et le monothélisme ; Nicée II jus­tifie le culte des images contre les iconoclastes. Trente définira la vérité catholique sur tous les points dénaturés par les « Réformateurs ». Vatican I, dans la Constitution *de fide* proclame la doctrine catho­lique sur Dieu créateur, la révélation, la foi, les rapports de la raison et de la foi et condamne les erreurs opposées ; dans la Constitution sur l'Église (dont Vatican II continuera l'œuvre), il définit la primauté de Pierre, perpétué en ses successeurs, la nature de cette primauté, l'infaillibilité du magistère du Pontife romain. [^65]:  -- (2). Le IV^e^ œcuménique de Constantinople reconnu comme tel par l'Église romaine réduit le schisme résultant de l'usurpation de Pho­tius. Constance travaille à l'extinction du « schisme d'Occident », il condamne Jean Huss et ses doctrines. Florence réalise (hélas pas pour longtemps) l'union des Grecs et des Latins. [^66]:  -- (3). Non certes qu'il n'y ait pas actuellement d'erreurs condam­nables, d'opinions fausses, de sectes étranges, de systèmes philo­sophiques sociaux et politiques aberrants. Il n'y a jamais eu tant ni de tels, ni propagés par d'aussi puissants moyens, ni si dangereux pour l'intégrité de la foi. Mais le Concile a préféré s'abstenir de l'ancienne coutume des anathématistes et se contenter de proposer sa foi à tous les hommes loyaux et de bonne volonté, pour que qui­conque désire seulement s'informer, sache au juste ce qu'est l'Église et ce qu'elle pense d'elle-même, ce qu'elle croit. Il n'est pas certain que le magistère puisse s'abstenir longtemps de nouvelles mises en garde des fidèles contre les erreurs théoriques et pratiques qui pour­raient les séduire, Paul VI le fait clairement et de façon paternelle dans ses discours d'audience, il l'a fait spécialement par son ency­clique *Mysierium fidei*. La Congrégation de la doctrine de la foi, en procédant autrement que le Saint Office auquel elle est substituée, ne pourra éviter de prononcer des jugements non nécessairement approbateurs sur les écrits qui lui seront déférés. Vis-à-vis des non-chré­tiens, à qui le « dialogue » est généreusement offert par le Concile, Paul VI qui ne voudrait pas retirer l'offre, a bien dû constater avec douleur plusieurs fois que, derrière les hommes, il se heurte au sys­tème, au refus du dialogue, à la persécution qui réduit à la plainte. [^67]:  -- (1). Sur Marie, Mère de Dieu, je ne connais pas de livre qui mérite mieux d'être lu et médité que celui du R. Père M. Joseph NICOLAS., o.p. qui porte précisément pour titre *Théotokos.* En sous titre : *Le mystère de Marie.* [^68]:  -- (1). -- (Canon 3. D-B. 257. D.S. 504) -- Ce Concile de Latran réuni par saint Martin I^er^, pour réaffirmer la vraie foi contre le monothélisme, a presque l'autorité d'un Concile œcuménique. Martin I^er^ mourait martyr, l'empereur de Constantinople l'ayant fait enlever, détenu en captivité et indignement traité, exilé à Chesron déjà épuisé et à bout de forces. Maxime le Confesseur fut également victime du fana­tisme monothéliste : on lui arracha la langue. [^69]:  -- (1). Avant la dévotion à Marie, la dévotion si florissante au Sacré-Cœur avait fait l'objet de critiques et subi une certaine « récession », Pie XII s'en inquiéta et réfuta divers sophismes à ce sujet dans l'encyclique *Haurietis Aquas*. Depuis lors le mystère eucharistique lui-même (présence réelle, transsubstantiation) a été remis en question par de soi-disant « ap­proches » du mystère, incompatibles avec la foi constante de l'Église. Ce fut l'occasion et, semble-t-il, la raison déterminante de l'ency­clique *Mysterium fidei* de Paul VI. Il y a eu hélas ! plus ou moins liées avec les opinions nouvelles, des irrévérences envers l'Eucharistie allant parfois jusqu'à la profanation. Leurs auteurs prétendaient se justifier par une conception nouvelle de la « présence » du Christ qui cesserait dans les hosties consacrées non consommées à la messe même. En ce cas en effet le culte de l'Eucharistie, tel qu'il est pratiqué dans l'Église ne serait plus qu'une sorte de superstition idolâtrique. C'est pourquoi l'encyclique était si nécessaire et si urgente. Voir ITINÉNAIRES, n° 98, *Lettres sur l'Eucharistie*. [^70]:  -- (1). On distingue parfois entre *maximalistes*, soucieux d'exalter le plus possible Notre-Dame sans sortir bien sûr des bornes de l'or­thodoxie ; et minimistes, réservés et discrets, préoccupés d'éviter ce qui peut choquer sans nécessité nos frères séparés, des confessions issues de la « Réforme » -- dont on sait combien, à part certains qui redécouvrent le mystère de Marie dans le mystère du Christ, ils sont peu prodigues et plutôt avares envers Marie -- Il va de soi que quiconque refuserait absolument la dévotion à Marie n'est plus catholique. [^71]:  -- (1). Divers autres documents conciliaires seront consacrés au mi­nistère des évêques, à la formation et au service des prêtres, à l'apostolat des laïcs. [^72]:  -- (1). Si je n'en donne pas la traduction intégrale, je le résume en ses propres termes. Mais j'omets les guillemets précisément parce que la version est abrégée, et que j'intercale de brèves indications étran­gères au texte mais suggérées par sa lecture. [^73]:  -- (1). Le Concile n'énumère pas tous ceux qui ont droit de cité en théologie catholique. Il ne mentionne pas par exemple celui de « co­rédemptrice », qui, bien expliqué, se justifie parfaitement. [^74]:  -- (1). On sait qu'en langage technique on distingue le culte d'ado­ration, ou latrie, le culte de dulie rendu aux serviteurs de Dieu, aux saints ; le culte d'hyperdulie propre à la Vierge en raison de son rôle unique et de son éminente, suréminente sainteté de servante et mère du Seigneur. Il n'était pas nécessaire que le Concile usât de ces termes pour rester fidèle à la pensée. [^75]:  -- (1). Ce n'est donc pas le Concile qui dit, ou qui insinue que, par exemple la dévotion au Rosaire est périmée !... Ni la lettre ni l'esprit ne peuvent être ici invoqués pour défendre comme un bien, comme un progrès la récession de cette façon de prier Marie en mé­ditant les mystères de Jésus. [^76]:  -- (1). Il ne faut pas oublier non plus ce que Paul VI a dit en clôtu­rant la 4^e^ et dernière session le 8 décembre 1965 et en saluant l'as­semblée qui allait se disperser : « Pendant que nous achevons le Concile œcuménique, nous fêtons Marie très sainte, Mère du Christ, et par là, nous l'avons dit une autre fois, Mère de Dieu et notre Mère spirituelle ; Marie très sainte, disons-nous, Marie immaculée, c'est-à-dire innocente, c'est-à-dire admirable, c'est-à-dire parfaite, c'est-à-dire la femme, la vraie flemme idéale et réelle tout ensemble, la créa­ture en qui l'image de Dieu se réfléchit avec une limpidité absolue, sans aucun trouble, comme il advient au contraire en toute créature humaine. N'est-ce pas en fixant notre regard sur cette humble femme, notre Sœur et tout ensemble notre céleste Mère et Reine, miroir pur et sacré de l'infinie beauté, que peut s'achever notre spirituelle ascension conciliaire et ce salut final, et que peut commencer notre labeur post-conciliaire ? » [^77]:  -- (1). Orientée conformément au donné de la foi dont le contenu est gardé et explicité avec netteté et précision par l'autorité du magis­tère ; en d'autres termes, orientée conformément à l'enseignement du magistère assisté par le St-Esprit. [^78]:  -- (2). L'église telle que la pense et la vit sainte Thérèse de Lisieux dans la Revue Carmel, 1957, no 11, voir aussi son Petit Catéchisme sur l'Église (édit. St Augustin. à Saint-Maurice (Suisse) p. 44). [^79]:  -- (1). Teilhard de Chardin : *L'avenir de l'homme* (aux éditions du Seuil à Paris), p. 349. [^80]:  -- (1). C'est ainsi qu'on peut lire dans Karl Rahner, s.j., *Mission et Grâce* (Mame édit.) tome I, p. 136-137 : « L'homme qui fait partie de l'Église recevra les sacrements, prendra part à ces manifestations visibles et de caractère public que sont les offices liturgiques, proclamera publiquement sa foi... il reste que le *spécifique de l'Église... ce qui est vraiment un évènement de grâce... ce ne peut être quelque. chose de cette sorte*, quelque chose d'extérieur à la sphère de la personnalité selon la nature et selon l'Esprit. » -- Mais enfin lorsque, par exemple des pécheurs de bonne volonté viennent au confessionnal, s'approchent de la table Sainte, sont résolus fermement à changer de vie, je voudrais bien savoir pourquoi ces actes et ces sentiments n'appartiennent pas au *spécifique* de l'Église ou demeurent extérieurs à la sphère de la personnalité selon l'Esprit ? Peut-être parce que le spécifique de l'Église serait situé au delà du culte, des sacrements, des fonctions hiérarchiques exercées par les ministres du Christ ? Le *spécifique* de l'Église c'est sans doute la charité et la transformation dans le Christ. Mais comment ne pas voir que la charité et la trans­formation dans le Christ dépendent des sacrements et des fonctions, de la hiérarchie ? *Le spécifique de l'Église consiste dans la vie de la grâce dispensée aux hommes par la médiation des ministres du Seigneur et orientée par un enseignement officiel, assisté, par le* *Saint-Esprit.* [^81]:  -- (1). Éditions de « *La Table Ronde *»*.* [^82]:  -- (1). Col., II, 6-8. [^83]:  -- (2). Jean, III, 17. [^84]:  -- (1). *La Croix *des 16-17 février 1964. [^85]:  -- (2). *Rallye*, numéro de décembre 1963, page 73. [^86]:  -- (1). Rappelons que *La Foi au goût du jour* a paru aux éditions de La Table Ronde en octobre 1965 et qu'il vient d'être réédité, à la requête des lecteurs. [^87]:  -- (1). I Jean, II, 15. [^88]:  -- (1). Date de publication à l'*Osservatore Romano*. La date officielle du décret est : 25 décembre 1965. [^89]:  -- (1). Nous, laïques, avons trop confiance en nos évêques pour penser qu'ils puissent s'élever contre une décision de Rome. Mais nous sommes en droit de demander, sur ce point capital qui met en cause toute la discipline chrétienne, des explications claires et com­plètes -- d'autant plus que l'affaire est maintenant rendue publique, aussi bien en France qu'en Italie. (*Note de Michel de Saint Pierre*)*.* [^90]:  -- (1). L'une est publiée par M. l'Abbé Coache, mais Jean Madiran affirme, dans *Itinéraires* de juillet-aoùt 1966, qu'il a d'autres lettres analogues, du même rédacteur en chef, entre ses mains. [^91]:  -- (1). Sont en effet tenus, aujourd'hui comme hier, à prêter le ser­ment anti-moderniste, les catégories de clercs suivantes : 1° les séminaristes, avant leur sous-diaconat ; 2° les prêtres destinés à entendre les confessions, et les prédi­cateurs, avant que leur soit accordé le pouvoir d'exercer ces fonctions ; 3° les curés, chanoines, bénéficiers, avant de prendre possession de leur bénéfice ; 4° les officiers des curies épiscopales et des tribunaux ecclésiastiques, sans en excepter le Vicaire général et les Juges ; 5° les prédicateurs désignés pour le temps du Carême ; 6° tous les officiers des Sacrées Congrégations et des Tribunaux ecclésiastiques de Rome ; 7° les supérieure et les professeurs des familles et congrégations religieuses, avant d'assurer leurs fonctions. [^92]:  -- (1). N.D.LR. -- Comme on le sait, la plupart des auteurs qui ont traité de cette question dans *Itinéraires* sont sur ce point d'un autre avis. -- Il faut, cependant entendre et examiner telle qu'elle est l'objection qui est faite. -- Dire qu'il y a autofinan­cement « *lorsque le capital renonce à une partie des bénéfices *», ou que l'autofinancement a pour origine « *la renonciation du capital à retirer tout le profit auquel il aurait droit *» est une description insuffisante : cela implique qu'il s'agirait d'un choix facultatif, ou arbitraire, ou gratuit, ou capricieux. Dans tous les cas où l'autofinancement est appelé par l'intérêt de l'entreprise, voire nécessité en vue d'un développement qui est une condition de sa survie, on ne peut plus dire que le capital « renonce » (facultativement) au « profit » auquel il avait « droit ». *Il se passe en réalité autre chose* que l'emploi LIBRE de sommes qui seraient réellement des BÉNÉFICES. La notion de « bénéfices », déjà incertaine et variable en comptabilité, apparaît encore plus vague et inconsistante en philosophie sociale, du moins dans l'usage actuel (trop général) de ce terme. Il ap­pelle des précisions et des distinctions qui n'ont pas été faites : et aussi longtemps qu'elles ne seront pas faites, l'objec­tion énoncée gardera une grande force, mais seulement en logique verbale. Voir sur ce point : Jean MADIRAN, Note séman­tique sur la socialisation, pages 32 à 34. \[n° 59\]