# 108-12-66
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## ÉDITORIAUX
### Paul VI exilé à Milan
A la fin de l'année 1954, Mgr Jean-Baptiste Montini, protonotaire apostolique, pro-secrétaire d'État de Sa Sainteté Pie XII, substitut pour les affaires ecclésiastiques ordinaires, était nommé archevêque de Milan.
En décembre il recevait, en la basilique patriarcale vaticane Saint-Pierre-de-Rome, la consécration épiscopale.
Le Pape Pie XII donnait à Mgr Montini un témoignage public d'affection ; seule la maladie l'avait empêché, disait-il, d'accomplir lui-même la consécration de « son fidèle collaborateur devenu aujourd'hui son frère dans l'ordre épiscopal » ;
« C'est toutefois une consolation pour le Père qui n'a pu imposer les mains en invoquant le Saint-Esprit, de les élever en ce moment pour une Bénédiction... Cette Bénédiction, de même qu'elle est toute remplie des souvenirs d'un long service ou alternèrent joies et douleurs, de même apporte-t-elle une lumière de foi et d'espérance pour l'avenir, du nouveau Pasteur appelé à régir, sur la chaire de saint Ambroise, une si large portion du cher peuple lombard. » (Allocution du 12 décembre, *Acta Apostolicæ Sedis,* année 1954, page 728.)
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Cette accession de Mgr Montini à la plénitude du sacerdoce par la consécration épiscopale est aujourd'hui présentée sous d'autres couleurs.
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Des révélations inouïes, en peu de mots, mais catégoriques, ont paru dans *Le Figaro* du 12 octobre 1966 (en page 10). Elles sont signées : « *Abbé René Laurentin* ». Les voici (c'est nous qui soulignons)
« Parmi les responsables des grands organismes romains, qui sont les ministères du Pape *se trouvent les hommes mêmes qui l'ont fait exiler à Milan,* au temps où ils le jugeaient dangereux. Paul VI tient à ne prendre aucune revanche contre ces hommes, il les traite avec des égards particuliers. Drame cornélien, car le bien de l'Église est en jeu. »
D'après ces révélations, l'accession de Mgr Montini à la plénitude du sacerdoce était une apparence tellement secondaire, tellement négligeable qu'on ne la mentionne même pas pour mémoire. La réalité était un *exil.* Cet exil fut machiné, imposé, opéré par de hauts personnages du Vatican. On ne nous dit pas ce que Pie XII a bien pu faire là-dedans : ce Pape dit « autoritaire » et « faisant tout par lui-même » quand on a besoin de le dire tel, devient en quelque sorte un fantoche qui ne compte pas et laisse tout aller quand on a besoin de le présenter ainsi. Les hauts personnages du Vatican qui ourdirent l' « exil » de Mgr Montini sont encore en place. Ce sont précisément ceux que Paul VI traite avec des égards particuliers, pour bien montrer qu'il ne veut prendre sur eux aucune revanche. Et pourtant « le bien de l'Église » exigerait leur mise à la retraite. C'est un drame cornélien.
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Le premier mouvement serait de penser : fariboles que tout cela, fabrications de mauvais goût, comme on peut en lire dans *Marius,* dans L'Os à *Moelle ou* dans *Combat.*
Mais ce serait ne point prêter une attention suffisante à l'auteur de ces révélations.
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M. René Laurentin, nous le savons par lui-même, est un historien éminent, circonspect, scrupuleux, réputé, diplômé, en même temps qu'un illustre théologien ; il est approuvé, c'est encore lui qui nous l'a dit, par les plus hautes autorités ecclésiastiques, et notamment par deux ou trois Papes successifs. Il est Docteur ès Lettres et Professeur de Faculté. Il est objectif et impartial. Il n'avance rien qu'il ne puisse fonder sur des témoignages et documents qu'il a découverts lui-même ou lui-même vérifiés. Il se réclame de la plus exacte méthode scientifique et de la plus rigoureuse critique historique. S'il parle d'exil à Milan, c'est qu'il le sait, et qu'il en a la preuve. S'il accuse des « responsables de grands organismes romains qui sont les ministères du Pape », personne ne peut mettre en doute cette accusation publique, à moins d'avoir les mêmes titres intellectuels et moraux que M. Laurentin : et qui les a, qui pourrait les avoir ? Personne, c'est trop évident.
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L'événement est donc d'une portée considérable.
Si le fait révélé par M. Laurentin était inexact, ou simplement douteux, on n'aurait pas manqué, depuis le 12 octobre, de nous le faire savoir. Si cet exil à Milan était une fable, ce serait une fable insolente et empoisonnée, véritablement intolérable, ce serait une « rumeur infâme » que l'on ne laisserait point courir sans la démentir. Et dans *Le Figaro !* Il y a des autorités dans l'Église de France, et vigilantes, il y a des « organismes collégiaux de l'épiscopat » qui déclarent hautement être « *les premiers à condamner* » ce qui doit l'être, et toujours capables de publier un « communiqué » pour « mettre en garde les fidèles contre des articles parus notamment dans... » et pour « exhorter les chrétiens à ne pas se laisser égarer par... »
L'honneur du Siège apostolique et de la sainte Église romaine aurait certainement été défendu, -- si l'on avait jugé objectivement possible de le défendre en cette affaire.
Jusqu'à preuve du contraire, ou fait nouveau, la thèse de M. René Laurentin sera donc tenue pour admissible, et pour admise. Seuls quelques mauvais esprits incurables comme nous-mêmes, d'ailleurs clairement dénoncés au peuple chrétien comme farouches ennemis de l' « esprit du Concile » émettront peut-être des doutes sur l'authenticité de ces révélations. A part quoi, tout le monde est très content que l'on écrive ainsi l'histoire récente et l'histoire contemporaine de la sainte Église. C'est une manifestation valable de l'esprit du renouveau.
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Le passage cité de M. Laurentin se poursuit immédiatement par le passage suivant (c'est nous qui soulignons)
« L'été dernier, le Pape fit *donc* une première tentative de renouvellement. Il suggéra instamment à cinq Cardinaux octogénaires de son entourage de se retirer. Il reçut en réponse l'assurance que ces collaborateurs fidèles étaient décidés à le servir jusqu'à la mort. »
Nous avons souligné : *donc*. La suite des idées, avec ce « donc », est celle-ci : le Pape ne veut prendre aucune revanche sur ceux qui l'avaient fait « exiler à Milan » ; il les traite avec des égards particuliers ; mais il ne faut pas être dupe de ces égards qui sont de pure forme et pour la galerie ; il cherche quand même à renvoyer « ces hommes », qui sont cinq Cardinaux de la Curie romaine, il cherche à les renvoyer par un biais, par une ruse. Mais ils résistent.
Suite immédiate des révélations de M. Laurentin :
« Le Pape a donc tenté de renouveler sa « suggestion » en promulguant en août dernier une limite d'âge qui fixerait clairement les idées pour tout le monde : 75 ans.
« La suite fut surprenante : des commentaires officieux qui passèrent dans toute la presse, mais point dans *L'Osservatore romano,* firent savoir au monde que cette limite d'âge ne valait pas pour les Cardinaux de Curie... »
Nous aimerions savoir ce que penseraient les évêques français, si l'on parlait de leurs grandes et petites affaires avec la même liberté ou licence de langage qu'ils *tolèrent chez leurs prêtres* au sujet du Pape et des Cardinaux de Curie.
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Mais nous le saurons bientôt. Car il est psychologiquement et pratiquement inévitable que l'on en vienne -- et l'on y vient de plus en plus -- à considérer que les licences permises à des prêtres parlant de la Hiérarchie romaine ne peuvent évidemment être refusées à des laïcs parlant de la Hiérarchie française.
Si c'est un désordre, on ne pourra rétablir l'ordre qu'en commençant par où l'on doit commencer : par le clergé.
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L'*exil à Milan* révélé par M. Laurentin comporte bien d'autres conséquences.
Si quitter la Secrétairerie d'État pour recevoir la consécration épiscopale doit être tenu pour l' « exil » d'un homme « jugé dangereux », -- si tels sont bien les critères, les normes et les mœurs ecclésiastiques d'aujourd'hui -- alors on se demandera ce qui s'est passé au juste pour Mgr Veuillot, lorsqu'en juin 1959 il quitta la Secrétairerie d'État pour recevoir la consécration épiscopale et le siège d'Angers.
Nul sans doute ne sera plus qualifié que M. René Laurentin pour éclairer maintenant ce second point.
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Ainsi vont les choses dans le catholicisme français, dans le clergé français, et ailleurs aussi, à ce qu'il paraît. Nous en prenons acte et nous en tirons quelques conclusions ; et même quelques résolutions.
Car le spectacle qui nous est donné nous fait horreur.
Et l'accoutumance des consciences et des autorités à ce spectacle nous fait encore plus horreur.
Et, plus que l'absence maintenant habituelle de réaction à ce spectacle, nous font horreur les approbations positives les encouragements explicites et les marques d'estime que, l'on multiplie en direction des auteurs ecclésiastiques qui écrivent de cette encre.
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Tout est permis désormais. Et l'on peut à chaque instant lire n'importe quoi, n'importe où, sous n'importe quelle signature. Tout est permis *unilatéralement,* bien sûr, et *seulement* à ceux qui poussent dans un certain sens et servent, directement ou non, consciemment ou non, une certaine faction. Malgré toutes protestations contraires, mais protestations purement verbales, nous sommes en fait au temps de l'arbitraire et au temps de l'anarchie. Les prières que nous élevons vers le Ciel, les grâces que nous implorons, les vertus que nous nous efforçons de pratiquer, les résolutions que nous prenons et les actes que nous accomplissons doivent aujourd'hui être les prières, les grâces, les vertus, les résolutions et les actes qui conviennent adéquatement au milieu de l'anarchie, et sous l'arbitraire.
Et les courages. Et les prudences. Adéquates. Et les patiences. Et les ténacités.
Il vaut mieux le savoir une bonne fois. Maintenant c'est avec pleine lumière que nous le savons.
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### Vivent les évêques !
PENDANT LE SECOND Concile du Vatican, un commentateur des débats, c'était Marcel Clément, fit remarquer que l'heure qui sonnait maintenant pour l'Église pourrait bien être *l'heure de l'évêque* (c'est-à-dire, ajouterons-nous, l'heure qu'il appartient à l'évêque de saisir, -- ou de manquer). Il raisonnait notamment par analogie. Le premier Concile du Vatican avait dogmatiquement défini les pouvoirs du Pape ; sans rien changer bien sûr à ces pouvoirs, qui préexistaient à leur définition conciliaire (un Concile n'est pas une assemblée arbitraire, et ne décrète, pas n'importe quoi au gré du parti dominant ou de ce que le monde est supposé attendre) ; mais cette définition du pouvoir pontifical eut en quelque sorte pour fruit surnaturel, et visible, l'admirable suite d'Encycliques et d'enseignements romains qui commença quelques années plus tard avec Léon XIII^e^. Puisque le second Concile du Vatican a défini le pouvoir de l'évêque, il n'est peut-être pas téméraire d'en attendre un fruit surnaturel, et éventuellement visible, qui nous viendra cette fois de tels ou tels évêques.
On pourrait remarquer en outre que, quel que soit le pouvoir ordinaire et immédiat du Pape sur l'ensemble de l'Église et sur chacune de ses parties, *en fait* l'enseignement pontifical est mal compris, et le gouvernement pontifical est peu suivi, quand trop d'évêques demeurent réticents. Le règne de saint Pie X, celui de Pie XII, d'autres encore, apporteraient à cette remarque une abondante illustration, et d'ailleurs quelques lumières sur les origines et les causes de la crise présente.
Quoi qu'il en soit, les catholiques étaient autrefois couramment désignés par leurs adversaires comme des « papistes », voire comme des « papolâtres ».
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Et le cri de ralliement des catholiques était en somme :
-- *Vive le Pape !*
On n'entendait pas :
-- *Vivent les évêques !*
On l'entend aujourd'hui.
En Pologne.
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Un livre admirable vient de paraître : *Le millénaire catholique de la Pologne*, c'est son titre français, surmonté d'un titre latin : *Sacrum Poloniae millenium*. Il est écrit en français. Il a pour auteur Mme Ganshof van der Meersch et Marie-Sophie Convent, qui toutes deux, sauf erreur, sont Belges. Il est imprimé en Belgique, avec l'imprimatur du Cardinal Suenens ; édité par « Savoir et agir », 151, rue de la Pêcherie, Bruxelles 18 -- En France, on peut se le procurer au *Club du Livre civique*, 49, rue des Renaudes, Paris XVII^e^.
C'est le recueil -- en traduction française -- des déclarations du Cardinal Primat de Pologne et d'autres membres de l'épiscopat polonais aux différentes cérémonies et réunions qui ont marqué le millénaire catholique de la Pologne au cours de l'année 1966.
Mgr Wladyslaw Rubin, délégué du Primat de Pologne pour l'émigration polonaise, a écrit une page de préface où l'on peut lire notamment :
« Les pasteurs spirituels du peuple polonais se trouvent devant la tâche de rendre témoignage au Christ, même s'ils doivent le faire dans les dramatiques circonstances que Notre-Seigneur a prédites à ses Apôtres et à leurs successeurs.
« Dans les déclarations des Évêques polonais à l'occasion du Millénaire résonne l'accent d'un authentique témoignage. C'est pour cela qu'elles sont si précieuses et qu'elles constituent un document très important pour l'Église entière. C'est une page significative de l'histoire de l'Église... »
Nous croyons en effet qu'il s'agit bien d'une page significative de l'histoire de l'Église et d'un document très important pour l'Église tout entière. C'est à ce titre que nous signalons et recommandons le livre à nos lecteurs.
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Le livre comporte d'impressionnantes photographies : celles d'un peuple chrétien rassemblé autour de ses évêques.
Et ce peuple crie :
*Vivent les évêques !*
Pourquoi crie-t-il : Vivent les évêques ?
Si l'on veut le comprendre, il n'est pas inutile de savoir ce que précisait en 1963 une Note du Saint-Siège à l'épiscopat français : en Pologne, chaque évêque a son conseil diocésain de laïcs, chaque curé a son conseil paroissial de laïcs, en plein régime communiste et, malgré le régime communiste, aucun membre de « Pax » ne fait ni ne pourrait faire partie de ces conseils diocésains et paroissiaux ([^1]). C'est clair.
Mais, même si l'on ignore ce fait révélateur tout à la fois d'une vraie promotion des laïcs et d'une vraie résistance au communisme -- l'une et l'autre réelles et non point seulement parlées -- on comprendra pourquoi le peuple chrétien de Pologne crie : « Vivent les évêques ! » en lisant les déclarations du Cardinal Stefan Wyszynski et des autres évêques polonais. Leurs paroles et leurs actes ont fait que, même sous la tyrannie totalitaire du communisme, le peuple chrétien est rassemblé dans la confiance, dans l'unité, dans la foi.
Rassemblé et aussi guidé. Et aussi défendu.
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En France, la lecture de ce livre inspirera sans doute une nostalgie inverse et complémentaire à deux catégories de chrétiens : ceux qui sont évêques et ceux qui ne le sont pas.
Elle inspirera aussi, peut-être, quelques réflexions.
Celles-ci sont trop évidentes pour qu'il soit nécessaire, de les formuler ici.
Lisez ce livre.
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### Autre chose que le Concile
LE Concile n'a rien à voir -- sinon comme prétexte -- avec les diverses crises et tensions que connaît actuellement le catholicisme français. Qu'il s'agisse du dramatique contentieux d'incompréhensions et de malentendus entre l'épiscopat et une partie des catholiques français, qu'il s'agisse de la crise elle-même de la foi, qu'il s'agisse du tour pris en fait par la réforme liturgique, tout était déjà en place, et à l'œuvre, bien avant que l'on n'ait annoncé ou pressenti la célébration du nouveau Concile.
Le Concile sert de prétexte et d'alibi commodes à la prépotence insolente d'un conformisme tyrannique.
Ceux qui n'acceptent pas l'arbitraire intellectuel et pratique du conformisme régnant sont dénoncés comme « rebelles à l'esprit du Concile ». Mais ce conformisme lui-même ne doit rien au Concile, il existait avant, il jouissait déjà -- malgré l'action du Saint-Siège -- d'une prépotence de fait. Disposant des moyens d'information de masse, et du concours empressé de tous les organes d'opinion anti-catholiques, il a bruyamment annexé le Concile ; avant même la première promulgation conciliaire, il a présenté ses propres ennemis comme autant d' « ennemis du Concile ». Ce fut systématique, automatique, bien orchestré. Et ce que l'on applique *en fait* aujourd'hui, trop souvent, ce n'est pas ce que le Concile a promulgué mais, en se réclamant verbalement de ses décisions, c'est en réalité le programme de ce conformisme tyrannique qui préexistait au Concile. Quelques exemples le montreront clairement.
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**1. -- **LA RÉFORME LITURGIQUE n'a point commencé en France au lendemain du Concile, ou au lendemain de la promulgation de la Constitution conciliaire sur la liturgie. *Elle était commencée bien avant*, et en opposition ouverte avec les lois, prescriptions, règlements édictés par l'autorité religieuse, Elle déclare aujourd'hui qu'elle est issue du Concile. Elle est issue en vérité d'une désobéissance permanente obstinément prolongée pendant des années. Elle ne fait maintenant que continuer ce qu'elle avait entrepris, bien avant 1958, en violation éclatante des lois liturgiques en vigueur dans l'Église. C'est pourquoi *elle est en cohérence et consonance avec ce que Pie XII avait déconseillé, refusé ou interdit*, tandis qu'elle n'est pas, sauf en paroles, en consonance et cohérence avec les décisions et enseignements inscrits dans la Constitution liturgique.
La pierre de touche la plus générale, et la plus profonde, en matière liturgique, nous l'avons déjà signalée : la Constitution conciliaire réaffirme *la primauté de la contemplation sur l'action*. Les activistes liturgiques, aujourd'hui comme avant 1962 et comme avant 1958, font exactement le contraire, ILS IMPOSENT EN FAIT UNE PRIMAUTÉ VÉCUE DE L'ACTION SUR LA CONTEMPLATION. La seule chose qui ait changé dans leur système, c'est qu'ils prétendent maintenant le faire au nom du Concile, ou dans l' « esprit » du Concile. Toutes les malfaçons particulières découlent de cette orientation fondamentale, qui est fondamentalement erronée, et qui ruine toute la liturgie -- et toute la vie chrétienne.
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**2. -- **LE RÉFORMISME BRUTAL : un réformisme brutal est en réalité, surtout en matière religieuse, révolution et subversion. Mais le réformisme brutal que nous subissons aujourd'hui « au nom » du Concile et de son « esprit » ne vient pas du Concile, puisqu'il existait déjà avant 1962, et avant même qu'un Concile fût annoncé. Il sévissait déjà sous Pie XII, contre la volonté de Pie XII. Et nous nous élevions déjà contre cette brutalité arbitraire qui viole les consciences et qui écrase les âmes.
Voici un point de repère particulièrement net. Il date de 1957, on le trouvera dans l'éditorial sur « Le catéchisme » de notre numéro 17. Nous écrivions notamment, à propos du célèbre « catéchisme progressif » :
« Les parents qui sont venus demander des explications sur les « nouveautés » que l'on faisait subir à leurs enfants ne les ont pas reçues. Ou plutôt, ils en ont reçu d'extravagantes (...). On leur a répondu très cavalièrement que le vieux catéchisme qu'ils avaient appris masquait ou déformait la vraie foi, qu'il était impropre à former de bons chrétiens, qu'il était pénétré d'une « mentalité dépassée ». Quand ces condamnations abruptes ne suffisaient pas à réduire au silence les parents (comme s'il se fût agi de les réduire au silence), quand ils demandaient un complément d'explications ou objectaient qu'ils n'y pouvaient croire, il arrivait, il est arrivé qu'ils fussent alors congédiés sous le prétexte que leurs habitudes « bourgeoises », leur état d'esprit « intégriste » ou leur inaptitude à « comprendre les nouveautés et adaptations » les disqualifiait radicalement.
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CELA EÛT-IL ÉTÉ VRAI, il aurait fallu commencer par patiemment instruire les parents, et au besoin réformer leurs habitudes et leurs pensées, au lieu d'assumer comme de gaîté de cœur le risque formidable de les rebuter, de les écarter, de les braquer, de les désespérer ou de les insurger. »
Nous prions le lecteur de lire et de relire attentivement le texte que nous venons de citer.
Ce texte, nous aurions pu le donner aujourd'hui, en décembre 1966, comme écrit pour décembre 1966, et chacun y aurait reconnu ce qu'il voit présentement autour de lui, ce qui l'indigne ou le désole, à propos de catéchisme, à propos de liturgie, à propos d'enseignement libre, à propos de mixité à l'école ou au petit séminaire, à propos de tous les chapitres de la vie religieuse.
Ce même texte, s'il avait été écrit en décembre 1966, serait aussitôt retenu comme manifestant une opposition au Concile, à l'esprit du Concile, à l'application du Concile, au renouveau conciliaire entrepris...
Or, pensez-y bien, ce texte est de 1957. Nous répétons qu'il a paru dans l'éditorial de notre numéro 17 de novembre 1957 on peut vérifier : pages 6 et 7.
Ce à quoi nous nous opposions ainsi en novembre 1957, ce ne pouvait évidemment pas être les décisions et les applications du Concile. Nous nous opposions à quelque chose qui continue, et qui prétend maintenant être issu du Concile.
Nous nous y opposons toujours : ce réformisme brutal, arbitraire, provocateur, subversif, qui cherche non point à éclairer mais à scandaliser, à désespérer, à écraser les fidèles les plus fidèles du peuple catholique, non, il ne peut pas être chrétien.
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**3. -- **LA CRISE DE LA FOI. -- Que l'on veuille bien maintenant prendre la peine de lire attentivement les phrases suivantes :
« Des chrétiens, et même des prêtres, sont allés jusqu'à dire que l'homme devait garder « sa dignité devant Dieu ». Ils réprouvaient l'agenouillement dans la prière, y voyant comme une marque de servitude. »
« Si certains auteurs gardent le terme de péché originel, ils s'écartent de la notion clairement définie par le Concile de Trente, quand ils ne le ramènent pas à un certain état primitif de l'humanité. L'exégèse exclusivement symbolique des trois premiers chapitres de la Genèse et une exégèse subtile du Concile de Trente mettent en question le lien de dépendance qui existe entre le péché originel et la mort... »
« Tandis que la responsabilité individuelle devient plus indécise, la notion de péché collectif tend à se substituer à l'idée de péché personnel. Pour certains de nos contemporains (...), le péché, du monde, c'est-à-dire l'injustice envers l'homme, a remplacé le péché, offense à Dieu. On efface ce péché du monde par la lutte temporelle (...). Quant à la Rédemption du Christ, elle est considérée comme un mystère mineur ; le grand mystère, plus encore que la Trinité, c'est l'Incarnation, vidé de sa substance divine et réduit à la présence du chrétien parmi les autres hommes. »
« Un humanisme découronné de tout surnaturel guette aujourd'hui les chrétiens Qu'on y prenne garde : un humanisme où Dieu n'est pas à sa vraie place est bien proche de l'humanisme athée. »
« C'est l'homme qui a pris la place de Dieu (...)
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La religion est acceptée dans la mesure où elle apporte quelque chose à l'homme pour son épanouissement et son bonheur terrestre (...). C'est l'homme qui se fait lui-même ; par son action qui édifie toutes choses, aussi bien au point de vue terrestre qu'au point de vue de l'apostolat. Ces déviations existent parfois chez des chrétiens qui ont subi, à leur insu, l'influence de l'humanisme athée. »
« Chercher, loin du christianisme, un humanisme authentique et plénier, est une erreur fondamentale. »
« Cette tendance à un humanisme sans référence suffisante au surnaturel semble assez répandue à l'heure présente. On dirait que le message évangélique se réduit à instaurer la justice et la fraternité parmi les hommes. En tout cela, il y a la victoire de l'humanisme Jusque dans la vie des chrétiens, et même dans la conception du christianisme. On s'est mis en parallèle avec le marxisme dans la revendication de l'homme, afin de ne pas avoir l' « air d'être en retard », mais on déforme le message du Christ et la mission de l'Église. On proteste contre l'apologétique classique de Dieu, et l'on tombe dans le piège de l'apologétique de l'homme ; et cela n'a rien d'attirant, pour les âmes inquiètes et nobles, de se convertir à un humanisme parmi les autres ; à ce niveau le marxisme lui-même pourra paraître plus attrayant N'arrive-t-il pas que, dans certaines réunions d'Action Catholique, l'ambiance reste par trop temporelle ? »
« Ce messianisme temporel existe même chez d'excellents chrétiens : travailler à l'éclosion d'un monde meilleur, aider le prochain, promouvoir des institutions justes et bienfaisantes, assurer le bien commun réel au sens de la cité terrestre, leur semble un but en soi, sans référence nécessaire aux perspectives surnaturelles...
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« Cet amenuisement des vues surnaturelles empêche beaucoup de nos chrétiens de comprendre à quelle hauteur se situe l'action de l'Église... C'est en sauvant d'abord les âmes qu'Elle sauve le monde. »
« De l'avis général, c'est dans un appauvrissement de la foi qu'il faut chercher la cause la plus profonde de toutes les déviations que nous venons de signaler. »
« On confond la charité vraie et la solidarité ou l'humanitarisme, tout en faisant appel à des considérations chrétiennes. C'est très fréquent, et on en arrive à dire de ceux qui ne croient même pas en Dieu : c'est chez eux que l'on trouve la vraie charité (...). Nous assistons parfois, sous prétexte de charité, à une adultération de la vérité qui porte atteinte à des dogmes fondamentaux, amenuise les exigences les plus précises posées par le Christ pour l'obtention du salut, et risque de mener bien des âmes à leur perte. »
Ces phrases sont d'une évidente actualité.
Et pourtant elles sont, elles aussi, de 1957.
Non point de nous cette fois. Elles sont extraites du *Rapport doctrinal* présenté le 30 avril à l'Assemblée plénière de l'épiscopat français, et dont cette Assemblée avait ordonné la publication. Il fut publié aux Éditions Tardy, et les phrases citées figurent aux pages 19, 20, 21, 22, 24, 25, 29 et 46.
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Alors, quand on nous certifie aujourd'hui que les phénomènes décrits dans ces phrases *sont isolés et passagers, qu'ils sont dus au renouveau conciliaire, qu'ils sont des signes désordonnés de la vitalité post-conciliaire, qu'ils constituent les bavures inévitables de notre magnifique application du Concile*, on se trompe avec solennité, mais radicalement. Ces phénomènes existaient déjà en 1957, ils étaient déjà graves et répandus, le Rapport doctrinal en fait foi. Ces phénomènes ne sont pas du tout les maladresses et imprudences, récentes et isolées, provoquées par le grand événement conciliaire ; ils ne sont pas les malfaçons ou exagérations de détail que comporte toute grande réforme : ils ne sont pas le fruit de hâtes impatientes ou d'incompréhensions partielles accompagnant les promulgations de Vatican II. Ils sont le signe d'*autre chose,* qui existait dans l'Église déjà en 1957, et à quoi le Concile n'a rien changé.
N'a rien changé, jusqu'ici, en mieux. Au contraire : cette *autre chose* s'est servie de sa prépotence dans l'enseignement et la presse pour oser se prétendre conciliaire, fille du Concile, ou rançon provisoire du Concile. C'est une supercherie.
Interrogés, en somme sur ces questions, par une lettre du Cardinal Ottaviani, les évêques français se souviendront peut-être de leur Rapport doctrinal de 1957. Mais en ce cas ils seraient logiquement incités à répondre : « La crise est réelle, elle est profonde, elle est antérieure au Concile, nous l'avions nous-mêmes analysée et décrite il y a neuf ans. »
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**4. -- **TEILHARD. -- On en vient quasiment à nous présenter a le teilhardisme comme une application du Concile. C'est un comble. Teilhard ne s'inspirait pas, et pour cause, du second Concile du Vatican, ni d'ailleurs d'aucun autre.
En revanche le teilhardisme infléchit et vicie l'application des décisions conciliaires. Il l'infléchit et la vicie dans un sens réprouvé par Pie XII, notamment dans l'Encyclique Humani generis, et par Jean XXIII dans le Monitum du 30 juin 1962.
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Le Concile n'est la cause efficiente ou formelle ni du teilhardisme, ni de la manipulation teilhardiste de ses textes promulgués. Il n'a rien à y voir. Ce n'est pas lui qui en est responsable. Sinon négativement, en ce qu'il n'a peut-être pas prévenu assez explicitement, et assez pratiquement, cette manipulation infléchissante. Mais il espérait sans doute pouvoir s'en remettre à la vigilance épiscopale, qu'il n'a pas suspendue, qu'il a au contraire, en principe, renforcée. Aucun Concile jamais n'a tout dit à la fois.
Et jamais encore dans l'histoire de l'Église on n'avait entendu prêcher ou vu imposer la prétention d'être désormais *l'Église d'un seul Concile*, fût-il le dernier en date, abstraction pratiquement faite des autres Conciles et de tout ce que l'Église enseignante avait défini ailleurs et auparavant. N'importe lequel des vingt et un Conciles œcuméniques de l'Église catholique, s'il était pris isolément hors du contexte des autres définitions conciliaires, et à plus forte raison s'il était pris comme occasion ou moyen de tenir pour rien ce qu'il n'a pas lui-même explicitement réaffirmé, deviendrait alors une sorte de machine infernale susceptible de déraciner les conditions mêmes de la vie chrétienne. N'importe lequel des vingt et un Conciles œcuméniques de l'Église catholique, interprété comme une sorte de révélation nouvelle contenant l'alpha et l'oméga de ce qu'il faut croire et pratiquer, excluant tout ce qu'il n'a pas dit lui-même, et compris comme un désaveu des âges chrétiens antérieurs, serait un cyclone qui ne laisserait rien repousser dans les âmes où il aurait passé. Mais aucun Concile n'a pris de tels décrets ni avalisé un tel esprit, aucun Concile n'a prétendu qu'avant lui, ce n'était pas encore le véritable christianisme. Présenter et recevoir ainsi les décisions d'un Concile, c'est le défigurer et le trahir ; c'est l'étouffer sous des louanges hyperboliques dont l'extravagance est calculée, et c'est le maquiller selon des normes, des critères, des idéaux *venus d'ailleurs*. Le carrefour teilhardien est l'un de ces lieux où se pratique le mieux, « au nom du Concile », la convergence parfois subtile des hétérodoxies, et où se déploie le plus clairement leur volonté de dominer, de soumettre, d'annexer la période post-conciliaire.
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**5. -- **LE « MALAISE ». -- Il y aurait *depuis le Concile* un « malaise » provoqué par l'opposition d'une minorité traditionaliste aux décisions conciliaires. L'action de cette minorité serait la seule anomalie actuelle dans l'Église de France, la seule dissidence périlleuse, ou en tout cas la plus importante, et de très loin. L' « accueil fait aux décisions du Concile » est ainsi décrit :
« *La plupart des fidèles s'y sont conformés avec une joyeuse obéissance et un grand élan d'espérance. Une minorité cependant, avec une audace qui s'affirme, conteste, au nom d'une fidélité au passé, les principes du renouveau entrepris.* »
Nous en prenons acte, et au besoin rendez-vous devant l'histoire. Nous disons que cette description du catholicisme français en 1966 est foncièrement inexacte. Il n'est pas vrai que la situation actuelle puisse être schématisée, pour l'essentiel, comme comportant d'un côté une large et joyeuse majorité qui se conforme aux décisions conciliaires, et d'un autre côté une minorité traditionaliste qui en conteste les principes.
*Il y a d'abord et avant tout une faction insolente et prépotente* qui, sous couvert de louer le Concile, SE PRÉTEND ELLE-MÊME LA PLUS PARFAITE INCARNATION DE SON « ESPRIT », HABILITÉE A EN EXPRIMER IMPÉRATIVEMENT LES REQUÊTES ET LES IMPLICATIONS. Si les agissements de cette faction ne sont pas tous visibles, il en est d'assez éclatants, et assez nombreux, pour être aperçus sans microscope. Cette faction s'arroge le droit de déclarer -- ouvertement, dans ses journaux -- quels sont les Actes du Pape et du Saint-Siège qui sont conformes à l' « esprit du Concile », et quels sont ceux qui n'y sont pas conformes.
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Elle s'arroge le droit de juger les Actes conciliaires et de les accepter, de les refuser ou de les interpréter à sa convenance, et d'y désigner le bon et le mauvais, l'important et l'insignifiant, le durable et le caduc. Elle se comporte en « autorité supérieure » à toutes les autorités constituées de l'Église. Quand elle ne parvient pas à trouver, fût-ce par fraude, ce qui lui convient dans les textes promulgués de Vatican II, elle prophétise avec assurance que « ce sera la tâche de Vatican III », et elle impose dès maintenant l' « esprit » de ce Concile à venir. Quiconque élève quelque doute sur le bien-fondé des ukases de cette faction se voit aussitôt dénoncé par elle comme un « ennemi du Concile », *et elle a toujours l'appui de la presse anti-catholique pour mener cette chasse aux sorcières contre ceux qu'elle cloue au pilori comme opposants à l'esprit conciliaire.* Que son terrorisme inquisitorial à l'encontre de l' « opposition au Concile » ait régulièrement le renfort actif des forces étrangères ou hostiles à l'Église, cela aussi devrait donner à réfléchir. Le peuple chrétien subit quotidiennement l'arrogance et l'autoritarisme de cette faction installée, et il s'étonne que cette manière très spéciale d' « accueillir » les décisions du Concile, soit implicitement ou explicitement rangée au nombre des manières louables d'accepter joyeusement les décrets conciliaires...
Bien sûr, c'est une cause supplémentaire de « malaise ».
Seulement cette faction n'est pas née du Concile, ni à l'occasion du Concile. Elle était, déjà organisée et déjà prépotente, du moins en France, dans les institutions d'enseignement et les organes d'information. -- Ce n'est ni à la suite du Concile, ni à l'occasion du Concile, que furent écrits contre cette faction les deux volumes : *Ils ne savent pas ce qu'ils font* et *Ils ne savent pas ce qu'ils disent.* Ces deux volumes constituent eux aussi, au moins, un point de repère. Et ils ont paru en 1955 ...
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SOUS LE COUVERT INVOQUÉ DU Concile, il y a dans l'Église *quelque chose* qui n'est pas le Concile, qui coexiste avec lui, qui cherche à se confondre avec lui mais qui, bien avant lui, existait déjà, armé de pied en cap.
Ce *quelque chose*, par voie d'influence et surtout par voie de prépotence, infléchit l'application des décisions conciliaires *dans son sens propre*, antérieur et contraire aux Constitutions, Décrets et Déclarations de Vatican II. Ce sens qui lui est propre, c'est le sens du dénigrement passionné et du chambardement systématique de tout ce que l'Église était ou faisait avant 1962, ou avant 1958. C'est le sens de l'opposition à Pie XII, qui était elle-même héritière de l'opposition à saint Pie X. C'est le sens, avec des nuances infinies dans chaque cas particulier, du Modernisme et du Néo-Modernisme.
Comme l'a écrit Georges Suffert, ancien rédacteur en chef de *Témoignage chrétien,* parlant de la presse catholique française : « *A partir de cette date* (1950), *tous les articles parus en France se lisent dans une perspective de résistance à Rome* ([^2])*.* » Bien sûr, 1950 n'était pas un commencement absolu. Et dire « tous », c'était statistiquement trop dire. Mais cette résistance à Rome avait déjà une prépotence de fait dans l'enseignement religieux, dans l'édition et dans la presse, si bien qu'en disant « tous » Georges Suffert n'a exagéré qu'à peine. Consciemment installée pendant des années dans la restriction mentale, dans l'insinuation empoisonnée, dans les comportements illicites et dans les pensées hétérodoxes, cette résistance à Rome *veut maintenant faire croire qu'elle a été rétrospectivement légitimée par le Concile.* Telle est l'imposture cardinale, qui détruit l'Église partout où elle est acceptée, qui désintègre la foi et les mœurs catholiques, et qui étend sans cesse plus avant l'immense champ de ruines spirituelles où nous nous trouvons.
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*Nous rejetons cette justification prétendument conciliaire de la dissidence religieuse et de l'opposition à l'Église enseignante*. Nous disons que ceux qui l'acceptent, ceux qui la tolèrent, fût-ce parce qu'ils n'arrivent pas à la discerner telle qu'elle est, sont complices des ravages qui violentent et massacrent aujourd'hui la foi catholique. Faire ostensiblement du « Concile » ou de l' « esprit du Concile », comme on le fait quotidiennement sous nos yeux, une revanche contre Pie XII, une revanche contre saint Pie X, une revanche contre un siècle d'enseignements pontificaux, c'est une atroce impiété et c'est installer partout les conditions psychologiques et morales de l'anarchie religieuse. Prétendre que le Concile nous impose de croire ce que Pie XII avait réprouvé, et de réprouver ce qu'il avait enseigné, c'est semer une défiance universelle à l'intérieur de l'Église et c'est dévaster la foi dans toute une génération chrétienne. Nous ne sommes, nous ne serons ni solidaires de ce désastre spirituel, ni silencieux devant lui.
On peut trouver plus commode de réduire cette réalité à la dimension minuscule, et sans intérêt, de quelques épisodes anecdotiques ou polémiques : comme firent ceux, paraît-il, qui ne virent d'abord dans le cas Luther qu'une simple « querelle de moines ».
Si l'on prenait les choses dans leur pleine dimension historique, théologique, surnaturelle, on apercevrait qu'il s'agit, dans l'Église, d'une crise totale, venue de loin, profondément installée, et qui monte comme un Déluge universel.
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## CHRONIQUES
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### Réflexions sur la substance
par Alexis CURVERS
Hugo a été visité par l'esprit le jour où il a écrit au bas d'un crucifix le vers sublime :
VOUS QUI PASSEZ, VENEZ A LUI, CAR IL DEMEURE...
C'est-à-dire : vous, créatures sujettes à la contingence qui vous entraîne sans fin dans son flot mouvant, fixez-vous, affermissez-vous par la vertu de la Substance qui seule ne change ni n'évolue.
Or cette substance transcendante, qui est la présence et la vérité de Dieu communiquées à toute créature, s'incarne et s'obtient dans le Christ qui a dit : « Je suis la Vérité. » Tous ceux qui L'ont aimé savent qu'il en est ainsi, et qu'il en est ainsi de Lui seul. Ils ne doivent qu'à Lui leur certitude d'exister et d'être quelque chose, quelque chose d'assez réel, d'assez impérissable et d'assez précieux pour être connu et aimé de Dieu, par conséquent pour mériter d'être soustrait par Lui à l'ondoyant empire des apparences et du néant, auquel sans Lui notre destin nous livre. Car les choses semblent fatalement n'être qu'une succession de métamorphoses, et l'homme lui-même se sent L'OMBRE D'UN RÊVE, à moins que la Vérité qui gît au fond des choses nous soit confirmée par la révélation de la même Vérité descendue des cieux PROPTER NOSTRAM SALUTEM.
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Si donc on peut parler d'un Christ cosmique, il n'est certainement pas à chercher dans l'évolution des accidents qui nous conditionnent et nous modifient, mais au contraire dans la Substance indestructible qui constitue la vérité de chaque parcelle de l'univers et en assure la permanence. Loin de se cantonner dans l'avenir, qui n'est par rapport au réel qu'une somme conjecturale des accidents possibles, le Christ avec sa vérité demeure dans l'éternel, qui forme la substance commune au temps passé, présent et à venir.
\*\*\*
Teilhard de Chardin fait une observation très juste quand il dit que deux hommes de l'Avenir, se rencontrant dans une foule, se reconnaissent au premier regard qu'ils échangent. C'est que tous deux, séduits par l'accidentel, ont foi dans la même chimère. Le même flot mouvant les emporte, sur la houle des mêmes illusions, à la poursuite de l'Ile fortunée dont ils rêvent. Ils naviguent de conserve vers ce port qui s'éloigne à mesure qu'ils y tendent, et qui les fascine par cet éloignement même. Liés par l'aventure qu'eux-mêmes se sont tracée, ils partagent sans effroi l'ivresse d'un continuel départ, et partageront sans déception la disgrâce d'échouer enfin dans les sables. Comme les CONVIVES de Vincent Muselli dans les transports du vin, ont tout lieu de se sentir
FRÈRES DANS LA MÊME CITÉ
ET CONFUS AU MÊME DÉLIRE.
Mais si, chez ces fils de l'Avenir, le délire qui les réunit n'est que trop constatable, la cité où ils sont frères baigne en pleine irréalité, puisqu'elle est justement l'ouvrage de leur délire. Leur cité n'est pas la maison de pierre que le Seigneur seul édifie sur le roc, faute de quoi ceux qui la construisent ont travaillé en vain : IN VANUM LABORAVERUNT ; ni la ville dont le Seigneur s'est voulu le gardien, faute de quoi le veilleur qui la garde perd sa peine : FRUSTRA VIGILAT QUI CUSTODIT EAM. C'est une demeure flottante, ouverte à tous les vents, que ses fondateurs et futurs occupants inventent et redessinent sans cesse ; un assemblage d'accidents sans substance, qui se dissipe et varie au gré de leurs désirs et de leur imagination.
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Le flot, l'écume, la vase, le sable, les jeux de lumière, le mirage, l'apparence, l'hypothèse composent à la fois l'élément où ils se meuvent, la matière subtile des projets qu'ils échafaudent, la nature incertaine du sol où ils diffèrent de bâtir. Si Pierre a marché un instant sur les eaux, c'est par assez de foi dans la substance de l'eau pour la rendre solide. Mais ce miracle est de Dieu seul, en qui seul nous touchons le solide de toute chose.
Ce n'est qu'au moment du fatal écroulement, dans la grande débâcle des accidents privés de support par l'absence de Dieu, que leurs yeux s'ouvriront et que les hommes réveillés s'écrieront avec le Psalmiste : INFIXUS SUM LUTO PROFUNDI, ET NON EST SUBSTANTIA. « Je me suis enlisé dans la boue de l'abîme, et la terre ferme fait défaut. »
Il est très beau que, dans ce verset 3 du psaume LXVIII^e^, saint Jérôme ait traduit LA TERRE FERME par SUBSTANCE.
\*\*\*
La substance des choses est bien la seule terre ferme sur laquelle la pensée trouve à prendre appui non seulement pour les connaître et se connaître, mais pour les dominer et pour les construire. Sans substance, point de connaissance, partant point de construction, et partant point d'avenir. Et pourtant, c'est afin de libérer l'avenir que la pensée moderne se flatte d'ignorer la substance au profit des accidents. Or les accidents détachés de la substance, n'existant plus que d'une manière fictive, ne sont pas objets de connaissance : ils forment cette boue de l'abîme où la soi-disant pensée moderne s'enfonce désespérément, ne sachant plus à quoi se raccrocher.
La substance est de l'ordre de ces « choses inamovibles dans lesquelles il est impossible que Dieu nous mente », dont parle saint Paul (*Hébreux*, VI, 17-20). Tel est le serment que Dieu fit à Abraham, lui promettant une postérité immortelle en récompense du sacrifice d'Isaac. En sacrifiant l'accidentel, Abraham méritait le substantiel : que sa postérité fût à jamais sauvée, et qu'Isaac lui fût laissé par surcroît.
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Autrement dit, Dieu lui conférait la puissance créatrice, et il n'est création que de substance. Le culte de l'accidentel est stérile. La fécondité est le signe par lequel Dieu garantit que la substance existe. Celui qui est répond de ce qui est ; et ce qui est atteste Celui qui est. Sans Dieu, les choses ne seraient qu'accidents ; elles ne produiraient aucune preuve de leur réalité, qui à son tour est preuve que Dieu existe. C'est pourquoi il n'y a que deux sortes d'hommes : ceux qui croient en Dieu et ceux qui croient que Dieu ment ; les hommes de la Substance et les hommes de l'Accident. Teilhard ne semble pas s'être douté que deux hommes de la Substance, venant à se rencontrer, se reconnaissent, eux aussi, dès le premier regard.
Car ils sont frères dans l'espérance, comme les autres le sont dans l'illusion. L'espérance se fonde sur la substance, et l'illusion sur l'accident. L'espérance est fille de la foi. Les hommes de l'espérance ont également foi en la parole de Dieu créateur des choses, et en la substance des choses créées par Dieu : la réalité de l'une et de l'autre ne fait qu'un, comme la foi en l'une et en l'autre ne fait qu'un.
Si Dieu a voulu nous montrer par promesse et par serment « l'immuable stabilité de son dessein », c'est, dit saint Paul, « afin que nous, qui avons cherché en Lui un refuge, nous soyons puissamment encouragés à tenir ferme l'espérance qui nous est proposée. Nous la gardons comme une ancre de l'âme, sûre et ferme, cette espérance qui pénètre jusqu'au-delà du voile, dans le sanctuaire où Jésus est entré pour nous comme précurseur... ».
Et c'est pourquoi l'espérance a pour symbole une ancre, qui ne trouve à se fixer et à nous fixer que dans la terre ferme de la substance des choses, réalité aussi invisible et aussi indubitable que le fond de la mer, puisqu'elle est attestée par la promesse et confirmée par le serment de Dieu, manifestée enfin dans la personne même du Christ qui seul demeure.
Alexis Curvers.
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### Les avatars de l'amendement Vallon
par Louis SALLERON
PROCÉDONS chronologiquement.
La loi du 12 juillet 1965 dispose, par son article 33, que le gouvernement « déposera avant le 1^er^ mai 1966 un projet de loi définissant les modalités selon lesquelles seront reconnus et garantis les droits des salariés sur l'accroissement des valeurs d'actif des entreprises dû à l'autofinancement ».
C'est l'amendement Vallon.
Le 16 février 1966, le gouvernement décide de prendre ce texte en considération et nomme une Commission d'études qui est installée le 18 mars par le Ministre de l'Économie et des Finances.
Cette Commission est présidée par M. Raymond Mathey, conseiller maître à la Cour des Comptes.
La Commission Mathey, comme on l'appellera désormais, publie son rapport en juillet. Elle se prononce « au fond » et « en opportunité ».
Au fond, « la Commission a parfaitement conscience que l'article 33 a le mérite de mettre en relief des problèmes qui se posent de façon plus ou moins liée et avec plus ou moins d'acuité, dans toutes les sociétés occidentales :
-- celui de l'appropriation des accroissements d'actifs des entreprises ;
-- celui de la diffusion de la propriété mobilière ;
-- celui d'une association plus étroite des travailleurs à la vie de l'entreprise.
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« Cependant la Commission ne retire pas de l'étude à laquelle elle s'est livrée la conviction que l'application de l'article 33 constituerait l'approche la meilleure de ces problèmes. »
C'est pourquoi, à l'unanimité moins une voix de ses membres, la Commission pense que, « pour le cas où la réforme prévue par l'article 33 ne serait pas définitivement acquise dans son principe, il conviendrait de renoncer à son application et de rechercher dans d'autres voies la solution du problème posé ».
C'est l'enterrement.
Toutefois, consciencieuse la Commission a voulu rechercher « des formules qui limiteraient le plus possible les risques qui lui sont apparus », dans le cas où le gouvernement voudrait appliquer l'article 33. Elle examine donc ce qui pourrait être tenté, soit de manière obligatoire, soit, de préférence, de manière facultative. Ne la suivons pas dans cet examen compliqué. Retenons seulement qu'elle envisage favorablement la formule que nous préconisons : celle de sociétés du genre S.I.C.A.V. qui géreraient l'épargne salariale.
\*\*\*
M. Vallon et celui qui fait équipe avec lui en la matière, M. Capitant, ne se tinrent pas pour battus. Ils continuèrent, pendant tout l'été, à mener campagne pour l'article 33, renforcés dans leur action par M. Loichot qui avait su frapper les esprits par un projet de « pancapitalisme » dont le nom était particulièrement publicitaire. Dans les faits, ce projet devait conduire en peu d'années à l'autogestion. Il était utopique, mais tenait l'opinion en haleine.
L'affaire a rebondi en octobre.
Le président de la République donna, par sa présence, un grand éclat à la célébration du cent cinquantième anniversaire de la Caisse des dépôts et parla, sans pessimisme, du « dirigisme grandissant » auquel nous amènent « les conditions du siècle ».
La Bourse, dont l'état « cadavérique » avait été reconnu peu auparavant par le premier ministre, accusa le coup, dans la mesure où son état le lui permettait.
Et ce fut la conférence de presse du vendredi 28 octobre.
Le président de la République traita longuement de l'amendement Vallon, soufflant le chaud et le froid.
Les salariés se virent assurés qu'ils « auront légalement leur part et du même coup leurs responsabilités dans les progrès des entreprises ».
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Les patrons furent informés que la réforme « doit s'accomplir sans ébranler les autres piliers, qui sont, d'une part, l'investissement des capitaux pour l'équipement des entreprises et, d'autre part, l'initiative et l'autorité de ceux qui ont à les diriger ».
La réforme exige « des études, des choix et des délais ». Elle sera entreprise, « au cours de la prochaine législature », par « le président, le gouvernement et le Parlement de la République ».
On est donc toujours dans l'équivoque -- équivoque qui dure depuis 1947, quand fut lancée l'idée de l'association capital-travail.
Pour le moment l'équivoque se traduit par un socialisme croissant. Dans *Le Monde* des 30-31 octobre, Sirius, qui ne passe pas pour un suppôt du patronat, écrit : « De vagues formules se veulent rassurantes pour tous, employeurs et employés, cependant qu'en fait s'ébauche en même temps une sorte de nationalisation du crédit et que s'accroît le dirigisme sous cette forme particulière de socialisme qu'est le capitalisme d'État. » On ne saurait mieux dire.
\*\*\*
Il est *possible* que les propos tenus par le président de la République en octobre demeurent sans lendemain. Il nous paraît *probable* qu'ils annoncent une réforme.
La politique suivie depuis des années, et fort bien constatée par Sirius, ne peut laisser de doute sur l'orientation du Pouvoir. Mais les difficultés à vaincre pour donner à l'État l'omnipotence absolue en matière économique et financière doivent être une incitation à proposer des solutions où l'échec gouvernemental pourrait se donner l'allure d'une victoire.
A cet égard on peut reprendre les distinctions proposées par la Commission Mathey et envisager trois types de solutions pour les trois types de problèmes qu'elle retient :
1°) En ce qui concerne « l'appropriation des accroissements d'actifs des entreprises », rien d'obligatoire ne peut être envisagé. Mais rien ne doit être interdit. Autrement dit : le facultatif dans le statu quo.
2°) En ce qui concerne « la diffusion de la propriété mobilière », c'est la vraie réforme à effectuer. On peut la rendre obligatoire, mais il est infiniment plus sage de la laisser à la discrétion des intéressés, en incitant à sa réalisation par des mesures fiscales appropriées. La vraie formule est celle des sociétés d'épargne-investissement, créées au niveau régional ou corporatif, et ouvertes aux entreprises qui auront passé, à cet effet, des accords avec leurs salariés.
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Nous nous sommes expliqués sur la question assez souvent pour n'y pas revenir. Signalons à ce sujet l'excellente note établie par la Banque de Neuflize, Schlumberger, Mallet et C^ie^ (12, place de la Bourse, Paris-2^e^) : « Les plans d'entreprises aux États-Unis et leur adaptation en France. » Allant de l'avant malgré l'absence de régime fiscal favorable, cette banque a réalisé elle-même un plan d'épargne contractuel qui fonctionne chez elle, depuis le 1^er^ janvier 1965, à la satisfaction de tous (55 p. 100 du personnel y ayant droit ont adhéré au plan).
Bien entendu, la formule des sociétés d'épargne-investissement ne doit pas être exclusive. Elle peut d'ailleurs se combiner avec d'autres.
3°) En ce qui concerne l' « association plus étroite des travailleurs à la vie de l'entreprise », les modalités en sont multiples et généralement plus spirituelles que juridiques ou financières. Nous avons traité la question dans notre livre sur « l'organisation du pouvoir dans l'entreprise -- Participation-Démocratie » ([^3]).
Au plan juridique, la seule manière d'éviter les impasses de la co-gestion ou de l'autogestion -- formules mortes avant que d'être nées -- c'est de réaliser la distinction de l'*entreprise* et de la société de capitaux. La constitution de l'entreprise en personne morale permettrait une association plus étroite des travailleurs à la vie de l'entreprise, sans gêner l'impulsion économique que favorise la division du capital et du travail. Un véritable Droit de l'entreprise, déjà ébauché, pourrait se développer, distinct du Droit des sociétés.
\*\*\*
Si, en toutes ces matières, les catholiques ont encore le souvenir de ce qu'on appelait naguère la Doctrine sociale de l'Église, il leur serait facile de servir le « Bien commun » en proposant leur solution lors de la prochaine législature.
Faute de quoi, nous serons sans voix face au Marché commun -- à moins que nous soyons acculés à en sortir pour réaliser seuls une sorte de démocratie populaire dont aucun de nos partenaires n'accepterait le modèle.
Louis Salleron.
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### Dialogue à la sapinière
par J.-B. MORVAN
GILLES. -- Je crois bien que malgré de fâcheuses prédictions, nous ferons avec le soleil la plus grande partie de notre tour de Suisse. Cette courte halte avant de grimper vers le col de Juliers me procure une impression très plaisante et presque indéfinissable. Il me semble que je suis parvenu dans un monde exempt de servitude, que la vie est allégée. On voudrait ne penser qu'à des vérités heureuses, passant comme des rayons de soleil ou des oiseaux fugitifs à travers ces sapins. Nous sommes arrivés en un lieu d'Europe où tout nous est proche, l'Italie, l'Allemagne et l'Autriche. Le Rhin aux flots ailleurs si lourds d'histoire était ce matin un torrent dans une vallée solitaire. Nous reprenons les vieilles routes des voyageurs méditatifs, Montaigne, et du Bellay :
*La terre y est fertile, amples les édifices,*
*Les poêles bigarrés, et les chambres de bois,*
*La police immuable, immuables les lois,*
*Et le peuple ennemi des forfaits et des vices...*
*...Ils ont force beaux lacs, et force sources d'eau,*
*Force prés, force bois...*
HERVÉ. -- Il est vrai. Je suis déjà venu dans les Grisons, et je m'amusais à lire les enseignes à Saint-Moritz, mêlant le français, l'italien l'allemand, le tout assaisonné de devises en romanche. Le drapeau du canton avec sa marqueterie croisée d'azur et d'or, son bouquetin noir sur un espace de neige pure, suggérait lui-même une claire gratuité, la respiration plus facile dans un climat d'humanisme poétique. Ne vous y fiez pas trop cependant : le souvenir de Nietzsche est tout proche, à Sils-Maria. Et cette Helvétie des jours d'été verrait bien passer encore, spectres désenchantés ou mal enchantés, le Saint-Preux de Rousseau ou l'Obermann de Sénancour.
34:108
Nous avons quitté notre hexagone durement apprécié en cet été de 1966 par nos amis déçus, voire ulcérés pour tant de justes raisons, et résumant leur pays par ces mots que nous avons souvent entendu. « C'est bête, c'est moche, il pleut... » La pluie y était bien pour quelque chose, mais le mauvais temps est intérieur.
GILLES. -- Vous conviendrez du moins que la France n'est guère fertile en inspirations. Je ne tiens pas à nourrir des griefs, mais je ne suis pas mécontent d'échapper pour quelques jours à ces campagnes molles et atones, à ces routes si bien garnies de gardes et de gendarmes ; je souffre d'un complexe, celui du casque et du sifflet. Peu m'importe après tout que le nom même d'Obermann évoque le surhomme de Nietzsche. Et les sophismes politiques et moraux de Rousseau qui ont dû, vous l'avouerez, trouver en notre vieil épicurisme futile et gaulois un terrain d'élection, ne sauraient m'empêcher de goûter sa peinture des sapins du Val-Travers. « Le noir des sapins coupe ce gris d'une nuance qui n'est pas riante, et ces sapins si grands, si beaux quand on est dessous, ne paraissant au loin que des arbrisseaux, ne promettent ni l'asile ni l'ombre qu'ils donnent... » Ce paysage me semble, propice à retrouver une vision régénérée de l'univers moral et de la vie.
HERVÉ. -- Voilà une belle traduction du mot « Weltanschauung ». Eh ! germaniseriez-vous ? J'ai souvent ressenti moi-même ce besoin, ou cette tentation. Je ne puis dire que ce fut sans profit, mais je crois que les retours que l'on opère ensuite en constituent l'intérêt. Ces notions philosophiques assez mal déterminées ont un prestige certain qui est d'abord celui du dépaysement. Cela me rappelle la remarque naïve d'un adolescent : « Sturm und drang, un mot qui dit bien ce qu'il veut dire. » Si bien qu'il est intraduisible : c'est un mot qui s'écrit avec une croix gammée, seule capable d'en exprimer la double notion d'élan, d'accrochement conquérant, de tournoiement vertigineux. Nous sommes déjà trop vieux pour succomber à ces prestiges-là. Mais il ne faut jurer de rien. Il vient toujours une heure où nous sentons jaillir dans l'âme le sursaut agressif. Les montagnes et ces sapins lui sont-ils tellement étrangers ? Vous connaissez le vers de Virgile, dans un curieux passage, aux magies quasi-wagnériennes, des Géorgiques :
*Armorum sonitum toto Germania cælo*
*Audit*...
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GILLES. -- Je crois que je m'amuse surtout de ces mythes issus de la Germanie moderne : ainsi, la théorie du Monde Creux de l'illuminé Bender. Vous savez ? Nous serions à l'intérieur comme des mouches errant dans la concavité d'un saladier... Ou celle de l'autre illuminé, Horbiger, la « Glace Éternelle ». Un ami, lui aussi féru des interprétations humoristiques, contemplant le cube de glace dans son verre d'apéritif, disait : « Le monde est creux, je le vois bien, mais la glace n'est pas éternelle. » Il ne me déplairait pas de mystifier un monde amorphe, ou d'en tirer à mon tour quelque système, devant cet austère paysage. La glace sur les pics d'Err et d'Arblatsch a fait éclater la roche. Les blocs ont roulé dans le val de la Julia, les pierres ont modelé la ravine et la moraine, décidé des lignes de la forêt et de la prairie. Le roc solitaire que vous voyez à gauche a manqué le lieu opportun de ce donjon carré, point de départ une dynastie de hobereaux obscurs ou bien, qui sait ? de rois et d'empereurs. Les destins des sociétés ont été là-haut inscrits dans les champs de neige et de glace. Il n'est pas jusqu'aux hectares de pierrailles où folâtrent les marmottes qui ne m'inspirent dans leurs muettes solitudes un intérêt plus passionné que les ressassements de Marx ou de Freud dont nos intellectuels se nourrissent sans trêve. Je monte vers un univers dur mais où l'air n'est pas infecté, je considère la carrière de l'homme avec, me semble-t-il, une plus noble liberté. L'homme n'a pas été créé pour divaguer sur le divan du psychiatre, mais pour travailler dans la montagne et voir le ciel de Dieu.
HERVÉ. -- Bon gré mal gré, dans quinze jours votre méditation devra porter à nouveau sur les coteaux modérés. Braves coteaux de l'hexagone ! Je sais bien qu'ils sont devenus des oreillers de mollesse et d'incuriosité, pour parler comme Montaigne. Mais quoi ? Le travail en est d'autant plus grand ; nulle montagne ne viendra vous épauler de tout l'appui de sa grandeur.
GILLES. -- Depuis bien des années, j'éprouve amèrement la présence de deux fléaux. Le premier, c'est une pensée négative, peureuse et asservie, toujours accrochée à des philosophies étrangères comme un gosse pleurard et morveux à la robe de sa mère. La fameuse libération a aussitôt apporté un étrange bénéfice : un retour en force de toute sorte de doctrines nées de l'autre côté du Rhin. Peu importe que les auteurs aient été israélites comme Marx, Freud, Einstein, ou possesseurs d'une carte du parti nazi comme ce fut, dit-on, le cas pour Heidegger. Pour ce dernier, il pense que Sartre l'a mal compris et c'est fort possible.
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L'existentialisme français est peut-être le résultat d'une erreur de manipulation, comme le pain d'épices ou le papier buvard, résultat bien moins profitable d'ailleurs. Il était fort prévisible que les lendemains de guerre et de crise connussent une épidémie de paresse ; mais cette paresse de pensée s'est cuirassée d'hypocrisie, elle s'est donné des airs profonds, des attitudes torturées. Les intellectuels -- et le clergé en notable partie -- ont jeté par-dessus bord tout ce qui les gênait ; mais ils ont réussi à convaincre le public que leur geste était d'une grandeur prométhéenne. Vous craignez que je ne respire à Sils-Maria quelque bouffée d'air nietzschéen ? Rassurez-vous. Le temps n'est plus où Maurras, Péguy, Massis, pouvaient attaquer la pensée hégélienne ou kantienne comme une minorité arrogante et allogène en face d'une pensée française authentique, vivante, largement élaborée et fortement sentie. C'est la France qui maintenant est l'Allemagne philosophique ; c'est contre ce pays légal de la pensée, qui m'étouffe, que je veux trouver la révolte. Je ne l'appellerai pas un « Sturm und Drang », puisque ce vocable ne peut vous agréer. Mais je voudrais bien ne pas recourir à un terme trop pacifique.
HERVÉ. -- Mais vous m'avez parlé d'un deuxième fléau, et je n'en vois qu'un ; multiple, à vrai dire, tentaculaire, et qui suffirait bien.
GILLES. -- L'autre fléau, c'est précisément le poncif des coteaux modérés, de la modération et de la gentillesse. Je ne passerais pas volontiers le reste de ma vie au milieu de tant de formules verbeuses et de ritournelles prosaïques. Les « Mille Hectares » de Maurice Bedel, les indulgences philosophiques de Duhamel manquaient déjà terriblement de prise sur le réel, dans les années trente. La France, oublieuse de 1793 et de Napoléon, pouvait toujours se gargariser du mot de Talleyrand : « Tout ce qui est excessif ne compte pas. » Elle devait en venir honteusement à sanctionner, voire à canoniser, tout ce qui était né de l'excès, de l'intimidation et du cynisme. Mais en même temps elle continua à se délecter du mythe des coteaux modérés dans les « Carnets du Major Thomson » ou les trémolos « bien de chez nous » de Jean Nohain. Autre hypocrisie compensatrice ! Le silence de la montagne est préférable à ces radotages familiers. Oh oui ! un monde familier ! Avez-vous remarqué la dégradation de ce mot ? Son charme tenait à la vérité qu'il renfermait encore, avec l'idée de famille. Nous l'avons réduit à un ronronnement de compromissions niaises. De ce marais s'échappent des bulles malodorantes. Plutôt le courant d'air glacial !
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HERVÉ. -- Ce vent froid, d'où comptez-vous qu'il vienne ? Encore la thérapeutique glaciaire n'est-elle pas sans danger, et le malade pourrait s'en trouver définitivement refroidi. Je ne pense pas que vous rêviez à un grand hiver tragique et catastrophique.
GILLES. -- Je puis du moins laisser promener ma pensée pour un temps dans les épopées sans visages de la haute montagne : je ne sens point ici un monde trop pressé de me faire la leçon, de m'empêcher de me ressouvenir et de réfléchir. Et je garderai au moins la silhouette de ces sapins comme le symbole d'une austérité consolatrice, méthodique, et difficile. Il me plaît souvent d'inventer des devises pour les lieux traversés et les paysages entrevus ; les devises héraldiques sont un aspect de la culture et de la sagesse occidentale. Celle-ci conviendrait à l'image du Sapin : « Montibus acriter hærens, celsiora spectans ». Âprement fixé aux montagnes, regardant plus haut encore... Un sapin de Noël sans cadeaux, avec seulement au bout de ses branches les étoiles de la nuit silencieuse, ou dans le jour le rayon du soleil tendu comme un long fil de la Vierge...
HERVÉ. -- Qu'attendez-vous de cette notion d'austérité ? Une ascèse personnelle ? Un « dépouillement » à la manière des églises progressistes ? ou une action défensive ? Le nom même de la « Sapinière » me remet en mémoire la célèbre et quasi-mythologique société secrète de l' « intégrisme ».
GILLES. -- Si j'ai brodé sans façon sur les divagations d'Horbiger, j'aurai encore moins de scrupule à m'approprier ce nom-là. Je suis effectivement arrivé à un point de l'existence où je me vois obligé d'accepter des sanctuaires appauvris sans espérer pouvoir leur rendre d'ici longtemps couleur et éclat ; mais à ce dépouillement sans prudence, à cette simple gesticulation de déménageurs pressés qui enlève le vieux mobilier tout en consentant à la présence d'une brocante pléthorique de vocables et d'idées parasites, je tiens à opposer une austérité qui me fasse retrouver les lignes essentielles et pures de la vie spirituelle, du langage, des arts plastiques eux-mêmes. Nos facilités ne sont que dans les mots, et ces mots ne sont pas à nous. Beaucoup de catholiques se sont précipitamment saisis d'idées ou de semblants d'idées trouvées chez les autres, et ont un Dieu tiré dessus pour les adapter. De là s'ensuivent des dialogues cordiaux qui suent l'équivoque. Les compromissions, les concessions ont d'abord constitué une tactique, elles ont fini par devenir un climat, une accoutumance.
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J'oserais à peine dire à nos prêcheurs ce que je pensais le mois dernier en visitant à Paris la chapelle des Carmes, et en revivant en esprit les massacres de septembre, à savoir que ce ne sont pas les temps austères et sourcilleux de l'Église qui semblent attirer l'insulte et la persécution, mais les périodes de largesse intellectuelle. Je veux me situer en croyant, non en badaud de l'Église. Je garderai quelque distance en face de ces bénisseurs impavides de toutes les modes, qui mériteraient comme Don Juan le nom d' « épouseurs à toutes mains » ; et je prêcherais volontiers un autre dépouillement dont certains seraient surpris.
HERVÉ. -- Vous voulez dire comme Montaigne : « J'ai marché aussi avant, et du pas qu'il m'a plu. » Mais comment éviterez-vous que cette démarche ne vous conduise soit aux ascensions fallacieuses des alpinistes nietzschéens, soit plus probablement aux pérégrinations bonasses sur les coteaux modérés ? Il est vrai qu'il y a aussi la perspective désenchantée de Sénancour. Après tout la première voie n'est pas tellement contraire à la troisième, et certains de nos penseurs et romanciers fascistes ont toujours porté sur eux le havresac de la mélancolie.
GILLES. -- Je ne maudis point les coteaux du pays natal. C'est leur fameuse modération qui me semble une notion arbitraire. Les coteaux ne sont jamais modérés pour ceux qui les cultivent. Et certaines mélancolies peuvent être l'instrument d'une connaissance attentive. Avez-vous jamais entendu un paysan se dire satisfait de sa récolte ? Cette austérité à laquelle je rêve devant ces sapins verts en a la ligne précise et grave, mais aussi la vitalité. Elle est parente de ces eaux claires que de loin l'ombre des arbres pourrait nous faire croire obscures. On pourrait la comparer encore à ces bouquets de bois devant lesquels on est souvent passé, puis qu'on se décide un jour à explorer. On y découvre, comme un don soudain, un sentier jusqu'alors invisible, qui conduit à une grosse pierre, un coin de ruine ou un arbre immense. On délaisse le bois pendant un an encore, et une nouvelle promenade apporte une nouvelle révélation. J'ai longé souvent le mur d'arrière d'une ferme, rectangle de pierres maussades et sans fenêtre ; un jour j'ai tourné le coin de la maison et découvert une jolie façade d'ancien manoir Renaissance, avec des fenêtres en anse de panier : Telles sont les conquêtes de la vie de l'âme. En un temps qui a trop accepté, qui a tout accepté sans rien aimer, il faut beaucoup refuser, et retrouver la vraie liberté en rapprenant la vertu de prédilection.
HERVÉ. -- On ne manquera pas de vous reprocher une claustration volontaire dans un égoïsme spirituel.
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GILLES. -- Peu m'importe. Celui qui ouvre toutes les fenêtres et se réjouit des courants d'air n'est pas moins égoïste que celui qui oblige à tout fermer. Ces parleurs qui se complaisent à longueur de jour dans leur éloquence altruiste ne m'ont jamais paru très soucieux du prochain. Aux yeux de nos vulgarisateurs philosophiques, je ne semblerais sincère que si je me revêtais d'une sincérité définie par Gide ou Sartre. Autant vaudrait porter une cagoule ! J'accepterai donc mon hexagone, mais non pas peut-être comme il veut ou croit vouloir être accepté. Je ne parlerai point le jargon, fût-il nouveau patois de Chanaan ; je préfère à ce style celui des prières de l'Abbé Perreyve, qui disait lui-même de sa « Journée des Malades » : « Tout ce qu'elle enferme a été souffert avant d'être écrit. » Et pourtant ce drame véritable aboutit à des phrases à la fois fermes et transparentes, pleines de retenue et de lumière, tandis que trop de comédiens de la tornade intérieure nous accablent de leur rhétorique contorsionnée. L'art lui-même pourrait reconquérir des domaines insoupçonnés. Le coteau modéré et la cime alpestre peuvent également donner un barbouillage prétentieusement forcé ou le plus plat des chromos. L'extraordinaire n'est pas plus sûr que le banal. Le pire est peut-être encore de croire que les coteaux modérés sont des sommets héroïques : l'austérité seule saurait extraire la spiritualité des temps mous. Il faudrait atteindre à la concentration d'un classicisme spirituel, dût-on comme certains poètes anglais du début XIX^e^, vivre des années dans la contemplation du même lac. J'emporterai en souvenir exemplaire l'image de ces sapins à la fois solitaires et réunis comme les piliers d'un chœur d'église, dans une même poésie, un même service de droiture, un même élan vers les cieux...
Jean-Baptiste Morvan.
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### Flux et reflux du communisme en Afrique
par Paul AUPHAN
MALGRÉ SES TARES, la colonisation avait eu, sinon pour seul but, du moins pour effet certain de répandre dans le monde la civilisation et la sève chrétienne qui l'avait secrétée ([^4]).
Si l'on pense que cette propagation reste inachevée, que l'idéal d'une civilisation de droit naturel régnant sur toute la terre au-dessus de la diversité des cultures est encore lointain, l'émiettement de la décolonisation permettra-t-il de mieux s'en approcher ?
Posons la question autrement.
Tous les hommes à la surface de la planète désirent vivre en paix. Mais, à part un tiers de privilégiés qui sont convenablement alimentés, la faim et la guerre restent les deux grandes terreurs de l'humanité. Les déclarations du deuxième concile du Vatican sont remplies de l'angoisse qu'elles engendrent.
La décolonisation telle qu'elle s'est faite, dans le désordre d'un « lâchez-tout », est-elle de nature à apaiser les transes, à améliorer la nourriture des malheureux, à diminuer les risques de guerre, à favoriser la diffusion de la vérité, à permettre de mieux combattre l'erreur ?
Formuler ainsi la question, c'est déjà presque y répondre.
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Dès que l'Occident se fut lavé les mains à la manière de Ponce-Pilate se retirant dans ses appartements pour ne pas voir ce qui allait se passer, la subversion se précipita en Afrique pour nous remplacer.
Avant l'indépendance, la Russie soviétique et le communisme international avaient soutenu plus ou moins clandestinement les partis, les syndicats, les réseaux politiques en lutte révolutionnaire pour y accéder. Supposer que l'indépendance enfin obtenue mettrait fin à la collusion et que les rejetons coloniaux de l'Occident abandonnés à eux-mêmes pourraient enfin s'épanouir pacifiquement était une naïveté qui, au niveau des responsables, touche au crime. De fait, c'est le contraire qui survint : les moyens légaux (ambassades, subventions, experts) s'ajoutèrent aux moyens cachés pour poursuivre le travail de « libération » des nouveaux États et pour y établir des républiques populaires. Car, pour le communisme, le but n'est pas le bonheur des peuples mais la destruction du soubassement métaphysique d'une civilisation qui, selon lui, aliènerait l'homme au Créateur.
Le succès spectaculaire de Fidel Castro à Cuba en janvier 1959 était un stimulant. Appuyée sur l'Afrique révolutionnaire, la Russie soviétique mit en branle ses innombrables « courroies de transmission » : Mouvement Mondial des Partisans de la Paix, Fédération Syndicale Mondiale, Fédération Mondiale de la Jeunesse Démocratique ([^5]), Fédération Démocratique Internationale des Femmes... Des agents communistes, même quand le parti était interdit localement, purent ainsi noyauter l'Union Panafricaine des Journalistes (Bamako) la Conférence des Femmes d'Afrique (Dar es Salam), le Mouvement Panafricain de la Jeunesse (Conakry) ... etc. On s'y perd dans cet entrelacs de noms ronflants auxquels beaucoup d'Africains, éblouis, se sont laissés prendre.
Au bout de deux ou trois ans d'indépendance, la partie paraissait près d'être gagnée par les Soviétiques dans de nombreux pays.
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Au Congo-Brazzaville, après trois nouvelles « glorieuses » qui rappelaient davantage le coup de force gaulliste d'août 1940 que les journées de 1830, un « Mouvement National de la Révolution » éliminait le chef de l'État Fulbert Youlou, de tendance pro-occidentale, et mettait à sa place une équipe gouvernementale communisante (août 1963). Le coup avait été préparé par les Russes. Les Chinois l'exploitèrent. La révolution se durcit. Les organisations modérées ou catholiques furent interdites et de nombreux missionnaires obligés de se retirer. Des écoles catholiques fermèrent. Un remaniement ministériel ultérieur devait ouvrir l'accès du pouvoir à des extrémistes de moins de trente ans sortis des écoles soviétiques ou chinoises.
Trompés par leurs succès mêmes, les Soviétiques allèrent trop vite.
En 1961 ils avaient déjà cru la Guinée assez socialisée pour tenter de la faire basculer complètement. Menacés d'être éliminés ou satellisés, Sekou Touré et son équipe s'étaient rebiffés. Tout le personnel de l'ambassade soviétique à Conakry avait été expulsé. Il n'avait fallu rien de moins qu'un long séjour de Mikoyan en Guinée pour renouer des rapports qui manquent encore de chaleur et de confiance. Un mot de la France au lendemain de ces événements eut retourné bien des choses ; mais, par rancune, le gouvernement français ne l'avait pas prononcé...
En 1963 les Soviétiques estimèrent de même le Congo-Léopoldville ([^6]) assez fatigué par trois ans de désordre pour y tenter un coup. Sous prétexte de rétablir l'unité congolaise, les troupes de l'ONU avaient forcé à capituler Tschombé, qui -- que cela plaise ou non à constater et quoiqu'on pense de l'homme -- avait défendu la cause de l'Occident. Ravitaillée par Alger, par Brazzaville, par Dar es Salam, la rébellion congolaise progressait. Les commandos rebelles cheminaient en suivant les voies jadis islamisées par les chasseurs d'esclaves : les quelques résidus musulmans qui les jalonnent encore favorisaient maintenant la révolution anti-chrétienne.
La subversion paraissant près de l'emporter les Soviétiques voulurent l'appuyer au niveau international par la création devenue classique d'un « gouvernement en exil ». Leur ambassade à Léopoldville facilita le passage en dissidence de Gbenye et des principaux autres disciples de Lumumba qui constituèrent un « comité de libération », bientôt rejoint par Mulele, revenu de Chine pour commander aux maquis. C'était cousu de fil blanc. Comme Sekou Touré, le premier ministre congolais Adoula se fâcha et expulsa tous les Soviétiques (novembre 1963), sans pour autant arrêter la guerre civile.
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A la suite de ces échecs, les méthodes soviétiques, se détachant de celles des Chinois, se firent plus prudentes, plus « rassurantes ». D'ailleurs la révolution de Mao et la pression démographique jaune en Sibérie obligeaient les Russes à se dégager progressivement du terrain africain auquel ils n'étaient pas accoutumés. Renonçant aux interventions trop directes, eux et leurs satellites s'employèrent à préparer la révolution à long terme par le conditionnement intellectuel des futures élites.
On n'en finirait pas d'énumérer toutes les écoles où de nombreux boursiers africains sont accueillis tous les ans de l'autre côté du rideau de fer. A Berlin-Est, ce sont l'École Karl-Marx, l'École Supérieure pour Africains. A Prague, un Centre de Formation Africaine. A Budapest, une École Africaine syndicaliste. A Moscou, l'École Centrale du Komsomol, où passent des stagiaires du Cameroun, de la Tanzanie, des deux Congos, de l'Ouganda et naturellement du Mali, du Ghana, de la Guinée. Il y a même une sorte d' « École de Sorcellerie » selon le témoignage détaillé qu'en a laissé le Dr Okotcha, éminente personnalité du Nigeria que les Russes y avaient admis ([^7]) ; car les sorciers et les sectes initiatiques ont encore un grand poids en Afrique noire.
Dans la seule année scolaire 1964-65, 8700 étudiants africains ont été formés dans les Universités de la Russie soviétique et de l'Europe orientale. Il est juste de dire que le racisme des Russes, pire que celui de n'importe quel peuple d'Occident, a exaspéré un certain nombre de ces étudiants. Mais il serait téméraire de croire que l'enseignement supérieur dispensé en France, en Angleterre ou aux États-Unis ne concourt pas aussi dans une large mesure à gonfler le courant de la subversion au lieu de le combattre.
S'il convient de se féliciter de l'évolution vers la modération des nombreux chefs d'État ou de gouvernement africains formés jadis dans les écoles missionnaires et actuellement en place, il ne faut pas se dissimuler que la génération suivante sera, dans sa majorité, beaucoup plus pénétrée des théories intellectuelles et révolutionnaires du marxisme.
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La Chine a fait, après l'URSS, la même erreur qu'elle.
Il y a dix ans, à part une poignée d'émigrés sur la côte orientale, les Chinois, communistes ou non, étaient inconnus en Afrique. Après la « révélation » de Bandoung, la R.A.U., la première, reconnut officiellement la Chine populaire ; puis, au fur et à mesure qu'ils devinrent indépendants, près de vingt États africains, commençant par de simples accords culturels ou économiques, nouèrent des liens diplomatiques avec Pékin.
Les Chinois arrivèrent, discrets, polis, silencieux. Ils bénéficiaient du prestige d'être, comme les noirs, des hommes de couleur. Au lieu de grandes réalisations, ils s'intéressaient aux multiples problèmes agricoles du continent sans paraître se soucier des structures sociales. Le thé, le riz, le coton, l'aménagement de chemins étaient leurs spécialités. Alors que les Russes ne sortaient guère de leurs bureaux climatisés, les experts chinois se mêlaient au peuple, habitaient dans des cases de paille, s'habillaient à la mode du pays. En apparence désintéressés, ils diffusaient patiemment des idées. Beaucoup de librairies exposaient leurs ouvrages traduits en anglais, en français, en arabe... Ils se donnèrent la peine de « doubler » quelques-uns de leurs films en plusieurs dialectes africains. Ils entreprirent de construire à Bamako un émetteur de 360 kw, un des plus puissants d'Afrique. Le Cirque des Acrobates de Nankin parcourut en tous sens la brousse africaine, Dans certains diocèses, les Chinois se procurèrent la liste des catéchistes sachant lire pour leur faire adresser par la poste l'édition française du « Journal de Pékin ». En 1965 leurs émissions radiophoniques de propagande occupaient cent heures par semaine en sept langues différentes.
Cette activité se doubla d'autres plus cachées. Flanqué, sans doute pour le surveiller, du correspondant de l'agence de presse « Chine Nouvelle », chaque ambassadeur était entouré de trente ou quarante personnes, représentation très supérieure à celle des Soviétiques ou des Britanniques par exemple ([^8]). Le tiers de tout le personnel diplomatique chinois finit par se trouver en Afrique, actionnant des réseaux de renseignements, pourvoyant d'armes les rebelles partout où il y en avait, organisant pour eux des camps d'entraînement, envenimant les discordes. Une école spéciale à Nankin recevait des Africains pour les initier aux méthodes du terrorisme et de la guérilla.
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Le succès fut foudroyant. Après avoir tissé sa toile dans les États blancs ou noirs du groupe de Casablanca la Chine communiste s'infiltre en Tanzanie, au Burundi, au Congo. Elle soutint les mouvements d'opposition au Cameroun, au Niger en Côte d'Ivoire. Un livre retentissant faisait l'éloge de l'enthousiasme populaire à Cuba et des « micro-réalisations » chinoises ([^9]). Beaucoup de jeunes États africains cherchaient leur voie : l'exemple de la France du général de Gaulle reconnaissant à grand fracas le régime de Pékin en janvier 1964 parut la leur indiquer ([^10]). Seuls Tsiranana, plus tard Houphouët-Boigny firent des réserves publiques.
Le premier ministre chinois Chou en Laï, qui n'avait pas quitté l'Asie depuis dix ans, se précipita battre le fer tant qu'il était chaud... En janvier et février 1964, il visita successivement dix États du continent noir. C'est à l'issue de ce voyage qu'il laissa tomber sa phrase fameuse sur l' « excellente situation révolutionnaire qu'il avait trouvée en Afrique ».
Phrase orgueilleuse qui devait à la longue provoquer des réactions, mais qui, dans l'immédiat, se trouvait pleinement justifiée.
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Alors en effet que le premier ministre chinois était encore sur le sol africain, aussitôt après le coup réussi de Zanzibar, tandis que le Rwanda, le Burundi, la Somalie s'agitaient, le Tanganyika, l'Ouganda, le Kenya étaient secoués de troubles et de mutineries militaires dont on ne voyait que trop l'origine. A la demande des chefs d'État ou de gouvernement les troupes britanniques intervinrent pour rétablir l'ordre. Même Jomo Kenyatta, l'ancien rebelle, les appela, ce qui devait provoquer le passage de certains de ses collaborateurs à une opposition d'inspiration chinoise ; malgré l'expulsion d'agents communistes, celle-ci dure encore et peut un jour gangrener le pays. Quant à l'ancien chef des Mau Mau, il se rangea dès lors tellement dans le camp conservateur qu'il vient, d'après la presse, d'ajouter au parc déjà cossu de ses autos une voiture climatisée avec bar ([^11]).
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En Afrique de l'Ouest, la subversion partait du Ghana, où Russes et Chinois s'entendaient admirablement en dépit des polémiques qui opposaient leurs capitales respectives. Nkrumah abritait à Accra de nombreux groupes d'émigrés politiques en mal de complot contre les hommes au pouvoir dans leurs patries d'origine ([^12]). But commun : une Afrique révolutionnaire unie.
Le 13 janvier 1963, le président du Togo, Sylvanus Olympio, avait été assassiné dans des conditions peut-être non politiques, en tout cas mal expliquées. Tous les chefs d'État africains, quelles que fussent leurs idées politiques, avaient été impressionnés par cet attentat. Peu après, un complot avait été découvert en Côte d'Ivoire contre le champion de l'anti-communisme qu'était devenu Houphouët-Boigny ; il devait en résulter un procès politique avec plusieurs condamnations à mort. En août les communistes chinois réussissaient, comme nous l'avons vu, à pousser au pouvoir à Brazzaville des hommes de paille, grâce auxquels l'ambassade chinoise devenait un foyer de subversion des pays environnants ([^13]). Mais les militaires des divers États africains commençaient à se méfier et, deux mois plus tard, le colonel Soglo, chef d'État-Major de l'armée du Dahomey ([^14]), se substituait temporairement au chef de l'État pour empêcher que son pays subisse le même sort que le Congo.
Au Gabon, dans la nuit du 17 au 18 février 1964, l' « armée », c'est-à-dire trois lieutenants et cent cinquante hommes, s'emparait du palais présidentiel et portait au pouvoir le chef de l'opposition parlementaire. Une intervention rapide d'éléments français, que Paris avait refusés à Fulbert Youlou, rétablissait l'ordre en vingt-quatre heures. Car l'Occident veut la tranquillité au Gabon. Ses hommes d'affaires ont besoin de ses minerais, de son pétrole, de ses bois. Même les Américains louchent sur son fer. Grâce à quoi ce pays est favorisé : pour une population clairsemée de 450.000 habitants, il a soixante députés, une douzaine de ministres, des ambassadeurs, une petite armée et tous ses écoliers perçoivent un « présalaire » mensuel correspondant à environ trente-cinq nouveaux francs, un pactole quand on vit près de l'état de nature... Tout cela n'empêche pas que la restauration du président M'ba dans les conditions où elle s'est faite a créé un malaise exploité par les communistes, qui risque d'être la source de nouvelles cassures.
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Au Soudan, pour remédier au désordre politique et économique de l'indépendance, l'armée avait déjà pris le pouvoir en 1958. Le commandant en chef, maréchal Aboud, avait institué une sorte de dictature militaire où il s'était efforcé de ne pas trop céder aux pressions égyptiennes, soviétiques, chinoises, voire à celles du parti communiste local. Mais le Soudan, rappelons-le, est fait de huit millions de musulmans d'origine arabe dominant trois ou quatre millions de noirs, chrétiens, animistes ou païens, d'origine nilotique ou bantoue. Nous avons vu le drame et les persécutions qui en étaient résultés pour les chrétiens.
Habiles à envenimer les problèmes, les communistes locaux suscitèrent en 1964 des émeutes qui devaient aboutir à la chute du régime et à la formation d'un gouvernement dit de Front National qui comprenait deux communistes et quatre sympathisants. Le premier geste des nouveaux dirigeants était d'interdire le survol du territoire aux avions militaires britanniques se rendant à Aden tout en le permettant aux avions soviétiques, égyptiens, algériens, ghanéens... qui ravitaillaient les rebelles du Congo.
A la même époque (octobre, novembre 1964), le Niger, un des piliers de la résistance au communisme en Afrique occidentale, était attaqué par neuf commandos du Sawaba (parti d'opposition clandestine financé par Pékin). Grâce à la fidélité de l'armée, le putsch échouait. On apprit par les terroristes capturés que leurs chefs avaient été formés à l'école chinoise de Nankin ([^15]).
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Cette succession de faits illustre la réflexion de Chou en Laï rapportée plus haut. Mais les Chinois, trop pressés de triompher, allaient voir l'Afrique modérée se reprendre, puis une série de coups d'État militaires leur couper l'herbe sous les pieds ([^16]).
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De même que le communisme « massifie » le peuple pour que l'individu y soit perdu sans défense, de même l'Afrique révolutionnaire (c'est-à-dire les pays liés au communisme russe ou chinois) prétendait que l'O.U.A. (Organisation de l'Unité Africaine), dont nous avons vu la fondation précédemment, devait entraîner la suppression de toutes les organisations régionales d'échelle plus humaine.
Telle est la thèse qui, sous prétexte d'unité, est défendue à la conférence de l'O.U.A. au Caire (17-21 juillet 1964) par Nkrumah, Ben Bella, Sekou Touré. A quoi Tsiranana répond avec esprit « Nous souffrons, à l'O.U.A., de trois maladies : la verbite... la démagogite, car nous faisons des promesses ne nous ne pouvons tenir... ; la complexite, car beaucoup d'entre nous n'osent pas dire ce qu'ils pensent. »
Six mois plus tard, en réaction contre la gangrène communiste l'O.C.A.M. (Organisation Commune Africaine et Malgache) est fondée à Nouakchott entre les treize États de l'ancienne U.A.M. Il s'agit essentiellement de pays francophones qui entendent se concerter sur le plan politique avec la France et l'Occident et coordonner leurs économies. Quelques semaines plus tard, Le Congo-Léo, dont Tschombé est devenu premier ministre, y est admis. Cette réaction d'autodéfense ne serait-elle pas le fruit de l'éducation, même imparfaite, que maint chef politique africain a reçue au temps de la colonisation ?
Barré dans sa politique, le camp révolutionnaire s'agite. L'Afrique progressiste se réunit à Bamako (14 mars 1965). L' « Organisation de Solidarité Afro-Asiatique » tient une réunion à Accra à laquelle assistent des représentants d' « organisations politiques » d'Asie, d'Afrique, d'Amérique latine (mai). Chou en Lai revient visiter la Tanzanie (juin). Son ministre des Affaires Étrangères Chen Yi se rend à Bamako, à Conakry, encore à Dar es Salam. Nasser et les chefs de l'Afrique arabe se concertent à Casablanca.
En octobre une conférence « au sommet » de l'O.U.A. se tient à Accra ; les pays du Conseil de l'Entente et quelques autres modérés ne sont pas venus ; mais il y a dix-neuf chefs d'État ou de gouvernement et neuf autres pays représentés par des ministres ([^17]). Nkrumah se grise de voir à ses pieds ce parterre de personnalités. Il reprend en main Kasavubu et le fait « virer à gauche » contre Tschombé, dont il prépare ainsi la chute. Mais, suivant la formule consacrée, la distance n'est pas grande du Capitole à la roche Tarpéienne...
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D'abord il y a un grand absent à Accra : c'est l'ami Ben Bella qui a été destitué le 19 juin précédent par un coup d'État militaire dont l'origine demeure mystérieuse. Le chef de l'Armée, le colonel Boumedienne, l'a remplacé. La révolution algérienne restera aussi socialiste et virulente que par le passé, car ce qu'on reproche à Ben Bella c'est de s'être davantage préoccupé de discourir dans les capitales étrangères que d'administrer son pays. Mais, dans l'immédiat, l'aide brouillonne qu'il accordait à maint mouvement subversif sera diminuée ou deviendra moins voyante, tous les efforts étant consacrés à la socialisation du pays.
A la même époque le Burundi ([^18]) qui servait de plate-forme aux Chinois pour subvertir le Congo est conduit à rompre avec Pékin à la suite d'une série de complots et de plusieurs assassinats, dont celui du premier ministre. Le gouvernement traditionaliste du Mwami devient foncièrement anti-chinois. Mais le monarque n'ose plus rester dans son royaume et se réfugie en Europe. Nous voyons aujourd'hui son fils aîné (dix-neuf ans) essayer de le remplacer pour renouer avec la Chine populaire.
En novembre, coup d'État militaire au Congo-Léo, où Mobutu, maintenant lieutenant général, balaie la clique des politiciens et s'empare du pouvoir, dit-il, pour cinq ans. Au début, c'est plutôt un « virage à droite » et les réseaux révolutionnaires qui foisonnent au Congo sont obligés de se mettre en veilleuse. Mais, dans tous les pays du monde, les militaires, à de rares exceptions près, manquent d'expérience politique, a fortiori dans les pays neufs, et la bonne volonté ne suffit pas à résoudre les problèmes. Mobutu s'aperçoit qu'il est difficile de se maintenir contre les politiciens en chômage. Six mois à peine se sont écoulés qu'il découvre un « complot » ourdi pour le remplacer ([^19]). Il en fait pendre séance tenante les instigateurs, d'anciens ministres, devant une foule immense... Règlement de comptes entre disciples de Lumumba ? ou victoire du clan soviétique sur le clan chinois au détriment des services secrets américains ? Ce qui est certain c'est qu'après avoir surmonté la rébellion « de gauche », Mobutu est conduit à se défendre de l'opposition « de droite » (Tschombé et les trusts) en faisant de la surenchère démagogique, politique qui peut le conduire où il ne voulait pas aller...
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Quoi qu'il en soit, après le coup de balai du Congo, c'est successivement le tour du Dahomey, où Soglo, promu lui aussi général, reprend le pouvoir et d'où il expulse les Chinois de la République Centrafricaine, d'où le colonel Bokassa destituant le président Dacko, chasse aussi les missions chinoises ; de la Haute Volta avec le colonel Laminaza, camarade de promotion de Soglo dans l'armée française, qui constitue un gouvernement purement militaire avec un intendant aux Finances, un officier de gendarmerie à la Justice, un officier sorti de l'École d'Angers à l'Information, etc.
En janvier 1966 la puissante fédération du Nigeria, que les Anglais étaient si fiers d'avoir conduite à l'indépendance dans les meilleures formes démocratiques, est laminée par un soulèvement militaire dans lequel les rivalités tribales et les oppositions religieuses ont joué un rôle prépondérant ; plusieurs ministres sont assassinés ; quand la fumée des troubles s'est dissipée, il en émerge un militaire, le général Ironsi, qui semble avoir pris la place des officiers progressistes qui avaient monté le coup. Il ne tiendra pas plus de six mois. Impuissant à empêcher les massacres entre chrétiens et musulmans ([^20]), contraint de coucher chaque soir sur un bateau de guerre pour déjouer les attentats, il finira assassiné et remplacé par un autre militaire, si bien qu'en définitive l'Armée, quoique divisée, restera au pouvoir. L'avenir du pays n'en est pas pour autant éclairci.
Mais le putsch le plus important est celui du Ghana, où le 24 février 1966, le « pharaon noir » lui-même, Nkrumah, mord à son tour la poussière. Un militaire, le général Ankrah, prend tranquillement sa place pendant qu'il se trouvait à Pékin, soi-disant pour arbitrer le conflit du Vietnam. Onze cent prisonniers politiques, détenus sans avoir jamais été jugés, sont relâchés. Quinze cents experts soviétiques ou allemands de l'Est sont expulsés. Cent vingt Chinois sont rapatriés... par avions français. On s'aperçoit après leur départ que tous avaient entrepris d'importants travaux militaires destinés à faire du Ghana une sorte de « Cuba » africain (camps d'entraînement pour terroristes, aérodrome caché servant de relais entre Moscou et La Havane, etc.). C'est comme le bourbillon qu'on enlève d'un abcès.
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Croire que pour autant l'infection soit enrayée serait sous-estimer dangereusement l'état de décomposition dans lequel l'abandon de l'Occident et le travail subséquent du communisme international ont mis l'Afrique.
Le continent noir n'a pas été « vacciné » par son contact direct avec le communisme soviétique, chinois ou cubain : seuls les corps en bonne santé supportent le vaccin. Il a été plutôt affaibli, contaminé, mis en état de moindre résistance.
Impressionnés par la détermination américaine au Vietnam et par les échecs qu'ils ont essuyés en Afrique, les agents soviétiques ou asiatiques dans les nouveaux États noirs tâchent de se faire oublier et ont l'air de disparaître. Mais ils ne font que changer de méthode : perdus dans la masse, ils demeurent en place et de nouveaux événements peuvent à chaque instant raviver leur nocivité.
Paul Auphan,
ancien Secrétaire d'État à la Marine.
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### Le merveilleux scientifique
*L'exemple des "soucoupes"*
par Georges LAFFLY
RAYMOND ARON, dans un essai récent, définit la société industrielle par « la volonté non de subir, mais de dominer le milieu naturel, et en même temps le souci simultané de mesure, de rationalité, d'avenir (ou de prévision) ». Soumission au temps des horloges qui découpent les heures de travail et de loisir, uniformisation des modes de vie qui ramènent les besoins et les produits à un petit nombre de types, analyse de l'économie par la statistique, prévision du développement proche, donc plans qui orientent les investissements aussi bien que la formation des hommes, voilà quelques traits de ce monde, celui où nous vivons. Ils se résument dans un caractère commun, la rationalité imposée à nos vies, à nos actes, à nos œuvres.
Ce caractère de notre société l'oppose à toutes celles qui l'ont précédée. Il est une des raisons qui font qu'il existe un « Tiers-Monde », car le développement économique suppose un changement des mœurs, des attitudes devant la vie, des valeurs. Mais même dans les pays industrialisés, le changement a été brusque -- quelques générations à peine nous séparent d'un autre mode de vie. Peut-être aussi la société industrielle s'oppose-t-elle à des instincts puissants, à des besoins fondamentaux de l'homme. Pour le moment en tous cas, plus notre vie est dominée par l'organisation et les modes de pensée du monde technique, plus ce monde nous impose sa contrainte, et plus grand est le besoin d'y échapper.
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Cela explique peut-être le goût de l'irrationnel sous toutes ses formes, que l'on peut noter aujourd'hui, et qui apparaît comme une compensation, comme la recherche d'un équilibre. Des forces comprimées tendent à se faire jour, ou du moins tout se passe comme s'il en était ainsi. Le rêve, le souci de nier ce qui est prévu, mesuré, le besoin de nier le calcul et la norme apparaissent comme des conséquences du développement technique.
Les psychologues tiennent que les parts obscures de notre être ont besoin de se manifester malgré les censures de la conscience. D'une manière analogue, nous assistons à un réveil du merveilleux, dans un monde fondé sur sa négation.
Ce merveilleux est d'ailleurs issu de la science, c'est un merveilleux scientifique, fabriqué à partir des inventions modernes, et de l'image du monde telle qu'elle a été modifiée par les récentes hypothèses scientifiques. Image confuse. Ce que nous avons appris des lois qui régissent la matière est sans doute mal traduisible en langage ordinaire. Mais s'il y a peu d'hommes pour comprendre la théorie de la relativité, par exemple, il n'en manque pas pour échafauder merveilles et sornettes à partir de ce qu'ils savent de cette théorie. Elle les fait rêver, ils n'en demandent pas plus. De même pour les machines dont nous entendons parler tous les jours ; les engins envoyés vers la Lune ou Vénus, les « tortues » de la cybernétique, les ordinateurs ou les bombes atomiques. Combien d'entre nous savent comment ces machines fonctionnent ? Les plus savants, hors de leur spécialité, sont presque aussi désarmés que le profane. Mais ce que tout le monde voit, le résultat, est suffisamment extraordinaire pour éveiller notre imagination. Comme nous ne connaissons pas les lois qui permettent ces inventions, tout se passe pour nous comme s'il n'y avait pas de lois. Tout est possible, et nous nous hâtons de dépasser un progrès scientifique pourtant rapide. Une conséquence secondaire veut même que la réalité soit de moins en moins étonnante : un homme sur la Lune, cela sera tout juste une confirmation. Le choc émotif n'aura pas lieu, puisque nous avons devancé l'événement en rêve.
Si tout est possible, si les anciennes limites sont renversées, nous voilà en train de vivre dans un monde merveilleux, dans un monde magique. On a pu le voir à propos d'un phénomène qui a retenu l'attention à plusieurs reprises depuis 1945, celui des « soucoupes volantes ». Dès les premières « apparitions » deux attitudes se sont dégagées : la première réduisant ces apparitions à des plaisanteries, à des observations trompeuses ou à des hallucinations, la seconde se hâtant de conclure à la visite d'êtres extraterrestres. La première attitude était souvent le fait de savants, de techniciens, d'hommes rompus à douter, et qui ont une plus nette conscience de ce qui est possible, d'après nos connaissances de la nature, et de ce qui ne l'est pas.
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C'est la seconde attitude pourtant qui est intéressante. D'abord parce que des organismes officiels (l'armée des États-Unis, par exemple) n'ont pas cru pouvoir rejeter l'hypothèse de la réalité des soucoupes : il y a eu des observations étranges faites par des témoins dignes de foi, et d'un esprit scientifique certain. Ensuite, parce que l'on ne peut, malgré tout, simplifier jusqu'à opposer le scepticisme des savants à la crédulité des ignorants.
Il y a sur cette question des savants qui ne sont pas sceptiques, et beaucoup d'ignorants qui ne sont pas crédules. Il y a eu, nous venons de le dire, des témoins qui avaient une formation scientifique, et d'un autre côté, dans l'immense public que le fait a touché, une attitude double : l'attrait de l'inconnu, du merveilleux, poussait à croire à la réalité du phénomène, et en même temps, une gêne, une peur de l'inconnu, quelquefois la peur du ridicule limitait l'intérêt pour les soucoupes. S'il est vrai que la presse utilise les serpents de mer pour exciter l'intérêt dans les périodes creuses, les soucoupes n'ont pas joué ce rôle : souvent les journaux ont refusé de publier des informations à ce sujet, n'ont pas signalé des observations qui leur étaient rapportées. Souvent, des témoins directs se sont montrés réticents. On trouvera d'intéressants détails sur ce sujet dans le livre de G. et J. Vallée, « Phénomènes insolites de l'espace » (éditions de la Table Ronde).
Qu'est-ce que cela veut dire ? Notre objet n'est pas ici d'étudier le problème de la réalité des soucoupes. Nous n'en avons pas les moyens. Mais on peut voir que ce phénomène est d'abord rejeté, presque sans examen, par la plupart de ceux qu'on pourrait estimer compétents ; il est trop opposé à la connaissance qu'ils ont du monde réel et de ses lois. Et pour le reste du monde, le phénomène se présente à la fois comme séduisant et inquiétant. On pourrait presque dire qu'il relève d'un domaine interdit. C'est qu'en effet il est interprété comme une négation du monde où nous vivons.
Ceux qui pensent que les soucoupes volantes sont réelles concluent immédiatement qu'elles sont des messagères de mondes extra-terrestres. Cela signifie qu'ils croient à la pluralité des mondes habités, et habités par des êtres intelligents.
D'après l'idée que nous nous faisons de l'Univers, rien ne s'oppose à ce que, parmi les milliards d'étoiles, la vie se soit développée en plus d'un endroit. C'est l'opinion d'un astronome comme F. Hoyle. Des planètes du système solaire, la terre est sans doute la seule à connaître une vie organisée (encore n'en sommes-nous pas sûrs), mais ailleurs ?
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Les distances à peine concevables qui nous séparent de ces foyers de vie, on peut penser que d'autres êtres ont su les vaincre. Aux yeux d'un Indien de l'Amazonie, nos avions à réaction ne sont-ils pas des engins inimaginables ? D'où l'idée d'êtres intelligents, supérieurs à l'homme ou du moins possesseurs d'une science plus ancienne, et qui seraient à nos savants ce que ceux-ci sont aux indigènes de l'Amazone.
La chaîne est logique. Si l'homme est un maillon de l'évolution, s'il succède au singe, il est concevable que d'autres maillons supérieurs peuvent exister quelque part. Tout naturellement, ces êtres doivent disposer d'une technique qui fait paraître la nôtre aussi infirme que paraît à nos yeux la technique des Romains, ou même des Français du XVII^e^ siècle. Le dédain que nous avons tendance à avoir pour des hommes qui ne disposaient ni d'électricité ni de pénicilline, il nous semble que d'autres êtres, qui auraient su vaincre le cancer et maîtriser la matière, doivent l'éprouver pour nous.
Voilà l'homme détrôné : il n'est plus le sommet de la création. Il y a longtemps que nous savons que la terre n'est pas le centre du monde, mais c'est une idée qui restait lointaine, qui n'était pas vécue. Pour l'homme qui croit aux soucoupes, c'est fait. L'humanité, avec ses civilisations, et ses mathématiques, et sa physique, et ses œuvres d'art, et ses mystiques, n'habite plus qu'un canton provincial du monde. Ce n'est pas sur son domaine, la terre, que les choses se passent. L'Esprit souffle ailleurs.
Qu'on imagine le retournement que cela suppose. Voilà certainement un des points où nous nous comprendrions le plus mal avec les hommes qui nous ont précédé. Mais s'il y a dans cette constatation une humilité visible, elle cache aussi un grand orgueil. Car ces appareils dont on imagine qu'ils viennent d'étoiles qui roulent à des années-lumière de notre soleil, ils étonnent, ils émerveillent, mais ils ne consternent pas. Nous les concevons comme les productions d'êtres plus « avancés », mais nous pensons être sur la même voie. Un peu de temps, et nous y arriverions. Tout est possible. Nos succès en présagent d'autres, et ils se succèdent si rapidement : il y a quelques générations seulement que nous avons maîtrisé la vapeur. Nulle ambition n'est trop grande à nos yeux. Par là, le sens du merveilleux scientifique témoigne d'une confiance illimitée dans les capacités de l'homme. Il est preuve d'un optimisme sans frontières.
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Mais ce qu'il a de plus remarquable dans les déductions que nous venons de tirer, c'est qu'elles sont de deux sortes : les unes représentent des hypothèses dérivées, si fantastiques qu'elles paraissent, de notre monde scientifique (pluralité des mondes habités, possibilité d'êtres supérieurs à l'homme, évolution de la vie). Elles s'accordent avec la pensée de savants authentiques. Les autres, au contraire, seraient rejetées, ou considérées avec une grande méfiance pour tout esprit scientifique. La distance énorme qui nous sépare des mondes qui pourraient être habités rend l'idée d'un voyage peu probable ; la vitesse nécessaire serait inimaginable, de l'ordre de celle de la lumière, et malgré cela, des engins mettraient des années, voire des siècles, avant de nous atteindre. Les évolutions prêtées aux « soucoupes » par des observateurs, et qui supposent tantôt une vitesse infinie et tantôt le repos absolu, paraissent impossibles.
Mais le merveilleux ne fait pas de différences entre ces hypothèses. Les unes ne semblent pas plus incroyables, ou croyables, que les autres. Je grossis les traits, mais la démarche est bien telle.
Les apparitions de soucoupes volantes portent un autre enseignement. Jung, qui les a étudiées (cf. « Un mythe moderne », éd. Gallimard) y voit la preuve d'une aspiration à la totalité, une exigence spirituelle. La question de la réalité du phénomène ne l'intéresse pas. Il lui suffit d'y voir le signe d'une inquiétude de notre humanité. Certainement les soucoupes ne signifient pas seulement que l'homme a cessé de se croire le sommet de la vie, l'être le mieux organisé pour comprendre et maîtriser le monde, elles rétablissent, d'une certaine manière, une hiérarchie d'êtres supérieurs à l'homme.
Qu'on se rappelle les premières vagues de soucoupes, dans les années qui suivirent la fin de la guerre. Il y eut des êtres crédules ou trop imaginatifs pour décrire leurs rencontres avec des « martiens », en général petits et verdâtres, réincarnation des lutins. Mais l'hypothèse qui l'emporta, qu'on vit exposer gravement, c'était que les soucoupes observaient la terre, depuis bien longtemps, et qu'elles se rapprochaient, se faisaient visibles, à l'heure où l'homme, possédant le secret de la bombe atomique, risquait de se détruire et de détruire la terre. Les passagers des soucoupes passaient pour posséder des pouvoirs immenses : ils pouvaient empêcher cette destruction. Leurs intentions, la plupart du temps, passaient pour pures. Nul souci de conquête mais au contraire la volonté de guider les hommes dans cette passe difficile et de les faire accéder à une sagesse digne de leur nouvelle puissance. Les soucoupes volantes remplaçaient les Anges, et la mythologie moderne se fournissait ainsi de Trônes, de Puissances, de Dominations.
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La coïncidence entre les deux faits (les premières explosions atomiques et les premiers « phénomènes insolites de l'espace ») est patente. Ainsi est né un mythe où s'incarne une idée très répandue : une technique supérieure exige une sagesse supérieure, un « supplément d'âme ». Cette sagesse, n'osant l'espérer de nous-mêmes, nous l'espérons d'en-haut. Arbitres et guides, tour à tour, Juges et Providences, les soucoupes permettent de ne pas désespérer.
Là également, cette hypothèse rassurante heurte l'esprit scientifique. Si les passagers des soucoupes existent, pourquoi seraient-ils les protecteurs les anges gardiens de l'humanité ? Pourquoi imaginer l'attention bienveillante plutôt que la menace ? C'est que nous cédons à une pente naturelle de l'esprit. L'homme n'a jamais accepté d'être seul dans l'univers, et il a toujours attendu, des espaces infinis, autre chose qu'un silence effrayant. Il cherche un Dieu qui lui réponde ou il cherche, plus platement, d'autres êtres intelligents.
Ainsi, malgré une censure rationnelle très vigilante, de très anciens besoins réapparaissent : le merveilleux trouve ce qui lui est nécessaire pour compléter un monde trop aride et pour donner à sa prison les dimensions qui lui manquent.
Georges Laffly.
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### L'Église en Amérique latine
par Thomas MOLNAR
LA PREMIÈRE CONCLUSION du voyageur en Amérique Centrale et en Amérique du Sud est que chacun des pays qui les composent est absolument différent des autres. Cette diversité dépend de plusieurs facteurs : l'histoire et la tradition particulières, le nombre d'Indiens dans la population totale, la distance des États-Unis, la configuration géographique, l'importance du pays aux yeux du communisme mondial, etc. Il est donc normal que l'Église soit dans une situation assez différente au Guatemala, au Chili, au Pérou ou au Mexique. Parler de l'Église ou du clergé sud-américain est presque un contresens.
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Écartons d'abord les clichés courants : notamment que le clergé est ultra-conservateur, que l'Église est alliée des grandes fortunes, qu'elle a depuis toujours adopté une attitude hautaine et aristocratique, etc. Comme en Europe et ailleurs, le catholicisme est sainement multiple, il loge tous ses fidèles sous un même toit immense, en pleine liberté.
La grande division dite entre « intégristes » et « progressistes » existe sur ce continent comme en Europe, mais à un niveau moins théologique que social. L'inspiration théologique vient de l'Europe, des Français, des Belges, des Allemands, et elle est tout de suite traduite en action par le clergé et par les laïcs. Si je mets l'accent sur l'action, c'est que les problèmes sociaux et économiques du continent sont beaucoup moins complexes que dans les sociétés évoluées de l'Occident et que, par conséquent, on ne se permet pas le luxe de longuement réfléchir sur la théorie : on passe tout de suite à l'interprétation en termes pratiques. Ainsi j'ai assez souvent remarqué le peu de maturité intellectuelle chez certains ecclésiastiques qui manquent simplement de la préparation nécessaire avant d'être jetés dans l'action.
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D'une manière générale on peut dire qu'il y a peu de vocations dans ces pays et que par conséquent on voit augmenter actuellement le nombre de prêtres étrangers : américains, irlandais, canadiens, belges, français, allemands. Jusqu'ici, tout le monde est d'accord là-dessus, les Indiens ne se prêtent pas à la carrière ecclésiastique : beaucoup plus retirés et énigmatiques que les Noirs africains, les dizaines de millions et plus d'Indiens de ce continent mènent, dans leur très grande majorité, une existence non-intégrée dans les communautés, blanches ou noires. Ils ont ce qu'on appelle « le sens religieux », mais sous l'apparence catholique ils restent souvent fidèles à leurs rites ancestraux. Dans l'église Saint-Thomas-de-Chichicastenango, au Guatemala, tandis que la messe est célébrée, la majorité des Indiens s'adonne à des actes sans doute fervents mais qui n'ont apparemment rien à voir avec l'adoration du Christ.
L'attention du clergé dans des pays comme la Bolivie, le Pérou, le Guatemala, etc. est donc absorbée par le double problème social et religieux : Comment faire sortir les masses indiennes de leur misère économique et spirituelle et les intégrer dans la nation dont ils forment la majorité selon les statistiques mais dont, en vérité, ils ne font partie que nominalement. Dans ces pays, c'est-à-dire partout à l'exception du Chili, de l'Argentine, de la Colombie et du Costa Rica, c'est-à-dire de l'Amérique latine « blanche », les termes « Indien » et « paysan » (campesino) sont presque interchangeables. Ainsi surgit la question de la réforme agraire, la plus controversée du continent, et aggravée par le problème racial sur lequel on fait pudiquement silence.
A partir de ce problème complexe de la réforme agraire -- qui mériterait une étude approfondie -- le clergé s'agrippe à toute la question sociale et se joint à ceux qui prêchent un « changement des structures ». Évidemment, c'est plus facile à prêcher qu'à réaliser, mais bon nombre de jeunes prêtres, aidés intellectuellement par des Jésuites européens détachés auprès d'eux, s'enthousiasment pour les solutions immédiates. Ensemble avec les universitaires, ils constituent les noyaux d'un socialisme chrétien.
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Voilà le mot qui fait fureur dans toute l'Amérique latine, et ou bien servira l'Église ou bien se servira d'elle. On s'accorde à dire que l'inspirateur en fut d'abord Jacques Maritain, mais on avoue en même temps que d'autres inspirations ont, depuis, presque fait oublier son nom, surtout dans la jeunesse. L'explication que l'on donne de ce phénomène varie d'un pays à l'autre ; mais voilà ce qu'il en est dans son essence : l'Église, dit-on, avait été du côté des « Espagnols » aux siècles passés, ensuite du côté des riches, ce qui veut dire les partis conservateurs ; ce qui est assez normal, ajoute-t-on, étant donné que « l'alternative » était le parti libéral, positiviste, jacobin, maçonnique ; la tâche, depuis une trentaine d'années, est de se séparer des conservateurs, ainsi d'ailleurs que de toute alliance politique, et de prêcher la pure doctrine évangélique et la pensée sociale des papes. Depuis à peu près trente ans aussi, le communisme se présente comme le concurrent de plus en plus dangereux des conservateurs et des libéraux ; l'Église se trouve donc de plus en plus face à face avec le marxisme, et elle doit le vaincre par la doctrine et par l'action.
En Europe cette constatation pourrait provoquer des sourires : en Amérique latine l'Église a encore une influence énorme sur les masses et sur les esprits. La question que se posent les catholiques soucieux de l'avenir de leur foi est de savoir si l'Église se montrera capable de profiter de cette influence.
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La réponse est plutôt inquiétante, et l'on peut même affirmer que les hauts dignitaires de l'Église ne la connaissent pas mieux que les laïcs les plus ordinaires. Un grand nombre de *periti* sud-américains ont été nommés sous la pression des milieux progressistes. A leur retour de Rome, ces gens ont eu hâte d'occuper des positions clefs dans les organisations catholiques, et ils se servent de l'autorité nouvellement acquise pour parcourir les pays, répandant la bonne parole. Le sens en est précis : *le Concile vient de faire un pas important dans la bonne direction, mais il est d'ores et déjà dépassé par le* « *monde moderne* » : il faut donc agir non pas selon la lettre des décisions conciliaires mais selon leur esprit. Ce qui permet évidemment toutes les interprétations, surtout progressistes.
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Sur le plan politique, des gens d'Église manifestent des symptômes également inquiétants. La bonne préparation « *doctrinale* » de la génération des pères cède aujourd'hui à une préparation « *sociale* » hâtive des jeunes. Cela crée une scission dangereuse dans les milieux catholiques les plus agissants : les aînés hésitent entre l'action politique proprement dite et une action plus soutenue d'inspiration purement doctrinale ; les jeunes, impatients et agressifs, croient le moment opportun pour lancer un parti politique d'inspiration social-chrétienne. Cette dernière tendance est freinée dans les pays où l'armée est assez forte pour s'opposer aux groupements de gauche, quels qu'ils soient car il faut ajouter que l'armée dans la plupart des pays sud-américains constitue un milieu instruit et cohérent dans son hostilité à la gauche. Dans les autres pays, cependant, les obstacles devant les catholiques de gauche peuvent être considérés comme négligeables.
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Le Chili est évidemment cité comme le modèle du genre, et il n'est pas exclu que d'autres pays voudront dans l'avenir imiter son exemple. Le vote de tous les hommes de bonne volonté y a empêché, en 1964, le candidat communiste de devenir le président du pays. Il paraît à peu près certain que le parti du président Frei, officiellement appelé « chrétien-démocrate », a rempli en cette occasion un rôle historique contre la coalition communiste-socialiste. C'est supposer que les autres partis, conservateur et libéral, n'ont pas eu voix au chapitre, ce qui est vrai. Mais il est important d'ajouter que depuis déjà une génération, des penseurs catholiques, inspirés de Maritain et d'autres, travaillaient à la neutralisation de ces partis traditionnels et plus on moins imprégnés de l'esprit libre penseur, positiviste et maçonnique.
Si la nouvelle génération, par conséquent, se dit « chrétien-démocrate », c'est qu'elle apprit les fondements de ses idées dans les universités catholiques et dans les séminaires. Le problème commence avec la « mise à jour » de ces idées, car Maritain est depuis longtemps relégué au second plan, sa place ayant été occupée par des penseurs moins savants et moins intégrés. Bref, l'aile « marchante » des chrétiens démocrates ne se distingue guère, ni dans la théorie ni dans l'action, des partis idéologiquement de gauche ; le terme « chrétien » et même le terme « démocrate » cèdent peu à peu à un socialisme militant et qui répète les slogans fabriqués à la Havane, à Moscou et à Pékin.
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Il est évident que l'Église est entraînée, *nolens volens*, dans l'enthousiasme de ce nouveau courant politique. Précisons : les évêques sud-américains maintiennent la réserve officielle et s'opposent à ce que l'Église en tant que telle soit identifiée avec un parti ou un mouvement politique quelconque. Mais l'Église, surtout dans ces pays encore profondément catholiques, n'est pas seulement l'institution portant ce nom ; et la minorité agissante des catholiques de gauche connaît admirablement les moyens de faire sa propre publicité et de semer l'idée que tout ce qui « compte » dans l'Église, -- tel évêque, telle revue, tel professeur, tel mouvement -- milite dans les mêmes rangs, les rangs progressistes.
Or, le parti chrétien-démocrate au Chili -- et ce sera le cas des autres s'ils prennent le pouvoir dans leurs pays respectifs -- se laïcise. D'abord par la volonté des dirigeants qui veulent en faire un parti « ouvert à tous », ensuite par la force des choses car des éléments disparates cherchent à se joindre au parti gouvernemental. Ce phénomène met l'Église, c'est-à-dire la hiérarchie, devant un choix difficile : ou bien elle reste associée, dans l'esprit des gens, à un parti politique de moins en moins chrétien ; ou bien elle retire son appui spirituel et intellectuel au parti en question, et le laisse glisser sur sa pente naturelle. L'alternative est sans issue visible.
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Y a-t-il d'autres mouvements politiques et intellectuels qui se réclament de la doctrine romaine ? Je répète que la bourgeoisie et les masses en Amérique latine peuvent être considérées comme généralement catholiques. On voit bon nombre de gens à toutes heures dans les églises : du Mexique à Buenos Aires, de Bogota à Sao Paulo, si vous vous installez devant une église vous verrez hommes, femmes et jeunes gens faire le signe de la croix ou entrer pour y faire une prière. La classe dirigeante, militaire ou civile, ne fait pas exception à cette règle, sauf lorsque, comme au Mexique, l'État est officiellement anti-clérical et même athée (ce qui n'empêche pas la famille du président et d'autres politiciens d'être profondément dévouée à la foi et de la pratiquer publiquement). De par leur catholicisme, ces gens sont les ennemis du socialisme, et ensemble avec le peuple -- et en opposition avec les intellectuels -- ils constituent un rempart solide contre toute conquête du communisme.
Que l'on imagine alors le désarroi de ces bons catholiques et fils respectueux de l'Église devant le progressisme qui déferle sur le catholicisme dans le monde entier. Peu à peu les mots « Église », « catholicisme » et surtout « clergé » ou « évêque » prennent, à leurs yeux, une signification équivoque. La doctrine sociale des papes semble devenir l'équivalent du socialisme, peut-être parce qu'elle est prêchée avec trop d'impatience agressive et avec un trop grand mépris des profanes.
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De cette manière la confusion se propage dans tous les milieux catholiques, c'est-à-dire dans la cité entière. Et cela est tragique car si l'Amérique latine doit être sauvée de l'anarchie et de la misère qui la guettent, ce sera uniquement par la catégorie de gens sensés, instruits, modernes et courageux que constituent les meilleurs hommes d'affaires, officiers, ingénieurs et avocats. L'Église ne devrait-elle pas leur donner son appui au lieu de courir après la chimère de la popularité bon marché chez les étudiants en grève et les intellectuels sartro-marxistes qui se servent d'elle ?
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Pourtant l'Église, nous le disions plus haut, est une et multiple, et cette multiplicité se manifeste diversement. D'abord au sein même de l'épiscopat. Il y a des évêques et archevêques prenant parti pour tel groupe ou tel autre, il y a des Églises nationales plus conscientes du danger progressiste, d'autres moins conscientes. N'oublions pas que certaines des interventions conciliaires les plus regrettables, sinon les plus saugrenues, ont été faites par le clergé sud-américain : le fameux abbé Grégoire Lemercier, de Guervaca (Mexique) voulait psychanalyser le Concile, ou l'évêque brésilien, Mgr Helder Camara, qui ne cessait de s'excuser auprès du « monde », tellement supérieur à l'Église.
L'Église du Chili, c'est l'avis de tous les observateurs, est favorable à l'ouverture à gauche. J'ai été reçu par le Cardinal de Santiago, Son Éminence Raul Silva Henriquez, qui ayant conclu que j'étais un « homme de droite », m'a traité avec assez peu de charité. Par contre, l'archevêque Cifuentes, de La Sereña (nord-centre du pays) donne son appui sans réserve aux jeunes de la revue *Fiducia* qui cherchent à endiguer l'élan révolutionnaire des étudiants catholiques. A Buenos Aires l'Église, persécutée dans les dernières années de la dictature de Péron, sait distinguer. Il est vrai que le catholicisme intègre et intelligent d'une bonne partie des intellectuels argentins lui facilite la tâche. Le Cardinal de Buenos Aires a pu ainsi demander l'an dernier au maire de la ville de faire interdire les représentations du Vicaire comme étant de mauvais goût et offensant un chef de l'Église. En deux jours ce fut fait -- par ordre d'un maire franc-maçon !
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En Uruguay la situation est beaucoup plus inquiétante. Ce pays qui a mérité, au début du siècle, le nom de « Suisse sud-américaine », est aujourd'hui un point d'infiltration du communisme. Placé entre les deux géants à l'heure actuelle sous régimes fermes et stabilisateurs, le pays sert d'escale et de station expérimentale à la gauche destructrice. L'Église y est très timide, déchirée entre des tendances contraires, et sous une Hiérarchie elle-même anxieuse.
Ce serait le cas au Brésil si justement, un mouvement catholique bien organisé n'y trouvait un champ d'action exceptionnel. Il s'agit du Mouvement de la Défense de la tradition, de la famille et de la propriété, fondé et dirigé par Plinio Correa de Oliveira. La hiérarchie au Brésil reflète le même déchirement que l'on observe ailleurs, déchirement très humain devant toute crise : la majorité des évêques attend et hésite, et espère que Rome prendra les décisions qui s'imposent ; une petite minorité progressiste s'approprie les slogans du jour, jouit du rôle de vedette du moment, et accepte la sympathie dangereuse des milieux de gauche. Une autre minorité fait ce qu'elle peut afin d'éviter l'irréparable.
La tradition au Brésil est moins imprégnée de jacobinisme que celle de l'Amérique hispanique. C'est un raz-de-marée authentiquement contre-révolutionnaire qui a balayé le pro-communiste Joao Goulart il y a deux ans et qui a créé les conditions nécessaires à la prise de pouvoir du maréchal Castelo Branco. Les agitateurs, laïques ou ecclésiastiques, commettent ici l'erreur de vouloir trop pousser l'opinion publique dont la bonhomie se rebiffe. Le Mouvement cité plus haut comprend fort bien cette mentalité et lance ses campagnes aux moments où les gens sont prêts à l'écouter. Ainsi il y a peu de mois la campagne contre le projet de loi autorisant le divorce a réuni, en quelques jours, plus d'un million de signatures et a bloqué la discussion. Les citoyens signaient dans les rues le texte préparé par les dirigeants du Mouvement et diffusé par les jeunes gens membres de l'organisation.
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Les pays et les traditions étant tellement diverses sur ce continent, notre titre a quelque chose de contradictoire : il ne peut pas y avoir une Église dans l'Amérique latine mais *des* Églises ayant à confronter des situations sui generis. Au lieu de résumer, par conséquent, une situation qui varie d'un pays à l'autre, contentons-nous de deux remarques qui nous semblent de valeur générale.
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La première est que les élites sud-américaines ont beaucoup appris des erreurs du passé et des exigences modernes. Péron et Castro, pour ne mentionner que deux personnages qui ont marqué le continent dans les vingt dernières années, représentent la politique qu'il faut à tout prix éviter. Ces pays ne peuvent permettre le luxe du radicalisme, de l'agitation, des grèves prolongées, ils doivent, au contraire, inspirer confiance aux investissements étrangers.
Après presque quatre mois de séjour, je puis affirmer, avec toute la prudence qui s'impose en la matière, que le communisme en tant que tel est essoufflé en Amérique latine et que les États-Unis ont tacitement revalorisé la Doctrine Monroe, protection de l'hémisphère contre les régimes d'importation. L'argument est donc faux qu'il faut collaborer avec la gauche locale afin d'éviter de tomber dans le communisme pur. Il faut collaborer plutôt avec les hommes et les groupes de bonne volonté, et l'Église justement se trouve dans une position privilégiée pour le faire, pour réaliser l'union de toutes les forces positives. Pour cela il faudrait évidemment qu'elle mette fin à sa propre confusion à laquelle réagissent, en l'amplifiant, les masses, nerveuses.
La seconde remarque concerne la France. Bernanos qui a passé cinq ans au Brésil, a constaté avec un étonnement librement avoué que la France, la révolutionnaire et l'autre, jouit ici d'un prestige incomparable. Nuançons ce jugement : l'Amérique hispanique, et celle qui est portugaise à un moindre degré encore que très considérable, sont imprégnées de la tradition littéraire, philosophique, politique française. C'est dire que la France est grandement responsable de l'instabilité sud-américaine au siècle passé, avec son jacobinisme et son positivisme d'exportation. Depuis la seconde guerre mondiale les États-Unis s'imposent évidemment, surtout sur le plan politique et économique ; mais ces Latins sont trop fiers pour accepter aussi une prépondérance intellectuelle et culturelle du voisin du Nord : ils continuent à refléter dans leurs universités, revues et conférences les idées qui viennent de Paris. De même pour les intellectuels dans l'Église : les noms connus sont Congar, Bigo, Calvez, Robert Bosc, André Liégé, sans interférence, comme c'est le cas aux États-Unis, des théologiens de choc protestants. De manière générale, on ne se rend pas compte ici de la forte influence du protestantisme athée sur certaines tendances nouvelles dans l'Église, car on n'y connaît du protestantisme que l'aspect fondamentaliste et sectaire des pasteurs américains. Le côté théologique du protestantisme moderne est à peu près inconnu. La conséquence est que les théologiens français cités plus haut, -- et il faut yajouter des Belges en grand nombre -- jouissent d'un prestige unique aux yeux d'une certaine jeunesse.
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Le prestige des penseurs français devrait être une bonne base de départ pour diversifier l'influence française. Il serait regrettable, pour la France, pour les Sud-Américains, et surtout pour l'Église, de laisser cette terre si profondément catholique sous le monopole d'une influence catholique unilatérale.
Thomas Molnar.
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### Teilhard et les incroyants
par Louis JUGNET
A FORCE DE RÉPÉTER certaines choses, on finit par les faire croire. Parmi les thèmes les plus ressassés de la propagande teilhardienne figure en bonne place cette assertion : Si Teilhard est la bête noire des intégristes, il est admiré par les incroyants. Il contribue à leur rendre le christianisme (*lequel*, à vrai dire ?) aimable.
Il est vrai que les marxistes ont en général un faible pour le teilhardisme : Comment n'éprouveraient-ils pas de gratitude envers une œuvre qui jette un pont entre christianisme et communisme, et qui abonde en formules bienveillantes envers celui-ci ([^21]) ? Pareillement chez les francs-maçons, puisque Teilhard, en estompant les contours trop précis du catholicisme traditionnel, et en interprétant les dogmes à sa façon, a travaillé pour la Religion unique qui sera demain celle du monde entier ([^22]).
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Pourtant, si l'on y regarde de plus près, on s'aperçoit vite que cette première impression demande à être rectifiée : *Bon nombre d'intellectuels incroyants n'éprouvent en fait que dédain et malveillance envers la pseudo-synthèse et la nouvelle Gnose du défunt Père.*
Nous avons cité ailleurs ([^23]) un certain nombre de faits caractéristiques, tel le refus, formulé par un professeur en Sorbonne, de faire la recension du *Phénomène humain* dans une revue philosophique connue (« Ce n'est ni de la philosophie ni de la science... ce n'est rien. »). Ou les difficultés opposées à la réalisation de certaines thèses sur Teilhard. Ou l'aveu de telle jeune vedette de la philosophie télévisée qui confessait, à quelqu'un qui nous touche de près, n'avoir jamais pu lire plus de quelques pages de Teilhard sans en tomber littéralement malade. De tels témoignages pourraient sans effort être multipliés, mais on les étouffe sous le tintamarre d'une mise en condition officielle.
Plus difficiles à cacher, certes, sont les déclarations consignées dans des écrits accessibles à tous. Elles ne manquent pas. Nous voulons croire que tous nos lecteurs connaissent les sévères appréciations de Jean Rostand sur la pensée teilhardienne. La compétence et la renommée du biologiste leur donnent un poids assez notable, semble-t-il ([^24]). Mais que d'autres textes à l'appui, provenant d'auteurs également étrangers au Christianisme ! Citons, par exemple, Bernard Charbonneau ([^25]), Jean-François Revel ([^26]), et, plus, récemment, Clément Rosset ([^27]).
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Au cours du présent article, nous analyserons quelques textes particulièrement intéressants en l'occurrence, puisqu'ils ont pour auteur des universitaires français, professeurs de Faculté, qui sont entièrement étrangers à nos convictions religieuses et, tout autant, à nos positions philosophiques thomistes.
M. Georges Bastide, professeur à la Faculté des Lettres de Toulouse, est le représentant de toute une tradition rationaliste et idéaliste qui se réclame principalement de Descartes et de Kant. Sans admettre les principes qui inspirent son œuvre, nous nous attacherons à mettre en valeur comme ils le méritent les griefs spéculatifs et pratiques qu'il formule à l'encontre de Teilhard dans le numéro spécial des *Études philosophiques* d'octobre-décembre 1965 (n° 4, Presses Universitaires), dans l'article intitulé : « Naturalisme et spiritualité. Le statut de la Réflexion dans la pensée, de T. de Ch ». ([^28])*.*
D'emblée, il situe le teilhardisme dans la lignée naturaliste, parmi les philosophies réductrices, qui n'établissent pas de distinction vraiment spécifique entre les divers types d'activité mentale (la pensée est dans le psychique, lui-même intérieur au biologique).
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Il dit sans plus tarder sa gêne devant les modes de raisonnement employés : « ...*sentiment de malaise devant les procédés épistémologiques employés... vaste pensée circulaire... constant sophisme* », pp. 413-414. Teilhard avoue, en effet, qu'à chacun des moments cruciaux des origines « il y a une carence expérimentale » (Œuvres, t. 1, 103), autrement dit, qu'on ne possède aucun donné certain sur lequel on pourrait s'appuyer. Ainsi « *la voie est libre pour les hypothèses dans le cadre d'une description génétique où* « *tout se passe comme si* » (p. 414). Et de dénoncer « *un sophisme qui se répète comme s'il était systématiquement employé* » (p. 414) et qui consiste, sachant ce qu'est devenue la Vie en fait, à en étaler les stades dans le passé par reconstruction, en attribuant à chacun juste ce qu'il faut. Or « *on peut penser tout le bien qu'on voudra de la substitution moderne des dynamismes évolutifs à la considération de l'ordre ontologique des êtres, on ne peut pas faire que ce soit le même processus qui puisse être dit continu et discontinu, dans le même temps et le même rapport* » (p. 419). Après quoi, l'auteur fait remarquer qu'il n'existe à proprement parler aucune théorie un peu élaborée de la connaissance humaine chez Teilhard qui préfère « *se mouvoir dans les mondes vertigineux des expansions, compressions, transmutations énergétiques* » (p. 422) parmi les « *instabilités bouillonnantes* » (p. 423). Cette expression nous paraît particulièrement heureuse, lorsqu'on songe à ce qu'on pourrait nommer l'ambiance teilhardienne... Pareillement saurons-nous gré à M. Bastide de souligner une fois de plus, comme d'autres l'avaient déjà fait, la profonde ignorance de Teilhard en matière proprement philosophique : il tranche des plus gros problèmes noétiques ou ontologiques, visiblement sans avoir étudié les meilleurs auteurs qui ont consumé leur vie à les scruter : « ...*sans avoir lu les philosophes, qui ont cependant en ce domaine si parfaitement distingué, on les accusera, d'avoir tout confondu* » (p. 423). « *Au lieu de toutes ces patientes recherches auxquelles apportèrent leurs soins tant de grands esprits, on nous convie en quelques lignes au feu d'artifice de la Noosphère* » (p. 425).
M. Bastide se montre également plus que réticent devant « *l'illusion du Progrès automatique* » (p. 423) ainsi que devant le parfait mépris de l'homme concret et de ses tribulations qui éclate à chaque instant chez Teilhard. Il ajoute fort pertinemment : « *C'est en chacun que se joue, en chaque circonstance, l'option qui est son drame, et qui manque de voir celui-ici, manque de voir aussi celui des sociétés humaines* » (p. 430).
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L'optimisme teilhardien, attaché au triomphe ici-bas de la civilisation technicienne, est posé *a priori,* comme un absolu qu'on ne justifie jamais. Il revêt (fort loin de l'Espérance théologale) tous les aspects du « wishful thinking », et ne se maintient que grâce au « *parti pris de détourner les yeux de ce qui nous est le plus proche... car, dans les lointains globaux auxquels on nous convie, toutes les imaginations abstractives sont possibles* » (p. 435). Et, finalement, malgré quelques passages d'apparence personnaliste « *c'est l'organicisme de la totalité qui l'emporte* » (p. 435). Teilhard se situe sans difficulté à côté des organicistes du siècle dernier, qui assimilaient la Société à un grand corps, et les individus à ses cellules. C'est lui-même qui écrit :
« ...*Comme un grand corps qui est en train de croître, avec ses membres, son système nerveux, ses centres perceptifs, sa mémoire* » (Œuvres, 1, p. 273).
Le teilhardisme est donc éminemment dangereux pour la pensée et pour l'action (« *Nous avons de grandes inquiétudes* », p. 437) : « *Puisqu'on nous invite à pousser jusqu'au bout l'audace de nos hypothèses, nous en ferons une, fort irrévérencieuse, dont nous prions qu'on veuille bien nous excuser : si, par impossible, par une mobilisation profonde et générale de toutes les ressources culturelles, nous parvenions à construire techniquement la Noosphère, si, par l'usage massif d'une technocratie physico-psychco-sociologique, nous parvenions à ne peupler la nappe pensante planétaire que de chrétiens synthétiques, alors il n'y aurait plus de christianisme, ni du côté du fabricant, ni du côté des fabriqués ; il n'y aurait plus de Noosphère, parce, qu'il n'y aurait plus d'esprit* » (p. 438). « *Nous croyons, quant à nous, que l'éclectisme totalisant ne peut qu'aboutir au syncrétisme* » (p. 439). Au fond du teilhardisme, malgré le masque de la sérénité, il y a une peur panique devant le réel, et c'est par réaction que se formule « *un optimisme qui sera d'autant plus assuré qu'il se fondera sur un monisme énergétique pleinement rassurant* » (p. 439). Teilhard nous dit, avec une sorte de naïveté inconsciente au sujet des événements que « *Nous pouvons être tranquilles* (sic) » (Œuvres, II, 343) car il n'y a que « *l'hypothèse, seule acceptable* (*?!*) *d'une réussite* » (Œuvres, I, 308).
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M. Bastide est moins rassuré : il se pourrait fort bien que « *ces temples de valeur usurpée s'effond*(*rent*) *avec de terribles ravages dans les gouffres du nihilisme* » (p. 441).
En conclusion, l'auteur se demande si « *plutôt que réfléchir, on ne fait pas surtout rêver* » (p. 444) car, si on essaie de saisir certaines notions teilhardiennes comme le « Psychozoïque » ou la « Théosphére », on voit que « *tout cela relèverait sans doute d'une Critique de l'usage synthétique de l'Imagination* » (p. 445). Ajoutons que, tout au long de son article, M. Bastide donne une interprétation fermement moniste et panthéiste du teilhardisme, rejoignant ici, sans le chercher le moins du monde, un des griefs les plus habituels aux théologiens traditionnels.
Avec M. Jean Brun, professeur à l'Université de Dijon, nous avons, sous le titre assez provocant « *Un gnostique gidien, Teilhard de Chardin* » ([^29]), un document d'intérêt majeur, original et fort éclairant. Après avoir souligné le conformisme qui explique actuellement la diffusion du teilhardisme ([^30]), l'auteur situe Teilhard par rapport à la philosophie moderne (p. 467 et suivantes) après quoi il va droit à l'idée essentielle :
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Si étonnante que puisse paraître la comparaison au premier abord, il existe une indéniable parenté entre Teilhard et André Gide. Rappelant que Teilhard n'hésite pas (1, 153) à invoquer Déméter, la Terre-Mère, M. Brun constate :
« *Nous nous trouvons par conséquent en face d'une mystique qui recherche les* « *nourritures terrestres* » *afin de pouvoir les assimiler dans une communion panchristique ; nous ne sommes donc pas très loin de cette ferveur que Gide veut apprendre à Nathanaël* » (p. 470). « *Symbiose et initiation se trouvent ici unies dans un même désir d'accéder à ce qui dépasse, grâce à une fusion dans le milieu à l'occasion d'une panmixie enivrante. C'est pourquoi on trouve des accents véritablement gidiens dans ces paroles de Teilhard de Chardin...* « *Je bénis mon caractère, mes vertus, mes défauts, mes tares. Je m'aime tel que je me suis reçu... Mieux que cela, je cherche à deviner et à surprendre les souffles les plus ténus qui me sollicitent pour y tendre largement mes voiles* »* ... Chez Teilhard comme chez Gide se rencontrent un appel et une ouverture à la disponibilité... Dans un cas comme dans l'autre, le mal semble exorcisé et mis entre parenthèses* » (p. 470). « ...*De toute façon, l'ouverture au cosmos et à la totalité devient l'essence même de l'aventure humaine de l'être et du connaître, le problème du mal semble ainsi submergé* » (p. 471). « *Ces pages étaient écrites lorsque nous avons appris que, en 1924, Teilhard avait fait une conférence sur* « *les Nourritures terrestres* »*, où il montra que la spiritualité chrétienne pouvait trouver son bien dans cet éloge du monde charnel. Cf. les* Cahiers du Sud*,* numéro 335, p. 96 » (p. 471, note 2). Tout va vers Dieu « *dans les laboratoires, dans les studios, dans le désert, dans les usines, dans l'énorme creuset social* » (Œuvres, IV, 201). « *Non seulement ces accents font de nouveau songer à Gide, mais ils ne sont pas très éloignés d'un Nietzsche parlant de la Volonté de puissance.* »
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Ici, la perspective s'élargit, et on envisage le teilhardisme en son ensemble :
« *Il y a, chez Teilhard, un par-delà le Bien et le Mal sur lequel ouvrent l'Évolution, l'Amour-Énergie et l'Univers en expansion ; dès lors, on peut se demander s'il n'est pas possible de modifier la formule qu'on lit dans* Les Frères Karamazov*, et proclamer :* « *Puisque Dieu existe, tout est permis* »*. Tentation suprême de l'optimisme et du gnosticisme* » (p. 473). Que l'optimisme teilhardien soit total et inconditionnel, même en ce qui concerne l'événement ici-bas, impossible d'en douter : « *Finalement, dans ce point de vue de Sirius évolutionniste et panchristique la catastrophe se trouve intégrée et dépassée...* » (p. 477). D'où l'invraisemblable réaction d'enthousiasme de Teilhard devant... les explosions atomiques, en un texte célèbre ([^31]). M. Brun commente avec Teilhard lui-même : « *Pour que toutes les vapeurs d'orage se dissipent, il faut et il suffit de laisser lever en soi le* SENS DE L'ÉVOLUTION » (souligné par l'auteur) (p. 477). C'est à tel point qu'en dépit des craintes véhémentement exprimées par tant de savants qualifiés, Teilhard envisage avec bienveillance les possibilités futures de remodeler et de refaire l'Homme : « ...*Non seulement l'homme devient une sorte d'être auto-créateur, mais tous les essayismes sont justifiés... L'évolution qui a fait l'homme lui permet donc de se dépasser et d'être le constructeur triomphant d'une Tour de Babel accédant aux méga-synthèses accomplissantes et extatiques* » (pp. 479-480). On remarquera, au passage, l'identité de fond entre ces craintes nuancées d'ironie et celles qu'exprime M. Bastide. La chose est d'autant plus intéressante que les idées plus compliquées de ces deux auteurs ne coïncident pas. Mais poursuivons : « *La conséquence finale est... l'ignorance d'autrui, qui n'apparaît que comme un grain au cœur des immenses nappes de charriage que sont l'histoire et l'évolution* » (p. 480). Et de citer ce texte (presque trop beau !) de Teilhard (Œuvres, IV, 184) :
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« *Mon Dieu, je vous l'avoue, j'ai bien longtemps été, et je suis encore, hélas, réfractaire à l'amour du prochain... Je me sens nativement hostile et fermé en face de ceux que vous me dites d'aimer...* « *L'autre* »*, simplement* « *l'autre* »*, tout court... Serais-je sincère si je vous disais que ma réaction instinctive n'est pas de le repousser ? et que la simple idée d'entrer en communion spirituelle avec lui ne m'est pas un dégoût ?* » M. Brun parle ici du « terrible aveu » de ce que nous nommerions, pour notre part, une dureté schizoïde. Et il ajoute : « *Teilhard est fort à l'aise dans les dépassements, les méga-synthèses, les ultra-hominisations où l'on ne rencontre finalement personne, mais la simple existence du prochain le surprend, le gêne, peut-être l'irrite* » (p. 480). C'est pourquoi son thuriféraire inconditionnel (nous voulons dire, bien sûr, M. Louis Cuénot...) nous apprend que Teilhard n'avait expérimenté, en tant que forces vraiment mauvaises, voire démoniaques que « *les haines acharnées et sans motif qui l'avaient poursuivi* », ce qui suggère à M. Brun cette réflexion non dénuée d'humour : « *Le démoniaque se trouve ainsi réduit à ce qui atteint Teilhard* » (p. 448). De tels textes éclairent d'un jour assez cru, et cruel, la mentalité de la secte teilhardienne. ([^32])
La conclusion est assez sévère, comme on pouvait le prévoir : « *L'enthousiasme de Teilhard l'a souvent conduit à affirmer au lieu d'expliquer, et à prétendre au lieu d'analyser... Gidien et essayiste... prométhéen, sinon faustien* » (p. 481).
Louis Jugnet.
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### L'action scolaire
par Henri CHARLIER
L'ÉTÉ A RAMENÉ LES VACANCES et la possibilité pour les « enseignants » de se réunir plus facilement. Nous avons donc de nouveaux documents concernant l'enseignement chrétien. Parmi eux, les « *Conclusions des journées d'études de l'Union des Frères enseignants* »*,* publiées par *La Croix* du 21 juillet 1966.
On ne dit pas qui sont ces Frères enseignants ni comment ils sont assemblés en Congrès. Il est probable qu'un membre ou deux de chaque communauté seulement prenaient part à ces « journées d'études ». Mais il est certain qu'elles aboutissent à renforcer la position prise l'an passé au Congrès des enseignantes chrétiennes par la hiérarchie : « Il n'y a pas deux enseignements, il n'y en a qu'un. Il faut qu'il y ait un enseignement *national.* »
\*\*\*
La servilité s'accentue vis-à-vis des « exigences des contrats scolaires avec l'État ». Nous apprenons qu'il y a des dessous inconnus dans les négociations avec nos gouvernants. Les Frères enseignants déclarent donc ce qui suit :
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« Dans l'obligation qui résulte des contrats scolaires *d'une ouverture plus large aux options diverses des consciences*, l'école chrétienne doit reconnaître moins une limitation et un risque qu'un « *signe de notre temps* », l'appel à une rencontre plus évangélique des personnes dans un respect plus grand de leur liberté et de leur mystère intérieur. »
Il y a là d'abord un renversement des rôles incroyable. L'État n'a nullement ce droit d'imposer « *une ouverture plus large aux options diverses des consciences* ». L'État doit protéger les droits et les libertés des citoyens ; c'est pourquoi il a une armée, une politique, une justice. *Il doit assurer aux parents la liberté d'avoir une école telle que leur liberté religieuse le demande.*
Vatican II le proclame très clairement :
« Les droit et devoir, premiers et inaliénables, d'éduquer leurs enfants reviennent aux parents. Ils doivent donc *jouir d'une liberté véritable dans le choix de l'école.* Les pouvoirs publics dont le rôle est de protéger et de défendre les libertés des citoyens, doivent veiller à la justice distributive en répartissant l'aide des fonds publics de telle sorte que les parents puissent jouir d'une authentique liberté dans le choix de l'école de leurs enfants selon leur conscience. »
L'État doit donc subvenir aux frais des écoles catholiques, car sans cela la liberté religieuse des parents serait atteinte ; et ces citoyens y ont droit puisqu'ils payent leurs impôts et que cette liberté ne compromet nullement le bien commun dont l'État est chargé en matière temporelle. Malheureusement notre État depuis plus de quatre-vingts ans conçoit son action pour le bien commun comme le devoir d' « éteindre dans le ciel des étoiles qu'on ne rallumera plus ». L'oublie-t-on ?
Le pouvoir de l'État est de contrôler l'usage des deniers, et non d'imposer des programmes et des horaires qui ne laissent à peu près nulle place à ce qu'exige l'enseignement de la doctrine chrétienne.
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Derrière cette « obligation qui résulte des contrats scolaires » se cachent beaucoup de choses que les parents chrétiens ne soupçonnent pas. La carte scolaire par exemple. C'est l'État qui l'établit. Elle consiste à supprimer des écoles qui paraissent à l'État en surnombre. Ce ne sont pas les siennes qui sont menacées. Et c'est pourquoi les autorités ecclésiastiques demandent aux religieuses de se préparer à des sacrifices ([^33]).
Et il n'y a pas que les religieuses. Sept ou huit mille instituteurs des écoles libres sont menacés, car l'État, après inspection, leur refuse le Certificat d'aptitude pédagogique. Or sauf exception on n'a aucune garantie d'impartialité de ces inspecteurs qui ont combattu toute leur vie l'école libre.
\*\*\*
Mais le plus grave n'est pas là ; il se manifeste dans l'esprit de ces Frères enseignants (ou dans celui qui leur est attribué). Ils ont une idée fausse de l'éducation et de la *liberté :*
« *Le fait nouveau* », disent-ils, « *est que l'enfant et l'adolescent d'aujourd'hui, par suite des relations et des moyens de communication de masse, se trouve de plus en plus en contact direct et permanent avec ce monde divers et confus où les valeurs sont partagées, où les vérités se neutralisent.* »
Qu'en termes choisis ces choses-là sont dites ! Car cela veut dire (les valeurs sont partagées) que les athées, les hérétiques, partagent les mêmes valeurs que les chrétiens. Les « vérités » se « neutralisent » signifie que par exemple la vérité du communisme neutralise la vérité chrétienne et inversement. Tout au moins c'est à cela qu'on aboutit.
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Nous sommes en présence d'UNE CONFUSION ENTRE DES VÉRITÉS D'ORDRE NATUREL ET DES VÉRITÉS SURNATURELLES APPORTÉES PAR LA RÉVÉLATION. Personne n'a jamais douté qu'il y eût de très braves gens portés à l'amour du prochain chez les communistes, et ayant de la justice distributive une idée qui n'est point fausse. Mais que des vérités naturelles puissent « neutraliser » des vérités surnaturelles, cette pensée implique un triste état d'esprit. Ou bien qu'on nous explique l'ambiguïté du propos. Hélas, cette ambiguïté semble voulue pour faire passer ce qu'on n'ose avouer clairement.
Poursuivons notre lecture : « *Et c'est dans ce monde pluraliste qu'ils* (les enfants) *auront à vivre demain, concevoir l'école comme un milieu* « protégé » *n'est ni possible, ni souhaitable.* »
Telle est l'erreur. Il ne s'agit pas dans nos écoles de protéger, mais d'armer, mais de former. La protection est une conséquence, non d'un emprisonnement intellectuel et moral, d'ailleurs complètement impossible de nos jours, mais d'une solide formation.
Dieu seul est le juge des mérites et des culpabilités ; nous ne nous sommes jamais érigés en juges de quiconque. Et la charité nous apprend à aimer tous les hommes pour l'amour de Dieu. Mais Vatican II dit en toutes lettres non qu'il faut protéger mais « *que l'Église est tenue comme Mère d'assurer à ses enfants l'éducation qui inspirera de l'esprit du Christ toute leur vie* ». Donc former et non protéger ; « d'annoncer aux hommes la voie du salut, de communiquer aux croyants la vie du Christ et de les aider par une attention constante à atteindre le plein épanouissement de cette vie du Christ ».
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Comment voulez-vous le faire sans une ascèse proportionnée à l'âge ? L'éducation consiste à faire prendre de bonnes habitudes, conformes à la loi morale naturelle et à la morale spirituelle enseignée par Jésus. La vertu est une habitude. Il faut punir un enfant qui ment, l'empêcher de commettre des imprudences qui mettraient sa vie en danger, le reprendre de ses manques de charité vis-à-vis de ses frères et sœurs, et lui enseigner par habitude à toujours viser au bien. Or la prière est le moyen le plus puissant, le plus parfait d'y atteindre. L'éducation consiste à faire prendre des habitudes régulières d'effort dans la vie morale et de travail dans l'emploi de la journée.
Avant l'âge de raison cette tâche ne peut s'accomplir que dans l'obéissance absolue de l'enfant. *L'éducateur doit être très doux vis-à-vis des consciences toujours mystérieuses, mais très strict sur les règles communes de la vie en famille ou en classe.* Les enfants, les jeunes gens sentent très bien lorsqu'on respecte leur conscience et c'est ce qui les attire vers un éducateur ; ils acceptent alors sans révolte sinon sans luttes intérieures (mais celles-ci sont très fructueuses) la sévérité dans les règles communes de l'ordre et de la morale.
Hélas, c'est cette ascèse qui est partout refusée. Il est pénible de voir qu'elle a complètement disparu de la plupart des séminaires. A XXX les séminaristes ont demandé à être libres le dimanche après la prière du matin et à n'assister à la messe qu'à six heures du soir ; cela leur fut accordé. Voilà comment de futurs prêtres se préparent à instruire de la manière dont il faut célébrer le jour que le Seigneur s'est réservé.
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Les séminaires ont été institués par le Concile de Trente ; les clercs se formaient jusque là auprès d'autres prêtres, comme le jeune Jean-Baptiste Vianney plus tard auprès de son curé. Et ce serait la meilleure méthode, le meilleur apprentissage pastoral si tous les prêtres étaient à la fois instruits et saints. Il y en a toujours eu et il y en aura toujours, mais il faut les trouver, ils peuvent être sans moyens matériels et pas toujours reconnus. Les séminaires ont été créés pour que les jeunes clercs puissent mener une vie ascétique et faire une sorte de noviciat comme les religieux.
Car ce n'est pas le Décalogue qui est la loi du chrétien ; il formule seulement la loi naturelle ; vous pouvez voir dans la Cyropédie et ailleurs que les bons païens l'observaient (par une grâce antécédente mais par grâce tout de même). Ce qui faisait dire à Péguy : « C'est avec les bons païens qu'on fait de bons chrétiens. » La loi du chrétien est donnée dans les *Béatitudes :* qui les vivra sans une ascèse perpétuelle ?
*Nous ne demandons plus de ces biens périssables*
*Nous ne demandons plus vos grâces de bonheur ;*
*Nous ne demandons plus que vos grâces d'honneur*
*Nous ne bâtissons plus nos maisons sur ces sables.*
Telle était la prière de Péguy dans la cathédrale de Chartres.
Innocent ! qui croyait que « *la réforme sociale sera morale ou ne sera pas* ».
Et on songe à supprimer les séminaires. Les étudiants ecclésiastiques suivraient des cours de théologie comme on va suivre des cours de droit ou d'électronique. Il n'est pas étonnant après cela qu'on tende à supprimer toute ascèse dans l'éducation des enfants de nos écoles.
\*\*\*
Or dans un diocèse du Midi, lors d'une réunion d'enseignants chrétiens, le président (par la grâce de qui, personne ne le savait, celle probablement de l'autorité occulte qui vise à régenter l'Église de France) déclarait : « Il faut avant tout enseigner à l'enfant que Dieu l'a créé libre, et qu'il doit rester libre. »
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Quel beau principe d'éducation pour des enfants qui ont tout à apprendre de leurs aînés et doivent être formés à l'expérience du bien et du mal ! Vous les voyez libres de chiper du sucre, de jouer avec des allumettes, de battre celui qui est le moins fort, de se venger de la malice d'un camarade, de gêner tout le monde par leurs cris et leur conduite, etc. ?
Les Frères enseignants établissent leurs beaux principes sur une interprétation manifestement erronée et tendancieuse des instructions de Vatican II : « Au lendemain de Vatican II, disent-ils, l'Église approfondit son propre mystère dans ses relations avec le monde. Elle se veut servante et en dialogue dans un monde cherchant son unité. C'est pourquoi la prise de conscience plus évangélique des exigences inviolables de la liberté religieuse pour tout homme vivant dans le monde nous paraît comme une orientation majeure du Concile. »
Donc appliquons-la dans l'éducation, donc donnons le choix aux jeunes gens entre Gide et Sartre (dont la nature déchue ne s'accommode que trop facilement) et Jésus-Christ qui a dit : « *Mon joug est doux et mon fardeau léger* », ce qui est très vrai pour ceux qui l'aiment, mais qui est seulement un joug et un fardeau pour les autres.
Il s'agit dans cette déclaration des Frères enseignants d'une interprétation très fausse de Vatican II, car celui-ci a déclaré (N° 1) qu'il entend ne modifier en rien « *la doctrine traditionnelle sur le devoir moral des hommes et des sociétés envers la vraie religion* » qui n'est pas naturelle mais révélée. Et quand il traite de liberté *en matière* religieuse (et non de *liberté* religieuse), le Concile traite du droit de la personne et des communautés à *la liberté sociale et civile.*
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Le Concile traite du droit de la personne et des communautés à la « *liberté sociale et civile en matière religieuse* », c'est-à-dire qu'il s'agit d'un droit naturel dans la société civile, applicable aussi bien aux bouddhistes qu'aux mahométans et bien entendu à la religion catholique, la seule universellement attaquée partout parce qu'elle seule est entièrement fidèle à une Révélation divine, qui n'est certes pas contraire à la raison, mais la dépasse.
Il ne s'agit donc nullement de faire entendre aux chrétiens qu'ils sont plus libres dans leur foi, plus libres de croire plus ou moins, plus libres d'abandonner la vraie religion. Il est certain qu'ils peuvent le faire, qu'il y en a qui le font, et qu'on n'a aucun droit de les en empêcher. Mais ils ne restent pas chrétiens. Tout au plus, suivant le degré auquel leur choix les fait consentir à s'asseoir, sont-ils des protestants, chacun étant pour soi son petit pape infaillible.
Dans la présentation qu'il fait de la constitution conciliaire sur la « liberté religieuse », le Cardinal König écrit :
« L'homme vit dans deux ordres de réalités. Nous avons d'une part *l'ordre de la société...* d'autre part un ordre spirituel, il concerne l'homme par rapport à ce qui est objectivement vrai et bon. Dans cet ordre il n'existe pas de problème de droits : il serait absurde de revendiquer des droits contre la vérité ou demander la liberté contre la loi morale. »
Et voici le texte du Concile :
« Le Concile, scrute la tradition sacrée et la sainte doctrine de l'Église d'où il tire du neuf en constatant son accord avec le vieux...
« ...Tous les hommes sont tenus de chercher la vérité, surtout en ce qui concerne Dieu et son Église, et quand ils l'ont connue, de l'embrasser et de lui être fidèles.
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« Or puisque la liberté religieuse que revendique l'homme dans l'accomplissement de son devoir de rendre un culte à Dieu concerne son immunité de toute contrainte dans la société civile, elle ne porte aucun préjudice à la doctrine traditionnelle sur le devoir moral de l'homme et des associations à l'égard de la vraie religion et de l'unique Église du Christ. »
Or les Frères enseignants nous disent :
« Croire ce n'est pas adopter un *programme,* c'est recevoir une parole qui fait naître à une vie plus pleinement *humaine* » (c'est nous qui soulignons).
Nous nous trouvons là en présence de ce que Péguy appelait (dans le *Laudet*) « *un détournement des consciences chrétiennes* ».
Car la religion chrétienne n'est pas comme les religions païennes l'œuvre d'un ou de plusieurs grands hommes, inspirés certes, naturellement parlant, mais dont on discute, dont on prend ceci, dont on laisse cela, légitimement. Elle est révélée de Dieu non pas pour nous faire naître à une vie « plus pleinement humaine » mais pour nous faire participer à la vie divine et restaurer ainsi en même temps la nature humaine en quête d'un salut.
Et les *Béatitudes* sont un *programme* dicté par Dieu, le discours après la Cène est un *programme.* Et l'égarement de ces enseignants les fait aboutir à ceci :
« L'école chrétienne veut être un milieu qui permette au jeune de choisir et de mûrir les grandes options qui engagent la vie entière. Le respect des consciences y prendra la forme d'une affirmation de TOUTES LES VALEURS, excluant cependant toutes les pressions, et celle de la formation de la conscience en vue de la *liberté* » (c'est encore nous qui soulignons).
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L'aberration des Frères enseignants vient d'abord d'une confusion du naturel et du surnaturel ; il n'y a en dehors de la religion chrétienne que des VALEUBS NATURELLES, incomplètes, défaillantes faute des moyens surnaturels d'aboutir. Ils les mettent sur le même plan que les valeurs surnaturelles. De plus on ne *choisit* pas la foi, on la reçoit ; elle est un don de Dieu. Nous ne pouvons être que fidèles ou infidèles. L'éducation consiste à enseigner à être fidèle.
*Le rôle de l'école chrétienne n'est pas de permettre un choix, il est de faire fructifier et croître les grâces du baptême chez de jeunes baptisés.* Par l'enseignement, mais aussi par l'exemple d'une vie chrétienne, d'une charité non feinte, dans le respect des consciences, et non de l'erreur.
Nous ne sommes pas suspects de repousser les *valeurs naturelles.* Nous avons écrit, il y a plus de vingt ans, dans notre livre *Culture, École Métier*, que l'Université donnait une idée fausse du monde antique, car elle en supprimait cette piété vraie, cette aspiration à un salut venant de Dieu qui est le fond de la pensée des meilleurs des Grecs. Nous avons écrit dans cette revue même que la *Cité de Dieu* de saint Augustin était à refaire dans ce sens, pour montrer que « tout aboutissait aux pieds du divin Fils » y compris les aspirations religieuses des païens.
Mais il est certain que ces valeurs naturelles, que ces aspirations étaient déjà des grâces et ces anciens avaient une idée plus juste de la liberté que nos enseignants chrétiens, car ils savaient *qu'ils ne l'avaient pas*. Ils se savaient, ils se sentaient « couchés sous la nécessité ». La liberté est en effet le pouvoir de choisir ; mais sous l'empire des concupiscences, il nous est impossible de choisir librement. Nous sommes esclaves du péché, nous ne sommes libérés que par la grâce divine et la liberté c'est le pouvoir de choisir sa vraie fin. La liberté religieuse n'est pas la liberté de choisir sa religion à sa guise.
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Elle est la conséquence d'une libération des préjugés personnels ou sociaux, d'une libération du péché, dont il nous est impossible de sortir par nos propres forces. Seul nous la peut donner le mystère de cette seconde naissance que, dans la nuit, Jésus explique à Nicodème éberlué.
Le Concile dans le chapitre sur la *formation à l'usage de la liberté* proclame :
« ...C'est pourquoi ce Concile du Vatican s'adresse à tous, mais tout particulièrement à ceux qui ont mission d'éduquer les autres, pour les exhorter à former des hommes qui dans la soumission à l'ordre moral, sachent obéir à l'autorité légitime et aient à cœur la liberté, authentique... »
« *La liberté authentique.* » C'est celle de la Très Sainte Vierge, qui exempte de tout péché était la seule créature vraiment libre. Pouvait-elle choisir et dire non lorsque l'Ange vint lui annoncer la grâce qui ferait d'elle la mère du Messie ? Pas du tout, parce qu'elle était libre, exempte de toute concupiscence, incapable de préférer sa tranquillité terrestre à une participation à l'histoire du salut des hommes, à une vocation missionnaire. Et il lui fut demandé cependant de dire oui pour prouver sa liberté.
Les Frères enseignants chrétiens se réclament d'un « esprit du Concile » qui est en fait opposé à ce qu'a dit le Concile, mais conforme à ce qu'aurait voulu lui faire dire cette force toujours anonyme qui en fait de liberté prône finalement celle de l'homme naturel suivant J.-J. Rousseau.
Heureusement le Saint Père Paul VI remet les choses au point. Dans l'audience publique du 27 juillet dernier -- peut-être en réponse aux propos ambigus ci-dessus cités -- Paul VI déclare :
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« A ce point de vue, vous observerez deux phénomènes divers et divergents.
« Tout d'abord celui de fils de l'Église que l'on dirait fatigués d'être catholiques et qui profitent de cette période de révision et de réajustement de la vie pratique de l'Église pour instaurer une critique systématique et destructrice de la discipline ecclésiastique, pour chercher une voie plus facile au christianisme ; un christianisme diminué de l'expérience et du développement de sa tradition, un christianisme calqué sur l'esprit des opinions d'autrui et sur les façons de faire du monde ; un christianisme non exigeant, non dogmatique, non « clérical », comme ils disent. Est-il possible que l'on veuille faire découler du Concile une pareille lassitude d'être catholique ? »
Nos Frères enseignants terminent par de bonnes paroles par où se manifeste un désir d'entente avec l'Université où ils pensent être bientôt « intégrés » dans une véritable *communauté éducative, faite d'échanges, d'estime réciproque et de tolérance.*
Nous ne doutions aucunement de l'extrême bonne volonté de ces « éducateurs » devant une situation qui somme toute leur est imposée ; il nous semble écouter le dialogue du Loup et de l'Agneau :
*que votre Majesté*
*ne se mette pas en colère*
*mais plutôt qu'elle considère*
*Que je me vas désaltérant*
*Dans le courant.*
*Plus de vingt pas au-dessous d'elle*
*Et que par conséquent en aucune façon*
*Je ne puis troubler sa boisson.*
Mais la boisson de l'Université est un rationalisme hostile à toute religion. Sa thèse fondamentale, sa métaphysique est que la raison suffit à tout expliquer et tout régir.
88:108
La nôtre est que l'expérience même de l'humanité, jusqu'au fond des âges, jusqu'aux derniers moments accomplis du temps présent et à cet instant même, montre que c'est faux.
\*\*\*
On peut le dire gentiment, comme je fais, mais je ne vois pas comment résoudre cette opposition, sinon en la vivant, en l'installant dans les faits même. Que l'État établisse donc une société matérialiste et heureuse. Nous établirons par la grâce de Dieu une société chrétienne vivant de la Sainte-Espérance du ciel qui l'oblige à éliminer de sa vie tout péché. Il n'y a qu'à le demander à Dieu, c'est promis.
Or la cité étatique en construction est pleine de conflits, toujours à la veille d'une révolte, l'envie y est la loi démocratique principale. Toutes les séductions aphrodisiaques, si promptes à envahir la chair, si fructueuses pour ceux qui les utilisent à leur profit, sont répandues sans restrictions, la moralité s'abaisse chaque jour, les prisons s'emplissent d'adolescents qui achèvent de s'y corrompre, car une éducation manquée à six ans, à moins de grâces extraordinaires, est manquée pour la vie. L'économie est dirigée au profit de la richesse, l'organisation du travail est conçue non pour la vie familiale, pour le bien moral du travailleur, mais pour le prompt amortissement des machines. La jeunesse est formée dans les écoles pour le succès d'un plan matérialiste et totalitaire qu'on cherche à imposer comme le chef-d'œuvre de l'esprit humain, sans égard pour la vraie formation spirituelle.
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De notre côté formons donc de petites sociétés chrétiennes, celle de notre rue, celle de notre village, de quelques familles s'il ne se peut davantage, où les enfants seront élevés en chantant joyeusement l'amour de Dieu et l'amour des hommes, où les alliances se feront entre jeunes gens épris du même honneur et de la même fidélité. Notre-Seigneur n'avait, quand il nous racheta sur la Croix, que cent vingt disciples. Ne sommes-nous pas plus de cent vingt ? Les petites sociétés chrétiennes de Joppé, de Damas ou d'Antioche n'étaient pas bien nombreuses. Et leur foi conquit l'univers. Elles finirent par libérer les esclaves et la femme. Nous finirons par libérer les hommes d'un travail inhumain, et les femmes d'une assimilation économique à l'homme qui est certainement pour elles un nouvel esclavage en perspective.
##### *La mixité.*
Or ce désir d'accommodement conduit l'Église catholique en France à des concessions bien fâcheuses, comme d'organiser la mixité dans l'enseignement dit autrefois *libre,* aujourd'hui *catholique.*
Tous les parents vraiment soucieux de l'éducation de leurs enfants savent mieux qu'aucun ecclésiastique quelle prudence demande l'éducation des jeunes gens et des jeunes filles aussitôt après la puberté. Non seulement à cause du trouble physiologique qu'apporte cette acquisition de fonctions nouvelles, agissant même sur le caractère, mais aussi à cause de l'ignorance où sont ces enfants des conséquences graves des imprudences en ces questions. Et il y a autant de cas différents que d'adolescents.
Notre civilisation, le climat même des régions où cette civilisation s'est développée, l'utilité certaine d'attendre pour le mariage d'avoir atteint le développement normal du corps, retardent le moment du mariage au-delà de l'époque où jeunes gens et jeunes filles y seraient aptes. La vie est plus difficile, l'apprentissage des métiers est plus long, les besoins d'une famille à élever sont si coûteux que les foyers ne se fondent communément que lorsque le jeune mari est en état de subvenir aux nécessités économiques d'une nouvelle famille à fonder.
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Il est donc souverainement imprudent d'élever ensemble pendant l'adolescence des jeunes gens aptes au mariage, mais qu'un intervalle de plusieurs ou même de nombreuses années séparent du moment où ils pourront raisonnablement en contracter un. Il faut leur éviter le plus possible les troubles érotiques auxquels ils ne peuvent donner honnêtement satisfaction, et qui gâteront ce temps d'études nécessaires à la formation d'un travailleur exercé ou d'une bonne mère de famille. Celui qui est obsédé par la rencontre, d'une personne de l'autre sexe, par les rendez-vous clandestins et tout ce qui s'en suit, est certainement moins apte à l'étude et compromet son équilibre moral.
C'est donc une folie et un manque de charité, à l'âge de l'adolescence, de soumettre à une tentation si grave les malheureux jeunes gens, que sous prétexte d'éducation de la liberté, on livre sans défense à un instinct animal que Dieu a formé en nous, certes, mais qu'il a voulu soumis à la raison, à sa propre raison en disant : l'œuvre de chair ne feras qu'en mariage seulement.
Cette loi naturelle a toujours été comprise par l'ensemble de l'humanité, et les peuples païens et non chrétiens ont séparé franchement les femmes en les claustrant plus ou moins pour éviter le danger social de la promiscuité. Le christianisme a libéré la femme mais non supprimé le danger puisque les concupiscences demeurent pour nous faire comprendre la nécessité de recourir à l'aide de Dieu. Il a donné dans les sacrements un secours puissant à notre faiblesse. Le diable est enchaîné, disent les Pères, mais si vous en approchez à distance moindre que la longueur de sa chaîne, vous serez mordu.
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Les chrétiens doivent donc par amour du prochain, et de cette jeunesse qui est notre espoir, éviter aux jeunes gens les difficultés supplémentaires d'une promiscuité organisée.
\*\*\*
Notre épiscopat semble accepter tous ces dangers, alors que les effets de la mixité dans l'enseignement sont bien connus dans les pays où elle existe. D'une enquête d'un magistrat aux États-Unis, il résulte que la moitié des jeunes filles ont sauté le pas à seize ans. Et parmi celles qui ont la prudence de se garder, quelle dégradation de l'âme bien souvent : nous l'avons constatée par nous-mêmes. Les jeunes gens et les jeunes filles organisent avec l'assentiment de leurs parents des « parties de baisers » dont les conséquences ne sont nullement une éducation de la liberté mais une habitude de la licence, un apprentissage de l'immoralité, une incapacité de « garder son vase dans l'honneur » suivant l'expression de saint Paul.
Or ce problème est envisagé au rebours du bon sens dans une circulaire du secrétariat général de l'Enseignement catholique, qui date du 1^er^ juin de cette année même. Il y est dit :
« *Même si les circonstances ne l'imposaient pas, on pourrait donc envisager de s'orienter volontairement vers la mixité afin de proposer aux jeunes un milieu éducatif plus conforme aux conditions de la vie extrascolaire d'aujourd'hui. Les méthodes d'éducation pourraient trouver là une source de renouveau.* »
Les conditions de la vie extrascolaire d'aujourd'hui sont celles d'une promiscuité des sexes renforcée, sans garde-fous, sans autre protection que la valeur morale. Les aventures des demoiselles secrétaires et de leur directeur, de l'infirmière et de son médecin sont monnaie courante.
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Le peuple des jeunes ouvriers a trop souvent un mépris profond de la femme ; l'idée qu'elle est la future mère de famille est presque complètement effacée. Il faut en conclure qu'il est urgent de renforcer la valeur morale de la jeunesse. Croire que c'est en l'exposant aux tentations qu'on y parviendra est une aberration. Sans formation morale adéquate, la jeunesse suivra son instinct et trouvera sa situation très agréable. Dans nos rues les chiens se battent parfois entre eux, mais non pas les chiens et les chiennes.
Il faut donc ici encore, pour cette jeunesse, une ascèse, une habitude des bonnes mœurs, une habitude de cette réserve qui sera sa sauvegarde « dans les conditions de la vie extrascolaire » ; et ces conditions nouvelles imposent une formation adaptée sans doute, mais plus sévère, où la familiarité est disciplinée. Car il n'y a de familiarité inoffensive que dans un très grand respect. Ce respect, cette dignité chrétienne ne peuvent venir que de ceci : le partenaire est une image de Dieu, une âme sauvée par la Passion de Notre-Seigneur.
La réserve ne s'acquerra que par l'habitude acquise pendant les années difficiles de l'adolescence ; la défiance de soi est toujours à propos en ces matières, à n'importe quel âge ; elle fait partie de l'humilité chrétienne. Mais le naturalisme ambiant a gagné le clergé. Lui-même n'exige plus d'ascèse dans la formation des jeunes clercs, comment la recommanderait-il pour la formation de la jeunesse ?
\*\*\*
Or tout cela est contraire aux indications données par Vatican II. Il y est dit :
« Tous les hommes... ont un droit inaliénable à une éducation qui réponde à leur vocation propre, soit conforme à leur tempérant, à *la différence des sexes...* »
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Et plus loin, s'adressant aux éducateurs, le Concile ajoute :
« Qu'ils travaillent surtout en collaboration avec les parents ; qu'en union avec ceux-ci ils sachent *tenir compte dans toute l'éducation de la différence des sexes et de la vocation particulière attribuée à l'homme et à la femme par la Providence divine dans la famille et la société.* »
Constatons d'abord que LA MIXITÉ EST IMPOSÉE SANS QUE LES PARENTS DE NOS ÉCOLES LIBRES AIENT ÉTÉ CONSULTÉS ET MÊME CONTRE LEUR VOLONTÉ. Dans une paroisse de l'Ouest qui avait une école de filles et une école de garçons, chacune à un bout opposé du village (heureuse prudence), un curé nouvelle vague voulut imposer la mixité. Une des mères, simple femme d'ouvrier, lui dit : « C'est t'y que vous voulez que nos gâs et nos filles fricotent ? » C'est en effet la conséquence immanquable de la mixité.
Tout ce qu'a trouvé le secrétariat central de l'enseignement catholique pour répondre à ces recommandations du Concile -- qu'il cite d'ailleurs -- c'est de compliquer cet enseignement mixte qu'il préconise : « Programmes et méthodes dans un établissement mixte doivent tenir compte des orientations scolaires et professionnelles qui habituellement distinguent les garçons et les filles. Les uns s'orientent volontiers vers les sections scientifiques et les classes de technique industrielle ; les autres vers les sections littéraires et celles de techniques administratives ou sociales. Une classe mixte dès le premier cycle ne peut donc privilégier le travail des sciences ou celui des lettres, elle doit favoriser également l'un et l'autre afin d'assurer à chacun des groupes les meilleures chances de réaliser sa vocation propre. »
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Quel manque de réalisme ! Les élèves sont déjà surchargés de matières à étudier ; on en veut faire des encyclopédies vivantes dans un âge où on ne sait encore ni observer, ni raisonner. Il faut au contraire former l'esprit sur un petit nombre de sujets bien choisis, plutôt que d'accabler la mémoire d'une masse de connaissances utiles seulement pour passer un examen, et que ces pauvres enfants se dépêchent de chasser de leur esprit. « La culture est une opération de nourriture et non d'enregistrement. »
On pourrait croire que dans cette circulaire, l'ignorance de l'enseignement reste cependant bardée de bonnes intentions. Je crois qu'elles se bornent à excuser et faire avaler des décisions dangereuses, car la circulaire conseille ceci : « 7 -- Lorsque l'enseignement est donné dans des classes mixtes, le cadre éducatif doit le devenir à son tour. Il n'est pas bon de maintenir artificiellement des domaines toujours distincts pour les récréations, les activités non scolaires, la vie liturgique, l'enseignement religieux. »
Ce qui est artificiel c'est la mixité elle-même, contraire à la nature des choses humaines, aux enseignements de l'Écriture Sainte qui nous montre la nature humaine *blessée* par le péché originel. Ce qui est naturel, chez les peuples païens eux-mêmes et dès le fond des âges, c'est d'éviter le plus possible aux adolescents ces conséquences d'une faiblesse de la nature, jusqu'à ce qu'ils en soient bien instruits. Or dans une classe il est possible encore de maintenir une discipline. Cette discipline est impossible à maintenir dans les jeux. Dans une école mixte, il faut que les jeux des garçons et des filles soient séparés. Les goûts des uns et des autres sont si différents en fait de jeux que les adolescents eux-mêmes s'en trouveront bien, à moins que ce qu'ils désirent en fait de jeux ne soit le contact des sexes. L'instinct animal n'est pas un bon conseiller pour des hommes rachetés par le sang de Jésus-Christ.
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Le Concile Vatican II n'abolit pas les Conciles précédents. Il ne peut que les confirmer ainsi que les documents pontificaux. D'ailleurs il les cite ; dans le chapitre de l'éducation chrétienne, Vatican II s'appuie sur les encycliques de Pie XII et sur celle de Pie XI (*Divini illius Magistri*). Celle-ci déclare :
«* C'est une erreur du même genre et non moins pernicieuse à l'éducation chrétienne que cette méthode dite de* « *co-éducation des sexes *» *méthode fondée, aux yeux d'un grand nombre, sur un naturalisme négateur du péché originel... Les sexes, suivant les admirables desseins du Créateur, sont appelés à se compléter réciproquement dans la famille et dans la société, et justement par leur diversité même. Cette diversité est donc à maintenir et à favoriser dans la formation et l'éducation, en sauvegardant la distinction nécessaire, avec une séparation correspondante, en rapport avec les âges différents et les différentes circonstances. Ces principes sont à appliquer... principalement durant l'adolescence, la période la plus décisive et la plus délicate de la formation. Dans les exercices de gymnastique ou de délassement, que l'on ait particulièrement égard aux exigences de la modestie chrétienne, chez la jeunesse féminine pour laquelle sont de grave inconvenance tous genres d'exhibition et de publicité*. »
\*\*\*
Comment des évêques peuvent-ils accepter une attitude si contraire à l'enseignement traditionnel de l'Église et si complètement naturaliste ? Ce n'est même pas le naturalisme des païens : ceux-ci étaient résignés à obéir sans recours possible à une nature imprégnée de mal ; tout leur art clame la douleur de cet état.
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Le foie de Prométhée, sur les cimes du Caucase, est éternellement dévoré par l'aigle du dieu des dieux pour avoir voulu en tirer l'humanité. C'est au naturalisme de J.-J. Rousseau que l'on se rattache aujourd'hui. Il suppose la nature bonne ; contrefaçon du christianisme, car si Dieu est bon et a créé toutes choses bonnes, il est de foi de croire que les premiers êtres humains ont faussé leur nature.
Car ici ce ne sont plus des « frères enseignants » qui parlent, c'est le secrétariat général de l'Enseignement catholique. Nous sommes bien obligés de le croire d'accord avec les évêques, bien que beaucoup d'indices nous permettent de douter que ce soit bien sûr.
On dirait même que ce secrétariat force la note (par exemple lorsqu'il pousse à la mixité des jeux) pour faire croire qu'il obéit à une pensée profonde et excuser des décisions qui n'ont rien d'héroïque.
Car c'est, hélas, simplement UNE QUESTION DE GROS SOUS, il faut que les parents nullement consultés le sachent.
\*\*\*
Voici quelle est la teneur des décrets officiels pour obtenir le contrat simple :
« ...Si un établissement à trois classes demande un contrat pour une seule classe, il devra compter de 75 à 110 élèves au total et de 20 à 40 élèves dans la classe considérée. »
« L'article premier du décret N° 60-390 prévoit que les établissements qui sollicitent un contrat simple pour les classes du Premier Degré, et dont l'effectif est supérieur à 105 élèves, doivent justifier de 35 élèves par classe en moyenne. Une dérogation à cette première disposition pourra être accordée...
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« -- Si la moyenne de 35 élèves est réalisée pour l'effectif global de ces classes à l'exception d'une seule.
« -- Si cette dernière classe a un effectif de 15 élèves, au moins...
« ...Les établissements ont l'initiative de la demande, il appartient aux représentants de l'État d'en apprécier le bien-fondé.
« Le « besoin scolaire » est apprécié pour chaque établissement par référence au degré d'utilité qu'il représente d'après les travaux des commissions de la carte scolaire. »
Le « besoin scolaire » fixé par l'État est une certitude de se trouver devant des décisions arbitraires ; le besoin de formation chrétienne, qui est la raison d'être de nos écoles, ne sera pas envisagé.
Les textes cités montrent pourquoi le secrétariat général de l'Enseignement catholique prône la mixité. Les « principes éducatifs » ne sont qu'un rideau. Il s'agit seulement de toucher de l'argent ; une école de quatre classes devra compter 140 élèves. C'est déjà beaucoup dans nos campagnes. Si on désire séparer les filles des garçons, il en faudra 280. Ce qui n'est possible que dans les villes importantes ou des lieux privilégiés. Voilà pourquoi on compromet l'éducation morale de la jeunesse.
Parents chrétiens, défendez-vous donc.
\*\*\*
Vous en avez le moyen en vous adressant à l'Action Scolaire, 14, avenue de Messine, Paris (8^e^). Débutant dans la vie, elle a bien entendu des vues, des projets et des moyens modestes, mais elle entend répondre aux inquiétudes des parents chrétiens.
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Elle s'adresse « aux pères et mères de famille, aux enseignants, clercs et laïques, à tous ceux... qui au sein des A.P.E.L. ou ailleurs se dévouent aux écoles libres, ... qui combattent pour « le droit et le devoir sacrés entre tous » suivant la déclaration de Mgr Cazaux, des parents et des éducateurs chrétiens ».
« La famille, dit l'encyclique de Pie XI sur l'éducation chrétienne de la jeunesse, reçoit immédiatement du Créateur la mission et conséquemment le droit de donner l'éducation à l'enfant, droit inaliénable... droit antérieur à n'importe quel droit de la société civile et de l'État, donc inviolable par quelque puissance terrestre que ce soit. »
Et Mgr Cazaux ajoute aux paroles de Pie XI cette déclaration. « *Aucun droit ne saurait prévaloir contre celui des parents, car rien ne saurait les dispenser de ce devoir ; aucun droit, dis-je, pas même celui de l'Église ni celui de l'État.* »
L'État chez nous tend à éliminer ce droit ; il impose à son gré conditions, programmes, examens, concours ; ses vues ne sont pas intelligentes, mais sont matérialistes, elles ne tiennent aucun compte des besoins spirituels, mais seulement de l' « économie ».
Il faut résister et d'abord connaître les moyens qui sont immédiatement à notre portée. Dans ce but l'Action Scolaire a édité une brochure d'une vingtaine de pages très bien rédigées où sont analysés :
1° les motifs d'inquiétude ;
2° les possibilités d'action.
En annexe se trouvent exposés « le planisme économique et le totalitarisme scolaire » et des réflexions sur le nouveau statut de l'Enseignement catholique.
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Nos écoles fondées avec notre argent sont en quelque sorte confisquées par les administrations ecclésiastiques et détournées du but pour lequel les parents (et les anciens curés et les anciens évêques) les avaient fondées.
L'Action scolaire peut envoyer des conférenciers pour réveiller l'opinion, former des noyaux agissants, grouper les gens de bonne volonté, les faire se connaître et leur rappeler au besoin leur devoir ainsi que les instruire de leurs droits. Il est bon aussi de la renseigner.
Il est nécessaire de commencer par s'unir. En plus du dévouement de ceux qui en sont les artisans, les moyens de l'Action scolaire seront ceux que lui fourniront ses amis, soit en hommes, soit en moyens pécuniaires pour aider dans la mesure du possible les écoles où leur action sera utile et fructueuse.
Dans les circonstances actuelles, alors que tant de chrétiens sont disposés à dissoudre dans le monde ce qui peut rester de société chrétienne, il faut restaurer ce qui sera possible de la Cité de Dieu. Ce ne peut être que par la prière, et les sacrifices, et l'action. C'est un nouveau départ et les débuts seront nécessairement petits. Ces sociétés chrétiennes d'un quartier, d'une école, d'une rue, seront cachées et ignorées d'un monde triomphant comme triomphaient Tibère, Hérode ou Néron, mais vues de Dieu et chères à son Cœur.
La société chrétienne a commencé d'être par une fillette très pure, un saint jeune homme et un enfant qui poussait dans une grotte son premier vagissement. Entrons donc dans la grotte ; faisons société avec ceux qui l'habitent ; nous y trouverons l'obscurité, le silence, la joie spirituelle et le chœur des Anges nous enverra des bergers pour le troupeau du Seigneur.
Henri Charlier.
100:108
### L'existence de Satan
par Dominique MARIE
CERTAINES AFFIRMATIONS et certains comportements qui depuis un certain temps troublent beaucoup de catholiques s'enracinent dans un enseignement « dans le vent ». Les dispensateurs de cet enseignement occupant de solides positions, il est à craindre, d'ailleurs, que les catholiques ne soient pas au bout de leurs surprises.
Il y a l'enseignement du Séminaire. Il y a aussi l'enseignement des livres et des revues. L'exégèse et la théologie sont monnayées trop souvent au clergé et au public cultivé par des auteurs soucieux avant tout de « pistes de recherche » ou « de travail », comme ils disent. S'ils se lancent dans des directions insolites, c'est qu'ils sont, selon eux, à l'écoute du monde et de la conscience contemporaine. Lorsqu'une idée leur paraît intelligente, adaptée à la mentalité moderne, ils s'en emparent et l'exploitent.
Or, dans le domaine de la théologie, tout ne peut être laissé au bon plaisir de chacun, fût-il un esprit très brillant. C'est parce qu'on l'oublie que nous voyons de mauvaises pistes de recherche se substituer à ces sortes de routes nationales que sont les vérités de foi. Mettre la foi au goût du jour est une tentation dangereuse. La meilleure bonne volonté du monde ne peut empêcher que, ce faisant, il arrive parfois qu'on ne serve plus, à ce goût du jour, qu'une trahison de la foi.
Tel nous paraît être le cas, par exemple, d'un article paru dans la revue dominicaine *Lumière et Vie* de mai-août 1966. La plus grande partie de ce numéro est consacrée à Satan. C'est pratiquement un cahier spécial sur ce sujet. Comment croyez-vous que se termine ce numéro ? Tout simplement par un point d'interrogation. « Satan, symbole ou réalité ? » par le R.P. Duquoc (pp. 90-105).
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Le père ne répond pas à la question. Il ne peut rien affirmer, conclut-il, sur l'existence de Satan. Et il ajoute : « C'est par respect pour la Parole de Dieu, et ses auditeurs, que le théologien dans l'incertitude actuelle de la conscience chrétienne, ne veut pas faire accréditer par la Révélation ce dont il n'est pas certain qu'elle soit le garant. » (p. 105)
Pas moins.
\*\*\*
Il semblait pourtant que la question avait été tranchée par un article précédant celui de notre auteur. Le Père Boismard, o.p., avait donné un assez bon résumé de l'enseignement de l'Ancien et du Nouveau Testament sur Satan (pp. 61-7-0). De quoi rassurer les catholiques à l'ancienne mode. Mais le numéro se termine par une « chute » que l'on croirait calculée justement pour mettre mieux en doute l'enseignement traditionnel. Les propos, en ce sens, du P. Duquoc, sont sans ambiguïté. Nous lui laissons la parole :
« Jusqu'à l'époque actuelle, les chrétiens ont accepté comme allant de soi les représentations véhiculées par la Bible. Nul ne mettait en doute que Dieu ait créé des esprits. Quelques-uns, dont le chef est Satan, se sont révoltés contre Dieu. Par jalousie, car « c'est par l'envie du diable que la mort est entrée dans le monde », ces esprits ont décidé d'entraîner dans leur malheur les hommes appelés à la communion divine. L'existence humaine est ainsi une sorte de champ de bataille : deux armées, deux étendards selon la célèbre méditation de saint Ignace. Le Christ dirige l'une, Satan entraîne l'autre. Les humains hésitent entre les deux chefs. Satan ne manque pas d'arguments : il déploie toute sorte de séductions, nommées traditionnellement les « trois concupiscences ». Le combat demeure indécis pour chacun, même si en définitive Satan est vaincu.
« Que valent de telles représentations ? Il est permis de s'interroger. Cette vision militante du monde qui fait de l'homme l'enjeu d'un combat, n'est-elle pas l'expression encore primitive des destins qui pèsent sur toute collectivité humaine ? N'est-il pas plus simple d'expliquer le mal à partir de l'homme, de son inachèvement, de son insatisfaction, de sa liberté ? ... Ne serait-il pas plus simple de penser Satan comme figure limite, la possibilité de l'homme comme créature faillible ? Satan serait alors un symbole qui ôte au mal sa banalité... On cesserait de lui attribuer une personnalité : il serait une figure régulatrice de notre propre compréhension de nous-mêmes, il ne serait point une personne tentatrice.
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« Les chrétiens qui tiennent pour désormais irrecevable l'existence de Satan ne le font pas nécessairement pour des raisons superficielles ou des raisons étrangères à la foi chrétienne. Au contraire, *ce sont les chrétiens les plus conscients de leur foi qui se sentent mal à l'aise dans les représentations habituelles. Ils récusent l'existence de Satan parce que cette figure leur paraît nécessaire comme fonction et non comme personne.* (C'est nous qui soulignons.) Comme fonction c'est-à-dire comme symbole manifestant que le mal dont le Christ vient nous délivrer n'est pas seulement un mal individuel, mais un mal dont toute l'humanité est responsable... Satan, pensent ces chrétiens, retrouvera sa fonction symbolique, et donc régulatrice d'une compréhension de l'homme dans son pouvoir collectif et singulier de malfaisance lorsqu'on cessera d'en affirmer l'existence personnelle. Il n'est nul besoin pour confesser la victoire du Christ sur les puissances maléfiques de recourir à un au-delà de notre mal : le mal est en nous et c'est en nous que le Christ le vainc. Le christianisme appelle l'homme à la liberté pour créer le bien : il débarrasse le monde des dieux et des esprits. *Ce n'est pas la mentalité scientifique qui requiert la disparition de Satan : c'est le sérieux de la foi.* (C'est nous qui soulignons.) On a cru autrefois que le combat chrétien se déroulait contre des « Puissances supraterrestres » ; on sait aujourd'hui que ce combat est vain. Le mal est notre « produit » et il s'agit de le faire reculer dans notre monde et par nous-mêmes. » (pp. 100-102.)
Personne ne pourra certes reprocher au R.P. Duquoc d'avoir manqué de fermeté dans la présentation des deux positions vis-à-vis de l'existence de Satan. Mais quel est donc son choix ? « De tels arguments, même simplifiés, ne manquent pas de poids. On ne peut donc se dérober à la question posée : est-il vrai que la représentation traditionnelle est périmée et qu'il faut désormais considérer Satan comme inexistant ?
« La réponse ne nous appartient pas : elle appartient à la Parole de Dieu. » (p. 102)
Cette réponse de principe est parfaite. Voyons donc l'application qu'en fait le Père Duquoc.
« Le témoignage scripturaire, notamment celui de saint Jean, soit dans l'Évangile, soit dans l'Apocalypse, paraît si ferme en faveur d'une lutte personnelle entre le Christ et Satan que l'interprétation traditionnelle se trouve confortée... Cette personnalisation de la lutte contre le mal est-elle due à la mentalité ambiante ? Ou bien faut-il croire qu'elle fait partie intégrante de la Révélation ?
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L'exégète, malgré la nécessité de son point de vue, ne peut trancher le débat. Le théologien, qui au premier abord est tenté de réduire Satan à une fonction, craint finalement de n'être pas fidèle à la Parole de Dieu. On comprend que la plupart d'entre eux, et c'est ce que fait ici même M. Didier, accordent pour acquis que Satan est un être personnel.
« Je ne suis pas certain qu'on puisse ainsi trancher la question et que l'incroyance actuelle de nombre de chrétiens à l'existence personnelle de Satan soit à traiter comme une crise provisoire, ou comme le signe d'une incapacité à donner sa vraie signification à la Parole de Dieu sur le mal...
« La lecture des quelques textes anciens sur cette question montre que l'Église ne s'est jamais préoccupée de défendre l'existence personnelle de Satan... Il est délicat de demander à des textes anciens, sur un sujet qui ne touche pas au noyau central de la Révélation, une réponse à des questions pour lesquelles ils n'ont pas été écrits. *Dans la situation actuelle, dirions-nous, le théologien ne saurait répondre avec pleine certitude que la Révélation affirme, avec toute l'autorité de la Parole de Dieu, l'existence personnelle de Satan.* (C'est nous qui soulignons)*.* Il faut dire avec non moins de vigueur que le théologien ne saurait tenir la non-existence personnelle de Satan pour assurée. La question est posée : elle ne peut être résolue que lentement par la conscience ecclésiale dans la fidélité à la Bible et aux orientations du Magistère. Des lecteurs penseront que c'est là une opinion trop hardie ; d'autres trop timorée. En réalité, pour décevante qu'elle soit, elle est, semble-t-il, la seule honnête dans la situation actuelle...
« Si la conscience chrétienne actuelle doute que la Parole de Dieu affirme l'existence personnelle de Satan ; si elle pense avec quelque raison que toutes les données bibliques sur les esprits maléfiques relèvent d'une image d'un monde servant de cadre à la Révélation, mais non garantie par elle, le théologien peut seulement, en cherchant à faire la lumière sur l'autorité de la Parole, éclairer la signification de ces symboles pour nous ; il ne saurait par contre rien affirmer sur l'existence d'une Personne spirituelle mauvaise. » (pp. 103-105.)
Il n'y a qu'un malheur ; l'existence personnelle de Satan est une vérité de foi divine définie par le Magistère solennel et infaillible de l'Église Catholique.
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Comment le lecteur pourrait-il s'en douter en lisant l'article et les conclusions du P. Duquoc ? Ou le P. Duquoc ignore l'enseignement officiel de l'Église sur la question, ou il le cache. Dans les deux cas, c'est grave. On aboutit ainsi, qu'on le veuille ou non, à un abus de confiance, en fait, qui mérite la plus ferme réprobation. Le lecteur de *Lumière et Vie* ne peut que faire confiance à un dominicain écrivant dans une revue officielle de son Ordre. Il lui manque, pour les vérifications, l'accès facile aux instruments de travail dont dispose le théologien. Il fait confiance à ses assertions. C'est normal.
Si le P. Duquoc déclare qu'il y a incertitude sur l'existence de Satan, le lecteur pourra croire qu'il est libre de douter de l'existence de l'archange déchu. Or, il ne l'est pas. S'il veut rester catholique, il doit y croire.
Le P. Duquoc prétend que l'Église ne s'est jamais préoccupée de défendre l'existence personnelle de Satan. Quel cas fait-il donc du IV^e^ Concile de Latran, 1215, XII^e^ œcuménique ? Que représente pour lui la profession de foi catholique que ce Concile a promulguée ? Nous reproduisons ici le commencement du célèbre décret « Firmiter ».
« *Chapitre I. De la Foi Catholique.* Nous croyons fermement et nous affirmons simplement qu'il y a un seul Dieu, éternel, immense et immuable, incompréhensible, tout-puissant et ineffable, Père et Fils et Saint-Esprit ; trois Personnes, mais une essence une substance ou nature absolument simple ; le Père ne vient de personne, le Fils vient du Père seul, et le Saint-Esprit également de l'un et de l'autre. Sans commencement, toujours et sans fin, le Père engendre, le Fils naît et le Saint-Esprit procède. Ils sont puissants, également éternels. Principe unique de toutes choses, créateurs de toutes, visibles et invisibles, spirituelles et corporelles, qui, par sa force toute-puissante, a tout ensemble, dès le commencement du temps, *créé de rien l'une et l'autre créature, la spirituelle et la corporelle,* c'est-à-dire les anges et le monde terrestre ; puis la créature humaine qui tient des deux, composée qu'elle est d'esprit et de corps. *Car le diable et les autres démons ont été crées par Dieu naturellement bons, mais se sont par eux-mêmes rendus mauvais. L'homme, lui, a péché à l'instigation dit démon*. »
Le Concile *Vatican I, dans la Constitution* « *Dei Filius* », chapitre I, a repris textuellement ce texte du IV^e^ Concile du Latran.
Nous avons emprunté cette traduction à un livre que le lecteur pourra trouver en librairie : « La Foi Catholique ». Textes doctrinaux du Magistère de l'Église, traduits et présentés par Gervais Dumeige, s.j., Éditions de l'Orante. Un volume, 572 pages.
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Dans les temps que nous vivons, où circulent tant d'opinions audacieuses et étranges, il est utile d'avoir sous la main ce livre comportant un excellent index analytique. Pour jauger les thèses des novateurs, il suffit de les mettre en regard de l'enseignement officiel du Magistère ecclésiastique.
Pour le cas qui nous Occupe, l'enseignement de ce Magistère est parfaitement clair. L'existence du diable et des démons fait partie de la foi catholique. La question est tranchée. Un théologien qui se dit catholique ne peut refuser cet enseignement ou le mettre en cause.
Dans ces conditions, comment le P. Duquoc peut-il induire ses lecteurs à douter de l'existence de Satan ? Comment peut-il écrire, sans la réfuter au nom de l'Église, l'assertion audacieuse : « Ce n'est pas la mentalité scientifique qui requiert la disparition de Satan c'est le sérieux de la foi. » ? Comment peut-il prétendre « Dans la situation actuelle, dirions-nous, le théologien ne saurait répondre avec certitude que la Révélation affirme, avec toute l'autorité que lui confère la Parole de Dieu, l'existence personnelle de Satan. » ?
Tout cela est aussi choquant que peu sérieux.
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Saint Thomas, dans la Somme Théologique, a consacré aux Anges un magnifique traité (Ia Pars*,* Questions 50-64). Le P. Duquoc l'a certainement étudié. Nous l'invitons à s'y reporter et tout spécialement à la question 63 où saint Thomas traite du péché des Anges.
Le Prince des théologiens, lui, n'éprouve aucun complexe à l'égard de l'existence de Satan. S'appuyant sur l'Écriture, les Pères de l'Église, il dispense un enseignement de haute tenue sur le péché des Anges et le processus de leur chute. Il termine par un article où il mentionne leur rôle dans la tentation des hommes. (Question 64. Art. 4.)
C'est d'ailleurs un point important sur lequel il revient longuement à plusieurs reprises. Saint Thomas ne regarde pas du tout comme « vain » le combat contre les « Puissances supra-terrestres ». Il consacre toute une question à l'attaque des démons contre les hommes : Ia Pars. Qu. 114*.* Il y revient dans son enseignement sur les causes du péché : Ia IIae. Qu. 75, et particulièrement tout au long de la question sur le diable et le péché : Ia IIae qu. 80*.* En tout cela, il se fait l'écho de la Révélation, de la Tradition et de l'enseignement de l'Église. Il est fidèle, lui, à l'enseignement du quatrième Concile de Latran.
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Seulement, saint Thomas est du XIII^e^ siècle, n'est-ce pas ? Il n'est pas à l'écoute de la conscience contemporaine. C'est bien dommage. Le Père Duquoc, lui, l'est. Et si nous le comprenons bien, cela vaut beaucoup mieux. Il peut, dès lors, parler comme il convient aux chrétiens de son temps.
Tel est, semble-t-il, le point de divergence entre notre novateur et le Docteur Angélique, « Si la conscience chrétienne actuelle doute que la Parole de Dieu affirme l'existence personnelle de Satan... le théologien... ne saurait... rien affirmer sur l'existence d'une Personne spirituelle mauvaise. » (p. 105)
Qu'y a-t-il de commun entre la démarche de saint Thomas et celle du Père Duquoc ? Pratiquement rien. Saint Thomas se penche sur la Révélation. Il monnaie ensuite son enseignement en des termes valables pour toutes les générations. En vrai théologien, il s'est mis d'abord à l'écoute de la Parole de Dieu et non de la parole humaine.
Hélas ! la démarche du Père Duquoc est exactement inverse. Il y a des « chrétiens qui tiennent pour désormais irrecevable l'existence de Satan ». Voilà le fait qui infléchit sa réflexion. Il estime qu'il ne peut plus, en conséquence, rien affirmer. Au bout du compte, si l'on pousse à fond cette manière de faire, il se trouve que c'est le doute qui devient la norme de la foi catholique. Pour un théologien, e'est assez original. On en conviendra.
Cela les dérange, l'existence de Satan, ces chrétiens qui prennent la foi au « sérieux ». Ils sont bien gentils. Voilà justement vingt siècles que cette existence n'a cessé d'embêter énormément tout le monde, y compris les croyants « sérieux ». Cela n'a pas été une raison pour eux de le supprimer.
La foi n'a pas à varier selon les sentiments de telles ou telles générations. La démarche qui s'étale dans l'article du P. Duquoc instille dans la doctrine catholique le venin mortel du relativisme doctrinal. Nous avons cité largement les propos de l'auteur justement pour que l'on puisse s'en rendre compte. A la vérité, la position du Duquoc n'est, dans son fond, qu'une tentative de conformation de la Parole de Dieu à la parole humaine. C'est la perversion même de la théologie.
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C'est aussi la perversion de l'Écriture Sainte. Nous aussi, après et avec bien d'autres, nous avons lu les textes de l'Ancien et du Nouveau Testament sur Satan. Nous refusons purement et simplement cette évacuation de l'enseignement révélé. Il faut un fier aplomb pour prétendre ne voir dans ces textes que des symboles. Car les textes concernant Satan sont très nombreux.
Nous avons sous les yeux une concordance latine. Simplement pour le Nouveau Testament, nous relevons, au mot « Satanas », 34 passages, au mot « Diabolus », 33 passages, au mot « Daemon » 8 passages, au mot « Daemonium », 61 passages. Ainsi, dans cent trente-six passages, la Parole de Dieu, tout au long du Nouveau Testament, dans les circonstances les plus diverses, nous parle de Satan et des démons comme d'êtres réels, agissant, redoutables. Et on voudrait nous faire croire que la Bible veut nous apprendre que Satan est un être irréel. En vérité, de qui se moque-t-on. ?
Nous nous contenterons de reproduire ici quelques paroles de Jésus lui-même.
« Alors Jésus lui dit : « Retire-toi, Satan ! Car il est écrit : C'est le Seigneur ton Dieu que tu adoreras, c'est à lui seul que tu rendras un culte. » (Matthieu, IV, 10.)
Expliquant aux Apôtres la parabole de l'ivraie, il leur déclare : « Celui qui sème le bon grain, c'est le Fils de l'homme. Le champ c'est le monde. Le bon grain, ce sont les fils du règne. L'ivraie, ce sont les fils du mal. L'ennemi qui les a semés, c'est le Diable. » (Matthieu XIII, 37-39.)
« Les soixante-douze revinrent tout joyeux disant : « Seigneur ! même les démons nous sont soumis, en ton nom ! » Il leur dit : « Je voyais Satan tombant du ciel comme un éclair » (Luc, X, 17-18.) Aux Juifs, leur découvrant leurs desseins homicides, Jésus dit : « Vous avez pour père le diable et ce sont les désirs de votre père que vous voulez accomplir. Dès l'origine, ce fut un homicide ; il n'était pas établi dans la vérité parce qu'il n'y a pas de vérité en lui : quand il dit ses mensonges, il les tire de son propre fonds, parce qu'il est menteur et père du mensonge. » (Jean VIII, 44.)
Il leur dit aussi : « C'est maintenant le jugement de ce monde ; maintenant le Prince de ce monde va être jeté à bas. » (Jean XII, 31.)
Jésus tient des propos analogues à ses Apôtres, le jour du Jeudi Saint après la Cène : « je ne m'entretiendrai plus avec vous, car le Prince de ce monde vient. Contre moi, il ne peut rien. » (Jean XIV, 30.) « Le Prince de ce monde est condamné. » (Jean XVI, 11.)
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Donnez à lire ces textes, et tous les autres, au premier venu. Demandez-lui si, d'après eux, Satan est un être personnel, il vous répondra : évidemment, oui. Dites-lui que ces phrases sont de simples véhicules de symboles, qu'elles représentent Satan « comme une figure limite, la possibilité de l'homme comme liberté faillible », « une image du monde servant de cadre à la Révélation », il haussera les épaules devant votre charabia et trouvera que vous avez l'esprit dérangé. Continuez quand même et dites-lui que c'est l'avis de graves esprits qui prennent la foi au sérieux. Alors, s'il a des lettres, il vous répondra qu'il manque un Molière pour clouer au pilori tous ces chrétiens savants, fussent-ils théologiens.
Ce symbolisme outrancier ne peut être qu'intolérable à tout esprit sain. Voilà, de plus, une belle méthode pour ruiner toute l'Écriture Sainte et toute la Révélation. Il est vraiment regrettable qu'elle soit accréditée par un théologien et à propos d'un point important de la foi catholique.
Car il est bien hardi d'affirmer que c'est là « un sujet qui ne touche pas au noyau central de la Révélation ». « Le diable et les autres démons ont été créés par Dieu naturellement bons, mais se sont par eux-mêmes rendus mauvais. L'homme, lui, a péché à l'instigation du démon. » (IV^e^ Concile de Latran.) C'est parce que l'homme a péché et à l'instigation du démon, qu'il y a eu l'Incarnation Rédemptrice. La délivrance de l'empire de Satan apportée par Jésus est un thème constant de la tradition catholique. Thème incorporé par l'Église dans sa liturgie. Que l'on songe, par exemple, à la Préface de la Croix. « Celui qui sur le bois vainquait, sur le bois aussi était vaincu. »
Le P. Duquoc, lui, préfère demeurer incertain. Curieux théologien.
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Les anciennes chroniques dominicaines racontent que saint Dominique, au cours de ses longues veillées de prières pendant la nuit, gémissait et disait : « Que vont devenir les pécheurs ? »
Nous invitons notre auteur à se pencher attentivement sur cet épisode de la vie de son Bienheureux Père. Il est bien certain, en effet, que si Dominique de Guzman, chanoine d'Osma, qui était bon théologien, avait professé la même incertitude sur l'existence de Satan, il n'aurait pas fondé l'Ordre des Frères Prêcheurs et le Père Duquoc ne serait pas aujourd'hui Dominicain.
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Saint Dominique a été ému jusqu'aux entrailles en pensant à ceux qui risquaient de partager le châtiment éternel de l'archange déchu. Devant la perversion de la foi catholique, représentée par la doctrine cathare, justement sur l'origine et la nature du mal, il a voulu établir un barrage et sauver de l'erreur les populations languedociennes. Tel est le point de départ de son initiative apostolique et de sa fondation. Que penserait-il aujourd'hui de l'incertitude théologique de son fils au sujet de l'existence personnelle de Satan ? Nous laissons au P. Duquoc le soin de méditer la réponse à cette question.
Mais nous ne pouvons pas ne pas signaler l'aspect très grave de son article en ce qui concerne ses conséquences pratiques dans la vie quotidienne. Notre auteur a-t-il songé, lui aussi, à ce qu'allaient devenir les pécheurs s'ils abandonnaient la lutte contre Satan, en raison de l'incertitude de son existence ?
Assurément, les hommes sont capables de se tirer d'affaire tout seuls pour accumuler pas mal de fautes, de bêtises et de chutes. Nul ne le niera et saint Thomas, moins que quiconque. « Tous les péchés ne sont pas commis à l'instigation du diable, mais certains viennent de notre libre-arbitre et de la corruption de notre chair. » (Ia Pars. Qu. 114. Art. 3.)
Mais il est bien évident aussi que des péchés sont commis à l'instigation du diable. Saint Thomas rappelle la parole de saint Paul aux Thessaloniciens : « Pourvu que le Tentateur ne vous ait pas de tentés et que notre labeur n'ait pas été vain. » (I Th., III, 5.) Il affirme : « Le rôle propre du diable est de tenter. » (Ia Pars. Qu. 114. Art. 2.)
Qui ne voit le danger que peuvent courir les âmes si incertaines de l'existence du démon, elles baissent les armes, devenant ainsi des cibles désarmées, proies faciles pour l'Ennemi ?
Des armes spirituelles, seules appropriées, sont indispensables aux chrétiens pour repousser les attaques de l'Adversaire et le vaincre. Saint Paul est catégorique sur ce point. « Revêtez l'armure de Dieu, pour pouvoir résister aux manœuvres du Diable. Car ce n'est pas contre des adversaires de chair et de sang que nous avons à lutter, mais contre les Principautés, contre les Puissances, contre les Régisseurs de ce monde de ténèbres, contre les Esprits du mal qui habitent les espaces célestes... Ayez toujours en main le bouclier de la Foi grâce auquel vous pourrez éteindre tous les traits enflammés, du Mauvais ; enfin recevez le casque du Salut et le glaive de l'Esprit, c'est-à-dire la Parole de Dieu. Vivez dans la prière et les supplications... » (Eph., VI, 11-18.)
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Les textes de ce genre ne manquent pas dans l'Écriture. Bien sûr, les chrétiens qui récusent l'existence de Satan les bafouent. Le P. Duquoc rappelle leur position, sans leur donner tort. « Ce n'est pas la mentalité scientifique qui requiert la disparition de Satan ; c'est le sérieux de la foi. On a cru autrefois que le combat chrétien se déroulait contre des « Puissances supra-terrestres ». On sait aujourd'hui que ce combat est vain. »
Nous leur dédions ces paroles de Jésus dans l'explication aux Apôtres de la parabole du semeur : « Ceux qui sont au bord du chemin sont ceux qui ont entendu, puis vient le diable qui enlève la Parole de leur cœur, de peur qu'ils ne croient et ne soient sauvés. » (Luc, VIII, 12.)
Il ne faut tout de même pas oublier que, tout au long de l'histoire de l'Église, les ministres de Dieu, les saints en particulier se sont appliqués à mettre en œuvre les enseignements de la Révélation sur Satan. Pour sauver les fidèles, ils les ont instruits de la manière de le vaincre. Eux-mêmes, ils ont payé de leur personne pour les arracher au démon. Ils ont, multiplié les sacrifices et les pénitences. Ce n'est évidemment pas la méthode de ceux qui, niant l'existence de Satan, assument une lourde responsabilité pour eux-mêmes et à l'égard de ceux que leur exemple peut impressionner ou entraîner.
Faut-il rappeler l'histoire du Curé d'Ars ? Dieu sait ce qu'il a enduré pour la conversion des pécheurs. Certes, il n'était pas théologien. Mais il avait la connaissance expérimentale de l'Ennemi. Parfois, « le grappin », comme il l'appelait, le maltraitait un peu plus que de coutume. Le Saint Curé ne s'en plaignait pas. Il s'en réjouissait plutôt.
Il savait que c'était l'annonce de l'arrivée prochaine de quelque « gros poisson » qu'il ramènerait dans les filets du Seigneur.
La liste des exemples de ce genre est longue. Elle n'est pas close. Il suffira de rappeler le Padre Pio. Une véritable bibliothèque a été publiée sur le célèbre stigmatisé de San Giovanni Rotondo. Chaque biographe ne manque jamais de raconter ses démêlés avec le démon.
Ils sont bien connus et attestés par de nombreux témoins. Ici même, dans cette Revue, s'appuyant sur une documentation de tout premier ordre, parfois inédite, M. Boniface en a évoqué quelques-uns.
Nous pouvons y ajouter un détail bien significatif. Les intimes du P. Pio savent qu'il n'aime pas du tout qu'on prononce devant lui les mots Satan ou diable. Le seul énoncé du nom de l'archange maudit provoque chez lui une réaction instantanée, très vive, une horrible répulsion, quasi physique. C'est que, lui aussi, a une épouvantable connaissance expérimentale de l'existence personnelle de Satan. Lorsque les amis du Padre sont obligés d'évoquer devant lui le personnage exécré, pour ne pas heurter sa sensibilité, ils emploient des périphrases ou des mots à double-sens qui ne trompent pas.
111:108
Après tout, si le P. Duquoc va un jour en Italie, nous lui conseillons d'essayer d'approcher le P. Pio et de lui dire son incertitude sur l'existence personnelle de Satan. Il nous en dira des nouvelles. D'avance, nous sommes tranquilles là-dessus. La réaction sera terrible, inoubliable.
Le P. Duquoc a-t-il songé en écrivant son article qu'il risquait de faire de ses lecteurs des victimes, et quelles victimes !
La revue *Lumière et Vie* a été lue dans les Séminaires, dans les scolasticats. L'article n'est certainement pas de nature à amener les futurs prêtres et les prêtres à mettre en garde les fidèles contre Satan et les aider à se prémunir contre ses attaques. A la vérité, *il conduit les chefs à désarmer leurs troupes.*
Il risque aussi de conduire ces mêmes chefs à des échecs dans leur apostolat. Satan défend âprement ses conquêtes. La conversion des âmes suppose inévitablement la lutte avec lui. Si on néglige de l'attaquer avec les armes qui conviennent, il ne faut pas s'étonner des piétinements, des abandons, des reculs, des défaites.
La revue *Lumière et vie* a été lue également par des laïcs. Il est net que l'article les conduit à une conception fausse de la vie chrétienne. S'ils s'en inspirent, ils risquent de courir à une catastrophe spirituelle.
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C'est vraiment le comble du raffinement qu'un article concluant à l'incertitude sur l'existence personnelle de Satan ait été publié par un Frère Prêcheur dans une Revue de l'Ordre de saint Dominique.
Après ce que nous en avons dit, on comprendra mieux toute la perversité qu'il recèle. Il va contre les affirmations de la foi catholique. Sa méthodologie sur le plan de la théologie et de l'Écriture est absolument désastreuse et ne peut qu'inciter aux pires méthodes de travail. Ses conséquences sur le plan de la pastorale peuvent être dramatiques.
C'est une piste de travail. Assurément. Mais cette piste là conduit à la ruine de la Révélation et à la ruine des âmes.
112:108
Il sera intéressant de voir si un évêque, en tant que gardien de la foi, exigera de la revue *Lumière et Vie* un désaveu de l'article du P. Duquoc. Et si, selon les termes d'un certain « Communiqué », il y aura un organisme collégial pour « mettre en garde les fidèles », « par respect de la vérité et par amour des âmes », contre ce qui peut les « troubler dans leur foi ». Mais le plus souvent tout se passe comme s'il n'y avait pas lieu d'accorder la moindre importance aux atteintes ouvertement portées, par des docteurs ecclésiastiques, aux vérités définies par le Magistère de l'Église. On fait mine de chercher sans les trouver les faits qui justifient les inquiétudes exprimées par la lettre du Cardinal Ottaviani à l'épiscopat. Il suffit pourtant d'explorer les livres et les publications que l'on propose habituellement au public catholique, aux séminaristes, au clergé, pour mesurer la profondeur à laquelle se situe aujourd'hui la crise de la foi.
Dominique Marie.
113:108
### Laïcat et théologie
par Paul PÉRAUD-CHAILLOT
QUELQU'UN récemment m'a prié de lire, sous le titre : *Colloque entre laïcs et théologiens,* le compte rendu d'une séance d'étude sur les moyens les meilleurs de favoriser la piété mariale et particulièrement la dévotion au Rosaire, que Paul VI vient de si instamment recommander dans son Encyclique *Christi Matri Rosarii*.
Au colloque en question avaient pris part des dames, des religieux-prêtres, dont un professeur de théologie, et un seul laïc de sexe masculin. Mais ce laïc, contre-distingué des théologiens, s'applique depuis des années à l'étude des sciences sacrées. Il est donc lui aussi théologien, autant et plus que les séminaristes et les scholastiques des Ordres religieux vaquant, après deux ou trois ans de philosophie, à la théologie proprement dite. « *Ich bin Theologe* » ; « *Wir sind Theologen* », disent volontiers les étudiants ecclésiastiques des Universités germaniques ou germanophones.
Pour le recenseur du Colloque, laïc et théologien étaient pour ainsi dire opposés. Sur quoi je me pris à penser : Ce n'est pas là une division logique, *per sic et non*. Il n'y a, a priori, aucune incompatibilité entre la condition de laïc et la compétence même éminente en théologie et dans les sciences auxiliaires.
Tous les prêtres ont dû faire des études théologiques : elles furent plus ou moins bien conduites et poussées ; tous, une fois ordonnés, devraient s'entretenir et se perfectionner dans les sciences sacrées. C'est un fait d'expérience que tous ne sont pas des *theologi cordati.* C'est un fait que certains laïcs, rares encore, sont bien meilleurs théologiens que le commun des prêtres et même que quelques évêques.
114:108
Beaucoup de prêtres n'étudient guère, faute de temps, de goût, de livres, au cours de leur ministère, tandis que certains laïcs, s'étant initiés à la théologie, continuent à s'en occuper leur vie durant, tout en exerçant une profession civile et surtout quand ils ont pris leur retraite et disposent de plus de loisirs ([^34]).
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M'étant fait ces réflexions élémentaires, je me dis : Mais qu'est-ce donc au juste qu'un laïc ? La définition nominale introduisant à la définition réelle, j'ouvris divers dictionnaires : grec, latin, français et constatai ce qui suit :
*Laicus* (laikos) n'appartient pas au latin de l'antiquité classique. On peut voir dans le *Dictionnaire du latin chrétien* de Blaise quels Pères l'ont employé, depuis Tertullien jusqu'à saint Grégoire. Le terme devient fréquent dans le latin médiéval. Cf. Du Gange, *Lexikon totius latinitatis*, aux mots *laïcus*, *laïca communitas*, *laïci* (convers), *laïcalitas* (ce qui fait le propre du laïc) ; *laïcaliter vivere* (vivre en laïque) ; *laïcatus*, *laïcalis* (condition distincte de la condition cléricale) *laïcare* (abandonner l'ordre clérical).
Je croyais que la dérivation à partir de *laos*, peuple, était sûre ; Du Cange en donne encore une autre : *las* ou *laas* pierre, parce que *laïcus*, par opposition au clerc = lettré, était illettré, était censé avoir la tête dure, non seulement comme du *bois,* mais comme une *pierre.*
La dérivation à partir de *Laos*, peuple, est tout de même plus probable et moins fâcheuse.
En français les mots *lai*, *laie*, au sens de frère *lai*, sœur *laie*, se trouvent déjà au XII^e^ siècle.
Laïc se rencontre dès le XIII^e^ siècle mais reste rare jusqu'au XVI^e^. Alors il devient fréquent au sens d'*étranger à la cléricature *: on dit déjà volontiers : « simple laïque ».
*Laïc* pour signifier quelqu'un nourrissant une hostilité plus ou moins virulente ou déclarée à l'Église, au clergé, aux congrégations, et les termes dérivés : laïcisme voire laïcité, sont modernes et ne remontent pas d'après le Robert, plus haut que le XIX^e^ siècle.
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*Laïc* signifie donc d'abord et proprement le chrétien non clerc.
*Laïcato* (le mot dont on a fait si grand usage depuis pie XI), a un sens à l'avenant. C'est l'ensemble des laïcs, par distinction du clergé.
*Laïc* est un terme bref et commode, de forme positive, pour désigner les chrétiens qui n'appartiennent pas à la cléricature (ou qui ne sont pas assimilés aux clercs pour quelques privilèges des clercs, comme l'ont été les moines et autres religieux non clercs).
*Laïc* désigne donc tantôt gens du monde et certains religieux, tantôt les chrétiens qui ne sont ni clercs ni moines ni religieux.
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Le droit canonique est éclairant sur ce point comme sur tant d'autres, et il faut le consulter, ainsi que la théologie au sens strict, quand il s'agit de questions concernant l'Église hiérarchique.
Or, Livre II, *de Rebus,* Pars la *De sacramentis*, tit. VI, de *Ordine* (sc. de ordinis sacramento) le premier canon (948) est ainsi conçu (je traduis littéralement) : L'Ordre (= sacrement de l'Ordre) de par l'institution du Christ distingue les clercs des laïques dans l'Église par rapport au régime (gouvernement) des fidèles et au ministère du culte divin : « *Ordo ex Christi institutione clericos a laicis distinguit ad fidelium regimen et cultus divini ministerium*. » Canoniquement parlant, un laïc est donc un baptisé non clerc, non mis à part pour le gouvernement des fidèles et le ministère du culte divin.
Encore une fois, chrétiennement parlant, le positif du laïc est d'être un *Christi fidelis *: un baptisé, confirmé, communiant, membre du *regale sacerdotium* dont parle saint Pierre (sacerdoce universel des fidèles), mais n'ayant pas été réservé comme le clerc ni même comme le religieux par la consécration spéciale des vœux publics précisant la consécration baptismale commune.
Depuis quelques années, bien des discours, des dialogues, des débats sont plus ou moins grevés, semble-t-il, de l'idée ou de préjugé que le laïc aurait, en tant que tel, dans le Corps mystique du Christ qu'est l'Église quelque richesse ou perfection positive que n'aurait pas le clerc (ni le religieux, assimilé au clerc à certains égards), alors que les clercs ont, chrétiennement parlant, tout ce qu'ont les laïcs, et en outre la cléricature.
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Le laïc comme tel appelé par son baptême à la perfection dans le Christ et l'Église mais non mis à part pour le ministère ou le service exclusif du royaume des cieux, ne peut avoir « EN PLUS » que ce à quoi le clerc et le religieux RENONCENT ou qui leur est INTERDIT par le droit de l'Église, *de clericis* et *de religiosis*. C'est ainsi que le laïc peut se marier, tandis que, dans l'Église latine, le clerc (au moins le clerc dans les ordres sacrés) ne le peut pas ; et le clerc mineur, s'il se marie, perd la cléricature ; le religieux ne peut pas se marier, validement ou licitement, sauf dispense et perte de l'état religieux ; le laïc a toute liberté de choisir sa profession ; rien ne l'écarte des tâches temporelles honnêtes et conformes à la morale naturelle ou révélée, au droit naturel et au droit divin. Certaines professions en soi honorables sont interdites aux clercs séculiers, impossibles pour les religieux.
Le droit canon envisage le laïc en tant que, n'ayant reçu ni la cléricature ni la consécration spéciale de la vie religieuse, il n'a accès à rien de ce à quoi ont droit, ni obligation de ce à quoi sont tenus, le clerc comme tel et le religieux comme tel.
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L'apostolat des laïcs, des *Christi fideles*, est de droit divin, en principe, depuis le sermon sur la montagne ou au moins depuis l'institution du baptême, Jésus ayant tracé d'avance le devoir pour tous ses disciples (et pas seulement pour les membres de la hiérarchie) d'être « sel de la terre et lumière du monde », d'accomplir en tout le bien pour que les autres hommes voient leurs bonnes œuvres et glorifient le Père qui est dans les cieux. Si l'Action catholique, sous sa forme organisée, est relativement récente, dès l'âge apostolique on a vu des laïques chrétiens participer à l'apostolat. Déjà les saintes femmes suivaient Jésus et ses apôtres et *ministrabant ei* (*eis*) *de facultatibus suis.* Ces dames laïques participaient à l'apostolat. La diaconesse de Cenchrées, qui n'était d'ailleurs pas une femme-diacre ayant reçu l'ordination du diaconat, mais une chrétienne dévouée à l'apôtre Paul, porta à Rome l'épître de saint Paul aux Romains, ce qui fait dire à Renan « qu'elle portait dans les plis de sa robe de femme l'avenir de la théologie chrétienne ».
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Ainsi donc la distinction entre laïc et théologien n'est pas très heureuse, en tout cas pas essentielle, nécessaire. Certes, généralement les laïcs ne sont guère théologiens. Et d'autre part, hélas, nombre de prêtres (en dépit des dispositions de l'Église sur les études ecclésiastiques et la formation des prêtres séculiers ou réguliers) ne sont pas grands théologiens, soit que l'enseignement de leurs maîtres ait été déficient, soit qu'ils aient mal assimilé un enseignement théologique de valeur, soit que, faute d'étude ultérieure, ils aient oublié ce qu'ils avaient appris ([^35]). Et tous les évêques eux-mêmes ne sont pas également éminents en théologie. Cela étonne parfois des « frères séparés » ; un illustre pasteur réformé de franc parler, autorisé à dire ce qu'il pensait dans une maison ecclésiastique française de Rome, où il était parfois invité durant le Concile, disait un jour au maître de céans, qui me l'a rapporté : « Monseigneur, une des choses qui m'étonnent le plus dans l'Église catholique, c'est que vous ayez relativement si peu d'évêques théologiens. »
Il est vrai que les évêques, membres de l'Église enseignante -- ce que ne sont pas les théologiens professionnels les plus qualifiés et les plus éminents non évêques n'ont pas précisément à enseigner aux fidèles la théologie savante, mais les vérités de la foi. Ils sont pasteurs, non professeurs de théologie. La théologie-science, si elle suppose la foi (au point que sans la foi, il n'est point de théologie ni de théologien, les principes faisant défaut dans l'esprit), n'est pas nécessairement engendrée par la foi même la plus vive. Il y faut en outre le labeur et la sueur des écoles, *labor et sudor scholarum,* dit quelque part Jean de saint Thomas. Les évêques, docteurs de la foi parce que pasteurs des fidèles dont les vérités de foi sont l'aliment, peuvent s'aider de la science acquise des théologiens de profession empressés à offrir leurs services et à communiquer aux Pasteurs les fruits de leurs laborieuses « recherches ». Au Concile, à côté des Pères, seuls à voter les décrets, il y avait justement les « experts » (*periti*) dont le rôle fut important. En outre, tout évêque pouvait recourir à la science de n'importe quel théologien de son choix, expert ou non. Mais il est bien évident qu'un évêque, s'il est lui-même bon théologien, peut plus facilement se passer d'assistance, ou mieux choisir l'assistant, ou mieux juger des avis parfois offerts avant d'avoir été demandés.
Il n'est pas nécessaire à l'Église que tous les clercs, ni même que tous les évêques soient et demeurent toute leur vie (jusqu'à l'âge maintenant fixé d'offrir au Saint-Père -- qui peut aussi bien la refuser que l'accepter -- leur démission) de très savants théologiens.
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Il est encore moins nécessaire à l'Église, et il est d'ailleurs impossible, que tous les fidèles du Christ, *Christi fideles --* qui devraient tous bien savoir leur catéchisme -- soient capables de discuter théologie. Comme le dit entre autres saint Thomas d'Aquin, une pauvre petite vieille illettrée (*vetula*), informée des vérités de la foi et en vivant profondément, éclairée par les dons du Saint-Esprit, discerne d'instinct entre ce qui est conforme à la révélation divine et la foi de l'Église, et ce qui s'en écarte. Et cela, sans se prendre pour « prophétesse ».
Ce qui est absolument nécessaire à l'Église et ce qui est parfaitement possible si l'on est partout obéissant à ses lois, c'est qu'il y ait en son sein assez de théologiens compétents et sûrs. Ainsi la recherche d'intelligence de la foi qu'est la théologie sacrée se perpétue comme il se doit.
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Mais il importe peu que les théologiens les meilleurs soient des ecclésiastiques ou des laïcs, ni même qu'ils soient hommes ou femmes. Par rapport à la théologie-science comme par rapport à la foi, à la grâce, au salut, à la gloire future dans la vision de Dieu, il n'y a en principe et de droit ni grec ni juif (d'origine), ni homme ni femme. Parmi tant d'autres moins favorables, c'est un heureux signe des temps que des laïcs, hommes et femmes, aujourd'hui plus qu'hier, s'appliquent à de solides études théologiques.
Pour ce qui est des religieuses, forcément toutes laïques, et des « frères » non clercs de diverses congrégations, l'Église elle-même encourage, promeut, organise des études plus poussées qu'autrefois. Qu'on pense par exemple, pour Rome, aux Instituts *Regina Mundi* et *Jesus Magister*, et à diverses fondations similaires en plusieurs pays.
Se féliciter qu'il y ait davantage de laïcs théologiens, souhaiter que leur nombre augmente encore est tout autre chose que réclamer une « théologie laïque ». Qu'elle soit élaborée par des laïcs pour des laïcs ou par des prêtres pour des clercs futurs prêtres, la théologie doit toujours pareillement s'enraciner dans la foi, tenir le même compte des enseignements du Magistère, faire le même cas des Pères et des Docteurs spécialement recommandés par l'Église, et ne pas leur en substituer de suspects contre qui elle a mis en garde.
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La théologie n'a pas à être distinguée quant à son contenu entre théologie de clercs et théologie de laïcs, théologie écrite ou enseignée par des clercs à des clercs, et théologie enseignée par des laïcs à des laïcs. La diversité de statut personnel du théologien qui enseigne ou publie ses recherches, ou de l'apprenti théologien qui s'instruit, requiert ou légitime des modalités diverses dans l'exposé, la langue, le style, la technicité, l'érudition auxiliaire, que sais-je encore, mais ne nécessite ni ne supporte de diversité dans la substance doctrinale. L'œuvre théologique ne doit pas différer *essentiellement* selon les conditions personnelles de l'artisan ou des destinataires.
La régulation par l'objet s'impose à tous et s'imposera toujours.
A cet égard, il y avait beaucoup d'ambiguïté, si l'on en juge par certains extraits, avec empressement publiés, dans la conférence (ou le manifeste ?) de Mme Morawska au dernier Congrès de *Pax Romana*.
Elle réclamait, non une théologie du laïcat, mais une théologie de laïcs et paraissait faire plus de confiance pour l'élaboration d'une telle théologie à des auteurs tels que l'évêque anglican Robinson, l'auteur du fameux livre *Honest to God*, qu'aux maîtres catholiques. Mais la critique complète de cette revendication quelque peu impérieuse ou de textes du même genre demanderait une étude à part, à la lumière de la doctrine constante de l'Église et des textes conciliaires récents qui la réaffirment, loin de l'abandonner ou de la changer. Un Tillich ou un Bultmann, soit dit en passant, ne nous semblent pas plus à recommander que Robinson comme inspirateurs et guides aux laïcs catholiques qui voudraient écrire une théologie pour les laïcs. Car Tillich, l'auteur de *Systematic Theology,* au nom de ce qu'il appelle le *principe protestant*, rejette, non seulement l'autorité et l'infaillibilité de tout magistère vivant, mais encore celles de la Bible, que les auteurs de la « Réforme » retenaient et proclamaient exclusivement. « La Bible seule » était autrefois le principe protestant même. Quant à Bultmann s'il reconnaît dans le livre de M. Mallet, *Mythe et Logos*, la pensée de Rudolf Bultmann, une exposition fidèle et une parfaite intelligence de sa pensée, il nous est bien impossible de reconnaître ni chez Bultmann lui-même, ni chez son diligent et pénétrant expositeur français, la confession des plus élémentaires et capitales vérités de la foi, principes de la théologie ([^36]).
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Le protocole du « Colloque entre laïcs et théologiens » mentionnait entre autres une intervention qui revenait presque à distinguer entre prière et dévotion mariale et prière et dévotion au Christ comme convenant respectivement la première aux laïcs et la deuxième aux autres. Ou l'on s'est mal expliqué, ou j'ai mal compris, car ce serait aberrant.
Invoquer comme argument que Marie représente l'élément laïque est saugrenu. Certes Marie n'est pas clerc, elle n'est pas « prêtre » et l'Église a proscrit des images la représentant en ornements sacerdotaux, quoique saint Albert le Grand trouve en elle, en un certain sens, tous les ordres. Marie transcende tout sacerdoce ministériel, parce qu'elle touche à l'ordre hypostatique. Tandis que le prêtre est ministre du Christ pour la consécration du pain et du vin au corps et au sang du Seigneur, Marie a donné au monde le Christ rédempteur lui-même.
Ce qui est vrai et évident, c'est que le laïc comme tel, si bon chrétien soit-il, ne peut exercer aucune fonction du culte liturgique qui requière dans l'exerçant la réception préalable du sacrement de l'Ordre ; mais, pour la prière privée ou collective, le laïc n'est pas, les laïcs ne sont pas plus orientés restrictivement ou spécialement vers la dévotion mariale que ne le sont les clercs et les prêtres vers les manifestations (paraliturgiques) christologiques ou trinitaires.
Les uns et les autres, les hommes et les femmes, pris individuellement ou en groupes, *singulatim et collective*, sont tous orientés, comme membres du corps du Christ, à la « religion » en toute son ampleur, à la piété sous toutes ses formes, à l'adoration du seul Seigneur Dieu, Père, Fils et Saint-Esprit, de Jésus Verbe incarné, à l'hyperdulie (réservée à la Sainte Vierge), à la dulie envers les saints, nos modèles et nos intercesseurs.
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Redisons à peu près les mêmes choses en d'autres termes.
Là où il n'y a pas de clercs (ou assimilés sous certains rapports aux clercs), il n'y a pas lieu de parler de laïcs (à moins que ce ne soit dans le sens de laïcisme), mais simplement, comme le fait volontiers la langue catholique, de *christi fideles*, de chrétiens (dans le civil, de citoyens, et les clercs aussi sont citoyens, et les religieuses, citoyennes). On comprend très bien qu'un prédicateur dise à son auditoire : « Chrétiens », ou « baptisés », mes frères, « chrétiennes », ou « baptisées », mes sœurs ; moins bien qu'il dise : « laïques, mes frères ».
La distinction laïcs-clercs est de *droit divin* en ce qui concerne les clercs *sacerdotio auctos* (qu'il s'agisse de la plénitude du sacerdoce évêques, ou du sacerdoce de second rang du simple prêtre)
-- de droit apostolique en ce qui concerne les *diacres* (institués par les apôtres) ;
-- de droit simplement ecclésiastique en ce qui concerne les ordres *mineurs* et même l'ordre « majeur » du sous-diaconat (à plus forte raison les simples tonsurés) ;
-- item, de droit ecclésiastique, *extensive*, si l'on veut, en ce qui concerne les religieux non clercs assimilés aux clercs *in quibusdam*, en raison de leur consécration spéciale au royaume, par profession des conseils évangéliques (lesquels sont de droit divin *non praecipiente sed consiliante*, comme dit à peu près Suarez). Qu'on se rappelle ici l'effort des théologiens disant que la vie religieuse est, dans son principe et son essence, d'institution divine -- par les « conseils évangéliques donnés par le Christ lui-même », quoique, bien entendu, les diverses familles religieuses soient d'institution humaine, œuvre des divers fondateurs agissant, au moins pour commencer, le plus souvent indépendamment d'initiatives hiérarchiques ([^37]).
La récitation individuelle ou collective de l'office divin (bréviaire) qui entoure le culte eucharistique, est *obligatoire* de droit ecclésiastique pour les clercs *in sacris,* chanoines, etc., et ceux des religieux, moines et autres, qui y sont astreints aux termes de leurs Constitutions approuvées par l'Église : elle est absolument facultative, nullement prescrite, nullement interdite, aux « laïcs » ;
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rien n'empêche les laïc de réciter l'office en privé ([^38]) ou à plusieurs, à deux ou trois, à deux ou trois cents, à deux ou trois mille, ou davantage. Il est souhaitable qu'ils aient un bon (de bons) maître(s) de chœur. On voit très bien une assemblée de fidèles si nombreuse soit-elle, récitant ou chantant les Laudes avant la messe et terminant une journée de Congrès par le chant commun des Vêpres ou des Complies du jour.
Les dispositions de la Constitution *De Sacra Liturgia* donnent aux laïcs dans toute l'étendue du terme, y compris les religieux *utriusque sexus* non clercs, participation large variable aux prières liturgiques *intra missarum solemnia* (ils offrent le saint sacrifice avec le prêtre célébrant ou les prêtres concélébrants sans avoir aucune part au ministère réservé de la consécration eucharistique).
Et, répétons-le, ils peuvent prendre part, on peut les admettre à la récitation solennelle de l'office divin, sauf, par prudence et respect de l'art, à les y exercer pour qu'ils ne troublent pas le chœur par leur participation malhabile, en faussant le ton et en détruisant le rythme.
Des laïques, purement laïques, sans qu'il y ait parmi eux aucun clerc, peuvent s'assembler sur n'importe quelle base de société naturelle (voisinage, habitation, profession) pour des prières, « hymnes et cantiques spirituels », voire, encore une fois pour dire en commun, s'ils en sont capables, l'office canonial des moines et des clercs *in sacris*, le romain ou celui de l'Ordre auquel ils se rattacheraient par exemple comme tertiaires, oblats, ou dans l'orbite duquel ils se trouveraient accidentellement en qualité d'hôtes.
Il va de soi que ces laïques peuvent aussi bien faire des « veillées » ou autres dévotions mariales que des « veilles d'adoration eucharistique » et réciproquement. La présence d'un prêtre ou au moins d'un diacre n'est requise que pour exposer le saint Sacrement (si c'est devant le saint Sacrement exposé qu'ils veulent prier et chanter en commun) et pour le reposer dans le Tabernacle.
On ne voit pas pourquoi des laïcs, à condition qu'ils aient pour ce faire la compétence et l'autorité morale voulues sur leurs pairs, ne pourraient pas guider de telles assemblées de prières, même, avec les permissions que de droit dans une église ou une chapelle, pendant que prêtres et diacres (ou religieux, si c'est dans une église ou chapelle conventuelle) vaqueraient à leurs occupations domestiques légitimes ou à leur ministère, voire -- ce qui est ou serait moins heureux, mais l'hypothèse est-elle si saugrenue ? -- regarderaient la TV. ou seraient au cinéma, au stade pour un match, ou en train de jouer aux cartes.
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On comprend très bien que notamment pour diriger de telles assemblées laïques de prières (ce que peut faire un « Catéchiste » suffisamment instruit ou un autre laïc compétent) on ait souhaité avoir des diacres, célibataires ou mariés, des clercs donc ; mais enfin ce n'est pas rigoureusement indispensable à la tenue de telles assemblées de prières, toutes précautions étant prises pour éviter tout désordre ou extravagance. Et d'ailleurs plût à Dieu qu'il suffît de la présence de clercs ou de prêtres pour éviter tous abus, extravagances et inconvenances. On n'est pas infidèle au Concile et à la réforme liturgique édictée par lui pour avoir constaté et déploré des abus de ce genre.
Donc il est bien entendu que, *servatis servandis*, des laïcs, des *Christifideles*, peuvent faire ensemble, sur quelque base particulière naturelle qu'il s'agisse des prières, mariales ou autres, tout comme ils peuvent faire de la théologie, entendre des cours de sciences sacrées, que ces cours soient faits par des clercs, par des prêtres compétents ou par des laïcs, des laïcs théologiens ou exégètes, ou historiens de l'Église, ou philosophes. Ces cours, même des clercs, des prêtres, voire des évêques peuvent avoir profit à les entendre. Je pense par exemple à l'effort persévérant mené à Paris par un Jean Daujat.
La théologie et les sciences sacrées, on ne saurait trop le redire, ne sont pas, ne sont en aucune façon, de droit le monopole des clercs et des prêtres, ni des hommes à l'exclusion des femmes ([^39]).
Et il est bien souhaitable qu'*en fait* les études sacrées soient de plus en plus cultivées par des laïcs pour qu'ils puissent aider les prêtres et les évêques à faire connaître la doctrine de l'Église.
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Quel profit ne pouvaient ou ne pourraient tirer des clercs, des séminaristes, des prêtres, des évêques, de conférences ou de cours donnés par un Maritain, un Gilson, un Tresmontant (depuis qu'il a si bien compris que la révélation judéo-chrétienne implique une métaphysique et ne peut s'accommoder de n'importe quelle philosophie).
Qu'il y ait des problèmes délicats à résoudre, c'est clair, mais ce sont problèmes de pure discipline canonique (ou même para-canonique, ou infra-canonique) d'une part, et, d'autre part problèmes de compétence suffisante acquise, constatable, constatée, pour qui assume de lui-même, ou est prié d'assumer un rôle de guide, d'orienteur de la prière collective, de l'étude sacrée, etc.
Paul Péraud-Chaillot.
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### Les visions de sainte Perpétue
*La prière pour les morts\
aux premiers siècles*
par Louise ANDRÉ-DELASTRE
#### Le journal d'une condamnée à mort
« *Au milieu de ma prière un nom s'échappa, le nom de mon frère Dinocrate,* (*mort depuis plusieurs années*)*. Comment avais-je pu l'oublier ? Je compris* (...) *qu'il me fallait intercéder pour lui. A son intention j'adressai au Seigneur d'abondantes prières mêlées de larmes.* »
Dans la pénombre infecte de la prison, Vibia Perpetua referme ce soir ses tablettes. Elle vient, sans le savoir, de nous donner l'un des plus anciens témoignages que nous ayons de la prière catholique pour les morts.
Nous sommes à Carthage, en Afrique romaine, en 203. Un édit de Septime-Sévère, récent autant qu'inattendu, vient d'interdire sous peine de mort de se faire chrétien et de faire des chrétiens ; pour l'avoir bravé, cinq catéchumènes de la petite ville de Thuburbo, Minus ont été arrêtés. Loin de se rétracter, ils ont profité d'un régime bénin de liberté surveillée pour se faire baptiser. Rien ne les sauvera plus. Avec leur catéchiste qui, absent au moment de l'arrestation, s'est dénoncé pour les rejoindre, ils attendent à présent, dans la prison proconsulaire de Carthage, la mort par les bêtes dans l'amphithéâtre, lors des prochains jeux.
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Tous jeunes, les six sont de conditions très différentes deux esclaves, Revocatus et Félicité qui, pour l'aggravation de ses souffrances, se trouve enceinte ; deux hommes de milieu modeste Saturninus et Secundulus ; le catéchiste Saturus, qui semble un peu plus âgé, plus instruit et d'une forte personnalité ; enfin, de noble condition, mariée et mère depuis peu, Vibia Perpetua -- Perpétue.
Elle est sans contredit la plus remarquable du groupe. Belle et fière, toujours maîtresse d'elle-même dans sa brûlante ferveur, elle en impose aux juges, aux gardiens, à la foule ; elle galvanise ses compagnons de lutte. Elle concrétisera, pour la postérité chrétienne, les traits mêmes de l'héroïsme féminin.
Instruite, apparemment habituée à manier le stylet, elle s'est mise à noter au jour le jour les épisodes de sa captivité. Parmi les visiteurs de la prison, un ami de choix (on pense que ce fut Tertullien) recueille l'une après l'autre les précieuses tablettes. Un jour proche il y déchiffrera ces mots bouleversants dans leur simplicité : « *Maintenant, écrive qui voudra ; pour nous, nous allons au Seigneur.* » Fidèle à la mission tacitement confiée, il ordonne alors, complète, publie ces notes, laisse à la chrétienté ce « chef-d'œuvre de la littérature hagiographique » comme s'exprime encore la critique moderne, qu'est la PASSION DE SAINTE PERPÉTUE ET DE SAINTE FÉLICITÉ.
Perpétue y relate d'abord leurs souffrances communes, la mise aux fers, les interrogatoires et, pour elle, les assauts de son père païen qui veut la faire apostasier, sa joie lorsqu'on lui apporte son bébé, sa peine lorsqu'on le lui reprend. Elle note la mort de Secundulus dans la prison et l'accouchement douloureux de Félicité, avec le mot sublime de cette esclave au gardien qui la raille : « *Aujourd'hui je gémis parce que c'est moi qui souffre, mais dans l'arène un Autre souffrira pour moi parce que, moi, je souffrirai pour lui.* »
A côté de ces faits, Perpétue note ses visions, car elle en a, et Saturus aussi. Ces charismes étonnent les chrétiens entachés de rationalisme que nous sommes ; ils paraissaient normaux dans les premiers siècles de foi. Qu'on les veuille réduire aujourd'hui à des songes nocturnes ou au résultat du choc psychologique dû à l'approche du martyre, peu importe ; Dieu se sert de tout pour aider les siens. Il veut même que, plus de dix-sept siècles écoulés, le message de Perpétue nous transmette encore les assurances les plus consolantes sur l'au-delà.
#### Visions de paradis
La jeune femme se voit une première fois gravissant une échelle de bronze aux montants hérissés de dards et de tranchants. Du sommet où il est déjà, Saturus l'encourage, tandis qu'au bas un dragon menaçant s'efforce d'empêcher son ascension.
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Elle parvient enfin en un clair jardin. Un berger y trait ses brebis ; jeune, il a cependant des cheveux de neige. Il accueille Perpétue, lui offre une bouchée de lait caillé qu'elle reçoit dans ses mains. -- « *Je la mangeai, et les assistants dirent* « *Amen* »*. Au bruit de leurs voix je m'éveillai, mâchant encore quelque chose de doux.* »
Cette double image annonçait clairement le supplice et son lendemain lumineux, le paradis. Selon le symbolisme des premiers siècles, nourri de l'Apocalypse, le ciel y apparaît comme une prairie en fleurs et le Christ comme un jeune homme aux cheveux blancs, Celui pour qui les années ne comptent pas. La manducation du fromage céleste rappelle les rites eucharistiques du temps ; comme toujours dans l'Église primitive, l'idée de l'eucharistie reste inséparable de celle de la survie, de la résurrection.
Saturus, lui aussi, se verra transporté par des anses, avec Perpétue, dans un jardin dont les fleurs et les feuilles des arbres tombent doucement sur eux, évocation de ces verdures que la foule, au cirque, faisait pleuvoir sur les vainqueurs. Au milieu de ses élus, le Seigneur les accueille et les caresse, adolescent aux cheveux blancs, toujours. « *Etes-vous contente ?* » demande Saturus à sa compagne et elle, avec un enjouement qui est bien dans sa nature : « *Oh ! oui, Dieu soit béni. Sur terre j'étais gaie ; je le serai encore bien plus ici.* »
Toutes les visions ne sont pas aussi riantes. C'est ainsi que, toute une nuit, Perpétue -- changée en homme -- se voit lutter dans l'arène contre un affreux Égyptien (personnification du diable, pour ces Carthaginois). Un arbitre, de taille et de beauté extraordinaires -- le Christ encore -- lui montre la palme de la victoire. L'Égyptien terrassé, il la lui remettra, avec le salut des chrétiens : « *La paix soit avec toi, ma fille.* » -- « *Je compris,* écrit Perpétue, *que j'aurais à combattre non pas contre les bêtes, mais contre le diable*. » Elle pouvait comprendre aussi que la victoire était assurée.
#### L'enfant qui ne pouvait pas boire
Combien plus troublante devait être la vision de ce jeune frère dont le souvenir avait surgi dans sa prière.
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« *Il sortait d'un endroit ténébreux où les foules se pressaient ; il avait très chaud et grand'soif. Vêtu de haillons, le teint livide, il portait au visage la plaie qu'il avait en mourant. Dinocrate était mon frère, mort à sept ans d'un cancer à la face... C'est pour lui que j'avais prié. Entre lui et moi était un si grand trou que nous ne pouvions pas approcher l'un de l'autre. Là où était Dinocrate se trouvait un bassin plein d'eau dont la margelle dépassait la taille de l'enfant. Il se haussait vainement pour essayer de boire...* »
La foi de Perpétue lui interdit pourtant de rester sur cette vision désolante. « *Je compris que mon frère souffrait, mais j'avais la conviction de pouvoir l'aider dans sa souffrance. Je priai pour lui tous les jours, implorant dans mes larmes qu'il me soit accordé.* »
Ici, deux questions se posent à nous. La première, aussitôt surgie : Quelles fautes un jeune enfant comme Dinocrate pouvait-il avoir à expier, dont sa cruelle maladie n'avait même pas suffi à lui faire remettre la peine ? Saint Augustin a tenté de répondre, mais avec son habituelle sévérité pour l'enfance, il ne nous satisfait pas ; ce propos d'ailleurs n'est point de notre sujet. L'intérêt de cette vision et des quatre autres que relate la *Passion* de Perpétue est surtout illustrer les croyances des premiers chrétiens sur l'au-delà. Sur les défunts, que savait-on ?
#### Croyances des premiers siècles
Ce qu'avait appris sur ce point une baptisée de souche récente comme Perpétue devait être encore assez flottant. Les chrétiens de son temps en sont toujours à déchiffrer la Bible et le message du Christ, ce que tant de siècles ont fait pour nous et que nous n'avons même pas terminé ! Ils doivent aussi se dégager de leurs antécédences juives et des coutumes païennes dont toute leur vie sociale est imprégnée. Ne nous étonnons donc pas de l'aspect trop « naturel » au sens strict du mot, de l'au-delà de Perpétue : le savant Tertullien, son maître, vraisemblablement -- n'enferme-t-il pas encore les défunts dans un lieu vague qu'il nomme *hadès*, comme les païens, alors que dans le même traité (*De anima*), il nous montre cependant l'âme « extraite de son amas de chair » ! qui « bondit vers la pure lumière » ? Toutes ces hésitations, ni les livres de l'Ancien, ni ceux du Nouveau Testament ne semblent s'être souciés vraiment de les éclairer, comme si Dieu voulait à la mort laisser son mystère et à notre confiance en sa justice et sa bonté tout son mérite.
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Aux temps bibliques anciens, « se coucher avec ses pères » et n'être pas séparé de son peuple était la récompense attendue par le juste. Moïse, avec la loi et les sanctions, fait prendre conscience du péché ; de plus en plus s'établit la notion d'une responsabilité personnelle, entraînant celle d'une rétribution personnelle aussi. Cette rétribution n'étant pas toujours donnée sur la terre, la mort apparaît comme l'accès à l'immortalité, où sera rétablie toute justice. Les païens eux-mêmes ont cette idée du jugement et d'épreuves à traverser pour parvenir à la félicité. La *mangeuse* égyptienne tapie devant le trône d'Osiris est sœur du *Léviathan* biblique qui prétend interdire aux morts l'accès du séjour bienheureux ; ils deviennent le dragon que nous avons vu au pied de l'échelle de Perpétue et tous nous les appelons « le liable ». Le *shéol* de l'Ancien Testament, l'*hadès* des Grecs et *les enfers* des latins ne désignent guère qu'un même lieu d'attente morne où se groupent indifféremment bons et méchants.
Gardien de la Révélation, le peuple Juif approchera normalement plus que les autres de la vérité, et 150 ans avant la venue du Christ, nous voyons Judas Maccabée faire célébrer un sacrifice pour ses combattants morts en état de péché (2M 12, 43-45), témoignage éclatant de sa foi en la résurrection, en l'efficacité du suffrage des vivants pour les défunts, peut-être déjà en une sorte de purgatoire.
A notre déception Notre-Seigneur ne donnera pas de lumières explicites sur l'au-delà. Il lui suffit de mettre l'accent sur la résurrection et l'immortalité personnelles, qu'annonce et garantit sa propre résurrection.
Au début du III^e^ siècle, on sait que l'expiation offerte par le Christ ne dispense pas l'homme d'une satisfaction personnelle pour les fautes commises après le baptême et pardonnées par la pénitence ; mais où et comment s'opère cette satisfaction ? Que deviennent les âmes séparées de leur corps en attendant leur purification ? Des docteurs comme saint Justin, saint Irénée et Origène hésitent encore. Tertullien pense, et beaucoup avec lui, que ces âmes, groupées en « un lieu caché », connaissent déjà peines ou récompenses, qu'elles reçoivent en quelque sorte des arrhes sur leur condition future. De là à tenter de les soulager, il n'y a qu'un pas. Déjà dans Saint-Paul (2 Tim. 1, 18) apparaît une indication de la prière pour les morts, et dès le deuxième siècle est mentionnée l'offrande du saint-sacrifice en leur faveur. L'Afrique, ici, prendra la tête ; Tertullien donne comme habituelle la pratique d'offrir l'eucharistie pour les défunts le jour de leur inhumation et de leur anniversaire. Par la suite saint Cyprien, saint Jérôme et saint Ambroise feront progresser la doctrine des fins dernières et saint Augustin l'éclairera de façon presque définitive.
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Toute fixation d'un dogme implique une longue croyance antérieure : lorsqu'aux conciles de Lyon en 1274, de Florence en 1439 et de Trente en 1563, l'Église se prononcera sur l'état des âmes séparées et particulièrement sur le purgatoire, elle s'appuiera, on le voit, sur une longue tradition.
#### La prière exaucée
Comme par une attention délicate de Dieu, elle se sut exaucée le jour même que la mise aux fers lui apportait -- et à ses compagnons -- un surcroît de souffrance.-- « *Ceci me fut montré. Je vois le même lieu qu'auparavant, mais Dinocrate était propre, richement vêtu,* « *rafraîchi* »*. A la place de sa plaie, je vois une cicatrice. Le bassin dont j'ai parlé avait sa margelle abaissée jusqu'à la ceinture de l'enfant et il y puisait de l'eau sans arrêt. Sur la margelle, une coupe d'or remplie d'eau. Dinocrate s'approcha et se mit à boire ; la coupe ne diminuait pas. Une fois désaltéré il partit jouer comme un enfant, tout heureux... Je compris qu'on lui avait remis sa peine*. »
Sans revenir sur le côté trop « naturel » de ce bonheur dans l'au-delà, ne voudrait-on pas s'arrêter au tableau ravissant de cet enfant heureux. Seule une femme, une jeune mère surtout, pouvait le brosser ainsi, sans omettre le détail si juste du petit oubliant sa peine sitôt que soulagé et retournant à ses jeux en gambadant... Mais il est temps pour les confesseurs de jouir à leur tour des joies célestes.
Ils sont prêts. La famille de Perpétue a pris son fils et son secrétaire occasionnel a recueilli ses notes. A la prière de ses compagnons, navrés de laisser derrière eux « une si bonne amie », Félicité a obtenu la grâce d'accoucher prématurément. Elle met au monde une fille, qu'une chrétienne emporte chez elle. Déjà Secundulus est mort ; déjà, lorsque souffle le vent d'ouest, l'écho parvient jusqu'aux captifs du cri des bêtes qu'on amène à l'amphithéâtre.
Le 7 mars 203 sonne l'heure du combat. Les hommes tombent les premiers, le catéchiste Saturus défendant jusqu'au bout les droits de Dieu. Les deux jeunes mères sont lancées en l'air par une vache furieuse, mais toute à l'extase, Perpétue ne l'a pas senti. Elle n'a qu'un souci en se relevant : refermer, par pudeur, sa tunique déchirée, puis secourir Félicité, étendue sur le sol. Il faudra le glaive pour venir à bout de ces faibles femmes ; encore Perpétue devra-t-elle guider la main tremblante du bourreau. « Peut-être, note « rédacteur de la « Passion », *une telle femme ne pouvait-elle mourir autrement... Il fallait qu'elle consentît.* »
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Nous ne pouvons donner ici le détail de cette histoire admirable et *authentique*, à l'encontre de tant de pieuses légendes : elle a été reprise récemment ([^40]). De sainte Perpétue, l'Africaine, nous voulions surtout recueillir un exemple et un témoignage : l'exemple du plus total oubli de soi en faveur de la souffrance d'un autre, le témoignage de sa foi dans l'efficacité de la prière et des mérites offerts pour les défunts.
> « *J'avais la conviction de pouvoir aider mon frère* »
écrit cette chrétienne de fraîche date à l'aube du III^e^ siècle, et Dieu daigna lui donner l'assurance qu'elle ne se trompait pas. L'Église nous verse encore la même assurance et le même espoir. Malgré les incertitudes où elle nous laisse encore *dans le détail* sur l'état des âmes séparées de leur corps, elle n'a jamais cessé de nous redire qu'il est « bon, saint et salutaire de prier pour les morts ». Nourris de sa jeune sève, ses martyrs d'il y a plus de 1700 ans le savaient déjà.
Louise André-Delastre.
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### Le premier Adam en qui tous ont péché
par R.-Th. CALMEL, o.p.
I. -- *Les définitions du Concile de Trente*. Réponse à deux objections : l'une tirée de la primauté du Christ, l'autre d'une certaine science paléontologique. En quel sens le péché originel est réellement péché. Précisions sur les blessures qui font suite au péché originel.
II\. -- *La création du premier homme et l'état de justice originelle*. Ce que laisse entendre la Genèse ; caractère historique de la Genèse, mais récit historique d'un type particulier : de là une certaine latitude d'interprétation au sujet par exemple de l'origine du corps de l'homme, de la création de la première femme, de l'arbre de la science du bien et du mal. Limite des sciences paléontologiques. « O felix culpa. »
*Indications bibliographiques*.
AVONS-NOUS le droit de dire : tout homme qui vient en ce monde y vient comme pécheur ? De ce petit être d'un jour, tranquille et rayonnant dans son berceau auprès du lit de sa mère, avons-nous le droit de dire : c'est un pécheur ? Est-il vrai que l'âme de tout enfant, avant la régénération par le baptême, se trouve en état de péché, même si l'enfant est né de parents chrétiens, même avant d'avoir accompli personnellement aucun acte mauvais ?
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Nous avons le droit de le dire puisque c'est une vérité de notre foi ; et notre foi est précise, définie et absolument certaine. Oui, cet enfant avant son baptême, est marqué par un péché, non pas du même ordre que le péché commis personnellement, mais un péché quand même, un péché transmis et personnellement contracté.
D'un autre point de vue est-ce qu'on a raison de nous enseigner, lorsque nous commençons à prendre conscience des conflits intérieurs qui nous déchirent et nous humilient, ou lorsque nous éprouvons les premières morsures de la douleur, ou lorsque nous comprenons pour la première fois la signification inexorable de ces mots terribles : mort, enterrement, cimetière, est-ce que l'on a raison de nous enseigner, en termes équivalents : « la mort, la souffrance et les convoitises naturelles de droit sont, *en fait,* la suite d'un péché. Ce sont les conséquences affreuses d'une première faute et ces conséquences, malgré la réparation et la victoire du Christ perdurent en vue de nous unir à lui et de triompher avec lui ? »
On a raison de nous enseigner tout cela, puisque telle est la doctrine qui nous vient de Dieu par son Église, la doctrine définie au Concile de Trente.
Nous sommes sûrs de Dieu qui ne peut ni se tromper ni nous tromper, dans les mystères qu'il nous a révélés et qu'il nous enseigne par son Église. En particulier les mystères surnaturels sur l'origine et la condition de notre nature nous les tenons pour indubitables et irréformables, pour intelligents et d'une convenance souveraine.
Sans doute faudra-t-il expliquer, avec la théologie, en quoi la condition présente de l'homme n'est pas « naturelle » à l'homme, avec la souffrance, la mort, les convoitises
*Et cet arrière-goût pour l'ordure et la fange*
*et de faire le mal par les moyens qu'il peut.*
Mais avant d'entreprendre aucune explication sur notre état de chute et de rédemption il faut commencer par le reconnaître comme vérité de foi.
« Qu'il soit anathème celui qui ne confesse pas la vérité suivante : Adam le premier homme avant transgressé dans le Paradis le précepte de Dieu, a perdu immédiatement la sainteté et la justice dans laquelle il avait été constitué ; il a encouru par l'offense de cette prévarication la colère et l'indignation de Dieu
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-- et par le fait même la mort dont Dieu l'avait menacé auparavant, et avec la mort la captivité sous la domination de celui qui possède, depuis ce moment, l'empire de la mort, c'est-à-dire le diable (Hébreux, II, 14) ; Adam par l'offense de cette prévarication a éprouvé un changement qui l'a réduit à un état inférieur du point de vue de son être tout entier ; dans son corps et dans son âme. »
« Si quelqu'un dit que la prévarication d'Adam n'a été préjudiciable qu'à lui seul et non pas à sa descendance, et que la sainteté et la justice qu'il a perdues il les a perdues uniquement pour lui et non pas aussi pour nous ; ou si quelqu'un soutient qu'Adam, souillé par ce péché de désobéissance, a transmis seulement la mort et les peines corporelles à tout le genre, humain et non pas également le péché, qui est la mort de l'âme, que celui-là soit anathème. Il est en effet en opposition avec l'Apôtre qui déclare : « Par un seul homme, le péché est entré dans le monde et par le péché la mort, et ainsi la mort est-elle passée à tous les hommes du fait qu'en lui tous ont péché (Rom. V, 12). »
\*\*\*
Je vois s'élever déjà deux grandes objections : celle d'une interprétation erronée de la primauté du Christ ; ensuite la revendication d'une certaine science paléontologique faussée par le teilhardisme.
Jésus-Christ suffit, nous dit-on, et qu'allez-vous chercher encore le péché originel pour expliquer la condition humaine ? Que faites-vous de la primauté de Jésus-Christ ? Un grand mystère domine la Révélation et il n'y en a point d'autre : celui du Verbe de Dieu incarné. Laissez tomber ces questions ou plutôt ces fables de fruit défendu, de désobéissance primordiale, de péché transmis et de châtiments héréditaires. Tenez-vous en à Jésus-Christ.
L'objection est spécieuse car c'est bien le mystère du Verbe incarné, mort et ressuscité pour nous, ayant fondé l'Église et envoyé l'Esprit Saint qui domine la religion chrétienne. Mais est-ce que ce mystère fait disparaître les autres ? Non. Il les illumine. Les autres mystères reçoivent de celui-là leur intelligibilité dernière, bien loin d'être abolis ou volatilisés.
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C'est ainsi, par exemple, que la réflexion sur les abaissements de Jésus-Christ nous permet de mieux comprendre les divers aspects du mystère de l'Église qui est « le Royaume de Dieu pérégrinal et crucifié » ([^41]). D'une façon générale, parmi les mystères de notre religion ceux qui incluent le péché, à un titre ou à un autre, s'éclairent d'autant mieux par l'Incarnation rédemptrice que celle-ci ne serait pas accomplie sans péché à réparer ([^42]).
Mais précisons davantage le rapport de l'Incarnation avec le péché. Voyons bien que le Verbe s'est fait chair non seulement pour enlever tous les péchés personnels, mais d'abord pour expier le péché de notre race, péché originel qui affecte chacun de ceux qui sont engendrés dans la race humaine. Cette précision importe d'autant plus que, de nos jours, on a trop tendance à considérer l'Incarnation uniquement du point de vue des péchés personnels. Or cela n'est pas conforme à la doctrine de l'Écriture, notamment de l'Épître aux Romains au chapitre cinquième. Saint Paul affirme que le Fils de Dieu a versé son sang pour guérir les hommes à la fois des péchés commis par un chacun et du « péché de nature » transmis à tous par un seul.
Du reste, faisons un moment l'hypothèse qu'il n'existerait pas de « péché de nature », que les hommes ne connaîtraient d'autre péché que personnels, comment penser, dans ce cas, que tous seraient tombés dans le péché, que pas un seul ne se serait maintenu dans l'innocence ? L'hypothèse de l'universalité du péché sans qu'il y ait péché originel n'est pas absolument inconcevable, elle est pourtant bien difficile à admettre. Et surtout elle est contraire à la Révélation qui nous apprend que Jésus-Christ est mort pour tous parce que tous nous sommes pécheurs et que nous le sommes premièrement en vertu du péché qui nous a été transmis dans notre génération même.
Le genre humain se trouvant de la sorte coupable dans son universalité et séparé de Dieu, nous arrivons à mieux saisir la convenance de l'Incarnation ([^43]) du Fils de Dieu, encore qu'elle soit infiniment gratuite. Puisque, en effet, tous les enfants d'Adam, absolument tous à l'exception de la Vierge Marie, naissent en état de péché, nul d'entre eux n'est capable, par lui-même, d'expier et de satisfaire pour son prochain, nul d'entre eux ne se trouve apte à réparer « l'universel péché ».
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Sans doute Dieu, dans sa miséricorde et sa toute-puissance, pouvait ne pas nous imputer le péché et nous rendre la grâce sans nulle satisfaction. Mais cette façon de faire, qui n'est pas absurde, ne serait certainement pas à l'honneur de l'homme. Dieu considérerait comme rien l'offense qui est faite à son infinie sainteté. L'homme de son côté, n'aurait pas à prendre sur lui-même pour expier une faute dont il est cependant responsable. Cela ne convient pas, à moins de dire que la sainteté de Dieu n'est pas mise en cause par le péché de l'homme et que nos actes n'ont pas de consistance. En réalité le seul mode de réconciliation qui convenait *pleinement* à Dieu et qui honorait l'humanité c'est celui que le Père a choisi dans sa miséricorde absolument libre : l'Incarnation rédemptrice de son propre Fils. Il est par là visible que, si la réconciliation est réalisée, c'est parce que l'homme, en la personne divine du Fils de l'homme, a satisfait en plénitude. Et même la satisfaction est surabondante et dépasse la gravité du péché ; car le premier Adam qui a péché et infecté la nature chez tous les hommes, n'est pas plus qu'une créature humaine, et nous aussi ne sommes que simples créatures, mais le nouvel Adam qui à réparé pour tous est le Fils de Dieu en personne, le Verbe fait chair.
A ceux qui nous disent équivalemment : Parlez-nous de Jésus-Christ ou de l'Église mais faites-nous grâce de considérations sur le péché originel, nous répondons : Certes, c'est bien de Jésus-Christ que nous voulons par-dessus tout nous entretenir, mais afin que notre entretien soit juste et véridique nous ne pouvons éviter de remonter au péché originel. Et même si nous remontons au-delà, à la source cachée d'où tout dérive, au conseil divin qui a voulu l'Incarnation du Verbe et sa mort rédemptrice, il nous est révélé que Dieu les a voulues à cause du péché qui affecte l'humanité entière, à cause du péché d'Adam et non seulement à cause des péchés personnels de chacun de nous. L'Église nous le redit chaque année dans le cantique jubilant de la nuit pascale : *O certe necessarium Adæ peccatum quod Christi morte deletum est. O felix culpa*...
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C'est en regardant le Christ que nous serons sauvés, en le regardant avec foi (*videbunt in quem transfixerunt*) et non pas en fixant nos yeux sur Adam pécheur. Mais ce Jésus vers lequel se lèvent nos regards, vers qui monte notre supplication, nous enseigne lui-même par son Apôtre qu'il nous a sauvés du péché d'Adam, et non seulement des péchés personnellement commis ; il nous dit encore par son Église que la concupiscence et la mort nous viennent du péché de notre premier père, loin d'être simplement naturelles ; si elles nous sont laissées, même après que nous avons été régénérés *par le baptême dans sa mort,* c'est en vue de triompher en lui, afin que sa victoire, loin de nous être appliquée du dehors, soit actualisée dans nos sacrifices.
Ainsi le péché originel non seulement n'est pas le dogme central de notre religion mais il n'est pas, si l'on peut ainsi parler, à égalité avec le dogme de l'Incarnation rédemptrice, comme une sorte de deuxième pôle de gravitation, aussi important que le premier ([^44]). Il n'y a pas deux pôles de la religion : le premier Adam et l'Adam nouveau ; il n'y en a qu'un seul qui est Jésus-Christ le nouvel Adam. Il reste que sans la faute du premier Adam, le Verbe de Dieu ne serait pas venu parmi nous ([^45]) et n'aurait pas assumé une nature sujette à la mort et à la souffrance. De même, du fait du péché d'Adam, le statut de la grâce est-il profondément changé. Sans doute la grâce est-elle toujours élevante pour nous autres comme pour Adam, -- (élevante à l'ordre surnaturel) -- mais en outre elle est, pour nous autres, guérissante ; de plus, elle nous incline à porter la croix, ce qui n'aurait pas eu de sens dans la condition adamique ; enfin cette grâce élevante et guérissante fait de nous le corps mystique du Verbe incarné, nous ennoblit au point de nous faire avec lui comme une seule *personne mystique* ([^46])*.* Et cela aussi est nouveau ; et le statut de la grâce conféré à Adam n'avait pas cette noblesse. -- En conclusion : un seul pôle de la religion chrétienne : le mystère du Christ ; mais il présuppose le mystère d'Adam et de la faute originelle.
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En ces auteurs qui, au nom du Christ et de son œuvre de vie, ne veulent rien savoir du péché originel et de ses effets de mort, on remarque une propension inquiétante à déformer cette œuvre de vie qui caractérise la Rédemption. Ils insinuent, ils laissent entendre que la Rédemption se ramène finalement à une force propulsive qui projette l'humanité vers des dépassements sans fin ; ou bien une sorte d'élément catalyseur qui active le prodigieux effort de transformation de la planète, qui va supprimer peu à peu les difficultés économiques et les guerres, ou bien fusionner les religions et les idéologies dans un christianisme sans frontières -- un christianisme qui ne formulera plus d'anathèmes pour le dogme et ne portera plus d'interdiction pour la morale. « Le péché originel, nous disent à peu près ces théoriciens visionnaires, est décidément bien loin derrière nous ; vieille légende, supportable tout au plus en des époques moins évoluées. Nous en sommes maintenant à une vision renouvelée de la religion et de l'humanité ; et le christianisme sort incroyablement agrandi de notre conception. »
Agrandi en rêve, mais aboli en réalité, car vous avez substitué le mythe du progrès aux vérités de la foi. Vous donnez de l'œuvre rédemptrice une interprétation qui la vide du surnaturel. Sans doute affirmons-nous nous aussi, que la Rédemption est un principe incomparable de progrès pour l'humanité, mais nous entendons ce progrès autrement que vous, nous le situons en premier lieu dans l'ordre surnaturel. Nous entendons que l'homme, du fait de la Rédemption, et à la condition de croire et d'être baptisé, est devenu capable de grandir toujours plus en perfection et sainteté, jusqu'au moment de sa mort. La possibilité nous est donnée de croire chaque jour dans le Christ Jésus, mais non pas cependant d'une manière non définie, modifiable selon le cours de l'histoire. Notre croissance se fait en conformité au Christ par insertion dans l'Église fondée une fois pour toutes, et le tout premier point de départ de ce progrès intérieur est nécessairement et pour tous la régénération surnaturelle à partir du péché ; pour nulle créature humaine (à l'exception de la Vierge Marie) le progrès dans la perfection ne commence à partir de la grâces et de la charité ; enfin, et à tous moments, ce progrès peut être manqué car nous demeurons tous radicalement défectibles et les plus grands saints répètent comme nous la demande du Pater *et ne nos inducas in tentationem*.
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Par voie de conséquence, en dérivation du progrès surnaturel, un certain progrès temporel réussit à s'inscrire dans les mœurs et les coutumes, mais ici encore le progrès est défini ; il est mesuré par le bien commun d'une société d'hommes pécheurs et rachetés ; de plus il est souvent bloqué par des régressions, et qui peuvent être effrayantes.
Parler de la Rédemption en termes de progrès sans commencer par dire clairement en quoi consiste ce progrès, c'est laisser dans l'ombre les biens surnaturels, ensuite le péché en général et le péché originel en particulier, enfin notre défectibilité radicale ; par suite c'est nous plonger dans l'illusion et ne plus donner un sens chrétien aux vocables chrétiens dont on continue, de se servir. On dirait qu'on n'a pas le courage, alors que l'on parle de Rédemption par le Christ, d'accepter à la fois la déchéance de notre condition et son ennoblissement merveilleux -- la déchéance, car la race entière est infectée en Adam et chacun de nous est coupable dans le premier père d'une faute transmise (sinon personnellement commise) ; l'ennoblissement, car Un de la Trinité a assumé notre nature et c'est à lui que nous sommes conformés si nous acceptons, dans la foi, l'application de ses mérites infinis. -- Que la foi nous donne le courage et la simplicité de voir notre nature dans la vérité surnaturelle de son état.
On connaît le mot de Baudelaire sur la *vraie civilisation ;* elle consiste, disait-il, « dans la diminution des traces du péché originel ». ([^47]) Mais Baudelaire n'était pas dupe de cette formule inadéquate. Il n'entendait pas que les traces du péché originel seraient réductibles de génération en génération, à tel point que, à mesure que les hommes se succèdent dans la durée, ces traces humiliantes auraient quelques chances de disparaître. Comme si ce péché n'était point propre à chacun de nous du fait même que nous venons prendre place dans la suite de l'humain lignage, quelle que soit l'époque où nous venions au monde et la qualité de la civilisation qui nous accueille. Ne prêtons pas à un écrivain aussi tragiquement réaliste que Baudelaire une conception du monde plus ou moins teilhardisée.
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Il voulait dire, par sa formule plutôt malheureuse, que le véritable progrès dans l'ordre des choses terrestres consiste en ce que la société s'édifie d'une manière conforme au droit naturel en régime chrétien ; s'il en est ainsi l'homme est aidé par les coutumes et les institutions à lutter contre les convoitises héritées du péché originel, il n'est point exposé à tomber victime du scandale institutionnalisé -- encore qu'il soit toujours à la merci de ses propres passions et des scandales individuels ; il se trouve dans des conditions normales pour remporter la victoire dans le Christ Jésus. Mais quelles que soient les chances de victoire, la lutte doit être reprise par chacun, et jusqu'à la fin du monde, et toujours à partir de ce même péché hérité du premier Adam.
\*\*\*
Ayant écarté l'objection d'une notion erronée de la primauté du Christ, examinons maintenant les prétentions d'une certaine science paléontologique plus ou moins gâtée par l'évolutionnisme teilhardien. Ce qu'était l'homme à l'origine, déclare en substance une paléontologie de cette espèce, nous avons fini par le découvrir grâce au perfectionnement de nos méthodes. Au termes de nos fouilles et de nos reconstitutions nous n'apercevons rien de grandiose, nous n'avons le pressentiment de rien de surnaturel. Simplement dans un passé très lointain nous apercevons les hommes « émerger d'un tâtonnement général de la terre » ([^48]). Il y a des millénaires de cela, la matière superbement féconde, d'une plasticité incroyable, toute imbibée d'esprit à l'état latent, a transformé en hommes les mammifères hominiens de même que, plusieurs millénaires auparavant, elle avait transformé en mammifères des animaux beaucoup moins évolués. Les premiers hommes encore mal dégrossis, prisonniers de leur gangue de bestialité, ont fait l'expérience tâtonnante de leur intelligence rudimentaire. Peu à peu leur volume cérébral s'est dilaté et ils ont avancé notablement dans la voie de la spiritualisation. Si maintenant, à l'ère où nous sommes arrivés, le summum du développement cérébral paraît obtenu, il reste cependant que l'homme demeure toujours lancé dans la direction d'une progression indéfinie de l'intelligence, qui doit aller de pair avec « l'amorisation ».
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Bientôt sans doute, nous allons *forcer le seuil d'une plus grande conscience* ([^49])*. --* Où voyez-vous dans tout cela quelque péché d'origine ? Que parlez-vous de faute transmise et de peines héréditaires ? La science paléontologique, aidée de son auxiliaire indispensable la vision teilhardienne de l'univers, ne nous apporte pas la moindre preuve du péché d'Adam, ni de cette vie mystique d'un ordre particulier, dénommée par les théologiens justice originelle et pas davantage de prétendues malédictions.
On nous assure donc que les hommes ont commencé avec le *pré-humain, se sont élevés jusqu'à l'humain, en attendant de bondir dans la direction d'un ultra-humain éblouissant* (**49**)*.* C'est impensable. La notion d'humain est quand même précise. Nous n'avons pas à faire à une fantasmagorie fluctuante, élastique et insaisissable. C'est parler pour ne rien dire que de nous présenter les premiers hommes comme du bétail en évolution. S'ils étaient hommes ils l'étaient avec les caractéristiques éternelles de l'humanité ; s'ils n'étaient pas hommes que nous importe ? -- Ou bien ils n'étaient pas hommes ; ou s'ils l'étaient, il faut dire que, malgré les balbutiements de leur technique et la constitution grossière de leur société, ils étaient nécessairement doués, comme nous-mêmes, d'intelligence métaphysique et de sens esthétique, ayant la notion de justice et de la loi, portés à l'adoration, capables, malgré la lourdeur des appétits charnels, d'un amour pur et désintéressé. Ils avaient beau ne pas être bénéficiaires comme nous d'un immense acquis de civilisation, les hommes de l'âge de pierre ou de l'âge du bronze étaient identiquement des hommes. La civilisation, qui est œuvre humaine, n'eût jamais été possible dans l'hypothèse insensée de premiers hommes qui auraient été des infra-humains. En des pages superbes et glorieuses Chesterton a orchestré cette vérité première ([^50]).
Nous estimons la paléontologie et nous apprécions ses découvertes. Nous demandons toutefois que si elle touche, comme c'est bien normal, à certaines questions suprêmes, elle fasse appel à la métaphysique, et même qu'elle accepte les lumières surnaturelles de la Révélation.
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Ou, si vous voulez, que le paléontologue se garde bien, au nom de sa spécialisation, d'imposer silence au bon sens philosophique spontané qu'il doit avoir comme tout un chacun ; et lorsqu'il se trouve en présence de faits paléontologiques qui demeurent inexplicables sans une âme immortelle, comme la sépulture des trépassés, l'outillage, les œuvres d'art, qu'il accepte alors de reconnaître, dans les premiers hommes, des êtres semblables à nous-mêmes, intelligents et religieux, livrés aux tentations et à l'angoisse, préservant au sein de quelle épaisse nuit la petite flamme d'une espérance invincible dans le Père des miséricordes. Mais surtout que le paléontologue, au nom de la recherche scientifique, n'ait pas l'outrecuidance de mettre en doute les données de la Révélation ([^51]). D'immenses équipes d'ouvriers dirigées par des spécialistes de la recherche peuvent remuer des quintaux de sable, explorer des abris sous roche par dizaine et par centaine, la paléontologie ne parviendra pas pour autant à la certitude sur les circonstances concrètes, disons plutôt sur la sublimité inouïe des origines de notre espèce. Pourquoi ? Parce que toute la science géologique et paléontologique demeure impuissante à atteindre un témoignage irrécusable sur notre commencement. Cela n'est pas dans ses moyens, cela échappe à ses méthodes. C'est par la seule Révélation que nous pouvons savoir les choses merveilleuses et tragiques qui se sont passées au point de départ de notre histoire, entre le Créateur et la créature humaine. Que la science paléontologique ne vienne donc pas quereller la Révélation qui est d'un autre ordre, mais que plutôt elle se laisse éclairer par sa lumière.
143:108
Au principe de l'espèce humaine, sur une terre sagement préparée, et toute foisonnante de fleurs et d'animaux, il n'y avait que deux témoins en état de connaître et de transmettre : le premier homme, -- qui n'a rien laissé par écrit, le Dieu très saint, -- qui a daigné nous parler et qui a fait consigner sa parole dans l'Écriture. La seule certitude que nous ayons nous vient de ce témoin infiniment sûr : Dieu lui-même. Sa Révélation est gardée infailliblement par l'Église de Jésus-Christ. Que nous a-t-elle rapporté ? Que l'humanité commence avec un seul homme et une seule femme et qu'ils furent constitués dans un état surnaturel, participants de la vie divine et comblés de privilèges. Que leur origine se contre-divise absolument à tout ce qui a précédé, aussi bien dans les cieux splendides des galaxies en formation que sur la terre incertaine des périodes géologiques. Parce que l'origine de notre histoire est située dans un mystère surnaturel Dieu seul en a la connaissance comme lui seul peut nous y faire accéder par la foi. -- Ce qui est vrai du mystère de la Trinité, de la vie intime de Dieu, est vrai proportionnellement des mystères surnaturels qui font dériver ad extra la sainteté de la vie divine. De sorte que le verset de l'Évangile au sujet de Dieu en lui-même peut être transposé et s'appliquer à l'état surnaturel dans lequel a commencé notre nature. De même que nous disons avec l'Apôtre bien-aimé : « Dieu, nul ne l'a jamais vu, mais le Fils unique qui est au sein du Père c'est lui qui nous l'a raconté » ([^52]), nous pouvons dire dans un autre ordre : « la naissance de l'homme, son état de justice originelle, son premier péché qui est passé à tous ses enfants, en un mot cet ensemble d'événements historiques situés dans le surnaturel, nul ne les a vus ; mais le Fils unique, par qui tout a été fait et qui nous a rachetés par sa Passion et sa croix, c'est lui qui nous a tout raconté ; il l'a fait dans les saintes Écritures, inspirées par son Esprit et gardées par son Église. » -- Il a parlé, écoutons-le. Le Concile de Trente ([^53]) nous a transmis sa parole avec toute la précision désirable.
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144:108
« Qu'il soit anathème celui qui ne confesse pas la vérité suivante : Adam le premier homme, ayant transgressé dans le paradis le précepte de Dieu, a perdu immédiatement la sainteté et la justice dans laquelle il avait été constitué ; il a encouru par l'offense de cette prévarication la colère et l'indignation de Dieu -- et, par le fait même, la mort dont Dieu l'avait menacé auparavant ; et avec la mort la captivité au pouvoir de celui qui possède, depuis ce moment, l'empire de la mort, c'est-à-dire le diable (Hébreux, II, 14) ; Adam par l'offense de cette prévarication a éprouvé un changement qui l'a réduit à un état pire du point de vue de son être tout entier, dans son corps et dans son âme. »
Il est donc enseigné comme étant « de foi que le premier homme a été primitivement élevé à un état de grâce et de justice où il échappait à la nécessité de mourir s'il restait fidèle au précepte donné par Dieu » ([^54]). Il est encore enseigné comme étant « de foi qu'Adam a transgressé le précepte divin et qu'il a aussitôt perdu sainteté et justice, encouru la colère de Dieu, la mort, et s'est trouvé tout entier placé dans un état inférieur à celui de sa première élévation ». Enfin le monogénisme est enseigné ([^55]) comme étant nécessairement impliqué en ces propositions de foi définie : il n'y a qu'un seul père et qu'une seule mère de tous les humains : Adam et Ève.
Ouvrons encore notre esprit et notre cœur à la Révélation divine sur nos origines, car elle continue de s'exprimer dans les autres définitions du Concile. « Si quelqu'un dit que la prévarication d'Adam n'a été préjudiciable qu'à lui seul et non pas à sa descendance, et que la sainteté et la justice qu'il a perdues il les a perdues uniquement pour lui, et non pas aussi pour nous ; ou si quelqu'un soutient que Adam, souillé par ce péché de désobéissance a transmis seulement la mort et les peines corporelles à tout le genre humain et non pas également le péché, qui est la mort de l'âme, que celui-là soit anathème. Il est en effet en opposition avec l'Apôtre qui déclare : « Par un seul homme le péché est entré dans le monde et par le péché la mort, et ainsi la mort est-elle passée à tous les hommes (par cet homme) en qui tous ont péché (Rom. V, 12).
145:108
Ainsi trois erreurs condamnées. Première erreur : le péché originel n'aurait eu de réalité qu'en Adam, mais en nous il ne serait rien. Or en nous aussi il est une terrible réalité. Nous aussi nous avons perdu la sainteté et la justice que nous devions avoir, du fait que Adam les a perdues. S'il n'avait pas péché, elles nous eussent été conférées, de sorte que « en Adam c'est à tous les hommes, c'est à la nature humaine ([^56]) que les dons du premier état avaient été conférés ». -- Seconde erreur : le péché originel se réduirait à la nécessité de mourir et aux peines corporelles. C'est faux, car c'est le péché lui-même qui est transmis ; le péché qui est la mort de l'âme. -- Enfin le Concile s'oppose à une troisième erreur, à une fausse interprétation du chapitre V de l'Épître aux Romains. Le Concile affirme que, dans ce texte, il s'agit bien du péché originel.
Voyons encore la suite de cette présentation, claire et détaillée, de la Révélation divine : « Ce péché d'Adam est unique par son origine et il est transmis à tous par génération, non par imitation, et il se trouve en chacun comme lui étant propre.
146:108
Qu'il soit anathème celui qui soutient qu'un tel péché puisse être enlevé par les forces de la nature humaine ou par un autre remède que par le mérite de l'unique médiateur, Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui nous a réconciliés à Dieu dans son sang, ayant été fait pour nous justice, sanctification et rédemption. De même qu'il soit anathème celui qui nie que ce même mérite du Christ Jésus ne soit appliqué aussi bien aux adultes qu'aux enfants par le sacrement de baptême, régulièrement conféré selon le rite de l'Église. C'est qu'en effet il n'y a pas sous le ciel d'autre nom que celui de Jésus qui ait été donné aux hommes dans lequel nous puissions être sauvés. (Actes, IV, 12.) De là cette parole : voici l'Agneau de Dieu, voici celui qui enlève les péchés du monde (Jo., I, 29). Et encore : Vous qui avez été baptisés vous avez revêtu le Christ. (Gal., III, 27.) »
Deux dernières précisions achèvent de tout mettre au point : l'une sur la nécessité de baptiser les petits enfants ; cette régénération leur est indispensable pour avoir part à la vie éternelle, même s'ils sont nés de parents chrétiens, car tout enfant contracte en Adam le péché originel. L'autre précision ouvre les perspectives les plus lumineuses sur notre condition de baptisés : il est affirmé d'une part que le péché est enlevé complètement ; d'autre part que la concupiscence demeure ; mais, encore qu'elle procède du péché et incline au péché, elle n'est point péché ; elle est laissée uniquement en vue de la lutte et de la victoire dans le Christ. « Si quelqu'un nie que la grâce, qui est conférée dans le baptême par Jésus-Christ Notre-Seigneur, ne remette la culpabilité du péché originel, que celui-là soit anathème ; et de même qu'il soit anathème celui qui soutient que ce qui a raison de péché proprement et véritablement n'est pas enlevé tout entier mais se trouve seulement rasé et non imputé. -- En ceux en effet qui sont renés, Dieu ne déteste plus rien parce qu'il n'y a nul sujet de damnation pour ceux qui vraiment ont été ensevelis avec le Christ par le baptême dans sa mort (Rom. VIII, 1) mais qui s'étant dépouillés du vieil homme et s'étant revêtus de l'homme nouveau qui a été créé selon Dieu (Éphés. IV, 22 et Col. III, 9) sont devenus innocents, immaculés, purs, sans tâche et chéris de Dieu, héritiers de Dieu, co-héritiers du Christ (Rom. VIII, 7), de sorte que rien désormais ne les retarde pour entrer dans le ciel.
147:108
« Que chez les baptisés la concupiscence demeure (ou le foyer du péché) ce saint Concile le proclame et le pense : cependant, laissée en vue de la lutte, cette concupiscence ne peut nuire à ceux qui n'y consentent pas mais la combattent virilement avec la grâce de Jésus-Christ ; bien plus, qui aura loyalement combattu sera couronné (II Tim. II, 5). Cette concupiscence à laquelle l'Apôtre donne parfois le nom de péché (Rom. VI, 12 suiv. 3) le saint Concile déclare que jamais l'Église n'a entendu lui attribuer ce nom de péché en ce sens que chez les baptisés elle serait vraiment et proprement un péché, mais en ce sens que venue du péché elle incline au péché. Si quelqu'un pense le contraire, qu'il soit anathème. »
Le dernier canon du Concile de Trente sur le péché originel réservait le cas de Notre-Dame. Et trois siècles plus tard l'Église achevait de s'exprimer sur la sainteté et sur le privilège initial de la Mère de Dieu. L'Église connaissait depuis toujours, dans le recueillement de sa foi, cette grandeur de Marie, mais elle devait l'expliciter seulement en 1854, en pleine période de rationalisme et lorsque les apparitions de portée mondiale avaient déjà commencé. L'œuvre de Trente sur le péché originel était ainsi menée à son terme par la définition *ex cathedra* de l'Immaculée Conception. Il devenait encore plus évident que le grand mystère de ce premier péché ne trouve sa lumière définitive que dans le mystère beaucoup plus grand de l'efficacité de la Rédemption par le Christ Jésus, efficacité qui éclate d'une manière éminente dans la préservation de Marie.
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Sans reprendre une à une les déterminations rigoureuses du Concile de Trente, si remarquable par la précision et la rigueur de la pensée et de la formule, nous nous attacherons à quelques points de capitale importance. Nous pouvons les exprimer comme suit : le péché commis à l'origine par le père, par l'unique père du genre humain, le péché d'Adam, passe inéluctablement en chacun de ses enfants par la génération, et il nous appartient en propre, de sorte que nous naissons tous coupables et pécheurs.
148:108
La souffrance, la mort, les convoitises qui paraissent naturelles sont en réalité, dans l'état actuel, le misérable effet, non pas d'une exigence de nature, mais du péché commis au commencement et dont nous avons hérité. Ce péché nous est pardonné par un unique moyen : la Rédemption du Fils de Dieu que nous applique le baptême. La rémission par le baptême est totale et absolue, mais non point telle cependant que soient restituées les prérogatives de la condition originelle ; au contraire nous restons toujours soumis à la nécessité de souffrir et de mourir et nous avons à lutter contre les convoitises et tous les scandales dont elles sont la source empoisonnée. Mais la souffrance et la lutte, les épreuves et les sacrifices ont changé de signe. Ces lourdes séquelles de notre humiliation sont situées en effet dans la lumière et l'espérance de la victoire, car elles nous sont laissées en vue d'une parfaite conformité à Jésus-Christ. *Si tamen compatimur ut et conglorificemur*...
Or, même après la rémission du péché originel, que ses tristes conséquences prennent une finalité de victoire pour celui qui croit à la Rédemption, cela paraît d'une convenance admirable. On comprendrait mal que le Christ ait réparé par la croix en nous ayant dispensé de porter avec lui notre croix. Ce que nous comprenons moins bien peut-être, ce qui risque de nous heurter dans les définitions de Trente, c'est l'affirmation catégorique que nous naissons pécheurs et, par le fait, coupables. Notre premier mouvement est peut-être de nous écrier : « Comment coupables ? Mais nous n'avons fait aucun mal. Et pourquoi serions-nous coupables d'avoir reçu la nature que nous avons reçue ? » Il faut répondre que nous ne sommes évidemment pas coupables d'être nés, mais que nul ne peut naître qu'il ne reçoive, personnellement, une nature séparée de Dieu, et de ce fait il se trouve lui-même séparé de Dieu, coupable et pécheur.
Adam détenait la nature humaine située dans un certain état ; c'est-à-dire surélevée par la grâce sanctifiante en telle sorte que celle-ci était déployée sur toutes les puissances par les dons préternaturels. Adam a fait déchoir la nature humaine ainsi surélevée ; il s'a séparée de Dieu ; il l'a découronnée et blessée, non seulement pour lui mais pour tous ses enfants. Désormais et pour toujours c'est une nature dans ce nouvel état qui sera transmise par génération.
149:108
Il faut ajouter que la solidarité, « la récapitulation » de tous dans le premier père est sans doute mystérieuse mais non pas impensable ni absurde. Dieu nous a révélé qu'elle est réelle ; réelle pour le péché comme elle l'aurait été pour la grâce. Elle serait impensable, cette solidarité dans le péché, si elle nous chargeait d'un péché du même ordre que les péchés personnellement commis, ayant le même genre de culpabilité, nous attirant le même châtiment : l'Enfer éternel. Cela n'est pas.
Voyons donc en *quelle façon* nous sommes constitués pécheurs par le péché originel et quelle est la nature de ce péché ([^57]) -- car c'est bien un péché -- (reçu mais non point commis par nous). La précision sur le mode du péché n'enlèvera pas évidemment le mystère ; elle montrera qu'il est pensable ; nous y serons plus intelligemment adaptés et avec une humilité plus grande ; loin de repousser le mystère ou de tenter de le supprimer nous essaierons d'y plonger avec intelligence.
Coupables nous ne le sommes pas au sens courant de ce terme et pour avoir commis personnellement un acte mauvais. Mais nous sommes coupables parce que notre volonté est privée de la grâce et détournée de Dieu, *alors qu'elle devrait tendre vers lui. C'est la privation d'une orientation que nous devrions avoir et une inclination mauvaise dont nous devrions être dépourvus.* Pour prendre une comparaison : le domestique du prince n'est pas coupable de mal gouverner le royaume, parce qu'il ne doit pas le gouverner ; mais le prince qui gouverne mal, lui, est bien coupable ; sa mauvaise politique est une privation qui ne devrait pas exister chez lui ; la mauvaise gestion qui serait comme innocente chez le domestique, est vraiment fautive chez le prince.
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Il est évident que le genre de culpabilité du péché originel ne se trouve que là. Partout ailleurs lorsque nous disons faute, culpabilité, offense, péché, nous faisons allusion à un acte personnellement commis. Ici nous désignons un certain état d'opposition à Dieu qui nous-est transmis ; transmis par génération, avant nulle intervention personnelle de l'enfant qui est affecté par cet état. Il reste que cet état lui est personnel ; qu'il atteint véritablement l'intime de sa personne et de sa liberté (à partir de la nature, à partir de la communication de la nature par génération). Il reste surtout ceci : encore qu'il soit indispensable, dans le cas du péché originel, d'entendre les mots péché, faute, culpabilité en un sens analogique (non pas acte commis mais état transmis et reçu) c'est bien réellement de culpabilité qu'il est question. L'état dans lequel un enfant commence d'exister est offensant pour Dieu. L'enfant n'est pas avec Dieu dans l'accord surnaturel où il devrait être avec lui. Et de ce fait il n'est même pas dans un état d'accord naturel.
Encore une précision. On peut concevoir un ordre de choses où l'homme viendrait au monde sans avoir la grâce, sans être avec Dieu dans le rapport infiniment gratuit d'une amitié surnaturelle, mais cependant sa volonté et ses forces naturelles seraient tendues droitement vers Dieu. Il aimerait naturellement par-dessus tout le Seigneur Dieu. Ce serait l'ordre des choses, purement fictif, et qui n'a jamais été réalisé, de la nature pure. Eh ! bien, tel n'est pas, et de loin s'en faut, l'ordre de choses actuel. Les enfants d'Adam ne viennent pas au monde avec une volonté orientée vers Dieu au moins naturellement, avec une âme qui serait (même lorsqu'elle repose encore dans le sommeil) dans un état qui la disposerait à préférer Dieu à toutes choses. Pas du tout hélas ! Dès que l'âme s'éveillera, dès son premier acte libre (excepté s'il y eut le baptême), elle ne s'éveillera pas dans un état de préférence de Dieu à toutes choses. Elle s'éveillera dans un état de privation de Dieu. -- \[Cependant elle aura tous les moyens de sortir de cet état misérable ; la grâce, méritée par la Passion du Christ, lui sera offerte aussitôt ; dès que l'enfant s'éveillera à la vie consciente et libre, il lui sera possible de ne pas s'enfermer, s'endurcir, par un consentement personnel, dans la privation de Dieu dont il a hérité, mais au contraire de s'élancer vers son Créateur et son Rédempteur, dans un grand mouvement de charité surnaturelle, par quoi il sera justifié ([^58]).\]
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Observons à ce propos combien est grande et sacrée la génération selon la chair. Sans doute l'héritage qu'elle transmet est bien lourd, mais la miséricorde qu'elle permet est infiniment plus grande que toute faute et toute misère ; car la génération charnelle permet à Dieu (si l'on peut dire) d'accomplir la régénération spirituelle. Sans doute par l'acte de la génération, même très honnêtement accompli, le péché originel est communiqué du fait que la nature est communiquée ; à cette transmission du péché les parents ne peuvent rien ; mais ce qui dépend d'eux c'est de donner la vie et par là de permettre le salut ; c'est de faire accéder des êtres nouveaux aux bienfaits magnifiques et sans nombre de la vie de la terre et du Ciel. Adam ne fit pas de faute, bien au contraire, de transmettre la nature humaine même pécheresse car il permettait par là la venue du Fils de Dieu rédempteur. La première faute qu'il avait commise il la transmettait en même temps que la vie, mais il avait la certitude qu'elle serait réparée en prévision des mérites du Rédempteur qui devait venir. Il ne dépendait plus de lui que sa première faute n'infectât point toute la nature humaine, mais il dépendait de lui que la nature humaine fut transmise en vue d'être sauvée. De sorte que cette génération qui dépendait de lui était un bien immense. Et voilà pourquoi, pour la fête de l'Épiphanie, au chant des matines, la liturgie dominicaine énumère la suite des générations qui préparent le Sauveur *qui fuit David, qui fuit Adam...*
Retenons bien que les enfants d'Adam, du fait du péché originel qui leur est transmis, étant détournés de l'amitié de Dieu qu'ils devraient avoir, étant privés de la grâce et de la vie surnaturelle qu'ils devraient posséder, en d'autres termes étant opposés à Dieu comme fin surnaturelle, ne peuvent pas aimer Dieu par-dessus tout, même naturellement.
152:108
C'est ici un point décisif des rapports entre la grâce et la nature. Lorsque la nature, ayant été élevée par grâce à la vie surnaturelle, se détourne d'une telle vie, offense ([^59]) Dieu mortellement, elle va par là même contre sa tendance foncière ; car ce n'est pas le vœu de la nature de refuser la grâce et de s'opposer à l'amitié surnaturelle ; dès lors du faits de ce refus de la grâce, du fait de ce péché mortel, la nature ne garde plus son orientation naturelle à aimer Dieu par-dessus tout. Du fait de refuser Dieu comme fin surnaturelle la nature le refuse même comme fin naturelle. Dans une âme en péché mortel non seulement Dieu n'est plus aimé surnaturellement, mais même naturellement il n'est plus aimé par-dessus tout. Il ne subsiste qu'une tendance inefficace et vaine à aimer Dieu en vérité. C'est pourquoi une âme en péché mortel est bien incapable d'observer toute la loi naturelle. Je ne dis pas incapable de manifester de la libéralité ou du courage, de la pitié ou de la piété, mais incapable d'aimer Dieu par-dessus tout et de se porter ainsi à la pratique de toute la loi naturelle, qui serait le signe d'un tel amour. Cette âme peut être affermie (et encore jusqu'à un certain point) par rapport à telle vertu particulière ; elle n'est pas affermie par rapport à Dieu sa fin suprême -- elle ne saurait l'aimer comme il demande à être aimé ; il est indispensable, pour y parvenir, qu'elle soit guérie et surélevée par la grâce.
Les enfants d'Adam venant en ce monde, comme détournés de l'amitié surnaturelle avec Dieu, ne sont même plus en état de l'aimer naturellement comme il convient. Ces vérités sont commentées par saint Thomas dans son traité de la grâce avec une force extraordinaire ([^60]). (Elles demandent pour être au moins entraperçues de nous représenter la grâce non pas comme un ajout plaqué sur la nature, ainsi que l'on adapte un fronton à un monument, mais bien comme une vie nouvelle (et infiniment sainte) qui vient sans doute du dehors, puisqu'elle vient de Dieu, mais qui pénètre et surélève notre vie au plus intime d'elle-même et dans ses tendances les plus fondamentales ; de sorte que nous ne pouvons perdre la grâce sans aller à l'encontre de notre nature, la fausser, la gâter, la déformer.)
153:108
En résumé, notre nature ayant été élevée à un état surnaturel ou bien se trouvera dans un état supérieur à elle-même (état de grâce) ou bien sera déchue dans un état inférieur à elle-même (état de péché). Mais de toute façon il n'y a pas, de fait, un repos au niveau de la simple nature. Il n'y a, de fait, pour la nature humaine, que l'état de grâce ou l'état de chute (de chute et de rédemption) ; il n'y a pas un état qui soit au niveau de la nature.
Cette distinction entre nature et état -- (soit l'élévation à l'état surnaturel, soit la déchéance de cet état et par là même la chute au-dessous de la nature) -- cette distinction classique est vraiment essentielle à la réflexion sur le donné révélé. Faute de l'avoir méditée on brouille tout et l'on ne sait plus de quoi on parle. (Il est absurde de penser que l'on puisse refuser Dieu selon la grâce et l'accepter selon la nature. Si cela était possible, la nature, en demeurant fidèle à sa tendance naturelle, pourrait refuser la tendance de la grâce. Cela ne serait pensable que si la grâce n'atteignait pas, ne pénétrait pas la nature dans sa tendance la plus foncière pour la surélever à l'infini. Cela ne serait pensable que si la grâce se plaquait sur la nature au lieu de la pénétrer et surélever. Ce qui est faux.)
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Ayant médité sur ce que représente un péché, non point commis personnellement mais reçu par génération, et cependant vrai péché (car il est privation dans l'âme et la liberté d'une orientation, d'une grâce et d'un amour qui devraient y être, et il est, comme conséquence, une orientation mauvaise qui ne devrait pas y être), après cet aperçu nous réfléchirons maintenant sur la souffrance, la mort et les convoitises. Rien de plus naturel semble-t-il à ce que l'animal raisonnable que nous sommes soit en butte aux misères et aux servitudes de l'animalité. Eh ! bien, et la Révélation divine ne nous laisse pas là-dessus le moindre doute, si nous sommes livrés à la douleur et à la mort, sujets aux emportements des passions inférieures, la raison suprême ne se tire de l'animalité encore que l'animalité appartienne à notre composé substantiel.
154:108
Sans doute cette raison existe, mais n'existe qu'en second lieu, par voie de corollaire, en vertu d'une raison plus profonde et surnaturelle ([^61]) ; si nous sommes mortels et si nous sommes entraînés par l'égoïsme et les passions, c'est parce que nous avons péché en Adam.
155:108
Tout composés que nous soyons de matière et d'esprit, nous étions destinés à ne pas éprouver la pesanteur de la matière ; c'est par suite du péché que nous sommes tombés sous ce joug. (Et ce joug nous est laissé même après le baptême afin d'être porté en union avec Jésus-Christ. « Venez à moi vous tous qui peinez et êtes accablés et moi je vous referai. -- Si quelqu'un veut venir après moi, qu'il se renonce, qu'il porte sa croix et qu'il me suive. »)
Il est facile de dire au poète qui perd la notion de la durée en écoutant le chant mystérieux qui se module en son âme, il est facile de dire à tous ceux qui trouvent anormal que la matière résiste aux pures invitations de l'esprit : « Ne vous prenez pas pour des anges. » La vraie sagesse serait d'observer que cette résistance de la matière aux mouvements de l'âme les plus beaux n'est pas absolument nécessaire, et qu'elle pourrait ne pas être, et que, de fait, à l'origine et par un privilège très convenable, nous en étions exempts. -- Mais pourquoi parler seulement du poète et du penseur comme si les privilèges préternaturels ne regardaient qu'une certaine catégorie ?
156:108
Ils valaient pour tous, au contraire, *comme la nature elle-même* surélevée par la justice originelle. Mais nous n'avons plus la nature dans l'état où nous aurions dû l'avoir. Voilà pourquoi nous disons : il n'est pas naturel que l'homme mange son pain à la sueur de son front, que les mères enfantent dans la douleur, que la flamme d'amour entre l'homme et la femme se mélange de telles fumées, que les cités terrestres traînent un boulet aussi pesant d'injustice et de comédie ; il n'est pas naturel enfin, selon la parole terrible de l'Écriture, que l'homme né de la poussière soit, après peu de jours, résolu en poussière. -- *Homo natus de muliere, brevi vivens tempore, repletur multis miseriis* et tout le reste du long gémissement de Job, que l'Église nous fait répéter aux matines de l'Office des morts.
Non la nécessité de souffrir et de mourir, et de porter deux hommes en soi, et d'être tenté par sa propre nature ([^62]), cette perpétuelle retombée sous des lois qui semblent dériver spontanément de la nature n'est pourtant pas une chose naturelle. C'est une peine, un châtiment, un effet du péché, la conséquence d'une faute.
On a beau nous dire que tant de bassesse, unie à un instinct de grandeur irrépressible, n'est pas une chose surprenante en des êtres composés de matière et d'esprit, ce mélange incroyable ne laisse pas de nous déconcerter. La tirade de Philinte ne parvient pas à calmer notre inquiétude :
Oui je vois ces défauts dont votre âme murmure
Comme vices unis à l'humaine nature,
Et mon esprit enfin n'est pas plus offensé
De voir un homme fourbe, injuste, intéressé,
Que de voir les vautours affamés de carnage
Des singes malfaisants et des loups pleins de rage.
Que le dramaturge tire des effets comiques du contraste toujours renaissant entre la placidité, la plate philosophie de Philinte et les fureurs d'Alceste, il n'en est pas moins le premier à savoir que la question du mal qui est en l'homme n'est pas résolue par le rire des spectateurs. Ce n'est pas aussi facile.
157:108
Et Molière avait éprouvé trop profondément les cruautés de la tragédie humaine dans son faible cœur dévoré de folle passion -- il était homme avec trop d'intensité, -- pour soutenir que la jalousie, la fourberie, la trahison sont pour les hommes une loi de nature exactement comme pour *les singes malfaisants et les loups pleins de rage*.
Les vices et les convoitises qui sont évidemment dans la nature de l'homme, la seule nature ne suffit pas pour en rendre raison. Comment se risquer à soutenir que l'explication apportée par la foi est inutile ou frivole et ne mérite pas d'être retenue ?
Et, pour sûr, nous sommes tombés beaucoup plus bas que nous n'aurions été dans l'état de nature pure, dont je Parlais tout à l'heure. Dans cet état fictif où l'homme se fût trouvé sans grâce ni privilège, mais ayant une volonté naturellement droite, inclinée à aimer Dieu par-dessus tout, il aurait éprouvé (puisqu'il n'aurait pas eu de privilège) la rébellion de la chair contre l'esprit, les conflits intérieurs provoqués par les passions non encore dominées, mais ces conflits auraient coexisté avec une juste orientation de l'âme vers Dieu, de sorte qu'ils auraient été en quelque sorte transparents, du moins tant qu'il n'y aurait pas eu de péché. Dans l'homme en état de péché, au contraire, ils coexistent avec la séparation de Dieu, ils en sont obscurcis et envenimés. Ainsi, après le péché nous sommes tombés plus bas, en ce qui regarde la volonté et les Passions, que nous ne l'aurions été dans un état naturel ; la nature qui refuse la grâce descend au-dessous de la nature. On ne saurait perdre la grâce sans être blessé. Comme dit la maxime des Pères et des théologiens, *spoliatus gratuitis, vulneratus in naturalibus*.
Cependant, aussi lamentable que soit notre état de déchéance, rendons grâces à Dieu comme nous y invite saint Paul. Sans doute, malgré la rédemption surabondante, les privilèges inouïs de notre premier état ne nous sont pas rendus, nous ne sommes délivrés ni des humiliations physiques, ni des humiliations morales beaucoup plus cruelles ; la mort nous est laissée et la souffrance et les conflits intérieurs ; mais du fait que la grâce nous habite, ces peines héréditaires deviennent dans le Christ des sacrifices sans prix. *Pretiosa in conspectu Domini mors sanctorum ejus, et tentatio et tribulatio et omnia hujusmodi*.
158:108
Nos peines et nos luttes étant assumées dans le Christ, dans le Verbe de Dieu incarné avec qui nous formons *comme une seule personne mystique* ([^63]), notre état présent est sûrement meilleur que l'état de justice originelle avec, ses privilèges et son harmonie. Car nous serions bien demeurés dans l'harmonie, mais sans le Christ Jésus. Et désormais nous sommes livrés aux conflits, mais avec le Christ Jésus ; et dans la mesure même de notre union avec lui nous accédons à une harmonie mystérieuse. *Pacem meam do vobis*. Et puis comment oublier les fonctions sublimes (comme celles de prêtre de Jésus-Christ) ou les états particulièrement beaux (comme celui des vierges consacrées) qui n'ont été possibles qu'à l'occasion du premier péché et de l'Incarnation rédemptrice qui l'a réparé ? Et tant d'autres biens qui surpassent les grands biens du paradis, et qui n'auraient pas existé sans l'occasion du péché originel. D'un très grand mal, Dieu (Dieu seul) a fait l'occasion d'un bien encore plus grand. *O felix culpa*... *Heureuse faute qui a mérité d'avoir un tel et aussi grand Rédempteur*.
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Que savons-nous de l'état de justice originelle qui fut premièrement celui de notre nature ?
Adam était sujet à l'épreuve comme nous, comme les anges eux-mêmes, car Dieu ne dispense pas la nature libre de mériter par un libre amour la béatitude céleste ; mais à la différence de ce qui se passe pour nous, l'épreuve était complètement extérieure ; mille voix intérieure, insidieuse, ou méchante, aucun sentiment trouble ne s'élevait du fond de son être sa sensibilité ne pouvait s'émouvoir que dans la lumière son intelligence communiait au vrai, dans un total oubli de soi ; son amour s'élançait droit vers Dieu, sans le moindre retard, sans le moindre détour et toutes ses puissances se pliaient harmonieusement à l'ordre de la charité.
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Vous n'avez plus connu ce climat de la grâce...
Et ce repos d'un cœur qui ne manque de rien,
Et qui se sait servi de toute éternité,
Et qui reçoit son maître et possède son bien
Dans une solennelle et tremblante unité...
Sans doute Adam était-il assujetti à la loi naturelle du travail pour faire servir au bien de l'homme toute créature inférieure ; mais comment traduire l'hymne fervent d'adoration qui accompagnait tout soin et tout labeur en ces temps bénis où la terre ne savait pas être ingrate, ne produisait pas encore des ronces ni des épines ?
Ce qui depuis ce jour est devenu la boue
Était alors le suc de la féconde terre.
Et nul ne connaissait la peine héréditaire.
Et nul ne connaissait la houlette et la houe.
Un terme était fixé au déroulement des jours terrestres du premier homme mais la terrible expérience de la mort lui était épargnée ; son corps n'aurait pas été livré en pâture aux vers du tombeau ; Adam serait entré corps et âme dans l'éternité de Dieu et dans sa gloire, aussi naturellement que l'ami, au terme d'un long voyage, va frapper à la porte de son ami et dès qu'il a perçu la voix désirée franchit le seuil, entre dans la maison et embrasse son ami avec tendresse.
Ce qui depuis ce jour est devenu la mort
N'était qu'un naturel et tranquille départ.
Le bonheur écrasait l'homme de toute part.
Le jour de s'en aller était comme un beau port.
Le premier homme et la première femme étaient unis par un vrai mariage, mais la composante charnelle de cet amour n'offrait pas à l'âme la moindre opacité ; cet amour avait beau inclure l'ordre conjugal, il était un écho tout à fait fidèle de l'amitié qui se noue entre les esprits purs.
Et le jeune homme corps était alors si chaste
Que le regard de l'homme était un lac profond.
Et le bonheur de l'homme était alors si vaste
Que la bonté de l'homme était un puits sans fond.
Et la première mère devait enfanter sans douleur des enfants qui seraient nés dans la grâce, ne portant pas en eux de péché, ni la moindre tendance mauvaise.
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En se multipliant les hommes se seraient organisés en société, ils auraient connu les inégalités, les différences de rang, la nécessité de commander et d'obéir inséparables de la vie sociale ; cependant les hiérarchies se seraient instaurées et imposées sans aucun poids d'injustice, sans le recours misérable aux faux-semblants et aux carnavals ([^64]) ; le temporel n'aurait rien su de la tentation sans cesse renaissante de dominer le spirituel ; le temporel et le spirituel auraient été exempts, chacun dans leur domaine, des conséquences du péché et de la loi de la croix. Il n'y aurait pas eu de guerre et pas davantage de peste ni de famine. -- Mais pourquoi poursuivre dans cette ligne ? L'évocation du bonheur d'Adam et de son mode de sainteté restera toujours déficiente, serait-ce dans le récit inspiré de la *Genèse* ou, à un tout autre point de vue, dans les strophes inoubliables de l'*Ève* de Péguy. L'expérience nous fait défaut, nous fera toujours défaut, d'un état d'innocence absolue et de vie surnaturelle sans la croix.
Comment imaginer l'état de justice originelle, la condition première d'Adam et d'Ève ? Pour nous représenter leur prière nous pouvons bien penser à l'oraison des mystiques ; nous pouvons encore, pour nous représenter la puissance, la limpidité de leur esprit, nous reporter à la pénétration, la sagesse, l'humilité intellectuelle des saints docteurs ; nous pouvons enfin, pour avoir quelque idée de la paix et de l'harmonie des premiers travaux, lors des premiers jours, songer à la sérénité profonde du travail des champs dans les périodes les plus tranquilles de la chrétienté ; notre évocation la plus belle restera toujours en dessous ; ou plutôt elle passera à côté de l'expérience vécue par nos premiers, parents, car cette expérience ne fut accordée qu'une fois et jamais plus il ne s'en produira de semblable ; jamais plus. Depuis le premier péché, et pour toujours, l'expérience humaine, dans le profane et le sacré, doit s'accomplir avec un environnement de souffrance et de faute ; et même lorsque la grâce illumine et purifie, comme Dieu veut, cette expérience humaine, la grâce divine, parce qu'elle dérive nécessairement de la croix de Jésus, nous incline à nous unir à sa Passion, bien loin qu'elle l'écarte ou la refuse. Pour nos premiers parents l'expérience de la prière et de la réflexion, de l'action et de l'amour, de la soumission et du commandement, s'accomplissait à partir de l'innocence et n'avait rien à voir avec la croix.
161:108
Et gardons-nous de penser que la condition de la Vierge Marie du fait qu'elle était préservée du péché originel, fut à peu près semblable. Car Notre-Dame fut exempte en prévision de la Passion de Jésus son divin Fils de sorte que plus exceptionnelle était sa grâce, plus grande aussi l'inclination de cette grâce au mystère de la croix.
Incomparablement plus sainte et plus pure que l'expérience de nos premiers parents au paradis terrestre, l'expérience de la Vierge Immaculée, depuis le premier éveil de sa liberté et de son oraison jusqu'au soir radieux de son Assomption en Paradis, demeure cependant d'une nature et d'une tonalité bien différentes. -- De la même manière l'Immaculée Conception de Marie, accordée en prévision de la croix de son Fils et en préparation de la maternité divine, n'est point comparable à la naissance immaculée de la première Ève, qui fut créée par Dieu sans relation avec l'Incarnation rédemptrice. Cette relation ne devait commencer (et avec quelle force extraordinaire) qu'à la suite du premier péché lors de la première grâce de conversion et de repentir.
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Pour extraordinaires que puissent être les chapitres deux et trois de la Genèse, n'allons point penser qu'ils seraient une sorte de fiction inconsistante, un mythe consolant mais hasardeux. A moins de tenir pour nulle et non avenue la formulation si précise du Concile de Trente il convient d'affirmer que la mise en scène de la Genèse rapporte des événements tout ce qu'il y a de plus réels, tout ce qu'il y a de plus historiques, de plus effectivement arrivés, de plus incontestablement survenus à un moment du temps et dans un lieu de la terre -- dans le pays mystérieux du jardin d'Eden, lors des premières années de notre histoire ([^65]).
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Ce qui s'est passé là, en ce point de notre terre et en cette période du temps (dans les premières années du temps humain), la Genèse, avec l'inspiration du Saint-Esprit, l'a mis en scène dans un récit en quelque manière poétique, et le Concile de Trente, assisté par le même Saint-Esprit et s'appuyant sur le texte de l'Apôtre, l'a défini en termes abstraits, de sorte que nous savons très bien ce qui s'est passé. Encore que nous ignorions la durée du séjour dans l'Eden, nous sommes en mesure de dresser une liste des faits dans leur succession chronologique.
La voici telle qu'elle se dégage d'une lecture attentive. Dieu lui-même, pour créer le premier homme et la première femme, intervient particulièrement ; cette intervention est tout à fait gratuite et rien ne l'imposait dans le déroulement antérieur de la formation de la terre, ni dans la succession des espèces vivantes. Dieu forme Adam et Ève à partir d'une matière qui existait déjà. Il les forme un seul et une seule (c'est ce que l'on appelle le monogénisme). Il promulgue la loi du mariage monogamique et indissoluble ; il manifeste en faisant Adam et Ève non seulement l'égalité de la femme avec l'homme, en tant que personne humaine, mais encore sa complémentarité et en quelque sorte sa dépendance en tant que personne féminine. Dieu forme Adam et Ève à son *image et ressemblance,* les constituant dans un état surnaturel et un état surnaturel privilégié ; Dieu les comble ainsi des dons préternaturels : immortalité ; immunité à l'égard de la souffrance et des convoitises ; soumission parfaite d'abord de l'âme à Dieu, ensuite des puissances inférieures à l'esprit, enfin de l'ensemble de la création à la personne humaine. C'est l'état de justice originelle.
163:108
État qui ne devait être conservé et transmis qu'à une condition expresse : persévérer dans l'amitié de Dieu et obéir à son commandement. Dieu en effet, qui fait aux êtres libres l'honneur de ne pas les glorifier sans mérite de leur part, soumit nos premiers parents à une épreuve et leur imposa un précepte, un précepte non purement intérieur mais adapté à leur nature composée de spirituel et de sensible. Ce fut le démon qui vint tenter nos premiers parents et les induire en un péché d'orgueil et de désobéissance ; (le premier péché de créatures intelligentes, absolument intègres, ne pouvait pas être un péché sensuel). Égarés par le démon, Adam et Ève se portèrent à un tel excès d'orgueil qu'ils prétendirent se faire par eux-mêmes juges et arbitres du bien et du mal, indépendamment de toute autorité divine ([^66]). Par cette révolte et cette désobéissance ils brisèrent l'amitié de Dieu et perdirent la grâce ; les dons préternaturels furent abolis, les châtiments se déchaînèrent : premièrement la mort ; et avec la mort la souffrance pour l'homme et pour la femme, chacun selon sa condition particulière ; la rébellion intérieure des convoitises ; l'indifférence ou l'hostilité de la nature ; la contrainte sous l'empire du diable. La perte de la grâce, qui est la mort de l'âme, et les châtiments qui suivirent atteignirent non seulement Adam et Ève dans leur personne mais ils affectent la nature humaine, ils s'étendent à toute la race issue d'Adam et Ève et à chacun dans cette race. Le péché personnel des premiers parents devient ainsi un péché originel. (Par ailleurs, étant déchue de son état surnaturel, la nature n'est pas demeurée à sa hauteur de nature, si on peut dire ; elle est tombée au-dessous d'elle-même.) Mais le Père des miséricordes, bien loin d'abandonner Adam et Ève dans leur péché, mit bientôt dans leur cœur une grâce de repentir et de conversion et leur fit une promesse qui était comme la première annonce du Messie ; il leur promit donc un Sauveur qui naîtrait de leur descendance et remporterait la victoire sur le diable. Dépouillés à jamais, pour eux et pour toute leur race, de la justice originelle, ils furent cependant armés par Dieu d'une espérance invincible et surnaturelle.
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Telle me paraît être, ramenée à son énoncé abstrait, la série des événements qui se sont déroulés à nos origines. La Bible ne les présente pas sous cette forme. Elle nous parle dans un langage poétique ; elle a recours à une mise en scène dont la fidélité aux événements, pour n'être pas contestable, ne paraît quand même pas, jusque dans le moindre détail, absolument littérale. Entendons-nous bien. Nous tenons, pour absolument vrai le récit de la Genèse ; il rapporte des événements historiques, mais il n'a pas eu recours, pour les rapporter, à une narration de type historique. On peut donc se demander si tel ou tel détail doit recevoir une sage interprétation, plutôt que d'être pris à la lettre, matériellement *prout sonat*.
Il n'y a pas à s'étonner d'ailleurs de ce que la Genèse n'ait pas adopté, purement et simplement, le genre de la narration historique. C'était comme impossible. Il faut nous rendre compte en effet que ce genre de narration suppose une certaine communauté d'expérience entre le lecteur et les personnages. Or notre expérience est quand même fort différente de celle d'Adam et Ève au paradis terrestre. Il est vrai que nous connaissons comme eux des événements de grâce, de tentation et de péché ; mais c'est dans un climat tout autre. C'est dans un état de chute et de rédemption, alors qu'ils vivaient eux dans l'état de justice originelle.
*Nous n'avons plus connu ce climat de la grâce...*
(Nous en connaissons un autre ; et bien meilleur à tout prendre ; mais ce n'est plus celui du premier jardin.) Dans ces conditions il valait mieux, ce me semble, faire pressentir les événements primordiaux dans une évocation poétique, plutôt que tenter une impossible reconstitution à la manière scientifique de l'histoire. Mais les événements évoqués ont une terrible réalité une formidable consistance ; cela nous apparaît clairement dans les définitions conciliaires. Ces définitions sont abstraites, je ne l'ignore pas ; mais leur avantage sans prix est d'être rigoureusement justes, de couper court aux propositions qui les contredisent. C'est donc à ces définitions que nous devons recourir afin de ne pas nous égarer en interprétant les évocations si concrètes du début de la Genèse. Si nous gardons présentes à notre esprit les définitions tridentines (on les textes semblables) nous comprendrons mieux encore que le récit de la Genèse rapporte bien des faits historiques, même si ce n'est pas sous une forme rigoureusement historique ; nous aurons encore mieux conscience de la vérité, de la densité, de la portée incalculable de ces premiers faits de l'histoire humaine.
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Il y a tellement à dire sur le récit de la Genèse, du moins lorsqu'on le tient, comme nous le faisons, pour digne de foi. Il y a notamment à dire ceci -- même si Dieu n'a point façonné Adam du limon de la terre, même s'il a pris une bête préexistante, cependant il aura formé le premier homme avec cette gravité, cette tendresse de Père tout-puissant, avec ce sentiment de la beauté qui sont admirablement rendus par les versets de la Genèse. -- Mais du reste il n'est nullement obligatoire de penser que Dieu aura procédé à partir de quelque bête préexistante et il ne paraît pas insoutenable qu'il soit parti de la simple argile, de l'humble matière terrestre pour façonner un corps humain. Il n'est pas interdit de trouver la simple argile moins répugnante à la dignité de notre corps que je ne sais quel animal perfectionné qui serait notre caricature ; et la simple argile ne paraît pas moins honorable pour la toute-puissance de Dieu et son art de souverain Maître et Créateur. De toute façon, ainsi que le fait observer un grand philosophe thomiste : « La profonde *discontinuité ontologique* introduite sous les continuités apparentes (auxquelles la science a affaire) par l'avènement d'une âme spirituelle qui ne peut surgir dans l'existence que comme immédiatement créée par Dieu, suppose une intervention toute spéciale de Dieu par laquelle il crée un *esprit et une âme à son image, et en vertu de laquelle le corps du premier être humain*, -- même s'il résulte de l'infusion d'une âme humaine dans une cellule préordonnée (et du fait de cette infusion changée dans son essence au point d'être contre-distinguée à toute la série animale) -- *représente lui aussi métaphysiquement parlant un commencement absolu et a Dieu seul pour cause engendrante et pour père* ([^67])*.* »
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Lorsque l'on prend conscience des biens sans prix qu'Adam nous a fait perdre par son péché, et il n'a pu nous les faire perdre que parce qu'il était le dépositaire pour toute l'humanité -- alors on ne risque pas de sous-estimer la grandeur personnelle d'Adam ni la sublimité de son état. On n'est pas étonné que saint Thomas lui attribue sans hésitation, -- en plus de la grâce et des dons préternaturels qu'il nous aurait sûrement transmis s'il eût persévéré dans l'obéissance) -- les prérogatives de la science infuse dans tous les domaines de la spéculation et des arts. Cela lui convenait, nous dit la Prima Pars (qu. 94, art. 3), comme au père et au chef qui devait établir les fondements de la sagesse et du bien vivre pour toute l'espèce humaine. Certes une telle proposition n'est pas de foi et l'on peut en discuter librement. Mais le seul fait de pouvoir l'énoncer comme plausible nous permet de réagir fièrement contre l'habitude moderne de déprécier, de ravaler le premier homme.
C'est là une réaction opposée à notre foi et qui, de plus, est vraiment basse et vulgaire. On voudrait que le premier homme n'ait pas été plus que les autres ; premier de la série, mais non premier par l'excellence. Pire encore, on voudrait qu'il eût été le plus grossier des humains, le plus informe, le plus mal venu, à peine discernable de l'animal. C'est comme cela, dit-on, que la race humaine a dû commencer, en vertu de la théorie de l'évolution progressive. Que le premier homme fût remarquable par sa noblesse et ses privilèges, cette idée n'est pas compatible avec les conceptions modernes sur la progression indéfinie qui nous entraînerait du *pré-humain à l'ultra-humain*. Cette conception toutefois présente l'inconvénient irrémédiable de contredire à la Révélation de Dieu ; nous tenons par Révélation que Dieu a constitué le premier homme dans un état exceptionnel de justice et de sainteté ; nous affirmons que, sortis directement des mains de Dieu comme parents de tous les hommes, le premier homme et la première femme se situaient très haut en sainteté et bonté, en intelligence et en amour. Dieu ne les a pas faits dans un état médiocre et comme une ébauche jetée au hasard, bâclée avec dégoût. Le texte de la Bible dit exactement le contraire.
C'est parce qu'on a cessé de regarder le premier homme, du point de vue de Dieu dont il procède, qu'on l'a représenté comme une brute qui nous fait honte. C'est parce qu'on ne croit plus *au Père très saint, Seigneur tout-puissant, Dieu éternel* que l'on méprise le premier père et la première mère, que l'on est plein d'impiété à leur égard : attitude ignoble, même quand elle se prétend scientifique.
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En vérité celui qui admet, avec la foi chrétienne, que Adam et Ève furent créés par le Seigneur Dieu, admet aussitôt (comme le lui affirme cette même foi) *leur grandeur et perfection originelles*, et les considère spontanément avec grande piété et vénération.
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S'agit-il de la création de la femme, il faut dire que, même si Dieu n'a pas envoyé à Adam un profond sommeil pour lui enlever la côte, même s'il a fait la femme d'une autre manière, du moins il l'a constituée dans une égalité foncière avec l'homme, comme aussi dans la complémentarité, et cette sorte de dépendance, que suggère merveilleusement le récit de l'écrivain biblique. S'il y a mise en scène poétique, elle est d'une vertu extraordinaire pour nous suggérer de graves et sublimes leçons ([^68]) ; pour nous faire comprendre, en particulier, comment la nouvelle Ève, la sainte Église, est née du flanc de l'Adam nouveau, pendant qu'il dormait sur la croix du sommeil de la mort.
Que dirons-nous de l'arbre de la science du bien et du mal et de son fruit mystérieux ? Il se peut fort bien que ce soit vraiment à l'occasion de quelque fruit que la dépendance de nos premiers parents à l'égard de Dieu, leur adoration et leur obéissance aient eu à s'exprimer. De toute, façon il serait impensable que le commandement donné par Dieu à des êtres qui ne sont pas esprits purs ait été purement intérieur, ne portant que sur de l'invisible. Ce qui peut nous incliner à prendre à la lettre l'existence de l'arbre de la science du bien et du mal c'est la réalité de l'arbre de la croix. La réalité matérielle de l'anti-type nous porterait à voir dans le type non seulement autre chose qu'une fiction (ce qui paraît impossible à soutenir) mais même autre chose qu'une réalité qui serait matérielle sans doute, mais ne garderait avec l'anti-type qu'une ressemblance infiniment vague et lointaine. -- En tout cas, à propos de l'arbre de la science, ce qui n'est pas sujet à discussion c'est que le premier péché fut d'orgueil et de désobéissance « et il se consomma par la violation d'un précepte qui portait sur du sensible ; de même la réparation fut accomplie par un excès d'humilité et d'obéissance et avec quelles preuves terriblement sensibles :
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« Ô Croix Fidèle, arbre d'unique noblesse entre tous, nulle forêt n'en produit de tel, en sa frondaison, sa fleur et son fruit. Doux bois qui par des clous de douceur soutiens un fardeau si doux ([^69]). »
En définitive, quelles que soient les hésitations possibles sur certains détails au sujet du récit de la Genèse, retenons bien ceci : il s'agit certainement d'une suite déterminée de faits historiques, dans un récit très fidèle, mais qui ne relève pas en tous points du genre historique.
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Nous n'arrivons pas à trouver d'arguments décisifs qui s'opposent à la création du corps de l'homme à partir du limon de la terre : certains en seront très étonnés. On ne manquera pas de nous renvoyer aux sciences, paléontologiques. Fort bien. Mais, ainsi que nous l'avons déjà expliqué, ces sciences demeureront toujours incapables de nous fournir les renseignements autorisés d'aucun témoin des origines. Nous n'avons pas de raison de nous rallier à leurs conclusions conjecturales. On insiste. On nous fait remarquer qu'il s'agirait de beaucoup plus que de conjecture, puisque l'observation attentive des faits démontre que toute la vie antérieure confluait vers l'homme. -- De sorte, nous dit-on, que même si nous convenons avec vous que Dieu soit spécialement intervenu pour faire le premier homme et pour l'élever à l'état surnaturel, nous soutenons fermement, à l'encontre de votre position, qu'il a dû partir d'un animal qui existait déjà. -- Eh ! bien Je n'en vois pas la nécessité ; d'abord parce que vous ne pouvez faire état de témoignages irrécusables ;
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ensuite parce que autre chose est la préparation de la terre pour recevoir l'homme (avec cette prodigieuse progression des vivants, au cours des millénaires, en direction de l'homme), autre chose le point de départ choisi par Dieu, en toute liberté, pour faire le premier homme. Que l'animalité se soit affinée et perfectionnée, à mesure que s'approchait la date unique : celle de la création de l'homme, c'est une vérité incontestable et qui nous plonge dans l'émerveillement ; mais que Dieu pour créer le premier homme et le constituer dans l'état de justice originelle ait décidé de se servir d'un animal, serait-ce d'un animal très évolué, absolument rien ne m'oblige à le croire, et je vous ai dit quelles plausibles raisons m'inclinaient à penser que Dieu avait tiré Adam de l'argile terrestre, plutôt qu'il n'avait transformé en nos premiers parents *je ne sais quelle bête anthropopithécale* ([^70]).
La puissance et la bonté du père, disions-nous à l'instant, le génie de l'artiste et sa sensibilité nous fournissent quelque analogie pour parler de Dieu créateur. Mais justement, si l'analogie de l'artiste est valable, suivons-la jusqu'à son terme. Nous savons assez, par exemple, que le dramaturge ne compose pas une pièce nouvelle à partir de la pièce précédente qui lui servirait comme de brouillon, qu'il ferait évoluer par des modifications et des retouches. Bien au contraire il part de son propre fond ; c'est de là qu'il va tirer la pièce nouvelle. *Polyeucte* n'est point *Cinna* perfectionné ; *Phèdre* n'est pas *Britannicus* revu et mis à jour. *Phèdre* et *Polyeucte* sont deux pièces imprévisibles, qui jaillissent toutes neuves, frissonnantes de jeunesse et de vie, du génie poétique de Racine et de Corneille. Est-il impensable qu'il en serait de même pour la création de l'homme par le *Plasmateur souverain *? Pourquoi obliger le Seigneur à Dieu à procéder à partir des animaux qu'il avait faits jusque là, au lieu de procéder à partir de l'élément foncier, le plus simple et le plus humble, l'argile de la terre, alors qu'il lui plaisait dans sa sagesse infinie de faire un être totalement nouveau, transcendant tous les autres, le seul qui porterait *son image et sa ressemblance *? -- Vous me direz que Dieu ne devait pas le faire désadapté du milieu animal dans lequel il le situait ; il n'y a pas doute à cela ; ce n'est pas en vain que Dieu a préparé l'univers avec tant de soins et d'attentions !
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Cependant constater que Dieu a créé l'homme *en rapport avec* un certain milieu ne nous force pas de conclure qu'il l'ait créé à *partir* d'une des bêtes de ce milieu. La préparation de l'univers n'est pas inutile, même si Dieu ne procède pas, pour créer le premier homme, d'un être antérieur choisi dans la série animale, et le plus perfectionné de la série. La préparation aura quand même servi. Elle aura disposé pour l'homme un lieu et un milieu décent, honnête et convenable pour l'accueillir Et c'est peut-être assez beau.
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Les sciences paléontologiques sont d'un puissant intérêt, même pour le philosophe et le théologien ; elles permettent de saisir sur le vif, à travers des preuves tangibles, l'admirable sagesse de Dieu, la force et la suavité de son action pour adapter le monde en vue de l'homme -- en vue du Fils de l'homme. Mais enfin il arrive que l'on fasse dire aux sciences paléontologiques ce qu'il leur est tout à fait impossible de dire. Elles démontreraient, dit-on, que le moins parfait, engendre de lui-même le plus parfait en vertu du jeu de l'évolution et pourvu qu'on y mette le temps, (ce qui est une absurdité comme étant contraire aux premiers principes de causalité et de raison suffisante). Ou bien, sans tomber dans pareille sottise, elles prouveraient, ces sciences fameuses, que Dieu est *obligé* de se servir d'un moins parfait préexistant pour produire un plus parfait, par exemple se servir de l'animal pour produire l'homme. Or cela ne s'impose pas. Tout ce que l'on peut affirmer c'est que, d'une manière générale, la gradation et les préparations conviennent à l'œuvre divine ; selon la très juste formule du Cardinal Journet à la fin de son *Catéchisme sur les origines de l'homme* (éd. Saint-Augustin, à Fribourg, en Suisse) : « Lorsqu'il est question soit de l'apparition du monde, soit de l'apparition de la vie, soit de l'apparition de l'âme humaine, soit de l'apparition de la justice originelle, soit de l'apparition de la rédemption du monde, ce qu'il faut considérer c'est avant tout le mouvement de descente par lequel, Dieu, rompant avec ce qui précédait, inaugure un ordre nouveau supérieur, discontinu ; et c'est, mais ensuite seulement, le mouvement de montée par lequel un être préexistant s'achemine d'une manière continue vers ses fins proportionnées, *ou prépare, sous l'influence, d'une motion élevante, un ordre qui le dépasse*. »
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J'ajoute : prépare selon un mode qu'il ne nous est pas toujours possible de déterminer. Car enfin, pour en revenir à notre propos, la progression du monde animal prépare bien la création de l'homme ; mais comment déterminer la manière ? En ce que Dieu aura voulu partir, pour faire l'homme, d'un animal antérieur, ou simplement en ce que Dieu aura fait progresser le monde animal jusqu'à former un milieu convenable pour la venue de l'homme -- lequel sera tiré du limon de la terre ?
Par ailleurs vouloir décider de ce qu'était le corps du premier Adam d'après les restes des hommes fossiles me paraît une entreprise des plus risquées. Ces restes ont appartenu à des hommes d'après le péché et, comme nous tous, des hommes blessés dans leur nature, tandis que Adam lors de sa création était antérieur au péché, constitué dans l'état de justice originelle, comblé de privilèges qui transfiguraient sa nature. Comment les vestiges de l'homme d'après le péché nous donneraient-ils une représentation adéquate de la beauté de l'homme d'avant le péché ? Ou bien pensez-vous que la déchéance de l'intégrité première n'ait pas affecté les enfants d'Adam jusque dans leur corps, de sorte que ses enfants n'auraient pas été plus beaux s'ils avaient été engendrés, comme le Seigneur l'avait voulu, en dehors de toute convoitise, bien heureusement soustraits aux inclémences de la nature, aux maladies et aux risques de dégénérescent ? En réalité, Adam et Ève portaient la ressemblance de Dieu jusque dans leur corps, mais les enfants portèrent jusque dans leur corps, la ressemblance de parents qui avaient perdu les dons de Dieu, qui étaient tombés esclaves du diable. Voilà pourquoi il me paraît impossible de nous représenter la beauté de nos premiers parents à partir des squelettes fossiles des premiers hommes. Recevant une nature sortie directement des mains et de la pensée de Dieu Adam et Ève étaient très beaux ; mais comment leurs enfants, comment les premiers hommes, auraient-ils été aussi beaux, puisqu'ils recevaient, comme nous tous, une nature séparée de Dieu ?
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Regretterons-nous la perte de la justice originelle ? Nous mettrons-nous à gémir de ce qu'elle est passée avec la hâte d'un merveilleux matin des jours d'été, lorsque le soleil après la douceur des premiers rayons se hâte cruellement de devenir torride et insupportable ? Notre gémissement ressemblerait beaucoup à un passe-temps romantique, une lamentation vaine. L'Église ne fait pas ainsi. Elle chante dans *l'Exultet* de la Résurrection : *Ô heureuse faute qui nous a valu un tel et si grand Rédempteur ;* heureuse faute, non certes en elle-même, mais parce qu'il a plu au Père des miséricordes d'en faire l'occasion d'une réparation éclatante. L'Église, et nous ferons comme elle, ne peut voir le premier Adam et son immense péché qu'elle ne se souvienne du nouvel Adam et de ses bienfaits encore plus immenses (Rom. V, 12-20) ; car il a plu à Dieu de prendre occasion du péché d'Adam pour nous donner son propre Fils et avec lui toutes les autres grandeurs inséparables de l'Incarnation rédemptrice ; ces grandeurs qui n'auraient jamais existé dans l'état de justice originelle : une femme bénie entre toutes, préservée du péché originel, et devenue mère de Dieu toujours vierge ; -- le pouvoir, la dignité de prêtre conférée à de pauvres pécheurs, -- l'état si noble de virginité consacrée ; -- les larmes de la pénitence ; -- la charité des martyrs plus forte que la mort ; -- l'héroïsme de livrer sa vie, en union avec le Christ, pour son amour et pour l'amour du prochain. *Ô Dieu qui avez fondé merveilleusement la dignité de la substance humaine et qui l'avez réformée plus merveilleusement,* nous dit l'Église dans une prière de la messe. Qui méditera sur ce texte, qui se laissera saisir par les splendeurs du *mirabilius reformasti dignitatem humanæ substantiæ* ne pourra plus gémir sur la perte de la *dignitas, quam mirabiliter condidisti* ([^71])*.*
Le premier péché fut en un sens infiniment grave ([^72]) ; il a infecté la nature humaine jusqu'à la dernière génération inclusivement ; les peines qu'il a causées sont immenses ; mais le péché est réparé surabondamment et *ces grandes peines ne sont pas vaines* ([^73])*.* Elles sont au contraire fécondes pour avoir été récapitulées dans le Christ et parce que nous pouvons les assumer en lui.
173:108
Il est beau que nous ayons été aimés en cette manière, c'est-à-dire par illumination des peines et des luttes dans le Christ, non par leur élimination ([^74]). Il est beau que les luttes sans nombre pour triompher dans le Christ, il est beau que les blessures héritées du premier Adam, terribles et cachées à un point qui ne peut se dire, -- tellement que les grands poètes eux-mêmes ne les mettent pas à découvert sous les feux du plein midi mais les suggèrent plutôt à voix basse dans une douce nuit transparente, -- il est beau que les blessures héritées du premier Adam puissent être données et purifiées par l'union de foi et d'amour au nouvel Adam, qui a remporté la victoire par la croix.
Que ces réflexions sur le premier Adam nous aident à voir et dans quel état sublime nous avions été établis et dans quel état encore plus sublime nous sommes rétablis, puisque nous formons maintenant le corps mystique du Verbe incarné. Que nous comprenions mieux encore, tout à la fois, et la vérité de notre élévation première à l'ordre surnaturel et que la seule figure désormais existante, la seule forme désormais réalisée de l'ordre surnaturel, est la forme chrétienne. Car, désormais et pour toujours, il n'est de grâce et de vie surnaturelle que dans le Christ Rédempteur. -- Nous ne devons pas rêver d'une origine de l'humanité autre que ce qu'elle fut, et pas davantage aspirer à je ne sais quel devenir ultra-humain, qui forcerait les lois constitutives de notre *nature* et mépriserait son *état* concret. La seule aspiration qui convienne est de tendre vers Dieu de tout notre amour, dans notre état de chute et de rédemption ; car notre nature est coupable en Adam et justifiée en Jésus-Christ ; terriblement déchue et plus admirablement relevée ; gâtée au jardin d'Eden et réparée au jardin des oliviers et sur la colline du Calvaire ; blessée par l'orgueil et guérie par l'obéissance jusqu'à la mort -- mais guérie sans être transfigurée ; -- du moins avant que ne soit terminé le cours des générations et jusqu'au jour bienheureux où ceux qui auront cru dans le Seigneur Jésus-Christ et pratiqué sa loi seront glorifiés en lui, -- pleinement récapitulés dans le nouvel Adam.
Fr. R.-Th. Calmel, o. p.
174:108
INDICATIONS BIBLIOGRAPHIQUES.
Textes du Concile de Milève-Carthage (418), du Concile d'Orange (529), du Concile de Trente (Péché originel 17 juin 1546), voir Denzinger *Euchiridion Symbolorum* (Édit. Herder Barcelone). -- Voir aussi Dumeige s.j. *La Foi catholique* (édition de l'Orante, à Paris) ; la traduction de Trente sur le Péché Originel, pages 176-178.
Commentaire de ces textes dans Père Labourdette, o.p. *Le péché originel et les origines de l'homme* (éditions Alsatia, Paris).
Commentaire de *l'Épître aux Romains* chapitre V, 11-21 : même ouvrage du même auteur.
Les documents les plus récents du Magistère sont *Humani Generis* de Pie XII (1950) et l'Allocution de Paul VI du 11 juillet 1966 (Document. cathol. du 7 août 1966).
La *Somme* de saint Thomas :
-- sur la condition d'Adam au Paradis terrestre : Ia Pars, questions 90 et suiv. ;
-- sur la tentation : IIa-IIae questions 163 à 165 ;
-- sur le péché originel : Ia-IIae questions 81 à 87 ;
-- sur le motif de l'Incarnation : IIIa Pars question 1 ;
-- sur le culte au Paradis terrestre : IIIa Pars question 1 art. 1 ;
-- sur la grâce élevante et guérissante : Ia-IIae question 109 à 114 et IIIa Pars question 62.
Du *point de vue exégétique* et pour comprendre que le début de la Genèse est bien historique, mais sous une forme particulière voir le Père Lagrange, o.p. « L'Innocence et le Péché » (*Revue Biblique,* juillet 1897).
*Sur la perfection d'Adam au paradis terrestre,* voir Raïssa Maritain *Histoire d'Abraham* (édit. Desclée de B. à Paris, 1947).
Sur la *felix culpa* voir le même opuscule de Raïssa Maritain et le Cardinal Journet : *Le Mal* édit. Desclée de B. à Paris chap. VIII, les sections 3 et 4, et chap. IX.
Sur la réalité des *limbes* voir Journet : *La volonté divine salvifique sur les petits enfants* (Desclée de B. édit.).
Enfin pour trouver une expression de ces vérités dans le langage de l'éloquence et de la poésie -- expression qui nous fait prendre conscience des mystères, non seulement avec l'intellect abstrayant, mais selon nos puissances d'émotion spirituelle et de prière -- il convient de relire : Bossuet : les *Élévations sur les mystères *; l'*Ève* de Péguy ; les *Pensées* de Pascal ; (*Vérité de Pascal* du Cardinal Journet -- éditions saint-Augustin à Saint-Maurice, Suisse -- donne une bonne introduction théologique aux *Pensées*.)
175:108
### Noël approche
*Voici le saint temps, mes frères*
*Que le bon Jésus*
*Au monde vint pour l'affaire*
*De notre salut,*
*De notre salut mes frères,*
*De notre salut.*
Ainsi commence un de ces anciens Noëls qui retentissaient en tous les coins de la France au temps de l'Avent. Car tout le monde y faisait pénitence et attendait Noël.
C'était une simple imitation de Marie... et de son Fils. La Sainte Vierge attendit le Messie toute sa vie jusqu'à l'Annonciation. Étant préservée de tout péché par une grâce insigne elle souffrit du péché dès sa petite enfance, de le voir, de l'entendre, et même elle en supporta les conséquences de la part des enfants de son âge, car l'enfance est sans pitié.
Personne donc n'attendait comme elle la délivrance promise à Abraham, ensuite à Moïse et aux prophètes. Mais il faut citer, car la vie moderne toute matérielle écarte-même les bons chrétiens bien intentionnés de lire la parole de Dieu.
« *Yaweh, ton Dieu te suscitera du milieu de toi, d'entre les frères un prophète tel que moi ; vous l'écouterez... Yaweh me dit :* « ...*Je leur susciterai du milieu de leurs frères, un Prophète tel que toi ; je mettrai mes paroles dans sa bouche, et il leur dira tout ce que je lui commanderai. Et si quelqu'un n'écoute pas mes paroles, qu'il dira en mon nom, c'est moi qui lui en demanderai compte...* » (Deut. 18.)
176:108
Les Pharisiens qui demandaient à saint Jean-Baptiste « Es-tu le prophète ? » faisaient allusion à ce texte.
Marie désira et demanda si instamment la venue du Messie qu'il vint par elle. Tout Israël en ce temps-là discutait sur la prophétie de Daniel que l'ange Gabriel instruisit « vers le temps de l'oblation du soir : « *Daniel*, *je suis venu en ce moment pour t'ouvrir l'intelligence... Sois attentif à la parole et comprendre la vision. Soixante-dix septaines* (*d'années*) *ont été déterminées sur ton peuple et sur ta ville sainte pour enfermer la prévarication, pour sceller les péchés, pour expier l'iniquité et pour amener la justice éternelle, pour sceller vision et prophète et pour oindre le Saint des Saints. Sache donc et comprends : depuis la sortie d'une parole ordonnant de rebâtir Jérusalem, jusqu'à un oint-chef, il y a sept septaines et soixante-deux septaines... et après soixante-deux septaines, un oint sera retranché et personne pour lui...* »
Cette « parole » était le décret d'Artaxerxés en 445, permettant de rebâtir Jérusalem (2^e^ livre d'Esdras 2, 1-8). Tous les Juifs instruits comptaient et en comptant atteignaient au règne d'Auguste ou de Tibère. Les Juifs attendaient donc de voir oindre le Saint des Saints. Mais étant tous pécheurs comme nous-mêmes, leur prière à tous était bien moins puissante que celle de la seule Marie.
Celle-ci depuis l'Annonciation vivait dans l'exaltation dont témoigne le Magnificat. Elle avait aussitôt apporté Jésus à sa cousine Élisabeth et au Précurseur qui fut alors sanctifié dès le sein de sa mère. Celle-ci prophétisa et Zacharie qui devait rester muet encore jusqu'à la naissance du Baptiste comprit par les paroles d'Élisabeth quel serait le rôle de son propre fils. L'ange lui avait dit : « ...il ramènera de nombreux fils d'Israël au Seigneur leur Dieu et lui-même marchera devant Lui avec l'esprit et l'énergie d'Elle... de façon à préparer au Seigneur un peuple bien disposé. » La voix d'Élisabeth lui apprenait que ce Seigneur allait naître peu de temps après son propre fils. Et sa première parole lorsque la voix lui fut rendue fut pour annoncer la venue du Messie :
177:108
*Béni soit le Seigneur, le Dieu d'Israël*
*parce qu'il est venu parmi nous...*
mais je suppose que tous les chrétiens connaissent à peu près par cœur le cantique de Zacharie.
Il y a une autre prophétie plus mystérieuse dans laquelle est donnée une indication de temps ; elle est du prophète Aggée (11, 18). « *Faites donc attention de ce jour-ci en arrière. Depuis le 24^e^ jour du neuvième mois jusqu'à partir du jour où furent posés les fondements du temple de Jéhowah. Faites attention... A partir de ce jour je bénirai.* »
Il était impossible d'y rien comprendre dès que les événements s'éloignèrent, tant qu'une chronologie exacte ne put être établie pour le temps où est né Notre-Seigneur. Jésus est né non pas l'an 1 de notre ère, mais à Noël de l'an 5 avant l'ère chrétienne. L'erreur date du VI^e^ siècle lorsqu'on voulut établir un comput commun à toute la chrétienté. Hérode le Grand est mort en l'an 4 avant l'ère chrétienne. Jésus est donc né auparavant.
Les années lunaires sont fort variables et il fallait ajouter un mois tous les trois ans pour rattraper le cours du soleil. Mais avec quelques repères fixes on a pu, par le calcul, s'y retrouver. En l'an V avant l'ère le 24^e^ jour du 9^e^ mois hébreu tombe juste en la vigile du premier Noël, « à partir du jour où furent posés les fondements du temple de Jéhowah » -- ces mots signalent le commencement des travaux de réfection du Temple par Hérode, l'an 20 avant notre ère. Or c'est l'année où naquit la Sainte Vierge, la seule créature humaine parfaitement pure depuis la Création. « A partir de ce jour je bénirai. » Voilà une vérité.
Nous avons pris ces renseignements dans l'excellent livre de M. Marnas sur la Sainte Vierge (Miriam, Perrin et Cie). Il y a dans le texte d'Aggée une phrase probablement impossible à vérifier. Il est dit :
*Faites attention !*
*La semence était-elle encore dans le grenier ?*
*Même la vigne, le figuier*
*Le grenadier et l'olivier n'ont rien produit :*
*mais à partir de ce jour je bénirai.*
178:108
Le prophète a l'air de se demander si cette année-là était une année sabbatique ; mais non ; pendant les années sabbatiques, (tous les sept ans) on ne sème point, mais rien n'empêche les arbres de donner leur fruit sinon un désastre agricole, causé par des gelées tardives ou des sauterelles, toutes choses qui laissent peu de traces dans la mémoire des écrivains et des historiens.
Mais cinquante ans plus tard, les grands-pères racontaient et les petits-enfants répétaient : l'année où Hérode commença les travaux du Temple, il n'y eut pas un raisin, pas une figue, pas une olive...
Cependant Marie méditait les paroles de l'ange qui sont toutes de salut, d'espérance et de gloire. Que serait donc cet enfant ? qu'elle sentait vivre en elle et qui dans les derniers temps frappait à la porte comme le poussin qui donne des coups de bec dans la coquille où il est enfermé quand le moment d'en sortir est venu. « *Tu lui donneras le nom de Sauveur. Il sera grand et appelé Fils du Très Haut. Et le Seigneur Dieu lui donnera le trône de David son père, il règnera sur la maison de Jacob pour les siècles. Et son royaume n'aura pas de fin*. »
Certes il pouvait être appelé Fils du Très Haut puisqu'il était conçu du Saint-Esprit. Mais comment règnera-t-il pour les siècles ? Ce Sauveur qui va naître est un homme mortel ; qu'est-ce que ce royaume qui n'a pas de fin ? Et comment tout cela se fera-t-il ? Marie devait entendre la prophétie de Siméon quarante jours seulement après la naissance de Jésus : « *Et ton âme à toi aussi sera transpercée d'un glaive.* » Elle n'était pas inquiète, non, mais elle connaissait l'Écriture, du moins ses grandes pages. Nous chantons toujours dans la nuit de Noël les paroles d'Isaïe que méditait la Sainte Vierge :
*Car un enfant nous est né*
*Un fils nous est donné*
*l'empire a été posé sur ses épaules*
*et on lui a donné pour nom*
*Conseiller, Admirable, Dieu fort*
*Père éternel, Prince de la Paix.*
Oui, se disait-elle, c'est bien ce que l'ange m'a dit, le temps est arrivé. Vraiment toutes les générations déclareront bienheureuse l'humble servante de Dieu.
179:108
*Consolez, consolez mon peuple*
*dit votre Dieu.*
*Parlez au cœur de Jérusalem*
*et criez-lui que sa servitude est finie*
*que son, iniquité est expiée*
Comment expiée, se disait-elle. Qui remplacera ce flot de sang des victimes chaque jour immolées sur l'autel et qui n'ont jamais suffi à contenter la justice de Dieu ? Et elle revoyait les petits escabeaux qu'on plaçait dans le sanctuaire aux grandes fêtes pour que les prêtres pussent marcher au-dessus des flots du sang qui coulait. Or le psaume lui disait :
*Tu ne désires pas de sacrifices -- je t'en offrirais --*
*tu ne prends pas Plaisir aux holocaustes*
*Les sacrifices de Dieu, c'est un esprit brisé.*
*Ô Dieu, tu ne dédaignes pas un cœur contrit.*
Et le psaume 39, attribué par beaucoup à Jérémie :
*Tu n'as pas voulu de sacrifice ni d'oblation ;*
*... tu n'as pas demandé d'holocauste*
*ni de sacrifice pour le pêché ; alors j'ai dit :*
« *Voici, je viens...* » *Et la suite.*
Telles étaient les réflexions de la Sainte Vierge. Épouse du Saint-Esprit, elle comprenait l'Écriture mieux que personne et devait s'étonner bien souvent de ce que disaient les docteurs.
Et comment viendrait ce Sauveur dont le règne n'aurait point de fin ? Marie l'ignorait ; elle lisait aussi dans Isaïe :
« Voici que mon serviteur prospérera ;
Il grandira, il sera souverainement élevé.
De même que beaucoup ont été dans la stupeur en le voyant, tant il était défiguré, son aspect n'étant plus celui d'un homme,
ainsi il fera tressaillir des nations nombreuses.
Devant lui les rois fermeront la bouche....
Vraiment c'était nos maladies qu'il portait
et nos douleurs dont il était chargé... » (Isaïe 53.)
Et il aura le trône de David son père ? Et il règnera sur la maison de Jacob pour les siècles ?
180:108
Que de mystères ! Marie s'en remettait à Dieu qui avait promis le salut et préparait avec la joie d'une jeune maman langes et brassières. Assurément elle ne pensait pas voir Jésus naître dans une étable et le coucher dans la mangeoire des agneaux. Comment cela put-il advenir ? Joseph était un jeune homme très dégourdi qui montait sur les toits et levait des charpentes ; il avait un esprit décidé et l'action rapide. Il le montra lors de la fuite en Égypte. Avait-il trouvé du travail à Jérusalem ? La tradition rapporte que les parents de Marie avaient une maison à Jérusalem près du temple. On y a retrouvé les restes d'une église dédiée à sainte Anne. C'est de là sans doute que les jeunes époux allèrent à Bethléem pour le dénombrement quand fut annoncé le jour où le légat de Syrie s'y tiendrait. Sentant proche sa délivrance, Marie ne voulut pas rester seule et accompagna Joseph ; elle emportait les langes que les Anges donnèrent en signe aux bergers. La déconvenue des jeunes époux fut de ne trouver point de chambre libre ; et ils n'eurent pas le temps de retourner à Jérusalem. Peut-être Marie, se souvenant de la prophétie de Michée : « *Et toi, Bethléem, terre de Juda... de toi sortira un chef qui doit paître mon peuple Israël* » profita-t-elle de ce dénombrement pour donner à Dieu l'occasion de réaliser la prophétie, s'il le voulait.
Il le voulut, mais dans des conditions telles que Marie commença à participer aux épreuves du Serviteur de Yaweh ; elles emplissent aujourd'hui l'humanité entière de joie et d'admiration pour les intentions de la Providence qui fit naître Jésus comme tant d'hommes dans l'immensité des siècles, sous terre et dans le foin. Et toute la chrétienté chantait jusqu'au fond des plus petits hameaux la glorieuse humilité du Fils de Dieu et de ses premiers adorateurs,
*Mon Dieu que d'envie*
*Je porte à ces bergers*
*Que le fruit de vie*
*Chez lui vît les premiers...*
\*\*\*
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C'est ainsi que Marie passa le temps de l'Attente. Mais Jésus aussi attendait. Nous ne pouvons avoir aucun souvenir de ce temps qui précéda notre naissance. Mais Jésus était le Verbe éternel, L'âme en lui créée au moment de sa conception était unie à la divinité, et n'a jamais cessé de jouir de cette union qui n'est autre que le bonheur éternel. Elle possédait la grâce et la gloire. Elle adorait Dieu et de ce jour la Sainte Trinité avait dans l'humanité un adorateur qui répandait sa gloire et inondait de grâces la Mère dont le sang le nourrissait.
Jésus commençait donc consciemment dans le sein de Marie une vie de sacrifice et de renoncement. Dans cette nouvelle arche d'alliance, comme aujourd'hui encore dans le tabernacle, il est prisonnier, il va où on le sème, impuissant en apparence, livré à nos désirs et à nos besoins. Comme le dit le Père Emmanuel dans ses *Méditations pour tous les jours de l'année liturgique :*
« La vie de Jésus au sein de Marie était une préparation à sa vie sur la terre. Là Jésus se créait des yeux pour nous voir, une bouche pour nous parler, un cœur pour nous aimer, des pieds et des mains pour les faire clouer sur la Croix. Jésus formait la matière de son grand sacrifice et aspirait au temps où la volonté du Père l'y appellerait. »
*Mais quand de son grand ouvrage*
*Le temps fut venu*
*Son nom ès ville et village*
*Fit ben autre bruit,*
*Fit bon autre bruit mes frères*
*Fit ben autre bruit.*
D. Minimus.
182:108
## NOTES CRITIQUES
### « Un fastidieux fatras »
Il existe deux sortes d'adversaires chrétiens du teilhardisme : Les respectueux et... les autres. Les premiers multiplient les nuances et les distinctions, ils ne peuvent formuler une critique sans l'assortir d'un éloge (qui parfois impressionne le lecteur davantage que la critique...). Les seconds au contraire, y vont, comme on dit, « franc du collier » : Estimant que la pensée teilhardienne n'en est à vrai dire pas une, et qu'au surplus elle fait des ravages, ils cognent sans pitié et sans un souci excessif d'élégance mondaine. Manière de voir qui est aussi celle de certains incroyants, de sorte qu'on a l'heureuse surprise de rencontrer côte à côte (au moins sur ce point) Marcel De Corte, Bernard Charbonneau, J.-F. Revel, CI. Rosset, J. Ellul, et d'autres encore, auxquels va notre totale approbation.
On n'a pas tous les jours l'occasion d'un régal tel que celui offert aux lecteurs de *La Quinzaine littéraire* (1-15 octobre 1966) par le Professeur Medawar de l'University College de Londres, Prix Nobel de Chimie, sous le titre : « *Un fastidieux fatras* ». L'occasion en est offerte par la traduction en anglais du *Phénomène humain* du défunt Père. Pour la joie et l'utilité des gens de bien, le mieux est de reproduire purement et simplement les passages essentiels.
M. Medawar commence par déplorer le succès de librairie que fut, en France, l'ouvrage cité. Pour sa part, il estime « *qu'il y a là, sous un fastidieux fatras métaphysico-conceptuel, une bonne part d'absurdité et une imposture que l'on ne peut excuser que par le grand soin que prend l'auteur, avant de nous mystifier, de se duper lui-même... Il y a là... une thèse débile et l'expression en est insupportable* ». Il rattache, pour sa part, l'œuvre de Teilhard à la « Naturphilosophie » romantique d'Allemagne au siècle dernier (Remarque profonde, et sur laquelle nous reviendrons dans une autre étude). Teilhard utilise des mots scientifiques empruntés à la Physique, mais dans leur sens « *le plus vulgaire* » (On précisera plus loin). « ...*De telles erreurs, de fait ou de jugement, on en trouvera tout au long de l'ouvrage.* » Quant à l'abus des superlatifs, « *on en est tout abasourdi* » ...
183:108
Et M. Medawar s'extasie (si l'on peut dire) devant le style teilhardien (tant vanté en certains milieux !), en ayant la coquetterie maligne de classer les expressions par ordre alphabétique : « *colossal, définitif, démesuré, fascinant, fantastique, énorme, effrayé, étonnant, hyper-impitoyable* (!), *indéfinissable, illimité, infini, inimaginable, inéluctable, insaisissable, innombrable, irrésistible, luxuriant, mystérieux, monstrueux, mégaprimordial* (!), *prodigieux, super, ultra, unique, vertigineux.* » ([^75])
M. Medawar, en bon anglais qu'il est, ne dédaigne pas l'humour à froid : « *Ma déception eût été grande si je n'avais pas trouvé également en bonne place le concept de Vibration : tous les mystiques de la science vibrent, que ce soit en personne ou par le truchement des vibrations cosmiques. Je suis heureux de pouvoir affirmer que Teilhard n'y manque pas.* » Plus loin, on lit : « *Mon intention n'est pas de réfuter cette argumentation inepte : elle parle d'elle-même* », et : « *le postulat de Teilhard selon lequel l'évolution transgresserait, voire infirmerait, la deuxième loi de la thermodynamique part d'une confusion mentale évidente.* » -- Rappelons ici que la critique de l'usage fait par Teilhard de termes empruntés à la Physique, comme l' « énergie tangentielle », mais vidés en l'occurrence de tout contenu digne de ce nom, a été effectué de main de maître, par le Père Guérard des Lauriers, agrégé de sciences, (*Revue thomiste* de juillet-septembre 1956 et *Divinitas* de 1952, fascicule II) et, plus récemment, par le physicien J.-M. Oudin, ingénieur de recherche, dans *La Pensée catholique*, n° 102, sous le titre : « *Teilhard de Chardin et l'Hyperphysique* », étude vraiment remarquable, et qu'il faut répandre.
Ici, une précieuse constatation : « *L'ennui, c'est que Teilhard n'a pas senti la véritable faiblesse des actuelles théories transformistes, c'est-à-dire l'absence d'une conception cohérente de la variation, des origines de la mutabilité des espèces.* » Et la sévérité de l'auteur continue à s'exercer : « *La confusion et l'excitation, de Teilhard, confinent ici à l'hystérie.* » -- « *Notre héros s'en est tiré par une pirouette. Comment se fait-il que Teilhard ait réussi à faire marcher les gens à ce point là ?* »
La conclusion est absolue : « *Le Phénomène humain est antiscientifique dans sa manière... Teilhard manque de rigueur scientifique et ses compétences sont modestes* ([^76]). *Il ne sait pas ce qu'est un argument logique ou une preuve scientifique. Il ne respecte pas les normes décemment exigibles d'un texte scientifique, bien qu'il donne, son ouvrage pour un traité scientifique.* »
184:108
Remercions le Professeur Medawar. Avec de la patience et de la ténacité nous verrons un jour l'idole s'effondrer ([^77]).
*Louis Jugnet.*
==============
#### Que devient notre christianisme ?
Qu'il y ait crise dans l'Église, qui pourrait maintenant le nier de bonne foi, devant les formules si explicites de l'autorité romaine ? En quelques semaines, S.S. Paul VI, soit personnellement, soit par l'intermédiaire du cardinal Ottaviani a jeté une lumière assez vive sur l'existence du péril. C'est à la Hiérarchie de prendre les mesures qui sont de son ressort, mais c'est aux fidèles d'affronter, par les moyens usuels d'exposition et de discussion, la situation telle qu'ils sont bien forcés de la voir. De tout côté, maintenant, s'élèvent témoignages et attestations : livres, brochures, enquêtes, articles de revues et de journaux. Sans parler des langues qui se délient un peu partout. Nous ne saurions trop nous féliciter de voir la réalité cachée venir enfin au grand jour. Une des tâches les plus utiles à l'heure actuelle, c'est de signaler précisément les textes qui viennent montrer combien nous avions raison de dire nos alarmes depuis longtemps déjà. Nous n'y faillirons pas. Pour l'instant, faute de temps, nous nous bornerons à analyser deux textes récents, émanant de deux théologiens dont les positions ne sont d'ailleurs pas identiques.
\*\*\*
185:108
Commençons par l'examen d'une étude qui, à notre sens, n'a pas en France l'écho qu'elle méritait : Il s'agit d'un exposé du Professeur Josef Ratzinger, de l'Université de Tübingen, au « Katholikentag » de Bamberg ([^78]). L'auteur est loin d'être des nôtres, et plus d'une de ses réactions nous plaît très médiocrement, en particulier lorsqu'il expédie allégrement le sens du mystère, la piété personnelle, et -- naturellement ! -- l'usage du latin dans la liturgie ([^79]). Il nous semble cependant que ce travail mérite qu'on s'y arrête, d'abord parce qu'il a l'honnêteté (vertu plus rare qu'on ne le croirait) de reconnaître que les catholiques traditionnels *existent*, qu'ils représentent dans l'Église un élément important, et avec lequel il faut absolument compter. Avec M. Ratzinger, nous voilà loin des exécutions sommaires dont ne seraient victimes paraît-il, que quelques chaisières aigries, et un quarteron de curés intégristes atteints de débilité mentale. Qu'on lise avec l'attention requise les colonnes 1159-1560 : On y verra que les catholiques se partagent en deux courants, que l'auteur traite pratiquement à égalité (sociologique, car son cœur a choisi) : « *les fidèles sont moins unis qu'avant* (*le Concile*) ». Nous renvoyons le lecteur au texte intégral, tant celui-ci exprime avec brutalité les griefs et les craintes de certains : Si nous le reproduisions in extenso, on nous accuserait probablement d'en reprendre tous les termes pour notre compte ! ...
Pareillement, M. Ratzinger veut bien insister sur le fait que le Christianisme, s'il est une religion de l'incarnation, est plus encore une religion eschatologique, orientée vers la Résurrection et la Parousie plus que sur l'aménagement du monde, et que la théologie chrétienne restera invinciblement une théologie de la Croix (col. 1569). Remercions-le, car, à lire certains ouvrages à la mode, on pourrait finir par l'oublier totalement. Toujours lucide et franc, M. Ratzinger souligne ensuite la très réelle importance de l'intervention de Jean XXIII, refusant fermement tout un héritage médiéval auquel la théologie était accoutumée (col. 1570-1571). Encore une fois, qu'on se reporte au texte pris dans son intégralité : il se résume difficilement, et il vaut la peine d'être lu.
Les conclusions concernant l'Œcuménisme sont également très réservées : M. Ratzinger est bien forcé de constater que, au moins dans les pays germaniques (mais la situation est-elle si différente chez nous ? il n'y a qu'à lire les commentaires du pasteur Richard Mollard sur le Concile !), les protestants manifestent « *une trop grande exigence, qui mesure tout au critère de Luther* », de telle façon que « *les catholiques ressentent de l'irritation en voyant que leur bonne volonté rencontre si peu d'écho, que l'œcuménisme se fait à sens unique* » (col. 1574).
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Pour finir, l'auteur nous fait part de ses craintes, car « celui qui néglige, minimise, ou passe tout cela sous silence, ne fait que préparer la voie à un revirement vers l'intégrisme » (ibid.). Gageons que cette terrible perspective en fera frissonner plus d'un ! ...
\*\*\*
Avec Monsieur le chanoine Vancourt, des Facultés catholiques de Lille, nous changeons de climat, car il s'agit d'un ferme défenseur des idées traditionnelles, chose fort conciliable avec une conscience aiguë des problèmes de l'heure. Dans un récent ouvrage intitulé précisément : *La crise du christianisme contemporain* (Aubier), il va jusqu'aux racines doctrinales de la crise actuelle.
Comme le remarque fort judicieusement l'auteur, c'est le problème de l'adaptation qui est au centre des préoccupations actuelles (p. 7-8). L'ouvrage est construit autour de trois thèmes fondamentaux : A quoi devons-nous croire ? (ch. I) -- Culte de Dieu ou culte de l'Homme ? (ch. II) -- Plaidoyer pour un christianisme personnel (ch. III). La conclusion traite du progrès religieux.
La foi doit avoir un contenu déterminé, constitué à la fois par des événements historiques et par des réalités transcendantes exprimées conceptuellement (« Croire, c'est admettre quelque chose »). Mais, de nos jours, on tend à oublier cet aspect essentiel de la vertu de foi (p. 18-19). L'auteur trouve dans l'histoire de la pensée protestante une crise qui lui paraît très éclairante pour nous faire saisir ce qui se passe actuellement dans le catholicisme lui-même, : Celle qui va du XVIII^e^ siècle allemand, l' « Aufklarung » et le piétisme, au XIX^e^ siècle. Le rationalisme des « Lumières » méprise en effet la dogmatique chrétienne, qui n'est pour lui que superstition, ou, tout au plus, symbolisme cachant des réalités « raisonnables ». Le courant piétiste, au contraire, revalorise la religion du cœur ; mais comme il se désintéresse des vérités surnaturelles en elles-mêmes, il contribue à provoquer le même résultat que son adversaire naturaliste : l'évaporation du contenu, l'éclatement de la doctrine. On n'ose plus parler des preuves de l'existence de Dieu (c'est de la métaphysique dogmatique, comme telle périmée) pour les uns ; et, pour les autres, il est irrespectueux de vouloir approcher Dieu autrement que par le sentiment (p. 19-20). L'athéisme, du coup, devient difficile à repousser et à condamner (p. 21). Le contenu de la Révélation se dégrade (p. 22-23) : On devient indifférent aux dogmes, même essentiels (p. 23).
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On lira avec profit les pages 23-25 : La divinité du Christ, la Rédemption, la Résurrection, le mystère, le miracle, tout cela s'en va en morceaux. « *or, à l'intérieur du catholicisme apparaissent, depuis un certain temps, les indices d'un état de choses semblable* » (p. 25 ID ; déjà page 19). Du coup, il n'y aura plus d'athées véritables (nous connaissons la ritournelle !) ou alors, ils ont raison en une certaine mesure (p. 31-32). Plus de définitions dogmatiques (p. 32-34). D'où la formule récente d'un étudiant protestant : « *L'œcuménisme est en train de se réaliser par le vide* » (cité p. 34-V. page 67 sur la même opinion chez le penseur protestant J. Ellul). La Messe perd son aspect ontologiquement mystérieux et surnaturel (p. 36 et 103) : le banquet communautaire a éclipsé le Sacrifice du Calvaire et la présence eucharistique... On trouvera, page 57, une éloquente énumération de tout ce qu' « on » veut liquider, depuis la philosophie thomiste jusqu'au concept même d'une théologie rigoureuse. C'est le relativisme qui règne : « *Comment interpréter cette situation sans tomber dans un relativisme intégral, lequel, Husserl l'a fortement souligné, n'est somme tout qu'un autre nom du scepticisme ?* » (p. 40). Dès lors, tout tombe : l'historicité de la vie du Christ (p. 45-55) sous l'influence de la théorie des Formes et de Bultmann en particulier, le rôle maléfique du démon dans l'histoire humaine (son existence même est de plus en plus couramment niée). Sur tous ces points, M. Vancourt défend clairement et courageusement les positions orthodoxes (avec, pourtant, des concessions secondaires qui ne nous paraissent pas toutes s'imposer). La conclusion est nette : En dehors de la problématique classique, « *on risque de laisser emporter par les eaux du relativisme historique la doctrine elle-même... on risque de laisser croire que les décisions conciliaires les plus solennelles n'ont rien de définitif, et pourront être remises perpétuellement en question ; on risque de donner l'impression que le dernier mot appartient aux savants... S'il en était ainsi connaîtrions-nous jamais le sens des vérités proposées à notre foi ? L'Église... ne devrait-elle pas s'avouer incapable de nous enseigner des vérités définitives, éternelles ?* » (p. 54-55).
Deuxième thème : Culte de l'homme ou culte de Dieu ? Alain, philosophe radical et libre penseur, prônait « le culte de la personne humaine, qui est déjà à présent le culte universel », et grâce auquel seul la religion garderait une chance de survivre... Il semble que cet appel ait été fort bien entendu (quoique avec quelque retard...) par ceux auxquels il s'adressait : La personnalité et la transcendance même de Dieu sont mises en doute (pages 72-75) avec des livres comme ceux de Tillich et Robinson, si bien accueillis dans les revues catholiques les plus en vues. Sous prétexte que l'idée de Dieu s'alourdit forcément, chez le composé substantiel d'âme et de corps que nous sommes, d'un lot variable d'images visuelles, on jette, comme disent les Anglais, l'enfant avec l'eau du bain, et on immole le concept même de transcendance et les attributs divins les plus fondamentaux.
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On attribue à Dieu une sorte d'incomplétude, d'inachèvement radical, dont Il ne se délivrerait que par la Création, et grâce aux hommes, dont il aurait réellement *besoin*. On méprise la vie contemplative (cf. page 89 une anecdote maintenant assez connue...). On pousse l'Église à intervenir, « per fas et nefas » dans le social et le politique mêmes (formules parfois fort sévères pages 90, 91 n. 21 en bas, 95-96, 97, et 99). Or, c'est terriblement dangereux pour sa mission essentielle, qui risque d'être compromise ou même empêchée : « *L'Église ne doit jamais même paraître oublier* (*sa*) *fin dernière...* » (p. 91, note). Suit cette remarque d'un parfait bon sens : « ...*le progrès matériel et l'établissement de rapports harmonieux entre les individus, les classes sociales et les nations dépendent de facteurs multiples et complexes qui échappent, en bien des cas, à l'action de l'Église. Celle-ci risque, si elle donne l'impression de faire des questions économiques et de la paix entre les peuples l'essentiel de ses préoccupations, d'apparaître comme la mouche du coche et d'intervenir en des domaines où la plupart du temps, elle ne peut pas grand chose* » (p. 95-96). L'auteur exprime du reste son désaccord avec certain fumeux optimisme humanitaire qui, actuellement, se confond pour trop de chrétiens, clercs en tête (et non des moindres) avec l'Espérance théologale :
« ...*Ce salut de l'homme et de tout l'univers n'a rien à voir avec un quelconque millénarisme, avec un âge d'or ici-bas que connaîtrait une humanité future privilégiée. Il se réalisera après la fin du monde* » (p. 101, note). La perte du sens du sacré a pour résultat la méconnaissance et l'abaissement du sacerdoce comme tel, la mondanisation du prêtre. Ainsi, « *on a certainement contribué à la crise des vocations* » (p. 104). Ici, nous retrouvons l'idée maîtresse du premier chapitre -- la destruction du surnaturel par une « démythisation » radicale (p. 108). C'est « *confondre le Christianisme avec je ne sais quel humanitarisme qui dépouillerait la religion de sa substance* » (p. 110).
Enfin, l'auteur va défendre avec courage la vie intérieure du fidèle contre une « socialisation » trop connue, et massivement conçue (pages 114 et suivantes). On veut utiliser la psychologie des foules, au sens le plus malencontreux (p. 118). On politise jusqu'à l'administration des sacrements : Il y a des prêtres qui éprouvent une véritable aversion pour certaines catégories de fidèles (cf. p. 119, sur la confession d'un honnête industriel). Cet amour excessif du communautaire risque pourtant « *de jeter le discrédit sur des aspects essentiels du Christianisme* » (p. 119) La religion est en effet, malgré toutes les clameurs grégaires, tous les rouleaux compresseurs pseudo-liturgiques, « *une relation entre Dieu et moi* » (Cf. pages 121 et suivantes), Après tout c'est chacun d'entre nous que Dieu appelle par son nom, et non quelque abstraction personnifiée (Le Peuple, la Masse, etc.)
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« *La religion est essentiellement ce rapport, ou elle n'est rien* » (page 129). Comment se fait-il qu'on scandalise tant de gens en rappelant quelque chose de si simple ? L'auteur en tire d'utiles réflexions d'ordre spirituel sur le bon usage de nos souffrances dans l'Église (pages 137-138), que plus d'un de nos amis gagnera à méditer au temps où nous sommes... Quant au péché (personnel ou originel) il y a beau temps qu'on s'évertue à l'escamoter par tous les moyens possibles, qui vont de la biologie à l'exégèse, en passant par la psychanalyse. Et pour ce qui est de la pensée de la mort... (cf. pp. 141-48).
Une conclusion sur le progrès religieux présente de précieuses remarques, en particulier sur la valeur du Christianisme de nos prédécesseurs, du Moyen-Age notamment. Le Christianisme « *ne se transformera jamais en culte de l'homme, de l'espèce, de l'histoire, du devenir, de l'univers, que sais-je encore ? Le jour où les chrétiens l'oublieraient ils cesseraient d'être chrétiens* » (p. 171).
*Louis Jugnet.*
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#### Deux livres de Marie Carré
Voici deux excellents livres : *J'ai choisi l'unité* et *Les Mémoires d'une jeune fille gaie* de Marie Carré. Le premier a paru un an avant le second, mais nous conseillons de lire en premier *Les Mémoires...* ([^80]) car ils nous font connaître la personne qui a choisi l'unité. C'est vraiment une jeune fille de caractère gai, n'hésitant pas à prendre les moyens de faire rire toute la classe quand elle s'y ennuyait. Mais c'est aussi un long débat de près de vingt ans dans l'esprit d'un enfant, d'une adolescente, puis d'une jeune fille qui était très observatrice, très intelligente et timide en même temps. Cette timidité était très féminine, sans doute, mais très bien fondée sur l'ignorance où elle se savait être de trop de choses. Enfin elle avait la prudence de ne pas compromettre en s'avançant trop, ce dont elle se connaissait sûre par intuition ; ce qui était aussi une grâce.
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Il s'agit de la conversion d'une enfant élevée dans le protestantisme par des parents sans pratique religieuse d'aucune sorte. Or cette jeune fille gaie fut prévenue dès son enfance de grâces puissantes qu'elle ne comprit comme « grâces » que beaucoup plus tard. En voici un exemple : « Mes parents considéraient l'Église catholique comme une assemblée de primitifs irresponsables solidement tenus en laisse par quelques ambitieux autocrates dont on pouvait tout juste rire. » Mais elle passait souvent devant l'église catholique toujours ouverte et il lui était défendu d'y entrer. Elle avait environ six ans. « On m'avait seulement laissé entendre que les catholiques sont des gens dont le développement cérébral est en retard et qu'il est donc préférable de ne pas les fréquenter... Mais j'aimais bien Clovis et le Roi Dagobert, Jeanne d'Arc et Louis XIV, et tous ces gens-là étaient catholiques... J'avais donc quelques doutes sur le dédain que mes parents professaient pour cette mystérieuse religion... Mes parents n'avaient jamais, semblait-il, vécu dans l'intimité du Roi Dagobert et du grand saint Éloi, moi si, ils étaient mes amis... Et moi j'aimais les gens du passé parce qu'ils étaient beaucoup plus extraordinaires que les gens vivants. Et non seulement ils étaient extraordinaires, mais ils étaient catholiques, tous, ils étaient catholiques. Alors moi qui n'étais rien, je ressentais une grande privation. »
Tout cela est écrit avec un grand art par un esprit mûr, mais c'est bien là le souvenir de grâces reçues dans un esprit d'enfant. Or voici que la maman part assez brusquement à la Maternité de la ville. On confie la petite fille à une voisine qui, le lendemain dimanche, l'emmène froidement à la messe en disant : « Tes parents m'ont dit que tu devais m'obéir. » Elle y va donc et nous laissons au lecteur le plaisir de lire lui-même ces pages délicieuses décrivant les premières impressions religieuses d'une âme d'enfant : « j'eus un moment de vrai désespoir et faillis même pleurer comme un bébé quand subitement l'église fut pleine d'une présence qui dominait tout... » Ainsi Dieu se faisait connaître par une grâce insigne à cette petite protestante.
Des mécomptes puérils l'arrêtent cependant dans sa recherche pour connaître mieux le catholicisme et elle décide de faire sa première communion protestante à quinze ans « pour voir si j'y trouverais le bonheur et la paix ». Elle fut très déçue. Elle entrait souvent en semaine dans l'église catholique, où elle trouva une fois un officier français d'un grade très élevé abîmé, dans la prière (c'était un prisonnier interné en Suisse pendant la guerre de 14).
« Moi j'observais en retenant mon souffle... l'officier se croyait seul et ne pouvait absolument soupçonner qu'une petite, fille protestante le surveillait en en tirant des conclusions d'une immortelle gravité. »
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« J'ai souvent pensé à lui et je le revois encore... Béni soit celui qui vint cet après-midi là prier tout seul dans l'église silencieuse. Béni soit-il pour la force qu'il me donna.
« Et que le Seigneur permette que je puisse bavarder avec lui un jour dans le monde qui est sans questions et sans mensonges. »
Nous en avons dit assez pour qu'on désire en savoir plus long. Ce débat de la grâce et de la liberté dura longtemps puisque cette « jeune fille gaie » n'entra dans l'Église qu'à vingt-trois ans.
Ce ne fut pas sans troubles préalables ; elle achète à une pauvresse un chapelet : « Je parlais à mon minuscule crucifix avec amour, mais derrière cet amour il y avait des peurs et des angoisses. Et la vie me paraissait si intolérable, avec toutes les contradictions et toutes les arrogances des adultes, que j'eus l'idée de fuir en entrant dans un monastère. »
Elle n'était pas encore catholique. Satan pour retarder cette conversion, mettait de petits obstacles qui étaient des montagnes pour cette âme désireuse d'avoir la vraie foi, la vraie, celle qui est donnée par Dieu et non pas une option de notre intelligente pour ce qui la satisfaisait.
\*\*\*
Nous arrivons à l'autre ouvrage : *J'ai choisi l'unité*. Ce livre est très fortement pensé, chargé de preuves simplement et familièrement amenées ; tous les sujets touchant la foi et le salut y sont traités non pas de manière systématique, mais librement comme ils se présentaient à l'esprit d'une personne qui les vivait avec la soif de la vérité. Comment se fait-il qu'un tel livre n'ait pas été écrit depuis longtemps, depuis aussi longtemps qu'il y a des protestants qui reviennent à la véritable Église ?
On s'applique trop à composer de tels ouvrages comme un devoir de licence ou une thèse de doctorat. *L'Histoire des Variations* de Bossuet, l'*Essai du développement de la doctrine chré*tienne de Newman sont au-dessus de toute comparaison ; mais la foi de Bossuet était inconfusible et il écrivait son livre en historien désireux d'instruire les protestants de leur propre histoire, de leurs vains efforts pour « rassembler les membres épars de leur Réforme désunie ».
Newman était plein de foi dès sa jeunesse ; il devint un pasteur anglican très pieux, un curé de l'église Ste Marie d'Oxford dont les sermons valent toujours. Sa conversion à la véritable Église commença par le désir de réformer l'Église anglicane en approfondissant les données dogmatiques à la lumière de l'histoire. Il en vint à constater que la foi de l'Église romaine était intégralement celle des apôtres. Et il abjura l'hérésie.
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Les troubles, les souffrances lui vinrent de se séparer d'une église nationale qu'il aimait, où il laissait de belles âmes sincères, des amis chers, et des parents. Il en a laissé une description dans un roman « *Perte et Gain* » qui n'est pas une autobiographie proprement dite.
Tout autre est le cas de Marie Carré, qui est celui d'une jeune fille élevée par des parents indifférents, sans instruction religieuse véritable ; elle avance à tâtons dans une obscurité presque complète, n'eussent été ces grâces mystérieuses dont nous avons parlé, et qui lui laissaient le choix de s'y attacher ou de s'en moquer. D'où le ton parfois pathétique des récits qui les rapproche de ceux de S. Augustin :
« *Je pense que les catholiques ont trop de chance. Savent-ils bien toute la chance, qu'ils ont ? Ils n'ont qu'à croire. Ils n'ont pas à se demander si leur foi est juste ou si elle est assez grande. Ils n'ont qu'à marcher avec elle, tous ensemble. Ils ont tout pour les relever dans leurs chutes et nous sommes toujours obligés de nous relever seuls. Ils ont des siècles derrière eux et nous n'avons que notre vie. Ils croient comme leurs parents, nous croyons comme nous voulons. Ils croient comme saint Pierre, nous ne croyons même plus comme Luther. Ils ont tout pour eux, même Jésus toujours présent. Ils ont trop de bonheur et nous trop de recherches. S'ils savaient ce que nous sommes, ils comprendraient mieux ce qu'ils ont. Et si nous savions ce qu'ils ont, nous ne comprendrions plus ce que nous sommes.* »
« Puisque la foi seule doit me sauver, il serait très important de bien me l'expliquer, de veiller à l'empêcher de s'égarer dans l'erreur... Pourtant vous ne me l'avez jamais expliquée. Vous m'en avez laissé le libre choix. Et n'avez-vous pas pensé qu'en me donnant la Bible pour seul guide, je pourrais, par pur hasard, arriver un jour, tout en restant bonne protestante, avec mes seules forces et avec ce seul livre, à un dogme de foi tout semblable à celui des catholiques ? M'en feriez grief ? Puisqu'enfin aucun pasteur protestant n'a jamais pu, depuis quatre siècles, dire, en s'appuyant sur la Bible, tel ou tel dogme catholique n'est pas dans les Livres Saints. Non, tous ces dogmes peuvent y être trouvés. La vérité est que l'esprit humain ne peut pas toujours tous les admettre. Il n'y a donc pas erreur formelle, puisque nous admettons le libre examen. »
Et ailleurs : « Vous m'avez fait cadeau d'une Bible et m'avez accordé la liberté absolue de la comprendre selon ma raison et de trouver une foi selon ma conscience (...). J'ai retenu quelques paroles échappées à l'un où l'autre, j'y ai reconnu telles différences que jamais je n'ai voulu me donner la possibilité d'être influencée par l'un ou par l'autre. J'ai gardé soigneusement ma liberté comme *le seul don que je pourrais faire un jour à la vérité*. J'ai vécu d'espérance et n'ai cherché aucun soutien humain. J'ai vraiment été libre alors que tous autour de moi étaient les esclaves de leur propre cerveau.
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Je connais la liberté pour avoir longtemps vécu avec elle ; ce n'est pas une amie. Mais quel beau cadeau à *faire le jour où l'on peut trouver la vérité !* Quelle richesse dans la libre vérité. Je pressens cette richesse, peut-être parce que j'ai toujours eu l'espérance, peut-être par une grâce divine. *Mais quelle pauvreté d'aliéner sa liberté à son propre cerveau humain ?* Ce n'est pas Dieu, ni même une parcelle de Dieu. Pourquoi le glorifier puisqu'il est multiple et contradictoire. Pourquoi en faire des dieux, pourquoi en faire des idoles ? »
Mais ces émouvantes échappées d'une âme cherchant la foi sont à l'origine d'une étude sérieuse et approfondie de l'histoire et des dogmes. L'auteur passe en revue tous les grands sujets : celui de la Présence réelle, de la primauté de Pierre, du libre arbitre, du salut, de la confession, de la Sainte Vierge. Marie Carré a lu les Pères de l'Église, elle a lu les œuvres de Luther et Calvin, et voici de quelle manière elle s'en explique : « Je sais donc maintenant pourquoi Luther a tant combattu la papauté... Pour avoir la liberté de conscience. Cela semble tellement banal aujourd'hui... Un individu ne croit que ce qu'il peut croire. Seulement le tragique c'est quand même de trouver ce qu'il est possible de croire. Il ne suffit pas d'avoir la liberté, il faudrait savoir comment en user...
« Luther vient de l'acquérir, cette liberté. Il a proclamé à la face du monde : « *Ma doctrine m'a été révélée.* » Il est donc à présumer qu'il est joyeux et calme. Peut-être pas calme parce que ce n'est pas dans sa nature et qu'il doit vouloir convertir le monde avec ardeur. Mais sûrement joyeux. Voyons ses écrits pendant cette année de retraite forcée. Comment il a développé, médité sa nouvelle doctrine...
« Ses écrits ne manquent pas. Mais... Luther est malheureux. Luther après avoir conquis, par sa seule intelligence et sa seule volonté ce que nous appelons tout banalement aujourd'hui : la liberté de conscience... Luther est malheureux. Loin de la foule, loin du bruit, loin des ovations, loin des triomphes. Luther n'a plus confiance en lui. Ses cris de détresse sont les pages les plus tragiques de la Réforme. Au couvent des Augustins, il était déjà malheureux, il cherchait sa voie, il cherchait à faire son salut... Mais au château de la Wartbourg, il est infiniment plus malheureux car il se demande si la nouvelle voie où il vient de lancer le monde est bien la bonne. Sa liberté de conscience est devenue sa croix au lieu d'être sa foi. Écoutons-le nous le dire :
« J'ai détruit l'antique équilibre de l'Église, si tranquille, si calme sous le papisme. »
« Ce qui me remplit d'étonnement c'est que je ne puis avoir moi-même une pleine confiance en ma doctrine. »
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« Que de fois mon cœur tremblant a-t-il palpité et se révoltant, m'a-t-il objecté cet argument, le plus fort qu'ils aient : « Es-tu le seul sage ? Tous les autres se trompent-ils ? Tant de siècles ont-ils été dans l'ignorance ? *Et si tu te trompais ? Et si tu entraînais avec toi tant d'âmes dans l'erreur et à la damnation éternelle ?* »
*--* « Il croit trouver la cause de ses tragiques anxiétés dans une intervention du diable. Le diable de son enfance est revenu. Il faut donc le vaincre ; il explique à ses amis comment il fait taire Satan, comment il oublie : « *C'est de boire, de jouer, de rire, en cet état d'autant plus fort, et même de commettre quelque péché, en guise de défi et de mépris pour Satan, de chercher à chasser les pensées suggérées par le diable à l'aide d'autres idées, comme par exemple, en pensant à une jolie fille, à l'avarice ou à l'ivrognerie ou bien, en se mettant dais une violente colère.* »
En voilà assez pour nous faire comprendre que nous sommes en présence d'un livre d'une qualité exceptionnelle. Qu'est-ce donc qui le rapproche de ceux de Bossuet, de Newman, de S. Augustin ? Ces trois grands hommes étaient tous trois de grands écrivains, de grands artistes. *Or le vrai dans l'être ne peut être séparé de la beauté qui lui est connaturelle*. L'éclat du vrai qu'est le beau est nécessaire à l'exposition et à la connaissance de la vérité. Le livre de Marie Carré est une apologie qui est une œuvre d'art.
Elle avait l'intuition dans son enfance qu'elle écrirait des livres pour convertir les protestants : c'était pour elle comme une des vies imaginaires que mènent les enfants en cachette sans avoir aucune pensée de les vivre réellement.
Son livre serait certainement aussi utile aux catholiques qu'aux protestants car la vérité de l'Église est attaquée dans son sein même par ceux-là même qui devraient la défendre, et beaucoup de simples croyants sont troublés car des prêtres de la Sainte Église en sont arrivés à penser comme ces théologiens anglicans que cite Newman : « *Pour l'école de Huard et de Newton, il n'y aurait qu'une seule interprétation vraie de l'histoire, c'est que le christianisme a été en sommeil pendant des siècles et des siècles, sauf chez ceux que les historiens appellent des hérétiques.* » (Essai p. 126).
Il y a quarante ans les livres de l'école publique portaient :
« Jeanne d'Arc crut entendre des voix. » Aujourd'hui l'abbé Marc Oraison écrit dans *Ecclesia* que la Sainte Vierge rêva qu'un ange lui parlait. Il s'est excusé car l'Évangile parle des avertissements que S. Joseph reçut *en songe,* mais il dit *que l'ange Gabriel fut envoyé de la part de Dieu à Nazareth*. L'abbé parle de la mentalité prélogique à l'époque hellénistique ! Et que sait-il vraiment de la matière ? cet abbé qui refuse à un pur esprit le pouvoir d'apparaître ?
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Qu'en savent les savants eux-mêmes qui l'analysent avec méthode, et oublient toujours forcément quelque chose ? Elle s'évanouit sous leurs yeux en forces (?) incompréhensibles. La matière nous est bien moins connaissable que notre esprit. Et l'abbé s'indigne de voir confondre le merveilleux et le surnaturel ; mais la grâce surnaturelle même ne signe-t-elle souvent pas sa venue par quelque chose qui arrête notre attention sur ce qui est surnaturel ? Les miracles de Notre-Seigneur sont des merveilles, comme l'Eucharistie elle-même où la matière s'évanouit en ne laissant que des apparences. Les Ariens, les protestants sont des rationalistes attachés à ces apparences matérielles. Calvin ne disait-il pas, à propos de l'apparition du Christ aux apôtres « *toutes portes fermées* » que Notre-Seigneur avait dû passer par une fenêtre ouverte.
Quand Jeanne d'Arc annonçait qu'au matin, traversant la rivière, elle attaquerait les Tournelles et le soir repasserait par le pont, c'était une prédiction -- du merveilleux donc. Fallait-il consulter le Vatican ? Non, il fallait essayer. Le soir on était fixé : Jeanne d'Arc blessée, triomphante, repassait le pont.
Les audaces semblables à celle d'*Ecclesia* abondent, elles ne sont pas relevées et nous sommes réduits à citer les paroles par lesquelles Bossuet achève la Préface aux *Variations :*
« *Pour ce qui regarde le Catholique, il ne cessera partout de louer Dieu de la continuelle protection qu'il donne à son Église pour en maintenir la simplicité et la droiture inflexible au milieu des subtilités dont on embrouille les vérités de l'Évangile.* » ... « *Cependant on sera saisi d'une sainte et humble frayeur en considérant les tentations si dangereuses et si délicates, que Dieu envoie quelquefois à son Église, et les jugements qu'il exerce sur elle ; et on ne cessera de faire des vœux pour lui obtenir des Pasteurs également éclairés et exemplaires, puisque, c'est faute d'en avoir en beaucoup de semblables que le troupeau racheté d'un si grand prix a été si indignement ravagé.* »
Henri Charlier.
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#### Les douleurs de la seconde naissance, par l'Archimandrite Bontaneo
Les livres de Marie Carré nous remettent en mémoire un livre similaire qui a paru il y a quelques années sans faire de bruit, nous dirons pourquoi.
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Il rapporte la conversion d'un moine roumain orthodoxe au catholicisme. Son auteur, l'archimandrite Bontaneo lui a donné pour titre : *Les douleurs de la deuxième naissance*, faisant ainsi allusion à l'entrevue nocturne de Nicodème avec Notre-Seigneur qui lui dit : « Nul ne peut voir le royaume de Dieu sans être né de nouveau. » Ce livre a été annoté par Mgr Wladimir Ghika, traduit, et édité chez Plon dans la collection « Présences »*.*
Les gens d'âge se souviennent de la conversion du prince Ghika, descendant du dernier roi de Moldavie avant la fusion de celle-ci avec la Valachie pour former la Roumanie moderne ; ordonné à Paris il fut le premier aumônier de l'Église des étrangers, rue de Sèvres, puis apôtre dans la « zone » de Villejuif. Il faisait un séjour en Roumanie lorsque survint la guerre de 1939. L'archevêque de Paris l'autorisa à rester en son pays pour soulager les misères physiques et les misères morales qui affluaient de Galicie et de Pologne et allaient atteindre affreusement la Roumanie elle-même. La guerre finie, il lui fallut subir les communistes. Il fut mis en prison en 1952, cruellement traité, et il y mourut deux ans plus tard, en 1954.
Le récit de l'archimandrite Bontaneo est très attrayant, tant il renferme d'aventures diverses et significatives, contées par un homme remarquablement intelligent et naïf en même temps. Car il ne se croyait pas intelligent, mais seulement désireux de mener une vie sainte dans la vérité.
Dans notre monde celui qui se croit intelligent est généralement pris par « les pompes et les œuvres » de Satan. Il est arriviste et foncièrement relativiste en morale comme en philosophie. Celui qui cherche la vérité paraît naïf.
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Ce que l'auteur raconte de sa petite enfance et des bons maîtres qu'il eut à l'école nous fait voir que l'esprit des Roumains était partagé entre leur appartenance à une civilisation latine, par leur langue et leurs affinités culturelles, et leur religion orthodoxe qui les rapprochait des Russes et des Grecs ; or ils avaient plus à se plaindre qu'à se louer de ceux-ci au point de vue national.
Mais le jeune homme entre au monastère à quinze ans, comme novice, en 1913 : « C'est là que pour la première fois, j'ai entendu dire que les fidèles catholiques sont dangereux, trompeurs, pervers au plus profond d'eux-mêmes ; qu'en eux il n'y a rien de saint ou de juste ; qu'ils trompent le monde par leurs mensonges et qu'avec de l'argent, ils attirent les naïfs à leur foi. » Leurs services religieux sont faux, même s'ils invoquent, eux aussi, le nom de Dieu et de la Mère du Sauveur ; tout est souillé chez eux, et l'orthodoxe ne doit pas assister à leurs services religieux, ne doit pas participer à leurs sacrements, qui d'ailleurs ne sont pas de vrais sacrements, mais des blasphèmes et l'exécration de Dieu. Il le crut et devint orthodoxe fanatique. Le Mont Athos lui paraissait (vu de Roumanie) comme un paradis terrestre où il désirait faire séjour.
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Il eut dans son monastère un jeune maître très pieux que lui-même amènera plus tard, aidé de Mgr Ghika, à « choisir l'unité ». Mais la pratique de la vie religieuse lui paraissait en pleine décadence et il en souffrait :
« C'est ainsi que la manière de vivre la vie monastique, telle que je l'expérimentais autour de moi, me causait un grand trouble de l'âme ; les conversations des frères, dans les différentes obédiences, étaient par trop banales, par trop communes. Et pas un signe de redressement, pas une mesure prise à cette fin. Pour ainsi dire, personne ne s'occupait du frère aspirant à la vie monastique, pour ce qui concerne sa vie spirituelle. S'il le veut, il peut aller à l'église ; sinon il n'y va pas. Pour la communion, de même. S'il veut jeûner un jour, il jeûne ; s'il ne le veut pas, il ne jeûne jamais. Qui pourrait le lui imposer ? ils ne sont pas nombreux ceux qui se comportent en vrais moines. »
Après son noviciat, il eût pu faire ses vœux si la loi roumaine ne l'eût défendu avant l'accomplissement du service militaire. En 1916, essayant de gagner le Mont Athos, il est pris par les Bulgares ; rentré dans son pays à la fin de la guerre, il est incorporé dans la marine roumaine. Libéré en 1922, il retourne, -- après six ans -- au monastère de ses débuts et recommence son noviciat. Il y retrouve comme supérieur son ancien maître. Mais celui-ci donne sa démission pour raison de santé. Le nouveau supérieur traite durement celui auquel il succède ; le jeune moine en fait l'observation et est aussitôt renvoyé.
Que faire ? Il l'ignorait, mais la Providence veillait avec une telle attention sur ce jeune homme sans le sou qu'en moins d'un mois, il était à Paris et placé dans un métier honorable. Il suit des cours pour compléter ses études secondaires. Et par la suite, avec un camarade roumain, il s'écriait : « La France n'est pas comme nous la dépeignent les snobs de notre temps, le pays des cabarets, des amusements, du dévergondage, de la débauche. La vraie France c'est la France catholique, profondément pieuse, fidèle à Dieu, attentive aux réalités éternelles de l'âme, aux vertus chrétiennes... »
Est-ce vrai encore aujourd'hui ? Dieu seul le sait, mais à cette époque les étrangers avaient cette impression. Je me souviens d'un peintre russe obligé de fuir la Russie parce qu'il était devenu uniate, c'est-à-dire catholique de rite oriental. Il s'était réfugié à Rome ; et là on lui dit : « Oh, pour étudier la peinture, ce n'est vraiment le lieu qu'à Paris. » Il se dit alors : « A Paris, quelle épreuve ! Dans ce pays athée, corrompu ! » Il y vint quand même et me disait plus tard : « Mais je n'étais pas depuis trois mois à Paris que je me rendais compte que ce n'était pas l'Italie, mais la France qui était le grand pays catholique. »
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Le jeune Roumain reste cinq ans à Paris. Il y avait perdu son fanatisme orthodoxe -- « Je trouvais une quantité de ressemblances entre les deux liturgies ; je trouvais dans certaines exclamations le parfum archaïque de la vieille unité ; et pour la première fois je sentis le regret que rien ne pût se faire pour nous réunir... »
Ce parfum archaïque est probablement celui du *Kyrie eleison* qu'on nous supprime aujourd'hui et qui est certainement un lien œcuménique notable.
Cependant ce jeune homme de trente ans avait fait des économies et n'avait pas renoncé à être moine. Au bout de cinq ans de séjour en France, il s'embarqua pour le Mont Athos où existait un monastère roumain. « Ayant la conviction intime de la vérité du catholicisme, dit-il, je pensais le concilier, à la Sainte Montagne, avec l'orthodoxie du lieu... Cependant si j'entendais un jour une voix, d'où qu'elle vînt, parler de l'*Union des Églises,* je serais le premier adhérent. »
Mais les moines grecs s'efforçaient alors de chasser les moines étrangers et de s'emparer de leurs biens. Comme il était laïc, on permit l'entrée au jeune homme. Mais quand il voulut rester au noviciat du monastère de sa nation on l'expulsa. Les moines roumains le furent aussi quelque temps après.
Notre voyageur eut beaucoup de difficultés à regagner la Roumanie ; et là il eut beaucoup de difficultés religieuses. Car il fut renvoyé sur de simples soupçons de son premier monastère où il était revenu. Et il se disait : « *Prends courage... N'es-tu pas entré dans le combat et la peine en te faisant moine ? ... Reçois cela comme des dons célestes... Mais mon cœur saignait.* » Sur la porte du monastère il attendait une voiture ; et voici qu'arrive celle de l'archimandrite d'un autre monastère qui le connaissait, lui et ses malheurs. Il lui propose de le prendre dans son propre monastère de Sécou, et l'emmène. Là il trouve une vue de la vie monastique orthodoxe qu'il convient de citer en entier :
« Le Père Eugène de Sécou m'a spirituellement rétabli de fond en comble. Le courage m'est revenu pour le travail, l'étude et la vie ascétique ; mais je ne pouvais me décider à rester définitivement à Sécou. Je ne considérais que comme temporaire ma résidence en ce lieu. Ce monastère est en vérité l'un des plus paisibles de Moldavie, mais il manque de ferveur, il manque de règles de vie spirituelle. Là j'ai pu voir ce que signifie la vie des pauvres moines orthodoxes : stagnation de toutes les manifestations spirituelles pour le bien. Ni école, ni conférence, pas même initiation à l'art, aucun désir de lire la *Vie des saints*.
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Les offices liturgiques de l'Église se font régulièrement, c'est le seul acte vivant de cette société de frères et, là même, manquait le vif élan vers Dieu. Tout le soin des moines de Sécou semblait n'être que l'administration, la conduite du monastère, les travaux agricoles, les forêts, les propriétés, l'argent et son emploi... De là naissaient de fréquentes mésintelligences, des disputes et de cuisantes frictions. J'ai trouvé autour du supérieur des moines moralement très faibles. En face de lui, ils se prosternaient en révérence, mais par derrière ils le critiquaient et l'arrangeaient dans des articles de journaux et des lettres de dénigrement. Ses meilleurs amis, ceux qu'il tenait auprès de lui, étaient justement ses plus grands ennemis. Voyant cela je me suis gardé d'entrer dans les services du monastère, je voyais bien ce qui allait arriver. Et ce que j'avais prévu arriva. Le vieil Eugène, malgré son caractère de brave homme, fut déposé grâce aux mensonges portés jusqu'aux oreilles du Métropolite, qui avait la faiblesse d'écouter ceux qui rapportaient des bruits perfides.
« De plus en plus mon âme s'enténébrait et je me demandais souvent si je n'eusse pas profité spirituellement davantage à rester dans le monde avec les fidèles qu'à vivre ce mode de vie, habituel dans nos monastères orthodoxes ? »
Mais sans qu'il le sût, sa conduite profondément religieuse avait étonné, on en avait parlé au Métropolite (chef de l'Église roumaine) qui le fait venir et malgré le désir d'obscurité du jeune moine, l'ordonne diacre, puis prêtre. Ce Métropolite désirait une réforme du monastère, et il avait jeté les yeux sur ce moine exemplaire et instruit pour en être l'instrument. Il le nomme archimandrite d'un monastère qu'il venait de fonder, et où il avait établi une école monastique par laquelle devaient passer tous les jeunes moines candidats à la prêtrise. « *Les moines apprenaient en dehors des livres un petit peu de discipline monastique, un petit peu de politesse... Il fallait les habituer à la miséricorde chrétienne à l'égard des souffrants et des miséreux de ce monde : on les mène à l'hôpital, à la prison.* » Le nouvel archimandrite fonde une revue, *La vie Monacale,* et y trouve l'occasion de premières liaisons avec le catholicisme ; il rencontre le P. Gabor, directeur de la Bonne Presse en Roumanie, et sert d'intermédiaire entre ce religieux et le Métropolite. Si bien qu'un jour, avec un de ses confrères, ils proposèrent de signer une déclaration personnelle manifestant qu'ils croyaient à la vérité de l'Église catholique. Ce qu'ils firent et donnèrent au P. Gabor.
Mais le Métropolite meurt ; sa tentative de réforme avait excité bien des critiques ; l'archimandrite Bontaneo était bien jalousé. Cependant c'est à la suite d'une discussion avec l'inspecteur des monuments historiques de l'État roumain, qu'il est appelé à donner sa démission.
\*\*\*
200:108
Il y avait à Baden-Baden en Rhénanie une église roumaine, fondation du dernier roi de Moldavie en exil, le prince Stourdza, qui y était enterré. Cette église avait été usurpée pendant la grande guerre par un prêtre russe. On le chargea -- sans d'ailleurs lui donner aucun moyen financier, même pas le prix du voyage -- de récupérer cette fondation. Il demeura donc en ce pays six mois passés en vaines démarches car la municipalité soutenait l'usurpateur. Et il fut recevoir l'hospitalité des moines bénédictins de l'abbaye de Maria-Lach. Il connut ainsi pour la vivre la vie monastique d'Occident. Il visita aussi les trappistes d'Alsace, les carmélites de Haguenau et enfin les bénédictins d'Amay en Belgique dont une moitié célèbre l'office dans le rite latin et l'autre moitié dans le rite oriental.
Devant l'impossibilité de récupérer l'église roumaine de Baden-Baden, il revient en son pays avec le secret espoir de ramener son Église à l'unité. Reçu avec froideur et laissé sans poste et sans subsides, il retourne au monastère où il est entré à quinze ans : « Il était bien naturel que la vie à Néamtz ne m'enchantât pas trop après la vie de règle que j'avais vue et goûtée à Maria-Lach. Tout me paraissait à l'envers et mal ordonné. Il me semblait qu'une malédiction pesait sur notre vie religieuse depuis la séparation... et que plus nous nous donnions de peine pour sortir de ce mal, plus nous nous y enfoncions profondément... » Mais il reculait toujours devant le pas décisif et ses angoisses sont celles de « *la deuxième naissance* ». Il devient supérieur d'un petit ermitage, père spirituel de quelques ermites qui le dénoncent au Métropolite pour des choses tout à fait insignifiantes. Décidé cette fois à obéir aux multiples indications de la Providence, mais toujours moine et décidé à ne rien faire que dans l'obéissance, il demande au Métropolite sa sortie de l'Église roumaine. Elle lui est accordée. Il va se confesser dans son monastère d'origine et son confesseur lui demande où il voulait aller :
« Je vais chez les catholiques, Vénéré Père, et c'est pour cela que je suis venu me confesser, afin que vous me donniez conseil et absolution... Dites-moi, Père, si je fais bien ?
« Un long silence suivit... C'était l'instant solennel ! Jamais je n'avais posé cette question si crûment à un orthodoxe...
« J'étais froidement et absolument prêt à ce qu'il me dît, comme d'ailleurs il fallait s'y attendre de la part d'un confesseur orthodoxe : tu te trompes, prends garde ! ... ou autre chose semblable... Eh bien, il n'a pas dit cela ! ... Mon confesseur, après un court silence ouvrit la bouche et me demanda :
« -- Mais, est-ce que tu t'es demandé si, après t'être fait catholique, tu n'allais pas le regretter un jour ?
« A cela j'ai répondu :
« -- Oui, Vénéré Père, le me le suis demandé, et bien souvent, et j'ai toujours eu le sentiment que cela ne m'arriverait pas...
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« -- Alors moi je te délie ; va, que Dieu soit avec toi, et sois en paix, car c'est là que Dieu te veut ; marche avec Dieu, -- et il me bénit encore une fois ! ... »
......
« Je sais une chose, c'est qu'il est très difficile de changer de religion. C'est pourquoi, quand je me rappelle par où j'ai passé, j'ai toujours beaucoup de compassion de ceux qui se convertissent. » Mais « Dieu ne sait-il pas quelles sont vos peines, et ne va-t-il pas satisfaire tous vos bons désirs, si vous satisfaites seulement à l'un de ses désirs, à lui, celui d'être dans l'unité comme il l'a demandé, dans la nuit durant laquelle il s'est livré lui même pour le salut du monde « *Qu'ils soient un, comme vous et moi, Père, nous sommes Un !* »
Il entre chez les moines basiliens, qui sont de rite oriental, mais unis à Rome. Il y offre sa vie pour la conversion de l'Église roumaine et Dieu lui répond, : « Laisse-moi ta vie... je vais l'employer peu à peu à l'avantage des autres aussi... »
« Les douleurs de la seconde naissance étaient passées... J'étais près de l'aimé de mon cœur, que l'homme, en d'autres jours, peut facilement perdre. »
Après quelques années de vie religieuse au monastère basilien de sa « deuxième naissance », le maréchal Antonesco arriva au pouvoir, et son gouvernement pressa le clergé et le peuple à une reprise de la vie chrétienne. Le Père Bontaneo exerça alors un apostolat très fécond à Bucarest même ; puis dans les monastères orthodoxes désireux de se réformer. Mais arrivent les communistes, l'Église catholique de rite oriental n'eut plus le droit d'exister. Le monastère fut occupé par des intrus et les religieux qui ne furent pas emprisonnés durent s'enfuir et se cacher.
Pour éviter de compromettre ceux qui le cachaient, en civil et méconnaissable il prend le train à Bucarest pour le port de Constanza pensant trouver quelqu'emploi dans la marine où il avait fait son service militaire. Le train qui l'emportait subit un accident terrible. Il y eut plus de deux cents victimes et on n'eut plus jamais de nouvelles du P. Bontaneo. Dieu avait accepté le sacrifice de sa vie. Le P. Bontaneo a écrit un livre qui a été publié sous le titre : *Un troupeau et un pasteur* dont on devine les intentions, et celui-là même dont nous parlons.
202:108
Pourquoi fait-on si peu état en France de livres comme *Les douleurs de la deuxième naissance* ou comme celui de Marie Carré ? Une fausse conception des moyens à prendre pour faciliter l'union des Églises en est la cause. Une charité autant que possible parfaite dans les rapports sociaux est évidemment nécessaire ; mais la charité n'est parfaite que dans la vérité. Il ne saurait être question pour l'Église catholique d'abandonner quoi que ce soit de ses principes, car elle transmet un donné intangible, une Révélation où il n'y a rien à retrancher et rien à ajouter, mais qu'il faut seulement expliquer et développer sous la conduite infaillible du successeur de Pierre. Les protestants qui combattent cette infaillibilité doctrinale du pape, se croient eux-mêmes chacun personnellement infaillibles, puisque le libre examen est leur règle pour interpréter l'Écriture.
L'erreur de beaucoup de ceux qui veulent faire avancer l'union des Églises est de pousser l'Église catholique à ressembler le plus possible à ces Églises séparées et aux plus éloignées, aux plus séparées des sectes protestantes ; si bien que relisant le livre de Newman *Perte et gain,* qui est le récit (fictif) de la conversion d'un jeune pasteur anglican au catholicisme, on y voit manifestement que nos nouveaux apôtres de l'unité suivent exactement à l'envers le chemin de Newman. Dans le livre du fameux oxfordien la première scène est une conversation d'étudiants anglicans de diverses tendances depuis le ritualiste anglocatholique jusqu'à l'unitarien. Le ritualiste a restauré une ancienne chapelle catholique dans le style exact de l'église romane traditionnelle avec un tabernacle (où il n'y a rien) des cierges, des confessionnaux (qui ne servent pas) une cloche enfin, dont le tintement n'attirera personne. Les autres étudiants l'attaquent et finissent par lui dire : « Un prêtre catholique peut célébrer seul, il accomplit un sacrifice ; mais nous, notre office, c'est la *prière publique.* »
Il est bien visible que la messe de beaucoup de nos nouveaux prêtres, devenue la liturgie de la parole, efface autant qu'elle le peut le sacrifice, pour rendre sensible le repas communautaire. Et comme le tabernacle est souvent escamoté, c'est bien le chemin inverse de celui de Newman qui est commencé.
Or de même que les communistes, lorsqu'ils se rendent compte du vide affreux de leur conception de l'homme et du monde, viennent à nous et non pas à ceux qui abandonnent la sociologie chrétienne afin de se rapprocher des communistes, de même ceux de nos frères séparés chez qui la grâce fait fructifier le don du baptême viennent à l'unité véritable dans l'Église catholique au lieu de demeurer dans l'unité fictive d'innombrables sectes. Et les livres où ils s'en expliquent ne sont pas très bien vus de nos tenants de l'œcuménisme qui croient faire avancer la cause de l'unité en effaçant les différences qui nous séparent, alors qu'il importe seulement de montrer la vérité lumineuse et brillante dans la charité.
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La vérité est seule entièrement charitable ; ses principaux moyens d'action restent la prière et le sacrifice et l'ascèse personnelle est la voie qui nous conduit à utiliser ces moyens comme Dieu le désire, et non à promettre des concessions impossibles.
*Henri Charlier.*
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#### Notules
**La prière de Jean XXIII pour les Juifs. --** La « Documentation catholique » a commis une erreur étonnante de sa part ; mais finalement explicable par le climat de dénigrement de l'Église d'hier et d'avant-hier, climat que l'on a laissé s'installer à peu près partout sous le nom usurpé d' « esprit du Concile ».
Dans son numéro du 2 octobre 1966, la « Documentation catholique » a publié une « prière de Jean XXIII pour les Juifs ». -- Certes, l'Église a toujours prié pour les Juifs, et Jean XXIII aurait très bien pu composer une nouvelle prière à cette intention. -- Mais le texte contenait cette énormité : « *Nous comprenons que le signe de Caïn soit inscrit sur notre front *», c'est-à-dire sur la front de l'Église catholique.
Ce n'était même plus dénigrer l'Église d'hier ou d'avant-hier. C'était la calomnier, la maudire et la renier.
Jean XXIII n'a jamais rien fait ou dit de tel. Mais on lui a tellement attribué une semblable attitude que même la sérieuse « Documentation catholique » a fini par le croire vraisemblable et par ne plus sursauter devant un texte manifestement apocryphe.
L'énormité de la bévue, la facilité avec laquelle on y est tombé, voilà un assez bon test du chemin parcouru vers l'abolition du sens critique et la désintégration des consciences, sous l'influence d'un prétendu « esprit conciliaire » qui n'a rien à voir avec ce que le Concile a réellement promulgué.
\*\*\*
**Autre témoignage sur le « nouvel esprit » : en quoi doit consister le véritable « style post conciliaire ».** -- Dans « Témoignage chrétien » du 3 novembre, en page 19, une lettre de prêtre qui, pour faire l'éloge de ce journal, lui écrit notamment :
« ...*Vous êtes à plein dans le style post-conciliaire.*
« *Dans votre numéro du 27 octobre, par exemple, vous ne craignez pas :*
« *-- de vous prononcer pour un véritable socialisme ;*
« *-- d'ouvrir le dialogue avec les marxistes ;*
« *-- de retrouver Dieu à l'œuvre chez les Beatniks ;*
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« *-- d'interroger prêtres et laïcs* (...)*. Moi aussi, je demeure optimiste devant le peu de vocations ; c'est certainement un* « *signe des temps *» *qui va ouvrir d'autres voies, etc. etc. *»
Le prêtre qui écrit cela le fait avec une grande tranquillité, une parfaite bonne conscience, donne son nom et son adresse : il a le sentiment d'être pleinement dans la ligne du Concile et dans l' « esprit » du Concile tels qu'on les lui a expliqués, tels qu'il les a compris. Il n'a pas du tout l'impression d'être un « cas isolé », ou une « exagération exceptionnelle », ou une « bavure » ; et apparemment « Témoignage chrétien » n'a pas non plus cette impression. Ce prêtre écrit et « Témoignage chrétien » imprime ce qui leur paraît, de l'avis le plus général, conforme au sens et aux volontés du Concile.
Inversement, si nous refusons de nous prononcer en faveur du socialisme, si nous ne croyons pas que les Beatniks sont l'une des dernières manifestations de l'Esprit de Dieu, et si enfin nous considérons la disparition progressive des vocations comme un désastre spirituel (plus exactement : comme l'effet et la conséquence d'un désastre spirituel), alors, bien sûr, nous serons dénoncés comme fomentant en cela une perverse opposition à l' « esprit du Concile ».
On touche ici du doigt la radicale déformation que l'on a fait subir aux prescriptions du Concile : mais des signes semblables, on en trouve chaque jour et partout. Ceux qui ne les voient pas, c'est assurément qu'ils ne veulent pas les voir.
\*\*\*
**Obéissance et autorité. --** Le numéro 102 de « La Pensée catholique », particulièrement réussi, contient notamment :
-- Un beau commentaire de l'abbé Berto sur le livre du P. Benoît Duroux : « La psychologie de la foi chez saint Thomas » (nous avons rendu compte de cet important ouvrage dans notre numéro 94 de juin 1965, article de Paul Péraud-Chaillot : « Théologie et psychologie de la foi »).
-- Une homélie de Mgr Marcel Lefebvre sur le Concile, appel à la sainteté.
-- Une étude de Mgr Carli sur l'obéissance du prêtre à la lumière de Vatican II.
\*\*\*
Dans cette étude, Mgr Carli formule entre autres les profondes remarques suivantes :
« Pour les uns, la crise de l'obéissance serait un effet de la crise d'autorité ; pour les autres, au contraire, ce serait tout l'opposé.
« Laissons là une discussion sur cette question qui semble faire le pendant de l'œuf et de la poule. Mais retenons pour chose très certaine qu'en toute hypothèse on ne saurait apporter remède à la crise de l'obéissance par la seule solution de la crise de l'autorité.
« Le problème de l'obéissance est un problème trop intérieur, trop personnel pour qu'il puisse recevoir une solution adéquate *ab extrinseco*, c'est-à-dire par la sanctification du Supérieur. Il doit la recevoir, au contraire, une fois pour toutes et d'une manière toujours valable, *ab intrinseco,* c'est-à-dire par la sanctification des subordonnés, quelles que soient les situations de temps et de lieu, sans non plus exclure une crise hypothétique de l'autorité. »
\*\*\*
205:108
**Suite d'une polémique permanente contre le Saint-Siège. --** Bien que Jésuite, c'est-à-dire lié au Saint-Siège par un vœu spécial, le P. Rouquette veille à soutenir sa réputation, maintenant confirmée, de spécialiste de la polémique contre les Actes du Saint-Siège. Dans les « Études » de novembre, pages 575 et suivantes, c'est à la Lettre du Cardinal Ottaviani qu'il s'en prend avec son insolente hauteur habituelle.
« *En toute hypothèse,* précise le P. Rouquette (p. 577), *la publication dans les Acta Apostolicae Sedis met le texte sous l'autorité du Saint-Siège. *»
Le P. Rouquette a ainsi clairement établi aux yeux de tous que c'est bien un Acte du Saint-Siège qu'il entend attaquer.
Il condamne d'ailleurs toute la Congrégation pour la Doctrine de la Foi :
« *Il faut reconnaître que jusqu'ici la nouvelle Congrégation pour la Doctrine de la Foi, héritière du Saint-Office, n'a guère réalisé l'un des buts que lui assigne le Motu Proprio* Integrae servandae *du 7 décembre 1965. *»
Car c'est le P. Rouquette, assurément, qui en est juge. Constitué en « autorité supérieure » à la Congrégation et à son Préfet (qui est le Pape en personne), le P. Rouquette leur adresse donc cette admonestation et cet avertissement.
\*\*\*
Chemin faisant, le P. Rouquette manifeste l'exactitude scrupuleuse de son intarissable érudition :
« *Il pouvait apparaître curieux que* (*...*) *le cardinal Ottaviani ne fasse pas suivre son nom de son titre de Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi* (*...*)*. On pouvait se poser la question de savoir si c'est un document qui engage tout le Dicastère, après consultation et approbation des cardinaux qui en font partie, ou si c'est une initiative personnelle du Préfet. *»
Donc, encore aujourd'hui, le P. Rouquette ignore toujours qu'à la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, comme précédemment à celle du Saint-Office, le Cardinal Ottaviani n'a pas le titre et la fonction de « Préfet », mais seulement de « pro-Préfet », le Préfet étant le Pape en personne.
\*\*\*
Mais le P. Rouquette adresse aussi des louanges à la Lettre du Cardinal Ottaviani : « *Il s'agit simplement d'une enquête *» (p. 577). Il s'en réjouit habilement.
Habilement, car c'est pour lui une manière d'en dissimuler le véritable caractère.
Sans doute, la Lettre du Cardinal Ottaviani demande en effet une sorte d'enquête.
206:108
Mais il ne s'agit pas *simplement et seulement* d'une enquête.
Il s'agit *d'abord* d'un acte de gouvernement de l'Église, invitant les évêques à la vigilance.
Le paragraphe anté-pénultième de la Lettre du Cardinal Ottaviani déclare en effet (nous traduisons sur le texte latin des A.A.S.) :
« *Les erreurs et les dangers de cette sorte se répandent ici et là : ils sont rassemblés en une synthèse résumée, dans la présente lettre aux Ordinaires des lieux, afin que chacun d'entre eux, selon sa fonction et son office, s'emploie à les réprimer ou à les prévenir. *»
Là-dessus, niant l'évidence, le P. Rouquette, écrit tranquillement : « Il s'agit simplement d'une enquête. »
Non point : il s'agit *premièrement***,** comme on vient de le voir, d'inciter les évêques *à réprimer les* *erreurs et dangers* signalés ; si ces erreurs et dangers ne sont pas encore visibles dans leur diocèse, alors ils doivent s'employer à les *prévenir.*
Et ensuite, *secondement***,** il s'agit d'en faire un rapport au Saint-Siège avant Noël 1966.
Le P. Rouquette a donc radicalement défiguré l'acte du Saint-Siège en prétendant qu' « *il s'agit simplement d'une enquête *».
Qu'il ne soit pas le seul à l'avoir fait, précisément de cette manière-là, ne change rien à ce qui est.
\*\*\*
**Un jugement. --** Le Révérend Père R. C. Chartier, o.p., directeur de la revue dominicaine « Signes du temps » publiée par les Éditions du Cerf, écrit éditorialement dans le numéro de novembre :
« *La Conférence épiscopale française n'a pas accepté telle quelle la présentation du Cardinal Ottaviani, dont elle a déploré* « *l'aspect négatif *» *et le* « *caractère pénible *».
Les expressions : *l'aspect négatif* et *le caractère pénible* sont mises entre guillemets, comme rapportant les termes exacts du sévère jugement prononcé par la Conférence épiscopale française sur l'Acte du Saint-Siège.
Si ce n'est pas vrai, ce sera du moins tenu pour vrai par tous ceux qui en croiront le P. Chartier.
Il se fait en France un excellent travail, comme on le voit : au nom de « l'esprit du Concile », dont le P. Chartier prétend lui aussi, naturellement, être un militant passionné.
207:108
## DOCUMENTS
### Pourquoi la pétition aux évêques pour le « consubstantiel »
Les organisateurs de la pétition aux évêques pour le rétablissement du *consubstantiel* dans la traduction française du Credo de la messe ont établi la liste des réponses aux questions qui leur sont le plus fréquemment posées au sujet de la cette pétition.
Voici le texte intégral de ces réponses, dont on peut obtenir des exemplaires imprimés en les demandant au Secrétariat national de la pétition : M. Pierre ROUGEVIN-BAVILLE, 22 allée de Coubertin, 78-Versailles.
**1^re^ question.** -- Ce n'est pas seulement la traduction du « consubstantialem patri » qui prête à critique. Il y a, soit dans les textes de la Messe, soit dans d'autres, quantité de mots, d'expressions, de tours de phrase qui rendent la traduction française fâcheuse ou pénible. Pourquoi la pétition ne soulève-t-elle pas l'ensemble du problème de la traduction au lieu de se limiter à un seul mot ?
*Réponse.* -- Quand on fait une pétition, c'est pour demander quelque chose de précis, et qui puisse être accordé. Soulever dans son ensemble le problème de la traduction française des textes liturgiques latins, ce n'est qu'émettre un vœu général sans grande portée.
**2^e^ question. --** S'il est évident que « consubstantialem patri » veut dire « consubstantiel au père », y a-t-il un gros inconvénient à le traduire par « de même nature que le père » ?
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*Réponse.* -- Cette question est évidemment de beaucoup la plus importante. La réponse à y faire est tout objective et si nous n'avions pas été à même de la fournir dans toute son ampleur par nos propres lumières, de nombreux correspondants se seraient chargés de suppléer à notre insuffisance. Ne se contentant pas de signer la pétition, ils nous apportent de multiples informations théologiques et historiques, avec documents, articles, références etc. Résumons très brièvement cette abondance de renseignements et de réflexions dans les quatre points suivants :
1° Le texte latin établi par le Concile de Nicée en 325 et repris en 381 par le Concile de Nicée-Constantinople qui a mis au point le Credo de notre messe, est « consubstantialem patri ». La seule traduction exacte est « consubstantiel au père ». Personne ne peut le contester, ni ne le conteste. Alors pourquoi en faire une autre, inexacte ?
2° Le point de la « consubstantialité » est essentiel parce qu'il touche au mystère de la Sainte Trinité, mettant ainsi en cause un dogme. Si beaucoup d'autres traductions françaises peuvent être considérées comme regrettables, elles concernent des questions qui, au plan de la Foi, sont souvent secondaires. Ce n'est pas le cas ici. On ne doit pas oublier que l'hérésie arienne qui a ravagé le christianisme aux quatrième et cinquième siècles consiste dans le refus de la consubstantialité du Fils au Père.
Dans les domaines de la théologie et de la philosophie, les mots ont une grande importance. Qu'on relise là-dessus ce qu'écrivait dans « la France Catholique » du 2 juillet 1965, M. Étienne Gilson, le célèbre philosophe catholique, membre de l'Académie française : « Deux êtres de même nature ne sont pas nécessairement de même substance. Deux hommes, deux chevaux, deux poireaux, sont de même nature, mais chacun d'eux est une substance distincte et c'est même pourquoi ils sont deux. *Si je dis qu'ils ont même substance, je dis du même coup qu'ils ont même nature, mais ils peuvent* *être de même nature sans être de même substance* (...) Je citerai autant de formules de la foi qu'on voudra pour anathémiser, avec le Concile romain de 382, ceux qui ne proclament pas ouvertement que le Saint-Esprit, le Père et le Fils sont *unius potestatis atque substantiæ* et, redisons-le, l'unité de substance implique l'unité de nature, mais pour tant de textes qui affirment l'unité de substance, en mentionnant ou non l'unité de nature, je ne me souviens d'aucun où l'unité de nature soit seule mentionnée (...)
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Le symbole français de 1965 est, je crois, le premier (...) *Il serait troublant de penser qu'une sorte d'avachissement de la pensée théologique puisse tenter certains de se dire qu'au fond ces détails n'ont aucune importance. Car à quoi bon faciliter l'acte de croire, s'il faut pour cela délester d'une partie de sa substance le contenu même de l'acte de foi ? *»
De son côté, le P. Congar, parlant des critiques que soulèvent certaines applications de la réforme en cours, notamment dans le domaine liturgique, écrit dans « Les Informations catholiques internationales » du 15 septembre 1965, « Certaines critiques nous semblent justifiées. Quand par exemple Étienne Gilson s'en prend à la « traduction » du « consubstantialem » du Credo par « de même nature que le Père ». Saint Hilaire s'est laissé exiler pour refuser *une telle formule qui n'exprime pas bien la foi du monothéisme trinitaire des chrétiens.* »
3° Insistant sur la nécessité des mots spécialement forgés pour proposer à la foi les mystères du dogme, Bossuet écrivait : « Voilà ce qui a fait naître le terme de *transsubstantiation,* aussi naturel pour exprimer un changement de substance que celui de *consubstantiel* pour exprimer une unité de substance. » Abandonner la « consubstantialité » et la « transsubstantiation », c'est risquer de saper la foi en la Trinité et en l'Eucharistie.
4° Rappelons, pour terminer, les graves avertissements de Paul VI dans l'encyclique *Mysterium Fidei* du 3 septembre 1965 : « L'intégrité de la foi étant sauve, il faut de plus *observer l'exactitude dans la façon de s'exprimer*, de peur que l'emploi peu circonspect de certains termes ne suggère, ce qu'à Dieu ne plaise, des opinions fausses affectant la foi dans les mystères les plus élevées (...) Au prix d'un travail poursuivi au long des siècles, et non sans l'assistance de l'Esprit Saint, l'Église a fixé une règle de langage et l'a confirmée avec l'autorité des conciles. Cette règle est souvent devenue le mot de ralliement et l'étendard de la foi orthodoxe. Elle doit être religieusement respectée. Que personne ne s'arroge le droit de la changer à son gré ou sous prétexte de nouveauté scientifique. *Qui pourrait jamais tolérer l'opinion selon laquelle les formules dogmatiques appliquées par les conciles œcuméniques aux mystères de la sainte Trinité et de l'Incarnation, ne seraient plus adaptées aux esprits de notre temps et devraient témérairement être remplacées par d'autres ?*
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De même on ne saurait tolérer qu'un particulier touche de sa propre autorité aux formules dont le Concile de Trente s'est servi pour proposer à la foi le mystère eucharistique. C'est que ces formules, comme les autres que l'Église adopte pour l'énoncé des dogmes de la foi, expriment des concepts qui ne sont pas liés à une certaine forme de culture, ni à une phase déterminée du progrès scientifique, ni à telle ou telle école théologique*.* Elles expriment ce que l'esprit humain perçoit de la réalité par l'expérience universelle et nécessaire et ce qu'il manifeste par *des mots adaptés et précis, provenant du langage courant ou du langage savant.* C'est pourquoi ces formules valent pour *les hommes de tous les temps et de tous les lieux.* »
Il est à noter qu'en Italie, où le problème de la traduction se pose exactement comme en France, le texte italien conserve le mot « substance » : « della stessa *sostanza* del Padre ».
**3^e^ question. --** En demandant le rétablissement du « consubstantiel » dans la traduction française du Credo, n'avons-nous pas l'air de « faire la leçon » à nos évêques ?
*Réponse.* -- Absolument pas ! Disons même : bien au contraire ! Il est, en effet, hors de doute que si nos évêques ont accepté le « de même nature », c'est dans *la seule considération* que cette formule serait plus aisément accessible au commun du peuple de Dieu. On peut être assuré qu'ils auront longtemps balancé à s'y résoudre et que s'ils s'y sont résolus s'est *uniquement* par un souci de bienveillance. Il appartient donc aux fidèles du troupeau d'assurer leurs évêques qu'ils adhèrent pleinement à la formule conciliaire de la « consubstantialité ». Si des personnalités éminentes comme Étienne Gilson peuvent écrire des articles, si dirigeants et notables peuvent faire des démarches personnelles auprès de la Hiérarchie, le troupeau est sans voix. La pétition lui en donne une. Aussi bien s'agit-il d'un usage constant dans l'Église. C'est par des pétitions que les fidèles du monde entier demandent au souverain Pontife d'établir telle ou telle fête, de faire examiner telle ou telle cause etc. C'est le seul moyen dont dispose le peuple de Dieu, dont les humbles membres n'ont à leur disposition ni l'autorité de leurs noms individuels, ni les instruments de l'opinion publique. Il n'est pas de voie plus modeste et plus respectueuse. Ajoutions qu'en y recourant, les laïcs du rang ont le sentiment très vif de correspondre à la lettre et à l'esprit du Concile qui les presse d'être, à leur rang, des coopérateurs actifs de l'œuvre de l'Église.
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**4^e^ question. --** Même si nos signatures sont nombreuses, elles ne constitueront vraisemblablement au total qu'un faible pourcentage de la population catholique française. Ne pourra-t-on pas dire alors que nous sommes la minorité ?
*Réponse.* -- Il ne s'agit pas de majorité ni de minorité. Une pétition n'est pas un référendum et l'Église n'est pas une institution fondée sur le nombre : c'est une institution d'autorité au service de la Vérité. Le Pape et les Évêques gouvernent le peuple de Dieu, attentifs à ses sentiments, à ses réactions, à ses capacités. Il est donc important que les catholiques du rang fassent savoir à leurs évêques qu'ils les supplient de ne pas sous-estimer leur bonne volonté à recevoir les mystères de la Foi dans les formules mêmes où elles sont proposées par les définitions et les expressions consacrées. Cette pétition est un acte de confiance en même temps qu'un témoignage donné à nos évêques qu'une foi « adulte » existe dans la masse des fidèles. A cet égard, quelques dizaines de milliers de signatures réunies par le seul dévouement et le seul zèle des catholiques de la « piétaille » ont beaucoup plus de signification que des chiffres récoltés par les « mass media ». Nos évêques savent parfaitement ce que valent les opinions dirigées par la grande presse ou la radio. Sans argent, sans le secours d'aucune des puissances de « l'information » nous nous adressons à eux dans la faiblesse de notre dispersion, parfaitement sûrs que notre demande sera accueillie dans l'esprit même où elle est faite.
\*\*\*
Prescriptions pratiques
Cette pétition a déjà recueilli un nombre important de signatures. Elle va se prolonger pendant plusieurs mois pour permettre d'attendre -- et d'atteindre -- tous ceux qui voudraient se joindre à cette démarche. Les prescriptions pratiques sont les suivantes :
1\. Il y a un seul texte et un seul formulaire de pétition.
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Les feuilles de pétition sont prévues pour recevoir 10 signatures. Elles sont envoyées gratuitement sur simple demande à M. Pierre ROUGEVIN-BAVILLE, 22, allée P. de Coubertin, 78-Versailles, téléphone : 950-37-95 -- qui assure le secrétariat unique de la pétition.
2\. C'est à ce secrétariat unique que doivent être retournées les feuilles signées (même incomplètement remplies). Il en assurera la transmission groupée à l'Assemblée plénière de l'épiscopat français.
3\. Il n'y a aucun délai fixé pour la réexpédition de la feuille, après signature, au secrétariat. La date limite de clôture de la pétition sera annoncée suffisamment à l'avance.
4\. Beaucoup de chefs de famille ont signé seuls la pétition, ce qui fait une seule signature par foyer. Il est souhaitable, puisque le nombre des signatures est compté, que chaque membre de la famille figure individuellement sur la feuille : père, mère, enfants après leur Profession de Foi.
5\. Quoique les frais de cette pétition se limitent à l'impression des feuilles et à leur expédition, ils sont suffisamment importants pour qu'il soit demandé de joindre aux demandes de feuilles un ou deux timbres à 0,30 F. et éventuellement un chèque bancaire ou postal de 5 F. (C.C.P. Pierre ROUGEVIN-BAVILLE Paris 5.143-01).
213:108
### La Déclaration des musiciens
Il faut le dire d'abord : une fois de plus, on nous a menti.
La Commission de musiciens réunie par l'épiscopat français n'a aucune responsabilité dans la dévastation actuelle de la musique religieuse. Là-même où l'on a prétendu que cette Commission avait donné son accord -- pour les récentes décisions concernant le Pater et la Préface -- ce n'était pas vrai.
Une plus ample lumière sera faite prochainement sur les méthodes employées, là aussi, par une faction prépotente.
Pour le moment, voici le texte intégral de la Déclaration que neuf sur dix des membres laïcs de la *Commission nationale des musiciens experts près de l'Épiscopat français* ont rédigée pour exprimer leur protestation. Cette Déclaration est adressée à Mgr Rigaud, président de la Commission.
On le verra par cette Déclaration : au nom d'un soi-disant « esprit » du Concile, *les prescriptions de la Constitution liturgique sont, en fait, contredites et bafouées* par les pseudo, « applications » actuelles.
En 1964, les musiciens soussignés ont eu l'honneur d'être nommés, conjointement avec divers collègues ecclésiastiques, membres d'une Commission destinée à faire connaître à l'Épiscopat français le sentiment des musiciens sur l'évolution de la musique d'Église dans notre pays. Cette Commission n'ayant plus été convoquée depuis le 29 mars 1965, ils croient devoir s'acquitter de leur tâche par la rédaction du présent memorandum, signé de 9 sur 10 des musiciens laïcs de la Commission. Ceux-ci n'entendent en rien par là se désolidariser de leurs collègues ecclésiastiques, mais simplement s'abstenir par déférence pour eux d'empiéter sur leur liberté d'appréciation. Ils savent d'ailleurs que beaucoup d'entre eux partagent les opinions exprimées ci-dessous, conformes en outre aux tendances générales dégagées du 5^e^ Congrès International de Musique Sacrée qui vient de se tenir à Chicago.
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**I. -- **Les soussignés tiennent à exprimer leur très vive inquiétude devant une évolution qui, loin de conduire comme le souhaitait le Concile à un renouveau de la musique d'Église, leur semble de nature à en détruire les structures sans disposer des éléments nécessaires pour être en mesure de les remplacer. Ils estiment que les efforts de tous devraient être employés à améliorer les déficiences, à augmenter les moyens d'action et à les adapter à l'esprit nouveau défini par le Concile, non à saccager aveuglément un capital amassé par les siècles, que l'on ne pourra plus ensuite reconstituer sans les plus grandes difficultés.
**II. -- **La base de leur attitude est l'application de la Constitution Conciliaire. Ils estiment que celle-ci doit être prise à la lettre et sous tous ses aspects, en rejetant toute discrimination basée sur des préférences personnelles. Ils ne voient aucune contradiction entre le devoir de conservation que la Constitution leur impose impérativement (114, 116) et le vœu d'accroissement qu'elle énonce parallèlement (121) : mais ils ne peuvent accepter une inversion des valeurs qui ne retiendrait que le vœu en éludant le précepte.
**III. -- **Ils ne voient pas comment en pratique pourrait être rempli le devoir de conservation sans le maintien dans les offices courants, « messes lues » inclusivement, d'une partie au moins du répertoire grégorien et, quand cela est possible, polyphonique. Ils demandent donc que le répertoire musical au moins, tout en s'ouvrant au français dans une mesure convenable, conserve parallèlement selon le rang prescrit par la Constitution (116), une proportion raisonnable des chants latins traditionnels (36/1, 116) dont le langage n'a jamais constitué obstacle à la participation de l'assemblée souhaitée par la Constitution (118). Leur demande est conforme à la Constitution qui autorise la langue vulgaire sans l'imposer (36, 101).
**IV. -- **Ils se réjouissent des perspectives données par l'ouverture aux compositions nouvelles (121) mais demandent que cette ouverture ne soit pas détournée de son sens ;
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a\) La rédaction de l'art. 121 ne précise pas que le chant vernaculaire soit seul visé par cet encouragement ; par contre, elle implique nettement que cette composition ne peut avoir objet de *remplacer* le répertoire liturgique (Motu proprio de S. S. Paul VI, par. 11), mais seulement de fournir un répertoire *complémentaire* de cantiques et de chants de maîtrise.
b\) Il en résulte qu'échappent à tout vœu de remplacement par des compositions nouvelles libres, d'une part le chant latin traditionnel (116), d'autre part le chant vernaculaire officiellement approuvé et lui seul. En dernier, les soussignés rappellent incidemment que, contrairement à ce qui a été publié dans la presse, la responsabilité de leur Commission ne se trouve pas engagée dans les récentes décisions concernant le *Pater* et la *Préface.*
c\) Les compositions psalmistes ou autres à l'usage de l'assemblée rentrent dans la catégorie des chants complémentaires mentionnés ci-dessus et ne sauraient donc en aucun cas se substituer en fait aux chants officiels. Ils estiment, malgré la diversité des opinions sur leur valeur, qu'elles témoignent d'un effort de recherche à encourager, mais à condition d'être employées de manière plus modérée et de se superposer aux autres répertoires au lieu de se substituer à eux.
d\) Ils apprécieraient que soit étudié dans quelle mesure peut être atténuée la disparition d'universalité que comporte, qu'on le veuille ou non, l'introduction du vernaculaire dans les chants officiels. Ils suggèrent que le maximum de textes possibles soit unifié prosodiquement pour favoriser d'éventuelles translations, et que les nouvelles formules de récitation liturgique, après étude nationale, soient unifiées à un échelon international ; enfin, que soient révisées des traductions manifestement peu heureuses pour l'euphonie, notamment celle du *Sanctus.* En outre, une plus grande attention devrait être apportée au fait que le chant en vernaculaire, contrairement au latin qui l'idéalisait, accentue fâcheusement le caractère inactuel de certains textes, et se trouve ainsi en contradiction avec le vœu d'acclimatation au mode moderne dont il a pour ambition de se dire le témoin.
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e\) L'état actuel de dispersion des goûts leur semble rendre irréalisable en pratique le vœu légitime et théoriquement séduisant d'une musique résolument moderne, au sens où ce terme est revendiqué contradictoirement par le style concert et celui dit « de variétés » ; l'un et l'autre manquent rarement de provoquer des réactions inconciliables, et déclenchent chez certains une exaspération violente incompatible avec les buts d'édification assignés à la musique sacrée (112). Les soussignés pensent que la modernité peut et doit être recherchée, mais ne peut devenir un but en elle-même, et qu'il convient de laisser à l'écart de l'office divin, quelque jugement que l'on porte sur elle en d'autres lieux, toute musique évoquant un style profane d'excitation à résonance plus ou moins érotique (jazz, music-hall) ou d'un ésotérisme agressif (musique dite d'avant-garde), du moins tant qu'elle risque d'éloigner ou de scandaliser une partie des fidèles au lieu de les édifier (112).
f\) L'accroissement du patrimoine musical de caractères artistiques souhaité par la Constitution (121) ne leur semble pas devoir se borner à la seule confection de musique fonctionnelle, psalmique ou autre (cf. § V) si tant est qu'elle en fasse partie. Elle suppose également un mouvement généralisé d'ouverture à la composition proprement dite, française ou non, ce qui n'est possible que si celle-ci se voit souhaitée, accueillie et utilisée autrement qu'en auditions exceptionnelles, parfois spectaculaires, mais trompeuses et inefficaces. Le vœu du Concile ne peut donc que rester lettre morte sans une atmosphère générale d'encouragement aux musiciens qualifiés, et de développement des scholas (cf. § VI infra). Ce développement est rendu de plus en plus difficile par l'attitude de certains pasteurs, et aussi par l'élimination du latin, qui interdit brusquement l'usage de la plus grande partie du répertoire existant, ne proposant pour le remplacer, sauf trop rares exceptions, que des ersatz dérisoires.
**V. -- **Ils pensent que le double but assigné à la musique sacrée par la Constitution (112) : « gloire de Dieu et édification des âmes », définit deux conceptions qui doivent coexister dans l'office : l'une, que ne doivent pas méconnaître les pasteurs, ne craignant pas de laisser la musique proclamer la *laus Dei* avec toutes les richesses de ses possibilités techniques, fussent-elles spectaculaires ; l'autre, que ne doivent pas méconnaître les musiciens, l'obligeant, à d'autres moments, en vue de l'*aedificatio animarum*, à une discrète modestie.
217:108
La musique d'Église obéit à des critères différents selon qu'elle reste purement fonctionnelle ou que, sans quitter pour autant sa valeur liturgique intégrale, elle se hausse au rang *d'œuvre d'art* en vue de la *laus Dei*. Mais dans les deux cas, la dignité du service divin exige un souci de qualité, proportionné aux possibilités du lieu, que l'on ne peut méconnaître sans contrevenir aux prescriptions du Concile (122). Même les chants d'assemblée leur semblent devoir y être soumis, et lorsqu'un minimum de qualité ne peut être assuré, ils pensent qu'il vaut mieux s'abstenir que de se livrer à des parodies déshonorantes.
Le fait qu'il ne doit être demandé à l'assemblée qu'une participation proportionnée à ses capacités implique par ailleurs un entraînement qui peut constituer, pour les animateurs locaux, un champ d'action particulièrement fécond, à condition d'être confié à des musiciens qualifiés et de mettre à leur disposition les moyens nécessaires, ce qui nous ramène au problème des scholas.
**VI. -- **Ils rappellent que loin de préconiser la suppression des scholas et maîtrises, le Concile a défini leur rôle comme participant intégralement à la liturgie (29) et a prescrit avec force de les encourager (114). Mais le rôle de la schola doit être défini. Ils ne peuvent partager l'opinion que ce rôle doit être seulement de soutenir le chant fonctionnel de l'assemblée : la Constitution signifie le contraire. Partout où elle en est techniquement capable, *la Schola doit aussi pouvoir s'exprimer* seule pour traduire les sentiments des fidèles avec une qualité d'expression que l'assemblée ne pourrait atteindre. La polyphonie est ici aussi expressément mentionnée que le grégorien (116), Ces deux aspects du rôle de la Schola : soutien d'assemblée et expression en soliste, doivent désormais être considérés comme complémentaires. Éliminer de l'office la musique de qualité en lui donnant comme fiche de consolation la perspective de se faire entendre en concert spirituel serait une grave méconnaissance des instructions conciliaires (112, 122, etc.).
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**VII. -- **Ils demandent que ne soit pas sous-estimée la valeur du recueillement, exigeant à certains moments un silence prolongé des paroles (30), la musique au contraire pouvant en certains cas s'y associer et le favoriser. Ils souhaitent un équilibre paroles-musique qui exclut aussi bien la messe-concert que la messe-bavardage, avec ou sans micro.
**VIII. -- **Ils attirent l'attention sur l'aspect technique, psychologique et social de certains problèmes. En particulier sur la nécessité, si l'on ne veut pas éloigner du service de l'Église tout musicien de valeur, de ne pas rendre pénible et ingrate une tâche déjà pécuniairement désintéressée :
a\) Ils demandent que les musiciens et leur art reçoivent des pasteurs la considération que leur accorde le Concile (122 127), que leur avis soit sollicité et suivi dans la mesure où il demeure conforme, aux normes et directives, que les questions relatives à leurs salaires soient étudiées dans un esprit de justice, que le dérangement qui leur est imposé soit proportionnel au service que l'on attend d'eux.
b\) Pour illustrer concrètement cette dernière proposition, disons qu'un organiste n'aura pas justifié professionnellement son déplacement si, sur une présence moyenne de 55 minutes à la messe paroissiale, on ne l'a pas laissé jouer en soliste, au total et non compris entré et sortie (fort peu écoutées) environ 5 à 7 minutes, avec au moins un morceau sans interruption de l'ordre de 2 à 3 minutes. De même une chorale soumise à répétitions régulières demande, pour justifier son effort, de pouvoir chanter, soutien d'assemblée non compris, de 3 à 6 morceaux d'une moyenne de 1 minute 30 chacun (c'était à peu près l'ordonnance des messes latines).
Méconnaître ces nécessités psychologiques ne peut aboutir qu'à une désaffection traduite par la disparition du recrutement.
c\) Ils insistent pour que soient maintenues à cet égard les possibilités laissées par l'Offertoire et la Communion, et soulignent ce qu'a de décevant l'antienne d'assemblée pendant celle-ci, non seulement pour le musicien, mais aussi pour le fidèle revenant de la Sainte Table et privé d'action de grâces individuelle. Il est significatif qu'au Congrès de Musique sacrée à Chicago, cette opinion exprimée incidemment au cours d'un rapport ait déchaîné spontanément des applaudissements prolongés.
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d\) Ils rappellent que l'usage de faire taire l'orgue à l'Élévation est d'introduction récente et a été institué vers 1920 en présence d'abus qui n'existent plus. En conséquence, beaucoup pensent que cet usage pourrait être abrogé, pourvu que l'orgue joue à ce moment dans le caractère convenable.
e\) Ils insistent sur le fait que la musique n'est pas un bruit que l'on déclenche ou arrête en tournant un bouton, mais un langage organique qui ne peut prendre de sens sans un temps minimum de mise en route, de développement et de préparation avant l'arrêt. Ce dernier point surtout est fréquemment méconnu des officiants et surtout des commentateurs, rendant l'exercice musical du culte pénible et chaotique.
**IX. -- **Ils demandent que la plus grande attention soit portée à la mise en application effective et complète des importantes et sages prescriptions du Saint-Siège et du Concile (115) relatives à l'éducation artistique et musicale dans les écoles et séminaires ; qu'une attention particulière soit portée à la qualification technique des éducateurs, et que face à une intense propagande en sens inverse, une action psychologique en profondeur soit entreprise pour éclairer les milieux responsables sur l'incompatibilité d'une attitude destructrice, tant avec le maintien du prestige culturel acquis par l'Église au cours des siècles, qu'avec une prescription conciliaire impérative que cette attitude semble perdre de vue.
**X. -- **La musique sacrée faisant partie intégrante de la liturgie (46, 112), ils demandent que les commissions chargées de son étude ne travaillent pas en chambre close, mais en liaison constante avec les Commissions de Liturgie ; que leurs avis soient effectivement sollicités, et qu'aucune confusion ne soit introduite sur leurs responsabilités.
Pour réaliser concrètement ce vœu, ils suggèrent de donner éventuellement à des musiciens qualifiés, dont les noms seraient soumis à l'approbation du Comité des Experts, mission d'étudier en liaison avec le C.N.P.L. les problèmes soulevés par le présent memorandum, dans l'esprit constructif d'équilibre voulu par le Concile entre conservation et accroissement, entre latin et langue vulgaire, et de présenter leurs conclusions dans un délai fixé, à l'ensemble de la Commission convoquée à cet effet, pour transmission ultérieure officielle à NN. SS. les Évêques.
220:108
**XI. -- **Ils demandent enfin qu'une diffusion suffisante soit assurée sans discrimination tendancieuse à la documentation, y compris la présente déclaration, et spécialement à toute instruction éventuelle sur ces questions émanant des autorités qualifiées.
Ils proclament leur obéissance respectueuse aux directives du Saint-Siège, du Concile et de leurs évêques, mais demandent que celles-ci soient exprimées sans ambiguïté et obéies sans discrimination (article 22). Ils ne comprendraient pas qu'il y ait, sur ce point, deux poids et deux mesures.
22 novembre 1966.
221:108
*MISE AU POINT*
### L'agression de Jean Le Pichon
DANS CETTE REVUE, nous n'avons jamais attaqué l'Union nationale des A.P.E.L. (Associations des parents d'élèves de l'enseignement libre). Nous n'en avons eu ni l'occasion ni le désir. Nous avons trop connu Henri David et nous vénérons sa haute mémoire. Beaucoup de nos lecteurs sont membres des A.P.E.L., y militent ou y ont milité. Ces derniers temps, un certain malaise s'est développé à différents niveaux au sein de cette organisation : nous nous sommes abstenus d'en faire un commentaire indiscret. Sur la crise de l'enseignement, nous avons publié la grande étude d'Henri Charlier : *Comment sauver l'enseignement libre*, qui apporte la contribution positive d'une expérience humaine et d'une pensée hors de pair. Les dirigeants des A.P.E.L. pouvaient y trouver des vues plus ou moins conformes aux leurs, plus ou moins différentes des leurs, ils pouvaient les méditer sans arrière-pensée et d'autant plus aisément que ni leurs personnes ni leur organisation n'y étaient mises en cause. Chacun au demeurant est évidemment libre de prendre ce qu'il veut des idées d'Henri Charlier, qui n'a ni le dessein ni le moyen de les imposer à qui que ce soit ; au soir d'une vie de labeur, en son âme et conscience, il s'adresse aux consciences et aux âmes, pour leur livrer les réflexions d'un homme qui a beaucoup vu, beaucoup fait, beaucoup médité, -- et qui dans plusieurs ordres de la pensée a édifié une œuvre qui lui survivra. Pour ma part je n'ai jamais rencontré personne qui soit, autant qu'Henri Charlier, homme *à la fois* d'expérience et de pensée, aussi parfaitement de plain-pied avec les philosophes et les artistes de tous les temps qu'avec le bûcheron, l'ouvrier ou l'artisan son voisin. Les hommes de cette trempe et de cette dimension ne sont pas nombreux, ils sont ordinairement inconnus à la première page des journaux et sur les factices devants de la scène contemporaine ;
222:108
mais ils ne peuvent, de leur place et sans élever la voix, dire ce qu'ils savent, sans provoquer le mépris agressif et les insultes des éternels Pichons, toujours semblables à eux-mêmes : c'est dans l'ordre, c'est normal, on n'y peut rien. Ce qui est moins normal et ce à quoi l'on peut sans doute quelque chose, c'est que ce soit ès-qualités de secrétaire général des A.P.E.L. qu'un Le Pichon vienne insulter un Henri Charlier.
\*\*\*
La première partie de l'étude d'Henri Charlier, *Comment sauver l'enseignement libre*, était à peine parue ([^81]) que, sans même attendre la seconde ([^82]), M. Le Pichon feignait d'être attaqué et m'écrivait la lettre suivante :
Paris le 10 juin 1966.\
50.656 JLP/AV
Cher Monsieur,
Nous sommes quelques-uns parmi les responsables de l'Union nationale des A.P.E.L. à être des amis de votre revue. Je sais que vous ne l'ignorez pas, tout au moins en ce qui me concerne.
Nous avons donc été consternés en vous voyant, dans le dernier numéro d'*Itinéraires*, reprendre à votre compte la campagne lancée par Michel Creuzet dans son livre, préfacé par Henri Charlier, et dans *Permanences.*
Ce qui personnellement me navre, à cause de l'estime que j'ai pour vous, ce n'est pas tellement cette campagne que le style qui lui est donné, celui justement que vous reprochez a vos adversaires : choix de textes, amalgame, insinuations même.
223:108
Sur ce dernier point, relisez attentivement l'hommage à Henri David page 266 en vous souvenant que je suis son successeur au poste de Secrétaire Général. Les dirigeants des A.P.E.L. aujourd'hui sont-ils si médiocres ? Et êtes-vous vraiment certain que nous ayons affaibli les forces combatives du Mouvement ?
Quoi qu'il en soit, nous allons être contraints d'y répondre et ce sera facile car, en dehors des grands principes affirmés par Michel Creuzet et par Henri Charlier et que nous n'avons cessé ni d'affirmer ni de défendre presque toute leur argumentation, visant à prouver notre trahison et celle de la Hiérarchie, est présentée dans une interprétation erronée ou tendancieuse des textes législatifs, des événements historiques et dans une méconnaissance totale de l'action de notre Union nationale.
Je pense, pour ma part, qu'il y a d'autres combats à mener que celui que je vais être contraint d'engager et parce que je le ferai à mon corps (et à mon cœur) défendant j'aurais souhaité auparavant une conversation avec vous. Comment se fait-il que vous ne l'avez pas souhaité vous-même avant ?
De toute manière ne serait-il pas sage de peser maintenant les conséquences d'un affrontement que Michel Creuzet a situé sur un ton polémique violent, en essayant, par ailleurs, de susciter un mouvement de noyautage et de division à l'intérieur de nos Associations ?
Je vous prie d'agréer, cher Monsieur, l'expression de mes meilleurs sentiments.
Le Secrétaire Général :\
J. LE PICHON.
Dites-le avec des fleurs... M. Le Pichon pouvait bien « répondre » à qui il voulait, comme il voulait. Mais en outre il m'annonçait un « combat ». J'ai lu et relu l'alinéa m'avisant de son entrée en guerre. Relisons-le :
224:108
Je pense, pour ma part, qu'il y a d'autres *combats* à mener que *celui que je vais être contraint d'engager* et parce que je le ferai à mon corps (et à mon cœur) défendant *j'aurais* souhaité auparavant avoir une conversation avec vous. Comment se fait-il que vous ne l'ayez pas souhaité vous-même avant ? »
M. Le Pichon regrettait que je n'aie pas cherché une conversation avec lui avant de l'attaquer : mais comme je ne l'avais aucunement attaqué, il s'agissait manifestement d'un prétexte pour tout embrouiller.
Regrettant à l'irréel du passé, comme une chose à laquelle on ne pouvait plus rien changer, l'absence de conversation entre nous, M. Le Pichon m'annonçait, au futur certain, et prochain, le « combat » qu'il allait « engager ».
C'est ce qu'il appelle une « recherche du dialogue ». Dans ce faux-semblant, il ne s'engage pas seulement à titre personnel ; il tente d'y engager, en qualité de secrétaire général, toute l'Union nationale des A.P.E.L.
Et dans son libelle clandestin de septembre 1966, dont je vais parler plus loin et qui est l'objet de la présente mise au point, M. Le Pichon écrit carrément :
« Le dialogue, à l'Union nationale des A.P.E.L., nous l'avons souhaité, nous l'avons même sollicité et malgré l'insuccès de nos démarches, nous le désirons toujours. »
Il n'y a pas eu d'autre « démarche » ni d'autre « sollicitation » que la lettre ci-dessus de M. Le Pichon, en date du 10 juin 1966, qui enveloppait de fleurs de rhétorique une très claire déclaration de guerre.
C'est toujours le même coup. Le faux coup du « dialogue » ; que l'on a sollicité, bien sûr, en de multiples démarches ; couronnées d'insuccès par notre faute, évidemment. Nous commençons à bien connaître cette musique-là.
En l'occurrence il ne s'agit heureusement point de l'Union nationale des A.P.E.L. ; il s'agit du faux-semblant fabriqué par M. Le Pichon, et de l'arbitraire par lequel il veut compromettre cette grande organisation nationale dans la mauvaise querelle qu'il a instituée.
225:108
A la lettre de M. Le Pichon, je répondis par la lettre que voici, qui l'éclairait sur ses confusions et qui l'avertissait cordialement :
14 juin 1966.
Monsieur,
Je suis contraint de supposer que vous n'avez pas lu personnellement l'article d'Henri Charlier que met en cause votre lettre 50.656 JLP/ AV. du 10 juin.
En tous cas je vous précise
1\. -- que l'article d'Henri Charlier paru dans *Itinéraires* ne nomme à aucun moment l'Union des A.P.E.L. ni vous-même ;
2\. -- qu'Henri Charlier n'a préfacé aucun livre de Michel Creuzet ; vous confondez avec André Charlier.
Il y a donc de votre part, me semble-t-il, quelque confusion et quelque précipitation dans l'exposé des motifs qui accompagne la sorte de déclaration de guerre que vous m'adressez.
J'ajoute qu'Henri Charlier n'est pas homme, contrairement à ce que vous croyez, à « reprendre la campagne » de qui que ce soit, et que son article comme sa personne se situent à un tout autre niveau que celui d'une « campagne », reprise ou non.
Quand enfin vous m'annoncez que vous vous préparez à engager un combat contre moi, je me demande ce qui a pu vous persuader que ce genre de menaces serait susceptible de me faire la moindre impression.
Mais il est bien évident, et connu d'avance par tous ceux qui lisent *Itinéraires,* que si vous avez l'intention de toucher en quelque manière à Henri Charlier, qui est parmi les vivants le penseur pour lequel j'ai la plus profonde vénération filiale, vous me trouverez inévitablement sur votre chemin.
Alors vérifiez bien qu'il ne vous manque pas un bouton de guêtre.
Cordialement,
Jean MADIRAN.
226:108
Je n'entendis plus parler de M. Le Pichon jusqu'au mois de septembre : il commençait alors à diffuser un factum polycopié de 32 pages qui attaquait, en termes violents et injurieux, la revue *Itinéraires*, l'Office international de Jean Ousset, le livre de Michel Creuzet sur l'enseignement, le mouvement nouveau-né de l'*Action scolaire* et la personne d'Henri Charlier.
D'ordinaire, M. Le Pichon passe pour courageux mais point pour téméraire. Il semble qu'il ait été exagérément enhardi par certain « communiqué » à la fin du mois de juin 1966, qui a pu lui faire supposer que nous étions hors de combat. Dans son libelle, il tente de nous opposer à l'Église et de nous présenter comme des ennemis de l'épiscopat ; le coup de pied de l'âne, en quelque sorte, pour nous achever, puisqu'il nous croyait à terre. Que M. Le Pichon se soit trompé sur la portée pratique de circonstances confuses, c'est son affaire ; qu'il ait voulu en profiter, c'est sans doute une manifestation de son esprit chevaleresque.
Ce libelle, signé Jean Le Pichon, est distribué depuis plusieurs semaines, pour autant que nous sachions, à l'intérieur et à l'extérieur de l'Union nationale des A.P.E.L.
Son contenu et sa manière nous suggèrent trois remarques.
\*\*\*
**I. -- **M. Le Pichon, qui ne sait rien, prend dans son libelle Henri Charlier pour un « historien » et pour un « érudit ». Ce secrétaire général des parents d'élèves de l'enseignement libre ignore visiblement qui est Henri Charlier (jusqu'en juin 1966, il le confondait même avec son frère André Charlier) ; il ignore quels titres personnels permettent à Henri Charlier de parler d'enseignement avec une autorité morale sans pareille. Juché sur son ignorance, M. Le Pichon n'en prononce pas moins des jugements au for interne ; il expose dans son libelle qu'il a fait de grands efforts pour arriver à se convaincre de la « *bonne foi* » d'Henri Charlier, mais que cela est décidément impossible.
Naturellement cette insulte, venant d'un Le Pichon, n'a pas plus d'importance, ni d'existence, que son auteur.
Mais venant du secrétaire général de l'Union nationale des A.P.E.L., elle crée à l'intérieur de cette organisation une situation intolérable.
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**II. -- **Quand on réclame que s'exerce le droit des parents en matière d'enseignement, M. Le Pichon répond dans son libelle, aux pages 9 et 10, que c'est inacceptable, car c'est réclamer pour eux une place qu'historiquement ils n'ont jamais possédée.
M. Le Pichon peut penser ce qu'il veut ; nous ne discuterons évidemment pas la « pensée » de l'insulteur d'Henri Charlier.
Et nous n'allons pas examiner contradictoirement avec M. Le Pichon de quelles manières diverses s'est exercé dans le passé le droit naturel des parents.
Mais qu'un secrétaire général des A.P.E.L. imagine que l'on puisse *opposer valablement une situation de fait à un droit naturel imprescriptible*, alors tout est dit sur la qualification intellectuelle du personnage.
**III. -- **L'actuel secrétaire général de l'Union nationale des A.P.E.L. ne s'est pas manifesté contre les ennemis déclarés de l'enseignement libre.
Il ne s'est pas manifesté contre les journaux et docteurs catholiques qui, par haine de l'enseignement libre, ont critiqué ou rejeté la Déclaration conciliaire sur l'éducation chrétienne.
Il n'a pas fait contre eux l'offensive qu'il met en œuvre seulement contre Henri Charlier, contre Jean Ousset, contre Michel Creuzet, contre l'*Action scolaire*, contre la revue *Itinéraires*.
Inactif contre les ennemis de l'enseignement libre, il cherche à lancer les A.P.E.L. dans une guerre intestine contre ceux qui en sont le fer de lance.
Un provocateur n'aurait pas mieux fait.
Nous ignorons tout des intentions subjectives de M. Le Pichon et nous n'en sommes pas juges. Nous supposons volontiers qu'elles doivent être excellentes. Nous n'avons au demeurant aucun désir de le suivre sur le détestable terrain où il a placé son attaque quand il a mis en cause la bonne foi des personnes pour mieux empoisonner la querelle qu'il a fabriquée de toutes pièces.
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Par une aberration que nous attribuons plutôt à son œcuménique ignorance et à sa méconnaissance radicale des réalités, M. Le Pichon, qui ne mène aucun combat contre ceux qui attaquent l'enseignement libre, engage un combat unilatéral et préférentiel contre ceux qui sont au premier rang de sa défense.
Dans l'ordre de la pensée, dans l'ordre de l'action militante, dans l'ordre des réalisations pratiques, les amis de Jean Ousset, ceux d'Henri Charlier, ceux de l'*Action scolaire*, et la grande famille des lecteurs d'*Itinéraires*, constituent la partie la plus consciente, la plus active, la plus vivante des mainteneurs de la liberté de l'enseignement. Ils ne cherchent d'ailleurs à imposer à personne leur manière de voir ou leurs méthodes : ils veulent seulement *fédérer et conjuguer* leur action, et de préférence au sein des A.P.E.L, avec tous ceux qui travaillent et combattent pour la liberté de l'enseignement. Et voici qu'un Le Pichon s'efforce d'amputer les A.P.E.L. de leur aile la plus active, voici qu'un Le Pichon travaille à couper les A.P.E.L. de leur aile marchante, et tente d'opérer cette fracture au moment même où il omet soigneusement de rien dire ou faire d'équivalent contre les ennemis déclarés de l'enseignement libre !
C'est une trahison. Inconsciente ? Il n'importe. La trahison ne se juge pas, dans l'ordre des responsabilités sociales, aux motifs éventuellement nobles ou chimériques qui ont pu l'inspirer ; elle se juge à la réalité objective de ses actes.
En matière d'*enseignement*, la situation est maintenant trop sérieuse ; elle ne laisse aucune place aux improvisations acrobatiques d'un personnage inculte au point de prendre Henri Charlier pour un érudit de mauvaise foi, Le Pirée pour un homme et Le Pichon pour un chef.
Et maladroit au point d'avoir fabriqué contre nous cette querelle invraisemblable qui doit immédiatement cesser.
Maladroit, inculte : nous n'avons retenu, comme il se doit, que l'hypothèse la plus favorable. Elle est suffisante pour que la cause soit entendue.
Jean Madiran.
============== fin du numéro 108.
[^1]: -- (1). Texte intégral de cette Note du Saint-Siège dans notre supplément : L'affaire Pax en France, pages 16 et suivantes (supplément de 200 p., en vente à *Itinéraires*, 6 F. franco l'exemplaire).
[^2]: -- (1). Georges Suffert, dans *L'Express* du 6 juin 1963.
[^3]: -- (1). Entreprise moderne d'édition (4, rue Cambon, Paris 1-).
[^4]: -- (1). Cet article constitue l'un des chapitres d'un prochain ouvrage sur l'histoire de la décolonisation qui doit paraître aux Éditions France-Empire.
[^5]: -- (1). En mai 1962 s'est tenu à Conakry un congrès de jeunes, où la plupart des pays d'Afrique, même éloignés du communisme, avaient envoyé des délégations. Le représentant de la Fédération Mondiale de la Jeunesse Démocratique (qui était un jeune communiste français) passa son temps à envenimer les relations entre le Maroc et la Mauritanie (Arabes contre Maures, blancs contre noirs) ou entre le Mali et le Sénégal (socialisme marxiste contre socialisme existentialiste africain). Exemple typique de la manière de faire communiste.
[^6]: -- (1). Ces lignes ont été écrites bien avant que Léopolville devienne Kinshasa.
[^7]: -- (1). Témoignage publié par le *Daily Telegraph* et cité par Suzanne Labin in *Des colonialistes chinois en Afrique.*
[^8]: -- (1). Un « journaliste » jouit de plus de liberté de manœuvre qu'un diplomate. Il y avait en 1965 des agences « Chine Nouvelle » dans onze ays d'Afrique noire : Congo-Brazza, Dahomey, Éthiopie, Ghana, Guinée, Mali, Kenya, Sénégal, Somalie, Tanzanie, Burundi.
[^9]: -- (1). René DUMONT, *L'Afrique Noire est mal partie.* Par ailleurs, ce livre -- est rempli de critiques justifiées et de suggestions pleines de bon sens sur l'Afrique noire.
[^10]: -- (2). Ont reconnu la Chine populaire aussitôt après la France : la République Centrafricaine, le Congo-Brazza, le Burundi, le Dahomey, la Tunisie, la Zambie.
[^11]: -- (3). On lit dans *Paris-Match* du 21 mai 1966 : « Le Président du Kenya possède une Rolls-Royce, une Cadillac, une Mercedes 300, une Oldsmobile et vient d'acheter une Mercedes 600 climatisée avec bar ».
Rien n'est plus propre à servir à terme la cause du rival « prochinois » de Kenyatta, Udinga, appartenant d'ailleurs à une tribu, les Levos, ennemie traditionnelle des Kikuyus.
[^12]: -- (1). Dans le même esprit, l'Institut Idéologique de Wiennebae, près d'Accra, formait par centaines des étudiants de tous les pays d'Afrique. Il avait été inauguré en 1961 par Brejnev lui-même, venu exprès de Moscou. Bien qu'on n'y parlât que de « nkrumahisme » et de « socialisme scientifique », la plupart des professeurs étaient communistes.
[^13]: -- (2). Le premier conseiller de l'ambassade chinoise à Brazzaville est alors le colonel Kan Maï, de l'armée chinoise, qui était déjà à New Delhi au moment de la conquête chinoise du Thibet. Au Congo, il a pratiquement sous ses ordres trois centres d'instruction pour rebelles congolais ou angolais.
[^14]: -- (3). L'armée du Dahomey comprend alors : mille hommes, mille gendarmes, trois cents policiers.
[^15]: -- (1). Revue *Est et Ouest* du 31 mai 1965.
[^16]: -- (2). Depuis l'intervention de l'armée soudanaise qui porta au pouvoir le maréchal Aboud en 1958 jusqu'en mars 1966, il y a eu dix sept coups d'État militaires en Afrique dans quatorze pays différents, sans compter plusieurs complots avortés.
L'autodéfense anticommuniste n'a jamais rencontré de bien vive opposition parce que ni les Russes, ni les Chinois, de plus en plus attirés par ce qui se passait au Vietnam et en Asie, n'ont soutenu les partisans qu'ils avaient compromis. *En décongestionnant l'Afrique, l'abcès de fixation américain au Vietnam a parfaitement joué son rôle.*
[^17]: -- (1). Pays représentés par des chefs d'État ou de gouvernement : Algérie, Guinée, Somalie, Zambie, Congo-Léo, Congo-Brazza, Gambie, Sierra Leone, Liberia, Tanzanie ; Cameroun, R.A.U., Nigeria, Éthiopie, Malawi, Mauritanie, Mali, Ghana, Soudan.
Pays représentés par un ministre : Burundi, Centrafrique, Kenya, Libye, Maroc, Rwanda, Sénégal, Tunisie, Ouganda.
[^18]: -- (1). La population du Burundi s'élève à 2.600.000 âmes (80 au km^2^), aux trois quarts catholiques. On dénombre environ trois cents prêtres, dont une centaine d'autochtones. Le pays est gouverné par un monarque constitutionnel, le Mwami, dont la dynastie est très ancienne.
[^19]: -- (2). Complot dit de la Pentecôte découvert le 30 mai 1966.
[^20]: -- (1). Par exemple, une centaine de morts et pllusieurs centaines de blessés dans les deux ou trois derniers jours du mois de mai 1966.
[^21]: -- (1). Renvoyons le lecteur, par exemple, au texte teilhardien de 1947 intitulé « La Foi en l'Homme ». On y verra que le chrétien et le communiste, malgré leurs différences doctrinales, sont « animés radicalement d'une foi égale en l'homme ». Il est donc « certain » qu'en dépit des divergences idéologiques, on doit constater l' « évidence qu'ils voyagent de conserve et qu'ils finiront d'une manière ou d'une autre, malgré tout conflit de formules (sic), par se retrouver tous les deux sur le même sommet... Poussées à bout, les deux trajectoires finiront certainement par se rapprocher ». On ne vous l'envoie pas dire ! On comprend dès lors que Teilhard soit loué par les penseurs officiels du « Parti », traduit dans les démocraties populaires, etc. Le souci de l'efficacité, la rentabilité de la propagande, poussent même les Communistes à faire le silence sur les textes de Teilhard qui montrent de l'indulgence, non seulement au Fascisme, mais même au Nazisme. Car ils existent aussi ! *Cf. Études* de Mai 1945, p. 169 ; *Cahiers du Monde nouveau*, 1945, vol. I, numéro III, pages 248 et 253 ; *L'Univers personnel* (version ronéotypée).
[^22]: -- (2). V. notamment *Le Symbolisme,* revue trimestrielle, directeur Marius LEPAGE. On trouvera des documents très éloquents dans les indispensables et courageux ouvrages de Pierre Virion, tel *Mysterium iniquitatis*. Nous avons sous les yeux un extrait, reproduit par lui, de la revue technocratique *Pétrole-Progrès* (numéro 44, janvier 1960), reliée à la Esso-Standard. L'image de la Spirale est teilhardienne, mais associée à un symbole initiatique (pentacle magique). On peut lire en marge un éloge de Teilhard.
[^23]: -- (3). Dans notre article de synthèse intitulé : Réflexions sur le Teilhardisme, publié par la *Revue des Cercles d'Études d'Angers* de février 1963. Reproduit en tiré à part (à la revue, 4, Passage des Arènes, Angers, 49).
[^24]: -- (4). Cf. article publié par le *Figaro littéraire* du 23 septembre 1965, et dans une allocution télévisée reproduite, en guise de préface et avec l'autorisation de l'auteur, dans « Le cas T. de Ch. » de Norbert Hugedé.
[^25]: -- (5). Agrégé de l'Université. Incroyant, et non protestant comme plusieurs l'écrivent. (Nous sommes tombés nous-même dans cette erreur, et c'est l'auteur qui a bien voulu nous l'indiquer). Malgré notre désaccord avec sa philosophie fondamentale, nous lui donnons raison sur la plupart des points abordés dans son livre, *Teilhard* de *Chardin, prophète d'un âge totalitaire* (Denoël, éditeur). Voir surtout les chapitres IV (« Le Père Teilhard, la guerre, et la société totale ») et V (« Une justification qui vient à son heure »).
[^26]: -- (6). Voir surtout *La Cabale des dévots* (Julliard). L'auteur, vigoureusement libre-penseur, dit souvent des choses bien utiles, sur ce point et sur d'autres. Indiquons les pages 74 à 86, qui ne respirent pas un excessif respect pour la nouvelle idole. Voir notamment la véritable démolition des procédés teilhardiens d'argumentation (« la présupposition oratoire. l'inexactitude historique, et l'affirmation métaphorique », pp. 77-78). Le ton est assez haut (« chevauchements délirants de la biologie sur la physique » « replâtrage particulièrement grossier »). L'auteur se demande, en un style voltairien, si ces élucubrations sont vraiment dangereuses pour la Foi (ce qui nous regarde, et non lui) mais il ajoute ironiquement « mais il est certain qu'elles ont été fatales pour la pensée à Paris » (p. 83)...
[^27]: -- (7). Ce jeune philosophe est un iconoclaste bien impertinent, puisqu'il se permet d'ironiser (avec quelle vivacité 1) contre J. P. SARTRE et contre Teilhard à la fois. Cf. *Lettre sur les Chimpanzés, suivie d'un essai sur Teilhard de Chardin* (N.R.F. Gallimard). On lira les pages 24-25, 67-69 et 77-96 avec profit et plaisir, en constatant une fois de plus ce qu'il faut bien nommer la pauvreté et l'insignifiance du teilhardisme.
[^28]: -- (8). Pages 410-447.
[^29]: -- (9). Pages 465-482. Nous laisserons de côté l'article de M. VANDEL : *L'Évolution de P. T. de Ch.* L'auteur est un biologiste dont les constructions proprement philosophiques soulèvent bien des problèmes. Pour l'essentiel, il est favorable à T. de Ch. Il est toutefois obligé de reconnaître que le nerf de la pensée teilhardienne n'est pas de nature biologique, et que son optimisme anthropocentrique se heurte, sur le plan positif, à de sérieuses difficultés. Pareillement, il se montre assez sévère pour le panpsychisme teilhardien.
[^30]: -- (10). Voir notamment Max de CECCATY, dans *Esprit* de mars 1963 (« T. de Ch. et le personnalisme » : « ...la nouvelle vague de bourgeoisie absorbe la prose ensorcelante de T. à la manière d'un élixir merveilleux... *Planète, Paris-Match* et *Elle* citent Teilhard. Il est le dernier gadget des snobs » (p. 382). Déjà B. CHARBONNEAU écrivait -- « Le propre des écrits du P. Teilhard est de susciter le dithyrambe » (op. land. p. 7). Pareillement : « Le P. Teilhard est à la mode » (p. 11) « ...une revue qui se propose de faire la synthèse des tables tournantes en fait son patron. » (p. 12) « ...Le Père, Teilhard est tabou. Il n'y a qu'un ton pour parler de lui, celui de l'extase ; examiner froidement un tel personnage et sa pensée frise le sacrilège... Comment peut-on être une personne sans être teilhardien ? » (p. 17) Et son chapitre V en entier (« Une justification qui vient à son heure »).
Nous avons eu en outre la joie de lire, dans l'ouvrage de M. PAUPERT « Peut-on être chrétien aujourd'hui ? » (Grasset) qui n'émane pourtant pas -- tant s'en faut -- de ce que de doux apôtres nomment « les officines intégristes » -- qu'il existe incontestablement une sorte d'inquisition teilhardienne, qui paralyse les oppositions autant qu'elle le peut.
[^31]: -- (11). Reproduisons ce beau texte, pour la commodité du lecteur : « On nous dit qu'écrasée par sa force, l'Humanité court à sa perte elle va brûler au feu imprudemment allumé par elle... il me semble au contraire que, par la bombe atomique, c'est la guerre qui peut se trouver à la veille d'être définitivement tuée... sa racine, dans son cœur, parce que en comparaison des possibilités de conquête que la science nous découvre, batailles et héroïsmes guerriers ne devraient bientôt plus nous sembler que choses fastidieuses et périmées. L'ère atomique, ère non pas de la destruction, mais de l'union dans la recherche. Malgré leur appareil militaire, les récentes explosions de Bikini signaleraient ainsi la venue au monde d'une Humanité intérieurement et extérieurement pacifiée. Elles annonceraient l'avènement d'un Esprit (avec une majuscule) sur la Terre. » (*Études* de septembre 1946, pages 228-229).
[^32]: -- (12). Puisque notre article a très spécialement pour but d'attirer l'attention sur l'attitude de certains incroyants devant le teilhardisme, nous ne pouvons présentement mettre en valeur comme elle le mériterait la belle étude de Mgr A. COMBES, publiée dans le même numéro de la même revue, sous le titre : « *A propos de théodicée teilhardienne. Simples réflexions méthodologiques* » (pages 483-511). Le lecteur connaît déjà les remarquables critiques présentées par Mgr COMBES. Directeur de recherches au C.N.R.S., et membre du Conseil national de la Recherche scientifique, à l'encontre du plaidoyer qui avait pour auteur le Père de LUBAC, s.j. (*La Pensée catholique,* Éditions du Cèdre, 13, rue Mazarine, VI, numéros 84 et 89). Parmi les nombreuses notations intéressantes, citons les précisions fournies par l'éminent auteur sur les racines occultistes de la pensée teilhardienne, en particulier au sujet d'E. Schuré (p. 507-511). Influence d'ailleurs avouée par Teilhard lui-même (« l'introduction m'a plongé dans l'enthousiasme, dit-il en 1928 » « joie de trouver un esprit très sympathique au mien... excitation spirituelle... satisfaction... encouragement, etc. ». Même l'idée du « Christ cosmique » se rencontre déjà chez SCHURÉ, dès 1912 (certains la signalent antérieurement, en milieu maçonnique occultiste). Mgr COMBES n'hésite pas -- il faut de nos jours bien du courage -- pour aborder le problème d'une pathologie (« Comment peut-on enregistrer un tel témoignage (de T. de Ch. sur lui-même) sans éprouver la plus vivre inquiétude sur la santé mentale de celui qui le porte ? ... Un problème psychiatrique est sous-jacent, que l'on ne pourra toujours éluder ». p. 511, n. 3) \[manque l'appel de note dans l'original\]
[^33]: -- (1). La circulaire ministérielle du 6 août 1960 spécifie :
« 3° Le « besoin scolaire » est apprécié pour chaque établissement (qui demande un contrat) par référence au degré d'utilité qu'il représente d'après les travaux des commissions de la carte scolaire.... Les autorités chargées de l'instruction du dossier apprécieront l'opportunité de consulter cette commission académique de la carte scolaire ainsi que les autres organismes capables de les éclairer (conseil académique, etc.). »
[^34]: -- (1). Je pense à mon ami le Dr Denis Gorce, médecin, et familier des Pères de l'Église, et de Newman qui tant les aimait, et auteur d'un livre intitulé précisément : Le *laïc-théologien*.. Et j'ai connu longtemps un médecin de marine, le Dr Paul Penon qui, s'il n'a guère écrit d'ouvrages théologiques, en a lu et médité un grand nombre. Sa femme me faisait remarquer que dans sa bibliothèque, il y avait plus de livres théologiques que de médicaux.. Mais il y a les nombreux laïcs chercheurs, historiens des idées qui ne peuvent pas n'être pas théologiens pour étudier l'âge patristique et d'autres périodes où la pensée théologique a laissé des monuments remarquables. Ces chercheurs et ces maîtres sont théologiens de profession beaucoup plus que les clercs absorbés par le ministère pastoral.
[^35]: -- (1). Souhaitons que le Décret conciliaire *De institutione sacerdotum* bien appliqué remédie efficacement aux déficiences trop fréquentes à cet égard.
[^36]: -- (1). Me sera-t-il permis, à l'occasion. de dire ici que les efforts subtils et pénétrants, érudits et instructifs sur certains points particuliers pour présenter la pensée de S. Ignace ou celle de S. Jean de la Croix, à la lumière de Hegel, nous semblent atteints d'un vice radical et incurable. On ne peut pénétrer la doctrine des grands mystiques catholiques en s'éclairant d'une autre lampe que celle de l'idéalisme, même allumée par un génie métaphysique exceptionnel. mais dévoyé.
Il n'y a vraiment rien ni chez saint Ignace ni chez saint Jean de la Croix qui prélude à la dialectique hégélienne. Et c'est être bien systématique que de vouloir leur faire endosser un habit hégélien.
[^37]: -- (1). Les membres des instituts séculiers, qui font des vœux non publics, mais seulement « reconnus », ne sont comme tels d'aucune façon comptés parmi les clercs ni assimilés à eux (à moins justement qu'il ne s'agisse de membres clercs de ces Instituts séculiers. mais ce n'est pas en tant que clercs qu'ils appartiennent à de tels instituts). L'Église a mis ces instituts sous l'autorité de la Sacrée Congrégation des religieux, mais cette mesure peut être rapportée, et lesdits instituts mis sous le contrôle d'un autre dicastère. (Et ils l'ont parfois réclamé. Je ne sais pas à cette heure s'ils l'ont obtenu.)
[^38]: -- (1). J'ai connu jadis un saint prêtre, curé, très éprouvé dans sa santé, qui avait initié sa gouvernante, une très pieuse femme, à la récitation du bréviaire, et elle le disait avec lui.
[^39]: -- (1). Le dire n'a rien de commun avec la revendication récente de l'ordination des femmes au diaconat Ou même à la prêtrise. Il reste acquis jusqu'à nouvel ordre que l'homme seul est le sujet capable du sacrement de l'Ordre. Une des voix qui proposait sur ce point une innovation inouïe dans la pratique de l'Église était celle d'une diplômée en théologie et qui faisait suivre sa signature de la mention : *Diplom theologia*. Nous ne verrions pas d'inconvénient, au contraire, à ce que des dames aient accès aux grades de licence, de doctorat, de maîtrise en théologie et en droit canonique, en histoire ecclésiastique et en exégèse biblique. D'ailleurs les grades ne sont condition ni nécessaire ni suffisante de compétence. Celle-ci peut être prouvée et se prouve de fait par les œuvres. Si les travaux théologiques signés de noms féminins sont encore rares relativement à ceux des hommes, la proportion pourra éventuellement se modifier.
[^40]: -- (1). Cf. du même auteur : *Sainte Perpétue et sainte Félicité, mères et martyres*, 1 vol., chez E.I.S.E., 46, rue de la Charité, Lyon.
[^41]: -- (1). Expression du cardinal Journet.
[^42]: -- (2). Voir IIIa Pars de la *Somme,* question 1.
[^43]: -- (3). Voir IIIa Pars de la *Somme,* question 1.
[^44]: -- (1). Ce point n'est pas toujours bien marqué dans les *Pensées* de Pascal. (Voir Journet : *Vérité de Pascal*, édit. saint Augustin à Saint-Maurice, Suisse).
[^45]: -- (2). Sans doute l'Incarnation était possible sans péché à réparer. Mais l'Écriture nous dit que, de fait*,* Dieu s'est incarné à cause du péché. IIIa Pars, question 1, art. 3.
[^46]: -- (3). IIIa, question, 48, art. 2 ad. 1 et question 19, art. 4.
[^47]: -- (1). Journal intime ; mon cœur mis à nu.
[^48]: -- (1). Voir TEILHARD DE CHARDIN, *le Phénomène humain*, p. 209 (édit. du Seuil, Paris).
[^49]: -- (1). *Voir par exemple le recueil de textes de* TEILHARD DE CHARDIN (en cinq langues), *Construire la terre* (édit. du Seuil à Paris).
[^50]: -- (2). Voir *L'Homme éternel* (édit. Plon à Paris, chapitre 1 et 2).
[^51]: -- (1). « Un chrétien ne peut pas penser que l'homme, tel qu'il est a paru sur la terre, n'ait pas été le fruit d'une création spéciale de Dieu. Non seulement l'âme spirituelle qui le fait homme ne peut être qu'immédiatement créée par Dieu, mais le premier homme portait déjà quelque chose qui ne peut, en aucune façon, être l'aboutissant d'une évolution naturelle : l'appel à la béatitude surnaturelle et les dons de la grâce. Il inaugurait une histoire toute nouvelle, l'histoire divine et surnaturelle du salut. Quelles que puissent être ses attaches avec le monde inférieur à lui, il est d'abord fils de Dieu, comme proclame saint Luc en achevant la généalogie du Sauveur *qui fuit Adae, qui fuit Dei*. » Le Père Labourdette, o.p. *Foi catholique et Problèmes modernes* (commentaire de *Humani Generis*) édité chez Desclée et Cie, à Paris, page 100.
[^52]: -- (1). Jo. I, 18.
[^53]: -- (2). Session du Conc. de Trente sur le Péché originel, 17-6-1546.
[^54]: -- (1). Le Père LABOURDETTE, o.p. dans son étude sur *péché originel -- revue thomiste* 1950 n° 3, p. 398. On aura grand intérêt à lire dans l'ouvrage du. P. Labourdette sur le Péché originel (Alsatia édit. Paris) les commentaires si pénétrants sur les décrets de Trente.
[^55]: -- (2). Voici du reste l'enseignement de *Humani Generis* de Pie XII, en 1950. Le magistère n'interdit pas que la doctrine de l'Évolution au sens où elle cherche l'origine du corps humain à partir d'une matière déjà existante et vivante, -- que les âmes soient immédiatement crées par Dieu, la foi catholique nous oblige à le maintenir, -soit l'objet dans l'état actuel, des sciences et de la théologie, de recherches et de débats entre savants de l'un et l'autre parti ; il faut que les arguments soulevés à propos de chaque opinion, par ses partisans ou. ses adversaires, soient pesés et appréciés avec le sérieux, la modération et la retenue qui s'imposent ; mais que tous soient prêts à se soumettre au jugement de l'Église qui a reçu du Christ le mandat d'interpréter authentiquement les saintes Écritures et de sauvegarder les dogmes de la foi (cf. Alloc. Pontif. aux membres de l'Académie des Sciences, 30 novembre 1941 ; A.A.S., vol. XXXIII, p. 506). Cette liberté de discussion, certains la dépassent témérairement, se comportant comme si l'origine du corps humain à partir d'une matière déjà existante et vivante était une vérité déjà certaine et absolument démontrée par les indices jusqu'ici découverts et les déductions qu'on en tire ; et comme si rien, dans les sources de la révélation, n'exigeait sur ce point la plus grande et la plus prudente modération.
Mais pour ce qui est de cette autre hypothèse qu'on appelle le polygénisme, les fils de l'Église ne jouissent en aucune façon de la même liberté. Les chrétiens ne peuvent pas accepter une théorie dont les partisans soutiennent, soit qu'après Adam il y a eu sur la terre de véritables hommes qui ne descendaient pas de lui comme du premier père commun par génération naturelle, soit qu'Adam signifie un groupe de multiples parents originels ; car on ne voit absolument pas comment cette opinion est compatible avec ce que les sources de la vérité révélée et les actes du Magistère ecclésiastique enseignent sur le péché originel, lequel procède d'un péché réellement commis par un seul Adam, et, transmis à tous par génération, se trouve en chacun comme sien (cf. Rom. V, 12, 19 : Conc. Trid., sess. V, can. 1-4).
[^56]: -- (1). Le P. LABOURDETTE, o.p., même article de la *revue thomiste,* pp. 398-399.
[^57]: -- (1). « Ce péché singulier affecte chaque homme à sa naissance, non comme une composante de sa nature et parce qu'il est homme, mais *par transmission d'un premier* péché, celui du premier homme. C'est ce péché-là, « unique par l'origine et transmis a tous non par imitation mais par descendance » (Conc. de Trente, sess. V, can. 3) qui est le péché originel ; il n'est ni l'ensemble des péchés personnels, constituant en quelque sorte la faute collective de l'humanité, ni cette propension au péché personnel que connaît un être composé d'animalité et d'esprit s'il n'est pas surnaturellement préservé ; il n'est pas consubstantiel à la nature humaine comme telle. Il est le fruit d'*un événement historique singulier*, le péché d'Adam et un homme qui ne serait pas né d'Adam ne le contracterait pas (cf. ibid. Ses. VI chap. 3). Ce péché-là un seul l'a commis, mais tous le contractent. » Labourdette, o.p., *Foi catholique et Problèmes modernes* (commentaire de *Humani Generis*, édité chez Desclée et Cie à Paris, p. 95).
[^58]: -- (1). C'est ce qu'explique St Thomas (au traité du éché véniel, IIa-IIae, question 89, art. 6) dans un article peut-être difficile, mais qui laisse transparaître l'attention. comme maternelle que portait le docteur angélique à la condition humaine, si profondément humiliée par l'héritage qui l'accable, mais non point perdue sans retour ; appelée au contraire, malgré tout, au partage de la beauté divine dans le Christ Jésus. Voir le profond commentaire de Maritain sur le premier acte libre de l'enfant non baptisé. Cité dans le petit livre du cardinal Journet : *le dogme chemin de la foi* (Fayard édit. à Paris) page 29 et suivantes.
[^59]: -- (1). En réalité c'est l'homme qui pèche, non la nature. C'est Adam qui a péché, non la nature en lui ; mais par son péché la nature est atteinte en lui et sa descendance. Le premier péché personnel d'Adam a touché la nature et l'a détournée de Dieu en tous les enfants d'Adam, (à l'exception de la vierge Marie).
[^60]: -- (2). Ia-IIae, question 109 et suivantes.
[^61]: -- (1). Voici les élucidations du thomisme sur ces questions dans l'admirable article du P. Labourdette, o.p. cité plus haut -- « Dans l'ensemble des biens que possédait la nature humaine, il faut distinguer comme trois plans : 1° la nature en ses principes constitutifs et en ses propriétés,- 2° l'inclination à la vertu, naturelle à l'homme en tant même qu'il est raisonnable ; 3° l'ensemble des dons qui constituaient la justice originelle. Il est clair que ces trois éléments ne sont pas « naturels » au même sens. Le premier, c'est la nature spécifique de l'homme, en sa définition métaphysique ou physique, l'ensemble des principes qui font que l'homme est l'homme et le distinguent de tous les autres êtres. En ce sens fondamental le bien naturel de l'homme n'a nullement été atteint par le péché... Rien de ce que réclame la nature spécifique de l'homme ne nous manque, nous avons gardé par exemple, et nous ne pouvions pas perdre le libre arbitre, propriété inaliénable d'une volonté spirituelle.
Le troisième élément, la justice originelle, n'est pas naturel à l'homme en ce sens qu'il trouverait son principe dans la nature humaine, il vient d'un don gratuit de Dieu : mais ce don avait été fait non pas seulement à la personne d'Adam, comme un bienfait personnel, mais, en lui à la nature elle-même : il était de l'institution divine qu'il accompagnerait la nature humaine partout et toujours. Il devenait ainsi un bien de l'homme au. titre même de la nature qu'il reçoit en naissant. Ce n'est plus ici la nature au sens métaphysique, c'est la nature en un sens historique et existentiel, telle qu'elle est sortie des mains de Dieu, la nature en sa première institution. Ce troisième élément du bien de la nature n'est pas seulement atteint et diminué. Par le péché originel, il est perdu, totalement supprimé.
...Entre le bien naturel impliqué par la nature spécifique de l'homme, bien qui ne pouvait être ni perdu ni diminué et qui a gardé son intégrité, et le bien naturel au sens d'une dot de nature, d'un ensemble de perfections surnaturelles conférées non à des personnes particulières, mais à la nature humaine, il y a une troisième sorte de bien naturel, celui que saint Thomas appelle « l'inclination naturelle, à la vertu » (Ia-IIae, q. 85, a. 1)...
Le lien d'intégrité étant rompu par la perte de la justice originelle, les puissances sont destituées de leur ordre naturel à une vertu proportionnée au destin réel de l'homme : la perte de cet ordre est pour chacune d'elles une blessure...
Pour l'intelligence, on parlera d'une blessure d'ignorance. Ce n'est pas que la faculté elle-même soit affaiblie, c'est son ordination au vrai qui est moins assurée et rencontre de multiples obstacles par le fait du désordre des autres puissances ; le désordre d'une volonté qui n'est plus soumise à Dieu et orientée vers sa vraie fin fait que la prudence, si dépendante de la rectitude de l'affection, est compromise ; le désordre des puissances sensibles fait que la considération des vérités intelligibles devient difficile, au point que la révélation par Dieu de vérités pourtant naturelles devient moralement nécessaire. Pour la volonté, on parlera d'une blessure de malice : destituée de son ordre à sa vraie fin, elle est affaiblie dans son inclination au bien ; le libre arbitre proprement dit demeure sans altération, mais la liberté d'indépendance est considérablement diminuée : l'homme a perdu la « libertas a miseria », la « libertas a peccato » : il est captif du péché et du démon. Pour l'appétit irascible**,** on parlera de blessure de l'infirmité : privé des confortations de la justice originelle et de l'harmonie que procurait la convergence de toutes les puissances vers le bien, l'homme est lâche devant l'effort, le difficile. Pour l'appétit concupiscible enfin on parle de blessure de concupiscence ; privé de sa soumission positive à la raison, il se porte sans frein aux délectations sensibles immédiates. Par tout cet ensemble le péché originel laisse dans l'homme blessé un *fomes peccati*, qui n'est autre que les puissances mêmes en tant que déliées du lien d'intégrité et privées de l'ordre au bien « cette intégrité leur assurait, elles se portent chacune à son rien propre, indépendamment de l'ordre de la raison. Avant le baptême ce *fomes peccati* fait matériellement partie du péché originel, en sa raison même de péché. Après le baptême, toute raison de faute est supprimée ; mais les privilèges de la justice originelle ne sont pas rendus, l'intégrité première de la nature n'est pas retrouvée ; elle était gratuite certes ; mais son absence en nous vient du péché ; elle garde raison de peine, comme la mort, mais plus encore ce *fomes* prend chez le chrétien raison d'épreuve ; il nous est laissé pour la lutte, tout comme les pénalités corporelles et la mort même nous sont laissées pour assurer notre agrégation personnelle au Christ rédempteur, notre assimilation à sa Passion (*Cont. Gent*. IV, c. 55, rép. aux obj. 25, 26 et 27).
Le péché n'atteint pas ontologiquement la nature, il ne la mutile ni ne la diminue ; mais le rapport à une fin à atteindre ou à un bien à obtenir eut être diminué autrement. Il ne le sera *pas par soustraction ontologique de puissance*, mais il peut l'être *par l'opposition d'obstacles* qui s'élèvent et le contrarient.
Il y a diminution dans l'inclination naturelle à la vertu. Le péché, ne la supprime ni ne la diminue en sa racine (cette inclination), parce qu'il ne peut mutiler le sujet qui lui donne naissance, ni lui rien soustraire ; mais il la diminue en ce qu'il lui fait obstacle, Il incline lui-même dans un autre sens.
[^62]: -- (1). Les convoitises sont latentes en nous avant que le diable ne les exaspère et ne les envenime, -- avant que la société ne leur apprenne à se couvrir de toute sorte de masques.
[^63]: -- (1). IIIa qu. 48, art. 2 ad. 1 et qu. 19 art. 4.
[^64]: -- (1). Ia Pars, question 96.
[^65]: -- (1). Voici du reste la doctrine de *Humani Generis* de Pie XII :
« Les onze premiers chapitres de la Genèse, quoiqu'ils ne répondent pas proprement aux règles de la composition historique telles que les ont employées les grands historiens grecs et latins ou les savants de notre époque, appartiennent cependant au genre historique en un sens vrai, que d'ailleurs les exégètes doivent encore mieux étudier et déterminer ; ces mêmes chapitres rapportent, dans le style simple et figuré approprié à la mentalité d'un peuple peu cultivé, des vérités fondamentales, indispensables pour atteindre notre salut éternel, ainsi qu'une description populaire des origines du genre humain et du peuple élu. Si d'ailleurs les anciens hagiographes ont puisé quelques éléments dans les récits populaires (ce que l'on peut assurément concéder), on ne doit jamais oublier qu'ils l'ont fait avec le secours de l'inspiration divine qui les a prémunis de toute erreur dans le choix et l'appréciation de ces documents.
Ces éléments de récits populaires ainsi recueillis dans les saintes Lettres ne doivent aucunement être égalés aux fables mythologiques ou autres du même genre ; celles-ci procèdent plutôt d'une débauche d'imagination que de ce souci de vérité et de simplicité qui éclate tellement dans les saintes Lettres, même de l'Ancien Testament. et par lequel nos hagiographes doivent être proclamés nettement supérieurs aux écrivains profanes et l'antiquité.
[^66]: -- (1). IIa -- IIae, question 165.
[^67]: -- (1). Maritain, *Revue Thomiste*, 1946, n° III, Coopération Philosophique, p. 442.
[^68]: -- (1). Voir Bossuet, *Élévations sur les mystères*.
[^69]: -- (1). *Hymne du Temps de la Passion* (Matines) *Pange lingua gloriosi lauream certaminis *; de Venance Fortunat au VI^e^ siècle, pour l'arrivée au monastère de la reine Ste Radegonde, à Poitiers, d'une relique insigne de la vraie croix. (Poitiers : cette ville de la sainte croix où les guerriers Francs allaient sauver l'Europe de la domination Islamique). -- Traduction de Jacques Maritain dans son article sur l' « humanité de Jésus », *Nova et Vetera*, 1, 66.
[^70]: -- (1). Songez à la « reconstitution » hideuse de l'homme de Cro-magnon à l'entrée d'une grotte des Eyzies.
[^71]: -- (1). Oraison de la bénédiction de la burette d'eau à l'offertoire, selon le rite romain.
[^72]: -- (2). IIIa pars, question 1.
[^73]: -- (3). Au Dies iras : tantus labor non sit cassus.
[^74]: -- (1). Expressions du cardinal Journet.
[^75]: -- (1). Suivant un mot célèbre, « tout ce qui est excessif est insignifiant ». Nous sera-t-il permis de demander bien simplement s'il n'y a pas quelque chose de pathologique dans cet abus continuel des grands mots ?
[^76]: -- (2). Ceux qui seraient tentés de s'indigner devant cette rude appréciation feront bien de se reporter à l'article de Jean Rostand publié par *Le* Figaro *littéraire* du 23 septembre 1956. Cf. : « *Teilhard n'est pas un biologiste. Du biologiste, il n'a ni la formation, ni le voir, ni l'esprit... Teilhard ignore délibérément l'embryologie et la génétique...* (*il*) *laisse de côté toutes les questions précises, etc. *»
[^77]: -- (3). Dans le même numéro de la même publication, M. Cl. Tresmontant s'évertue à justifier Teilhard. Nous reviendrons, en un article à paraître dans une revue amie, sur ses positions car elles le méritent. M. Tresmontant est un homme de valeur, un esprit loyal, et dont l'évolution, depuis ses premiers ouvrages, doit retenir l'intérêt. En tout cas, il tient à prendre ses distances vis-à-vis des teilhardiens fanatiques.
[^78]: -- (1). Voir *La Documentation catholique*, n° 1478, 18 septembre 1966.
[^79]: -- (2). L'optimisme de l'auteur à propos du « renouveau liturgique », en Allemagne notamment, n'est pas partagé par tous les connaisseurs. Citons l'article récent de M. Arthur Garreau. « *Ouverture au monde germanique *» dans *La Pensée catholique*, n° 102.
[^80]: -- (1). Cf. une recension de cet ouvrage dans *Itinéraires,* numéro 99 de janvier 1966, pages 199 à 202. Les *Mémoires d'une jeune fille gaie* ont paru aux Nouvelles Éditions Debresse ; *J'ai choisi l'unité* a paru à l'Apostolat de la presse.
[^81]: -- (1). *Itinéraires*, numéro 104 de juin 1966.
[^82]: -- (2). *Itinéraires*, numéro 105 de juillet-aoùt 1966. -- Ces deux articles sont édités en un seul supplément de 96 pages : Comment sauver l'enseignement libre (en vente à nos bureaux, 3 F. franco).