# 109-01-67 2:109 ## ÉDITORIAL ### Après le Concile : une page tournée FINIE LA COMÉDIE. Je veux dire qu'elle peut continuer comme elle voudra, nous ne l'écouterons plus. Il n'y a aucune obligation naturelle ou surnaturelle de parler à l'intention des pires sourds, les sourds volontaires. Nous n'allons pas indéfiniment reprendre nos argumenta­tions rétrospectives ; elles existent à leur place, et si l'on en veut un résumé on le trouvera dans le supplément que nous venons d'éditer : *Le Concile et nous* ([^1])*.* On peut le faire lire et le répandre autant qu'il le faudra, informer ainsi ceux qui désirent l'être, détromper ceux qui acceptent de juger, sur pièces et non par ouï-dire. SCRIPTA MANENT, pour tous ceux qui ne s'enferment pas dans une « sincérité » sentimentale, subjective et superbement ignorante, mais qui sont capables d'exiger d'eux-mêmes la véritable « bonne foi » objective, informée, réfléchie, contrôlée : dont la première requête est de s'interdire à soi-même de parler -- fût-ce « sincèrement » -- de ce que l'on n'a pas sérieusement et suffisamment appris à connaître. Beaucoup de gens sont « sincères » dans les calomnies qu'ils rabâchent contre la revue ITINÉRAIRES, et notamment dans la calomnie qui depuis quatre ans nous représente comme anti-conciliaires : 3:109 mais ils en parlent sans se donner la peine de chercher à savoir, et apparemment sans imaginer qu'il y aurait lieu d'étudier avant de juger et d'entendre avant de condamner. Disons gentiment que nous n'appartenons pas au même univers en ce qui concerne la méthode intellectuelle, et que la communication est techniquement impossible. Nous n'allons pas davantage perdre notre temps à hurler dans le téléphone quand la ligne est coupée, \*\*\* PENDANT DES MOIS ET DES ANNÉES, depuis le début, c'est-à-dire depuis plus de quatre ans, nous avons fait face à une systématique diffamation du Concile qui s'est mise en œuvre dès le premier jour, exactement dès le discours d'ouverture de Jean XXIII, le 11 octobre 1962, immédiatement torturé dans sa traduction et dans son inter­prétation. Ce fut la diffamation la plus massive en même temps que la plus subtile : elle en tonitruait un éloge hyper­bolique et délirant, mais pour lui faire dire autre chose que ce qu'il disait, et souvent le contraire. Nous avons combattu ce mensonge pied à pied. Nous avons démonté le mécanisme de son imposture. Nous l'avons publiquement démasqué. Nos lecteurs sont suffisamment avertis et prémunis sur ce chapitre. Chasser en outre ce mensonge des rubriques reli­gieuses des grands journaux et des organes de conditionne­ment de l'opinion ne dépendait pas de irons. Au demeurant nous ne sommes pas responsables du gouvernement des autres. Nous ne sommes pas responsables de l'opinion publique, sinon par la contribution que nous y apportons, et qui consiste dans la conduite de notre propre pensée et dans le témoignage que nous en donnons. Que cette contri­bution soit ce qu'elle doit être, voilà notre affaire ; il ne dépend pas de nous qu'elle soit utilisée ou négligée, appréciée ou méprisée. 4:109 Nous avons montré et prouvé que les aberrations qui nous sont proposées ou imposées comme autant de consé­quences du Concile ne viennent pas de lui : elles existaient antérieurement, dans l'idéologie et les desseins d'une faction religieuse installée à l'intérieur de l'Église. Cette faction a pu avoir, trop fréquemment, une trop grande influence sur les pensées et sur les actes de plusieurs qui appartenaient à la majorité de l'assemblée conciliaire. Mais les opinions subjectives de cette majorité n'ont pas tellement d'importan­ce. L'Esprit Saint utilise même les sottises des hommes, et il le faut bien, souvent il n'a pas autre chose à utiliser. Le Concile n'avait pas pour tâche et il n'a pas eu pour résultat de codifier des opinions majoritaires. Il semble qu'une partie de cette majorité ne s'en soit pas encore rendu compte. Mais nous ne voulons pas revenir là-dessus : nous renvoyons une fois pour toutes le lecteur à notre supplément *Le Concile et nous.* Nous l'y renvoyons aussi pour ce qui est la seule riposte que le mensonge ait faite à nos démonstrations, et c'était un nouveau mensonge : dès le début, dès 1962, il nous a pré­sentés globalement comme ennemis du Concile, comme opposés au Concile, comme en contestant jusqu'au principe, comme en récusant les documents promulgués, comme adversaires de toute réforme quelle qu'elle soit et de tout mouvement quel qu'il soit, c'est-à-dire en substance comme des hérétiques, comme des schismatiques et surtout comme des imbéciles bêtes et méchants. Nous n'avons pas à juger qui était « sincère » et qui ne l'était pas dans la fabrication, l'orchestration et la diffusion de ces bienveillantes gentil­lesses. Tous, les sincères et les autres, nous les remettons à la miséricorde de Dieu. 5:109 Et nous passons outre. Ce ne sera pas la première fois que nous aurons passé outre à ces sortes de misères, qui se situent incroyablement bas. Si l'on veut un précédent, on le trouvera dans le préam­bule à la « Déclaration fondamentale » de la revue ([^2]). C'était en décembre 1958. Nous disions : « Nous n'avons pas le droit, ni d'ailleurs le goût, de nous mettre en retard dans nos travaux simplement pour attendre ceux qui refusent, qu'on les aide à avancer. Nous devons aller de l'avant. » Nous ajoutions : « Nous ne pouvons consentir à l'immobi­lisme, encore moins à l'éternisation de débats purement rétrospectifs, sous prétexte que, parmi tous ceux que nous aurions voulu aider à sortir des vieilles ornières, il en est encore plusieurs qui s'y complaisent sans se rendre compte de l'endroit où ils sont. » Il me semble qu'effectivement, depuis décembre 1958, la revue ITINÉRAIRES n'a pas trop mal progressé, sans s'attarder aux criailleries et d'ailleurs finalement sans en être embarrassée. \*\*\* DONC, en ce qui concerne le Concile, nous passons ou­tre, pour nous attacher davantage désormais à analyser et méditer, à l'intention de nos lecteurs, le contenu lui-même des documents conciliaires. Il y a un temps pour chaque chose. L'imposture a dit en somme, sur le Concile, tout ce qu'elle avait à dire, elle l'a dit dans ses journaux et dans ses livres, elle a fait un mal profond dans tous les domaines, non sans subir au passage les coups que nous lui portions, dont certains lui ont fait quelques blessures inguérissables. 6:109 Nous n'étions pas seuls dans cette bataille -- mais nous n'étions pas tellement nombreux en première ligne. Et nous mesurons certes tout le mal qui s'est accompli : mais enfin l'imposture s'essouffle mainte­nant, du moins sur ce sujet, car pour elle le Concile entre déjà dans le passé, il n'appartient plus à « l'information », il est sorti de l' « actualité ». La nouvelle religion exclut comme on le sait toute fidélité au passé : et la fidélité à TOUS les Conciles de la Sainte Église, Y COMPRIS LE DERNIER EN DATE, relève à ses yeux de cette abominable fidélité à un passé dépassé. La religion nouvelle, derrière son ostenta­toire triomphalisme de parade, a été mortellement déçue par Vatican II, elle se tourne tout entière à présent vers « Vatican III », tricotant ensemble le mensonge et la chi­mère, une maille à l'envers une maille à l'endroit. Mainte­nant que le second Concile du Vatican n'appartient plus à l'actualité des journaux, on va pouvoir commencer à tra­vailler sérieusement sur les documents conciliaires. \*\*\* NOVA ET VETERA. Oui le second Concile œcuménique du Vatican apporte des « nouveautés ». Des nouveautés qu'il faut déchiffrer non point dans le contexte de l'esprit du monde, mais dans le con­texte de la doctrine de l'Église, de la vie de l'Église, de la croissance de l'Église pérégrinale sortie du grain de sénevé pour devenir un arbre immense. Des nouveautés qu'il faut contempler non point dans le contexte de l'impiété sata­nique dénigrant et reniant le grain de sénevé, l'arbuste, l'arbre d'hier, mais dans le contexte d'une fondamentale cohérence de l'Église avec elle-même, d'une indéfectible fidélité de l'Église hier, aujourd'hui, demain, à l'Esprit de Dieu. 7:109 C'est le monde qui procède par révolutions et renie­ments : en quoi d'ailleurs il a tort, car en cela il ne répond pas à sa vocation et retourne à une barbarie plus épouvan­table que celle qui régnait sur les peuples -- les plus bar­bares avant la venue du Christ, -- selon l'expression pro­phétique de l'Encyclique *Divini Redemptoris.* C'est le monde qui est impie, c'est-à-dire qui méprise le patrimoine moral reçu de tous les siècles : il n'est pas fatal que le monde soit impie, il se trouve qu'aujourd'hui il l'est infi­niment plus qu'il ne l'a jamais été, Mais l'Église, quelle que soit l'influence du monde sur la psychologie subjective de ses docteurs ordinaires, ne pourra jamais être convertie à l'impiété. C'est le monde qui creuse sa propre tombe, et ce monde court à sa perte comme d'autres mondes avant lui sont morts, et chaque fois il semblait que l'Église allait mourir aussi avec un monde en train de passer. Mais c'est l'Église et non le monde qui a les promesses de la vie éter­nelle. Le monde moderne va mourir comme sont morts le monde gréco-latin et le monde médiéval, ou plutôt il va finir beaucoup plus vite et beaucoup plus mal. Mais il n'est au pouvoir de personne d'enchaîner l'Église à un monde qui meurt. Le second Concile œcuménique du Vatican n'a pas eu pour objet d'enfermer l'Église dans l'agonie, du monde moderne, mais de l'en dégager, -- quelles qu'aient pu être les illusions personnelles de ceux qui ont pris un crépuscule pour une aurore et qui voulaient trouver dans le monde moribond le secret de rajeunissement d'une Église éternelle. Ils ont parlé, ils ont écrit, ils ont voté, ils ont laissé dire, ils ne pouvaient pas et ils n'ont pas pu réaliser l'impossible. C'est du monde que vient le principe de mort, et c'est dans l'Église que réside le principe de vie. On peut rêver une permutation, on peut la parler, on ne peut pas l'opérer. 8:109 Oh certes, tout conspire à embrouiller ce qui est simple et à obscurcir ce qui est clair. Ce n'est pas d'aujourd'hui. Il n'a jamais été commode de s'y retrouver, ni d'être fidèle aux lumières reçues. Du moins la lumière ne fait pas défaut. En d'autres temps déjà, pour secourir les esprits désorien­tés, scandalisés ou désespérés, on avait dû leur proposer cette maxime qui ne trompe pas, que je cite de mémoire : « Quel que soit son état humain, il y a toujours dans l'Église assez de lumière pour celui qui ne demande qu'à voir. » Nous pouvons en toute certitude affirmer semblablement que *pour celui qui ne demande qu'à voir, il y a assez de lumière dans les documents du Concile,* même dans ceux qui n'ont apparemment pas été rédigés par un Bossuet. Mais il ne suffit pas de le dire. Il ne suffit pas de le professer. Il ne suffit pas de le croire. Il faut le montrer. C'est à quoi nous entendons nous appliquer maintenant. Nous allons tâcher de procéder lentement et sérieuse­ment, c'est-à-dire en travaillant non pas dans la perspec­tive de l'actualité qui passe, mais dans la perspective des années à venir, si Dieu nous les donne ; et en allant du plus simple au plus compliqué, du plus visible au moins visible, du plus aisé au plus difficile. Le plus compliqué (pour nous) est d'ailleurs le plus simple (en soi), le moins visible (pour nous) est le plus visible (en soi), et le plus difficile (à la seule nature) est le plus aisé (avec la grâce). Mais il ne faudrait pas croire que le plus aisé, le plus visible, le plus simple au regard humain ne soit pas déjà de grande conséquence. \*\*\* 9:109 NOUS COMMENCERONS, parmi les nouveautés du second Concile œcuménique du Vatican, par une nouveauté véritablement très aisée à considérer : elle relève en quelque sorte de la nomenclature, elle se pré­sente comme une innovation dans un catalogue. Rien de plus simple, rien de plus net, cela ne demande pas un don aigu d'observation : un nom qui pour la première fois figure à une certaine place. Disons si l'on veut que ce sera notre angle d'entrée, notre perspective initiale, notre lumière introductive ; notre premier pas. Nous n'en avons d'ailleurs pas inventé nous-mêmes le choix, nous l'avons reçu du Maître général des Dominicains, le T.R.P. Fernandez, lorsqu'il est venu en France au mois de novembre 1966. Et il ne nous déplaît certainement pas que cet angle d'entrée dans les nouveautés du Concile soit celui qui puisse le mieux nous mettre en communion de joie et d'espérance avec les fils de saint Dominique, à cette heure ou le monde a tellement besoin de Frères prêcheurs... Le T.R.P. Fernandez a dit en substance, dans l' « in­terview » qu'il a donnée lors de son passage à Paris : *Parmi les nouveautés du second Concile du Vatican, il y a celle-ci : c'est la première fois qu'un Concile œcuménique recommande à l'ensemble de l'Église un Docteur particu­lier. Mais ce Docteur particulier est justement le Docteur commun. A deux reprises, en deux documents, le second Concile du Vati­can a recommandé aux prêtres et aux laïcs de la catholicité entière l'exemple, la doctri­ne, la méthode de saint Thomas d'Aquin. Aucun autre Concile ne l'avait encore fait.* 10:109 Cent raisons nous invitent à entrer par là dans les nouveautés du Concile : à y entrer avec saint Thomas et par lui. Non point des raisons universellement obligatoires, il y a beaucoup de demeures diverses dans la maison commune, mais des raisons qui conviennent à la demeure qui est la nôtre. Nous abordons l'ensemble des problèmes *du point de vue de la réforme intellectuelle *: c'est notre particularité, ou notre spécialité, comme on le sait (comme on le sait quand on a lu notre « Déclaration fondamentale »). Et nous étions passablement préparés à cette nouveauté qu'a déci­dée le Concile. Mais nous avons en outre l'immense satis­faction que *nous ne l'avions pas demandée.* Quantité de doc­teurs se répandent présentement d'un bout à l'autre de l'univers catholique pour exposer que le Concile a fait ce qu'ils réclamaient : en général, ils sont fort loin de compte. Mais enfin ils le croient ; on peut du moins le supposer. Et alors, ? Le Concile, dans leur pensée, leur apporte ce qu'ils voulaient « depuis vingt ans », ou cinquante : des nou­veautés de cette sorte doivent tout de même manquer un peu de charme et d'imprévu pour des novateurs. Dans la meilleure des hypothèses, ils se trouvent dans la situation du berger qui chanterait sa romance sous la fenêtre de la bergère, et qui réussirait à obtenir sa main au bout d'un demi-siècle... Pour notre part, nous n'avons absolument rien demandé au Concile, nous n'en avons rien réclamé : la moindre des choses qu'il nous donne nous est un cadeau merveilleusement gratuit. Et nous n'avons pas fini d'en faire l'inventaire. Nous ferons d'abord un numéro spécial sur la promotion conciliaire de saint Thomas d'Aquin. Un numéro spécial, e'est notre manière la plus solennelle de fêter, de célébrer, d'étudier un événement. 11:109 Nous nous proposons d'entrer dans les textes du Concile à coups de numéros spéciaux. Celui-là sera le premier de la série. \*\*\* MAIS SAINT THOMAS D'AQUIN N'ÉTAIT PAS TOUT A FAIT UN INCONNU DANS L'ÉGLISE ? Pas tout à fait inconnu, non. Méconnu à coup sûr, mal­gré l'insistance des Papes et malgré le second paragraphe du canon 1366. On se reportera, outre l'Encyclique *Æterni Patris,* de Léon XIII, à l'Encyclique *Studiorum ducem* de Pie XI ([^3]), qui redeviennent l'une et l'autre, après les déci­sions du Concile, des lectures singulièrement de saison. La promotion conciliaire de saint Thomas d'Aquin n'est pas une révolution, elle est en cohérence et continuité avec l'en­seignement antérieur du Saint-Siège. Mais croît-on donc que la Constitution conciliaire *Gaudium et Spes*, par exem­ple, ne serait pas en continuité et cohérence avec la doctrine sociale des Encycliques ? Oui, on le croit trop souvent, et c'est bien là le centre du problème -- doctrinal et pruden­tiel -- qu'il va falloir examiner et approfondir en lui-même, non, plus seulement par mode de controverse, mais par mode de méditation. Les arguments, si l'on peut dire, des théoriciens de la rupture ne tiennent pas debout, cela est sûr, et acquis. Qu'est-ce donc qui tient debout ? L'Église, dans la cohérence et la continuité de sa vie intérieure (et de sa constitution divine), quel que soit subjectivement l'état variable de ses docteurs, c'est cela qu'il faut contempler à plein, et de face : 12:109 on ne le montre que de biais lorsqu'on est occupé, comme il est plus d'une fois nécessaire, à con­tredire les sottises de la mode et les impostures du monde. Il sera laborieux, non pas en soi, mais à cause de l'état présent des esprits, de regarder la Constitution *Gaudium et Spes* dans sa cohérence et sa continuité vitales avec la doc­trine sociale des Papes. Alors nous commencerons par le plus simple, qui est de regarder la promotion conciliaire de saint Thomas dans sa cohérence et sa continuité vitales avec l'enseignement du Saint-Siège. Cela même n'est d'ailleurs pas évident pour tout le monde. Un esprit subtil pourtant, et distingué, qui n'est pas de notre famille intellectuelle bien qu'il soit un fils de saint Dominique, a trouvé le moyen d'assurer que *saint Thomas n'a pas eu à Vatican II la place qu'il avait eue à Trente et à Florence,* voulant dire par là qu'à Vatican II il avait eu une place moins grande ([^4]). A Trente ou à Florence, saint Thomas était en quelque sorte le principal docteur de la majorité. A Vatican II, il est passé des sentiments de la majorité à la réalité des textes promulgués. Ce n'est pas la même place ; mais ce n'est pas une place moindre ; au con­traire. Car enfin les sentiments de la majorité ne sont ni règle de foi ni règle disciplinaire ; bientôt ils n'intéresseront plus que les historiens ; ils sont d'ailleurs peu stables et souvent informes, comme il arrive aux sentiments de cette catégorie incertaine : les sentiments collectifs... Croit-on donc que la meilleure manière d'interpréter l'enseignement dogmatique des Papes soit d'y rechercher l'écho ou l'expres­sion de leurs sentiments personnels ? On nous a pourtant assez parlé des « genres littéraires » pour n'en être plus au point de confondre les décrets conciliaires avec la poésie lyrique ; *ni les lois de l'Église avec les lois civiles.* 13:109 L'inten­tion du législateur est une source légitime d'interprétation de la loi civile ; elle ne l'est pas pour les promulgations d'un Concile. Il n'est pas toujours aisé de bien saisir cette distinc­tion. Mais avec la promotion conciliaire de saint Thomas d'Aquin nous tenons, sous ce rapport aussi, un exemple simple. Si une assemblée civile vote une loi prescrivant d'enseigner dans les universités la doctrine de saint Thomas, et que la majorité des votants soit résolument indifférente ou hostile au thomisme, on en conclura qu'il y a eu quel­que part maldonne ou malfaçon, que l'intention du légis­lateur n'était pas vraiment celle-là, et qu'il y a lieu de ne pas urger l'application de la loi, ou de considérer cette pres­cription comme une clause de style. Mais si l'on nous dit que la majorité des Pères conciliaires n'était pas tellement décidée à promouvoir saint Thomas d'une manière aussi solennelle, aussi privilégiée, aussi exclusive -- et, dans l'histoire des Conciles, sans précédent -- alors au contraire cette promotion conciliaire de saint Thomas revêt une valeur d'autant plus grande, et merveilleuse, et significative. Les promulgations conciliaires ont pour fonction de manifester non point les intentions des hommes, fussent-ils la majorité, mais les intentions de Dieu. Si l'on sort de là, il n'y a plus de Concile, et ce n'est plus la peine d'essayer de nous en parler. Nous allons en parler : à notre tour, et tranquillement. J. M. 14:109 ## CHRONIQUES 15:109 ### Sainte Bernadette n'a pas menti par Henri Massault CONTRE LA « Petite Histoire de Notre-Dame de Lourdes », écrite par le P. Sempé et publiée par lui dans les *Annales de Lourdes,* sainte Bernadette a élevé une protestation énergique le 13 octobre 1869. C'est la *Protestation de Bernadette,* publiée intégralement, pour la première fois, en avril 1966, dans la revue *Itinéraires* ([^5])*.* Dans sa Protestation, Sœur Marie-Bernard Soubirous déclarait notamment : « Toute la scène du moulin est ima­ginaire. La Vision ne m'a jamais pour­suivie. » Cette scène imaginaire est celle du moulin de Savy et aurait pris place, selon ses inventeurs, au cours de la seconde Apparition, celle du 14 février 1858. Passant outre à la Protestation parfaitement nette de sainte Bernadette, M. l'Abbé Laurentin vient de rééditer cette scène imaginaire dans son dernier volume : *Les Apparitions de Lourdes.* 16:109 Ce volume est diffusé dans le grand public. Il est édité simultanément par Lethielleux à Paris et par l'Œuvre de la Grotte à Lourdes. Dans une préface, l'évêque de Tarbes et de Lourdes le recommande « à tous ceux qui veulent connaître et vivre Lourdes ». \*\*\* La situation est dramatique. Il ne s'agit plus, en effet, d'un ouvrage pour érudits comme l'étaient les six volumes de *Lourdes, histoire authentique,* et les sept volumes de *Lourdes, documents authentiques,* précédem­ment publiés par M. l'Abbé Laurentin ([^6]). Il s'agit maintenant du *récit des Apparitions* qui va être proposé, qui est instamment recommandé à tous les pèlerins de Lourdes et à l'ensemble du peuple chrétien comme le « récit authentique ». Ce récit est faux. Il est imaginaire, il contredit Bernadette en ce qui concerne l'apparition du 14 février 1858. \*\*\* Nous connaissons heureusement la date exacte de la préface approbative donnée à ce « récit » par l'évêque de Tarbes et de Lourdes : 21 novembre 1965. 17:109 C'est-à-dire *avant* que n'aient été publiés ici le texte intégrai de la Protestation de Bernadette et les preuves qu'aucun des « témoignages » en faveur de la scène du moulin de Savy ne peut être retenu comme faisant foi. L'ouvrage de M. l'Abbé Laurentin n'a été, lui, achevé d'imprimer que le 10 juillet 1966. A cette date, M. l'Abbé Laurentin connaissait parfaitement les éclaircissements nouveaux que, sur la scène du moulin de Savy, nous avons publiés en avril et en mai 1966. On peut d'ailleurs penser qu'il y fait allusion dans son « Avertissement » quand il écrit : « *L'auteur a relu ce récit avant de l'éditer. Il en a parfois révisé le style* (*...*) *Il n'a rien changé quant au fond, nul document, nul argument n'appelant la moindre révision à cet égard. *» M. l'Abbé Laurentin a donc maintenu dans son ouvra­ge, pages 47 à 51, la scène imaginaire du moulin de Savy : Bernadette transportée sans connaissance au moulin, et en quelque sorte poursuivie par l'Apparition durant tout ce transport. Il n'a pas mentionné que Bernadette *a toujours démenti cette scène*. Il a fait approuver et il fait diffuser un récit des Apparitions rejeté sans équivoque par Bernadette. \*\*\* 18:109 Conséquence : le récit des Apparitions actuellement recommandé à Lourdes, et de confiance dans toute l'Église, contient maintenant *une pure invention,* et tôt ou tard**,** mais inévitablement, ce fait sera exploité contre la « crédulité » des catholiques, contre le « mépris de la « vérité historique » que l'on reprochera, aux autorités ecclésiastiques, et par voie de conséquence contre l'authenticité des Apparitions. Si le récit d'une seule Apparition est faux, comment ne pas élever un doute contre le récit de toutes les autres ? Cet argument ne vaut que contre l'ouvrage de M. l'Abbé Laurentin. Mais il sera utilisé contre Lourdes et contre l'Église, s'il apparaît qu'à Lourdes et dans l'Église, désormais, le roman du moulin de Savy est présenté comme une scène authentique. \*\*\* Pourtant, on a tout ce qu'il faut pour trancher : 1\. -- D'une part, le témoignage de Bernadette est caté­gorique : *toute la scène du moulin est imaginaire.* 2\. -- D'autre part, aucun des témoignages invoqués en faveur de l'authenticité de cette scène ne résiste à un examen critique véritable. Nous l'avons démontré ici même, numéro 103 de mai 1966, pages 117 à 126. On peut s'amuser, si l'on veut, à ignorer ou rejeter arbitrairement cet état de la question. Mais c'est un jeu dangereux. Car les documents et les preuves demeurent. Un jour ou l'autre, il faudra bien reconnaître la vérité : si ce n'est pas tout de suite, alors ce sera avec un immense dommage, pour les responsables d'un retard que rien ne peut justifier. \*\*\* 19:109 Ce qui demeurera aussi, c'est la triste raison par laquelle M. l'Abbé Laurentin a cru pouvoir rejeter et contredire le témoignage de Bernadette. Si Bernadette était inconsciente, la scène du moulin de Savy n'a évidemment pas existé pour elle : *mais elle l'aurait apprise immédiatement après par le récit de ceux qui en avaient été les témoins*. Elle n'aurait certainement pas, dès lors, nié constamment et constamment démenti cette scène. Quand elle ne savait pas, quand elle ne se souvenait pas, elle répondait -- comme elle le fit des dizaines de fois au cours de multiples interrogatoires « *Je ne sais pas. Je n'ai aucun souvenir. *» Or, pour la scène du moulin de Savy, Bernadette ne dit pas qu'elle NE SAIT PAS. Elle affirme que TOUTE LA SCÈNE EST IMAGINAIRE. Là-dessus, M. l'Abbé Laurentin invente l'infâme raison psychologique que voici (*Lourdes, Histoire authen­tique*, II, p. 245) : « Il est toujours irritant de découvrir par d'autres des gestes dont on n'a pas eu soi-même conscience. Bernadette, novice en matière de phénomènes mys­tiques, dépourvue de toute culture hu­maine et psychologique, ne pouvait qu'être déconcertée par une expérience aussi déroutante que celle du 14 février, un peu comme les gens simples s'éton­nent de propos qu'on les a entendus tenir durant leur sommeil. » 20:109 C'est une grande erreur de prendre ainsi les « gens simples » pour des imbéciles... Il y a douze ans que M. l'Abbé Laurentin étudie Bernadette, et voilà donc l'idée qu'il s'en fait : *elle aurait préféré mentir*, parce qu'elle était irritée et déconcertée ; et mentir pendant des années, mentir toujours... Mentir parce qu'elle était « novice en matière de phénomènes mystiques » et « dépourvue de toute culture humaine » ; parce qu'elle n'était ni Docteur ès Lettres ni Professeur de Faculté... M. l'Abbé Laurentin a de la chance que Péguy soit mort : il aurait écrit là-dessus trois cents pages qu'il aurait pu intituler : *Un nouveau Laudet*. \*\*\* Si les précisions et éclaircissements que nous avons publiés en avril et en mai 1966 ont renouvelé l'état de la question, il n'en reste pas moins que de tout temps la plupart des auteurs, même sans connaître exactement la Protestation de Bernadette, se sont méfiés de la scène du moulin de Savy et se sont abstenus de la reprendre à leur compte. Il s'agissait donc au moins d'un point très controversé, d'un point très incertain, qu'il était de toutes façons fort imprudent de présenter comme à coup sûr authentique. Mais, en 1966, nous avons rendu public ce qui atteste qu'il s'agit d'un point certainement faux. 21:109 Ce point n'est pas un détail anecdotique, extérieur à l'essentiel. C'est le récit des Apparitions elles-mêmes qui est en cause : M. l'Abbé Laurentin y a réintroduit une scène entière que Bernadette déclare imaginaire, et dont on sait aujourd'hui comment et pourquoi elle a été inventée au siècle dernier par le P. Sempé. Nous avons fait ce qui dépendait de nous pour défen­dre la vérité, et pour maintenir, rappeler, démontrer que sainte Bernadette n'a pas menti sur les Apparitions. A d'autres, maintenant, selon leurs responsabilités, d'envisager ce qu'appelle une situation devenue aussi dramatiquement insupportable. Henri Massault. 22:109 ### Les Synoptiques et l'Église selon Bultmann par Ugo Lattanzi Mgr Ugo LATTANZI, Docteur en Écriture sainte et en Théo­logie, est Doyen de la Faculté de Théologie de l'Université Pontificale du Latran à Rome. Le présent article est la version française, établie par nos soins, de l'étude en italien publiée par Mgr Ugo Lattanzi dans le volume « Miscellanea Antonio Piolanti ». Reproduction interdite sans accord préalable de l'auteur. ENTRE les Évangiles et l'Église il existe un rapport in­time : l'Église, avant reçu des Apôtres les Évangiles, comme livres inspirés, les a insérés dans le Canon des livres dont Dieu est l'auteur principal en vertu préci­sément de l'inspiration. Dieu, en effet, révéla aux Apôtres la vérité de l'inspira­tion des Évangiles, -- comme de tous les autres livres du N. T. -- et, par les Apôtres, en fit l'annonce au monde, l'accréditant par les « signes » avec lesquels il accompagna le message. (Cf. Mc. 16, 20.) La guérison du paralytique (Mt. 9, 2-7) décrit exacte­ment cela. Remettre les péchés et guérir un paralytique par un simple acte de volonté sont tous deux des actes divins et, par conséquent, aussi impossibles à l'homme que « faciles » à Dieu. Mais entre l'un et l'autre existe une différence im­portante : l'un est invisible, l'autre est historiquement constatable comme sceau divin pour rendre croyable la mys­térieuse réalité du premier. 23:109 Il faut donc distinguer la qualité de l'inspiration des Évangiles de leur canonicité : l'une est une qualité mysté­rieuse, résultat d'un acte divin, l'autre est un fait historique posé par l'Église enseignante, laquelle déclare avoir reçu l'annonce de la vérité de l'inspiration par la voix des Apôtres et devoir la répéter à son tour jusqu'à la fin des siècles. C'est la raison pour laquelle saint Augustin dit les célèbres paroles : « *Non crederem Evangelio nisi me catho­licæ Ecclesiæ noveret auctoritas *». ([^7]). Mais tel n'est point le rapport que les fondateurs de l'école dite *Formgeschichte* (qui s'est consacrée à l'étude de l'histoire de la « FORMATION » des Évangiles) pensent devoir établir entre l'Église et les Évangiles qui sont l'objet de leur examen, à savoir les Évangiles synoptiques : ils tiennent que, entre les Synoptiques et l'Église, ou pour mieux dire, la Communauté primitive, a joué purement et simple­ment un rapport de causalité. La Communauté primitive aurait « créé » les narrations évangéliques sous la poussée de divers motifs ou, comme on a coutume de dire, en fonction de son « Sitz im Leben ». Il n'est pas superflu de dire que déjà Loisy avait exposé en théorie et largement appliqué le principe de ce rapport génétique. « La tradition littéraire de l'Évangile a suivi l'évolution du christianisme primitif. Les deux s'expliquent l'une par l'autre, et si l'analyse critique des Évangiles pré­cède nécessairement la reconstitution de l'histoire évangé­lique et apostolique, il n'en est pas moins vrai que, par une sorte de réciprocité, c'est l'histoire primitive du christianisme qui rend compte de la composition des Évangiles. » ([^8]) 24:109 Selon Loisy donc, tandis que l'analyse critique des Évangiles précède, dans l'ordre logique, l'histoire primitive -- je dirai même le processus évolutif -- du Christianisme, dans l'ordre ontologique l'histoire primitive du Christianisme a gouverné la composition de l'Évangile. Par suite, puisque dans le grand nombre de publications sur la *Formgeschichte* il me semble que manque l'examen de ce rapport génétique, j'ai pensé bon de combler, comme on dit, cette lacune, en circonscrivant toutefois ma recherche a là seule pensée de R. Bultmann, pour la simple raison qu'il est le plus radical et le plus complet des fondateurs et des critiques de cette école. #### I. -- La pensée de R. Bultmann Sur ce sujet la pensée de Bultmann comporte les points suivants *primo *: les genres littéraires des Synoptiques ; *secundo *: le contenu générique des Synoptiques ; *tertio* le Kérygme de l'Église en particulier. LES GENRES LITTÉRAIRES DES SYNOPTIQUES Le processus de formation des Synoptiques aurait tra­versé trois phases : dans *la première* auraient existé des traditions orales indépendantes, l'une relative aux récits, l'autre aux « Logia » de Jésus ; dans *la seconde *: telles tra­ditions auraient été recueillies dans les deux documents que la « Zweiquellentheorie » a appelés *Mc* et *Q* (initiale du mot allemand *Quelle* qui signifie source) ; dans *la troisième *: ces documents auraient été utilisés pour la compilation des Synoptiques tels que nous les connaissons actuellement. 25:109 Là première tradition, comprenait deux catégories distinctes : 1) les récits des miracles ; 2) les récits biogra­phiques. Les uns furent « créés » par la Communauté quand, déjà dispersée dans la Diaspora, elle sentit la nécessité de démontrer que Jésus n'était pas moins réel qu'Asclepios d'Épidaure ; les autres, au contraire, le furent quand la Communauté était à un stade de développement plus avancé, tels furent l'Évangile de l'Enfance, le baptême, les tenta­tions, la confession de Pierre, la transfiguration, la passion, la mort, la résurrection. La tradition des *Logia* comprenait des genres nombreux, comme par exemple : maximes sapientielles (cf. Mt. 12, 34) ; textes eschatologiques et apocalyptiques ; sentences disci­plinaires ou juridiques ; déclarations dans lesquelles Jésus parlé à la première personne : *Ich-Worte *; paraboles et allé­gories ; et finalement apophtegmes qui sont de brefs récits culminant en une sentence (d'où leur appartenance aux Logia et non à la tradition des récits). Ainsi par exemple dans le bref récit des épis égrenés par les Apôtres, un jour de Sabbat (Mc. 2, 23-28), la pointe de tout le récit est la sen­tence finale : « *Le sabbat a été fait pour l'homme et non l'homme pour le sabbat. *» En conséquence, dans les apoph­tegmes il faut distinguer deux éléments : l'un qui peut être appelé le chaton et c'est le récit inventé par l'Église, et l'autre, la perle, et c'est la sentence de Jésus. LE CONTENU GÉNÉRIQUE DES SYNOPTIQUES Sous le rapport de leur contenu -- à part les éléments rédactionnels propres aux Évangélistes -- les Évangiles Synoptiques présentent deux genres de narrations relatifs 1) au message de Jésus ; 2) au Kérygme de la Communauté anonyme primitive, c'est-à-dire de l'Église en général. ####### Le message de Jésus. De Jésus nous savons bien peu. Il fut juif de nationalité ; il se présente pour annoncer la venue imminente du Règne de Dieu ; il intima à chaque homme individuellement de prendre position, en se décidant pour ou contre son Message ; 26:109 il combattit le légalisme pharisaïque en Prêchant une morale de renoncement à soi-même et d'abandon à Dieu dans l'amour ; par là le message eschatologique et celui de la morale s'intègrent parfaitement. La conviction de Jésus fut celle-ci : « Le temps est accompli et le règne de Dieu est proche » (Mc. 1, 15). Jésus attendait la venue du « Fils de l'Homme » comme juge et comme Sauveur (Mc. 8, 38 ; Mt. 24, 27 ; Lc. 12, 8) ; il attendait la résurrection des morts (Mc. 12, 18-27) et le jugement (Lc. II, 31). Quant à lui, il s'estimait « signe des temps », par sa pré­sence, ses actes et son message croyait que sa propre personne signifiait l'exigence d'une décision et que son appel était l'ultime parole de Dieu avant la fin : « Er in seiner Person bedeutet die Forderung der Entscheidung, insofem sein Ruf Gottes letztes Wort vor dem Ende ist » ([^9]). L'exigence de Dieu est l'amour (Mt. 12, 28-34) ; mais sans prescriptions spécifiques de réforme du monde. Une telle requête de Dieu avait une valeur d'éthique eschatolo­gique, c'est-à-dire qu'elle était apte à guider l'homme dans sa rencontre avec son prochain dans le seul moment actuel : « nur in das Jetzt ». Une telle éthique rendait responsable chaque homme devant Dieu : « ...die den Einzelnen unmit­telbar vor Gott verantwortlich macht » ([^10]). Par là Jésus fut en même temps prophète, qui proclame la venue du règne de Dieu et maître qui en expose la loi. Eschatologie et éthique constituèrent une unité, en ce sens que l'accomplissement de la volonté de Dieu était la condi­tion pour participer au salut du Règne : « Die Einheit der eschatologischen und der sittlichen Verkündigung lässt sicht so angeben, dass die Erfüllung des Willen Gottes als die Bedingung für die Teilnahme am Heil der Gottesherrschaft bezeichnet wind » ([^11]). 27:109 ####### Le Kérygme de l'Église en général. Outre le bref message de Jésus, les Synoptiques con­tiennent le Kérygme de l'Église ; c'est la partie fondamen­tale de la théologie du N. T., dont le message de Jésus n'est pas partie intégrante, mais, bien au contraire, constitue le présupposé : « Die Verkündigung Jesu gehört zu den Voraus­setzungen der Theologie des N.T. und ist nicht ein Teil dieser selbst » ([^12]). Je remarque toutefois que quand l'Église « crée » ses narrations, ses formes, sous l'impulsion de tel ou tel motif, elle se préoccupe constamment, comme l'affirme Bultmann, de « mettre dans la bouche de Jésus » les textes qui y sont relatifs. Voici maintenant une brève description du processus évolutif de la vie de l'Église, nécessaire pour recueillir le développement progressif de son Kérygme. ####### Genèse de l'Église. Avant tout il faut dire que l'Église n'est pas une créa­tion de Jésus, qu'elle n'est pas chrétienne : « ...hat er nicht einen Orden oder eine Sekte, geschweige denn eine Kirche gegründet... » ([^13]). Bultmann est parfaitement d'accord avec l'école escha­tologique et avec l'école libérale. Les textes dans lesquels on fait mention de l'Église ont été « créés » par l'Église même et mis dans la bouche de Jésus : « In dem von der Gemeinde Jesus in den Mund gelegten Wort Mt. 16, 18 f. ist die Jüngerschaft Jesus als die « Gemeinde » bezeichnet... » ([^14]). Je répète que, selon Bultmann, seuls les individus, singu­liers sont les sujets de la décision pour ou contre Dieu en tant que le message eschatologique et la requête morale guident l'homme « ...dans son présent, comme heure de sa décision pour Dieu » ([^15]). 28:109 Dans ses conférences en Écosse, Bultmann dit : « Il est vrai que sa prédication est adressée au peuple, mais expri­mée de telle manière que seuls les individus sont appelés à le suivre » ([^16]). ####### Les deux temps du processus évolutif de l'Église. L'Église a traversé deux temps distincts dans son pro­cessus évolutif : dans le premier elle se considéra comme « communauté eschatologique, communauté de la fin » ; dans le second temps au contraire, elle fut contrainte d'admettre qu'elle était devenue « phénomène historique ». ####### L'Église dans le premier temps. Se considérant comme « Communauté eschatologique » l'Église n'eut aucun rapport avec les réalités terrestres : avec le monde, avec la société, avec l'État, et par conséquent elle ne put avoir aucun intérêt pour l'histoire. « Le peuple nouveau de Dieu n'a pas une véritable histoire parce qu'il est une communauté du temps de la fin, un phénomène eschatologique ; comment pourrait-il avoir une histoire si le temps du monde est fini, si la fin est imminente ? La conscience d'être la communauté eschatologique est en même temps conscience de ne point appartenir au monde présent. Le monde est impureté et péché, un pays étranger pour les chrétiens dont le règne est dans les cieux (Phil., 111, 20). Par conséquent ni la communauté chrétienne, ni les individus qui la composent ne doivent se sentir responsables à l'égard du monde et de ses lois, de la société et de l'État... » ([^17]) Tout cela serait démontré, selon Bultmann, par la tra­dition synoptique (Mt. 16, 18). L'Église se considéra dès le commencement comme le vestibule du Règne de Dieu, désor­mais imminent. Elle était le « petit troupeau » (Le 12, 32) à qui serait donné le Règne. Elle était représentée par les « douze », considérés, en ce premier temps, comme agents eschatologiques, qui auraient dû juger les douze tribus d'Israël (Mt. 19, 28 ; Lc. 22, 29) dès que le Règne de Dieu serait apparu. 29:109 Pendant ce premier temps l'Église présentait une orga­nisation embryonnaire : avant tout il y avait les « Douze » ; puis les « Anciens » élus par la communauté. Les membres de la Communauté étaient tenus par une certaine discipline dont la nécessité fut fondée sur le Logion de « lier et délier » (Mt. 16, 19 ; 18, 18), qui signifie pouvoir disciplinaire remis d'abord dans les mains de Pierre et ensuite dans celles des « anciens » ([^18]). ####### L'Église dans le second temps. Le second temps commença quand la communauté pri­mitive dut reconnaître que son espérance en la parousie avait été fausse ; quand, dit Bultmann, « la communauté eschatologique dut reconnaître qu'elle était devenue un phé­nomène historique et admettre que la foi chrétienne avait pris la forme d'une nouvelle religion » ([^19]). Devenue phénomène historique, l'Église acquit des rap­ports nouveaux : avec Israël et avec le monde païen. ####### Ligne de démarcation entre les deux temps. Ce n'est pas chose facile que de décider quand finit le premier temps du processus évolutif de l'Église et quand commence le second. Selon Bultmann on a, avec Jean, le passage net du pre­mier au second temps ; chez Jean, l'eschatologie devient tout à fait historicisée, c'est-à-dire actuée. Du reste, ce qui importe au plus haut point c'est le fait même soit de la transformation de l'Église de communauté eschatologique en phénomène historique, soit de l' « admission » qu'elle a dû en faire ([^20]). 30:109 Voici maintenant, en bref, l'enrichissement progressif du Kérygme de l'Église correspondant à son progrès évolutif. KÉRYGME DE L'ÉGLISE EN PARTICULIER ####### En son premier temps. Avant tout l'Église triompha du scandale de la croix de Jésus par sa foi en sa résurrection, par sa foi pascale dont le contenu fut celui-ci : Dieu a constitué Messie Jésus de Naza­reth, prophète et maître ([^21]). Bultmann confesse que la tra­dition relative à l'origine de la foi en la résurrection de Jésus reste obscurcie par la légende. Il écrit : « Wie sich diese Entscheidungstat im einzelnen vollzog, wie der Oster­glaube bei den einzelnen « Jüngern » erstand, ist in der Überlieferung durch die Legende verdunkelt worden », et il ajoute que cela n'a pas d'importance : « und ist sachlich von keiner Bedeutung » ([^22]). Le fait est que les disciples diffusèrent le message de Jésus au milieu du peuple d'Israël, en l'enrichissant cepen­dant avec des images de l'apocalyptique judaïque. « La com­munauté primitive recueillit et confirma la prédication eschatologique de Jésus, en l'enrichissant avec des images de l'apocalyptique judaïque. Par exemple Marc 13 pré­suppose peut-être un texte ou pamphlet apocalyptique revu du point de vue chrétien qui est amené avec ces phrases : mais en ces jours, après cette tribulation, le soleil s'obscurcira, la lune ne donnera plus sa lumière, les étoiles tombe­ront du ciel et les forces qui sont dans les cieux seront boule­versées. Alors on verra le Fils de l'homme venir sur les nuages avec grande puissance et gloire. Et alors il enverra ses anges et réunira les élus des quatre vents, de l'extrémité de la terre jusqu'à l'extrémité du ciel. Alors les morts se réveilleront et aura lieu le dernier jugement : les justes entreront dans la vie et les réprouvés dans une éternité de tourments » ([^23]). 31:109 Durant ce premier temps l'Église crut devoir prêcher seulement au peuple d'Israël. Le Logion de Mt. 10, 5 et suiv., « mis dans la bouche de Jésus » ([^24]), démontre que dans l'Église primitive il y eut pour le moins une tendance à refuser la mission aux païens ([^25]). En ce qui concerne Jésus, l'Église pensa qu'il était le Messie, de sorte que de porteur du message il en devint le contenu, et d'annonciateur il devint l'annoncé : « Aus dem Verkündiger ist der Verkündigte geworden » ([^26]). Cependant, pour attribuer à Jésus le titre de Messie, l'Église ne se référait pas au passé, à ce que Jésus avait été dans le passé, mais à ce qu'il serait dans le futur : Jésus était le Messie futur. L'Église attribuait à Jésus d'autres titres encore : Fils de l'homme, Fils de David, Fils de Dieu (Mc. 9, 7), tel que la résurrection l'avait fait. A noter pourtant que le titre de Fils de Dieu n'avait pas encore un contenu transcendant, mais seulement messianique. Et quant au titre de Seigneur, la couche synoptique la plus ancienne ne parlerait pas de Jésus comme Seigneur. Dans *Q* le titre n'existe pas ; dans Mc il est seulement dans la légende (Mc. 11, 3) ; dans Lc. au contraire, il est fréquent dans les narrations ([^27]). ####### En son second temps. Quand, cependant, l'Église dut se rendre à l'évidence et prit conscience d'être désormais devenue un phénomène historique, elle enrichit ultérieurement son Kérygme en y insérant des éléments nouveaux, tirés de milieux hellénistes, particulièrement en ce qui concerne la résurrection et l'exal­tation du Christ. Le Kérygme d'inspiration helléniste se résume dans le verset : « Datus est propter scelera nostra et resurrexit propter justificationem nostram » (Rom. 4, 25), dont le contenu fut « mis dans la bouche de Jésus » sous forme de prophétie ([^28]). 32:109 Il est superflu d'analyser tout le reste du contenu du Kérygme enrichi : il suffira de dire que, selon Bultmann, l'Église est le véritable auteur des Évangiles Synoptiques : ils furent son œuvre, elle les créa au fur et à mesure qu'elle se développait. Il serait utile cependant de répéter que, en évoluant, l'Église s'efforça de légitimer ses « créations » recueillies d'abord dans la tradition orale sous ses deux formes ; puis dans les documents fondamentaux Mc et Q dans lesquels la tradition fut transvasée, et finalement dans les Synoptiques : Mt. Mc. Lc. En conclusion de ce bref exposé de la pensée de Bult­mann il sera opportun de citer une page entière de la *Theologie des N.T. :* « Comme du Kérygme résultent au fur et à mesure des formules toujours plus exactes et plus stables qui graduel­lement se cristallisent en symboles de foi, ainsi par le Kérygme même se développe aussi la forme littéraire : le témoignage le plus ancien pour nous en est Marc. Les phases de développement de l'Évangile furent probablement les suivantes : 1\) Le Kérygme de la mort et de la résurrection, de Jésus est le noyau, de sorte que c'est à juste titre qu'il fut dit que les Évangiles sont des histoires de la Passion, précé­dées d'une ample introduction ([^29]). 2\) Le bref Kérygme de la Passion et de la Pâque requit une plus ample illustration (comme le démontre I Cor., 11, 23-26 et 15, 3-7), et il requit aussi que lui soit assignée une place dans le plan divin du salut. De là, aussi bien le récit concernant le Baptiste que la démonstration tirée de l'accomplissement des prophéties (Ausgestaltung durch den Weissagungsbeweise). 33:109 3). Les sacrements chrétiens durent être fondés sur la vie de Jésus comme Kyrios vénéré dans le culte. 4\) Était en outre indispensable l'illustration de ce que Jésus avait fait, étant donné que sa vie, estimée divine, serait une preuve de son autorité, comme le démontrent les Actes, 2, 22 ; 10, 38 ss. Par quoi l'on comprend le recueil des histoires des miracles et leur insertion dans l'Évangile. 5\) A un tel but illustratif servent aussi les apophtegmes, à savoir les brèves narrations, dont le sommet est un logion de Jésus, qui racontent aussi en partie des miracles (Mc., 3, 1-6 ; 22-30 ; etc.). De tels miracles en entraînent d'autres et les apophtegmes, en tant que tels, sont à leur tour occa­sion d'insérer d'autres logia du Seigneur. 6\) La raison pour laquelle des Logia du Seigneur dont la tradition était séparée du Kérygme christologique furent ensuite, peu à peu, toujours davantage insérés dans l'Évangile (dans Mc. encore avec hésitation, tandis que Mt. et Lc. combinent déjà le Kérygme christologique et la tradition des Logia), dépend de ceci : à côté de la prédication mission­naire, la prédication communautaire acquit toujours plus d'importance et la figure de Jésus comme didascalos acquit de nouveau de l'importance aux yeux de la communauté croyante. 7\) Finalement, non seulement la parenèse mais même l'ordre de la communauté dut sembler fondé sur la vie de Jésus (par exemple I Cor., 7, 10 ; 9, 14.) » ([^30]) #### II. -- Principes de la pensée de Bultmann De l'ensemble de cette description, si sommaire soit-elle, de la pensée de Bultmann, on tire la conviction que les « genres littéraires » par lui classifiés (comme aussi du reste ceux qui ont été classifiés par les critiques de la *Formgeschichte*) peuvent être comparés aux constellations célestes que les peuples primitifs s'imaginèrent contempler dans les cieux et auxquelles ils donnèrent des noms divers. 34:109 De même que les peuples primitifs ont groupé les étoiles en constellations d'après leurs conceptions religieuses, cos­mogoniques ou cosmographiques, de même les critiques de la *Formgeschichte* ont vivisectionné les Évangiles en constellations de textes d'après leur conception métaphysi­que de la réalité, d'après leurs principes qui, n'étant ni évidents en soi, ni démontrés, doivent être simplement qua­lifiés de postulats. Mais il y a postulats et postulats. Il y a, en effet, les postulats qui sont pris clairement comme base de constructions théoriques ; mais il y a d'autres postulats qui, tout en étant à la base de telles constructions, sont cependant plus ou moins prudemment passés sous silence. Pour l'ordre et la clarté, j'appellerai les uns simplement *postulats* et les autres *présupposés.* Je traiterai successivement : 1) des postulats ; 2) des présupposés qui sont à la base de la pensée bultmanienne ; et ensuite 3) des dissociations connexes aux postulats et aux présupposés ou qui en découlent, en omettant, pour faire bref, de parler du postulat existentialiste. LES POSTULATS DE BULTMANN Il me semble que les postulats qui sont à la base de la pensée de Bultmann, si l'on fait abstraction du postulat existentialiste, se ramènent aux trois suivants : le postulat *théologique *; le postulat *exégétique *; enfin le postulat *sociologique.* ####### 1) Le postulat théologique. Vögtle écrit : « Ce n'est pas l'analogie de l'être, mais une antinomie essentielle et un contraste radical qui carac­térisent, selon Bultmann, le vrai rapport entre Dieu et le monde. Dieu est radicalement « non-monde », il est le « complètement différent », l' « au-delà absolument » ([^31]). 35:109 Un dualisme aussi radical n'admet pas de rapport de causalité saisissable par la raison, dont par ailleurs Bult­mann se fait une étrange idée. Le monde constitue un système fermé, autonome et réfractaire à des interventions « non mondaines », c'est-à-dire divines. Selon Bultmann, parler de Dieu à la lumière de la raison impliquerait de l'intégrer dans le domaine des choses que l'on voit et que l'on calcule : c'est-à-dire dans le domaine de ce qui est en notre pouvoir et à notre disposition. Par conséquent il n'existe aucune théodicée, ou doctrine rationnelle de Dieu. Il écrit en effet : « L'interprétation démythisante voit que *nous ne pouvons pas* (c'est moi qui souligne) parler de l' « au-delà » du monde, de « Dieu », de ce que l' « au-delà », de ce que « Dieu » est en soi ; parce que de cette manière « l'au-delà », « Dieu », serait objectivé en un phénomène de ce monde. » ([^32]) A fortiori, il n'existe aucune théologie ou doctrine por­tant sur des vérités révélées par Dieu ; car il n'existe pas de révélation surnaturelle de Dieu (à laquelle correspond cet acte qui est la Foi) : de sorte que toutes les narrations singulières relatives à une révélation divine de vérités mys­térieuses, telles que par exemple l'Incarnation du Verbe, la naissance virginale de Jésus, sa résurrection, son ascen­sion au ciel, l'existence de l'Esprit Saint, la résurrection de la chair, la réalité des sacrements, etc. (en un mot, tout le contenu du Credo chrétien) doivent être considérées comme « créations » de l'Église, comme Kérygme de l'Église, par lequel commence, selon Bultmann, la pensée théologique, c'est-à-dire la théologie du N.T. : « Erst mit dem Kerygma der Urgemeinde also beginnt das theologische Denken, beginnt die Theologie des NT » ([^33]). 36:109 Par conséquent de telles narrations doivent être tenues pour autant de mythes. Le mythe n'est en effet que la repré­sentation de ce qui n'est pas du monde comme s'il était du monde, la représentation de l' « au-delà » comme s'il était objectivé en ce monde de choses qui sont l'objet de la pensée : le mythe objective « l'au-delà » dans « l'en deçà ». « Der Mythos objektiviert das Jenseits zum Diesseits » ([^34]). Contenant cependant une intention profonde -- l'inten­tion de l'Église qui l'a créé -- le mythe ne doit pas, selon le système de l'école libérale, être effacé, mais il doit être ré-interprété par la démythisation (Entmythologisierung). Étant donné le dualisme absolu entre le « monde » et le « non-monde », il n'existe ni ne peut exister de miracles, ce qui revient à dire d'interventions *visibles* de Dieu dans l'histoire. Dieu agit, oui, mais son action est cachée et n'appartient pas au monde des phénomènes : « Qui pense pouvoir parler des miracles comme d'événements saisissa­bles commet une erreur contre la pensée de l'agir secret de Dieu. » ([^35]) ####### « Historie » et « Geschichte ». A ce qu'il semble, le même dualisme fondamental influen­ce la conception bultmannienne d' « histoire » : au dualisme « monde » et « non-monde » font pendant l'histoire-« Historie » et l'histoire-« Geschichte ». Entre le concept d'*Historie* et celui de *Geschichte* il n'y a aucun rapport : ils sont séparés par un abîme infranchis­sable, vu que, à proprement parler, « Historie » et « Ges­chichte » n'appartiennent pas au même genre d'histoire. Qu'est-ce donc que l'histoire-« Historie » ? C'est le flux des faits *humains* qui sont objet de documentation humaine et de science. L'histoire-Historie est un monde de faits, comme le monde de la nature est un monde de choses : faits et choses qui existent et se présentent à la pensée de l'homme qui les examine dans leurs intimes rapports de cause et d'effet. 37:109 L'histoire-Historie se déroule le long du temps considéré comme mesure de mouvement selon le d'abord et l'ensuite : elle est flux d'événements contrôlables. Il n'en va pas de même de l'histoire appelée Geschichte. Celle-ci ne se déroule ni ne se distend, mais elle coïncide avec la rencontre du Kérygme et de l'homme : en cette rencontre l'homme, *in ictu oculi*, se décide, en cet acte qu'est la foi, ou pour le Kérygme même ou pour son refus. En chacun de ces instants l'homme décide de son propre salut ; en effet, ou bien il y tisse son existence authentique (selon la conception de la philosophie existentialiste de Heidegger), ou bien il tombe dans le monde des choses en une existence inauthentique ([^36]). Il me semble pouvoir dire que le flux de ces instants-là constitue l'histoire-Geschichte, qui par ailleurs se concré­tiserait comme *Heilsgeschichte* où constamment, dans sa rencontre avec le Kérygme, l'homme se déciderait pour lui. Mais, puisqu'aucun pont n'existe entre « Historie » et « Geschichte. », il n'existe pas non plus de légitimations historiques se rapportant à la vérité objective du contenu du Kérygme. ####### L'essence de la Foi. L'essence de la foi est décrite dans le cadre de cette conception. Dans la foi l'homme se décide négativement et positivement. Il se décide négativement en tant qu'il s'évade de ce monde de choses disponibles, donc contre sa tendance vers une existence inauthentique ; il se décide positivement en ce qu'il transcende ce monde pour se rencontrer avec Dieu. La foi n'est pas un acte d'adhésion de l'intellect à certaines vérités révélées par Dieu, mais une pure rencontre de Dieu avec l'homme ; c'est l'unique moyen qui soit à la disposition de l'homme pour transcender le monde ; vu qu'elle est « décision » contre le monde et pour Dieu : « *Der Glaube ist... die Entscheidung gegen die Welt für Gott* » ([^37]). 38:109 Mais, selon Bultmann, la foi est-elle un acte de salut que Dieu opère dans l'homme ou bien est-elle un acte de l'homme qui se rencontre avec Dieu ? Si vraiment elle est une « décision contre le monde et pour Dieu », on devrait dire que c'est un acte de l'homme, contrairement à ce qu'enseigne le Protestantisme selon lequel la foi est un acte de salut opéré par Dieu dans l'homme. La foi, par suite, est un saut dans le « non-monde » et elle ne postule aucune légitimation historique, précisé­ment parce qu'elle n'est pas acte d'adhésion de l'intellect, mais pure rencontre avec Dieu. ####### La Foi et la résurrection de Jésus. Selon Bultmann la résurrection de Jésus n'est pas une réalité historique-historische, mais historique-geschichtli­che. Il pense que la résurrection de Jésus ne précède pas le Kérygme, comme un fait historique quelconque, mais qu'elle s'identifie avec le Kérygme même, de sorte qu'en substance la résurrection n'aurait aucune réalité différente de celle qu'elle a *dans* le Kérygme. Bultmann écrit : « La vérité de la résurrection du Christ ne peut pas être reconnue *avant* la foi qui reconnaît le Ressuscité comme Seigneur. Le fait de la résurrection (nonobstant I Cor., 15, 3-8) ne peut pas être démontré ou rendu évident, comme un fait objectif saisissable *sur la base duquel l'homme peut croire.* La résurrection peut être crue -- et elle peut être seulement crue -- dans le sens que le Ressuscité *est* présent dans la foi prêchée. La foi en la résurrection du Christ et la foi que dans la parole prêchée le Christ lui-même, Dieu en personne, parle (2 Cor. 5, 20), sont une seule et même chose. » ([^38]) 39:109 Résurrection du Christ et Kérygme sont objet de la même foi. En outre : « La résurrection donc, n'est pas quelque événement mythique qui puisse rendre croyable la signifi­cation de la Croix : elle doit au contraire être que comme la signification de la Croix. La foi en la résurrection n'est rien d'autre que foi en la Croix comme événement salutaire, en la Croix comme Croix du Christ. On ne peut pas croire d'abord au Christ et puis en sa Croix ; mais croire au Christ signifie croire à la Croix du Christ en tant que telle » ([^39]) En substance la Croix du Christ et la résurrection sont objet de la même foi, la résurrection ne peut pas être conçue comme miracle, comme « signe » apte à rendre croyable l'événement salutaire de la Croix du Christ, ou pour mieux dire la valeur salvifique de la Croix. La foi « considère » -- comme je dirai plus bas -- le fait historique de la Croix de Jésus comme « agir salvifique de Dieu » et la Croix de Jésus devient Croix du Christ : par suite, de la foi, c'est-à-dire de l'acte immotivé par lequel l'homme « considère » la Croix de Jésus comme Croix du Christ, dépend son salut. Ce salut de l'homme dépend du fait de « considérer » ou non comme « agir de Dieu » n'importe quel événement naturel ou historique, comme, dans ce cas, le fait historico­historich de la croix d'un homme noble : Jésus. 40:109 En résumé, la mort de Jésus est un fait historico-historisch ; la foi de la communauté dans la résurrection est, elle aussi, un fait historico-historisch ; tandis que la résurrection est historico-geschichtlich : par conséquent elle n'a pas d'autre réalité que celle d'être *objet* du *Kérygme* avec lequel elle s'identifie. De cette manière le cycle qui, dans la théologie catho­lique, comprend ces quatre réalités : la croix de Jésus-Christ, la Parole ou révélation qui en annonce la vertu salvifique universelle, le fait historico-historisch de la résurrection de Jésus (d'où la Parole est rendue croyable), et finalement la foi, s'intégrerait en deux seules réalités : le Kérygme et la foi, au contraire de ce qu'enseigne la Réforme protestante elle-même, laquelle ne nie pas, mais *présuppose* la vérité historico-historisch de la résurrection. ####### 2) Le postulat exégétique. Bultmann fonde sa pensée sur le principe que le Mes­sage de Jésus fut eschatologique. Il accepte comme vérité assurée et indiscutée la théorie eschatologique. De toutes les paroles que les Évangiles attribuent au Seigneur, Bult­mann choisit justement celles qui démontreraient, selon lui, ce principe dont il se croit en droit d'inférer d'importantes conclusions : *a*) que l'Église estime être une « communauté eschatologique » ; *b*) qu'elle n'eut aucun intérêt pour l'his­toire-Historie. Et de fait, croyant que le monde était absolument sur le point de finir, elle jugea illogique d'avoir des préoccupations historiques : de même que ces Thessaloniciens qui, croyant à l'imminence de la parousie, pensaient qu'il était parfaite­ment inutile de travailler (Cf. 2 Thess. 3, 11). ####### 3) Le Postulat sociologique. Selon ce postulat la Communauté primitive, et anonyme, ne reçut pas le Kérygme de quelque personnalité histori­que, par exemple de saint Pierre ou de saint Paul, mais elle le créa elle-même et elle le transmit. 41:109 LES PRÉSUPPOSÉS DE BULTMANN Les Postulats, qui tout en constituant la base de la pensée de Bultmann, sont cependant passés plus ou moins sous silence, sont les suivants : 1) la génération spontanée de l'Église, 2) la volonté de l'Église de durer comme phé­nomène historique quand elle dut admettre l'erreur de l'espérance parousiaque. ####### 1) La génération spontanée de l'Église. Bultmann accepte substantiellement la théorie de l'école eschatologique et de l'école libérale pour tout ce qui concer­ne l'origine de l'Église. Loisy écrit par exemple -- « La grande œuvre mystique (L'Église) dont on a parlé ne s'actua pas d'un seul coup. Elle jaillit de l'Évangile sans y avoir été prévue ; les pre­miers missionnaires chrétiens la soupçonnèrent à peine : elle sortit de leur effort de façon *spontanée* (c'est moi qui souligne) comme par une pression irrésistible de la foi qui réalisa tout autre chose que ce qu'avaient espéré les croyants. On avait annoncé le Royaume de Dieu et c'est au contraire l'Église qui vint » ([^40]). En substance, selon Loisy, l'Église serait apparue : a) en dehors de l'intention de Jésus ; b) en dehors de l'attention des Apôtres ; c) en dehors de l'attente des croyants eux-mêmes. Or Bultmann adhère parfaitement à la théorie de Loisy qui implique justement le présupposé de la génération spontanée de l'Église : c'est si vrai que, selon lui, Jésus adressa son message non à une communauté par lui créée, mais aux individus singuliers, pour les inviter à la décision de croire en son message eschatologico-éthique. 42:109 ####### 2) La volonté de durer comme phénômène historique. L'Église donc, contrainte de reconnaître l'erreur de son espérance en l'imminence de la fin du monde, après le premier étourdissement inévitable et le coup de la désil­lusion, se reprit et accepta sa transformation de communauté eschatologique en communauté historique. Selon Bultmann l'Église eut alors une nouvelle concep­tion de l'eschatologie, celle qui apparaît « pour la première fois dans Paul et qui est portée aux extrêmes consé­quences dans Jean » ([^41]), lequel apporte une « nouvelle interprétation de la parousie du Christ » ([^42]). L'eschatologie est déjà actuée : « L'intérêt pour l'eschatologie diminue parce que le drame cosmique attendu dans le futur apparaît en un certain sens *déjà advenu*. » (c'est moi qui souli­gne) ([^43]). LES DISSOCIATIONS Les principales dissociations connexes aux postulats et aux présupposés, ou qui en dérivent en quelque façon, sont les suivantes 1) Jésus est dissocié du Collège Apostolique 2) les Apôtres sont dissociés de l'Église ; 3) le Kérygme de l'Église est dissocié de Jésus et des Apôtres ; 4) le Jésus de l'histoire est dissocié de celui de la foi. #### III. -- Observations critiques CRITIQUE DES POSTULATS ####### Critique du premier postulat. Si le dualisme entre le « monde » et le « non-monde » est vraiment aussi radical, il me semble absolument logi­que et pertinent de demander à Bultmann sur la base de quel principe il réussit à transcender le « monde » pour affirmer l'existence du « non-monde », c'est-à-dire l'exis­tence de Dieu et de son « agir mystérieux ». 43:109 Admettons même que l' « agir de Dieu » est mystérieux et caché ; mais il *est,* de toutes façons ; ce qui, du reste, est admis par Bultmann ([^44]). Or l' « agir de Dieu », dans le cadre de la pensée bult­mannienne, doit être sans hésitation qualifié de *mythe.* Voici un texte symptomatique : « Nous avons tenté d'opérer la démythisation du message évangélique. Reste-t-il un résidu mythique ? Celui qui appelle déjà mythologie le fait même de l'agir de Dieu, de l'agir eschatologique décisif de Dieu, pour lui, certainement, il en reste. Mais en tout cas une telle mythologie n'est plus la mythologie prise dans le sens antique. » ([^45]) Bultmann est obligé de distinguer entre mythologie et mythologie, mythe et mythe. Mais est-elle vraiment sérieuse, cette distinction ? Il ne se dissimule pas la difficulté et il cherche à la résoudre : « On peut dire peut-être que, derrière toutes les objections contre la démythisation, se cache la peur qu'à travers sa mise en œuvre cohérente il devienne impossible de parler de l'action de Dieu ou qu'elle puisse consentir à un tel discours uniquement comme mode figuré d'une expé­rience subjective. N'est-ce donc pas mythologie que parler de « l'agir de Dieu » comme d'un événement objectif qui me rencontre ? » ([^46]) Selon Bultmann, au cours des faits naturels ou des évé­nements historiques, « Dieu me rencontre » et, fût-ce même de façon cachée, il « agit ». Mais comment l'homme pourra-t-il se rendre compte de cet « agir de Dieu », d'autant plus qu'il est question d'un agir caché ? 44:109 Bultmann répond : « Avec la foi ! Il écrit en effet : « La foi affirme la paradoxale identité qui peut être crue à chaque fois seulement, contre les apparences. » ([^47]) Ainsi, du monde des noumènes où Dieu est relégué, dans tel ou tel événement *pro me agere mihique obviam venire putatur* (il est considéré comme agissant pour moi et comme venant à ma rencontre). Bultmann parle d'identité paradoxale entre l'événement naturel en soi et l'agir mystérieux de Dieu ; mais il serait plus honnête de parler uniquement de phénomène subjectif. En effet, dans l'acte de foi selon Bultmann, l'homme ne croit pas à une vérité mystérieuse qui serait présupposée à l'acte ; mais dans la foi il *peut interpréter* comme don de Dieu ou comme son jugement un événement qui le regarde, bien qu'il puisse le voir aussi dans son rapport naturel historique : « Ein mich treffendes Ereignis *kann* ich *im Glauben* als Gottes Geschenk-Order als sein Gericht *verstehen,* obwohl. ich es auch innerhalb seines natürlichen oder ges­chichtlichen Zusammenhangs *sehen kann *» ([^48])*.* Bultmann se trouve donc entre Charybde et Scylla : parler de l'agir de Dieu est ou bien un mythe, selon la notion que lui-même en donne, ou bien une manière de parler pour décrire les expériences de sa propre conscience, sans aucun rapport avec rien : de sorte qu'on doit parler non point de paradoxale identité entre l'événement objectif et l'agir de Dieu, mais de pure subjectivité. On arrive à la même conclusion si l'on part d'une notion non-catholique de la foi. De fait, ou bien la foi est, comme prétend la Réforme, un acte de salut opéré par Dieu dans l'homme, et elle doit être qualifiée de mythique ; ou bien elle est un acte de l'homme qui se décide, « für Gott » (pour Dieu), comme dit Bultmann -- un acte complètement immotivé et sans légitimation historique -- et alors elle est un phénomène purement subjectif. 45:109 ####### Critique du second postulat. Disons premièrement que l'on ne peut pas démontrer que le message de Jésus ait été exclusivement eschatologico-éthique, dans les limites décrites par Bultmann. De sorte que construire toute une pensée théologique sur un tel principe signifie construire sur le sable. En second lieu, il est faux que la communauté primitive n'ait eu aucun intérêt pour ce qui est historique ; autre chose, en effet, est l'intérêt pour l'histoire comme nous l'entendons aujourd'hui, et autre chose, comme le dit bien Benoît, « le souci de l'historique » ([^49]). Il est facile de démontrer que les Apôtres, et l'Église primitive avec eux, eurent un extrême intérêt pour la vérité historique des paroles et des actes du Seigneur, en général, et en particulier pour la vérité historique du fait fonda­mental de la résurrection de Jésus. Les conditions posées par Pierre pour la présentation des deux candidats à la succession de Judas démontrent clairement quelle était la conception qu'on avait de la dignité apostolique. Le successeur de Judas devait être un homme ayant été avec les Apôtres « pendant tout le temps que le Seigneur vécut avec eux, à partir du baptême de Jean jus­qu'au jour où il fut enlevé » (Cf. Actes 1, 21-22), parce que l'Apôtre devait, en particulier, être le témoin de la résur­rection de Jésus : c'est-à-dire qu'il devait témoigner l'iden­tité réelle du Jésus passible, tel qu'il était au moment du baptême, avec le Christ glorieux, tel qu'il fut au moment de son ascension au ciel. Käsemann écrit : « Nous non plus, nous ne pouvons pas abolir l'identité du Seigneur glorifié avec le Seigneur ter­restre sans tomber dans le docétisme et nous retirer toute possibilité de déterminer la frontière qui sépare la foi pas­cale de la communauté et un simple mythe » ; et encore : 46:109 « Tout le N.T. affirme que les disciples ne connurent pas à Pâques un être céleste quelconque, encore moins un état abstrait de choses, un ensemble de formulations dogmati­ques, mais bien Jésus. Le Christ cru et prêché dès Pâques est donc en continuité avec l'être historique de Jésus ; sans cette continuité, Foi et prédication, selon la pensée de la communauté primitive, seraient un non sens » ([^50]). Mais la preuve irréfutable de l'intérêt de la Communauté primitive pour le fait historico-historisch de la résurrection de Jésus est donné par Paul qui, *per summa capita*, décrit le contenu historique de l'*apodosis* orale apostolique, c'est-à-dire de la catéchèse primitive : « Je vous ai transmis avant tout ce que j'avais moi-même reçu, à savoir que le Christ est mort pour nos péchés selon les Écritures, et qu'il a été enseveli, et qu'il est ressuscité le troisième jour, selon les Écritures, et qu'il est apparu à Céphas, puis aux Douze. Ensuite il est apparu à plus de cinq cents frères à la fois dont la plupart vivent encore et quelques uns sont morts ; ensuite il est apparu à Jacques, puis à tous les Apôtres, et en tout dernier lieu il m'est apparu à moi aussi, comme à l'avorton. » 1 Cor. 15, 3-8. Allo commente : « Il ne s'agit pas en cette péricope d'une révélation « pneumatique » qui viendrait éclairer ou appliquer quelque vérité de la Foi, mais bien du point de départ de la prédication de ce qui était proclamé universellement, connu de tous, admis de tous, enfin d'un bloc de faits assez solides et assez incontestables pour sup­porter l'édifice paradoxal d'une connaissance et d'une vie qui bravaient toute la sagesse du monde... 47:109 De là viennent la solennité, l'assurance du langage de Paul : il sait qu'aucun de ses frères en apostolat ne peut présenter les choses autrement, que c'est la « tradition » consacrée et arrêtée sans doute jusque dans sa forme. Un seul fait restait à mentionner, parce qu'il mettait, pour ainsi dire, le sceau à la preuve : L' « Église enseignée », en son premier noyau, avait pu vérifier la réalité de ce qu'assurait le premier Collège de l' « Église enseignante » : cinq cents frères réunis avaient pu constater de leurs yeux, tous à la fois, que le Christ était vivant, et que les Apôtres ne les trom­paient pas. » ([^51]) Il n'est pas besoin de dire que ce texte de Paul anéantit en bloc la théorie de la *Formgeschichte* en général, et en particulier la pensée de Bultmann : celui-ci a donc une bonne raison pour déclarer « *fatale *» l'argumentation pauli­nienne (qui d'ailleurs n'est pas une argumentation, mais un appel à la tradition relative au fait fondamental de la résur­rection). Althaus écrit à ce propos : « Paul ne s'occupe pas de poser le problème de la légitimation du Kérygme pascal. Lui, il se réclame expressément d'une tradition -- para­dosis -- par lui reçue, naturellement de la communauté primitive (I Cor. 15, 3) (évidemment il eût été mieux, pour Althaus, de dire : *des Apôtres,* au lieu *de la communauté primitive*) et il produit solennellement et avec force les témoins des manifestations du Seigneur, *témoins* de ces faits dont on parle dans la prédication. Karl Barth, dans son exégèse de I Cor., 15 ([^52]), a tenté d'éliminer du passage cette claire signification, chose que Bultmann, avec raison, n'ad­met pas ; mais en revanche Paul reçoit pour les versets I Cor., 15, 3 ss. la censure d'une « argumentation fatale » ([^53]). « L'argumentation de ce passage est *fatale* parce qu'elle apporte une preuve de la crédibilité du Kérygme. » ([^54]) En effet l'argumentation de l'Apôtre est incompatible avec la thèse de Bultmann ([^55]). 48:109 Comme il est facile de le relever, la négation de l'histo­ricité (Historizität), de la résurrection implique une confusion vraiment inacceptable. Bultmann confond le fait de la résurrection avec la réalité mystérieuse de sa vertu (Cf. Phil., 3, 10), précisément avec sa vertu sanctificatrice (Rom., 4, 25). Les textes bultmanniens déjà cités ([^56]) impliquent cette confusion entre deux aspects du fait de la résurrection, à savoir, l'aspect historique et l'aspect sotériologique : l'un visible et l'autre invisible ; l'un objet de science historique (Historie), l'autre objet de Foi. Ce que Bultmann dit de la résurrection comme objet de Foi existant dans le Kérygme concerne seulement l'aspect salvifique du fait de la résurrection même du Seigneur. Je dis « du Seigneur » parce que seule la résurrection du Seigneur, outre qu'elle est un événement historique, comme fut historique l'événement de la résurrection de Lazare, contient aussi une mystérieuse vertu salvifique et par là est objet de Foi surnaturelle (Cf. Rom., 10, 9). De là, ou mieux de là *aussi*, le refus de Bultmann de considérer la résurrection de Jésus comme un fait histo­rique : ce refus découle avant tout du dualisme déjà briè­vement décrit. Pour conclure, je veux ajouter que si le Kérygme man­quait de toute base historique, et particulièrement de la vérité historique de la résurrection du Christ, et s'il n'était donc pas rendu croyable par des « signes externes », il n'y aurait aucune différence entre le Kérygme chrétien et n'im­porte quel autre kérygme religieux, par exemple celui qui est contenu dans le Coran, lequel se présente comme kéryg­me divin exigeant une décision analogue à celle demandée par le Kérygme chrétien. 49:109 Peut-être le Coran a-t-il aussi, valeur de kérygme ? En pareil cas Bultmann devrait dire clairement que n'importe quelle foi religieuse est valable et que sa pensée admet le plus parfait indifférentisme religieux. En raison de l'importance capitale de ce point, j'estime devoir apporter d'autres arguments. Bultmann a dit dans les *Gifford Lectures *: « Tandis que les Évangiles de Marc et de Matthieu ne sont pas œuvres d'historiens mais de prédicateurs et de maîtres de la foi, Luc se propose de raconter dans son Évangile la vie du Christ, et dans le prologue, *en historien scrupuleux* (c'est moi qui souligne) il assure ses lecteurs qu'il a cherché à utiliser des sources sûres. Dans son œuvre, non seulement il montre la connexion des événements mieux que ne le fait Marc, mais il établit un rapport chronologique avec l'histoi­re du monde, en indiquant par exemple la date de la naissance de Jésus et celle de l'entrée en scène de saint Jean-Baptiste ; il ajoute à l'Évangile une histoire de la communauté primitive chrétienne, depuis les débuts de l'œuvre missionnaire et des voyages de saint Paul jusqu'à sa prison à Rome. » ([^57]) Ces remarques de Bultmann contiennent une contradic­tion qu'il vaut la peine de relever. Étant donné, en effet, que Luc a recueilli l'Évangile en 1151 versets dont 330 lui sont communs avec Matthieu et avec Marc ; 230 avec Mat­thieu seulement et 50 avec Marc ; tandis que 51 lui sont propres (et de fait : 330 + 230 + 50 + 541 == 1151) ; étant admis qu'il est « historien scrupuleux », il faut conclure qu'il garantit non seulement la vérité historique des 541 versets qui lui sont propres, mais aussi la vérité historique de tous les autres qu'il a en commun avec Matthieu ou avec Marc ou avec tous les deux. En outre : l'Église aurait « créé » les textes pour une raison ou une autre. Mais puisqu'elle a, comme le relève constamment Bultmann, « mis dans la bouche de Jésus » les textes « créés », même quand elle estimait être une communauté eschatologique, elle eut la préoccupation de fonder historiquement ses « créations ». Et de fait, comme l'hypocrite, par le fait même qu'il veut apparaître vertueux, rend un implicite hommage à la vertu, ainsi l'Église, en attribuant à Jésus la paternité de ses propres « créations mythiques », rendit implicitement hommage à l'histoire. 50:109 De plus, si l'on admet que Luc fut un « historien scru­puleux » et qu'il écrivait quand l'Église était déjà devenue un phénomène historique, on ne comprend pas par quel *Sitz im leben,* différent de l'intérêt historique, l'Église n'a pas supprimé tous ces textes qui, selon la théorie eschatologique, ne signifieraient rien d'autre qu'une imminence de la fin, au lieu de les conserver dans le même Évangile de saint Luc. Comment est-il possible d'admettre que, tandis que l'Église était, d'une part, assez avisée pour « créer » tel ou tel texte, pour satisfaire tel ou tel besoin, elle était d'autre part assez ingénue ou imprudente pour laisser dans les Évangiles les textes eschatologiques qui montraient l'erreur commise ou la tromperie subie ? Finalement : de la confrontation entre les épîtres de Paul et les Synoptiques, il résulte que, sans rompre l'homo­généité de la doctrine, les épîtres contiennent des formules plus évoluées que les Synoptiques. Mais alors, pourquoi ceux-ci ne contiennent-ils pas un Kérygme au même stade d'évolution que les épîtres, puisqu'ils ont été compilés après la composition des épîtres elles-mêmes ? A cette question on ne peut faire d'autre réponse que celle-ci : les Évangé­listes se préoccupèrent d'être historiens fidèles et narrateurs objectifs du passé, sans se laisser influencer par les déve­loppements en acte du Kérygme apostolique. ####### Critique du troisième postulat. Quant au postulat de la communauté créatrice, on ne cite aucun cas, certain et indiscuté, d'une communauté ayant créé des mythes poétiques ou religieux : de sorte que le premier cas, et je dirai même le dernier, de communauté créatrice de mythes religieux serait l'Église. Et il s'agit de mythes qui ont eu la capacité de transformer radicalement l'homme, en lui donnant la force de résister aux tendances de sa propre raison, qui le poussent vers le rationalisme ; à la puissance de ses propres passions, qui l'incitent à se couronner de roses ; à l'oppression des tyrans qu'il est enclin à subir par amour de la vie tranquille. 51:109 Est-il vraiment possible, est-il logique, est-il humain que les premières générations chrétiennes aient fondé leur vie, jusqu'au martyre, non sur des faits, mais sur des mythes créés par elles-mêmes ? En outre, si l'on admet que les livres apocryphes sont venus à la lumière sous la pression des mêmes motifs, du même *Sitz im Leben* que les Évangiles canoniques, il faut alors en conclure qu'il y eut une raison objective pour laquelle la communauté primitive exorcisa d'elle-même les livres apocryphes et canonisa les Synoptiques. Quelle autre raison pourrait-il bien y avoir, en dehors de celle-ci : les Synoptiques lui avaient été confiés par les Apôtres eux-mêmes, comme des livres historiques en même temps qu'inspirés par Dieu ? Il est inutile de cacher une vérité qui brille à travers tout le Nouveau Testament : Pierre, prince des Apôtres, et, sous sa dépendance, les Apôtres, furent les responsables de la direction de l'Église, laquelle reçut le Kérygme d'eux qui, à leur tour, l'avaient reçu du Seigneur, avec la mission de l'annoncer « à toute la création ». (Cf. Mc. 16, 15 et Mt. 28, 18-20) : de sorte que l'exaltation de la fonction, « créatrice » de la communauté primitive se révèle un expédient très mesquin pour étayer, au mieux, des thèses libérales, tout en esquivant simultanément la nécessité logique d'accuser Jésus et les Apôtres de fraude et d'imposture. CRITIQUE DES PRÉSUPPOSÉS ####### Critique du premier présupposé. Tandis que, d'une part, Bultmann met tant de soin à décrire le « Sitz im Leben » par lequel l'Église fut induite à « créer » son Kérygme, d'autre part il ne se préoccupe absolument pas d'expliquer pourquoi elle a été elle-même « créée », et par qui, et comment, et quand : il ne se préoccupe pas de nous expliquer quel a été, en somme, son « *Lebenssitz *». 52:109 D'autant plus que Jésus, ayant fait appel, selon Bult­mann, « aux individus singuliers » et non à une commu­nauté, n'eut donc l'intention de grouper autour de lui aucune communauté d'Apôtres ou de fidèles. En outre : une fois posée la distinction bultmannienne des deux temps du développement évolutif de l'Église, il est logique de se demander pourquoi donc les sectateurs de Jésus, dans l'anxieuse attente de la fin du monde, sentirent néanmoins le besoin de s'unir en une *société* telle que la communauté eschatologique dans laquelle Pierre exerça initialement le pouvoir de « lier et délier ». Que les premiers chrétiens se soient matériellement rassemblés, cela se com­prend : on ne reste pas volontiers isolés face à l'imminence de formidables événements ; mais former une société, cela ne se comprend pas. Je veux dire que, selon Bultmann, les premiers chré­tiens n'auraient dû avoir aucun intérêt à se constituer en société d'aucune sorte. En tout cas, un tel intérêt aurait dû être absolument inférieur à leur intérêt pour l'histoire. Mais puisque l'intérêt de la « communauté eschatologique » pour l'histoire fut nul, selon Bultmann, absolument nul aurait dû être leur intérêt à se grouper en société. ####### Critique du second présupposé. La difficulté s'aggrave et devient décisive, pour peu que l'on réfléchisse à l'absurdité impliquée par cette affirmation de Bultmann : « Naturellement le fait que la venue attendue du Christ ne se vérifiait pas lit naître *des désillusions et des doutes* (c'est moi qui souligne). Le problème de l'eschatolo­gie naquit du fait que la fin du monde attendue n'était pas arrivée, que le « Fils de l'homme » n'était pas apparu sur les nuées du ciel, que l'histoire continuait et que la commu­nauté eschatologique *dut reconnaître* (c'est moi qui souligne) qu'elle était devenue un phénomène historique et dut admettre que la foi chrétienne avait pris la forme d'une nouvelle religion. » ([^58]) 53:109 Mais Bultmann peut-il nous donner une explication au moins plausible du fait que la communauté primitive ait voulu *se continuer* après avoir subi *la désillusion* parou­siaque ? Si durant le premier temps de son développement évolu­tif elle attendait la venue imminente du Règne de Dieu, que pouvait-elle attendre après avoir subi cette désillusion, surtout si l'attente de ce règne était le seul lien qui unissait les premiers chrétiens ? Ou bien Bultmann pense-t-il sérieusement que le « pro­blème de l'eschatologie » est né au moment précis où l'Église primitive dut subir le traumatisme de la *désillu­sion *? Mais qui eut intérêt à poser un tel problème, et précisément à ce moment-là ? L'Église ? Certainement point : la communauté primitive n'aurait pu faire autre chose que s'évanouir comme brume au soleil. Substantiellement, selon Bultmann, l'Église primitive aurait pris deux décisions capitales : l'une quand elle triompha de la croix par une foi nullement motivée en la résurrection du Christ ; l'autre quand elle triompha de l'erreur de la Parousie par la volonté de se continuer désormais comme phénomène historique. Mais la vérité logique, humaine, naturelle est que la réalité de cette erreur et de la désillusion qu'elle entraîna aurait dû suffire à lui faire rétracter son acte de foi en la résurrection du Christ. Bultmann ne pourra jamais rien répondre de convain­quant à cette difficulté capitale : la certitude de l'erreur concernant la Parousie aurait dû anéantir toute cette foi chrétienne immotivée. Et il est complètement absurde de supposer sur la base cette erreur que les premiers chrétiens, et Paul, et tous les autres Apôtres (qui n'avaient pas été enlevés jusqu'au ciel !) voulurent durer et passer au second temps, celui de communauté historique. 54:109 Par conséquent, le fait que l'Église ne se soit pas éva­nouie comme brume au soleil implique deux vérités fonda­mentales : a) que l'Église primitive ne partageait pas dans sa totalité l'espérance de la Parousie de l'église de Thessa­lonique : d'autant plus que Paul n'avait pas manqué de clarifier les idées sur ce point en excluant tout jugement sur l'imminence de l'événement (2 Th. 2, 2-3) ; b) que, même dans l'hypothèse (inexacte) où l'Église entière aurait partagé cette espérance, elle n'aurait pu surmonter sa désillusion que dans la mesure où elle était ancrée sur un fait historique capital : la vérité des paroles et des actes du Seigneur, et particulièrement sa résurrection d'entre les morts. Je veux dire que lorsque l'Église dut se convaincre de la fausseté de son espérance -- (dans l'hypothèse, inexacte je le répète, où elle aurait tout entière partagé l'espérance de l'église de Thessalonique) -- forte de la certitude de toute la catéchèse apostolique et surtout du fait historique de la résurrection du Seigneur, elle fut induite à réfléchir sur le bon fondement de son espérance elle-même, d'autant plus que, comme conclusion du discours eschatologique, le Seigneur avait averti non seulement ses auditeurs immé­diats, mais tous, d'être vigilants -- « *Et ce que je vous dis, je le dis à tous : veillez ! *» (Mc. 13, 37) ; et surtout, il avait déclaré : « *Quant à la date de ce jour, et à l'heure, personne ne les connaît, ni les anges dans le ciel, ni le Fils, personne que le Père *» (Mc. 13, 32). Si, en outre, l'on se rappelle que de tels textes sont contenus dans l'Évangile de Marc qui, selon Bultmann, serait le témoignage littéraire le plus ancien du Kérygme, l'argu­ment acquiert, ne serait-ce qu'ad hominem, une force plus grande. En conclusion, l'Église (dans l'hypothèse où elle aurait partagé tout entière la fausse espérance des Thessaloniciens) quand elle fut détrompée, quand elle médita sur l'erreur parousiaque, elle dut se convaincre qu'elle-même, et non le Seigneur ou les Apôtres, était responsable de son erreur. 55:109 Et de fait -- je parle toujours dans le cadre de cette hypothèse -- en un tel cas, l'espérance parousiaque serait née malgré l'avertissement de l'Apôtre Paul aux Thessaloniciens (2 Th. 2, 2-3). CRITIQUE DES DISSOCIATIONS Les dissociations qui sont connexes aux postulats et aux présupposés, ou dérivées d'eux en quelque façon, sont vio­lentes et en tout cas entièrement indémontrées. ####### 1) Jésus est dissocié du Collège Apostolique. Bultmann ne fait autre chose que répéter ce que l'école libérale et l'école eschatologique avaient affirmé, mais non démontré. Jésus n'aurait pas eu l'intention de fonder l'Église ; et conséquemment, il n'aurait pas non plus pensé à instituer le « Collège » des douze Apôtres. Il écrit en effet : « Jésus a arraché par sa parole une troupe d'hommes à leur patrie et à leurs occupations ; ils l'ont suivi comme disciples ou comme élèves (Mt., 15 16-20 ; 2, 14) tout au long de ses pérégrinations. » ([^59]) ####### 2) Les Apôtres sont dissociés de l'Église. Taylor observe finement -- « If the form-critics are right the disciples must have been translated to heaven immedia­tely after the resurrection », ([^60]). Il est vrai que Bultmann dit que la direction de l'Église fut, au début, dans les mains des « douze » et particulière­ment de Pierre, mais il est aussi vrai, de fait, qu'il parle de l'Église primitive comme si vraiment les Apôtres avaient tous disparu de la circulation. 56:109 ####### 3) Le Kérygme de l'Église est dissocié de Jésus et des Apôtres. Je crois que le motif profond -- fût-il inconscient -- pour lequel Bultmann dissocie Jésus des Apôtres et ceux-ci de l'Église, est d'éviter l'accusation d'imposture que Reima­rus lança contre Jésus et contre les Apôtres ([^61]). Et, de fait, une telle dissociation permet d'attribuer le Kérygme à la communauté créatrice et en même temps de nier l'historicité du Kérygme tout en évitant l'accusation d'imposture : on pourra dire tout au plus que la commu­nauté créatrice s'est trompée, mais point qu'elle a voulu tromper. Mais l'expédient de Bultmann, à supposer qu'il ait conscience du motif profond de cette dissociation fondamentale -- ce qui n'est pas évident -- a déjà été repoussé par Paul lui-même : « *Si le Christ n'est pas ressuscité, nous* (Apôtres) *sommes de faux témoins de Dieu, puisque nous avons attesté contre Dieu qu'il a ressuscité le Christ, alors qu'il ne l'a pas ressuscité... *» (I Cor. 15, 15). Donc, pour ce qui concerne la résurrection du Christ, l'Apôtre revendique une entière responsabilité, c'est-à-dire qu'il refuse la dissociation opérée par Bultmann et qu'il n'accepte pas le dilemme commode de l'école libérale, selon lequel les Apôtres auraient été des illusionnés ou des impos­teurs ; mais il pose cette autre alternative : ou la résurrection est vraie, ou nous sommes des imposteurs. Pour Paul, cette alternative est la seule qui soit vraie. En conséquence, nier la résurrection de Jésus en la reléguant dans le domaine des mythes, signifie que l'on accepte l'autre terme de l'alternative : faire aux Apôtres la même accusation d'imposture que leur a lancée Reimarus. ####### 4) Le Jésus de l'histoire est dissocié de celui de la foi. Bultmann, en suivant soit l'inspiration de D. F. Strauss qui a appliqué systématiquement aux Évangiles la théorie du mythe, soit le rationalisme de l'école libérale, a dissocié le Jésus de l'histoire de celui de la foi. 57:109 Althaus écrit à ce propos : « La séparation du Kérygme (et avec lui de la christologie) du problème de Jésus histo­rique » est un point important de la conception théolo­gique de Bultmann ([^62]). #### Conclusions Bultmann, outre le vice capital de fonder sa pensée théo­logique sur des postulats et des présupposés qui ne sont ni évidents en soi ni démontrés -- mais d'où dérivent les diverses dissociations décrites, toutes inacceptables -- pré­sente aussi le grave défaut méthodologique d'en appeler au seul examen interne des textes, en négligeant la tradition historique des Évangiles, comme si ceux-ci avaient été des aérolithes tombés du ciel. Par là, il a été conduit non seu­lement à rejeter l'ordre traditionnel : Mt. Mc. Lc., mais en­core, ce qui est pire, à nier que les auteurs des deux premiers Évangiles soient précisément l'Apôtre Mt., et Mc. secrétaire de Pierre ([^63]). Quant à la pensée proprement théologique de Bultmann, je dois dire qu'elle est beaucoup plus dangereuse que celle de Reimarus, parce que celui-ci, étant allé jusqu'à accuser d'imposture Jésus et les Apôtres, est tombé dans un excès qui provoque l'indignation de tous. Cette pensée théologique, en outre, est *plus radicale* que celle de D. F. Strauss qui a appliqué la théorie des mythes aux Évangiles, mais qui a au moins respecté l'histo­ricité de presque tous les discours du Seigneur. 58:109 Finalement, cette pensée théologique de Bultmann est plus illogique que la pensée rationaliste en général, dans sa forme soit eschatologique, soit libérale, parce qu'au moins celle-ci avait fait endosser la responsabilité du développe­ment du Christianisme et de l'Église à des personnalités connues, comme saint Pierre et saint Paul. Toutefois, cela ne signifie nullement que Bultmann puisse être apparenté, du point de vue subjectif, soit à Rei­marus, soit à Strauss, soit à un rationaliste quelconque : il apparaît en fait comme une âme tourmentée, à la recher­che d'un vrai et d'un bien où il puisse se réfugier, dans la dramatique insécurité de la vie humaine, d'un *ubi consis­tam* qu'il croit trouver dans la foi ; grâce à la foi, en effet, il estime pouvoir transcender le « monde » pour rencontrer « Dieu ». Bultmann est intimement déchiré par une contradic­tion profonde : d'un côté il présente à l'homme la foi comme un envol vers Dieu, de l'autre, il enlève à cette foi toute légitimation et toute crédibilité rationnelle. Néanmoins je dois ajouter que la *Formgeschichte* en général, et Bultmann en particulier, ont acquis deux mérites que je veux montrer. C'est un mérite d'avoir mis en relief l'existence d'une tradition orale évangélique, antérieure au N. T., que la théologie protestante avait complètement obscurcie. Assu­rément la notion de tradition mise en évidence par la *Formgeschichte*, ne coïncide pas avec celle qu'enseigne la doctrine catholique sous le triple aspect de l'origine, du contenu, de la validité. Car la Doctrine catholique traite de Tradition apostolique, de Vérité révélée, oralement trans­mise par les Apôtres -- non entièrement recueillie dans le Nouveau Testament -- tandis que la *Formgeschichte* parle d'une tradition orale « créée » par la Communauté anonyme primitive, à laquelle Paul lui-même aurait puisé. L'autre mérite qu'à mon avis on doit reconnaître à la *Formgeschichte* et à Bultmann est d'avoir mis en lumière, dans le texte sacré, des aspects nouveaux. Non pas les « genres littéraires » de Bultmann, dans la mesure où ils sont le fruit d'une vivisection des Évangiles, mais l'étude anatomique faite dans l'intention désespérée d'en démontrer l'origine anonyme, et le contenu irréel, se révèle un instrument utile pour l'intelligence du Texte. 59:109 Certes les Synoptiques présentent des genres littéraires (paraboles, allégories, sentences, etc.) ; ceux-ci pourtant ne sont pas des témoignages de foi, ni des créations de foi de la part de l'Église, mais les souvenirs vivants relatifs aux pa­roles et aux actes de Jésus, dont la narration historique et objective constitue le présupposé de la Foi. Quant à l'apophtegme, il me semble qu'il constitue vrai­ment un instrument raffiné pour approfondir l'exégèse du texte, à condition toutefois que l'on ne nie pas, comme le fait Bultmann, l'historicité du contenu. Ainsi, en appliquant la notion d'apophtegme par exem­ple au texte de Lc. 13, 33-35, on peut facilement démontrer que l' « acmé » de la narration est représenté par la sen­tence du Seigneur : « *Non capit prophetam perire extra Hierusalem *» et que toute l'allocution : « *Hierusalem, Hie­rusalem*, etc. », sert de cadre : ce qui, du reste, est insinué par le fait que (comme on le relève, entre autres, dans Mt. 23, 37-39), le Seigneur prononça l'allocution après l'entrée à Jérusalem. Cela signifie que Luc n'entendait point affirmer que cette allocution fut prononcée dans ce contexte historico-topogra­phique, mais qu'elle devait servir d'écrin pour la perle de la sentence. Tout bien considéré, il ne me semble pas que la *Form­geschichte* en général et la pensée de Bultmann en parti­culier puissent présenter d'autres mérites. Mais on ne peut pas dire que les mérites reconnus sont tels qu'ils compensent l'effroyable égarement théologique causé par la *Formgeschichte*, non seulement parmi nos frères séparés, protestants et orthodoxes, mais aussi parmi un bon nombre de catholiques. Ugo Lattanzi. 60:109 ### La philosophie dans le monde d'aujourd'hui par Marcel De Corte UNE QUESTION PRÉALABLE se pose : la société où nous sommes est-elle encore reliée à une philo­sophie, à une certaine conception de l'homme et du monde ? Autrement dit, la société moderne res­semble-t-elle aux sociétés qui l'ont précédée, malgré toutes les différences extérieures qui l'en séparent visi­blement, ou bien fait-elle exception à cette loi, jusqu'à peu de temps vérifiée par l'histoire, et qui veut que toute société soit en relation implicite ou explicite avec une philosophie qui la maintient en vie à travers la suite des générations ? \*\*\* De fait, il n'est aucune société, aucune civilisation du passé où ne se découvrent, sous les comportements les plus divers de ses membres et à leur origine même, une vision commune de l'homme et du monde, une certaine intuition de l'être, une ontologie à tout le moins rudi­mentaire. 61:109 Comme l'écrit M. Jean Servier dans *l'Homme et l'Invisible*, « l'essentiel de la pensée des diverses civilisations qui nous ont précédés et qui nous entourent » est le problème de l'existence de l'homme et de l'univers dialectiquement conjoints l'un à l'autre. Le comporte­ment de l'homme des civilisations traditionnelles « ne peut s'expliquer que par la croyance en un monde diffé­rent du monde matériel, un monde invisible échappant à l'expérience sensible, lieu géométrique commun de tous les groupes humains répartis à la surface de la terre, admis par tous les hommes comme la plus tangible des réalités ». L'existence humaine, à tous les niveaux où elle se déploie, est ici solidaire d'une *métaphysique* vécue, non sans doute dégagée pour elle-même, mais organique­ment articulée au mythe religieux qui en est à la fois l'expression et le manteau bariolé. Les parts de la pen­sée et de l'imagination sont inextricablement mêlées l'une à l'autre dans les sociétés archaïques, mais à la source même de leur vivante union, analogue à celle de l'âme et du corps, un regard attentif a tôt fait de reconnaître une intelligence qui remonte de la contingence de l'homme et du monde à un Absolu dont elle dépend, mais qui faute de moyens adéquats et en conséquence de la condition humaine, quémande pour se traduire les rallonges de l'image. Le religieux, pris comme tel, en sa dimension naturelle, est à cet égard la projection poé­tique de la tendance philosophique propre à la raison humaine qui s'interroge sur l'origine de l'homme et de l'univers. Il se révèle à l'analyse comme raccordé, en deçà des chatoyants phantasmes qui le peuplent, à la métaphysique naturelle de l'esprit humain. Cette source cachée irriguait naguère encore toutes les cultures. Depuis l'époque néolithique jusqu'au XVIII^e^ siècle, c'est la conception de la place que l'homme occupe dans l'univers et les rapports qu'il entretient avec le *cosmos* et avec son Principe, qui déterminera tous les aspects de sa vie, tant matérielle que morale et spirituelle. 62:109 Il n'est nullement exagéré de prétendre, à l'en­contre des ethnologues de cabinet, que l'homme des civi­lisations traditionnelles, sous toutes les latitudes et toutes les longitudes, n'avait rien qui le différenciait fonciè­rement de Platon ou d'Aristote, en dépit de ses mœurs apparemment dissemblables et de ses représentations de l'être extérieurement hétérogènes. Toutes les sociétés du passé se fondaient sur une mé­taphysique parce qu'elles supposaient toutes l'idée de nature humaine uniformément caractérisée par la capa-cité d'entrer en relation avec la Puissance qui se mani­feste dans ce que nous appelons aujourd'hui les phé­nomènes naturels, et qui gouverne l'univers avec une parfaite régularité à laquelle l'homme se conforme à son tour. Il ne s'agit point là d'une nature humaine pure­ment et simplement donnée, présente en chacun comme un noyau dans une pulpe, mais comme une possibilité active de participation de plus en plus intense et de mieux en mieux accomplie au monde et à son Principe. La diversité des hommes et des sociétés s'explique par là, aussi bien que leur identité essentielle. Sans nature humaine, sans ce principe en nous de développement selon un type déterminé, il n'y a pas de participation possible à l'Invisible. L'homme défini universellement et immuablement par son aptitude métaphysique à participer au monde et au Divin d'un manière quelconque, voilà le soubassement de toutes les civilisations tradition­nelles. Il correspond adéquatement à la détermination classique de l' « animal raisonnable » que la plus haute des cultures a distillée de la tradition en proclamant que l'intelligence humaine est en quelque sorte toutes choses. \*\*\* 63:109 Parce que la nature humaine ne pense ni n'agit par elle-même, mais bien les hommes concrets qu'elle définit, il est évident que ces derniers, se trouvant soumis à l'in­fluence des passions, englobés dans des communautés inégalement développées au point de vue de la raison, des lumières et de la civilisation, assujettis à des milieux divers, à des situations différentes, et plongés dans des circonstances disparates, auront des comportements in­tellectuels et moraux qui varieront selon ces facteurs et qui peuvent à première vue incliner l'esprit au relati­visme : « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà ». Il n'en est rien toutefois. Ces variations ne sont qu'acci­dentelles et n'affectent pas le ressort métaphysique qui se trouve fondamentalement et dynamiquement présent dans toutes les activités humaines en tous temps et en tous lieux. Partout et toujours, l'homme s'est toujours conçu, tacitement ou expressément, sinon comme une « plante céleste » à la manière platonicienne, à tout le moins comme doublement et simultanément enraciné dans la terre et dans le ciel. Les sociétés actuelles, ainsi que le révèle l'observa­tion, s'éloignent de plus en plus de cette conception métaphysique de l'homme. Elles bannissent la philosophie et la morale naturelles de l'esprit humain hors de leur aire de contrôle et d'ex­pansion. Et c'est un lieu commun d'avancer que les sciences positives occupent désormais la place de l'exilée. Ce naturalisme scientifique a trouvé, depuis le Concile Vatican II, un puissant et paradoxal allié dans les diverses religions chrétiennes et très singulièrement dans le catholicisme dit progressiste. L'Église catho­lique a condamné Lamennais ; mais l'intelligentsia catholique risque d'en reprendre crescendo toutes les divagations surnaturalistes : par la voix de clercs de plus en plus nombreux et de plus en plus influents, elle se propose, non plus tant de sauver les âmes, toujours individuelles par définition, que de sauver la société civile en transformant la communauté humaine en commu­nauté ecclésiale et en étendant son empire œcuménique sur toute la planète. 64:109 Elle se met ainsi à la remorque des religions séculières de type démocratique ou de type marxiste issues du rationalisme scientifique du XVIII^e^ siècle, avec la prétention supplémentaire de trouver en celles-ci l'ébauche et la promesse de ce que l'Église se proclame être et de la finalité qu'elle poursuit. Ainsi donc, de toutes parts, l' « homme métaphysique » des civili­sations traditionnelles est menacé en ses œuvres vives et son domaine d'implantation se réduit de jour en jour sous la double pression des religions profanes et des religions révélées. On nous rétorquera peut-être que « l'homme fait de la métaphysique » comme il respire et que la mentalité scientifique, loin d'exclure la philosophie, implique au contraire, comme l'a montré Meyerson, la métaphy­sique du principe d'identité. On ajoutera que le maté­rialisme scientifique le plus épais, le « diamat », le behaviorisme et les aberrations cohérentes de l'École de Vienne comportent encore, dans leur négation même de la philosophie, une certaine philosophie. Pour établir s'il faut ou non une philosophie, ne faut-il pas recourir à une philosophie ? Nous n'en sommes pas aussi sûr. En effet, si l'homme fait de la métaphysique comme il respire, l'air qu'il res­pire peut être pur ou vicié, salubre ou chargé de miasmes. Sous l'influence de facteurs sociologiques malsains, la nature humaine peut s'altérer en profondeur et les tech­niques modernes de propagande ont assez montré qu'elles sont capables de paralyser complètement le ressort métaphysique de l'être humain et de déchaîner en celui-ci ses instincts de brute camouflés en idéologies justificatives de toutes les turpitudes et de tous les crimes. *Lorsque l'exigence métaphysique est détruite en l'homme, elle n'est pas remplacée par son contraire, mais par sa caricature.* 65:109 Lorsque le monde auquel l'homme est orga­niquement accordé disparaît, il n'est pas évacué au profit de ce qui ne serait point un monde. Il l'est au bénéfice d'un monde nouveau qui le transpose au plan de la méca­nique. Lorsque « Dieu est mort », son absence est pareil­lement comblée par le culte du Moi ou mieux encore par celui d'une collectivité quelconque : nation, peuple, race, classe. Cette falsification de la philosophie provoque plus sûrement la ruine de la philosophie que « l'oubli de l'être », dont parle Heidegger. La loi de Gresham, selon laquelle la fausse monnaie chasse la bonne, vaut analogiquement dans tous les domaines. Mais les fausses philo­sophies sont plus malaisément identifiables que les billets de banque fabriqués par les faussaires. \*\*\* La corruption de ce *perfectus actus rationis* qu'est la philosophie est le plus sûr moyen d'éliminer la philo­sophie. C'est ce que montre son histoire récente. Depuis Descartes et la prétendue révolution copernicienne inau­gurée par Kant, la philosophie moderne s'est engagée dans l'impasse sans issue de la subjectivité. Descartes ne sort du *Cogito* que par le truchement imaginaire de l'argument ontologique : le Dieu qu'il y découvre n'a d'autre existence que mentale et le monde qu'il en déduit n'est qu'une création de sa pensée : *Mundus est Fabula*. Quant à Kant, il ne trouve dans le monde que ce qu'il y met au préalable, et en Dieu qu'un postulat de la raison pratique. Pour avoir rompu l'un et l'autre, ainsi que leurs successeurs, le cordon ombilical qui relie la nature de l'homme à celles du monde et de son Principe, ils sont astreints à tracer perpétuellement ce rond carré qu'est une métaphysique du sujet et à y verser les chi­mères de leur imagination. 66:109 Toute la philosophie moderne est ainsi un long refus de philosopher dissimulé sous une philosophie affectée. Le moins qu'on en puisse dire est que cette pseudo-philo­sophie est incapable d'agir comme telle sur les sociétés humaines. Elle doit donc emprunter à d'autres disci­plines ses moyens d'action sur le réel qu'elle a déserté, avec toutes les conséquences pour la réalité qu'une telle obligation comporte, et, principalement, la construction sans cesse recommencée d'un système fictif du monde qui s'introduit dans le monde et qui le déréalise. Une telle tentative est à peu près inédite dans l'his­toire humaine. Pour la première fois, la métaphysique n'illumine plus de ses clartés précaires, mais essentielles, le destin de la civilisation. Nous ne nous apercevons guère de cette carence et des ténèbres qui l'accom­pagnent : les conquêtes et les réalisations de la technique nous les escamotent derrière l'écran de leurs artifices. Si nous voulons nous en faire une idée, imaginons un seul instant la culture européenne privée, pendant plus de deux millénaires, des philosophies de Platon et d'Aris­tote. Le Christianisme ne parviendrait pas à combler ce vide : il serait encore en train d'évangéliser un conti­nent en proie à la barbarie. C'est dans cette perspec­tive que nous entrons à mesure que s'épuisent dans les âmes, les cœurs et les mémoires, les dernières réserves accumulées par une civilisation traditionnelle parvenue à un point de maturité et de perfection qui n'a pas son égal dans l'histoire humaine. La « civilisation » et la « société » qui s'élaborent autour de nous sont des pro­duits de pseudo-philosophies qui dépouillent peu à peu l'homme de sa nature humaine et de ses relations vivantes avec l'univers et avec Dieu. Les anciennes « bar­baries » n'étaient rien au regard de ce *Brave New World* dont la barbarie savante nous fascine et nous transforme au point que nous devenons peu à peu incapables de la reconnaître comme telle. 67:109 En effet, notre siècle est indubitablement le siècle de la Science et celle-ci semble bien s'être complètement substituée à la philosophie dans tous les caractères domi­nants de notre époque. Il est courant d'entendre dire que la philosophie et la théologie n'ont droit de cité ou auto­risation de faire entendre leurs voix que pour autant qu'elles se soumettent aux exigences de la Science : « Il n'est plus possible, aujourd'hui, alors que nous sommes scientifiquement informés, d'admettre telle ou telle affir­mation philosophique ou théologique que les générations antérieures considéraient comme allant de soi ». Les philosophes éprouvent un immense complexe d'infério­rité devant les savants et s'inclinent avec empressement devant les requêtes, les semonces et les allégations de la Science, comme si la Science était un oracle et détenait la clef des Vérités éternelles, définitives et inaltérables. Des théologiens font mieux encore : ils s'évertuent à soumettre le contenu de la foi aux vérifications de la science et à évacuer de leurs croyances tout ce qui ne répond pas aux réquisits de l'esprit scientifique. Le thème, actuellement courant dans le catholicisme con­temporain, du passage de l'humanité de l'enfance à l'âge adulte, ne signifie pas seulement un acheminement de l'obéissance servile au libre examen, mais la mutation du fidèle qui abandonne délibérément les fables puériles dont la foi est encombrée, pour ne plus rien admettre en elle qui ne soit conforme aux arrêts de la connaissance scientifique propre à l'homme enfin parvenu à l'âge de raison. Il n'y a cependant là que faux-semblant. Pour l'obser­vateur des conduites humaines, ce n'est pas la science prise comme telle, avec son objet propre et ses méthodes qui dirige les hommes, mais l'idée ou l'image qu'ils s'en sont forgée, le *construct* qu'ils ont composé, disposé et dressé pour rassembler, en vue d'une lecture cohérente des phénomènes, les résultats des disciplines scientifiques, 68:109 le cadre mental destiné à coordonner les pers­pectives ouvertes par les différentes recherches dans les domaines divers du savoir, de manière à établir leur maîtrise et leur possession de la nature. Il n'est pas dou­teux à cet égard que *les sciences* ont fait place pour nos contemporains, tant au point de vue du savoir qu'à celui de l'action, à une sorte de scientisme recrépi et rajeuni, à un mythe ou à une mystique de *la Science* unifiée, hypostasiée et majusculaire dont le profane attend le salut. Les dernières conquêtes de la physique nucléaire, de la génétique et de l'astronautique n'ont pas peu con­tribué à répandre partout l'invincible assurance que les problèmes soulevés par la nouvelle civilisation scienti­fique en cours d'élaboration étaient tous susceptibles d'être résolus scientifiquement. L'homme du XX^e^siècle peut dès lors espérer qu'il n'y aura bientôt plus d'énigmes ou de mystères en lui-même ni dans l'univers et qu'il tiendra désormais son destin en mains. \*\*\* Or, à la réflexion, l'édification d'un tel *construct* est contradictoire. Plus le « philosophe », si l'on peut encore ainsi parler, s'efforce de rassembler à l'intérieur d'un système unitaire, nécessairement conceptuel, les données des sciences, elles-mêmes foncièrement disparates en raison de leurs objets formels respectifs, plus il doit prendre de la distance vis-à-vis de celles-ci et des rela­tions étroites qu'elles gardent avec l'expérience sensible dont elles émanent et où elles se vérifient. Il doit en quelque sorte renverser le mouvement des sciences posi­tives qui fait toujours retour à ses sources expérimen­tales, s'éloigner des phénomènes et de leur traduction aussi adéquate que possible en notions empiriques ou empirio-mathématiques qui les rendent intelligibles, et noyer, 69:109 dans une nuée où se mêlent les produits de la logique désincarnée et de l'imagination déréistique, leurs contenus positifs de manière à établir entre eux une con­tinuité et une systématisation factices. La philosophie se détache ainsi d'autant plus des sciences qu'elle se pré­occupe à les unir dans un système qui ne pourra jamais être, à l'encontre même du vœu l'objectivité qui les anime, qu'une « synthèse subjective », ou, mieux encore, un être de raison dont le fondement *in re* est aussi lâche que possible. *Paupertina philosophia*, disait déjà Leibniz de cette philosophie, avec un certain mépris. \*\*\* A l'horizon de ce regard prétendument « philoso­phique » ou même « phénoménologique » jeté du haut de Sirius sur les sciences, on en arrive aux élucubrations du matérialisme scientifique ou du pseudo-spiritualisme teilhardien, dont les affinités sont telles, en raison de leur déraison respective, que ces deux *constructs* se fondent insensiblement sous nos yeux en une seule et même aliénation cohérente par rapport à la réalité. Nous sommes ici au point même où la « philosophie » rompt les liens qui l'unissent aux êtres et aux choses, s'évade dans un absolu d'outrecuidance qui n'est autre que la pensée du « philosophe » s'égalant au démiurge et réité­rant elle-même l'acte de création de l'univers. \*\*\* Il convient de s'attarder quelque peu sur ces deux systèmes, non seulement parce que leur vogue est im­mense, mais parce qu'ils sont les agents les plus destruc­teurs qui soient de l'homme métaphysique et des civili­sations qui en procèdent. 70:109 Le type d'homme du matérialisme historique se situe aux antipodes de l'homme métaphysique dont il dénonce l'inanité. Il lui oppose ce dernier type d'homme que les sciences analysent et dont il certifie qu'il en synthétise irrévocablement les données. L'homme communiste est ainsi l'aboutissement de l'effort universel déployé au cours des siècles par l'humanité pour se libérer de l'homme métaphysique. Aussi le matérialisme scienti­fique commence-t-il par rompre avec la conception méta­physique de l'homme impliquée dans la religion. C'est là son point de départ. Il importe dès l'abord de se débar­rasser d'une philosophie qui aliène toute la substance de l'homme dans l'imaginaire, et de nier l'homme illusoire pour affirmer l'homme réel. Il importe simultané­ment de se défaire d'un matérialisme désuet qui considère l'homme comme une nature matérielle prédonnée, et de résoudre toutes les sciences qui aboutissent à cette conception statique dans la seule science de l'histoire dont le matérialisme dialectique a la clef. L'homme marxiste est un être matériel qui maîtrise ses conditions matérielles d'existence, les seules qui soient réelles, et qui s'engendre ainsi lui-même en s'accroissant de son propre dynamisme. Le capitalisme et la dictature du prolétariat sont les deux dernières étapes de cette action. Par la praxis, l'homme s'affirme et se crée lui-même en opposant au monde matériel extérieur qui agit sur lui sa propre action antithétique, et il en effectue la syn­thèse à toutes les étapes de son devenir. Il se réappro­prie progressivement son essence en supprimant les exté­riorisations qui les séparent de lui-même dans le monde physique comme dans le monde social. A la limite, le communisme coïncide avec l'humanisme parce que l'homme communiste, ayant brisé tous ses liens avec quoi que ce soit, ayant engendré son être ainsi qu'un monde physique et social qui le prolonge, « se meut » désormais, pour reprendre la formule de Marx, « autour de lui-même comme de son véritable soleil ». 71:109 Le matérialisme dialectique débouche donc sur un anthropocentrisme radical où chaque être humain con­cret rassemble en lui-même l'univers. Plus rien ne lui est extérieur. Tout lui est immanent. Toutes les relations de l'homme métaphysique et des civilisations tradition­nelles avec le monde visible sont évacuées de la sorte au bénéfice de la conscience individuelle devenue à elle-même, selon la promesse de Marx, sa propre divinité. Il n'y a plus de nature humaine, mais un devenir de l'homme vers l'autodivinisation. Nous sommes en pré­sence d'une religion matérialiste et eschatologique sans Dieu et d'une métaphysique de la subjectivité intégrale. Il serait aisé de montrer que cette « philosophie » qui finit sur le plus prodigieux rond-carré qui soit : une *théologie de l'homme,* n'est d'un bout à l'autre qu'un tissu de contradictions : il est contradictoire d'affirmer que tout est matière en devenir alors que ce jugement et la vision totale de l'histoire qu'il présuppose impliquent un acte de l'esprit qui dépasse la matière et le temps ; il est contradictoire d'assurer que l'homme s'aliène dans tous les systèmes sauf dans le communisme et qu'il récu­père son être physique et social en faisant retour à son individualité ; il est contradictoire de conclure que le déterminisme de l'histoire collective a pour fin le bond dans l'absolue liberté de la conscience individuelle ; il est contradictoire que l'homme devienne Dieu. On pour­rait allonger la liste. Le marxisme fond ensemble le ratio­nalisme et l'irrationalisme. Il doit le faire. Sa contradiction essentielle, où se ramassent toutes, les autres, est de s'éloigner du réel à mesure qu'il veut l'expliquer totalement. Qu'est-ce en effet que cette « philosophie » prétendument fondée sur les sciences et dont le dénouement est sa propre dis­parition au bénéfice d'une « théologie » qui n'en est pas une ? 72:109 Les objets formels des différentes disciplines scientifiques ne sont pas rassemblés ici au niveau de la réalité d'où ils proviennent, mais à celui de la pensée abstraite de la réalité qui les transforme en abstractions. L'esprit manipulera désormais celles-ci à son gré puis­que le réel dont il s'est emparé ne le démentira plus. Ce qui évolue sur la scène de l'histoire pour le marxisme, ce ne sont donc pas des êtres de chair et d'os, ni des choses, mais *la* science, *le* capitalisme, *le* prolétariat, etc., c'est-à-dire des abstractions hypostasiées dont l'en­semble constitue une abstraction géante : le devenir uni­versel, le progrès inéluctable qui se termine lui-même dans le seul endroit où les abstractions existent -- l'esprit humain individuel. Le marxisme se révèle ainsi comme un narcissisme sans faille dont les multiples contradictions se résolvent dans la contradiction essentielle qui oppose la pensée narcissique au monde extramental. On pouvait du reste le prévoir. La rupture de la rela­tion métaphysique de la pensée avec le réel que le marxisme opère dès sa première démarche est déjà mar­quée au coin du narcissisme, même si le contact avec la réalité se trouve maintenu au niveau de la sensation. Le narcissisme ne consiste pas en effet dans la mise entre parenthèses ou dans l'abolition du monde sensible, mais dans le refus de la profondeur intelligible qu'il com­porte et dans la substitution corrélative d'une représen­tation abstraite, nécessairement et arbitrairement forgée par l'esprit séparé, aux injonctions et aux leçons de sa présence. L'esprit ne retrouve de la sorte que lui-même dans le monde imaginaire qu'il est contraint d'intro­duire dans le monde sensible dont il n'a plus l'intelli­gence. Il s'y contemple comme en son propre miroir. \*\*\* 73:109 Le teilhardisme est à son tour un nid de contradictions et se trouve affecté d'un narcissisme plus virulent encore. Sans parler ici de la vésanie qui marque un système dont le point de départ est l'identification de la matière et de l'esprit, le développement l'identification de la Vie et de la Conscience majusculaires, le terme l'identification du Christ et du Cosmos en évolution, le tout orienté vers un point Oméga où le Devenir s'éteint par l'identification de la Création et du Créateur, sans parler de l'identifi­cation de la Science de l'Évolution à la Religion conçue comme une cosmogonie où la pensée s'ébroue dans la gnose, l'ésotérisme, la pseudo-mystique, sinon même la glossolalie, le système de Teilhard se caractérise essen­tiellement par la réduction de toutes les formes de pen­sée à une seule : *l'imagination fabulatrice* qui reconstruit systématiquement l'Évolution de son origine à son terme en passant par toutes les phases intermédiaires, comme si Teilhard en personne y avait assisté en spectateur, sinon en machiniste. La rigueur de la pensée démonstra­tive et les certitudes de l'expérience sont ici bannies au profit d'une vision rétrospective et prospective qui porte sur des images disposées selon l'axe d'une intentionna­lité planifiée où le plus sort avec incontinence du moins, parce que le voyant l'y a mis au préalable : « Dans le monde, rien ne saurait éclater un jour comme final, à travers les divers seuils, si critiques soient-ils, successive­ment franchis par l'Évolution, qui n'a pas été d'abord obscurément primordial » ; « réfractée en arrière dans l'Évolution, la Conscience s'étale qualitativement en un spectre de nuances variables dont les termes inférieurs se perdent dans la nuit ». Tout est déjà présent dans la matière originelle : Vie, Conscience, Pensée, Christ sont déjà là, informes encore, non déployés, en instance d'émerger au moment propice. 74:109 De tout cela quelle preuve ? *Aucune.* L'auteur lui-même avoue qu'à l'origine et à chaque seuil d'émergence, il y a une carence expérimentale. Il s'en tire en inventant une « loi universellement rencontrée en his­toire », selon laquelle « les commencements de toutes choses tendent à devenir matériellement insaisissables », et qu'il appelle « la loi de la suppression automatique des pédoncules originels ». Moins on peut avoir d'expérience de l'Évolution, plus on est assuré de sa réalité ! C'est exactement le principe sur lequel repose la pensée déréistique : coupée du réel, elle n'en affirme pas moins impavidement que les phantasmes qu'elle sécrète sont la seule réalité qui soit. Afin de conférer à l'Évolution universelle dont l'abs­traction gigantesque hante son esprit un semblant d'exis­tence, Teilhard n'hésitera pas à recourir à « l'astuce » -- c'est le terme même qu'il emploie -- qui consiste à placer, à côté de l'énergie physique et tangentielle qui obéit aux lois de la thermodynamique et qui subit une dégradation irréversible, une « Énergie psychique et radicale », bien supérieure à la première et dont la loi de croissance et de convergence continues imprègne l'univers. Cette nouvelle forme de l'énergie, dont aucun savant ne s'est jamais avisé de constater la présence -- et pour cause ! -- est une pure construction mythi­que, mais elle est nécessaire au système : incapable d'affronter le réel qui en montre l'inanité, il le dépasse à tire d'ailes en ajoutant une nouvelle chimère à la précédente, de manière à éviter le contrôle des faits. Le propre de la pensée fantastique étant de valoriser l'ima­ginaire aux dépens du réel et de l'ériger en certitude, plus il y aura de moyens extraordinaires et spécieux de faire illusion, plus on se persuade de la vérité de ses rêves. Teilhard progresse à toute allure dans cette voie. Les sociétés sont en train de se dissoudre à mesure que le marxisme envahit les conduites humaines et que les relations métaphysiques de la naissance et de la voca­tion s'évanouissent. 75:109 A la vie en communauté se substi­tuent les contraintes légales et administratives de l'État, « le plus froid des monstres froids » ? La spontanéité de nos réflexes sociaux fait place à une cohésion artificielle née de la force politique extérieure et renforcée par les passions idéologiques et par les guerres. ? Il n'importe. L'humanité n'en est pas moins en route vers la « Mégasynthèse » de la socialisation et de l'humani­sation planétaires. Tout est progrès vers l'unité, même et surtout la bombe atomique. Maurice de Gandillac nous rapporte que Teilhard, au scandale de Berdiaeff et Gabriel Marcel, n'hésitait pas à dire que « la bombe atomique, malgré tous les morts d'Hiroshima, était un progrès admirable dans l'homini­sation et dans la marche vers le point Oméga ». Pareil­lement, tous les collectivismes, tous les étatismes, toutes les religions séculières et les impérialismes qui ne cessent de dévaster la planète, trouvent grâce à ses yeux. Plus les rapports effectifs de prochain à prochain se dénouent entre les hommes et sont remplacés par des conglomérats d'êtres humains qui s'ignorent les uns les autres et se fondent dans les masses anonymes, pareils aux grains de sable entassés en une parfaite unanimité apparente, plus l'humanité progresse ! En aucune « philosophie » collectiviste, l'être humain pourvu d'une âme, d'un corps, d'un nom propre, à nul autre semblable, n'aura été plus méprisé que dans le système de ce Révérend Père Jésuite, trop englué dans son narcissisme pour s'apercevoir de la présence existen­tielle des êtres humains. Il professe la plus nette indif­férence à l'égard d'autrui. Et le mieux, c'est qu'il avoue : « Mais *l'autre* simplement, *l'autre* tout court -- celui qui par son Univers en apparence fermé au mien semble vivre indépendamment de moi, et briser pour moi l'unité et le silence du monde -- serais-je sincère si je vous disais que ma réaction instinctive n'est pas de le repous­ser ? 76:109 et que la simple idée d'entrer en communication spirituelle avec lui ne m'est pas un dégoût ? » On ne pourrait mieux confesser qu'on est établi dans un micro­cosme intérieur où l'autre en tant qu'autre n'est jamais perçu. Ce qui est vrai du prochain l'est aussi des êtres et des choses qui affectent le moindre indice différentiel. Teilhard n'a jamais regardé une réalité concrète sans l'identifier à l'idée ou mieux à l'image qu'il s'en forge dans l'esprit. Son œil ne voit que les abstractions qu'il fabrique sans arrêt. Comment penser, qui consiste à devenir l'autre, lui serait-il encore possible ? Il ne peut qu'imaginer sans arrêt le monde qu'il fabrique et qui n'est rien que lui-même. C'est le type le plus remarquable d'esprit clos sur lui-même qu'il soit donné de rencontrer. On ne s'étonnera pas alors si Teilhard appelle la reli­gion au secours de ses divagations intérieures. Le narcis­sisme ne se contente pas de s'identifier autrui, l'huma­nité, l'univers. Dieu est absorbé à son tour. Aussi le christianisme du R.P. Teilhard de Chardin n'a-t-il que la dénomination sociale en commun avec le christia­nisme tel que l'histoire réelle le révèle et tel qu'il est vécu et conçu par ses adeptes. Il ne s'agit plus ici d'un Dieu fait homme, mais d'un « Christ évoluteur », pourvu d'une triple nature, divine, humaine et cosmique, formé par l'ensemble des êtres et des choses, qui ne cesse de se former, qui n'est pas, mais devient, et qui est « le terme de l'Évolution même naturelle des êtres », car l'Évolution est sainte et le Christ est l'Évolution elle-même puisque « *son corps cosmique* est répandu dans l'Univers tout entier » : il est « inoculé dans la matière » et « tellement incrusté dans le Monde visible qu'on ne saurait plus l'en arracher désormais qu'en ébranlant les fondements de l'Univers ». 77:109 En s'annexant le Christ, le narcissisme s'élève à son apogée : ce n'est plus le destin de l'être tel que l'histoire le révèle ni tel que l'Église le présente, qui se trouve ici exposé, mais la représentation mentale que Teilhard s'en fait et qui se surajoute aux abstractions antérieures en fonction du processus cumulatif propre à la « pensée » déréistique. On comprend que son inventeur ait parlé à ce propos « d'une forme encore inconnue de religion qui est en train de germer au cœur de l'Homme moderne dans le sillon ouvert par l'idée d'Évolution ». Il s'agit bien là d'une religion nouvelle qui, conjointe à l'athéisme marxiste, efface les derniers vestiges de l'homme métaphysique dont les civilisations tradition­nelles sont le prolongement, en refermant l'être humain dans l'infranchissable enceinte de la gnose la plus narcissique qui soit. Pareil au serpent ourobore des sectes ésotériques, le système se referme sur lui-même dans un cercle : parti d'une représentation imaginaire de l'origine, il aboutit, à travers une « hylo -- cosmo -- anthro­po, -- christothéogénèse », à la représentation imaginaire de la fin qui coïncide avec elle. C'est un solipsisme massif et sans fissure dont le visionnaire est le prisonnier bénévole, dressant sans cesse autour de lui les murs de sa prison élargie aux dimen­sions de la totalité de l'être. On est au-delà de toute expérience, au-delà de toute science, au-delà de toute philosophie et de toute méta­physique, dans le domaine gratuit de l'affirmation arbitraire : « Inutile de prouver. Ce qu'il faut, c'est voir. » Teilhard s'étonnait, d'après ses propres déclarations, d'être seul à avoir « vu ». Comment enregistrer pareil témoignage, écrit justement André Combes, « sans éprou­ver la plus vive inquiétude sur la santé mentale de celui qui le porte ? ». \*\*\* 78:109 Aussi, sous l'influence automatique des processus d'addition et d'adjonction propres à la pensée déréisti­que, les courants du marxisme et du teilhardisme devaient-ils se rejoindre. De même que la réalité envi­sagée du même point de vue objectif fait confluer les pensées en apparence les plus divergentes, l'imaginaire est le lieu d'élection et de rencontre des pensées mythi­ques extérieurement les plus opposées. Les caractères de l'athéisme et du théisme se fondent ici dans un narcis­sisme identique, non point seulement parce que le moi (dont le nous est la projection sur un gros plan) est la seule idole que l'homme puisse substituer à Dieu, mais surtout parce que les mécanismes de rupture de la pen­sée métaphysique engendrent des « philosophies » et des conduites qui coïncident, quelle que soit l'opposition extérieure des doctrines en jeu. Teilhard s'en est aperçu lorsqu'il prévoyait, dans une de ses crises de prophétis­me, que « le dieu chrétien de l'En-Haut » et « le dieu marxiste de l'En-Avant » convergeaient, selon ses pro­pres termes, l'un vers l'autre. En proclamant que la conscience humaine est la plus haute divinité, Marx aurait vraisemblablement acquiescé à cette allégation : son prophétisme personnel l'y poussait à son tour. Les deux systèmes confluent l'un vers l'autre parce qu'ils sont des réponses à la situation de l'homme contemporain qui a brisé ses relations vitales avec l'uni­vers et avec son Principe, et qui tente vainement de les reconstituer d'une manière ou d'une autre au niveau de l'imagination, à coup d'artifices, de sophismes, d'encre et de salive, sans jamais toutefois sortir de son attitude narcissique et en se persuadant, avec un optimisme illi­mité, qu'il échappera toujours au monstre totalitaire dont il est le géniteur inconscient. Le thème de la bande comi­que américaine, où l'on voit la petite souris qui triomphe sans cesse du chat, illustre bien cette situation. La peur du totalitarisme qui sommeille dans l'individu moyen formé par la « civilisation » actuelle fait place à un optimisme de commande et se trouve sublimée dans une *happy end* réconfortante, dont l'imagination ne se lasse pas de sécréter la promesse. 79:109 Le « phénomène de la divinisation », commun à Marx et à Teilhard, pourrait s'intituler exactement : « les aventures théologiques de Mickey Mouse ». Il est la variante pseudo-philosophique de cette bande dessinée dont le succès, toujours renouvelé au cinéma ou à la télévision, montre que le motif psy­chique qui en est la source émane d'une des fibres les plus profondes de l'âme moderne. Le monstre est vaincu grâce aux ruses de la Science, de la Technique, de la Collectivité, de l'Amour, de l'Histoire et de l'Évolution, toujours majusculaires. Ce n'est point par hasard que Marx et Teilhard font identiquement déboucher leurs systèmes sur la divinisation du Moi. La rupture des liens organiques qui unissent l'homme au monde et à Dieu ne détruit pas en lui le sens du mystère. Celui-ci reste béant et insatisfait en son âme. Mais comme l'homme moderne refuse de reconnaître sa contingence et se proclame « valeur absolue », le sens du mystère vient colorer et fétichiser son être et toutes les abstractions dont il est le siège et qu'il érige en idoles. Une heureuse fin s'offre ainsi à lui : elle est inéluctable, étant inscrite dans la nature même du Moi en cours de divinisation. L'homme moderne est ainsi rassuré. Son complexe infan­tile d'infériorité se mue en complexe de supériorité adulte. Comment le totalitarisme pourrait-il être vain­queur ? Le chat n'attrape jamais la souris. C'est au contraire la souris qui attrape le chat. Plus l'homme moderne se précipite dans la gueule de la planification et de la socialisation universelles ou vers le point Oméga, plus il est donc rasséréné. Tout va très bien, Madame la Marquise... Dans la fiction, il est toujours possible d'éliminer l'aspect négatif des choses : il suffit de fermer les yeux. \*\*\* 80:109 Le marxisme et le teilhardisme sont ainsi des « philo­sophies » d'évasion grâce auxquelles l'individu essaie d'échapper à son narcissisme, sans pouvoir réussir à en franchir les murs, puisque les mécanismes psycholo­giques qui les construisent les rehaussent continuellement et se renforcent l'un l'autre. En effet, pour fuir sa prison mentale, l'individu n'a d'autre issue que de s'immerger dans une force externe imaginaire qui compenserait sa faiblesse ou de fabriquer des liens de remplacement qui suppléeraient à la disparition de sa relation fondamen­tale à la réalité, ou, plus souvent encore, de cumuler ces deux procédés dans une sorte de sado-masochisme qui n'ose pas dire son nom. La tendance masochiste propre à l'individu en proie au narcissisme consiste à s'annihiler pour ne plus perce­voir son incapacité à saisir les êtres et les choses tels qu'ils sont. Mais comme le suicide lui est interdit par son narcissisme même, l'individu en question s'immerge dans un ensemble plus puissant que lui-même et qu'il imagine sous l'aspect d'un mouvement collectif toujours plus intense, plus parfait et plus glorieux. En s'identi­fiant ainsi à la masse promue au plus haut destin, l'indi­vidu maintient et consolide son narcissisme tout en se persuadant qu'il le dépasse. Toute masse est de fait une entité imaginaire qui n'a d'autre existence que mentale. En elle-même, elle n'a pas la moindre réalité. Elle résulte de la représentation des autres en une seule image que, l'individu narcissique opère à l'intérieur de son esprit. Il n'y a ici aucune incorporation réelle à un groupe réel issu des tendances naturelles de l'être humain, ni à une communauté de destin effective où cet individu vivrait avec les autres. Son narcissisme s'y oppose. Il ne lui donne licence que de se plonger dans un tout imagi­naire qui le conforte et qui lui donne l'impression d'échapper à sa débilité. 81:109 C'est ainsi que se greffe la tendance sadique sur la tendance masochiste. Pour échapper à son narcissisme tout en s'y abandonnant, l'individu a la ressource de dominer entièrement autrui et de le faire agir à sa guise en l'identifiant à la masse et en identifiant celle-ci à lui-même. L'opération lui est d'autant plus aisée qu'elle se passe au sein de l'imagination. Dans la mesure où il se dissout dans l'immense pouvoir de l'Histoire, de la Collectivité, de la Masse, l'individu s'imagine revêtu de cette puissance dans laquelle il se perd. Il se dilate de la sorte en s'incorporant à soi-même le mouvement collectif qu'il se représente et en s'annexant tous les éléments que celui-ci enferme. C'est l'humanité, l'univers, Dieu lui-même qui deviennent ainsi les sujets du sadique. Ils sont transformés en lui-même par l'introversion narcissique qui lui est propre et lui confèrent la puissance qui lui manque, tout en se laissant régenter par lui. La rupture des liens métaphysiques est le péché ori­ginel de l'homme moderne. Devenu incapable d'être ce qu'il est, un être relié, il doit alors devenir ce qu'il n'est pas et qu'il ne pourra jamais être en agissant simulta­nément d'une manière masochiste sur lui-même et d'une manière sadique vis-à-vis d'autrui, de la société et du monde extérieur. Sa faiblesse le contraint à la fois à s'anéantir dans l'autre et à le tyranniser. Son narcissisme doit se développer en sadomasochisme. C'est en effet dans la représentation imaginaire de l'Autre qu'il se dilue, autrement dit en soi-même, et c'est sur soi qu'il régnera, à la condition cependant que l'Autre se laisse absorber par lui. \*\*\* L'extraordinaire politisation des « philosophies » marxiste et teilhardienne, ainsi que l'appui mutuel qu'elles se donnent, en résultent. 82:109 On peut régenter l'Autre en imagination, mais le sadique ne se contente pas généralement de ses chimères. Un instinct obscur le pousse à sortir de soi pour opérer l'annexion effective de l'Autre à soi-même. Les « philo­sophies » en question *doivent* jaillir en volonté de puis­sance théologico-politique. La *praxis* marxiste qui, en transformant le monde, transforme l'homme, et la loi de centration et de complexification croissantes propre à l'évolution de l'humanité teilhardienne en sont des exemples éclatants. Dans les deux cas, on s'incorpore sadiquement le plus grand nombre d'êtres et de choses extérieurs en agissant sur eux et en devenant par cet accroissement le maître et le centre de l'univers. On efface les déterminations de l'ancien monde « périmé ». On réduit la réalité à une pâte malléable et l'on emboutit celle-ci dans le moule du Moi de manière à créer un monde nouveau sur lequel règnera le Moi lui-même camouflé en « l'homme nouveau » ou en « surhomme ». L'individu narcissique, à moins de verser dans l'alié­nation mentale pure et simple, ne peut vivre en effet sans produire en lui-même et autour de soi un monde qui corresponde à son propre narcissisme et dans lequel il se trouvera de plain pied. Mais comment construire un monde pour remplacer l'autre monde condamné ou répudié au nom du Progrès et de l'Histoire, sans disposer de la plus grande puis­sance qui soit sur terre : *le pouvoir politique ?* Ainsi s'expliquent la fascination qu'exerce la politi­que sur la plupart des « philosophies » modernes et singulièrement sur le marxisme et le teilhardisme, ainsi que la religion de l'homme conçu comme dominateur de l'univers qui en est l'axe. L'automystification que les « philosophies » opèrent *doit*, pour ne point être divulguée, s'accompagner d'une volonté de conquête et d'esclavage spirituel auprès de laquelle les tyrannies du passé ne sont que jeux d'enfants : *il faut* que l'humanité tout entière, sans exception, subisse intégralement l'empreinte de « l'homme nouveau » élaboré par elles. 83:109 *Il faut* que l'humanité devienne conforme au rêve narcissique, sans la moindre exception, pour que le narcissisme des « philosophes » ne soit pas rendu public et dénoncé, comme tel. *Il faut* que le malade universalise sa maladie pour qu'on ne puisse s'apercevoir qu'il est malade. Le marxisme et le teilhardisme ne sont pas seulement épi­démiques parce que nombreux sont les terrains et les sujets réceptifs. Ils le sont parce qu'ils portent en eux une volonté d'assujettissement qui sourd d'une même racine : le narcissisme né de la cassure de la relation métaphysique de l'homme à l'univers et à son Principe, et qui élabore une conception de l'homme et du monde destinée à mettre universellement l'homme et le monde en harmonie avec cette rupture. Pour qu'il n'y ait plus de Narcisse, il importe que tous soient Narcisse. \*\*\* *On n'a pas assez remarqué que les systèmes narcissi­ques et coupés du réel ne peuvent subsister qu'en faisant des adeptes*. S'ils ne sont pas conquérants, s'ils ne sont pas animés d'une volonté de puissance qui leur agrège sans cesse des partisans, leur narcissisme éclate immé­diatement aux yeux. Ces systèmes n'ont d'existence que par la propagande et dans la mesure où ils sont véhiculés par elle. Il n'y a point de réalité à laquelle ils soient conformes et vers laquelle convergeraient des esprits différents. Ils ne sont que des représentations mentales immanentes à un esprit ou à quelques esprits, et qui recherchent l'universalité propre à la vérité en s'impo­sant par la publicité à tous les esprits. L'imaginaire ne supplante le réel que si le réel est détruit et que si l'imaginaire prend complètement sa place en s'inscrivant dans toutes les imaginations. \*\*\* 84:109 Aussi bien, le succès de ces « philosophies » ne s'explique que par un battage publicitaire sans précédent. Dès qu'elles prétendent passer à l'existence extramentale, elles sont acculées à l'éclatement. C'est le cas du mar­xisme dont le propre est de n'exister nulle part, au sens où l'on dit d'un régime monarchique, aristocratique ou démocratique qu'il existe. Le marxisme existe seulement en paroles, en discours, en représentations mentales, en promesses, mais dès qu'il s'institutionnalise, il s'éva­nouit au bénéfice de l'instauration d'une nouvelle classe dirigeante qui détient le pouvoir politique et les moyens de production prétendument possédés par la collectivité. Djilas l'a supérieurement montré dans un livre fameux qui lui valut les foudres de l'inquisition communiste. Cette nouvelle classe a compris que sa volonté de puis­sance ne pouvait s'exercer que par la propagande et le modelage constant de l'opinion publique, sans jamais aller plus loin. Elle sait qu'elle ne peut se maintenir au pouvoir que si elle conquiert de plus en plus d'adeptes et qu'elle les convainc de sa future réalisation toujours reportée dans l'avenir. La formule de Marx : « l'homme est l'avenir de l'homme » est la nécessaire conclusion de son narcissisme. \*\*\* Le teilhardisme est analogue, mais plus complexe. Ce n'est pas du tout par hasard qu'il est né des élucu­brations d'un clerc appartenant à l'Ordre des Révérends Pères Jésuites. Ce n'est pas du tout par hasard si sa nette condamnation par les instances supérieures du pouvoir ecclésiastique et notamment par l'Encyclique *Humani generis*, puis par un *Monitum* célèbre du Saint-Office, est restée à peu près lettre morte pour une bonne partie du haut et du bas clergé, ainsi que pour *l'intelligentsia* catholique en général. 85:109 Ce n'est pas enfin par hasard si le récent Concile Vatican II a subi l'assaut des manipulateurs de l'opinion publique et que tous ceux qui ont fait pression sur lui agissaient au nom de la « théologie » teilhardienne ou lui étaient sympathisants. La Compagnie de Jésus a indubitablement exercé sur l'Europe et sur le monde entier une influence considé­rable depuis sa fondation. Qu'elle soit, à la différence d'autres Ordres religieux, essentiellement militante, et que son souci majeur soit moins de répandre la vérité que de renforcer l'Église, de reprendre les anciennes positions qui furent abandonnées depuis le Protestan­tisme et d'en conquérir de nouvelles, paraît également peu niable. Qu'à l'occasion et au cours de son histoire, elle ait placé l'accent plus sur l'efficacité que sur la vérité et qu'elle ait mêlé le profane au sacré en soutenant tel ou tel pouvoir politique ou en combattant tel autre, semble bien avéré. L'histoire religieuse et l'histoire politique des pays européens sont d'ailleurs inséparables l'une et l'autre et, en bien des cas, la Compagnie de Jésus leur a servi de trait d'union ou de désunion. Comme nous ne faisons pas ici une étude d'histoire, mais une étude de philosophie où nous nous préoccupons de l'influence des idées sur les comportements et sur les mœurs, nous constaterons simplement que la Compagnie de Jésus vient d'amorcer plus ou moins officiellement ce que le Professeur Henri Rambaud appelle « le grand virage des Pères Jésuites ». Après avoir admis avec obéissance la condamnation de Teilhard, la Compagnie déploie tous ses efforts pour en obtenir la réhabilitation et pour introniser l'exilé (au prix de quelques retouches à son œuvre destinées à satisfaire la partie réticente de l'opinion) comme le saint Thomas d'Aquin de notre temps, capable d'intégrer toutes les sciences contempo­raines, y compris la science morale et politique, dans la pensée chrétienne, à la manière dont usa le Docteur Angélique vis-à-vis d'Aristote. 86:109 Le dessein œcuménique et totalitaire de Teilhard se manifeste d'autre part dans la fusion qu'il opère entre le marxisme et la religion nouvelle dont il est le prophète et l'apôtre. Par là une conception unifiée de l'homme amputé de ses rapports métaphysiques avec le monde et avec Dieu, mais retein­tée de religiosité, serait offerte à l'humanité tout entière. Le narcissisme propre à l'homme contemporain s'univer­saliserait et deviendrait l'indice même de la santé. Le christianisme réaliserait sa vocation planétaire, et la Compagnie de Jésus très singulièrement la sienne. Tel est le projet qui effleure en mainte et mainte déclaration écrite ou verbale émanant de tel ou tel membre influent du clergé ou de *l'intelligentsia* catholique. Ce « méta­christianisme » répond sans doute aux intentions les plus profondes de Teilhard. Et il n'est guère douteux que les personnalités les plus *sociologiquement* marquantes de la Compagnie ne penchent aujourd'hui en général dans le même sens. Il en est de même de tout un clergé, haut et bas, ainsi que des intellectuels catholiques, sur lesquels la fasci­nation du teilhardisme se manifeste de plus en plus. Les mesures disciplinaires qui ont atteint Teilhard lui sont désormais imputées à crédit. On le comprend. Le clergé et ses auxiliaires laïcs ont souvent été séduits par la vision théocratique du monde, contre laquelle Bossuet s'élevait en termes énergiques : « C'est de là -- du désir chez certains de changer de religion -- que nous est né ce prétendu règne du Christ, inconnu jus­qu'alors au christianisme, qui devait anéantir toute la royauté, et égaler tous les hommes ; songe séditieux des indépendants et leur chimère impie et sacrilège, tant il est vrai que tout se tourne en révoltes et en pensées sédi­tieuses, quand l'autorité de la religion est anéantie. » La théocratie et la hiérocratie ont d'étroites affinités. 87:109 Dans le désordre moral, politique et social contemporain où tout est remis en question, comment la tentation de présenter aux hommes de notre temps une conception qui les sortirait du chaos n'assaillirait-elle pas la volonté de puissance du clergé au même titre que la volonté de puissance de tous ceux qui propagent des idéologies poli­tiques prétendument salvatrices ? \*\*\* Cette tentation est d'autant plus vive que le clergé, depuis la fin de l'Ancien Régime, n'occupe plus aucune place déterminée dans la société moderne et que son action n'est plus sociologiquement contenue en certaines limites par l'existence des autres Ordres et des Dynasties. On s'explique par là le regain de faveur des doctrines menaisiennes dans le clergé contemporain. Lamennais, dans les deux phases apparemment antinomiques de sa vie, a toujours professé que la nouvelle société qui succè­derait à l'Ancien Régime aurait pour éléments moteurs la religion et le clergé. Dans l'état de « dissociété » qui s'est prorogé depuis la Révolution Française jusqu'à nos jours, l'Église lui apparaissait comme la seule, institution encore solide et dont le cataclysme social avait épargné les structures essentielles. Société organisée qui cherchait son statut, mais isolée et refoulée par un laïcisme qui tentait d'envahir toute la vie humaine, il l'adjurait de sortir de son *ghetto,* de rallier la démocratie naissante de manière à unir la *Vox Dei* à la Vox populi, la pro­messe du salut céleste à celle du salut terrestre, la société religieuse à la société politique, et de constituer ainsi une espèce de théocratie populaire dont le Pape et le clergé devraient assumer la direction. 88:109 On sait le reste. Il n'est guère contestable cependant qu'une fraction de la Hiérarchie, d'abord minime, puis de plus en plus importante à mesure que l'Église ne parvenait à conclure avec le monde moderne que des compromis instables, s'orienta vers telle ou telle forme d'aggiornamento et d'accommodement avec le siècle, avant même que ce mot célèbre ne fût prononcé. Le modernisme en est une, dont le retentissement fut im­mense dans l'intelligentsia, sous son double aspect intel­lectuel et social. Pie X en brisa les ambitions. Les deux guerres mondiales ne firent qu'accentuer l'isolement de l'Église dans la société contemporaine, en comprimant à l'extrême l'ambition théocratique d'un certain clergé désireux d'inaugurer une nouvelle ère « constantinien­ne », de s'allier à la démocratie, sinon même au commu­nisme, et de retrouver places et postes de direction dans le monde moderne. Il suffit, selon les instigateurs de cette tactique, de rejoindre les masses en voie de socialisation croissante, théoriquement détentrices d'un pouvoir illi­mité que possède effectivement une minorité de privi­légiés, et, par leur intermédiaire, faire partie de celle-ci. *Le seul obstacle est la doctrine traditionnelle de l'Église *: sa philosophie, sa théologie, sa liturgie, bref sa consti­tution même et la charte de sa fondation qui la sépare du monde et ne la situe provisoirement dans le temporel que pour rappeler aux hommes, par la grâce du Christ, leur vocation à l'éternel. Qu'on y croie ou non, cette doctrine a imprégné la mentalité européenne à un point tel qu'il est difficile de nier que la distinction de la nature et de la grâce, du profane et du sacré, du temps et de l'éternité, de l'humain et du divin, en est l'axe, sans commettre la plus flagrante des erreurs historiques et encourir les foudres de l'Église. Une telle dénivellation imposait à la tentation théocratique inséparable de l'état clérical des bornes infranchissables qui ne furent certes pas toujours historiquement respectées de part et d'autre, mais qui ne pouvaient être détruites sans détruire l'Église elle-même. 89:109 Or, voici qu'une doctrine nouvelle, celle de Teilhard, professe ouvertement la confusion du Christ et du monde, de la nature et du surnaturel, du social et du religieux, de l'humanité et de la divinité, du terrestre et du céleste, etc., et, pour abolir les différences de niveau et les distinctions essentielles naguère encore professées et plus ou moins respectées, dilue l'être entier dans un vaste devenir qui efface les proportions établies entre les êtres et les choses. Les bornes imposées à la prétention cléricale sont submergées, anéanties, et la théocratie, dont il faut redire ici qu'elle est l'épreuve spécifique des clercs, peut couler désormais à pleins bords. Un surnaturalisme violent qui absorbe toute la nature et la de-laïc dans le divin, envahit l'Église et, du même coup, réduit la religion à un naturalisme identi­que à celui du marxisme. Le panthéisme prétendument chrétien et le panthéisme athée peuvent se donner la main. Comment les membres du clergé et de l'intelligentsia chrétienne travaillés par la concupiscence du monde, l'appétit du pouvoir, la volonté de puissance, ne s'épou­seraient-ils pas corps et âmes en cette religion nouvelle qui correspond à leurs vœux les plus secrets de domi­nation et qui présente l'inestimable avantage d'être irré­futable, tout le système déroulant ses phases et ses pro­messes à l'intérieur d'une pensée close sur elle-même où la réalité ne le contredit jamais ! Un événement comme le Concile Vatican II ne peut avoir que de considérables répercussions sur la façon de penser, de vivre et d'agir de nombreux êtres humains. Il mérite à ce titre toute l'attention du moraliste et du sociologue. Or il est évident que ce Concile a été soumis à d'intenses pressions de la part des « informateurs » de l'opinion publique, dans le sens d'une rupture avec la tradition et d'une adaptation aux « exigences » de l'homme contemporain prises dans leur acception la plus subjective et la plus antimétaphysique. 90:109 Les témoi­gnages à cet égard abondent. D'autre part, il n'est pas moins évident que le subjectivisme de l'homme moderne qui a conservé une certaine inquiétude religieuse trouve dans la religion teilhardienne sa justification « scienti­fique » et « philosophique ». Il était fatal que le teilhar­disme influençât beaucoup de Pères du Concile. S'il est encore trop tôt pour mesurer l'importance des infiltrations teilhardiennes, on peut tout de même noter que le mode de raisonnement théologique accrédité dans l'Église sous sa forme objective et qui a reçu le nom de « scolastique », a été délibérément abandonné au profit d'une « argumentation » dite « biblique » dont le style métaphorique prête à l'ambiguïté et dispose l'esprit à la façon teilhardienne de voir. L'expression « peuple de Dieu », par exemple, oriente aujourd'hui la pensée et l'imagination beaucoup moins dans la perspective hé­braïque d'où elle provient et où elle n'est du reste pas exempte d'harmoniques totalitaires, que dans un sens dégradé dont les ondes ont des répercussions politiques et sociales. Il en est de même de la formule « le Royaume de Dieu » : si les apôtres l'ont d'abord interprétée en sa signification temporelle, il est presque certain que les hommes d'aujourd'hui la prendront à leur tour dans le même sens, d'autant plus que les promesses fantastiques de la science, de la technique et de la politique les disposent à la mythologie du paradis terrestre. Le concept de l'Église, dans la mesure où, insuffisamment décanté par l'intelligence théologique et philosophique, il risque de s'hypostasier sous le regard de l'imagination dans un type moderne de culture où l'image est reine, reste pareillement flou et compris à la manière des entités majusculaires de Teilhard. Il est également certain que l'aspect dit communautaire de la vie religieuse et de la vie humaine a été accentué à un tel point que son aspect individuel tend à disparaître et que la critique du phénomène moderne de « la socialisation de toutes choses », vigoureusement effectuée par Pie XII, s'est évaporée dans un optimisme de commande. 91:109 Enfin, la tendance dite « pastorale » s'est développée en fonction d'une conception pragmatique et utilitaire de l'action à exercer sur les hommes où le processus de massification et de collectivisation de leur vie court le danger d'être consi­déré comme inévitable et normal, à la manière teilhar­dienne. Ce ne sont là que des indices parmi d'autres, dont l'avenir confirmera ou infirmera la portée. Toujours est-il que les préoccupations conciliaires ont reflété en un certain sens la mentalité narcissique de l'homme contem­porain, pour autant qu'elles se sont présentées comme une réflexion de l'Église sur elle-même, ainsi que les interprètent de nombreux théologiens qualifiés. Que cette « prise de conscience » oriente l'esprit vers le subjecti­visme et vers la saisie de représentations mentales plutôt que vers l'appréhension objective du réel, est un risque dont il ne faut pas mésestimer l'importance et qui montre comment le teilhardisme a pu encore influencer le Concile, sinon dans les textes mêmes, du moins dans les paraphrases et les commentaires qui prétendent les expliquer. \*\*\* Si le marxisme et le teilhardisme sont les « philoso­phies » des minorités dirigeantes qui détiennent la quasi totalité des leviers de commande, directement ou indirec­tement politiques, dans une bonne moitié du monde d'aujourd'hui, c'est parce qu'il y a, entre le subjectivisme et la volonté de puissance, d'étroites affinités. L'isole­ment du sujet, provoqué par la fracture de la relation métaphysique fondamentale de l'homme à l'univers et à Dieu, développe intensément la volonté de puissance. 92:109 Alors que l'homme métaphysique des civilisations tra­ditionnelles est en quelque façon autrui, le monde et Dieu, parce qu'il n'est réellement qu'en rapport ontolo­gique avec eux, il est de ce fait en quelque manière puissant de leur puissance même. Plus il leur est relié, plus il participe au pouvoir dont ils disposent, plus éga­lement il devient ce qu'il est : un être en relation avec des forces qui le dépassent, mais qui le constituent. A l'inverse, si le sujet dépouillé de ses attaches ontologiques s'affaiblit indubitablement au point de vue de l'obser­vateur, il se veut, de son point de vue à lui, sujet, totalement possesseur de la puissance des êtres dont il s'est séparé. « L'essence humaine, écrit Marx, devait tomber dans cette pauvreté absolue pour pouvoir faire naître d'elle-même sa richesse intérieure. » Elle produi­ra donc autrui, le monde ; Dieu lui-même sera fils de ses œuvres. Elle se proclamera maîtresse de l'univers. Ne le possède-t-elle pas en pensée ? L'homme doit vouloir cette puissance à peine de s'apparaître à lui-même en sa débilité, en son néant. Les contours, les définitions, les déterminations du monde s'effacent devant lui à cette fin. Pour offrir le moins de résistance, les êtres perdent à ses yeux leurs propriétés, leur enracinement, tout ce qui les distingue les uns des autres dans le temps et dans l'espace. Ils n'ont plus de qualifications fixes qui les font reconnaître. Leurs particularités leurs individualités même disparaissent. *Ils coulent les uns dans les autres en un flux homogène qui les rend ductiles, malléables et obéissants à la volonté de puis­sance. La vision évolutive du monde est requise par le subjectivisme et par la libido dominand*i. 93:109 Il en est de même de la vision unitaire et totalitaire. Le Moi séparé du Tout en éprouve la hantise. Il doit reconstituer le Tout pour s'accorder une existence facti­ce. Mais il ne peut le faire qu'en abolissant la diversité, la hiérarchie, la complémentarité des êtres, et en réduisant le caractère ontologiquement organique du Tout (qui lui oppose la résistance du réel et de la vie) à l'homogénéité d'une représentation mentale aisément maniable. L'humanité, et les autres pseudo-idées simi­laires sont les instruments les plus adéquats du subjec­tivisme et de la volonté de puissance conjuguées. C'est au nom de l'humanité et de concepts analogues : peuple, race, moralité même, etc., que les pires impérialismes idéologiques, politiques, sociaux, religieux, se déploient. Il faut une « pléromatisation » de l'humanité et de la planète pour que la volonté de puissance du sujet puisse s'exercer sans entraves : le vent soulève plus facilement le sable du désert aux grains semblables et rassemblés dans une unique étendue que la terre où mille racines diverses s'accrochent. Toutes les « philosophies » con­quérantes sont monistes. Tous les subjectivismes le sont aussi : en face du Moi unique, le reste ne peut être qu'unique. Cette volonté subjective de puissance est au surplus sans limites. Sa loi, comme celle du feu, est « toujours plus » : *ignis nunquam dicit : sufficit*. Il faut à la volonté de puissance une aire continuellement accrue : tout arrêt dans son expansion signifierait un arrêt de puis­sance et toute puissance limitée inclut une impuissance dont l'acceptation par la volonté convertirait la volonté de puissance en volonté d'impuissance. Pareillement, si le sujet accepte des bornes, c'est qu'il ne se reconnaît plus seulement comme sujet. La volonté de puissance et le subjectivisme sont donc nécessairement liés à une théorie du progrès indéfini qui justifie leur totalitarisme : l'humanité, l'univers sont entraînés en une marche en avant vers « le mieux », dans un élan délibérément, « optimiste » qui dissimule l'insatiable appétit de la volonté de puissance d'un sujet dont tout doit être la proie, à peine de se nier elle-même. 94:109 L'optimisme des idéologies du Paradis Terrestre et des religions qui renoncent au progrès vertical « de la terre au ciel » pour adopter la ligne d'un progrès horizontal, est tou­jours le masque de tyrannie uniforme de la masse et du despotisme des privilégiés qui détiennent en celle-ci le monopole du pouvoir. \*\*\* On comprend mieux alors la raison pour laquelle la philosophie traditionnelle est aujourd'hui en exil. La philosophie pérennelle est incompatible avec la pseudo­philosophie de la tyrannie. Le diagnostic de Platon est à cet égard décisif. Là où la philosophie en tant qu'*adae­quatio rei et intellectus* et en tant qu'expression de la vérité de l'être est refoulée, c'est l'arbitraire volonta­riste du sujet ou des sujets en possession du pouvoir qui prend sa place. Quand les relations constitutives de l'être et des comportements humains se dénouent et que les sujets autonomes abandonnent leurs communautés de destin, une forme inédite de société et d'État se mani­feste dont nous n'avons pas encore fini de mesurer l'influence et les conséquences sur la pensée de l'homme, sur sa morale et sa religion. Le pouvoir discrétionnaire du tyran est le pire de tous : telle est une des leçons, principales de la philosophie grecque et traditionnelle. Mais celui du tyran anonyme qui est la société de masse et de l'État moderne qui la couronne est sans doute le Mal absolu. Le tyran des cités antiques avait encore un visage humain, et sa puissance se heurtait aux relations ontologiques persistantes. La tyrannie communautaire des masses et de l'État n'en a pas. Elle est l'expression d'un type d'homme qui a rompu le lien nuptial l'unissant, en tant qu'être *humain,* aux autres, à l'univers, à Dieu, et qui, renonçant à devenir ce qu'il est, devient perpé­tuellement autre, perpétuellement insaisissable : « Je suis tous, l'ennemi mystérieux de tout », selon l'admirable vers de Hugo. 95:109 La société moderne et l'État moderne sont l'espace social vide et la structure juridique sans contenu où la Volonté de puissance se développe en tout sens dans une tension illimitée vers la société planétaire de l'État universel. La volonté générale de la collectivité, l'État sans figure qu'on ne peut saisir par les sens, sont des tyrans impitoyables qui s'arrogent tous les droits parce qu'ils ne sont bornés par rien. *C'est désormais la collectivité, l'État qui remplissent les fonc­tions des rapports ontologiques disparus*. Et de même que ces rapports ontologiques soutenaient la pensée, l'agir et le faire dans les civilisations traditionnelles, c'est désormais l'entité collective et étatique qui dirige insi­dieusement et de plus en plus ouvertement l'esprit des hommes, leurs actes et leurs productions. Ainsi s'impatronise partout, comme si c'était l'effet même d'un implacable déterminisme historique ou d'une évolution nécessaire, alors qu'il s'agit d'un processus pathologique, une philosophie de la socialisation et de l'étatisation, derrière laquelle s'abritent les volontés de puissance de tous ceux qui occupent des postes de direc­tion dans la société moderne ou dans les autres sociétés qui en contractent la maladie. \*\*\* Le prestige dont s'auréolent les sciences positives dans la société contemporaine et qui fascine les religions elles-mêmes n'est que superficiel et le triomphe de l'esprit scientifique temporaire. On s'aperçoit rapidement que les sciences deviennent les servantes dociles de l'État en expansion planétaire : l'exemple de la physique nucléaire et des savants atomistes est typique à cet égard. La science n'est jamais favorisée dans la société et dans l'État mo­derne pour elle-même, mais en tant qu'instrument de la volonté de puissance de la dite société et du dit État. 96:109 Ceux-ci distillent des « Philosophies » des idéologies dont le marxisme et teilhardisme sont les exemples les plus éminents, de manière à exercer leur domination jusqu'au plus secret des âmes. Ce n'est pas l'argent qui devenu maître à la place de Dieu, comme le pensait Péguy, c'est l'État moderne, c'est la collectivité dont il émane. Que le sel de la Vérité concernant la condition hu­maine vienne à s'affadir, voici la liberté de l'esprit qui S'évapore et devient verbiage, voici l'heure des ténèbres et de la soumission au Léviathan que l'esprit s'est cons­truit, c'est-à-dire à lui-même. Être esclave de soi est le sort le plus malheureux que puisse subir l'être humain. Le Moi est en effet un maître intraitable à l'égard de lui-même. Il exige la totalité de l'être pour satisfaire sa subjectivité. Comme il succombe à la tâche, il s'agrège à d'autres, et cette « multiplication des seuls », pour reprendre la juste expression de Valéry, ce pullulement de faiblesses juxtaposées les livre tous à la discrétion des minorités dirigeantes qui possèdent les leviers de la société anonyme et de l'État sans nom dans le monde moderne et en adoptent la « philosophie » esclavagiste pour se maintenir au pouvoir. Plus le Moi triomphe, plus il est écrasé. Mais plus il est écrasé, plus il doit être per­suadé ou se persuader du contraire. Dupé par lui-même, dupé par tous, il n'a d'autre ressource que de s'établir dans l'illusion, convaincu qu'elle est la réalité. La sophis­tique à l'égard de soi et des autres est essentiellement le mode de penser de l'homme moderne qui a divorcé des réalités complémentaires de son être. La lucidité de Platon est derechef ici souveraine. Avec une pénétration non pareille, Platon a vu que le culte du « gros animal » avec lequel l'État -- je ne dis pas la Cité -- s'identifie, est toujours corrélative de la transmutation de la philosophie traditionnelle -- la métaphysique naturelle de l'esprit humain, disait Berg­son -- en sophistique. 97:109 La pseudo-philosophie qui déracine la pensée du réel a en effet la même origine que le collec­tif : l'illusion verbale. Le sophisme, non plus que le collectif, ne renvoie à rien de réel. Il ne fait écho qu'à lui-même et à la pensée qui le pense, comme le collectif à l'opération additive qui rassemble mentalement des individus épars. Ils se rencontrent tous deux au niveau de l'imaginaire. C'est là seulement qu'ils peuvent subsister : le sophisme éclate aussitôt en face du réel, et le collectif, qui ras­semble des individus séparés et juxtaposés dans l'unité d'un terme mental ou verbal, démontre son inanité dès qu'on le compare aux sociétés naturelles et tradition­nelles dont les membres vivent les uns par les autres dans une même communauté de destin. Ils sont pareille­ment produits de la pensée déréistique. Le sophisme n'est au fond qu'un non-être voilé d'un mot, et le propre du collectif est de ne pas exister sauf en paroles. Tous deux sont donc nativement en correspondance. C'est au moyen de sophismes que les collectivités se créent, et c'est dans les collectivités ainsi créées que les sophismes ont cours. Le raisonnement trompeur et la socialisation vont de pair dans le monde moderne. Ils cheminent ensemble dans un même mépris du principe d'identité et de la fonction du langage qui est de signifier la réalité et de permettre ainsi aux hommes de communiquer entre eux. Pour que l'Évolution ré­vèle un semblant d'existence, il faut, dans le système de Teilhard, que la matière soit l'esprit, la personne la collectivité, le cosmos, Dieu, etc., et il faut torturer le lan­gage, utiliser un jargon insolite pour y parvenir. Le marxisme, quant à lui, érige la contradiction en principe de la réalité. Il emploie à son tour un langage d'initiés où les mots sont détournés de leur sens, où la guerre s'appelle paix, le capitalisme d'État propriété collective des moyens de production, le déterminisme social liberté, l'impérialisme libération, la propagande enseignement, la sueur et la peine des travailleurs édification du socia­lisme, etc. On trouverait des déviations et des extorsions de sens analogues dans toutes les idéologies modernes. 98:109 Pour se faire entendre des hommes d'aujourd'hui, pour obtenir leur audience, il convient de les tromper. « Il est constant que tous les hommes veulent être dupés », écrivait déjà le Cardinal de Retz. Les hommes le désirent dans toute la mesure où ils sont déracinés du réel et qu'ils ne disposent plus d'aucun critère pour dis­tinguer la vérité de l'erreur ou la signification d'un mot de celle de l'autre. Dès que l'homme déserte sa nature ontologique, il devient mensonge et le mensonge s'érige pour lui en vérité. Le principe d'identité ne peut plus régir pour lui ni ses pensées, ni les êtres et les choses. Le « saint langage, honneur des hommes », se pervertit et les mots les plus sacrés deviennent des armes meur­trières. Au contraire, dès qu'on admet que le principe d'identité est la loi suprême de l'esprit pensant et du réel, dès qu'on emploie les mots dans leur sens obvie établi par la tradition, on possède les plus sûrs critères pour discerner le jugement vrai du jugement faux et pour comprendre qu'une socialisation qui s'opère dans un milieu humain réfractaire à la nature métaphysique de l'homme ne peut être que supercherie. On se trouve là en face de la contradiction la plus éclatante qui soit : comment socialiser une « dissociété » dont les membres sont, individuellement et par groupes, victimes d'un narcissisme ou d'un immanentisme spéculatif et pra­tique qui les disposent aussi peu que possible à nouer des liens vitaux avec les autres ? Il ne reste plus alors que l'imposture et la mystification politique pour dépas­ser l'antinomie. 99:109 C'est à quoi tendent les adeptes de Marx et de Teilhard dès qu'ils passent à l'action, démontrant ainsi par l'absurde que l'animal raisonnable et l'animal politique ne font qu'un. L'interdit jeté sur la primauté de l'être, l'exaltation du devenir, sont la négation même de la suprématie du bien. Une « philosophie » qui opte pour un autre monde que l'univers réel se détourne de toute finalité. Il n'y a aucun bien dans le projet de l'imagina­tion. Il n'y a que l'apparence du bien, c'est-à-dire ce qui tient lieu du bien véritable et, par là-même, l'exclut et l'empêche d'être. En pratique, le mal n'est pas le con­traire du bien, car il n'est jamais objet d'intention comme tel. Il se présente toujours sous l'espèce du bien. *C'est le bien imaginaire qui est le contraire du bien*. C'est le bien commun imaginaire qui est le contraire du bien commun réel. Le bien commun imaginaire, comme tout bien imaginaire du reste, ne peut passer à l'existence que s'il est fabriqué, exactement comme un produit des arts mécaniques, selon un plan préalable et dans la seule perspective d'une suite de causes et d'effets nécessaire­ment liés entre eux. Le marxisme, comme le teilhar­disme, sont des constructions de l'esprit qui deviennent des constructions extramentales politiques, sociales ou religieuses par pure expansion mécanique de la pensée dans le monde extérieur. Ce sont des machines destinées à transformer une matière première (en l'occurrence l'homme) en rouages d'une collectivité. L'Église par exemple, dans la mesure où elle s'hypnotiserait sur son aspect communautaire, subirait incontestablement l'in­fluence teilhardienne, et elle se caporaliserait comme le marxisme lui-même, ainsi que le font trop souvent voir certaines liturgies dites nouvelles. \*\*\* 100:109 C'est sous cet angle que la volonté de puissance s'in­troduit. A l'inverse d'un organisme que commande l'âme tout entière incorporée en lui et ne faisant qu'un avec lui, un mécanisme est alimenté par une source exté­rieure d'énergie et guidé par un pilote distinct de lui qui le dirige souverainement. Ces systèmes narcissiques engendrent leur contre-pied, une fois qu'ils s'accom­plissent dans les faits. Construits imaginativement pour diviniser l'homme, ils l'asservissent à leurs plans de construction. Le bien imaginaire se mue, avec une fata­lité mécanique, en un mal réel. Le marxisme et le teilhardisme se prolongent immanquablement en théocratie, c'est-à-dire dans le plus inexorable des régimes. \*\*\* La « philosophie » conçue comme productrice de « structures » préalablement étudiées dans les labora­toires de l'esprit et vouées à l'élaboration d'une huma­nité, d'une société, d'une religion nouvelles, a son ana­logue et son antécédent dans la philosophie des Lumières. Il n'est pas étonnant que Kant ait, sous leur influence, imaginé la connaissance comme une production : les formes *a priori* de la sensibilité et les catégories de l'en­tendement répondent, au plan épistémologique, aux constructions sociologiques et politiques bâties à grands renforts de concepts abstraits par les Philosophes pour­vus d'une majuscule. Connaître et agir reviennent depuis lors à *faire* selon un plan ou une programma­tion préalables. Le savoir spéculatif et l'action morale, politique, sociale, religieuse, sont les homologues des pro­duits manufacturés selon des procédés qui ressemblent aux techniques d'usine. Des *trois types de science que distinguait Aristote : le théorique, le pratique, le* « *poé­tique *», seul le dernier subsiste. Il s'en suit que notre uni­vers du XX^e^ siècle d'où la philosophie traditionnelle est ostracisée, voit à son tour la nature et les natures expul­sées au bénéfice d'*artefacta* de plus en plus nombreux, particulièrement dans le domaine social. 101:109 Il n'est pas exa­géré d'affirmer que le social et le technique sont aujour­d'hui coextensifs l'un à l'autre et que la civilisation in­dustrielle dépourvue de finalité, dans laquelle nous nous engageons dangereusement, est régie par le principe qu'il n'y a pas d'autre solution que technique à une société technique. Il n'y a donc plus de bien commun dans la société moderne parce qu'elle est construite tout entière sur le modèle d'une machine. Ce qui le remplace, c'est un réseau de plus en plus serré de lois et de règle­ments anonymes qui emprisonne les citoyens en son filet. Ainsi s'édifie un régime bureaucratique qui fonc­tionne mécaniquement et qui tient lieu aujourd'hui de société. \*\*\* On comprend de la sorte le prurit du « dialogue » qui démange l'homme contemporain et son persévérant échec. Ce mot de « dialogue », qui nous livre une des clefs de notre époque, dénonce, par son abondance ver­bale et son emploi à propos de tout et de rien, la nécrose des liens naturels et profonds qui unissent l'homme à ce qui n'est pas lui et le font sortir du narcissisme qui guette perpétuellement sa constitution spirituelle : un animal qui se voit dans un miroir croit voir un autre animal ; l'être humain, lui, oublie devant son image tout ce qui n'est pas lui. Le « dialogue » essaie alors de « refaire » -- encore le primat du « poétique » sur le pratique et sur le spéculatif au niveau de la phra­séologie ce qui s'est dénoué au niveau de l'ontologie. On inclinerait d'abord à penser qu'il est une prothèse destinée à remplacer une fonction organique défaillante. Ce diagnostic est insuffisant. Le « dialogue » est chargé d'une suppléance, mais aussi d'une vertu magique pour nos contemporains, surtout dans les sphères religieuses. 102:109 Il n'est pas insolite de constater combien son usage est fréquent chez les clercs. C'est dans leur classe que la valeur dont il est actuellement gros s'est couronnée de qualités merveilleuses. En effet, la relation fondamentale de l'homme à autrui, à l'univers, à Dieu, est essentielle­ment métaphysique et religieuse, dans la signification naturelle de ces termes, telle qu'elle apparaît par exem­ple dans l'œuvre proprement théologique d'Aristote. Elle appartient à la constitution même de l'homme et à son statut de créature que la pensée chrétienne ultérieure analysera. Or, cette relation -- répétons-le inlassable­ment -- a été rompue par l'homme moderne. Que reste-t-il au clerc affamé de retrouver sa place dans un monde vidé de sa relation métaphysique et religieuse, et qui tente de rejoindre l'Autre en s'adaptant à un monde qui en refuse la présence, -- sinon l'incarnation du verbe ? La parole est le seul instrument qui soit capable de *refaire* la relation invisible et silencieuse disparue. Lorsque la présence s'évanouit, il n'y a plus que la repré­sentation dont le langage est l'archétype. Lorsque la substance s'évapore, *l'artefactum* la remplace, à sa façon. La parole, en sa fonction vicariante, revêt ainsi la valeur métaphysique et religieuse dont la réalité a été dépouillée. Pour le clerc, elle est le substitut de la nature et elle la recrée en quelque sorte. Elle possède non seu­lement la puissance créatrice que le poète lui accorde, mais celle de la Parole Divine qui a suscité le monde. Au traditionnel principe selon lequel la Grâce présup­pose la nature, désormais détrôné, succède le principe aujourd'hui courant selon lequel le surnaturel présup­pose la parole et se fonde sur le « dialogue ». Le clerc, qu'il soit laïc ou ecclésiastique, homme poli­tique ou savant, est spécifiquement enclin à croire que les problèmes se résolvent par le truchement de la parole, du langage dont il a la maîtrise, du « dialogue » surtout, à une époque où l'intelligence baigne pour ainsi dire dans une atmosphère sursaturée de mots parlés ou écrits, et non plus dans l'univers des êtres et des choses. 103:109 Le pou­voir dont il dispose sur ses pensées et sur les mots qui les expriment le porte à tenir pour vrai ce qu'il cogite et ce qu'il dit. Les solutions idéales et verbales ne rencontrent aucun obstacle. Pour « dialoguer » avec autrui qui se trouve dans la même situation, le clerc déraciné du réel peut donc, avec son savoir-faire, ajuster ses idées et son langage aux idées et au langage de son interlocuteur de manière à *se donner l'illusion d'être en relation authen­tique avec lui.* Le « dialogue » devient ainsi la panacée. Par lui, on s'abandonne aux délices d'un narcissisme qu'il n'est pas requis de répudier au préalable, et l'on en esquive tous les inconvénients. On reste installé en pleine mythologie, dans une illusion bilatérale qui se présente comme une « ouverture » mutuelle à l'autre, alors qu'elle est encloi­sonnement à deux ou à plusieurs dans le vide d'une pen­sée et d'un langage qui refusent, sous l'influence du monde moderne, de se rapporter au réel, seul fonde­ment de l'accord des intelligences et de la communion des âmes. Ce n'est pas de « dialoguer » entre eux que les hommes d'aujourd'hui ont besoin, c'est de *récupérer la relation fondamentale qui rend l'échange possible* et de retrouver la civilisation traditionnelle qui l'institue. Comment cette évidence ne saute-t-elle pas aux yeux ? *Pour que tel homme tombe d'accord avec tel autre homme, il ne leur faut pas moins que l'univers et son Principe comme tiers inclus entre eux*, il ne leur faut pas moins qu'une société établie sur ce pacte triangu­laire tacite et la présence de la réalité totale qui ne dépend pas d'eux et qu'ils n'ont point faite. Autrement dit, le « dialogue » implique l'acceptation commune de l'être et du principe d'identité qui le régit aussi bien qu'il gouverne la pensée et son expression. Le principe de Saint-Exupéry : « Si tu veux que les hommes s'entendent, donne-leur à bâtir une tour ensemble », est fallacieux, et l'expérience montre superlativement que la fabrication en commun d'*artefacta* est une source iné­puisable de conflits dans une « civilisation » où l'homme se proclame mesure de toutes choses. 104:109 C'est pourtant dans cette voie que l'homme contem­porain s'est engagé, au rebours de l'homme métaphysique des civilisations traditionnelles et de la seule qui fut capable de maîtriser la croissance des techniques et de l'employer au mieux-vivre de l'homme : celle dont nous pouvons nous demander aujourd'hui si elle est encore la nôtre et si, faute de finalité, elle ne fait pas place, sous le nom de civilisation industrielle, à une « société » qui en est la négation. L'homme ne peut en effet se dire mesure de toutes choses que par le seul moyen qui puisse les mesurer : les techniques. Aussi bien, la civilisation actuelle, à l'en­contre des civilisations traditionnelles où l'homme est polyvalent et dont l'enseignement est homogène, est-elle une civilisation technique où triomphe le spécialiste capable de résoudre tel ou tel problème qui se pose dans le champ de son savoir-faire, mais inapte à dominer l'en­semble. Il ne s'agit donc nullement ici de l'homme en général, maître et possesseur de l'univers. Il ne s'agit pas davantage de tel ou tel homme en particulier, sans plus, mais du *technicien,* seul capable de mesurer effective­ment les choses à l'instrument spécifique qu'il manie. Il est clair que le philosophe, placé en cette ambiance, prendra le plus souvent le technicien pour modèle, et là où il le peut seulement : *au niveau du langage*. Le lan­gage philosophique qui était naguère celui de l'honnête homme, pivotant çà et là sur quelques termes spécialisés, devient par mimétisme un jargon d'initiés. Il est de bon ton pour les « philosophes » d'écrire et de patoiser comme des barbares. Ce signe extérieur du déclin de la philosophie est l'indice d'une maladie beaucoup plus profonde. 105:109 Comme la plupart des autres hommes séduits par les gauchissements d'une civilisation qui a perdu sa finalité, le « philosophe » se place au rang des techniciens. Mais comme « la technique philosophique » est incapable de concurrencer les autres techniques et de définir sa place dans leur ensemble, la « philosophie » est de plus en plus abandonnée à son sort, et il est à peine exagéré de dire que son décès serait proclamé officiellement si elle ne figurait pas encore -- pour com­bien de temps ? -- dans les programmes d'études uni­versitaires. \*\*\* Le « philosophe » ne peut survivre dans la société actuelle qu'en se plaçant au service des autres techniciens. La philosophie, qui fut l'*ancilla theologiæ* au Moyen Age et qui le reste dans la tradition scolastique, pour autant que celle-ci existe encore en quelque sémi­naire peu contaminé par l'esprit moderne, devient la servante des techniciens par excellence : *les spécialistes du pouvoir sur les autres hommes, animés par la volonté de puissance*. Il importe peu ici que le « philosophe » se fasse l'apologiste de l'esclavage déguisé en libération ou d'une libération qui, réfractaire à la nature humaine et à ses limites, n'est qu'un des multiples noms de l'esclavage. Dans une société telle que la nôtre qui substitue le *faire* et l'*agir* au *contempler*, le philosophe a le choix entre l'ostracisme ou la soumission à la loi du milieu. La plupart du temps il optera pour la servilité : *corruptio optimi pessima*. Il *fera* de la philosophie. Il *édifiera* un univers de concepts et de mots destiné à jus­tifier l'absolutisme du pouvoir, même s'il en vient à le décrier au nom de « la liberté » séparée de la nature et érigée à son tour en absolu. C'est seulement en cette qualité, c'est-à-dire au titre de travailleur intellectuel, pourvu d'un métier spécifique, qu'il prendra place dans la société ouvrière et technicienne. 106:109 Une telle « philosophie » est *l'Umwertung,* la trans­valuation parfaite de la philosophie. La simple réflexion l'indique. En effet, la substitution du « *poétique *» au *pratique* et au *spéculatif,* l'élimination du naturel au profit de l'artificiel dans la société moderne ont pour conséquence évidente d'ériger les travailleurs, les tech­niciens, les producteurs en mesure et en fin de leurs activités laborieuses. Le travail ne renvoie qu'au tra­vailleur, lorsqu'il est la norme suprême. C'est ainsi que notre société se transforme, pour la première fois dans l'histoire, en société de producteurs, et que les régimes qui impliquaient naguère une philosophie : la monar­chie, l'aristocratie, la démocratie, font place à un sys­tème inédit ; la technocratie. Cette société nouvelle est en proie à une contradiction interne qui évince toute philosophie parce qu'elle répudie le principe d'identité en érigeant comme fin sa propre instrumentalité. Le moyen devient fin et la fin moyen. La technique n'a d'autre finalité que la technique. En d'autres termes, la finalité est mécanique et le mécanisme finalité. La société ainsi envisagée se dialectise sans désemparer le long d'une évolution continue où les moyens se suc­cèdent, indéfiniment. La « philosophie » se transforme en plaidoyer en faveur de ce progrès indéfini dont les seuls points d'arrêt assignables sont la divinisation de l'homme et le panthéisme. Le marxisme et le teilhar­disme sont à cet égard les superstructeurs qui couvrent les volontés de puissance à l'œuvre dans l'enchaîne­ment des moyens qu'une technique sans finalité leur abandonne fatalement. De là suit la tendance au totalitarisme propre à toute technocratie et à toute « philosophie » qui l'accompagne et qui nie la nature métaphysique de l'homme. Lorsque le technicien dispose de moyens qui s'articulent sans fin les uns aux autres et qui s'accroissent à la façon de la boule de neige sur une pente, il est inévitable qu'il sombre dans le totalitarisme, et le « philosophe » avec lui. 107:109 Persuadés que tous les problèmes de l'homme peuvent et doivent être techniquement résolus, le technicien et le « philosophe » sont enclins à en proposer la solution à l'État moderne qui leur apparaît non plus comme le couronnement juridique, de la vitalité sociale, mais comme la Technique des techniques. C'est l'État qui, par son pouvoir de décision, détermine à leurs yeux, les catégories du vrai et du faux, du bien et du mal (etc.). Aussi voyons-nous les sociétés modernes, même décorées de l'adjectif démocratique, évoluer, faute de philosophie fondée sur la nature de l'homme, vers une forme quel­conque du totalitarisme par le seul jeu de ces rouages techniques auquel la pseudo-philosophie vient conférer le statut de nécessité historique ou de fatalité imposée par le mouvement de l'histoire. « C'est la liberté qui est ancienne et le despotisme qui est nouveau », avouait Mme de Staël en un moment de lucidité. Il est de fait effrayant de constater combien la liberté de l'esprit s'amenuise dans le processus d'accumulation sans terme des utilités économiques, politiques et sociales dont l'État moderne fait reposer sur nous le fardeau. Aucune révolution effec­tive ne semble possible contre cette révolution destruc­trice de la société traditionnelle. Que nous approchions de la parfaite et définitive fourmilière, souvent avec la bénédiction de ceux-là même qui devraient, dans les religions de salut dont ils sont les représentants, nous mettre en garde contre elle, c'est là une évidence solaire. L'immense machine à produire, et à produire pour produire, qu'est la société contemporaine multiplie les ordres et les défenses, les commandements et les inter­dictions qui lui permettent de tourner. 108:109 Pour « sauver » les techniques de vie que nous avons créées, nous en élaborons d'autres dont le maniement incombe en dernière analyse aux techniciens de l'usine sociale que nous cons­truisons de la sorte autour de nous comme une prison aux murs extensibles. Jamais société n'a mieux sécrété la tyrannie, et la pire de toutes : la théocratie collective, athée ou théiste, avec le consentement enthousiaste de ses membres, au cours de l'histoire de l'humanité. Il n'y a plus désormais de place ni pour la contemplation ni pour l'action morale dans cette société technique de plus en plus parfaite, propre à l'homme amputé de sa rela­tion fondamentale. La seule issue qui s'offre alors à la « philosophie » dans le procès illimité de dévaluation du bien commun en moyens qui s'instrumentalisent les uns les autres en un cercle dont l'État ferme solidement la boucle, est la glorification de sa misère camouflée en gloire : l'his­toire n'a jamais connu d'époque où « la philosophie » ait pénétré à ce point la société, les institutions et leur tendance à l'unité planétaire ! L'être du monde n'est plus appréhendé que sous l'espèce d'une matière plas­tique où l'activité fabricatrice du technicien vient im­primer sa marque et son sceau. C'est là un progrès, c'est là *le Progrès* que « la philosophie » proclamera comme l'acte spécifique de l'homme Seigneur et Maître de l'uni­vers ! Telle est la chimère qui berce la philosophie en son exil et qui, en même temps, l'empoisonne. Dégéné­rée en mythologie et en religion de l'homme, elle est destinée, comme on le voit en ses deux principaux courants actuels, à s'éliminer elle-même. La « vérité » de la religion est absorbée par la « vérité » de la philosophie, dans le marxisme, mais celle-ci s'évanouit à son tour dans la « vérité » du social et du politique, laquelle se réduit en fin de compte à la « vérité » de l'économique pur et simple. Quant au teilhardisme, sa « philoso­phie » n'est qu'une gnose, badigeonnée hâtivement de « science », où l'esprit humain, porté d'Éon en Éon par « la Sainte Évolution », se perd dans l'abîme du Dieu Cosmique. \*\*\* 109:109 La philosophie survivra-t-elle à sa répudiation im­plicite ou explicite ? *C'est au philosophe en chair et en os de le dire aujourd'hui, en prouvant, non seulement en paroles, mais par sa conduite, qu'il participe à l'être*. Plus que jamais, en ce sens, la philosophie qu'on a dépend du philosophe qu'on est. Le philosophe ne se sauvera et ne conservera sa liberté que par la connaissance person­nelle de l'éternelle condition humaine et par l'adhésion vécue aux vérités qui échappent au devenir. Doctrine et vertu de force sont ses seules armes dans le monde actuel, dérisoires au regard des propagandes, des bat­tages publicitaires et des rumeurs de l'opinion anonyme. Il n'y a donc rien de plus souverainement pratique que la conception de l'homme adéquate à la réalité humaine, affirmée et incarnée avec énergie. Contre elle viennent se briser tous les assauts de l'imposture. Ainsi, dans un monde où l'on ne rencontre plus d'hommes de chair, d'os et d'âme, où c'est le groupe, l'association, la commu­nauté, le comité, le journal, le parti, etc. qui pensent et décident à la place de l'être humain, dans un univers où, comme l'écrit justement Jean Madiran ([^64]), « il n'y a plus des *personnes *», mais des « personnes morales », « dans un univers *sans personne *» où il ne peut plus y avoir ni intelligence, ni volonté, ni liberté, ni responsa­bilité, ni *adaequatio rei et intellectus*, ni morale, mais « des tranquillisants idéologiques », « des conditionne­ments publicitaires », « des directives anonymes » (mais en réalité imposées par les volontés de puissance), 110:109 le philosophe, s'il est fidèle à sa nature d'homme, maintien­dra la semence qui sera présente au monde moderne d'une manière infiniment plus efficace que les élucu­brations de la pseudo-philosophie narcissique dont notre civilisation est saturée et dont elle meurt. Marcel De Corte, professeur à l'Université de Liège. 111:109 ### Le gnosticisme de Teilhard de Chardin par Louis Salleron Les éditions Berger-Levrault lancent une collection sur le thème *Pour* et *Contre*. Chaque ouvrage présentera deux exposés, l'un pour l'autre contre le sujet choisi. C'est ainsi que M. André Monestier se trouve être mon voisin sympathique autour de Teilhard de Chardin. Il est *pour*, je suis *contre*. Il s'agit de petits livres, de moins de deux cents pages -- soit moins de cent pages pour chaque auteur. J'ai l'habitude de faire court. Mais, mon étude terminée, je me suis aperçu qu'elle était trop longue. Plutôt que de tailler dans chaque page, j'ai préféré en retirer ce qui concerne le gnosticisme de Teilhard, qui forme un tout. L'acheteur du livre en sera privé -- si privation il y a. Le lecteur d'*Itinéraires* en bénéficiera -- si bénéfice il y a. Voici, en tout cas, le morceau. -- L. S. ##### *La vision de Teilhard* *Nous allons à l'amour, au bien, à l'harmonie.* *Ô vivants qui flottez dans l'énigme infinie,* *Un arbre, auguste à tous les yeux,* *Conduit votre navire à travers l'âpre abîme* *Jésus ouvre ses bras sur la vergue sublime* *De ce grand mât mystérieux.* > V. Hugo. L'intuition qui nourrit la vision de Teilhard est *essentiellement religieuse.* Toute son œuvre part du Christ pour y aboutir. 112:109 Mais il y a bien des manières de *voir* le Christ. La *vision christique* de Teilhard passe par la *Science.* La géologie et la paléontologie l'ayant convaincu de la vérité de l'Évolution, celle-ci envahit peu à peu son esprit au point de devenir pour lui l'explication universelle où s'accorde la Science totale avec la Foi totale. Vers la fin de sa vie, en 1948, il a résumé -- parlant de lui-même à la troisième personne -- sa « position intellectuelle », dans une note assez courte pour que nous puissions la reproduire *in extenso,* ce que nous croyons bon de faire pour que nul ne nous accuse de fausser sa pensée. « Essentiellement, la pensée du P. Teilhard de Chardin ne s'exprime pas dans une métaphysique ; mais dans une sorte de phénoménologie. Fondant et dominant toute l'ex­périence, pense-t-il, une certaine loi de récurrence s'im­pose à notre observation : loi de complexité-conscience, en vertu de laquelle, à l'intérieur de la Vie, l'étoffe cos­mique s'enroule de plus en plus étroitement sur soi, sui­vant un processus d'organisation mesuré par un accrois­sement corrélatif de tension (ou température psychique). Dans le champ de notre observation, l'Homme *réfléchi* représente le terme élémentaire le plus élevé de ce mou­vement d'arrangement. Mais, au-dessus de l'homme individuel, l'enroulement se prolonge encore, par le Phénomène social, dans l'Hu­manité, au terme de laquelle se laisse entrevoir un point supérieur et critique de Réflexion collective. De ce point de vue « l'hominisation » (socialisation incluse) est un phénomène convergent (c'est-à-dire présentant une limite supérieure, ou point de maturation interne). Mais ce phé­nomène *convergent* est également par structure de nature *irréversible ;* en ce sens que l'Évolution devenue réfléchie et libre, en l'Homme, ne saurait plus continuer sa marche ascendante vers la complexité-conscience à moins de re­connaître que « l'enroulement vital », non seulement échappe (vers l'avant) à une annihilation ou mort totale, mais encore qu'il collecte toute l'essence préservable de ce que la Vie aura engendré en chemin. 113:109 Cette exigence d'irréversibilité implique structurellement l'existence, au terme supérieur de la convergence cosmique, d'un centre transcendant d'unification, « le point Oméga ». Sans ce foyer à la fois irréversibilisant et collecteur, impossible de sauver la loi de récurrence évolutive jusqu'au bout. C'est sur cette « Physique » que le Père Teilhard dans un « deuxième temps » construit : 1° -- Une Apologétique d'abord : sous l'influence illu­minatrice de la grâce, notre esprit reconnaît, dans les pro­priétés unitives du phénomène chrétien, une manifestation (réflexion) d'Oméga sur la conscience humaine et il iden­tifie l'Oméga de la raison avec le Christ Universel de la révélation. 2° -- Une Mystique, en même temps : l'Évolution tout entière se trouvant ramenée à un processus d'union (de communion) à Dieu, elle devient intégralement aimante et aimable au plus intime et au plus terminal de ses déve­loppements. Prises ensemble, les trois branches (Physique, apolo­gétique et mystique) du système suggèrent et esquissent facilement une Métaphysique de l'Union, dominée par l'a­mour et où le Problème même du Mal trouve une solution intellectuelle et plausible (nécessité statistique de désor­dres à l'intérieur d'une multitude en voie d'organisation). On a reproché à cette « Philosophie » de n'être qu'un con­cordisme généralisé. A cette critique, le P. Teilhard répond qu'il ne faut pas confondre concordisme et cohérence. Religion et Science représentent évidemment, sur la sphère mentale, deux méridiens différents qu'il serait faux de ne pas séparer (erreur concordiste). Mais ces méridiens doi­vent nécessairement se rencontrer quelque part sur un pôle de vision commune (cohérence) : autrement tout s'effondre en nous dans le domaine de la pensée et de la connaissance. » Cette note est extrêmement intéressante. Aussi « con­ceptuelle » que possible (pour Teilhard), elle est lourde de toutes les images qui fleurissent dans les dizaines et les dizaines d'essais, dans les centaines et les centaines de lettres où il nous communique cette « vision » qu'il rappelle encore ici en terminant. 114:109 Le point focal de cette vision, le point d'intuition qui l'engendre et la sustente indéfiniment, c'est le « point Oméga », où se rejoignent la Science et la Foi, l'Évolution et la Révélation. Cette vision, Teilhard va nous l'*expliquer,* nous la *détailler,* nous la *démonter* dans une prodigieuse « Apo­logétique » tout entière bâtie sur l'Évolution, dont il ne veut parler qu'en savant selon « une sorte de phénoménologie ». Pourquoi ce mot de « phénoménologie » ? Pour expri­mer sa volonté de traiter en « phénomène » tout ce qu'appréhendent nos sens et notre intelligence. Il ne s'agit pas de nier les valeurs spirituelles ou religieuses, mais puisqu'elles existent elles font partie du « phéno­mène » universel. L'homme, tout le premier, est « phéno­mène humain ». Le Cosmos est *un*. Il obéit donc à une loi principielle qui nous fera comprendre les contradictions dans lesquelles nous nous mouvons et nous permettra de les surmonter. Cette loi, c'est l'Évolution. « (...) nos vieilles catégories (oppositions) sont en train de céder, (sans confusion) en atmosphère de Cosmogénèse : Esprit-Matière, Transcendance-Immanence, Phénomène-Être... » ([^65]) L'*Unir* (par l'amour) explique ce devant quoi l'*Être* nous laisse désemparés. « Être plus, c'est s'unir davantage. » Tout ce qui, aujourd'hui, dans tous les domaines, est désordre, conflit, souffrance, contradiction, opposition, antinomie, est appelé à disparaître par la vertu de l'Évolution, qui fait accéder la Vie du Multiple à l'Un, abandonnant à l'Entropie la Matière et son cortège de misères, libérant l'Esprit d'autre part vers la plus haute conscience et le pur Amour, dans une Personnalisation maxima des monades au sein d'une Totalisation qui est celle du Plérôme. 115:109 Il nous appartient donc, ayant reconnu le fait de l'Évolution, de nous y associer pour mener consciem­ment l'Univers à son terme, où nous rencontrerons le Christ, achevé grâce à nous, tandis qu'il achève lui-même l'Évolution avec notre concours. De la Matière à la Vie, de la Vie à l'Homme, nous sommes arrivés au point où l'évolution, devenue consciente en nous, obéit à notre liberté. Il nous appartient de nous faire évoluer nous-mêmes en nous confiant à l'infaillible Évolution. C'est un programme d'Action que nous dicte la Vision. Action en avant. Construction du Monde. Inutile « de chercher à spiritualiser quoi que ce soit autour de nous, dans l'Univers, sans le technifier d'abord en même temps, et vice-versa » ([^66]). Notre foi au Monde ne peut que coïncider avec notre foi au Christ, puisqu'ils dépendent réciproquement l'un de l'autre pour leur achèvement. « Coopérer à l'Évolution cosmique totale est le seul geste où puisse s'exprimer adéquatement notre dévotion à un Christ évoluteur et universel ([^67]). » D'où l'importance de la Recherche, qui est « la forme sous laquelle se dissimule et opère le plus intensément, dans la Nature autour de nous, le pouvoir créateur de Dieu » ([^68]). En prenant la tête de la Recherche, les chré­tiens ne manifesteront pas seulement leur sens christi­que, ils répondront à l'attente des incroyants. Ceux-ci, parce qu'ils ont foi au Monde, au Progrès, à l'Avenir, ont quitté le christianisme qui ne leur apparaît plus que comme la religion du passé. 116:109 Forme suprême de l'Ado­ration, la Recherche, aux mains des chrétiens, devient le mode apologétique par excellence, car elle permet de réconcilier deux Fois devenues antagonistes : la Foi *En Haut* et la Foi *en Avant*. « Sous l'influence des pouvoirs presque magiques que la Science lui confère pour guider la marche de l'Évolution, il est inévitable que l'Homme moderne se sente lié à l'Avenir, au Progrès du Monde par une sorte de religion souvent traitée (à tort, je pense) de néopaganisme. Foi en quelque prolongement évolutif du Monde interférant avec la foi évangélique en un Dieu créateur et personnel ; -- mystique néo-humaniste d'un *En avant* se heurtant à la mystique chrétienne de l'*En Haut *: dans ce conflit apparent entre l'ancienne foi en un Dieu transcendant et une jeune « foi », en un Univers immanent se place exactement (si je ne me trompe), par ce qu'elle a de plus essentiel, *sous sa* *double forme scientifique et sociale*, la crise religieuse moderne. Foi en Dieu et foi en l'Homme ou au Monde. Toute l'avance du règne de Dieu, j'en suis convaincu, est en ce moment suspendue au problème de réconcilier (non pas superficiellement mais organiquement) ces deux courants, l'un avec l'autre ([^69]). » L'intuition du philosophe, disait Bergson, est quelque chose « d'infiniment simple », de « si extraordinairement simple » qu'il n'a jamais réussi à la dire. « Et c'est pourquoi il a parlé toute sa vie ». L'intuition du visionnaire est, en quelque sorte, plus simple encore, et la nature de son génie le fait exploser en paroles. C'est en milliers de pages que Teilhard, inlassablement nous dit et redit sa vision, et la passion apostolique qui l'anime. On n'en finirait donc pas de la citer. Une phrase cependant résume tout. Ce qu'il *voit* et ce qu'il *adore*, au terme de la « Sainte Évolution », c'est « le Cœur du Christ universalisé coïncidant avec un cœur de la Matière amorisée » ([^70]). 117:109 Cette vision est belle, et émouvante. Mais nous en avons reconnu le caractère : c'est une Gnose. ##### *Une gnose* *Crois-tu que le matin va te faire un traité* *De l'Être abstrait, du Verbe et de la Trinité ? ...* *L'illusion serait étrange, que t'en semble,* *De voir dans ce splendide et redoutable ensemble,* *Dans ce flot de la vie et dans ce noir torrent,* *Un docteur de Sorbonne énorme pérorant.* > V. Hugo. Visionnaire, Teilhard est poète. Il pourrait n'être que poète. Mais se voulant savant, philosophe et théologien, il est gnostique. L'épithète peut surprendre. Historiquement, en effet, le gnosticisme apparaît comme un dualisme où le Mal prend une importance considérable. La conception d'un Monde mauvais, l'appel à la Tradition, l'initiation, un pessimisme foncier, une volonté de salut individuel sont des traits par lesquels on caractérise volontiers le gnos­tique. Tel auteur dit « qu'il faut chercher l'essence du gnosticisme dans une volonté de dépassement à l'égard de toute réalité solidaire du temporel et de la fata­lité » ([^71]). Tel autre définit la gnose « un dualisme anticosmique et eschatologique » ([^72]). Les Manichéens, les Cathares, les Albigeois sont les noms qui flottent vaguement dans l'esprit quand on parle de gnose. Nous sommes loin de Teilhard. Nous sommes même aux anti­podes. Mais il ne s'agit là que du *contenu* du gnosticisme historique, ou plutôt de *certains* courants du gnosticisme que l'Histoire a particulièrement retenus à cause de leur importance. Il y a d'autres courants ; et il y a surtout *l'essence* du gnosticisme qu'on ne peut nulle­ment identifier à tel ou tel de ses aspects concrets. 118:109 Le mot même de *gnose* dit tout. Il signifie simplement *connaissance.* La gnose se veut suprême pénétration du mystère universel par la voie de la connaissance. *Reli­gieuse* par son objet comme par son intention, elle est *intellectuelle* par sa nature. Il va de soi que l'intelligence pourra construire des systèmes divers. Il va plus encore de soi qu'une gnose du XX^e^ siècle présentera, du fait de la science, des traits substantiellement différents d'une gnose du II^e^ siècle. Aussi bien, il suffit d'ouvrir n'importe quel ouvrage sur le gnosticisme pour se convaincre de ce qu'il est dans sa nature profonde. Qu'il s'agisse de livres savants consacrés à tel ou tel courant gnostique, ou qu'il s'agisse de livres de vulgarisation, on n'en finirait pas de relever définitions, explications et témoignages corroborant notre assertion. Qu'on veuille bien excuser d'abondantes citations. Elles éclairent si vivement, sans la viser, l'œuvre de Teilhard qu'elles valent mieux que toutes les démons­trations que nous pourrions faire nous-même. Dans un petit livre qui fait le point de « La gnose éternelle », H. Cornélis et A. Léonard notent qu'on trouve chez tous les gnostiques la volonté d'une vision intégrale du monde. « Une telle volonté d'intégralité est en effet un des traits les plus sûrs de la pensée gnostique, où elle se traduit lumineusement dans l'usage intensif qu'elle fait du mot « plérôme » (p. 14). Voilà un usage auquel on peut dire que Teilhard fait honneur. Il serait même intéressant de compter le nombre de fois que le mot « plérôme » apparaît sous sa plume. 119:109 « ...Mais pour opérer sa révolution intérieure, le gnos­tique en herbe a besoin d'un appui. La religion de son enfance pouvait lui en fournir un, à condition de se ré­duire à un réservoir de mythes et de rites, capables de prêter un décor sacré à son intuition libératrice. Une gnose est, en effet, une manifestation religieuse de nature essentiellement parasitaire. Elle se propage par le tru­chement d'une religion porteuse, de la substance de laquelle elle s'empare, en la défigurant. » (pp. 21-22.) -- Lisez. Relisez. Pesez chaque mot... On est presque gêné. Que veulent les gnostiques ? Ils veulent édifier « une philosophie religieuse capable de rivaliser de séduction intellectuelle avec l'enseignement philosophique » (p. 33). On pense au dessein de Teilhard voulant « construire, en utilisant les vues du transformisme scientifique, un évolutionnisme spiritualiste plus probable et plus sédui­sant que l'Évolutionnisme matérialiste » ([^73]). Point de vue qu'on retrouve à toutes les pages de son œuvre. Cité par nos deux auteurs, Henri-Charles Puech, qui a fait une étude sur « La gnose et le temps », écrit que dans la gnose « c'est le mythe qui articule à la fois la vision du monde transcendant et celle de la durée histo­rique. -- le mythe qui n'est en soi ni éternité on intelli­gibilité à la façon hellénique, ni histoire ou durée du type chrétien. Le mythe est de l'intemporel articulé. Il ra­conte des événements, des aventures, mais indatables, et qui se déroulent hors d'un temps concret, quoique, d'autre part, ils semblent tenir du temps par leur carac­tère successif. Appliquée au monde intelligible et à la Création, la pensée mythique ne peut donc que conta­miner et transformer, dans une même mesure, la vision de l'un ou de l'autre. » (p. 109) Enfin, ce jugement global : « La gnose est très précisément ce que les anciens depuis Varron, en passant par Tertullien et Augustin, jusqu'à Thomas d'Aquin, appe­laient une théologie mythique ou fabulatrice, une fabrication de dieux due à l'imagination des poètes, et qu'ils critiquaient d'ailleurs sévèrement. 120:109 Plus indulgents ou plus psychologiques qu'eux, nous pouvons reconnaître dans la gnose non certes une vérité métaphysique, mais une sorte de grand poème dans lequel l'Homme exprime son inquiétude et crée des images et des archétypes qui essaient de l'apaiser et de substituer un monde de lumière au chaos ténébreux qui l'affole. La gnose est une révé­lation des profondeurs de l'homme, mais non une révé­lation de Dieu. » (p. 113) Prenons un autre livre de vulgarisation, celui de Serge Hutin sur « Les gnostiques » (Coll. « Que Sais-Je ? », 1959). Il est très différent du précédent par le style et la composition. Mais nous y voyons que la gnose est la connaissance « en soi », *absolue* qui embrasse l'Homme, le Cosmos et la Divinité (p. 15), qu'elle est une « attitude *existentielle *» et que « c'est toujours par son caractère d'expérience *vécue* (qu'elle) manifeste son originalité véritable » (p. 15). Étudiant les prolongements de gnosticisme jusqu'à nos jours, Serge Hutin écrit : « ...il est même curieux de constater qu'un penseur comme le P. Teilhard de Char­din, parti de la biologie et de l'anthropologie, a fini par rejoindre de grandioses perspectives *gnostiques* (au sens large -- et catholique du terme) » (pp. 103-104). Il est également curieux de constater que H. Cornélis et A. Léonard qui, eux aussi, prolongent leur investigation jusqu'à nos jours s'étendent assez longuement sur Simone Weil (que S. Hutin mentionne seulement) sans nommer Teilhard à qui leurs analyses s'appliquent si bien. Mais, dans le présent, ils s'attachent plus au contenu de la gnose historique qu'à son essence. D'où, à côté de Simone Weil, les noms de Guénon, d'Abellio, d'Aurobindo, de Jung, qui viennent sous leur plume. 121:109 Passons à une étude purement philosophique, celle de Simone Pétrement -- l'amie de Simone Weil -- dans la très savante et austère *Revue de Métaphysique et de Morale* (octobre-déc. 1960). « Le gnosticisme, écrit-elle, n'est pas la religion de la connaissance ; c'est la prédi­cation d'une connaissance qui elle-même n'est pas autre chose qu'une religion. En outre, cette religion est repré­sentée par un Sauveur. Ce Sauveur enfin, dans toutes les gnoses que décrit saint Irénée, à la seule exception peut-être de celles de Simon et de son disciple Ménandre, est le Christ. » (p. 391) Connaissance (*gnôsis*) et foi (*pistis*) peuvent, du reste, aller de pair, voire coïncider ; d'où une gnose chrétienne générale. « Au sens le plus large, la gnose signifierait à peu près la connaissance du vrai Dieu ou de la vraie façon de servir Dieu, c'est-à-dire la vraie religion. Pour le Juif, c'est le judaïsme pour le chrétien, c'est le chris­tianisme. Au sens plus étroit, il s'y mêlerait d'une part l'idée d'un savoir plus intelligent que la simple foi (mais encore religieux), d'autre part l'idée d'une pénétration des mystères, particulièrement du mystère des événe­ments derniers (qui pour les chrétiens sont déjà accom­plis en partie) » (p. 394). On notera que Simone Pétrement voit dans la gnose non seulement « la connaissance du vrai Dieu » mais également « la vraie façon de servir Dieu ». *Gnôsis* et *pistis*, la gnose est toujours aussi peu ou prou praxis. H. Cornélis et A. Léonard soulignent, de leur côté, que dans les milieux de la diaspora juive « surgissent des hommes qui sont avant tout des praticiens de la libé­ration des âmes (...). Ce sont ces hommes qui ont cherché à exploiter le Nom de Jésus, sa *dunamis* et son *pneuma*, à des fins avant tout pratiques de cure spirituelle ou phy­sique de leur clientèle » (p. 11). Il faut transposer ; mais nous retrouvons bien la même démarche chez Teilhard. De la *Vision* à l'*Action,* son vocabulaire et son enseigne­ment ne laissent pas de doute sur leur caractère gnos­tique. La *dunamis* et le *pneuma* du « Christ évoluteur » nous dictent notre foi au Monde et l'Action que nous devons y mener. 122:109 On s'étonnera peut-être que le gnosticisme des pre­miers temps de l'Église puisse ressusciter, fût-ce sous une forme différente, en plein XX^e^ siècle. Mais c'est que, pour l'esprit humain, les problèmes sont les mêmes. Les cadres de la pensée et de la vie se brisent. Socialement menacé, écartelé entre le double besoin de comprendre et d'agir et la double nécessité de croire et d'espérer, l'homme est prêt à se précipiter sur n'importe quelle synthèse où puissent s'accorder ce besoin et cette néces­sité. La gnose est la réponse. Dans une volumineuse étude sur *La connaissance religieuse dans les épîtres de saint Paul* (Gabalda, 2^e^ édition 1960), Dom Jacques Dupont O.S.B. rapporte, en avant-propos, l'analyse que fait le P. Festugière du « courant de mysticisme que traversa le monde gréco-romain à l'époque impériale ». L'âme païenne aspire alors « à une connaissance qui soit un contact direct, un « sentiment », un toucher, une vue. Elle aspire à une union qui soit fusion totale, interpénétration de deux êtres vivants. C'est tout cela, je veux dire la perception confuse de ce mystère de Dieu et des besoins de l'âme, que le mot « gnose », s'efforça d'exprimer... » (p. IX). La *gnosis*, écrit de son côté M. Bultmann « est vision, de caractère extatique ou mystique ; connaître implique toujours quelque vision, au sens précis de la vision que procuraient les mystères » (*Id*.). Le mot *gnosis* traduit par excellence « l'aspiration mystique du paganisme à voir Dieu » (*Id*.). Ainsi Teilhard écrivait-il à sa cousine : « ...le point sensible de l'âme d'aujourd'hui est bien là, dans la passion de quelque Absolu tangible » ([^74]). 123:109 Si nous feuilletions l'ouvrage de Dom Dupont, nous y trouverions des pages bien intéressantes sur les traités hermétiques concernant le plérôme (p. 454), comme nous y apprendrions que, parce que le monde est à la fois « rempli de Dieu et rempli d'âme », toutes choses « peuvent converger en un seul être (*eis en sunelthein*) » (p. 457). La « convergence » chère à Teilhard, est là, au rendez-vous. Mais, dira-t-on, la gnose ne peut-elle être chrétienne ? Elle peut l'être, en effet. Le simple fait que le mot signi­fie « connaissance » ne permet pas, à l'origine, de pré­juger du caractère ni du contenu de cette connaissance. Avec le recul du temps, nous distinguons « gnose » et « connaissance ». En grec, il s'agit au départ d'un seul et même mot. On peut donc parler de gnose chrétienne, de gnose paulinienne, etc. On vise alors la *part* de la con­naissance et le *contenu* de cette connaissance dans la foi chrétienne. Comme le milieu philosophique où fleurit la Gnose des premiers temps du christianisme fournit la même matière de réflexion aux « gnostiques » et aux « chrétiens », il y a nécessairement interférences, em­prunts réciproques, mélanges et finalement une certaine confusion, que le temps dissipera peu à peu. Parlant de « la rédemption cosmique autour des années 200 », Michel Spanneut dit fort bien : « \[Les au­teurs chrétiens\] étaient en lutte contre le gnosticisme, la grande hérésie des premiers siècles, où tout est brisure tragique, où l'homme doit s'arracher au monde, à son propre corps, et même aux facultés inférieures de son âme, pour se sauver ou sauver du moins la mince parti « de son être qui soit capable de salut. En réaction contre cette philosophie *divisive* et sa religion acosmique, les penseurs chrétiens étaient naturellement amenés à pro­clamer, avec l'intégrité de l'homme et la splendeur du monde, une sorte de monisme intégral. Le stoïcisme am­biant, populaire ou scolaire, le leur a fourni, avec l'in­vitation implicite à enraciner profondément, au cœur de tout, la Croix que saint Paul avait déjà plantée dans le Cosmos. » ([^75]) 124:109 La Gnose chrétienne est donc anti-gnostique par son *contenu,* comme elle est gnostique par sa *forme.* Teilhard serait-il alors un gnostique chrétien ? Dans le numéro d'août 1966 de *Réalités*, M. Tan­neguy de Quenétain interroge Jean Guitton sur le thème : « Notre époque baigne-t-elle tout entière dans l'hérésie cathare ? » Jean Guitton voit dans la Gnose de l'Histoire « une horreur du créé, de la matière, de l'existence dans le temps », en quoi il est d'accord avec tous les histo­riens. Dans la Gnose, « ce n'est pas la volonté mais l'in­telligence qui sauve. L'accent est placé sur le voir et non plus sur le vouloir comme chez les chrétiens ». Jean Guitton, pour conclure, pense une « Mieux armée pour dépister ce qui est authentique de ce qui ne l'est pas (dans la mystique, les expériences religieuses, person­nelles, etc.), l'Église admettra plus facilement qu'on puisse atteindre Dieu par la connaissance, comme l'en­seignèrent jadis saint Paul, saint Jean, Origène, Clé­ment d'Alexandrie qui furent, eux, de bons gnostiques chrétiens ». Teilhard serait-il un « bon gnostique chrétien » ? C'est évidemment ce que pensent ses partisans catholiques. Nous ne demandons qu'à leur laisser cette chance, sans la croire bien solide. Après dix-sept ou dix-huit siècles, une gnose chrétienne ne peut qu'être très artificielle ! Faute d'un gnosticisme généralisé auquel s'oppo­ser, elle risque d'être beaucoup plus gnose que chrétienne. Le débat moderne est celui de la Science et de la Foi. Il suppose des distinctions et des clarifications, non pas la confusion d' « une sorte de monisme intégral », où la présence d'un Christ cosmique plus ou moins démiurgique pose plus de problèmes qu'il n'en résout. 125:109 Il est d'ailleurs symptomatique que les images de Teilhard, si évocatrices de la Gnose primitive, trouvent de nos jours leur correspondance principale dans la litté­rature ésotérique. On aimerait savoir, à cet égard, quelles ont pu être les lectures de Teilhard, quoiqu'il ait pu lui suffire d'un livre ou d'un article pour lancer son esprit dans une direction à laquelle il était spontanément orienté. Nous avons au moins une indication. Il a lu « les Grands Initiés » d'Édouard Schuré. « L'introduction, confesse-t-il, m'a plongé dans l'enthousiasme » ([^76]). On le conçoit. Il a pu y lire ceci notamment : « Aujourd'hui, ni l'Église emprisonnée dans son dogme, ni la Science enfermée dans la matière ne savent plus faire des hommes complets. L'art de créer et de former des âmes s'est perdu et ne sera retrouvé que lorsque la Science et la Religion, refondues en une force vivante s'y appli­queront ensemble et d'un commun accord pour le bien et le salut de l'humanité. Pour cela la Science n'aurait pas à changer de méthode, mais à étendre son domaine, ni le christianisme de tradition, mais à en comprendre les origines, l'esprit et la portée. » (Introduction, p. XXX.) Tout un programme. Ce programme, Teilhard va le faire sien. Non sans avoir conscience du danger qu'il comporte. En lisant Schuré, écrit-il à sa cousine, « j'ai pris conscience, une fois de plus, de ce grand danger qui menace les mystiques naturalistes de chercher les mystères (et leur solution) dans le plan même de nos expériences et de notre Uni­vers sensible et non dans un cercle de l'Univers plus profond que notre Monde (...) le vrai ésotérisme, la vraie Gnose, ne portent aucune atteinte à l'ordre scientifique, et ne nous permettent (malheureusement !) pas de faire s'évanouir devant nos yeux de chair le voile irritant des phénomènes. Le *Mystère, pour chaque cercle du Monde,* est dans le *Cercle suivant *: voilà le principe qui doit défendre le mystique de toute rêverie et de tout ridicule » ([^77]). 126:109 Texte infiniment précieux. D'abord nous y voyons Teilhard adhérer au « vrai ésotérisme », à la « vraie Gnose », ce qui certes est bien son droit. Nous y voyons aussi cette tendance foncière de son esprit à remonter de Cercle en Cercle pour fonder sa mystique et la protéger de la rêverie et du ridicule, ce qui est une étrange con­ception de la mystique chrétienne. Nous y voyons enfin cette habitude congénitale de son apologétique interne : exorciser l'erreur par des mots et s'y livrer ensuite en toute tranquillité. Une confusion sereine de tous les ordres et de tous les plans équivaut pour lui à la parfaite clarté. Il se peint tout entier dans la lettre suivante : « ...j'ai pu me remettre à Schuré, qui m'a fait un immense plaisir, assez complexe : joie de trouver un esprit extrêmement sympathique au mien, -- excitation spirituelle en pre­nant contact avec une âme passionnée pour le Monde, -- satisfaction de constater que les questions qui me préoc­cupent sont bien celles qui ont animé la vie profonde de l'humanité, -- plaisir de voir que mes essais de solution conviennent, en somme, parfaitement aux vues des « grands initiés » sans altérer le dogme, et (à cause de l'idée chrétienne intégrée) ont en même temps leur physionomie très particulière et originale j'ai touché du doigt, en lisant Schuré, l'erreur des faux mysticismes qui, confondant les plans, cherchent le mystère dans le plan des phénomènes, -- forçant les réalités extérieures et leur propre imagination, -- confondant l'éther, le « milieu astral », et le *vrai* milieu mystique. 127:109 Je suis pres­que résolu à écrire quelque chose sur la « *Science mys­tique *», pour défendre de ces abus et placer dans sa vraie lumière (entrevue, par Schuré, mais avec de grosses fautes de perspectives) cette science des sciences, qui est aussi le grand Art et le grand Œuvre. A première vue, enfin... j'ai été surpris de la façon étroite et incomplète dont Schuré a vu le Christ : sur l'Incarnation, sur l'Eu­charistie, sur le Corps mystique merveilleux temple d'éso­térisme, il ne dit rien (...). On a l'air absurde et vaniteux de se poser en incompris. Et pourtant, réellement, (sans le moindre retour vaniteux, me semble-t-il), je crois que je vois quelque chose ; et je voudrais que ce quelque chose fût vu... » (*Toujours la vision*) « ...Ce qui me calme, c'est la confiance absolue que, si dans « mon évangile » il y a un vrai rayon de lumière, ce rayon luira, d'une façon ou d'une autre » ([^78]). La *science des sciences,* le *grand Art, le grand Œuvre*, comment Teilhard peut-il croire que sa mystique soit essentiellement chrétienne ? En tout cas, ses idées et son vocabulaire s'apparentent étroitement aux idées et au vocabulaire de Schuré. Dans un article « A propos de la théodicée teilhardienne », André Combes cite des passages des *Grands initiés *qu'on croirait de la plume de Teilhard ([^79]). André Combes se demande si Teilhard a lu, du même Schuré, *L'évolution divine*. Je me l'étais demandé de mon côté. 128:109 Dans la préface de « l'évolution divine », Schuré rappelle qu'il écrivait, dans « les grands initiés » : « ...le temps actuel, avec son développement scientifique et industriel, ses analyses de la matière et son emprise sur le monde extérieur, sa connaissance de l'univers physi­que et son sens de l'évolution, a besoin d'une synthèse spirituelle autrement large et autrement pressante que toutes celles du passé. Si l'ésotérisme occidental existe, comme j'en ai la conviction, il doit avoir ses représen­tants et son apôtre. Je ne le verrai sans doute pas, mais cet apôtre viendra... Il viendra comme une réponse nécessaire au cri qui sort des entrailles du vingtième siècle » (p. IX). Il semble que cet appel s'adressait à Rudolf Steiner. Mais Teilhard l'a entendu. Du premier « livre » de « l'évolution divine » qui s'intitule « L'évolution planétaire et l'origine de l'hom­me », jusqu'au dernier, « Le Christ cosmique et le Jésus historique » et à la conclusion, on n'en finirait pas de relever les passages dont la résonance est teilhardienne. Certes la cosmogonie de Schuré, étrangère aux sciences exactes, est toute différente de celle de Teilhard ; mais la préoccupation est la même, et l'orientation profonde également. Qu'on nous pardonne encore cette longue citation : « La science matérialiste, obstinément enfermée dans l'observation des phénomènes du monde visible et l'Église racornie en des dogmes abstraits et en des rites, dont le sens profond est de moins en moins compris ne sont certes pas au bout de leur mission. Elles suffisent aux esprits et aux âmes qui vivent plus dans le passé que dans le futur. Elles se transformeront d'ailleurs par la force des choses, mais seulement sous le choc de nou­velles puissances organisées qui, du dehors, menaceront leur pouvoir. D'autre part, la Religion, la Science et l'Art futurs ont besoin de nouveaux groupements, qui ne peuvent s'obtenir que par une cristallisation sous l'im­pulsion d'un nouveau principe. 129:109 « Il ressort de tout le mouvement intellectuel et spirituel depuis deux mille ans, dont je viens de marquer les grandes lignes, que cette cristallisation n'est possible que par *une synthèse du principe chrétien et du principe luciférien* « L'un et l'autre se sont transformés avec le temps et ne nous révèlent qu'aujourd'hui leurs arcanes. Voici comment le plus profond et le plus lumineux théosophe du temps actuel définit l'arcane du christianisme : « La terre est un kosmos de sagesse, grâce aux puissances cosmiques qui ont élaboré ses éléments et construit son organisme selon une harmonie savante. La terre actuelle est composée de ces éléments de sagesse. L'homme les y retrouve. Mais une nouvelle force est entrée dans cette sagesse. Elle amène l'homme à se sentir le membre indépendant d'un monde spirituel. *Le Kosmos de la Sagesse doit se transformer en Kosmos de l'Amour* (...). De même que la sagesse primordiale s'est exprimée dans les forces extérieures de la terre, de même à l'avenir *l'Amour se manifestera comme une force naturelle. C'est là le secret de tout le développement futur. Tout ce que l'homme accomplira, en harmonie consciente avec l'en­semble de l'évolution terrestre sera une semence d'A­mour... *» ([^80]) (pp. 431-32). Ce n'est pas nous qui soulignons, c'est Schuré lui-même ou Steiner. Tout familier de la pensée de Teilhard retrouvera dans ces propos une idée qui lui est chère et qu'il exprime à maintes reprises, presque dans les mêmes termes. Terminons par ces quelques lignes de Schuré, qui figurent à la fin de son livre : « Ainsi, l'âme humaine qui a reçu de Lucifer son moi avec la soif inextinguible de l'individualité grandissante, se remplira, goutte à goutte, de l'Amour divin qui vient du Christ. Lorsqu'elle aura compris toute la portée de son sacrifice et rempli sa mission, l'Archange Lucifer, libéré et plus brillant que jamais, sera devenu le Dieu de la planète Vénus qui lui fut primitivement destinée et dont il ressent toujours la nostalgie dévorante. A ce moment, le Christ sera complètement identifié à la terre et à l'humanité » (p. 439). 130:109 Ces lignes montrent bien ce qui *sépare* Teilhard de Schuré, mais elles montrent aussi ce qui l'en *rapproche.* Teilhard ignore Lucifer et Vénus. Mais qu'à la fin de l'évolution le Christ soit identifié à la terre et à l'huma­nité lui est un thème chéri. A-t-il tiré ce thème et les autres de son fond ? Les a-t-il empruntés à Schuré ? Nous l'ignorons. Nous ignorons également s'il a lu « Femmes inspiratrices » dudit Schuré. Je n'ai pu, quant à moi, mettre la main sur ce livre. Mais l'invocation enflammée, en tête des *Grands initiés*, « à la mémoire de Margherita Albana Mignaty » laisse assez deviner son orientation. Or nous savons l'importance que Teilhard accordait au « féminin » dans le christianisme. Rappe­lons les réflexions par lesquelles il termine une lettre adressée, quelques jours avant sa mort, à Maryse Choisy : « Le fond (et l'intérêt) de la question mariale (du « fait marial ») c'est, à mon avis, de trahir un irrésistible besoin chrétien de « féminiser » (fût-ce par une atmos­phère ou enveloppe externe) un Dieu (lahwé) horrible­ment masculinisé. Ce qui est simplement une des faces présentes de la sur-découverte de Dieu -- Dieu à la fois « cosmisé » et « féminisé » en réaction contre un certain « paternalisme néolithique » trop souvent présenté comme l'essence définitive de l'Évangile ([^81]). » Ne nous scandalisons pas. Ne nous étonnons pas davantage que, pour Teilhard, le « fait marial » soit « une des faces présentes de la sur-découverte de Dieu », alors qu'il est patent et éclatant dans l'Église, de saint Luc à nos jours. Retenons que le Dieu « cosmisé » et « féminisé » de Teilhard est essentiellement gnostique. 131:109 « Eh ! bien, vont protester certains, ne peut-on être gnostique ? » On peut être ce qu'on veut. Là n'est pas la question. La question est de savoir ce qu'est Teilhard. Je ne vois pas que qui que ce soit puisse nier qu'il est visionnaire et gnostique. Un périodique, qui tire à des centaines de milliers d'exemplaires et qu'on trouve à profusion dans les égli­ses, a consacré quatre de ses numéros, en 1965, à Teilhard de Chardin. Je n'ai lu que le dernier, tout en louanges. L'auteur, parvenu dans son récit à la fin de la vie du savant jésuite, écrit : « Quelques heures plus tard, il rendait son âme au grand poème de Dieu. » Que dans une publication catholique, vouée à l'édification des fidèles, il soit dit d'un chrétien qu'il rendit son âme « au grand poème de Dieu » est significatif. Jusqu'à présent, les baptisés, et aussi bien tous les hommes, rendaient leur âme à Dieu quand ils mouraient. C'est certainement sans malice que l'auteur dit que Teilhard a rendu la sienne au *grand poème de Dieu*. Ainsi dans son esprit respectait-il ce qu'il pressentait être l'ésotérisme du grand homme. Curieux hommage ! Louis Salleron. *Annexe* La vision de Teilhard frappe les esprits. Son aspect scientifique impressionne. On se dit : « Comme cela *colle* bien avec la réalité ! » Oui, mais toute autre vision *collerait* aussi bien. Nous en faisons la démonstration ci-après. #### La vision d'un Dominicain *Et soudain, comme un spectre entre en une maison,* *Apparut, par-dessus le farouche horizon,* *Une flamme emplissant des millions de lieues,* *Monstrueuse lueur des immensités bleues,* *Splendide au fond du ciel brusquement éclairci* *Et l'astre effrayant dit aux hommes :* «* Me voici ! *» > V. Hugo. 132:109 Supposons un dominicain (pour changer) qui, pendant trente années, avec un lyrisme égal à celui de Teilhard, pro­poserait inlassablement à notre méditation les conséquences nécessaires d'une loi qu'il appellerait *la loi d'accélération-autorégulation-catastrophe*. Que dirait ce nouveau prophète ? Il établirait, d'abord, la loi *universelle* et *évidente* de l'accélération. Avec un luxe d'exemples impressionnants il démontrerait l'accélération de l'Histoire dans tous les domaines. Il expliquerait que cette accélération, après avoir été rampante, et comme invisible, pendant des millénaires, a pris maintenant son « décollage ». Nous assistons au « take off » de l'Humanité. Mais cette accélération n'est pas homogène. Chaque élé­ment de l'Histoire a son rythme propre d'accélération. L'accroissement de la démographie, celui de la production, celui de la vitesse des communications, celui du dévelop­pement scientifique etc. sont différents dans le temps -- du moins dans leurs résultats (car leur rythme profond est peut-être identique). Ces faits *constatés*, que personne ne peut nier, nous amènent à une conclusion *certaine *: l'accroissement, lui-même accéléré, des *inégalités* entre tous les éléments qui composent la vie humaine et font son équilibre. Comment, jusqu'ici, les ruptures de rythme ont-elles été compensées dans la marche en avant de l'Humanité ? Par l'*autorégulation*, qui est la grande loi maintenant la pro­gression équilibrée de la Vie. Mais à mesure que la *vitesse* des *inégalités* augmente et qu'elle concerne des *masses* plus importantes, l'autorégula­tion prend un caractère plus dramatique. Le coût en est croissant. Il n'y a plus, si l'on peut dire, d'économie de marché du Progrès. Et les chances d'une planification mon­diale aux mains d'un seul César sont pratiquement égales à zéro pour deux raisons : la première étant que la lutte finale entre les deux empires restant en présence sur la planète a toutes chances d'aboutir à leur destruction mutuelle radi­cale, la seconde étant que la science de la destruction étant devenue le lot de savants assez nombreux pour échapper à toute incorporation politique, l'unification politique du monde n'aurait plus de sens, la Science dominant désormais la société. La désagrégation qui s'ensuivrait serait donc mortelle, car l'homme socialisé et dépendant de tous pour tout disparaîtrait vite de la surface de la planète, surface d'ailleurs elle-même ravagée par la Science. 133:109 Bref *l'accélération* et *l'autorégulation* nous conduisent à la catastrophe finale. Ici, il n'y a qu'à faire des calculs ; nous en avons pour une centaine d'années ([^82]). Peut-être un peu moins, peut-être un peu plus ; mais c'est de cet ordre-là. Le dominicain qui s'attacherait à propager les leçons de cette loi -- strictement scientifique, expérimentale, phéno­ménologique et, encore une fois, évidente -- n'aurait pas de peine à l'illuminer des feux du christianisme. Ce serait, non pas du *concordisme*, mais une *conver­gence* éblouissante. Car chacun sait que la fin du monde, aussi fulgurante et imprévue doive-t-elle être, sera tout de même annoncée par des signes dans le ciel et sur la terre qui la précéderont de peu. A ce qu'on peut lire là-dessus dans l'Évangile, on n'aura pas de peine à ajouter les indices secondaires, mais frappants, que fournissent la prophétie de Malachie, les « messages » d'apparitions multiples, la prolifération des faux prophètes et jusqu'à la déchristiani­sation générale qui accompagne le fait de la prédication évangélique étendue aux extrémités de la terre. En quoi cette vision de notre dominicain serait-elle infé­rieure en crédibilité à celle du P. Teilhard de Chardin, jésuite ? Elle existe d'ailleurs à l'état diffus, mais il est dommage qu'elle n'ait pas encore trouvé son Teilhard. Car ainsi nous aurions le choix. Choix qui ne ferait que révéler les tempéraments, l'opti­miste allant d'un côté et le pessimiste de l'autre -- tandis que le philosophe saurait que l'avenir est imprévisible et que le chrétien se souviendrait que la Foi est d'un autre ordre et a un autre objet que la Science. L. S. 134:109 ### L'esprit de pauvreté par André Charlier DANS UN MONDE où l'argent est seul maître, la pauvreté éclate comme un scandale permanent. Il suffit de relire ŒDIPE A COLONNE, et d'y voir la qualité du respect et de la pitié dont les Anciens entouraient la misère et le malheur, pour sentir doulou­reusement notre décadence. C'est peu de dire que nous voyons dans la pauvreté une déchéance humiliante, elle est en réalité pour l'homme moderne un monde qui lui est totalement étranger. Nous sommes tombés infiniment plus bas que les anciens Grecs ; ou plutôt, pour parler juste, nous sommes des hommes de bassesse, et les anciens Grecs, quoique païens, étaient des hommes de noblesse. Le. Pauvre avait sa place dans la cité antique, il y était honoré, parce qu'il était une sorte de témoin de cette Destinée obscure et mystérieuse dont les Anciens pensaient qu'elle gouvernait les affaires humaines : car ils sentaient bien, ils avaient l'âme assez délicate pour sentir qu'il y a dans le malheur QUELQUE CHOSE QUI N'EST PAS NATUREL. C'est nous, grossiers, qui avons inventé de décider que s'il y a des malheureux, c'est bien leur faute et qu'ils ne l'ont pas volé. 135:109 Les tragédies grecques se ramènent toutes à une seule tragédie, qui est celle du malheur, et d'un malheur qui n'est jamais mérité ; car ces païens vénérables avaient senti ce que nous moder­nes, nous sommes bien incapables de sentir : c'est qu'il y a dans la pauvreté et dans le malheur une grandeur et une dignité particulières et qu'il y a un certain degré d'infortune qui n'est jamais mérité. Ce qu'ils appelaient la Fatalité, c'était justement cet élément mystérieux, dans la destinée humaine, auquel ils se heurtaient sans comprendre. Et ils avaient très bien l'intuition que la noblesse de l'infortune vient de ce que, au fond, elle est une invitation pour l'homme à être supérieur à son malheur même. Voilà pourquoi le Pauvre, le Suppliant, l'homme frappé par le malheur, était revêtu par les Anciens d'un caractère sacré : il était visité par la divinité. Nous autres, nous avons inventé la Sécurité Sociale. Il n'y a pas de risque que nous refassions la tragédie grecque ! L'État organise administrativement le bonheur et la sécurité. Quelle bassesse, et, pour tout dire, quelle stupidité ! Comme si l'insécurité n'était pas la loi même de la vie, et sa noblesse unique ! La loi décrète qu'il n'y a plus de pauvres ni de malheureux. Alors comment se fait-il que le théâtre actuel soit si noir, bien plus noir que la tragédie grecque ? 136:109 Il se trouve que le pauvre existe quand même dans notre monde imbécile, bardé de « sécurités » et d' « assu­rances », et jamais il n'a été aussi méprisé et ignoré. Il y a bien encore d'obscures religieuses qui voient dans le Pauvre une image de Jésus-Christ et qui se vouent à le servir. Mais ce genre de folie n'empêche pas notre monde, totalement coupé du réel, d'estimer que le pauvre n'existe plus parce qu'il n'a plus le droit d'exister : il refuse la pauvreté. Voilà pourquoi il est dans son ensemble frappé par le terrible anathème qui, dans l'Évangile, écrase le riche. \*\*\* Le SERMON SUR LA MONTAGNE inscrit parmi les Béati­tudes la « pauvreté d'esprit ». Ces Béatitudes ne sont point des félicités exceptionnelles promises à des espèces d'initiés : elles sont les règles même de la vie chrétienne, de TOUTE vie chrétienne. Il nous est commandé d'être pauvres en esprit. L'esprit de pauvreté est tout autre chose que la pauvreté matérielle. Il consiste à savoir, non pas d'une simple connaissance intellectuelle, mais par l'effet de cette science profonde que donne l'Esprit Saint, que, de tous les biens que nous avons reçus, matériels intellectuels, ou spirituels, rien n'est DE NOUS et rien n'est A NOUS. C'est tout. C'est simple, mais c'est immense. On comprend pourquoi dans notre monde sans âme, il y a des hommes qui sont matériellement pauvres et que Dieu traitera comme des riches : c'est qu'ils n'ont pas l'esprit de pauvreté. Il y en a heureusement aussi qui auront le sort du pauvre Lazare. \*\*\* 137:109 Les choses nous sont données, non pour que nous nous en servions, mais pour que nous les fassions servir. La richesse, sans doute. Mais tout ce qu'on peut dire d'elle est usé : depuis longtemps : il suffit que les riches relisent l'admirable sermon de Bossuet SUR L'ÉMINENTE DIGNITÉ DES PAUVRES DANS L'ÉGLISE. Mais nous oublions que c'est la Création entière qui est remise entre nos mains, qui est notre richesse, une richesse infiniment plus précieuse que l'or. Saint Paul, dans un passage étonnant de l'ÉPÎTRE AUX ROMAINS, nous montre la Création, c'est-à-dire tous les êtres de l'univers jusqu'aux plus humbles, -- enchaînée pour ainsi dire au péché de l'homme et souffrant de ce que l'homme, manquant à sa vocation, l'empêche par là de réaliser sa fin propre, qu'elle ne peut atteindre sans lui. Et quelle est cette fin ? Rien d'autre que de servir à la louange divine : « EXSPECTATIO CREATURAE REVELATIONEM FILIORUM DEI EXSPECTAT. » La Création attend la révélation des fils de Dieu. Saint Paul va même jusqu'à dire qu'elle souffre dans cette attente les douleurs de l'enfantement. Com­ment ne serait-on pas frappé, en lisant ces lignes, par l'effroyable infidélité de l'homme ? Traitant la Création, non comme un dépôt sacré qui espère de lui son achè­vement, mais comme sa chose à lui, il la fait servir à la satisfaction de ses passions, parfois les plus viles et les plus criminelles, et les pierres qui jadis, même dans la plus humble demeure, chantaient une hymne à l'ordre admirable voulu par Dieu, n'élèvent plus aujourd'hui que des monuments de laideur et d'ennui. Et je ne dis rien de cette passion destructrice que l'homme moderne assouvit sauvagement sur les choses et sur les êtres. \*\*\* 138:109 L'esprit de pauvreté nous demande de ne pas rap­porter à nous-mêmes les dons de l'intelligence. Il faut reconnaître que, quand on a reçu de grands dons de ce côté, c'est une grâce peu ordinaire que de garder l'humi­lité. Les biens matériels nous sont quand même exté­rieurs, même si nous les avons créés, mais notre esprit, c'est vraiment nous. Quelle tentation d'en user selon qu'il nous plaît, et pour notre jouissance personnelle ! Et quelle jouissance de disposer de cette faculté de connaître qui nous rend maîtres des choses beaucoup mieux qu'aucune puissance humaine ! Nous n'aurions pas cette terrible tentation si l'âme de l'homme était moins belle et moins haute. Créée à l'image de Dieu même, faite dans son essence pour la contemplation d'une Vérité absolue, douée d'un pouvoir créateur qui est dans un certain rapport d'analogie avec celui de Dieu, elle est pourtant environnée de ténèbres et incapable d'atteindre à la Lumière totale autrement que par la Foi, qui est purement un don de Dieu. Comment ne serait-elle point tentée, dans l'orgueil de la force qui est en elle, de se faire à elle-même sa vérité et de la préférer à Celle dont elle tient pourtant son être même ? Nous nous fabri­quons nos propres dieux, et, sans nous en rendre compte, nous nous faisons un dieu de notre esprit. Combien de hautes intelligences ont trébuché par la faute de l'orgueil intellectuel. Les hérésies de tout ordre n'ont pas d'autre origine, parce que nous sommes portés à préférer ce qui vient de nous, et qu'il n'est point d'erreur grossière à qui nous ne prêtions les couleurs de la vérité pour cette seule raison que nous l'avons enfantée. L'esprit de pau­vreté nous ramène à une juste notion de ce que nous sommes, et nous rappelle que nous n'avons rien que nous ne l'ayons reçu. 139:109 Il n'y a pas jusqu'aux dons surnaturels que nous ne soyons tentés de nous approprier, tant nous avons besoin de croire que tout nous est dû et que TOUT EST NATUREL. Au fond, rien ne nous fâche autant que de devoir quelque chose à quelqu'un d'autre, cet autre fût-il Dieu : Judas, qui fut l'un des Douze, qui avait reçu de la bouche même de Dieu les paroles de vie, qui avait assisté à ses miracles, qui sans doute, comme les autres disciples, avait reçu le pouvoir de faire des miracles, Judas pourtant le trahit. Faut-il croire que les trente deniers des Juifs suffirent à le pousser à un acte aussi énorme ? L'Évangile nous dit bien que Judas était un voleur, mais justement il eût trouvé plus de trente deniers dans la caisse du collège apostolique dont il était le trésorier. En réalité, son cœur avait depuis longtemps trahi. Judas était de ceux qui acceptent d'autant moins qu'ils reçoivent davantage, parce qu'ils ne veulent rien devoir qu'à eux-mêmes. Judas était de la race terrible de ceux qui refusent la grâce simplement parce qu'elle est la grâce, et que Dieu même semble impuissant à sauver. Quand l'homme atteint à ce point d'orgueil, comment pourrait-il être sauvé ? Sans doute Judas est le modèle de la trahison absolue, et nous ne connaissons pas beaucoup d'hommes capables d'être des Judas, mais ne lui ressemblons-nous pas tous un peu ? Ne sont-ce pas nos meilleurs amis que nous trahissons (car on ne trahit jamais que ses amis) ? N'avons-nous pas la même indifférence aux dons les plus rares, que nous recevons sans apercevoir ce qu'ils ont d'unique ? En vérité, le plus haut degré de l'aveugle­ment et de l'ingratitude est de ne point reconnaître les grâces qu'on a reçues. Pourtant rien n'est plus fréquent. 140:109 Nous sommes absolument pauvres, et la grande trom­perie de l'argent est de nous masquer que nous sommes pauvres. Rien n'est naturel. Même ce que nous appelons la nature n'est pas naturel. Si nous savions regarder la vie autrement qu'avec des yeux habitués, nous y verrions un miracle constant, et nous verrions aussi notre dénue­ment total ; mais nous n'apercevons pas le miracle, parce que nous ne voulons voir que nous : alors, ce que nous avons pour objet de contemplation, c'est un pauvre bon­homme assez pénible et maladroit, et il faut avouer qu'il faut de la complaisance pour se régaler de ce spectacle ! J'ai connu un homme qui trouvait décourageant de devoir être, selon le mot de l'Évangile, un serviteur inutile. C'est extrêmement consolant au contraire. Quelle liberté totale l'âme trouve dans la conscience de son dénuement et de son inutilité ! Quand on croit être quelque chose, on n'est quand même jamais content : on a toujours quel­que chose à demander et on ne demande jamais ce qu'il faut. Quand on sait qu'on n'est rien, on n'a plus qu'à tout demander et on a l'assurance que tout nous sera donné. Se mettre dans l'esprit de pauvreté, c'est simple­ment se mettre dans la vérité. André Charlier. 141:109 ### Le Chanoine Kuppens par Alexis Curvers Ce texte d'Alexis CURVERS est extrait du volume collectif : *Le Chanoine Kuppens*, auquel ont collaboré Marcel De Corte, Auguste Francotte, André Fiévet, Guillaume Curvers etc. Un volume de 208 pages édité en Belgique par Charles Dessart, 2, galerie des Princes, Bruxelles et en France par les Nouvelles Éditions Latines 1, rue Palatine, Paris-V^e^. LE CHANOINE KUPPENS est mort à Athènes, au pied de la colline où la sagesse humaine, s'élevant à la rencontre de la sagesse divine, a construit le monument de la beauté parfaite. Sans doute y perçut-il l'écho du discours de saint Paul annonçant aux philo­sophes et aux aréopagites le Dieu qui, avant de se révé­ler par l'Incarnation, a voulu « que les hommes le cherchent et le trouvent comme à tâtons, quoiqu'il ne soit pas loin de chacun de nous, car c'est en lui que nous avons la vie, le mouvement et l'être ». Il avait mené là un groupe d'élèves pour qui ce voyage fut une exploration merveilleuse, doublement éclairée par l'intelligence et par la bonté de leur éminent compa­gnon, à la fois conducteur, éducateur et maître. Le pèle­rinage s'acheva dans un deuil irréparable, mais qui pour­tant en rehausse infiniment le prix. Comment oublier cette suprême étape du chrétien qui, pour rendre son âme au seul vrai Dieu, retourne prendre à témoin l'Acro­pole des fables ? Toutes les circonstances de cette mort qui nous désole illustrent les thèmes dominants d'une destinée qui resta secrète, parce que le chanoine Kuppens l'enveloppait d'humilité, et la consomma dans le sacri­fice et dans le silence. 142:109 Jamais il ne laissa entendre que ce fût pour lui un sacrifice de se dévouer à la jeunesse, dont la formation, même dans un cadre modeste, était pour lui de première importance. Au milieu de la décadence générale, il avait singulièrement relevé le niveau et le sérieux des études dans la petite école qui lui était confiée et dont il fit, sans bruit, l'une des meilleures, peut-être actuellement la meilleure de la ville. Il orientait les esprits, arrêtait les programmes, traçait les méthodes, choisissait les au­teurs et les manuels, équipait les laboratoires de phy­sique et de chimie avec autant de soin qu'il préparait chaque année un de ces voyages où les jeunes huma­nistes puisaient, sous sa direction, une nourriture qui était comme le miel doré de leur travail scolaire. Guide intellectuel du premier rang, le bon chanoine veillait avec une égale sollicitude au bien-être de ses ouailles et, non sans de grandes fatigues, s'occupait lui-même de leur hébergement, des formalités, de l'horaire, des moindres détails de l'expédition. Il pratiquait une charité dont tant d'autres, qui ne lui venaient pas à la cheville, se contentent de professer l'avantageuse et tapa­geuse théorie. Affable pour tous, que de fois je l'ai vu, dans les librairies où il se plaisait à bouquiner, répondre d'un charmant sourire au salut des connaisseurs et des ama­teurs, des employés et des clients, offrant à chacun, avec discrétion, et d'abord presque avec timidité, l'aide d'un conseil, d'un renseignement ou d'un coup de main ! Que de conversations entamées sur un point de bibliogra­phie se poursuivirent sur un point d'histoire ou de théologie et se terminèrent par des confidences qui deve­naient parfois de véritables confessions ! 143:109 Épreuves personnelles ni misères intimes ne le trou­vaient insensible. Son poste de radio, il l'avait donné à un jeune ménage en détresse ; mille traits de ce genre se découvrent maintenant. Dans les cas graves, il inter­venait avec une générosité ardente, comme quand il assista notre pauvre, cher et grand Pierre Froidbise, son ami de longue date, lequel mourut pour ainsi dire entre ses bras, apaisé et délivré. Témoin l'une de ses dernières paroles : « Et dire que je vais voir Dieu ! » Par quelles hymnes le jeune musicien à l'œuvre inachevée accueille-t-il maintenant dans les parvis du ciel l'homme de Dieu à l'œuvre invisible ? Le chanoine Kuppens chérissait aussi la musique et n'y était pas profane. On le rencon­trait aux sorties du Conservatoire, parfois accompagné d'une de ses sœurs avec qui il avait tenu à partager les joies que lui dispensait Bach ou Palestrina. Une de ses sœurs encore participait à ce dernier voyage dont son cœur fraternel espérait pour les autres plus de bonheur que pour lui : il s'en réservait les fatigues. Pour moi, je garde avec une piété doublement émue un petit livre qu'il me donna et qui est devenu mon compagnon quotidien, à la fois instrument de travail et source inépuisable de méditation : l'inestimable *Synopse des quatre évangiles* du P. Lagrange (récemment réédi­tée chez Lecoffre-Gabalda). Il y mit cette dédicace : *Carissimo Domino A. C., quo magis intimiusque Illum cognoscat quem nosse vivere, cui servire regnare est* (« afin qu'il connaisse davantage et plus intimement Celui dont la connaissance est vie, et dont le service est royauté »). 144:109 Lorsque mourut l'an dernier mon frère Paul, il n'y avait pas de prêtre au cimetière. C'est le nouvel usage. Nous improvisâmes sur la fosse ouverte, entre laïques non mandatés, une prière timide. Ce qu'apprenant le chanoine Kuppens, qui n'avait pu assister aux funérailles, s'offrit à venir ensuite bénir, selon le rite, la tombe de ce défunt qu'il n'avait pas connu. Je le revois, dans la sou­tane un peu raide qu'il ne quitta jamais, parcourant d'un pas déjà bien las les allées bordées de croix et de cyprès odorants, sous ce soleil dont mon frère était mort, lisant les noms, rappelant des souvenirs, plein d'attention pour les disparus et pour les survivants. A cette occasion il nous montra une autre tombe : celle de son confrère Mgr Tillieux, physicien renommé, dont il avait été disciple et collaborateur. On y lit deux phrases gravées dans la pierre : une de saint Paul, *Non erubesco Evangelium* (je ne rougis pas de l'Évangile), et le vers de Virgile, *Felix qui potuit rerum cognoscere causas* (heureux qui a pu connaître les causes des choses). Cette belle synthèse de la foi et de la science, le chanoine Kuppens, de pair avec l'ami qu'il vénérait, était digne de s'en réclamer à son tour. Je compris qu'il avait lui-même composé l'inscription. Mais il ne nous le dit pas. Il ne disait jamais ce qu'il avait fait de bien. La meil­leure part de sa pensée et de ses écrits ne porte pas sa signature. Elle est disséminée dans des notes de cours, des discours non édités, des publications anonymes, dans les nobles mandements épiscopaux de Mgr Kerkofs, et jusque dans l'immortelle encyclique *Humani generis* à la rédaction de laquelle Pie XII et le P. Janssens, le feu général des jésuites, l'appelèrent à contribuer. C'est dire que cette pensée, toute voilée qu'elle est, n'a pas fini d'être féconde et de répandre sa lumière. Puisse-t-elle porter ses fruits et rayonner toujours dans l'âme des élèves du Séminaire qui la recueillirent toute vive, de la bouche même de leur professeur de théologie morale. A ceux qui en ont pu mesurer la valeur et la profondeur, il appartient de la transmettre et de lui faire honneur. Qu'ils ne la laissent pas s'étioler. Qu'ils ne la mettent pas sous le boisseau. 145:109 Il est temps d'y pourvoir, car, en dépit de tout ce qu'il avait à donner de précieux et de nécessaire, le chanoine Kuppens, comme tous les hommes de grand mérite, a vécu seul et de plus en plus seul, la supériorité désarmée étant, dans tous les mondes, ce qui se pardonne le moins. Il en souffrait sans l'avouer. Il poussait l'abnégation jus­qu'à s'interdire de publier, même sous un pseudonyme, ne fût-ce qu'une note de grammaire hébraïque ou baby­lonienne, sans un *imprimatur* que l'on comprend que ses censeurs lui fissent longtemps attendre. Il n'y a pas apparence que les mêmes scrupules ni les mêmes règle­ments retiennent certains de ses jeunes confrères de claironner dans la presse catholique les propagandes les plus diverses et les plus violentes. Il se soumettait sans murmure à ces incroyables inégalités de traitement. Écrivant peu, sinon pour lui-même, il lisait beaucoup, se consolant par les écrits des autres. Et c'était un regard triste, quoique brûlant d'un feu secret, qu'il promenait sur les trésors de savoir, de génie et de ferveur rangés par ses soins dans l'admirable bibliothèque du Séminaire, héritière des anciennes abbayes de la principauté de Liège. Ces trésors du passé formaient l'aliment quoti­dien de son esprit, la base inébranlable de sa doctrine et de sa méditation. Avec, des moyens limités, il s'effor­çait de les maintenir en ordre et en vie, de les sauver de l'oubli, de la ruine et du gâchis à quoi les voue un siècle vandale. Il en fut le plus fidèle sinon le dernier gardien. Et seul, toujours seul, il errait dans les immenses salles désertes, époussetant quelque reliure ancienne qui luisait dans la pénombre, ouvrant sans erreur le volume à la page exacte où se confirmait l'indication qu'il vous avait déjà donnée de mémoire, ou vérifiant avec la même sûreté la citation dont on lui demandait la référence, qu'il s'agît d'un Père grec ou d'un Père latin, d'un scolastique du XIII^e^ siècle ou d'un théologien de la Renaissance, d'un traité de physique mathématique ou du premier roman de Bernard de Kerraoul dont un per­sonnage lui ressemblait un peu, comme lui-même ressemblait à saint Thomas d'Aquin, *le bœuf muet.* 146:109 Sa biblio­thèque personnelle, vraie cellule de bénédictin, tranchait là-dessus par un luxuriant fouillis où il se débrouillait à merveille, guidé par un flair instinctif et savant auquel on ne recourait jamais sans profit. De tant de valeur, de tant de vertu, qu'a-t-on donc fait à Liège ? Assurément, on en eût mieux usé dans quelque grande université, ou à la Bibliothèque vaticane. Le chanoine Kuppens eût trouvé là sa vraie place. Il en fut empêché précisément par cette dualité d'une valeur intellectuelle et d'une vertu morale qui, chez lui tendaient à s'éclipser mutuellement et dont le conflit parfois pathétique ne se pouvait résoudre que par un constant effort de sanctification. Toute forme de sainteté est un mystère surnaturel devant lequel nous avons à nous incliner sans comprendre. Mais il nous appartient de comprendre les éléments humains et peu compatibles entre lesquels la grâce sanctificatrice opère seule, en les dépassant, une conciliation incompréhensible. Humaine­ment on regrettera que la haute valeur intellectuelle du chanoine Kuppens lui ait fait dédaigner les honneurs et les autres petits moyens de poursuivre une carrière qui l'aurait conduit à un poste d'autorité ; et on regret­tera de même que sa haute tenue morale l'ait détourné de réussir publiquement dans la carrière de penseur où il eût également excellé. On prit pour de l'hésitation la simplicité héroïque avec laquelle il accepta de renoncer à l'une et à l'autre. Si hésitation il y avait, il en sortit par l'obéissance, et l'obéissance confina dans l'ombre le grand homme d'Église dont il avait l'étoffe. L'Église perd en lui un serviteur exemplaire. Mais elle avait déjà perdu, comme on perd une force inemployée, le docteur et le maître dont elle a justement aujourd'hui le plus pressant besoin. Jeune clerc, on le laissa s'engager dans la voie des études. 147:109 Puis on l'en tira pour l'engager dans le ministère. On l'arrêta enfin dans les deux voies sans qu'il eût donné sa mesure dans aucune, à mi-chemin des jalons glorieux vers lesquels de plus hardis, et qui donnent, hélas ! leur mesure, avaient couru plus vite que lui, puisqu'ils couraient le nez au vent. Voilà pourquoi son *curriculum vitæ* est peu de chose auprès de l'action extraordinaire qu'il exerçait par sa seule présence, par l'involontaire rayonnement de sa personnalité volontai­rement effacée, et plus encore, n'en doutions pas, par sa prière. Car n'oublions pas que Dieu veille, et qu'il a ses des­seins. Il dépose les puissants et il relève les humiliés, dont le sacrifice ne demeure pas sans récompense. Déjà, mystérieusement et manifestement, Dieu s'est servi du chanoine Kuppens pour ramener vers Lui plus d'un en­fant prodigue. Qu'en sera-t-il demain ? L'heure seule nous est inconnue où se réaliseront les promesses de cette vie féconde et brisée, l'heure où elle pèsera de tout son poids de grâces sur d'innombrables âmes qui en ressentiront enfin, dans l'invisible, le bienfait, la signifi­cation, le prix. Il avait la jeunesse d'un vieil étudiant, mais c'est tout de même un vieillard usé qui nous quitte à cinquante-quatre ans, -- on fut stupéfait d'apprendre son âge. Usé par trop de rebuffades et d'affronts essuyés, par de trop longues patiences régulièrement déçues, par trop de défis au bon sens, par trop d'amertumes ravalées, et surtout par le spectacle du désordre désormais installé dans cette Église qu'il avait tant aimée. Il supporta tout sans faiblir. Et sans désespérer. « Je n'ai plus aucun crédit », soupira-t-il un jour devant moi. On le discréditait en effet en faisant de lui un « homme du passé », comme si c'était là une injure, alors qu'en lui le passé vivait de la seule vie capable d'enfanter l'avenir et qui est la vie éternelle. 148:109 Si, comme on l'a dit, il récita jusqu'au bout son Credo en latin, ce n'était point par un féti­chisme archaïque, mais parce qu'en pleine connaissance de cause il jugeait fautive, dangereuse et suspecte la traduction qui substitue « de même nature » (nuance arienne) à *consubstantiel*, et « le monde à venir » (nuance marxiste) au *siècle* à venir. Il croyait rêver, me dit-il, quand il reconnaissait dans la vitrine des brocan­teurs, bazardés à vil prix par un clergé ignare, une étole, un calice ou un lutrin qu'il se souvenait bien d'avoir jadis employés à l'autel dans les solennités paroissiales. Oui, il avait horreur de tout désordre. Le désordre est horrible en effet, dans les idées encore plus que dans les choses. Et c'est par une rencontre symboliquement bien révélatrice qu'il est allé mourir dans Athènes au mo­ment où cette ville natale de l'ordre intellectuel était en proie au désordre politique, dont les grondements, sans doute, inquiétèrent sa fin, s'ils ne la précipitèrent pas. Il entendit une dernière fois la leçon de Socrate et d'Aristote, mais troublée par la vocifération des syco­phantes. Et s'il mourut victime du désordre, il offrit certainement sa vie à Dieu pour obtenir du ciel le retour de l'ordre et de la paix sur la terre et dans les âmes. Que de coïncidences funèbres, dans les mois qui viennent de s'écouler, auraient dû nous avertir ! Comme au cimetière où il voulut bénir la tombe de mon frère, depuis quelque temps le chanoine Kuppens marchait parmi les morts aussi familièrement que parmi les vivants qu'il saluait dans les rues, et déjà tout mêlé à la mort dont chacun de ses pas le rapprochait. Ses élèves, ses amis conservent le souvenir d'une messe de Requiem qu'il célébra récemment dans la chapelle de son école, pour le réconfort d'une famille en deuil. Ce fut une très belle messe, chantée en pur grégorien, selon le vœu du concile. Mais le célébrant ne chanta point : il était épuisé de fatigue et son front, sous les cierges, était luisant de sueur. 149:109 Il se produisit alors un incident curieux. Au moment de lire en français le passage habituel de l'épître aux Thessaloniciens (« Ne vous affligez pas comme ceux qui n'ont pas d'espérance »), la lectrice désignée, qui d'ailleurs lisait admirablement, et Dieu merci sans micro­phone, de telle sorte qu'on pouvait entendre, se trompa de page et attaqua le quatrième chapitre de la seconde épître aux Corinthiens. A l'autel, surpris de ce qui sem­blait une étourderie, le chanoine marqua d'abord quel­que déplaisir. Mais bientôt son visage se rasséréna, son front s'inclina et s'abîma dans une méditation de plus en plus radieuse à mesure que se déroulaient les phrases véhémentes de l'Apôtre : « Nous sommes opprimés de toute manière, mais non pas écrasés ; dans la détresse, mais non dans le déses­poir ; persécutés, mais non déprimés ; abattus, mais non perdus ; portant toujours avec nous dans notre corps la mort de Jésus-Christ, afin que la vie de Jésus soit aussi manifestée dans notre chair mortelle... Animés du même Esprit de foi, selon ce qui est écrit : *j'ai cru, c'est pour­quoi j'ai parlé* (psaume 115, 1), nous aussi nous croyons, et c'est pourquoi nous parlons. » Or ce texte forme l'épître de la fête de saint Athanase, à la date du 2 mai. L'étourderie était providentielle. Car Athanase est cet évêque d'Alexandrie qui résista jusqu'à la mort à l'hostilité des hérétiques ariens, alors tout-puissants dans l'Église. Exilé dans le désert, comme on tentait de le raisonner en lui représentant que le monde entier était contre lui, il répondit tranquillement : « Je serai donc seul contre le monde entier. » C'est pourtant sa doctrine qui, étant la vraie, devait finalement triompher, rallier l'Église et sauver le monde. Le nom d'Athanase signifie *immortel.* 150:109 J'osai un jour demander au chanoine Kuppens quelle était sa prière de prédilection. Il n'hésita pas : c'était le *Gloria Patri*. Il ajouta qu'il la récitait, chaque fois qu'il disait la messe, durant la génuflexion qui suit la consé­cration du pain. Nous convîmes que je ferais de même au même moment, en union de pensée avec lui. Je livre ici cette confidence à ceux qui l'ont aimé, afin que tous aient le moyen de le rejoindre à ce même rendez-vous. Qu'ils soient attentifs au rite silencieux qui s'accomplit avant l'élévation de l'hostie consacrée, même si la nou­velle mode liturgique a mis au rebut la clochette qui en signalait le mystère auguste. Ils seront sûrs que l'âme d'enfant, l'âme de prêtre, la grande âme de Marcel Kuppens, dans cet instant où le Dieu fait homme redes­cend parmi nous, est tout près d'eux et avec eux, fidèle comme elle le fut toujours, pour adorer la Trinité glo­rieuse dans les siècles des siècles. Alexis Curvers. 151:109 ### L'épantiau *Conte champenois* par Claude Franchet UN ÉPANTIAU ([^83]) jouait à merveille son personnage au haut d'un gros cerisier. Il avait le pantalon à carreaux du grand-père défunt, le casaquin de la mère-grand, un mouchoir de cou assez voyant abandonné par la belle de la famille et le vieux haut-de-forme cabossé de l'arrière-arrière grand-oncle qui l'avait eu quasi neuf pour ses noces. Ainsi vêtu et les bras en croix, la tête en l'air et les jambes bourrées de paille, il était un modèle de son espèce. Les gamins l'admiraient tout en lui jetant des pierres, et les moineaux les plus hardis n'osaient en appro­cher ; même le couple de loriots qui tout le jour faisait un anneau d'or autour du bigarrier voisin en chantant : *Elles mûriront !* *Elles mûriront !* *Nous les mang'rons !* *Nous les mang'rons !* *Si on n'les mang'pas* *Elles pourriront !* *Elles pourriront !* se tenait à distance de ce cueilleur inquiétant. 152:109 La vérité est que le pauvre diable se fatiguait même de son succès. Il n'en pouvait plus par moments de raidir son cou sous le mouchoir et d'étendre ses bras dans les manches du casaquin. « Quand cela finira-t-il ? » se disait-il alors. La raison lui aurait bien fait croire que cela finirait avec le temps des cerises ; mais d'abord il n'en avait point, de raison, n'ayant pas de cervelle ; et puis elle aurait eu tort les épantiaux restant presque toujours à leur poste jus­qu'à ce que le vent et la pluie aient mis leurs habits en lam­beaux et que leurs os de bois soient tombés dans l'herbe d'hiver. A moins que par un sort d'exception ils n'aient été remisés sous le hangar à la herse, la charrue et le rouleau ; où les cailloux de la gaminaille n'avaient plus de plaisir à les atteindre, pas plus qu'elle à tenter de les abîmer puis­qu'ils n'étaient plus beaux. Notre bonhomme soupirait donc. Si encore, comme le croyaient ces stupides loriots, il avait pu en cueillir, de ces cerises merveilleusement rouges, mais allez voir, quand on est empaillé... Surtout il s'ennuyait, il aurait trop voulu aller un peu par le monde ; qu'en connaissait-il, sinon le verger au-dessous de lui, le jardin derrière la maison, la maison elle-même et sa cour avec des choses qui ne bou­geaient pas et d'autres qui couraient partout ? Et cela même qu'il voyait de haut tout le long du jour, il aurait été content de le voir un instant de près. Aussi bien, pensez-vous, il avait peut-être raison ; il est dur et fatigant de rester toujours en place, on aimerait se dégourdir ? Oui ; mais la vérité vraie est qu'il était né natu­rellement plaignard, de ceux qui trouveraient encore à redire s'ils étaient le roi. \*\*\* 153:109 Reine-des-Pommes le connaissait bien là-dessus. C'était la fée des vergers ; jeune, ronde, fraîche, les joues bril­lantes ; la fée des cerises et bigarreaux pourpres, des prunes violettes, des pommes rouges, des poires dorées, des coings couleur d'orange, des nèfles rousses et des noix brunes, de la petite fraise écarlate à l'ombre de la haie et de la fram­boise en velours cramoisi au long de son bâton. Petite dame des enclos à toute heure et en toute saison, il aurait fait bon, si elle s'était laissé voir, la regarder prendre au printemps entre ses deux mains les gros paquets de fleurs de prunier -- comme elles sentent le miel ! -- ou de poirier -- ces petites étamines trop jolies, d'un rose violacé ! -- ou sou­peser à l'automne le coing lourd balancé au bout d'une branche : quelle odeur encore qui va si bien avec celle des dahlias du jardin d'à côté : et pourtant, mon ami, en mai ta fleur légère sentait la rose... Oui, il aurait fait bon aussi l'entendre se dire au verger que tout y était à elle, même l'herbe et la centaurée et ces asters en buisson là-bas qui fleuriraient à la mi-septembre, et tous ces oiseaux qui volent et tournent comme de petits tous, ou de petits mélancoliques, et leurs nid, et chaque arbre avec son ombre autour en rond à midi. Et elle, couchée ce jour de juin au pied du cerisier, essaie de dormir un peu dans cette ombre. Mathias aussi, le maître du verger ; il y vient ; c'est son heure ; il se repose là pendant que sa femme et sa plus grande fille rangent la vaisselle et donnent à la cuisine un dernier coup de balai. Il fait si chaud et l'homme est las de tout son travail de la matinée après le tôt lever ; alors Reine-des-Pommes à demi éveillée s'attendrit ; elle allonge une branche, étend au-dessus du dormeur le rideau de feuilles, dit à un oiseau de chanter tout doux, à l'épantiau de cesser pour un moment ses plaintes : « Tu ne vois pas qu'il est très fatigué ? -- Mais moi aussi. -- Menteur, tu ne fais rien. -- Que tenir les bras étendus tout le long du jour et de la nuit : essayez voire un peu ! -- Impertinent ! Et tous ces arbres autour de toi, n'étendent-ils pas les leurs depuis bien plus longtemps ? Ce vieux poirier aux petites poires à chair rose qui ne sont plus de mode, sais-tu qu'il est là depuis plus de cent ans ? Et le noyer : deux cents peut-être ? Se plaignent-ils comme toi ? 154:109 -- Ça m'est égal, ce qu'ils disent et font ; je sens, moi, ce que je sens. Chacun à soi, chacun pour soi, chacun seul en soi ! -- Affreux bonhomme ! Mais voyons, ne te fais pas plus méchant que tu ne l'es. Tu rends service, épantiau ; c'est grâce à toi que les petits enfants de Mathias auront pour leur goûter de la tarte aux cerises, et dans leurs paniers, pour aller à l'école, les jolis paquets qu'ils donneront à la maîtresse pour sa mère malade. Sans compter les confitures de cet hiver. -- Çà m'est égal de rendre service, je ne le fais pas exprès. -- Pauvre sot, puisqu'on t'y oblige, autant le faire de bon cœur. -- Je n'ai pas bon cœur, je n'en ai pas du tout, pas plus que d'esprit ; je suis de paille et de bois, et je veux des­cendre de là... Elle soupira. -- Quand Mathias sera parti... Mathias s'est réveillé en sursaut, il a passé sa main sur son front : « Hé, j'ai ma fi dormi ! Il me faut mainte­nant aller battre ma faulx pour couper le foin... Mais j'ai senti en dormant de la fraîcheur sur ma figure, on aurait dit que ma grande fille m'éventait avec une feuille de panais sauvage. Bon, j'ai rêvé... » Il est parti. -- Madame Reine-des-Pommes, vous avez dit... Eh bien, descends et va où tu voudras. Et cependant je ferai sauver les moineaux comme je le pourrai. Ou plutôt je crierai : « Quii, quii » comme le milan : leurs petites plumes s'en hérisseront. » 155:109 Il n'est pas allé très loin, seulement dans la cour de Toinette et Mathias. Mais dès son entrée, quel sabbat ! Toute la basse-cour s'est enfuie en piaillant, gloussant, cancanant, les ailes battantes, les pattes emmêlées d'aller trop vite, les queues toutes droites, les jabots gonflés, les crêtes violettes et prêtes à éclater : une terreur, une confusion, un désordre affreux ; il y en a de jetés dans la mare, il y en a de perchés sur le toit ; un dindon est tombé dans le puits. Le chien a jappé, puis aboyé, puis hurlé, les chats pffi pffi, ont donné des coups de griffes partout ; les vaches apeurées du vacarme ont meuglé dans l'étable, dans l'écurie le cheval a tant sauté qu'il s'est délié, et l'âne s'est mis à braire de toutes ses forces. Enfin les enfants de la maison se sont accrochés en suffoquant aux jupes de leur mère ; Toi­nette en grand émoi a paru sur le pas de la porte pour laisser tomber de saisissement le petit dernier qu'elle avait sur les bras, tandis que Mathias sorti de la grange où il battait sa faulx a fait un grand saut en arrière à la vue du pauvre épantiau planté, tout ébahi, au milieu du carnaval. Mais ne sommes gens, nous autres de Champagne, à nous laisser tourner la tête pour de vrai. Si peu qu'elle ait viré, la voilà vitement replacée entre les deux épaules, du bon côté s'entend, les yeux clairs regardant fin droit devant. Mathias crie à sa femme : « Tu ne vois donc pas ? C'est ce grand baladin de Tire-fil qui vient encore de faire un de ses tours en mettant les habits de l'épantiau. Mais ce n'est mardi gras, mon garçon, pour mettre en l'air la maison, la cour et le bâtiment. Allons, ouste, qu'on ne te voie plus ! » Il a pris une bonne baguette de coudrier, Toinette est allée quérir son balai, et tous deux courent sur le malheu­reux qui s'enfuit de toutes ses jambes de paille bien au-delà de la cour, du verger, du village. « Jusque là où on ne pourra me reconnaître... » C'est ainsi qu'il est arrivé, loin, devant une petite maison, la première d'un hameau. Une vieille y filait de la laine sur le banc, à côté de la porte ; il faisait doux, pourtant, pauvre bonne femme jamais réchauffée, elle avait son couvet de terre brune sous ses pieds, avec de la braise dans un peu de cendre. Son chat faisait le gros dos contre ses jupes, et elle remuait les lèvres comme quelqu'une en ses patenôtres. 156:109 Tout était si calme ; même, dans le petit clos, une assez belle chèvre attachée à un pieu s'était allongée dans l'herbe. Le voyageur admira l'ensemble et puis comme il avait soif il se dit : « Voilà une bique qui doit avoir de bon lait je vais en demander un bol à sa maîtresse. Madame ? » Ah bien oui ! Au premier mot le calme était loin et tout recommençait comme au malheureux début de l'après-dînée : la vieille levait la tête et manquait tomber à la renverse, et l'aurait sûrement fait si le mur n'avait été derrière elle ; elle avait lâché sa quenouille et ses pieds s'étant pris dans l'anse du couvet celui-ci gisait mainte­nant cassé, les cendres éparpillées, et la braise commençant à griller le poil du chat et les cotillons de sa maîtresse. Quelle échauffourée encore ! La vieille faisait de petits cris, les grands ne pouvant sortir de son gosier ; Minet courait, sifflait et se roulait dans la poussière pour éteindre le feu pris à ses trousses ; la bonne femme secouait les siennes tout en gémissant ; enfin sortant de ses étranglements de terreur, elle put s'écrier : « Un mandrin ! Un mandrin ! » Tant fort que le voisinage accourant, l'épantiau dut se sau­ver encore à toutes jambes par un chemin de traverse. \*\*\* Il y rencontra trois filles. « Mesdemoiselles, l'une de vous ne peut-elle me mener à une fontaine pour que j'y trouve à boire ? Mais cette fois ce furent des cris suraigus, les trois filles s'égosillant comme, révérence parler, cochons qu'on saigne. Exaspéré l'homme de paille et de bois en saisit une par le pan de sa robe pour lui faire des représentations ; mais voilà les deux autres ensauvées ameuter tout le hameau : « Un affreux homme, un traîneux comme il n'y en a pas, a enlevé Marion et voulait nous entraîner toutes à la fontaine ! » 157:109 Des hurlements d'horreur et chaque maisonnée arrive avec des faulx, des fourches, des bâtons. Lui cependant a lâché la péronnelle sans voix, et par un prodige s'est trouvé bientôt en un tout autre village. « Peut-être ici cela ira-t-il mieux... Mais qu'ont-ils tous à me regarder comme un épantiau ? » Il avait déjà oublié qu'il en était un. Là il se glisse avec précaution par un petit sentier der­rière les granges ; il en voit une ouverte par la porte du fond, traverse l'aire et sort sous l'auvent en manière de colombier où des pigeons roucoulaient dans la gouttière, Puis il avance prudemment la tête ; on parlait fort à la mai­son, c'était une mère en train de gronder son petit garçon : « Mauvais gâchot ! Si passait le Père-Preneux, brave­ment je te donnerais à lui ! » Elle n'a pas fini que notre bonhomme est sur la porte : « Oui bien, donnez-moi cet enfant, madame, que je lui apprenne son métier. » De saisissement la bonne dame a chu à terre, et le petit tombe aussi sur son assise en hurlant. Mais tôt la femme s'est relevée, a couru aux pincettes (L'épantiau cependant a reculé, il commence à connaître les bénédictions qui vont suivre). « Sortez, sortez d'ici, monstre d'enfer, ou je vous casse mon arme sur la tête : mieux, je vous la passe au travers du corps ! ... Mon joli, mon mignon ! Ah ! c'était une bonne mère, et de caractère décidé ! Lui hausse l'épaule. Tout ce monde est couard, ou fou, ou men­teur, c'est bien sûr la comédie de la vie. Il voudrait pourtant continuer son voyage. Il s'est trouvé dans un verger avec une petite source. Il boit à l'eau limpide, mange -- d'un fromage séchant dans un panier pendu à une branche et son couvercle d'osier au-dessus ; s'étend à l'ombre d'un pommier... où il entend un rire comme celui du merle, mais il sait bien que ce n'est pas le merle : « C'est vous, madame la Reine, qui êtes perchée là-haut ? 158:109 -- C'est moi : comme en un fauteuil au creux de trois branches. Et comment vont les affaires, mirifique aventu­rier ? -- Vous le savez bien, qui savez tout de vos domaines ! Elle rit encore : -- Pauvre nigaud, tout a été plus mal encore que sur le cerisier. -- Le monde, je vois, est plein d'embûches. Ce qu'il y a surtout, c'est que je fais peur. -- Eh bien, n'est-ce pas ton métier ? -- En l'air, pour les oiseaux ; mais pas sur terre, pour les femmes, les filles et les gâchots. Cela me donne de l'humeur. **-- **Que voudrais-tu donc ? -- Ah da ! Il s'est gratté la tête, il n'avait pas plus d'idée que de coutume. Sinon, pourtant qu'il ne voulait plus, à toute force, être ce qu'il avait été. Elle, par amusement, attendait. Il a enfin trouvé : « Au moins, que je change d'habillement ! » Comme c'était la première chose à laquelle elle avait pensé, et quoique haussant un peu l'épaule Reine-des-Pommes descend le toucher du doigt, et voilà par le verger un assez avantageux gâs de campagne vêtu de bon droguet, coiffé de paille tressée, en sabots prêts à bien sonner. La petite bonne femme de fée en est mise encore plus en gaieté : « Tu peux à cette heure te promener dans tes bois ! » ce qui est manière chez nous de plaisanter celui qui va en gros sabots de noyer ou de bouleau. Elle connaît nos finas­series, voyez ! Même le garçon sent une petite bourse dans sa poche. Il s'épanouit à son tour : -- Adieu donc, dame Pommette ! (l'expression est un peu familière, mais ce rustique !) adieu et merci : à la revoyance ! Un dernier petit écho de rire, au loin, lui a répondu... 159:109 Mais qu'il était fier ! Il entre dans une ferme, les mains aux poches. « Que veux-tu, mon garçon ? -- J'aimerais demeurer ici. -- Travailler, tu veux dire ? Justement mon valet vient de me quitter sans quasi crier gare, je te loue à sa place. Le gage est bon. -- Soit ; et mon remerciement. -- N'en faut pas. Prends la fourche et viens avec moi au foin ; après il faudra faire un tour aux pommes de terre ; et après... Tout le jour ils ont peiné, ici ou là ; changeant un tra­vail pour un autre, à la ferme, aux champs, à la cour. Le soir, Dieu que notre fantoche était las avec son corps sorti d'un bâton si raide encore, ses jambes de paille et d'étoupe, et le manque d'habitude ! Tout le jour, toute la semaine, tout le mois et toute la saison s'il était resté. Mais nenni, il n'a pas voulu ; il la connaissait maintenant la vie du paysan, et comme il n'avait au cœur ni l'amour de la terre ni celui du pays, même avec belles après-dînées des dimanches à jouer aux quilles sur la place de l'église sous les tilleuls qui sentent bon, il allait changer de métier : tous ne doivent pas être si trompeurs. Il s'en alla pour être homme d'état. Mais ce fut pour tâter, l'un après l'autre, de celui de meunier, maçon, menui­sier, maréchal, forgeron, charron, bourrelier, cordonnier, serrurier, et on ne peut tout dire. Quel compagnon ! Il s'embauchait, bien malgré lui peinait quelques semaines -- ou quelques jours -- et puis quittait son maître pour aller se présenter ailleurs : au moulin l'eau lui avait donné des rhumatismes, à la forge le feu lui échauffait le sang, il se cassait le dos à l'établi, le cou à la charpente, s'usait les yeux après les serrures et l'odeur du cuir lui faisait mal au cœur. « Ah, vivre monsieur à la ville ! Les messieurs n'ont point tant de mal. » \*\*\* 160:109 Reine-des-Pommes passant par là l'entendit encore ; elle avait décidé de laisser le benêt faire ses essais jusqu'au bout ; aussitôt il se vit en bourgeois, bien vêtu, bien cossu, coiffés à la dernière mode et portant des souliers qui ser­raient un peu, mais ils lui faisaient un si joli pied. Et la bourse dans la poche était au moins double de celle de l'autre fois. Bien mieux l'avisée petite avait mis sous le chapeau presque autant d'esprit qu'il en fallait dans la nou­velle condition. Tout cela, cependant, non sans donner à la fin, d'une voix pointue et comme impatientée, son avertissement : « Voilà donc qui est fait, mais sois-en bien sûr : si, sous cette brillante tournure tu fais venir à quelqu'un l'idée de ta première position, ce sera ni-ni, fini, tu retourneras au cerisier. » Il en a eu un peu froid dans le dos ; puis s'est vite rassu­ré : qui songerait au pauvre épantiau devant le freluquet d'aujourd'hui ? \*\*\* Mais hélas, être monsieur, c'est travailler plus que jamais. Le bel employé le vit bien à son patron, qui était d'industrie : tout le jour passé à compter, et peut-être la nuit, la tête creusée de souci ; ne faut-il pas défendre son argent, l'emporter sur les autres dans les marchés et trou­ver pour cela mille adresses ? Et ne fait-il pas besoin, puis­qu'on est riche, de gagner les toilettes de madame et des demoiselles, entretenir des domestiques, avoir maison de ville et de campagne, donner des fêtes, de larges aumônes, se faire estimer enfin son pesant d'or ? Et tous ceux du même monde en étaient là. Notre épan­tiau de naguère était loin de compte lui qui s'était vu pou­voir un jour rester allongé quasi du matin au soir dans un beau jardin d'arbres et de fleurs, avec des goûters délicieux que lui servirait de ses blanches mains sa dame en robe de soie ! 161:109 Sa dame ? Attendons ! C'est qu'il était devenu entêté de la fille aînée du patron. Oui-dà, elle-même ! Entêté, cela veut dire qu'il l'avait surtout en tête ; ce mariage ferait si bien son affaire ! Le beau-père continuerait presque toute la besogne, et lui comme gendre en aurait beaucoup moins qu'étant commis : ne suffirait-il pas déjà pour faire valoir la maison de sa bonne mine et ses belles manières ? Ah, il saurait en user, et faire aussi pour bien représenter toutes les dépenses qu'il faudrait. Ainsi le beau-père pourrait aller au bureau à pied comme aujourd'hui : lui, avec la dot de sa femme, s'achèterait un cabriolet. Et le reste à l'avenant. Comment il parvint à approcher la demoiselle, on dit que ce fut à la faveur d'un bal de compagnie où il avait été aussi prié. Quoi qu'il en soit, assez niaisotte, elle s'extasia sur la tenue un peu raide du garçon, y voyant de la distinction, en écouta comme il faut les compliments et fit tant par la suite que le père les accorda. Le bon homme hochait bien un peu la tête : « En tant que commis, c'est plutôt moins que de l'ordi­naire ; mais devenu gendre il sera bien forcé d'abattre la besogne : ce sera à mon tour de me reposer. » Et il commença à le mener plus dur : « Mon futur fils, enfermez-vous je vous prie toute l'après-dîner et fort avant dans la nuit s'il le faut, pour débrouiller ces comptes... Ne craignez pas surtout d'user de la chan­delle. » « Cher prétendant de ma fille, ne perdez pas trop de temps aujourd'hui à votre dîner, vous ferez meilleur repas ce soir ; mais courez promptement à ce rendez-vous -- c'était à l'autre bout de la ville -- si nous ne voulons perdre une bonne affaire. » Le faisant ainsi lever dès potron-minette, coucher après les minuit, avec tout au long du jour des : courez ; ici, courez là, faites ceci, faites cela... Et toujours à exécuter vivement, diligemment, sans un instant de repos. Le pauvre garçon qui n'avait déjà pas la tête bien solide était menacé de la voir tourner tout à fait : 162:109 « Sera-ce ainsi vraiment quand j'aurai épousé la fille ? Mais non, le beau-père veut m'éprouver ; après j'en ferai davantage à ma guise. » Encore, ce n'étaient pas tous ses tourments. Il y avait aussi que le monde causait : *Mort et mariage* *Font aller le babillage.* Seulement, des morts on dit toujours du bien ; et beau­coup moins des mariés du jour ou futurs : d'où sortait celui-ci que personne ne connaissait ? Ces gens étaient-ils vraiment si pressés de se débarrasser de leur fille pour la donner au premier venu ? « On la sait sotte un peu ; mais de là à sembler la chasser de chez soi. -- Sotte, sans doute, mais point méchante : Dieu sait quelle vie ils lui préparent avec ces étonnantes accordailles. -- Étonnantes ? Vous dites vrai ! Voyez ce beau marié le jour des noces avec ce corps de meurt-de-faim et son air ébaubi ! -- On dit, ma bonne, qu'il n'entend rien, mais rien, aux affaires. -- Alors c'est à comprendre de moins en moins... » Tels étaient les propos qu'il entendait dans son dos, passant sans faire semblant de tendre l'oreille. Et à la maison ! Il y avait là deux cadettes, au rebours de leur aînée aussi futées qu'il se pouvait. Le galant leur était un sujet de risées : « Bon pour notre sœur, mais pas pour moi ! -- Que je suis de votre avis ! Peut-être charmant comme beau-frère, mais comme mari n'en voudrais pour rien au monde. » « Hé mon Dieu, pourquoi, Javotte ? » demandait éplorée la mère, une bonne dame toute simple. -- Ah, ne saurais dire ! Et la fille mettait gravement un doigt sur son nez. -- Pourquoi, Blaisotte ? -- Hé ! Et Blaisotte restait bouche ouverte. 163:109 En vérité elles ne savaient pas, et d'autre part étaient vraiment sans jalousie. Mais le garçon ne leur revenait pas et, au fond, elles auraient voulu en dégager leur sœur qu'elles aimaient tendrement. Les faire sortir de là ! En cherchant bien, elles trouvèrent pourtant qu'il n'était pas naturel : cette raideur restée dans son corps leur mit peut-être cette idée en tête, en tout cas fournit à leurs quolibets : « Voyez donc venir notre frère l'Empaillé », s'enhardit à dire Blaisotte un jour où assises à côté de la prétendue elles voyaient s'avancer le fiancé plus gourd encore que d'habitude, et plus sourcilleux de tout son travail. C'est vrai, renchérit étourdiment Javotte : aussi bien, empalé du col au fond -- faites excuses ma sœur -- on ne saurait voir plus beau mannequin de boutique ! -- Mais peut-être le fut-il : au fait, qu'était-il donc, ma sœur, avant d'apporter ses grâces en notre compagnie ? L'aînée en avait des larmes de dépit, mais le moyen de les arrêter ? Elle crut l'avoir trouvé : Apprenez, sottes, à respecter les gens ; dès notre premier entretien j'apprenais qu'il avait été fort élevé dans le monde. Ce fut alors le comble de gaieté : « Ha, ha, ha, qu'il devait bien y tenir sa place ! -- Ha, ha, ha, je lui trouverais bien, moi, position plus haute encore : ce serait de faire l'épouvantail dans nos ceri­siers ! » Horreur ! A peine avait-elle achevé que voilà notre prétendu élevé de terre, sans figure, les bras écartés, un vieux chapeau cabossé sur ce qui lui restait de tête, un mouchoir de cou déteint battant des pans au vent, un casaquin ridicule lui moulant la taille, un pantalon à car­reaux autour des jambes flottantes ; et le temps pour les cadettes de se récrier, se frotter les yeux, regarder toujours plus haut en criant toujours plus fort, il avait disparu dans les airs. 164:109 Elles en sont restées d'abord coites ; puis se sont préci­pitées sur leur sœur en pâmoison, l'une lui frappant dans les mains, l'autre courant chercher du vinaigre de toilette pour la ranimer... Après, la mère a gémi qu'on n'avait jamais vu chose pareille et qu'elle dût justement arriver à sa fille. Le père, lui, a pensé qu'il était bien débarrassé d'un préten­tieux malagauche. Puis la vie a repris dans la maison, l'aînée des sœurs soupirant après un autre mari moins décevant, en attendant le tour des petites point trop pressées. \*\*\* Quant à notre pitaud, il s'était retrouvé Gros-Jean comme devant au haut de son cerisier. Moins même ! l'année avait passé, et Mathias avait essayé d'un autre agencement en suspendant au bout des branches de petites pommes de terre piquées de plumes d'oie, que les moineaux craignaient autant. Le couple de loriots, cependant, avait pris de l'effronterie, et vint se percher sur ses bras. C'est dans cette humiliante situation qu'il vit tout d'un coup Reine-des-Pommes au-dessous de lui, plus ronde et fraîche que jamais, les mains à la taille, le nez en l'air, et le considérant. Enfin se mettant à parler, volontiers mora­lisante comme ceux qui font toujours tout bien : « Pauvre sot, te voilà revenu de tes billevesées ; qu'en as-tu de plus ? Ici au moins tu avais quelqu'importance : Mathias recommandait à ses enfants de te respecter comme un utile serviteur ; aujourd'hui il a trouvé à te remplacer. Et comme c'est un bon ménager il t'aurait peut-être fait à l'encontre des perd-tout, passer un hiver paisible dans le hangar, puis à ce printemps il t'aurait rajeuni et tu aurais retrouvé à tes pieds ce petit monde que tu dominais. Hélas, tu ne seras plus jamais sans doute le personnage du verger... A moins -- ne prends pas cet air désespéré -- que ton retour ne réjouisse tout de même ton maître : Mathias aime les coutumes, tu viens de loin dans le temps, tous ses vieux ont connu les tiens, peut-être aimera-t-il garder le serviteur qu'ils avaient avant lui, ce bonhomme plus plaisant aussi que des moulinets sans figure : c'est ta chance de durer. 165:109 Pour le reste du monde, tu en as goûté comme il faut, je pense. Tu as vu qu'en chaque état il faut savoir se tenir, en chaque société se comporter et que de celui qui trop prétend l'origine finit toujours par se reconnaître. Surtout il faut travailler : alors travaille ici où tu n'as rien à faire : ce qui est ton vrai goût. Mais adieu, c'est trop longtemps m'arrêter et tout mon domaine m'appelle. » Ah, elle n'était elle, la petite fée, ni empaillée ni empattée. Claude Franchet. 166:109 ### Médecine, littérature et spiritualité par J.-B. Morvan COMME la justice, la guerre, l'amour et une dou­zaine d'autres grands thèmes humains, la médecine revient à chaque génération intellectuelle pour nous offrir un témoignage à peu près complet, fort riche en tout cas, sur les préoccupations, les tendances, les aspirations avouées ou secrètes de l'époque en ques­tion. La littérature exprime ce témoignage, non sans le déformer, mais avec une acuité qui compense les exagé­rations et les parti pris, l'écrivain dissimule mal, même s'il veut tromper ou se tromper, sa fiction ou son men­songe révéleront toujours à l'observateur attentif les linéaments d'un travail intérieur et les nécessités pri­mitives d'une pensée livrée ensuite à l'affabulation. \*\*\* 167:109 Répondant au souci primordial d'une humanité qui, avec le bon Joinville, croit naïvement que le péché mor­tel est toujours plus facile à guérir que la lèpre et somme toute moins contagieux, la médecine est essentielle au tableau psychologique d'une époque : la médecine, et l'idée qu'on se fait de la médecine. La raillerie, l'hostilité même d'une nature qui enrage de sa faiblesse originelle en cherchant des griefs et des responsables, font du mé­decin un personnage comique de folklore, comme le juge, le prêtre, le moine et le professeur. Cela tient sans doute à ce qu'on attend d'eux beaucoup plus, en un cer­tain sens, que des autres catégories sociales. On sait avec une sournoise arrière-pensée, qu'ils sont plus accessibles au scrupule longuement médité ; plus attentivement, plus affectueusement penchés sur l'homme isolé ou sur l'hom­me en société, plus portés à écouter sans colère (sinon sans humeur) et sans réaction autoritaire le reproche adressé, fût-il le plus injuste. Ce n'est pas au seigneur que s'en prend le fabliau médiéval, mais au médecin, au mire, avec une exigence d'enfant dont le caprice exprime de façon fantasque le besoin de constante protection. D'une manière subconsciente, les créateurs des fictions popu­laires savent que les professions intellectuelles et spiri­tuelles attendent de la critique une stimulation pour un perfectionnement. Cette attitude parfois injuste ou geignarde, toujours exigeante, nous la retrouvons chez Molière, l'écrivain phtisique auquel la médecine du temps n'offrait que l'élémentaire recalcification par le lait et par un repos prolongé qu'il refusait pour des raisons professionnelles honorables. Il eût souhaité le mi­racle. L'homme exigera toujours de son médecin, à la limite, qu'il soit le Docteur-Miracle. 168:109 Mais au XVII^e^ siècle on ne réclamait le miracle que dans l'ordre physiologique. Notre temps devait avoir l'étrange privilège de demander au médecin le miracle ou la rédemption dans l'ordre de l'esprit. Et le médecin, dans son essentielle philanthropie, est accessible à cette tentation, ou du moins il regrettera toujours de ne pou­voir satisfaire la double angoisse des souffrants. Dans son récent roman, « La Quarantaine », J.-L. Curtis dépeint la situation d'un homme en proie à des difficultés d'ordre intérieur, affectif : il consulte un médecin qui le renvoie à un prêtre « très dans le vent ». Celui-ci lui conseille un régime alimentaire : « Ces prétendues nostalgies spiri­tuelles ont le plus souvent une origine physiologique. C'est presque toujours une affaire de glandes. Je pense que le mieux, pour vous, serait d'aller consulter un mé­decin. » Scène digne de Molière, un peu schématisée dans le sens théâtral, mais révélatrice d'une incertitude assez générale dont il faut bien approfondir les raisons. \*\*\* La profession médicale n'a pas cessé de croître en importance morale et sociale depuis les médecins de Molière. L'optique classique supposait toujours qu'un excès d'attention portée au corps était indigne du chré­tien, de l'homme d'esprit, de « l'honnête homme ». Les grands dangers qui menaçaient l'humanité étaient au XVI^e^ siècle encore plus la guerre, l'invasion, la famine, que la maladie, les épidémies étaient d'ailleurs liées à ces fléaux, et par conséquent dépendaient du politique et de l'homme de guerre, du protecteur militaire avant de dépendre du médecin. Le médecin et l'apothicaire avaient pour tâche de remédier à des inconvénients phy­siques contraignants et humiliants, malodorants ou ridi­cules que l'esprit gaulois utilisait pour sa verve comique. D'où le burlesque des examens d'excréments, les défilés de porteurs de clysopompes. 169:109 Les principes généraux vont changer peu à peu. La conviction de la supériorité de l'âme sur le corps n'est plus, ou presque, chez Molière qu'une protestation contre un manquement aux « bien­séances ». Le personnage du médecin restera utilisé, mais comme type figé, comme marionnette familière, chez Le Sage et jusque dans les personnages de Bartholo et de Figaro chez Beaumarchais. Mais pendant ce temps l'intérêt porté aux sciences expérimentales, physiolo­giques et biologiques, le matérialisme grandissant à travers la philosophie sensualiste écossaise, vont donner peu à peu au médecin réel une importance de plus en plus considérable, car il a de toute manière sous son autorité l'élément humain considéré dès lors comme primordial. L'époque révolutionnaire et impériale impose l'épou­vantable prestige des grands massacres. Un Boileau pro­testait contre les guerres de conquête ; pour adresser les mêmes critiques à Napoléon, vivant ou mort, on trouve bien sûr Chateaubriand et Vigny. Mais l'opinion se mili­tarise. Le fléau guerrier semble échapper au contrôle humain. Il ne reste plus à l'homme qu'à regarder ses blessures et à se tourner vers qui peut les guérir. De plus la Révolution et l'Empire ont décimé ou désorganisé le système des élites, sociales ; d'autres vont prendre la place, le médecin va constituer une des pierres angu­laires de la société. Dans le village alpestre comme dans ce désert d'individualités éparses qu'est Paris, pour Benassis comme pour Bianchon, la médecine devient chez Balzac un carrefour humain. L'homme est mal aimé. Le relâchement ou la disparition des cadres intellectuels et moraux procurent à certains d'étranges facilités de conscience : l'argent tend à devenir le seul critère d'appréciation. 170:109 Mais il reste un témoin auquel nul ne saurait échapper, celui qui connaît les secrets des indi­vidus et des familles, les tares, les drames dissimulés, les inguérissables blessures. Le médecin devient pour le romancier l'indispensable outil d'investigation, l'inter­cesseur intellectuel et moral. Sa présence fréquente dans l'œuvre balzacienne prouve une proximité plus marquée avec le Christianisme. Mais il n'est pas seulement le révélateur des vérités profondes. Il est aussi, dans l'univers des romanciers du XIX^e^ et du XX^e^ siècles, le héros de l'action humaine la plus authentique ; l'homme dont la réussite ou l'échec sont sans prix, puisque l'intégrité de l'être physique, et dans une large mesure, de l'être moral, est l'enjeu de sa lutte. L'art du médecin, c'est la « prouesse » des temps modernes. Le médecin est l'homme fort. Possesseur de la science et du pouvoir nécessaire pour la mettre en œuvre, un pouvoir moral, il détient l' « autorité » au sens étymologique du mot. Qu'on relise dans « Madame Bovary » les pages où Flaubert, sous un nom supposé, dépeint son propre père, et confronte ensuite cette véri­table valeur avec l'ignorance et le charlatanisme de Bovary et Homais lors de l'opération manquée du pied-bot. C'est l'heure de vérité. Peu importe que plus tard le dénouement accable Bovary et présente la réussite effrontée de M. Homais. Ils ont livré le combat sur un terrain où l'homme se fait juger sans appel. \*\*\* 171:109 La situation du médecin dans la société est donc pri­vilégiée, mais non exempte des inconvénients de tout privilège. Le romantisme a évidemment accentué l'isolement relatif du médecin, comme chez tous ses héros. Mais les problèmes pressentis existent bien : et tout d'abord le décalage entre la dignité inhérente à la pro­fession et les honneurs humains. Le père de Flaubert est « dédaigneux des titres et des croix » ainsi que des mondanités. Tous ne sont point aussi indifférents aux servitudes de la réputation ou aux consécrations officiel­les. Ainsi les « maîtres » évoqués par Duhamel dans la « Chronique des Pasquier », ou dans un autre domaine les grâces pataudes du Docteur Cottard, de Proust, dans le « petit cercle Verdurin ». La jalousie des hommes de science, le sentiment de leur propre supériorité se mani­festent, à l'intérieur de la profession, par le problème des collaborateurs et des équipes, à l'extérieur par les conflits avec les pouvoirs, les bureaux, les paperasses. Le médecin est un des premiers à ressentir la montée des « nouveaux pouvoirs ». Et la médecine a conscience de posséder tous les éléments nécessaires à la constitution d'un « corps intermédiaire » qui rencontre l'hostilité des au­tres structures. D'où la tentation de l'action politique ou celle d'un isolement assez méprisant. \*\*\* Une autre tentation, infiniment plus grande, apparaît : celle du magistère moral et spirituel sollicité par une humanité qui tend à faire de la médecine sa religion. Les aspects burlesques de « Knock » ont fait parfois négliger le problème de fond. Knock n'est pas un simple charla­tan, et la fermière, le tambour de ville, tout le bourg représentent plus qu'une collection d'aspirants malades imaginaires ou de candidats à la suggestion massive. Un univers attend une sorte de révélation, un messianisme, une loi, une foi qui remplace le vide du cœur et de l'esprit. 172:109 Knock offre à l'homme qui veut être quel­que chose la possibilité de se définir au moins comme gastralgique ou rhumatisant. D'autres pourraient lui proposer le yoga, l'érotisme, les tables tournantes, le cérémonial des sociétés secrètes, le totalitarisme en uni­forme. Entre Knock et ceux-là, une frange nuancée pré­senterait la psychanalyse fantaisiste et les guérisseurs. Le malade est un initié, le médecin son initiateur. Le problème est délicat. Le médecin le plus « libre-penseur » se trouve amené à une certaine imitation du Christ. Mais disciple de Jésus, ou faux-prophète et faux Christ ? Il est livré à la souffrance de l'homme, quelque effort qu'il ait fait pour s'endurcir. Et nous ne songeons pas à nier la beauté de certaines pages de Duhamel ou de Martin du Gard. Il se trouve amené aussi à assumer la souffrance collective : et c'est là le sens d'une grande partie de l'œuvre de Céline. Le « Voyage au bout de la nuit », c'est le Jardin des Oliviers de la médecine. Il cherche à s'exprimer, peut se faire homme de lettres, et s'y trouve poussé dans la mesure où son dévouement individuel lui paraît requérir, en conscience, un supplé­ment. Et c'est encore légitime. L'équivoque s'accroît quand l'écrivain qui n'est pas médecin emprunte à la médecine ses porte-parole. Tel est le Docteur Rieux, de Camus, « décidé à refuser pour sa part l'injustice et les concessions. Puisque l'ordre du monde est réglé par la mort, peut-être vaut-il mieux pour Dieu qu'on ne croie pas en lui et qu'on lutte de toutes ses forces contre la mort sans lever les yeux vers le ciel où il se tait ». Rieux témoigne pour « tous les hommes qui, ne pouvant être des saints et refusant d'admettre les fléaux, s'efforcent cependant d'être des médecins ». 173:109 Ceux-là nous inquiètent : confusion de l'homme de bon­ne volonté, du médecin et du prêtre. Ils vont revendiquer l'autorité, le pouvoir, l'autonomie relative indispensables à la médecine et au sacerdoce ; ils n'hésiteront pas à prendre pour une science assurée les curiosités ou les rêves que ces deux états leur suggèrent. Nous sommes tous peut-être « médecins » à certaines heures ; mais il convient de ne pas oublier que ce n'est qu'au sens méta­phorique. Le thème littéraire du médecin peut fort bien n'être qu'un artifice destiné à faire passer une thèse philoso­phique sous le couvert d'une autorité qu'on ne discute pas. La littérature d'inspiration matérialiste ou existen­tialiste s'entend à utiliser le médecin pour aboutir à l'élimination du prêtre, alors que l'enquête sociologique d'un Balzac les associait pour reconstituer les structures sociales. La littérature moderne préfère garder le tableau d'un monde incomplet qu'elle confond naïvement avec « un monde ouvert ». Il serait assez ridicule ou oiseux de contester les droits A l'écrivain à régir son intrigue et à répartir les rôles de sa fiction. Nous craignons cepen­dant que la fiction médicale n'amène le lecteur à sentir une impression de crédibilité assez différente de la vrai­semblance littéraire artistique : en somme la présence du personnage-médecin constitue une sorte de manœuvre d'intimidation, consciente ou non. \*\*\* 174:109 Depuis Platon, tout esprit qui se penche sur la condi­tion humaine a recours aux métaphores médicales. Mais la littérature ne saurait prétendre à l'authenticité médicale, ni la médecine à celle d'une cure spirituelle abso­lue. Il est flatteur pour l'homme de lettres de se croire médecin, pour le médecin de se croire prêtre ; il peut arriver que le sacerdoce songe à être l'auxiliaire psychologique du médecin. Sans doute avons-nous tous un apostolat, toute science requiert un art et doit contri­buer en ce bas monde à quelque guérison. Mais l'origina­lité des fonctions demeure. Et le mot de sacerdoce est de ceux qu'on ne saurait rabaisser. Le sel de la terre ne peut être affadi sans péril. Jean-Baptiste Morvan. 175:109 ### Petite histoire d'un titre par Louis Salleron *Dieu sans Dieu* a été publié au début de 1964. Je me doutais que le livre susciterait quelques remous. Je n'imaginais pas que le titre déclencherait une tempête. Il me plaisait assez et j'en aurais attendu quelques compliments. « Mauvaise foi » et « trahison » furent les expressions que je cueillis le plus fréquemment pour saluer mon art de traduire. Il m'est agréable de remercier ceux qui s'abstinrent de ces juge­ments sommaires. Je ne les nommerai pas cependant pour ne pas les compromettre -- je pense notamment à un Dominicain. Il me fallut, domptant ma paresse, écrire chaque fois aux aimables recenseurs qu'ils avaient dû s'abuser sur le sens exact du titre anglais *Honest to God.* L'expression signifie bien littéra­lement « honnête envers Dieu », mais dans la conversation elle veut dire quelque chose comme « ma parole ! », ou « parole d'honneur ! » ou « je vous jure ! » Bref, le titre a un peu l'al­lure d'un jeu de mots. Je ne manque pas d'imagination. J'essayai, sur un bout de papier, une vingtaine de titres. Aucun ne me plaisait. « Dieu sans Dieu » me vint à l'esprit, qui me parut bon. Sur un autre registre que le titre anglais, il était également « accrocheur ». 176:109 C'est le droit (et le devoir) d'un traducteur de changer le titre du livre qu'il traduit quand celui-ci est intraduisible. On en a des exemples tous les jours. Mais le choix d'un titre est chose compliquée. L'auteur et l'éditeur en discutent souvent avec âpreté. Quand il s'agit d'une traduction, cela fait deux auteurs et deux éditeurs intéressés. Juridiquement, et même moralement, il me suffisait d'être d'accord avec mon éditeur. Néanmoins il me répugnait d'imposer à l'auteur, le docteur Robinson, évêque (anglican) de Woolwich, un titre qui lui aurait déplu. Je demandai donc à mon éditeur d'écrire à son homologue anglais pour lui exposer mon scrupule. Le 22 août 1963, il écrivait à l' « Assistant Editor » avec qui il était en relation pour la publication du livre, une lettre où, parmi d'autres questions, celle-ci était ainsi exposée : « ...*Honest to God* est une sorte de jeu de mots intraduisible en français. Le traducteur hésite entre deux traductions 1° « *Devant Dieu *» qui serait le plus proche du double sens anglais. (On dit, en français : « Je jure *devant Dieu* et devant les hommes... »). Mais c'est un peu plat. 2° « *Dieu sans Dieu *» -- qui ferait choc et accro­cherait davantage le lecteur. Mais comme il s'agit là d'un titre différent de celui de l'original, le traduc­teur ne veut pas le prendre sans l'accord de l'auteur. « Dans les deux cas, on mettrait sous le titre français, le titre anglais. » Par retour du courrier (lettre du 23 août), la réponse était donnée : « We can well understand your difficulty with the title. The German publishers are calling the book *Gott ist anders.* The Bishop of Woolwich is on holiday at the moment, but I have discussed the matter with my Editor, the Reverend David L. Edwards. Perso­nally we feel that *Dieu sans Dieu* is a good, arres­ting title and if you put the English title on the cover and on the title page, there will be no mistaking what book it is. I think the Bishop would be quite happy to leave the final decision in your hands, as we would, too. » 177:109 (« Nous comprenons fort bien votre difficulté. L'éditeur allemand appelle le livre *Gott ist anders.* L'Évêque de Wollwich est pour le moment en vacan­ces, mais j'ai discuté de la question avec mon Direc­teur ; le Rev. D.L.E. Notre sentiment personnel est que *Dieu sans Dieu* est un bon titre, frappant ; et si vous mettez le titre anglais sur la couverture et sur la page de titre, il ne pourra y avoir d'erreur sur le livre dont il s'agit. Je crois que, comme nous-mêmes, l'Évêque ne demanderait qu'à vous laisser juges de la décision finale. ») On voit que j'avais fait bonne mesure puisque je proposais deux titres à l'éditeur anglais, en lui précisant, pour chacun d'entre eux, les raisons du *pour* et du *contre.* C'est bien, à mon avis, le meilleur qu'il a choisi. D'autre part, il se portait fort, pratiquement, de l'acceptation de l'Évêque de Wollwich. Ni celui-ci, ni l'éditeur ne soulevèrent jamais de nouveau cette question du titre, qui était à leurs yeux réglée, et réglée à leur parfaite satisfaction. D'où m'était venue l'idée de « Dieu sans Dieu » ? De l'en­semble du livre évidemment ; mais aussi, sans doute, d'un passage où elle est clairement exprimée. Je dis « sans doute », parce qu'à mon souvenir c'est dans mon subconscient plutôt que dans ma conscience claire que l'image s'imposa à moi. Le passage en question figure dans le chapitre II, intitulé (de manière caractéristique) « La fin du théisme ? ». Il s'agit du texte suivant, qui est une citation de Bon­hoeffer : « Le Dieu qui nous fait vivre en ce monde sans que nous ayons à nous servir de lui comme d'une hypothèse de travail est le même Dieu devant qui nous vivons sans Dieu. Dieu se permet d'être éliminé du monde et c'est exactement la manière, la seule manière dont il puisse être avec nous et nous aider. 178:109 « ...C'est la différence décisive entre le christia­nisme et les autres religions. La religiosité pousse l'homme en détresse à tourner son regard vers la puissance de Dieu dans le monde ; il se sert de Dieu comme d'un *Deus ex machina.* La Bible cependant le dirige vers l'impuissance et la souffrance de Dieu ; seul un Dieu souffrant peut aider... » Je me rappelle que, quand j'avais lu ces lignes pour la première fois dans l'édition anglaise, elles m'avaient vivement frappé ; et je fus heureux, plus tard, d'entendre de Thibon qu'il les avait aussi trouvées très belles. Je m'étais dit (comme peut-être Thibon) : voilà qui pourrait être signé de Simone Weil. Le texte de Bonhoeffer peut, bien sûr, être interprété de diverses façons mais *en un sens*, et à condition de ne pas y enfermer le christianisme, il est parfaitement chrétien. (A la vérité, la dernière phrase du premier paragraphe est inacceptable, mais le second paragraphe, dans sa pureté tranchante, éclaire le tout). Le déferlement de hargne que provoqua ce titre « Dieu sans Dieu » est d'autant plus injustifiable qu'en lui-même il ne préjuge rien. Il peut aussi bien signifier « Dieu *absent *» que « Dieu *inexistant *»*.* Tous les mystiques évoquent ces phases de leur vie où ils n'ont été reliés à Dieu que par la foi pure, sans le moindre sentiment de la présence ou même de l'exis­tence de Dieu. Ils pourraient intituler ces chapitres de leur vie « Dieu sans Dieu ». Sainte Thérèse de l'Enfant Jésus a connu cet état pendant des années. « Dieu sans Dieu » peut même signifier « Dieu *invisible *»*,* mais présent et agissant. Supposons que je décrive quelque lieu d'atroce souffrance où des hommes écrasés ne survivent que dans le désespoir, je pourrais intituler ce récit « Dieu sans Dieu » pour dire qu'au delà du blasphème, de la révolte ou de l'annihilation de l'âme, la béatitude du royaume de Dieu est promise à la passion et au malheur de ceux qui n'ont pas eu « déjà leur récompense » comme les satisfaits de la Terre. 179:109 Bref, « Dieu sans Dieu » donne, si je puis dire, toutes ses chances au livre et à l'auteur. Il excite la curiosité, en posant une question sans fournir la réponse -- exactement, à cet égard, comme « Honest to God », qui ne permet nullement de savoir comment on peut être honnête avec Dieu. Le livre que Mari­tain vient de publier sous le titre « Le Paysan de la Garonne » aurait très bien pu s'intituler « Honnête avec Dieu ». Moralité : soyons honnêtes avec Dieu, soyons honnêtes avec les autres, soyons honnêtes avec nous-mêmes -- et appre­nons l'anglais. Louis Salleron. 180:109 ### Réforme liturgique et réforme du clergé par Henri Charlier NOUS VOUDRIONS examiner brièvement dans quelles circonstances s'accomplit la réforme liturgique commencée en France bien avant le Concile, réglementée par celui-ci et appliquée depuis sans ména­gements et contrairement même, trop souvent, aux déci­sions dudit Concile. Celui-ci déclare (43) : « Le zèle pour l'avancement et la restauration de la liturgie est tenu à juste titre pour un signe des dispositions providentielles de Dieu sur le temps pré­sent ; comme un passage du Saint-Esprit dans son Église ; il confère à la vie de celle-ci et même à toute l'attitude religieuse d'aujourd'hui une empreinte caractéristique. » Et Sa Sainteté Paul VI a dit avec juste raison : « Il faut se rendre compte qu'une nouvelle pédagogie spirituelle est née du Concile dont elle est la grande nouveauté. » Le Concile s'exprime ainsi : « 7 ...Toute célébration liturgique, en tant qu'œuvre du Christ prêtre et de son Corps qui est l'Église, est l'action sacrée par excellence, dont aucune autre action de l'Église ne peut atteindre l'effi­cacité au même titre et au même degré. La liturgie est le sommet auquel tend l'action de l'Église et en même temps *la source d'où découle toute sa vertu.* « 8. -- *Dans la liturgie terrestre, nous participons par un avant-goût à cette liturgie céleste qui* se célèbre dans la sainte cité de Jérusalem... 181:109 « 36. -- L'usage de la langue latine, sauf droit parti­culier, sera conservé dans les rites latins. « 54. -- On pourra donner la place qui convient à la langue du pays dans les messes célébrées avec le concours du peuple, surtout pour les lectures et la « prière com­mune » ... « *On veillera cependant à ce que les fidèles puissent dire ou chanter ensemble en langue latine aussi les parties de l'ordinaire de la messe qui leur reviennent.* « 114. -- *Le trésor de la musique sacrée sera conservé et cultivé avec la plus grande sollicitude.* « 116. -- *L'Église reconnaît dans le chant grégorien le chant propre de la liturgie romaine ; c'est donc lui qui dans les actions liturgiques toutes choses égales d'ailleurs, doit occuper la première place. *» Telles sont les décisions et tel est cet *esprit du Concile* dont on nous parle toujours sans jamais citer ces textes décisifs. Car le Concile se prête aux accommodements rendus nécessaires ici ou là par l'extrême difficulté pour certains pays (comme la Chine) d'entrer si peu que ce soit dans l'esprit du latin. Mais on nous fait rire en nous disant que les Français (qui d'ailleurs savent tous lire) ne peuvent comprendre et sont repoussés de l'Église pour avoir à dire : gloria in excelsis Deo et in terra pax hominibus bonae voluntatis gloire en haut à Dieu et sur la terre paix aux hommes de Sa bonne volonté *ou bien :* In nomine Patris et Filii et Spiritus Sancti amen. au nom du Père et du Fils et de l'Esprit Saint ainsi soit-il. 182:109 Il n'est pas douteux qu'en France, si le clergé s'en était tant soit peu donné la peine, s'il avait recommandé et facilité l'achat de bons paroissiens ayant les explications et les traductions nécessaires, la question du latin ne se poserait pas. Mais le clergé, quand il avait le souci d'une formation spirituelle, ne la puisait pas dans la liturgie. Pourquoi donc cette réforme brutale et inintelligente imposée comme obligatoire et qui est contraire aux souhaits de la Constitution Conciliaire ? Et comme elle se trouve jointe à des tendances hérétiques manifestes au sujet de l'Eucharistie, elle conduit à une véritable anarchie. Nous avons vu du jour au lendemain dans des paroisses de campagne où toute l'assemblée chantait honorablement l'ordinaire de la messe des anges, supprimer tout latin. Et il n'était même pas remplacé par les rengaines qu'on impose ailleurs. Voulait-on supprimer toute gloire autour de la consécration ? qu'entourent le *Sanctus* et l'*Agnus *? Tout est possible lorsqu'on s'aperçoit que dans la célébration de la messe actuelle, la consécration est bien souvent comme inaperçue. Le clergé trouve toujours la louange de Dieu trop longue. Et il est à peu près certain que l'immense majorité de nos évêques n'a jamais entendu chanter le trait du premier dimanche de Carême qui est une des grandes pages de la musique universelle. Et il faut une véritable barbarie pour s'imaginer qu'on va remplacer en un an ou deux le « trésor de la musique sacrée » suivant l'expression du Concile, par une musique équivalente sur des paroles fran­çaises. Dans le chant grégorien il y a des chants qui datent du temps d'Orphée (le kyrie 16), de Théocrite ou des bergers du Latium (la première antienne des Laudes de Noël), ou bien qui sont l'élan du cœur d'un roi de France, Robert le Pieux (*benedicamus Domino* des premières vêpres solen­nelles). Ce n'est pas parce que l'office sera lu en français qu'il sera plus fructueux pour les fidèles quand le clergé n'en fait aucun usage pour lui. Cette affirmation a besoin de preuves ; en voici donc. \*\*\* 183:109 J'étais appelé en consultation dans un séminaire pour des raisons artistiques. A la messe du matin je vois une profusion de fleurs et de lumières. Je demande au supérieur : « Vous avez peut-être un office propre au diocèse ? -- Non, me dit-il, c'est la messe de saint Bruno, mais c'est aussi la clôture de la retraite de rentrée pour les sémina­ristes. » L'allocution du prédicateur peut se résumer ainsi : « Souvenez-vous que le prêtre doit être un homme intérieur. -- Bon, me disais-je. -- Ne vous laissez pas entraîner par ces vains courants de ritualisme et d'extériorisation... -- Pan pour la liturgie, m'avoué-je. » Le résultat immédiat fut qu'au moment de l'offertoire qui dit : (Ps. 88) « *Ma vérité et ma miséricorde sont avec Lui ; en mon nom Sa gloire sera exaltée *», c'est-à-dire toute l'histoire prophétique du salut, un séminariste, de sa plus belle voix, sur un air de valse entonna : « Ô tendre Mère... » \*\*\* J'ai eu en Bourgogne un curé, irréprochable et zélé, qui passait son temps à polycopier des bouts de papier que personne ne lisait. J'étais chargé d'un début, ou d'une contrefaçon de schola. Je lui dis un jour : « Nous pouvons très bien chanter l'offertoire au lieu d'un cantique, vos filles en sont capables. -- Pensez-vous, me dit-il, il faut bien distraire les gens pendant l'office. » Le même avait invité l'un de ses confrères à réparer l'harmonium. J'étais là. Vers neuf heures du soir, notre curé nous dit : « Excusez-moi, j'ai encore du bréviaire à dire. -- Comment, dit l'autre, quel temps y mettez-vous donc ? Il me faut à moi trois quarts d'heure. -- Ah, par exemple, répartit notre curé. Je voudrais bien vous y voir ! Il me faut une heure et quart, une heure et demie, et je vous assure que je me dépêche ! » \*\*\* 184:109 Dans un institut religieux où je travaillais on me demanda une conférence. Dans les jours qui suivirent, un des religieux me dit : « Nous vous avons compris. C'est moi qui donne le point de méditation aux frères. Pour aujourd'hui j'ai donné votre chapiteau de la Visitation. » Je m'inclinai comme un monsieur qui refuse une cigarette. Mais ce jour-là on fêtait l'Invention de la Sainte Croix ; les frères servirent chacun cinq ou six messes de la Croix et méditèrent la Visitation. Quant au religieux qui devait lire tout l'office du jour, il est probable qu'il eut à méditer sur la Pentecôte ou tout autre mystère... \*\*\* Dans une ancienne ville épiscopale existait un patronage célèbre en ce lieu pour l'esprit « dynamique » de son abbé directeur, vocation tardive et peu instruit. Les équipes de ballon étaient célèbres dans la région et on voyait les jeunes gens partir au terrain de jeu au pas cadencé en chantant « La Madelon ». L'abbé suivait en dodelinant la tête au rythme du chant et jetait en souriant quelques regards sur les passants et ces regards disaient : « Voyez quels bons jeunes gens innocents sont les miens ! » Ce patronage ne manquait pas de faire du bien ; un grand zèle très sincère, même mal dirigé, ne peut être sans effet. Mais l'ensemble des jeunes gens était d'une ignorance religieuse crasse. A l'issue d'une retraite, le prédicateur en fit l'observation au directeur du patronage et lui montra la nécessité de les instruire. On me demanda de leur ensei­gner à chanter les vêpres. Je me permis de leur expliquer le sens du *dixit Dominus*, chose facile puisque deux diman­ches auparavant avait été lu l'évangile où Notre-Seigneur interroge les scribes sur le sens du premier verset ; mais les jeunes gens l'avaient-ils seulement lu ou écouté ? 185:109 Après cette petite leçon, le directeur me prit à part, haussant les épaules sur ce que j'avais dit ; au fond il méprisait ses jeunes gens, les croyait incapables de com­prendre que David parlait du Messie, et sous-estimait ces mêmes grâces du baptême qu'il était chargé de faire fructi­fier. Il y avait malheureusement un autre sentiment derrière son haussement d'épaules : *trop souvent les prêtres ne sup­portent pas qu'on fasse, à côté d'eux, ce qu'ils n'ont pas le temps de faire, ou ce dont ils sont incapables ; ou ce dont ils n'ont pas aperçu la nécessité.* \*\*\* J'en ai fait l'expérience avec ce même curé de Bourgogne dont j'ai parlé plus haut. Il m'avait chargé d'enseigner le chant aux filles de bonne volonté. Je le suppliai longtemps de venir quelquefois aux répétitions, de les y instruire et d'y parler pour que ces filles puissent se rendre compte de l'intérêt qu'il portait à leur travail, et de l'importance paroissiale de la peine qu'elles prenaient. Il vint enfin un soir. J'étais tout justement en train de leur expliquer ce qu'elles chantaient, l'origine et les circonstances bibliques, le sens chrétien de ces paroles, très brièvement, à la mesure de leur compréhension. Ce bon curé fit aussitôt une tête épouvantable, partit rapidement après quelques mots : j'avais empiété sur ses fonctions ; seulement il ne songeait même pas à les remplir. Car pour lui il s'agissait simple­ment par les chants de « distraire les gens pendant l'office ». \*\*\* 186:109 Ces anecdotes permettent de se rendre compte à quel point le clergé dans son ensemble a été incapable de tirer parti de la liturgie pour l'instruction de son peuple. Le Concile le sait très bien. Parlant de la liturgie « où les fidèles doivent puiser un esprit vraiment chrétien », il ajou­te (N° 14) : « *Mais il n'y a aucun espoir d'obtenir ce résultat si d'abord les pasteurs eux-mêmes ne sont pas profondément imprégnés de l'esprit et de la force de la liturgie, et ne deviennent pas capables de l'enseigner ; il est donc très nécessaire qu'on pourvoie en premier lieu à la formation liturgique du clergé. *» Et plus loin (N° 90) : « Comme en outre l'office divin, en tant que prière publique de l'Église, est la source de la piété et l'aliment de la prière personnelle, les prêtres... *sont adjurés dans le Seigneur d'harmoniser leur âme avec leur voix ; et pour mieux y parvenir, ils se procureront une connaissance plus abondante de la liturgie et de la Bible, principalement des Psaumes*. » La Sacrée Congrégation des Séminaires et Universités a publié à Noël 1965 une Instruction spéciale pour la forma­tion des futurs prêtres. Mais elle a été, dit-on, refusée par l'Épiscopat Français ; on peut la lire seulement dans le numéro 103 d'Itinéraires. Or les anecdotes ci-dessus montrent combien le clergé est loin de l'esprit qu'il faudrait pour profiter de la liturgie. Le Père Emmanuel, lorsqu'un de ses confrères admirant la conversion de sa paroisse lui demandait par quoi il fallait commencer, répondait : « *Commencez par lire vos Heures aux Heures. *» Et dans l'introduction à la Constitution conci­liaire sur la liturgie, Mgr Henri Jenny, évêque auxiliaire de Cambrai, écrit : « *Le renouveau liturgique tel qu'il est prévu, ne peut s'accomplir par l'observation mécanique d'un certain nombre de prescriptions. On a compris qu'il demande une intéressante éducation. Bien des espoirs seraient déçus si l'on supposait, consciemment on non, qu'il suffirait de changements extérieurs pour une réforme efficace. *» 187:109 Rien de plus mécanique et de plus inefficace que de traduire les textes latins en français et de supprimer un chant séculaire apte par lui-même à convertir des incroyants à l'existence d'une Puissance spirituelle inconnue d'eux. Cependant un curé de Paris disait récemment : « Le chant grégorien ? J'aurai sa peau. » Nous comprenons très bien que des prêtres, s'étant donné beaucoup de mal toute leur vie avec zèle sans grand résultat, s'interrogent sur les méthodes qu'ils ont employées ; elles furent inefficaces et ils désirent en changer. Mais ils se trompent doublement. Ils attribuent à l'Église ce qui est une erreur de leur méthode ; celle-ci était naturelle et ne pouvait avoir d'effet surnaturel. Faire des enquêtes sur la justice distributive et condamner les profits injustes n'a jamais augmenté la charité qui est divine. Il faut d'abord avoir la charité pour que la justice puisse être juste. Donner des coups de pieds catholiques dans des ballons catholiques, souffler dans des trompettes catholiques n'a jamais beau­coup augmenté la foi. Pas davantage le bon théâtre ou le bon cinéma. Les distractions chrétiennes *découlent de l'exis­tence d'une société chrétienne fondée sur la foi*. Leur influen­ce est très grande lorsqu'on ne renverse pas l'ordre. Rien de tel que le théâtre ou la musique pour mélanger les classes sociales que les formes actuelles de l'Action Catholique tendent à diviser. Car un notaire et un manœuvre peuvent tous deux être doués, se plaire à collaborer sur la scène paroissiale à condition que ce soit pour des fêtes paroissiales, celles des saints patrons ou autres festivités analogues. Mais il faut que ce soit entrepris dans un esprit d'amour et de louange. Une chrétienté ne se fondera pas autour de distrac­tions envisagées d'un point de vue naturel. \*\*\* 188:109 Dans les contes de Cantorbery de Chaucer, le premier grand poète anglais, une troupe de pèlerins se rend en pèlerinage à la tombe de saint Thomas Becket. Il y a là un Bailli en queue, un meunier en tête, un chevalier, un moine, une prieure, un écuyer et bien d'autres, et chacun d'entre eux raconte une histoire. Chesterton considérant la variété des caractères et celle des classes sociales auxquelles appar­tiennent ces pèlerins voyageant ensemble dit ceci : « Ce n'est pas sur le plaisir et les distractions qu'on édifie un Système social cohérent et complet... Un pays qui ne fait que s'amuser ne s'amusera pas longtemps ; et puis, est-ce que les plaisirs ne sont pas plus personnels que les dévo­tions et que les vœux ? Vous ne persuaderez jamais un clerc d'Oxford d'aller à Ramgate, même pour voir jouer le Meunier, ni au meunier d'aller à Oxford ; mais tous les deux ils étaient prêts d'aller sur le tombeau de saint Thomas à Cantorbery. », Et Chesterton continue par cette question terrible qui convient si bien à notre temps : « Le problème moderne se pose ainsi : quel pèlerinage avons-nous aujour­d'hui que ces deux hommes pourraient faire ensemble ? » \*\*\* Toute une partie du clergé actuel travaille, inconsciem­ment ou non, à la division des classes sociales. Ses méthodes naturelles n'ont pas réussi, elles ont vidé les séminaires et les noviciats. Au lieu de s'en prendre à lui-même et à ses méthodes il s'en prend à l'Église. Comme l'ont fait tous les révolutionnaires, il veut réformer les institutions pour n'avoir pas à se réformer lui-même. L'Église enseigne par son histoire même que seuls les saints ont réussi ; elle nous propose les Béatitudes comme l'exercice pratique des Trois Vertus. Comment n'être pas inquiet ? Ceux qui veulent réformer, et imposent comme le dit Mgr Jenny *l'observation mécani­que d'un certain nombre de prescriptions* d'ailleurs contrai­res à ce que dit le Concile, sont ceux-là mêmes qui ont montré qu'ils n'avaient jamais puisé leur vie spirituelle dans l'office même que l'Église avait institué pour en être la source. Or c'est l'Esprit Saint lui-même qui est l'auteur de cet office. 189:109 Nos évêques n'ont pas publié en France l'Instruction de la S. Congrégation des Séminaires et Universités, approuvée par le Pape, aux termes de laquelle il est rappelé que la liturgie doit être célébrée dans les séminaires en langue latine, conformément à l'esprit et à la lettre de la Consti­tution du Concile sur la sainte liturgie. Comment n'être pas inquiet ? On n'a jamais lu dans l'histoire qu'un sculpteur ou quelqu'autre artisan soit l'auteur d'un schisme ou d'une hérésie. Il ne peut qu'y être entraîné, et les schismes et les hérésies eurent toujours pour auteurs des évêques ou des archevêques, des patriarches ou des religieux. L'inquiétude grandit lorsqu'on voit nos évêques accepter tranquillement pour traduire *consubstantialem Patri *: « de même nature que le Père ». Car il y a là un dédain du dogme même. La Sainte Trinité est le dogme capital de notre foi. Y toucher, c'est s'habituer à une vie quasi chrétienne à côté de la foi. Il y a quinze siècles, sur les mêmes sièges qu'ils occupent aujourd'hui, leurs prédécesseurs ont souffert, ont été dépouil­lés de leurs biens, ont été exilés pour avoir défendu l'unité divine et voilà le cas qu'ils font aujourd'hui d'une définition essentielle. Nous n'en sortirons que par la prière et la péni­tence, cette prière dégradée dans la pratique du clergé contemporain (du moins dans celle du clergé bruyant, vulgaire et tapageur) et cette pénitence diminuée, affaiblie et repoussée dont il ne veut pas voir la pressante nécessité. Car Notre-Seigneur lui-même a dit : « Si vous ne faites pénitence, vous périrez tous. » Henri Charlier. 190:109 ### La messe en jazz par Dominique Marie L'ÉMISSION CATHOLIQUE télévisée « Le jour du Sei­gneur » a présenté le dimanche 27 novembre une messe où, sous le paravent arboré de « negro-spirituals » le jazz occupait une place d'honneur. Nous posons d'abord une question d'ordre purement disciplinaire. L'épiscopat français est-il d'accord pour l'introduction du jazz dans la liturgie ? La musique de jazz a été diffusée pendant la messe devant des centaines de milliers de spectateurs. Si la Hiérarchie catholique ne dit rien, tout le monde dira : qui ne dit mot, consent. Pour notre part, nous espérons vivement autre chose que le silence. A notre avis, en effet, les questions en jeu sont d'importance. Nous reconnaissons volontiers qu'il n'y a aucune mesure entre ce que nous avons entendu et la messe dite de l'Arbresle exécutée à Notre-Dame des Champs à Paris. Nous sommes loin des hurlements informes et échevelés. Le tir a été ajusté. C'est évident. Nous ne sommes pas d'accord pour autant. Autant qu'il est en notre pouvoir nous nous opposons à la percée que l'on tente obstinément de faire et d'imposer. \*\*\* 191:109 Du point de vue musical, cette messe a été un bric-à-brac parfait : jazz, chant grégorien, chant du nouveau Notre Père en français. Les protagonistes du jazz ont eu le souci évident de ne pas heurter totalement de front les assistants et les téléspectateurs. Un petit peu de ceci, un petit peu de cela, un petit peu d'autre chose : chacun trouvera son content. Nous sommes certains que la majorité des catholiques français n'a pas demandé l'introduction du jazz à la messe. Nous disons fermement : la messe (et encore moins si c'est possible la messe télévisée) n'est pas un banc d'essai aux mains d'un club. Elle n'est pas non plus un fourre-tout. La disconti­nuité entre des genres si différents ne peut que provo­quer des heurts dans la sensibilité. On ne vient pas à la messe pour être heurté et choqué. Au contraire, c'est une harmonie profonde qui doit imprégner tout le dérou­lement de la liturgie sacrée. La réussite du grégorien a été sur ce point vraiment extraordinaire. On s'en est encore aperçu dans la très modeste part que le jazz a bien voulu lui concéder à cette messe. Car, en fait de jazz, nous avons été gâtés : chant d'entrée, alleluia, où le chanteur noir commençait à cla­quer des mains en cadence, chant pendant la seconde partie du canon, pendant la communion, pendant la sortie des fidèles. C'est un fait : le rythme syncopé et saccadé du jazz ne favorise pas le recueillement. On ne pouvait rêver d'un contraste plus frappant entre les gestes rituels du célébrant et le rythme heurté du jazz. Il n'y a pas de solution de continuité entre le jazz soi-disant liturgique et le jazz des salles de cabaret ou de bal. Cela tient à son rythme constitutif. Or, chacun sait que les morceaux de jazz les plus excitants ne conduisent pas à des extases sacrées. C'est le moins qu'on puisse dire. Qui ne voit qu'à partir du jazz tous les abus sont possibles ? On peut tout craindre si des curés ou des vicaires imaginent d'imposer le jazz dans leurs églises en vertu du raisonnement suivant : *Cela se fait à la Télévision. Pourquoi pas moi ?* 192:109 C'est ici que nous tenons à dénoncer la technique du « coup de pouce par coup de pouce », du « fait accom­pli », que nous voyons en honneur depuis un certain nombre d'années, et pas seulement dans le domaine liturgique. Nous ne pouvons que regretter la coïncidence de cette méthode avec l'action subversive et révolution­naire. Ce n'est pas là une méthode d'Église. Posément, fermement, nous refusons ce condition­nement progressif des gens par une poignée de petits dictateurs bien en place et qui disposent des moyens les plus puissants de ce conditionnement. On vous a dit que la suppression du latin et du grégorien facilitait la participation liturgique des per­sonnes ne comprenant que le français. Or qu'avez-vous entendu pendant cette messe ? Trois chants anglais interprétés par le chanteur noir. Tant pis pour vous si vous n'avez pas compris. Ne criez pas trop fort : vous n'auriez droit qu'à un haussement d'épaules de ces préposés à la mutation liturgique et au ligotage de nos esprits. Et comme dit l'autre : on n'a pas encore vu tout ce qu'on verra. \*\*\* Nous savons bien que ces messieurs tiennent en réserve l'argument fondamental et définitif : il faut être dans l'esprit du Concile. Seulement voilà : ce qu'ils appellent « esprit du Concile » n'est pas autre chose que leur propre esprit, hélas ! Dans le domaine liturgique, comme dans les autres, on ne peut rêver rien de pire que cette substitution de l'esprit des novateurs à l'esprit de l'Église. Nous nous bornons à citer quelques extraits de la Constitution « Sacrosanctum Concilium » sur la Sainte Liturgie. 193:109 « Les transmissions d'actions sacrées par la radio­phonie et là télévision, surtout s'il s'agit de la célébration du saint sacrifice, se feront avec discrétion et dignité sous la conduite et la garantie d'une personne compé­tente, désignée à cette fonction par les évêques. » (n° 20) « On ne fera des innovations que si l'utilité de l'Église les exige vraiment et certainement, et après s'être assure que les formes nouvelles sortent des formes déjà exis­tantes par un développement en quelque sorte organique. » (n° 23) « L'autorité ecclésiastique ayant compétence sur le territoire, mentionnée à l'article 22 § 2, considèrera avec attention et prudence ce qui, à partir des traditions et de l'a mentalité de chaque peuple, peut opportunément être admis dans le culte divin. Les adaptations utiles ou nécessaires seront proposées au Siège Apostolique pour être introduites avec son consentement. » (n° 40 § 1) « L'Église reconnaît dans le chant grégorien le chant propre de la liturgie romaine, c'est donc lui qui, dans les actions liturgiques, toutes choses égales d'ailleurs, doit occuper la première place. « Les autres genres de musique sacrée, mais surtout la polyphonie, ne sont nullement exclus de la célébration des offices divins, pourvu qu'ils s'accordent avec l'esprit de l'action liturgique, conformément à l'article 30. » (n° 116) « Pour promouvoir la participation active, on favori­sera les acclamations du peuple, les réponses, le chant des psaumes, les antiennes, les cantiques et aussi les actions ou gestes et attitudes corporelles. On observera aussi en son temps un silence sacré. » (no 30) Nous ne pensons pas que l'introduction du jazz dans la messe réponde aux dispositions promulguées par le Concile. 194:109 C'est vraiment sans discrétion, pour ne pas dire sans unité, qu'il a fait irruption au cours de la messe télé­visée devant des centaines de milliers de spectateurs. On a franchi carrément la ligne de démarcation devant la France entière. Le jazz ne sort pas du chant grégorien ou de la poly­phonie classique par un « développement en quelque sorte organique ». Et ce n'est assurément pas une inno­vation exigée « vraiment et certainement » par « l'utilité de l'Église ». Qui osera prétendre que le jazz s'enracine dans la tradition de notre peuple ? Ce n'est certes pas le chant grégorien qui occupait la première place dans cette messe télévisée. Et c'est juste­ment lui, les rares fois où l'on s'en est servi, qui a permis « la participation active » des assistants. Nous ne croyons pas davantage que les claquements de mains en cadence, déjà esquissés par le chanteur noir au moment de l'alleluia, ou tout autre trépignement suggéré par le jazz « s'accordent avec l'esprit de l'action liturgique ». Ce sont les prescriptions mêmes du Concile qui ont été bafouées devant la France entière, à la Télévision, par la messe du dimanche 27 novembre 1966. Dominique Marie. 195:109 ### Quatre roses pour sainte Jeanne d'Arc par Joseph Thérol TANDIS QUE de faux historiens, aveugles ou sectaires, s'acharnent à vous défigurer, nous voici à vos pieds, Patronne de la France, ô Jeanne très aimée. Nous vous demandons pardon pour ceux qui vous oublient, pour ceux qui vous offensent. Rappelez-vous que du haut de votre bûcher, témoin Jean Massieu, vous avez pardonné à vos juges et à vos bourreaux le mal qu'ils vous faisaient. Se trouverait-il aujourd'hui quelqu'un pour vous condamner si injustement à une mort si cruelle ? Il ne faudrait pas jurer que non. Et c'en est déjà trop que tant de catholiques français vous ignorent ou vous dédaignent, quand un cardi­nal de la Sainte Église, Mgr Touchet, évêque d'Orléans, après avoir dix-neuf ans médité vos paroles et vos actes, a proclamé que vous êtes « un ostensoir qui montre Dieu ». Nous voici à vos pieds, le cœur tout aussi brûlant que celui du bon compagnon qui vous escorta de Vaucouleurs à Chinon, Jean de Metz, « enflammé de vos dits et d'un amour pour vous », amour qu'il a ainsi qualifié : « divin, à ce que je crois ». Et nous comprenons quelle grâce, par la décision de Pie XI, Dieu le Saint-Esprit nous a faite en vous nommant notre Patronne. 196:109 Si l'on doit aller à Jésus par Marie, personne mieux que vous ne nous peut conduire à l'univer­selle Médiatrice. C'est pourquoi, lorsque nous prenons notre chapelet, rien ne retient aussi bien notre attention que le sentiment de nous trouver en votre compagnie. Souffrez donc que vous soient offerts ces quelques grains d'un pauvre rosaire. #### Première dizaine : l'Annonciation Deux événements complémentaires constituent le sujet de ce mystère : l'apparition de l'Archange Gabriel à Marie (Luc, 1, 26-38), l'apparition d'un ange à Joseph (Matthieu 1, 20-21), ce deuxième messager céleste confirmant les révé­lations du premier. Et saint Matthieu précise : « Tout cela arriva afin que fût accompli ce que le Seigneur avait annoncé par son Prophète : Voici que la Vierge a conçu et elle enfante un Fils et elle lui donne le nom d'Emmanuel (Isaïe VII, 14). Sur cette maternité, si contraire suivant les mœurs humaines au vœu de virginité de Marie, rien ne pouvait mieux rassurer Joseph. Israélite pieux, au point d'avoir lui aussi fait vœu de virginité, ce jeune patriarche connaissait et méditait les prophéties messianiques avec d'autant plus de ferveur qu'en sa qualité de « fils de David » (Matthieu, I, 20) elles le concernaient personnellement. Et c'est pendant qu'il y réfléchissait, précise saint Matthieu (*ibid.*) que l'Ange vint lui donner les apaisements définitifs. Cet enfant était donc bien celui qu'avait, sept cents ans plus tôt, prédit Isaïe ; il était l'Emmanuel (nom qui signifie Dieu avec nous, au milieu de nous et même en nous, suivant la définition qu'il en donnera lui-même plus tard en ces termes : celui qui mange ma chair et boit mon sang demeure en Moi et Moi en lui) ; il était aussi, sur la foi du Prophète, investi de toutes les gloires et de tous les pouvoirs que désignaient ces qualificatifs : Conseiller merveilleux, Dieu fort, Père Éternel, Prince de la paix (Isaïe, IX, 6). 197:109 Ce titre de *Conseiller merveilleux,* les litanies du Saint Nom de Jésus, reprenant le verset messianique d'Isaïe, et louant le Verbe dans sa nature humaine après l'avoir loué dans sa nature divine, le transcrivent « Magni Consilii Angelus », *Ange ou Envoyé du Grand Conseil.* C'est ce que chantent aussi les introïts de Noël et de la Circoncision Et c'est le thème de la contemplation que saint Ignace propose au début de la deuxième semaine de ses Exercices Spirituels : « Les trois Personnes divines... décrètent dans leur éternité que la seconde Personne se fera homme pour sauver le genre humain. » Conseiller Merveilleux de par sa nature divine, le Verbe, consubstantiel aux deux autres Personnes de la Très Sainte Trinité, décrète à égalité avec le Père et l'Esprit Saint qu'il sera l'envoyé du Conseil Divin Dieu, il s'impose cette mission. Homme-Dieu, il l'accepte et la remplit. Et nous n'en pouvons avoir de meilleur garant que Lui-même. « Dieu a envoyé son Fils dans le monde pour que le Monde soit sauvé par Lui (Jean, IV, 17) -- Ma nourriture (c'est-à-dire ma vie) est de faire la volonté de Celui qui m'a envoyé (Jean, IV, 34) -- Qui écoute ma parole et croit en Celui qui m'a envoyé possède la vie éternelle (Jean, IV, 24) -- Je ne cherche pas ma volonté, mais la volonté de Celui qui m'a envoyé (Jean, V, 30). En méditant la vie de sainte Jeanne d'Arc, on retrouve ces paroles du Maître sur les lèvres de la disciple parfaite. Comment par exemple ne pas interpréter ainsi la première : « Dieu a envoyé Jeanne en France afin que la France soit sauvée par elle. » Et ainsi la troisième : « Qui écoute ma parole et croit en Celui qui m'a envoyé aura la victoire. » Aussitôt s'éclairent, les similitudes et les différences. Ce n'est pas de par sa nature que Jeanne est un Conseiller Merveilleux. Ses Voix ont beau, chaque fois qu'elles lui parlent l'appeler *Fille de Dieu* (Procès, 12 mars), elle ne mérite ce titre ni plus ni moins que tous les autres chrétiens, devenus par le baptême fils adoptifs de Dieu. Si toutefois elle est l'objet d'une particulière prédilection, c'est qu'elle a voulu répondre et répond en effet totalement à la volonté divine. Différence aussi dans la mission : est-il besoin de préciser que le salut du genre humain ne dépend pas plus d'elle que de tout autre chrétien consentant à s'unir aux souffrances du Rédempteur ? 198:109 Mais c'est d'elle, de son obéis­sance, de son sacrifice volontaire que dépendent absolument le salut de la France, et partiellement -- comme le reconnaît la liturgie de sa fête -- la défense de la Foi. *Ad fidem ac patriam tuendam*. Ainsi prévenus, entendons ces paroles de Jeanne, extrai­tes parmi tant d'autres de son Procès de Condamnation. « Je suis venue de par Dieu... Qu'on me renvoie à Dieu de qui je suis venue (24 février) -- Tout ce que j'ai fait au monde, ce fut de par Dieu (27 février) -- Je suis venue de par Dieu, la Vierge Marie, les benoîts saints et saintes du Paradis (17 mars). Et encore ces mots qui, lors du dernier interrogatoire, ont à jamais affirmé l'origine divine de sa mission, ces mots par lesquels elle s'est condamnée à la mort expiatoire et méritoire : « C'est la vérité que Dieu m'a envoyée » (28 mai). « Qui écoute ma parole et croit en Celui qui m'a envoyé possède la vie éternelle » dit Notre-Seigneur. Et Jeanne à Chinon « dans l'espérance qu'il crût » (13 mars) dit au Dauphin : « Messire m'envoie à toi pour te conduire à Reims recevoir ta couronne et ton sacre, *si tu le veux *» (déposition du Frère Pasquerel). « Autrement il ne serait couronné ni sacré de sitôt » (13 mars). Ce *si tu le veux* est une des formes sous lesquelles Jeanne, devant le roi et ses gens, fera si souvent appel à la Foi. Elle ne promet pas, bien sûr, la vie éternelle, mais le salut du royaume. Et de la puissance de la Foi le roi de France et ses hommes ont eu, grâce à elle, tant de preuves éclatantes qu'elle pourra, en ses derniers jours, résumer tous ces appels en ces termes : « S'ils croient que je suis envoyée de par Dieu, ils n'en sont point abusés » (3 mars). « Je ne cherche pas ma volonté, dit Notre-Seigneur, mais la volonté de Celui qui m'a envoyé » -- « De tout mon pouvoir, dit Jeanne, j'accomplis le commandement de Notre-Seigneur, qui m'est donné par mes Voix, au moins pour ce que j'en sais entendre. Elles ne me commandent rien sans le bon plaisir de Notre-Seigneur » (15 mars). 199:109 Instrument sans faille parce qu'elle a renoncé à toute volonté propre, Jeanne est la parfaite envoyée du Grand Conseil. Ce qu'elle dit, elle « ne le prend pas dans sa tête » (31 mars) puisque, au contraire de Jésus, « d'elle-même elle ne saurait que faire » (24 février). C'est pourquoi (voir dans les traductions là séance du 1^er^ mars) elle peut écrire aux Anglais : « On verra qui aura meilleur droit du Dieu du Ciel ou de vous. » Car il n'y a plus que deux camps face à face : le camp des Anglais et celui de Jeanne qui est celui de Dieu. Conseiller merveilleux, elle l'est par délégation et parce qu'elle remplit fidèlement cette charge d'envoyée qui est sa raison d'être : « C'est pour cela que je suis née. » Comme elle s'en rapportait souvent à son Conseil, son écuyer, Jean d'Aulon, voulut un jour savoir de qui elle parlait, et le lui demanda. Elle « répondit que ses conseillers étaient trois, desquels l'un résidait toujours avec elle, l'autre allait et venait souventes fois vers elle et la visitait, et le tiers était celui avec qui les deux autres délibéraient ». On peut reconnaître ici l'ange gardien de Jeanne, tou­jours avec elle, qu'elle voyait quelquefois « de ses yeux » et que certains aperçurent à Chinon (Procès, 13 mars). Mais qui est l'intermédiaire ? D'après la déposition du Due d'Alençon, ce n'est ni sainte Catherine ni sainte Marguerite, qu'elle appelait ses Voix, puisqu'elle a révélé à ce Prince « qu'elle avait des Voix et un Conseil ». Les deux saintes, qui semblent avoir été plus spécialement chargées de sa vie spirituelle ne font donc pas partie de son Conseil. Celui-ci, qui paraît s'être occupé plus particulièrement de sa mis­sion temporelle, un mot de Jeanne est de nature à nous le désigner. « Je n'ai rien fait que par le conseil de Dieu et des Anges » (27 février). L'intermédiaire est donc un ange, et probablement saint Michel, qu'elle appelle souvent « la voix », que ses yeux ne voyaient pas très souvent (1^er^ mars) mais dont la voix la *confortait* fréquemment. 200:109 Qui donc surtout est le troisième ? A cette question un autre témoin va peut-être permettre de répondre. Un jour qu'en présence de Charles VII, Christophe d'Harcourt demandait à la Pucelle : « Comment fait votre Conseil quand il vous parle ? » Jeanne, sur l'invitation du roi, répondit que « lorsque quelque chose lui déplaisait parce qu'on ne croyait pas facilement à ce qu'elle disait de la part de Dieu, elle s'en plaignait à Dieu. Sa prière faite elle entendait une voix qui lui disait : « Va, Fille de Dieu. Je serai à ton aide, va ! » Qui donc peut, avec cette autorité, dire « Je serai à ton aide », sinon Celui qui commanda à Isaïe et à Jérémie : « Va... », à Ézéchiel : « Je t'envoie... », à Josué : « Je serai avec toi... » ? Celui à qui « toute puissance a été donnée dans le ciel et sur la terre », Celui de qui Jeanne était l'en­voyée, le Conseiller Merveilleux, le Dieu fort, Notre-Sei­gneur Jésus-Christ. « Je suis venue de par Dieu, la Vierge Marie, les benoîts saints et saintes du Paradis. » Ô Jeanne très aimée, quel admirable sujet de méditation vous nous avez donné en ces quelques mots ! Avec quelle émotion nous nous arrêtons à cet aperçu de la délicatesse des Trois Personnes divines daignant prendre l'avis de la Cour céleste, à cette vision de l'unanimité de la T. S. Trinité et des saints du Ciel en faveur de la France très chrétienne ! Vous avez eu, dès ici-bas, le privilège d'assister à cet événement du Paradis. N'avez-vous pas dit au bâtard d'Orléans : « Je vous apporte le secours du Roi du Ciel. Non par amour de moi, mais par le plaisir de Dieu lui-même qui, à la prière de saint Louis et de saint Charlemagne, a eu pitié... » ? A votre tour, nous vous en supplions, obtenez de Dieu, de la Vierge Marie Reine de France, et de tous leurs élus qu'ils aient encore une fois pitié de cette malheureuse France si profondément mena­cée et même atteinte dans sa Foi. #### Neuvième dizaine : le Chemin de Croix « Avant que ce soit la mi-carême, il faut que je sois auprès du roi, dussé-je user mes pieds jusqu'aux genoux. » Cette parole de Jeanne nous est rapportée par celui-là même à qui elle a été dite, Jean de Metz. Langage imagé, bien sûr, et le français de la. Pucelle est le plus plein, le plus riche, le plus beau qui ait jamais été parlé. C'est l'occasion de nous rappeler ce qu'un émissaire du Sanhédrin avait dit de Notre-Seigneur : Jamais homme n'a parlé comme cet homme » (Jean VII, 46). 201:109 Jamais Français n'a parlé comme Jeanne. Pourquoi ? Parce que, toute à Dieu, « son droitu­rier et souverain Seigneur », elle ne parlait que pour trans­mettre la volonté de Dieu ; c'était le langage même de la Charité. Aussi, par delà l'image -- par delà cette savoureuse façon familière de signifier : quelque fatigue, peine ou rebuffade que j'en doive souffrir, quoi qu'il m'en doive coûter -- nous voyons clairement quelle résolution de persé­vérer dans l'obéissance à Dieu animait cette âme, quel amour de Dieu et du prochain brûlait ce cœur. Déjà, en ces mots notés par Jean de Metz, la Pucelle était cette sainte dont Pie XII a proclamé le 25 juin 1956 : « Elle se présente aux chrétiens de notre temps comme un modèle de foi solide et agissante, de docilité à une mission très haute, de force au milieu des épreuves. » Foi agissante -- et qu'on y aille sur les genoux quand on ne tient plus sur les pieds ! Doci­lité à une mission de sacrifice -- « J'aimerais mieux filer près de ma pauvre mère, mais il faut que j'aille car mon Seigneur le veut. » Force au milieu des épreuves -- pen­dant l'année de son « ministère public », puis pendant les douze mois de son chemin de croix, vers la fin surtout, à l'heure où ses Voix lui dirent : « Ne te chaille de ton mar­tyre » ? cette force qui « confortait » Jeanne fut la même vertu dont Notre-Seigneur donne l'exemple en cette dizaine et dont il anime ceux qui veulent le suivre. « Il faut que j'aille, dit Jeanne, car mon Seigneur le veut. » -- « Je suis venu, dit Jésus, pour faire la volonté de Celui qui m'a envoyé. » Accablé du poids de sa croix, Jésus tombe et se relève et tombe encore et tombe une troi­sième fois. Il avait dit à ses disciples : « Il est un baptême que je dois recevoir et quel n'est pas mon tourment jus­qu'à ce qu'il s'accomplisse. » (Luc, XII, 49-50.) Maintenant il a hâte de pouvoir dire enfin : « Tout est consommé. » Mais exténué, exsangue déjà, il halète et gémit doucement sous l'écrasant madrier. Va-t-il mourir en route et non pas sur ce sommet de toute éternité désigné d'où, comme il l'a prédit aussi (Jean XII, 32), il attirera tout à lui, quand il y aura été élevé ? Non ! 202:109 Tel est son désir du supplice baptismal qu'il se soulève d'abord, et l'on revoit son visage où la poussière, collée au sang qui suinte du front martyrisé par les épines, plaque des croûtes de boue rouge. Il se sou­lève et mesure du regard la distance qui le sépare encore du tertre de son baptême. Ah ! que c'est loin ! Trop affaibli pour vous remettre debout, vous voici, ô Jésus, avançant vos genoux l'un après l'autre, vos genoux qu'embarrasse la robe sans couture qui vous tire par les épaules et vous oblige à courber de nouveau le front jusqu'à la poussière. Vous voici, ô Jésus, marchant sur les genoux. Votre tête s'incline et se relève à chaque mouvement et l'on dirait chaque fois que vous saluez ce Golgotha qui va devenir le plus sacré des autels. Encore ! Encore ! Tandis que votre pauvre mère vous tend en vain les bras, les soudards de l'escorte s'esclaffent de vous voir aussi ridicule. Ah ! le beau roi des Juifs ! Mais ce n'est pas vous qui céderez ! « Il faut que j'aille... » Vos genoux vous porteront jusque là-haut, et votre croix avec vous. C'est trop lent pour vos bourreaux. Ils réquisitionnent un certain Simon et cet heureux Cyrénéen saisit ainsi l'occasion qui lui ouvre les portes éternelles. Vous voilà sur le tertre, vous voici élevé en Croix... Et nous pensons à votre héroïque servante. Car la mort lui fut donnée, à elle aussi, sur un autel surélevé, témoin le domi­nicain Martin Ladvenu qui assista à ses derniers moments. Les Anglais firent faire un haut échafaud de plâtre et, « ainsi que le rapportait l'exécuteur, il ne la pouvait facilement expédier ni atteindre à elle... ». Au lieu du tas de fagots posés sur le sol comme d'habitude, les Anglais avaient fait bâtir cet « ambon », ce haut socle de plâtre où fut dressé le bûcher afin que la foule fût mieux assurée de la mort de leur ennemie. En remerciant avec vous Notre-Seigneur pressé de mou­rir pour nous, nous vous prions, ô sainte Jeanne d'Arc, de nous obtenir, s'il le faut, la force d'imiter Jésus jusqu'à cette perfection de la Charité dont Dieu voulut que vous nous donniez un si bel exemple. 203:109 #### Dixième dizaine : Jésus meurt sur la Croix -- Eli, Eli, lamma sabacthani -- Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez-vous abandonné ? -- Il appelle Élie, s'exclament quelques-uns de ceux qui sont là. Voyons donc si Élie viendra le délivrer. Or, en disant ces mots, Jésus prouvait aux siens -- et à tous ceux qui, par eux, allaient croire en lui -- qu'il était bien le Juste prédit par David (Psaume 22). Car dans le neuvième verset du Psaume dont le crucifié prononçait les premiers mots, le roi-prophète avait annoncé cette plaisan­terie des bourreaux et des témoins. En même temps, Jésus affirmait son triomphe final ; car, au vingt-sixième verset du même psaume, le Juste supplicié s'écrie. « Ô Yaweh, je te louerai dans l'éternelle assemblée... Mon âme vivra pour Toi... Ma postérité te servira et le peuple qui va naître connaîtra Ta justice. » Le sens actuel et éternel de ce gémissement du Crucifié était donc celui-ci : « Ils se trompent, ils vous trompent, ceux qui m'ont condamné comme imposteur. Leur justice n'est pas celle de Dieu. » C'est aussi le sens des mots de Jeanne dans les flammes, à cette heure où les apparences lui donnaient tort, à elle aussi. « Mes Voix étaient de Dieu. J'ai tout fait par com­mandement de Dieu. » Non ! Ses Voix ne l'avaient pas trompée. Mais, pour bien comprendre, il faut se rappeler d'abord que, l'avant-veille de son supplice, durant la séance du procès de relapse, elle avait affirmé à ses juges : « Si je disais que Dieu ne m'a pas envoyée, je me damnerais... Mes Voix sont bien sainte Catherine et sainte Marguerite, et de par Dieu... » Il faut se rappeler plusieurs autres de ses paroles, et surtout celles-ci : « Mes Voix m'ont promis de me conduire en Paradis comme je leur avais demandé (1^er^ mars) ... -- (Mes Voix) me disent : Prends tout en gré, ne te chaille de ton martyre, tu t'en viendras enfin au royaume de Paradis et je crois que je serai sauvée aussi fermement que si je l'étais déjà » (14 mars). 204:109 Cloué sur sa Croix, Jésus se voyait glorieusement régnant à sa place éternelle, à la droite de Dieu son Père, ce que confirme sa parole au bon larron : « Aujourd'hui tu seras avec moi dans le Paradis », parole qu'en d'autres termes les célestes Voix répétèrent à Jeanne. De même -- on est en droit de le supposer -- Jeanne du milieu des flammes voyait le ciel s'ouvrir devant elle. Car, d'après les témoins, ce sont des acclamations, et non pas des supplications, qu'elle lança à ses derniers moments. « Elle ne cessait d'acclamer le nom de Jésus », rapporte le laïc rouennais Pierre Cusquel (Qui­cherat III, 182). « J'ai entendu cette Jeanne acclamer jus­qu'à la fin le nom de Jésus » rappelle le prêtre Ysembart de la Pierre (Quicherat 11, 352). Ce n'était plus seulement de sa part acte de foi. Elle voyait déjà réellement ce Jésus qu'elle acclamait et dont elle répétait le nom en tels accents que les assistants fondaient en larmes, elle voyait déjà dans sa gloire Celui qu'au long de sa carrière, elle avait proclamé Roi du Ciel et de tout le monde. Mais, si tout se conformait pour elle aux promesses de ses Voix, tout devait aussi se réaliser pour le royaume de France suivant les prédictions des messagères de Dieu. A ce peuple qui allait renaître Dieu ferait connaître sa jus­tice, comme Jeanne elle-même l'avait écrit aux Anglais avant son premier combat : « On verra qui aura meilleur droit, du Dieu du Ciel ou de vous. » En quoi elle nous apparaît votre reflet, ô Mère de Dieu, Miroir de Justice. \*\*\* « Arrivés à Jésus et voyant qu'il était déjà mort, ils ne lui brisèrent pas les jambes, mais l'un d'entre eux, d'un coup de lance, lui perça le cœur. » (Jean XIX, 33-34.) Suivant le cruel usage, les deux autres crucifiés ont eu les jambes brisées. Celui-ci, non. Il avait dit : « il n'y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu'on aime. » Et, comme l'écrit saint Jean, tout dans sa fin a montré ce qu'était son amour pour ceux qu'il aimait en ce monde. 205:109 Or, quand il fut lui-même réduit par la mort à l'impuissance apparente, la Pro­vidence disposa les circonstances de manière à imposer à ce soldat un geste exceptionnel, un geste significatif. Ce coup de lance met à jamais à part Celui qu'il a frappé. Le fer, en désignant ce Cœur, confirme à jamais que Jésus est mort de son amour pour nous. Quand le feu eut consumé Jeanne, il se produisit aussi un incident extraordinaire. Le bourreau lui-même, Geoffroy Thiérache, l'a conté aux frères Martin Ladvenu et Ysembart de la Pierre, qui en ont déposé en ces termes (Quicherat II, 7) : « Et disoit et affermoit ledit bourreau que, nonobstant l'huile, le soufre et le charbon qu'il avait appliquez contre les entrailles et le cueur de ladite Jehanne, toutesfois il n'avait pu aucunement consommer ni rendre en cendres les breuilles ne le cueur ; de quoy estoit autant estonné comme d'un miracle tout évident. » Le fait est confirmé par un autre témoin, Jean Massieu, le prêtre qui avait été chargé, pendant tout le procès, d'escorter Jeanne de sa geôle à la salle des séances : « J'ai entendu Jean Fleury, clerc du bailli et écrivain, dire en­suite que le bourreau avait, selon ses propres déclarations, constaté qu'en dépit de la combustion du corps bientôt réduit en cendres, le cœur était demeuré intact et plein de sang. Et on lui dit de rassembler les cendres et ce qu'il restait d'elle et de tout jeter à la Seine. » (Quicherat III, 159.) Ce miracle du cœur que le feu attisé n'a pu consumer nous révèle, de la part de la Providence, les mêmes inten­tions qui ordonnèrent le coup de lance au Cœur du Christ. Il nous rappelle qu'à l'exemple de Notre-Seigneur sainte Jeanne d'Arc nous a donné la plus grande preuve d'Amour. Ô Vierge très sainte, Mère de Dieu, daignez vous rappe­ler qu'à l'exemple du Cœur Sacré de votre divin Fils, le cœur de Jeanne votre humble servante nous est-montré comme un signe de Miséricorde et d'Amour ; et souvenez-vous en, s'il vous plaît, tandis que, par l'intercession de sainte Jeanne d'Arc, nous vous supplions de ramener votre Royaume de France aux pieds du Christ-Roi. 206:109 #### Douzième dizaine : l'Ascension « Alors, après s'être prosternés en adoration, les Disciples quittèrent le Mont des Oliviers et rentrèrent à Jéru­salem, l'âme inondée de joie. » (Luc, XXIV, 49.) Celui qu'ils aiment leur est enlevé et pourtant ils sont tout joyeux. Pendant la nuit du Jeudi-Saint, la seule annonce de cette séparation ne les avait-elle pas, au contraire, plon­gés dans la tristesse ? « Voici, avait constaté Jésus, que la tristesse envahit vos cœurs. » (Jean XVI, 6.) D'où leur vient-elle aujourd'hui, cette joie ? Ils se rappellent que ce même jeudi le Maître avait aus­sitôt ajouté : « Votre tristesse se changera en joie... Car il vaut mieux pour vous que je m'en aille. Si je restais, le Consolateur ne viendrait pas à vous, Si je m'en vais, je vous l'enverrai ». En outre, tout récemment, il leur a affirmé : « Vous allez recevoir la vertu de l'Esprit Saint. » (Actes, I, 8.) De même qu'à l'horizon la pureté de l'aube annonçant l'éclat du jour, cette joie est en eux comme l'aurore de la Consolation dont ils ressentent déjà les premiers effets. Jésus, raconte saint Luc, « tressaillit de joie sous l'action du Saint-Esprit » (Luc, X, 21). Quant à eux, à peine Jésus vient-il de les quitter que, selon sa promesse, le Paraclet déjà s'approche, et dans leurs cœurs lèvent les semences de foi, d'espérance et de charité que l'effusion prochaine de l'Esprit en leur apportant la Force, achèvera d'épanouir en consolation. Elle achèvera aussi de leur rendre intimement présent le bien-aimé qui s'éloigne en apparence. « Quand d'auprès du Père je vous enverrai l'Intercesseur, il rendra témoi­gnage de Moi. » (Jean XV, 26.) Et c'est à eux d'abord que ce témoignage s'adresse. Leur joie provient donc aussi de ce que s'impose à eux cette réalité spirituelle : leur intime union à Jésus retourné près du Père. C'est donc bien vrai : il va rester avec eux jusqu'à la consommation des siècles. 207:109 Le 1^er^ mars 1431, à Rouen, les juges interrogeant la Pucelle sur saint Michel s'entendirent répondre : « A le voir j'ai grande joie : il me semble quand je le vois que je ne suis pas en état de péché mortel. » En d'autres termes, elle se sent alors assurée de jouir de cette vie qui prend source dans l'union à Jésus et dont la perte, dit-elle le même jour, accablerait son âme. Sa joie est bien de même nature que celle des Disciples lors de l'Ascension de Notre-Seigneur. C'est la joie de la Consolation, paix d'une âme où la force de l'Esprit Saint consolide les vertus de foi, d'espé­rance et de charité. Et voilà pourquoi Jeanne employait souvent le mot confort quand elle parlait de ses Voix. Par exemple, le 27 février : « J'ai eu grand confort de saint Michel. » Et ce même 1^er^ mars : « Je serais bien morte, s'il n'y avait chaque jour la révélation qui me conforte. » Ô Jeanne bien-aimée, que par votre intercession la T.S. Vierge daigne nous obtenir le fruit que nous lui demandons par cette dizaine : le renoncement aux biens de ce monde et le désir du ciel. Tels sont en effet les sentiments qui, dans cette aurore de l'éternelle Consolation, durent occuper le cœur de la Mère de Jésus. Comme elle aurait volontiers quitté cette vie pour suivre Celui qui était toute sa raison d'être en ce monde ! Mais il lui fallait rester encore pour le réconfort des pre­miers membres du Corps Mystique. Un bref retour sur nous-mêmes suffit à nous montrer combien nous sommes loin de ces sentiments-là. Ce qui, peut-être, nous eût été facile, à nous aussi, le jour de l'Ascension en présence du Seigneur visible et glorifié, nous apparaît maintenant le plus difficile. Quitter cette vie ? Mourir ! Est-ce en prévision de cette répugnance que le Seigneur a dit : « Celui qui voudra conserver sa vie la perdra et celui qui acceptera de la perdre pour Moi la trou­vera » ? Hommes de peu de foi, nous regardons comme le pire malheur ce passage qui mène pourtant au bonheur suprême, à la gloire dont Jésus nous a légué la promesse dans le Testament de la Consolation : « Père, ceux que vous m'avez donnés, je veux que là où je suis ils soient avec Moi. Je veux qu'ils contemplent la gloire que vous m'avez donnée avant la création du monde... afin que l'amour dont, vous m'avez aimé soit en eux et que Moi-même je sois en eux. » (Jean XVII, 20-26.) 208:109 Ô Jeanne, nous nous en prions, que par votre interces­sion la T. S. Vierge, Médiatrice de toutes grâces, daigne nous accorder l'ardent désir de ce ciel où nous comprendrons enfin de quel Amour nous a aimés Celui qui nous a donné en vous une autre et si manifeste preuve d'amour. Joseph Thérol. 209:109 ### Jésus à douze ans *LE dimanche dans l'octave de l'Épiphanie l'Église fête la Sainte Famille et l'Évangile raconte la seconde la visite de Jésus au Temple car la première fut celle qu'il fit âgé de quarante jours dans les bras de sa Mère. Alors le vieillard Siméon le prit lui-même en bénissant Dieu de la venue du Sauveur ; et l'office de l'Église chante :* « Le vieillard portait l'Enfant, et l'Enfant gouvernait le vieillard. » *A douze ans, l'Enfant gouvernait toujours ; on oublie trop généralement que son union au Verbe Éternel en fai­sait le vrai maître du monde dans la Sainte Trinité. Il le montra précisément après ces fêtes pascales de l'an 7 ou 8 de notre ère, du moins pour ses parents. Car ceux-ci le cher­chèrent deux grandes journées et le trouvèrent dans le Temple* « assis au milieu des docteurs, les écoutant et les interrogeant ». « Et sa Mère lui dit : « Mon enfant, pourquoi nous as-tu fait cela ? Vois, ton père et moi, fort en peine nous te cher­chions. » Et il leur dit : « Ne saviez-vous qu'il me faut être aux affaires de mon Père ? » 210:109 *Le grec de S. Luc dit exacte­ment : dans les choses de mon Père ; ce qui veut dire à la fois : dans ce qui concerne mon Père, dans les biens, dans le Temple, enfin dans les affaires de mon Père. Ces différents sens sont tous justes et c'est pourquoi le langage de Jésus était, imprécis. L'Évangile ajoute* (*S. Luc tient ces paroles de Marie elle-même*) *:* « *Ils ne comprirent pas la parole qu'il leur avait dite. *» *Marie et Joseph savaient bien qui était le Père de l'en­fant Jésus* (*notre Père qui êtes aux cieux*)*, mais quelles étaient ces* « *choses *» *de son Père, c'est ce qu'ils ne com­prirent pas. Leur émoi en ne retrouvant pas l'enfant était augmenté de ce qu'ils savaient du rôle insigne qui devait être le sien :* « *Il règnera sur la maison de Jacob pour les siècles et son règne n'aura point de fin. *» *Telles étaient, les paroles de l'ange. Comment cela se ferait-il ? Par quelle mystérieuse préparation ? Cette absence de l'enfant était-elle le commencement de ces mystères ? Oui, bien certaine­ment Jésus fit là un essai de ce que fut sa vie publique ; dans les formes propres à son âge ; il inaugura l'annonce de la Bonne Nouvelle.* *Ses parents se reprochaient vraisemblablement leur négligence ; elle n'est qu'apparente. Les pèlerins voyageaient en groupe pour se défendre au besoin contre les brigands ou les populations hostiles dont ils pouvaient traverser le terri­toire, comme les Samaritains. Les apôtres avaient deux épées en descendant du Cénacle pour se rendre au* « *pres­soir des olives *» (*Gethsémani*)*. Pendant les pèlerinages les jeunes gens étaient en avant ; les femmes, les vieillards fai­saient un groupe, les enfants aussi ; les hommes mûrs fer­mant la marche. Jésus, si obéissant, avait tenu à montrer, quand il en eut l'occasion sans désobéir, sa mystérieuse transcendance. Les affaires de son Père n'étaient autres que le salut du monde, sa tâche à lui, Jésus, était d'accomplir ce salut par des actes décidés de toute éternité, et qu'il connais­sait d'avance.* 211:109 *Et procédant comme Socrate, il venait par des interro­gations enfantines, préparer l'esprit des docteurs de la Loi aux mystères du salut.* \*\*\* *Jésus prenait aussi une connaissance expérimentale de ces fameux docteurs. Sa nature humaine en avait besoin. Au berceau, comme tous les enfants, il avait essayé de saisir la lumière pendue auprès de l'âtre ; et il avait appris ce qu'est l'espace pour un homme.* *Les docteurs enseignaient qu'il y avait dans la Loi 248 préceptes affirmatifs et 360 négatifs ; comment un homme en creusant un sillon pouvait transgresser huit défenses. Fallait-il la même bénédiction sur des raves entières ou des raves coupées en morceaux ? On discutait de l'heure à laquelle devait se dire la prière du matin. Un docteur avait décidé que c'était à l'heure où le bleu commençait à se dis­tinguer du blanc : mais quel bleu ? Quel blanc ? On en discutait sans fin.* *Jésus devait leur dire plus tard :* Malheur à vous, phari­siens, qui acquittez la dîme de la menthe, du cumin et de tous les légumes, et qui oubliez la justice et l'amour de Dieu (Luc, II, 42)*. La casuistique est utile et même nécessaire, mais a toujours tendance, sous prétexte de l'expliquer, à remplacer la loi. Telle est notre misère.* *Que fit donc Jésus à douze ans ? Il essaya de ramener les docteurs à entendre les conditions du salut et de les pré­parer à sa propre manifestation. Il les interrogeait, leur demandant peut-être quel serait ce Prophète annoncé par Moïse, quand viendrait-il ?* 212:109 *Les prophètes avaient-ils annon­cé le temps ? Où naîtrait-il ? Pourquoi David l'appelait-il* son *Seigneur ? Avait-on le droit, quand sa poule s'était sau­vée, de la chercher le jour du sabbat ? même loin ? de soi­gner un blessé ou un malade ? Judas Macchabée a osé livrer bataille le jour du sabbat, pourquoi ? Le Prophète annoncé à Moise serait-il le même que ce Serviteur de Dieu dont parle Isaïe qui le montre souffrant ? Parmi les 248 préceptes affirmatifs, quel est le plus grand commandement ?* *Et les docteurs touchés par l'innocence du jeune âge, et comme soulevés hors d'eux-mêmes et de leurs préoccu­pations coutumières par un ascendant inconnu, virent ce jour-là le salut du monde comme une lumière intérieure aux âmes dans la simplicité du Verbe.* « Et tous ceux qui l'écoutaient étaient stupéfaits de son intelligence et de ses réponses. » *Hélas, dix-huit ans plus tard, ce n'est pas long, dix-huit ans ; Monsieur, Madame, songez à vos enfants, comme ils ont vite poussé ! Dix-huit ans plus tard beaucoup de ces mêmes docteurs vivaient toujours. Gamaliel, qui un jour protégea les apôtres, en était probablement. Beaucoup se souvinrent de l'enfant.* « *Les docteurs ont la mémoire lon­gue, dit Péguy, c'est même pour cela qu'ils sont docteurs. *» *Cela donne beaucoup à penser sur leur aveuglement. Hélas, à toutes les générations il y a des docteurs aveugles.* \*\*\* 213:109 *Mais Jésus prenait aussi une connaissance expérimen­tale des lieux de sa Passion. Le mystère de Jésus est inson­dable. Seuls les mystiques qui consentent à souffrir et ceux que Dieu a préparés pour la souffrance entrent réellement dans ce qu'a été la vie intime de Jésus car ils souffrent en union avec la Passion et jouissent en même temps d'un reflet de la vision béatifique qui n'a jamais abandonné l'âme humaine de Notre-Seigneur ; son union au Verbe Éternel en faisait une condition de sa Personne. L'enfant qui montait à Jérusalem pour la première fois, avait toute sa vie souffert de voir le péché autour de lui et les conséquences parfois lointaines des péchés qu'il voyait commettre ; car il lisait dans les cœurs, il en connaissait toutes les abominations ; il savait qu'il aurait à les prendre sur lui comme s'il les avait commises ; c'était le plan d'amour de la Sainte Trinité et il en frémissait d'avance car il connaissait son avenir.* *La troupe des pèlerins de Galilée passa probablement par la vallée du Jourdain. C'était là au printemps le chemin habi­tuel ; et de Jéricho on montait à Jérusalem à neuf cents mètres plus haut à travers un désert de roches blanches. L'ancienne route évitait le fossé du Cédron ; elle arrivait sur les hauteurs, au niveau du temple, par la porte des Brebis, laissant à main droite la piscine aux cinq portiques. Jésus savait qu'il guérirait un paralytique le jour du sabbat et qu'on ne le lui pardonnerait pas. A la porte des Brebis il vit les marchands du temple, passa sous la tour Antonia et parcourut ces ruelles qu'il sut être la future voie doulou­reuse. On lui montra la route de Bethléem où il était né et pour cela il dut sortir de la ville, et dut passer auprès du petit jardin où Joseph d'Arimathie devait faire creuser son tombeau ; ce jardin, le long des murailles bordait la route de Sichem et de Damas, et à l'ouest donnait sur le* « *lieu du Crâne *»*, le Golgotha où les Romains avaient coutume de supplicier les criminels. En ces jours de fête tout ce qui eût pu souiller les Juifs avait été enlevé. Comme homme l'enfant Jésus connut le lieu ; comme Dieu il savait qu'il y devait mourir. Il assista à l'office de Pâques où jusqu'à deux cents mille agneaux étaient sacrifiés, et vit couler les flots de leur sang que le sien devait un jour remplacer.* 214:109 *Quand donc Jésus vint s'asseoir auprès des docteurs, l'extrême gravité de sa mission lui était connue, il avait vu les lieux vingt ans plus tard et dans un élan de charité de son Cœur Sacré il voulut leur donner une chance de com­prendre l'Écriture, de se laisser pénétrer par la grâce, d'en­trer dans l'intelligence des prophéties de tout ce qui, dans l'Écriture, dépasse les préceptes de la loi de Moise et annonce un complément de la Révélation. Il essaya par des demandes et par des réponses à leurs interrogations de les écarter de leur casuistique et de les ramener dans les voies de la jus­tice et de l'amour de Dieu.* *Et ce ne fut pas inutile certainement ; comment pou­vait-il en être autrement d'un acte de Jésus ? Vingt ans plus tard après que Jésus eût confondu les Saducéens* « *qui disaient la résurrection impossible *» *un scribe demanda quel est le plus grand des commandements* (*Marc XII, 28*) *et après la réponse de Jésus le scribe ajouta :* « Maître, tu as parfaitement bien dit... (l'amour de Dieu et du prochain) vaut mieux que tous les holocaustes et les sacrifices. » Et Jésus voyant qu'il avait sagement répondu lui dit : « Tu n'es pas loin du Royaume de Dieu. » *Joseph d'Arimathie* « *membre distingué du Sanhédrin *» *qui intervint courageusement auprès de Pilate pour deman­der le corps de Jésus, n'était pas un jeune homme ; il avait fait creuser pour lui le tombeau qui devait devenir si célèbre dans l'histoire du monde. Lui aussi, dit S. Marc* « *attendait le Royaume de Dieu *»*. Depuis quand ? La charité du Christ n'avait-elle pas pénétré dans son cœur depuis la visite au Temple de l'enfant de douze ans ?* 215:109 *Les grâces répandues sous une forme innocente lors du* « *Recouvrement dans le Temple *» *fructifièrent certainement. Jésus avait commencé sa vie publique. Il la continua jusqu'au baptême dans le Jourdain telle que nous pouvons la mener nous-mêmes grâce à Lui, sans gloire, sans publicité, sans mé­thodes préfabriquées, simplement par l'exemple, qui fait la preuve de ce qu'on avance.* D. Minimus. 216:109 ## NOTES CRITIQUES ### Livres pour enfants : Des Mammouths aux Fourmis Cette fois je vais être aidée dans mon choix. Aidée par qui ? Par treize personnes. Treize. Mes lec­trices et éventuellement mes lecteurs se doutent, bien sûr que ces treize personnes, qui ont institué et décerné ce qu'on appelle depuis peu dans la presse le « Prix des treize » ne sont pas les douze apôtres ni leurs successeurs pris individuellement ou collégialement. Ce qui donne au choix de ces treize une valeur extrêmement contingente. Mais leur effort mérite spécia­lement mon attention puisque ma rubrique porte sur les livres pour jeunes, et que ces « treize » veulent récompenser, d'une part, un bon livre destiné à des moins de 14 ans (à l'approche des fêtes de fin d'année) et d'autre part, à l'approche de Pâques, un ouvrage destiné aux adolescents. J'ai écrit « un bon livre » mais l'expression ne suffit pas. Car ce prix, si j'en crois la « Famille éducatrice » de novembre 1966 (1.500.000 lecteurs en moyenne) veut promouvoir un ou­vrage « *impliquant une compréhension, chrétienne des hommes et du monde *». Que signifie exactement « *compréhension chré­tienne du monde *» pour le jury des « treize » ? Je ne sais. Je sais en revanche que pour un certain « Paysan de la Garonne », la compréhension chrétienne du monde n'est pas un agenouille­ment devant le monde, mais un agenouillement devant Dieu. Le monde, on ne s'agenouille pas devant lui. Sinon, c'est dange­reux. Mais ce paysan de la Garonne, bien sûr, ne fait pas partie des « treize ». D'où mes questions. Tout d'abord qui sont les treize ? Et ensuite : s'agenouillent-ils devant Dieu, ou devant le monde ? 217:109 Je trouve la liste des « treize » dans le même numéro de la « *Famille éducatrice *» : « *Treize personnalités des arts, des lettres, des sciences et de l'Église composaient ce jury : Mgr Rodhain, du Secours Catho­lique ; Jean-Pierre Bonnefous, premier danseur étoile de l'Opé­ra ; Jacques Chabannes, de l'O.R.T.F. ; Carzou, peintre ; Jocelyn Delcour, capitaine de l'équipe de France d'athlétisme ; Max Dorigo, international de basket ; Albert Ducrocq, sciences ; Pierre Etaix, cinéma ; Paul Guth, littérature ; Françoise Mallet-Jorris, littérature ; Henri Quéffelec, littérature ; Robert Serrou, journaliste ; M. Antoine de la Garanderie, le treizième, repré­sentait les journalistes et responsables de mouvements qui sont à l'origine de ce prix. *» Fichtre ! Voilà certes du beau monde, et bien entendu je ne m'agenouille pas devant lui. Pour dire vrai, je ne connais pas tellement tous ces messieurs qui sont un danseur étoile, un auertéef, un capitaine athlétique, un international de balle au panier, un inventeur de tortue électronique et puis des gens de littérature, de cette république des lettres dont on sait, depuis Beaumarchais, que sa tentation est d'être une république de loups, assortie de divers insectes « dont on pourrait presser du doigt la carapace frêle » comme a dit gentiment l'un d'eux. Et puis il y a M. Serrou, journaliste dont la présence élue et élec­trice dans ce jury n'est pas une énigme. Il est bien visible qu'avec sa participation on n'a pas cherché la qualité mais la quantité. D'une part, on allait jusqu'à treize, et d'autre part, on plaçait le tirage de *Paris-Match* qui, comme chacun sait, dé­passe en moyenne le million, de telle sorte que ce prix des treize devient le prix du million treize, c'est-à-dire peu de chose. Voici que brusquement je m'indigne et j'ai raison de m'indigner. Je me souviens d'avoir entendu M. Serrou dans une émission télévisée qui s'appelait « Face à Face ». Il adres­sait à Mgr Veuillot des questions rageuses et lamentables. On aurait dit un petit roquet cherchant à mordre. Et ce n'est pas une comparaison personnelle que j'avance ici : j'exprime la rumeur publique. Et puis, j'ai une autre référence. Sérieuse, réfléchie, solide en même temps que nuancée. Un numéro de *la France Catholique* d'il y a quelques mois où je lis : 218:109 « Paris-Match *consacre dix grandes pages avec photos, à l'expérience psychanalytique du Couvent de Cuernavaca, évo­quant une lettre de son Prieur :* « *Le schéma 13 montre en fili­grane deux grands noms du monde de ce temps : Darwin et Marx. Un troisième semble absent, Freud. *» *Ici, encore le goût du sensationnel prime : une photo sur deux pages montre une* *femme psychanalysant les moines... le lecteur pressé* (*il l'est toujours*) *pensera qu'effectivement Darwin et Marx sont à la source du schéma 13* (*aujourd'hui Constitution Gaudium et Spes*) *et qu'après tout, Freud y manque peut-être. Sans savoir que Freud est loin d'être toute la psychanalyse, que celle-ci a bien évolué depuis son école. * *Et comme tout cela est loin de la réalité des textes conci­liaires ! A croire que le Concile s'est rallié à une morale* « *natu­relle *» *qui ne rendrait pas compte de la présence du péché dans l'homme, qui tiendrait pour accordée et facile la pureté absolue des intentions et des pensées humaines, dès lors que la psycha­nalyse les aurait débarrassées de leurs* « *scories *». *Il faut décidément se méfier du sensationnel en matière d'in­formation religieuse, et si* Paris-Match *s'y rallie il faudra se garder de le prendre pour... argent comptant.* » Or les textes de ces « dix grandes pages » de Match sont de M. Serrou. Je trouve en conséquence extrêmement léger, du point de vue de la « compréhension chrétienne du monde », d'avoir fait appel à M. Serrou pour ce prix des treize. Pourquoi M. Serrou plutôt que d'autres journalistes plus sérieux ? On le voit : le capitalisme de presse provoque des agenouillements imbéciles. \*\*\* 219:109 J'en viens à l'ouvrage qui a été récompensé. Il a pour titre LA VALLÉE DES MAMMOUTHS. Je cherche donc, dans ce livre, une *compréhension chrétienne* des mammouths d'abord, puis des bisons musqués, des ours et des hommes de ce temps-là (c'est-à-dire d'il y a trente mille ans). Je n'y trouve qu'une compréhen­sion ordinaire. L'auteur décrit habilement les paysages, les bêtes et les gens. Son style est bon et même soigné. Mais je ne vois par exemple *nulle attention spéciale à ce que pouvait être, en ces temps reculés, la religion naturelle*. Je ne trouve que des pierres magiques et, ici et là, une vague allusion aux puissances de la terre, de l'eau et de l'air. Et parfois de beaux sentiments. Ma récolte est maigre. J'ai proposé le livre à ma fille Françoise qui a douze ans. Elle a essayé d'y mordre. -- *Trop difficile,* m'a-t-elle dit. -- *Mais les mammouths *? -- *Une histoire de gens qui ont froid et de filles qui ne se lavent qu'une fois par an*. Jugement sévère, donc, et qui montre assez que ce « prix » connaît un commencement fragile. Si j'en crois M. Paul Guth, dont la *Famille Éducatrice* rap­porte les propos pertinents, ce prix des treize « *en est, comme les mammouths, à l'âge des cavernes ; il a devant lui de nom­breuses années pour trouver véritablement sa voie, le chemin parcouru par l'homme nous permettant tous les espoirs *». Quant à Mgr Rodhain, dont le Secours Catholique, on le sait, soulage bien des indigences, il a fait miroiter pour ce prix un avenir prometteur. Donc, attendons. \*\*\* J'éprouve toutefois un dernier mouvement de curiosité à l'égard de ce « prix des treize ». Si les « Mammouths » furent les gagnants, quels furent les perdants ? Je relis l'article de la *Famille éducatrice* et je trouve le passage suivant : « *Le jury des Treize eut à choisir entre six ouvrages qui avaient été retenus. *» Outre la VALLÉE DES MAMMOUTHS, nous y trouvons : 220:109 -- LE VAINQUEUR DE LA NUIT, de J. Christiaens (Éditions G.P.). -- JÉSUS, de M.D. Poinsenet (Desclée de Brouwer). -- L'ÉPÉE DE ZADDOCK, de Jean-Marie Denz (Alsatia). -- LE JAPON, de J.-M. Dannaud (Casterman). -- ALI BA-CHAT ET LES 40 MATOUS, de Gilles de Saint-Cérène (Éditions O.D.E.J.). J'examine ces laissés pour compte. Surprise ! S'il en est qui témoignaient pour une « compréhension chrétienne du monde », C'étaient bien les deux premiers ! Je les conseille donc. Tout d'abord : LE VAINQUEUR DE LA NUIT. C'est la vie de Louis Braille, qui devenu accidentellement aveugle à l'âge de trois ans, grandit en assumant la terrible épreuve de la nuit, et par son invention de l'écriture en points saillants, transforme la vie des aveugles. La « compréhension chrétienne » d'un monde blessé, ce livre l'exprime simplement sans prétention littéraire, sur un ton qui plaît aux enfants. Bien que ce livre, dans sa consistance extérieure, ne paie pas de mine avec une couverture très ordinaire et une allure maigrichonne, ma fille Françoise s'en est emparée et l'a lu jusqu'au bout. Enfoncés les mammouths ! Et l'autre ouvrage ! Magnifique. Il se présente sous la forme d'un bel album 2230 avec reliure pleine toile rouge rehaussée de « fers à dorer ». Il s'agit bien, dans le texte, d'une « com­préhension chrétienne du monde » puisque c'est la compré­hension pensée et vécue par Jésus lui-même. Le texte est celui de l'Évangile et Marie-Dominique Poinsenet n'intervient que pour certaines adaptations ou explications qui sont souvent heureuses. Et l'innovation tout à fait remarquable est que ce texte, pour la bonne moitié du volume est accompagné de gra­vures splendides en noir et en couleur, soigneusement cadrées et insérées, et qui sont empruntées à l'œuvre de Fra Angelico. Tout le livre respire une certaine majesté, certes, mais il s'agit de celle du sacré devenu comme palpable, dans la « naïveté » d'un artiste qui compte parmi les plus grands de tous les temps, et qui rejoint de lui-même la fraîcheur de l'enfance. 221:109 Au fond, ce « prix des treize » est intéressant par ce qu'il abandonne. Ses vrais trésors sont dans ses déchets, c'est dans les déchets de sa première attribution que l'on trouve ce pour­quoi il veut se justifier. Ces trésors abandonnés me mettent d'ail­leurs sur la piste d'autres ouvrages de valeur, sur lesquels je prolongerai cette chronique. \*\*\* Desclée de Brouwer m'envoie, pour l'âge de 8 à 12 ans je pense, L'HISTOIRE DU PETIT ROI ISAR. C'est l'histoire du qua­trième Roi Mage. Tous les enfants du monde connaissent les noms des Trois Rois, Melchior, Gaspard et Balthazar. Mais ce qu'ils ne savent pas, c'est qu'il y avait un quatrième Roi : Isar, roi de Magodie. Un tout petit garçon. Il se sentait bien solitaire dans son palais. Il n'avait pas de petits camarades. Alors, ayant appris que dans un autre pays venait de naître le Roi du monde, « j'irai trouver ce Roi, dit-il, et nous jouerons ensemble ». Or, Isar est bien jeune. Il voyage lentement. Il arrive en retard. Joseph et Marie ont déjà fui en Égypte. Isar grandit, comme Jésus, et ne cesse de le chercher. Il rencontre successi­vement les personnages de l'Évangile, l'enfant-prodigue, le bon larron et le mauvais, le Bon Samaritain, Zachée. Mais c'est tou­jours après coup. Jésus est ailleurs. Et puis, Jésus meurt. Isar arrive en retard au tombeau, la pierre a roulé à terre, Jésus est ressuscité. Isar le raconte à tout le monde, y compris à Thomas. « Il faut qu'il se taise, dit Caïphe. Enfermez-le ! ». Enfermé, il parle encore. « Tuons-le », disent les valets de Caïphe. Ils tuent Isar. Ils tuent aussi son âne. Et tous deux, Isar et son âne, sont maintenant sur une route légère où tout est musique et lumière. Au loin, ils voient soudain Jésus qui vers eux s'avance. 222:109 Dans le même souci de « compréhension chrétienne » du monde, je citerai une récente édition de QUO VADIS. Histoire connue ? Connue d'adultes, certes, dont l'enfance ou l'adoles­cence en furent enchantées. Mais de nos jeunes ? Le tintamarre des « idoles » d'aujourd'hui ne dispose guère à suivre cette belle histoire. Il faudrait la proposer quand même, d'autant plus que Gautier-Languereau la présente dans une belle édition, de format 17,523,5 avec photos de film et reproductions en cou­leurs de peintures et, de mosaïques romaines contemporaines de l'action. Vraiment, elle est un beau cadeau, cette « histoire du temps des Césars » où il est montré que la « compréhension chrétienne » du monde comprend précisément le témoignage des martyrs, ou encore le témoignage de sainteté, que les livres de la collection « Hommes de Dieu » (Éditions de l'École) veu­lent rendre proche aux enfants d'aujourd'hui avec une vie de la TRÈS SAINTE VIERGE MARIE, une vie de SAINT PAUL, une vie de SAINT FRANÇOIS D'ASSISE. \*\*\* Bien sûr, si la « compréhension chrétienne » du monde veut être seulement humaine il y a grande matière à notre choix et qui dans son ordre n'est pas sans valeur bien que banale de notre point de vue. Voici la collection « Histoire et document » (Nathan) : PASTEUR par Pierre Chanaine, A LA DÉCOUVERTE DE LA PRÉHISTOIRE, par Anne T. White et la collection « Bibliothèque de l'Amitié-Histoire » (Hatier) : L'ACROBATE DE MINOS par L.N. Lavolle. Ou les albums de contes. Casterman nous offre les jolis al­bums LE MARQUISET TÊTU, LA CHÈVRE DE MONSIEUR SEGUIN, ainsi que TRÉSOR DES FÈVES ET FLEUR DES POIS, ou les albums de voyage, avec cette année toujours chez Casterman : LA GRÈCE. Je ne voudrais pas être injuste envers ces ouvrages qui ne relèvent pas d'une spéciale intention chrétienne. La beauté du monde et une certaine sagesse y apparaissent. Les fleurs et les animaux s'y pressent en foule pour la joie propre à la connais­sance ou à la poésie. Ainsi dans le livre d'Olga Perovskaia : DES ENFANTS ET DES BÊTES S'AIMAIENT (Nathan) ou dans Ce GRAND LIVRE DES ENFANTS ET DES BÊTES que public Flammarion, ou dans ce BEAU LIVRE DES ANIMAUX que publie Nathan. 223:109 Les enfants plus jeunes aimeront aussi TIT, LA MÉSANGE, ou CHATAIGNE, LE HÉRISSON (Hatier), NOIX DE COCO ET SON AMI, LE BEAU CHARDON D'ALIBORON chez Flammarion (Père Castor), LES FLEURS QUE J'AIME (Père Castor) ; nous aurons une mention pour ROUGE ET BLEU, ROND ET CARRÉ, VITE ET LENT, POILS ET PLUMES et PIERRES DE LUNE (L'École) qui sont de fort plaisantes réus­sites pédagogiques. Aux Éditions de l'École également, les vo­lumes intitulés VISAGES D'INSECTES ET PAPILLONS DE JOUR apportent des éléments de culture scientifique. \*\*\* Certains jeux vont dans le même sens : LA VIE DES FOURMIS (Djeco) sollicite directement l'observation de l'enfant. Il s'agit en effet, non pas d'un livre, mais d'une boîte qui joue le rôle de petite maison transparente où apparaît le travail de fourmis vivantes livrées avec la boîte. Elles creusent leurs galeries dans un sable de nature et de granulométrie spécialement étudiées pour qu'elles y vivent dans les meilleures conditions. L'aération est assurée par des petits trous percés dans les parois de cette boîte. Les enfants nourrissent les fourmis en déposant des petites parcelles de nourriture dans la partie supérieure de la boîte suivant le régime indiqué dans le petit fascicule. Il est donc possible de suivre l'activité incessante et organisée de ces petites bêtes : les nourricières allant chercher et distribuer la nourriture, les ouvrières creusant les galeries, etc. LA FERME, LES AUTOS sont des jeux d'encastrement destinés aux tout jeunes enfants afin de contribuer à leur donner le sens des volumes (2 -- 6 ans). 224:109 Quant au SPIROGRAPH, il permet aux petits et aux grands de réaliser sans difficulté divers dessins : rosaces de cathédrales, bouquets de fleurs, arabesques. C'est un système de roues et de crayons-billes que l'enfant manie facilement et automatiquement. Ce n'est donc aucunement une activité créatrice mais plutôt une gymnastique de la main et une surprise de l'œil qui a l'avantage de tenir les enfants tranquilles pour un certain temps. \*\*\* A une époque où l'on parle tellement d'ouverture et de lar­geur d'esprit, il y a beaucoup -- beaucoup trop -- d'esprits étroits, d'esprits sectaires, d'esprits nocturnes parmi les pusil­lanimes éditeurs de livres pour enfants qui refusent de laisser percer la grande lumière du Christ. Nous y reviendrons à l'occasion. Claude Laurent. ============== ### Le thème communautaire Pour servir leur dessein d'ouverture à gauche, les progres­sistes ont le génie de l'utilisation des mots : La « socialisation » jetait un pont vers le « socialisme ». La « communauté » nous aide à mieux comprendre le « communisme ». Dommage, car c'est un beau mot. Mais il n'est que de savoir s'en servir. Le hasard m'a fait lire, en vingt-quatre heures, trois textes qui m'ont montré l'usage qu'avec un peu d'adresse on pouvait faire du thème communautaire. 1°) Dans les « Écrits de Paris » de novembre 1966, Thomas Molnar s'interroge sur le danger communiste en Amérique latine. Il nous apprend que « Le P. Roger Vekernaus au Chili a in­venté le « communautarisme », calculé à créer des commu­nautés dans les usines, aux écoles, à la campagne ». Ce pourrait être une bonne chose. On a bien l'impression du contraire. (En passant, Thomas Molnar nous dit, ce que j'ignorais quant à moi, que l'archevêque Dom Helder Camara, progressiste célèbre, était fasciste, il y a vingt ans, et qu'on l'appelait « le Goebbels brésilien ».) 225:109 2°) Dans le livre -- dirigé principalement, mais pas exclusivement contre l'épiscopat -- qu'il consacre aux « catholiques français sous l'occupation », Jacques Duquesne insiste sur la renaissance de l'esprit communautaire, qui s'est effectuée sous l'occupation. Ce qui est vrai pour de nombreux milieux, et ce qui était une bonne chose. Mais l'orientation générale de son livre, aussi partisan que « sélectif », suggère que ce « commu­nautarisme » devait tout naturellement s'épanouir dans l'ouver­ture à gauche. 3°) Dans « L'écho de notre temps... » mais il faut présenter cette publication. Ce qui n'est pas très difficile. Elle tire à 1.600.000 exemplaires, elle est donc assez connue. Elle s'appelait naguère « L'écho des Françaises » et méritait son titre. Elle s'appelle donc, depuis quelques mois, « L'écho de notre temps » et continue de mériter son titre (nouveau). Les Françaises, hier, s'y reconnaissaient. Notre temps s'y reconnaît aujourd'hui. Comme je m'embrouille aisément dans les « mandats » du catholicisme français, je n'ose assurer que « l'écho » est l'organe de l'Action catholique féminine. Mais si ce n'est pas cela, c'est quelque chose d'approchant. Il est donc instructif de saisir le genre d'aggiornamento qui est proposé mensuellement, et sous mandat, à 1.600.000 catholiques françaises. N'étant pas un lecteur assidu de cette publication qui ne m'est pas destinée, je ne saurais en faire une analyse exhaus­tive. Qu'on se rassure, d'ailleurs ! « L'écho » ne propose pas aux dames et demoiselles de nos paroisses de devenir bouddhistes ou même communistes. Non ! Simplement, il époussette un peu, à leur usage et pour leur édification, une religion devenue par trop poussiéreuse dans le respect de ses dogmes et de ses traditions. 226:109 Le numéro d'octobre 1966 comporte un article intitulé « Ils ne vont plus à la messe ». C'est un dialogue entre le Père Feillet, aumônier du lycée d'Antony et quelques mères de famille qui lui posent des questions auxquelles il veut bien répondre. Ces mères s'inquiètent, elles ont peur parce que trop sou­vent leurs grands enfants ne vont plus à la messe. Lisons : Père F. -- *Quant à ceux qui continuent à aller à la messe, vous inquiétez-vous de savoir s'ils croient ? Surtout s'ils ne semblent pas mani­fester de réactions chrétiennes dans la vie de tous les jours*. -- Il faut bien le dire, ça nous semble un peu une garantie, la messe... Père F. -- *C'est vrai, j'ai souvent remarqué que les parents sont affolés si leur garçon ou leur fille a manqué la messe, alors qu'ils ne sont nul­lement inquiets de les voir laisser tomber une sortie de jeunes, une rencontre ou une récollection organisée par l'aumônerie ou la paroisse*. -- N'y a-t-il pas quelque chose de faux, sou­vent d'ailleurs, dans notre attitude ? Père F. -- *Nous-mêmes, savons-nous bien pourquoi l'Église nous demande d'aller à la messe le dimanche ?* -- Pour participer à l'Eucharistie. Père F. -- *Bien sûr, mais aussi parce que la messe du dimanche réunit la communauté des chrétiens. Dans le ciel, nous n'aurons plus de messe et nous serons toujours une communauté rassemblée*...  C'est l'écho de notre temps. Il faut que 1.600.000 Françaises l'entendent. Nous sommes au siècle du « recyclage » et l'on apprend à tout âge. Le Père F. nous « affranchit » vigoureusement : 227:109 Père F. -- *Je connais des jeunes qui ne vont pas facilement à la messe le dimanche, mais qui y participent en semaine, dans la chapelle de l'aumônerie et y communient ; des filles, des gar­çons participent généreusement à une récollection qui sera pour eux un temps fort qu'ils vivront sérieusement, mais qui ne pratiqueront pas le reste du temps ; d'autres pour qui le ski, chaque année, est l'occasion d'une rencontre renouvelée avec le Seigneur dans l'Eucharistie*. Une question est posée : -- Que penser d'un garçon qui communie le jour de Pâques, alors que l'on sait pertinemment qu'il ne s'est pas confessé depuis des mois ou des années ? Père F. -- *Je pense que c'est peut-être grâce à cette communion qu'il découvrira le Seigneur qui l'aime, l'appelle et lui pardonne. On oublie trop que la communion est le sacrement de l'amour, qu'il est peut-être de fait pour un jeune une étape vers le sacrement de pénitence*.  On ne peut pas dire que le jansénisme fasse des ravages, dans l'aumônerie du XX^e^ siècle ! L'important, c'est, d'avoir le sens de la communauté -- de préférence avec l'aumônier, et à la rigueur sans lui. Car que sera le ciel, sinon une communauté ? Paris vaut bien une messe. Les copains aussi. Louis Salleron. ============== ### Les « gardes rouges » de l'Église Il n'y a pas qu'en France, il n'y a pas qu'en Europe, en Amérique et ailleurs, que les progressistes chrétiens débouchent, par leur « aile » la plus « marchante », dans le communisme le plus affiché ; ce phénomène universel atteint la Grande-Bretagne elle-même. 228:109 C'est au point que, sous ses initiales, M. Douglas Woodruff a cru devoir y consacrer un article dans la revue qu'il dirige, *The Tablet* (numéro du 19 novembre 1966). Quand on sait que le *Tablet* est une publication éminem­ment « libérale », dans tous les sens du mot -- c'est-à-dire accueillante, courtoise, ouverte à la discussion, mais aussi incli­née aux idées qu'on classe en France plus volontiers à gauche qu'à droite -- bref, qu'elle est tout le contraire de ce qu'on fourre chez nous sous le vocable d' « intégrisme », cet article revêt une importance particulière. Le titre est dépourvu d'ambiguïté : « The Church's Red Guards », c'est-à-dire « Les gardes rouges de l'Église ». C'est tout un mouvement qui est mis en cause, à travers son organe, *Slant*, dont « le but », nous dit Douglas Woodruff, est de « persuader les jeunes catholiques que leur devoir religieux est, sinon de devenir communistes, du moins d'être les suppor­ters des régimes communistes » -- ceux-ci étant appelés « les nouvelles structures politiques ». Le directeur de *Slant*, M. Neil Middleton considère que l'Église catholique d'Angleterre fait « partie intégrante de l'ordre capitaliste ». Il écrit : « Si nous voulons réellement engager une bataille idéologique sérieuse avec cette organi­sation énorme et corrompue de l'Angleterre, alors nous ne saurions nous dissimuler que ce à quoi nous tendons est le ren­versement de l'Église, telle que nous la connaissons. » La violence n'est-elle pas au bout d'une telle attitude ? « La violence est un mal, répond M. Middlefon, mais ce n'est pas nous qui en faisons choix. Elle a été imposée au monde par la bourgeoisie capitaliste ; pour nous, prêcher la non-violence c'est tomber dans le piège libéral et contribuer à maintenir le statu quo. » Lucidement, Douglas Woodruff constate que des déclarations pareilles n'étonneraient pas dans la bouche d'un communiste virulent, du genre chinois, mais qu'on ne s'attendrait pas à les trouver chez un catholique. « Certainement, écrit-il, les prê­tres dominicains qui apportent aide et assistance à *Slant* ne souscrivent pas à cette description de l'Église et à la nécessité de la violence. M. Middleton ne sera pas surpris si nous ne voyons en lui rien de plus qu'un propagandiste communiste. » 229:109 Il y a bien d'autres choses, extrêmement intéressantes, dans l'article du « Tablet », mais ce n'est pas notre propos de l'ana­lyser. Nous voulions simplement signaler l'existence du commu­nisme chrétien, ou du christianisme communiste, en Angleterre. Ni la folie, ni la pourriture n'épargnent aucun pays. L. S. ============== ### Notules **Maritain --** son nouveau livre, « Le Paysan de la Garonne », 406 pages aux Éditions Desclée de Brouwer, est recommandé par le Bulletin diocésain de Versailles : « Église de Versail­les », numéro du 25 novembre 1966, en ces termes significa­tifs : «* On lui sait gré de nous délivrer de certaines idoles post-conciliaires. *» \*\*\* **Fabrègues** vient de publier un nouvel ouvrage : *Charles Maur­ras et son Action française, un drame spirituel*, 426 pages à la Librairie Académique Perrin. \*\*\* **Une nouvelle revue « Renovatio ». --** Sous la direction de G.-L. Rossi vient de faire son apparition, à Gênes, une nou­velle « revue de théologie et de culture » intitulée *Renovatio.* Adresse : Via XII Ottobre 14, Genova, Italie. Déjà paru : un « numéro uni­que » avec au sommaire les noms d'Ugo Lattanzi (dont nous publions dans le présent numéro une étude sur Bultmann), F. Spa­dafora. G. Baget-Bozzo, A. Ricci. Avec le prochain fascicule, prévu pour janvier 1967, la revue « Renovatio » commencera sa carrière de publication pé­riodique trimestrielle. \*\*\* **Action catholique et vocations. --** Dans « La Croix » du 17 novembre 1966, page 7, col. 1, à propos des vocations sacerdota­les : 230:109 «* Des milieux d'Action ca­tholique, des mouvements chré­tiens de foyers, on attendait un accroissement de vocations de prêtres, capable de stopper si­non même de renverser la ten­dance. Si l'on mesure globale­ment les résultats sur ce point, l'espérance a été déçue. *» Va-t-on dès lors opérer une révision intellectuelle et spiri­tuelle des mauvaises méthodes de l'Action catholique ? Ou au contraire continuer à dénoncer comme des criminels ceux qui ont eu la lucidité po­sitive de « critiquer les mouve­ments apostoliques et leurs mé­thodes ». \*\*\* **C'est clair. --** Éditorial de « Témoignage chrétien », 17 no­vembre 1966, au sujet du Viet­nam : «* Le Peuple de Dieu, sans s'immiscer dans les techniques politiques, ne peut pas ne pas prendre parti entre le pays sous-développé et la grande puis­sance industrielle, entre le peu­ple écrasé par les bombes et par la faim et la nation qui dirige une armée puissamment équipée et bien nourrie, entre ceux qui aspirent à choisir eux-mêmes leur avenir et ceux qui viennent de l'extérieur pour lutter contre le communisme les armes à la main.* «* L'Église ne sera vraiment pauvre que lorsqu'elle choisira en toute circonstance le camp des pauvres. *» Le camp des pauvres ainsi en­tendu sera donc en fait, à peu près chaque fois, le camp des communistes. \*\*\* **Et en avant pour le « catéchis­me ».** -- De Luc Baresta, dans « La France catholique » du 25 novembre : *Catherine, une jeune adoles­cente de 14 ans qui est en classe de 3^e^, rentre à la maison après son cours d'instruction religieu­se. Elle est impatiente de mon­trer sa jeune science. Il y appa­raît qu'un certain monsieur Freud,* «* un grand médecin autrichien *», *a dit que ce qu'il y avait dans les êtres humains c'était* «* l'aimance *» *; que* «* l'ai­mance *» *était faite de deux cho­ses : Éros et Agapè, Éros dési­gnant le besoin de possession charnelle.* *-- Et Agapè *? *demande la maman.* *-- Agapè, répond Catherine, c'est la* «* promotion *», *d'ail­leurs Éros et Agape se battent et aussi Thanatos et Dynamis.* *-- Où as-tu vu cela *? *deman­de encore la maman.* *-- Sur la fiche d'instruction religieuse, répond Catherine.* *On imagine que les parents, n'ayant jamais entendu que le Seigneur ait dit :* «* Aimancez-vous les uns les autres *», *soient quelque peu* «* déconcertés *» *devant les propos de leur jeune Philaminte barbouillée de psy­chanalyse par une certaine* «* pédagogie nouvelle *». \*\*\* 231:109 **Une liste. --** La « Lettre aux Amis de la Mission de France » -- revue trimestrielle s'adressant à ceux qui s'intéressent aux travaux de la Prélature de la Mission de France -- cesse de paraître. Son dernier numéro est le numéro 46 de novembre 1966 Dans ce dernier numéro, elle recommande à ses lecteurs les revues de remplacement suivantes : -- *Chrétiens d'aujourd'hui.* *-- Témoignage.* *-- Lettre aux communautés.* *-- Terre entière.* *-- I.C.I.* *-- Croissance des jeunes nations.* *-- L'Union.* *-- Frères du monde.* *-- La Lettre* (celle qui est toujours publiée 68, rue de Ba­bylone à Paris). On remarquera que « Frères du monde » et « La Lettre » soient ainsi recommandés. On appréciera aussi l'orienta­tion d'ensemble de la liste : les titres qui y figurent et ceux qui n'y figurent pas. Alors : *l'esprit missionnaire,* aujourd'hui, c'est donc bien la même chose que *l'ouverture uni­latérale à gauche ?* \*\*\* **Dans la presse actuelle, les dé­mentis ne servent à rien. --** La fameuse rubrique religieuse du « Figaro » comporte entre au­tres collaborateurs Henri Du­quaire et Michel Guy. On se rappelle quelles rectifications s'attira Henri Duquaire à l'oc­casion de son soi-disant compte rendu du Congrès de Lausanne 1965 (voir « Itinéraires », numéro 97 de novembre 1965, pa­ges 203 à 223) ; on se rappelle aussi qu'il ne tint pratiquement aucun compte de ces rectifica­tions. Étant donné les mœurs et les procédés de la presse actuelle, rectifications et démentis ne servent finalement à rien. La mé­saventure que vient de connaî­tre le P. Gaston Fessard le mont­re une fois de plus. Michel Guy avait écrit que le P. Fessard, contemplant les évêques qui assistaient aux fu­nérailles du Cardinal Suhard, avait déclaré : «* Il y a au moins la moitié des mitres à abattre. *» Dans une lettre publiée par « Le Figaro » du 29 novembre 1966, le P. Fessard oppose à Michel Guy un démenti com­plet : « ...*Je n'ai pas assisté à ces funérailles. De plus, un jugement aussi vulgaire ne correspond guè­re à mon vocabulaire habit­uel* (...). *Enfin et surtout son sim­plisme catégorique ne reflète nullement mon appréciation per­sonnelle* (...). 232:109 «* C'est la carence théologi­que et philosophique de l'épo­que qu'il faut accuser, non les personnes. Et* «* abattre les mi­tres *» *ne pouvait me paraître un moyen propre à prémunir l'intelligence cléricale contre les mensonges du nazisme, ni non plus de l'idéologie qui devait prendre le relais... *» Donc, le P. Fessard a bien précisé tous les points : 1\. -- il n'y était pas ; 2\. -- il n'a pas dit ces mots ; 3\. -- ces mots ne correspon­dent pas à sa pensée. Le démenti est explicite, détaillé et total. Et pourtant Michel Guy ajou­te vaillamment à ce démenti l'admirable commentaire sui­vant : « *Plutarque a-t-il menti ? Nous en revenons toujours à cette question lorsqu'il s'agit de té­moignage. Le P. Fessard dé­ment avoir lancé cette boutade. Je ne doute pas de sa bonne foi. Qu'il ne doute pas de la mienne ni de celle de l'éminent et distingué prélat, le cardinal Grente, qui me rapporta ces paroles. Il ressort de cette lettre que s'il récuse la paternité de ce mot, le P. Fessard reconnaît l'idée qu'il exprime. *» Ainsi, moyennant l'invocation de Plutarque, de la difficulté du témoignage, de la bonne foi, etc., Michel Guy affirme que le P. Fessard *reconnaît l'idée* que précisément il *récuse.* Seuls les imbéciles, dira-t-on, s'y laisseront prendre ? Mais il faut croire que les imbéciles comptent aussi, et beaucoup, puisque « Le Figaro » met tant de soin, principalement dans sa rubrique religieuse, à être visi­blement écrit pour les imbéciles. Pour les imbéciles mondains, in­tellectuels et distingués, ou sup­posés tels, bien entendu. \*\*\* **Muflerie. --** Le P. Rouquette écrit dans les « Études » de dé­cembre 1966, page 711 : « *Il y a un mot célèbre, sou­vent répété, du vénérable pas­teur Boegner qui, invité à dîner par des évêques le vendredi, constatait que* «* le maigre des évêques vaut bien le gras des protestants *» *; ce mot, il nous le répétait il y a quelques jours à Colmar. *» Mais la pénitence n'a jamais consisté à imposer à ses invités des renoncements que leur reli­gion ne leur prescrit pas. Nous ne serons probablement pas suspects, ici, d'épiscopolâ­trie. Nous pouvons donc témoi­gner : il nous est arrivé d'être l'invité d'évêques ; leur déjeu­ner était large et bon, mais eux-mêmes n'y touchaient qu'avec modération. Bien traiter ses invités est une chose, faire pénitence en est une autre. 233:109 Mais parmi les invités que l'on traite bien, il peut donc se glisser, si l'on en croit le P. Rouquette, un mufle qui s'en va ensuite cracher dans les plats et qui, non content d'avoir fait un mot un peu ignoble, se complaît à le *répéter...* \*\*\* **André Charlier :** dans le « Bulletin de l'Éducation nationale » a paru (en mai 1965) une recen­sion de son livre *Que faut-il dire aux hommes.* Elle est signée « E. F. », et elle est très remarqua­ble, compte tenu de l'orienta­tion habituelle du Bulletin qui la publie. La voici intégralement reproduite : « L'auteur de cet ouvrage copieux et d'une grande ferme­té de pensée est un éducateur d'une espèce assez particulière. Il a dirigé pendant de longues années l'École de Maslacq, où il s'efforçait de donner à des adolescents et à de jeunes hommes le sens profond de la vie spirituelle et de la vocation chré­tienne. A la demande de ses anciens élèves, il a réuni en un volume des textes qui s'échelon­nent sur plusieurs années, qui ont été écrits dans des inten­tions fort diverses, mais qui pré­sentent une grande unité d'inspiration. On pourrait tenter de la définir en disant que pour André Charlier, le problème vi­tal de notre époque est celui de la perte de la spiritualité au­thentique, qui ne doit pas être réservée aux contemplatifs, mais qui doit illuminer et conduire la vie de tout homme, même s'il vit dans le siècle ; à plus forte raison de tout chrétien, et plus encore de tout chrétien fran­çais. De là, outre sa dénoncia­tion du matérialisme et du prag­matisme qui envahissent toute les civilisations contemporaines, ses inquiétudes sur certaines tendances de l'Église actuelle, dont « l'aggiornamento » lui semble périlleux : l'action socia­le lui paraît prendre le pas sur la vie intérieure, et « on ne fait pas du surnaturel avec du social ». Les réformes de la litur­gie, le déclin de la musique gré­gorienne, lui apparaissent, com­me le souci de l'efficacité immé­diate, des symptômes alarmants d'une méconnaissance de la vraie nature de la Grâce et des moyens qui conduisent à l'ac­cepter dans l'humilité et dans la difficulté. Il faut lire dans le dé­tail, si l'on veut en pénétrer la richesse, ce livre admirablement écrit, et qui témoigne d'une ten­dance importante de la spiritualité catholique actuelle. » ============== 234:109 ### Bibliographie #### Philippe de la Trinité O.C.D. : Dialogue avec le marxisme (Éditions du Cèdre) L'ouvrage du P. Philippe de la Trinité comprend : 1° Une étude, « Comment dialoguer ? », distribuée en trois parties : « les doctri­nes » (catholique et marxis­te), « les consciences » « un dialogue est-il possible », et une « conclusion » (60 pa­ges). 2° Un appendice sur Tei­lhard de Chardin (en tant qu'il intéresse le marxisme) (20 pages) 3° Trois annexes documen­taires citant des textes de Louis Salleron, Dominique Dubarle et *Rinascita* sur le marxisme (35 pages). 4° Seize textes pontificaux éclairant le problème du marxisme et groupés sous le titre « A la lumière de Ro­me » (25 pages). 5° Un appendice sur l'ou­vrage de Roger Garaudy « De l'anathème au dialogue » et sur une intervention du Car­dinal Wyszynski au Concile (10 pages). Cette table des matières indique à elle seule le dessein de l'auteur. S'il fait œu­vre doctrinale -- c'est l'objet de son étude du début -- il nous fait juges, en quelque sorte, de son jugement. Im­possible de réunir plus de textes, et plus probants. On peut dire qu'avec ce livre nous possédons, sur le dialo­gue avec le marxisme, la somme de ce qu'il faut con­naître. Un document récent du Magistère sert de guide au P. Philippe : c'est l'encyclique *Ecclesiam suam* du 6 août 1964, dont la troisième partie est consacrée au « dialo­gue ». A propos du commu­nisme, Paul VI y dit : « No­tre plainte est, en réalité, plutôt gémissement de victi­mes que sentence de juges­. Dans ces conditions, l'hy­pothèse d'un dialogue de­vient très difficile à réaliser, pour ne pas dire impossible, bien qu'il n'y ait aujourd'hui encore dans notre esprit, au­cune exclusion a priori à l'é­gard des personnes qui pro­fessent ces systèmes et adhè­rent à ces régimes. » 235:109 On serait en droit de s'é­tonner qu'un livre aussi im­portant que celui-ci ait eu si peu de retentissement dans la presse catholique. Son objectivité, la précision de sa documentation, la sûreté de sa doctrine devraient susciter partout l'éloge. Mais ce serait oublier que le catholicisme officiel baigne aujour­d'hui dans la révérence du marxisme et du communis­me. S'en prendre aux idoles et à l'athéisme, c'est, paraît-il, violer « l'esprit du Conci­le ». Il est donc normal que ceux qui gouvernent l'opi­nion catholique fassent silen­ce sur la vérité. Mais il est également normal que ceux qui aiment la vérité lisent et propagent ce livre. Louis Salleron. #### Sœur Madeleine de Saint-Joseph : En esprit et en Vérité avec Thérèse d'Avila (Mame) Le seul « aggiornamento » possible pour l'Église catholique (c'est le Pape Paul VI qui nous le précise, en son allocution du 7 juillet 1965) c'est l'effort de plus en plus accentué de tous ses membres vers la perfection, la perfection de chacun con­tribuant à la perfection de l'ensemble. Le livre de Sœur Madeleine de St Joseph arrive donc bien à son heure et il faut lui être reconnaissant de nous offrir, mûri dans la réflexion et la prière, un exposé pour notre temps de la doctrine spirituelle de Ste Thérèse en son maître-livre : « Le Livre des Demeu­res ». Il serait faux de dire que Sœur Madeleine de St Joseph ait tenté « d'adapter » la doc­trine de sa mère spirituelle. Dans le drame de la sainteté qui peut changer ? Ni Dieu certes, ni l'amour, ni l'âme qui, du début du monde au dernier jour sera ce que Dieu l'a faite, ni, hélas ! le désordre introduit dans l'âme par le péché. Les directives pensées dans l'oraison (l'orai­son de Ste Thérèse !) et données aux âmes par la sainte que l'Église a établie Docteur en cette matière sont et restent les maîtres-mots de notre époque comme de toutes celles qui l'ont précédée. Nul besoin d'adaptation, mais urgence, oui, de mettre notre généra­tion au contact de cette Terre Promise. Les « lendemains qui chantent » existent pour la créature de Dieu, mais nulle part ailleurs que dans ce château inaccessible, et si proche, où Dieu nous attend. 236:109 Il semble que de nos jours on préfère, même en spiritualité, les têtes bien pleines, aux têtes bien faites. C'est grand dommage, et Dieu sans doute n'y trouve pas son compte, Lui qui a dit, non pas « étudiez », mais « soyez ». « Être » « avoir la vie », voilà ce qui, pour nous, Le préoccu­pe... Une âme transformée en Lui comme l'était Sainte Thérèse ne peut avoir que les mêmes préoccupations, et son souci pour l'âme qui se fie à elle n'est pas d'en faire un docteur ès sciences bibliques, mais un être déifié. De là, sans doute, l'ou­bli où tombe son œuvre en des jours où la science dogmatique a pris le pas sur l'humble con­naissance de soi-même et des vues de Dieu, toute éloignées des nôtres. A tous il est dit : « Si quel­qu'un m'aime... Nous viendrons en lui et Nous y ferons notre demeure. » A la suite de Ste Thérèse et commentant son texte, Sœur Madeleine de Saint Joseph explique le comment du « si quelqu'un m'aime », et en­seigne à entrer dans la demeu­re. Une fois là, l'âme a atteint au service de l'Église, le poste du plus haut service. Le livre de Sœur Madeleine de Saint Joseph marque l'itiné­raire indispensable à toute âme qui a compris sa vocation dans l'Église. Il est à recommander à tous ceux qui ont entendu au fond d'eux-mêmes l'appel de Dieu auquel fait écho le Vi­caire de Jésus-Christ. *M.M.D.* #### André Maurois : Lettre ouverte à un jeune homme (Albin Michel) La génération d'André Maurois fut bien riche, et, semble-t-il, consciente de sa richesse. De Proust à Valéry, de Jules Romains à Alain, les œuvres et les enseignements se pla­cent dans un univers d'inspi­rations variées où la démarche de l'esprit a quelque chose d'assuré, où la rhétorique fer­me et nuancée exploite un fonds esthétique et psycholo­gique que l'on serait tenté de qualifier de luxueux. Il en ré­sulta un durable prestige aux yeux d'une génération inter­médiaire, la mienne. Mais le jeune homme de vingt ans auquel s'adresse Maurois ressen­tira-t-il la même puissance de séduction ? 237:109 Même s'il est en passe de devenir un de ces « cadres » supérieurs auxquels la technocratie ambiante offre d'assez bonnes promesses de sécurité, ce jeune homme réa­gira-t-il comme ses devanciers ? Le libéralisme de Maurois, avec douceur et d'un geste large, commence par écarter la philosophie de l'absurde. On peut d'ailleurs se deman­der si l'angoisse existentialiste n'était pas un phénomène beaucoup plus précis il y a quinze ans, et si nous n'avons pas déjà abordé aux rivages d'un nihilisme plus cynique et, si l'on peut dire, plus prag­matiste ; le « structuralisme » de Lévi-Strauss et quelques autres se caractérise par une sorte de conviction de type scientifique. Inutile alors de prêcher au jeune homme la nécessité de l'action et la puissance de la volonté : elles s'y installeront bien, et sans « néo-romantisme ». Une philosophie de modération et de dignité comme celle de Maurois pos­tule une certaine manière d'avoir digéré la culture in­tellectuelle. Les mêmes auteurs ont-ils été assimilés de la même façon par la génération des « vingt ans en 1966 » ? Une sagesse universitaire, hé­ritée d'Alain, amène Maurois à dresser pour son disciple la liste d'une bibliothèque idéale non exempte de clichés et d'une certaine mesquinerie, pour ne rien dire des lacunes sournoisement partiales. Ne voir dans les « Oraisons fu­nèbres » de Bossuet qu'un « concert d'orgues », c'est peu. Tout cela est noblement léni­fiant, terriblement aisé ; tout est réglé : l'amour (dans un chapitre qui tient de la litté­rature facile pour chroniques de magazines féminins) ; la littérature, élégance toujours possible pour ce jeune homme bien doué ; l'argent ; la politique, vue avec le détache­ment d'un homme pour qui les drames récents ont été vite et généreusement épongés. Le chapitre sur « la vraie vie » ressemble à la rédaction que Claudine aurait pu faire, sans en croire un mot, pour le jour du brevet. Le livre paraît écrit pour Antoine quand, nanti de ses diplômes et capillairement diminué, il aura cessé d'avoir des « problèmes ». Nous ne re­gretterions pas l'angoisse sar­trienne, si nous étions sûrs qu'elle eût disparu ; mais nous ne pouvons souscrire à cette façon de se rassurer qui, en dernière analyse, sous le style somptueux et paternel nous fait découvrir une futilité bien satisfaite. *J.-B. Morvan.* 238:109 #### Jean-Louis Curtis : La Quarantaine (Julliard) « Quand j'ai vu la photo du président Lebrun dans le journal l'autre jour, je me suis dit : c'est toute une époque qui disparaît. » Le propos du personnage a sans doute l'air et le style du cliché mondain et l'auteur l'a-t-il ainsi voulu. Avons-nous pour­tant subi notre temps à la manière des personnages de la « Quarantaine » ? Leurs préoccupations, traduites dans leurs dialogues, nous semblent par­fois revêtir la forme du vieil almanach rétrospectivement feuilleté, ou du stock de documents filmés. Peut-être était-ce nécessaire dans la mesure où ces bourgeois de province, conser­vateurs ou snobs, sont d'après l'auteur incapables de s'appro­prier leur époque, soit qu'ils la discutent, soit qu'ils l'adoptent. Leurs drames uniquement financiers ou sentimentaux, les em­ballements vite pétrifiés donnent l'impression de mouvements géo­logiques aboutissant à un terrassement inerte, celui de la ville sous la neige à la dernière page. Curtis a stylisé ses bourgeois dans le sens d'un certain poncif ; après tout, dans l'universelle vanité des changements politi­ques et des pseudo-révolutions intellectuelles, le monde où ils vivent et dont ils souffrent est peut-être le plus réel, et méritait mieux. Pourtant le document est varié, vivant et ne manque pas de tendresse humaine, çà et là. Curtis est au fond moins féroce pour ces provinciaux par­fois mesquins mais capables de rêve et de passion que pour l'ab­bé progressiste Trébucq : « et tout le monde croyait, ou fei­gnait de croire que ce pantin était une âme d'élite ; car de toutes les comédies que se joue le monde, la plus imperturbable est celle des valeurs fausses ». Pourtant Curtis semble plus marxiste qu' « intégriste » dans sa critique sociale... Voilà qui peut donner à réfléchir. J.-B. Morvan. #### Guy de Georges de Lédenon Poèmes de guère (Maisonneuve S.A.) Ce soir-là, comme tous les autres, un peuple d'esclaves aux faces mornes roule, déam­bule, autour de l'Arc. Quelle tristesse mortelle, malgré la beauté du lieu, règne sur cette masse rivée à ses intérêts, à ses plaisirs, comme le galérien à son banc. 239:109 Mais sous l'Arc même un chant s'élève... Avec une gra­vité sublime les notes réson­nent une à une sous la voûte qui les répercute et montent dans le ciel crépusculaire de ce début d'automne. Ô morts ! gloire à vous ! Voici le chant de la vraie liberté... Comme il empoigne l'âme et l'enlève d'un coup d'aile dans les ré­gions qui lui sont propres : celles du don, du sacrifice, de l'amour. « Il n'y a pas de plus grand amour que de donner sa vie ». Ce chant de l'âme c'est aussi celui qui résonne dans les poèmes publiés récemment par le légionnaire Guy de Gorges de Lédenon. « Poèmes de guè­re... » les a-t-il nommés. Poèmes de légionnaire, non d'a­cadémicien, ils portent en eux, comme de grandes blessures, les marques de la guerre et du sang, de la douleur du corps, et de celle de l'âme ployant sous le joug d'une fidé­lité absolue. Ils portent, toute vivante, la trace des souffran­ces de tout un peuple, assu­mées par un d'entre les meil­leurs de ses fils. « La mort nous oublie si peu », chantent les légionnai­res... Elle a oublié celui-là, et souvent... Voici donc son témoignage, pétri de sacrifice, qui ne peut être accueilli qu'a­vec un fervent respect. *M.M.D.* #### Henri-François Buffet : En relisant leurs lettres (Édit. Bahon-Rault, à Rennes) Ce livre curieux et bien atta­chant est l'œuvre d'un éminent archiviste dont, l'érudition se pa­re volontiers d'un sens naturel du pittoresque intimiste ; ainsi a-t-il évoqué en d'autres ouvra­ges les coutumes et les traditions de la Bretagne. Cette fois, ce sont les souvenirs de son enfan­ce, de 1909 à 1919, qu'il rapporte, parfois avec une ironie amusée, toujours avec tendresse. Nous vo­yons revivre une famille bour­geoise lorraine par ses origines, attachée à la Bretagne, et à Ver­milles pour un temps, par la car­rière militaire du père. Nous mesurons mieux en contemplant ces innombrables portraits de pa­rents, cousins et serviteurs, avec leurs originalités, leurs costumes, leurs manies, leurs penchants ar­tistiques, combien notre univers français est devenu uniforme, voire ennuyeux -- et aussi com­bien est grande notre capacité d'oubli. 240:109 Lèguerons-nous autant de souvenirs aux enfants d'aujour­d'hui ? En tout cas il est temps de réviser certains schémas, facilement journalistiques ou sour­noisement polémiques, relatifs à l'avant-guerre de 1914. Nul ne peut nous obliger à endosser le pessimisme de ceux qui pour des raisons personnelles, bonnes ou mauvaises, n'aimaient pas ce qu'ils ont évoqué. Et puis, que nous le voulions ou non, si nous avons acquis une certaine cul­ture, si notre famille est arrivée à quelque notoriété, nous serons toujours le « côté de Guerman­tes » de quelqu'un. Nous le se­rons plus profondément, plus hu­mainement, plus charitablement si le « côté de Guermantes » est aussi le « côté de Combray ». Proust a transfiguré ce qu'il a donné ; nous avons besoin aujourd'hui d'une méthode plus humble à notre mesure, et tout d'abord d'une documentation cor­diale. Telle est la peinture re­tracée par H. P. Buffet du Port-Louis de ses jeunes années, de la « nichée du Faouédic ». On songe qu'une adaptation de l'ouvrage complèterait heureusement une collection comme « La Vie quo­tidienne » des Éditions Hachette ; mais peut-être l'auteur y verrait-il un obstacle à la tendresse et à la piété toute personnelle qu'il a voulu exprimer. Du moins cha­cun sentira-t-il le désir de sui­vre son exemple et de retracer le « livre de raison » d'un monde calomnié, qui nous échappe et nous dit, comme les vieux cadrans solaires des demeures provincia­les : « Il est plus tard que tu ne penses. » J.-B. Morvan. #### Vintila Horia Journal d'un Paysan du Danube (La Table ronde) Ce journal nous dépayse, et en même temps il nous restitue le sens de l'Occident. L'exilé nous aide paradoxa­lement à reprendre conscien­ce de l'idée de patrie. Rou­main privé de sa Roumanie natale, Vintila Horia fait res­surgir les paysages de son enfance avec une vivacité qui prouve les ressources d'une âme bien née contre les pouvoirs de la tyrannie. « On n'emmène pas la patrie à la semelle de ses souliers » : formule trop bien frappée dont un enseignement soi-disant soucieux de libre-examen fit pendant des géné­rations un usage abusif, impératif, intoxiquant et par­tialement orienté. 241:109 Le mot de Danton devint une condamnation sans appel de toutes les émigrations, fussent-elles dues à la dignité humaine ou à une menace de mort, quand elles n'étaient pas des émigrations d'agitateurs ré­volutionnaires. Il y a des gens pour qui Lénine ne peut pas avoir été jamais un émi­gré... La clef est ainsi tournée sur les univers concen­trationnaires. Et pourtant les chants de la déportation de Babylone étaient toujours là pour montrer, éternelle­ment, que l'on peut emporter sa patrie, au moins dans son cœur et dans sa foi. Il semble que la critique n'a pas tellement tenu à don­ner au « Journal d'un Pay­san du Danube » la place qu'il méritait. Et d'abord parce qu'il risquait de révé­ler qu'en ce siècle de perfec­tion marxiste, l'exil devenait un fait immense, et consti­tuait finalement pour beau­coup le seul visage de la pa­trie. Ensuite parce qu'il était scandaleux que. V. Horia ait préféré, malgré la poésie des bois de Gif ou du Parc Monceau, l'asile de Madrid à ce­lui d'un Paris toujours ré­duit à Saint-Germain-des-Prés. Les paysages de la Cas­tille sont plus propres à réveiller dans son âme les souvenirs roumains, et Don Quichotte est un plus digne intercesseur que les spectres minables de nos présentes fictions. Scandale d'un exilé exigeant qui ne veut pas d'un dépotoir, mais demande un asile : beau mot jadis enve­loppé d'une tendresse reli­gieuse, et depuis deux siècles constamment avili. Autre scandale : V. Horia fait fi­gure d'exilé « de droite » et on doit l'écarter, car il n'est ni tueur congolais ou ango­lais, ni espion chinois. La passion maladive avec la­quelle il recherche en Occi­dent ce que l'Occident a de plus noble le condamne... Sans doute le lecteur ne sous­crira pas à chaque ligne, à chaque page d'un livre qui, pourtant, lutte contre la hai­ne, et d'abord contre celle qu'il ressent. Mais on se sen­tira davantage compatriote de l'exilé (qui, après avoir évoqué Ovide, cherche main­tenant dans La Fontaine son propre symbole) que de tant de penseurs français instal­lés dans la France comme en pays conquis. Beauté des paysages, dignité familière des confidences : l'exilé as­sume pour nous une expé­rience dont il nous épargne les souffrances et dont on souhaite qu'il puisse nous donner la lucidité. J.-B. Morvan. 242:109 ## DOCUMENTS ### Points de repère sur la Compagnie de Jésus *Le discours de Paul VI à la Compagnie de Jésus, le 16 novembre 1966, vient d'attirer l'attention mondiale sur les Jésuites.* *Nous publions intégralement ci-après trois documents :* *1. -- La lettre du T.R.P. Janssens pour l'application de l'Encyclique* « *Humani generis *» (*11 février 1951*)*.* *2. -- Le discours de Pie XII aux Jésui­tes* (*10 septembre 1957*)*.* *3. -- Enfin le discours lui-même de Paul VI.* *Le rapprochement de ces trois textes manifeste, si l'on en fait une étude atten­tive, que la crise actuelle n'est pas née du Concile ; elle existait antérieurement. Elle avait été analysée par le T.R.P. Janssens en 1951. Les désordres d'au­jourd'hui trouvent non pas leur cause lointaine, mais déjà leur plein dévelop­pement* (*un peu masqué alors*) *il y a plus de quinze ans. La continuité est évidente.* 243:109 ### La lettre du T. R.P. Janssens 11 février 1951 Pour comprendre la crise spirituelle et doctrinale d'au­jourd'hui, la lettre écrite le 11 février 1951, pour l'application de l'Encyclique « Humani generis », par le T.R.P. Janssens, Préposé Général de la Compagnie de Jésus, demeure un point de repère fondamental. Nous avons déjà publié cette lettre dans notre numéro 103 de mai 1966. Ce numéro étant maintenant épuisé, et comme de toutes parts on nous demande le texte de cette lettre, nous croyons utile de le reproduire à nouveau intégralement. On y trouvera les plus vives lumières sur les quinze années d'histoire religieuse qui ont suivi, et sur les causes de la situation présente. \[se reporter au n° 103, pp. 238-267\] 279:109 ### Le discours de Pie XII 10 septembre 1957 A l'occasion du discours de Paul VI aux Jésuites, quelques journaux ont fait plus ou moins allusion au discours que leur avait déjà adressé Pie XII en 1957. Le voici en son entier. Réunis à Rome en Congrégation générale autour du T.R.P. Janssens, 185 Jésuites avait été reçus en audience par Pie XII, le 10 septembre, à Castelgandolfo. Le discours de Pie XII fut prononcé en latin. Il figure aux *Acta Apostolicae Sedis*, année 1957, pp. 806 et suivantes. Nous reproduisons la traduction française de « L'Osservatore romano ». C'est d'un cœur paternel et joyeux que Nous vous recevons tous, chers fils, vous qui, réunis dans Notre Ville, représentez devant Nous toute la Compagnie de Jésus ; et Nous souhaitons à vos travaux les meilleures bénédictions de l'Auteur de tout bien et de son Esprit d'Amour. Votre Compagnie, dont votre Père et Législateur Ignace présenta la Formule ou Sommaire de la Règle à l'approbation de Nos prédécesseurs Paul III et Jules III, a été instituée afin de combattre « pour Dieu sous l'étendard de la Croix » et de servir « le seul Seigneur et l'Église son épouse, sous le Pontife Romain, Vicaire du Christ sur la terre ([^84]). 280:109 Bien plus, votre fondateur a voulu que, outre les trois vœux ordinaires de religion, vous soyez liés par un vœu spécial d'obéissance au Sou­verain Pontife ([^85]) ; et dans les célèbres « Règles pour entrer dans l'esprit de l'Église », jointes au petit livre des. Exercices, il vous recommande avant tout que : « Écartant tout jugement propre l'esprit demeure tou­jours disposé et prompt à obéir à la véritable épouse du Christ, notre sainte Mère, qui est l'Église orthodoxe, catholique et hiérarchique » ; et l'ancienne version dont votre Père Ignace usait personnellement, ajoute « qui est l'Église Romaine » ([^86]). \*\*\* Parmi les actions remarquables de vos anciens pères, dont vous êtes fiers à juste titre et que vous cherchez à imiter, un trait se dégage sans conteste, le fait que votre Compagnie, dans une adhésion très intime à la chaire de Pierre, s'est toujours efforcée de garder intacte, d'ensei­gner, de défendre et de promouvoir la doctrine proposée par le Pontife de ce Siège, auquel « toutes les Églises, c'est-à-dire tous les fidèles d'où qu'ils soient, doivent s'adresser à cause de sa prééminence » ([^87]) ; sans rien tolérer qui sente la nouveauté dangereuse ou insuffisam­ment fondée ([^88]). Ce n'est pas un moindre titre d'honneur pour vous que de tendre, en matière de discipline ecclésiastique, à la parfaite obéissance d'exécution, de volonté et de jugement envers le Siège apostolique, qui contribue telle­ment « à... une plus sûre direction de l'Esprit Saint » ([^89]). 281:109 Ce titre d'honneur mérité par la rectitude de la doctrine et la fidélité dans l'obéissance due au Vicaire du Christ, que personne ne vous l'ôte ; et qu'il n'y ait pas place parmi vous pour un certain orgueil de libre examen, propre à une mentalité hétérodoxe plutôt que catholique, et par suite duquel on n'hésite pas à évoquer à la barre de son jugement personnel même ce qui émane du Siège apostolique ; il ne faut pas non plus tolérer de connivence avec certains esprits selon lesquels les règles de l'action et de l'effort pour le salut éternel sont à tirer de ce qui se fait plutôt que ce qui doit se faire ; qu'on ne laisse pas davantage penser et agir à leur guise ceux à qui la discipline ecclésiastique semble une chose vieillie, un vain formalisme, disent-ils, dont on doit facilement s'exempter pour servir la vérité. Si en effet cette mentalité, empruntée à des milieux incroyants, se répandait librement dans vos rangs, ne trouverait-on pas rapidement parmi vous des fils indignes, infidèles à votre Père Ignace, et qu'il faudrait retrancher au plus tôt du corps de votre Compagnie ? \*\*\* L'obéissance absolument parfaite fut depuis le début le signe distinctif de ceux qui combattent pour Dieu dans votre Compagnie. Votre fondateur alla même jusqu'à oser dire : « Souffrons sans trop de difficulté que d'autres Ordres religieux nous surpassent en jeûnes, en veilles, et dans les autres austérités de la nourriture et du régi­me de vie, que chacun d'eux pratique saintement selon sa règle ; mais quant à la véritable et parfaite obéissance, à l'abnégation de la volonté et du jugement, je désire au plus haut point... que tous ceux qui servent Dieu Notre-Seigneur dans cette Compagnie soient remarqua­bles... ([^90]) » 282:109 Combien fut toujours chère à l'Église l'obéis­sance entière et prompte envers les Supérieurs religieux, la fidèle observation de la discipline régulière, l'humble soumission, allant jusqu'au jugement, à l'égard de ceux que le Vicaire du Christ a voulu qui vous commandent, selon votre Institut si souvent et solennellement approuvé par lui-même et ses prédécesseurs ! Elle est en effet conforme au sens catholique cette vertu sanctionnée, avec l'approbation du Siège apostolique par la tradition continue des anciennes et vénérables familles religieuses, et dont saint Ignace vous a laissé la description dans la célèbre « Lettre sur la vertu d'Obéissance ». C'est une erreur tout à fait éloignée de la vérité de penser que la doctrine de cette Lettre doit être désormais abandonnée et qu'il faut substituer à l'obéissance hiérarchique et religieuse une certaine égalité démocratique selon laquel­le l'inférieur débattrait avec le Supérieur de ce qu'il faut faire, jusqu'à ce que l'un et l'autre tombent d'accord. Contre l'esprit d'orgueil et d'indépendance, dont un grand nombre sont atteints à notre époque, il faut que vous conserviez intacte la vertu de véritable humilité, qui vous rende aimables à Dieu et aux hommes ([^91]), la vertu d'abnégation universelle, par laquelle vous vous montriez disciples de Celui qui « s'est fait obéissant jusqu'à la mort » (Phil., II, 8). Serait-il digne du Christ son Chef celui qui, fuyant l'austérité de la vie religieuse, chercherait à vivre en religion comme s'il était un sécu­lier, lequel recherche à sa guise ce qui lui est utile, ce qui lui plaît et lui sourit ? 283:109 Ceux qui prétendent, sous l'appellation vaine et désormais rebattue de formalisme, évacuer la discipline religieuse, ont à savoir qu'ils contreviennent aux vœux et aux sentiments de ce Siège apos­tolique, et qu'ils sont dans l'illusion quand ils en appel­lent à la loi de charité pour couvrir une fausse liberté affranchie du joug de l'obéissance : quelle serait donc cette charité qui négligerait le bon plaisir de Dieu Notre-Seigneur qu'ils ont fait vœu de réaliser par la vie reli­gieuse ? C'est cette discipline sévère, l'honneur et la force de votre Ordre, qui vous conservera aujourd'hui encore prêts et disponibles pour les combats du Seigneur et l'apos­tolat moderne. \*\*\* Un grave devoir incombe à ce sujet à tous les Supé­rieurs de votre Ordre, qu'il s'agisse du Général, du Pro­vincial ou du Supérieur local. Ils doivent savoir « com­mander avec modestie et discrétion » ([^92]) ; oui, avec discrétion et modestie, comme il convient à des pasteurs d'âmes, en revêtant la bonté, la douceur et la charité du Christ Notre-Seigneur ([^93]), mais « commander » quand même, et fermement s'il le faut, « mêlant selon les circonstances la sévérité à la bonté », comme ayant à rendre compte à Dieu des âmes de leurs sujets, et de leurs progrès dans l'acquisition de la vertu. Bien que vos Règles, selon la sage prescription du fondateur n'obligent pas les sujets sous peine de péché ([^94]), les Supérieurs sont cependant obligés à les faire observer, et ils ne sauraient sans faute de leur part laisser négliger un peu partout la discipline religieuse. A l'égal d'un bon père, qu'ils manifestent à leurs sujets la confiance qui est de mise à l'égard des fils, mais qu'en même temps ils veillent attentivement sur leurs fils, comme un bon père est tenu de le faire, et qu'ils ne les laissent pas s'écarter peu à peu du droit sentier de la fidélité. 284:109 Votre Institut décrit sagement cet office des Supé­rieurs, surtout des Supérieurs locaux, en ce qui concerne la sortie des sujets hors de la maison religieuse, de leurs relations avec les étrangers, l'envoi et la réception du courrier, les voyages, l'usage ou l'administration de l'argent, et même le soin qu'ils doivent avoir que tous accomplissent fidèlement les exercices de piété, qui sont comme l'âme à la fois, de l'observance religieuse et de l'apostolat. D'excellentes Règles ne servent à rien si ceux à qui il revient d'en presser l'exécution ne s'ac­quittent de leur charge avec force et constance. \*\*\* « Vous êtes le sel de la terre » (Matth., V, 13) : que la pureté de la doctrine, la vigueur de la discipline, jointes à l'austérité de la vie, vous gardent de la contagion du monde et fassent de vous de dignes disciples de Celui qui nous a rachetés par la Croix. Lui-même vous a avertis : « Qui ne porte pas sa croix et ne vient pas à ma suite, ne peut être mon disciple » (Luc, XIV, 27). De là vient que votre Père Ignace vous exhorte à « accepter et à souhaiter de toutes vos forces ce que le Christ Notre-Seigneur aima et embrassa » ([^95]), et « pour mieux arriver à ce degré de perfection si précieux dans la vie spirituelle, que chacun travaille avec toute l'application dont il est capable à chercher dans le Seigneur la plus grande abnégation de soi-même et une mortification continuelle en toutes choses, autant qu'il sera possible » ([^96]). Or, dans la recherche des nouveautés, qui préoccupe aujourd'hui tant d'esprits, il est à craindre que le principe premier de toute vie religieuse et apostolique, à savoir l'union de l'instrument avec Dieu ([^97]), ne devienne moins clair, et que « notre confiance soit fondée » plutôt « sur les moyens naturels qui... disposent l'instrument à être utile au prochain » ([^98]), contraire­ment à l'économie de la grâce dans laquelle nous vivons. 285:109 A mener cette vie crucifiée avec le Christ doit con­courir en premier lieu la fidèle observation de la pau­vreté qui fut tant à cœur à votre fondateur ; et non seulement de la pauvreté qui exclut l'usage indépendant des choses temporelles, mais de celle surtout à laquelle cette dépendance est aussi ordonnée, à savoir l'usage très modéré des choses temporelles joint à la privation de bon nombre des commodités que ceux qui vivent dans le monde peuvent légitimement revendiquer. Assurément vous emploierez pour la plus grande gloire de Dieu, avec l'approbation de vos Supérieurs, les moyens qui rendent votre travail apostolique plus effi­cace ; mais en même temps vous vous priverez sponta­nément de beaucoup de choses qui ne sont nullement nécessaires à votre but, mais ne font que plaire et flatter la nature ; vous le ferez pour que les fidèles voient en vous les disciples du Christ pauvre et réservent peut-être des aumônes plus abondantes à des fins utiles au salut des âmes, au lieu de les prodiguer en plaisirs faci­les. Il ne convient pas que des religieux se permettent des vacances hors des maisons de leur Ordre, sinon pour des raisons extraordinaires, qu'ils entreprennent pour se reposer des voyages, agréables sans doute mais coû­teux, qu'ils possèdent pour leur usage personnel et exclu­sif n'importe quels instruments de travail au lieu de les laisser à l'usage et au service de tous, comme le demande la nature de l'état religieux. Quant au superflu, retran­chez-le avec simplicité et courage, par amour de la pauvreté et pour rechercher cette mortification continuelle en toutes choses qui est propre à votre Institut. 286:109 Il faut considérer comme tel l'usage, si répandu à notre époque, du tabac sous ses diverses formes. Étant religieux, prenez soin selon l'esprit de votre fondateur que cet usage soit supprimé parmi vous. Que des religieux ne prêchent pas seulement en paroles mais aussi par l'exemple, le souci de la pénitence, sans laquelle il n'y aurait pas d'espoir fondé de salut éternel. Toutes ces recommandations que Nous vous faisons, bien qu'elles ne soient pas selon la nature et lui semblent au contraire difficiles et excessives, deviendront non seulement possibles mais faciles et agréables dans le Sei­gneur si vous êtes fidèles à la vie de prière qu'attendait de vous votre Père et Législateur ([^99]). Et vos exercices de piété seront animés par la ferveur intime de la charité si vous êtes fidèles à l'oraison mentale prolongée, telle que les Règles approuvées de votre Ordre la prescrivent chaque jour. Des prêtres qui s'adonnent au travail apos­tolique doivent avant tout vivifier toute leur action par une considération plus profonde des choses de Dieu, et par un amour de charité plus ardent envers Dieu et Notre-Seigneur Jésus-Christ, et Nous savons par les pré­ceptes des saints qu'il se nourrit surtout par l'oraison mentale. Votre Ordre s'écarterait très certainement de l'esprit que voulait votre Père et Législateur s'il ne demeurait fidèle à la formation reçue dans les Exercices Spirituels. \*\*\* Personne parmi vous ne réprouverait ou ne rejette­rait quelque nouveauté que ce soit, pour la seule raison qu'elle est nouvelle ; pourvu cependant qu'elle fût utile au salut et à la perfection de leurs âmes et de celles du prochain, en quoi consiste la fin de votre Compagnie ([^100]) ; 287:109 il est au contraire tout à fait conforme à l'Institut de saint Ignace et c'est une tradition parmi vous de s'ap­pliquer de tout son cœur à toutes les entreprises nouvel­les que demande le bien de l'Église et que recommande le Saint-Siège, sans avoir peur d'aucun effort d'adapta­tion. Mais vous devez en même temps conserver fermement et défendre contre tous les efforts du monde et du démon les traditions dont la sagesse découle soit de l'Évangile soit de la nature humaine déchue. Telle est l'ascèse religieuse que votre fondateur a apprise des Ordres anciens et leur a empruntée. \*\*\* Parmi les points substantiels de premier ordre de votre Institut ([^101]), qui ne peuvent être modifiés par la Congrégation Générale elle-même ([^102]), mais uniquement par le Siège apostolique, parce que approuvés « en forme spécifique » par la Lettre apostolique *Regimini militantis Ecclesiæ*, du 27 septembre 1540, donnée par Notre prédécesseur Paul III ([^103]), se trouve celui-ci : « La forme de gouvernement de la Compagnie est monar­chique, définie par les décisions d'un seul Supérieur » ([^104]). Et ce Siège apostolique, sachant bien que l'autorité du Général est comme le pivot sur lequel reposent la force et la santé de votre Ordre, loin de penser qu'il faille concéder sur ce point quoi que ce soit à l'esprit de l'époque actuelle, veut au contraire que cette autorité pleine et monarchique qui ne dépend que de l'autorité suprême du Saint-Siège, demeure inébranlée, même si, tout en sauvegardant entièrement la forme monarchique, la charge en est opportunément allégée. \*\*\* 288:109 En un mot, appliquez-vous tous avec constance à ne rien négliger de ce que vous pouvez atteindre de perfec­tion avec la grâce divine dans l'observation entière de toutes les Constitutions et de la règle propre à votre Institut » ([^105]). On attribue à Notre prédécesseur de pieuse mémoire Clément XIII ce mot qui, sinon littéra­lement du moins quant au sens, exprime certainement sa pensée, lorsqu'on lui demandait de laisser votre Ordre s'écarter de l'Institut fondé par saint Ignace : « Qu'ils soient tels qu'ils sont, ou qu'ils ne soient pas » ([^106]). Telle est et demeure aussi Notre pensée : que les Jésuites soient tels que les ont formés les Exercices Spirituels, tels que les veulent leurs Constitutions. D'autres dans l'Église, sous la conduite de la hiérarchie, tendent loua­blement à Dieu par une voie sur certains points diffé­rente ; pour vous, votre Institut est la « voie vers Dieu » ([^107]). La règle de vie tant de fois approuvée par le Saint-Siège, les œuvres d'apostolat que le Saint-Siège vous recommande particulièrement, voilà votre program­me, en collaboration fraternelle avec les autres ouvriers de la Vigne du Seigneur, qui tous, sous la direction du Saint-Siège et des Évêques, travaillent à l'avènement du règne de Dieu. En gage de la lumière du Saint-Esprit sur les travaux de votre Congrégation et d'une effusion de la grâce divine sur tous et chacun des membres de votre Compagnie, avec l'affection d'un cœur paternel Nous vous accordons la Bénédiction apostolique. 289:109 ### Le discours de Paul VI 16 novembre 1966 Au moment où arrivaient à leur terme les travaux de la 31^e^ Congrégation générale des Supérieurs de la Compagnie de Jésus, Paul VI les a reçus et a concélébré la messe, à la Chapelle Sixtine, avec le Préposé Général de la Compagnie et cinq autres Pères représentant les divers continents. Après la messe, Paul VI leur a adressé en latin un discours qui a été publié par « L'Osservatore romano » du 17 novembre. En page 2 du même numéro figure non point une « traduction », mais « il testo italiano » du discours du Pape : « Ed ecco il testo italiano della Allocuzione in lingua latina... » -- Si les paroles effectivement prononcées par le Pape sont les paroles en langue latine, la formule employée par « L'Osservatore romano » semble indiquer que « le texte italien » est plus qu'une simple traduction, et qu'il doit être considéré lui aussi comme authentique. Voici, reproduite intégralement et sans retouches, la traduction française qui en a été donnée le 25 novembre par l'édition hebdo­madaire en langue française de « L'Osservatore romano ». Il apparaît que cette traduction a été faite sur le texte italien. Nous avons voulu vous avoir pour concélébrer et par­ticiper avec vous au Sacrifice eucharistique avant que vous ne repreniez la voie du retour, chacun à son poste, au terme des travaux de votre Congrégation Générale et que, de Rome, centre de l'unité catholique, vous vous répandiez partout sur la face de la terre ; 290:109 Nous avons voulu vous saluer, tous et chacun, vous réconforter et vous encourager, vous bénir, dans chacune de vos per­sonnes, dans toute votre Compagnie et dans les œuvres multiples que vous animez et servez pour la gloire de Dieu dans la sainte Église ; renouveler dans vos esprits, sous une certaine forme sensible et solennelle, le sens du mandat apostolique qui qualifie et fortifie votre mis­sion, comme si elle vous était conférée et renouvelée par votre bienheureux Père Ignace, soldat très fidèle s'il en fut de l'Église du Christ, ou mieux comme si le Christ lui-même, dont Nous tenons indignement mais véritablement la place ici en terre, ici dans le Saint-Siège, vous la confirmait, vous y accompagnait mysté­rieusement et lui donnait sa grandeur. C'est pourquoi Nous avons choisi ce lieu, sacré et redoutable par la beauté, par la puissance, mais spécia­lement par la signification de ses images, et lieu véné­rable entre tous par la voix de Notre prière, très humble mais pontificale, qui s'exprime ici, recueillant non seu­lement la louange et le gémissement de Notre esprit, mais la louange et le gémissement retentissants et im­menses de l'Église entière, depuis les extrémités de la terre, et même de l'humanité entière, qui a dans Notre ministère un homme qui l'interprète près du Dieu sou­verain, et lui transmet l'oracle du Très-Haut. Nous avons choisi ce lieu où, comme vous le savez, le destin de l'Église est cherché et fixé, en certaines heures histori­ques, dominées toutefois, nous devons le croire, non par la volonté des hommes, mais par l'assistance cachée et aimante du Saint-Esprit. Ici, aujourd'hui, nous invoquerons ce même Esprit pour conclure cette religieuse cérémonie, en faveur de la sainte Église, résumée et représentée en quelque sorte dans Notre office apostolique, et pour vous, pour vous, membres, Supérieurs et responsables de votre et de Notre Compagnie de Jésus. 291:109 Et cette invocation commune au Saint-Esprit veut d'une certaine manière sceller les moments importants et redoutables que vous avez vécus en soumettant tout votre corps et son activité à un sévère examen, comme pour conclure, à l'occasion du second Concile du Vati­can, récemment célébré, quatre siècles de votre histoire, et pour inaugurer en quelque sorte avec une conscience nouvelle et de nouvelles résolutions, une nouvelle pério­de de votre vie religieuse et militante. \*\*\* Aussi cette rencontre, Frères et Fils très chers, prend-elle une signification historique particulière, qu'il Nous est donné, à vous et à Nous, de déterminer au moyen de la définition réciproque du rapport qui existe, qui doit exister, entre la Compagnie de Jésus et la sainte Église dont Nous avons, par mandat divin, la conduite pasto­rale et la qualité de représentant principal. Quel rapport ? C'est à vous et à Nous de répondre à la demande, qui se dédouble ainsi : 1\) Voulez-vous, fils d'Ignace, soldats de la Compagnie de Jésus, être encore aujourd'hui, et demain, et toujours, ce que vous avez été depuis votre fondation jusqu'au­jourd'hui pour la sainte Église et pour Notre Siège Apos­tolique ? Cette demande que Nous vous adressons n'au­rait pas raison d'être si n'étaient parvenues à Nos oreilles des nouvelles et des rumeurs concernant votre Compa­gnie, -- et d'ailleurs d'autres familles religieuses égale­ment, -- au sujet desquelles nous ne pouvons dissimuler Notre étonnement, et, pour certaines d'entre elles, Notre douleur. 292:109 Quelles étranges et sinistres suggestions ont jamais fait surgir dans certains coins de votre vaste Société la question de savoir si elle doit continuer à exister telle que le saint qui la conçut et la fonda l'a décrite dans des règles très sages et très fermes, et telle qu'une tradition séculaire, mûrie par une expérience très attentive, recommandée par des approbations les plus autorisées, l'a modelée pour la gloire de Dieu, la défense de l'Église et l'admiration du monde ? Peut-être que même dans l'esprit de quelques-uns des vôtres s'est introduit le principe de l'historicité absolue de toutes les choses humai­nes, engendrées par le temps et dévorées inexorablement par le temps, comme s'il n'y avait pas dans le catholicisme un charisme de vérité permanente et de stabilité invincible, dont la pierre du siège apostolique est le symbole et le fondement ? Peut-être a-t-il semblé à l'ar­deur apostolique dont toute la Compagnie est animée que pour donner une plus grande efficacité à votre acti­vité il fallait renoncer à un grand nombre d'habitudes spirituelles, ascétiques, disciplinaires, qui ne seraient plus une aide mais un frein à une expression plus libre et plus personnelle de votre zèle ? Il aura semblé alors que l'austère et virile obéissance qui a toujours carac­térisé votre Compagnie et qui a même rendu toujours évangélique, exemplaire et formidable sa structure, devait être détendue parce que s'opposant à la person­nalité et obstacle à l'agilité de l'action ; on aura oublié ce que le Christ, l'Église et votre école spirituelle elle-même ont magnifiquement enseigné au sujet de cette vertu. Il y en eut peut-être aussi pour croire qu'il n'était plus nécessaire d'imposer à son âme l' « exercice spiri­tuel », c'est-à-dire la pratique assidue et intense de l'oraison, l'humble et ardente discipline de la vie inté­rieure, de l'examen de conscience, de la conversation intime avec le Christ, comme si l'action extérieure suffi­sait à maintenir l'esprit éclairé, fort et pur, et à assurer par elle-même l'union avec Dieu ; et comme si cette richesse d'industries spirituelles convenait seulement au moine et n'était pas plutôt pour le soldat du Christ l'ar­mure indispensable. 293:109 Peut-être encore certains eurent-ils l'illusion que pour répandre l'Évangile du Christ il était nécessaire de faire siennes les habitudes du monde, sa mentalité, son caractère profane, de partager les juge­ments naturalistes que l'on porte sur le monde moderne, oubliant ici encore que si le héraut du Christ a le devoir apostolique de s'approcher des hommes auxquels il veut porter le message du. Christ, il ne peut s'agir d'une, assi­milation qui fasse perdre au sel son mordant, à l'apôtre sa vertu originale. \*\*\* Nuages sur le ciel, que les conclusions de votre Congrégation Générale, ont en grande partie dissipés ! Nous avons appris en effet avec grande joie que vous-mêmes, forts de la rectitude qui a toujours animé vos volontés, après un ample et sincère examen de votre expérience, vous avez décidé de demeurer fidèlement dans la ligne de vos Constitutions fondamentales, sans abandonner votre tradition, qui était toujours restée chez vous actuelle et vivante ; vous avez apporté à vos règles les modifications de détail auxquelles la « rénovation de la vie religieuse », proposée par le Concile, non seu­lement vous autorise mais vous invite ; vous n'avez voulu porter aucune blessure à la loi sacrée qui vous fait religieux et Jésuites, mais au contraire fournir un remè­de à tout ce que le temps passé avait usé, et un supplé­ment de force en vue des épreuves que l'avenir vous prépare, si bien que, parmi tant de résultats poursuivis dans vos laborieuses discussions, l'essentiel est d'assurer non seulement au corps mais aussi à l'esprit de votre Compagnie une véritable conservation et un progrès positif. 294:109 Et à ce sujet Nous vous exhortons chaudement à conserver pour l'avenir aussi la primauté à la prière dans votre vie, sans vous écarter des sages ordonnances reçues : et d'où donc, sinon de la grâce divine, qui nous parvient comme une eau vive par les humbles canaux de la prière et de la recherche intérieure de l'entretien avec Dieu, par le canal de la liturgie spécialement, d'où donc le religieux trouvera-t-il inspiration, et énergie pour sa propre sanctification surnaturelle ; d'où l'apôtre tirera-t-il l'élan, la direction, la force, la sagesse, la persévérance dans sa lutte contre le démon et le monde ; d'où tirera-t-il l'amour pour aimer les âmes en vue de leur salut, pour construire, aux côtés des ouvriers en charge et responsables de l'édifice mystique, l'Église ? Réjouissez-vous, Fils très chers ; c'est là la voie, antique et nouvelle, de l'économie chrétienne ; c'est cela le moule dans lequel se forme le vrai religieux, à la fois disciple du Christ, apôtre dans son Église, maître de ses frères, qu'ils soient fidèles ou étrangers. Réjouissez-vous ; Notre satisfaction, mieux, Notre union avec vous vous récon­forte et vous suit. C'est ainsi que Nous devons accueillir vos délibéra­tions particulières sur la formation de vos Scolastiques, sur l'obéissance au magistère et à l'autorité de l'Église ; sur les principes de la perfection religieuse, sur les lois qui doivent orienter votre action apostolique et votre coopération pastorale, sur l'interprétation exacte et l'ap­plication positive des décrets conciliaires, etc., comme autant de réponses à Notre demande : oui, oui ; les fils d'Ignace qui sont fiers du nom de Jésuites sont aujour­d'hui encore fidèles à eux-mêmes et à l'Église. Ils sont prêts et forts. De nouvelles armes remplacent dans leurs mains celles qui sont usées et moins efficaces, ils ont le même esprit d'obéissance, d'abnégation, de conquête spirituelle. \*\*\* 295:109 2\) Et maintenant se présente la seconde demande destinée à préciser le rapport de votre Compagnie avec la sainte Église, et, de façon résumée et spéciale, avec le Siège Apostolique ; c'est de vos lèvres, en quelque sorte, que Nous recueillons cette seconde demande : Est-ce que l'Église, est-ce que le successeur de saint Pierre veulent encore considérer la Compagnie comme leur milice particulière et très fidèle ? comme la famille religieuse qui a fait son but spécifique non tant de cul­tiver telle ou telle vertu évangélique que de défendre et d'aider la sainte Église elle-même et le Siège Apostoli­que lui-même. La bienveillance, la confiance, la protec­tion dont elle a toujours joui lui sont-elles encore confir­mées ? L'Église, par la bouche de celui qui vous parle, estime-t-elle avoir encore besoin, estime-t-elle être hono­rée du service militant de la Compagnie ? celle-ci est-elle encore aujourd'hui valable et apte à l'œuvre immen­se de l'apostolat moderne, accrue en extension et en qualité ? Voici, fils très chers, Notre réponse : Oui ; Nous vous conservons Notre confiance ! Et par conséquent Notre mandat pour l'œuvre apostolique qui vous est confiée ; Notre affection, Notre reconnaissance, Notre bénédiction. Vous Nous avez, en cette occasion solennelle et histo­rique, confirmé votre identité avec l'institution qui dans les temps de restauration du Concile de Trente s'est mise au service de la sainte Église catholique ; identité ren­forcée par de nouvelles résolutions. Eh bien, il Nous est facile, il Nous est agréable de répéter pour vous les paroles et les gestes de Nos prédécesseurs, dans les cir­constances actuelles, différentes, mais non moins orien­tées vers une restauration de la vie de l'Église à la suite du second Concile Œcuménique du Vatican ; et de pou­voir vous assurer que tant que votre Compagnie s'appli­quera à chercher sa propre excellence dans la doctrine saine, dans la sainteté de la vie religieuse, et s'offrira comme instrument très efficace de défense et de diffusion de la foi catholique, le Siège Apostolique et très certai­nement avec lui l'Église entière, l'aimeront grandement. 296:109 Si vous continuez à être ce que vous avez été, Notre estime et Notre confiance ne vous feront pas défaut. Et vous aurez celles du Peuple de Dieu. Quel est donc le principe secret qui amena votre Compagnie à une diffusion si grande et à une si grande prospérité, sinon votre formation spirituelle particulière et votre structure canonique ? Si cette formation et cette structure demeu­rent semblables à elles-mêmes, produisant une efflores­cence toujours nouvelle de vertus et d'œuvres, l'espé­rance n'est pas vaine de vous voir augmenter progressi­vement et demeurer toujours efficaces dans l'évangélisa­tion et dans l'édification de la société moderne. Votre exemple particulier de vie évangélique et religieuse, votre histoire, votre organisation, ne sont-elles pas votre meilleure apologie et ce qui donne la plus solide confian­ce dans votre apostolat ? N'est-ce pas sur cette solidité spirituelle, morale, ecclésiale, que se fonde Notre confiance dans votre travail, mieux dans votre collaboration ? Permettez qu'au terme de cette rencontre Nous vous disions que Nous espérons beaucoup de vous. L'Église a besoin de votre aide ; et elle est heureuse, elle est fière de la recevoir des fils loyaux et dévoués que vous êtes. L'Église accepte l'offrande de votre travail, et de votre vie même ; elle vous appelle et vous engage aujourd'hui plus que jamais, vous qui êtes les soldats du Christ, pour les difficiles et saints combats en faveur de Son nom. Ne voyez-vous pas combien la foi a besoin aujour­d'hui d'être défendue ? Combien elle a besoin d'adhésion ouverte, d'énoncés précis, de prédications assidues, de démonstrations savantes, de témoignages aimants et généreux ! Nous avons confiance en vous, valeureux témoins de l'unique et vraie foi. 297:109 Et ne voyez-vous pas quels heureux rapprochements, quelles délicates discussions, quelles explications pa­tientes, quelles ouvertures dictées par la charité, l'œcu­ménisme d'aujourd'hui propose au serviteur et à l'apôtre de la sainte Église catholique ? Qui mieux que vous y consacrera études et travaux, afin que les Frères encore séparés de nous nous comprennent, nous écoutent et partagent avec nous la gloire, la joie, le service du mys­tère de l'unité dans le Christ Jésus ? Et pour répandre les principes chrétiens dans le monde moderne, décrit par la Constitution pastorale, désormais célèbre, « Gaudium et Spes », ne trouvera-t-on pas en vous d'habiles, prudents et éminents spécialistes ? Et le culte que vous propagez envers le Sacré Cœur ne sera-t-il pas encore pour vous l'instrument très efficace qui contribuera à ce renouvellement spirituel et moral du monde actuel réclamé par le second Concile du Vatican et qui vous permettra de remplir fructueuse­ment la mission qui vous a été confiée de lutter contre l'athéisme ? Ne vous consacrerez-vous pas avec une nouvelle ardeur à l'éducation de la jeunesse dans les écoles secon­daires et dans les universités -- soit ecclésiastiques soit civiles -- ce qui a toujours été pour vous un titre de gloire et une source de nombreux mérites ? Ne perdez pas de vue que tant d'âmes de jeunes vous sont confiées qui pourront rendre un jour à l'Église et à la société de précieux services, si elles ont reçu une bonne formation. Et les missions ! Les missions où déjà tant de vos confrères travaillent admirablement, dépensent leurs forces, se sacrifient et font resplendir comme une lumière de salut le nom du Christ, ne vous sont-elles pas confiées par ce Siège Apostolique, comme déjà autrefois à Fran­çois-Xavier, dans l'assurance d'avoir en vous des messagers de la foi plus sûrs, plus audacieux, plus remplis de cette charité que votre vie intérieure rend inépuisable, réconfortante et ineffable ? 298:109 Et le monde ! Ce monde à double face que nous dé­couvre l'Évangile, le monde qui rassemble toutes les oppositions à la lumière et à la grâce, et le monde de l'immense famille humaine pour laquelle le Père a en­voyé son Fils et pour laquelle le Fils s'est immolé lui-même ; ce monde d'aujourd'hui, si puissant et si faible, si hostile et si ouvert, ce monde n'est-il pas pour vous comme pour Nous une vocation qui nous fait sentir notre faiblesse et en même temps nous exalte ? Et n'est-il pas aujourd'hui ici, sous le regard du Christ, le monde dont nous parlons et qui s'agite et nous pousse pour ainsi dire à vous dire à tous : Venez, venez ; vous êtes attendus de la part de ceux qui ont besoin du Christ. Venez, c'est l'heure. Oui, c'est l'heure, fils très chers. Allez, pleins de con­fiance et d'ardeur. Le Christ vous choisit, l'Église vous envoie, le Pape vous bénit. \*\*\* Si l'on veut un panorama, rapide mais exact, du premier accueil fait à ce discours de Paul VI, on le trouvera dans la revue de presse de « L'Homme nouveau », rédigée par un Saint-Gilles souvent fort alerte (numéro du 4 décembre 1966) : Tout a commencé le 18 novembre. « Paris-Presse » titrait sur six colonnes à la une : « Le Pape remet les Jésuites « au pas » et ajoutait : « Son sévère avertissement vise les éléments « avancés » de la Compagnie qui veulent se libérer de leur vœu spécial d'obéissance au Souverain Pontife » : 299:109 Certains Jésuites vont même jusqu'à prétendre « démilitariser » leur Ordre, rappelant que « Com­pagnie » est simplement synonyme de « société » et qu'Ignace de Loyola n'était homme d'épée que par accident. En adressant à l'ensemble de la compagnie et en présence de son général, le R.P. Arrupe, la sévère algarade d'hier (le Pape a parlé de « suggestions sinistres ») Paul VI n'a fait en fin de compte que la rappeler à sa double vocation d'innovation dans l'Église mais d'allégeance à son souverain. La leçon semble avoir été comprise. « Nous sommes des hom­mes, nous a dit ce matin l'un d'eux, situés sur les frontières, regardant à la fois au dedans et au dehors ; cela est quelquefois dangereux. » Dans « Le Monde », le même soir, Jacques Nobécourt titrait : « Un sévère avertissement de Paul VI aux membres de la Compagnie de Jésus » : *Rome, 17 novembre. --* Lorsque le Pape Paul VI avait reçu les membres de la congrégation générale de la Compagnie de Jésus, en mai 1965, au moment où elle s'ouvrait, il s'était exprimé en termes parfois sévères et réservés sur les tendances internes de la Compagnie. Il avait notamment mis en garde les Jésuites contre la possibilité de « sons discordants » dans leurs rangs et exprimé la constatation qu'une « complète harmonie existait chez beaucoup d'entre eux », ce qui signifiait évidemment qu'elle n'existait pas chez tous. A la fin de la congrégation, mercredi, Paul VI n'a pas, si on peut dire, mâché ses mots, et son long discours aux Jésuites a été d'une clarté de termes ra­rement atteinte, même par Pie XII qui, pourtant, ne ménageait pas ses avertissements sévères envers la Compagnie. Il est remarquable que dans toute son allocution le Pape se soit exprimé sous forme inter­rogative, même pour définir les tâches proposées dé­sormais aux Jésuites, et pour les assurer de sa confiance. Il n'est pour ainsi dire pas une phrase qui ne se termine par un point d'interrogation. 300:109 Jacques Nobécourt terminait son article en notant : Il est important de relever enfin que Paul VI n'a pas englobé seulement la Compagnie de Jésus dans sa mise en garde. Il avait d'ailleurs marqué devant d'au­tres ordres religieux qui ont tenu récemment leurs chapitres généraux, sa volonté de voir le clergé ré­gulier conserver une très scrupuleuse fidélité à ses traditions. Dans « La Croix » du même soir, Mgr Glorieux notait de son côté : Le discours du Pape au style extrêmement vivant et direct, comporte trois parties dont les deux pre­mières formaient comme une sorte de dialogue entre le Pape et ses auditeurs, le Saint-Père multipliant les questions afin de donner plus de relief à sa pensée. Mgr Glorieux, sous l'intertitre « Une mise en garde », écrivait : « Et tout d'abord, les Fils de Saint Ignace veulent-ils encore aujourd'hui et demain et toujours, être ce qu'ils ont été depuis leur fondation jusqu'à ce jour pour l'Église catholique et le Saint-Siège ? » Cette question, le Pape la pose parce que, dit-il, certaines nouvelles regardant la Compagnie ont suscité son étonnement et même parfois sa douleur. Bref, si la fin du discours témoignait du fait que l'Église comptait toujours sur la Compagnie de Jésus, la première partie montrait clairement les conditions de cette confiance. \*\*\* 301:109 « France-soir », « Le Monde » et « La Croix » sont des journaux... fort différents. Pourtant, si l'on en croit le Père Riquet, de la Compagnie de Jésus, leurs correspondants romains ont dramatisé à plaisir ce discours, dans leur désir de « manger du Jésuite » : Ce qu'un certain nombre de correspondants ro­mains se sont empressés de présenter comme une « semonce » du Pape aux Jésuites, provoquée par de « sinistres suggestions », apparaît plutôt, quand on lit le texte intégral, comme un singulier encourage­ment donné à la Compagnie de Jésus et à ceux qui la composent aujourd'hui. Quoi de plus réconfortant pour un Jésuite que de s'entendre dire par le chef de l'Église : « Certes, les fils d'Ignace qui s'honorent du nom de Jésuites de­meurent constants avec eux-mêmes et fidèles à l'Église ! Ils sont prêts et forts ! Laissant tomber les ar­mes émoussées par l'usage ou moins efficaces, ils en prennent de nouvelles avec la même obéissance, la même ardeur à se dévouer, la même volonté de con­quêtes spirituelles. » Le Révérend Père cite d'autres phrases encourageantes de Paul VI et poursuit : Avouons que ce n'est pas là le ton de la semonce, mais l'affectueux propos d'un père à des fils adultes. D'où vient donc cette présentation sévère dont la presse s'est fait l'écho ? D'abord et avant tout le prurit des correspondants avides de transmettre du sensationnel. Tout le con­traire de la maxime chère au Pape Jean XXIII, « ne pas dramatiser les choses simples, mais simplifier les choses dramatiques ». 302:109 D'autre part, on est toujours content de manger du Jésuite, ou du moins de le mettre en posture délicate. Telle n'était certainement pas l'intention de Paul VI. La congrégation générale à laquelle s'adressait son discours avait eu à examiner les *postulatae*, c'est-à-dire les propositions de réformes venues des Jé­suites du monde entier. Chacun dans la Compagnie de Jésus est habilité à profiter de l'occasion pour exprimer des vœux et des doléances. Il en est de toute sorte. C'est à quoi fait allusion un passage du discours pontifical. Au lieu de le mettre à sa place dans un contexte où domine la bienveillance, certains n'ont voulu voir qu'un blâme sévère. Ah ! Ces correspondants romains ! « Témoignage Chré­tien », sous la signature de Claude-François Jullien, le 24 novembre, élargit le débat : L'affaire était grave, Paul VI semblait mettre un frein à la réforme tentée par la Compagnie de Jésus, et condamner certaines possibilités d'orientation. Tout cela rejoignait étrangement la campagne orga­nisée depuis longtemps contre la Compagnie et l'arti­cle de Michel de Saint Pierre paru un jour plus tôt dans « Minute » : « Si même les Jésuites... » Dès lors, il était facile de passer à la seconde étape, ce n'est plus « si même les Jésuites » ou « les jésuites aussi ». Il s'agit en effet pour les activistes catholiques de déformer toutes les tentatives d'ag­giornamento par les excès qu'ici et là on peut faire. Il s'agit, à la limite, de dévaluer les réformes en n'en présentant que les excès. Il s'agit de cacher le bois derrière un arbre, il s'agit de valoriser l'ivraie contre le bon grain et d'en prendre argument pour tout arracher avant la moisson. Ceci n'est pas très évangélique. On a déjà vu la méthode : condamner les efforts d'adaptation de l'Église en milieu déchristianisé, cela consiste à prendre un prêtre de ce milieu, le plus discutable possible, et à en faire le représentant de tous ces « nouveaux prêtres ». La méthode est connue, passons. 303:109 Bon ! Voilà « Le Monde », « La Croix » (avec son inter­titre : « Une mise en garde ») et « France-soir » rejoignant Michel de Saint Pierre... Faut-il que nous soyons distraits, Seigneur ! A noter dans le même numéro de « Témoignage Chré­tien », un article du Père Leblond, de la Compagnie de Jésus, qui termine par ces mots : En affirmant, dans une concélébration émouvante de six Jésuites -- le Général et cinq autres, dont chacun représentait une partie du Monde -- son atta­chement au Souverain Pontife, la Compagnie a reçu, avec une certaine confusion, les marques de l'affec­tion et de la confiance du Pape. Bref, du Père Riquet au Père Leblond, la Compagnie est rose d'émotion des compliments que Paul VI lui a décernés. 304:109 ### Jean XXIII et saint Thomas *Discours du 16 septembre 1960\ sur la doctrine de saint Thomas d'Aquin* Recevant en audience à Castelgandolfo les participants du V^e^ Congrès thomiste international, S.S. Jean XXIII avait prononcé le 16 septembre 1960 un discours dont voici le texte intégral (les inter-titres sont de notre rédaction) C'est avec une profonde joie que Nous vous saluons, vous qui êtes réunis en Congrès en cette ville de Rome, siège de la chaire de Pierre, que vous soyez membres de l'Académie pontificale de Saint-Thomas ou participants au Congrès international réuni par cette même Acadé­mie, si riche de mérites. Ce sont là pour Nous de bons et même d'excellents motifs de Nous réjouir. L'Église a adopté comme sienne\ la doctrine de saint Thomas Sans s'écarter des règles qui lui ont été données par Notre prédécesseur d'immortelle mémoire, Léon XIII, règles ratifiées et confirmées par Nos prédécesseurs sui­vants, l'Académie de Saint-Thomas n'a cessé d'illustrer, de défendre et de divulguer la philosophie thomiste, dans des congrès internationaux ou des semaines d'études. 305:109 Comme cette doctrine, mieux qu'aucune autre, est conforme aux vérités que Dieu nous a fait connaître, aux écrits des Pères et aux principes de la juste raison, la sainte Église l'a adoptée comme sienne et elle a appelé son auteur le Docteur commun, ou universel (cf. Pie XI, encyclique *Studorium ducem*, *A. A. S*., XV, 1923, p. 314). Nous sommes persuadé, vous aussi bien que Nous, qu'en tous temps les principes impérissables du Docteur angélique, ses préceptes et son mode d'enseignement concernent également la discipline morale dont une grande partie de la Somme théologique traite avec une méthode, une gravité et une perspicacité extrêmes. C'est pourquoi, très chers fils, en discutant à la lumière des principes thomistes de ces trois importants points de doctrine : « le fondement et les soutiens de la morale », « le maintien et l'harmonisation des droits de la vérité » et « la vraie conception du travail », vous restez en tout point fidèles aux enseignements de la sainte Église sur cette matière. Ce n'est pas Notre intention de parler de ces sujets, ne serait-ce que brièvement. Vous pourrez à leur propos vous reporter opportunément soit aux documents abon­dants et profonds de Notre prédécesseur, de vénérée mé­moire, Pie XII, soit à Notre première encyclique *Ad Petri Cathedram*. De plus, d'excellents philosophes et théolo­giens, dont Nous voyons avec plaisir les noms dans le programme qui Nous a été soumis, ont apporté leur lumière sur ces questions et les ont approfondies par leurs travaux et leurs discussions. En raison de Notre magistère suprême en matière de foi, Nous apportons le plus grand soin à assurer le salut éternel des âmes. Et c'est pourquoi Nous voulons en cette circonstance proposer à votre attention deux vérités que Nous estimons spécialement propres à confirmer les fruits de votre Congrès. 306:109 La doctrine morale de saint Thomas\ oriente tous les actes humains vers la fin surnaturelle Nous pensons d'abord devoir vous faire remarquer ceci : la morale de saint Thomas d'Aquin, même si elle semble ne tendre qu'à une seule fin prochaine où s'ex­prime sa pensée profonde, à savoir : la recherche de la raison d'être des choses, vise toujours à permettre aux hommes d'atteindre parfaitement et sûrement leur fin suprême et surnaturelle en laquelle est contenu le bon­heur éternel. Notre prédécesseur Pie XI a bien exprimé la principale propriété de cette doctrine morale de saint Thomas, permettant de s'élever au-dessus des choses terrestres et d'atteindre les fins surnaturelles, par ces paroles de l'encyclique *Studorium ducem *: « Saint Thomas a formulé une solide doctrine théologique qui oriente tous nos actes d'une manière appropriée vers notre fin surnaturelle. » La préparation du Concile\ animée par la doctrine de saint Thomas L'autre vérité que Nous voulons proposer à votre attention Nous semble plus pressante et plus impor­tante dans l'attente ou nous sommes du II^e^ Concile du Vatican, sur la préparation duquel Nous veillons avec sollicitude : l'étude et la solution des questions de mo­rale selon les principes impérissables de saint Thomas d'Aquin sont d'une très grande utilité pour que les tra­vaux se déroulent dans l'harmonie et l'unité de la vérité et de la charité, afin de pouvoir en attendre de multiples et abondants fruits de paix pour l'Église catholique et le monde entier. 307:109 D'ailleurs Pie XI, dans l'encyclique *Studiorum ducem* rappelant les insignes mérites de saint Thomas d'Aquin à l'occasion du VI^e^ centenaire de sa canonisation, s'était proposé de hâter le triomphe de « la paix du Christ dans le royaume du Christ ». C'est également ce qui constitue comme le sommet de Notre sollicitude pastorale, ainsi que Nous l'avons déjà dit au début de Notre pontificat. En effet, dans Notre première encyclique, Nous faisions connaître Nos sentiments à tous Nos fils du monde en­tier : on doit attendre le triomphe de la paix chré­tienne d'une plus grande effusion de la charité divine dans la société humaine : « Le salut tant attendu sera le fruit d'une grande effusion de charité. » C'est pourquoi, si vous êtes préoccupés du salut des âmes et si vous vous appliquez à étudier et à faire con­naître les vérités morales qui ont la loi naturelle comme premier fondement et puisent dans la révélation divine leur règle suprême, vous défendrez la vraie liberté des âmes ; et si, par l'influence et l'action que vous exercerez sur les patrons et les ouvriers vous faites en sorte qu'ils respectent mutuellement leurs droits et accomplissent leurs obligations dans la justice, vous aurez contribué pour votre part à leur faire suivre Jésus *chemin, vérité et vie* (Jean XIV, 6), notre *bouclier* en cette vie mortelle et notre *très grande récompense* dans la béatitude éter­nelle (cf. Gen. XV, 1). 308:109 Que les écrits de saint Thomas soient diffusés\ en langue vulgaire le plus largement possible Mais, pour que se réalise ce que Nous souhaitons si vivement, il est nécessaire d'abord d'étudier soigneuse­ment saint Thomas. Nous désirons donc grandement que le nombre de ceux qui puisent dans les œuvres du Doc­teur angélique lumière et science ne cesse d'augmenter ; et que, parmi eux, il n'y ait pas que des prêtres ou des gens ayant une profonde formation, mais aussi ceux qui se consacrent aux études libérales ; ceux que Nous vou­drions surtout voir plus nombreux, ce sont les jeunes de l'Action catholique ayant des titres universitaires. Nous souhaitons aussi vivement que l'on approfondisse toujours davantage la richesse de ce véritable trésor que sont les enseignements de saint Thomas, pour le plus grand profit de la chrétienté, et que, pour cela, ses écrits soient diffusés le plus largement possible en langue vul­gaire, dans une présentation et dans une langue qui correspondent pleinement au goût et à l'esprit de notre époque. \*\*\* Voilà, très chers fils, les vœux que Nous formulons pour votre Congrès, dont l'annonce a recueilli Notre plus grande sympathie et aux travaux duquel Nous avons souvent participé en esprit ; car Nous sommes pleinement persuadé qu'elles sont de la plus grande uti­lité pour la formation catholique des hommes ces études qui Nous ont été si chères dès les premières années de Notre sacerdoce ; en ce temps-là, en effet, elles avaient connu un renouveau de faveur à la suite des encouragements donnés aux intelligences par Notre prédéces­seur Léon XIII. 309:109 De plus -- et Nous vous disons cela entre frères, comme une confidence -- Nous pensons que Notre nom lui-même Nous porte vers le thomisme, étant donné les liens qui Nous rattachent à Notre prédécesseur Jean XXII, lequel a canonisé saint Thomas d'Aquin. Pour terminer, afin de vous exprimer publiquement Nos nombreux motifs de reconnaissance pour tout le soin que vous avez apporté à ces importants travaux, Nous vous accordons d'un cœur paternel, à chacun de vous qui êtes ici présents et à tous ceux qui vous sont chers, la bénédiction apostolique, gage des dons célestes. 310:109 ### Les A. F. C. à la Commission Neuwirth Les A.F.C. sont la Confédération nationale des Associations familiales catholiques. Leurs représentants ont été en­tendus le 15 novembre 1966 par la Commission Neuwirth, commission parlementaire chargée d'étudier la réforme éven­tuelle de la loi de 1920. Voici le texte intégral du communiqué des A.F.C. à l'issue de cette audition. Ce mardi 15 novembre, devant la Commission spéciale chargée par l'Assemblée Nationale d'étudier une éventuelle réforme de la loi de 1920, MM. Louis Reverdy, Jean Louvet, Daniel Vie, représentants de la Confédé­ration Nationale des Associations Familiales Catholiques (A.F.C.), ont *manifesté les inquiétudes des pères et mères de famille devant les propositions qui permettraient une large diffusion des techniques contraceptives, non seule­ment auprès des couples, mais également de la jeunesse.* *Ils ont d'abord affirmé qu'ils étaient partisans d'une saine régulation des naissances, respectueuse de la phy­siologie de la personne humaine, mais qu'ils estimaient que cette régulation ne peut être obtenue par des solu­tions indignes de l'homme, en accomplissant des actes contraires à la nature même du mariage, ou en privant ces actes, par des moyens artificiels, de leur puissance naturelle de donner la vie.* 311:109 Les A.F.C. ont ensuite attiré l'attention de la Commission sur les graves responsabilités qu'encourrait le législateur en permettant la diffusion de procédés et produits contraceptifs, dont les conséquences sur la santé des utilisateurs et de leur descendance sont encore incertaines, comme l'a *souligné le professeur Grasse, certains de ces contraceptifs réalisent un* « *tripotage de la nature humaine *» *dont les conséquences peuvent être* « *incalculables sur l'évolution de l'être humain *»*.* Ils ont rappelé les études de l'Institut National d'Études démographiques (I.N.E.D.) et de M. Sauvy mon­trant combien l'utilisation des contraceptifs compromet­tait l'équilibre démographique de notre pays et son déve­loppement économique et social. *Attentifs aux problèmes de la jeunesse,* qui aspire, plus qu'on ne le croit, à un climat de propreté morale, *les A.F.C. ont insisté plus particulièrement sur les diffi­cultés accrues que rencontreraient les jeunes dans le domaine de la moralité et de leur équilibre psychique, si une plus large liberté était laissée à la propagande* et à *l'utilisation des produits contraceptifs.* Les A.F.C. ont ensuite montré que la légalisation des techniques contraceptives ne diminuerait pas la fré­quence relative des avortements et ne résoudrait pas les problèmes de la vie conjugale et familiale, bien au contraire. Toutes les constatations faites dans les pays où la contraception légalisée est largement pratiquée montrent que c'est dans les groupes de femmes les plus hautement éduquées à l'utilisation des procédés contraceptifs que les avortements sont relativement les plus nombreux par rapport aux grossesses. Du reste dans ces pays, la contraception légalisée a été bientôt suivie de la légalisation de l'avortement et de la stérilisation. 312:109 *Comment peut-on penser que par la simple modifi­cation des art. 3 et 4 de la loi de 1920 le législateur va assurer les conditions d'une paternité et d'une mater­nité responsables et résoudre les difficultés des foyers.* *Il faudrait d'abord résoudre les problèmes sociaux et économiques qui conditionnent l'exercice de la liberté du couple d'avoir le nombre d'enfants qu'il désire, et la qualité de la vie conjugale et familiale :* -- conditions de logement ; -- niveau de vie trop bas par suite du retard des allo­cations familiales et de la stagnation du salaire unique ; ce qui oblige souvent la mère de famille à travailler en dehors de son foyer même si elle a de jeunes enfants ; -- mauvais aménagement des conditions de travail de la femme ; -- difficultés scolaires, d'orientation et d'appren­tissage. Tout en accordant la priorité aux réformes nécessaires pour assurer à la famille les conditions matérielles indis­pensables et qui ont déjà été mentionnées dans le rapport Prigent et plus récemment par l'I.N.E.D., *le législateur devrait aussi marquer sa volonté de mettre un frein aux entreprises de dégradation morale et assurer aux fa­milles le climat de propreté morale nécessaire pour leur permettre d'assurer leur rôle éducatif.* *Lorsque les Pouvoirs Publics auront ainsi créé les conditions matérielles et morales favorables à l'épa­nouissement des foyers et au plein exercice des respon­sabilités conjugales et parentales, la solution des pro­blèmes de vie conjugale et familiale sera surtout un problème d'éducation des jeunes et des couples,* éduca­tion qui devrait dépasser le cadre de l'information sur les questions anatomiques et sexuelles et s'ouvrir sur la formation du jugement, du caractère, du cœur, et conduire, par une préparation des jeunes au mariage et à leur rôle d'époux et de parents, à un véritable appren­tissage de la conduite d'un foyer dans laquelle s'insé­reraient les problèmes d'une saine régulation des nais­sances, respectueuse de la physiologie et de la personne humaine. 313:109 *Cette formation qui devrait s'étendre à tous les pro­blèmes du foyer et qui incombe en premier lieu aux parents eux-mêmes, pourrait être complétée, avec leur accord, par les Mouvements de jeunesse et les groupe­ments familiaux.* Sous l'impulsion d'Associations Familiales ou de foyers, des Instituts familiaux ayant un statut privé, mais pouvant bénéficier de l'Aide des Pouvoirs Publics, se donneraient pour objet de promouvoir ou coordonner un ensemble d'initiatives dans ce domaine visant notam­ment à aider : -- les jeunes soucieux de se préparer au mariage par des échanges avec des foyers, des éducateurs, des médecins, des psychologues... -- les couples désireux de rechercher une meilleure harmonie conjugale, une saine régulation des nais­sances ou de résoudre des difficultés sur les plans psychologique, sexuel ou sentimental. -- les parents dans leur tâche éducative, notamment celle de la formation sentimentale, et l'initiation progressive de leurs enfants à la Vie, formation qui ne peut être séparée de l'ensemble de leur action éducative. Toutes ces mesures sociales et éducatives, loin d'être une charge, constitueraient en réalité des inves­tissements rentables pour le Pays, et lui éviteraient de se lancer dans une expérience après laquelle il ne serait plus possible de remonter la pente. 314:109 ## NOTE DE GÉRANCE Nouveaux tarifs Le Ministère de l'Économie et des Finances vient d'ad­mettre le bien-fondé de notre position et il a autorisé l'augmentation de tarif qui porte à 8 F le prix de l'exem­plaire et à 65 F l'abonnement annuel. Il ne s'agit pas d'une « hausse » ; il ne s'agit pas d'une dérogation au blocage des prix, comme la dérogation qui a été consentie, au mois d'octobre dernier, à des journaux tels que *L'Humanité, Le Populaire*, *Les Échos, L'Infor­mation*. Le cas de la revue Itinéraires est entièrement différent. Il s'agit pour nous de continuer à appliquer les mêmes prix qu'en 1962, compte tenu de l'augmentation importante du volume de la revue. Ceux de nos abonnés qui vraiment ne pourraient faire face à cette augmentation au moment de leur réabonnement ont la faculté de demander une bourse partielle d'abonne­ment aux « Compagnons d'Itinéraires » (voir plus loin dans la rubrique « Avis pratiques »). Ceux qui trouveraient simplement excessif en soi de payer 65 F pour recevoir Itinéraires pendant un an, nous leur demandons de réfléchir un instant à quelques chiffres et à quelques données de fait, que voici. L'abonné de *L'Express* verse 80 F par an. L'abonné du *Nouveau Candide* aussi. 315:109 Également, l'abonné du *Nouvel Observateur*. L'abonné de *La Croix* verse lui aussi 80 F par an au « tarif légal », et on lui demande même de verser de préférence 100 ou 150 F. Et l'abonné d'*Itinéraires* ne consentirait pas, lui, à verser 65 F par an ? Bien entendu, nous ne sommes ni un hebdomadaire ni un quotidien : mais nous ne sommes pas non plus, même matériellement, comparable aux autres revues. Nous ne sommes pas une revue comme les autres. Nous sommes une revue mensuelle de présentation « classique » et de type entièrement nouveau. Ou plus exactement, cette revue de type nouveau sous sa présentation classique, nous travaillons à l'édifier, mois après mois et année après année. Non que les autres revues n'aient leur utilité, à leur place et selon leur fonction ou leur spécialité : mais elles sont ce qu'elles sont, et la revue *Itinéraires* est autre chose. Autre chose par ses « options » ? par ses orientations ? par sa doctrine ? Peut-être. Mais en tous cas autre chose par ses méthodes de travail et par sa fonction, qui en font une revue absolument unique en son genre. La différence fondamentale de la revue *Itinéraires*, nous n'en faisons pas un argument publicitaire, nous préférons la prouver dans les faits plutôt que d'en parler à tout bout de champ, nous laissons au lecteur le soin de la découvrir lui-même. Nous la mentionnons aujourd'hui simplement pour qu'elle prenne consciemment place dans la réflexion de ceux qui vont peut-être se demander si 65 F par an pour la revue *Itinéraires*, ce n'est pas trop cher. \*\*\* 316:109 Naturellement, ceux qui reçoivent « beaucoup de revues », et pour qui la revue *Itinéraires* est simplement une revue parmi les autres, hésiteront à se réabonner à une revue qui a toujours été et qui demeure la plus chère des revues françaises (exception faite des revues de luxe et de prestige). La revue *Itinéraires* est la plus chère d'abord pour cette raison toute matérielle qu'au poids du papier elle est la plus lourde (à une exception près). Et si elle est la plus lourde, c'est-à-dire si elle publie un plus grand nombre de pages -- ce qui coûte plus cher -- c'est qu'elle en a besoin pour faire ce qu'elle veut faire et pour être ce qu'elle entend être. Il s'agit donc de notre dessein lui-même, de notre travail, de la fonction que nous voulons remplir. Ceux qui nous lisent un peu superficiellement, ceux qui n'entrent qu'à peine dans notre pensée, ne sont pas très bien placés pour apprécier les nécessités qui sont les nôtres. D'autre part, comme on le sait, nous n'acceptons aucune publicité payante. Nous nous en sommes plusieurs fois expliqués en détail. Rappelons brièvement que c'est une condition matérielle de notre liberté. Aujourd'hui la presse écrite est en voie de disparition ou, plus exactement, *toute pensée est en voie de disparition progressive dans la presse écrite,* à cause de la part considérable et vitale qu'a prise la publicité payante dans son budget. La publicité payante n'est réellement « payante » que pour les gros tirages, et elle va davantage aux plus gros : ce qui provoque cette course incessante et illimitée aux gros tirages, aux plus gros tirages, *par l'abaissement constant du niveau intellectuel.* A la limite, on aboutira au magazine illustré pour analphabètes, distribué gratuitement, n'ayant plus d'autre fonction réelle que d'être un « support » publicitaire. 317:109 Ce qui tue la presse écrite, c'est d'avoir accepté d'être vendue au public *au-dessous de son prix de revient* tout le reste en découle, peu à peu, mais sûrement. Nous avons toujours refusé d'entrer dans cette absurdité catastrophique, et nous continuerons. \*\*\* Sur la simple demande que nous en avions faite dans la « Note de gérance » du numéro 106, beaucoup d'abonnés avaient spontanément porté leur abonnement à 65 f : nous les remercions de leur promptitude. Merci d'autre part aux souscripteurs d' « abonnements de soutien », leur aide a été une fois de plus décisive entre juin et décembre 1966. J. M. ============== fin du numéro 109. [^1]:  -- (1). En vente à *Itinéraires*, 2 F. franco l'exemplaire La première édition contenait les trois éditoriaux de notre numéro 107. La seconde édition y ajoute le troisième des éditoriaux de notre numéro 108. [^2]:  -- (1). *Itinéraires*, numéro 28 de décembre 1958, spécialement pages 2, 3 et 4. [^3]:  -- (1). Texte, traduction et commentaire détaillé de cette Encyclique par le P. LAVAUD, sous le titre : *Saint Thomas guide des études* (*T*équi éditeur). -- Bien entendu, il faudrait des pages entières pour la simple nomenclature bibliographique des enseignements pontificaux concernant saint Thomas. -- Mais on pourra se reporter, dans les « Documents » du présent numéro, au discours de Jean XXIII sur saint Thomas (16 septembre 1960). [^4]:  -- (1). Yves CONGAR, *Le Concile au jour le jour*, quatrième session, Éd. du Cerf, p. 145. [^5]:  -- (1). *Itinéraires*, numéro 102 d'avril 1966, pages 90-92. [^6]:  -- (2). Chez Lethielleux. Avec la collaboration, pour les six premiers volumes des Documents, de Dom Bernard Billet, qui a publié seul le septième. [^7]:  -- (1). *Contra ep. Manich* 5, 6 PL 42, 176 : « Je ne croirais pas à l'Évangile si l'autorité de l'Église catholique ne m'y déterminait. » [^8]:  -- (2). A LOISY : *L'Évangile* et *l'Église*, Paris, 1903, 2^e^ éd., p. 15. [^9]:  -- (3). *Theologie des Neuen Testaments,* Tübingen, 1961, 4, éd., p. 8. [^10]:  -- (4). *O. c.,* p. 19. [^11]:  -- (5). *O. c.,* p. 20. [^12]:  -- (6). *O. c.,* p. 1. [^13]:  -- (7). *O. c.,* p. 9. [^14]:  -- (8). *O. c.,* p. 39-40. [^15]:  -- (9). *O. c.,* p. 21. [^16]:  -- (10). Bultmann tint les « Gifford Lectures » à l'univ, d'Édimbourg en 1955. Trad. en italien par Elena Spagnol avec le titre de « Storia ed escatologia ». Milan 1962. Le texte cité ici se trouve à la p. 45. [^17]:  -- (11). *O. c.,* p. 49. [^18]:  -- (12). *Theologie des Neuen Testaments*, p. 65. [^19]:  -- (13). *Stor. escat., p.* 51. [^20]:  -- (14). L. c. p. 51. \[sic\] [^21]:  -- (15). *Theologie des Neuen Testaments*, p. 45. [^22]:  -- (16). *O. c.,* p. 47*.* [^23]:  -- (17). *Storia ed escat*., pp. 45-46. [^24]:  -- (18). *Theologie des Neuen Testaments*, p. 58. [^25]:  -- (19). *L. c.* [^26]:  -- (20). *O. c.*, p. 35. [^27]:  -- (21). *O. c.,* p. 54. [^28]:  -- (22). *O. c.*, p. 85. [^29]:  -- (23). *O. c.,* p. 88. Bultmann cite M. Kalher. *Der Sog histor, Jesus und der geshhichtl. bibl. Christus,* hrsg*..* von E. Wolf 1953, 60, 1. [^30]:  -- (24). *O. c.,* p. 88-89. [^31]:  -- (25). A VOGTLE : Révélation et mythe dans *Problemi e Orientamenti di Teol dogm*. in 2 vol. Milano 1957, vol. 1, p. 833. [^32]:  -- (26). Je citerai les œuvres de Bultmann recueillies par H. W. Bartsch dans la collection intitulée *Kerygma und Mythos*, en 5 vol. Hambourg, 3, éd., 1954, par la seule abréviation K.M. suivie de deux chiffres, l'un romain qui indiquera le vol., l'autre arabe qui signifiera la page. Le texte cité est dans K.H., 11 184. [^33]:  -- (27). *Theologie des N.T*, p. 2. [^34]:  -- (28). K.M. II, 184. [^35]:  -- (29). K.M. II, 198. [^36]:  -- (30). K.M. II, 193. [^37]:  -- (31). *Theologie des N.T.*, p. 429. [^38]:  -- (32). *Theologie des N.T.*, p. 305 : « Die Wahrheit der *Auferstehung* Christi kann nicht vor dem Glauben, der den Auferstandenen als den Herrn anerkennt, eingesehen werden Die Tatsache der Auferstehung kann-trotz 1 Kr. 15, 3-8 nicht als ein objektiv festellbares Faktum. auf das hin man Glauben kann, erwiesen oder einleuchtend gemacht werden. Aber sie kann-und sie kan nur so-geglaubt werden, sofern sie bzw. Der Auferstandene im verkündigten Worte gegenwärtig ist. Der glaube an die Auferstehung Christi und der Glaube, daß im verkündigten Wort Christus selbst, la Gott selbst, spricht (2 Kr. 51 20), ist identisch. » [^39]:  -- (33). KM 1, 46 : « Die Auferstehung ist also kein mythisches Erel­guis, das die Bedeutung des Kreuzes glaubhaft machen könnte -- son­dern sie wird ebenso geglaubt wie die Bedeutung des Kreuzes. Ja der Auferstehungsglaube ist nichts anderes als der Glaube an das Kreuz Christi. Man kann als Heilsereignis, an das Kreuz als Kreuze also nicht zuerst an Christus glauben um daraufhin an sein Kreuz, sonder an Christus glauben beißt, an das Kreuz als Kreuz Christi glauben. » [^40]:  -- (34). *A.* Loisy : *Les Origines du Christianisme*, Torino 1942, p. 325. [^41]:  -- (35). *Storia ed escat*., p. 53. [^42]:  -- (36). O. c., p. 66. [^43]:  -- (37). O. c., p. 67. [^44]:  -- (38). KM II, 196. [^45]:  -- (39). KM I, 48. [^46]:  -- (40). KM II, 196. [^47]:  -- (41). KM II. 197. [^48]:  -- (42). KM II, 197. [^49]:  -- (43). P. BENOIT : *Exégèse et Théologie*, Paris, 1961, p. 47. [^50]:  -- (44). Cité par P. ALTHAUS -- *Das sogenannte Kerygma und der historische, Jesus*, trad. par GHERARDINI : *Il cosidetto Kerygma e il Gesu della storia* (Quaderni di « Divinitas ») Rome 1962, p. 5. [^51]:  -- (45). E.-B. ALLO : *Première Épître aux Corinth*., (Études bibl.), ­Paris, 1935, p. 394. [^52]:  -- (46). 2^e^ éd. 1926, p. 75 ss. [^53]:  -- (47). *Offenbarung und Heilsgeschehen*, 7 fasc. *Beitrabe zur Evang. Theol. München,* 1941 p. 64. [^54]:  -- (48). P. ALTHAUS, O. c., p. 17. [^55]:  -- (49). *O. c*., p. 17. [^56]:  -- (50). Cf.*, Supra.* [^57]:  -- (51). *Storia ed escat*, pp. 51 ss. [^58]:  -- (52). *Storia ed escat.*, p. 50. [^59]:  -- (53). *Theologie des N.T.*, p. 8. [^60]:  -- (54). V. TAYLOR *The formation of the Gospel tradition*, London, 1939, p. 41, [^61]:  -- (55). H. S. REIMARUS : *Apologie oder Schtzschrift für die vernünf­tigen Verheere* publ. en synthèse par D. F. STRAUSS dans *H. S. Reimarus und seine Schutzschrift...* Leipzig, 1862. [^62]:  -- (56). P. ALTHAUS, O. c., p. 5. [^63]:  -- (57). Dans *Storia ed escat*., p. 516, tandis qu'il, parle d'abord « de l'auteur de l'Évangile de Luc », il parle, tout de suite après, de « Luc » qui se propose de narrer « dans son Évangile la vie du Christ ». [^64]:  -- (1). Jean MADIRAN : *La vieillesse du monde. Essai sur le commu­*nisme, Nouvelles Éditions Latines, Paris 1966. Cf., le chapitre de conclusion : « Un univers sans personne. » [^65]:  -- (1). Lettre du 21 août 1952, in Cuénot, page 456, note. [^66]:  -- (1). *Science et Christ. Note memento sur la structure biologique de l'humanité*, p. 268. [^67]:  -- (2). *Science et Christ, Super-Humanité, Super-Christ, Super-Charité*, p. 214, [^68]:  -- (3). *Science et Christ -- Sur la valeur religieuse de la Recherche,* p. 259. [^69]:  -- (1). *Science et Christ -- Sur la valeur religieuse de la Recherche*, p. 260. [^70]:  -- (2). *Le cœur de la Matière*, cité par Cuénot, page 455. [^71]:  -- (1). H. SCHLIER, cité par H. Cornélis et A. Léonard, dans *La gnose éternelle*, Fayard, 1962, p. 18. [^72]:  -- (2). H. JONAS, id., p. 18. [^73]:  -- (1). *La vision du passé*, p. 220. [^74]:  -- (1). *Genèse d'une pensée*, lettre du 14 avril 1919, p. 381. [^75]:  -- (1). La Table ronde, décembre 1957, p. 60. [^76]:  -- (1). *Genèse d'une pensée*, lettre du 4 novembre 1918, p. 323. [^77]:  -- (1). *Id*., lettre du 20 novembre 1918, pp. 334-335. [^78]:  -- (1). Id., lettre du 13 décembre 1918, pp. 349-351. pp. 506-511. [^79]:  -- (2). *Les études philosophiques,* n° 4 oct-déc. 1965. -- L'article d'André Combes est fondamental et doit être lu par tous ceux qui veulent approfondir le christianisme de Teilhard. -- Sur Teilhard et Schuré, voir aussi l'article de Jules Artur dans *la Pensée catholique,* n° 102, 1966. [^80]:  -- (1). Rudolf STEINER : *Die Geheimwissenschaft*, pp. 400-403. [^81]:  -- (1). *Psyché*, n° 99-100, consacré à Teilhard de Chardin, janvier-fé­vrier 1955, p. 8. [^82]:  -- (1). TEILHARD, lui, nous permet un long avenir : « Biologiquement parlant, écrit-il, l'Humanité ne s'achèvera, elle ne trouvera son équilibre interne (pas avant quelques millions d'années peut-être), que lorsque sur elle-même elle se trouvera psychiquement centrée » (*L'avenir de l'Homme*, p. 226). [^83]:  -- (1). L'épouvantail, en vieux champenois. Mes grand'tantes se disaient encore « épantées » pour épouvantées. [^84]:  -- (1). *Formula Instuti Societatis Jesu*, n. 1, dans la Lettre apostoli­que de Jules III, *Exposcit debitum*, 21 juillet 1550 ; *Institutum S. J*., Florence 1892, vol. 1, p. 23. [^85]:  -- (2). *Ibid*., p. 24. [^86]:  -- (3). Reg. ad. sent. cum Ecclesia, Reg. 1. [^87]:  -- (4). S. Irénée, *Adv Haer*. 1. 3, c. 3 ; MG 7, 849 A. [^88]:  -- (5). *Coll. Decr*., Decr. 102 ; Epist. Inst., n. 319. [^89]:  -- (6). *Formula Instituti Societatis Jesu*, in Litt. apost. *Exposcit debi­tum*, Inst. S. J., 1. c. p. 24. [^90]:  -- (7). *Epist. de virtute Obedientiat*, n. 3. [^91]:  -- (8). *Const. S. J.,* p. IX, c. 2, n. 2. [^92]:  -- (9). *Cf. Reg. Provincialis* 4. [^93]:  -- (10). *Cf. Reg, Provincialis* 3*.* [^94]:  -- (11). *Const. S. J.*, p. VI, C. 5. [^95]:  -- (12). *Examen général*, c. 4, n. 44 ; *Summ. Const*., n. 11 [^96]:  -- (13). *Examen général*, c. 4, n. 46 ; *Summ. Const*., n. 12. [^97]:  -- (14). Const., p. X, n. 2. [^98]:  -- (15). Const., p. X, n. 3. [^99]:  -- (16). *Const*., p. VI, c. 3, n. 1. [^100]:  -- (17). *Examen général*, c. 1, n. 2 ; *Summ. Const*., n. 2. [^101]:  -- (18). *Epit. Inst*., n. 22. [^102]:  -- (19). Op. c. 23, § 1. [^103]:  -- (20). *Inst. S. J.*, Florence 1892, vol. I, p. 6. [^104]:  -- (21). *Epit. Inst.*, n. 22, §.3, 4°. [^105]:  -- (22). *Const.*, p. VI, c. 1, n. 1 ; *Summ. Const*., n. 15. [^106]:  -- (23). Pastor, *Geschichte der Päpste,* Bd XVI, 1, 1931, S. 651, Anm. 7. [^107]:  -- (24). *Formula Instituti Societatis Jesu*, in Litt. Apost, Pauli III, *Regimini militantis Ecclesiae*, 27 septembre 1540, n. 1 ; *Institutum S. J*., Florence 1892, vol. I, p. 4.